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Titre : Histoire du chevalier Des Grieux, et de Manon Lescaut. Partie 1 / . Premiere [-seconde] partie

Auteur : Prévost, Antoine François. Auteur du texte

Éditeur : Amsterdam, aux dépens de la Compagnie. M.DCC.LVI

Date d'édition : 1756

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb35944795v

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12009078j

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 2 vol. (257, 210 p.) ; in-12

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Description : [Manon Lescaut (français). 1756]

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k65534463

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-60489

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 04/11/2013

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HISTOIRE D E

MANON LESCAUT.

PREMIERE PARTIE.



HISTOIRE DU CHEVALIER DES GRIEUX, ET DE

MANON LESCAUT.

PREMIERE PARTIE.

* A AMSTERDAM, Aux dépens de LA COMPAGNIE.

M. DCC. LVI.



HISTOIRE DE MANON LESCAUT. -

PREMIERE PARTIE.

ta_

E fuis obligé de faire remonter mon Lecteur, au temps de ma vie, où je rpn.

j- --..contrai pour la première fois le Chevalier des Grieux. Ce f„r


environ six mois avant moU départ pour l'Espagne. Quoique je fortifie rarement de ma Solitude , la complaisance que j'avois pour ma Fille m'enga- geois quelquefois à divers petits voyages , que j'abregeois autant qu'il m'étoit possible. Je reve- nois un jour de Rouen, où elle m'avoit prié d'aller solliciter une affaire au Parlement de Normandie , pour la succession de quelques Terres aulquelles je lui avois biffé des prétentions du côté de mon Grand-pere ma- ternel. Ayant repris mon chemin par Evreux , ou je couchai la premiere nuit, j'arrivai le lende- main pour dîner, à Passy , qui en est éloigné de cinq ou six lieues, Je fus sur pris, en entrant dans ce Bourg, d'y voir tous les Habitans en allarme. Ils se précipitoient de


leurs Maisons, pour courir en foule à la porte d'une mauvaise Hôtellerie, devant laquelle étoient deux chariots couverts, Les chevaux , qui étoient encore attelés , & qui paroissoient fumans de fatigue & de chaleur, marquoient que ces deux voitures ne faisoient qu'arriver. Je m'arrêtai un mo- ment, pour m'informer d'où v non- le tumulte; mais je tirai peu declaircissement d'une populace curieuse , qui ne faisoit nulle attention à mes demandes, Se qui s'avançoit toujours vers l'Hô- rellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin un Archer, revêtu d'une bandoulière & le mousquet sur l'épaule , ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m'apprendre le sujet de ce désordre. Ce n'est


rien, Moniteur, me dit-il; c'en* une douzaine de filles de joye, que je conduis avec mes conl pagnons , juiqu'au Havre - de- Crace, où nous les ferons em- barquer pour l'A mérique, Il y en a quelques-unes de jolies , & c'est apparemment ce qui excite la curiosite de ces bons Paysans.

J'aurois passé, après cette explication, si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme, qui sortoit de l'Hôtellerie en joignant les mains, & criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisoit horreur & com- passîon. De quoi s'agit-il donc, lui dis-je ? Ali ! Monsieur , entrez, répondit-elle, & voyez h ce spectacle n'est pas capable de fen- dre le cœur ? La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laiiîai à mon Palfrenier. J'entrai


Avec peine , en perçant la foule, & je vis en estet quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze Filles, qui étaient enchaînées six à six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air & la figure croient si peu conformes a sa condition, qu'en tout autre état je Teiille prise pour une per- sonne du premier rang. Sa trisîcile & la sa le te de son linge Se de ses habits l'enlaidissoient Ci peu , que sa vue m'inspira du refpc-â & de la pitié. Elle tâchoit néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvoit le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs.

L'effort qu'elle faisoit pour r cacher etoit si naturel, qu'il paroissoit venir d'un sentiment de modeltie. Comme les six Gardes qui accompagnement cette mal-


heureuse bande , étoient aussi dans la chambre, je pris le Chef en particulier, & je lui demandai quelques lumieres sur le fort de cette belle Fille. Il ne put m'en donner que de fort générales.

Nous l'avons tiré de l'Hôpital, me dir-il, par ordre de M. le Lieutenant Général de Police. Il n'y a pas d'apparence qu'elle y €ut été renfermée pour ses bonnes actions. Je l'ai interrogée plusieurs fois sur la route; elle s'obstine à ne me rien répondre.

Mais quoique je n'aye pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d'avoir quelques égards pour elle; parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses Compagnes.

Voilà un jeune homme ajouta, l'Archer, qui pourroit vous instruire mieux que moi sur la


cause de sa dirgrace. Il l'a suivie depuis Paris , sans cesser pres- que un moment de pleurer. Il faut que ce soit son Frere ou son Amant. Je me tournai vers le coin de la chambre, où ce jeune homme étoit assis. Il paroissoit enseveli dans une rêverie pro- fonde. Je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il étoit mis fort simplement ; mais on distingue au premier coup d'oeil , un homme qui a de la naissance & de l'éducation. Je m'approchai de lui. Il se leva ; & je découvris dans ses yeux, dans si figure, & dans tous ses mouvemens, un air ii fin & si noble, que je me sentis porte naturellement à lui vouloir du bien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en m'aisseyant près de lui. Voulez-vous bien


satisfaire la curiosité que j'ai de connoître cette belle personne, qui ne me paroît point faite pour le triste état où je la vois ? Il me répondit honnêtement qu'il ne pouvoit m'apprendre qui elle étoit sans se faire connoître lui- même, & qu'il avoit de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. Je puis vous dire néanmoins, ce que ces Misérables n'ignorent point, continua-t'il en montrant les Archers- c'est que je l'aime avec une passion si violente, qu'elle me rend le plus infortuné de tous les hommes. J'ai tout em- ployé, a Paris, pour obtenir sa liberté. Les sollicitations, l'adresse & la force m'ont été inutiles ; j ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je m'embarquerai avec


elle. Je passerai en Amérique.

Mais, ce qui est de la derniere in- Immaniré, ces lâches Coquins, ajouta-t'il en parlant des Archers ne veulent pas me permettre d'approcher d'elle. Mon dessein étoit de les attaquer ou- vertement , à oeclones licues de Paris. Je m'etois associé quatre hommes, qui m'avoient promis leur secours pour une tœ,::¡ne considérable. Les traîtres m'ont laissé seul aux mains , Se sont partis avec mon rv-gent. L'im- possibilité de réuiTîr par la force m'a fait mettre les armes bas J'ai proposé aux Archers de nu permettre du moins de les LlÎvre , en leur offrant de les récompenser. Le désir du gain les y a fait consentir. Ils ont voulu être payés, chaque fois qu'ils ni ont accordé la liberté de par-


ler à ma Maîtresse. Ma bourse s'est épuisée en peu de temps; & maintenant que je fuis sans un fou, ils ont la barbarie de me repousser brutalement, lorsque je fais un pas vers elle. Il n'y a qu'un instant, qu'ayant osé m'en approcher malgré leurs mena- ces, ils Cj-t eu l'insolence de lever contre moi le bout du sufil. Je fuis obligé, pour satisfaire leur avance 8-:. pour me mettre en l-t1 t;, do continuer la route à pied, de vendre ici un mauvais cheval qui m'a servi jusqu'à présent de monture.

Quoiqu'il parût faire affei, tranquillement ce récit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette avanture me pa- rut des plus extraordinaires & des plus touchantes. Je ne vous presse pas, lui dis-je, de nl):


découvrir le secret de vos affaires ; mais si je puis vous être utile a quelque chose, je m'osfre volontiers à vous rendre service. Hélas ! reprit-il, je ne vois pas le moindre jour à l'espérance. Il faut que je ma soumette a toute la rigueur de mon sort.

J'irai en Amérique. J'y ferai du moins libre avec ce que j'aime.

J'ai écrit à ilQ. de mes Amis, qui me fera tenir quelques secours au Havre-de-Grace. Je ne suis embarrasse que pour m'y condui- re, & pour procurer à cette pauvre Créature , ajoûta-t'il en regardant tristetement sa maîtressè, quelque soulagement sur la route. Hé bien, lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent que je vous prie d'accepter. Je fuis fiché de ne pouvoir vous servir autrement. Je


lui donnai quatre louis d'ot; sans que les Gardes s'en apper.

cuffeiit; car je jugeois bien que s'ils lui sçavoient cette [omlne, ils lui vendroient plus chérement leurs recours. Il me vint même à l'esprit de faire marc he avec eux, pour obtenir au jeune Amant la liberté de parler continuellement à sa A'aîtrefle jusqu au oivi'r?, e hs (îpnQ au Chef de s'a p proc her, &'je lui en fis la proportion. Il en parut honteux, malgré son effronterie. Ce n'est pas, Monsieur, répondit-il, d'un air embarrassé , que nous refusions de le laisier parler à cette Fille ; mais il vou- droit être sans cesse auprès d'elle ; cela nous incommode ; il est bien juste qu'il paye pour l'incommodité. Voyons donc , lui dis-je, ce qu'il faudrait pour


"rous empêcher de la sentir. Il eut l'audace de me demander deux louis. Je les lui donnai sur le champ : mais prenez garde, lui dis-je , qu'il ne vous échape quelque friponnerie ; car je vais laisser mon adresse a ce jeune homme , afin qu'il puisse m'en informer, & comptez que j'aurai le pouvoir de vous faire punir. Il m'en coûta iix louis puLa bonne grâce & la vive recoin

noissance avec laquelle ce jeune Inconnu me remercia, acheverent de me persuader qu'il étoit né quelque chose, & qu'il méritoit ma libéralité. Je dis quelques mots à sa Maîtresse, avant que de sortir. Elle me répondit avec une modestie si dou- ce & si charmante, que je ne pus m'empêcher de faire , en sor- i tant 3 milles réflexions sur le ca-


ractere incompréhensible des fem* mes.

Etant retourné à ma Solitude, je ne fus point informé de la fuite de cette avanture. Il se passa près de deux ans, qui me la firent oublier tout-à-fait; jufquà ce que le hazard me fit renaître l'occasion d'en apprendre à fond toutes les circonstances. J'arrivois de Londres à Calais, avec le Marquis de mon Elevé. Nous logeâmes , si je m'en souviens bien, au Lion d'or, où quelques raisons nous obligerent de passer le jour entier & la nuit suivante.

En marchant l'après midi dans les rues, je crus appercevoir ce même jeune homme, dont j'avois fait la rencontre à Passy. Il étoit en fort mauvais équipage, & beaucoup plus pâle que je ne l'avois vû la premiere fois. Il por-


toit sur les bras - un vieux porte- manteau , ne faisant qu'arriver dans la Ville. Cependant, com- me il avoit la physionomie trop belle pour n'être pas reconnu fa- cilement, je le remis aussi-tôt.

Il faut dis-je au Marquis, que nous abordions ce jeune hom- me. Sa joye fut plus vive que toute expression, lorsqu'il m'eut remis à ion tour. Ah ! Monsieur, s'écria-t'il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous marquer mon immorte lle recon- noissance. Je lui demandai d'où il venoit. Il me répondit qu'il ar- rivoit par mer , du Havre-deGrâce , ou il étoir revenu de l'Amérique peu auparavant. Vous ne me paroissez pas fort bien en argent , lui dis-je ; allez-vousen au Lion d'or où je fuis logé , je vous rejoindrai dans ua


moment. J'y retournai en effet, plein d'impatience d'apprendre le détail de son infortune tk les circonstances de son voyage d'Amérique. Je lui fis mille caresses , & j'ordonnai qu'on ne le laissat manquer de rien. Il n'attendit point que je le prellaiïe de me raconter l'histoire de sa vie.

Monsieur , me dit-il, vous en usez si noblement avec moi, que je me reprocherois comme une baise ingratitude, d'avoir quelque choie de relerve pour vous.

Je veux vous apprendre, nonfeulement mes malheurs & mes peines , mais encore mes désordres & mes plus honteuses foiblesses. Je fuis sur qu'en me condamnant , vous ne pourrez pas vous emp jcher de me plaindre.

Je dois avertir ici le Lecteur que j'écrivis son histoire pref- qu'aus-


qu aumtot après l'avoir enten- due c-C qu'on peut s' assurer par conséquent que rien n'est plus exadt Se plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle jusques dans la relation des réflexions & des fenrimcns, que le jeune A vanturier cxprimoit de la meilleure grâce du monde. Voici donc Ton récit; auquel je ne mê- lerli la fin, rien qui ne foit de lui.

J'AVOIS dix-sept ans j'achevois mes études de Philosophie a Amiens, ou mes Parens, qui font d'une des nieilleures Maisons de P. m'avoienr envoyé. Je menais une vie si rage & si réglée , que mes Maîtres me propofoient pour l'exemple du College. Non que je fisse des efforts extraordinares pour mé- riter cet doge mais j'ai l'hu-


meur naturellement douce Se tranquille : je m'appliquois à l'é- tude par inclination , & l'on me comptoit pour des vertus quelques marques d'aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le sucès de mes études, & quelques agrémens extérieurs m'avoient fait connoître & estimer de tous les honnêtes - gens de la Ville. J'achevai mes exercices publics avec une approbation si générale, que Moniteur l'Evêque , qui y aHifioit, me proposa d'entrer dans l'état Ecclésiastique , où je ne manquerois pas , disoit-il , de m'atti- rer plus de distinction que dans l'Ordre de Malte , auquel mes Parens me destinoient. Ils me faisoient déjà porter la Croix, avec le nom de Chevalier desGrieux. Les vacances arriv ut.,


mon Pere , qui m'a voit promis de m'envoyer bientôt a Aca- démie. Mon (eul regret, en * tant Amiens croit d'y laisser jours été tendrement uni. Il étoit de quelques années plus âgé que moi. Nous avions été élevés ensemble; mais le bien de sa Maison, étant des plus médiocres, il écoit obligé de prendre l'Etat Ecclésiastique, & de demeurer à Amiens après moi , pour y faire les études qui conviennent a cette profession. Il avoit miiles bonnes qualités. Vous le connoîtrez par les meilleures, dans la fuite de mon histoire, & surtout par un zele & une gencronrc en amitié, qui surpassent les plus célébrés exemples tte l'Antiquité. Si j'euile alors.


luivi les conseils, j'aurois toit- jours été fage & heureux. Si j'as vois du moins profité de ses reproches dans le précipice où mes passions m'ont entraîné , j'aurois fauvé quelque chose du naufrage de ma fortune & de ma réputation. Mais il n'a point receuilh d'antre fruit de ses foins, que le chagrin de les voir inutiles, & quelquefois du- rement récompenfcs , par un ingrat qui s'en offençoit & qui les traitoit d'importunités.

J'avois marqué le tems de mon départ d'Amiens. Hélas!

ue ne le marquois-je un jour plutôt! j aurois porté chez mon Pere toute mon innocence. La veille même de celui que je devois quitter cette ville, étant vois

a me promener avec mon ami, qui sappelloit Tiberge > noiîs.


Vîmes arriver le Coche d'Arras v & nous le suivîmes jusqu a l'Hô- tellerie ou ces voitures defcen- dent. Nous 11 avions pas d'autre motif que la curiosité. Il en for- tit quelques femmes, qui se retirèrent aussï-tôt. Mais il en relia une, fort jeune, qui s'arreta feule dans la cour, pendant qu'un hom- me d un âge avancé , qui paroif- ion- lui servir de conducteur, s emprefloit pour faire tirer ion équipage des paniers. Elle me parut si clurmallte, que moi v qui n avois jamais pensé à la dif- sérence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention- moi, dis-je, dont tout le monde admnoit lafagefïè la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport. J'avois le défaut d'être excessivement timide & facile a déconcerter :,


mais loin d'être arrêté alors par cette foiblesse - je m'avançai, vers la maitrelle de mon cœur.

Quoiqu elle fût encore moins âgée que moi , elle reçut mes- politesses, sans paroître embar- rassée. Je lui demandai ce qui l'amenoit à Amiens, & li elle y avoir quelques personnes de connoissance. Elle me répondit ingénûment, qu'elle y étoit envoyée par ses Parens, pour être Religieuse. L'amour me rendoit déja si éclairé , depuis un moment qu'il étoit dans mon cœur, que je regardai ce dessein com- Ine un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manié- re, qui lui fit comprendre mes sentimens; car elle étoit bien plus expérimentée que moi : c eroit malgré elle qu'on l'envoyoit au Couvent, pour arrêter sans


doute son penchant nu plaisir, qui s'étoir déjà déclaré , Ôc nui a cause cians la lime tous Tes mal- heurs & les miens. je combat- tis la cruelle intention de ses Parens , par toutes les raisons que mon amour nai liant 6c mon éloquence scolastique purent me suggérer. Elle n'asfecta, ni rigueur, ni dédain.

Elle me dit, apres un moment de silence, qu'elle ne prévoyoit que trop qu'elle alloit être mal- heureuse j mais que c'étoit ap- paremment la volonté du Ciel, puisqu'il ne lui laissoit nul p Lil *f qui "1 1 ne lu 1 la 1 -ti- 01't nti l moyen de l' éviter. La douceur de ses regards , un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles, ou plutôt l'ascendant de ma destinée, qui ln'en- traînoit à ma perte, ne me per- xurent pas de balancer un mo


ment sur ma réponse. Je l'assurai que si elle vouloir faire quelque fond sur mon honneur, & sur la tendresse infinie qu'elle m'inspiroit déja, j'employerois ma vie pour la délivrer de la tirannie de les Parens, & pour la rendre heureuse. Je me fuis étonne mille fois en y rcriediiua-nc, doù me venoit alors tant de hardiesse 6c de facilité à m'exprimer ; mais on ne feroit pas une Divinité de l'Amour , s'il n'operoit souvent des prodiges. J'ajoutai mille choses pressantes. Ma belle Inconnue sçavoit bien qu'on n'est point trompeur à mon âge : elle me conseissa que si je voyois quelque jour à la pouvoir merre en liberté , elle croiroit m'être re- devable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui répétai que j'étois prêt à tout entre


treprendre ; mais n'ayant point allez d'expérience pour imagi- ner tout d'un coup les moyens de la servir, je m'en tenois à cette assurance générale, qui ne pouvoit être d'un grand secours pour elle & pour moi. Son vieil Argus étant venu nous rejoindre , mes espérances alloient échouer , si elle n'eût eu assez d'esprit pour suppléer à la stérilité du mien. Je fus surpris, à l'arrivée de son Conducteur, qu'elle m'appella son cousin, & que sans paroître déconcertée le moins du monde , elle me dit que puifqu'elle étoit assez heureuse pour me rencontrer à Amiens , elle remertoit au lendemain son entrée dans le Couvent , afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J'entrai fort bien dans le sens de cette


ruse : je lui proposai de se loger dans une Hôtellerie , dont b le Maître , qui s'étoit établi à Amiens, après avoir été longtemps Cocher de mon Pere, étoit dévoué entièrement à mes ordres. Je l'y conduisis moi-mê- me, tandis que le vieux Conduc- teur paroissoit un peu murmu- rer, & que mon ami Tiberge, ZD $ qui ne comprenoit rien à cette scène, me suivoi t sans prononcer une parole. Il n'avoit point entendu notre entretien. Il étoit demeuré à se promener dans la cour , pendant que je parlois d'amour à ma belle Maîtresse.

Comme je redoutois sa sagesse, je me défis de lui par une com- million, dont je le priai de se charger. Ainsi , j'eus le plaisir, en arrivant à l'Auberge , d'entretenir feule la Souveraine de


mon cœur. Je reconnus bien-tôt, que j'étois moins enfant que je ne le croyois. Mon cœur s'ouvrit à mille sentimens de plaisir, dont je n avois jamais eu l'idée. Une douce chaleur se répandit dans toutes mes veines. J'étois dans une espece de transport , qui m'ôta pour quelque tems Ja li- berte de la voix, & qui ne s'explimoit que par mes yeux.

M1*0 Manon Lescaut, c'est ainsi qu'elle me dit qu'on la nom- moit, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crus appercevoir quelle n'éroit pas moins emue que moi. Elle me confessa qu elle me trouvoit aimable, & qu'elle seroit ravie de m'avoir obligation de sa liberté. Elle voulut sçavoir qui j'é- tois , & cette connoissànce augmenta son affection ; parce qu'é-


tant: d'une na i nance commune, elle se trouva flatée d'avoir fait la conquête d'un Amant tel que moi. Nous nous entretînmes des moyens d'être l'un à l'autre.

Après quantité de réfléxions , nous ne trouvâmes point d'autre voye que celle de la fuite. Ilfalloit tromper la vigilange du Conducteur , qui etoit un homme à ménager, quoiqu'il ne fût qu'un domestique. Nous réglâmes que je serois préparer pendant la nuit une chaise de poste, & que je reviendrois de grand matin à l'Auberge , avant qu'il fût éveillé; que nous nous déroberions secretement, & que nous irions droit à Paris , où nous nous ferions marier en arrivant.

J'avois environ cinquante écus, qui étoient le fruit de mes pe~nes épargnes; elle en avoir à


peu près le double. Nous nous imaginâmes, comme des enfans sans expérience , que cette somme ne finiroit jamais, & nous ne comptâmes pas moins sur le succès de nos autres mesures.

Après avoir soupé, avec plus de satisfaction que je n'en avois jamais ressenti , je me retirai pour execurer notre projet. Mes arrangemens furent d'autant plus faciles , qu'ayant eu dessein de retourner le lendemain chez mon Pere, mon petit équipage étoit déja préparé. Je n'eus donc nulle peine à faire transporter ma malle , & à faire tenir une chaise prête pour cinq heures du matin, qui étoient le temps où les portes de la Ville devoient être ouvertes ; mais je trouvai un obstacle dont je ne me défiois point, & qui faillit de rom-


pre entièrement mon denein.

Tiberge , quoiqu'âgé seulement de trois ans plus que moi, étoit tÜ1 garçon d'un sens mur , & d'une conduite fort réglée. Il o m'aimait avec une tendresse ex- traordinaire. La vue d'une aussî jolie Fille que Mademoiselle i Manon , mon emprelïèment à la conduire, & le foin que j'avois eu de me défaire de lui en l'éloignant, lui firent naître quelques soupçons de mon amour. Il n'avoit osé revenir à l'Auberge où il m'avoit laiile , de peur de m'olfcnfer par Ion retour; mais il étoit allé m'attendre à mon logis, où je le trouvai en arrivant , quoiqu'il fût dix heures du foir. Sa présence me chagrina. Il s'apperçut facilement de la contrainte qu'elle me causoit. Je fuis sur, me dit-


il sans déguisement, que vous méditez quelque dessein que vous me voulez cacher ; je le vois à votre air. Je lui répondis assez brusquement que je n'étois pas obligé de lui rendre compte de tous mes desseins.

Non, reprit-il; mais vous m'a- vez toujours traité en Ami , Se cette qualité suppose un peu de confiance & d'ouverture. Il me pressa si fort & si long-temps de lui découvrir mon secret, que n'ayant jamais eu de réserve avec lui, je lui fis l'entiere confiden

ce de ma passion. Il la reçut avec une apparence de mécontentement qui me fit frémir. Je me repentis surtout de l'indiscrétion , avec laquelle je lui avois découvert le dessein de ma fuite. Il me dit qu'il croit trop parfaitement mon Ami, pour ne


pas s'y opposer de tout Ton pouvoir ; qu'il vouloit me représenter d'abord tout ce qu'il croyoit capable de m'en détourner; mais que si je ne renonçois pas ensuite à cette misérable résolution, il avertiroit des fer- sonnes qui pourroiennt l'arrêter à coup sûr. Il me tint là-dessus un discours sérieux, qui dura plus d'un quart-d'heure, & qui finit encore par la menace de me dénoncer, li je ne lui donnois ma parole de me conduire avec plus de sagesse & de raison. J'é- tois au désespoir de m'être tra - hi si mal-à-propos. Cependant, l' A mour m'ayant ouvert extrê- mement l'esprit depuis deux ou trois heures, je fis attention que je ne lui avois pas découvert que mon dessein clevoit s'executer le lendemain, & je résolus de le


tromper à la faveur d'une équivoque. Tiberge, lui dis-je , j'ai cru juqu' A prêtent que vous étiez mon Ami , & j'ai voulu vous éprouver par cette confidence. Il est vrai que j'aime , je ne vous ai pas trompé; mais pour ce qui regarde ma suite, ce n'est point une entreprise à former au ha- fard. Venez me prendre demain à neuf heures ; je vous ferai voir, s'il se peut , ma Maîrrelïe , &c vous jugerez, si elle mérite que je fasse cette démachê pour elle.

Il me laissa seul, après mille protestations d'amitié. J'employai la nuit à mettre ordre à mes asfaires, & m'étant rendu à l'Hô- tellerie de Mademoiselle Manon, vers la pointe du jour, je la trouvai qui m'attendoit. Elle étoit à sa fenêtre, qui donnoit sur la rue; de forte que m'ayant


apperçu , elle vint m'ouvrir ellemême. Nous forrîmes sans bruit.

Elle n'avoit point d'autre équipage que son linge, dont je me chargeai moi-mênle. La chaise etoit en écat de partir; nous nous éloignâmes aussi-tôt de la Ville.Je rapporterai dans la fuite quelle fut la conduite de Tiberge, lorsqu'il s'apperçut que je l'a- vois trompé. Son zéle n'en devint pas moins ardent. Vous verrez à quel excès il le porta, & combien je devrois verser de larmes, en songeant qu'elle en a toujours été la récompense.

Nous nous hâtâmes tellement d'avancer , que nous arrivâmes à Saint-Denis avant la nuit. J'a- vois couru à cheval, à côté de la chaise, ce qui ne nous avoit guère permis de nous entretenir qu'en changeant de chevaux ;


mais lorsque nous nous vîmes si proche de Paris , c'est-à-dire , presque en fureté, nous prîmes le temps de nous rafraîchir, n'ayant rien mangé depuis no- tre départ d'Amiens. Quelque paonne que je fusse pour Nianon , elle sçur me persuader qu'el le ne l'étoit pas moins pour NI' 11 - moi. Nous étions si peu réservés dans nos caresses que nous n'a- vions pas la patience d'attendre que nous fussions seuls. Nos Portillons de nos Hôtes nous regardoient avec admiration j Se je retmrquu qu'ils étotent furpris de voir deux enfans de notre âge , qui paroissoient s'ai- mer jusqu'à a fureur. Nos projets de mari. furcnt oubliés a Caillt - Denis; nous fraudâmes Ic-,s ciroits (le & nous nous trouvâmes époux sans y


avoir fait réflexion. Il ca ru"r que du naturel tendre & cons tnt dont je fuis, j'étais heu- reux pour toute ma vie, si Ma- non m'eût été fidèle. Plus je la connoilTois, plus je découvrais en elle de nouvelles qualités aimables. Son esprit, son cœur sa douceur & là beauté , for- rnoienr une chaîne, si forte & si charmante, que j'aurais mis tout mon bonheur à n'en sortir ja- mais. Terrible changement! Ce qui fait mon désespoir a pu fai- re ma félicité. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes , par cette même constance, dont je devois attendre le plus doux de tous les forts & es plus parfaites récompenses de l'amour.

Nous prîmes un appartement meuble à Paris. Ce fut dans se


rue V., & pour mon malheur auprès de la Maison de M. de B. célébre Fermier Général.

Trois semaines se passerent, pendant lesquelles j'avois été si rempli de ma passion, que j'avois peu fongé à ma flmille, & au chagrin que mon Pere avoit dû ressentir de mon absence. Ce- pendant , comme la débauche n'avoit nulle part à ma conduite , & que Manon se comportoit aussi avec beaucoup de retenue , la tranquillité ou nous vivions servit a me faire rapeller peu-à-peu l'idée de mon devoir. Je résolus de me récon- cilier, s'il étoit pomble, rvec mon Pere. Ma Maîtresse étoit si aimable , que je ne doutai point qu'elle ne put lui plaire , si je trouvois moyen de lui faire con.

noitre sa sagesse & son mérite :


en un mot, je me forai d'obtenir de lui la liberté de l'épouser, ayant été désabusé de l'espérance de le pouvoir sans son contentement. Je communiquai ce projet à Manon; & je lui sis entendre qu'outre les motifs de J amour & du devoir, celui de la nécessité pouvoit y entrer aual pour quelque chose , car nos tonds étoient extrêmement alte- rés, & je commençois à revenir de l'opinion qu'ils étoient iné- puisable. Manon reçut froidement cette proposition. Cependant, les difficultés qu'elle y op- posa n'étant prises que de sa tendresse même, & de la crainte de me perdre, si mon Pere n'entroit point dans notre deifcin:» a près avoir connu le lieu de no..

tre retraite, je n'eus pas le moindre soupçon du coup cruel qu'on


se préparait à me porter. A l'ob- jection de la nécessité, elle répondit qu'il nous restoit encore de quoi vivre quelques semaines, & qu'elle trouveroit après cela des ressources dans l'affection de quelques Parens, à qui elle écriroit en Province. Elle a doucit son refus par des caresses si tendres & - si passionnées, qtiç moi qui ne vivois que dans elle, & qui n'avois pas la moindre dé- fiance de sois L-oeLir, applai-idis à toutes ses réponses 6c à toutes ses résolutions. Je lui avois laissé la disposition de notre bour- se & le foin de payer notre dé- pense ordinaire. Je m'apperçus, peu après, que notre table étoit mieux servie , & qu'elle s'étoit donné quelques ajustemens d'un prix considérable. Comme je n'ignorois pas qu'il devoit nous


relier à peine douze ou quinze pistoles , je lui marquai mon étonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, d'être sans embarras. Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverois des ressources ?

Je l'aimois avec trop de simplicité pour m'allarmer facilement.

Un jour que j'étois sorti l'après-midi , & que je l'avois avertie que je serois dehors plus long-tems qu'à l'ordinaire, je fus étonné qu'à mon retour, on me fit attendre deux ou trois minutes à la porte. Nous n'étions servi que par une petite Fille, qui étoit à peu près de notre âge.

Etant venue m'ouvrir, je lui demandai pourquoi elle avoit tardé si long-tems ? Elle me répon- dit, d'un air embarrassé, qu'elle ne


ni m'avait point entendu fraper.

Je n'avais frappé qu'une fois; je lui dis : mais si vous ne m'avez pas entendu, pourquoi êtes-vous donc venu m'ouvrir ? Cette ques- tion la déconcerta si fort, que n'ayant point assez de présence d'esprit pour y répondre, elle se mit à. pleurer, en m'assurant que ce n'étoit point sa faute, & que Madame lui avoit défendu douvrir la porte jusqu'à ce que M.

de B. fût sorti par l'autre escalier , qui répondoit au cabinet. Je demeurai si confus , que je n'eus point la force d'entrer dans l'appartement. Je pris le parti de descendre fous prétexte d'une affaire , & j'ordonnai à cet enfant de dire à sa Maîtresse que je retournerois dans le moment , mais de ne pas faire connoître qu'elle m'eût


parlé de Monsieur de B.

Ma consternation fut si grande, que je versai des larmes en descendant l'escalier, sans sçavoir encore de quel sentiment elles partoient. J'entrai dans le premier CatTe; & m'y étant assis pr s d'une table, j'appuyai la tete sur mes deux mains , pour y développer ce qui se paffbir dans mon cœur. Je n'osois rappeller ce que je venois d'entendre. Je voulois le considérer comme une îllusion j & je fus prêt deux ou trois fois de retourner au logis , sans marquer que j'y eusse fait attention. Il me paroissoit si impossible que Manon m'eût trahi, que je crai- gnois de lui faire injure en la soupçonnant. Je l'adorois, cela étoit sûr, je ne lui avois pas donne plus de preuves d'alllonr, que


je n'en avois reçû d'elle ; pourquoi l'aurois-je accusée d'être moins sincere & moins confiante que moi ? Quelle raison auroit-elle eu de me tromper ? Il n'y avoir que trois heures qu'elle m'avoit accablé de ses plus cen- dres caresses , & qu'elle avoit reçu les miennes avec transport; je ne connoissois pas mieux mon cœur que le non. Non , non , re- pris-je, il n'efl: pas possible que Manon me trahisse. Elle n'ignore pas que je ne vis que pour elle.

Elle sçait trop bien que je l'adore.

Ce n'est pas-là un sujet de me hair.

Cependant la visite 8c la sortie furtive de M. de B

me causoient de l'embarras. Je rappellois aulll les petites acquisitions de Manon , qui me sembloient surpasser nos richef-


les présentes. Cela paroissoit fefttir les libéralités d'un nouvel Amant. Et cette confiance, qu'elle m avoit marquée pour des ressources qui m'étoient inconnues; avois peine à donner à tant d'énigmes , mi sens J.uŒi favo- rable que mon cœur le souhaitoit. D'un autre côté, je ne l'a.

vois presque pas perdue de vûe, depuis que nous étions à Paris.

OcctPations, promenades, divertissemens, nous avions toujours été, l'un a côté de l'autre : mon Dieu ! un * instant de séparation nous auroit trop affligés. Il fal- loit nous dire sans cesse que nous nous aimions; nous ferions morts d'inquiétude sans cela.

Je ne pouvois donc m'imaginer presque un seul moment , où Manon pût s'être occupée dun autre que moi. A la fin, je crus


avoir trouve le dénouement de ce mistere. M. de B ., dis-je en moi-même, est un homme qui fait de grosses affaires , & qui a de grandes relations; les Parens de Manon se feront fervis de cet homme, pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-être déja reçu de lui ; il est venu aujourd'hui lui en apporter encore. Elle s'est fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut- être m'en auroit-elle parlé, si j'etois rentré à l'ordinaire, au de lieu venir ici m'affliger.

Elle ne me le cachera pas du moins , lorsque je lui en parlerai moi-même.

Je me remplis si fortement de cette opinion , qu'elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur


le champ au logis. J'embraf- fai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien. J'étois tenté d'abord de lui découvrir mes conjectures , que je regardois plus que ja- mais comme cermmcs ; je me retins , dans l'eipérance qu'il lui arriverait peut-être de me prévenir , en m'apprenant tout ce qui s'était passé. On nous fervit à souper. Je me mis à table d'un air fort guai; mais à la lumiere de la chandelle, qui étoit entre elle & moi , je crus appercevoir de la tristessè sur le visage & dans les yeux de ma chere Maîtressè. Cette pensée m'en inspira aussi. Je remarquai que ces regards s'attachaient sur moi, d'une autre façon qu'il n'avaient accoutumé. Je ne pouvois démêler si céroit de l'amour


ou de la compassion j quoiqu'il me parût que c etoit un lenti- ment doux 6c langudianr. Je la regardai avec la même atten non ; & peut être n'avoir-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon cœur par mes regards. Nous ne pensions, ni à parler , ni à manger. Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes !

Ah Dieu ! m'écrai-je vous pleurez , ma chere Manon : vous êtes affligée jusqu'à pleurer, & vous ne me dites pas un [çul mot de vos peines. Elle ne me répondit que par quelques soupirs , qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en trem- blant; je la conjurai, avec tous les empressemens de l'Amour, de me découvrir 1J sujet de les pleurs; j'en versai moi-nûine, en


efliiyant les Tiennes; j'étois plus mort que vif. Un Barbare auroit été attendri des témoignages de ma douleur & de ma crainte.

Dans le tems que j'étois ainsi tout occupé d'elle, j'entendis le bruit de plusieurs personnes, qui montoient l'escalier. On frappa doucement à la porte. Manon me donna un baiser; & s'échappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu'elle ferma aussi-tot sur elle. Je me fiau- rai quêtant un peu en désordre, elle vouloit se cacher aux yeux des Etrangers qui avoient frappé.

J'allai leur ouvrir moi-même.

A peine avois-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes, que je reconnus pour les Laquais de mon Pere. Ils ne me firent point de violence; mais, deux d'entr'eux m'ayant pris par les bras


bras, le troisieme visita mes poches , dont il tira un petit couteau , qui étoit le seul fer que feutre sur moi. Ils me demanderent pardon de la nécellité ou ils étoient de me manquer de refpeéè) ils me dirent natu- rellement qu'ils agissoient par l'ordre de mon Pere, & que mon Frere aîné m'attendoit ca, bas dans un carosse. J'étois troublé, que je me laissai conduire , sans résister & sans répondre. Mon Frere étoit effective- ment à m'attendre. On me mit dans le carosse, auprès de lui ; & le cocher, qui avoit ses ordres, nous conduisit à grand train juf- qu'à Saint Denis. Mon Frere m'embrassa tendrement; mais il ne me parla point ; de forte que j'eus tout le loisir, dont j'avois besoin, pour rêver a mon infortune.


J'y trouvai d'abord tant d'ob, scurité, que je ne voyois pas de jour a la moindre conjecture.

J'étois trahi cruellement ; mais j'-i qui ? Tiberge fut le premier qui me vint à refprir. Traitre !

tjifois je ? ccft fait de ta vie, si mes soupçons se trouvent justes.

Cependant je fis réflexion qu'il îgiioioit le lieu de ma demeure.

& qu'on ne pouvoit par conséquent lavoir appris de lui. Accuser Manon, c'est de quoi mon couir n'osoit se rendre coupable.

Cette trisesse extraordinaire , dont je l'avois vue comme accablée, ses larmes , le tendre baiser qu'elle m'avoit donné en se retirant, me parossoient bien une énigme ; mais je me sentois porté à l'expliquer comme un pressentiment de notre malheur commun j & dans le tems que je


me défefperois de l'accident qui m'arrachoit à elle, j'avois la crédulité de m'imaginer qu'elle étoit encore plus à plaindre que moi.

Le résultat de ma méditation fut de me persuader, que j'avois été apperçu dans les rues de Paris, par quelques personnes de connoillance , qui en avoient donné avis a mon Pere. Cette pensée nie consola. Je comptois d'en ctre quitte pour des reproches, ou pour quelques mauvais traitemens, qu'il me faudroit efluiër de l'autorité paternelle. Je rélolus de les souffrir avec patience , ik de promettre tout ce qu'on exigerait de moi, pour me faciliter l'occasion de retourner plus promptement à Paris, & d'aller rendre la vie & la joie à ma chere Manon.

Nous arrivâmes, en peu de


tems, à Saine Denis. Mon frere, surpris de mon silence, s'ima- sina que c'était un effet de ma' crainte. Il entreprit de me consoler; * en malîurant que je n'avois rien à redouter de la séverité de mon Pere , pourvu que je hisse disposé à rentrer doucement dans le devoir, & à méri- ter 1 afïedhon qu'il avoit pour moi. Il me fit passer la nuit i Saint Denis, avec la précaution de faire coucher les trois Laquais dans ma chambre. Ce qui me causa une peine sensible, fut de me voir dans la même Hô- tellerie où le m crois arrêté avec Manon, en venant d'Amiens i Paris. L'Hôte & les Domestiques me reconnurent, & devinerent en mcme-rems la vérité de mon histoire. J'entendis dire à l'Hô.

te ha ! c'est ce joli Monneur,


qui passoit il y a six semainés, avec une petite Demoiselle qu'il aimoit si fort. Q'elle étoit charmante ! les pauvres Enfans, comme ils se carefîoient ! Pardi, c'est dommage qu'on les ait fé- parés. Je feignois de ne rien entendre , &: je me laissois voir le moin qu'il m'étoit possible.

Mon Frere avoit, à Saint Denis.

une chaire à deux dans laquelle nous partîmes de grand matin; & nous arrivâmes chez nous le lendemain au foir. Il vit mon Pere avant moi, pour le prévenir en ma faveur , en lui apprenant avec qu'elle douceur je m'étois laisse conduire ; de forte que j'en fus reçu moins durement , que je ne m'y étois attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches généraux , sur la faute que j'avois com-


mise en m'absentant sans sa permission. Pour ce qui regardoit ma Maîtresse, il me dit que j'avois bien mérité ce qui venoit de m'arriver, en me livrant a une Inconnue; qu'il avoit eu meilleure opinion de ma prudence ; mais qu'il espéroit que cette petite avanture me rendroit plus sage. Je ne pris ce discours, que dans le sens qui s'accordoit avec mes idées. Je remerciai mon Pere de la bonté qu'il avoit de me pardonner, & je lui promis de prendre une conduite plus soumise &: plus reglée. Je triom- phois au fond du cœur : car de la maniere dont les choses s'arrangeoient, je ne doutois point que je n'eusse la liberté de me derober de la maison, même avant la fin de la nuit.

On se mit à table pour sou-


per ; on me railla sur ma con- quête d'Amiens, & sur ma fuite avec cette fidelle Maîtresse. Je reçus les coups de bonne grace.

J'étois même charmé qu'il me fût permis de m'entretenir, de ce qui m'occupoit continuelle- ment l'esprit. Mais quelques mots , lâchés par mon Pere, me firent prêter l'oreille avec la derniere attention. Il parla de Drfidic, & de service inte- ressé , rendu par Monsieur B.

Je demeurai interdit , en lui entendant prononcer ce nom , Se je le priai humblement de s'expliquer davantage. Il se tourna vers mon Frere, pour lui de- mander s'il ne m'avait pas ra- conté route l'histoire. Mon Frere lui répondit que je lui avois paru h tranquille sur la route, qu'il n'avait pas cru que j'eusse


besoin de ce remede pour me guérir de ma folie. Je remarquai que mon Pere balançoit s'il acheveroit de s'expliquer. Je l'en suppliai si instamment, qu'il me satisfit, ou plutôt , qu'il m'assassina cruellement par le plus horrible de tous les récits.

Il me demanda d'abord si j'avois toujours eu la simplicité de croire que je fusse aimé de ma Maîtresse. Je lui dis hardiment que j'en étois si sur, que rien ne pouvoit m'en donner la moindre défiance. Ha, ha, ha, s'écria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, & j'aime à te voir dans ces sentimens - là. C'est grand dommage, mon pauvre Chevalier , de te faire entrer dans l'Ordre de Malte , puisque tu as tant de disposition à


faire un Mari patient & commode. Il ajouta mille railleries de cette force, sur ce qu'il appelloit ma sottise & ma crédulité.

Enfin , comme je demeurois dans le silence, il continua de me dire que suivant le calcul qu'il pouvoit faire du tems, depuis mon départ d'Amiens, Manon m'avoit aimé environ douze jours : car, ajouta-il, je sçais que tu partis d'A miens , le 28 de l'autre mois ; nous sommes au 29 du présent : il y en a onze que Monsieur B

m'a écrit; je suppose qu'il lui en ait fallut huit pour lier une parfaite connoinance avec ta maî- tresse ; ainsi qui ôte onze & huit, de trente-un jours qu'il y a depuis le 28 d'un mois jusqu'au 29 de l'autre , reste douze , un peu plus ou moins. la-dessus, les éclats de rire recommencerent.


J'écoutois tout avec un saisissèment de cœur, auquel j'appré- hendois de ne pouvoir résister jlifqti'à la fin de cette triste comédie. Tu [çauras donc , reprit mon Pere puisque tu l'ignores, que Monsieur B a gagne le cœur de ta Princesse ; car il se mocque de moi, de prétendre me persuader que c'est par un zéle désinterressé pour mon service, qu'il a voulu te l'enlever.

C'est bien d'un homme tel que lui, de qui d'ailleurs je ne suis pas connu , qu'il faut attendre des sentimens si nobles. Il a fçti d'elle que tu es mon fils; & pour se delivrer de tes impotunités, il m'a écrit le lieu de ta demeure & le désordre où tu vivois , en me faisant entendre qu'il falloit main-forte pour s'assurer de toi.

Il s'est offert de me faciliter les


moyens de te saisir au collet ; & c'est par sa direction & celle de ta Maîtresse même , que ton Frere a trouvé le moment de te prendre sans verd. Félicite-toi.

maintenant de la durée de ton triomphe. Tu sçais vaincre assez rapidement, Chevalier ; mais tu ne sçais pas conserver tes con- quêtes.

Je n'eus pas la force de soutenir plus long-tems un discours, dont chaque mot m'a- voit percé le cœur. Je me levai de table, & je n'avois pas fait quatre pas pour sortir de la salle, que je tombai sur le plancher sans sentiment 8c sans connoissance. On me les rappella, par de prompts secours. J'ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, 8c la bouche , pour proférer les plaintes les plus tris-


tes & les plus touchantes. Mon Pere, qui m a toujours aimé tendrelnent, s'employa avec toute son affff efAti- on pour me consoler.

ecoutois, mais sans l'entendre Je me jettai à ses genoux ; je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris, pour aller poignarder B. Non, disois-je, il n'a pas gagné le cœur de Manon ; il lui a fait violence; il l'a séduite par un charme ou par un poisons ; il la peut être forcé brutalement.

Manon m'aime. Ne le fais-je pas bien ; Il l'aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de m'abandonner. Que n'aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante Maîtresse ?

O Dieux ! Dieux ! feroit-il possible que Manon m'eût trahi & qu'elle elh ceir de m'aimer!


Comme je parlois toujours de retourner promptement à Paris , & que je me le vois même à tous momens pour cela, mon Pere vit bien que dans le transport on j'étais, rien ne feroit capable de m'arrêter. Il me conduisit dans une chambre haute , ou il laissa deux Domestiques avec moi , pour me garder à vûe. Je ne me possédois point. J'aurois donné mille vies, pour être feulement un quart d'heure à Paris. Je com- pris que m'étant déclaré si ou- vertement, on ne me permettroit pas aisément de sortir de ma chambre. Je mesurai , des yeux, la hauteur des fenêtres.

Ne voyant nulle possibilité de m'échapper par cette voie , je m'adressai doucement à mes deux Domestiques. Je m'enga- geai, par mille sermens, à faire


un jour leur fortune, s'ils vonloient consentir à mon évasion.

Je les pressai, je les caressai, je les menaçai ; mais cette tentati- ve fut encore inutile. Je perdis alors toute espérance. Je résolus de mourir- ôc je me jettai sur un lit avec le dessein de ne le quitter qu'avec la vie. Je passai la nuit, & le jour suivant, dans cette iltuation. Je refusai la nourriture qu'on m'apporta le lendemain. Mon Pere vint me voir l'après-midi. Il eut la bonté de flater mes peines, par les plus douces conlolations. Il m'or- donna si absolument de mander quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passerent pendant lesquels je ne pris rien qu'en sa présence & pour lui obéir. Il continuoit toujours de m'apporter


ïes raisons qui pouvoient me ra- mener au bon sens, & m'inspirer du mépris pour l'infidelle Manon. Il est certain que je ne l'estimois plus : comment auroisje efhmé la plus volage & la plus perfide de toutes les créatures ?

Mais son image , les traits charmans que je portois au fond du cœur, y subsistoient toujours. Je me sentois bien. Je puis mourir, disois-je; je le devrois 111tme, après tant de honte & de dou- leur; mais je fouifrirois mille morts, sans pouvoir oublier l'ingrate Manon.

Mon Pere étoit surpris de me voir toujours si fortement touché. Il me connoissoit des principes d'honneur ; & ne pouvant douter que sa trahison ne me la fît mepriser, il s'imagina que ma confiance venoit moins de


cette passion en particulier, que d'un penchant géneral pour les femmes. Il s'attacha tellement à cette pensée) que ne conful- tant que sa tendre affection , il vint un jour m'en faire l'ouverture. Chevalier, me dit-il, j'ai eu dessein, jusqu'à présent, de te faire porter la Croix de Malte; mais je vois que tes inclinations ne font point tournées de ce côté-là. Tu aimes les jolies femmes. Je fuis d'avis de t'en chercher une qui te plaise. Explique-moi naturellement ce que tu penses là-dessus. Je lui répondis que je ne mettois plus de distinction entre les femmes , & qu'après le malheur qui ve- noit de m'arriver, je les détefrois toutes également. Je t'en chercherai une, reprit mon Pere en souriaiu qui ressemblera à Manon,


Manon, & qui fera plus fidelle.

Ah ! si vous avez quelque bonté pour moi, lui dis-je, c'est elle qu'il faut me rendre. Soyez sur, mon cherTere, qu'elle ne m'a point trahi ; elle n'est pas capable d'une si noire & si cruelle lâcheté.

C'est le perfide B. qui nous trompe , vous, elle, & moi. Si vous fçaviez combien elle est tendre & sincere, si vous la con-

noilfiez, vous l'aimeriez vousmême. Vous êtes un Enfant, repartit mon Pere. Comment pouvez-vous vous aveugler jusqu'à ce point, après ce que je vous ai raconté d'elle ? C'est elle-même , qui vous a livré à votre Frere.

Vous devriez oublier jusqu'à son nom, & profiter , si vous êtes fage , de l'indulgence que j'ai pour vous. Je reconnaissois trop clairement qu'il avoit raison.


L'était un mouvement involentaire, qui me faisoit prendre ainsi le parti de mon Infidelle. Eélas!

repris-je, après un moment de silence, il n est que trop vrai que je luis le malheureux objet de la plus lâche de toutes les per- fidies. Oui , continuai-je , en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne fuis qu'un Enfant. Ma crédulité ne leur coûtoit guères à tromper. Aïais je sçais bien ce que j'ai à faire pour me venger. Mon Pere voulut sçavoir quel étoit mon deslein. J'irai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison de B & je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. Cet emportement fit rire mon Pere, & ne servit qu'à me faire gar- der plus étroitement dans n12 prison.


J'y passai iix mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentimens n'étoient qu'une alter- native perpétuelle de haine & d'amour, d'espérance ou de dé- sespoir , selon l'idée sans la- quelle Manon s'offrait à mon esprit. Tantôt je ne considérois en elle que la plus aimable de toutes les filles, & je languislois du désir de la revoir : tantôt je n'y appercevois qu'une lâche &: perfide Maîtresse, & je faisois mille sermens de ne. la chercher que pour la punir. On me donna des Livres, qui servirent à rendre un peu de tranquillité à mon ame. Je relus tous mes Auteurs.. J'acquis dé nouvelles connoissances. Je repris un goût infini pour l'étude. Vous verrez


de quelle utilité il me fut dans la suite. Les lumières, que je devais a l'Amour, me firent trouver de la clarté dans qnan- tité d'endroits d'Horace & de Virgile, qui m'avoient paru ob- seurs auparavant. Je fis un Com- mentaire amoureux sur le qua trieme Livre de l'Eneïde; je le ddhne à voir le jour , & je me Hatte que le Public en fera fatissait. He/las ! disois - je en le faifallt, cetoit un cœur tel 'lue Je mien) qu'il tàlloit à la fidelle Didon.

Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m'embraisa. Je n'avois point encore eu de preuves de son affection qui Plifrent ine la faire regarder autrement que comme une fim- -ple amitié de Collège, telle


qu'elle se forme entre de jeunes gens qui font à peu près du même â ge. Je le trouvai h changé & si formé, depuis cinq ou six mois que j'avois passés sans le voir, que sa figure & le ton de f011 discours m'inspirerent du refpea. Il me parla en Conseiller fage, plutôt qu'en Ami d'école.

Il plaignit l'égarement où j'étois tombé. Il me félicita de ma gué.

rifon qu'il croyoit avancée ; enfin il m'exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse, pour ouvrir les yeux sur la vanité des plaisirs.

Je le regardai avec étonnement.

Il s'en apperçut. Mon cher Chevalier, me dit-il, je ne vous dis rien qui ne foit solidement vrai , & dont je ne me fois convaincu par un sérieux éxamen. J'avois autant de penchant que vous


vers la volupté ; mais le Ciel m'a voit donne, en même rems, du goût pour la vertu. Je me iuis servi de ma raison pour comparer les fruits de l'une & de l'autre, & je n'ai pas tardé long-tems à découvrir leurs différences. Le secours du Ciel s'est joint à mes réflExions. J'ai conçu, pour le monde, un mépris auquel il n'y a rien d'égal. Devineriez-vous ce qui m'y retient, ajouta-t-il, & ce qui m empêche de courir à la Solitude ? C'est uniquement la tendre amitié que j'ai pour vous. Je connois l'ex- cellence de votre cœur & de votre esprit ; il n'y a rien de bon dont vous ne puissiez vous ren, dre capable. Le poison du plaisir vous a fait écarter du chemin Quelle perte pour la vertu' Votre fuite d'Amiens ma causé tant


de dou l » n ai pas e-oude douleur, que je n'ai pas goû- te, depuis un seul moment de fr.tisfaction. Jugez en par les cmarches qu'elle m'a fait faire.

Il me raconta qu'après s'être apperçu que je l'avois trompé, & que j'étais parti avec ma Maî- tresse, il étoit monté à cheval pour me suivre ; mais qu'ayant sur lui quatre ou cinq heures d'avance, il lui avoit été im- possible de me joindre : qu'il étoit arrivé néanmoins a Saint Denis, une demie-heure après mon départ; qu'étant bien certain que je me ferois arrêté à Paris, il y avoit passé six semaines à me chercher inutilement ; qu'il alloit dans tous les lieux où il se flatoit de pouvoir me trouver , &: qu'un jour enfin il avoit reconnu ma maîtresse à la Comédie ; qu'elle y étoit dans une parure si écla-


tante, qu'il s etoit imaginé qu'elle devoit cette fortune à un nouvel Amant; qu'il avoit suivi son ca- rosle jusqu a sa maison, & qu'il avoit appris d'un Domestique, qu elle étoit entretenue par les libéralités de Monsieur B. Je ne m arrêtai point là, continua-t'il.

J'y retournai le lendemain, pour apprendre d'elle-même ce que vous étiez devenu : elle me quitta brusquement, lorsqu'elle m'en- tendit parler de vous, & je fus obligé de revenir en Province sans aucun autre éclaircissèment.

J'y appris votre avanture & la conlternation extrême qu'elle vous a causée mais je n'ai pas voulu vous voir, sans être af- sure de vous trouver plus tranquille.

Vous avez donc vû Manon, lui répondis-je en soupirant. Hé- las !


Las ! vous etes plus heureux que moi, qui fuis condamné 11 ne la revoir jamais. Il me fit des reproches de ce soupir, qui marquoit encore de la foiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bonté de mon caractère & & sur mes inclinations, qu'il me fit naître, dès cette premiere visite, une forte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du siécle pour entrer dans 1 Etat Ec- clesiastique.

Je goûtai tellement cette idée, que lorsque je me trouvai seul , je ne m'occupai plus d'autre chose. Je me rappellai les dis- cours de M. l'Evoque d'Amiens y qui m'avoit donné le même conseil, & les présages heureux qu'il avoit formés en ma faveur, s'il m'arrivoit d'embrasser ce parti.

La piété se mcla aussi dans mes


connderacions. Je menerai une vie sainte & chrétienne, difois- je j je m'occuperai de l'Etude & de la Religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l'Amour. Je mepriserai ce que le commun des nommes admire; & comme je lens allez que mon cœur ne dé- firera que 1 ce qu'il estime, jaurai auiii peu d'inquiétudes que de défil's. Je formai la dessus, d'avan- ce un système de vie paisible ÔC folitalre J'y faisois entrer une maison ecarcce, avec un petit bois, & un ruisseau d'eau douce au bout du jardin; une Bibliothé.

que composée de Livres choisis.

un petit nombre d'Amis vertueux & de bon sens, une table propre , mais frugale & moderée.

J'y joignais un commerce de Lettres, avec un Ami qui feroit


son séjour a Paris, & qui m'im- formeroit des nouvelles publiques; moins pour satisfaire ma curiosité, que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne ferai-je pas heureux , ajoutois-je ? toutes mes prétentions ne feront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet Hattoit extrêmement mes inclinations. Mais , à la fin d'un si fage arrangement, je sentois que mon cœur attendoit encore quelque chose ; & que pour n'avoir rien à désirer dans la plus charmante Solitude, il y falloit être avec Manon.

Cependant, Tiberge continuant de me rendre de fréquen- tes visites , dans le dessèin qu'il m'avoit inspiré, je pris l'occa- fion d'en faire l'ouverture à mon Pere. Il me déclara que son in-


tention étoit de laisser les Ensans libres, dans le choix de leur condition, & que de quelque maniéré que je voulusse dilpo- fer de moi, il ne se réferveroit que le droit de m'aider de ses conseils. Il m'en donna de fort sages , qui tendoient moins à me dégoûter de mon projet, qu'à me le faire embrasser avec connoissance. Le renouvellement de l'année scolastique approchoit.

Je convins, avec Tiberge, de nous mettre ensemble au Séminaire de S. Sulpice ; lui pour achever ses études de Théologie, & moi pour commencer les miennes. Son mérite, qui étoit connu de l'Evêque du Diocése , lui fit obtenir de ce Prélat un Bé- néfice considérable, avant notre départ.

Mon Pere, me croyant tout-


à fait revenu de ma paillon , ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nous arrivâmes à Paris. L'habit Eccléslastique prit la place de la Croix de Malte , & le nom d'Abbé des Grieux celle de Chevalier. Je m'attachai à l'étude avec tant d'application, que je fis des progrès extraordinaires en peu de mois. J'y em- ployois une partie de la nuit, & je ne perdois pas un moment du jour. Ma réputation eut tant d'éclat, qu'on me felicitoit déjà sur les dignités que je ne pouvois manquer d'obrenir; & sans l'avoir sollicité mon nom fut couché sur la feuille des Bénéfices.

La picté n'étoit pas plus négligée ; j'avois de la ferveur pour tous les exercices. Tiberge étoit charmé de ce qu'il regardoit comme son ouvrage , & je l'ai vu plusieurs


fois répandre des larmes , en s'applaudissant de ce qu'il nommoit ma conversion. Que les résolutions humaines soient fui et- tes à changer, c'dt ce qui ne m'a jamais causé d'étonnement ; une pamon les raie naître, une autre pallion peut les détruire : mais quand je pense à la sainteté de celles qui m'avoient conduit à Saint Sulpice, & à la joye intérieure que le Ciel m'y faisoit goûter en les éxécutant, je fuis effrayé de la facilité avec laquelle j'ai pu les rompre. S'il est vrai que les secours célestes font à tous momens d'une force égale à celle des passions qu'on m'explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d'un coup loin de son devoir, sans se trouver ca-

pable de la moindre résistance ,


& sans ressentir le moindre remords. Je me croyois absolument délivré des foiblesses de l'Amour. Il me sembloit que j'au- rois préféré la levure d'une page de Saint Augustin , ou un quart d'heure de méditation chrétienne à tous les plaisirs des sens; sans excepter ceux qui m'auroient été offerts par Manon. Cependant un instant malheureux me fit retomber dans le précipice ; & ma chûte fut d'autant plus irréparable , que me trouvant tout d'un coup au même dégré de profondeur d'où j'étois sorti, les nouveaux desordres où je tom- bai , me portèrent bien plus loin vers le fond de l'abîme.

J'avois passé près d'un an à Paris, sans m'informer des af- faires de Manon. Il m'en avoit d'abord coûté beaucoup, pour


me faire cette violence; mais les conseils toujours présens de Tiberge , & mes propres réflexions, m'avoient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s'étoient écoulés si tranquillement , que je n.le croyois sur le point d'oublier éternellement cette charmante 8c perfide Créature. Le tems arriva, auquel je devois soutenir un Exercice public dans l'Ecole de Théologie ; je fis prier plusieurs personnes de considération , de m'honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les Quartiers de Paris : il alla jusqu'aux oreilles de mon infidelle. E le ne le reconnut pas avec certitude, fous le nom d'Abbé; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m'avoir trahi, (je n'ai jamais pû démêler le-


quel de ces deux sentimens) lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien; elle vint en Sorbonne, avec quelques autres Dames. Elle fut présente à mon Exercice ; & sans doute qu'elle eut peu de peine à me remettre.

Je n'eus pas la moindre connoissance de cette visite. On f<¡Llit qu'il y a, dans ces lieux, des cabinets particuliers pour les Dames, où elles font cachées derriere une jalousie. Je retournai à Saint Sulpice , couvert de gloire & chargé de com- plimens. Il étoit six heures du soir. On vint m'avertir, un mo- ment après mon retour, qu'une Dame demandoit à me voir.

J'allai au Parloir sur le champ.

Dieux ! qu'elle apparition furprenante ! j'y trouvai Manon.

C'étoit elle; mais plus aimable


oc plus brillante que je ne l'avois jamais vue. Elle étoit dans sa dix-huitiéme année. Ses charmes surpassoient tour ce qu'on peur- décrire. C'étoit un air si fin, si doux, si engageant ! l'air de l'A- mour meme. Toute sa figure me parut un enchantement.

Je demeurai interdit à sa vue ; & ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette viiltC, j'attendois les yeux baissés & avec tremblement, qu'elle s'ex- pliquât. Son embarras fut pen- dant quelque tems égal au Inien; niais voyant que mon silence continuait, elle mit la main de- vant ses yeux pour cacher quelques larmes. Elle me dit, d'un ton timide, qu'elle confessoit que son infidélité méritoit ma haine; mais que s'il étoit vrai que j'eusse jamais eu quelque


tendresse pour elle , il y avoit eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans , sans prendre foin de l'informer de mon sorr,& qu'il y en avoit beaucoup encore à la voir dans l'état où elle étoit en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon ame, en l'écou- tant ne sçauroit être exprimé.

Elle s'assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n'osant l'envisager directement.

Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n'eus pas la force d'achever. Enfin, je fis un effort pour m'écrier douloureusement ; perfide Manon ! Ah ! perfide !

perfide! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu'elle ne prétendoit point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc?

m'écriai- je encore. Je prétens


mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, Infidelle ! repris- je en versant moi-même des pleurs , que je m'efforçai en vain de retenir ; demande ma vie, qui est l'unique chose qui me reste à te facri fier ; car mon cœur n'a jamais cessé d'être à toi. A peine eus-je achevé ces derniers mots, qu'elle se leva, avec transport, pour ve- nir m'embrasser. Elle m'accabla de mille caresses passionnées. Elle m'appella par tous les noms que l'Amour invente, pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n'y répondois encore qu'avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j'avois été , aux mouvemens tumul tueux que je sentois renaître !


J'en étois épouvanté. Je fremisfois, comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit trans- porté dans un nouvel ordre de choses; on y est saisi d'une horreur secrette , dont on ne se remet qu'après avoir consideré long-rems tous les environs.

Nous nous assimes, l'un près de l'autre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah! Manon, lui dis-je , en la regardant d'un œil triste, je ne m'étois pas attendu à la noire trahison dont vous avez paye mon amour. Il vous étoit bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la Souveraine absolue, & qui mettoit toute sa félicité a vous plaire & à vous obéir. Dires moi main- tenant si vous en avez trouvé, d'aussi tendres & d'aussi soumis.


Non, non, la Nature n'en fait guéres de la même trempe que le mien. Dites-moi du moins, si vous l'avez quelquefois regretté.

Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté , qui vous ramè- ne aujourd'hui pour le consoler ?

Je ne vois que trop que vous êtes plus charminte que jamais; mais, au nom de toutes les peines que j'ai souffertes pour vous !

belle Manon, dites-moi si vous ferez plus fidelle.

Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, & elle s'engagea à la fidélité par tant de protestations lk de sermens, qu'elle mattendrit à un dégré inexprimable. Chere Manon ! lui dis-je avec un mélange profane d'expressions amoureu- ses & théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je


me sens le cœur emporté par une délégation victorieuse. Tour ce qu'on dit de la liberté, à S. Sulpice, est une chimère. Je vais perdre ma fortune & ma réputa- tion pour toi, je le prévois bien, je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour ! Les faveurs de la Fortune ne me touchent point. la gloire me paroît une fumée ; tous mes projets de vie Ecclésiastique étoient de folles imagi- nations ; enfin tous les biens dif- férens de ceux que j'espere avec toi, font des biens méprisables, puisqu'ils ne sçauroient tenir un moment, dans mon cœur , contre un seul de tes regards.

En lui promettant néanmoins un oubli général de ses fautes, je voulus être informé de quelle


maniere elle s'étoit laissée ré- duire par B,.. Elle m'apprit que l'ayant vûe à sa fenêtre, il étoit devenu passionné pour elle; ? qu'il avoit fait sa déclaration en Fermier Général, c'est-à-dire, en lui marquant dans une Lettre que le payement seroit propor- tionné aux faveurs ; qu'elle avoit capitulé d'abord , mais sans autre dessein que de tirer de lui quelque somme considérable , qui pût servir à nous faire vivre commodément ; qu'il l'avoit éblouie par de si magnifi- ques promesses, qu'elle s etoit laissée ébranler par dégrés : que je devois juger pourtant de ses remords, par la douleur dont elle m'avoit laissé voir des té- moignages, la veille de notre séparation; que malgré l'opulence dans laquelle il l'avoit entre-


entretenue , elle n'avoit jamais goûté de bonheur avec lui, nonseulement parce qu'elle n'y trou- voit point me dit-elle, la délicatesse de mes sentimens & l'agrément de mes manieres, mais parce qu'au milieu même des plaisirs qu'il lui procuroit sans cesse, elle portoit au fond du cœur le souvenir de mon amour, & le remords de son infidélité.

Elle me parla de Tiberge , & de la confusion extrême que sa visite lui avoit causée. Un coup d'épée dans le cœur, ajouta-t'elle, m'au- roit moins ému le fang. Je lui tournai le dos , sans pouvoir foutenir un moment sa présence.

Elle continua de me raconter, par quels moyens elle avoir été instruire de mon séjour à Pa- ris , du changement de ma condition , & de mes Exercices de


Sorbonne. Elle in'assura qu'elle avoit été si agitée , pendant la Dispute, qu'elle avoit eu beaucoup de peine , non-seulement à retenir ses larmes, mais ses gé- missemens m, mes & ses cris qui avoient été plus d'une fois sur le point d'éclater. Enfin , elle me dit qu'elle étoit sortie de ce lieu la derniere, pour cacher son désordre, & que ne suivant que le mouvement de son cœur & l'impétuosité de ses désirs, elle étoit venue droit au Séminaire , avec la réfolunon d'y mourir, si elle ne me trouvoit pas disposé à lui pardonner.

Où trouver un Barbare , qu'un repentir si vif & si tendre n'eut pas touché ! pour moi, je sentis, dans ce moment , que j'aurois sacrifié 1 our Manon tous les


Evchés du Monde Chrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeoit à propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu'il falloir sur le champ sortir du Séminaire, & remettre à nous arranger dans un lieu plus sûr. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique. Elle entra dans son cHolTe, pour aller m'attendre au coin de sa rue. Je m'échappai un moment après, sans être apperçu du Portier. Je montai avec elle.

Nous palmes à la Fripperie. Je repris les galons & l'epée. Ma- r ZD r non fournit aux frais , car jétois fam un sou ; & dans la crainte que je ne trouvasse de l'obstacle à ma sortie de S. Sulpice , elle n'avoit pas voulu que je retournasse un moment à ma cham- bre , pour y prendre mon argent.

Mon trésor d'ailleurs étoit mé-


diocre, & elle assez riche des li-

béralités de B pour mépriser ce qu'elle me faisoit abandonner. Nous conférâmes chez le Fripier lnme, sur le parti que nous allions prendre. Pour me faire valoir davantage le sacrifice qu'elle me faisoit de B. elle résolut de ne pas garder avec lui le moindre ménagement. Je veux lui laisser ses meubles, me ditelle, ils sont à lui ; mais j'em- porterai , comme de justice , les bijoux, ik près de soixante mille francs que j'ai tiré de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donné nul pouvoir sur moi, ajouta-t'elle ; ainsi nous pouvons demeurer sans crainte à Paris, en prenant une Maison commode ; où nous vivrons heureusement. Je lui représentai que s'il n'y avoit point de péril pour elle, il y en avoir


beaucoup pour moi, qui ne man- querois point tôt ou tard d'être reconnu, & qui ferois continuellement exposé au malheur que j'avois déja eiIilyé. Elle me fit entendre qu'elle auroit du regret à quitter Paris. Je craignois tant de la chagriner qu'il n'y avoit point de hazards que je ne mé- prifasse pour lui plaire : cependant nous trouvâmes un tempé- ramment raisonnable, qui fut de louer une Maison dans quelque Village voisin de Paris , d'où il nous feroit aisé d'aller à la Ville, lorsque le plaisir ou le besoin nous y appelleroit. Nous choisimes Chaillot, qui n'en est pas éloigné. Manon retourna sur le champ chez elle. J'allai l'attendre à la petite porte du Jardin des Thuilleries. Elle revint une heure après, dans un carosse de louage,


avec une fille qui la servoit, Se quelques malles, où ses habits & tout ce qu'elle avoit de précieux étoit renfermé.

Nous ne tardâmes point à gagner Chaillot. Nous logeâmes la premiere nuit à l'Auberge, pour nous donner le tems de chercher une Maison, ou du mOIns un appartement commode. Nous en trouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût.

Mon bonheur me parut d'abord établi d'une maniere inébranlable. Manon étoit la dou- ceur & la complaisance même.

Elle avoit pour moi des atten- tions si délicates , que je me crus trop parfaitement dédommagé, de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu d'expérience, nous raisonnâmes sur la solidité de notre


fortune. Soixante mille francs, qui faisoient le fonds de nos richesses, n'étoient point une somme qui plIt s'étendre autant que le cours d'une longue vie. Nous n'étions pas disposés d'ailleurs à resserrer trop notre dépense. La premiere vertu de Manon , non plus que la mienne , n'étoit pas l'économie. Voici le plan que je me proposai. Soixante mille francs, lui dis-je , peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année , si nous continuons de vivre à Chaillot. Nous y menerons une vie honnête , mais simple. Notre unique dépense fera pour l'entretien d'un caraiTe, & pour les Spectacles.

Nous nous réglerons. Vous aimez l'Opéra ; nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu ,


nous nous bornerons tellement, que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que dans 1 espace de dix ans , il n'arrive point de changement dans ma Famille; mon Pere est âgé, il peut mourir. Je me trouverai du bien, & nous ferons alors au-dessus de toutes nos autres craintes.

Cet arrangement n'eue pas été la plus folle action de ma vie, si nous cussions été assez sages pour nous y assujettir constamment. Mais nos résolutions ne durerent guéres plus d'un mois.

Manon étoit passionnée pour le plaisir. Je l'étois pour elle. Il nous naissoit, à tous momens, de nouvelles ocasions de dépense j & loin de regretter les sommes qu'elle employoit quelquefois avec profusion , je fus le premier à


à lui procurer tout ce que je croyois propre à lui plaire. Notre demeure de Chaillot commença même à lui devenir à charge. L'hyver approchoit; tout le monde retournoit à la Ville , & la Campagne devenoit déserte. Elle me proposa de reprendre une Maison à Paris. Je n'y consentis point ; mais pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, & que nous y passerions la nuit, lorsqu'il nous arriverait de quitter trop tard l'Assemblée ou nous allions plusieurs fois la semaine : car l'incommodité de revenir si tard à Chaillot étoit le prétexte qu'elle apportoit pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainlî deux logemens , l'un à la Ville, & l'autre a la Campagne.


Ce changement lnit bien-tôt le dernier désordre dans nos affaires , en faisant naître deux avantures qui causerent notre ; ruine.

Manon avoit un Frere, qui étoit Garde-du-Corps. Il se trouva malheureusement logé, à Paris , dans la même rue que nous.

Il reconnut sa Sœur, en la voyant le matin à sa fenêtre. Il accourut aussitôt chez nous. C'étoit un homme brutal, & sans principes d'honneur. Il entra dans notre chambre , en jurant horriblement ; & comme il sçavoit une partie des avantures de sa Sœur , il l'accabla d'injures & de reproches. J'étois sorti un mo- ment auparavant; ce qui fut, sans doute un bonheur pour lui ou pout moi, qui n'étois rien moins que disposé à souffrir une insulte.


Je ne retournai au logis qu'après son départ. La tristesse de Manon me fit juger qu'il s'était pailè quelque chose d'extraordinaire.

Elle me raconta is scène fâcheuse qu'elle venoit d'essuyer, & les menaces brutales de son Frere.

J'en eus tant de ressentiment, que j'eulîe couru sur le champ à la vengeance , si elle ne m'eut arrêté par ses larmes. Pendant que je m entretenois avec elle de cette avanture., le Garde - du-Corps rentra dans la chambre , où nous étions, sans s'être fait annoncer.

Je ne l'aurois pas reçu auni civilement que je fis , si je l'elllfe connu y mais nous ayant salués d'un air riant, il eut le teins de de dire à Manon qu'il venoit lui faire des excuses de ion emportement; qu'il l'avoii crue dans le désordre, &- que cette, opinion


avoit allumé sa colere; mais que s'étant informé qui j'étois, d'un de nos Domestiques, il a voit appris de moi des choses si avanra- tageuies, qu'elles lui faisoient desirer de bien vivre avec nous.

Quoique cette information, qui lui venoit d'un de mes Laquais , eut quelque chose de bizarre & de choquant, je reçus son com- pliment avec honnêteré. Je crus faire plaiiir à Manon. Elle paroissoit charmée de le voir porté : à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner. Il se rendit en peu demo- .: mens si familier, que nous ayant entendu parler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallutlui donner une place dans notre carosse. Ce fut une prise de pof.

fealon; car il s'accoutuma bientôt à nous voir avec tant de plai-


lir, qu'il fit sa maison de la no- tre, &: qu'il se rendit le maître, en quelque forte , de tout ce qui nous appartenoit. Il m'appelloit son Frere ; & fous prétexte de la liberté fraternelle, il se mit sur le pied d'amener tous ses amis dans notre Maison de Chaillot, & de les y traiter à nos dépens.

Il se fit habiller magnifiquement à nos frais. Il nous engagea mcme à payer toutes ses dettes. Je fermois les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas déplaire à Manon ; juiqu'à feindre de ne pas m'appercevoir qu'il tirait d'elle, de teins en tems, des fomtnes con- fidérables. Il efi: vrai qu'étant grand Joueur , il avoit. la fidélité de lui en remettre une partie, lorsque la Fortune le favorisoit

mais la nôtre étoit trop médio- .cre, pour fournir lonç-tems à


des dépenses :si peu modétéét." J'ccois sur lu porne -de quer fortement avec Uh, po-Jc 1 nous délivrer de Tes .iæpofwni- tés ; lorsqu'yn FutTcfte accident m'épargna cette peine., en nous en caufani une autre qui nous abî '«a sans retfonice.

Nous étions demeures un jcrvrtr à Paris, pour y coucher, comme il nous arrivoit fort fou verte. La Servante , qui reftoic feule A Chaillot dans ces occasïons, vint i m'avercir le matin que le Feu J avoir pris p-ndant la nuit dans ma Maison, & qu'on avoir ch beaucoup de difficulté à l'étein- dre. Je lui demandai si nos meu- bles avoient soufFert quelque dommage : elle me réponair qu'il y avoir eu une si grande confu- lion, causée par la multitude d'E- trangers qui étoient venus au fc-


cours, qu'elle ne pouvoir être ai- furée de rien. Je tremblai pour notre argent, qui etoit renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot.

Diligence inutile; la caisse avoir déjà disparu. J'éprouvai alors qu'on peut aimer l'argent sans ctrc avare. Cette perte me pénétra d'une si vive douleur , que j'en pensai perdre la raison. Je compris tout d'un coup à quels nouveaux malheurs j'allois me me trouver exposé. L'indigence croit le moindre. Je connoissois Manon; je n'avois déjà que trop éprouvé que quelque fidelle , & quelque attachée qu'elle me fût dans la bonne fortune , il ne falloit pas compter sur elle dans la misere. Elle aimoit trop l'abondance 5c les phiirs pour me les sacrifier : je la perdrai, m'é-


criai-je. Malheureux Chevalier] tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensée me jetta dans un trouble iî af- freux, que je balançai, pendant quelques momens, si je ne fe- rois pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant je conservai assez de prélence d'ef- juït, pour vouloir examiner au- paravant s'il ne me restoit nulle rclïoiirce. Le Ciel me tic naître une idée, qui aneta mon défe £ poir, Je crus qu'il ne me feroit pas impossible de cacher notre perte à Manon, & que par indus- trie, ou par quelque faveur du hazard , je pourrois fournir assez honnetemont à son entretien, pour l'empêchcr de lenrir la n- cefiîté. J'ai compté, dilois-je pour merconfoler que vingt mille cens nous fufîiroient pendant, dix ans &


supposons que les dix ans soient ecoulés, & que nul des changemens, que j'efperois ne foit arrivé dans 1111 Famille. Quel parti prendrai-je?" Je ne le sçais pas trop bien ; mais ce que je ferois alors, qui m'empêche de lettre aujourd'hui ? Combien de personnes vivent à Paris, qui n ont ni mon esprit ni mes qualités naturelles , & qui doivent néanmoins leur entretien à leurs talens, tels qu'ils les ont? La Providence, ajoûtois- je , en réflechilïant sur les diffé- rens Etats de la vie, n a-t elle pas arrangé le choses fort sagement; La plupart des Grands Se des Ri- ches font des Sots ? cela est clair à qui connoît un peu le monde.

Or il y a là-dedans une juftica admirable. S'ils joignoient l'cf- prix aux richeiles, ils feroient trop heureux, &. le relie des


hommes trop misérables. Les qualités du corps & de lame

ont accordées a ceux-ci, com-

me des moyens pour se retirer de la misere & de la pauvreté.

Les uns prennent part aux richesses des Grands, en servant à leurs plaisirs ils en font des dupes : d'autres fervent à leur instruction, ils tâchent d'en faire d'honnêtes gens : il est rare , à la vérité, qu'ils y réussissent; mais ce n'est pas là le but de la divine Sagesse : ils tirent toujours un fruit de leurs soins, qui est de vivre aux dépens de ceux qu'ils instruisent ; & de quelque façon qu'on le prenne, c'est un fonds excellent de revenu pour les Petits, que la sotise des Riches 8c des Grands.

Ces pensées me remirent un peu le cœur & la tête. Je réso-


lus d'abord d'aller consulter M.

Lescaut, Frere de Manon. Il connoissoit parfaitement Paris ; & je n'avois eu que trop d'occasions de reconnoître , que ce n'étoit ni de son bien , ni de la paye du Roi , qu'il tiroit son plus clair revenu. Il me restoit à peine vingt pistoles , qui s'étoient trouvées heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur & mes craintes; & je lui demandai s'il y avoir pour moi un parti à choisîr, entre celui de mourir de faim , ou de me casser la tête de désespoir. Il me repondit que se cadser la tête étoit la ressource des Sots : pour mourir de faim, qu'il y avoit quantité de gens d'esprit qui s'y voyoient réduits, quand ils ne vouloient pas faire usage


de leurs ta l ens ; que c'étoit a moi d'examiner de quoi j'étois capable ; qu'il m'assuroit de son secours & de ses conseils; dans toutes mes entreprises.

Cela est bien vague, M. Lescaut , lui dis-je : mes besoins demanderoient un remede plus présent; car que voulez - vous que je dise à Manon? A propos de Manon , reprit-il, qu'est-ce qui vous embarrasse ? N'avez- vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez ? Une Fille, comme elle, devroit nous entretenir, vous, elle & moi. Il me coupa la réponse que cette impertinence mériroit, pour continuer de me dire qu'il me garantissoit avant le soir mille écus à partager entre nous, si je voulois suivre son conseil ; qu'il


connoissoit un Seigneur , si li- béral sur le Chapitre des Plaisirs qu'il étoit sur que mille écus ne lui coûteroient rien , pour ob- tenir les faveurs d'une Fille telle que Manon. Je l'arrêtai. J'avois meilleure opinion de vous, lui répondis-je; je m'étois figuré que le motif que vous aviez eu pour m'accorder votre amitié , étoit un sentiment tout opposé à celui où vous êtes maintenant.

Il me confessa impudemment qu'il avoit toujours pensé de même, & que sa Sœur ayant une fois violé les loix de son sexe, quoiqu'en faveur de l'homme qu'il aimoit le plus, il ne s'étoit reconcilié avec elle , que dans l'espérance de tirer parti de sa mauvaise conduite. Il me fut aisé de juger que jusqu'alors, nous avions été ses dupes. Quelques


émotion néanmois que ce discours m'eut causé , le besoin quel j'avais de. lui m'obligea de ré.-, pondre en riant, que son conseil étoit une dernière-reubucce '4 qu'il falloit remettre a l'extrémi- té. Je le priai de m'ouvrir quelque autre voie: Il mepreposa de profiter de majeunesse , & de la, figure avantageuse que pavois reçu de la Nature pour me-mettre en liaison avec quelque Dame vielle & libérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m'auroit rendu infidèle à Manon je lui parlai du Jeu, comme du moyen le plus facile , & le plus convenable eu ma situation. Il me dit que-le Jeu, à là vérité, étoit une ressource; mais que cela deman- doit d'être expliqué : qu'entreprendre de. jouer [unplement, avec les - espérances communes,


c'étoit le vrai moyen d'achever ma perte : que de prétendre exercer seul , & sans erre foutenu, les petits moyens qu'un ha- bile homme employe pour corriger la Fortune, étoir un mé- tier trop dangereux.: qu'il y avoir une troisiéme voie , qui étoit celle de FAnociacion ; mais que ma jeunesse lui faisoit craindre, que Meilleurs les Confédérés ne me jugeassent point encore les qualités propres à la Ligue. Il nu promit néanmoins ses bons offices auprès d'eux ; & ce que je n'aurois pas attendu de lui, il m'offrit quelque argent, lorsque je me trouverois pressé du besoin. L'unique grâce , que je lui demandai, dans les circonfstances , fut de ne rien apprendre à Manon de la perte que j'a- v.ois faire, & du sujet de notre conversation.


Je sortis de chez lui, moins satisfait encore que je n'y étois entré. Je me repentis même de lui avoir confié mon secret. Il n'avoit rien fait, pour moi, que je n'eusse pu obtenir de même, sans cette ouverture ; & je craignois mortellement qu'il ne manquât à la promesse qu'il m'avoit faite , de ne rien découvrir à Manon. J'avois lieu d'apprehender auHl, par la déclaration de ses sentimens qu'il ne formât le dessein de tirer parti d'elle, suivant ses propres termes, en l'enlevant de mes mains; ou du moins, en lui conseillant de me quitter, pour s'attacher à quelque Amant plus riche & plus heureux. Je fis là-dessus mille réflexions , qui n'aboutirent qu'à me tourmenter & à renouveller le désespoir où j'avois été le ma- tin.


tin. Il me vint plusieurs fois à l'esprit d'écrire à mon Pere, & de feindre une nouvelle conver- non, pour obtenir de lui quelque secours d'argent : mais je me rappellai aussi - tôt que malgré toute sa bonté , il m'avoit resserré six mois dans une étroite prison , pour ma premiere faute; j'étois bien sur qu'après un éclat, tel que l'avoit du causer ma fuite de S. Sulpice, il me traiteroit beaucoup plus rigoureusement.

Enhn, cette confusion de pensées en produisit une , qui remit le calme tout d'un coup dans mon esprit, & que je m'étonnai de n'avoir pas eue plutôt. Ce fut de recourir à mon ami Tiberge , dans lequel j'étois bien certain de retrouver toujours le même fond de zéle & d'amitié. Rien n'est plus admirable, & ne fait


plus d'honneur à la vertu, que la confiance avec laquelle on s'a, dresse aux personnes dont on connoît parfaitement la probité.

On sent qu'il n'y a point de risque à courir si elles ne font pas toujours en état d'offrir du secours, on est sur qu'on en obtiendra du moins de la bonté & de la compassion. Le cœur, qui se ferme avec tant de foin au reste des hommes, s'ouvre naturellement en leur présence , comme une fleur s'épanouit à la lumiere du Soleil, dont elle n'attend qu'une douce influence.

Je regardai comme un effet de la protection, du Ciel, de m'être souvenu si à propos de Tiberge, & je résolus de chercher les moyens de le voir, avant la fin du jour. Je retournai sur le champ au logis 3 pour


lui écrire un mot, & lui marquer un lieu propre à notre entretien. Je lui recommandai le silence 8c la difcrétioll, comme un des plus importans services qu'il pût me rendre , dans la Ci- tuation de mes artaires. La joie, que l'efprance de le voir m'inf- piroit, effaça les traces du chagrin, que Manon n'auroit pas manqué d'aopercevoir sur mon visage. Je lui parlai de notre malheur de Chaillot , comme d'une bagardle, qui ne devoit point l'allarmer *, & Paris étant le lieu du monde où elle se voyoit avec le plus de plaisir, elle ne fut pas fâchée de m'en- tendre dire qu'il étoit à propos d'y demeurer , jusqu'1 ce qu'on eût réparé, à Chaillot , quelques legers effets de l'incendie.

Une heure après , je reçus la


réponse de Tiberge , qui me pro- mettoit de se rendre au lieu de l'assignation. J'y courus avec impatience. Je sentois néanmoins quelque honte , daller paroître aux yeux d'un Ami , dont la feule présence devoit être un reproche de mes désordres y- mais l'opinion que j'avais de la bonté de son cœur, & l'intérêt de Manon, soutinrent ma hardieÍfe.

Je l'avois prié de se trouver au Jardin du Palais-Royal. Il y etoit avant moi. Il vint m'em- brafrer aussi-tôt qu'il m'eût apperçu. Il me tint ferré longtems entre ses bras , & je sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne me préfentois à lui qu'avec confusion, & que je portois dans le cœur un vif sentiment de mon


ingratitude ; que la premiere chose dont je le conj urois, etoit de m'apprendre s'il m'etoit encore permis de le regarder com- me mon Ami, après avoir mé- rité si justement de perdre son estime & son affedion. Il me ré- pondir. du ton le plus tendre, que rien n'étoit capable de le faire renoncer à cette qualité; que mes malheurs mêmes , & h je lui permettois de le dire, mes fautes & mes désordres, avoient redoublé sa tendrefife pour moi ; mais que cétoit une tendre (ïe mêlée de la plus vive douleur , telle qu'on la fent pour une personne chere ; qu'on voit tou- cher à sa perte sans pouvoir la secourir.

Nous nous assimes sur un banc. Hélas ! lui dis-je , avec un soupir parti du fond du cceur,


votre compassion doit être ex-

ceaIve, mon cher Tiberge , si vous m'affûtez qu'elle est égale à mes peines. J'ai honte de vous les laiiler voir ; car je confelîe que la caisse n'en est pas glorieuse : mais 1 effet en en: li tris te , qu'il n'est pas besoin de m'aimer autant que vous faites, pour en être attendri. Il me demanda , comme une marque d'amitié de lui raconter sans dégui- sement ce qui m'étoit arrivé depuis mon départ de Saint Sulpi- ce. Je-le fatishs; &: loin d'alterer quelque cliofe à la vérité, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma pallîon avec toute la force qu'elle m'inspiroit.

Je la lui représentai comme un de ces coups particuliers du Destin, qui s'attache à la ruine d'un


Misérable, & dont il est aulli impoilible à la Vertu de se défen- dre, qu'il l'a été à la Sagesse de d re , qui '1 * 1 l'a e e Il ZY les prévoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes , du désespoir ou j' étois deux heures avant que de le voir, & de celui dans lequel j'allois retomber si j'étois abandonné par mes Amis aulli impitoyablement que par la Fortune ; enfin j'attendns tellement le bon Tiberge, que je le vis aulli affligé par la compassion, que je l'étois par le sentiment de mes peines. Il ne se la (Toit point de m'embrasser, & de m'exhorcer a prendre du courage & de la consolation ; mais comme il fuppofoit toujours qu'il falloir me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement que c'étoit cette sépara- tion même , que je regardois


comme la plus grande de mes infortunes; & que j'étois difpofci à souffrir, non-seulement le der- i nier excès de la misere, mais la mort la plus cruelle , avant que de recevoir un remede plus insupportable que tous mes maux ensemble.

Expliquez-vous donc, me ditil : quelle espece de secours fuisje capable de vous donner, si vous vous révoltez contre toutes me propositions; je n'osois lui déclarer que c'érait de sa bourse que j'avois besoin. Il le comprit pourtant à la fin; & m'ayant confessé qu'il croyoit m'entendre , il demeura quelque tems suspendu, avec l'air d'une personne qui balance. Ne croyez pas , reprit-il bien-tôt, que ma rêverie vienne d'un refroidissement de zéle 6c d'amitié.

Mais


Mais à quelle alternative me réduisez-vous, s'il faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter, ou que je bielle mon devoir en vous l'accordant?

car ce n'est pas prendre part à" votre désordre, que de vous y faire perséver? Cependant continua-t-il après avoir réfléchi un moment, je m'imagine que c'est pcut-Ctre l'état violent où l'indigence vous jette , qui ne vous iaillè pas allez de liberté pour choilir le meilleur parti ; il faut un cfprit tranquille, pour goûter la sagesse & la vérité. Je trouV(r;lJ le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettezmoi) mon cher Chevalier, ajoû- ra-t-il en ni'embrassant, d'y met- ne feulement une condition ; c'elt que vous m'apprendrez le lieu de votre demeure, & que


vous fouiniez que je faire du moins mes efforts pour vous ramener à la vertu, que je [çais que vous aimez, & dont il n'y a que la violence de vos passions qui vous carte. Je lui accordai iincerement tout ce qu'il fouhai- toit & je le priai de plaindre la malignité de mon fort, qui me faisoit profiter si mal des conseils d'un Ami si vertueux. Il me mena aulli-tôt chez un Banquier de sa connoissance, qui m'avança cent pistoles sur son billet; car il n'était rien moins qu'en argent comptant. J'ai déja dit qu'il n'étoit pas riche. Son Bénéfice valoit mille écus j mais comme c'était la premiere année qu'il le poiIcdoir, il n'a voit encore rien touché du revenu : c'étoit sur les fruits futurs qu'il me faisoit cette avance.


Je sentis tout le prix de sa génétoÍité. J'en fus touché, jus- qu'au point de déplorer l'aveuglement d'un Amour fatal, qui me faisoit violer tous les devoirs. La Vertu eut assez de force , pendant quelques momens, pour s'élever dans mon cœur contre ma passion, & j'apperçns du moins, dans cet instant de lumiere , la honte & l'indignité de mes chaînes. Mais ce combat fut leger & dura peu. La vue de Manon m'auroit fait précipiter du Ciel; & je m'étonnai, en me retrouvant près d'elle, que j'eune pu traiter un moment de hontcufe, une tendresse si juste pour un objet si charmant.

Manon étoit une Créature d'un caradfcere extraordinaire. Jamais fille n'eut moins d'attachement qu'elle pour l'argent :'mais elle


ne pouvoit être tranquille un nloment) avec la crainte d'en manquer. C'etoit du plaisir & des passe- rems qu'il lui falloir. Elle n'eût jamais voulu toucher un fou , si l'on pouvoit se diverrir sans qu'il en coûte. Elle ne s'informoit pas même quel étoit le fonds de nos richesses , pourvû qu'elle pût passer agréablement la journée ; de sorte que n'étant, ni excessivement livrée au jeu, ni capable d'être éblouie par le faste des grandes dépenses, rien n'étoit plus facile que de la satisfaire , en lui faisant naître tous les jours des amusemens de son goût. Mais c'était une chose, si nécessàire pour elle, d'être ainsi occupée par le plaisir, qu'il n'y avoit pas le moindre fond à faire , sans cela , sur son humeur & sur ses inclination.


Quoiqu'elle m'aimât tendrement, & que je fusse le seul, comme elle en convenoit volontiers, qui pût lui faire goûtrer parfaitement les douceurs de l'Amour, j'étois presque certain que sa tendesse ne tiendroit point contre de certaines craintes. Elle m'auroit pré- feré à route la terte , avec une fortune médiocre; mais je ne doutois nullement qu'elle ne m abandonnât pour quelque nouveau B. lorsqu'il ne me resteroit que de la constance & de la fidélité à lui offrir. Je résolus donc de régler si bien ma dépense parriculiere, que je fusse toujours en état de fournir aux siennes, & de me priver plutôt de mille choses nécessaires que de la borner même pour le superllu. Le ca- rosse m'effrayait plus que tout le reste, car il n'y avoit point


d'apparence de pouvoir entrete nir des chevaux & un Cocher.

Je découvris ma peine à Monsieur Lescaut. Je ne lui avois point caché que j'eusse reçu cent pistoles d'un Ami. Il me répéta que si je voulois tenter le hazard du jeu, il ne désespéroit point qu'en sacrifiant de bonne grace une centaine de francs, pour traiter ses Associés , je ne pusse être admis, à sa recommandation, dans la Ligue de l'Industrie. Quelque répugnance que j'eusse à tromper, je me laissai entraîner par une cruelle nécessité.

M. Lescaut me présenta, le foir même, comme un de ses parens. Il ajouta que j'étois d'au- tant mieux disposé à réussir, que j'avais besoin des plus grandes faveurs de la Fortune. Cependant, pour faire connoître que


ma misere n'étoit pas celle d'an homme de néant, il leur dit que j'étois dans le deifeill de leur donner à souper. L'offre fut acceptée. Je les traitai magnifique- ment. On s'entretint longtems de la gentillesse de ma figure, & de mes heureuses dispositions.

On prétendit qu'il y avoir beaucoup à esperer de moi , parce qu'ayant quelque chose , dans la phisionomie, qui sentoit l'hon- nête homme, personne 11e se défieroit de mes artifices. Enfin, on rendit grâces a M. Lescaut d'avoir procuré, à l'Ordre, un Novice de mon mérite, tk l'on chargea un des Chevaliers de me donner , pendant: quelques jours , les instrudtions nécessaires.

Le principal Théâtre de mes exploits devoit être l'Hôtel de Transilvanie, où il y avoit une


table de Pharaon dans une SalIe.;.

8c divers autres Jeux de Cartes & de Dez dans la Galerie. Cette Académie se tenoit au profit de M. le Prince - de R qui demeuroit alors à Clagny , & la plupart de ses Officiers étoient de notre Société. Le dirai-je à ma honte ! je. profitai, en peu' de tems des leçons de mon-Maître.

J'acquis sur-tout beaucoup d'habileté à faire une votre-face, à siler la carte; & m'aidant fort bien d'une longue paire de manchet- tes , j'escamotois assez légerement pour tromper les yeux des plus habiles , & ruiner sans affectation quantité d'honnêtes Joueurs. Cette adresse extraordinaire hâta si fort les progrès de ma fortune, que- je me trouvai en peu de semaines des sommes considérables, outre celles que je


partageois de bonne « foi avec mes Associés je ne craignis plus, alors, de découvrir à Manon notre perte de Chaillot; & pour la confoler en lui apprenant cette fâcheuse nouvelle , je louai une Maison garnie , ou nous nous établîmes avec un air d'opulence & de sécurité.

Tiberge n'avoit pas nunqué, pendant ce tems-là, de me rendre de fréquentes visites. Sa mo- rale ne finissoit point. Il recom- mençoit sans cesse à me représenter le tort que je faisois à ma conscience, à mon honneur de a ma fortune. Je recevois ses avis avec amitié; & quoique je n'eusse pas la moindre disposition à les suivre, je lui sçavois bon gré de son zélé , parce que j'en connoissois la source. Quel- quefois je le raillois agréable-


ment, dans la présence même de Manon ; & je l'exhortais à n'être pas plus scrupuleux qu'un grand nombre d'Evêques &;' d'autres Prêtres qui sçavent accorder fort bien une Maîtresse avec un Bénéfice. Voyez, lui disois-je , en lui montrant les yeux de la mien- ne ; & dites-moi s'il y a des fau- tes qui ne soient pas justifiées par une si belle cause. Il prenoit pa- tience. Il la poussa même assez loin : mais lorsqu'il vit que mes richesses augmentoient , &c que non-seulement je lui avois restitué ses cent pistoles , mais qu'ayant loué une nouvelle Maison &. doublé ma dépense, j'allois me replonger plus que jamais dans les plaisirs, il changea entierement de ton & de maniercs.

Il se plaignit de mon endurcissement ; il me menaça des cha-


timens du Ciel, & il me prédit une partie des malheurs qui ne tarderent guéres à m'arriver. Il est impossible , me dit-il, que les richesses qui fervent à l'entretien de vos désordres, vous soient venues par des voies légitimes. Vous les avez acquises injustement ; elles vous feront ravies de même. La plus terrible punition de Dieu seroit de vous en laisser jouir tranquillement.

Tous mes conseils, ajouta-t-il , vous ont été inutiles ; je ne prévois que trop qu'ils vous seroient bien-tôt importuns. Adieu , ingrat & foible Ami. Puiffcllr vos criminels plaisirs s'évanouir comme une ombre ! Puisse votre fortune & votre argent , périr sans ressource ; Se vous , rester seul & nud , pour sentir la va- nité des biens qui vous ont


follement enivré ! C'est alors que vous me trouverez disposé à vous aimer & à vous servir; mais je romps aujourd'hui tout commerce avec vous,. & je déteste la vie que vous menez. Ce fut dans ma chambre aux yeux de Manon, qu'il me fit cette harangue Apostolique. Il se leva pour se retirer. Je voulus le rerenir; mais je fus arrêté par Manon, qui me dit, que c'étoit un fou qu'il falloit laisser sortir.

Son discours ne laissa pas de faire quelque impreinon sur moi.

Je remarque ainsi les diverses oc- cassons où mon cœur sentit un retour vers le bien, parce que c'est , a ce souvenir que j'ai dû ensuite une partie de ma force, dans les plus malheureuses circonstances de ma vie. Les caresses de Manon dissiperellt, en un


moment, le chagrin que cette scène m'avoit causé Nous conti- nuâmes de mener une vie, toute composée de plaisir 6c d'amour.

L'augmentation de nos richelles redoubla notre aifeétion. Venus & la Fortune n'avoient point d'Esclaves plus heureux & plus tendres. Dieux ! pourquoi nom- mer le Monde un lieu de mi- feres , puisqu'on y peut goûter de si charmantes délices ! Mais hélas ! leur foible est de palTer trop VlLe. Quelle autre félicité voudroit-on se proposer, si elles croient de nature à durer toujours ? Les nôtres eurent le fort commun , c'est-à-dire , de durer peu , & d'être suivies par des regrets amers. J'avois fait au Jeu des gains si considérables, que je pensois à placer une partie de mon argent. Mes Domef-


tiques n'ignoroient pas mes succès ; sur - tout mon Valet de chambre ; & la suivante de Manon, devant lesquels nous nous entretenions souvent sans défiance. Cette Fille étoit jolie. Mon Valet en étoit amoureux. Ils avoient à faire à des Maîtres jeunes & faciles, qu'ils s'imaginerent pouvoir tromper aisément.

Ils en concurent le dessein, & ils l'exécuterent si malheureusement pour nous, qu'ils nous mirent dans un état dont il ne nous a jamais été possible de nous relever.

M. Lescaut nous ayant un jour donné à souper, il étoit environ minuit, lorsque nous retournâmes au Logis. J'appellai mon Valet, & Manon sa Femme de Chambre; ni l'un ni l'autre- ne parurent. On nous dit qu'ils


n'avoient point été vus dans la Maison depuis huit heures, &c qu'ils étoient fortis après avoir fait transporter quelques caisses ; suivant les ordres qu'ils disoient avoir reçus de moi. Je pressentis une partie de la vérité ; mais je ne formai point de soupçons, qui ne sussent sur pâssés par ce que j'apperçus en entrant dans ma chambre. La ferrure de mon cabinet avoit été forcée, & mon argent enlevé , avec tous mes habits. Dans le tems que je réflé chissois seul, sur cet accident, Manon vint , toute effrayée , m'apprendre qu'on avoit fait le.

même ravage dans son apparte- ment. Le coup me parut si cruel, qu'il n'y eut qu'un effort extraordinaire de raison, qui m'em- pêcha de me livrer aux cris & aux pleurs. La crainte de com-


muniquer mon désespoir à Ma- non me fit affecter de prendre un virage tranquille. Je lui dis, en badinant, que je me vange- rois sur quelque dupe, à l'Hôtel de Transilvanie. Cependant elle me sembla si sensible à notre malheur, que sa tristesse eut bien plus de force pour m'affliger, que ma joie feinte n'en avoit eu pour l'empêcher d'être trop abbatue. Nous sommes perdus, me dit-elle, les larmes aux yeux. Je m'efforçai en vain de la consoler par mes caresses. Mes propres pleurs trahiffoient mon désespoir & ma consternation.

En effet, nous étions ruinés si absolument, qu'il ne nous restoit pas une chemise.

Je pris le parti d'envoyer chercher lur le champ M. Lescaut. Il me conseilla d'aller, à l'heure même,


même, chez M. le Lieutenant de Police & M. le Grand Prévôt de Paris. J'y allai; mais ce sur pour mon plus grand mal- heur ; car outre que cette démarche, Se celles que je fis faire à ces deux Officiers de Justice, ne produisirent rien, je donnai le tems à Lescaut d'entretenir sa Sœur, & de lui inspirer pen- dant mon absence une horrible résolution. Il lui parla de M. de G. M. vieux Voluptueux, qui payoit prodiguement les plaisirs & il lui fit envisager tant d'avantages à se mettre a sa solde que troublée comme elle etoit par notre disgrace, elle entra dans tout ce qu'il entreprit de lui persuader. Cet honorable marché sur conclu avant mon retour, & l'exécution remise au lendemain , après que Lef..


caut auroit prévenu M. de G.

M Je le trouvai, qui m'atten- doit au logis ; mais Manon s'étoit couchée dans san appartement , & elle avoit donné ordre à son Laquais de me dire qu'ayant besoin d'un peu de repos, elle me prioit de la laisser feule pendant cette nuit. Lescaut me quitta , après m'avoir offert quelques pistoles que j'acceptai. Il étoit près de quatre heures , lorsque je me mis au lit; & m'y étant encore occupé long-tems des moyens de rétablir ma fortune , je m'endor- mis si tard , que je ne pus me réveiller que vers onze heures ou midi. Je me levai promptement, pour aller m'informer de la fanré de Manon : on me dit qu'elle étoit sortie une heure auparavant, avec son Frere, qui l'étoit venu prendre dans un carosse de loua-


ge. Quoiqu'une telle partie , faite avec Lescaut me parut miftérieufe, je me fis violence pour fufpetidre mes soupçons. Je lainai couler quelques heures que je passai à lire.

Enfin, n'étant plus le maître de mon inquiétude , je me promenai à grands pas dans nos appartemens. J'apperçus, dans celui de Manon, une Lettre cachetée qui étoit sur îa table. L'adreilè étoit à moi, & l'écriture de sa main.

Je l'ouvris avec un frisson mor- tel : elle étoit dans ces termes.

Je te jure , mon cher Chevalier , que tu es l'Idole de mon cœur , & qu'il n'y a que toi au Monde, que je puisse aimer de la façon dont je t'aime; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chere Ame , que dans l'état où nous sommes réduits , c'est une forte vertu que la fidélité ? Crois-tu


qu'on puisse être bien tendre; lorsqu'on manque de pain? La faim me causeroit quelque mé- prise fatale; je rendrois quelque jour le dernier soupir, en croyant en pouffer un d'amour.

Je t'adore, comte là-dessus; mais laille-moi, pour quelque tems , le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets; je travaille pour rendre mon chevalier riche & heureux. Mon Frere t'apprendra des nouvelles de ta Manon, & qu'elle a pleuré de la nécefuté de te quitter.

Je demeurai, après cette lecture , dans un état qui me feroit difficile à décrire; car j'ignore encore aujourd'hui par quelle ef- pece de sentimens je fus alors agité. Ce fut une de ces situations uniques, auxquelles on n'a rien


éprouvé qui fait semblable : on ne sçauroit les expliquer aux autres , parce qu'ils n'en ont pas l'ide; & l'on a peine à se les bien dé- mêler a foi même , parce qu'é- tant feules de leur espece, cela ne se lie à rien dans la mémoi- re, & ne peut même être rapproché d'aucun sentiment connu.

Cependant de quelque nature que fussènt les miens, il est certain qu'il devoit y entrer de la douleur , du dépit; de la jalousie , & de la honte. Heureux, s'il n'y fût pas entré encore plus d'amour ! Elle m'aime, je le veux croire; mais ne faudroit-il pas , m'écriai-je , qu'elle fût un Monstre pour me haïr ? Quels droits eut-on jamais Air un cœur, que je n'aye pas sur le sien ? Que me reste-il à faire pour elle, après tout ce que je lui ai sacrifié ?


Cependant elle m'abandonne ! & l'Ingratte se croit à couvert de mes reproches , en me disant qu'elle ne cesse pas de m'aimer.

Elle appréhende la faim ; Dieu d'Amour ! quelle grossierté de sentimens, &: que c'est répondre mal à ma délicatesse ! Je ne l'ai pas appréhendée , moi qui m'y expose si volontiers pour elle , en renonçant à ma fortune , & aux douceurs de la Maison de mon Pere, moi, qui me fuis retranché jusqu'au nécessaire, pour fatis- faire les petites humeurs & ses caprices. Elle. m'adore, dit-elle.

Si tu m'adorois , Ingrate, je sçais bien de qui tu aurois pris des conseils ; tu ne m'aurois pas quitté , du moins , sans me dire adieu. C'est à moi qu'il faut demander quelles peines cruelles on fent, à se séparer de ce qu'on


adore. Il faudroit avoir perdu l'esprit pour s'y exposer volon- tairement.

Mes plaintes furent interrompues, par une visite à laquelle je ne m'attendois pas. Ce fut celle de Lescaut. Bourreau ! lui dis-je en mettant l'épée à la main , où est Manon ? qu'en as-tu fait ?

Ce mouvement l'effraya : il me répondit que si c'étoit ainsi que je le recevais, lorsqu'il venoit me rendre compte du service le plus considérable qu'il eût pu me rendre ; il alloit le retirer Se ne remettroit jamais le pied chez moi. Je courus à la porte de la chambre , que je fermai soigneusement. Ne t'imagine pas , lui dis-je en me tournant vers lui, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe, & me tromper par des fables. Il faut


défendre ta vie , ou me faire re- trouver Manon. Là! que vous êtes vif! repartit-il? c'est l'unique sujet qui m'amene. Je viens vous annoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, & pour lequel vous reconnoîtrez peut-etre que vous m'avez quelque obligation. Je voulus être éclairci sur le champ.

Il me raconta que Manon, ne pouvant soutenir la crainte de la misere, & sur-tout l'idée d'être obligée tout d'un coup à la réforme de notre Equipage , l'avait prié de lui procurer la connoissance de M. de G. M. qui passoit pour un homme généreux. Il n'eut garde de me dire que le conseil étoit venu de lui, ni qu'il eût prépare les voies, avant que de l'y conduire. Je l'y ai menée ce matin, continua-t'il, & cet honnête


honnête homme a été si charmé de son mérite, qu'il l'a invitée d'abord à lui tenir compagnie a sa Maison de campagne, où il est allé passer quelques jours.

Moi , ajoûta Lescaut , qui ai pénétré tout d'un coup de quel avantage cela pouvoit être pour vous, je lui ai fait entendre adroitement que Manon avoit essuié des pertes considérables j & j'ai tellement piqué sa générosité, qu'il a commencé par lui faire un présent de deux cens pistoles. Je lui ai dit que cela étoit honnête pour le présent; mais que l'avenir ameneroit, à ma Sœur , de grands besoins; qu'elle s'étoit chargée d'ailleurs du foin d'un jeune Frere, qui nous étoit resté sur les bras après la mort de nos Pere &c Mere, £ <. que s'il la croyoit digne de foa


estime, il ne la laisseroit pas souffrir , dans ce pauvre enfant, quelle regardoit comme la moitié d'elle-même. Ce récit n'a pas manque de l'attendrir. Il s'est engagé à louer une maison com- mode , pour vous Se pour Manon ; c'est VGUS-Inme, qui êtes ce pauvre petit Frere orphelin il a promis de vous meubler proprement, & de vous fournir tous les mois quatre cens bonnes livres qui en feront, si je compte bien quatre mille huit cens à - la fin de chaque année. Il a bissé ordre à son Intendant, avant que de partir pour sa Campagne, de chercher une Malfan, & de la tenir prête pour son retour. Vous reverrez alors Manon, qui m'a char- gé de vous embrasser mille fois pour elle, & de vous assurer


quelle vous aime plus que ja- mais.

Je m'assis en rêvant à cette bizarre disposition de mon fort.

Je me trouvai dans un partage de sentimens , & par consé- quent dans une incertitude si difficile à terminer, que je demeurai long-tems sans répondre à quantité de questions, que Lescaut me faisoit l'une sur l'autre. Ce fut dans ce moment que l'Honneur & la Vertu me firent sentir encore les pointes du remord, & que je jettai les yeux en soupirant , vers Amiens , vers la Maison de mon Pere, vers Saint Sulpice , & vers tous les lieux où j'avois vécu dans l'innocence. Par quel immense espace n'étois-je pas séparé de cet heureux état ! Je ne le voyois plus que de loin, comme une


ombre , qui s'attiroit encore mes regrets & mes desirs, mais trop foible pour exciter mes efforts. Par quelle fatalité, disois-je, fui s-je devenu si crimi- nel ! L'Amour est une passîon innocente; comment s'est-il change , pour moi, en une source de miseres & de désordres ? Qui m'empêchoit de vivre tranquille & vertueux avec Manon ? Pourquoi ne l'épousois-je point, avant que d'obtenir rien de son amour; Mon Pere , qui m'aimait si tendrement , n'y auroit-il pas con- senti si je l'en eusse pressé avec des initances légitimes ? Ah ! mon Pere l'auroit chérie lui-même, comme une Fille charmante, trop digne d'être la Femme de son Fils, je serois heureux avec l'amour de Manon, avec l'affection de mon Pere, avec l'estime


des honnêtes gens , avec les biens de la Fortune, & la tranquillité de la Vertu. Revers funeste !

Quel est l'infâme personnage qu'on vient ici me proposer ?

Quoi, j'irai partager mais y a-t'il à balancer , li c'est Manon qui l'a réglé , & si je la pers sans cette complaisance ? M. Lescaut, m'écriai-je, en fermant les yeux, comme pour écarter de si chagrinantes réflexions, si vous avez eu dessein de me servir y je vous rens grâces. Vous auriez pu prendre une voïe plus honnête; mais c'est une chose finie, n'estce pas ? ne pensons donc plus qu'à profiter de vos soins, & à remplir votre projet. Lescaut, à qui ma colere, suivie d'un fort long silence , avoit causé de l'embarras , fut ravi de me voir prendre un parti tout différent de ce-


lui qu'il avoir appréhendé sans doute; il n'étoit rien moins que brave , & j'en eus de meilleures preuves dans la suite. Oui, oui, se hâta - t'il de me répondre, c'est un fort bon service , que je vous ai rendu , & vous verrez que nous en tirerons plus d'avantage que vous ne vous y attendiez. Nous concertâmes de quelle maniere nous pourrions prévenir les défiances que M. de G M pouvoir concevoir de notre fraternité, en me voyant plus grand, & un peu plus âgé peut-être qu'il ne se l'imaginoit.

Nous ne trouvâmes point d'autre moyen , que de prendre devant lui un air simple & provincial, & de lui faire croire que j'étois dans le dessein d'entrer dans l'Etat Ecclésiastique, & que j'allois pour cela tous les jours au Col-


lege. Nous résolumes auln que je me mettrois fort mal, la premiere fois que je serois admis à l'honneur de le saluer. il revint à la Ville , trois ou quatre jours après. Il conduisit lui-même Ma- non , dans la Maison que son Intendant avoit eu foin de préparer. Elle fit avertir aussi- tôt Lescaut de son retour ; & celui-ci m'en ayant donné avis, nous nous rendîmes tous deux chez elle. Le vieil Amant en étoit déja forti.

Malgré la réifgnation avec laquelle je m'étois fournis à ses volonrés, je ne pus réprimer le murmure de mon cœur en la revoyant. Je lui parus triste ôc languissant. La joie de la retrouver ne l'emportoit pas tout-a\- fait, sur le chagrin de son inficldiré. Elle au contraire pa-


roifloit transportée du plaisir de me revoir. Elle me fit des reproches de ma froideur. Je ne pus m'empêcher de laisser échapper les noms de Perfide & d'Infidelle, que j'accompagnai d'autant de soupirs. Elle me railla d'abord de ma simplicité j mais lorsqu'elle vit mes regards s'attacher toujours tristement sur elle, & la peine que j'avois à digérer un changement si contraire à mon humeur & à mes desirs, elle passa seule dans son cabinet. Je la suivis, un mo- ment après. Je l'y trouvai toute en pleurs. Je lui demandai ce qui les causoit. Il t'est bien aisé de le voir, me dit-elle; comment veux-tu que je vive, si ma vue n'est plus propre qu'à te causer un air sombre & charin; Tu ne m'as pas fait une


feule c are (Te depuis une heure que tu es ici, & que tu as reçu les miennes avec la majesté du Grand Turc au Serrai!.

Ecoutez, Manon , lui répondis-je en l'embrassant, je ne puis vous cacher que j'ai le cœur mor- tellement affligé. Je ne parle point à présent des allarmes où votre fuite imprévue m'a jette, ni de la cruauté que vous avez eue de m'abandonner sans un mot de consolation, après avoir paffé la nuit dans un autre lit que moi.

Le charme de votre présence m'en feroit oublier davantage.

Mais croyez-vous que je puisse penser sans feupirs & meme sans larmes, continuai-je en en verfanr quelques-unes , à la triste & malheureuse vie que vous voulez que je mene dans cette Maison ? Laissons ma nailTance


Qi mon honneur à part; ce ne font plus des raisons si foibles, qui doivent entrer en concurrence avec un amour tel que le mien ; mais cet amour même, ne vous imaginez-vous pas qu'il gémit de se voir si mal récompensé, ou plutôt traité si cruellement, par une ingrate & dure Maîtresse.

Elle m'interrompit : tenez, ditelle, mon Chevalier, il est inutile de me tourmenter par des reproches , qui me percent le cœur , lorsqu'ils viennent de vous. Je vois ce qui vous blcffe. J'avois esperé que vous consentiriez au projet que j'avois fait pour rétablir un peu notre fortune, & c'étoit pour ménager votre délicatesse que j'avois commencé à l'exécuter sans votre participation ; mais j'y renonce, puisque vous ne l'approuvez pas. Elle ajoûra.


qu'elle ne me demandoit- qu un peu de complaisance , pour le- reste du jour; quelle avoir deja: reçu deux cens pistoles de Ion- vieil Amant, 6c qu'il lui avoit promis de lui apporter le soir un beau collier de perles, avec d'autres bijoux, & par detrus cela la moitié de la. pension annuelle qu'il lui avoir promise. Laissezmoi feulement le rems, me ditelle , de recevoir ses présens ; je vous jure qu'il ne pourra se van- ter, des avantages que je lui ai donnés sur moi, car je l'ai remis jufqua present à la Ville. Il elt vrai qu il m a. baiCe plus d un million de fois les mnms ; il est julle qu'il paye ce phifir, & ce ne fera point trop que cinq ou six mille francs , en proportionnant le prix à ses richelies ôc a fan âge.


i - Sa résolution me fut beaucoup plus agréable, que l'espérance des 5 000 livres. J'eus lieu de reconnoitre que mon cœur n'avoir point encore perdu tout sentiment d'honneur , puifqu'il étoit si satisfait d'échapper a l'infamie. Mais j'étois né pour les courtes joies & les longues douleurs. La Fortune ne me délivra d'un précipice, que pour me faire tomber dans un autre.

Lorsque j'eus marqué à Manon, par mille carclfes, combien je me croyois heureux de son changement , je lui dis qu'il falloit en jnftruire M. Lescaut, afin que nos mesures se prissent de concert. Il en murmura d'abord ; mais les quatre ou cinq mille livres d'argent comptant le firent entrer gaiement dans nos vues.

Il fut donc réglé que nous nous


trouverions tous à souper avec M. de G M & cela pour deux raisons : l'une, pour nous donner le plaisir d'une scène agréable, en me faisant passer pour un Ecolier, Frere de Manon ; l'autre , pour empêcher ce vieux Libertin de s'émanciper trop avec ma Maîtresse , par le droit qu'il croiroit s'être acquis en payant si libéralement d'avance. Nous devions nous retirer, Lescaut & moi, lorsqu'il monteroit à la chambre où il comptoit de passer la nuit ; & Manon , au lieu de le suivre, nous promit de forcir, & de la venir passer avec moi. Lescaut se chargea du foin d'avoir exacte- ment un carosse à la porte.

L'heure du souper étant venue , M. de G. M. ne se fit pas attendre long-lems. Lescaut étoit


avec sa Sœur, dans la Salle. Le premier compliment du Vieillard fut d offrir à sa Belle, un collier, -des bracelets x & des pendants de perles, qui valoient au moins nulle écus. Il lui compta ensuite, en beaux Louis d'or, la somme de deux mille quatre cens livres, qui faiioient la moitié de la pension. Il assaisonna ion préfère de quantité de douceurs, dans le goût de la vieille Cour. Manon ne put lui refuser quelques baisers; c' étoit autant de droits qu'elle acqucroit, sur l'argent qu'il lui mettoit entre les mains.

J'étais à la porte, où je prétois .1 oreille , en attendant que Lef- caut m'avertît d'entrer.

Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut ferré l'argent & les bijoux; me conduisant vers M. de G. M. il m'ordonna de


lui faire la révérence. J'en fis deux ou troisdes plus profondes. Ex- fez , Monsieur , lui dit Lescaut ; c'est un Enfant fort neuf. Il est bien éloigné, comme vous voyez, d'avoir les airs de Paris ; mais nous espérons qu'un peu d'usage le façonnera. Vous aurez l'honneur de voir ici souvent , Mon- sieur, ajouta-t'il, en se tournant vers moi ; faites bien votre profit d'un il bon modèle. Le vieil Amant parut prendre plaisir à me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue , en me disant que j'étois un joli garçon , mais qu'il falloir être sur mes gardes à Paris , les jeunes gens se laissent aller facilement à la débauche. Lescaut l'assura que j'étois naturellement si sage , que je ne parlois que de me faire Prêtre, & que tout mon


plaisir etoit à faire de petites Chapelles. Je lui trouve l'air de Manon, reprit le Vieillard, en me haussant le menton avec la nuin. Je répondis d'un air niais : Monsieur , c'est que nos deux chairs se touchent de bien proche ; aussi, j'aime ma Sœur Ma- non comme un autre moi-même.

L'entendez - vous , dit-il à Lescaut ? Il a de l'esprit. C'est dommage que cet Enfant - là n'ait pas un peu plus de monde. Ho, Monsieur, repris-je, j'en ai vu beaucoup chez nous dans les Eglises , & je crois bien que j'en trouverai à Paris , de plus sots que moi. Voyez , ajoûtat'il cela est admirable pour un Enfant de Province. Toute notre conversation fut à peu-près du même gener, pendant le souper. Manon , qui écoit badine, fut


fut sur le point, plusieurs fois, de gâter tout par ses éclats de rire. Je trouvai l'occasion, en soupant, de lui raconter sa propre histoire , & le mauvais fort qui le menaçoit. Lefeaut & Manon trembloient pendant mon récit , sur-tout lorsque je faisois son portrait au naturel ; mais l'amour-propre l'empêcha de s'y reconnaître, & je l'achevai si adroitement qu'il fut le premier à le trouver fort risible. Vous verrez que ce n'est pas sans raison , qne je me fuis étendu sur cette ridicule scène. Enfin l'heure du sommeil étant arrivée , il parla d'amour & d'impatience.

Nous nous retirâmes , Lescaut & moi. On le conduisit a sa cham- bre; & Manon , étant sortie fous prétexte d'un besoin , nous vint joindre à la porte. Le carrosse ,


qui nous attendoit trois ou qu:!"; ne maisons plus bas , s'avança pour nous recevoir. Nous nous éloignâmes, en un instant , du quartier.

Quoiqu'à mes propres yeux, cette action fût une véritable friponnerie , ce n'étoit pas la plus injuste que je crusse avoir à me reprocher. J'avois plus de scrupule , sur l'argent que j'avois acquis au Jeu. Cependant nous profitâmes aussi peu de l'un que de l'autre , ce le Ciel permit que la plus légere de ces deux injustices Hlt la plus rigoureusement punie.

M. de G. M. ne tarda pas longtems à s'apperccvoir qu'il étoit dupé. Je ne sçais s'il fit, dès le foir même , quelques démarches pour nous découvrir ; mais il eut assez de crédit pour n'en pas faire long-tems d'inu-


tiles, &: nous assez a-imprudence , pour compter trop sur la grandeur de Paris , & sur l'é, loignement qu'il y avoit de notre quartier au sien. Non-seulement il fut informé de notre demeure, & de nos affaires présentes , mais il apprit aussi qui j'étois , la vie que j'avais menée à Paris , l'an- cienne liaison de Manon avec B. la tromperie qu'elle lui avoit faite ; en un mot, toutes les parties scandaleuses de notre histoire.

Il prit là-dessus la résolution de nous faire arrêter , & de nous faire traiter moins comme des Criminels , que comme de fiefés Libertins. Nous étions encore au lit, lorsqu'un Exempt de Police entra dans notre chambre s avec une demie douzaine de Gardes. Ils se saisirent d'abord de notre argent , ou plutôt de


celui de Monsieur de G.. M. ;

& nous ayant fait lever brusquement, ils nous conduisent à la porte, où nous trouvâmes deux carosses , dans l'un desquels la pauvre Manon fut enlevée sans explication, & moi traîné dans l'autre à Saint Lazare. Il faut avoir éprouvé de tels revers, pour juger du désespoir qu'ils peuvent causer. Nos Gardes eurent la dureté de ne me pas permettre d'embrasser Manon, ni de lui dire une parole. J'ignorai long tems ce qu'elle étoit devenue. Ce fut sans doute un bon..

heur pour moi , de ne l'avoir pas fçti d'abord ; car une castastrophe si terrible m'auroit fait perdre le sens, & peut-être la vie.

Ma malheureuse Maîtresse fut donc enlevée, à mes yeux, &


menée dans une Retraite que j'ai horreur de nommer. Quel fort pour une Créature toute charmante , qui eût occupé le premier trône du Monder si tous les hommes eussent eu mes yeux & mon cœur ! On ne l'y traita pas barbarement } mais elle fut resserrée dans une étroite prison , felile 5 & condamnée à remplir tous les jours une certaine tâche de travail , comme une condition nécessaire pour obtenir quelque dégoûtante nourriture. Je n'appris ce triste détail que longtems après, lorsque j'eus essuyé moi-même plusieurs mois d'une rude & ennuyeuse pénitence. Mes Gardes ne m'ayant point averti non plus du lieu où ils avoient ordre de me conduire, je ne connus mon destin qu'à la porte de S. Lazare. J'aurois préféré la


mort, dans ce moment, à l'état où je me crus prêt de tomber.

J'avois de terribles idées de cette Maison. Ma frayeur augmenta, lorsqu'en entrant, les Gardes visiterent une seconde fois mes poches , pour s'assurer qu'il ne me restoit, ni armes, ni moyens de défense. Le Supérieur parut à l'instant ; il étoit prévenu sur mon arrivée. Il me salua avec beaucoup de douceur. Mon Pe- re, lui dis-je , point d'indignités. Je perdrai mille vies, avant que d'en souffrir une. Non , non, Monsieur , me répondit-il ; vous prendrez une conduire fage, & nous ferons contens l'un de l'autre. Il m-2 pria de monter dans une chambre haute. Je le suivis sans résistance. Les Archers nous accompagnerent jusqu'à la porte ; & le Supérieur, y étant en-


tre avec moi, leur fit (Igné desb retirer.

Je fuis donc votre Prisonnier lui dis-je! Eh bien, mon Pere, que prétendez-vous faire de moi ?

Il me dit qu'il etoit charme de me voir prendre un ton raisonnable ; que son devoir seroit de travailler à m'inspirér le goût de la vertu & de la Religion , & le mien, de profiter de ses exhortations & de ses conseils que pour peu que je voulusse répondre aux attentions qu'il auroit pour moi, je ne trouverois que du plaisir, dans ma solitude. Ah!

du plaisir, repris-je ; vous ne sçavez pas, mon Pere, l'unique chose qui est capable de m'en faire goûter ! Je le sçais, repritil ; mais j'espere que votre inclination changera. Sa reponse me fit comprendre qu'il étois instruit de mes avantures, &


peut-être de mon nom. Je le priai de m'éclaircir. Il me dit naturellement qu'on l'avoit informé de tout.

Cette connoissance fut le plus rude de tous mes châtimens. Je me mis à verser un ruisseau de larmes, avec toutes les marques d'un affreux désespoir. Je ne pouvois me consoler d'une humiliation , qui alloit me rendre la Fable de toutes les personnes de ma connoissance, & la honte de ma Famille. Je passai ainsi huit jours dans le plus profond abbatement , sans être capable de rien entendre , ni de m'oc- cuper d'autre chose que de mon opprobre. Le souvenir même de Manon n'ajoûtoit rien à ma douleur. Il n'y entroit, du moins que comme un sentiment qui avoit précédé cette nouvelle peine ;


ne; & la passion dominante de mon ame étoit la honte & la confusion. Il y a peu de personnes, qui connoissent la force de ces mouvemens particuliers du cœur. Le commun des hommes n'est sensible qu'à cinq ou six passions, dans le cercle desquelles leur vie se passe, & où toutes leurs agitations se réduisent. Otez - leur l'amour & la haine, le plaisir & la douleur , l'espérance & la crainte , ils ne sentent plus rien. Mais les per- sonnes d'un caractere plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes; il semble qu'elles ayent plus de cinq sens , & qu'elles puissent recevoir des idées & des sensations qui par- sent les bornes ordinaires de la Nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur


qui les éleve au-dessus du vul- gaire, il n'y a rien dont elles soient plus jalouses. De-là vient qu'elles souffrent si impatiem- ment le mépris & la risée, & que la honte est une de leurs plus violentes passions.

J'avois ce triste avantage a S. Lazare. Ma tristesse parut si excessive au Supérieur , qu'en appréhendant les suites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur & d'indulgence. Il me vilitoit deux ou trois fois le jour. Il me prenoit souvent avec lui, pour faire un tour de Jardin , & son zélé sépuisoit en exhortations & en avis salutaires.

Je les recevois avec douceur. Je lui marquois même de la re- connoissance. Il en tiroit l'espoir de ma canversion. Vous êtes d'un naturel si doux & si aimable,


me dit-il un jour , que je ne puis comprendre les desordres dont on vous accuse. Deux choses m'é- tonnent; l'une , comment avec de si bonnes qualités vous avez pu vous livrer à l'excès du li- bertinage; & l'autre, que j'admire encore plus , comment vous recevez si volontiers mes conseils & mes instructions , après avoir vécu plusieurs années dans l'habitude du désordre. Si c'est repentir, vous êtes un exemple signalé des miséricordes du Ciel ; si c'et f bonté naturelle , vous avez du moins un excellent fond de caractere, qui me fait esperer que nous n'aurons pas besoin de vous retenir ici long-tems, pour vous ramener à une vie honnête & reglée.

Je fus ravi de lui voir cette opinion de moi. Je résolus de l'au


menter, * par une conduite qui pût le satisfaire entièrement persuadé que c'étoit le plus sur moyen d'abréger ma prison. Je lui demandai '- des Livres. Il fut surpris que m'ayant laissé le choix de ceux que je voulois lire, je me déterminai pour quelques Auteurs sérieux. Je feignis de m'appliquer à l'étude avec le dernier attachement, Se je lui donnai ain- 11, dans toutes les occasions , des preuves du changement qu'il délirait.

Cependant il n'étoit qu'extérieur. Je dois le confesser à ma honte; je jouai, à S. Lazare, un personnage d'hipocrite. Au lieu d'étudier, quand j'étois seul, je ne m'occupois qu'à gémir de ma destinée. Je maudissois ma prison & la tiran- nie qui m'y retenoit. Je n'eus pas


plutôt quelque relâche, du côté de cet accablement où m'avoit jetté la confusion, que je retom- bai dans les tourmens de l'Amour. L'absence de Manon, l'incertitude de son fort, la crainte de ne la revoir jamais, étoient l'unique objet de mes rriftes mé- ditations. Je me la figurois dans les bras de G. 1\1.; car c'étoit la pensée que j'avois eu d'abord; & loin de m'imaginer qu'il lui eût fait le même traitement qu'à moi, j'étois persuadé qu'il ne m'avoit fait éloigner que pour la posséder tranquillement. Je paffois ainsi des jours & des nuits, dont la longueur me paraissoit éternelle. Je n'avois d'espérance , que dans le succés de mon hipocrisie. J'observois soigneusement le visage & les di scours du Supérieur, pour m'assurer de


ce qu'il pensoit de moi ; & je 1 me faisois une étude de lui plai- 1 re, comme à l'arbitre de ma destinée. Il me fut aisé de reconnoître que j'étois parfaitement dans ses bonnes graces. Je ne doutai plus qu'il ne fût disposé à me rendre service. Je pris un jour la hardiesse de lui demander, si c'étoit de lui que mon élargissement dépendoit. Il me dit qu'il n'en étoit pas absolu-

ment le maître ; mais que sur son témoignage, il espéroit que M. de G. M., à la sollicitation duquel M. le Lieutenant Général de Police m'avoit fait renfermer, consentiroit à me rendre la liberté. Puis-je me flater, repris je doucement, que deux mois de prison, que j'ai déja essuïés, lui paroîtront une expiation suffisante ! Il me pro-


mit de lui en parler, si je le fouhaitois. Je le priai instamment de me rendre ce bon office. Il m'apprit, deux jours après, que G. M. avoit été si touché du bien qu'il avoit entendu de moi, que non-seulement il paroissoit être dans le dessein de me laisser voir le jour , mais qu'il avoit même marqué beaucoup d'envie de me connoître plus parriculie- ment, & qu'il se proposoit de me rendre une visite dans ma prison. Quoique sa présence ne pût m'être agréable, je la regardai comme un acheminement prochain à ma liberté.

Il vint effectivement à Saint Lazare. Je lui trouvai l'air plus grave & moins sot, qu'il ne l'avoit eu dans la Maison de Ma- non. Il me tint quelques discours de bon sens sur ma mauvaise


conduire. Il ajouta, pour justi- fier apparemment ses propres désordres, qu'il étoit permis à la foiblesse des hommes de se procurer certains plaisirs que la Nature exige, mais que la friponnerie & les artifices honteux méri- toient d'être punis. Je l'écoutai, avec un air de fourmission dont il parut satisfait. Je ne m'offen- çai pas même de lui entendre lâ- cher quelques railleries sur ma fraternité avec Lescaut & Manon, & sur les petites Chapelles, dont il supposoit, me dit-il, que j'avois du faire un grand nom- bre à Saint Lazare; puisque je trouvois tant de plaisir à cette pieuse occupation. Mais il lui échappa, malheureusement pour lui & pour moi-même , de me dire que Manon en auroit fait aussi, sans doute, de fort jolies


à l'Hôpital. Malgré le frémissement que le nom d'Hôpital me causa , j'eus encore le pouvoir de le prier, avec douceur , de s'expliquer. Hé oui, reprit-il, il y a deux mois qu'elle apprend la {âgelie à l'Hôpital Général, & je souhaite quelle en ait tiré autant de profit , que vous à Saint Lazare.

Quand j'aurois eu une prison éternelle, ou la mort même présente à mes yeux , je n'aurois pas été le maître de mon transport, à cette affreuse nouvelle. Je me jettai sur lui, avec une si furieuse rage , que j'en perdis la moitié de mes forces.

J'en eus assez néanmoins pour le renverser par terre, & pour le prendre à la gorge. Je l'étranglois; lorsque le bruit de sa chûte, & quelques cris aigus,


que je lui laissois à peine la liberté de pouser, attirerent le Supérieur & plusieurs Religieux dans ma chambre. On le délivra de mes mains. J'avois presque perdu moi-même la force & la respiration. O Dieu! m'é- criai-je, en poussant mille soupirs; justice du Ciel! faut-il que je vive un moment, après une telle infamie ? Je voulus me jetter encore, sur le Barba- re qui venoit de m'ananmer.

On m'arrêta. Mon désespoir, mes cris & mes larmes pafsoient toute imagination. Je fis des choses si étonnantes, que tous les assistans qui en ignoroient la cause , se regardoient les uns les autres avec autant de frayeur que de surprise. M.

de G. M. rajustoit pendant ce tems-là sa perruque & sa cra-


vate , & dans le dépit d'avoir été II maltraité , il ordonnoit au Supérieut de me resserrer plus étroitement que jamais, & de me punir par tous les châtimens qu'on sçait être propres à Saint Lazare. Non, Monsieur, lui dit le Supérieur; ce 11 est point avec une personne de la naissance de M. le Chevalier, que nous en usons de cette maniéré. Il est si doux, d'ailleurs, & si honnête, que j'ai peine à comprendre qu'il se soit porté à cet excès sans de fortes raisons. Cette réponse acheva de déconcerter M. de G. M. Il sortit en disant qu'il sçauroit faire plier , & le Supérieur , & moi, & tous ceux qui oferoient lui résister.

Le Supérieur, ayant ordonné à ses Religieux de le conduire,


demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendre promptement d'où venoit ce désordre. O mon Pere ! lui dis-je, en continuant de pleurer comme un Enfant, figurez-vous la plus horrible cruauté, imaginez-vous la plus detestable de toutes les barbaries, c'est l'action que l'indigne G. M. a eu la lâcheté de commettre. Oh ! il m'a percé le cœur. Je n'en reviendrai jamais. Je veux vous raconter tout, ajoutai - je. En sanglotant. Vous êtes bon, vous aurez pitié de moi.

Je lui fis un récit abrégé de la longue & insurmontable passion que j'avois pour Manon, de la situation lfonlTante de notre Fortune avant que nous eussions été dépouilles par nos propres Domestiques, des offres que G

M. avoit faites à ma Maîtresse,


de la conclusion de leur marché & de la maniéré dont il avoit avoir été rompu. Je lui représentai les choses , à la vérité, du côté le plus favorable pour nous : voilà, continuai-je, de quelle source est venu le zèle de M. de G. M.

pour ma conversion. Il a eu le crédit de me faire ici renfermer, par un pur motif de vengeance. Je le lui pardonne : mais , mon Pere , ce n'est pas tout ; il a fait enlever cruellement la plus chere moitié de moi-même ; il l'a fait mettre honteusement à l'Hôpital , il a eu l'impudence de me l'annoncer aujourd'hui de sa propre bouche.

A l'Hôpital, mon Pere ! O Ciel !

ma charmante Maîtresse , ma chere Reine à l'Hôpital, comme la plus infâme de toutes les Créatures ! Où trouverai-je allez de force, pour ne pas mourir de


douleur & de honte ! Le bost Pere , me voyant dans cet excès d'affliction , entreprit de me consoler. Il me dit qu'il n'avoir jamais compris mon avanture, de la maniéré dont je la racontois; qu'il avoit fçû, à la vérité, que je vivois dans le désordre, mais qu'il s'étoit figuré que ce qui avoit obligé M. G. M. d'y prendre intérêt, étoit quelque liaison d'estime & d'amitié avec ma Famille ; qu'il ne s'en étoit expliqué à lui-même que sur ce pied ; que ce que je venois de lui apprendre mettroit beaucoup de changement dans mes affaires, & qu'il ne doutoit point que le récit fidéle qu'il avoit dessein d'en faire à MJe Lieutenant Général de Police ne pût contribuer à ma liberté. Il me demanda ensuite pourquoi je n'avais pas


encore pensé à donner de mes nouvelles à ma Famille, puis- qu'elle n'avoir point eu de parc à ma captivité. Je satisfis à cette objection par quelques raisons prises de la douleur que j'avois appréhendé de causer à mon Pe- re, & de la honte que j'en aulois ressentie moi-même. Enfin il me promit d'aller de ce pas chez le Lieutenant de Police; ne fut - ce, ajouta-t-il , que pour prévenir quelque chose de pis, de la part de M. de G. M. qui est forti de cette Maison fort mal satisfait, Se qui est assez coniidéré pour se faire redouter.

J'attendis le retour du Pere, avec toutes les agitations d'un Malheureux qui touche au moment de sa Sencence. C'étoir pour moi un supplice inexprimable:) de me représenter Ma-


non à l'Hôpital, Outre l'infa- mie de cette demeure, j ignorois de quelle maniéré elle y étoic traitée; &- le souvenir de quelques particularités, que j'avois encendues de cette Maison d'hor- reur, renouvelloit à tous Ino mens mes transports. J'étois tellement résolu de la secourir, a quelque prix & par quelque moyen que ce pÍh être , que j'aurois mis le feu à S. Lazare , s'il m'eût été impossible d'en sortir autrement. Je réfléchis donc sur les voïes que j'avois à prendre , s'il arrivoit que le Lieutenant Général de Police continuât de m'y retenir mal- gré moi. Je mis mon industrie à, toutes les épreuves ; je parcou-.

rus toutes les possibilités. Je ne vis rien qui pût m'auurer d'une évasion certaine, ôc je craignis d'être


d'être renfermé plus étroitement, si je faisois une tentative malheureuse. Je me rappellai le nom de quelques Amis, de qui je pouvois esperer du secours; mais quel moyen de leur faire sçavoir ma situation ? Enfin, je crus avoir formé un plan si adroit, qu'il potirroit réussir; & je remis à l'arranger encore mieux après le retour du Pere Supérieur, si l'inutilité de sa démarche me le rendoit nécessaire. Il ne tarda point à revenir. Je ne vis pas , sur son visage , les marques de joïe qui accompagnent une bonne nouvelle.

J'ai parlé , me dit-il , à M. le Lieutenant Général de Police, mais je lui ai parlé trop tard. M.

de G. M. l'est allé voir en fortant d'ici, & l'a si fort prévenu contre vous , qu'il étoit far le


point de m'envoyer de nouveaux ordres, pour vous ressèrrer davantage.

Cependant lorsque je lui ai appris le fond de vos affaires, il a paru s'adoucir beaucoup ; & riant un peu de l'incontinence du vieux M. de G. M. il m'a dit qu'il falloir vous laissèr ici six mois, pour le satisfaire ; d'autant mieux, a-t il dit, que cette demeure ne sçauroit vous être inutile. Il m'a recommandé de vous traiter honnêtement, & je vous réponds que vous ne vous plaindrez point de mes manié- res.

Cette explication du bon Supérieur fut anez longue; pour me donner le tems de faire une sage réfléxion. Je conçus que je m'exposerois à renverser mes desseins, si je lui marquois trop


d'empressement pour ma liberté. Je lui témoignai au contraire, que dans la nécessite de demeurer, c'étoit une douce con- folation pour moi d'avoir quelque part à son estime. Je le priai ensuite, sans affeétation , de m'accorder une grâce, qui n'é.

toit de nulle importance pour personne, & qui serviroit beaucoup à ma tranquillité , c'étoit de faire avertir un de mes Amis, un saint Ecclésiastique qui demeurait à Saint Sulpice , que j'étois à Saint Lazare , & de permettre que je reçusse quelquefois sa visite. Cette faveur me fut accordée sans délibérer.

C'étoit mon ami Tiberge dont il étoit question; non que j'esperasse , de lui, les secours nécessaire pour ma liberté; mais je voulois l'y faire servir comme


un infiniment: éloigné, sans qu'il en eût mcme connoissance. En un mot 5 voici mon projet: je voulois écrire à Lescaut, & le charger lui & nos Amis communs, du soin de me délivrer. La premiere difficulté étoit de lui faire tenir ma Lctrt-c; ce devoit être l'office ce de Tiberge. Cependant, comme il le connoissoit pour le Frere de ma Maîtresse, je craignois qu'il n'eût peine a se charger de cette commission. Mon dessein étoit de renfermer ma Lettre à Lescaut, dans une autre Lettre, que je devois adresser à un honnête homme de ma con- noissance, en le priant de rendre promptement la premiere à son adresse ; & comme il étoit nécef- faire que je visse Lescaut, pour nous accorder dans nos mesures je voulois lui marquer de venir


à Saint Lazare , & de demander à me voir fous le nom de mon Frere aîné, qui étoit venu exprès à Paris pour prendre connoissance de mes affaires. Je remettons à convenir, avec lui, des moyens qui nous paroîtroient les plus expéditifs & les plus sûrs. Le P. Supérieur fit avertir Tiberge, du desir que j'avois de l'entretenir.

Ce fidèle Ami ne m'avoit pas tellement perdu de vue , qu'il ignorât mon avanture ; il ravoir que j'étais à Saint Lazare, &c peut-être n'avoit-il pas été sâché de cette disgrace qu'il croyoit capable de me ramener au devoir. Il accourut aussï-tôt à ma chambre.

Notre entretien fut plein d'amitié. Il voulut être informé de mes dispositions. Je lui ouvris mon cœur sans réserve, excepté


sur le dessein de ma fuite. Ce n'est pas à vos yeux, cher Ami, lui dis-je , que je veux paroitre ce que je ne fuis point. Si vous avez cru trouver ici un Ami sage & reglé dans ses désirs, un Libertin réveillé par les châti- mens du Ciel , en un mot un cœur dégagé de l'Amour & revenu des charmes de sa Manon , vous avez jugé trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vous me laissâtes il y a quatre mois ; toujours tendre, l!c toujours malheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lassse point de chercher mon bonheur.

Il me répondit que l'aveu que je faisois, me rendoit inexcusa- ble : qu'on voyoit bien des Pé-

cheurs, qui s'enivroient du faux i bonheur du vice, jusqu'à le pré- 1


ferer hautement à celui de la vertu; mais que c'étoit du moins à des images de bonheur qu'ils s'attachaient, & qu'ils étoient les dupes de l'apparence : mais que de reconnaître, comme je le faisois , que l'objet de mes at- tac hemens n'étoit propre qu'à me rendre coupable & malheureux , & de continuer à me précipiter volontairement dans l'infortune & dans le crime, c'était uns contradiction d'idées 8c de conduite, qui ne faisoit pas honneur à ma raison.

Tiberge ! repris je, qu'il vous est aisé de vaincre , lorqqu'on n'oppose rien à vos armes ! Laissez-moi raisonner à mon tour.

Pouvez-vous prétendre que ce que vous appellez le bonheur de la vertu, foit exempt de peines, de traverses & d'inquiétudes ?


Quel nom donnerez-vous à la prison, aux croix, aux Suppli- ces & aux tortures des Tyrans; Direz - vous , comme font les Mistiques , que ce qui tour- mente le corps est un bonheur pour l'ame ? Vous n'oseriez le dire , c'est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur , que vous relevez tant, est donc mêlé de mille peines ; ou pour parler plus juste, ce n'est qu'un tissu de malheurs , au travers desquels on tend à la félicité. Or si la force de l'imagination fait trouver du plaisir dans ces maux mêmes, parce qu'ils peuvent conduire à un terme heureux qu'on espere, pourquoi traitez-vous de contradictoire &c d'insensée , dans ma conduite une disposition toute semblable ? J'aime Manon; je tends au travers de nulle dou- leurs


leurs à vivre heureux & tranquille auprès d'elle. La voie par où je marche est malheureuse, mais l'espérance d'arriver à mon terme y répand toujours de la douceur; & je me croirai trop bien paye, par un moment pane avec elle, de tous les chagrins que j'effitie pour l'obtenir. Toutes choses me paroissent donc égales , de votre côté & du mien ; ou s'il y a quelque différence elle est encore à mon avantage, car le bonheur que j'espere est proche, est l'autre est éloigné; le mien est de la nature des pei- nes , c'est- à- dire, sensible au corps; & l'autre est d'une nature inconnue , qui n'est certaine que par la foi.

Tiberge parut effraie de ce raisonnement. Il recula deux pas , en me disant de l'air le plus fé-


rieux, que non-seulement ce que je venois de dire blessoit le bon sens, mais que c'étoit un malheu- reux sophisme d'impiété & d'irréligion : car cette comparaison 1 ajoûta-t'il du terme de vos pei- nes avec celui qui est proposé par la Religion, est une idée des plus libertines & des plus monstrueuses.

J'avoue , repris-je , qu'elle n'est pas juste ; mais prenez-y garde , ce n'est pas sur elle que porte mon raisonnement. J'ai eu dessein d'expliquer ce que vous regardez comme urçe contradiction , dans la perfsvérance.

d'un amour malheureux; ,& je crois avoir fort bien prouvé que si c'en est une vous ne fcauriez vous en sauver plus que moi.

C'est à cet égard seulement que j'ai traité les choses d'égales, ,


je fonriens encore quelles le font.

Répondrez-vous que le terme de la Vertu est infiniment supérieur à celui de l'Amour ? qui refuse d'en convenir ? Mais est-ce de quoi il est question ? Ne s'agit-il pas de la force qu'ils ont, l'un 8c l'autre, pour faire supporter les peines. Jugeons - en par l'effet.

Combien trouve-ton de défer- teurs de la sévere Vertu, & com- bien en trouverez-vous peu de l'Amour ? Répondrez-vous encore que s'il y a des peines dans l'exercice du bien, elles ne font pas infaillibles & nécessaires ; qu'on ne trouve plus de Tyrans ni de croix, ex. qu'on voit quantité de personnes vertueuses me- ner une vie douce & tranquille ?

Je vous dirai de même qu'il y a des Amours paisibles & fortunés ; & ce qui fait encore une différen-


ce qui m'est extrêmement avan- tageuse, j'ajouterai que l'Amour, quoiqu'il trompe assez souvent, ne promet du moins que des satisfactions & des joies, au lieu que la Religion veut qu'on s'at- tende à une pratique triste & mortifiante. Ne vous allarmez pas, ajoûtai- je en voyant son zèle prêt à se chagriner. L'unique c hose que je veux conclure ici, c'est qu'il n'y a point de plus mauvaise méthode pour dégoû- ter un cœur de l'Amour, que de lui en décrier les douceurs, '& de lui promettre plus de bonheur dans l'exercice de la Vertu. De la maniéré dont nous sommes faits, il est certain que notre félicité consiste dans le plaisir ; je dérie qu'on s'en forme une autre idée : or le cœur n'a pas besoin de se consulter long- 's


fems, pour sentir que de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l'Amour. Il s'apperçoit bien-tôt qu'on le trompe , lors- qu'on lui en promet ailleurs de plus charmans & cette trom- perie le dispose à se défier des promesses les plus solides. Prédicateurs, qui voulez me ramener à la Vertu , dites-moi qu'elle est indispensablement néceissaire; mais ne me déguisez pas qu'elle est sévere & pénible. Etablissez bien que les délices de l'A mour font passageres, qu'elles font défendues , qu'elles feront fui yie' par d'éternelles peines; & ce qui fera peut-être encore plus d'impression sur moi, que plus elles font douces & charmantes , plus, le Ciel fera magnifique à récompenser un si grand sacrifice ; mais confessez qu'avec des


cœurs tels que nous les avons , elles font ici bas nos plus parfaire félicités.

Cette fin de mon difcous ren * dit sa bonne humeur à Tiberge.

Il convint qu'il y avoir quelque chose de raisonnable dans mes pensées. La feule objection qu'il ajoûta fut de me demander, pourquoi je n'entrois pas du moins dans mes propres principes , en sacrifiant mon Amour à l'espérance de cette rémunération , dont je me faisois une si grande idée. O cher Ami ? lui répondisse, c'est ici que je reconnoiS ma misere & ma foiblesse; hélas oui, c'est mon devoir d'agir comme je raisonne ! mais l'action est elle en mon pouvoir ?

De quels secours n'aurois-je pas besoin pour oublier les charmes de Manon ? Dieu me pardonne,


reprit Tiberge, je pense que voi- ci encore un de nos Jansenistes.

Je ne sçais ce que je fuis, répliquai-je , & je ne vois pas trop clairement ce qu'il faut être; mais je n'éprouve que trop la vérité de ce qu'ils disent.

Cette conversation servit du moins à renouvellet la pitié de mon Ami. Il comprit qu'il y avoit plus de foiblesse que de malignité dans mes désordres.

Son amitié en fut plus disposée, dans la fuite, à me donner des secours, sans lesquels j'aurois péri infailliblement de misere.

Cependant je ne lui fis pas la moindre ouverture, du denem que j'avois de m'échapper de S. Lazare. Je le priai feulement de se charger de ma Lettre. Je l'avois préparée, avant qu'il fût venu, & je ne manquai point


de prétextes pour colorer la nécessité où j'étois d'écrire. Il eut la fidélité de la porter exactement, & Lescaut reçut, avant la fin du jour, celle qui étoit pour lui.

Il me vint voir le lendemain, S:. il passa heureusement fous le nom de mon Frere. Ma joie fut extrême, en l'appercevant dans ma chambre. J'en fermai la porte avec foin. Ne perdons pas un seul moment , lui dis-je ?

apprenez-moi d'abord des nou- velles de Manon, Se donnez-moi ensuite un bon conseil pour rom- pre mes fers. Il m'allura qu'il n'avoir pas vû sa Sœur, depuis le jour qui avoit précédé mon emprisonnement; qu'il navoit appris son fort & le mien , qu' à force d'informations & de foiiis ; que s étant présenté deux ou trois fois à l'Hôpital, on lui avoit refusé


la liberté de lui parler. Malheureux G. M. m'écriai- je , que tu me le paieras cher !

Pour ce qui regard e votre délivrance , continua Lescaut, c'est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nous passâmes hier la soirée, deux de mes Amis & moi , à observer toutes les parties extérieures de cette Maison, & nous jugeâmes que vos fenêtres éunr sur une Cour entourée de bâtimens, comme vous nous l'aviez marque, il y auroit bien de la difficulté à vous tirer de là. Vous êtes d'ailleurs au troisiéme étage , & nous ne pouvons introduire ici , ni cordes , ni échelles. Je ne vois donc nulle ressource du côté du dehors. C'est dans la Maison même, qu'il faudroit imaginer quelque- artifice. Non, repris-je, j'ai tout


examine , sur - tout depuis que nia clôture est un peu moins rigoreufe , par l'indulgence du Supérieur. La porte de d ma chambre ne se ferme plus avec la clé; j'ai la liberté de me promener dans les galeries des Religieux ; mais tous les escaliers font bouchés par des portes épaines, qu'on a foin de tenir fermées la nuit & le jour de forte qu'il est impossible que la feule adresse puisse me sauver. Attendez, repris-je, après avoir un peu réflechi sur une idée qui me parut excellente , pourriez-vous m'apporter un pistolet ? Aisément, me dit Les caut ; mais voulez - vous tuer quelqu'un ? Je l'assurai que j'avois si peu dessein de tuer, qu'il l'l'étoit pas même nécessaire que le pistolet fût chargé. A pportezle moi demain ajoutai-je, & ne


manquez pas de vous trouver le soir , à onze heures vis-a-vis la porte de cette 1-iaifon, avec deux ou trois de nos Amis. J'espere que je pourrai vous y rejoindre. Il me pressa en vain de lui en aprendre davantage. Je lui dis qu'une entreprise , telle que Je la méditois ne pouvoit paroître raisonnable qu'àprès avoir réussi.

Je le priai d'abréger sa visite, afin qu'il trouvât plus de facilité à me revoir le lendemain. Il fut admis, avec nulU peu de peine que la premiere fois. Son air étoit grave.

Il n'y a personne qui ne l'eut pris pour un homme d'honneur.

Lorsque je me trouvai muni de l'instrument de ma liberté , je ne doutai presque plus du succès de mon projet. Il étoit bizarre & hardi ; mais de quoi n'étois-je pas capable, avec


les motifs qui m'animoient ? J'a~ vois remarque , depuis qu'il m eroit permis de sortir de ma chambre & de me promener dans les Galeries, que le Por- tier apportoit chaque jour au foir les , clés de toutes les portes au Supérieur , & qu'il regnoit ensuite un profond iflence dans la Maison , qui marquoit que tout le monde étoit retiré. Je pouvois aller sans obstacle, par une Galerie de communication , de ma chambre a celle de ce Pere.

Ma résolution étoit de lui prendre ses clés, en l'épouvantant avec mon pistolet s'il faisoit ditficuIré de me les donner, &.

de m'en servir pour gagner la ruë. J'en attendis le tems avec impatience. Le Portier vint à l'heure ordinaire , c'est-à-dire , un peu après neuf heures. J'en


laissai passer encore une , pour m'assurer que tous les Religieux & les Domestiques croient en- dormis. Je partis enfin , avec mon arme , & une chandelle allumée. Je frappai d'abord doucement à la porte du Pere , pour l'éveiller sans bruit. Il m'enten- dit au second coup ; & s'imaginant sans doute que c'étoit quelque Religieux qui se trouvoit mal & qui avoit besoin de secours, il @ se leva pour m'ouvrir.

Il eut néanmoins la précaution de demander, au travers de la porte, qui c'étoit & ce qu'on vouloit de lui ? Je fus obligé de me nommer; mais j'affectai un ton plaintif, pour lui faire comprendre que je ne me trouvois pas bien. Ha ! c'est vous, mon cher Fils , me dit-il, en ouvrant la porte ? qu'est-ce donc qui VOlli


amene si tard ? J'entrai dans sa chambre, & l'ayant tiré à l'autre bout, opposé à la porte, je lui déclarai qu'il m'étoit impossible de demeurer plus long-tems à.

S. Lazare ; que la nuit étoit un tems commode pour sortir sans être appercu, & que j'attendois de son amitié qu'il consentiroit à m'ouvrir les portes, ou à me prêter ses clés pour les ouvrir moi-même.

Ce compliment devoit le furprendre. Il demeura quelque tems à me considérer, sans me répondre. Comme je n'en avois pas à perdre, je repris la parole pour lui dire , que j'étois fort touché de toutes ses bontés , mais que la liberté étant le plus cher de tous les biens, surtout pour moi à qui on la raviiïbit injustement , j'étois


résolu de me la procurer cette nuit même, à quelque prix que ce fût : & de peur qu'il ne lui prît envie d'élever la voix pour appeller du secours, je lui fis voir une honnête raison de farlente, que je tenois fous mnn juste-au-corps. Un pistolet ! me dit-il. Quoi ! mon Fils , vous voulez m orer la vie, pour re.

connoître la considération que j'ai evie pour vous ? A Dieu ne plaise , lui répondis-je.Vous avez trop d'esprit & de raison, pour me mettre dans cette né- cessité ; mais je veux être libre; e j'y suis si résolu , que il mon projet manque par votre faute, c'est fait de vous abfohUllcnt. Mais, mon cher Fils !

reprit-il d'un air pâle & effrayé, que vous ai-je fait ? quelle raison avez-vous de vouloir ma


mort ? Eh non répliquai-je avec impatience , je n'ai pas dessein de vous tuer : si vous voulez vivre , ouvrez-moi la porte , & je fuis le meilleur de vos Amis.

J'apperçus les clés, qui étoient sur sa table. Je les pris, &: je le priai de me suivre , en faisant le moins de bruit qu'il pourroit.

Il fut obligé de s'y résoudre.

A mesure que nous avancions & qu'il ouvroir une porte il me répétoit avec un soupir } ah !

mon Fils, ah ! qui l'auroit ja- mais cru ! Point de bruit, mon Pere , répétois-je de mon côté à tout moment. Enfin nous arrivâmes à une espece de barriere, qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyois déjà li- bre & j'étois derriere le Pere, avec ma chandelle dans une main, & mon Pistolet dans l'autre.


tre. Pendant qu'il s'empreHoïc d'ouvrir, un Domestique , qui couchoit dans une petite chambre voisine , entendant le bruit de quelques verrouils , se leve ëc met la tête à sa porte. Le bon Pere le crut apparemment capa- ble de m'arrêter. Il lui ordonna avec beaucoup d'imprudence, de venir à son secours. C'étoit un puissant Coquin , qui s'élança sur moi sans balancer. Je ne le marchandai point ; je lui lâchai le coup au milieu de la poitrine.

Voilà de quoi vous êtes cause , mon Pere, dis-je assez fierement à mon Guide. Mais que cela ne vous empêche point d'achever, ajoûtai-je en le poussant vers la derniere porte. Il n'osa refuser de l'ouvrir. Je sortis heureusement , &: je trouvai, à quatre pas, Lescaut, qui m'attendoit


avec deux AInis) fui vant sa promesse.

Nous nous éloignâmes. Lescaut me demanda s'il n'avoit pas entendu tirer un pistolet ? C'est votre faute lui - dis je; pourquoi me l'apportiez-vous chargé ? Cependant je le remerciai d'avoir eu cette précaution , sans laquelle j'étois sans doute à S. Lazare pour long-tems. Nous allâmes passer la nuit chez un Traiteur, où je me remis un peu de la mauvaise chere * que j'avois faite depuis près de trois mois. Je ne pus néanmoins m'y livrer au plaisir.

Je souffrois mortellement dans Manon. Il faut la délivrer, dis-je à mes trois Amis. Je n'ai souhaité la liberté que dans cette vue. Je vous demande le secours de votre adresse : pour moi , j'y em- ployerai jusqu'à ma vie. Lescaut,


qui ne manquoit pas d'esprit & j ck prudence , me représenta qu'il i falloit aller bride en Inain; que mon évasion de S. Lazare, & le malheur qui m'étoit arrivé en sortant, causeroient infailliblement du bruit; que le Lieutenant Général de Police me feroit chercher, & qu'il avoit les bras longs ; enfin, que si je ne voulois pas être exposé à quelque chose de pis que S. Lazare, il étoit à propos de me tenir couvert & renfermé pendant quel- ques jours , pour laisser au pre- mier feu de mes Ennemis le rems de s'éteindre. Son conseil étoit sage ; mais il auroit fallu l'être auili pour le suivre. Tant, "-\. - IU._-- r---- ., Il .de lenteur, Lk de ménagement ne s'accordoit pas avec ma passion. Toute ml complaisance lo réduisit à lui promettre, que je


passerois le jour sui vant à dormir.

Il m'enferma dans sa chambre , où je demeurai jusqu'au soir.

J'employai une partie de ce tems, a former des proj ets & des expédiens, pour secourir Manon.

J'étois bien persuadé que sa prison étoit encore plus impénétrable, que n'avoit été la mienne. Il n'éroit pas question de. force & de violence, il falloit de l'artifice ; mais la Déesse même de l'Invention n'auroit pas sçu par où com- mencer. J'y vis si peu de jour, que je remis à considérer mieux les choses lorsque j'aurois pris quelques informations sur l'ar- rangement intérieur de l'Hôpital.

Aussi-tôt que la nuit m'eut rendu la liberté, je priai Lescaut de m'accompagner. Nous liâmes conversation avec un des,


Portiers, qui nous parut hom- me de bon sens. Je feignis d'être un Etranger, qui avoit entendu parler avec admiration de l'Hô- pital Général, & de l'ordre qui s'y observe. Je l'interrogeai sur les plus minces détails , & de circonstances en circonstances nous tombâmes sur les Administrateurs, dont je le priai de m'ap- prendre les noms & les qualités, Les réponses, qu'il me fit sur ce.

dernier article , me firent naitre une pensée dont je m'applaudis aussi-tôt, & que je ne tardai point à mettre, en œuvre. Je lui demandai , comme une chose essentielle a mon dessein, si ces Messieurs avoient des Enfans ?

Il me dit qu'il ne pouvoit pas m'en rendre un compte certain, mais que pour M. de T., qui étoit un des principaux, il lui


connoissoit un fils en âge d'être marié qui étoit venu plusieurs fois à l'Hôpital avec son Pere.

Cette assurance me suffisoit. Je rompis presque aussi-tôt notre entretien, & je fis part à Lescaut, en retournant chez lui, du dessein que j'avois conçu. Je m'i- magine , lui dis-je que M. de T. le Fils qui est riche & de bonne Famille, est dans un certain goût de plaisirs, comme la plûpart des jeunes, gens de son âge. Il ne sçauroit être ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser ses services pour une affaire d'Amour. J'ai formé le dessein de l'intéresser a la liberté de Manon. S'il est honnête homme , & quil ait des sentimens, il nous accordera son secours par générosité. S'il n'est point capable d'être con-


duit par ce motif, il s*ra eu moins quelque chose pour une Fille aimable ; ne fut-ce que par l'espérance d'avoir part à ses faveurs. Je ne veux pas differer de le voir, ajoûtai-je , plus long-tems que jusqu'à demain.

Je me sens si consolé par ce projet, que j'en tire un bon augure.

Lescaut convint lui-même qu'il y avoit de la vraisemblance dans mes idées , & que nous pouvions esperer quelque chose par cette voie. J'en passai la nuit moins tristement.

Le matin étant venu, je m'ha- billai le plus proprement qu'il me fut possible, dans l'état d'indigence où j'étois, & je me fis conduire dans un Fiacre a la Maison de M. de T. Il fut furpris de recevoir la visite d'un inconnu. J'augurai bien de sa phi-


fionomie & de ses civilités. Je m'expliquai naturellement avec lui ; & pour échauffer ses sentimens naturels, je lui parlai de ma passion, & du mérite de ma Maurenc, comme de deux choses qui ne pouvoient être égalées que l'une par l'autre. Il me dit que quoiqu'il n'eût jamais vû Manon , il avoir entendu parler d'elle , du moins s'il s'a.

gissoit de celle qui avoir été la Maîtresse du vieux G. M. Je ne doutai point qu'il ne fût informé de la part que j'avois eue à cette avanture; ôc pour le gagner de plus en plus, en me faisant un mérite de ma confiance, je lui racontai le détail de tout ce qui étoit arrivé à Manon & à moi. Vous voyez, Monsieur, continuai-je, que l'intérêt de ma vie & celui de mon cœur


cœur sont maintenant entre vos mains. L'un ne m'est pas plus cher que l'autre. Je n'ai point de réserve avec vous, parce que je fuis informé de votre généralisé y fk que la ressemblance de nos âges me fait esperer qu'il s'en trouvera quelqu'une dans nos in- clinations. Il parut fort sensible à cette marque d'ouverture & de candeur. Sa réponse fut celle d'un homme qui a du monde , & des sentimens; ce que le monde ne donne pas toujours, & qu'il fait perdre souvent. Il me dit qu'il mettoit ma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu'il regarde- roit mon amitié comme une de ses plus heureuses acquisitions, & qu'il s'efforcerait de la méri- ter par l'ardeur de ses services. Il ne promit pas de me rendre Manon , parce qu'il n'avoit me dit-


il, qu'un crédit méduK re & mal alluvc y 'mais il m'oltrir de me procurer le plaisir de la voir, ti c hire tout ce qui seroit en Ca.

pinuance pour la remettre entre mes bras. Je sus plus 1.mêlait tic cerce incertitude «Je son crédit t que je ne l'aurois ae d'une pleine assurance de remplir tous mes ddllS. Je trouvai , dans la modération de ses offres, une mar- que de franchi le dont je fus charmé. lin un mot, je me promis tout de ses bons offices. La ieu!e promeUe de me faire voir Manon m'aurait fait tout entre- prendre pour lui. Je lui marquai quelque chose de cesiencimens d'une manière qui le persuad a aussï que je n'étois pas d'un mauvais naturel. Nous nous embrasfàmcs avec (ctlJrcl1, & nous de vînmes Amis, sans autu: rai-


son que la bonté de nos cœurs, & une simple disposition qui porte un homme tendre & généreux à aimer un autre homme qui lui ressemble. Il poussa les marques de son estime bien plus loin ; car ayant combiné mes avantures, & jugeant qu'en fortant de S. Lazare je ne devois pas me trouver à mon aise , il m'offrit sa bourse, & il me pressa de l'accepter. Je ne l'acceptai point; mais je lui dis : c'est trop, mon cher Monsieur. Si avec tant de bonté & d'amitié vous me faites revoir ma chere Manon , je vous fuis attaché pour toute ma vie. Si vous me rendez tout-à-fait cette chere Créature, je ne croirai pas être quitte en versant tout mon fang pour vous servir.

Nous ne nous séparâmes, qu'a-


près être convenus du tems 8c du lieu où nous devions nous retrouver; il eut la complaisance de ne pas me remettre plus loin que l'après midi du même jour. Je l'attendis dans un Caffé, où il vint me rejoindre vers les quatre heures, & nous prîmes ensemble le chemin de l'Hôpital.

Mes genoux étoient tremblans en traversant les cours. Puissance d'Amour ! disois-je, je reverrai donc l'idole de mon cœur, l'objet de tant de pleurs & d'inquiétudes ! Ciel ! conservez-moi assez de vie pour aller jusqu'à elle, & disposez après cela de ma fortune & de mes jours; je n'ai plus d'autre grace à vous demander.

M. de T. parla à quelques Concierges de la Maison, qui s'empresserent de lui offrir tout


ce qui dépendoit d'eux pour sa satisfastion. Il le fit montrer le Quartier où Manon avoir sa chambre , & l'on nous y conduisit avec une clé d'une grandeur effroyable , qui servit à ouvrir sa porte. Je demandai au Valet qui nous menoir, & qui étoit celui qu'on avoir char- gé du soin de la servir, de quelle maniere elle avoit passé le tems dans cette demeure. Il nous dit que c'étoit une douceur angeli- que ; qu'il n'avoit jamais reçu d'elle un mot de dureté ; qu'elle avoit versé continuellement des larmes, pendant les six premieres semaines après son arrivée, mais que depuis que lques tems, elle paroissoit prendre son malheur avec plus de patience, & qu'elle étoit occupée a cou d re du matin jusqu'au foir, à la réserve


de quelques heures qu'elle em- ployoit a la Ietture. Je lui demandai encore, si elle avoir été entretenue proprement. Il m'assura que le nécessaire du moins ne lui avoir jamais manqué.

Nous approchâmes de sa porte. Mon cœur battoit violem- ment. Je dis à M. de T. ; entrez seul & prévenez-là sur ma visite, car j'appréhende qu'elle ne soit trop saisie en me voyant tout d'un coup. La porte nous fut ouverte. Je demeurai dans la galerie. J'entendis néanmoins leurs discours. Il lui dit qu'il venoit lui apporter un peu de consolation; qu'il étoic de mes Amis , & qu'il prenoit beaucoup d' intérêt a notre bon heur.

Elle lui demanda , avec le plus vif empressement , si elle apprendroit de lui ce que j'étois


devenu. Il lui promit de m'a- mener à ses pieds, aussi tendre, aussi fidéle qu'elle pouvoit le desirer. Quand ? reprit-elle. Aujourd'hui même, lui dit-il ce bienheureux moment ne tardera point ; il va paroitre à l'instant si vous le souhaitez. Elle comprit que j'étois à la porte. J'entrai, lorsqu'elle y accourait avec précipitation. Nous nous embrassâmes, avec cette effusion de ten- dresse, qu'une absence de trois mois fait trouver si charmante à de parfaits Amans. Nos soupirs, nos exclamations inrertOlll" pues, mille noms d'Amour ré- pétés languissamment de part & d'autre, formerent, pendant un quart d'heure, une scène qui at- tendrissoit M. de T Je vous porte envie , me dit-il , en nous faisant asseoir; il n'y a


point de fort glorieux , auquel je ne préférasse une Maître/Te si belle & si passionnée. Aussi mé- prisois-je tout les Empires du Monde , lui répondis-je, pour m'assurer le bonheur d'être aimé d'elle.

Tout le reste d'une conversation si désirée ne pouvoit manquer d'être infiniment rendre.

La pauvre Manon me raconta les acantures, & je lui appris les miennes. Nous pleurâmes amérement, en nous entretenant de l'état où elle étoit, & de celui d'où je ne faisois que sortir.

M. de T. nous consola, par de nouvelles promesses de s'em- ployer ardemment pour finir nos miseres. Il nous conseilla de ne pas rendre cette premiere entrevue trop longue, pour lui donner plus de facilité à nous en


procurer d'autres. Il eut beau- coup de peine à nous faire goû- ter ce conseil. Manon , furrout, ne pouvoit se résoudre à me laisser partir. Elle me fit remettre cent fois sur ma chaise.

Elle me retenoit par les habits ëc par les mains. Hélas ! dans quel lieu me laissez-vous ! di- soit-jlle. Qui peut m'assurer de vous revoir ? M. de T. lui P-jo- mit de la venir voir souvent avec moi. Pour le lieu, a jouta- til agréablement, il ne faut plus l'appeller l'Hôpital j c'est Verhil- les, depuis qu'une personne qui mérite l'empire de tous les cœurs y est renfermee.

Je fis, en sortant, quelques libéralités au Valet qui la fervoit, pour l'engager à lui rendre ses soins avec zélé. Ce gar- son avoit l'ame moins balle &


moins dure que Les pareils. Il avoir été témoin de notre entrevue. Ce tendre spectacle l'avoit touché. Un louis d'or , dont je lui fis présent, acheva de me l'attacher. Il me prit à l'écart en descendant dans les cours : Monsîeur me dit-il, si vous me voulez prendre à votre service où me donner une honnête récompense , pour me dé dommager de la perte de l'emploi que j'occupe ici, je crois qu'il me fera facile de délivrer Mademoiselle Manon. J'ouvris l'oreille à cette proportion ; & quoique je fusse dépourvû de tout , je lui fis des promesses fort au-dessus de ses desirs. Je comptois bien qu'il me feroit toujours aisé de récompenser un homme de cette ,étoffe. Sois persuadé, lui dis-je, mon Ami, qu'il n'y a rien que je


ne fasse pour roi, ôz que ta fortune est aussi assurée que la mienne. Je voulus sçavoir quels moyens il avoir dessein d'employer. Nul autre, me dit-il, que de lui ouvrir le foir la porte de sa chambre, & de vous la conduire jusqu'à celle de la rue , où il faudra que vous soyez prêt à la recevoir. Je lui demandai s'il n'étoit point à craindre qu'elle ne fût reconnue, en traversant les galeries & les cours. Il confessa qu'il y avoit quelque danger; mais il me dit qu'il falloit bien risquer quelque chose. Quoique je fusse ravi de le voir n résolu , j'appellai M. de T. pour lui communiquer ce projet , & la feule raison qui sembloit pouvoir le rendre douteux. Il y trouva plus de difficulté que moi. Il convint qu'elle pouvoit absolument s'é-


chapper de cette maniere; mais si elle est reconnue, continua-t'il, & si elle est arrêtée en fuyant, c'est peut-être fait d'elle pour toujours.

D'ailleurs il vous faudroit donc quitter Paris sur le champ; car vous ne feriez jamais assez caché aux recherches. On les redou bleroit , autant par rapport a vous qu'à elle. Un homme s'échappe aisément quand il est seul ; mais il est presque impossible de demeurer inconnu avec une jolie femme. Quelque solide que me parût ce rationnement, il ne put l'emporter , dans mon esprit sur un espoir si proche de mettre Manon en liberté. Je le dis à M. de T. & je le priai de pardonner un peu d'imprudence & de témérité à l'Amour. J'ajoutai que mon dessein étoit en effet de quitter Paris., pour m'arrêter,


comme j'avois déja fair, dans quelque village voisin. Nous conv înmes donc , avec le Valet, de ne pas remettre son entreprise plus loin qu'au jour suivant; Se pour la rendre aussi certaine qu'il étoit en notre pouvoir , nous résolumes d'apporter des habits d'homme , dans la vue de faciliter notre sortie. Il n'étoit pas aisé de les faire entrer ; mais je ne manquai pas d'invention pour en trouver le moyen. Je priai seulement M. de T de mettre le lendemain deux vestes lègeres l'une sur l'autre , & je me chargeai de tout le reste.

Nous retournâmes le matin à l'Hôpital. J'avois avec moi , pour Manon , du linge , des bas, &c. & par-deuus mon Justeau - corps un Sur-tout, qui ne laissoit rien voir de trop enflé


dans mes poches. Nous ne fûmes qu'un moment dans sa chambre.

M. de T. lui laissa une de ses vestes. Je lui donnai mon Jufteau-corps, le Surtout me suffisant pour sortir. Il ne se trouva rien de manque à son ajustement, excepté la culotte , que j'avois malheureusement oubliée. L'oubli de cette pièce nécessaire nous eut sans doute apprêté à rire, si l'embarras ou il nous mettoit eût été moins sérieux. J'étois au désespoir qu'une bagatelle de cette nature fut capable de nous arrêter. Cependant je pris mon parti qui sur de sortir moi-même sans culotte. Je laissai la mienne a Manon. Mon Surtout étoit long, & je me mis, à l'aide de quelques épingles , en état de passer decemment à la porte. Le reste du jour me parut d'une son-


geur insupportable. Enfin, la nuit étant venue, nous nous rendîmes un peu au-dessous de la porte de l'Hôpital, dans un carosse. Nous n'y fûmes pas long tems sans voir Manon paroître, avec son Conducteur. Notre por- tiere. étant ouverte, ils montèrent tous deux à l'instant. Je recus ma chere Maîtresse dans mes bras.

Elle trembloit comme une feuille. Le Cocher me demanda où il falloit toucher? Touche au bout du Monde, lui dis-je, & mene-moi quelque part, où je ne puisse jamais être séparé de Manon.

Ce transport, dont je ne fus pas le maître, faillit de m'attirer un fâcheux embarras. Le Cocher fit réflexion à mon lan- gage ; & lorsque je lui dis en- fuite le nom de la rue où nous


voulions etre conduits, il me 1 cpcjiidit qu'il craignoit que je ne l'engageasse dans une mau- vasse affaire qu'il voyoit bien que ce beau jeune homme, qui s'appelloit Manon, étoit une Fille que j enlevois de l'Hôpital quil n étou pas d'humeur à se perdre pour l'amour de moi., La délicatesse de ce Coquin, n'était qu'une envie de me faire payer la voiture plus cher. Nous étions trop près de l'Hôpital , pour ne pas filer doux. Tais-toi, lui disje, il y a un louis d'or à gagner pour toi- il m'auroit aidé, après cela, a brûler l'Hôpital même.

Nous gagnâmes la Maison où demeuroit Lescant. Comme il étoit tard, M. de T. nous quitL1 en chemin , avec promette de nous revoir le lendemain. Le Va- let demeura seul avec nous.

Je


Je tenois Manon si etroite- ment ferrée entre mes bras , que nous n'occupions qu'une place dans le carone. Elle pleuroit de joïe, & je sentois ses larmes qui mouilloient mon visage. Mais lorfquil fallut descendre pour entrer chez Lescaut, j'eus avec le Cocher un nouveau démêlL, dont les fuites furenr funeflxs.

Je * me repentis de lui avoir pro-- mis un louis, non seulement parce que le présent étoit excef- fif, mais par une autre raison bien plus forte, qui étoit l'im- puissance de le payer. Je fis ap- peller Lescaut. Il descendit de sa chambre, pour venir à la porte.

Je lui dis à l'oreille , dans quel embarras je me trouvois. Comme il étoit d'une humeur brusque , & nullement accoutumé à iiiciiager un Fiacre , il me répondit


que je me mocquois. Un louis d'or, ajouta-t'il? Vingt coups de canne à ce Coquin la. J'eus beau lui représenter doucement qu'il alloit nous perdre. Il m'arra- cha ma canne , avec l'air d'en vouloir maltraiter le Cocher. Celui-ci, à qui il croit peut-être arrivé de, tomber quelquefois fous la main d'un Garde du Corps ou d'un Mousquetaire, s'enfuit de peur, avec son carossè , en criant que je l'avois trompé, mais que j'aurois de ses nouvelles. Je lui répétai inutilement d'arrêter. Sa fuite me causa une extrême inquiétude. Je ne doutai point qu'il n'avertit le Com- missaire. Vous me perdez, dis-je à Lescaut ; je ne ferois pas en fu- reté chez vous ; il faut nous éloigner dans le moment. Je prêtai le bras à Manon pour marcher,


5c nous forrîmes promptement de cette dangereuse rue. Lescaut nous tint compagnie. C'est quelque chose d'admirable , que la maniéré dont la Providence enchaîne les évenemens. A peine avions-nous marché cinq ou six minutes , qu'un homme , dont je ne découvris point le visage, reconnut Lescaut. Il le cherchoit sans doute aux environs de chez lui, avec le malheureux dessein qu'il exécuta. C'est Lescaut, dit-il, en lui lâchant llll coup de pistolet ; il ira souper ce loir avec les Anges. Il se dé- roba aussi-tôt. Lescaut tomba, sans le moindre mouvement de vie. Je pressai Manon de fuir, car nos secours étoient inutiles à un cadavre, & je craignois d'être arrêté par le Guet, qui ne pouvait tarder à paroître. J'enfilai, avec


elle & le Valet, la preinicÚ: petite rue qui croifoit. Elle croit si éperdue que j'avois de la peine a h soutenir. Enfin jperçus un Fiacre au bout de a rue.

Nous y montâmes. Mais lorsque le Cocher me demanda où il Alloit nous conduire, je fus embarrassë a luit répondre: Je n'a- vois point d'azile aiïiiré , ni d'Ami de confiance à qui j'o- sasse avoir recours. J'étois ians argent , n'ayant gueres plus d'une demie pistole dans ma bourse. La frayeur & la fatigue avoient tellement incommodé 5 quelle étoit à demie pâmée près de moi. J'avais d'ailleurs l'imagination remplie du meurtre de Lcfcaùt." & je n'érois pas encore sans appréhension de la part du Guet : quel parti prendre ! Je me souvins heureii-


lement de l'Auberge de Chaillot) ou j'avois passé quelques jours, avec Manon, lorsque nous étions allés dans ce village pour y demeurer. J'esperai non-seulement d'y être en fureté j mais d'y pouvoir vivre quelque-tems sans être preflfé de payer. Mene - nous à Chaillot, dis-je au Cocher. Il refusa d'y aller Ci tard, à moins d'une pistole ; autre sujet d'embarras.

Enfin nous convînmes de six francs : c'étoit toute la somme qui restoit dans ma bourse.

Je consolois Manon, en avançant; mais au fond, j'avois le desespoir dans le cœur. Je me ferois donné la mort, si je n'eusse pas eu dans mes bras, le seul bien qui m'attachoit à la vie.

Cette feule pensée me remettoir.

Je la tiens du moins, disois-je; elle m'aime, elle est à moi :


Tiberge a beau dire , ce n'est: pas là un fantôme de bonheur.

Je verrois périr tout l'l r nivers sans y prendre intérêt ; pourquoi ! parce que je n'ai plus d'aftcétion de relie. Ce fenti- ment étoit vrai j cependant , dans le rems que je iaifois si peu de cas des biens du Mon- de, je sentois que j'aurois eu besoin d'en avoir du moins une petite partie, pour mépriser encore souverainement tout le reste.

L'amour <tfl plus fort que l'abon- dance , plus fort que les trésors & les rie hesses, mais il a besoin de leur fccoairs y S: rien n'est plus désespérailt pour un Amant délicat, que tic se voir ramené par-là, malgré lui , d la grof- fiereté des âmes les plus basses.

Il étoit onze heures quand nous arrivâmes à Chaillot. Non?:


fumes reçus a l'Auberge, com- me des personnes de connoissance. On ne fut pas surpris de voir Manon en habit d'homme, parce qu'on est accoutnm, à Paris tk aux environs , de voir prendre aux femmes toutes forces de formes. Je la fis servir aussi proprement, que si j'entre été dans la meilleure fortune.

Elle iguoroit que je susse mal en argent. Je me gardai bien de lui en rien apprendre , étant rélolu de retourner seul à Pans le lendemain , pour chercher quelque remede à cette fâcheuse espéce de maladie.

Elle me parut pâle &c maigrie , en soupant. Je ne m'en étois point apperçu à l'Hôpi- tal; parce que la chambre, où je l'avois vue , n' étoit pas des plus claires. Je lui demandai ii


ce n'étoit point encore un effet de la frayeur qu'elle avoit eue, en voyant assassiner fou frere.

Elle in'affura que quelque touchée qu'elle lui de cet accident, sa pâleur ne venoit que d'avoir essuié pendant trois mois mon absence. Tu m'aimes donc extrêmement ! lui répondis - je.

Mille fois plus que je ne puis dire, reprit-elle. Tu ne me quitreras donc plus jamais, ajoutai-je ? Non, jamais, repliquat'elle, & cette assurance fut conHrmec par tant de, caresses & de fer mens , qu'il me parut im- possible, en effet, qu'elle ilût jamais les oublier. J'ai toujours été persuadé qu'elle étoit sincere ; quelle raison auroit-elle eu de se contrefaire jufqlÙle point ; Mais elle croit encore plus volage; ou plutôt elle n'é- toit


toit plus rien, & elle ne se reconnoissoit pas elle-même , lorsqu'ayant devant les yeux des Femmes qui vivoient dans l'abondance , elle se trouvoit dans la pauvreté & dans le besoin.

J'étais à la veille d'en avoir une derniere preuve , qui a furpassé toutes les autres , & qui a produit la plus étrange avanture , qui soit jamais arrivée à un homme de ma naissance & de ma fortune.

Comme je la connoissois de cette humeur je me hâtai le lendemain d'aller à Paris. La mort de son Frere , & la nécessité d'avoir du linge &: des habits pour elle & pour moi, étoient de si bonnes raisons , que je n'eus pas besoin de prétextes.

Je fortis de l'Auberge, avec le defri, dis-je à Manon & à


mon Hôte , de prendre un eurosse de louage; mais c'étoie une gafconade. La néccnicé m'obligeant d'aller à pied, je mar- chai fort vite jusqu'au Cours-la- Reine, où j'avois dessein de m'arrête r. Il falloit bien prendre un moment de [olirud, L'x. de tranquillité pour m'arranger , &C prévoir ce que j'allois faire à Paris.

Je m'allis sur l'herbe. J'entrai dans une mer de raisonnemens & de réflexions, qui se rédui- firent peu à peu à trois principaux articles. J'avois besoin d'un lecours présent , pour un nom- bre infini de nécessités présentes.

J'avois à chercher quelque voie, qui put du moins m'ouvrir des espérances pour l'avenir ; & ce qui n'étoit pas de moindre importance , j'avois des informa-


tions & des mesures à prendre, pour la sûreté de Manon & pour la mienne. Après m'être épuisé en projets & en combinaisons sur ces trois chefs, je jugeai encore à propos d'en retrancher les deux derniers. Nous n'étions pas mai à couvert, dans une chambre de Chaillot ; & pour les besoins futurs, je crus qu'il seroit tems d'y penser lorsque j'aurois fatis- fait aux présens.

Il étoit donc queflion de remplir actuellement ma bourse. M.

de T. m'a voit offert généreusement la sienne ; mais j'avais une extrême répugnance à le remettre moi-même sur cette matiere.

Quel personnage, que d'aller exposer sa misere à un Etranger , 6c de le prier de nous faire part de son bien ! Il n'y a qu'une ame lâche qui en foit capable,


par une bassesse qui l'empêche d'en sentir l'indignité : ou un Chrétien humble , par un excès de généralité qui le rend supérieur à cette honte. Je n'étois ni un homme lâche , ni un bon Chrétien; j'aurois donné la moi- tié de mon sang , pour éviter cette humiliation. Tiberge , disois - je , le bon Tiberge me refusera t'il ce qu'il aura le pouvoir de me donner ? Non , il fera touché de ma misere ; mais il m'assassinera par sa morale. Il faudra essuyer ses reproches , ses exhortations, ses menaces ; il me fera acheter ses secours si cher , que je donnerois encore une partie de mon sang , plutôt que de m'exposer à cette scéne fâcheuse , qui me laissera du trouble & des remords. Bon, .(r.:prenois-jc; il faut donc re.-


noncer à tout espoir , puifqu'il ne me reste point d'autre voie, & que je fuis si éloigné de m'arrêter à ces deux l à , que je verserois plus volontiers la moitié de mon sang que d'en prendre une, c'est-à-dire , tout mon sang plutôt que de les prendre toutes deux. Oui, mon fang tout entier, ajoûtai je après une réflexion d'un moment - je le donnerois plus volontiers , sans doute, que de me réduire à de baffes supplications.

Mais il s'agit bien ici de mon fang. Il s'agit de la vie, & de l'entretien de Manon , il s'agit de son amour, & de sa fidélité.

Qu'ai- je à mettre en balance avec elle; Je n'y ai rien mis jus- qu'à présent. Elle me tient lieu de gloire, de bonheur, & de fortune. Il y a bien des choses, sans doute, que je donnerois ma


vie pour obtenir ou pour évirer; mais estimer une choie , plus que ma vie, n'est pas une raison pour l'estimer autant que Manon. Je ne fus pas long-tems à 111 e déterminer, après ce raisonnement. Je continuai mon chemin , resolu d'aller d'abord chez Tiberge, & de là chez M. de T.

En entrant à Paris, je pris un Fiacre , quoique je n'eusse pas de quoi le payer : je comptois sur les secours que j'allois solliciter. Je me fis conduire au Luxembourg , d'où j'envoyai avertir Tiberge que j'étois à l'attendre. Il satisfit mon impa tience, par sa promptitude. Je lui appris l'extrémité de mes besoins, sans nul détour. Il me demanda si les cent pistoles que je lui avoient rendues me suffiroient ; & sans m'opposer un


seul mot de diftÍculré, il me les alla chercher dans le moment, avec cet air ouvert, & ce plaisir à donner, qui n'est connu que de l'amour & de la véritable amitié. Quoique je n'eusse pas eu le moindre doute du succès de ma demande , je fus surpris de l'avoir obtenue à si bon mar- ché , c'est - 1- dire , sans qu'il m'eût querellé sur mon impénitence. Mais je me trompois , en me croyant tout-à-fait quitte de ses reproches ; car lorsqu'il eut achevé de me compter son argent & que je me preparois à le quitter, il me pria de faire avec lui un tour dallée. Je ne lui avois point parlé de Manon.

Il ignoroit qu'elle fût en liberté ; ainsi sa morale ne tomba que sur ma fuite téméraire de Saint Lazare, & sur la crainte où il


étoit, qu'au lieu de profiter des leçons de sagesse que j'y avois reçues, je ne reprisse le train du désordre. Il me dit qu'étant allé pour me visiter à Saint Lazare, le lendemain de mon évasion, il avoit été frappé au-delà de toute expression, en apprenant la maniéré dont j'en étois sorti; qu'il avoit eu là-dessus un entretien avec le Supérieur ; que ce bon Pere n'étoit pas encore remis de son effroi ; qu'il avoit eu néanmoins la générosité de déguiser à M. le Lieutenant Gé- néral de Police les circonftan- ces de mon départ, & qu'il avoit empêché que la mort du Portier ne fût connue au dehors : que je n'avois donc, de ce côté-là, nul sujet d'allarme; mais que s'il me restoit le moindre sentiment de sagesse, je profiterons de cet


heureux tour, que le Ciel donnoit à mes affaires ; que je devois commencer par écrire à mon Pere, &: me remettre bien avec lui; & que si je voulois suivre une fois son conseil, il étoit d'avis que je quittasse Paris, pour retourner dans le fein de ma Famille.

J'écoutai son discours jusqu'à la fin. Il y avait-là, bien des choses satisfaisantes. Je fus ravi, premièrement de n'avoir rien à craindre du côté de S. Lazare.

Les rues de Paris me redevenoient un pays libre. En second lieu , je m'applaudis de ce que Tiberge n'avoit pas la moindre idée de la délivrance de Manon , & de son retour avec moi. Je remarquois même qu'il avoit évité de me parler d'elle, dans l'opinion apparemment qu'elle me


tenoit moins au cœur, puisque je paroissois si tranquille sur son sujet. Je résolus , sinon de retourner dans ma Famille, du moins d'écrire à mon Pere, comme il me le conseilloit, & de lui témoigner que j'étois disposé à rentrer dans l'ordre de mes devoirs & de les volontés.

Mon espérance étoit de l'engager à m'envoyer de l'argent, sous prétexte de faire mes Exercices à l'Accadémie; car j'aurois eu peine à lui persuader que je fusse dans la disposition de retourner à l'Etat Ecclésiastique. Et dans le fond je n'avois nul éloignement pour ce que je voulois lui promettre. J'étois bien aise, au contraire , de m'appliquer à quelque chose d'honnête & de raisonnable , autant que ce dessein pourroit s'accorder avec mon amour.


Je faisois mon compte de vivre avec ma Maîtresse, & de faire en même-tems mes Exercices.

Cela étoit fort compatible. Je fus si satisfait de toutes ces idées, que je promis à Tiberge de faire partir, le jour même , une Lettre pour mon Pere. J'entrai effecti- vement dans un Bureau d'écriture, en le quittant; & j'écrivis., d'une maniéré si rendre & si soumise, qu'en relisant ma Lettre, je me flattai d'obtenir quelque chose du cœur paternel.

Quoique je fusse en état de prendre & de payer un Fiacre après avoir quitté Tiberge, je me fis un plaisir de marcher he- rement à pied , en allant chez M. de T. Je trouvois de la joie dans cet exercice de ma.

liberté pour laquelle mon Ami m'avoit assuré qu'il ne me ref *


soit rien à craindre. Cependant il me revint tout d'un coup à l'esprit que ses assurances ne re- gardoient que S. Lazare , Se que j'avois outre cela l'affaire de l'Hôpital sur les bras ; sans compter la mort de Lescaut, dans laquelle j'étois mêlé du moins comme témoin. Ce souvenir m'effraya si vivement, que je me retirai dans la premiere allée , d'où je fis appeller un carosse. J'allai droit chez M. T. ,

que je fis rire de ma frayeur.

Elle me parut risible à moi-mê- me, lorsqu'il m'eut appris que je n'avois rien à craindre du côté de l'Hôpital , ni de celui de Lescaut. Il me dit que dans la pensée qu'on pourroit le soupçonner d'avoir eu part à l'enlevement de Manon, il étoit allé le matin, à l'Hôpital, & qu'il


avoir demandé a la voir , en fei- gnant d'ignorer ce qui étoit arrivé ; qu'on étoit si éloigné de nous accuser, ou lui, ou moi , qu'on s'étoit empresse au contraire de lui apprendre cette avanture , comme une étrange nouvelle , & qu'on admiroit qu'une Fille aussi jolie que Manon eut pris le parti de fuir avec un Valer; qu'il s'étoit contenté de répondre froidement qu'il n'en étoit pas surpris , & qu'on fait tout pour la liberté. Il continua de me raconter qu'il étoit allé delà chez Lescaut , dans l'espérance de m'y trouver avec ma charmante MaÎtrcife; que l'Hôte de la Maison, qui étoit un Carossier, lui avoit protesté qu'il n'avoir vû , ni elle , ni moi ; mais qu'il n'étoit pas étonnant que nous n'eussions point paru


chez lui, si c'étoit pour Les- caut que nous devions y venir, parce que nous aurions sans doute appris qu'il venoit d'être tué, à peu près dans le même rems. Sur quoi , il n'avait pas refusé d'expliquer ce qu'il sçavoit de la cause & des circons- tances de cette mort. Environ deux heures auparavant , un Garde-du-Corps, des amis de Lescaut , l'étoit venu voir , & lui avoit proposé de jouer. L'escaut avoit gagné si rapidement, que l'autre s'étoit trouvé cent écus de moins en une heure, c'est-à-dire tout son argent. Ce Malheureux, qui se voyoit sans un fou, avoir prié Lescaut de lui prêter la moitié de la somme qu'il avoit perdue ; & sur quelques difficultés nées à cette occasson , ils S'étoient querc Lés


avec une animosité extrême.

Lescaut avoit refusé de forrir, pour mettre l'épée à la main , (">:;.

l'autre avoit juré, en le quitant, de lui casser la tête ; ce qu'il avoit exécuté le foir même.

M. de T. eut l'honnêteté d'ajouter qu'il avoit été fort inquiet par rapport à nous, &C qu'il continuoit de m'ofFnr ses services. Je ne balançai point à lui apprendre le lieu de notre retraite. Il me pria de trouver bon qu'il allât souper avec nous.

Comme il ne me restoit qu'à prendre du linge & des habirs pour Manon , je lui dis que nous pouvions partir à l'heure même, s'il vouloir avoir la complaisance de s'arrêter un moment, avec moi , chez quelques Marchands.

Je ne sçais s'il crut que je lui fai- fois cette proposition , dans la


vue d'interesser sa générosité , ou si ce fut par le simple mouvement d'une belle Ame ; mais ayant consenti à partir aussi-tôt, il me mena chez les Marchands qui fournissoient sa Maison : il me fit choisir plusieurs étoffes, d'un prix plus considérable que je ne me l'étois proposé; & lorsque je me difpofois à les payer, il défendit absolument, aux Mar- chands , de recevoir un fou de moi. Cette galanterie se fit de si bonne grâce , que je crus pouvoir en profiter sans honte.

Nous prîmes ensemble le chemin de Chaillot, où j'arrivai avec moins d'inquiétude que je n'en étois parti.

Le Chevalier des Grieux ayant employé plus d'une heure à ce récit, je le priai de prendre un peu de relâche, & de nous tenir


compagnie à souper. Notre at- tention lui fit juger que nous l'avions écouté avec plaisir. Il nous assura que nous trouverions quelque chose encore de plus intéressant, dans la suite de son Histoire; & lorsque nous eûmes fini de souper , il continua dans ces termes.

Fin de/a première Partie.

Fautes à corriger.

PAge 74. lig. 1. fainte , lif. fage.

page &c. Lig. 10. fous le nom, lif. fous le titre.