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Titre : La contre-guérilla française au Mexique : souvenirs des Terres chaudes / par le Cte E. de Keratry

Auteur : Kératry, Émile de (1832-1905). Auteur du texte

Éditeur : Librairie internationale (Paris)

Éditeur : A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (Bruxelles)

Date d'édition : 1868

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34081940j

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (322 p.) ; in-18

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Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k65424987

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 16-LH4-732

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 30/09/2013

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CONTRE-GUÉRILLA FRANCAISE.

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FRANÇAISE

AU MEXIQUE

S01!JfE>raS DES TERRES CHAUDES

PAR

LE GTE E. DE KERATRY

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PARIS LIBRAIRIE INTERNATIONALE 15, BOULSVARD MONTMARTRE

A. LACROIX, VERBOECKHOVEN & C', ÉDITEURS A Bruxelles, à Leipzig et d Livournt

1868



LA

CONTRE-GUÉRILLA FRANÇAISE AU MEXIQUE

SOUVENIRS DES TERRES CHAUDES

1

LA GLERRE DE PARTISANS DANS L'ÉTAT DE VÉRA-CRUZ

Bivouacs ÚJ Medellin, de la Sole,lad et de Camaron.

En France comme au Mexique, on a beaucoup parlé de ce corps irrégulier qui portait hier le nom d contre-guérilla française. La contre-guétilla, il faut le dire, a versé beaucoup de sang dans les Élats où elle a guerroyé, Vera-Cruz et Tamaulipas ; mais elle en a perdu beaucoup aussit On saura mieux plus tard si elle a rendu des services au milieu de ses luttes et de ses souffrances de chaque


jour. Pour nous, en retraçant le passé de ce curp.

de partisans d'après quelques notes dignes de foi.

comme aussi d'après nos propres souvenirs d'officier de la contre-guérilla, nous n'avons qu'un but, celui de dire la vérité sur un nouvel épisode de l'histoire militaire de notre temps.

A ce point de vue tout spécial de l'histoire militaire, le rôle de la contre-guérilla française au Mexique offre plus d'un incident qu'il importa d..; ne pas négliger. En général, l'art de la guerre est régi par des lois fixes, déterminées, qui ne se modifient que lentement sous l'action des nouvelles découvertes ou du perfectionnement des armes à feu à longue portée. Les corps réguliers qui composent les armées sont les instruments naturels de la stratégie, et grâce aux principes de tactique militaire, ils doivent, après des marches et des contre-marches savantes, arriver à heure dite et à point nommé sur les vastes champs de bataille de l'Europe. Dans ce duel en champ clos, les masses concentrées s'entre-choquent : c'est Austerlitz ou Waterloo; mais il est des temps et des pays où la lutte- prend forcément un autre caractère. L'ennemi, qui se sent incapable de résister en ligne aux troupes aguerries, abandonne brusquement les voies tracées par la grande guerre ; il éparpille ses forces: servi par sa connaissance exacte des lieu*,


il profita des moindres accidents de terrain. Si le climat est, dans certaines zones, malsain pour l'assaillant, il y appelle la défense et se fait insaisissable, tout en harcelant son adversaire. La guerre de partisans est inaugurée. C'est alors que les corps réguliers, grosses machines difficiles à mouvoir, cèdent la place à des corps irréguliers qui ont leur raison d'être dans leur indépendance même et leur légèreté.

La conquête de l'Algérie a produit les tirailleurs algériens et les spahis. La Crimée a vu naître nos bachi-bczouks de la Dobrutscha, trop cruellement décimés par les maladies. Au Sénégal, en Chine et en Cochinchine, les contingents français se sont adjoint des troupes auxiliaires spéciales. La création d'une contre-guérilla au Mexique était donc recommandée par des exemples justement célèbres et nécessitée de plus par l'état du pays. Au Mexique comme autrefois en Espagne, dès l'arrivée des Français, des guérillas ou bandes de partisans s'étaient levées sur tous les points du territoire.

L'armée française n'en marcha pas moins sur Puebla; mais les guérillas augmentaient en nombre et en audace. On fit alors appel aux hommes de bonne volonté de toutes nations, surtout aux Mexicains et aux Français ; les contre-guérillas se - levèrent à leur tour. Une mission difficile était con-


fiée à leur courage et à leur dévouement : l'extinction du banditisme, qui aujourd'hui encore désole le Mexique sous le prétendu drapeau de l'indépendance. Les atrocités qu'on allait avoir à punir n'avaient rien de commun avec la défense toujours légitime d'un peuple contre l'invasion étrangère; elles devaient être poursuivies sans pitié ni merci.

y

1

Le territoire de l'enjpire mexicain se .divise, on le sait, en trois zones distinctes. La première, connue sous le nom de terres chaudes (lierras calientes), comprend tout le littoral de la mer, et s'enfonce d'une vingtaine de lieues environ dans l'intérieur du pays. Baignées du côté de l'Océan par le golfe du Mexique, et sur le versant opposé par les eaux du Pacifique, ces terres chaudes, dont le niveau dépasse à peine celui de la mer, ne méritent que trop bien leur nom ; c'est un séjour brûlant, exposé sans défense à toute la furie du soleil, et d'une insalubrité proverbiale qu'entretiennent à la fois les miasmes des marécages et la végétation luxuriante des forêts vierges. — La seconde zone comprend les terres tempérées (lier-


ras templadas), qui s'élèvent peu. à peu en gravissant les premières pentes de la chaîne des Cordillères, et dont les riches cultures réunissent les produits du midi de l'Europe aux fruits des tropiques. — Enfin les terres froides (lierras frias) appartiennent aux hauts plateaux qui s'étendent depuis le pic d'Orizaba jusqu'au pic de Colima. De ces deux points culminants, qui dominent les deux versants opposés du Mexique, se découvrent les deux mers qui baignent ses rives. Sur ces hauts plateaux sont bâties les villes principales, Mexico, Puebla et Guadalajara. On y retrouve toutes les essences d'arbres qui caractérisent les contrées septentrionales.

En 1862, lorsque pour appuyer les réclamations de leurs nationaux les flottes alliées de l'Angleterre, de l'Espagne et de la France se dirigèrent vers le Mexique, c'est au port de Vera-Cruz, situé au fond du golfe, qu'elles vinrent débarquer. On sait qu'après la rupture de la convention de la Soledad, qui entraîna la retraite des forces anglaises et espagnoles, le petit corps expéditionnaire français resta seul pour attaquer la république mexicaine, défendue par son président Juarès. Nos troupes se mirent en marche, s'éloignèrent des terres chaudes tout en conservant leurs communications en arrière avec Vera-Cruz, le port de ravitaillement., traver-


sèrent la zone tempérée, et gravirent les terres froides à travers les escarpements des Cumbrcà jusqu'au plateau d'Anahuac, où la ville de Puebla se préparait à repousser les Français. Soix. i j lieues séparent Puebla de la Vera-Cruz. Le 5 m l 1862, la division française du général de Lorenc soutenait une lutte héroïque sous les murs de Pnebla, et, après avoir escaladé sous la mitraille les hauteurs des forts Guadalupe et Loreto, accablée par le nombre et par un effroyable orage, elle battait en retraite. Pour venger l'échec du 5 mai, le gouvernement impérial faisait partir aussitôt un corps d'armée de trente mille hommes, sous l, s ordres du général Forey, chargé d'aller planter le drapeau national dans la capitale même du Mexique.

Au mois d'octobre 1862, le général Forey arrivait de France et prenait le commandement de l'expédition; mais lorsqu'il eut porté ses deux divisions françaises sur les hauts plateaux pour préparer le siège de la ville de Puebla, il devint évident qu'une guerre de partisans, organisée par les juaristes dans les terres chaudes, allaii. se poursuivre à côté de la guerre régulière, et qu'elle exigerait de notre part l'emploi de moyens exceptLILnels. Le terrain choisi parles bandes des partis mexicains était un heureux point de ralliement


Les terres chaudes, le long du parcours suivi par l'armée française, étaient couvertes de bois et de broussailles favorables aux embuscades. Les ardeurs d'un climat embrasé et nouveau pour nos soldats décimaient les escortes d'infanterie et de cavalerie, chargées de protéger les convois embourbés souvent dans des chemins impraticables. Les traînards, accablés par la soif ou épuisés par la marche, étaient achevés par les guérilleros, qui bientôt massacraient les voyageurs et les femmes, aprs les avoir cruellement outragés.

Le lk février 1863, après avoir repoussé une attaque des lanciers rouges, éclaireurs de l'armée mexicaine descendus de la ville de Tepeaca, la division Douay campait échelonnée sur le plateau d'Anahuac. De l'autre côté de la Sierra-Malinche au front neigeux (1), la division Bazaine couvrait toutes les pentes de la route de Perote (2). Les avant-postes des deux divisions françaises veillaient dans le silence de la nuit. Ce même soir, à vingt lieues en arrière de l'armée, sur la route de la Vera-Cruz à Puebla, il y avait bal. Les salons de M. de Saligny, ministre de France séjournant à Orizaba, étaient en fête. Pendant les danses, le-

(d) Pic très-élevé qui se dresse en avant de Puebla.

(2) Ville située en avant de Puebla.


général Forey, commandant en chef de l'armée du Mexique, se détacha de son état-major et s'ipprocha du colonel Du Pin, récemment arrivé de France.

— Colonel, lui dit-il, les terres chaudes sont infestées de bandits : nos convois sont journellement attaqués; les voyageurs sont dévalisés ou assassinés, les communications sont trop souvent coupées. J'ai jeté les yeux sur vous pour nous débarrasser de ces brigands. Ju vous donne le commandement des contre-guérillas des terres chaudes. Il s'agit d'assurer la sécurité du pays et la marche des convois de l'armée pendant que je serai occupé au siège de Puebla, que je vais entreprendre prochainement.

Le colonel Du Pin demanda au général ses instructions. On lui donnait pleins pouvoirs; il n'avait qu'à poursuivre à outrance les bandits et à purger le pays. Le bal continuait cependant : au son des notes languissantes de la havanaise, les couples se croisaient sans cesse; parmi les be les Mexicaines qui s'abandonnaient à Puiivrement de La valse, plusieurs eussent pâli si l'ordre tombé des lèvres du général en chef avait frappé leuro oreilles. Une contre-guérilla française venait en effet. d'être décrétée, et peut-Jtre y avait-il ce soir-là, dans les salons diL ministre de France,


quelqaed chefs de guérillas travestis en galants cavaliers, dont les têtes, souriantes en cette nuit de fête, devaient plus tard grimacer au bout d'une branche.

Depuis le mois de février 1863 jusqu'au mois de mars 1865, le colonel Du Pin est resté à la tete de la coutre-guérilla. Chacun a pu le. voir au Mexique coiffé d'un vaste sombrero, vêtu d'une pelisse de colonel rouge ou noire, chaussé de bottes jaunes à l'écuyère avec éperons du pays, portant nuit ou neuf décorations sur la poitrine, un revolver au côté, un sabre éprouvé pendu à sa selle. 11 fallait un homme de forte trempe, un officier infatigable, pour mener à bien l'organisation de la contreguérilla. Les divers éléments appelés à composer le nouveau corps de partisans étaient épars sur plusieurs points. Les Mexicains Murcia, Llorente et Figarero, transfuges ralliés à la cause française, opéraient pour leur compte avec de petites bandes dans les environs de la Soledad. Quant au corps principal des contre-guérillas dites mexicaines, il était stationné Medellin, à quelques lieues de VeraCruz. M. deStœklin en avait été le chef jusqu'alors.

M. de Stœklin, Suisse d'origine, avait, au début de l'expédition de 1862, organisé spontanément une petite troupe restée indépendante, quoique attachée à la cause française, et composée d'aven-


luriers de toutes les nations. Doué d'un grand courage personnel, il entraînait facilement ses hommes dans les bois de Vera-Cruz, et ses premières incursions furent heureuses; mais lorsque sa troupe vint à grossir, ses qualités militaires ne furent plus à la hauteur du commandement qui lui était confié. Quelques opérations importantes, où il déploya le plus brillant courage, restèrent sans succès et compromirent son autorité. Son mépiis pour les ordres d'officiers français dont il relevait lui porta le dernier coup. La démission qu'il ( ffrit fut .acceptée ; mais il reçut en même temps la croix de la légion d'honneur. Un an plus tard, dans une Gharge où il fut abandonné des Mexicains qu'il menait au feu, M. de Stœklin tomba criblé de ble,sures et mourut en brave.

Le 20 février, le colonel Du Pin arrivait à - Medellin pour prendre possession de son nouveau commandement. Ce fut un curieux spectacle que-L revue de cette cavalerie et de cette infanterie a«iis uniformes. La troupe sous les armes, fièremun déguenillée, attendait rangée dans un coral (1).

Toutes les nations du monde semblaient s'être donné rendez-vous : Français, Grecs, Espa^ !

Mexicains, Américains du Nord et du Sud, Anglab,

(1) Enceinle palissée pour les animaux.


Piémontais, Napolitains, Hollandais et Suisses se coudoyaient. On ne pouvait pas dire que chaque pays avait envoyé à cette bizarre exposition les types les plus remarquables de sa race. Presque tous ces hommes avaient quitté leur patrie pour courir après une fortune toujours fugitive. On y trouvait le matelot désillusionné de la mer, le négrier de la Havane ruiné par le typhus destructeur de sa cargaison, l'écumeur de mer ancien compagnon du flibuètier Walker, le chercheur d'or échappé d'Hermosillo aux balles qui avaient frappé Raousset-Boulbon, le chasseur de bisons venu des grands lacs, le manufacturier de la Louisiane ruiné par les Yankees. Cette bande d'aventuriers ignorait la discipline : officiers et soldats se grisaient sous la même tente ; les coups de revolver sonnaient souvent le réveil. Quant au costume, si cette troupe eût défilé, clairons en tête, sur les boulevards de Paris, ou eût cru assister au passage d'une ancienne bande de truands exhumés du fond de la Cité. Le quartier, situé au bas de la rivière, entouré d'une palissade en bois dur à travers laquelle une charrette attelée aurait pu aisément se faire jour, était un cloaque infect où les hommes ne trouvaient même pas d'abri pendant les pluies de l'hivernage.

En quelques jours, des carabines rayées, des pistolets, des sabres, des effets de campement,


furent distribues aux soldats. La route de la Soledad n'était rien moins que sûre, on devait tenter au plus tôt une sortie pour la dégager; mais les chevaux manquaient : aucune remonte ne foiictionijuil faute de fonds. Il fallait pourtant faire flèche de tout bois et parer aux difficultés. L'alcade de Medullin fut mandé et sommé de trouver les piastre ir r Jsaires, sous la condition qu'elles seraient fidèkiilll" remboursées trois jours après sur la solde de la troupe. L'alcade se retrancha derrière une impuissance absolue; mais, au moment de rentrer dans sa maison, il s'aperçut que sa porte venait de recevoir une garde d'honneur de dix cavaliers, d nt le chef lui remit respectueusement un papier au srpau du commandement. Une heure lui était accordée pour faire ses préparatifs de départ : il lui {l(_: octroyé quelques mois de loisirs au fort de hi .tJean-d'.Ulloa, si renommé pour sa salubrité! Lne demi-heure s'était à peine écoulée, que le. onds publics, qu'on savait cachés dans sa makion, étaient versés à la caisse de la remonteci donne la mesure de la bonne volonté que les au( ,; j, mexicaines nommées par nous apportaient dans leur service. Trois jours après, l'argeut fut rendu, au grand ébahissement de-l'alcade, peu habitué à trouver chez les fonctionnaires mexicains une fidélité aussi scrupuleuse en matière de-deniers publics.


La difficulté pour se remonter ne consistait pas seulement dans le manque d'argent. Les propriétaires des haciendas ou fermes voisines ne voulaient pas se défaire de leurs chevaux, de peur de se compromettre aux yeux des guérilleros, qu'ils redoutaient bien plus que les Français. Chaque cheval porte en-quelque sorte son certificat d'origine imprimé sur sa cuisse par le fer du propriétaire. H fallut déclarer aux hacenderos que, s'ils ne voulaient pas vendre leurs chevaux aux Français, on irait les prendre dans leurs habitations ou dans leurs pâturages, mais sans les payer. De cette façon, ils auraient réellement cédé à la force devant une razzia de guerre, et leur responsabilité serait à l'abri des représailles des guérillas. Cette menace, appuyée d'un exemple chez le plus gros propriétaire, suffit pour faire affluer les chevaux dans Medellin.

Le mai::;ons de Medellin se groupent sur la rive droite du Rio-de-Jamapa, à trois lieues de VeraCruz. Un chemin de fer relie au port cette ville de jeux et de plaisirs, toute parfumée d'orangers. La sécurité des routes pour les joueurs favorisés de la fortune y est malheureusement moins grande qu'à Bade. Medellin est entourée de tous côtés de ces bois épais et odorants dont la végétation luxuriante annonce déjà les forêts vierges des plateaux du


Chiquihuite. Sa garnison se composait alors, outre la contre-guérilla, d'une compagnie d'infanterie de marine et d'une vingtaine de fantassins du commandant mexicain Llorente. Toutes les nuits pourtant, la ville était attaquée par les guérillas, qui s'abritaient, pour tirer, derrière des haies de verdure. Dès que les balles venaient siffler aux oreilles des habitants, toutes les portes se fermaient, et la garnison ne bougeait pas de ses positions. Le système de guerre fut changé : on résolut de passer de la défensive à l'offensive.

Le o mars 1863, à la tombée de la nuit, un Espagnol, du nom de Perez Lorenzo, se préoentait à la grand'garde. De grosses larmes coulaient de ses yeux; sa figure pâle et maigre accusait la douleur. Il demanda à être reçu en particulier par le colonel. A peine introduit dans sa tente : — Veux-tu me venger? lui dit-il. J'avais une maisonnette entourée de jardins dont je portais les fruits à Vera-Cruz et à Medellin; j'avais une jeunt femme de dix-huit ans que j'avais aimée et épousée à la Havane; elle était enceinte de six mois. Hier, la guérilla commandée par don Juau Pablo, lieutenant des bandes de Jamapa, est entrée dans ma maison, m'a attaché à un poteau; ils ont viole ma femme, et après lui avoir ouvert le ventre, m'ont jeté à la face mon enfant à peine formé.


Comprends-tu, colonel, pourquoi je ne me suis pas tue.' Les larmes de l'Espagnol s'étaient taries, son regard était fixe. Lorenzo resta jusqu'à minuit enfermé avec le colonel dans sa tente; dix minutes après sa sortie trente cavaliers et trente fantassins attendaient des ordres en silence. Lorenzo, les mains liées derrière le dos crainte de surprise ou de trahison, servit de guide. La petite colonne se mil en route, et, par un sentier de bêtes fauves, se dirigea sur les ranchos (1) voisins de l'arroyo de Canas, où se retirait quelquefois don Juan Pablo.

La nuit était affreuse, il tombait une pluie torrentielle; les visages et les mains se déchiraient aux épines du chemin. A trois heures du matin, on se précipita sur les cases; tout était désert. Pourtant au pied d'un lit s'élevait un amas de laine fraîchement remuée; les matelas parurent suspects; on fouilla, et grâce à la pointe du sabre qui piqua dans les chairs, on trouva deux lieutenants de Juan Pablo, son beau-frère Juan Lopez et son cousin Omata. Ils faisaient tous aeux partie de la bande qui, la veille, avait assassiné l'Espagnole. Les ran.chos furent livrés aux flammes et les deux prisonniers furent passés par les armes. C'était la pre-

(1) Habitations rurales.


mière carte de visite de la contre-guérilla française aux bandits des terres chaudes. A six heures du matin, la petite colonne était rentrée à Medeliin sans que les habitants eussent eu avis de sa sortie.

Chaque jour, de Medellin, on poussait de l'aies reconnaissances dans toutes les directions; c'était désormais la guerre de partisans. Opérer par petits groupes, voir de ses propres yeux, se tenir tuajours au courant des mouvements les plus secrets de l'ennemi, déjà mieux servi que nous par les indigènes, parcourir de grandes distances en peu de temps, tomber à l'improvisie sur les retraites Ls plus cachées, tel était le nouveau service inauguré, et qui allait former de véritables partisans, reliés à l'armée régulière par une discipline plus ferme et cette assurance d'un appui réciproque qui donne de l'audace.

Le 7 mars, du côté de Puente-Morone, un individu à cheval, à la vue de nos cavaliers débouchant subitement dans un sentier, prit la fuite à toute bride. Malgré la vitesse de son chevai, il fut arrêté. 11 était porteur d'un passeport parfaitement en règle que lui avait délivré le jour même la pré- fecture politique de Yera-Cruz. Rien ne ressemble à un honnête homme comme un voleur. L'exhibition empressée de ses papiers fit pourtant naître quelques soupçons. Après qu'il eut été vainement


fouillu, il fut déshabillé, et un soldat découvrit sous l'aisselle du bras gauche un gros paquet de capsules de guerre soigneusement caché. Le fugitif, amené à Medellin malgré ses protestations d'homme de bien, fut reconnu comme membre de la guérilla de Jamapa commandée par Antonio Diaz. Pio Quinto (c'était son nom) avait guerroyé longtemps avec les Indiens pintos (1) pour et contre le féroce Alvarez, le vieux chef d'Acapulco connu sur tout le littoral du Pacifique. Pio Quinto jouissait d'une belle réputation de coupeur de grands chemins. La quatre d'honnête homme qu'il invoquait fit qu'on lri posa cette alternative : ou être pendu sans confession à un arbre de son choix, comme faisant partie d'une bande de braves gens pris en flagrant délit d'espionnage et de commerce de munitions de guerre, ou conduire nos soldats la nuit suivante vers la retraite de ses dignes compagnons. A ce prix, la vie lui était assurée, mais rien de plus. La crainte de mourir sans confession lui fit agréer la seconde proposition; le désir même d'obtenir un peu plus que la vie lui arracha une confidence. Pio Quinto déclara que la nuit suivante il devait y avoir i Rodeo de Palmas une grande partie de motile, ut que les principaux guérilleros s'y étaient donné

[i) Ainsi nommés à cause de leurs taclles de lèpre.


rendez-vous. Avant d'arriver à ce point, ajouta:t-il, le-chemin menait à Rincon de Panas, où serait sans faute embusqué un avant-poste de l'ennemi.

Ce même soir, Medellin s'amusait; toute la société de la ville était invitée à une grande réunion ; par ordre, tous les officiers de la contre-guérilla y allèrent danser. L'ordre fut exécuté avec d'autant plus d'entrain que les Mexicaines se montraient depuis peu aussi gracieuses qu'élégantes, et que, selon toute probabilité, les guérillas payeraient les violons. A minuit, un cavalier vint annoncer ag colonel que tout était prêt. Sans perdre de temps, ce dernier regagnait au galop, près du débarcadère du chemin de fer, une colonne légère composée de quarante cavaliers, de cinquante fantassins et de vingt fusiliers de marine. En écartant les branches, on entra sous bois, puis on trouva un défilé sinueux ; on était forcé de marcher un par un, sans fumer.

Des arbres fraîchement coupés barraient de distance en distance le sentier, déjà trop étroit. On pouvait d'un moment à l'autre tomber dans une embuscade; les hommes étaient peu faits encore à ces expéditions nocturnes où l'imagina lion graua.'t toujours le danger. Malgré les obstacles, tout marcha avec ordre. A deux heures du matin, on avait parcouru trois lieues. La cavalerie, lancée au galop, se précipita si rapidement sur Rincoij de


Panas, qu'elle surprit, appuyée sur son fusil, une -, Idette qui n'eut pas le temps de faire feu. Les deux cases qui servaient de ranchos furent entourées, et presque aussitôt l'infanterie y entrait au pas de course. La première recherche n'amena d'autre découverte que celle d'une Indienne qui se tenait fièrement debout au milieu de la case, une # torche de résine à la main, sans autre vêtement qu'une splendide crinoline. L'éclat de ses yeux indiquait qu'elle n'avait pas été surprise dans son sommeil, malgré ce costume tout au moins léger. Un soldat, soupçonnant quelque ruse, plongea sa baïonnette dans la crinoline. Tout d'un coup à travers la fente se dressa, en faisant un bond comme un.

chat-tigre, un Mexicain richement vêtu de cuir et d'üfg Jit, armé d'un revolver. Au même moment au dehors, entre les deux cases, se- passait une cne digne du pinceau de Salvator Rosa. Notre nouvelle recrue, Perez Lorenzo, à la faible lueur J'un rayon de lune, avait reconnu dans la vedette enlevée sous les armes Luis de Léon, sergent de .-aérillcros, un des assassins de sa femme. Luis de Léon se cacbait sous un faux nom. Lorenzo frotta brusquement une allumette et plaça la lumière sous 'a face du bandit. Le misérable avait cinq pieds "iiiiit pouces, et Lorenzo l'avait vite reconnu. Un incien guérillero oonverti depuis peu, Joacilim


Florès fut toutefois appelé pour constater l'identité de l'assassin. Joachim le réduisit vite au silunce en accusant sa propre complicité dans trois meurtres récents commis par Luis de Léon. La lune brillait sous la feuillée, un arbre décharné était voisin : à l'aide d'un nœud coulant, le bandit fut enlevé.

Lorenzo regarda longtemps une masse sombre s'agiter en l'air dans les dernières convulbioiii. e souvenir de sa femme lui pesait moins : elle éiait vengée; le lendemain, il disparut.

Restait Phomme de la crinoline. Deux fantassins le traînèrent devant le colonel Du Pin. Il fut constaté que c'était Julio Gara Rubio, adjoint à l'alcade de Jamapa. Ce chef, doué d'une agilité C,HÍ .J,ordinaire, glissa comme une anguille entre tes w.J.L.

des soldats. Se faufilant entre les jambes d:; chevaux, il prit la fuite. Il reçut en passant un coup de sabre et un coup de baïonnette. Deux nouveaux engagés, peu habitués à ce genre d'opérations nocturnes, firent feu sur lui Il se précipita dans la rivière ; arrivé au fort du courant, affaibli par ses blessures, il fut entraîné et disparut dano un tourillon. La salle de jeu était à quatre cent mctroo de là. Les coups de fusil des deux maladioMaavertirent les joueurs, qui se dispersèrent en toute hâte dans las bois. Le but principal de la sortit éiait lül&(ué; mais Pio Quinto eut la vie sauve. La


colonne rentrait à cinq heures du matin à Medellin ; la fête de nuit durait encore. Les invités furent surpris de voir défiler la troupe, qu'ils croyaient endormie dans son quartier.

Plusieurs petites expéditions conduites avec succès eurent encore lieu autour de Medellin. La ville désormais reposait tranquille : les avantpostes étaient respectés, et la sécurité des routes était rétablie dans un rayon de quatre à cinq lieues. Les guérillas avaient compris que le temps des rapines faciles était passé et que la fantasia à coups de fusil autour des faubourgs avait ses dangers. Ils songèrent alors à se réunir pour offrir Ul." centres de résistance plus sérieux. C'était un grand pas vers la pacification du pays, car il était désirable d'avoir affaire à une troupe assez forte pour attendre ou offrir le combat, plutôt que d'être obligé de mettre chaque jour une partie de ses forces en mouvement à la poursuite de cinq ou six ennemis presque insaisissables.

II furent clioi,-is par Trois points de concentration furent choibis par les guérillas mexicaines, qui dès ce jour s'abri-


tèrent sous le titre mensonger de forces libérales.

Les villes de Jamapa, à quatre lieues de Medellin, sur la même rivière (le rio de Jamapa), de COLastla, à deux marches de la Soledad, enfin de Tlaliscoya, au sud, à deux fortes étapes de Medellin, dont elle est séparée par deux rivières larges et profondes (1), s'organisèrent pour la résistance.

La contre-guérilla avait eu pour premier chef un homme d'une grande audace ; le succès de M. de Stœklin eût été assuré, s'il avait eu l'eutenu; des opérations militaires. Il s'agissait maintenant d'apprendre à cette troupe ce dont elle était capable après une réorganisation con forint aux principes de la guerre. Le 1G mars, à cinq heures du soir, la population de Medellin, groupée sous les arcades et les orangers, voyait se former en ligne Sll la place de l'église soixante-dix fanb -.;::::ins et quatrevingts cavaliers de la contre-guérilla, précédés pai vingt-six éclaireurs mexicains du couiiuaiidan Murcia. Ces troupes prirent la route de JiIilllapa.

Depuis deux ou trois jours, on avait fait à dessein circuler le bruit que cette petite localité aurait Ic., honneurs de la première attaque. Après une lieue parcourue, on fit halte sous prétexte d'attendre le

(1) Tlaliscoya est une vieille ville espagnole qui exerce une grande influence politique sur les localités voisines.


retour des espions, et à une heure du matin, après cette feinte, on rentrait dans ses quartiers.

Le lendemain 17, après avoir passé la rivière de l'Atoyac au point du jour à Paso-del-Toro, on se dirigeait vers l'itacienda de Mandigue. Les guides qui marchaient à la tête de la colonne connaissaient mal Je pays ou avaient intérêt à nous égarer, car Mandigue n'est qu'à huit lieues de Medellin, et pourtant à deux heures de l'après-midi ces guides déclarèrent qu'il y avait encore quatre heures de marche. La chaleur était torride; depuis le passage de l'Atoyac, traversé au soleil levant, pas une goutte d'eau. L'infanterie, encore peu habituée à la marche dans ces sables des terres chaudes, était épuisée et haletante ; les plus jeunes avaient l'écume à la bouche. On touchait à un désastre.

Les officiers, pour redonner du courage aux soldats, mirent pied à terre et prirent la tête de la troupe; les cavaliers cédèrent leurs montures aux traînards les plus fatigués. Vers quatre heures et demie, un puits délabré contenant un peu d'eau fut signalé : c'était la teire pour les naufragés.

Après une halte d'une heure, où la soif avait été modérément apaisée, on se remit en route, et à huit heures du soir on arrivait à Mandigue. Cette hacienda, enfermée par une ceinture verdoyante de bananiers et de citronniers, est riche en res-


sources du pays. Trois bœufs rapidement abattus et dépecés, grillés sur les braises ardenteSLen plein vent, firent les frais d'un splendide repas arrosé de larges tasses de café indigène aux senteurs parfumées. Un beau ciel étoilé servit de tente; la paille de maïs, ramassée dans, les sillons, offrait un lit plein de fraîcheur. Le bivouac fut bientôt silencieux, et la nuit répara les forces des hommes, si gravement éprouvées par la marche de la veille.

L'attaque de Tlaliscoya était préparée par çette pointe en pays ennemi : c'était, des trois centres occupés par les forces libérales, le plus difficileJi enlever ; mais aussi cette position commandait militairement les deux autres. Deux chemins se présentaient pour l'attaque. Le premier, passant par Rancho-de-Plata, demandait deux jours de marche ; de plus, avant d'arriver à la ville, il fallait traverser un bois épais et profond. Les guérillas y avaient intercepté la route sur une longueur de quatre cents mètres par des abattis de bois dur, derrière lesquels ils avaient placé des barricades de distance en distance. Le second tracé était plus court; on comptait six lieues à peine; mais on devait traverser deux rivières rapides, qui n'étaient guéables en aucune saison.

Le 18 mars, à dix heures du matin, la colonne légère fut passée en revue devant le péristyle de


Y hacienda. Le colonel déclara que, vu les difficultés .du second tracé, il se rendrait à Tlaliscoya par Rancho-de-Plata. Tous les habitants de Vhacienda et ceux des ranchos voisins assistaient à la réunion; les guides étaient commandés; plusieurs espions partirent immédiatement pour avertir l'ennemi du projet de départ et de direction. Le but était atteint : les espions avaient été trompés ; aussitôt trente cavaliers se portèrent à fond de train vers la première rivière appelée Rio-de-Pozuelo, pour surprendre le bateau qui servait au passage.

Le maître de Mandigue se proposa lui-même pour guide. La mission des trente cavaliers fut promptement remplie, et à une heure du soir deux brigadiers apportèrent la nouvelle qu'on s'était emparé du bateau.

Quatorze fantassins, encore sous le coup des insolations de la veille et trop faibles pour suivre le mouvement, se barricadèrent dans l'hacienda, prêts à toute surprise. La colonne se mit en marche et n'arriva qu'à quatre heures du soir sur le bord du premier cours d'eau. On organisa rapidement le va-et-vient; l'opération était délicate, car un petit canot, creusé dans un tronc d'arbre, ne pouvait contenir que sept ou huit hommes. L'infanterie passa la première, et les plus valides furent .dépêchés sans retard au pas de course pour tâcher


de surprendre les bateaux de la seconde rivière.

Pendant ce temps, la cavalerie hâtait à son tour son mouvement : il fallut desseller les chevaux, qui suivirent à la nage l'embarcation emportant les cavaliers.Les hommes d'infanterie partis en éclaireurs se dérobaient sous bois, l'œil au guet, interrogeant les moindres éclaircies, cherchant à découvrir la rive de l'autre fleuve qui les séparait de Tlaliscoya.

A un détour, le panorama changea brusquement.

A dix mètres au-dessous du chemin rongé par les eaux, dans un lit taillé à pic, ombragée de hautes futaies, roulait une rivière large de cent vingt mètres; elle grondait au loin, grossie par les pluies de la montagne. Au bas d'une rampe, véritable escalier de chèvres, la petite baie, réservée d'ordinaire aux canots, était vide. et solitaire ; le courant venait s'y briser en rejaillissant. A peine les têtes des Français eurent-elles paru au sommet de la berge escarpée, qu'elles furent accueillies par une vive fusillade partie de la rive opposée et dirigée par l'ennemi, caché derrière des barricades de balles de coton. Deux blessés tombèrent sur les feuilles mortes dont le sol était couvert. Au bruit des détonations et des clameurs des guérillas se mêlaient les cris sardoniques d'une nuée de perroquets à l'éclatant plumage, saluant le coucher du


soleil et voletant à travers le feuillage aux mille nuances. Les nouveaux engagés, qui voyaient le feu pour la première fois, tiraient un peu au hasard et sans bien ajuster. Défense leur fut faite de brûler une cartouche. Quelques bons tireurs seuls, choisis et embusqués dans les touffes d'aloès, ripostèrent à l'ennemi avec précision. Les chants de triomphe cessèrent bientôt sur la rive opposée. Plusieurs partisans avaient été atteints de balles coniques qui ne pardonnent guère; parmi eux, un cavalier à l'allure hardie, monté sur une belle jument alezane, fut renversé : une balle s'était aplatie sur la plaque de son ceinturon. A peine remis du choc, il remonta hardiment en selle; sa monture fut tuée. Une minute après, il accourait sur un brillant étalon noir et lâchait de pied ferme son coup de carabine. La réponse à son défi fut aussi rapide que la pensée ; une balle française lui brisa l'épaule et le jeta à terre. Sa chute fut le signal de la déroute; les embuscades les plus rapprochées de la rivière furent désertées, et beaucoup de guérilleros furent tués en traversant les éclaircies. Cet audacieux partisan qui venait de payer chèrement sa bravade était don Miguel de Cuesta, commandant en'second les bandes libérales. Il survécut à sa blessure, et on le vit plus tard se rallier à l'intervention. Il faut remarquer à ce propos que le Mexicain, aussi habile


à faire le coup de feu qu'a manier sa monture, parade volontiers sans peur devant les balles; l'arme blanche exerce moins de séduction sur son tempérament.

Faute de canots, le passage n'était pas possible.

L'ordre de la retraite fut donné au moment où la cavalerie avait déjà traversé le premier cours d'eau.

Le maître du bateau, qui paraissait intelligent, déclara que la rivière qui couvre la ville pouvait être franchie à cheval à deux lieues en amont. Sur la promesse de quatre onces d'or (trois cent vingt francs), il consentit à servir de guide. A la chute du jour, la cavalerie se mit en mouvement dans la direction du gué; à neuf heures et demie du soir, l'infanterie devait reprendre ses positions de la journée et ouvrir son feu sur la ville par-dessus le fleuve, de manière à faire croire à une nouvelle attaque de front.

Les difficultés de cette marche de nuit furent extraordinaires. Le temps venait de changer brusquement; des rafales de vent s'engouffrant dans les broussailles annonçaient un coup de iwrle (1).

Pas une étoile au ciel. La lune dans son plein, voilée par les gros nuages courant à toute vitesse,

(i) Grandes rafales venant du nord qui désolent trop souvent la plage de Yera-Cruz.


ne jetait sous bois qu'une lueur blafarde : à ses pâles rayons, on eût pu voir les cavaliers, courbés sur leurs chevaux pour éviter les tourbillons de sable soulevés par la tempête, glisser inquiets et en silence à travers des fourrés presque impénétrables.

On quittait à tous moments les sentiers frayés pour éviter les ranchos, dont les habitants auraient éventé notre marche en lançant dans l'espace quelques notes gutturales, signal toujours convenu avec les guérillas. Parfois on se frayait un chemin à coups de machele (1), et les loups des prairies hurlaient en s'appelant, les chevreuils effarouchés bondissaient devant les chevaux, qui se cabraient dans l'obscurité sous leurs cavaliers. Bientôt les ombres de la nuit grandirent sous les arbres à caoutchouc au noir feuillage. Les cavaliers distinguaient à peine ceux de leurs compagnons qui les précédaient. Au passage de l'un de ces ravins profonds et sinueux qu'on nomme des barrancas, deux pelotons s'égarèrent, et la cavalerie se trouva réduite à vingt-six cavaliers de Murcia, plus quarante contre-guérillas. Il n'y avait pas à hésiter cependant, et l'on continua de s'avancer. Soudain, vers neuf heures, une fusillade très-bien nourrie éclate

(1) Le machete est un grand couteau à large lame fortement emmanchée.


dans le voisinage. On croit au massacre des deux pelotons égarés, tombés sans doute dans une embuscade. Le colonel Du Pin, voyant que le trouble gagne déjà sa poignée d'hommes, fait mettre pied à terre, visite toutes les armes, s'assure qu'on a enlevé les capsules, et défend, sous peine de mort, de tirer un coup de feu, quoi qu'il arrive; puis on marche, le sabre au poing, avec les plus déterminés, du côté de la fusillade. L'alerte fut de courte durée : arrivée sur un point culminant, la cavalerie aperçut les lueurs de la fusillade dans le lointain; l'écho, au milieu du silence de la nuit, avait trompé les oreilles les mieux exercées. C'était l'infanterie qui, dans sa fausse attaque, devançant l'heure convenue, avait ouvert le feu trop tôt. La colonne reprit la route du gué, et l'on se remit en selle.

Cette fausse alerte sauva la cavalerie, car on sut plus tard que, près du point où l'on avait changé de route pour se porter au secours des deux pelotons qu'on croyait massacrés, nous attendait une forte embuscade ennemie qui, prévenue subitement de l'arrivée des Français, s'était crue découverte, tournée déjà peut-être. Au même moment, des signaux annonçaient aux Mexicains embusqués l'approche du détachement égaré, et la fusillade engagée sous Tlaliscoya mettait en fuite la guérilla,


convaincue que la ville assiégée allait être attaquée par des troupes supérieures en nombre.

Une demi-heure après, le Rio-Blanco fut traversé au gué appelé Callejon-del-la-Lecheria. On déboucha bientôt sur la route, à quatre cents mètres en arrière des abattis d'arbres gardés par une portion des « forces libérales. » A quelque distance de la ville, l'ordre est donné de mettre le sabre à la main et d'aborder la position à fond de train. Les cavaliers partent débouté la vitesse de leurs chevaux, et en quelques minutes, au milieu de cris sauvages, tombent à revers sur les guérillas, qui, épouvantés de cette apparition inattendue, lâchent leur décharge et s'enfuient de toutes parts, abandonnant sur place armes, chevaux et drapeaux.

Nos fantassins, continuant leur fusillade de la rive opposée, blessent un de leurs camarades, et ne cessent le feu qu'à l'appel de la trompette sonnant la fanfare de la contre-guérilla.

Avant cette attaque, malgré la violence du coup de norte, toutes les maisons de Tlaliscoya étaient illuminées à giorno sur la face opposée à la rivière.

Comme par enchantement, à l'entrée des assaillants, toutes les lumières s'éteignirent, et les portes se fermèrent. La menace de mettre le feu à la ville, communiquée par un sereliO (veilleur de nuit), produisit un effet magique : les portes s'ou-


vrirent d'elles-mêmes. On était maître de Tlaliscoya; mais la position était très-aventurée, car la guérilla qui avait défendu Tlaliscoya, forte au moins de deux cent cinquante hommes sous les ordres du colonel Gomez, pouvait d'un moment à l'autre, prévenue par la population du petit nombre des assaillants, faire un retour offensif. Le moindre désordre parmi les vainqueurs pouvait causer un désastre, d'autant plus qu'il - n'y avait pour le moment aucun appui à espérer de l'infanterie et du détachement de cavalerie égaré, dont on était séparé par une large rivière, sans moyens de communication. Les boutiques, qui avaient ouvert de nouveau leurs comptoirs, regorgeaient de liqueurs de toute espèce. Les officiers réunirent leurs hommes, leur révélèrent le danger de la situation en faisant appel à leur énergie. Promesse fut faite de ne boire que les liqueurs de distribution régulière. Le serment fut scrupuleusement tenu; il y allait du salut commun. On choisit d'abord sur la rive du fleuve une maison capable, par sa construction, de résister à un assaut, et où les chevaux pourraient s'abriter dans un coral sans crainte de ces incendies qui sont une manœuvre de guerre fort en faveur parmi les Mexicains. Les notables de la ville y furent mandés poliment, ainsi que le maître de la maison, José-Maria Billegas.


Ordre leur fut intimé de pourvoir sur-le-champ à une réquisition de vivres et de fourrages pour deux cents chevaux et quatre cents hommes. Ce chiffre, grossi à dessein, fit quelque impression.

Une partie des notables fut retenue en otages, l'autre courut à Tlaliscoya pour assurer l'exécution des ordres. La menace de fusiller ceux qui n'obéiraient pas dans le plus bref délai eut pour premier résultat l'envoi presque immédiat de quantités considérables de maïs et de paille : les tortillas (crêpes de maïs), le pain et la viande toute cuite suivirent de près. La petite troupe française était à dessein disséminée par groupes à chaque ouverture de la maison du notable Billegas. Il importait de lui persuader qu'il aurait un grand nombre de bouches à nourrir. Hommes et chevaux firent bonne chère, la litière fut moelleuse pour tous. Le surplus des vivres, grâce à l'obscurité, fut jeté à la rivière.

Il était urgent néanmoins de se mettre en communication avec les troupes restées sur la rive gauche. Un cavalier, fort nageur (1), s'offrit pour aller porter des ordres et chercher des nouvelles.

La joie fut grande quand il revint nous apprendre que le détachement égaré dans les forêts avait fini

(1) Ce cavalier, nommé Dumont, a donné depuis trois ans mille preuves de dévouement et d'audace; il est aujourd'hui officier dans la contre-guérilla.


par se réunir à l'infanterie. Malheureusement le chef de cette dernière troupe n'avait pas compris ses instructions; à la première faute d'une attaque prématurée s'était jointe une imprudence des plus graves. Au lieu de faire tirer à courts intervalles quelques coups de fusil pour tenir l'ennemi en éveil sur ses barricades, on avait exécuté des feux aussi nourris que ceux des Mexicains. Les cartouchières ne contenaient plus que quinze ou vingt cartouches.

D'un moment à l'autre, on pouvait être attaqué par des forces considérables : les contingents voisins de Santa-Anna, de Tlacotalpan, du Miadero, du Conejo, villages dont les dispositions hostiles étaient connues, prévenus par leurs avanzadas (vedettes) et la fusillade, ne viendraient-ils pas grossir la guérilla de Tlaliscoya? Le manque de munitions donnait à songer. Les sentinelles furent -doublées; mais il devenait indispensable de se procurer sans retard des bateaux pour communiquer avec l'autre rive du torrent et pouvoir au besoin battre en retraite ou appeler à soi toutes ses forces.

Les notables affirmèrent que les guérillas avaient emmené avec eux tous les bateaux. Il fut décidé que, le lendemain matin à cinq heures, les deux canots affectés d'ordinaire au passage de la rivière seraient avec leurs bateliers devant les degrés de la maison de Billegas. La liberté fut rendue à deux


des notables, avec mission d'aller en personne à la découverte. Si à l'heure dite les deux notables, connus pour amis des guérillas, n'étaient pas de retour, leurs maisons seraient incendiées ; puis, de demi-heure en demi-heure, chacun des quatre notables restés à Tlaliscoya serait fusillé. Chaque demi-heure de retard en outre coûterait 1,000 piastres (5,000 francs) aux habitants. Ces dispositions prises, les officiers, qui depuis le matin n'avaient ni bu ni mangé, songèrent aux affaires sérieuses, c'est-à-dire au souper. Il était déjà deux heures du matin; Billegas offrit galammént à ses hôtes un repas vraiment royal et tout gratuit. Sans nul doute, cette table somptueusement servie était destinée aux chefs des guérillas, dont le quartier général avait été, quelques jours auparavant, installé en face, dans un café appartenant au noble amphitryon. On y avait trouvé des soucoupes pleines de poudre et de capsules. Avant de faire honneur aux plats, on invita Billegas à les déguster le premier; il y avait lieu de craindre qu'un peu de poison ne fût mêlé aux sauces. Une fois cette formalité accomplie, les vins généreux circulèrent, et la santé de la France fut portée par tous les convives, par Billegas lui-même, qui ne se permit aucune hésitation.

Ye.rs trois heures dû matin, on entendit une


bande affolée de cavaliers traverser la ville au galop. C'étaient les fuyards de la fameuse embuscade qui rejoignaient leurs compagnons d'armes épars aux quatre vents. A cinq heures, les deux embarcations si bien cachées par les guérillas étaient amarrées devant la maison de Billegas; à sept heures, toutes nos troupes s'étaient ralliées dans la ville. Dès le matin, on recueillit les armes abandonnées par l'ennemi dans sa déroute. Le butin se composa de quatre-vingt-quatorze fusils, de quelques lances, du drapeau de la cavalerie, brodé or et argent, du guidon de l'infanterie, d'un tambour d'origine américaine, d'un trombone et de la canne de commandement de l'alcade, chef politique et militaire selon l'habitude des temps de guerre au Mexique. Le pillage, quels qu'en fussent le prétexte et la forme, fut sévèrement interdit.

Sous la conduite d'officiers spécialement désignés, les perquisitions commencèrent (Ramenèrent la saisie, chez les principaux habitante, de plus de quatre cents kilogrammes de poudre, de halles et.

de plomb en énorme quantité, de capsules de guerre et de moules faits pour fondre seize balles d'un coup. Les munitions inutiles furent jetées à la rivière ; les autres rendirent grand service.

La ville de Tlaliscoya est assez.vaste. Elle forme un grand demi-cercle dont la base repose sur la


rivière; elle est entourée de bois presque impénétrables. Lors des grandes crues, les eaux jaunâtres du torrent viennent battre les pignons des maisons, construites en pierre volcanique, qui bordent la rive. L'église, de belle et ancienne construction, a été respectée par les guerres civiles; de vieilles fresques à l'intérieur rappellent les peintures murales du midi de l'Espagne. Tlaliscoya était gardée, avant l'arrivée des Français, par une haie de cabanes en bambou qui servaient de postes aux guérillas. De ces postes, les habitants, pour peu qu'ils fussent parcimonieux envers les bandits, étaient couchés en joue, et payaient cher la protection de ces amis toujours armés, qui au moindre danger disparaissaient dans les forêts, dont seuls ils connaissaient les sentiers isnueux.

A l'extrémité ouest de Tlaliscoya s'élève une riche fabrique de coton, fondée par une compagnie américaine; les murailles, hautes de six mètres sur un développement de quatre-vingts en longueur, sont à l'abri de toutes les attaques grâce à une épaisseur qui égale celle des couvents de construction espagnole dont le siège de Puebla devait offrir quelques échantillons dignes de la colère de nos boulets rayés. La fabrique de coton ne compte que dllX portes, dont l'une s'ouvre sur la ville et l'autre sur le rio., Dès que la troupe des contre-guérillas


eut été toute réunie, elle fut massée dans ce vaste bâtiment. La journée s'y passa fort calme. Les magasins contenaient quatre cents barils de farine, des quantités considérables de sucre et de café,' et plusieurs milliers de balles de coton, sans compter celles dont l'ennemi s'était servi pour construire ses barricades. Ces richesses accumulées mirent un peu en'éveil l'appétit des soldats, forcés de respecter une consigne sévère : pour des estomacs affamés, la tentation était forte; mais la surveillance des chefs calma toutes les convoitises. Quantà la maison de Billegas; devenue le quartier général, sur la parole donnée par le maître lui-même qu'elle ne renfermait ni armes ni munitions, on s'était dis-- pensé par politesse d'y faire aucune perquisition.

Le hasard fit tomber entre les mains d'un cavalier un sabre et un fusil qu'il reconnut pour avoir appartenu à son frère, tué deux mois auparavant dans une embuscade. Les notables, réunis par ordre, durent interroger Billegas sur la provenance de ces armes, et après une constatation publique de mensonge, le condamnèrent eux-mêmes comme receleur à cinq cents piastres d'amende, qui furent, séance tenante, distribuées à la troupe.

A l'approche de la nuit, les officiers furent prévenus que le lendemain matin, au point du jour, on irait attaquer Passo-Santa-Anna; les troupes


reçurent une ration de vin et les vivres nécessaires pour le départ. Les chevaux restèrent sellés. A sept heures du soir, le curé de Tlaliscoya fut appelé et

invité à désigner, parmi les cases de bambou adossées au bois, celles qui étaient reconnues comme postes de guérillas. Une quarantaine de cases devinrent la proie des flammes. Si les habitants de

la ville avaient été sages, cet incendie pouvait leur assurer la sécurité, en les délivrant de cette pression' continue exercée sur eux par les fusils braqués à travers les meurtrières des cases de bambou ; mais au Mexique, depuis la chute de la vice-royauté, on était habitué à voir une bande de quarante coquins armés jeter la terreur dans une ville de cinquante mille âmes et la rançonner sans qu'aucune résistance se produisît. En janvier 1864, lorsque les forces d'Arteaga s'enfuyaient devant la petite colonne du général Bazaine, arrivant à marche forcée aux portes de Guadalajara, n'avons-nous pas entendu des Mexicaines raconter, devant leurs maris et leurs frères impassibles, que depuis trois mois elles n'osaient plus descendre de leurs maisons dans les rues de la ville, craignant d'être dépouillées de leurs bijoux en plein jour ou entraînées à la montagne faute d'une rançon immédiatement payée! Guadalajara est la seconde ville du Mexique, et la bande de l'assassin Rojas intimidait


quatre-vingt mille âmes! Il y avait d'ailleurs trop d'éléments d'hostilité réunis à Tlaliscoya pour que des conseils de paix pussent s'y faire entendre.

Depuis la première descente des troupes alliées it Vera-Cruz, Tlaliscoya servait de centre à la réunion des mécontents et des bandits qui, sous le drapeau de l'indépendance, se livraient au pillage. Tous les notables étaient Espagnols, à l'exception d'un seul Mexicain nommé Arrechebalete. Ces dignes fonctionnaires trônaient tous dans leurs tiendas (boutiques d'épicerie et débits de liqueurs), où, à l'abri de leur nationalité, ils fournissaient aux guérillas, dont ils devenaient les recéleurs et les commissionnaires en gros, des armes et des munitions de guerre. La position de Tlaliscoya, déjà très-forte en tout temps à cause des bois épais et des deux rios qui la couvrent, est plus redoutable encore pendant l'hivernage : presque tout le terrain qui s'étend entre cette ville et Y hacienda de Mandigue n'est alors qu'un vaste étang boueux. En présence des difficultés d'une occupation permanente et du défaut de communications, cette place forte eût dû, pour la sûreté des terres chaudes, être impitoyablement rasée. Cette mesure rigoureuse était d'autant plus nécessaire que Tlaliscoya touche presque à PassoSanta-Anna, le seul point guéable sur le Rio-Blanco de la mer à Omealca. La proximité de ce seul gué


établit des relations constantes avec Tlacotalpan, le Miadero, le Conejo et toute la côte du sud jusqu'à Minatitlan, localités très-hostiles et auxquelles Tlaliscoya assurait un ravitaillement et un excellent centre de défense. La mort récente du brave officier supérieur Maréchal, commandant supérieur de Vera-Cruz, qui succomba glorieusement, le 2 mars 1865, dans une embuscade près de Medellirr, n'a que trop bien fait comprendre ce qu'a de favorable au banditisme des terres chaudes cette position de Tlaliscoya. Le colonel Du Pin, qui avait résolu la destruction de cette place, céda aux prières du commandant Murcia, qui répondit de la fidélité de Tlaliscoya. La ville fut sauvée, mais elle paya bientôt sa dette de gratitude par la trahison.

La nuit du 21 au 22 mars 1863 offrait à Tlaliscoya un aspect presque féerique. Les rues, l'église et les maisons étaient illuminées, au oruit des boîtes d'artifice tirées en l'honneur de l'intervention et des Français. Non moins galants pour leurs ennemis, les Français illuminaient aussi. Les flammes pétillantes des cases de bambou incendiées s'élançaient en gerbes de toutes couleurs à travers les branches des vieux géants de la forêt. L'horizon était gros de nuages, et parfois la rafale se mêlait à la fête et promenait la flamme, comme une torche, sur les lauriers-roses et les mimosas aux


parfums eni vrants. Les sentinelles, abritées derrière les troncs d'arbres, pouvaient entendre le bruissement des serpents à sonnettes se glissant dans les hautes fougères. Peu à peu les débris fumants ne jetèrent plus qu'une lueur incertaine. Les buissons et les sentiers s'étaient emplis de bruits confus et étranges annonçant l'approche du danger. Quelques éclaireurs partirent à la découverte et revinrent presque aussitôt. Nous apprîmes par eux que l'ennemi, encore invisible, avançait, se multipliant de minute en minute, et prenait ses positions pour envelopper la ville au point du jour.

La situation était critique : allait-on se lancer à travers des broussailles inconnues sur des forces supérieures? L'offensive est souvent heureuse; le devoir était de courir à l'hacienda de Mandigue pour sauver les quatorze retardataires qui s'y étaient renfermés et dont on allait être coupé. Valait-il mieux traverser la rivière en face d'un ennemi nombreux et sur des coquilles de noix malgré l'impétuosité du torrent? Ce parti était hardi ; mais les grandes ombres de la nuit promettaient le succès sans perte d'hommes, si la partie était bien jouée.

On commença par éteindre tous les feux : à deux heures du matin, le colonel éveilla lui-même deux escouades d'infanterie, qui traversèrent rapidement le courant. Une d'elles resta sur la rive gauche du


Rio-Blanco; la seconde se porta au pas de course au. Rio-de-Pozaelo, afin de s'emparer du bateau.

Aussitôt après le transport des blessés de la veille, la cavalerie commença son passage. Cette opération, difficile de jour, était encore plus périlleuse à ce moment ; mais la disposition des lieux la favorisait. Pendant que les troupes sortaient successivement pour s'embarquer, sans souffler mot, par la porte débouchant sur la rivière, de petites patrouilles d'infanterie défilaient par la porte opposée donnant sur la ville, et faisaient des rondes à deux ou trois cents mètres de distance. L'ennemi, embusqué dans les bois, au bruit de ces marches cadencées sur les dalles, ne pouvait gqère soupçonner que le reste de la colonne traversât au même moment la rivière. Dans la crainte de retards fâcheux, les chevaux furent lancés à la nage tout harnachés.

L'infanterie suivit. Quelques selles tournèrent, des sangles se rompirent, cinq chevaux et un homme furent noyés ; mais un peu après trois heures tout était passé sur la rive gauche. Pour enlever à l'ennemi les moyens de poursuite, les embarcations furent coulées. — Le second passage s'accomplit d'une façon non moins heureuse. Le batelier, qui avait fidèlement servi la contre-guérilla, et ses deux fils, furent largement récompensés : ils refusèrent l'offre de suivre la colonne, et voulurent rester dans.


leur maison. Deux jours après, leurs trois corps se balançaient au même arbre : sous la plante des pieds presque carbonisés, on remarquait quelques restes d'un feu mal éteint. Les guérillas, de retour, s'étaient vengés.

A cinq heures du matin, après avoir traversé les bois qui couvrent la rive gauche du Rio-de-Pozuelo sur une largeur de trois kilomètres, notre colonne marchait en plaine sur Mandigue. Le drapeau rouge, enlevé aux guérillas, flottait déployé en tête de la cavalerie. Les premiers rayons d'un beau soleil levant, reflétés à travers une couronne de nuages par les neiges éternelles du grand pic d'Orizaba, dissipaient les fatigues de la nuit. Nos poitrines respiraient plus à l'aise. Chacun à son tour, d'une voix mâle, entonnait un refrain du pays qu'on répétait en chœur. Évoqué par ces accents du Nord ou du Midi, plus d'un souvenir de la patrie absente se retraçait dans le lointain et rappelait parfois de douces heures aux pauvres aventuriers.

D'autres plus insouciants, blasés d'ailleurs sur les marguerites effeuillées aux heures de rêverie, fouillaient les broussailles et les touffes de grandes herbes, le fusil à la main, à la poursuite d'un lapin ou d'un dindon sauvage destiné à faire le soir les délices du bivouac. Les écloppés, le cigare à la bouche, mêlés aux cavaliers qui traînaient leurs


chevaux fatigués par la bride, flânaient en attendant l'arrivée de l'arrière-garde.

Soudain éclate une décharge en tête de colonne au milieu d'un nuage de poussière; les refrains commencés meurent sur les lèvres des chanteurs, et les retardataires retrouvent des forces pour serrer les rangs. C'était un assez nombreux parti de cavaliers de Tlaliscoya, sorti la eille de Jamapa, où il était allé au secours d'Antonio Diaz, qui redoutait l'attaque annoncée des Français. Ces partisans revenaient en toutp hâte défendre leur ville, dont ils avaient appris la situation critique par un courrier des notables. A la vue de la contre-guérilla, trompés de loin par le drapeau rouge déployé en tête, ils avaient cru rencontrer la troupe du colonel Gomez. La bande imprudente, lancée au galop, donna tête baissée dans notre avant-garde, et se dispersa sous la fusillade comme une volée d'étourneaux en s'enfuyant à toute vitesse, non sans abandonner quelques hommes sur le terrain.

A dix heures du matin, notre colonne retrouvait à Y hacienda de Mandigue les quatorze des siens qu'elle avait laissés en arrière; rien ne les avait inquiétés. L'occupation de Tlaliscoya, due à un heureux coup de main tenté avec une poignée d'hommes, produisit un grand effet dans les terres chaudes. Les guérillas comprenaient déjà que les


difficultés de terrain et de climat ne les défendaient plus des attaques des Français, de ces surprises de nuit que les Mexicains goûtent médiocrement, et où le vaincu n'a qu'un espoir, celui de périr, car ils avaient déjà trop cruellement appris aux Européens à ne plus faire de prisonniers. Le 22 mars, on était de retour à Medellin. On s'arrête malgré soi à cette date mémorable du 22 mars, pleine de grands souvenirs pour l'armée du Mexique. Ce même jour, à quarante lieues de distance, le canon, vengeur de la trahison du 5 mai, commençait à gronder sous les murs de Puebla, déjà témoins de l'héroïsme chevaleresque du général de Lorencez et de son petit corps d'armée. Ce même jour, pour célébrer dignement l'ouverture du siège, le 3e chasseurs d'Afrique, entraîné par son vaillant colonel, aujourd'hui le général du Barrail, enfonçait en un choc terrible les régiments de cavalerie mexicaine venus de bien loin, du Nuevo-Leon et du Cohahuila, dans les champs de Chollula. Pour la contreguérilla, le 22 mars n'évoque pas d'aussi grands souvenirs. Ce jour-là, il fut convenu qu'elle resterait pour quelque temps à Medellin, sans rien tenter encore contre Jamapa et Cotastla. Sans doute la prise de Jamapa et de Cotastla était d'un grave intérêt pour l'avenir des terres chaudes; mais les communications de la Vera-Cruz avec Puebla -


exigeaient une grande sécurité pour les convois de vivres, d'argent et de munitions, qui, malgré des efforts inouïs, montaient lentement au plateau d'Anahuac. Il fallait se tenir prêt à déjouer une attaque sur Medellin, la Tejeria ou le chemin de fer. En un pareil moment, le succès d'une pareille attaque pouvait avoir de graves conséquences.

C'est par ordre supérieur que l'expédition projetée contre Jamapa et Cotastla fut ajournée. •^ X.

III

Bien que la troupe fût immobilisée à Medellin, d'où la surveillance était facile, chaque nuit amenait une sortie partielle à quelques lieues de distance. Il était important d'ailleurs de tenir la contre-guérilla en haleine, et d'en éloigner cette J; J oisiveté, compagne inséparable de l'indiscipline et.

des fièvres meurtrières du pays.

Qu'on nous permette d'entrer ici dans quelques vues générales sur le corps que nous n'avons jusqu'tci montré qu'en action. C'est dans les jours de repos que l'on pouvait le mieux étudier les conditions qui convenaient au commandement d'une pareille troupe. L'aventurier qui entre dans une i


guérilla arrive d'ordinaire tout formé pour le service militaire. C'est un homme qui a quitté jeune encore sa patrie, qui a visité plusieurs pays et s'est habitué de bonne heure au danger. Le caractère de l'aventurier varie à l'infini : l'un est avide d'or, l'autre a soif de plaisirs; un troisième est poussé par le désir de se faire un nom, qui sait même?

de conquérir un trône. Tous ont, sans exception, de grands défauts, des vices même; mais d'aucun d'eux on ne peut dire qu'il est le premier venu.

Les réunir, les organiser, les discipliner et les faire mouvoir n'est pas chose facile : c'est une affaire de tact, d'autorité, de justice et d'audace. Le chef doit compter avec mille aspirations diverses et inspirer une confiance sans réserve. Le grand défaut d'un corps d'aventuriers est que ces hommes ne servent ni un gouvernement ni une patrie ; ils ne combattent pas pour une idée : ils ont pourtant le même drapeau, celui de l'inconnu, et cette bannière merveilleuse, aux mille couleurs de l'espérance, doit toujours flottera leur tête.

Qu'on n'aille pas croire que les corps de partisans supportent mal la discipline. S'ils sont incapables de s'asservir à tous ces règlements minutieux, grâce auxquels nos escadrons, nos régiments, se meuvent comme de grosses machines de guerre et se décomposent dans tous leurs rouages, ils sa-


vent du moins comprendre et pratiquer cette sérieuse et solide discipline qui relie les combattants au moment du danger en un seul faisceau. C'est dans les entreprises hasardeuses, éloignées des opérations principales, que ces corps francs, habitués à savoir se suffire et se contenter de peu, révèlent toute leur valeur. La force de ces vrais satellites d'une armée est dans leur excessive mobilité de jour et de nuit. Si le danger séduit les imaginations ardentes, le métier d'avant-postes, d'éclaireurs, d'explorateurs dans les pays inconnus, dépourvus de ressources, où l'ennemi se fait insaisissable, est leur lot indiqué. L'intelligence et l'audace individuelles ont alors un vaste champ devant elles. Si un coup est manqué, l'échec subi n'est jamais complet et ne compromet en rien la réputation de l'armée.

On s'est beaucoup élevé contre la solde extraordinaire allouée aux troupes de cette nature; mais, à bien examiner, coûtent-elles beaucoup plus cher que les corps réguliers? Les aventuriers sont d'ordinaire doués d'une santé robuste, déjà éprouvée et soutenue par une grande énergie de caractère. La nostalgie, qui frappe si rapidement le soldat à l'étranger, les épargne. Leur mouvement perpétuel combat les germes des épidémies, lçs exhalaisons malsaines, meurtrières pour d'au-


très ; et le séjour des terres chaudes, funeste même aux naturels, a donné des chiffres éloquents en faveur de la résistance du partisan à un climat meurtrier '(1). A compter le nombre des combattants sous les armes, quelle différence de pertes dans l'armée régulière! Sous le feu, leurs instincts énergiques se centuplent à la pensée qu'ils n'ont aucun secours à attendre, et qu'il n'y a ni trêve ni merci à espérer: necessilas est maximum telum. Aussi les imaginations sont toujours en éveil; La gaieté régnait particulièrement à ce bivouac de Medellin, où chacun racontait les scènes piquantes de ses beaux jours passés. Que de beaux rêves au coin du - feu, sous des avalanches de pluie, autour de la gamelle traditionnelle pleine de punch brûlant! Il ne faut pas oublier que les ambulances, les magasins d'habillement, de harnachement, les moyens de transport si onéreux pour l'État, étaient inconnus à la contre-guérilla, qui devait pourvoir à tout avec ses propres ressources.

A côté des jours de loisir, cette vie de bivouac avait ses jours d'émotion. Rien n'était' négligé pour déjouer par une active surveillance les manœuvres de l'ennemi. A trois kilomètres de Medel-

(1) Après quelques mois de campapne, les régiments comptaient vingt indisponibles sur cent. C'est à peine si la contreguérilla française ef a: jamais compté cinq sur cent.


lin, dans une clairière reculée, au bord d'un marais, s'élevait, à l'ombre des bananiers, une case couverte de roseaux, habitée à certaines époques par deux Mexicains, le père et le fils, nommés Munos. A la suite d'une expédition nocturne, ils furent tous deux saisis et amenés à Medellin. Cette visite domiciliaire fit découvrir plusieurs rifles chargés à balles et une carabine rayée enlevée à notre infanterie de marine. Les deux accusés, ainsi que plusieurs de leurs camarades, servaient d'espions et de recéleurs aux guérillas des ranchos voisins. Déjà plusieurs de ces espions avaient été surpris, envoyés à Vera-Cruz, et mis à la disposition des autorités mexicaines. Bien entendu, une fois arrivés à Saint-Jean-d'Ulloa, ils s'échappaient, grâce au bon concours des employés, séduits par quelques gratifications. Le colonel résolut cette fois de faire un exemple sévère. Il fut donc annoncé au roulement du tambour que le 28 mars, les deux Munos, convaincus de culpabilité par la cour martiale, seraient pendus à l'arbre centenaire dont le feuillage immense abrite la place de Medellin. Aussitôt les autorités de la ville et les notables vinrent protester de l'innocence des deux condamnés et demander une grâce qui leur fut poliment refusée.

Le soir, ce fut le tour des dames. Un meeting émaillé de mantilles noires et de rebozos (écharpes)


fièrement jetés sur de belles épaules, se présenta au quartier général : les ambassadeurs en jupons parurent trop dangereux, et la crainte de la séduction leur ferma les portes du chef français, dont la réputation de galanterie subit un rude échec.

Le 28 au matin, au milieu d'un océan de sombreros (chapeaux du pays en paille ou feutre à larges bords, chamarrésd''or ou d'argent, enrichis quelquefois de perles fines), l'arbre de la place fut orne en grand pompe de deux cordes neuves.

Ces sinistres préparatifs furent le signal d'une démonstration sans exemple dans le pays. Une foule de plus de quatre cents Mexicains déboucha devant la tente du colonel aux cris mille fois répétés de Vive l'intervention ! vive l'empereur des Français !

vivent les Français! Ces hurrahs formidables, auxquels venait de se résigner l'orgueil mexicain, touchèrent notre commandant, et grâce de la vie fut accordée aux deux coquins. Ils l'avaient bien gagnée, car toute la population venait de se compromettre décidément pour le nouvel ordre de choses. Aussi peu à peu le vide se fit-il à cinq ou six lieues à la ronde de Medellin, qui commença de respirer en paix par suite du pronunciamienlo des afrancesados (partisans des Français). Depuis quelque temps, le contingent espagnol avait beaucoup grossi dans la contre-guérilla. Plusieurs mé-


contents, originaires de la Havane, regrettaient le commandement plus facile de leur ancien chef Stœklin. Un complot fut organisé : il avait pour but de massacrer, dans la nuit du 6 avril, tous les officiers français, de s'emparer de la caisse, et de passer aux bandes ennemies avec armes et bagages. Deux Grecs dévoués, enrôlés depuis la création du corps, anciens écumeurs de l'Archipel, surprirent le secret dans une partie de monte où les têtes s'étaient échauffées en présence de gros enjeux, et vinrent le livrer aussitôt à l'autorité. Le lendemain, dans la nuit du 5 avril, trois Espagnols, les premiers fauteurs de la conspiration, furent enlevés sans bruit, jetés aux ceps, et de là dirigés sur le fort de Saint-Jean-d'Ulloa. Le silence fut gardé sur leur sort; le mystère de leur disparition subite frappa de terreur les autres conjurés, et tout rentra dans l'ordre.

Le moment d'agir était revenu cependant pour la contre-guérilla. Depuis quelques jours, la ville de Vera-Cruz vivait dans l'appréhension continuelle d'une attaque. Le 6 avril, le camp du chemin de fer de la Loma était assailli et détruit par la bande d'Honorato Dominguez, renforcée de tous les pirates des environs, dont le nombre s'élevait à près de trois cents. La dévastation des chantiers fut complète. La plume se refuse à reA * --


tracer les atrocités dignes des cannibales qui marquèrent l'invasion de ces prétendus soldats de la liberté et de l'indépendance dans le camp des travailleurs : des femmes furent éventrées; le boulanger, surpris au moment où il pétrissait le pain, eut la tête tranchée à coups de machele, et les bourreaux, ivres de liqueurs fortes et de pillage, continuèrent à pétrir eux-mêmes la farine avec le sang de ce malheureux. Le 7 avril au soir, des ordres arrivaient à Medellin. La contre-guérilla des terres chaudes devait partir en toute hâte pour aller protéger les travaux de la voie ferrée, qu'il faIl\i\xeprendre à tout prix. Le 8 au matin, elle se mit en route; à midi, on entrait à Jamapa, où la cavalerie lancée en avant déroutait un parti de guérillas en leur tuant quelques fuyards. C'était une troupe de lanceros nouvellement levés : dans leur empressement à monter à cheval, ils oublièrent quelques lances, sans doute trop incommodes pour la course.

Jamapa, centre assez important au point de lue politique, décoré sur les cartes du nom pompeux de ville, est une bourgade composée d'une trentaine de cases en bambou. C'était la résidence du fameux Antonio Diaz, alcade, chef politique et militaire de tout ce cantonnement. Sa correspondance fut saisie : on y trouva deux lettres de l'alcade de Medellin, qui donnèrent une triste opinion de la


fidélité de ce fonctionnaire, rallié en apparence à l'intervention. Jamapa a la forme d'une bouteille allongée, large d'environ 70 mètres sur 250 de longueur.. Le fond de la bouteille est adossé au Rio-Jamapa. Le village, enveloppé de bois d'une végétation tropicale, est traversé par deux sentiers en croix. Vers trois heures du soir, un cri d'alerte est poussé par une grand'garde qui a failli être enlevée : la chasse est lancée à travers halliers et broussailles. Ce sont les lanceros qui ont fait un retour offensif. On les poursuit de près : depuis une demi-heure, ils galopent à l'horizon à toute vitesse ; quelques efforts encore, on va les atteindre, la pointe dans le dos. Soudain le cri : halte! se fait entendre chez les Français. Une immense barrança coupe le sentier; l'ennemi s'est dérobé par une autre route. Au bord du ravin se dresse une grande tienda isolée. Les portes sont closes, on les enfonce. Quel spectacle pour des cavaliers altérés !

Sur une vaste table de bois, trente-huit tasses de café bien sucré fument encore. Sur le feu chante une grande marmite de riz entremêlé de quartiers de volailles et de raisins secs. Le chiffre des lanceros était donc clairement écrit sur la table; c'étaient trente-huit convives que l'on venait de mettre en fuite.

La position de Jamapa était périlleuse à occu-


per, après le soleil couché, à cause de son épaisse ceinture de broussailles. On y passa pourtant la nuit; les sentinelles se cachèrent dans les hautes herbes, de manière à tout entendre et découvrir sans être vues. L'ordre fut donné de n'user que de l'arme blanche en cas d'attaque, et chacun s'endormit jusqu'au matin. Le réveil fut éclairé par l'incendie du village désert, qu'on livra aux flammes. Tous les l'anchos rencontrés sur la route jusqu'à la Tejeria eurent le même sort. Parmi les ranclios brûlés était celui de Rodeo de Palmas.

Dans son-coral, on trouva suspendus à un arbre les crânes blanchis de nos soldats égorgés à Riode-Piedras. Ces exécutions énergiques, si même on ne les considère pas comme de justes représailles des horreurs de la Loma, étaient nécessaires: la mauvaise saison approchait, et il fallait enlever à l'ennemi tous les abris, qui lui sont aussi indispensables qu'aux Européens pendant la saison deThivernage dans les terres chaudes.

A onze heures du matin, la colonne débouchait à la Tejeria. Le 11 au soir, elle s'établissait au camp de la Loma; près du chemin de fer. Le 12* avant le jour, on tombait déjà sur le rancho de Mata-Mariaj à deux lieues de distance, où quinze guérillas surpris payaient de leur vie leur complicité dans l'attentat du 6 avril. Le Mexicain Ou-


1. trera, régisseur de la ferme, y était fait prisonnier.

Il invoqua sa parenté avec le colonel Figarero, chef d'une de nos contre-guérillas mexicaines; mais deux lettres dont il était porteur, signées par Honorato Dominguez et Marco Heredia, qui commandaient les fameuses bandes, trahirent sa culpabilité et lui ouvrirent les portes du fort Saint-Jeand'Ulloa. Dans le cotal attenant à la ferme, on eut la bonne fortune de mettre la main sur trente-sept chevaux, la plupart sellés. Ils devaient servir à remonter la contre-guérilla et à combler les vides opérés par les dernières marches. Avant de rien tenter au loin, il fallait surveiller les ateliers du chemin de fer, qui étaient infestés de bandits. Le directeur du camp des travailleurs de la Loma avait cru faire acte d'habile politique en traitant avec de grands égards les chefs de guérillas. Il avait été involontairement la première cause de la fameuse attaque du 6 avril 1863. La veille de cette attaque il recevait à sa table Honorato Dominguez et plusieurs , de ses compagnons. On y sabla assez agréablement le Champagne. Le lendemain, les convives de la veille profilaient de la courte absence des troupes pour mettre à feu et à sang les chantiers de leur amphitryon.

! A cette époque, un changement venait de s'opérer dans le commandement supérieur de Vera-


Cruz. Ce cercle important était confié à un officier d'une rare capacité : le colonel Labrousse, homme de guerre qui avait appris son métier dans un long séjour en Afrique (1), notamment à Laghouat, où il avait exercé la première autorité. Le nouveau commandant de Vera-Cruz inaugura bien vite un système d'administration qui, par des mesures * énergiquement combinées avec la contre-guérilla placée dans son ressort, ramena la sécurité sur le parcours de la Soledad. Les cachots de Saint-Jeand'Ulloa regorgèrent de vagabonds, de coupeurs de route, dont les cours militaires avaient constaté les crimes ; les travaux malsains du port firent justice d'un bon nombre de ces misérables. Des fractions désignées de la contre-guérilla faisaient tour à tour sur tous les chemins et les marchés le métier de gendarmerie volante, métier rendu plus facile par l'obligation récemment décrétée du passe-port, dûment légalisé chez les officiers français placés à la tête des différents petits centres des terres chaudes. p

(i) Le colonel Labrousse avait le droit de rêver une brillante carrière. Hélas 1 quelques mois après, le tiomilo comptait une victoire de plus. La marine et l'armée, pas plus que les services administratifs et financiers, n'oublieront les sables de Sacrificios et le campo santo de Vera-Cruz, car elles peuvent appeler avec orgueil ces deux campos santos les champs d'honneur du dévouement et du devoir.


Le 14 avril, un immense convoi militaire, comIq posé de munitions de -guerre et de fi millions en io or destinés aux troupes campées sous Puebla, se rIl mit en route pour la Soledad. On parlait vaguenment d'une forte attaque de l'ennemi au Rio-dePiedras, déjà célèbre par la destruction d'un coniv voi en 1861. Pas un cavalier ne fut signalé sur les io crêtes, et la contre-guérilla, après avoir achevé son q parcours d'escorte, rentra sous bois dans la direcUtion de Paso-Narangas (Pas-des-Oranges). Après v un léger engagement, on parvint le 16, à la tomd bée de la nuit, à un vaste carrefour hanté par les d bûcherons et les charbonniers. Un cours d'eau était tout près; les feux de cuisine furent bientôt Ij) allumés. La journée de marche avait été accablante: 1'1 r étape .poudreuse, inondée de lumière, avait fati§ gué les paupières des marcheurs; mais la pureté de rI l'atmosphère et le rayonnement de la voûte céleste s annonçaient pour le lendemain un ciel de plomb.

q Pour éviter les ardeurs du jour, à minuit on leva 31 lIe bivouac, en prenant la direction de San-Juan,

b'de-Istància. La colonne s'engagea bientôt sous les d'hautes futaies, dont les toucans au bec démesuré 19. et au plumage irisé troublaient seuls la solitude par si leur vol effarouché. Un tapis de feuilles mortes et bl légèrement humides amortissait le bruit de la maria che; les mouches à feu voltigeaient dans l'ombre


en traçant leur sillon de lumière. Les impressions ressenties sous ces arceaux de verdure étaient vraiment d'une singulière douceur. Après une heure de marche, on fit la première halte. Soudain, dans le calme des bois, s'élevèrent les accents d'une musique pleine de langueur et de folie tour à tour.

Chacun rêvait déjà aux enchantements de la forêt d'Armide; mais le charme fut bientôt rompu. On part au pas de course ; la fusillade éclate, les avanzadas des guérillas jettent le cri d'alarme. Aussitôt brusque changement à vue comme dans un ballet d'opéra. Une immense tienda, richement illuminée, contenant des vivres préparés pour plus de deux cents hommes, apparaît dans la clairière : c'est une salle de bal. Une vingtaine de joyeuses filles, presque toutes jolies, faisaient les honneurs de la fête si violemment troublée. Abandonnées par leurs valseurs mis en fuite, elles réservent un charmant accueil aux Français au retour de la poursuite.

L'arrière-salle regorgeait de provisions de toute nature. C'était l'entrepôt des bandits. De ce repdezvous général situé à 6 kilomètres de la route de Vera-Cruz et nommé la Canada, ils épiaient nos convois et les attaquaient dans les occasions favorables. Une demi-heure fut accordé. aux femmes galantes pour charger leur butin sur leurs épaules; et le repaire avec son mobilier et ses ballots de


! soieries enlevés aux négociants des hauts plateaux ? fut livré aux flammes. Seuls les instruments de J musique avaient été épargnés par le feu ; car une ! heure s'était à peine écoulée, qu'un modeste concert préludait dans la broussaille, à une centaine de mètres du bivouac. Sans doute les danseuses s'étaient attardées en chemin et avaient tourné la tête en arrière, comme Eve disant adieu au paradis---' perdu. Il faut l'avouer pour leur excuse, les bandits, quoique aimables, étaient déjà fort loin, et puis la contre-guérilla comptait dans son sein quelques virtuoses distingués aussi bien que des talents chorégraphiques connus jadis au quartier latin.

Aux premiers rayons du soleil, on se remit en route. L'un des trompettes, marchant en tête, em, portait sur son cheval le plus jolie de ces Mexicainés, touchée sans doute du talent musical de son - chevalier errant. La menace de la prison décida le vainqueur à se séparer de sa conquête. Vers huit heures du matin, on entrait à San-Juan-de-Istancia, belle hacienda bâtie en granit rouge et qui appartenait au général Zenobio, l'un de nos plus ardents ennemis. Cent cinquante guérilleros y étaient cantonnés la veille, mais ils avaient pris la route de la montagne à la vue des flammes qui dévoraient la Canada. San-Juan subit le même sort; les murs calcinés restèrent debout pour raconter


un jour l'histoire des terres chaudes. L'église seule 1 fut épargnée. Les vases sacrés et les ornements I venaient d'être enlevés par les fuyards, qui, en se retirant, avaient mis le feu à des monceaux de 1 maïs. On rentrait à huit heures du soir au camp du chemin de fer, et la lecture du courrier d'Europe arrivé le matin fit oublier la fatigue.

Cette petite sortie eut l'avantage de refouler au loin les bandits, qui, privés de leurs abris d'hivernage et de leurs magasins de vivres, furent obligés de se retirer à six lieues plus loin. Depuis cette époque, du reste, jusqu'à l'attaque du train du chemin de fer où succomba le brave commandant Ligier, ils ne tentèrent plus d'incursion sérieuse entre la Soledad et Vera-Cruz. Quelques jours après, on détruisit le Rancho-Espinal, grande ferme située sur la gauche de la route de la mer à Soledad, et qui de son côté jouait le même rôle que la Canada.

Jusqu'à la fin du mois d'avril, les courses nombreuses opérées dans les environs de la ligne ferrée * prouvèrent que l'ennemi s'était lassé; mais ce long séjour de la Loma avait été ruineux pour la cavalerie. Chaque jour, les chevaux faisaient cinq lieues pour aller à l'abreuvoir, et le maïs, complétement avarié par les charançons, eût été une maigre pitance, si à chaque sortie les cavaliers, armés de


faucilles, n'avaient ramassé des provisions de vert et de roseaux. Le 1er mai, l'administration du chemin de fer se transporta, pour les besoins de l'exploitation, à la Pulga, camp occupé encore le printemps dernier par cette héroïque troupe d'Égyptiens. qui, par sa tenue et sa discipline, honore son pays (1). Le 1" mai, la contre-guérilla allait s'établir à la Soledad.

IV

Dès l'installation de la contre-guérilla française - à la Soledad, un nouveau rôle allait commencer pour elle. Après avoir jusque-là vécu presque indépendante, elle allait occuper le même bivouac que les compagnies de la légion étrangère, composée aussi de soldats venus de tous les coins de l'Europe pour servir sous le drapeau de la France. Ses mouvements seraient de plus en plus subordonnés aux

(1) Depuis 1863, dale de leur arrivée au Mexique à titre d'auxiliaires, ces braves enfants du désert africain ont eu le cœur aussi vaillant devant le feu que devant les fièvres, et les servicesjqu'ils rendent dans les postes les plus malsains des terr.es chaudes ont droit à la gratitude du Mexique et de la France-Leur costume tout blanc, d'une exquise propreté, est bien connu dans l'État de Vera-Cruz, et inspira une grande terreur aux bandes mexicaines.


opérations de l'armée régulière, dont elle assurerait les communications avec la Vera-Cruz, en escortant les convois de vivres ou d'armes, et en faisant une guerre sans merci aux bandits des terres chaudes. Dans ce bourg de la Soledad, dont le nom rappelle une tentative diplomatique restée sans résultat, la troupe arrfvée de Medellin allait connaître la vie des camps sous une forme à la fois plus large et plus sévère.

Quelques mois auparavant, la Soledad était un misérable pueblo (village), formé de quelques maisons en plâtre peintes à la détrempe, en rouge ou en bleu, couvertes de chaume et à moitié détruites, A droite, sur les rives escarpées du Jamapa, s'éle- vait une petite église en bois, blanchie à la chaux.

-Un peu en avant, la posada, délabrée et sale J comme les auberges mexicaines, se décorait du nom de casa de las diligencias (maison des diligences) , pour attirer les voyageurs amenés chaque jour par les oitures de Vera-Cruz, d'affreux véh i- cules rouges d'origine américaine, où, grâce aux cahots, au soleil et-à la poussière, on endurait tous les supplices de la question. Sur la place du mar- j ché, déserte comme le village, on voyait encore plantés en terre les débris des parasols de palmier qui servaient d'abri pendant les fortes chaleurs aux Indiens vendant les produits de leurs jardins. Tous


)ces détails, qui donnaient à la Soledad une physiornomie si humble et si rustique, avaient à peu près ) disparu au mois de mai 1863, et la petite bourgade offrait dès cette époque toute l'.inimation d'un poste r militaire. Un fortin bien armé dominait les envierons. Au bord du Jamapa, l'administration française avait installé son hôpital, si nécessaire aux 1 nombreuses victimes des terres chaudes laissées en s arrière par les régiments et les détachements qui amontaient successivement sur les hauts plateaux.

1 En face s'étaient établis les magasins de ravitaillei ment ; çà et là, sous les grands arbres, les soldats savaient planté leurs tentes, et, dans le lointain, 5 cachés sous les bosquets de verdure, les postes R avancés surveillaient les routes, sillonnées par les attelages et les troupeaux de mules des arrieros Î emportant les approvisionnements de l'armée à lOrizaba.

■y La contre-guérilla devait trouver à la Soledad rf l'occasion de montrer qu'elle ne manquait pas plus b de patience que de bravoure. Aux courses lointaines o et rapides, aux excursions dans des régions incon[rnues, succédait le service de patrouilles et d'escortes. Le siège de Puebla avançait : le 8 mai, le combat de San-Lorenzo, si brillamment livré par Di le général Bazaine, mettait, en déroute les forces bdu général Comonfort, qui tenaient la campagne J


autour de la place. L'armée d'Ortega, renfermée dans ses positions, perdait tout espoir de secours en voyant son convoi de ravitaillement tomber entre les mains des assiégeants. Pour arriver à ce résultat, le quartier général avait appelé à lui, en les faisant remonter sur les plateaux, une partie des détachements laissés en arrière pour la protection de nos communications avec la mer. De plus, le commandant Bruat, de la marine impériale, était descendu du cerro San-Juan avec une force respectable et un gros convoi pour chercher en toute hâte à VeraCruz de nouveaux moyens de destruction plus puissants, les canons rayés de 30 de la flotte. Les terres chaudes, par suite de tous ces mouvements de troupes, étaient moins solidement occupées, et pourtant il fallait à tout prix défendre la route de la Soledad dans les deux directions de la mer et des montagnes. La contre-guérilla eut ainsi sa part de surveillance sur les deux routes.

Le 8 mai au soir, un grand convoi d'artillerie, remontant de Vera-Cruz et composé de quatrevingt-quatre voitures chargées de matériel et de munitions, arrivait à la Soledad. Des charrettes du commerce et près de deux mille mulets, portant les provisions des cantiniers civils, s'étaient joints au convoi militaire. Le bruit courait que les « libéraux » avaient résolu de tenter une diversion en faveur de t


i^IPuebla en attaquant le convoi dans les terres lochaudes, où les broussailles sont plus propices aux usurprises. Toutes les guérillas et les troupes régujlières de Huatusco et Tehuacan (1) devaient l'assaillir en même temps entre Palo-Verde et les repentes boisées du Chiquihuite. Les précautions ^(nécessaires furent prises. Le 9 mai au matin, tout ese mit en route sous les ordres du colonel de la osontre-guérilla, qui formait l'escorte, avec six ocompagnies d'infanterie et deux obusiers de moni£gne. Le coup d'œil était curieux. Sur la route iisinueuse de la Seledad au Chiquihuite, les éclaio'eurs marchaient sous bois à plus d'une lieue sur soes deux flancs. Les hauteurs dénudées de Palo\Verde et de tous les points culminants se couronnaient successivement de troupes prêtes à se porter nsn tête ou en queue du convoi, qui marchait lentement, mais convenablement massé. Les lourds ilshariots soulevaient des nuages de poussière. Les ',.Il'rieros, armés de leurs longs fouets, montés sur 3e limonier de gauche, tout en causant avec leurs lofemmes assises nonchalamment sur le timon, la cigarette aux lèvres ou la face voilée comme les s Mauresques, conduisaient leurs douze mules à

) (1) Villes juaristes situées l'une au nord, l'autre au sud de a route de Mexico, à une vingtaine de lieues dans l'intérieur gsles terres chaudes.


grandes guides, et parfois, les lançant au trot, Ire dirigeaient dans les ornières avec autant d'élégance que de sûreté. Sur le flanc de la colonne, les majordomes aux vestes de cuir brodées d'argent et aux riches sombreros passaient au galop, excitant Ic retardataires de leurs cris aigus : macho! (muleL) mille fois répétés. On s'attendait à une chaude attaque, et le voyage cependant s'acheva sans encombre. A six heures du soir, les feux de bi1 vouac s'allumaient à Paso-Ancho (1); l'ennem n'avait pas donné signe de vie. Le 10 mai, le Chi quihuite était heureusement atteint, et après ur jour de repos la contre-guérilla rentrait à la Soledad où presque aussitôt ses rangs se grossirent d'un centaine de nouveaux engagés volontaires.

Les libérés français de tous les régiments faisan partie de l'expédition du Mexique, renvoyés dan leurs foyers, avaient gagné Vera-Cruz. Ils étaieri impatients de se rembarquer pour l'Europe; mai la date du départ des navires de l'État, attendu en rade ou retenus par les exigences du service n'était pas certaine. Les congédiés, lassés par l'oi siveté, attirés par la solde élevée de 30 piastre.

(150 francs) accordée par mois à la troupe du co lonel Du Pin en terres chaudes, signèrent des enga

(1) Gîte d'étape sur la route de Pucbla.


;')ements d'un an. Ce fut là le premier élément de -iiscipline militaire dont s'enrichit la contre guérilla, i qui lui promit pour l'avenir de véritables recrues.

pin effet, depuis cette époque, l'exemple fut suivi i;ar bon nombre des libérés descendant des plateaux, et le recrutement fut désormais assuré.

Jusqu'à cette époque, les troupes de la contreguérilla avaient manqué d'uniformes. Comme dans 33 armées de la première république française, iliaque soldat prenait le vêtement qu'il pouvait se nrocurer selon ses moyens, quand il n'avait pas secours à la razzia. Sous tous les rapports, cette ',('régulariU était préjudiciable à la discipline du orps, à son bon ordre sous la tente et à son amourpropre au feu, car dans l'armée le costume a une > mniense influence et joue un grand rôle, grâce à la re sponsabilité du numéro de l'arme et à l'émulation.

Cet état de choses cessa heureusement. De nomoreuses caisses d'habillements et de chaussures itrrivant des ateliers de France furent débarquées i la Soledad. Dès lors la tenue se composa de grands chapeaux de paille du pays à larges bords, île pelisses en drap rouge, à tresses noires et à montons de cuivre, de ceintures rouges, de pantaons de toile, de grandes bottes à l'écuyère pour » es cavaliers, de souliers et de guêtres pour l'infanterie. A partir de ce moment, les Mexicains dési-


gnèrent nos guérilleros sous le nom de colorados * (les rouges). La contre-guérilla n'avait pas été la première à recevoir un surnom. Après le combat d'Atlisco, livré en mai 1863, à douze lieues de Puebla, par le 3e chasseurs d'Afrique, les cavaliers de Porfirio Diaz, devenu plus tard le héros d'Oajaca, avaient laissé aux chasseurs, dont les sabres les avaient cruellement maltraités, le titre glorieux de carniceros azules (les bouchers bleus). j Puebla venait cependant de tomber. L'armée faite prisonnière avait été en grande partie incorporée dans les rangs de la division du général Marquez, notre allié depuis l'ouverture des hostiJ lités. Quant aux officiers mexicains, leur internement en France et à la Martinique avait été décidé; ils se mirent en route pour l'Europe vers la fin de mai. Pendant leur séjour à Orizaba, au mépris de leur capitulation, une grande partie d'entre eux, leur général en chef Ortega en tête, parvint à s'échapper. Au point de vue de l'honneur militaire comme au point de vue du devoir, le général Ortega commit une grosse faute. La France était 1 assez généreuse pour lui faire un accueil exceptionnel. Sa défense l'avait honoré, sa fuite produisit j une triste impression : l'insuccès de sa campagne j de recrutement entreprise plus tard aux États-Unis a dû le lui prouver. Pour les officiers, l'idée d'un


exil à la Martinique les avait glacés de terreur.

Mille fables absurdes se débitaient parmi eux sur les tortures qui les attendaient dans notre colonie des Antilles. Beaucoup de ces officiers improvisés, galonnés sur toutes les coutures, manquaient d'éducation et trahissaient leur ignorance par une crédulité ridicule. Quoi qu'il en soit, le convoi de prisonniers mexicains repartit fort diminué d'Orizaba, et les chefs d'escorte eurent mission de redoubler de surveillance. La contre-guérilla reçut de son côté l'ordre de monter le 4 juin à Paso-Ancho, pour recevoir le convoi et l'accompagner à la Soledad.

Les Mexicains échappés d'Orizaba s'étaient enfuis - dans toutes les directions des terres chaudes. Tlaliscoya sur la gauche et Iluatuscosur la droite étaient leurs points de ralliement. Un peu plus à droite, les juaristes avaient réoccupé la ville de Jalapa, traversée en janvier 1863 par la division Bazaine.

Le 1er juin, les Indiens, en venant au marché de la Soledad, signalèrent des mouvements de bandes - ennemies dans plusieurs directions. Le colonel Gomez était sorti de Tlaliscoya, qui avait fait un nouveau pronunciamiento contre l'intervention, avec d'e l'infanterie et deux cents chevaux, pour inquiéter le flanc droit du convoi de prisonniers. La contre-guérilla partit le soir à marches forcées pour attaquer Gomez, en décrivant a travers les bois un


demi-cercle vers Paso-Ancho, lieu de rendez-vous !

assigné pour le h juin.

Toute la nuit on marcha. Les renseignements recueillis en route apprenaient que l'ennemi s'était concentré à la Catalana. On fit donc une diversion de ce côté. A mesure qu'on avançait, on surprenait de petits groupes de cavaliers qui se ralliaient vers ce dernier point, et qui, serrés de trop près par , les contre-guérillas, se jetaient dans la broussaille en abandonnant leurs chevaux. Cette façon de se dérober en guerre est commune aux Mexicains, qui, sitôt qu'ils sont hors d'atteinte, remplacent aisément la monture abandonnée en attrapant, à l'aide du lasso (1), les chevaux sauvages, toujours nombreux dans les bois. Vers le lever du soleil, on.

n'était plus qu'à quatre lieues de la Catalana; mais un ruisseau, le rio del Estero, barrait la route. Le lit vaseux du rio était impraticable : les bêtes enfonçaient jusqu'au poitrail le long de la berge trompeuse, cachée par les bambous et les volubilis en fleur. Il fallut se rabattre sur Paso-Ancho; où, le à juin au soir, la contre-guérilla reçut enfin la garde des officiers mexicains de Puebla, qui arrivèrent le 6 à la Soledad, sans avoir été secourus par leurs compagnons d'armes.

(1) On le sait, le lasso est une grande corde tressée en cuir


Le 12 juin, une grande nouvelle, apportée par la diligence de Puebla, dont les voyageurs avaient été dévalisés sur le parcours de Cordova, se répandit dans le petit camp de la Soledad. Grâce à une marche rapide, l'armée française avait escaladé le Popocatepetll (1) malgré les amas d'arbres jetés sur la route par les libéraux battant en retraite, et était entrée à Mexico sans coup férir. Bien des imaginations ce jour-là traversèrent l'Océan et revirent la France. La guerre n'était-elle pas terminée du coup? La fuite de Juarès ne le frappait-elle pas de déchéance ou d'impuissance définitive aux yeux mêmes de ses fidèles? Les bandes des terres chaudes, découragées par ce dernier abandon, n'allaient-elles pas déposer les armes? Les illusions furent de courte durée, car les régions comprises entre la Vera-Cruz et la Soledad recommencèrent à remuer. Néanmoins la prise de Mexico rendit plus de liberté aux chefs de nos postes militaires.

En outre il devenait plus facile de soumettre les rebelles, grâce à l'arrivée de la saison de l'hivernage, où les abris sont nécessaires aux habitants,

qui ne peuvent résister en plein air aux aguaceros;

ou en fil d'aloès, terminée par un nœud coulant destiné à saisir l'animal qu'on poursuit à la course.

(1) Le pic le plus élevé du Mexique, qui domine d'un côté la vallée de Puebla et de l'autre celle de Mexico.


avalanches d'eau qui s'abattent sur le Mexique depuis le mois de juin. Les bras étaient nécessaires aux semailles du maïs, et, pour éviter la famine, le Mexicain des terres chaudes devait rester attaché à son sol durant le temps des travaux agricoles.

A peine la nouvelle de l'entrée à Mexico fut-elle confirmée, que la contre-guérilla leva le camp. Une expédition sur la ville juariste de Gotastla venait d'être décidée. Cent cavaliers et cent trente fantassins se mirent en route au soleil couchant. SanMiguel, à quatre lieues de la Soledad, fut la première étape. Non loin de San-Miguel il y avait un village nommé Cueva-Pintada (la caverne bigarrée), connu par le concours prêté à des massacres qui avaient enlevé à la légion étrangère une de ses compagnies au mémorable combat de Camaron (1).

On marcha sur ce village, et malgré les coups de fusil d'un gros parti de cavaliers qui s'était retiré derrière une vaste bdrranca pour surprendre la colonne, la Cueva-Pintada fut réduite en cendres. Les propriétaires des maisons qui recélaient les effets enlevés aux victimes de Camaron furent emmenés prisonniers. Après un tel exemple, on crut pouvoir obtenir la reddition volontaire de Cotastla.

(1) C'est au bourg de Camaron que le 2 mai 1863 une compagnie de la légion étrangère fut massacrée après une lutte héroïque soutenue contre les troupes juaristes.


Une lettre du colonel Du Pin plaça le commandant de cette place, don Hilario Osorio, dans la nécessité de choisir entre l'amnistie la plus large pour le passé ou une guerre à outrance. Une femme servit de courrier. Le lendemain, l'intrépide amazone, montée sur un bel étalon, amenait au camp le plénipotentiaire d'Osorio, qui acceptait l'amnistie. La colonne se dirigea aussitôt sur Cotastla. L'Atoyac, grossi par les pluies de l'hivernage, était effrayant dans sa course et roulait avec lui des blocs de rochers détachés de la montagne. Malgré d'immenses diflicultés, toute la troupe, après quelques pertes de chevaux entraînés par le torrent, termina son passage à la lueur de grandes branches résineuses allumées sur la berge. Le curé, entouré d'Indiennes chargées d'enfants qu'elles portaient sur les reins enroulés dans un pli du rebozo, attendait le chef français sur la rive. On pénétra dans la ville; elle était déserte. Sur la place, un débit de liqueurs tenu par un Espagnol était seul ouvert.

Cotastla est la plus ancienne ville des terres chaudes, qu'elle domine politiquement. Une centaine de maisons de bambous, une chapelle délabrée, une maison de pierre, une fontaine tarie et un marché couvert en chaume, flanqué de quatre ou cinq bancs de maçonnerie peints en rouge, voilà cette ville. Comme tous les centres de la zone du


littoral, elle est bordée de bois et forme presque entonnoir, grâce aux mamelons et aux gorges d'aspect sauvage dont elle est cernée. L'isolement de Cotastla, sa sombre ceinture de broussailles presque impénétrables, le silence de la ville et l'absence de tous les hommes qui avaient évacué les maisons pour courir au large, conseillaient des mesures de prudence pour la nuit. On n'alluma pas de feux de bivouac, et les cavaliers couchèrent sur la place à la tête de leurs chevaux, la bride passée dans le bras. Vers le 15 juin, dans la soirée, des Indiens porteurs de dindes et de grandes jattes pleines de graisse vinrent s'installer près du marché. Ils avaient tout l'air, à voir leurs yeux inquiets, d'émissaires chargés d'examiner les allures des Français et de s'assurer de leurs bonnes dispositions. Ils demandèrent en échange de leurs marchandises des prix fabuleux, qui furent payés intégralement. Ce dernier procédé leur sembla de bon augure, et quand ils se retirèrent le soir, riches de piastres facilement gagnées, ils firent un adieu cordial. Le 16, avant les premières lueurs du matin, les maisons de Cotastla s'animèrent, et le chef Osorio, précédé par le curé, suivi de tous les notables, se présenta chez le commandant français pour le remercier d'avoir épargné sa femme et ses filles, restées dans la ville. Une allocution


des plus conciliantes adressée par le chef de la contre-guérilla à l'alcade offrant sa' soumission fit bon effet sur les assistants. Le lendemain, la population, avisée de la conduite des Français, rentrait en masse. Un marché considérable étalait sur la place tous les fruits des terres chaudes. Les approvisionnements pour la troupe abondaient, et la concurrence, en face des piastres bien sonnantes, avait créé des tarifs raisonnables (1). A midi, dans la salle et sous les arcades de la municipalité, tous les habitants se réunirent d'eux-mêmes pour nommer un nouvel alcade. Le nom d'Osorio était dans toutes les bouches, sur l'avis même de l'autorité française; mais le chef mexicain, avec une grande loyauté, déclara, séance tenante, « qu'il refusait pareil honneur, ses convictions libérales étant contraires à l'intervention; » il ajouta « qu'il avait engagé sa parole de soldat de ne plus servir contre les Français. » Il tint parole. Le vote fut favorable à l'ancien alcade, don JuanDomiguez, que Cotastla s'était donné avant le débarquement des flottes alliées. Le 18 juin, un banquet réunit les fonction-

(1) Bien sonnantes est le mot, car au Mexique, par suite de la grande quantité de fausse monnaie qui inonde le pays, pas un débitant ou négociant ne reçoit un petit ou gros payement sans l'aire rebondir les piastres sur son comptoir, et notre amour-propre a dû céder devant cette mesure générale de prévoyance.


naires et les notables de Cotastla aux officiers de la contre-guérilla. On jura fidélité aux ordres du général en chef, et le soir on se sépara.

Aussitôt après la prise de Cotastla, la colonne expéditionnaire reçut l'ordre de se rendre à Cordova, où elle devait se remonter en chevaux. Au moment du départ, un habitant de Cotastla eut à se plaindre de mauvais traitements exercés sur lui par un colorado. Justice fut rendue. Le coupable fut condamné aux ceps. La ville s'était engagée à le ramener à Cordova dès qu'il aurait subi sa peine ; elle tint sa promesse : quelques jours après, une bande d'habitants armés sortit de Cotastla pour ramener le soldat brutal à Cordova avec les plus grands égards.

La marche sur Cordova ne fut guère favorisée au début. Les premières journées (19 et 20 juin) furent marquées par des pluies torrentielles. Tous les ruisseaux étaient gonflés, et les chemins de traverse étaient défoncés ou changés en lacs. Un seul incident fut à noter dans ces deux jours, — la visite de la colonne en marche à un curé qui avait fait échapper devant notre cavalerie des partisans mexicains réunis au ranclio de San-Juan de la Punta. Cet excellent ecclésiastique, décrié à dix lieues à la ronde, tenait boutique de liqueurs, et, tout en les débitant à un prix élevé, chaque samedi


il grisait les guérillas, qu'il dépouillait ensuite de leur argent dans une partie de moule. La séance f de jeu durait deux ou trois jours de suite. Le curé reçut le sage avis de renoncer à son commerce, de moins fréquenter les guérillas, et de travailler à sa propre conversion avant de songer à celle de ses paroissiens.

Un des plus beaux spectacles des terres chaudes, c'est 1e panorama de la montagne du Chiquihuite.

On arrive au pont jeté sur le torrent du même nom après avoir traversé une région aride et monotone.

Une fois le pont franchi, on voit l'horizon bleuâtre, fuyant dans les gorges de la forêt vierge du Chio quihuite, se parer de teintes merveilleuses, blanchi parfois par les vapeurs qui s'élèvent légèrement des bois. La route, taillée dans le roc, gravit le flanc de la montagne. Le torrent roule avec fracas ses eaux glaciales et limpides, qui s'en vont jaillissant de cascade en cascade à l'ombre des cocotiers et des bambous. Partout c'est un splendide fouillis • de verdure et de fleurs, où se donnent rendez-vous les plus brillants oiseaux de la création, depuis l'oiseau-mouche jusqu'au guacam.ayas (gros perroquet) à la queue traînante. Le touriste qui s'arrête au haut de la pente pour reprendre haleine, peut jeter un regard en arrière : de là il découvre, quand les terres chaudes ne sont pas voilées de


brouillards, trente lieues de pays jusqu'aux bords du golfe du Mexique.

La grande route, qui monte assez rapidement du Chiquihuite à Cordova, est par les beaux temps d'un parcours facile. On a quitté à peine les terres chaudes, on est déjà en terre tempérée. Sur les penchants des montagnes, arrosées par de nombreuses sources, fleurissent les caféiers aux baies rougissantes, — dans les bas-fonds les bananiers, - à mi-pente les plantations de coton. Le chemin de Cordova serpente dans les bois. A une lieue de la ville se dresse, comme une sentinelle avancée, un roc volcanique, couronné d'arbres magnifiques, qui commande le défilé. C'était jadis le refuge de tous les bandits, qu'il était impossible d'y poursuivre sous les énormes blocs de pierre qu'ils faisaient rouler pour leur défense.

Le 20 juin, un peu après midi (c'est toujours vers trois heures que les orages commencent à gronder dans le ciel du Mexique), une pluie torrentielle inondait la vallée de Cordova. Les échos du tonnerre roulaient majestueusement de montagne en montagne. Cavaliers et fantassins étaient trempés jusqu'aux os, et les chevaux, aveuglés par l'averse, avançaient avec peine sur la route où, l'été dernier encore, dans des circonstances pareilles, on a vu se noyer des mulets avec leur


charge. Enfin apparut à un détour du chemin la garrita de Cordova. La garrita, peinte en rouge et en blanc, est le bureau d'octroi et de douane placé à un kilomètre de chaque ville, que les contrebandiers savent si bien éviter, grâce à la complicité payée des agents. C'est un bâtiment à trois ou quatre arcades. Au-dessus et au centre se détache l'écusson national, qui porte l'aigle pu Mexique reposant sur des feuilles de nopal et écrasant un serpent dans son bec et ses serres. Un quart d'heure après, la contre-guérilla, passant à travers les attelages embourbés dont la route était encombrée, entrait à Cordova, où elle séjourna, pour se reposer de ses rudes fatigues, jusqu'au 25 juin.

Cordova, la première ville après Vera-Cruz que le voyageur rencontre sur la route de Mexico, est admirablement située en terre tempérée. Le climat, quoique toujours imprégné d'une chaleur humide pendant l'hivernage, est agréable le reste de l'année. De riants jardins, désertés encore en 18G3, entourent la ville, excepté du côté d'Orizaba, où elle est dominée par les bois. Elle compte aujourd'hui deux ou trois mille âmes; elle en comptait douze mille avant les dernières révolutions. Au centre de la ville est une vaste place dont le pavage remonte encore aux Espagnols. Du côté du sud, s'élève une belle église au clocher élancé, de vieille


construction. Ce temple, riche autrefois avant le pillage des bandes, est plein de christs et de saints affublés de ridicules costumes ou de martyrs, écorchés, hideux à voir. Pour comprendre de pareilles erreurs, il faut savoir que les populations indiennes poussent à l'absurde le culte et l'adoration des images. Un clergé trop avide ne cesse d'exciter leur • fanatisme par des processions à travers les rues, où tous les anges et les saints du paradis, descendus sur terre et se promenant à cheval, en voiture ou en litière, font escorte au saint sacrement : les uns sont couverts de plumes, d'or et de soie ; les autres sont habillés aux dernières modes célestes. Au bruit de cent cloches qui carillonnent à toute volée, le prêtre qui porte le saint sacrement se voit traîné dans le carrosse le plus élégant de la ville, et pendant qu'il s'y prélasse, les fidèles et les plus jolies femmes, armés de cierges et de lanternes en argent massif, marchent à pied, groupés autour de sa voiture. Derrière la nef de l'église de Cordova, se dressent les croix du cimetière. Au nord, sur l'autre façade de la place, un vaste bâtiment aligne ses blanches arcades, bordées d'un long escalier de pierre (1). Le soir, tout est silencieux : cette solitude est faiblement éclairée par quelques lan-

(1) Ce sont le tribunal, la municipalité et la prison publique.

(Juzgado, aguntamiento et cartel publico.)


a bernes. Des villes mexicaines, Vera-Cruz seule ;ïait usage du gaz. La population de Cordova ne :manque pas d'affabilité. Un des principaux habiJtants, riche à millions, grâce à ses caféières qui couvrent tout le flanc droit de la montagne, profita bdu séjour des officiers français pour les inviter à uune petite fête de famille. Après être allé faire ses études de droit et de médecine en France, malgré ,asa grosse fortune, il était revenu au pays natal DJtenir une petite boutique d'épiceries. Dans son saoflon, d'une élégance toute mexicaine, il y avait quatre pendules dorées; pas une ne marquait l'heure.

JLes huit jeunes filles de la maison chantèrent au lCJpiano, le fils accompagna ses sœurs sur la flûte. Le xoncert se termina par une distribution de tasses ,bde chocolat, toujours admirablement préparé au UJMexique, où les indigènes font une immense consommation de cacao, et de grands verres d'eau glajxée. Les femmes, dont plusieurs étaient jolies, bien réparées, quoique ne portant pas de bas (1), couvertes de magnifiques cheveux épars sur leurs [jëpaules, fumaient la cigarette assises en rond, et leurs petites lèvres aux dents blanches laissèrent t

* (1) Encore aujourd'hui beaucoup de Mexicaines appartenant à da classe moyenne (medio pelo) conservent les jambes nues ou e'de longs pantalons fort disgracieux flottant jusque sur la iljcbaussure. 4


échapper après la collation, selon l'habitude du 1 pays, ces légers bruits du gosier que l'urbanité française condamne, mais qui sont très-bien reçus par les Espagnols et les Arabes quand ils veulent faire honneur à leurs convives ou à leurs hôtes. L meilleure société de Mexico a plus tard, au contacl des officiers français légèrement surpris, modifi cette coutume un peu primitive.

V

Cinq jours de repos passés à Cordova furent utiles à la contre-guérilla. Pendant ce temps, elle fit les préparatifs nécessaires pour mener à bonne fin diverses opérations projetées contre deux villes juaristes, Coscomatepec et Iluatusco. En cas d succès, la tournée devait durer deux ou trois se maines. Le 25 juin, après le coucher de la lune, la colonne expéditionnaire se mit en route, forte d cent cavaliers et de cent fantassins, éclairés pa la petite contre-guérilla mexicaine de Cordova d commandant Vasquez, ralliée à nos armes. Aprè une heure de marche, on rencontra une barranca d'une immense profondeur, mais si étroite que le son arrivait d'une berge à l'autre: Une 'partie de i


Tinfanterie, baïonnette au canon, s'engagea dans nes pentes rapides et sinueuses du gouffre, dont les iîsiècles ont creusé le lit souterrain, ravagé par les oeaux. La cavalerie mit pied à terre, et malgré tous )!les éboulements de cailloux croulants sous les fers bdes chevaux, on parvint à l'autre pente, pleine de h difficultés dans les escarpements. A mi-chemin, 1 l'infanterie se massa sans bruit; trois quien viva!

)(qui vive!) pleins d'angoisse furent lancés dans f l'espace. Le silence seul répondit. Les fantassins ^.grimpaient toujours. Un cri d'alerte fut poussé.

f Une vaste barricade dominant le défilé s'éclaira de t mille lueurs, et malgré les décharges de mousque) terie plongeante, la barricade, abordée de front, i fut enlevée. Les défenseurs, poursuivis pendant t trois kilomètres jusqu'au village de Tomatlan, laissant bonne partie des leurs massacrés à l'arme f blanche, s'enfuirent dans les bois après une résistance qui leur coûta cher. La contre-guérilla éprouva aussi quelques pertes : le sergent-major de !. l'infanterie eut le ventre traversé d'une horrible .blessure. Il était temps d'arriver à Tomatlan; ce 1 village, quelques jours auparavant, s'était rallié à l'intervention. Le soir même, des contingents de ÎHuatusco faisaient irruption sur ce petit centre en criant vengeance. L'engagement de nuit l'avait j sauvé du pillage. Le 26, on arrivait à Coscomatc-


pec (1) sans combat. La population ne bougea point. Le préfet politique et militaire, à qui on avait 1 offert l'amnistie, avait refusé de traiter avec los invasores (les envahisseurs); il était parti. L'attitude de ce fonctionnaire avait heureusement désorganisé la défense.

Toutes ces contrées comprises entre Cordova, Jalapa et Perote (2) sont radicalement hostiles à l'étranger. Aussi la soumission de la ville de Huatusco était-elle d'une importance capitale pour la sécurité des terres chaudes ; mais avec une poignée d'hommes, à dix-huit lieues de Cordova, l'entreprise était périlleuse, d'autant plus qu'à partir de Coscomatepec, tous les points en arrière étaient occupés par les forces libérales. La colonne n'en 1 partit pas moins, elle traversa de jour une seconde barranca; plusieurs légères escarmouches curent lieu dans le trajet, mais les lanceras (3) se retirèrent de hauteur en hauteur, lâchant toujours pied.

(1) Bourgade d'origine indienne, peuplée aujourd'hui surtout de métis. 1

(2) Ville fortifiée, située sur l'autre route de Puebla, d'où ICI sommet du pic voisin, qui a -la 'forme d'un colfre, a pris !e 1 nom de « coffre de Perote. »

- - -. -

(3) La cavalerie mexicaine était composée surtout de lanciers. Il est regrettable que la France n'ait pas opposé à ces régiments mexicains des lanciers français, qui eussent rendu de grands services. La France n'a envoyé contre la cavalerie mexicaine que des hussards et des chasseurs de France et d'Afrique.


) a quelque distance de Huatusco, ils prirent le trot Jt disparurent à l'horizon. Vers midi, la colonne Inntrait à Huatusco au son de toutes les cloches. Au 3Mexique, tous les partis vainqueurs ont l'honneur JJlu repique (carillon des cloches) : cela est de fondation; il n'y aurait pas de triomphe complet sans ruine série de carillons déchirants pour les oreilles saes moins délicates. Les rues et les places de la Jiville étaient absolument désertes. La population liléminine, entassée dans l'église, priait et tremblait.

3le curé, entouré de cinq ou six étrangers qui deifoiandaient aussi protection au saint lieu, attensldaitdans la sacristie. L'alcade s'était enfui avec IOOUS les hommes en état de porter les armes ; la repopulation fut invitée à nommer, le 29, un nouvel ilalcade, et une proclamation fut affichée sur les murs )cpour rassurer les habitants sur leur sort et celui de fleurs biens.

Le même soir, l'avant-garde des libéraux, sortis igeii masse de Jalapa et Perote pour défendre Huarjjtusco menacé, avait déjà fait son apparition à JElotepec, village indien distant de la ville de 10 kioflomètres. Huatusco était trop vaste pour être dépendu par une petite troupe, grâce à ses jardins loouverts sur toutes les faces. Le seul moyen d'arrêter jfle mouvement de l'ennemi était d'aller l'attaquer savant que ses rangs fussent trop compactes. Dans


la nuit du 28 juin, deux officiers de fortune renom1 més dans la contre-guérilla pour leur hardiesse < t leur sang-froid, Sudrie et Perret, bravant les mauvais chemins et les difficultés des pentes, tentèrent, à la tête d'un détachement d'élite, un vigoureux coup de main sur les avant-postes ennemis qu'ils culbutèrent. La rencontre, qui eut lieu a l'arme blanche au ravin nommé barranca del Dia bolo sous les rayons de la lune, fut sanglante. Cet heureux fait d'armes, qui coûta trente-cinq tués et quarante-six blessés aux libéraux, retarda leur projet d'assaut sur Iluatusco. Le 29 juin, l'élection d, l'alcade accusa clairement l'esprit d'hostilité d cette ville ; les électeurs furent peu empressés, e les candidats nommés refusèrent tous l'honneu dangereux de s'allier à la cause française. En présence de semblables dispositions et devant le forces qui grossissaient à Elotepec, on dut évacue la place, et, malgré les prières d'une partie de 1 population désespérée, la contre-guérilla rentra dans Coscomatepec, où deux compagnies du 7e d ligne étaient venues appuyer la colonne. Malgré tou les motifs plausibles qui conseillaient l'abandon d Iluatusco, cette opération ainsi terminée fut une faute. Huatusco était un point important dont or savait la population en hostilité ouverte avec les idées françaises. Il valait mieux ne pas y entrer,


o on ne devait pas s'y maintenir. Cette manière [o'opérer, trop souvent répétée dans la guerre du lexique en 1862 et 1863, n'a servi qu'à prolonger 1 i résistance de plusieurs centres importants.

{ A peine l'évacuation de Huatusco était-elle oxcomplie, que les libéraux vinrent l'occuper avec igeux pièces d'artillerie, et s'y livrèrent à toute jorte d'excès. La barranca qui traverse Coscomaqpec fut solidement fortifiée par six cents soldats gëguliers, et le quartier général du chef Gamacho iy'établit au rancho de Tlaltingo, qui domine la marranca et en commande la sortie. La contreD:uériUa française envoya en hâte un détachement mhercher des renforts à la Soledad, et, ainsi affaiblie, s'installa, faisant face à l'ennemi, à CoscoBrtiatepec, où elle éleva des ouvrages de défense.

9es quatres rues débouchant aux angles de la slolace furent coupées et barricadées. L'église de Doscomatepec, où l'on accumula les munitions, DOeau et les vivres pour dix jours de résistance, delivint un formidable réduit. Sa vaste terrasse, pro0gée par des rangs superposés d'adobes (tuiles u3u pays en terre séchée au soleil), et sa tour carèfée, qui sert de mirador, (observatoire) se couvrisTent de tireurs embusqués, dont les projectiles meb naçaient la plaine. Quelques heureuses sorties, r;Erâce à la grande porté 3 de nos carabines, refroi-


I dirent un peu l'ardeur de l'ennemi. Le drapeau rouge qui flottait à 1,800 mètres, au-dessus du quartier général de Tlaltingo, servit souvent de point de mire aux balles des contre-guérillas, quand l'état-major ennemi se mettait en observation autour du rancho, ou quand la cavalerie des libéraux venait y parader. Le 16 juillet enfin, deux compagnies du 7e de ligne vinrent à Coscomatepec relever la contre-guérilla, qui se rendit à Orizaba pour rentrer le 21 juillet au camp de la Soledad.

Une lettre du général en chef, complimentant la contre-guérilla sur sa conduite malgré l'inutile tentative sur Huatusco, décida le 12 juillet sa réorganisation. Le colonel Du Pin et le commandant supérieur de Vera-Cruz devaient arrêter immédiatement la nouvelle composition du corps, et la soumettre à, la sanction du quartier général à Mexico. j A ce moment, les populations de l'Etat de Vera-, Cruz semblaient presque pacifiées. Sous les pluies

de l'hivernage, le maïs avait grandi, le temps des semailles avait rendu les rebelles moins turbulents, * mais vers la fin de juillet, époque à laquelle les cultures n'ont plus besoin des bras des travailleurs, de nouveaux indices de mouvements hostiles écla tèrent dans les terres chaudes et les terres tempérées. Presque toutes les villes avaient entendu


iqipel de deux chefs de bandes, Milan et Cuellar, Jmt la cavalerie était considérable, et qui dominent tout le pays jusqu'à la position de Puente oncionai (1). Pendant une opération combinée 7Jtre les commandants supérieurs de Vera-Cruz et t«)rizaba pour enfermer les libéraux dans un cer> s de fer et réoccuper Huatusco, la contre-guérilla Jut ordre de se porter à San-Miguel, d'où ses ):}connaissances protégeraient efficacement la ville > ; Cotastla, restée fidèle, et que menaçait un parti nincmi; mais presque aussitôt une mission plus rgente obligea la contre-guérilla, relevée de ses sositions, à se rendre à marches forcées sur la i/«ledad. Un convoi de 12 millions de francs delJ' ass à l'armée française, entrée à-Mexico, mordait ) Cordova, et une forte escorte était nécessaire. Le d5 juillet,- ce convoi, suivi de deuf compagnies au train d'artillerie arrivant de France avec un roon nombre d'équipages, se mit en route, protégé [j&ar la contre-guérilla et deux compagnies du de ligne'.Pendant une jourfiéede marche jusqu'à sîamaron, Honorato Dominguez, à la tête de six Ients guérilleros mexicains, déroba sa marche sous ioiois, dans l'espoir de trouver une occasion favora-

sble. A la vue des précautions prises, il renonça à

) (1) « Très-beau pont construit par les Espagnols près de ilaalnpa.


son projet d'enlèvement. Pourtant les difficulté immenses du trajet eussent dû l'amorcer, car 1 routes étaient complétement défoncées, les bou arrêtaient les chariots, et mille fois, surtout depu le Chiquihuite jusqu'à Cordova, il fallut tripler 1 attelages pour les retirer des cloaques et des foss où ils versaient. Le 21 août, le convoi entrait sai et sauf à Cordova, d'où la contre-guérilla redescei.

dit vers la Soledad. A peine était-elle revenue a 80 ancien campement, que la nouvelle de la dévasta tion de Cotastla par les bandes de Tlaliscoya et d Passo-Santa-Anna parvint au colonel. L'alcad Dominguez avait pris la fuite, plusieurs fonction > naires avaient été pendus, et les maisons des gen compromis étaient incendiées. Cotastla fut réoccu pée aussitôt par deux compagnies de la légior étrangère. Après avoir fait le service d'escorte e de convoi jusqu'au 20 septembre, après avoir rend, bonne justice à plusieurs bandits tombés dans se embuscades, la contre-guérilla reçut l'ordre d quitter la Soledad pour s'établir au village de Ca maroih Elle ne put laisser qu'un faible détachemen au camp qu'elle allait quitter.

Les travaux du chemin de fer de Vera-Cruz ;| Mexico, tant de fois repris et abandonnés depuis dix ans, étaient l'objet de la préoccupation de l'au-.

torité française, car de la rapidité de ces construc-


coururent avec leurs marchandises, leurs liqueurs 1 et leurs fruits. Tout d'ailleurs était hors de prix; de simples cabanes, couvertes de grandes herbes du pays apportées à dœ de mulet par les indigènes, construites en planches à peine rabotées et en pieux mal équarris, coûtèrent à leurs propriétaires 2 et 300 piastres (1,000 ou 1,500 francs); mais chaque industriel savait que la prochaine station de la voie ferrée, après l'achèvement, du pont de la Soledad, s'arrêterait à Camaron, et que les voyageurs, trop heureux d'y trouver un morceau de pain et un toit de chaume, payeraient leur halte à prix d'or. Camaron offrait vraiment le coup d'œil de ces colonies nées d'hier dans les forêts vierges de l'Amérique du Nord sous la cognée des Yankees.

Pendant l'hivernage, la chaleur est torride à Camaron; les partisans français construisirent euxmêmes de grands abris aérés pour les chevaux, qui souvent périssent d'insolation à cette époque, s'ils ne sont pas protégés par la fraîcheur des bois et le feuillage des arbres.

Dès les premiers jours de son installation à Ca-

aroil, un détachement de la contre-guérilla eut un sérieux engagement. Un convoi parti de la So- ledad pour ce pouveau poste militaire, où il ame- ; nait trois voitures de provisions, du matériel pour le s ouvriers du chemin de fer, s'était


mis en route escorté de cinq fantassins et de vingtdeux cavaliers. A deux lieues de la Soledad, cette poignée d'hommes, trompés par les renseignements des Indiens et croyant la route sûre, s'engagea dans un fourré près de Loma Alta. Tout d'un coup, la guérilla du bandit Honorato Dominguez, suivie d'un escadron régulier sorti de Jalapa, entoura les malheureux en les accablant d'injures.

Une lutte désespérée, où le chef du détachement fut tué du premier coup, commença entre les trois cents cavaliers et les vingt-six contre-guérillas. Les cinq fantassins, formés en petit carré, marchaient adossés les uns aux autres. L'un d'eux, le sergent Soliman, ancien turco, d'une force et d'une bravoure herculéennes, faisait le vide autour de lui en portant de terribles coups de crosse. Malgré tout, il tomba, ils tombèrent tous; mais leurs corps étaient entourés de plus d'un cadavre ennemi.

Les cavaliers, aveuglés par les lances et les coups de feu des Mexicains, chargèrent à plusieurs reprises. A chaque rencontre, ils étaient décimés.

Deux seulement purent se faire jour par une trouée sanglante. L'un de ces cavaliers, nommé Abila, de la Martinique, se traîna dans les broussailles jusqu'à la Soledad, où il arriva la tête hachée d'un coup de sabre et l'épaule droite fracassée.

Il a cependant survécu à ses blessures.


Une des incursions de la contre-guérilla donna lieu à une scène émouvante. Dans une course faite du côté de Cotastla, qui réclamait sans cesse l'appui des Français, fut fait prisonnier un certain Molina au moment où il facilitait la fuite des guérillas réunies dans sa tiellda, en coupant avec un machete les longes des chevaux attachés au coral pour hâter le départ des cavaliers surpris. La boutique de Molina servait de repaire à tous les bandits, qui y apportaient leur part de butin. Molina était connu comme très-riche ; il achetait aux bandits les dépouilles des convois enlevés,, les payait à vil prix, et les faisait revendre le plus cher possible sur les marchés de Vera-Cruz et d'Orizaba. On fouilla sa maison ; des lettres significatives établirent sa complicité avec les juaristes. Le colonel Du Pin condamna Molina et l'un de ses parents, son complice reconnu, à être fusillés séance tenante. La femme de Molina était présente à l'arrêt, elle demanda grâce; mais le colonel ne pouvait l'accorder, et les deux coupables tombèrent sous ses yeux. Elle resta froide et impassible. La troupe se remit en route. Lorsque le colonel Du Pin fut à cheval, la femme de Molina se campa fièrement devant sa monture, et, la main levée, lui cria : « Avant huit jours, colonel, tu mourras ! » Puis elle disparut, éclatant en sanglots.


Le 29 septembre, le colonel se rendit à VeraCruz pour y toucher la solde de sa troupe à l'intendance. Le 1er octobre au matin, il repartait en secret pour la Soledad. Il avait eu soin d'annoncer à haute voix, la veille, son départ par le train de deux heures du soir. Le même jour, à trois heures, le train du chemin de fer tombait, au milieu des bois de la Pulga, dans une affreuse embuscade.

La locomotive était renversée sur les rails; les voitures s'entassaient les unes sur les autres. Du haut des deux berges de la voie ferrée, les guérillas mexicains faisaient un feu plongeant sur les wagons et les voyageurs. La cavalerie ennemie débouchait des deux côtés de la voie. Le chef de bataillon Ligier, commandant supérieur de la Soledad, fut tué. Égyptiens et Français résistèrent héroïquement; mais il resta sur place beaucoup de blessés et de cadavres. Les blessés recueillis le soir racontaient que partout éclatait ce cri de vengeance lorsque les guérillas fouillaient les corps : Donde es este miserable Du Pin? (Où donc est ce misérable Du Pin?) La veuve de Molina n'avait rien épargné, on le voit, pour réaliser ses menaces. Cette attaque, dit-on, lui coûta une somme considérable.

Les ressources étaient rares à Camaron. L'administration militaire n'avait pu encore y installer


les magasins où la contre-guérilla devait prendre des denrées contre remboursement. Chaque jour, nos hommes, obligés de se suffire, montaient à cheval, et tout en donnant la chasse aux bandits, chassaient les taureaux sauvages. Quand la. course devenait trop périlleuse, à la vue des guérillas toujours en éveil, on jetait par terre les animaux essoufflés qu'on dépeçait dans la broussaille, et chaque cavalier rapportait un quartier de viande saignante attaché sur le devant de sa selle.

Telles étaient les fatigues et les émotions de la contre-guérilla française dans les premiers jours de l'automne 1863 au bivouac de Camaron, quand on apprit que le général Bazaine venait d'être promu au commandement en chef de l'armée du Mexique. C'était pour la contre-guérilla une nouvelle ère qui allait commencer.


II

LA GUERRE DE PARTISANS DANS L'ÉTAT DE TAMAULIPAS

Tampico et son commerce. — La Huasteca et les Indiens. —

Combat de San Antonio.

1

Le 15 mars 1864, la rade de Vera-Cruz offrait un singulier aspect d'animation. Sur le môle, épars en groupes bruyants, s'agitait tout un régiment de soldats à la veste rouge. La plage était encombrée de chevaux effrayés de voir rejaillir à leurs pieds les vagues grossies par le dernier coup de nortc.

Lé contraste des types rapprochés par l'uniforme, les milles propos joyeux échangés en idiomes divers faisaient aisément reconnaître la contre-guérilla française, prête à'continuer dans une région nouvelle du Mexique, - l'Étaf de Tamaulipas, limi-


trophe des États-Unis, — la tâche si vaillamment commencée dans les terres chaudes de Vera-Cruz.

La veille, les partisans avaient dit un dernier adieu au bivouac de Camaron, où ils avaient passé l'hiver.

Durant toute cette journée du 15 mars 1864, le port de Vera-Cruz fut sillonné de barques chargées de troupes. Lorsque le transport de l'Etat VEure eut englouti dans ses flancs cinq cent cinquante hommes et deux cents animaux, il leva l'ancre et longea la côte, le cap au nord.. Appuyés sur les bastingages, les contre-guérillas regardaient s'enfuir les terres chaudes dominées par la cime imposanté du pic d'Orizaba. A travers la brume qui envahissait peu à peu l'horizon, chacun revoyait 1 par la pensée et non sans émotion ce pays mystérieux et plein de dangers qu'on avait tant de fois t parcouru, ces sentiers où l'on avait souffert; mais à ces sensations mêlées presque de regrets s'ajoutait encore un sentiment de fierté légitime. N'était-ce pas le pauvre partisan qui, par ses courses hardies, avait secondé l'action française dans une partie f importante de l'État de Vera-Cruz? Sa tâche était accomplie. Aussi, dès que la côte eut disparu dans , le brouillard, le passé s'effaça, et les contre-guéjrillas, couchés sur le pont, ne parlèrent plus que Ide l'avenir. A l'idée de l'inconnu, tous les instincts des-aventuriers se réveillaient. L'inconnu s'appe-


lait Tamaulipas; c'était un pays presque ignoré des Français, que des sites étranges, une population belliqueuse recommandaient suffisamment à l'ardeur entreprenante d'une troupe de partisans.

L'État de Tamaulipas est la large bande de terres chaudes qui succède à l'État de Vera-Cruz sur le golfe du Mexique, et qui s'étend sur un espace de cent cinquante lieues jusqu'à la frontière des ÉtatsUnis.

Après quarante-huit heures de traversée, Y Eure avait remonté de quatre-vingt-dix lieues environ au nord, et jetait l'ancre devant la barre de Tampico. Le débarquement commença. Les troupes, escortées de bandes voraces de requins, descendirent sur la plage, près du télégraphe qui relie la mer à la ville. La contre-guérilla, qui avait été récemment renforcée d'éléments et d'officiers pris dans l'armée française, formait presque une petite brigade légère destinée à se suffire à elle-même.

Deux compagnies d'infanterie, deux escadrons de cavalerie, une section d'artillerie suivie d'une ambulance de campagne, se mirent en route le soir. En tête de la colonne marchait M. Du Vallon, capitaine au 3e chasseurs d'Afrique, jeune officier d'un rare mérite sur qui le général Bazaine avait j jeté les yeux pour conduire à Tampico et y com- j mander par intérim la contre-guérilla en l'absence


du colonel Du Pin, tombé malade. Après une heure de marche, on entrait à Tampico.

Cette cité, la plus importante du Tamaulipas, le second port du Mexique, s'élève, à deux lieues de la mer, sur la rive gauche du Panuco et au confluent de ce fleuve avec le Tamesis. C'est une ville de nouvelle création, fondée en 182/i, et qui doit un jour attirer à elle tout le commerce de l'intérieur, toutes les marchandises importées d'outremer, et cela aux dépens du premier port mexicain, celui de Vera-Cruz. Ses comptoirs sont puissants par leurs ramifications dans tout le pays et se relient aux comptoirs d'Europe et d'Amérique. Elle est baignée par les deux principaux fleuves du Mexique, qui, si les travaux publics recevaient une vigoureuse impulsion , deviendraient les deux grandes artères de la navigation. Le Panuco, naturellement navigable à plus de cinquante lieues de son embouchure, traverse, en remontant à sa source, la vallée de Mexico. Le Tamesis, qui, de son côté, offre soixante lieues de parcours facile, s'enfonce à plus de cent lieues dans les terres, suivant la direction de San-Luis. Malheureusement, [pour aller de la mer à Tampico, il faut, avant d'enttrer en rivière, traverser une barre dangereuse en ttemps calme, infranchissable quand soufflent les rvents du nord. Les terres sont basses, et une cein-


ture presque continue de bancs où les vagues déferlent avec fureur interdit l'accès de la côte.

Tampico est facile à défendre. Protégé sur le devant par la largeur du Tamesis, sur les derrières par une vaste lagune, à l'extrémité sud par le fort Iturbide, le port domine à son extrémité nord la route qui conduit d'Altamira, la ville la plus voisine, à Ciudad-Vittoria, la capitale du Tamaulipas.

Malgré son excellente position, Tampico a été pris et repris dans la guerre de l'indépendance; en 1829, Santa-Anna y remporta une victoire décisive sur les troupes royales. La population s'élève à dix mille âmes environ, dont la cinquième partie est européenne. j Le chef de la contre-guérilla avait été nommé commandant supérieur du port mexicain et du ter- t ritoire qui en dépendait. Sa mission était donc militaire et politique. Pour bien faire comprendre i l'esprit des populations qui allaient Relever de notre autorité, il suffira de retracer les derniers événe- j ments dont Tampico avait été le théâtre pendant dix-huit mois : on remontera jusqu'à l'automne de 1862.

Au mois d'octobre de cette année, on n'avait pu réunir encore en nombre suffisant dans le camp français les chevaux et les mulets nécessaires au succès du siège de Puebla. On jeta les yeux, pour'


combler le déficit, sur le Tamaulipas et principalement sur le port de Tampico. Le 81e régiment de ligne fut chargé d'y faire une descente. L'opération donna de fort médiocres résultats ; la remonte de t la cavalerie du moins ne fut guère facilitée, car les haciendas, gardées par les libéraux, qui tenaient la campagne, reçurent défense d'amener leurs produits chevalins dans la cité occupée par les troupes 1 françaises. Peu de temps après, l'ordre d'évacuer J la place fut donné à la colonne expéditionnaire; sa 1 retraite, accomplie sous le feu de l'ennemi, coûta à notre marine la canonnière la Lance, qui se perdit ( sur la barre en protégeant l'arrière-garde de notre infanterie. Le port, ainsi abandonné, retomba tout l de suite au pouvoir des juaristes, dont il était la principale source de revenus. D'après les statistiques du consulat de France, les recettes annuelbs de cette douane maritime s'élevaient à 1,200,000 piastres (6 millions de francs). Après le départ de nos forces navales, les populations compromises s'enfuirent dans les bois, mourant de faim et mau-, dissant la France. Les fonctionnaires accusés s d'avoir servi l'intervention furent pendus comme traîtres.à la patrie. Les caisses de la douane, où, dans la précipitation de la retraite, on avait laissé une somme d'argent considérable, furent vidées par les libéraux à leur rentrée dans la ville.


En août 1863, la réoccupation de Tampico fut décidée. Un régiment d'infanterie de marine, comptant treize cents baïonnettes et appuyé par l'escadre naviguant sous les ordres du contreamiral Bosse, opéra son débarquement. Au passage de la barre, le yacht à vapeur la Jeanne-Darc fut coulé à fond par la lame. La ville fut cependant reprise sans coup férir. Le drapeau tricolore y flotta pour la seconde fois ; mais les guérillas des chefs Carbajal, Pavon, Canales et Mendezse répandirent dans les campagnes voisines. Le commerce avec l'intérieur fut coupé; les recettes annuelles de la douane tombèrent au-dessous de 500,000 piastres (2,500,000 francs). Les troupes restaient agglomérées sur la place ; le cimetière était voisin du principal casernement, et la fièvre jaune, qui s'abattit sur la ville, y causa d'affreux ravages.

A la fin de mars 1864, le vomito sévissait encore à Tampico, et les guérillas étaient toujours aux 1 portes de la ville. C'est à ce moment que la contre-

guérilla fut chargée de remplacer le régiment d'in- t fanterie de marine, décimé par la maladie et rappelé en Europe. Quelques jours après notre installation, le colonel Du Pin, redescendu de Mexico, reprit son service. Le capitaine Du Vallon devint commandant en second.

De jour en jour, la situation de Tampico s'ag-


gravait. Les guérillas avaient réussi à couper les communications, même par eau. Sur les rives droites du Panuco et du Tamesis s'étendent les jardins cultivés par les Indiens, dont les produits alimentaient d'ordinaire le marché de la ville.

Aucune embarcation chargée de fruits et de légumes n'osait plus désormais franchir le fleuve, et les aguadores qui se risquaient pour aller chercher l'eau potable aux sources voisines des remparts étaient salués par des balles. Le second port du Mexique allait être réduit aux viandes salées et à l'eau saumâtre. Un pareil état de choses ne pouvait se prolonger, car notre influence, amoindrie déjà aux yeux des habitants de la cité mexicaine par une première évacuation, était loin de faire des progrès dans ce petit coin du Tamaulipas, le seul encore de cette vaste province si importante pour le commerce du haut Mexique où fût arboré le drapeau français. D'autres signes plus inquiétants révélaient les tendances de l'esprit public. En plein jour, on coudoyait dans les cafés et sur les places des chefs de guérillas bien connus, qui, tout en ayant accepté les profits de l'amnistie, n'avaient pas renoncé à leur projet de soulèvement. En attendant une occasion favorable, ils agissaient en secret dans la place même. La nuit, plusieurs de nos soldats avaient été frappés dans ,l'ombre. M. de Saint-


Charles, chancelier du consulat de France, qui avait toujours fait preuve d'énergie dans un poste vraiment dangereux, avait vu sa vie menacée. Ces faits alarmants se compliquèrent bientôt de tentatives d'agression qui se produisirent au sud comme au nord du Tamaulipas.

Au sud, entre Vera-Cruz et Tampico, à cinquante lieues environ de ce dernier point, se trouve sur le golfe du Mexique le port de Tuxpan, où l'on arrive par mer en remontant six milles de rivière.

Depuis deux années, c'était le port libéral où venaient débarquer les chargements d'armes et de munitions expédiés des États-Unis et de la Havane à l'armée juariste. A peine le colonel mexicain don Manuel Llorente en avait-il pris possession au nom de la régence de Mexico, que le général Carbajal, attaché à la cause républicaine, réunissant à lui toutes les troupes disponibles, était accouru pour l'en chasser. Le colonel Llorente, poursuivi sans trêve, s'était réfugié, avec trois cents hommes restés fidèles à son drapeau, dans Temapache, village de la Huasteca (1). Au mois d'avril 1.86lJ,

(1) La Huasteca est la contrée des terres chaudes comprise entre le port de Tuxpan et le fleuve du Panuco. C'est un pays accidenté, couvert d'épaisses forêts dont la végétation est si vigoureuse que les murailles de verdure qui bordent les chemins sont impénétrables. C'est le terrain le plus difficile de toutle Mexique, par conséquent le plus propice à la guerre de partisans.


tous les centres les plus importants de cette région étaient au pouvoir des libéraux : c'étaient les villes de Huejutla, Tancanhuitz et Ozuluama. Le général Carbajal, les commandants Pavon et Canales y guerroyaient au nom de la république avec des forces régulières et avaient fait appel à tous les contingents voisins pour la défense du sol national, foulé aux pieds par les envahisseurs. Le colonel Llorente ne tarda s à être assiégé dans Temapache, et un courrier vint en son nom à Tampico supplier les Français de courir à son secours pour sauver l'honneur du drapeau de l'intervention déployé dans la Huasteca; mais outre les guérillas qui cernaient Tampico, outre les douze cents soldats de Carbajal, devenu le maître de la Huasteca, une force non moins imposante se concentrait d'un autre côté, prête à se jeter sur Tampico dès que cette ville serait dégarnie de troupes.

Sur la droite, à soixante lieues plus au nord et à cinquante lieues dans les terres, Vittoria, la capitale du Tamaulipas, est couchée au pied des premières montagnes qui vont s'élevant jusqu'au plateau de la ville de San-Luis. Vittoria servait de quartier général au gouverneur de la province, le général Cortina (1), et à une-division juarist'e qui,

(1) Le gouverneur Cortina, agent reconnu des Américains


de jour en jour, recevait de nouveaux renforts. Dès les premiers jours d'avril 1864, Cortina avait ordonné à Carbajal, aussitôt après la destruction des forces de Llorente, de courir sur Tampico. Ce mouvement devait être combiné avec la propre division de Cortina, ainsi qu'avec les guérilleros, qui n'attendaient que la nouvelle de la prise de Temapache pour se mettre en route. D'un moment à l'autre, près de trois mille hommes, aidés par le parti hostile séjournant dans Tampico, pouvaient paraître aux portes de la ville, défendue seulement par cinq cent cinquante contre-guérillas. Il ne nous était plus permis de rester inactifs.

Le 11 avril 186/i, sur la grande place de la cathédrale de Tampico, la foule compacte se pressait inquiète au bruit des clairons français. La contre-guérilla marchait à l'ennemi. L'ennemi, c'était Carbajal (1), un officier de grande valeur, de race indienne, brave, intelligent et désintéressé.

du Nord, ne devait son grade de général qu'à une insurrection militaire où il avait été surtout servi par son audace.

(i) Depuis trois ans de luttes, plusieurs chefs de bandes nommés Carbajal ont été poursuivis par nos armes dans les états de Puebla et de Mexico ; mais tous ces généraux impro.visés n'étaient que des aventuriers ou des détrousseurs de grands chemins, abrités malheureusement sous la bannière républicaine, qui favorisait leurs exactions. Quant au général Carbajal du Tamaulipas, c'est un type d'homme de guerre trop rare au Mexique.

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Avant tout, Carbajal combattait pour la liberté ; mais dans son passé politique il y avait un crime, celui d'avoir allumé la guerre civile. Carbajal, comme les gouverneurs d'autres provinces, avait réclamé l'indépendance de son État et avait voulu s'affranchir de l'autorité du président de la république. En haine de Mexico, il s'était jeté dans les bras des Américains du Nord, dont la secrète influence croît chaque jour dans cette province du Tamaulipas, qu'ils convoitent ardemment. Il faut reconnaître aussi cependant qu'au premier cri de la patrie en danger, il avait offert son épée à Juarès pour la défense de la république. Tel était l'adversaire qu'on allait combattre sur son propre terrain.

l Chaque fois en effet que le général Carbajal, qui [ tient depuis longtemps la campagne et qui n'a pas cessé de nous résister avec une vaillante énergie, s'est senti serré de trop près, il a transporté le théâtre de la guerre dans la Huasteca, qu'il parcourt depuis son enfance, et où il exerce une action r immense sur les populations indiennes. C'est dans l la Huasteca que la contre-guérilla devait se rendre ; à marches forcées au secours de Llorente, gravement compromis.


II

On ne se rendrait pas un compte exact des éléments de résistance que Carbajal allait opposer aux armes françaises, si l'on ne connaissait un peu le caractère de la Huasteca et de ses habitants. Les terres chaudes connues sous le nom de Huasteca comprennent quatre districts, relevant dt- , trois États différents. Au sud, les districts de Tuxpan et d'Ozuluama appartiennent à l'État de Vera-Cruz.

A l'ouest, celui de Huejutla dépend de la province de Mexico, et au nord le district de Tancanhuitz se rattache à l'État de San-Luis de Potosi. Par suite de la grande distance de leurs capitales respectives, les principales villes de ces districts, Huejutla et O'zùïuama en première ligne, ont su étendre au loin leur autorité politique et militaire, et l'esprit d'indépendance locale s'est développé, dans la : Huasteca d'autant plus librement que la popula- : tion, presque entière d'origine indienne, était facile à manier. Quelques familles blanches, abusant sans ¡.

scrupule de l'autorité, réduisirent d'abord la race indienne à l'état de vassalité. Plus tard, après avoir dépouillé les Indiens de leur sol, ces familles s'em-


parèrent des individus, et l'esclavage le plus honteux convertit les hommes en bêtes de somme. Les travaux d'agriculture, les défrichements et les transports de marchandises devinrent le lot naturel des pauvres Huastèques, qui dans leur décadence pouvaient évoquer de fiers souvenirs. Le bâton répondait à leurs demandes quand ils osaient réclamer après un rude travail le modique salaire gagné à la sueur de leur front. Ces traitements barbares eurent bientôt décimé les aborigènes, et le plus fertile pays d'Amérique, faute de bras indispensables aux cultures, se couvrit de forêts, où quelques Indiens fugitifs, condamnés à vivre de, grains de maïs et de viande sauvage, cherchèrent un refuge contre le lasso qui les enlevait à leur famille pour le service militaire. Carbajal connaissait l'ancienne énergie de ses compatriotes; il la réveilla en exploitant secrètement la haine des ilotes contre la race blanche. La Huasteca tout entière s'insurgeait à sa voix dès le début de la guerre. Les mots de liberté et de propriété eurent de l'écho jusqu'au fond des bois, et les villages préparèrent leurs armes pour repousser les Français, qui ramenaient avec eux, assurait-on, le règne de l'oppression et de la violence espagnoles. Comme en Algérie, sur les pics de la Kabylie, les feux s'allumèrent au sommet des cerros (montagnes), et


par ces signaux les Huastèques purent apprendre que la contre-guérilla sortait de Tampico, se dirigeant vers le sud. La colonne expéditionnaire n'était pourtant pas bien forte. Cent quarante fantassins, cent vingt-cinq cavaliers et vingt artilleurs suivis de deux obusiers de montagne, tel était 1 l'effectif du petit corps de partisans dont l'audace allait défier un ennemi imposant par le nombre.

La moitié de la contre-guérilla restait chargée de veiller à la défense de la ville, prête à déjouer les projets hostiles des habitants, qui attendaient avec impatience l'amoindrissement de la garnison pour appeler le chef libéral Cortina.

A un quart de lieue au-dessous de Tampico, en face du fort Iturbide, le Panuco, grossi des eaux du Tamesis, a plus de 800 mètres de large. A ce point seul, les deux berges sont d'un abord facile.

Le Tamaulipas est la province du Mexique la plus arrosée de vastes cours d'eau, mais les ponts y sont inconnus. Des embarcations réunies dans la nuit à cet endroit du Panuco se chargèrent de troupes.

Ce fut un curieux spectacle que ce passage de rivière. Près de deux cents chevaux ou mulets, sans selle ni harnais, sont lancés dans le courant au milieu des cris des cavaliers qui les poussent par derrière. Ce troupeau en liberté traverse le fleuve à la nage ; les uns sont essoufflés, les autres lèvent


la tête en hennissant. Les hommes, avec les selles, les canons et le matériel, emportés dans des canots, abordent à l'autre rive. A peine à terre, chacun de courir après sa monture. En une heure, le passage était terminé. On marcha sur la Huasteca.

Plusieurs exprès avaient déjà été expédiés au colonel Llorente, lui portant avis du départ des renforts qui devaient le dégager et lui permettre de poursuivre à son tour l'ennemi, pris entre deux feux. Tout faisait donc présumer que Carbajal, rapidement prévenu de la sortie de la contre-guérilla, lèverait aussitôt le siège de Temapache, pour venir occuper la ville d'Ozuluama placée à égale distance de-Temapache et de Tampico.

De cette ville, perchée sur une éminence qui offre une position des plus fortes à ses défenseurs, une poignée d'hommes peut barrer la route à une division tout entière, d'autant que, si de nombreuses citernes approvisionnées par les pluies offrent à l'assiégé une précieuse ressource, la plaine, dans un rayon de dix lieues, ne contient pas une goutte d'eau potable. En trois jours,' la colonne française franchit une distance de vingtcinq lieues à travers des sables brûlants et des marécages desséchés. Pendant la dernière nuit, les sons du tocsin d'Ozuluama, qui appelaient aux armes tous les contingents, arrivèrent jusqu'au


bivouac. Carbajal, de son côté, approchait. Cependant, avant midi, la contre-guérilla, luttant de vitesse, occupa la ville, d'où la population s'enfuit à son approche. Seuls, les malades et les blessés juaristes, évacués depuis le commencement du siège de Temapache, étaient couchés dans les maisons, qui furent respectées. Huit caisses de fusils et de munitions avaient été abandonnées par les fuyards. A la nuit tombante, un courrier de CorLina à Carbajal, croyant entrer dans une ville encore amie, tomba dans nos avant-postes. Il arrivait de Vittoria. Une dépêche fut trouvée soigneusement cachée dans un morceau de viande saignante pendu à sa selle. Cortina appelait en toute hâte Carbajal sous les murs de Tampico, en lui recommandant d'éviter le combat avec les Français, qui se préparaient, ajoutait-il, à une expédition sur la rive droite du Panuco. Comme on le voit, malgré les distances, Cortina recevait d'exacts et de prompts renseignements. De son côté, Carbajal avait levé le siège de Temapache et s'était avancé-à marches forcées pour barrer le chemin à la conÚe-guérilla; mais il avait été devancé dans l'occupation d'Ozù.

luama. Devant ce mécompte, il s'était prudemmentarrêté à douze lieues de la ville indienne. Le colonel Llorente, désormais libre, n'avait pas encore 1 donné signe de vie.


Il importait de couper toutes les communications de la Huasteca avec le Tamaulipas : il importait surtout de laisser ignorer à Carbajal les projets de Cortina, afin de pouvoir combattre séparément les deux corps avant qu'ils eussent opéré leur jonction ; car elle eût inévitablement amené la prise pela villede Tampico, vouée d'avance par le général en chef juariste, d'après la dépêche interceptée, à quarante huit heures de pillage en punition de son inertie devant l'étranger. Aussi le courrier saisi avait-il été attaché à un poteau avec de bonnes cordes et confié à la garde d'un petit poste. Vers le matin, le courrier s'évada ; ses liens avaient été tranchés par derrière. Le tirailleur Estrade, séduit par l'or du prisonnier, avait trahi ses compagnons d'armes.

Le châtiment fut prompt. En présence des blessés mexicains sortis de leurs maisons, le traître fut dégradé militairement sur la place d'Ozuluama, déclaré indigne de la qualité de Français et chassé comme infâme. De la place, il fut conduit aux avant-postes, avec promesse de recevoir une balle comme espion, s'il cherchait à rejoindre le corps où il s'était volontairement engagé et dont il était expulsé à jamais. Le malheureux avait mérité qu'on le fusillât; mais la sévérité- de cette dégradation militaire et le mépris jeté à la face du coupable produisirent peut-être un meilleur effet sur une


troupe qui comptait alors vingt-deux nationalités dans son sein (1), et chez qui il fallait éveiller le point d'honneur pour la mieux diriger.

Les troupes de Carbajal, qui occupaient le pays depuis plus d'un an, avaient une véritable réputation de solidité. Elles comptaient cinq bouches à feu. Dans les derniers temps,. elles s'étaient recrutées de vaqueros (gardiens de troupeaux) du Tamaulipas, d'Américains du Texas et (chose triste à dire) de déserteurs français échappés de Puebla et de Mexico. Carbajal était assez intelligent pour savoir que la contre-guérilla ne retournerait pas à Tampico sans lui offrir le combat. Il fit un mouvement en arrière pour l'attirer davantage au plus épais des terres chaudes, là où il pouvait d'avance choisir le meilleur terrain et le fortifier. Il établit son camp à San-Bartolillo. C'est un groupe de cabanes, de ranchos, couverts de branches de palmiers, cachés sous d'épais orangers, qui commande la plaine tout en se reliant par derrière à une forêt vierge. Deux jours après, la contre-guérilla venait prendre position en face de San-Bartolillo, dans une petite bourgade nommée Tantima. Celle-ci était

(i) Un des types les plus curieux était un noir de Tombouctou, aussi brave qu'infatigable. Il ne parlait jamais que par monosyllabes et traitait les nègres avec le plus grand mépris; il avait peut-être été roi dans son pays. v


déserte; la population de Tantima est pourtant blanche et métisse, mais on avait fait courir le bruit, par d'adroits émissaires répandus dans la Huasteca, que les contre-guérillas étaient d'une grande férocité, sans respect pour les choses les plussacrées. Les noirs, ajoutait-on (1), mangeaient les enfants. Cette absurde réputation, compréhensible pourtant dans le voisinage des Indiens hravos, : qui sont anthropophages, nous a précédés dans tout le Tamaulipas, et longtemps les femmes se sont présentées seules devant leurs maisons lors de notre passage dans plusieurs localités. Le stratagème, quoique grossier, avait réussi, et la peur des colorados avait chassé toutes les familles de leurs foyers. Depuis le départ de Tampico, les vivres étaient devenus rares; à Tantima, il n'y avaitjnéme pas de volailles, cette grande ressource du pays. On dut aller à la découverte, puisque l'ennemi faisait le vide partout où passait la colonne. Vers le soir, dans un champ de maïs, un détachement envoyé en reconnaissance essuya une vive fusillade. Carbajal ouvrait le feu : c'est qu'il était prêt et que ses espions lui avaient sans doute rapporté que le colonel Llorente, dont on

(1) Notre cavalerie comptait en effet deux pelotons d'Arabes plus ou moins foncés, qui avaient conservé la coutume africaine de pousser des cris aigus pendant le combat.


n'avait aucune nouvelle, ne marchait pas sur ses derrières.

Malgré la maigre soupe qu'on avait mangée, cent fantassins se préparèrent à une attaque de nuit dirigée contre Carbajal à San-Bartolillo. Le reste de la troupe devait former la réserve. Des Indiens rencontrés sur le chemin s'étaient offerts pour guider la colonne d'attaque; au moment du départ, ils avaient disparu. Vers deux heures du matin, on apprit que l'ennemi levait le camp à la hâte et se dirigeait sur le gros village de SanAntonio, situé à trois lieues plus en arrière. Ce mouvement de nuit, ces guides disparus, cette , brusque retraite qui semblait faite pour amorcer la poursuite, tout présageait une ruse de guerre.

Carbajal n'avait-il pas fortifié San-Antonio pendant les deux derniers jours, et n'avait-il pas masqué ses travaux défensifs en bivouaquant à SanBartolillo? Le 18 avril, à six heures du matin, lorsque la contre-guérilla sonna la marche, ses éclaireurs fouillaient déjà San-Bartolillo, que l'ennemi venait ; d'évacuer. Les feux fumaient encore ; les vautours, troublés dans la curée, tournoyaient au-dessus des débris d'animaux fraîchement abattus; mais, à bien compter les peaux étendues sur le sol, il était aisé de voir que les douze cents soldats de Carbajal


n'avaient pas tous campé dans ce même bivouac.

A la sortie du village, le pays devenait montueux et tourmenté. Sur la cime la plus voisine, éclairée par un beau lever de soleil, se profilaient à l'horizon les silhouettes de cavaliers aux aguets, couchés sur l'encolure de leurs chevaux et sondant du regard les chemins creux de San-Bartolillo, encore noyés dans l'ombre. Une décharge de coups de carabine tirés par l'avant-garde, qui s'était glissée a bonne portée dans les rochers, mit du désordre dans le groupe mexicain, qui commença de battre en retraite, mais lentement, sans brûler une cartouche, centre l'habitude des guérillas. Peu à peu ils pressèrent l'allure de leurs chevaux, parfois on les voyait disparaître au sommet d'une colline ou au détour d'un sentier. Plusieurs taches de sang qui avaient rougi les feuilles mortes marquaient la halte qu'ils venaient de quitter. La contre-guérilla s'était élevée lentement au faîte d'un mamelon; sur l'autre versant, le terrain changea brusquement d'aspect. C'était une petite plaine boisée ; au bout de la plaine, sur un plateau aride aux pentes blanchâtres et ravinées, se groupaient les maisons du .village de San-Antonio. Le silence était complet.

En arrière du village, sur le dernier plan, quelques vedettes circulaient dans les broussailles.

La rue principale tle San-Antonio était parallèle


au chemin par où débouchait la colonne française.

Au centre, la hàuteur était couronnée par une église solidement construite, quoiqu'en pisé.

L'église était défendue par une palissade de gros pieux en bois dur étroitement serrés et hauts de quatre pieds; on eût dit un rectangle dont le grand côté avait quarante mètres de long. Sur le derrière, l'enceinte était fermée par un mur en pierres sèches. Au pied de la façade principale, la raideur des escarpements rendait la. place inexpugnable.

Toutes les ouvertures des maisons voisines étaient fermées et percées de meurtrières. A trois cents mètres sur la droite, un second mamelon dominait San-Antonio ; c'était un cimetière aussi fortement palissadé que l'église. Sur la gauche, le village était bordé de fourrés où l'on voyait reluire les fusils, comme les faux dans les blés un jour de moisson ; çà et là des touffes d'aloès. Tel était le champ de bataille choisi par Carbajal.

La contre-guérilla avait donné quelques moments aux préparatifs du combat. Lorsqu'elle fut massée, elle s'engagea résolûment dans la plaine; derrière un pli de terrain qui l'avait masqué aux regards, un arroyo à sec coupait la route. Les débris du pont, détruit la veille par l'ennemi, gisaient au fond du ravin. Le capitaine Du Vallon s'élança bravement à la tête d'un escadron; s'enfonçant au


grand trot dans un chemin qui s'ouvrait à gauche dans labroussaille, il entreprit de tourner le village, encore silencieux. Le colonel Du Pin, suivi d'un groupe de cavaliers, franchit Yarroyo et monta directement vers l'église ; mais l'église, les maisons et les jardins vomirent aussitôt le feu par toutes les ouvertures; les projectiles mexicains, dirigés avec une précision inouïe, balayèrent la route où s'était avancé le colonel. Au même instant, dans les fourrés de gauche, retentit ie bruit d'un engagement livré'par la troupe de cavalerie lancée en reconnaissance. Il était huit heures et demie du matin.

Le second escadron se replia pour s'abriter dans le lit du torrent pendant qu'une compagnie d'infanterie s'avançait par la droite en se glissant dans la broussaille. Sur la berge de Yarroyo furent mis en batterie les deux obusiers de montagne pour soutenir le mouvement des fantassins ; de là ils envoyaient obus et mitraille sur l'église, le véritable réduit de la place. Les balles des Mexicains frappaient sans relâche; le fourré n'en fut pas moins enlevé à la baïonnette. Après le fourré, il restait à traverser à découvert le plateau dominé par les meurtrières des maisons qui flanquaient l'église. On traversa le plateau; mais morts et blessés tombèrent parmi les assaillants. Le capitaine qui marchait en tête de la compagnie d'infanterie, M. Vallée, officier de


zouaves, avait eu le haut de la cuisse transpercé d'une balle : il resta à son poste ; lorsque ses forces furent épuisées, il défendit qu'on l'emportât à l'ambulance dans la crainte de diminuer le nombre des combattants, déjà trop réduit. Sur tous les points, d'ailleurs, la lutte était engagée; vis-à-vis la façade de l'église, une partie de l'infanterie s'était précipitée à l'assaut par les pentes les plus raides. Cette attaque de front était la plus acharnée, car en avant du réduit se trouvaient une vingtaine de cases garnies de tirailleurs mexicains. Du premier élan, nos soldats emportèrent quelques maisons; mais, arrêtés par un feu plongeant à 100 mètres environ de la palissade, ils payèrent cher leur succès d'un instant : le sol se joncha de vestes rouges. — Le sous-lieutenant Prieur, qui dirigeait cette colonne, s'affaissa, la jambe gauche brisée et les reins déchirés, sans qu'on pût l'emporter ; pendant trois heures il resta sur le sol, sous un ciel brûlant. Presque à ses côtés, le sous-lieutenant Perret, frappé d'un coup de feu à la hanche, tenait encore ferme à la tête des siens. Un peu plus loin, le capitaine Du Vallon, à peine entré sous bois, s'était vu accueilli par une grêle de balles : sur ses deux flancs étaient embusqués des fantassins mexicains ; sur la route l'attendait face à face la cava-

lerie de Carbajal. La charge fut entraînante et la

i


déroute de l'ennemi complète. Des bandes de chevaux sellés et bridés, galopant en liberté, dépassèrent le village sans leurs cavaliers ; mais à moitié course le capitaine Du Vallon avait jugé la gravité de la situation de l'infanterie française. Résolu à profiter de l'élan de ses hommes doublé par un premier succès, sans hésiter, il se lança à fond de train sur l'église, du côté où ne se découvrait aucun obstacle, et escalada la dernière pente qui l'en séparait. Le choc devait être décisif; mais l'escadron vint se briser contre une muraille infranchissable : là, d'habiles tireurs se levèrent d'un fossé intérieur et ripostèrent par plusieurs décharges à bout portant; hommes et chevaux roulèrent au pied de la pente. Il fallut se retirer. Le capitaine Du Vallon avait le haut de la poitrine traversé de deux balles de rifle; malgré la perte de son sang, après avoir chancelé sous le coup, il resta en selle et ramena l'escadron mutilé, mais en bon ordre.

Arrivé près du colonel, à bout de force, mais non d'énergie, il se fit descendre de cheval et placer près des deux obusiers de montagne dont il surveillait le tir; son regard était calme, mais triste.

C'est qu'en Met la journée s'annonçait mal : il était midi, le soleil frappait d'aplomb; ni hommes ni bêtes n'avaient pris aucun aliment depuis la veille, malgré la marche de la nuit. Les pertes étaient


déjà sensibles, et le tir des pièces, trop éloignées de la place, produisait peu d'effet.

Par bonheur, les canons de Carbajal étaient restés muets : sans doute, pour rendre sa marchesur Ozuruama plus rapide, il les avait laissés en arrière. L'affaire urgente était de rapprocher les obusiers du village, de les porter sur une éminence qui dominât l'église : à cette heure, l'unique salut était la ; mais les hisser sous le feu et à dos d'homme était difficile. Pourtant il fallait agir sans retard.

L'ennemi, bien barricadé, subissait peu de pertes; il attendait que la contre-guérilla fût fortement entamée pour faire à son tour une sortie. Déjà des hauteurs voisines on voyait descendre les contingents des environs, accourus au bruit du canon pour assister et prendre part au massacre des Français, dont les munitions commençaient à s'épuiser. Trois fois il avait fallu lâcher pied. Enfin les artilleurs se dévouèrent. Dans le trajet, l'un d'eux, en portant un affût, eut une jambe traversée.

On ordonna de l'évacuer. « J'ai encore une jambe au service de la France, » répondit-il, et il continua son ascension. Quelques pas plus loin, il tomba, l'autre jambe brisée. Après deux heures de travail, les obusiers couronnèrent les hauteurs du cimetière. La journée était gagnée. Les pièces j étaient à bonne portée; à chaque coup d'obus, les j


pieux de la palissade volaient en éclats, éclaboussant les défenseurs pris d'écharpe. Les projectiles enfilaient les portes de l'église, où étaient entassés plus de six cents soldats, déjà moins confiants dans l'épaisseur des murailles. - « Ralliement au cimetière a fut le mot d'ordre. Vers trois heures et demie, on avait pu réunir quatre-vingts fantassins. Les cavaliers grimpèrent à pied, traînant leurs montures par la bride. On forma deux colonnes serrées.

L'artillerie redoubla ses ravages, et'la contre-guérilla se lança à l'assaut en faisant un suprême effort. Le cri de « Vive la France » fut poussé par bien des poitrines ; pour plusieurs, c'était l'adieu à la patrie. On s'empare des maisons au pas de course ; portes et défenseurs tombent sous les coups de crosses. L'officier Sudrie, à la tête de la charge, veut franchir la palissade; il enlève son cheval, qui s'éventre en retombant sur les baïonnettes, et lui-même roule à terre l'épaule baignée de sang.

Fièrement campé à la brèche de la palissade, un officier mexicain (volontaire des États-Unis) barre le passage : un revolver à chaque main, il fait feu Sur les assaillants et arrête les fuyards de sa propre troupe; mais le passage devient libre. La mêlée s'engage, les vestes rouges se ruent au galop jusqu'au pied de l'autel, où la boucherie commence.

- Dans une chapelle latérale, dans toutes les attitudes


dB la mort, on voit couchée une file de cadavres abattus par le même projectile. Les contre-guérillas, exaspérés de leurs pertes et des insultes grossières des Mexicains, ne font pas de prisonniers.

La poursuite se continue dans toutes les directions.

Au coucher du soleil, lorsque la cavalerie fut ralliée, on fit l'appel. Les pertes des partisans français étaient sérieuses ; sur deux cent quatre-vingt-cinq combattants, onze tués et trente-deux blessés, sans compter les contusionnés. Parmi dix officiers présents, six étaient grièvement atteints. Le baptême de sang de la nouvelle contre-guérilla avait été glorieux.Après le combat, on ramassa un seul prisonnier ; il avait deux trous à la poitrine. C'était don Adolfo de la Garza, aide-de-camp de Carbajal ; il avoua la mort de quinze officiers juaristes donc il donna les noms. Il désigna parmi les morts les cadavres de trois capitaines américains et d'un commandant mexicain, ancien déserteur français. A l'entrée du cimetière était étendu le cheval 4e bataille dQCarbajal : sa seconde monture était au pouvoir du colonel Du Pin. A la selle, on trouva suspendu un long poignard dont le manche en acier portait cette devise en espagnol : « Carbajal. Libre ou mourir. »

La mitraille avait fait dans sa troupe de grands ravages. Près de deux cents fusils, cinquante-six


t rifles américains sortant récemment de fabrique, le drapeau du 1er bataillon du Tamaulipas pe/cé d'une balle, le guidon de Carbajal déchiré pai un éclat d'obus et cinq balles, l'étendard de sa cavalerie, la caisse contenant 796 piastres (près de 4,000 francs), tels furent les trophées conquis par deux cent quatre-vingt-cinq contre-guérillas, vainqueurs de mille deux cents Mexicains retranchés.

San-Antonio regorgeait de provisions de toute sorte.

On songea d'abord aux blessés, installés déjà dans une bonne ambulance, grâce aux soins du docteur 1 Thomas, qui avait passé la journée à faire des opérations sous le feu de l'ennemi. Quatre habitants étaient seuls restés dans le village, le curé et trois - Espagnols : ils s'empressèrent d'ouvrir leurs tien.

- das et de se rendre utiles. Les ombres de la nuit t avaient grandi; tout retomba bientôt dans le silence.

m

! Pendant le combat, Carbajal, mal secondé par sa troupe dès qu'elle se sentit écrasée par la i.

mitraille, s'était multiplié sur les points les plus périlleux. Plusieurs fois pendant l'action, on avait


aperçu, bravement monté sur les parapets, un Mexicain à l'allure vigoureuse, de taille moyenne, aux cheveux bruns et au teint cuivré, coiffé d'un sombrero de paille, vêtu d'une courte pelisse de noir astrakan et de calzoneras (1) de cuir jaune à bou.

tons d'argent. Il était armé d'une carabine Sharp, qui plus tard devait enrichir la galerie d'un collectionneur émérite, le général Neigre. C'était Carbajal, qui visait lui-même avec une remarquable adresse les officiers français, reconnaissables à leurs insignes. Le capitaine Du Vallon avait été frappé de sa main. Au moment du dernier assaut, le général juariste s'était adossé à l'angle de l'église.

Aujfort de la déroute, il avait été blessé à la jambe droite : pressé vivement par nos cavaliers, il disparut dans le fourré après avoir sauté dans un ravin où il se luxa l'épaule. Cloué par la douleur, il resta i caché dans une mare d'eau jusqu'à, la nuit. Quand l'obscurité fut complète, brisé de souffrance et gre- 1 lottant de froid (il s'était dépouillé de sa pelisse dans la crainte d'être reconnu), il put s'emparer 1 d'un cheval tout harnaché qui paissait en liberté. FI < se mit péniblement en selle et s'en alla errant au

(1) Pantalons collants du pays, se boûtonnant extérieurement sur les deux côtés et s'ouvrant de bas en haut pendant les chaleurs, jusqu'au genou; de cette ouverture s'échappe un second pantalon flottant sur la cheville, en étoffe blanche et aux larges plis.


hasard, le revolver au poing. Uu Indien qu'il rencontra lui servit de guide. Le lendemain, il passait à Ozuluama, ramassait quelques fuyards, et huit jours après son désastre entrait à Vittoria dans la maison de Cortina, suivi d'une centaine de soldats de San-Antonio ralliés sur le parcours. Il confia lui-même tous ces détails à son cousin don Martin de Léon, consul américain à Sotto-la-Marina, ville du Tamaulipas où, six mois plus tard, ce parent de Carbajal nous racontait à table cet épisode. Pendant que nous écoutions son récit, il faisait évader Carbajal, -caché à quelques lieues de là dans un de ses ranchos où nous devions aller le surprendre Ira nuit suivante.

Le combat de San-Antonio fit grand effet dans.la Huasteca, et les conséquences en furent heureuses.

Pendant la lutte, le village avait été fort maltraité.

Plusieurs cases avaient été enfoncées et brûlées. De grand matin, les Indiens, inquiets sur le sort de leurs maisons, rentrèrent peu à peu en se glissant à travers les jardins. Quand un certain nombre d'habitants fut de retour, le colonel donna l'ordre de les amener avec douceur au camp, dont l'aspect ne leur parut pas trop farouche. Là, en compensation de leurs pertes', méritées probablement pour plusieurs d'entre eux, ils reçurent des piastres tt bon nombre de chevaux et mulets enlevés à l'en-


nemi. Ces braves gens restèrent ébahis de ces libéralités, habitués qu'ils étaient à toujours donner au , plus fort et à ne jamais rien recevoir. Depuis un an surtout, les bandes juaristes avaient frappé le pays de réquisitions de toute nature, et les Indiens commençaient à sentir tout le poids de la • guerre sainte prêchée par Carbajal. Son désastre porta un nouveau coup au prestige de ses armes, et de village en village se répandit la nouvelle que les Français étaient humains et payaient les denrées qu'ils demandaient. En outre une proclamation du colonel Du Pin, appelant la race huastèque à un prochain affranchissement, appuyée aussi d'actes de prompte justice contre des métis convaincus de cruautés commises sur leurs terres, acheva d'opé- j rer dans cette partie du pays une réaction immédiate. Les Indiens, qui étaient descendus de leurs collines le 18 avril pour applaudir à la défaite de la contre-guérilla, qui semblait perdue vers le milieu de la journée, affluèrent à San-Antollio, offrant leurs services et leurs marchandises. Les pueblos , désertés se repeuplèrent, et de bonnes provisions d'ojile (1) apportées au bivouac vinrent à propos

(1) L'ojite est le fourrage de ce pays, où les pâturages sont rares et de mauvaise qualité. Ce sont les feuilles tendres et vertes d'un arbre très-répandu dans certaines zones des terres) chaudes, et qu'il faut cueillir a l'cxlrémité de? branchage <


réparer les forces des chevaux, qui étaient privés de fourrage depuis le départ de Tampico. Pour témoigner de leurs bonnes dispositions, les Indiens d'un village distant de trois lieues, — Amatlan, — appelèrent, malgré les métis, les contre-guérillas, qu'ils dirigèrent dans leur recherche de l'artillerie de Carbajal, restée en arrière. Munitions, affûts, roues et canons, tout tomba au pouvoir de la contre-guérilla, qui s'empara ainsi de trois obusiers de montagne et de deux esmeriles, petites pièces en fer montées sur pivot, qui envoient des boulets de deux livres.

Il fallut bientôt songer au départ de San-Antonio.

La contre-guérilla avait rendu les derniers honneurs à ses morts. L'ambulance était organisée.

Les blessés, presque tous grièvement atteints, reposaient sur des litières fabriquées à la hâte avec des nattes; l'évacuation sur Tampico était urgente, si on voulait les sauver. On était rassuré d'ailleurs sur le sort du colonel Llorente, qui, sans répondre aux six courriers qu'il avait reçus, était tranquillement rentré [L Tuxpan dès qu'il avait été dégagé.

Pour lui rendre justice, il faut dire qu'il avait peu inquiété Carbajal sur ses derrières; il avait préféré lui tourner le dos. Les résultats du combat eussent été tout autres, si les fuyards avaient été cernés; c'était la destruction complète d'une bande qui


devait renaître plus tard. Un septième courrier, impérieux cette fois, fut expédié à Horente, lui intimant l'ordre de se rendre au camp du colonel Du Pin.

Au départ, les Indiens se pressèrent en foule pour porter les litières sur leurs épaules. Le convoi se mit en route. Les porteurs se relayaient toutes les dix minutes. La chaleur était suffocante, et le sentier difficile. Amatlan se trouvait sur le passage : l'église, vaste et bien aérée, fut convertie en hôpital. La population d'Amatlan se compose d'Espagnols et de métis blanc; elle s'était levée aussi en faveur de Carbajal. Là, comme dans le reste du Mexique, les métis étaient les ennemisJiaturels du nom français, car ils savent que nos principes de liberté changeront tôt ou. tard en hommes

libres les pauvres ilotes indiens qu'ils pressurent.

Les Indiens mansos (agriculteurs) commencent d'ailleurs à se lasser de la servitude; ceux de la Huasteca en particulier méritent un meilleur sort; ils sont travailleurs et aiment leur sol. Leurs cultures, quoique restreintes, sont soignées, et l'art de l'irrigation est poussé fort loin parmi eux. Leur costume est primitif; il se compose d'une tunique brune serrée à la ceinture, d'une culotte blanche et d'un chapeau de paille qu'il! tressent eux-mêmes. Les pieds nus ou chaussés de la san-


dale de cuir, ils parcourent facilement de grandes distances, comme les Kabyles, souvent avec une lourde charge sur la tête. Ils se plaisent à tailler dans le bois et la pierre des saints dont les formes dures ont la raideur hiéroglyphique de leurs anciennes idoles. Le goût des fleurs est si vif chez eux qu'avec un simple couteau ils découpent des bouquets dans le premier morceau de bois tendre.

Ils se servent artistement des plumes de ces grands oiseaux aux couleurs vives qui les visitent pendant l'hivernage. Rien de gracieux comme l'éventail fait avec les deux ailes rosées du flamant spatule.

Sur leurs lagunes, on retrouve ces chinampas qui animaient jadis les lacs de Mexico, ces bateaux plats convertis en jardins flottants. La race féminine est belle, d'un sang riche. Les Indiennes portent aussi la tunique brune nouée à la taille et le rebozo jeté sur la tête comme la mantille. Leurs cheveux noirs tombent en longues nattes sur leurs épaules. La déférence des Indiens pour le curé tient presque de l'idolâtrie. Dans la nuit que nous passâmes à Amatlan, nous en eûmes un exemple curieux. Une case de chaume prit feu : le vent soufflait avec impétuosité; les cases voisines s'enflammèrent en' communiquant l'incendie à l'église, qui servait d'hôpital. En un instant, les Indiens se pressèrent pour enlever les blessés et les installèrent


sous de grands platanes, dont le dôme de verdure les préservait de l'humidité. Sur le maître-autel de l'église, la statue d'un christ en bois était déjà enveloppée par les flammes. C'était l'héritage sacré de leurs pères, réputé au loin pour ses miracles.

Les Indiens, pleins de douleur, s'étaient agenouillés pour prier; pas un n'osait porter la main sur la sainte image : le curé était absent. Un Grec de la contre-guérilla traversa le feu et l'enleva prestement. Les Indiens emportèrent le christ en triomphe, et chacun voulut baiser les mains du héros.

Le lendemain au départ, ils firent au Grec un brillant cortège, les mains chargées de fleurs et de fruits.

La population de Temcoco, village purement indien, où l'on se reposa le soir, accueillit avec empressement les Français. L'hospitalité fut généreuse. Les habitants étaient venus en masse audevant du convoi. Les porteurs de litières, fatigués d'une étape parcourue sur les cailloux, furent vite remplacés. Le zèle des nouveau-venus n'avait pas attendu la distribution d'une piastre qui se fit le soir, devant le feu de bivouac, à chacun des porteurs, alignés sur deux rangs et stupéfaits de leur bonne aubaine. Les soldats de Carbajal n'étaient pas si généreux.

La route pour le retour n'était pas la même que


celle que la contre-guérilla avait suivie à sa sortie de Tampico. L'itinéraire adopté à cette heure se rapprochait de la mer; on voulait gagner le village de Tamiahua, placé au bord de la lagune qui communique avec le Panuco. Le chemin par eau devait abréger les souffrances des blessés, dont les membres endoloris souffraient le jour de la chaleur et la nuit des piqûres des maringouins. Dans ce dernier trajet, l'arrière-garde signala un nuage de poussière qui grossissait à l'horizon en se rapprochant de la colonne. On fit halte : un brillant cortège d'officiers couverts de broderies déboucha au.

galop. C'était le colonel Llorente, fièrement entouré de son état-major et de sa cavalerie, quarante et un officiers et neuf simples soldats armés de - lances! Ce sont les proportions ordinaires au Mexique ; comment le budget pourrait-il y suffire ?

L'entrevue des deux colonels fut animée. Le chef mexicain désirait voir la contre-guérilla revenir sur ses pas, pour l'installer dans son commandement de Tuxpan avec toute la pompe désirable. De plus, il demandait de l'argent et les canons pris à Carbajal pour protéger sa résidence. Il est à croire que les canons auraient eu eux-mêmes bientôt besoin de protection. Toutes ces prélentions furent rejetées, et on lui témoigna l'étonnement qu'avait causé son humeur pacifique et sa mollesse à poursuivre Car-


bajal; néanmoins la séparation fut assez cordiale.

Le chemin était raviné et rocailleux. Les Indiens s'attelèrent aux pièces pour. les traîner jusqu'à Tamiahua. On y passa vingt-quatre heures à organiser l'évacuation des blessés. Tous les bateaux plats du lac étaient réunis à un seul embarcadère; lorsqu'ils furent chargés, on partit sous escorte. La flottille s'avançait lentement; la lagune était déjà basse à cette époque. Les Indiens marchaient sur les flancs, à l'avant et à l'arrière, avec de l'eau jusqu'au genou ou jusqu'à la ceinture, poussant les embarcations de leur mieux. Vers le soir, la brise fraîchit : chacun d'arborer au vent mouchoirs, chemises et couvertures; autant de voiles improvisées pour filer plus vite. Les blessés trouvaient encore la force de plaisanter, et de temps à autre une voix criait : « Combien de nœuds au loch? »

La contre-guérilla, rassurée sur le sort de ses malades, retourna sur ses pas pour rentrer de son côté à Tampico par la voie de terre. En repassant à Temcoco, elle fut reçue au son des cloches. Les paysans offraient en cadeau toutes leurs provisions.

Le soir, il y eut bal sous les orangers. On retrouvait là les danses nègres des Antilles. La mesure était lente et parfois saccadée comme dans le bamboula de la Martinique; hommes et femmes se mê-


laient avec accompagnement de gestes et de poses.

j L'eau-de-vie brûlante du pays servait de rafraîchissement, et les verres étaient souvent remplis.

L'orchestre était conduit par un violoniste qui parfois semblait inspiré. A sa droite chantait une flûte ; à sa gauche résonnaient deux instruments indigènes, espèces de claviers en bois ou en paille à quinze touches isolées reposant sur des morceaux de cire.

Les joueurs frappaient en cadence avec deux bouchons de liège; les sons n'en étaient pas moins harmonieux. Pendant la marche du retour, on s'aperçut que les bourgades, désertes la semaine précédente, s'étaient repeuplées. De nombreuses députations apportaient la soumission de divers pueblos de ce pays, presque inconnu des étrangers jusqu'à ce jour. Les habitants profitaient du passage de la contre-guérilla pour lui livrer les bandits les plus redoutés. Grâce à leurs indications, on en pendit un dont les états de service étaient anciens déjà. Depuis sept ans, il rançonnait le pays sous le nom de Benito (béni). Malgré ses méfaits, toutes les geôles l'avaient laissé échapper, tant était - grande la terreur qu'il inspirait : personne n'osait s'exposer à-des représailles certaines, puisqu'on savait que les juges, soit par corruption, soit par - peur, acquitteraient le coupable. C'est à cette impunité et à la lâcheté des juges que le Mexique doit


l'envahissement du brigandage, qui démoralise la nouvelle génération. Le misérable était couvert de haillons; pourtant il offrit 2,000 francs pour le rachat de sa vie. Il avait un banquier! Pendant cinq jours, les paysans de tous les environs vinrent en procession au pied de l'arbre où se balançait le corps du bandit, et afin de se bien convaincre de son identité et de son trépas, ils montaient aux branches pour le toucher eux-mêmes.

La ville d'Ozuluama, sur le faux bruit de la victoire de Carbajal, s'était de nouveau prononcée en faveur des juaristes. L'alcade, suivi de tous les notables, vint à la rencontre du colonel Du Pin lui offrir un acte d'adhésion couvert de signatures. Les j habitants furent désarmés et payèrent une forte j contribution de guerre. Le soir, une salve de coups !

de canon apprit à la Huasteca que sa ville la plus 1 rebelle avait fait sa soumission, et dans les pré- j miers jours de mai 186/t, la contre-guérilla rentrait j à Tampico. t

Les drapeaux pris au combat de S an-Antonio et les deux csmcriles furent envoyés au quartier général de Mexico. Le succès obtenu par la contreguérilla produisit une vive sensation. Le général en chef adressa au colonel Du Pin des compliments.

mérités, et signala par un brillant ordre à l'armée la journée de San-Antonio. Plusieurs récompenses ;t


arrivèrent à temps pour adoucir les derniers moments de blessés mortellement atteints. Le capitaine Du Vallon, nommé chevalier devant Puebla, était fait officier de la Légion d'honneur à vingthuit ans. Le séjour de Tampico lui était funeste : aux deux balles qui lui avaient troué de part en part la poitrine s'était jointe la dyssenterie. Il fut embarqué sur la Dryade pour retourner en Europe.

Son départ de Tampico, où pendant son court commandement supérieur son caractère lui avait concilié l'estime générale, fut accompagné de vifs regrets. Quand on le transporta sur le fleuve, il n'était déjà plus que l'ombre de lui-même. Malgré les soins qui lui furent prodigués par les officiers de marine pendantla traversée, malgré sa mâle énergie, la fièvre l'erorta. Il mourut à la hauteur de la Havane.

La défaite de 'Carbajal avait profondément déconcerté le parli hostile de Tampico, qui avait fondé de grandes espérances sur la destruction de la contre-guérilla pour tenter un pronunciamienlo et rendre le port aux autorités juaristes, dont les besoins d'argent devenaient plus impérieux que jamais à mesure qu'elles étaient refoulées des principaux centres. Les libéraux n'avaient pu croire qu'une troupe s'élevant à moins de trois cents hommes pénétrerait dans la Iluasteca et en sortirait


victorieuse de contingents dont la réputation de solidité était bien connue dans le pays. Grâce à la malveillance, un instant le bruit avait couru que les armes de Carbajal l'avaient-emporté. L'illusion n'était plus possible. Jusqu'à cette époque, certains salons de Tampico étaient restés fermés; ils s'ou- vrirent pour recevoir les officiers français. Cette prévenance fut un indice certain de la réaction : la confiance renaissait. Quelques habitants osèrent se compromettre à moiLié; des révélations importantes sur les menées des partis et des chefs les plus turbulents furent faites, avec quelques réticences pourtant, au commandant de la place chargé de la sécurité publique. Peu à peu nous eûmes des intelligences dans le camp ennemi.

C'était un grand pas de fait pour la réussite des opérations futures, car la guerre de partisans est impossible si l'on manque de renseignements précis et rapides.

Pendant le combat du 17 avril, le commandant indien Pavon, qui prenait le titre de général et dont les troupes étaient engagées à San-Antonio, s'était tenu à l'écart dans un rancho voisin de la Huasteca. Il est rare que les chefs soient tous réunis à leurs troupes; quelques-uns marchent toujours isolément. Une personne bien informée vint donner l'avis secret que Pavon était arrivé mystéi


rieusement la dernière nuit à sa maison nommée las Milpas, située sur le Panuco, à dix lieues audessus de Tampico. Ce chef juariste exerçait une influence réelle sur une partie de la province, autant par ses relations de famille que par ses intrigues. Il y avait intérêt à s'assurer de sa personne.

Dans la nuit, Y Emma, qui faisait le service du transport des marchandises depuis l'embouchure du fleuve jusqu'aux navires qui viennent s'ancrer devant la barre, chauffa à toute vapeur et remonta le Panuco, chargé d'infanterie ; il remorquait sur un chaland un peloton de cavaliers. Malgré les précautions prises, le bruit du débarquement trahit la petite expédition. Pavon se gardait comme les Mexicains savent se garder : à l'arrivée du détachement, la maison de las Milpas était vide. Au matin, de la demeure du commandant il ne restait que des ruines fumantes. Cet incendie était contraire aux lois de la guerre. Pavon défendant sa cause les armes à la main, à ses risques et périls, n'était pas un brigand. Sa personne seule devait être en jeu. Un pareil procédé allait fournir des armes aux agitateurs : on dut le désavouer.

La ville de Panuco, baignée par le fleuve du même nom, est voisine de las JI ilpas. A la voix de Pavon, la population s'y souleva ; les fuyards de la Huasteca vinrent s'y rallier et grossir le nombre


des insurgés. Quelques jours après, ces derniers campaient entre Panuco et Tampico, interceptant toutes les communications du fleuve et ravageant les bourgades voisines qui retombaient sous leur autorité. Le chef de la famille San-Pedro, riche propriétaire foncier de la province, vivait au milieu de nous à Tampico, où il dirigeait lui-même un grand comptoir commercial, tandis que ses deux jeunes frères servaient sous le drapeau de Pavon.

On lui fit sentir qu'il pourrait être dangereux d'avoir un pied dans chaque camp, et par son entremise officieuse les habitants de Panuco furent éclairés sur les véritables sentiments de l'intervention, qui n'avait qu'un but, celui de les arracher au brigandage et à la guerre civile pour assurer la protection de leurs personnes et de leurs intérêts.

Sur ces entrefaites, la contre-guérilla se mit en marche pour Panuco, afin d'appuyer de sa présence ses propositions de paix. A son arrivée, les deux jeunes frères San-Pedro, d'après les conseils de leur aîné (1), acceptèrent l'amnistie complète qui leur était olferte. La défectioa des insurgés, qui reçurent des preuves de la loyauté et de la bienveillance française, força Pavon à se replier en arrière de la ville, suivi seulement de quelques (1) Ce M jxicaia a été pendu en 1865 par les guérillas.


fidèles. A l'offre de l'oubli du passé, faite dans des termes honorables pour son amour-propre, le chef vaincu répondit textuellement que ses opinions lui défendaient tout compromis; que, reconnaissant les difficultés d'une guerre dans son propre pays, il allait se réunir aux derniers défenseurs de l'indépendance nationale qui suivaient encore la bannière du président Juarès. Il partait en recommandant à la générosité de la France sa famille et ses biens, qu'il laissait derrière. Pavon remonta sans retard vers Huejutla, ville principale du sud de la Huasteca, où s'organisait la nouvelle défense des mécontents et des rebelles refoulés de la côte ou de l'intérieur. La soumission de Panuco eut des résultats immédiats : la navigation interrompue reprit son cours; les eaux du fleuve qui traverse la Huasteca se chargèrent de bateaux apportant des denrées. La disette de maïs, ce pain des Mexicains, s'était presque fait sentir à Tampico faute d'arrivages. Le quintal de maïs tomba de 2 piastres (10 francs) au-dessous du cours à notre rentrée dans la ville.

IV

On avait couru au plus pressé en poussant une pointe dans la Huasteca au secours des forces de


Llorente. Désormais le véritable but de nos efforts devait être la réouverture de la route de la mer à San-Luis et aux capitales des principaux États du centre, telles que Guanajuato et Guadalajara, par où le golfe du Mexique communique avec le Pacifique et la Sonora. Si le sud s'était calmé, le nord au contraire, totalement au pouvoir de l'ennemi, était en feu. Le général Cortina continuait son recrutement, et la leva (1), sorte de presse qui enrôle les paysans pour le service militaire, était toujours en vigueur chez les libéraux, dont les troupes s'élançaient de Vittoria pour courir sus aux convois du commerce montants et descendants. Quant à ses projets sur Tampico, Cortina y avait renoncé pour le moment, d'après les conseils de Carbajal.

Pour assurer la liberté d'action de la contreguérilla française, destinée à une mobilité constante, le général en chef décida la création d'une nouvelle contre-guérilla purement mexicaine, formée sur le modèle de son aînée, appelée à coopérer avec elle selon les besoins du moment et à garder seule plus tard le port de Tampico dès que les circonstances politiques permettraient de confier des postes sérieux aux troupes du nouvel empire. Le commandement, qui restait subordonné au colonel

(i) Depuisl863, elle avait été abolie par décret de la régence dans l'armée régulière.


français, en fut confié au colonel Prieto. Ce vieux soldat, qui depuis vingt-huit ans fait le coup de fusil en montagne comme en plaine, qui a été de toutes les déroutes et de toutes les victoires de l'armée dite régulière depuis le commandement du fameux Santa-Anna, l'ancien président de la république, a réellement gagné ses grades au feu. C'est une rare exception dans un pays où le premier bandit venu, moyennant une paire de grosses épaulettes et un revolver, s'il est appuyé d'une poignée de coquins, se fait reconnaître général.

Malheureusement sous l'enveloppe du vieux soldat se retrouve le lansquenet. Indien d'origine, de taille athlétique, aux mœurs rudes, brave à l'heure du danger, couvert de cicatrices, Prieto fréquente aussi bien les leperos (hommes du bas peuple) que les caballeros. Quelques minutes après sa sortie d'un salon officiel où il s'est présenté en grande tenue, on le retrouve dans une lienda, le verre de mescal (anisette du pays) à la main, jouant en compagnie de ses propres soldats.

Les engagements pour la nouvelle contreguérilla mexicaine ne se firent pas attendre. Une solde élevée, quoique inférieure de dix piastres à celle de la contre-guérilla française, hâta le développement de cette force indigène, qu'une création nouvelle ne tardait point à compléter. Le Panuco


et le Tamesis sont deux artères navigables à plus de cent cinquante milles au-dessus de Tampico.

Etre maître du parcours de ces deux fleuves, c'est dominer militairement les localités environnantes qui se sont groupées le long de leurs rives. Une canonnière eût couru des risques sur ces deux rivières, dont le lit cache dans ses profondeurs des barrages imprévus, formés par les énormes troncs d'arbres que charrient les crues de l'hivernage. Un petit vapeur à aubes, d'un faible tirant d'eau, solidement construit, sur le type des bateaux qui sillonnent le Mississipi, était appelé cependant à faciliter les opérations militaires, dont le secret était trop souvent éventé par les espions qui garnissaient toujours le quai de la Marine. II pourrait protéger à toute heure les intérêts commerciaux, et d'ailleurs on obtiendrait ainsi une économie financière.

Les remorqueurs du port, spéculant sur les nécessités politiques, avaient exigé des sommes fabuleuses de l'administration française. Le débarquement seul de la contre-guérilla avait coûté plus de 6,000 francs.

La construction d'un vapeur fut décidée. L'idée était heureuse; mais la lenteur de l'exécution en fit presque avorter les bons résultats. Il faut le dire du reste, la science maritime est peu avancée sur les côtes mexicaines. On a le droit de s'en étonner


en jetant les yeux sur la carte; le contact de la magnifique marine américaine aurait dû exciter l'émulation d'un peuple voisin. La coque fut mise en chantier à Tampico. Un officier français se rendit à New-York pour acheter une machine éprouvée; il eût été préférable d'ordonner la construction complète dans un port américain. Le nouveau bateau, baptisé le Contre-Guérilla, devait tirer son personnel de notre corps même, qui comptait des matelots et des mécaniciens : le long du fleuve, des coupes de bois préparées assuraient le chauffage de la machine. Dans quelques semaines, on pourrait donc embarquer deux cents fantassins et les jeter en une nuit à trente lieues de distance.

Tous ces préparatifs prolongèrent la durée de notre séjour à Tampico. C'est surtout dans ces heures de calme et de réflexion que notre pensée, échappant à la discipline et à l'animation de la lutte, s'attristait d'une guerre implacable, poursuivie sans espoir de résultats sérieux. Après Magenta et Solferilio, tout un peuple s'était levé pour saluer nos drapeaux; là-bas, tout semblait glacé. Nulle part l'enthousiasme n'éclatait, èt le devoir réchauffait seul le feu sacré de nos soldat?.

Même l'attitude du parti mexicain, celui-là qui devait tout aux armes françaises, était décourageante, et quoique la prochaine opération militaire.


de la contre-guérilla, qùi allait rouvrir la route de San-Luis interceptée par les libéraux, intéressât avant tout le commerce de Tampico, les négociants de cette place étaient, eux aussi, animés de fàcheuses dispositions à notre égard.

Il n'y a pas de ville au Mexique où dès le début le haut commerce indigène et surtout étranger n'ait été l'ennemi déclaré de l'intervention française.

Quelle a été l'origine de cette hostilité? Si on veut le savoir, il faut consulter le grand livre de la dette mexicaine. On y verra que depuis longtemps les gros négociants s'étaient faits les banquiers de l'État, qu'à mesure que l'Etat s'obérait, il se voyait forcé de contracter des emprunts de plus en plus onéreux. Aussi, en raison des chances de courte durée des gouvernements qui se succédaient à Mexico, qui tous avaient besoin d'argent pour se soutenir et qui croulaient comme des châteaux de cartes, les intérêts exigés par les prêteurs s'accrurent progressivement. — Ceci établi, on s'étonnera moins du taux fabuleux de 320 p. 100 en songeant que depuis la déclaration de l'indépendance, proclamée en 1821, jusqu'à la chute de Juarès, il n'y a pas eu moins de deux cent quarante et une révolutions dans le pays conquis par Cortez. Par suite de l'anarchie, le budget n'était devenu qu'un vain mot. Plus tard, sept conventions passées avec


l'étranger, créancier de fortes sommes réclamées au nom de nationaux lésés, augmentèrent encore le passif de la république. Si la France, dans la convention qui fut signée par l'amiral Baudin, n'exigea pas d'intérêts, l'Angleterre fut moins généreuse : l'une de ses cinq conventions stipulait à son profit 25 p. 100 d'intérêt. Comprendra-t-on que les négociants n'aient pu voir tarir une source de pareils gains sans protester de toutes leurs forces contre un régime qui allait essayer de faire pénétrer la moralité et l'économie dans l'administration financière d'une nation dépouillée par tant de mains?

Les ports de Vera-Cruz et de Tampico surtout avaient spéculé sur les débris de la république défaillante. Sous certaines présidences ou dictatures éphémères, l'État, pressé par la pénurie, en échange de numéraire payé comptant, avait abandonné aux bailleurs de fonds une partie de ses revenus pendant une période déterminée. Les négociants devinrent bientôt plus exigeants; ils ne consentirent à délier leurs bourses que si Vhacienda publica (ministère des finances) leur affermait les douanes maritimes de ces deux ports, c'est-à-dire les ressources les plus liquides du trésor public.

Des fortunes scandaleuses s'élevèrent en peu de temps, et la France apparut sur les rives mexi-


caines un peu comme Ruy-Blas parmi les nobles castillans si ardents à la curée, si prompts à oublier l'Espagne agonisante. L'hostilité de Tampico était bien plus grave encore que celle de Yera-Cruz, car les comptoirs commerciaux de Vera-Cruz ne sont que les succursales des maisons principales d'Orizaba, de Puebla, de Mexico et de Queretaro (1); des millions passent dans leurs caisses sans s'y arrêter. Tampico, au contraire, est le centre des raisons sociales qui se font représenter jusqu'au Pacifique et à la frontière du Rio-Grande par des comptoirs intermédiaires; ces comptoirs reçoivent des ordres de Tampico, qu'ils enrichissent dc' toutes leurs recettes. Chaque année, avant l'occu pation, en payement des marchandises expédiées dans l'intérieur, deux ou trois conduclas (conduites) d'argent monnayé descendaient à Tampico, qui à cette heure, mécontent de l'interruption causée dans ces envois par la guerre, réagissait sur les provinces centrales :d'une façon fâcheuse.

Tampico réagissait avec d'autant plus de force que les premiers négociants de la place sont Espagnols et Anglais, peu disposés déjà par leurs sympathies

(i) Pendant la guerre contre Juarès, Vera-Cruz a étendu 'ses relations commerciales aux dépens de Tampico, dont Jes communications étaient coupées. En temps normal, Tampico est la véritable route de tout le nord.


politiques à voir flotter le drapeau tricolore près de leurs résidences. Pour contre-balancer cette sourde opposition, le commerce français ne comptait comme représentant sérieux à Tampico que la maison Prom, de Bordeaux. Quant aux établissements mexicains, ils ne sont que secondaires dans cette ville, et si leur influence est minime, en revanche l'instruction commerciale n'y est pas négligée sous certains rapports. Chaque soir, après le couvre-feu, les boutiques se ferment : c'est l'heure où commencent les cours préparatoires d'où les enfants qui se destinent au négoce doivent sortir éprouvés; sous les yeux des patrons, ils s'exercent pendant une heure tt auner les tissus, et leur succès est assuré dès qu'ils savent suffisamment allonger l'étoffe, en la déployant, pour la faire miroiter sous les yeux du client et gagner trois doigts par vara (la vara a 82 centimètres) grâce à la rapidité de l'aunage. Ce curieux apprentissage est la conséquence de la démoralisation complète d'un pays où les directeurs des douanes s'entendent avec les contrebandiers patentés. Que de fois des négociants, à la réception de cargaisons de provenance européenne dont le payement des droits devait enrichir la caisse publique de 20 ou 30,000 piastres, sont tombés d'accord avec la direction douanière pour frauder complétement l'Etat et partager


entre eux le total du montant exigible! Par suite de ces malversations trop souvent publiques et jamais réprimées, le budget mexicain, privé de ses revenus naturels, ne payait plus ses employés, qui forcément à leur tour vivaient de concussions.

La présence de la contre-guérilla donna naissance à un nouveau grief, qui raviva les mauvaises dispositions du haut commence de Tampico. Le petit corps français, dans cette province éloignée, n'avait été suivi d'aucun service administratif ni nuancier. Par décret du général en chef contresigné par la régence, la douane de Tampico avait reçu l'ordre de payer à la contre-guérilla sa solde de chaque mois sur présentation de ses feuilles de journées ordonnancées et émargées par son conseil d'administration. Depuis deux mois, la troupe n'avait reçu aucun argent, la douane n'ayant pas en caisse les fonds nécessaires. Il était urgent de remédier à un retard de paye qui pouvait compromettre gravement la discipline. Après examen, il fut constaté par les livres publics que les négociants de la place étaient les débiteurs de la douane d'une somme s'élevant à plus de 200,000 piastres (un million de francs). Ces derniers, mis en demeure de s'acquitter, protestèrent hautement, invoquant, pour échapper à leurs obligations, le prétexte que la dernière conduite de 3 millions de piastres


(15 millions de francs) destinée à leur port avait été, par mesure arbitraire, indûment dirigée par Mexico et Vera-Cruz, — que ce changement de voie pour l'Europe les avait privés de leurs remboursements annuels, et par suite du numéraire même nécessaire aux échanges de chaque jour.

Le prétexte était spécieux. Les intérêts des commerçants avaient souffert, il est vrai, mais ils eussent été bien autrement compromis si une conduite aussi importante, descendue directement de San-Luis par une route infestée de juaristes, était tombée au pouvoir de l'ennemi. Il fut en outre prouvé que chaque mois la place de Tampico trouvait encdre assez de numéraire pour expédier en Europe de 60 à 100,000 piastres à des correspondants chargés de les vendre à prime (1). La mauvaise volonté des négociants était évidente : ils durent s'exécuter et renoncer peut-être à l'espérance de voir, comme cela s'était déjà vu, s'éteindre leurs dettes dans le désordre des pronunciamientos.

(1) Les piastres mexicaines, dont le titre est supérieur, donnent lieu à un agio très-actif sur les marchés de Londres et de Paris, qui les envoient à leur tour avec bénéfice en Chine et au Japon. C'est lit la provenance et la destination de ces millions de piastres dont les journaux enregistrent pompeusement l'arrivage mensuel en Europe par la Compagnie transatlantique ou par les steamers anglais, sans que d'ordinaire les gouvernements aient rien à y prétendre.


Par malheur, en même temps que des résistances passionnées, soulevées par le commerce indigène et étranger, paralysaient notre action, l'appui moral donné à la cause de l'intervention par les maisons françaises établies au Mexique était nul, car quiconque a traversé en observateur impartial dans ces dernières années les terres chaudes comme les hauts plateaux, depuis le golfe jusqu'au Pacifique, reste en droit de se demander où sont les nationaux qui ont appelé nos armes au secours de leurs personnes ou de leurs fortunes menacées.

Partout sur notre passage nous avons été tristement surpris d'entendre nos compatriotes s'écrier à la vue de l'uniforme français : « Que venez-vous faire ici? Vous nous ruinez; et après l'évacuation il ne nous restera plus qu'à plier bagage, car les représailles seront cruelles. a Triste déclaration, si on ne devait trouver quelque autre part le bénéfice de tant de sang et de tant d'or dépensés.

, Le préfet politique de Tampico, dont la première mission'était de ramener le calme, la concorde et la moralité dans la province dont l'administration lui avait été confiée, devait naturellement unir ses efforts à ceux du chef de la contre-guérilla; mais ce haut fonctionnaire, nommé Apollinar Marquez, n'avait pas voulu comprendre sa position.

Dans le principe, il avait essayé sans succès de


capter la confiance du capitaine Du Vallon (1), trop pénétré de la dignité nationale pour laisser l'autorité militaire s'effacer devant certaines intrigues.

Au mois de juin 1864, l'harmonie entre le colonel Du Pin, qui avait repris son commandement, et le préfet n'existait plus qu'à la surface. Les mesures concertées dans l'intérêt public étaient dénaturées par M. Marquez, qui s'empressait de les rendre odieuses et se chargeait de transmettre en secret à Mexico les plaintes les plus virulentes. Aussi, sept mois plus tard, le préfet politique de Tampico se vit destitué par décret supérieur. Après sa chute, deux dossiers judiciaires accablants pour son administration furent apportés au tribunal. Tous ses excès d'autorité, toutes ses concussions étaient connus depuis longtemps et flétris par l'opinion publique, qui n'en était pas moins demeurée silencieuse tant qu'il avait eu le pouvoir en main. Beaucoup de fonctionnaires mexicains comprennent, il faut le dire, leur devoir comme Apollinar Marquez.

Les nations sont vraiment frappées d'impuissance quand la presse et la tribune, ces deux grands échos de la conscience publique, sont devenues muettes.

(1) Par décret du général en chef, le colonel de la contreguérilla française avait été nommé commandant supérieur de Tampico et du territoire qui en dépendait. Le préfet politique de cette ville était donc subordonné en quelque sorte à l'autorité française.


A toutes ces causes de dissolution qui travaillaient Tampico s'en ajoutait une autre non moins funeste, dont l'action lente et continue se faisait secrètement sentir dans tout le Tamaulipas. Après l'heureuse campagne accomplie en 1848 par le général Scott, le vainqueur du Mexique, les Américains s'étaient retirés, mais sans cacher leurs projets d'envahissement futur. « Le fruit n'est pas assez pourri, » disaient les Yankees; « nous attendrons la putréfaction pour repasser la frontière du Rio-Grande, la cognée à la main. »

Au mois de juin 1866, les Américains avaient commencé à tenir parole. Le recrutement du général Cortina, qui venait d'ouvrir la campagne dans le Tamaulipas au nom de Juarès, avait amené déjà au quartier général des républicains de la province, à Vittoria, bon nombre de Yanhees enrôlés dans les agences mêmes de New-York ou de Philadelphie. Le colonel Perfecto Gonzalès, originaire du Texas, que je fis plus tard prisonnier porteur de ses lettres de service et de proclamations incen diaires prêchant le meurtre de tous les Français, se chargeait de les amener par le Texas sur le territoire mexicain, où ils pénétraient par bandes. Ces bandes se disaient pacifiquement envoyées pour faire de gros achats de troupeaux pour le compte des confédérés. La moitié des groupes était armée j


de rifles et de revolvers, sous prétexte que les escortes étaient nécessaires pour repousser les attaques des Indiens bravos, qui attendaient leur retour, embusqués dans les grandes prairies. Une fois le pied sur le territoire mexicain, les bandes se déclaraient juaristes et s'éparpillaient en guérillas à la voix du général Cortina. C'étaient ces guérillas qui infestaient le parcours de Tampico à San-Luis, et que nous devions poursuivre au premier jour.

y

Le 7 juin, la contre-guérilla quittait Tampico; jamais ses rangs n'avaient été aussi compactes : 290 fantassins, 260 cavaliers et deux bouches à feu, dont une rayée, défilèrent par la porte d'Altamira. Les deux pelotons de cavaliers arabes ouvraient la marche : au moment du départ, l'avantgarde eut une rude tâche à remplir pour écarter les blanches Mexicaines et les Indiennes cuivrées qui formaient cortège. La garnison désignée pour garder le port pendant cette sortie s'était renforcée des cargadores, espèce de corporation privilégiée de portefaix indiens, vigoureux gaillards employés à charger les cargaisons sur le quai de la douane.


Mariés presque tous et vivant en ville, ils étaient intéressés par leur salaire à la continuation du travail et résolus à repousser les coups de main qui pouvaient l'interrompre.

La route d'Altamira, qui devait nous conduire dans cette ville d'abord, puis à Santa-Barbara, à Tula, et de là à San-Luis, s'engage à deux kilomètres de Tampico, sous les voûtes d'une splendide forêt vierge. Des deux côtés se cachent à l'ombre de grands arbres à caoutchouc des cahuttes d'Indiens, entourées de champs de maïs et de bananiers. A l'aspect de nos vestes rouges, des enfants nus et effarés se sauvent dans les touffes de bambous. Plus loin, le chemin devient désert, c'est partout un long silence; bientôt les éclaireurs s'arrêtent pour fouiller une redoute abandonnée : c'était hier le. bivouac des guérillas. Les branches entremêlées de lianes forment partout un rideau impénétrable; en les écartant, on découvre une foule de petits sentiers bien battus, semblables à des coulées de bêtes fauves. Les pieds des marcheurs s'enfoncent dans les sables humides qu'on retrouve encore à une quinzaine de lieues du littoral. Le soleil de juin est dans toute sa force et l'eau manque; malgré des haltes répétées, plusieurs fantassins tombent. frappés d'insolation : après quelques minutes de. délire, ils succombent. On


sait qu'une lagune, dont l'eau est assez bonne, se trouve à moitié route d'Altamira : on s'y traîne péniblement; après quatre heures de repos, on repart pour Altamira, où l'on arrive la nuit. Nous avions mis quatorze heures à parcourir les cinq lieues qui séparent cette ville de Tampico.

Altamira, comme son nom l'indique, est située sur une éminence au sortir de la forêt vierge.

C'était, du temps des Espagnols, un lieu favori de villégiature. Une place carrée sans autre ornement qu'une simple colonne rostrale surmontée d'un aigle national à moitié brisé, une église délabrée, de longues maisons à arcades bâties en pierres de taille rongées par les pluies, un cimetière profané, quelques jardins dévastés où broutent des chèvres, voilà les restes de la ville où depuis deux ans ont campé les guérillas. En sortant d'Altamira, l'horizon s'élargit; une ligne bleuâtre de montagnes se découpe dans le lointain. Le terrain monte en ondulant. Toutes les dix lieues, on rencontre près d'un ruisseau un pauvre ranclio perdu dans la broussaille. L'herbe à couper dans les ravins, les taureaux en liberté à abattre sous bois, telles • furent les seules ressources de deux longues étapes.

Nous avions laissé, au sortir d'Altamira, l'infanterie et l'artillerie s'embarquer sur le fleuve du


Tamesis, à bord des bateaux appelés en toute hâte de Tampico. Pendant qu'elles remontaient le courant, la cavalerie poursuivait sa route par terre et marchait toute la nuit, chaque cavalier portant suspendue à sa selle une peau de bouc gonflée d'eau en prévision du café de la halte, car depuis deux ans pas une goutte de pluie n'était tombée dans les terres chaudes du Tamaulipas. Les plus grands.

lacs étaient desséchés et convertis en véritables ossuaires : c'était là le dernier rendez-vous des troupeaux qui venaient s'y désaltérer ; les animaux qui avaient eu la force de s'y traîner y mouraient les membres cloués dans la vase.

Après quatre nuits d'insomnie, Antonio, charmant village indien aux coquettes maisons blanches, mystérieusement couché au bord du Tamesis au milieu d'une ceinture de platanes séculaires, apparut comme l'oasis dans le désert. La population nous fit bon accueil, et le repos du soir ne fut troublé que par le sifflet du vapeur qui remontait lentement en traînant à sa remorque les chalands chargés de contre-guérillas. Le lendemain, infan- ; terie, cavalerie et artillerie se donnaient la main à Tancasnequi, sur la rive gauche du Tamesis, à quarante lieues de Tampico. Les libéraux surpris venaient d'évacuer en toute hâte. Malgré la rapidité de notre marche, les chances de combat s'étaient ;


évanouies. Tancasnequi est une belle hacienda entourée de riches cultures de maïs; la maison d'habitation, bâtie à l'italienne, quoique peu solide, est de belle apparence. L'administrateur, M. Garagoya, y vivait avec sa famille. Autour de sa demeure se groupaient les cases des Indiens peones (journaliers) attachés à l'exploitation et de vastes porcheries (1).

Au point de vue commercial, l'occupation de Tancasnequi, que l'ennemi venait d'abandonner, avait un immense intérêt. En face, sur la rive droite du fleuve, s'élève Tantoyuquita : c'est le nom qu'on donne aux docks de Tampico, qui servent à - emmagasiner les cargaisons que ce port expédie par le fleuve. Là, des mules descendues des hauts plateaux, sous la conduite d'arrieros, sont chargées

(1) Le cochon est l'animal le plus répandu au Mexique et le plus productif. Sur le plateau de San-Andres, au pied du pic d'Orizaba, il y a des haciendas splendidement construites, entre autres San-Francisco Algives, dont les colonnades de granit ont un aspect grandiose. Elles renferment des fortunes princières; dans une vingtaine de cours, communiquant entre elles et contenant chacune des milliers de niches comme une ruche d'abeilles, se prélassent vingt mille cochons; chaque animal vaut en moyenne de 8 à 10 piastres. L'élevage y est perfectionné. Toute cette gent à longs poils, peu farouche, quoique d'aspect aussi sauvage que les sangliers d'Europe, va successivement disparaître dans d'énormes chaudières de cuivre, d'où sortent des quantités incalculables de lard et de graisse réservée moitié à la consommation, moitié à la fabrication du savon.


de ballots et remontent vers San-Luis pour se dis- séminer ensuite dans toutes les directions de l'in- térieur. La valeur des marchandises, qui alors y étaient accumulées en dépôt, s'élevait à près de 2 millions de piastres. Les opérations de cet entre- j pôt étaient considérables : aussi, dès que Tampico eut été réoccupé par les Français, les libéraux, privés des revenus du port, s'empressèrent d'établir un second cordon douanier à Tancasnequi, par où 1 passaient forcément les colis débarqués à Tantoyuquita, la route de terre étant jusqu'à ce point impraticable pour les convois. Ils lancèrent un décret par lequel toutes les marchandises existant déjà en magasin, ainsi que les nouveaux arrivages, j seraient frappées d'un second droit de trente pour cent, et en appuyèrent l'exécution rigoureuse par l'établissement d'un poste militaire. Pendant la crise commerciale qui suivit ce décret, toutes les transactions entre Tampico et l'intérieur avaient donc cessé; l'arrivée de la contre-guérilla leur i rendit un libre essor. Une commission de négociants assistée des consuls fut aussitôt mandée à Tancasnequi pour établir le bilan de l'actif et des pertes que les libéraux avaient fait subir au commerce local pendant leur séjour, pertes heureusement minimes en raison de leur évacuation précipitée.

Les dommages causés avaient principalement porté


sur les conserves alimentaires que les États-Unis expédient en grande quantité, sur les caisses de cigares de la Havane et sur les vins fins venus d'Europe (1). Avant les hostilités, M. Garagoya cumulait les fonctions d'administrateur de Y hacienda de Tancasnequi et de directeur de l'entrepôt de Tantoyuquita, où il avait été délégué par les négociants de Tampico pour recevoir et expédier leurs marchandises. Aussi fin que poltron, il était resté à son poste malgré l'arrivée des juaristes, décidé naturellement à ne se compromettre vis-àvis d'aucun parti. L'apparition des Français le força à sortir de la réserve que, d'accord avec l'alcade, il s'était promis de garder. Les libéraux, en abandonnant Tampico devant les baïonnettes du régiment d'infanterie de marine, s'étaient autrefois emparés des archives de la douane et de trois embarcations chargées de munitions. Le tout ■ avait été conduit à l'hacienda de Tancasnequi; les renseignements étaient sûrs, les archives avaient 1

leur prix. De plus, au nombre des embarcations

, (i) On sait que la vice-royauté espagnole, résolue pendant son règne à ne pas laisser naître de concurrence aux produits de la mère-patrie, avait banni la plantation de la vigne, à laquelle le terroir mexicain convient à merveille. De très-heu.

reux essais tentés près de la ville d'Aguas-Calientes, quoique sur une modeste échelle, ont prouvé que dans l'avenir la viticulture aurait de grandes chances de réussite, si on lui consacrait des soins intelligents.


enlevées, se trouvait la baleinière de la Lance, qui était venue s'échouer, on le sait, à la barre de Tampico. Les guérillas avaient remis à flot cette baleinière, et, pour célébrer leur mince triomphe, l'avaient décorée en grande pompe du nom du gouverneur actuel du Tamaulipas, le général républicain La Garza. On fit de vaines recherches.

M. Garagoya et l'alcade consultés déclarèrent, après mille serments, ne rien connaître de cette affaire.

Deux routes partent de Tancasnequi, si on peut appeler routes deux coupures dans la broussaille : l'une à l'ouest va sur San-Luis ; l'autre au nord conduit à Vittoria. A un kilomètre du bivouac, la route nord était semée de boulets tombés de voitures parties récemment. Il était évident qu'un convoi ennemi s'enfuyait vers le quartier général de Cortina, vers Yittoria. On interrogea de nouveau l'administrateur et l'alcade. Même silence. Dès lors l'alcade fut mis au secret, et l'administrateur gardé à vue. Après un court interrogatoire à huis clos, on entendit retentir au fond du bois des cris de douleur. Deux de nos vigoureux turcos bâtonnaient à coups redoublés le fonctionnaire récalcitrant.

M. Garagoya fut amené à son tour sur le terrain de l'exécution. Alors seulement les deux Mexicains demandèrent à parler; on les écouta. Un quart d'heure après, embarcations et archives étaient re-


trouvées ; la comédie était jouée. L'alcade et son ami, voulant se ménager l'avenir, avaient fait corn prendre à voix basse qu'ils étaient bien disposés à nous servir, mais qu'il était utile avant tout de les maltraiter publiquement pour leur laisser plus tard invoquer le bénéfice de la violence au cas où l'ennemi ferait un retour. Les deux soldats, qui avaient reçu le mot d'ordre, simulèrent une rude bastonnade : les serviteurs de Y hacienda assistaient à la scène. Les prisonniers, après leurs aveux, furent relâchés. Les archives étaient enfouies dans les docks de Tantoyuquita, d'où les libéraux n'avaient pas eu le temps de les enlever, grâce à la rapidité de leur retraite. Les barques avaient été cachées sous des amas de lianes au milieu des halliers. L'alcade déclara en outre que le chef de bandits Bujano, — qui, à la tête de quatre-vingts routiers, faisait métier de détrousser les voyageurs sur les grands chemins, et dont les négociants de Tampico avaient cru sage d'invoquer la protection pour leurs propres marchandises en lui cédant une part dans les bénéfices, — était parti le matin même de Tancasnequi. Il avait emmené des voitures chargées de munitions d'artillerie à destination du parc de Vittoria, et des provisions de liqueurs et de vins demandées par les négociants de cette ville pour la table du général Cortina, qui


devait fêter le retour du général Carbajal, le vaincu de San-Antonio. Les deux escadrons de contreguérillas furent bientôt en selle et, malgré les dernières fatigues, lancés à la poursuite du chef de bandits. De son côté, l'alcade (ce qu'on sut plus trd) faisait secrètement prévenir Bujano que les chinacos (terme injurieux né des guerres civiles) de Français étaient sur le point de l'envelopper. En effet, toute la nuit on courut. A la pointe du jour, le convoi fut saisi à Y hacienda des Alamitos, à vingt-deux lieues de Tancasnequi ; mais le chef et sa troupe avaient disparu. La poursuite avait été ardente : on avait fait une marche forcée dans l'obscurité, à travers des plaines inconnues coupées de bois et de barrancas. Après la dispersion de la bande Bujano, la contre-guérilla continua sa marche ascendante vers San-Luis ; mais à mi-chemin de Tampico elle se rencontra avec une brigade appartenant à la division du général Mejia (1) : quatre mille Mexicains étaient entrés dans la ville de Tula.

Leur présence sur ce point intermédiaire assurait définitivement la sécurité de la route de Tampico à San-Luis. La mission de la contre-guérilla était

(i) L'armée régulière comptait deux divisions mexicaines, la première sous les ordres du général Mejia, la seconde com- mandée par le général Marquez, tous deux ralliés à l'inter- j vention française.


donc terminée dans ces parages. A vrai dire, elle avait été aussi pénible que courte, car durant cette promenade militaire, où l'ennemi avait touj ours opéré le vide devant nous, la maladie avait fait plus de ravages dans nos rangs que le feu des guérillas, dont pourtant l'inaction apparente fut de courte durée.

Avant la fin de juin 1864, en effet, le pays retentit de sinistres nouvelles. Huejutla, la ville rebelle où s'étaient réfugiés Pavon et tous les mécontents, avait entraîné sous le drapeau de la révolte la Huasteca, qui s'était levée de nouveau tout entière. Ozuluama et Panuco, pour la troisième fois, avaient déchiré leur pacte et s'étaient prononcés en faveur de Juarès en fêtant le fameux Noriega, qui, chassé des montagnes de l'État de Puebla par le 3° zouaves, venait de faire irruption dans le pays à la tête de ses plaleados (1). Le général Moreno, commandant militaire de toute la Huasteca au nom de l'empereur M.aximilien, s'était sauvé la nuit, désertant son poste, sans même essayer la résistance : ses lieutenants l'avaient suivi.

(1) Les plateados, les bandits les plus audacieux du Mexique, sont réputés pour la richesse de leurs vêtements et de leurs armes surchargés d'argent (plata). Ils ont l'habitude de s'élancer de leurs montagnes comme l'oiseau de proie, et après leurs coups de main entraînent leurs prisonniers dans la sierra jusqu'à payement de fortes rançons.


Seul, San-Martin, village indien envahi par les insurgés, avait pris les armes pour lutter ; lâchement abandonné par le colonel Velarde, le second du général Moreno, il avait subi les horreurs du sac.

Les impérialistes étaient partout en déroute, et les gardes nationales de nouvelle formation avaient abandonné les armes qui leur avaient été confiées, sans brûler une cartouche. De tous côtés arrivèrent des messages implorant le secours de la contreguérilla. De plus, les hacenderos s'engageaient à lever tous leurs serviteurs et à marcher en tête des Français. La route de San-Luis était désormais libre. Le colonel Du Pin leva donc le camp, et, se jetant brusquement sur sa gauche, pénétra dans la Huastecaen passant le 21 juin sur la rive droite du Tamesis. La contre-guérilla prit la direction de Iluejutla, où s'étaient concentrés les libéraux réguliers et toutes les bandes insurgées.

Il n'y a point lieu d'énumérer les divers incidents de cette expédition, où la Huasteca fut sillonnée dans tous les sens. Un mois entier se passa en marches et en contre-marches, nécessaires à la pacification des pueblos que nous avions déjà traversés avant le combat de San-Antonio. Parfois on rencontrait encore des peuplades ignorées et ignorantes des Européens. On se faisait jour à travers les forêts vierges. Tantôt les contre-guérillas appa-


raissaient sur les crêtes de montagnes volcaniques-, flamboyantes de lumière sous le soleil couchant; tantôt ils s'enfonçaient dans des vallées mystérieuses. Cependant l'ennemi ne perdait pas un seul instant de vue notre colonne en marche, et cinq fantassins de la contre-guérilla Prieto, attardés à l'arrière-garde, furent enlevés silencieusement.

Longtemps leur mort resta le secret de la broussaille ; plus tard, des révélations apprirent quels cruels supplices ils avaient endurés. C'était bien là dans tous ses hasards, dans toutes ses fatigues, la vie de partisan. Chaque nuit alertes et embuscades, de temps à autre on capturait des bandits qu'on passait par les armes. Aujourd'hui abondance de fruits et de bétail, demain la misère dans le vrai pays de la soif. A mesure que la contre-guérilla gagnait du terrain, les Indiens grossissaient spontanément notre colonne dans l'espoir de raser Huejutla, qui leur avait déjà causé tant de dommages ; mais le zèle des liacenderos s'était refroidi.

Chacun d'eux trouvait un prétexte pour ne pas prendre un fusil. En revanche, les populations indiennes nous revoyaient avec plaisir, et leur enthousiasme était de bon aloi.

Le colonel Ortiz, lieutenant du général Moreno, avait été un des plus ardents en parole à châtier l'audace des libéraux. Dès qu'il eut la conviction


que des forces françaises descendaient de Mexico et que d'autres remontaient de Tampico, se sentant à l'abri, il rentra dans les gorges de la SierraGorda, cette chaîne la plus montagneuse du Mexique, qui traverse l'ouest de la province de San-Luis-de-Potosi. Moreno, qui était le commandant militaire de la Huasteca, était aussi celui de la Sierra-Gorda ; mais en vérité ce double titre était bien illusoire. Pouvait-il en être autrement?

Ce général a la réputation bien légitimement gagnée du chef mexicain le plus souvent mis en déroute. En un pays où les revers même se changent presque toujours en victoires, c'est un trait assez significatif. D'ailleurs son caractère, sa physionomie, ne s'accordent que trop bien avec les faits. D'un âge déjà mûr, il consacre tout son temps aux soins de sa personne et d'une chevelure qui noircit à mesure qu'il vieillit. Clérical et républicain tour à tour, il sert volontiers tous les partis moyennant prime. Quelques années auparavant, le général Mejia, aujourd'hui général en chef de l'armée austro-belge-mexicaine, après avoir enlevé Tampico aux libéraux, en avait confié le commandement à Moreno, qui jura de mourir à son poste.

Les républicains parurent bientôt aux portes de la ville : Moreno la leur vendit au prix de 17,500 piastres (92,500 francs), payables moitié


comptant, moitié en billets à son ordre, qu'il s'empressa par prudence de faire escompter à la caisse de M. Lastra, le riche négociant de Tampico.

Qu'on ne s'étonne donc plus de ces défaillances inouïes que l'armée mexicaine vient d'enregistrer parmi les partisans du nouveau régime, puisque Moreno, malgré ses antécédents, était redevenu commandant militaire de deux États pour le compte de l'empereur Maximilien.

De tous les chefs impérialistes battus par les gens de Huejutla, malgré le devoir et l'honneur, malgré toutes les promesses faites, deux seulement rallièrent la contre-guérilla, accourue à leur secours. Moreno se présenta avec vingt-huit officiers, vingt-trois fantassins et quinze cavaliers ! Le colonel Velarde apparut avec trente et un cavaliers, dont quatorze officiers! C'étaient là les derniers débris d'une brigade entière qui s'était dispersée à San-Martin devant une poignée d'assaillants. Il restait encore trois étapes à parcourir pour arriver : au pied de Huejutla, dont l'attaque devait payer à la contre-guérilla le prix de cinq semaines de - fatigues et de privations excessives; mais l'honneur de prendre cette véritable place forte fut réservé à d'autres plus heureux (1). Le 25 juillet 1864, une

(1) Ce fut le lieulenant-colonel Tourre, du 3e zouaves, ré-


dépêche du général en chef donnait l'ordre au colonel Du Pin de réunir toutes ses troupes à Tampico et de marcher en toute hâte sur Vittoria, pour soutenir le mouvement offensif du général mexicain Mejia. La grande expédition du nord, qui mit en mouvement, à la fin de juillet 1864, l'armée franco-mexicaine, allait commencer. La contreguérilla, après avoir parcouru nuit et jour à l'époque la plus brûlante de l'année près de deux cents lieues de terres chaudes en moins de six semaines, après plusieurs heureux engagements, après avoir misérablement vécu, puisqu'elle ne traînait jamais avec elle aucune provision, reprit en toute hâte la route de Tampico.

Pendant que la contre-guérilla se dirigeait vers cette ville, le chef juariste Noriega, à la tête de cent cinquante chevaux, faisait précisément une vigoureuse pointe vers la mer, dans l'espoir de surprendre et de piller Tampico, qu'il croyait sans défense. A peine les cargadores eurent-ils signalé son arrivée à Pueblo-Viejo, bourgade située sur la rive droite du Tamesis, en face du port, que deux pelotons de notre cavalerie, restés en garnison

cemment victime de son dévouement dans un incendie à Mexico, qui, descendu de cette capitale à la tête de zouaves et de hussards, s'empara de Huejutla après un combat aussi brillant que meurtrier.


dans Tampico, s'élancèrent à sa poursuite. La rencontre fut sanglante ; mais les plateados laissèrent vingt-deux cadavres dans les champs, vingt-neuf chevaux, lances et mousquetons. Le capitaine Ferez, pris avec un de ses plateados, fut passé par les armes. Ce nouveau succès fut le bienvenu au milieu de la contre-guérilla en marche sur Tampico; il nous fut annoncé par le courrier chargé des paquets d'Europe. Au commencement d'août 1864, la colonne expéditionnaire rentrait dans ses quartiers de Tampico. Elle avait besoin d'un court repos. Cependant les partisans colorados ne désapprenaient pas le métier de coureurs de bois, toujours prêts aux incursions en pays ennemi. Depuis quelque temps, une guérilla commandée par un nègre nommé Roman s'embusquait sur les rives du Tamesis, arrêtait au passage les bateaux qui sillonnaient le fleuve, et ne relâchait les bateliers qu'après les avoir pillés et rançonnés. La retraite de ces bandits était cachée au fond des bois, au ranclio du Caïman, où ils se croyaient en sûreté, grâce à la distance de dix-neuf lieues qui les sépa-raient de Tampico. Une nuit, on courut sus à la bande. Cinq de ces brigands furent enlevés, garottés et conduits à Tampico. Dans le nombre, on retrouva deux déserteurs mexicains. Le colonel Du Pin les condamna tous à être pendus, sur la


grande place de la Douane, au farol (grand candélabre situé au centre) et aux réverbères des quatre angles. Au coucher du soleil, les trottoirs étaient couverts de curieux. Parmi les coupables étaient un père et son fils. A la lecture de l'arrêt, pas un des condamnés ne broncha. Le prêtre ré-

citait ses litanies : le père et l'enfant, au moment d'un adieu suprême, n'eurent même pas la pensée d'une dernière étreinte. Le jeune homme, avec un cynisme révoltant, railla la maladresse des exécuteurs, inhabiles dans l'art de manier le nœud coulant, art dont il possédait, disait-il, la pratique à fond ; puis de ses propres mains il se passa la corde autour du cou, et, comme il était gêné par les rayons du soleil, abaissé à l'horizon, il demanda comme dernière grâce qu'on lui tournât la tête du côté du levant pour ne pas souffrir de la réverbération dans ses derniers moments. La race mexicaine, métis et Indiens, est d'un calme effrayant et sinistre devant la mort. Rarement elle demande grâce à l'approche du dernier coup. Pour ces hommes, passer de vie à trépas est une petite affaire. Leur temps est fait ici-bas ; ils ont pris la somme de jouissances et de peines qui leur était ; réservée. Absurde fatalisme qui nous présage dej longues et terribles luttes! Jusqu'au lendemain matin, les cadavres se balancèrent au bras des lan-


I ternes sous le souffle de la brise de la mer. Celte exécution causa quelque émoi à Tampico. Quoique approuvée au fond, dans la forme elle excita des plaintes qui eurent de l'écho jusqu'à Mexico. Le général en chef interdit désormais ce mode de châtiment, en vigueur du reste dans toute l'Amérique, et ordonna de déférer aux cours martiales tout guérilla pris les armes à la main.

Cette concession, dictée par des principes d'humanité, a eu de fâcheux résultats dans un pays ; habitué à la pendaison et où il est nécessaire ; d'agir fortement sur les esprits. Ce genre de sup; plice, expéditif d'ailleurs, laisse après lui une salutaire terreur. Aux yeux des Mexicains, l'exécution ï par le fusil est presque un honneur militaire. Le supplice par la corde n'a été inauguré par nous que , lorsque depuis longtemps déjà les guérillas tuaient ainsi nos prisonniers de guerre en prolongeant le martyre de leur agonie par des raffinements de i cruauté. Malgré ces atroces sauvageries, les Français peuvent être fiers d'être restés impassibles en < rendant la justice. Toujours la passion s'est tue pour laisser parler la conscience, qui seule dictait l'arrêt de mort ou de délivrance. Le soir de cette * exécution, lorsque la foule fut écoulée, toutes les -, jalousies des maisons situées aux angles de la place de la Douane se fermèrent malgré une chaleur étouf-


fante, excepté celles d'un café qui est le seul rendezvous du monde élégant de Tampico et de tous les chefs de guérillas ralliés ou déguisés, le café Reverdy. L'animation y fut grande. Reverdy seul, au milieu des menaces sourdes qui éclataient par moment contre l'auteur de l'exécution, restait souriant.

Reverdy est presque un personnage qui mériterait les honneurs d'un portrait. D'origine française, établi depuis vingt-sept ans à Tampico, c'est un type curieux et amusant qui connaît toutes les traditions du pays aussi bien que les haines des partis.

Ce vieillard affable vit en bonne intelligence avec tous les chefs qui successivement s'emparent de la ville et viennent se désaltérer chez lui. La maison Reverdy a résisté à la guerre des États-Unis. Grâce aux croiseurs qui bloquent rigoureusement tous les ports, les chargements de glace ont manqué à Tampico; malgré ce dur mécompte pour les amateurs de boissons réfrigérantes, l'établissement est toujours fréquenté, car c'est lb que se traitent toutes les affaires de commerce ; c'est là qu'on apprend toutes les nouvelles du jour, qu'on entend toutes les sonneries du télégraphe qui domine la douane pour se relier avec celui de la barre, et qui, à l'aide de pavillons multicolores disposés en signaux, prévient les courtiers maritimes s'il y a vela al sur ou al norte (voile au sud ou au nord),


ou si, grâce à la mer et au vent, la barra est cruzada ou buena (si la barre est croisée ou bonne à franchir). En matière politique, Reverdy garde toujours un profond silence ; mais je le crois sceptique, car, en apprenant le départ de la contreguérilla, qui s'en allait pacifier le Tamaulipas, il est sorti de sa réserve, il a souri légèrement et a prétendu que les millions dépensés au Mexique étaient de l'argent perdu. N'y avait-il pas un fond de vérité dans cette réflexion humoristique? La France ne possède-t-elle pas des colonies auxquelles ces millions eussent été bien autrement profitables? Ce qui est certain, c'est que toutes ces campagnes, tous ces combats, notre séjour même dans les villes du Tamaulipas, ne révélaient que trop à la contre-guérilla deux faits significatifs : l'esprit hostile des populations mexicaines, la froideur de nos propres compatriotes, qui se demandaient avec appréhension quels seraient les résultats de tant de luttes et de fatigues.


III ..-

LA. GUERRE DE PARTISANS DANS L'ÉTAT DE TAMAULIPAS

«

Expédition du Nord. - Mejia et l'armée mexicaine. — Carbajal et les Américains.

1

L'expédition vers les frontières du aord du Mexique, qui allait mettre en mouvement la moitié de l'armée franco-mexicaine et la contre-guérilla, était la conséquence naturelle de la grande campagne entreprise dans l'intérieur par le général en chef Bazaine et terminée si heureusement pendant l'hiver de 1864. Cette expédition était d'une haute importance au point de vue de la politique française. Juarès, refoulé avec son gouvernement et ses adhérents jusqu'à la frontière américaine du Rio-Bravo par les colonnes franco-mexicaines qui s'étaient entre-croisées sans relâche sur les haut


plateaux, s'était réfugié dans l'état de Nuevo-Leon, à deux cent cinquante lieues au nord de Mexico.

A une telle distance de notre centre d'occupation, il se croyait à l'abri de toute atteinte. La lenteur de nos premières opérations devant Puebla en 1862-1863 avait même donné naissance chez les juaristes à un jeu de mots tant soit peu humiliant pour les Français, qui se piquent de tout enlever à la baïonnette. « El inimigo, disaient-ils, es como la gelatina : se mueve, pero non àvanza (Pennemi est comme la gélatine : il se remue, mais n'avance pas.) » Depuis cette époque, il est vrai, les libéraux ont été cruellement désabusés. Donc en août 1864, pendant que l'empereur Maximilien montait sur le trône à Mexico, à deux cent cinquante lieues de son palais de Chapultepec, dans l'état de Nuevo-Leon, entouré de fonctionnaires, de généraux et de soldats, abattu par les désastres, mais non désespéré, le président de la république mexicaine restait debout, résolu à ne pas déserter son mandat légal. Un pareil état de choses ne pouvait durer.

Une des deux divisions françaises commandée par le général de Castagny, qui depuis six mois avait pris position dans la gracieuse ville d'AguasCalientes, capitale de l'État du même nom placé prpsque au centre des hauts plateaux, se mit en


mouvement pour descendre au nord sur Monterey, la ville principale du Nuevo-Leon. Entre AguasCalientes et Tampico, la division mexicaine sous les ordres de Mejia, dont le quartier général était à San-Luis, reçut mission de se rabattre des hauteurs vers la mer, d'enlever Vittoria au chef juariste Cortina et de courir sur Matamoros, le port frontière qui sépare le littoral mexicain du littoral des Etats-Unis, et qui était alors occupé par les libéraux. Sur la droite, la contre-guérilla, remontant de Tampico jusqu'à Vittoria, où elle se rencontrerait avec le général Mejia, devait balayer toutes les terres chaudes du Tamaulipas depuis Tampico jusqu'à Matamofos, en passant par Vittoria. Rejeter au delà des frontières Juarès et les siens, ou les forcer à gagner le Nouveau-Mexique, dont la route restait encore libre, et conquérir à la couronne l'État de Nuevo-Leon et le port de Matamoros, tel était le double résultat que l'on attendait de ce mouvement combiné sur une largeur de cent cinquante lieues (1). Une bonne part était promise

(1) L'État de Nuevo-Leon est très-riche en mines d'or, d'argent et de plomb. Au moment de l'expédition, le gouverneur Vidaurri venait de faire des ouvertures au général Bazaine.

La conquête du port de Matamoros était d'une grande importance, car non-seulement les revenus des douanes y étaient considérables, mais il assurait aux libéraux des facilités de communication avec l'Amérique qu'il s'agissait de leur enlever.


à la contre-guérilla dans cette expédition : il lui était réservé cette fois encore de pénétrer dans un pays rebelle où ne s'étaient jamais montrées les armes de la France.

Depuis un mois les chaleurs avaient redoublé : les lacs des terres chaudes qui s'étendent sur les rives du Tamesis étaient desséchés ; on pouvait les traverser à pied sec presque en ligne directe, ce qui permettait de réduire le trajet de Tancasnequi, pénible à parcourir sous une température aussi élevée et au milieu de terrains sablonneux. L'infanterie et l'artillerie remontèrent le fleuve en barques. La cavalerie, après avoir franchi à la nage les Esteros, petits bras qui enveloppent lu côté nord de Tampico, marcha droit devant elle à travers broussailles, marais et prairies. Les fantassins du colonel Prieto, chef de la contre-guérilla mexicaine, suivaient à courte distance, courant sans être essoufflés du même pas que nos chevaux.

La colonne s'en allait joyeuse, la campagne s'annonçait comme pleine d'intérêt. Les officiers de cavalerie, appartenant tous aux chasseurs d'Afrique, se connaissaient de longue date, et les souvenirs de Crimée et d'Algérie, parfois évoqués, ne manquaient pas de charmes sur cette terre du Mexique. A six lieues de Tampico, nous fîmes halte le soir au centre d'une vaste plaine où s'abrite,


sous les poiriers sauvages aux longues et odorantes grappes de fleurs rouges, Y hacienda de Caracol.

C'est un des domaines de ce riche Mexicain, SanPedro, que nous avons montré au début de ce récit obtenant par son influence la soumission aux Français de la ville de Panuco. La maison de maître est blanche et proprette, ce qui est rare dans les haciendas de la province. San-Pedro pratique largement les lois de l'hospitalité dans sa résidence de Caracol. Une table abondamment servie de mets indigènes aux sauces brûlantes et pimentées attendait les officiers de la contre-guérilla. Les moustiques, devenus féroces à la tombée de la nuit, rendaient le sommeil impossible. On se laissa bientôt aller à la vivacité de la causerie, et vers une heure, aux premières lueurs de la lune, on se mit en selle. L'étape à parcourir comptait quatorze lieues de pays. On avait sans cesse à traverser de& étangs d'où l'eau s'était évaporéeDe s crevasses d'un terrain encore vaseux, souvent brûlant, s'exhalaient sous les pieds des chevaux des miasmes qu'un séjour de quelques heures eût rendus mortels. Rarement on y trouvait une goutte d'eau pour étancher sa soif.

En moins de trois jours, malgré les difficultés accumulées sur notre route, nous n'en avions pas moins franchi trente lieues ; nous élions à Tanças


nequi. Les magasins de cette place avaient été protégés jusqu'à celte époque par un détachement du corps de Mejia, qui avait dû rejoindre la division mexicaine opérant son mouvement offensif sur Vittoria. La contre-guérilla confia la garde des docks de Tancasnequi à un de ses officiers et à soixantedix de ses fantassins. A chaque angle des bâtiments s'éleva un petit fortin, d'où une poignée d'hommes repousserait sans peine désormais les coups de main tentés contre l'entrepôt.

Cinquante-huit lieues séparent Tancasnequi de Vittoria. On ne peut se faire une idée de ce que cette distance à franchir nous coûta d'efforts. Notre colonne, nécessairement légère, puisqu'elle était appelée à des marches rapides, impossibles de jour à cause de la température humide et constante de trente-cinq degrés qui régnait dans ces parages, n'emportait avec elle aucun bagage. Les arrieros seuls conduisaient des mulets chargés de maïs destiné à la nourriture du soldat et des animaux pendant dix jours. La contre-guérilla, composée de tempéraments robustes et éprouvés, ne vit mourir en quatorze jours de marche que quatre hommes, qu'on enterra au bord du bois en murmurant une prière; mais pas une étape ne s'achevait sans qu'au soleil naissant quinze ou vingt cavaliers et fantassins ne tombassent subitement


asphyxiés ou frappés d'accès pernicieux, suivis d'un délire immédiat auquel ils eussent succombé sans de prompts secours. Quarante et quelques kilomètres parcourus chaque nuit dans des défilés de bêtes sauvages, à travers bois et marécages, sans trouver une goutte d'eau sur notre parcours, du maïs écrasé par nos mains et cuit sur la gamelle, de la viande encore chaude provenant du maigre bétail trouvé et abattu au rancho qui servait de bivouac, voilà un léger aperçu de la vie que nous menions dans ce pays nouveau.- Nulle part la moindre trace d'industrie ou d'agriculture.

Fréquemment on foule aux pieds des tas de pierres écroulés, souvent surmontés d'une croix grossière plantée à la hâte et indiquant le théâtre de quelque meurtre. Les routes n'existent que sur la carte officielle, où elles sont pompeusement tracées, et l'unique mesure kilométrique connue des naturels est marquée par un crâne de cheval blanchi aux intempéries de l'air et accroché par la mâchoire à une branche d'arbre. Cette mesure primitive est presque l'équivalent de notre lieue de terre.

Toutes les dix ou quinze lieues, une cahutte, couverte de feuilles de palmiers sauvages, décorée du nom de rancho, sert d'abri à la pauvre famille d'un vaquero, habituée à se contenter de racines et d'eau saumâtre. Parfois, au milieu des bois, on


rencontre de rares éclaircies, parsemées d'énormes pieux : ce sont les débris de palissades à moitié détruites par le temps. Il y croît un fourrage semblable à l'herbe de Para importée dans nos colonies des Antilles, qu'elle désole aujourd'hui par ses envahissements. Ce vieil enclos, traversé par un cours d'eau, fut la patrie d'une manada (troupe de bétail ou de chevaux). Le vaquero chargé du domaine a jadis enfermé dans cette enceinte abandonnée, qui contient pâturage et abreuvoir, plusieurs juments suivies d'un étalon de choix ou une bande de vaches en compagnie d'un taureau. Deux ou trois ans après, la famille s'est accrue. La barrière en bois, ruinée par les ans et par les efforts des jeunes produits qui aspiraient à la liberté, est tombée d'elle-même, et la troupe a pris son essor au large sans cesser de revenir à son terroir. Jamais ces manadas, à l'état libre, ne se mélangent entre elles : car les étalons ou les taureaux font sévèrement la police de leur harem en courant sus aux indiscrets. La richesse de cette partie d'État consiste uniquement en troupeaux devenus sauvages, dont le lazzo seul peut se rendre maître.

Les gineles le lancent à ravir. Il est curieux de voir ces hardis centaures, vêtus de cuir des pieds l la tête pour résister aux piquants des halliers, lancés à toute vitesse à travers bois à la poursuite


de bandes fugitives; ils ont bientôt lassé les étalons qui veulent gagner les prairies, et ces coursiers frémissants plient sous l'étreinte de leurs dompteurs.

De Tancasnequi à Vittoria, les haciendas sont en complète décadence. Faute d'irrigations, les cultures de maïs étaient restées stériles, et la fanega (90 kilogrammes environ) se payait jusqu'à dix et douze piastres, le double du prix ordinaire.

La diminution des bras est aussi la cause de l'élévation des tarifs ; le Tamaulipas, qui comptait jadis de quinze à dix-huit habitants par chaque lieue carrée, en compte à peine aujourd'hui six ou sept.

L'haciencla de la Conception, située à sept lieues de Tancasnequi, est encore une des plus fertiles, mais la population y est chétive et minée par les fièvres paludéennes. L'horizon est toujours aussi morne; çà et là on aperçoit quelques pousses de chênes verts et de genévriers. Le territoire fut parcouru au bruit de nombreuses acclamations parties de nos rangs, où les amateurs de chasse étaient nombreux. Des troupeaux de grands lièvres, par groupes de trois ou quatre, se levaient sous les pieds des chevaux ; ils avaient le poil plus clair que celui des lièvres d'Europe. Le Mexicain méprisant la viande de cet herbivore, qu'il accuse de trop hanter les cimetières, la race s'est propagée


en toute sécurité. Depuis le départ de Tampico, l'atmosphère était en feu. Enfin, dans la nuit, des pluies désirées depuis deux ans changèrent en torrents les plus petits ravins ; pendant soixante kilomètres, on fut transpercé. Par bonheur, on put coucher le soir à l'abri sous les cases des Indiens du Pretil, véritable nid d'aigles perché au sommet de roclïers escarpés, espèce de forteresse construite pour soutenir le siège des guérillas. Le neuvième jour de marche, on fit halte à la Panocha, renommée par ses chevaux au sabot si résistant qu'ils n'ont jamais besoin de ferrure. La Panocha était le domaine de deux colonels libéraux du nom de Jauregui et d'Ostos, qui trouvèrent bénéfice à céder leurs produits chevalins à la contre-guérilla de passage. Le marché d'achat fut précédé de l'offre de leur soumission à l'intervention ; mais après le payement ils eurent bientôt violé leur parole.

Le 2/i août, au soleil levant, à la descente d'une colline assez raide, nous découvrîmes enfin Vittoria. Cette capitale est une ville ouverte, comme toutes les cités mexicaines. De loin, avec ses miradores aux vives couleurs, la ville paraît charmante.

Couchée au pied d'une montagne élevée, dernier chaînon des hauts plateaux, elle est semée de l'irdins et de champs de cannes à sucre arrosés par un gros ruisseau. Sur la droite, un cimetière,


vaste campo santo de construction espagnole, en touré d'une forte muraille percée de meurtrières et criblée de balles, paraît le seul point défensif et dominant.

A un kilomètre de Vittoria, le général Mejia, accompagné du général de brigade Olveira, suivi de dragons rouges au casque de forme bizarre, se portait avec beaucoup de cordialité à la rencontre du colonel Du Pin, qui avait mission d'appuyer les forces mexicaines de l'armée régulière. Arrivée sur la grande place, la contre-guérilla se forma en bataille et resta sous les armes, en attendant qu'un de ses officiers assisté de l'alcade eût pu désigner à chaque fraction les rares logements restés disponibles après l'installation du corps d'armée mexicain, qui comptait lJ.,700 hommes, 800 chevaux et dix-huit pièces d'artillerie, dont six rayées. Rien dans Vittoria ne rappelait l'animation d'une cité, c'était plutôt une place de guerre. Escadrons bivouaqués dans les rues, clairons et fanfares aux notes criardes, dont les Mexicains abusent surtout la nuit, canons devant le quartier général, postes et sentinelles presque à chaque demeure, aVallZaMS hors de la ville, tout cet appareil donnait un aspect des plus sinistres à la capitale du Tamaulipas. On jugera des dispositions qui nous y accueillirent par un épisode où je fus engagé personnellement. L",f-


l t ficier commandant un des deux escadrons de la ) contre-guérilla, désigné pour préparer le logement ) de la troupe, avait reçu avis de se présenter dans ( la maison du négociant don Ignacio Iguera, située s J. au coin de la place principale. Conduit par le pro(j priétaire, il traversait une des chambres donrt nant sur la rue, lorsqu'un Mexicain vêtu d'had bits bourgeois se précipita sur ses pas un revolver 3 Colt à la main, puis, lui barrant le passage, lui il tira en pleine figure deux coups de pistolet, qui fi firent successivement long feu. L'officier de contreg guérillas, qui recueille ici ses souvenirs personnels, était sans armes. A cette brusque attaque, jaloux bde l'honneur de son uniforme, il avança sur son ; r; agresseur en lui disant : « Assassinez-moi, si vous irI l'osez. » A ces mots, un second Mexicain, en tenue m militaire, tira son sabre et porta un coup de pointe, )d heureusement paré par un jeune maréchal-desol logis, nommé Bruneau, qui accompagnait son caiqpitaine d'escadron, et qui s'était bravement jeté en gavant pour le couvrir. Sur l'appel des deux agres• raseurs, comme par enchantement douze soldats, baïonL^rfnette au canon, firent irruption dans la chambre, ùooù ils retinrent prisonnier l'officier français. En un iioclin d'œil, un bataillon entier, le fusil amorcé, se lolforma en bataille dans la rue, devant la demeure ufadu négociant Jguera. Le jeune sous-officier put .1


s'échapper pour porter avis au colonel Du Pin. Le] premier agresseur, c'était le colonel don Mariano Larumbide, chef d'état-major du général Mejia ; le Mexicain qui avait tiré le -sabre était le commandant de l'artillerie de sa division. I A peine les cavaliers de la contre-guérilla eurent- ils appris cette tentative de meurtre qu'ils accou- rurent le sabre à la main pour dégager leur chef.

Heureusement l'arrivée du colonel Du Pin calma une effervescence déjà menaçante; le général Mejia, suivi lui-même de son état-major, l'accompagnait. Il fut hautement constaté, d'après les pro-' près déclarations de don Iguera, qui, malgré sa nationalité, eut le courage de rendre hommage à la vérité, que le colonel Larumbide, sans provocation aucune, avait attaqué l'officier français. Le;

général Mejia prononça un mois d'arrêts forcés, qui furent levés sur la prière du colonel Du Pin, car une punition disciplinaire était illusoire poui un attentat de cette nature ; d'ailleurs la satisfac j tion donnée en présence de tous avait été asses humiliante pour les coupables en raison de leu grade. L'émotion causée par cet incident avait ét vive, même dans l'armée mexicaine, où une grande partie des chefs avaient énergiquement réprouvé un pareil acte. Dans la crainte d'un conflit, toutes les troupes furent consignées à leurs quartier." respeo 4


tifs. Des précautions plus grandes encore furent prises, car certains renseignements,, trop justifiés plus tard par les événements, prouvaient que la scène accomplie le matin était préméditée, et qu'on cherchait déjà au sein du corps d'armée impérialiste le prétexte d'un pronunciamienlo militaire fomenté par les excitations juaristes, et qui eût pu réussir si le sang avait coulé. Dans ce cas, la contre-guérilla eût péri sous le nombre et eût été seule accusée d'avoir fait naître par son agression un mouvement insurrectionnel. Le maréchal Bazaine, informé des faits, répondit que bonne justice serait demandée à l'empereur Maximilien(l).

Vittoria n'est en somme qu'une triste bourgade aux maisons délabrées. Une église inachevée est .le seul monument qui l'enrichisse. Désolée tour à tour depuis trente ans par les factions cléricale et libérale, elle est presque déserte et n'offre aucune ; ressource. Quoiqu'elle date de la domination espagnole, les archéologues n'y trouvent nulle curiosité. Rien d'attachant dans cette capitale d'État, qui tiendrait tout entière sur notre place de la

(1) Cinq mois après, le même colonel Larumbide rentrait cependant à Vittoria à la tête d'une brigade pour remplacer la contre-guérilla. En l'absence du colonel du Pin, mon ancienneté de grade m'avait appelé au commandement provisoire de la ville, ce qui, en vertu de la convention de Miramar, plaça le' colonel Larumbide quelques jours sous mes ordres.


Concorde. Aussi, lors de leur dernière invasion, les Américains du Nord, le lendemain même de leur entrée à Vittoria, en sortirent sans ombre de regret. Une étroite et longue alameda, ombragée de gigantesques platanes, jadis rendez-vous galant des élégantes senoras, aujourd'hui pleine de silence et de fraîcheur entretenue par l'eau courante, est le seul souvenir qu'elle ait gardé de son ancienne splendeur. L'espoir d'y trouver un bon ravitaille-1 ment fut aussi promptement déçu. Les magasins étaient à sec. Les roues des moulins avaient été

brisées par l'ennemi battant en retraite: on eût payé à prix d'or un sac de farine sans pouvoir le trouver. Les tiendas étaient même vides de tabac et de cette eau-de-vie du pays qu'on trouve d'ordinaire dans les plus modestes localités. Il fallait bien se résigner à ne pas modifier le triste ordinaire dont on s'était contenté en pleine lande, — l'eau du torrent et la ration de maïs. La population, tout à fait républicaine, s'était enfuie à l'approche de la division Mejia dans les plus humbles J ranchos voisins, pour ne pas assister à une occupation passagère. Les femmes de la classe élevée.

étaient surtout hostiles au nouveau régime, et se.

déclaraient ardemment pour tous les chefs qui te-, naient la campagne au nom de la république. 11 ï faut le reconnaître, la race féminine montrait ici < I


une indépendance d'opinion, une franchise d'allures qu'on rencontre rarement chez les Mexicains.

Au bruit de la marche de front exécutée depuis Aguas-Calientes jusqu'au littoral par l'armée franco-mexicaine, toutes les forces libérales, craignant d'être coupées de leur retraite, tendaient à se concentrer à Monterey auprès du président déchu, en attendant le choc du général français de Castagny. Seul, dans le Tamaulipas, sans parler de petites guérillas, Cortina restait devant la contreguérilla à la tête de ses 1,500 hommes et de dix pièces d'artillerie rayées du dernier modèle américain, ravageant le pays compris entre Matamoros et Vittoria, dans l'espérance de pouvoir, en se glissant entre nous et la mer, tomber à l'improviste sur nos derrières et attaquer par surprise Tampico, si fa,iblement défendu.

Pour éviter tout prétexte de conflit entre les impérialistes et la contre-guérilla, il fut décidé que la division mexicaine sortirait de Vittoria, remonterait au nord-ouest par la ville de Linares pour aller donner la main à la division Castagny marchant sur Monterey, et de là se rabattrait par sa droite sur Matamoros, pour y attaquer Cortina, s'il s'y réfugiait dans l'intention de se rapprocher de la frontière américaine. Le lendemain, la colonne Du Pin pointerait directement sur la mer


pour donner la chasse aux bandes éparses de Cortina et se saisir, s'il était possible, de son parc d'artillerie avant qu'il n'eût pu gagner le port de Matamoros, que l'escadre française allait bloquer du même coup.

Le 26 août au matin, la division mexicaine commença son mouvement en éveillant Vittoria au son de mille fanfares. Le colonel et les officiers de la contre-guérilla escortèrent à quelques kilomètres de la ville le général Mejia, qui leur avait témoigné une grande affabilité. Le soir même de l'incident Larumbide, il avait envoyé sous les fenêtres du colonel français une musique de ses régiments et était venu en personne lui faire une visite des plus cordiales. Le défilé de la troupe mexicaine dura sept heures ; la tête de colonne était déjà rendue à l'étape que l'arrière-garde n'était pas en- core en route. Cependant, des deux divisions qui forment l'armée impérialiste, c'est sans contredit la meilleure. Elle est composée des plus anciens soldats, elle est plus éprouvée que celle du général.

Marquez. Les officiers ont de la tenue ; trois ou quatre parmi eux sont décorés de la Légion d'honneur, qu'ils ont vaillamment gagnée au siège de San-Luis, et qu'ils ont reçue des mains du général Bazaine. Les hommes, vêtus de neuf à leur départ j de Mexico, en six mois de route, avaient déjà nlÎf :


en lambeaux leurs capotes et leurs pantalons de drap gris de fer. Ils ont l'air malpropre, et la cavalerie a triste aspect ; mais, somme toute, c'est une troupe bien trempée, qui, au contact de la discipline européenne, pourrait faire une bonne armée.

Depuis la veille, les pluies avaient redoublé d'intensité, et c'était pitié de voir s'enfoncer dans les boues du chemin les soldaderas chargées de tout leur attirail de route. La soldadera, c'est la compagne du soldat mexicain. Si les maîtresses des officiers, toujours trop nombreuses, marchent aux premiers rangs confondues dans les états-majors, les unes à cheval, les autres a mule, la face soigneusement enveloppée sous le chapeau de paille aux larges rebords, les soldaderas marchent à pied à la suite des fantassins ou des cavaliers. Ce sont de vrais bataillons de femmes, qui remplacent l'administration militaire, service inconnu au Mexique.

Leur accoutrement est bizarre. Elles portent sur leur dos ou sur leur tête, toujours en courant, les f ustensiles de ménage et les maigres provisions de la journée ; souvent elles ont un enfant dans les bras. Elles furètent partout sur leur passage afin d'augmenter la ration de leur soldat ; elles se jettent comme une nuée de sauterelles sur les : champs de maïs ou de cannes à sucre, qu'elles dépouillent sans que personne songe à s'en plaindre :


c'est un usage reçu. Le soir, elles allument les mille cuisines du bivouac, fument la cigarette, puis couchent en plein air pêle-mêle avec la soldatesque. En garnison, elles ont accès à toute heure dans les quartiers et vont glaner sous le nez des chevaux, dont elles diminuent trop souvent la ration de maïs pour en faire leurs tortillas. Au combat, elles sont à leur poste et marchent d'une allure non moins résolue ; nous en avons vu, à la prise de San-Lorenzo (1), plusieurs étendues à terre, le crâne emporté par nos obus. Cette organisation excentrique, préjudiciable à tant d'égards, sera nécessaire tant que le gouvernement n'assurera pas directement par ses propres soins la ration de ses soldats, qui se changent en maraudeurs aux moments 'parfois les plus critiques. Sans les soldaderas, l'armée mexicaine mourrait de faim.

Le général dont la division allait nous quitter restera comme une figure à part dans les annales historiques de son pays. Mejia, aujourd'hui général 1 en chef de l'armée austro-belge-mexicaine, est un Indien pur sang. Pour parvenir en dépit de son origine, il a commencé sa carrière par la rébel- 1

(1) Gros village voisin de Puebla, où le général Bazaine livra et gagna sur Comonfort, ministre de la guerre, le combat qui entraîna la chute de Puebla.


lion. Taille très-petite, cheveux noirs, front déprimé, teint pâle, yeux brillants, visage impassible, démarche lente et pleine. de roideur, tels sont ses traits distinctifs. Taciturne, il aime néanmoins le clinquant dans sa tenue, toujours militaire, et cache sous une apparence de grande modestie une vaste ambition, que justifient vingt-cinq ans de fidélité à son parti, son influence sur plusieurs États du centre et un caractère aussi remarquable par son sangfroid qu'entraînant par sa bravoure. Plein de finesse, il se laisse pourtant dominer par son entourage ; dès qu'il ne sent plus la poudre, il man- que de résolution dans les circonstances graves.

La réputation de Mejia est presque légendaire ; elle s'est formée dans les brouillards de la SierraGorda, où longtemps, à la tête de vaillants Indiens qui lui sont encore dévoués corps et âme à cette heure, il a guerroyé comme chef de partisans.

Vainqueur et vaincu tour à tour, il a toujours été le )

ferme soutien de la réaction cléricale, à qui il doit tout, même sa fortune militaire. C'est à coup sûr le premier soldat de l'empire, dont il est aujourd'hui la sentinelle avancée sur les rives du Rio-Bravo, menacées par les flibustiers américains ; mais la figure du héros presque mystérieux des gorges de la Sierra-Gorda a pâli au souffle de la révolution, car l'élu du clergé mexicain, aux yeux de ses compa-


triotes, est l'ennemi de la liberté, qui seule vivifie les hommes et les peuples.

Le général Mejia, avant de quitter Vittoria, avait laissé à la disposition du colonel Du Pin cent volontaires de la ville de Queretaro enrôlés sous sa bannière, et un de ses bataillons, commandé par le colonel de Perald, Espagnol d'origine, officier de valeur et d'un caractère très-sympathique. Pendant que le gros des forces convergeait vers Monterey, notre contre-guérilla allait se porter sur la ville de San-Fernando, où les espions arrivés de la veille assuraient que Cortina s'était retiré. Dans la nuit qui suivit le départ de la division mexicaine, les pluies firent déborder tous les ruisseaux et les fleuves dont était sillonnée la route que nous allions parcourir. Notre mouvement fut donc forcément ajourné. On profita de ce retard pour fortifier Vittoria, changer la place en réduit, élever de forts retranchements garnis de chevaux de frise et capables de mettre les habitants et leurs biens à l'abri d'une surprise ou d'un retour offensif. Ces mesures d'ailleurs étaient conseillées par le voisinage d'une bande forte de trois cents coureurs de bois, restés en arrière de Cortina pour saccager et rançonner les paeblos. On redoubla de surveillance à l'annonce faite par la police, récemment réorganisée, que pendant le deu ',ii,nières nuits des


u rgguérillas avaient pénétré dans la ville, où ils entretenaient des intelligences en vue d'un mouvement jpque devait favoriser une partie de la population jifliostile à l'intervention française, hostile parce jpqu'elle était libérale, hostile parce que le Tamauiljpas, comme la province de Yucatan, située à l'autre extrémité du golfe du Mexique, près de l'île de ¡Xuba, à l'époque même où la république mexicaine Jèêtait florissante, a toujours lutté contre la centralisation. De tout temps, ce pays a pris les armes en .nIaveur de son autonomie et dé son indépendance, IJ¡:qu'il ne consentirait à aliéner, du propre aveu des ;)s'zacenderos, qu'en faveur des États-Unis. Le Tasrrmaulipas devait naturellement repousser l'interswention française, destinée au contraire à resserrer s9les liens des différents États ; mais grâce aux expéditions nocturnes des contre-guérillas, cette tentaviiive avorta dès son début. Vers huit heures du soir, été 2 septembre, trois Mexicains armés de revolvers jt de machetes assassinèrent deux des nôtres. On ucput s'emparer d'eux, et le lendemain la cour martiale, assemblée d'urgence, les condamnait à mort, loiomme bandits mis hors la loi déjà depuis un an jsqjar les autorités du pays et comme coupables de ameurtre. Les trois condamnés étaient nés à Vitto£ i?ia. En présence de leurs familles, au même rounsement de tambour, ils tombèrent sous les balles.

ÉL


La maison qui leur appartenait, où le crime s'était accompli, fut rasée. En même temps fut affiché et répandu au loin un décret qui, sous peine de mort, interdisait le port d'armes à tout Mexicain sans distinction de parti. Deux jours après la publication de ce décret, le chef régulier des libéraux de la province, ancien gouverneur du Tamaulipas, le général La Garza, vint faire sa soumission à Vittoria. Cette démarche fit sensation ; la défection du général La Garza fut le signal du retour de nombreuses familles qui avaient déserté Vittoria à l'approche de Mejia, et qui désormais avaient confiance dans la parole française. Le général La Garza, marié à la fille d'une des premières familles du pays, est un homme bien élevé, ambitieux comme un licenciado (la classe des licenciados c'est-à-dire ceux qui ont pris leurs degrés aux facultés, s'est toujours disputé le pouvoir). Dans les guerres civiles, il a marqué par ses idées libérales : à la tête de deux cents républicains, il a défendu heureusement Vittoria contre trois mille, cléricaux qui l'assiégeaient. Peu versé dans l'art de la guerre, quoiqu'il eût été placé à la tête des forces qui attaquèrent les Français lors de l'évacuation de Tampico, il combat surtout par la ruse.; Quelque secret dessein que voilât sa soumissiont elle concourut à semer le désordre parmi les répu


blicains, et les opérations que la contre-guérilla devait poursuivre dans le nord du Tamaulipas se trouvèrent ainsi facilitées.

II

L'état des routes semblait permettre enfin de rentrer en campagne ; les pluies avaient cessé, le terrain s'était raffermi. Le 12 septembre 1864, t dans la nuit, la contre-guérilla française quitta Vittoria, et marcha droit à la mer par Sotto-Marina, pour fermer définitivement le passage vers Tampico aux troupes de Cortina, qui pouvaient se mouvoir librement encore entre Matamoros et la ville de San-Fernando, où s'étaient accumulées leur artillerie et leurs munitions. Le mouvement de la division Mejia, qui leur coupait la seule autre route, celle du nord, était assez accusé : nous venions d'apprendre que, malgré les pluies, elle était arrivée à Cadeyreta, ville située près de Monterey.

En sortant de la capitale du Tamaulipas, si on se tourne vers le golfe du Mexique, on domine au loin l'horizon. Le pays, couvert d'un vaste manteau de verdure aux teintes monotones, paraît plat ; mais dès qu'on s'est engagé sous la forêt, ravins et ma-


melons, torrents desséchés et cours d'eau retardent la marche. Le tracé de Vittoria à SottoMarina compte trente-deux lieues, toujours à travers bois : tracé est vraiment la seule dénomination qui convienne à ces coupures faites jadis dans la broussaille par les Espagnols ; les Mexicains, qui n'ont rien créé, ont tout laissé dépérir. La route que nous suivions était livrée à tous les caprices de la végétation : aussi paraissait-elle presque effacée. Seuls, les piétons ou les mulets avaient creusé à la longue une vereda (petit sentier) où le pied se heurtait sans cesse aux racines.

Dès le lendemain du départ, il fallut reconnaître que nous nous étions mépris en regardant la mauvaise saison comme terminée. Un temporal, une de ces averses violentes qui durent souvent une quinzaine de jours, se déclara. Pendant la nuit passée au rancho de Grangeno, des bruits sinistres nous annoncèrent le commencement de l'inondation.

Chaque dépression de terrain se changeait en torrent. Malgré ces fàcheux pronostics, on ne pouvait plus reculer, et pourtant les trente-deux lieues de pays qu'on allait franchir jusqu'à Sotlo-Marina n'offraient aucune ressource. A quatre lieues de Grangeno coule le Rio-Puriifcacion : l'eau montait déjà jusqu'aux fontes de nos selles, et au réveil suivant, après dix heures passées sans aucun abri,


sous une pluie battante et sur un terrain fangeux, la colonne put voir le courant, devenu invincible, emporter majestueusement des arbres séculaires.

A cinquante kilomètres de Vittoria, à travers une éclaircie du fourré, se dresse une colline couverte d'habitations. C'est Croy, vieille bourgade espagnole ; il n'en reste que des pierres de taille encore debout et alignées autour d'une grande place : et là, sur les ruines des anciennes villas seigneuriales, se sont élevées de misérables cases. Tout était silencieux à l'arrivée des contre-guérillas.

Peu à peu quelques figures de femmes aux traits flétris et inquiets apparurent sur le seuil des portes entrouvertes, et à la tombée de la nuit elles se rapprochèrent de nos feux de bivouac. Interrogées sur les causes de l'absence complète des maris et des enfants, elles répondirent avec aplomb qu'ils devaient être dans le monte (bois fourré) à la recherche du bétail égaré. C'est que Croy est le refuge d'une population bâtarde et des bandits de la province; c'est là qu'ont lieu des orgies nocturnes où amants et maîtresses célèbrent leur victoire après le pillage des convois. Aussi, dans la crainte des surprises de nuit, jamais les hommes de village ne couchent qu'au plus épais du monte, où les femmes vont leur porter quelques maigres provisions quand leur industrie a chômé. On a le cœur


serré en entrant dans ce repaire aux maisons délabrées, aux figures insolentes et ruinées par la débauche. C'est l'atmosphère d'un coupe-gorge. Jadis des jardins et des cultures faisaient contraste avec ces masures : partout maintenant croissent des herbes parasites pleines de débris d'animaux, sur lesquels s'abattent en croassant les oiseaux de proie ; c'est là le charnier où viennent mourir de faim et de fatigue les bêtes de somme enlevées aux caravanes dévalisées et emmenées à toute vitesse par les fuyards. De Croy à Sotto-Marina, toujours la solitude : pendant quatre jours de marche, deux misérables haciendas écroulées attestent seules que l'homme a passé par là. Des troupeaux sauvages se dérobant sous la broussaille, des guérillas postés en éclaireurs et fuyant à toute volée pour reparaître à l'horizon, nos cavaliers et nos chevaux marchant la tête courbée sous la pluie, nos fantassins poussant aux pièces embourbées et piétinant sept ou huit heures de suite dans les marais, c'était là le tableau de chaque jour, assombri par le temps et la souffrance. Nous n'avions pour nous soutenir que l'espoir d'un combat à Sotto-Marina, où le général Carbajal, au dire des Indiens, organisait la résistance.

Dès qu'on a traversé le précipice de la Puerla (porte), vaste déchirement souterrain qu'on ren-


contre sur la route, le paysage change brusquement. C'est la vraie terre chaude, où le repos devient impossible de nuit comme de jour; on est assailli par des myriades d'insectes dévorants.

Quoique l'on restât botté pour dormir, la chique, insecte presque invisible, s'introduisait sous les ongles des pieds, où elle déposait des centaines d'œufs dont la lente éclosion causait d'affreux ravages. Le carapate (pou de bois), qui tombait des branches, s'attaquait à toutes les parties du corps.

Les moustiques nous harcelaient, et bien peu d'entre nous échappaient à la gale bédouine, aussi brûlante qu'un acide.

Le matin de la dernière étape, les averses redoublèrent d'intensité. Hommes et chevaux, transpercés depuis neuf jours, n'avaient plus un grain de maïs à mettre sous la dent; malgré tout, la gaieté renaissait dans nos rangs, et les Arabes fredonnaient en cœur leurs chansons amoureuses en souvenir du désert. Soudain un cri joyeux partit de l'avant-garde. « Sotto-Marina, dix minutes d'arrêt! » Du haut d'un mamelon se découvrait une petite ville blanchâtre dormant au fond de la vallée. Malgré la boue et l'ouragan de pluie, les chevaux retrouvèrent leur vigueur et hennirent. Encore une lieue de fatigue, et la poudre ferait tout oublier.


Nos illusions s'évanouirent bientôt. Le combat espéré nous manquait. Au pied de Sotto-Marina.

la Corona, large de deux cents mètres, débordée de son lit, roulait furieuse. Pas un pont, et déjà les premières ombres de la nuit succédaient à un court crépuscule. Sur la rive opposée cependant nous attendait une députation de notables, apportant leur soumission au colonel Du Pin. A l'aide de deux canots, la traversée se fit le soir même pour la cavalerie, sans aucune perte. Le lendemain matin, infanterie, pièces et munitions entraient en ville à leur tour. A notre arrivée, fêtée par le son des cloches, plusieurs maisons étaient pavoisées aux couleurs de l'Union américaine. Les Français y trouvèrent un accueil très-cordial. Vaguacero tombait toujours avec violence; mais des abris nous avaient été préparés par les habitants, dont la bonne réception était d'autant plus surprenante que Sotto-Marina est la patrie du général Carbajal, et que sa famille y résidait encore et y exerçait une grande autorité. Or, on savait que le vaincu de San-Antonio avait récemment paru sur ce territoire j en appelant à la défense du sol national tous les !

hacenderos et les peones des environs. Cependant personne n'avait bougé. C'est que le président de la députation qui venait d'acclamer les Français était le cousin même du général Carbajal : .il avait


nom don Jesus de La Serna. A ses côtés se tenait un autre parent et ami intime de Carbajal, don Martin de Léon, agent consulaire des États-Unis a Sotto-Marina.

Don Jesus de La Serna est un personnage qui semble appelé à jouer un rôle dans son pays. Fils du général La Serna, qui s'est acquis une haute réputation militaire dans les guerres de l'indépendance comme gouverneur de la province et chef du parti libéral, il a hérité de l'influence paternelle en même temps que d'un immense patrimoine. C'est peut-être le plus riche propriétaire foncier du pays.

Ses haciendas couvrent une étendue de près de soixante lieues le long du littoral depuis SottoMarina jusqu'à Tampico, et à lui seul il possède des milliers de chevaux et de taureaux. Pendant tout le séjour de la contre-guérilla dans le Tamaulipas, ce sont ses manadas (troupes de chevaux en liberté) qui ont remonté nos escadrons au prix moyen de vingt-cinq piastres (125 francs) chaque , cheval. Allié par sa femme à la riche famille des Lastra, de Tampico, il doit son légitime ascendant sur ses compatriotes et ses Indiens à un caractère aussi généreux que brave. D'une imagination fine et brillante, quoique un peu emportée, il parle facilement l'anglais et le français, qu'il a pu apprendre pendant son séjour en Europe, où il a re-


cueilli en même temps bien des notions précieuses sur les moyens de propager la civilisation au Mexique. A l'arrivée des Français, il fit preuve de tact politique. Moins ardent que son cousin Carbajal, libéral aussi, il pensa peut-être, et cela avec raison, que les troupes ne feraient que passer à Sotto-Marina, que leur action serait de courte durée, que sa présence calmerait de part et d'autre certaines susceptibilités, tout én empêchant de frapper de confiscation ses propres domaines. Toutefois, il était décidé à ne pas compromettre l'avenir. Sa maison, bâtie à la mauresque et somptueusement meublée, fut offerte au colonel français, qui devint son hôte.

Sotto-Marina a été une petite ville; aujourd'hui c'est à peine une bourgade, dont l'aspect-est joyeux encore. Elle compte tout au plus une centaine de maisons, d'apparence assez propre,* et une église coquette, semblable à nos élégantes paroisses de campagne. La même grille de fer ouvragé réunit au temple un campo santo ombragé de palmiers. Le.

long du fleuve, on retrouve encore quelques ran-

chos vivant de modestes cultures. Ce petit pays a dû être florissant et industrieux ; mais la-popula- tion y est trop clair-semée.. Sotto-Marina était autrefois un port ouvert au commerce, qui lui donnait 1 de la vie; il a succombé sous les intrigues des né- j


godants de Matamoros, le port voisin, qui en ont fait. décréter la fermeture. Pourtant Sotto-Marina, par sa position géographique, doit attirer l'attention de tout pouvoir qui voudra s'affermir au Mexique. A douze lieues de la mer, baignée par la Corona, d'une navigation large et sûre jusqu'à ses rives, cette petite cité, placée entre Tampico et Matamoros, a l'avantage sur ces deux dernières villes d'avoir trois mètres d'eau de plus à la barre en tout temps, et d'offrir une baie abritée des coups de norte. Il suffirait d'ouvrir ce havre pour que toutes les marchandises abandonnassent Matamoros. Le commerce, au point de vue de l'économie de temps et de parcours, préférerait sans nul doute Sotto-Marina, qui est la route directe de Vittoria et des hauts plateaux. La réouverture de ce port ramènerait en outre la vie au centre du Tamaulipas, déserté totalement à cette heure par une population qui y mourait de faim et qui a dû se rejeter sur Tampico et Matamoros, les deux points extrêmes de la province, d'où elle tire son alimentation. Si ?otto-Marina n'est pas rayée de la carte, c'est qu'elle est peuplée surtout d'Américains qui se rivrent au trafic des cuirs verts ou secs qu'on expédie en contrebande par le fleuve. Cet élément de "ace étrangère expliquait la présence, surprenante au premier abord dans cette bourgade perdue, de a


l'agent américain Martin de Léon, qui avait pris place dans la députation de la veille aux côtés de La Serna. Martin de Léon, Yankee dans l'âme, plutôt roué que fin, agissait sourdement sur les esprits afin de détacher du Mexique une de ses plus belles provinces. Son frère, Pancho de Léon, avait été un des chefs de guérillas les plus ardents à harceler les Français dans les deux occupations de Tampico et guerroyait encore. Enfin, son parent Carbajal recevait certainement d'Amérique toutes les armes et les munitions nécessaires à la continuation de la lutte. Martin de Léon, malgré des dehors un peu rudes, se montra fort empressé pour les officiers français, qui durent accepter le lendemain de leur arrivée un splendide banquet arrosé des meilleurs vins, mais où le colonel, par un sentiment de réserve que commandaient les circonstances politiques, refusa d'assister. Les toast patriotiques n'y furent pas oubliés. Au plusjort de la mêlée, le capitaine d'un des escadrons de la contre-guérilla s'esquiva sans bruit et se glissa dans.

l'ombre hors là ville, où il trouva une cinquantaine; de ses cavaliers déjà en selle. Carbajal venait d'être signalé dans un rancho voisin, distant de deux; lieues, où il devait passer la nuit avec ses fidèleSI La capture du chef rebelle était bonne à tenter fl mais au moment oà la petite colonne allait s'ébran l


r 1er, arriva un nouvel espion, apportant la nouvelle qu'à la tombée de la nuit Carbajal, prévenu secrèl tement, s'était échappé en toute hâte. A ce même moment, Martin de Léon contait tranquillement à ses convives le dernier épisode du combat de San-Antonio, où son parent, vaincu, blessé et perdant son sang, avait pu s'échapper des mains des Français, et c'était notre amphitryon lui-même, ce que nous sûmes plus tard, qui, inquiet de l'absence du colonel Du Pin, avait jeté l'alarme chez le général ennemi en l'avertissant de se tenir sur ses i gardes.

* Une nouvelle municipalité inaugurant le régime impérial avait été organisée à Sotto-Marina. La Serna, ami de l'ordre avant tout, avait promis son appui contre les guérillas convaincus de banditisme et s'était engagé à donner l'exemple de la résistance en armant ses propres Indiens. Le départ fut arrêté pour le lendemain, 15 septembre, avec d'autant plus de raison que la troupe française avait déjà dévoré les modiques ressources alimentaires de Sotto-Marina, que le maïs était devenu rare même chez les habitants, et qu'à quinze lieues plus loin, sur la robte de Matamoros, une hacienda nommée Biieiza-Vista- (Belle-Vue), qui avait été jusqu'alors respectée par la guerre, devait nous fournir les provisions indispensables. Malheureusei


ment un nouveau temporal, plus violent encore que le premier, s'abattit, dans la nuit, même du 15 septembre, sur les terres chaudes. Il fallut renoncer à gagner la campagne. Quarante-huit heures après, les contre-guérillas et les habitants se trouvèrent réduits à la famine, bloqués de toutes parts et privés de toutes communications. La Corona n'était plus franchissable, même en canot, tant elle charriait de grandes pièces de bois arrachées aux berges du fleuve. Sotto-Marina s'élève sur un point légèrement culminant. Les prairies environnantes n'offraient plus qu'une nappe d'eau : il était devenu même impossible de poursuivre le bétail dans les bois. Le peu de maïs qui restait en ville fut réuni sur la place et distribué pour la nourriture des hommes. Nos chevaux, attachés à la corde, en plein air, au milieu des boues, durent se con-j

tenter de la verdure qu'on coupait dans les arbres; mais cette dernière ressource fut vite épuisée. Il fallait envoyer les escadrons au vert, si l'on ne; voulait voir périr toute la cavalerie; le vert, c'était l'écorce des arbres. C'était un triste spectacle de voir tous ces chevaux, lâchés en liberté comme1 un troupeau de moutons, ronger des broussailles épineuses, entourés par un large cercle de contre-guérillas faisant faction et piétinant dans un 1 océan de vase. En sept jours, une trentaine de j


ces pauvres bêtes périrent de froid et de faim.

Au milieu de ce désastre, un vaquero apporta une curieuse nouvelle, qui fit sensation sur es officiers réunis à l'heure du déjeuner autour d'une table vide et en train d'accabler de reproches le camarade chargé des provisions de bouche ; ce dernier venait même de déclarer qu'il donnait sa démission d'un emploi trop ingrat. — A six kilomètres de Sotto-Marina, nous apprit le vaquera, un sloop américain, après avoir fui la mer devant un gros temps et avoir remonté la Corona, s'était amarré dans une crique à l'abri du courant de la rivière. Il devait avoir un chargement. — Chacun fut bien vite en selle, et malgré cours d'eau et cloaques, nous fîmes une course échevelée à travers bois. Le patron du sloop n'avait à bord que les vivres nécessaires à son modeste équipage. Ému pourtant de notre état et moyennant vingt piastres (100 francs), il nous céda une part de sa cambuse.

Bientôt nous rapportions en triomphe cinq kilogrammes de pommes de terre, une grappe d'oignons, quelques feuilles de tabac et deux bouteilles de whiskey. A l'arçon de ma selle, comme une fière dépouille, était suspendue une morue sèche que chacun regardait avec amour. Inutile d'ajouter que 'l.. le banquet fut splendide, et que l'officier démissionnaire de son grade de chef de table retira sa


note comminatoire. Enfin le 2k, l'horizon se dégagea, et le soleil reparut dans toute sa force. Pour remplacer les morts, les ginetes de La Serna se lancèrent à la recherche des manadas, et le soir ramenèrent une bande toute frémissante de chevaux sauvages qui, le lendemain, au moment où notre cavalerie se mit en route, se mêlèrent dans ses rangs, bondissant de rage sous leurs nouveaux maîtres parfois désarçonnés.

Depuis le départ de Vittoria, le général Mejia n'avait pu donner signe de vie. Les voies défoncées avaient arrêté sa marche sur Matamoros, où Cortina s'était réfugié avec le gros de sa troupe, conservant sur ses derrières une force destinée à nous arrêter et à défendre la ville de San-Fer-

nando, d'où unÉpartie de son artillerie et tout son parc n'avaient pjfeortir par suite du temporal. La

contre-guérilla, laissant la mer à sa droite, se dirigea sur San-Fernando. Au sortir de Sotto-Màrina, la route de San-Fernando, quoique encore inondée, s'annonçait large et bien tracée sous la forêt. La longue étape qu'on allait franchir d'une traite jusqu'à l'hacienda de Buena-Vista, sLon ne voulait pas périr de faim, s'annonçait moins pénible; mais après trois kilomètres de parcours, toute trace de chemin avait disparu. Des veredas fréquentées d'habitude par les troupeaux se croisaient en tous


sens. Faute de guide, on s'y fût égaré. Aussi La Serna, précédé de ses hardis vaqucros, avait-il tenu à escorter le chef français et à lui faire les honneurs de son propre territoire. Le gentleman de la veille aux habits européens avait fait place au véritable hacendero, moitié gentilhomme campagnard, moitié homme de guerre prêt au coup de feu. On se plaisait à voir ce cavalier portant avec une mâle prestance le costume national et franchissant les obstacles, emporté sur son noir étalon.

A entendre sa parole brève, on comprenait qu'il avait l'habitude de commander et d'être obéi. Vers le soir, d'une poche de cuir il tirait un morceau de viande boucanée, et après son mince repas s'étendait sur le sol du bivouac, le long du feu. Cette sobriété donne le secret de la guerre de partisans.

Tout Mexicain, riche ou pauvreeest toujours prêt à vivre en plein air et se condamne sans sourciller aux intempéries comme aux privations. La cigarette est son seul luxe nécessaire.

Trente-huit lieues séparent Sotto-Marina de SanFernando. Sauf Y hacienda de Buena- Vista, où, malgré les dénégations du majordome, nous trouvâmes de grands magasins de maïs dissimulés derrière une double muraille, trois pauvres ranckos perdus dans l'immensité sont les seuls gîtes où le

voyageur puisse abriter sa tête, sans toutefois pou-


voir s'y restaurer. Le 29 septembre, après cinq jours de route et une étape doublée, la contre-guérilla arrivait vers midi au rancho de l'Ermita, au bord du Rio-Tigre, à quatre lieues en dessous de SanFernando, qu'on avait résolu de tourner. Leranclio était plein de poudres. A la même heure, la fraction mexicaine laissée par le général Mejia, sous les ordres du colonel de Perald, à la disposition du chef français et venue de Vittoria par une route plus directe, débouchait au rendez-vous de l'Ermita. Cette troupe avait été moins heureuse que la nôtre dans son trajet, car un de ses officiers et sept hommes s'étaient noyés au passage de la Corona. Le Rio-Tigre, dont les eaux jaunâtres avaient baissé, était profondément encaissé, et ses berges étaient couvertes du limon déposé par les crues.

Dans la soirée, à force de travail, nos deux derniers escadrons le franchirent en ne perdant que deux chevaux dans ses vases ; lancés sur la ville ennemie, San-Fernando, ils y entrèrent sans coup férir à la chute du jour. Le général Cortina, menacé par le

débarquement de six cents marins français établis solidement à Ragdad, petite ville située sur l'embouchure du Rio-Rravo, à cinq lieues environ audessous ne Matamoros, inquiété par la descente de la division Mejia qui arrivait de Montcrey, s'était en effet transporté à Matamoros pour se mettre à


l'abri de notre marche et ne pas se laisser couper de la frontière. Il avait confié la défense de SanFernando à son lieutenant Palacios, un vaquero du voisinage, soutenu par un ramassis d'hommes armés.

San-Fernando, presque entouré par le Rio-Tigre, était défendu par huit pièces de canon qui enfilaient le gué du fleuve. La ville dominait à pic le cour du rio d'une soixantaine de mètres. Cette position était admirable pour la défensive ; si notre troupe eût abordé de front le passage de la rivière, elle eût été écrasée sous le feu des pièces, n'eussent-elles été servies que par une poignée de soldats, à qui il était facile de s'enfuir sans pouvoir être atteints, à cause de la roideur de la rampe.

Carbajal d'ailleurs avait visité San-Fernando deux jours auparavant, et après mûr examen du terrain et de ses défenseurs, il avait renoncé pour sa part et conseillé de renoncer à toute tentative contre les colorados, dont il redoutait l'élan. Aussi Palacios, ( se sentant tourné, avait-il pris peur et s'était-il enfui, laissant entre nos mains deux canons de six I rayés, un obusier de seize, une pièce de campagne de douze et une magnifique couleuvrine en bronze.

t Cette longue bouche à feu d'origine étrangère méritait les honneurs de la prise. Baptisée il Phevo , fondue à Manille en 1780 par Bernardo-Antonio


Guerrero, ornée des armes de Charles 111, roi des Espagnes et des Indes, elle était décorée de la Toison d'or et remarquable par le fini de ses gravures bien conservées. Singuliers retours que ceux de la guerre! bizarre fortune que celle de cette couleuvrine, qui d'abord dit adieu aux mers de Chine pour aller tonner au golfe du Mexique, puis, enlevée aux Espagnols par les Mexicains, tombe entre les mains des guérillas et d'une contre-guérilla française ! A cette heure, ce bronze' plein de souvenirs, fatigué de son demi-tour du monde, repose silencieux dans un musée de Paris.

Le lendemain de notre entrée à San Fernando, nous étions rejoints par le reste de la contre-guérilla et la troupe de Perald, qui avaient franchi difficilement le Rio-Tigre. La population, étonnée de voir runiforme français, nous lançait des regards sombres. Trois autres canons de bronze avaient été cachés dans les bois. Après un speeii un peu accentué du colonel Du Pin, les notables crurent sage de les retrouver. Ils avaient pourtant espéré les sauver du désastre, dans l'attente d'un retour de Cortina après le départ de los irwasores.

A l'extrémité de la ville s'élevait une haute maison - voûtée, solidement bâtie et sans fenêtre apparente.

Une seule porte y donnait accès ; on y pénétra de force. Au fond d'une petite pièce vide on aperce-


; vait encore les plinthes d'une porte fraîchement t murée. Le socle mal déguisé était noir de poudre 'écrasée. On fit crouler les pierres, et lorsque les * yeux furent habitués à l'obscurité, nous découvrîmes une vaste poudrière. Quatre mille boulets et obus chargés, des projectiles à grille du modèle américain, pareils à ceux que nous recevions sous les : murs de Puebla, quatre cents tonneaux de poudre évalués à douze mille kilogrammes, cartouches et capsules d'infanterie, s'y trouvaient accumulés.

C'était le fameux parc de Cortina. Le silence qu'avaient gardé les notables sur cette poudrière attestait bien leur hostilité. Une caisse fermée contenait en outre tous les A majuscules et minuscules enlevés à l'imprimerie de l'état de Tamaulipas, qu'on voulait mettre hors de service à l'arrivée du général Mejia. Le fleuve roulait avec fracas. Pour déjouer les projets des républicains, dans la crainte de leur retour offensif, du haut des rochers de la ville, on précipita dans les eaux vaseuses du RioE Tigre deux mille huit cents projectiles et trois cents barils de poudre. Le reste des barils et les boulets de calibre furent réservés pour l'approvisionnement des pièces de prise; les capsules, qui comt mençaient à manquer, furent respectées. L'amnistie fut proclamée. Une partie de la bande de Palacios vint aussitôt déposer les armes ; mais le chef i


demeura caché au fond des bois, déclarant avec emphase qu'il attendait les ordres de Cortina.

Ce même jour, nous parvint la nouvelle de la chute de Matamoros et de la reddition de Cortina.

L'ancien gouverneur du Tamaulipas, après avoir franchi le Rio-Bravo, repoussé par les confédérés (1), maîtres encore de Brownsville, située sur l'autre rive du fleuve, était rentré à Matamoros, où il avait extorqué 500,000 piastres aux négociants, sous prétexte de solder sa troupe. Malgré ces rapines, ses soldats ne reçurent rien; 1,500 d'entre eux l'abandonnèrent pour se répandre en guérillas, et le reste menaça de se révolter. Il crut dès lors prudent de se rendre au général Mejia.

Cortina, général de brigade de rencontre, le pillard des commerçants, chef de bandes délaissé des siens, bloqué sans espoir de retraite, acculé par nos marins sortis de Bagdad, réduit à vaincre ou à mourir, ne tira pas un coup de fusil ; déshonorant jusqu'au bout la cause qu'il invoquait, il demanda grâce. Le soir même, les poches encore pleines du larcin dont sa reddition sauvait le fruit, il fut amnistié et élevé par le général Mejia au

(1) Les Américains du sud avaient mis à prix la tête de Cortina, qui avait lâchement assassiné quelques mois auparavant un de leurs compatriotes, le secrétaire de Vidauri, gouverneur du Nuevo-Leon.

:1


grade de général de division de l'empire avec un commandement actif dans Matamoros, dépouillé par ses mains. En vérité, c'était plus que de l'aveuglement. Aussi cinq mois après, au mois de mars 1865, le nouveau général de division, après avoir embauché une partie des troupes restées jusqu'alors fidèles à leur chef Mejia, se prononçaitil de nouveau pour Juarès! A cette heure, il tient encore la campagne. Il faut ajouter, à l'honneur de la marine française, que la capitaine de vaisseau Veron, sur le point d'enlever Matamoros à la tête de ses matelots, avait refusé de traiter avec Cortina et avait exigé qu'il se rendît à discrétion, comme un simple brigand.

Dans la nuit qui suivit l'arrivée de cette nouvelle, nous arrêtâmes un émissaire de Cortina porteur de lettres déjà timbrées de son nouveau quartier général et adressées au chef de guérillas Palacios, qui errait encore dans les bois. Par ordre de Cortina, le vaquero, qui ne savait ni lire ni écrire, J. Palacios, était promu au commandement militaire de San-Fernando et du district. Tout cela était vraiment scandaleux. Le choix du nouveau commandant de San-Fernando était d'autant plus funeste que cette petite ville est un point militaire d'une grande importance, reliée à la mer, distante seulement de douze lieues, par le Rio-Tigre, qui


coule à ses pieds ; c'est en même temps un point central d'où Ton peut rayonner sur toutes les terres chaudes du Tamaulipas.

Quoi qu'il en soit, le 3 octobre 186, le Tamaulipas semblait, sinon rallié, du moins soumis. Toute résistance ouverte avait disparu ; il ne restait plus que des coupeurs de routes, ne pouvant plus invoquer le titre de libéraux.

III

Après la chute de Matamoros, le général Mejia fut nommé commandant militaire de trois États : (le Cohahuila, le Nuevo-Leon et le Tamaulipas pour le district nord de Matamoros), par conséquent de toute la frontière voisine des Élats-Unis. Le colonel Du Pin était chargé de pacifier et d'organiser les districts sud et centre du Tamaulipas, Tampico et Vittoria, que limite le Rio-Tigre. San-Fernando relevait directement de l'autorité mexicaine. La contre-guérilla reprit donc le fusil et se prépara à remonter vers Vittoria ; son rôle isolé de partisans allait recommencer. Les difficultés du départ furent excessives. La contre-guérilla ramenait avec elle, pour l'armement de Vittoria, sept pièces de canon,


dont deux très-lourdes et sans affûts, et un parc de

munitions. Il fallut se procurer des attelages, des chariots et des conducteurs. Grâce au colonel de Pcrald, à qui restait confiée la garde provisoire de San-Fernando, puisque sa troupe appartenait à ce ressort militaire, les habitants mirent en réquisition tous leurs moyens de locomotion, rares encore, car une partie de la population avait fui à notre approche. San-Fernando est une jolie ville de quinze cents âmes en temps ordinaire ; c'est déjà, comme Matamoros, une ville plutôt américaine que mexicaine. Presque tous les propriétaires des liendas sont originaires du Texas ou étrangers.

Des caravanes chargées de cuirs et de cotons, se dirigeant vers la frontière, viennent de temps à autre y ranimer le commerce. Une vaste église, abandonnée du culte, sert de caserne, car tous les curés ont, depuis la guerre civile,. émigré du Tamaulipas. San-Fernando, qui avait toujours accepté avec peine l'idée de relever de Mexico, goûta peu le programme français, tout en rendant d'ailleurs hommage à nos idées de justice.

Le 3 octobre au matin, la contre-guérilla descendait la rampe de San-Fernando au Rio-Tigre.

Deux attelages de huit mules et trois de dix bœufs traînaient les pièces. Les deux gros canons de bronze sans affûts devaient suivre plus tard, dès


que le sol aurait repris plus de consistance. Le colonel de Perald se chargeait de les expédier à Vittoria. Malgré les terrassements exécutés par nous pour adoucir les berges du fleuve, le passage du gué fut pénible. Les bœufs, en dépit de l'aiguillon et de leur nombre doublé, s'arrêtaient en mugissant au milieu du courant ; plus loin, ils enfonçaient dans les boues et glissaient sur la terre détrempée à la sortie de la rivière. Depuis quelques heures, la crue des eaux avait augmenté. Les essieux, plus tard les roues des caissons, disparaissaient sous le remous. Au soleil couchant, le RioTigre était franchi, et les marmites, en rang de -bataille, chantaient sur les feux de cuisine, allu-

més au sommet de la berge ; mais une avalanche d'eau fouettée par des rafales de vent tomba sans relâche pendant toute la nuit. Il fallut s'éloigner du fleuve grossissant dont le bruit était sinistre, et notre colonne s'allongea sur la route ravinée par l'orage. Ce fut là notre bivouac. De grands arbres allumés par le milieu du tronc, tandis que les racines plongeaient dans les ruisseaux, éclairaient le paysage. Officiers et soldats, montés sur de gi%s cailloux et groupés à l'envi autour de ces brasiers,' se brûlaient la figure pendant que le reste du corps grelottait sous l'ondée. A deux kilomètres de nous, à travers les branchages, scintillaient les lumières


de San-Fernando, où l'on eût été si doucement abrité!

Ici allait vraiment commencer la plus rude partie de l'expédition. La contre-guérilla mit dix-huit jours à parcourir quarante-huit lieues pour rentrer à Vittoria. Le Rio-Tigre, la Corona, le Rio-Purification, le Pilon, et tous leurs petits affluents courent de l'ouest à l'est en descendant des plateaux du Nuevo-Leon, et traversent le Tamaulipas dans toute sa longueur. Il fallut les franchir tous sans jamais trouver un toit, et pendant toute notre marche les cataractes du ciel restèrent ouvertes.

Si durant trois années les terres chaudes avaient été brûlées par la sécheresse, à cette heure elles étaient largement abreuvées. Aussi le parcours fut-il marqué par de nombreux incidents.

Cette route de Vittoria à San-Fernando est le chemin direct de. Matamoros ; elle a été dessinée et construite à moitié par les Espagnols. Là où les chaussées n'ont pas cédé sous les efforts des eaux ou les empiétements de la végétation, on en retrouve encore des tronçons. Les autres parties sont des trouées dans les bois, mais ce n'est plus ce* solitude complète qui énerve l'imagination du voyageur. D'abord on tourne le dos à la mer, et dans les rares instants d'éclaircie nous découvrons à travers et au-dessus des brouillards de la plaine les premiers chaînons des Cordillières, qui revêtent


mille formes à mesure que les rayons du soleil glissent sur leur tête, ou fouillent de leur lumiére les mille renfoncements de la montagne. Toutes ces teintes sont chaudes, volcaniques, entremêlées devapeurs fugitives et irisées. Quand les yeux s'abaissent, fatigués, de ces pics vertigineux qui n'ont peut-être jamais été foulés par un pied humain, ils se reposent sur quarante lieues de tapis vert, parsemé de quelques taches blanchâtres. Ces points blancs sont les villes de Ximenès, Padiila et Guemès, qui marquent presque les étapes de SanFernando à Vittoria : ce sont aussi des haciendas jadis florissantes, aujourd'hui le dernier asile des Indiens que la guerre n'a pas encore arrachés au sol, et qui, à la vue de tous leurs souvenirs et de

toutes leurs croyances dispersés, de leurs temples livrés au pillage,- commencent à se corrompre au contact des vices de leurs maîtres ou à désespérer de leur sort.

Sur la droite, vers le nord, ce massif de rochers isolés, ce bloc aux reflets fauves et rosés, hérissé d'aiguilles de granit, semblable à un gigantesque lion au pelage hérissé couché sur la plaine sablonneuse du désert, c'est le royaume des bandits et des guérillas. A mi-côte, ce nid d'aigles, cette cité aérienne aux bâtisses grisâtres, où l'on grimpe par des escaliers taillés dans le rcc et dont deux ro-


chcs inclinées l'une vers l'autre forment la porte d'entrée, c'est la ville de San-Carlos, la nouvelle retraite du général Carbajal. A moitié route de Vittoria, la première ville où nos attelages épuisés purent prendre un léger repos, ce fut le premier point blanchâtre qu'on avait signalé du haut des collines à l'entrée de la plaine, — Ximenès, connu aussi sur les vieilles cartes sous le nom de Santander. Dix kilomètres environ avant d'arriver au premier mirador de la ville, d'où les guetteurs chargés d'épier l'arrivée des bandes dominent tout le pays, s'ouvre en ligne droite une large voie. Si l'on augure du développement de la cité par cette avenue, par les pignons et les clochers qui se dessinent dans la brume, par le bruit des cloches sonnant à toute volée, tout nous présage les délices de Capoue. A l'angle de la place se dresse un fier hôtel, à l'autre extrémité une vieille église de belle architecture gothique, et qui paraît grandiose ; mais tout cela n'est que ruines, les murailles sont fendues, de larges gouttières ont creusé les plafonds.

, Ximenès, qui ne renferme pas d'étrangers, a un - caractère national. Quelques familles mexicaines , plus industrieuses que de coutume, des Indiens vivant des produits du sol, y luttent contre l'envahibernent de la misère ; ce qui leur manque, c'est Lia sécurité dans le travail.


Les diverses autorités attendaient la contreguérilla à son entrée, et réclamèrent hautement de la France le secours de ses soldats pour ramener la paix ; leur voix suppliante était pleine de tristesse : c'est que le voisinage de San-Carlos, qui les dépouille sans relâche, les glace de terreur. Mais est-il possible de laisser un petit détachement français à pareille distance de Vittoria, sur ce point presque perdu dans la sajitude ? C'est vouer d'avance les contre-guérillas au massacre et à la famine. Et pourtant un appui serait utile pour sauver du banditisme ce petit centre isolé qui ne veut pas mourir ; nous ne pouvons donner que des armes aux habitants qui auront l'énergie de s'en servir; puis demain viendra la guérilla ! Si elle

est vaincue, après demain elle reviendra plus forte encore, toujours grossissant jusqu'à l'heure mi les défenseurs de la ville auront succombé. Leur cri d'agonie se perdra dans l'espace, et les autres habitants, désormais sans force pour sauver leur vie, courberont de nouveau la tête; c'est en pareil cas que se trahissait notre impuissance dans la lutte mexicaine, car nous ne pouvions réellement opposer le remède au mal.

A la sortie de Xjmenès, que nous avions quitté de grand matin pour couper en deux l'étape, trop pénible aux attelages de bœufs, une chute d'eau


bien aménagée met en mouvement un moulin à farine : c'est le premier que nous rencontrons dans le Tamaulipas. En pareil pays, cet essai industriel a sa valeur et sa signification. A une heure de la ville coule un petit ruisseau, le Rio-Salado, en temps ordinaire profond de cinquante centimètres et large de deux mètres. C'était maintenant un fleuve. Tout le sol voisin était détrempé, les roues des canons enfonçaient jusqu'au moyeu ; il fallut faire demi-tour, et ce ne fut qu'au bout de trois jours qu'on put gagner Marquesote, cinq lieues plus loin. Marquesote est un pueblo (village) de peu de ressources; mais à partir de ce point jusqu'à Vittoria les cases sont moins disséminées.

Tous les dix ou quinze kilomètres le long de la route, on trouve quelques feux, jusqu'au Pilon, qui coule au pied de l'hacienda de San-Antonio, la résidence actuelle de la sœur de La Serna. Jusqu'à ce moment, nous avions surmonté tous les obstacles ; mais cette fois il fallut s'armer de résignation et devenir ingénieux.

Le Pilon avait trente pieds de profondeur sur cinquante mètres de largeur. Ce n'était plus un torrent, c'était une débâcle, un tourbillon, un gouffre où s'engloutissaient des arbres entiers.

Nous ne pouvions rétrograder, et pourtant Yliacienda était vide de provisions ; il fallait passer.

t


Deux canots en troncs mal équarris, sans proue ni gouvernail, tels étaient nos seuls moyens de traversée pour des canons du poids de deux mille cinq cents kilogrammes. Vhacienda ne contenait ni clous ni cordages. Alors commença une véritable odyssée. D'adroits tireurs se glissent sous bois et tuent des taureaux sauvages ; officiers et soldats mettent la main à l'œuvre. Les cuirs des animaux dépecés servent à faire des lanières ; les lanières, fortement tressées à l'aide d'une roue de canon transformée en roue de cordier, se changent en câbles ; des peaux gonflées servent d'outrés. Plus loin, on démolit un hangar dont les madriers forment un tablier. En trois jours, on a improvisé un radeau soutenu par les deux canots et allégé par les outres. Dès que le gros câble de cuir est prêt et solidement amarré, on lance le pont volant, on

installe le va-et-vient ; puis les pièces d'artillerie passent. Cinquante contre-guérillas, au bruit des clairons qui sonnent la charge, les entraînent à bras au sommet de la berge opposée, dont la pente boueuse a été comblée de pierres et bien nivelée.

En six heures, toute la contre-gnérilla et son maté" riel avaient touché l'autre rive. Le même jour 1 nous traversions le Rio-Purificacion, d'une impo- j sante largeur, mais presque guéable : l'eau ne montait plus qu'à la selle. Malgré la rapidité du


courant, les escadrons, formés en bataille, s'avant çaient en rompant le fil de l'eau, chaque cavalier portant armes, chaussures et cartouches attachées autour du cou. En face du gué, au-dessus du : fleuve plein de clameurs et troublé par le clapotement des chevaux, la ville de Padilla restait plongée idans un profond silence. Padilla n'est plus ni cité ni bourgade, c'est une nécropole. Un clocher écroulé et enseveli sous les herbes, une vieille prison publique dont les pierres sont rongées et les portes de fer brisées, quelques pâles fiévreux qui glissent dans les rues solitaires le long de murailles criblées de projectiles, tel est le triste tableau qui s'offre à la vue. C'est là, en face de l'église, devant cette palissade, qu'est tombé en 1823, la poitrine trouée de balles mexicaines, Iturbide, le premier empereur du Mexique.

1 Padilla est pauvre ; il faut marcher encore pour chercher notre nourriture. On se remet en route, et après cinq heures de marche, où plusieurs chepvaux tombent morts de fatigue et d'épuisement :. fJOUS leurs cavaliers, la colonne arrive au bord du dernier fleuve-qui nous sépare de Vittoria. Le ; passage est impossible, la Corona roule ses eaux sur plus de quatre cents mètres de largeur. Nous campons en face de l'hacienda de San-Juanito, ; dont tous les Indiens se disposent à nous servir et


à nous apporter des provisions dès que le pivto (gué) se pourra franchir à la nage. Si les feux :b cuisine étaient inutiles, faute de quoi faire la soupe, nous avions besoin de réchauffer nos vêtement?

détrempés ; mais les arbres, dont les écorces sont mouillées, ne s'enflamment que difficilement. Nos bêtes sont moins à plaindre ; l'herbe a grandi sous les dernières ondées : aussi la ration des chevaux sert à préparer notre tortilla. Vers minuit, le vclI sauta brusquement de l'ouest au nord. Le ciel enfin

s'étoila, et à lueur de la lune, qui perça sous la feuillée, le bivouac avait un aspect magique. Sur nos têtes, les géants de la forêt, de leurs rameaux entrelacés avec les lianes et les lichens, formaient I une immense voûte de verdure, tandis qu'au dernier plan de la forêt vierge les eaux du fleuve, éclairées en plein de pâles rayons, emportaient avec elles des troncs et des branchages qui pas- saient rapidement, semblables de loin à des ra- j deaux chargés d'ombres silencieuses.

Au soleil levant, tout frissonnant encore du froid de la nuit, chacun courut au bord de la Corona.

Les eaux avaient sensiblement baissé ; les Indiens de 17iflcie?ïr/a San-Juanito, déjà groupés au nombre d'une cinquantaine sur la berge opposée, avaient préparé trois canots. Avant de les lancer, un des peoncs, pour apprécier la force du courant, se jeta


1 diirs le fleuve, et dès qu'il eut dépassé l'endroit le plus rapide, il fit un signe aux bateliers, qui, la pagaie à la main, suivirent la direction de son sil- ;-.ge. Aussitôt la troupe d'Indiens, jeunes et vieux, i à moitié nus, se précipita à la nage en fendant les flots : ce fut là un des épisodes les plus émouvants i de la campagne. Les embarcations suffisaient pour [ la contre-guérilla et son matériel, et malgré les (difficultés d'abordage tout allait bien; mais restalent les animaux et les canons. Les Indiens se proposèrent bravement pour ces deux opérations.

» Gomme d'habitude, on lance les chevaux en troupe; l hs nageurs les escortent sur les deux flancs. Les uns écartent les branches qui peuvent frapper les [pauvres bêtes; les autres soutiennent la tête des retardataires fatigués. La première épreuve a réussi.

Sans prendre de repos, la bande des tritons est [revenue aux cinq grosses pièces d'artillerie; qua[ rante des nageurs attelés à un cordage les entraî[ nent successivement séparées de leurs caissons. Au .départ, tout disparaît brusquement sous l'eau; des l plongeurs poussent aux roues, devenues invisibles, ) 'et en quelques minutes tout le cortége sort du lit » de la Corona en poussant des cris de joie. Le soir, [nous couchions à Guemès, triste village qui, aux t temps passés, a dû être un lieu de plaisance, grâce lià sa proximité de la capitale et à la richesse d'un ifc.


sol aujourd'hui inculte. Le 20 octobre 1864, la contre-guérilla, malgré toute sa résignation, saluait avec enthousiasme les premières maisons de Vittoria. Près de deux mois de solde (300 fr. par homme, déduction faite des besoins personnels prévus par le corps) étaient dus aux troupes. Quarante-huit heures de liberté entière furent accordées, et les tiendas de Vittoria purent se féliciter des prodigalités françaises.

IV

Pendant ce repos, le colonel de la contre-guérilla dut organiser tous les services des deux districts de la province qui lui étaient cGnfiés. Les hommes dignes de remplir les premiers postes ; étaient fort rares ; les principaux notables ne voulaient point accepter de fonctions compromettantes, j ou la moralité de ceux qui s'offraient donnait des craintes sérieuses pour l'administration de la chose publique. Il y avait à Vittoria un homme doué de certaines qualités, et qui avait embrassé la cause de l'empire avec ardeur. C'était un beau-frère de M. Aguilar (1), M. Torribio de la Torre, désigné

(1) M. Aguilar di Marrocho, ancien ministre sous Sanla- I Anna, qui prononça un excellent discours en faveur de l'ar- I


a déjà pour les fonctions de préfet politique par le shoix provisoire du général Mejia. Son activité et ga connaissance du pays le firent élever à cette première dignité locale, et tout d'abord il nous rendit de vrais services; mais plus tard, dès qu'il prédit le départ de la troupe française, il la desservit de façon à regagner les faveurs des libéraux (1). —

Les bureaux d'octroi, de police et de contributions Turent réinstallés avec d'autant plus d'avantage que Tittoria, depuis la rentrée de la contre-guérilla, savait repris un tout autre aspect, que la majeure ipartie des habitants avait reparu dans ses foyers, tet que désormais les convois de commerce et [même de fruits arrivaient facilement de San-Luis et ide Tampico, ce qui doublait la population flottante.

M Malheureusement la sécurité des grands chemins i n'était point encore complète, malgré les mesures qui avaient été prises avant notre départ pour Sotto-Marina. La nécessité d'une gendarmerie volante avait fait choisir et armer quarante cavaliers .mexicains destinés à courir sus aux bandits. Durant notre absence, aprè3 avoir été bien équipés et

v chiduc Maximilien à la junte de Mexico, qui fut député à Miramar pour y porter la couronne, puis ambassadeur du Mexique en 1865 à Rome et aujourd'hui à Madrid, licenciado d'une haute valeur et clérical aussi honorable que passionné.

* (1) 11 a pourtant été pendu, pendant les derniers événements, à Tampico.

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bien payés, les quarante gendarmes avaient déserlé j avec armes et bagages pour travailler à leur j compte. L'insuccès de ce premier essai, le seul qui eût chance de ramener le calme dans la pro- vince, était inquiétant pour l'avenir, car donner des fusils aux citoyens pour leur propre défense, c'était ouvrir une nouvelle ère de désordres. Pour parer à la perte de cet élément de pacification, un décret du maréchal Bazaine augmenta l'infanterie de la J contre-guérilla d'une compagnie de deux cents j fantassins, qui fut bientôt formée avec les meilleurs I soldats libérés descendus, pour gagner l'Europe, à

Orizaba, où les engageait un de nos camarades de * la contre-guérilla, détaché pour le service du recrutement. De nouveaux renforts d'ailleurs, et nous en avions besoin, nous étaient expédiés des trois provinces d'Algérie par ordre du ministre de la guerre. Une colonne de trois cents hommes, Afri cains éprouvés, venait de débarquer à Tampico.

La contre-guérilla, qui allait compter près de mille combattants, n'eut pas le temps de s'endormir dans les minces délices de Capoue.

Pedro Mendez, un des chefs de guérilleros qui, comme on se le rappelle, avait harcelé nos régiments enfermés dans Tampico, et qui plus tard avait vu sa bande réduite à une quinzaine de malfaiteurs, tenait garnison dans la ville de San-Car-


los. Par suite de l'éparpillement en guérillas des quinze cents Mexicains révoltés contre l'autorité de Cortina à l'heure de sa capitulation, il s'était subitement entouré de quatre cents partisans. Les gendarmes déserteurs s'étaient à leur tour ralliés à son drapeau, qui portait pour seule devise : « Guerre aux Français! » Le général Carbajal, oublieux de sa dignité, mais résolu à se servir de tous les instruments pour renverser l'empire, s'était aussi réfugié à San-Carlos, d'où, sans paraître, il donnait le mot d'ordre au bandit Mendez. On devait désormais tout craindre de Carbajal, car son cousin La Serna avait consenti à lui transmettre de la part du colonel Du Pin une lettre dans laquelle ce dernier l'adjurait au nom de son pays, lui Carbajal, vieux soldat éprouvé, de se rallier, d'apporter toute son activité au service d'une cause qui pouvait être libérale, et la preuve qu'on lui donnait de la loyauté de ces intentions, c'était de lui offrir un commandement. Le général Carbajal avait repoussé ces propositions, en exprimant combien il était sensible à pareille offre venant des Français ; mais il annonçait qu'il ne déposerait pas les armes qu'il n'eût vu flotter sur Vittoria la bannière de l'indépendance.

— Pedro Mendez, ranchero du Tamaulipas, lâche et hardi tout à la fois, est de taille peu élevée. Cet homme, d'une figure un peu efféminée, est renommé


pour la petitesse de son pied, avantage auquel les Mexicains, et surtout les Mexicaines, attachent un très-haut prix. Infatigable cavalier, toujours en selle, il passe sa vie nomade au plus épais de la broussaille. Fuyard aujourd'hui, demain prompt à l'attaque sans jamais se jeter de sa personne dans la mêlée, c'est le partisan insaisissable, quoiqu'ilsoit facile à reconnaître aux lunettes vertes qu'il porte toujours en marche et à son costume invariable : sombrero, veste de peluche noire, revolvers à la ceinture, culotte blanche et petites bottes à éperons ciselés. Marié à une charmante Mexicaine qu'il aime avec passion, malgré les pleurs de sa femme, qui gémit sur son genre d'existence chaque fois qu'il va la retrouver secrètement, il ne vit que pour le pillage. Quand il se sent en forces, de sa propre main il assassine froidement quiconque lui résiste, ou quiconque lui inspire un soupçon. Voilà le nouvel allié de Carbajal. L'imprimerie de Vittoria, dont nous avions retrouvé à San-Fernando les caractères enlevés par Cortina, fonctionnait de nou- veau et publiait le journal officiel de la province.

Mendez y répondit par la création d'une feuille nommée El Cosaco, semée sur toutes les routes, où il jetait à notre face les plus sanglantes invectives toujours couronnées par la formule : Libertad et independencia. ]

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Huit jours s'étaient à peine écoulés depuis que la contre-guérilla y tenait garnison, que la panique se répandit à Vittoria. On annonçait l'irruption de la. bande de Mendez. Sa guérilla, au nord de SanCarlos, avait pillé un convoi considérable appartenant aux négociants de Monterey, puis, faisant brusquement volte-face, s'était jetée sur Ximen'ès, en avait pendu l'alcade et les autorités qui s'étaient présentées à notre passage, avait pris onze mille piastres (55,000 fr.), tout ce que possédait la malheureuse ville, et s'était emparée des deux grosses pièces d'artillerie laissées en arrière par nous, au moment où elles s'acheminaient à petites journées sur Vittoria. Ces bouches à feu étaient déjà en route sur San-Çarlos, qui se transformait de jour en jour en fort réduit, comme le quartier général de Carbajal, et qui devait être bientôt inexpugnable si on réussissait à l'armer de canons. Or, la Huasteca était totalement apaisée; le commandant Pavon venait de faire aussi sa soumission. Les districts de Tampico et de Vittoria étaient rentrés dans l'ordre, et Pancho de Léon, le frère de Martin de Léon, avait déposé les armes. Les deux villes principales du Tamaulipas, Tampico et Vittoria, protégées par des travaux sérieux et un armement bien approvisionné, se reliaient déjà par des colonnes mobiles fort redoutées ; le commerce repre-


nait, quand cette étincelle partie du nord vint mettre le feu à la province. Il n'y avait pas de temps à perdre si on voulait arracher à l'ennemi les pièces capturées. Par bonheur, les chemins étaient encore pleins de vase, les pièces étaient de gros calibre, et vingt-cinq lieues séparaient SanCarlos de Ximenès. Sans plus tarder, les deux escadrons de contre-guérillas se mirent en route, n'emportant qu'un jour de vivres.

L'officier le plus élevé en grade, M. Isabey, reçut le commandement de l'expédition. Par un temps frais, on a vite franchi le parcours de Guemès. On n'aperçut que les loups des prairies rongeant encore sur la lisière de la forêt les squelettes de nos chevaux, tombés morts au retour de SanFernando. À l'entrée du village de Guemès, l'alcade, personnage au regard faux, nous révéla mystérieusement qu'un avant-poste ennemi venait de s'enfuir devant nous, que Mendez, avec le gros de sa troupe, avait bivouaqué la dernière nuit à Y hacienda de San-Juan, trois lieues plus loin, couvrant ainsi de sa personne ses guérillas occupés à entraîner à San-Carlos les deux pièces de bronze.

On demanda un guide à l'alcade, qui paraissait peu disposé à nous servir. Sur sa réponse qu'il était impossible de s'en procurer un seul, on l'engagea poliment à enfourcher sa mule, et, pour éviter de


le compromettre, on l'entoura d'un rideau de cavaliers. Pendant qu'un des deux escadrons courait sur la route de Padilla, l'autre fit un écart de trois lieues sur la gauche et se dirigea sans bruit à travers bois sur l'hacieiida de San-Juan. On était à mi-chemin : pour obtenir des renseignements précis sur le nombre et la position de l'ennemi, un des nôtres, le jeune Dumont, toujours prêt à se dévouer, se proposa pour pousser seul en avant.

Vêtu d'un costume de cuir, il se déguisa en vaquero, et, monté sur un cheval sauvage, il partit au galop, certain d'avance, s'il était fait prisonnier, de périr martyrisé, carMendez est implacable (1). Une demi-heure, longue aux camarades qui attendaient son retour, s'était écoulée quand il apparut enfin sur sa monture blanchissante d'écume. L'alcade avait menti par peur, car Mendcz n'avait pas encore paru à San-Juan. Les peones étaient au travail ; mais sur l'autre rive de la Corona circulaient quelques avanzadas. La vue de .nos vestes rouges, encore inconnues dans ces parages, causa grand émoi dans l'habitation, car les Indiens sont tellement habitués à voir des bandes de toute couleur, que le nom de Français n'avait pour eux que la signification commune, c'est-à-dire la menace de

t) Dans une récente entreprise de ce genre, le lieutemnt Dumont est tombé aux mains de l'ennemi et a disparu.


corvées et de réquisitions qu'entraînent toujours les partis à leur suite. Aussi, à peine notre arrivée eutelle été signalée du haut du mirador de l'hacienda que tous les peones s'enfuirent avec le majordome à travers les hautes tannes à sucre dont San-Juan est entouré. Cette hacienda, dont La Serna est propriétaire, offre de splendides cultures; mais le sol, d'une rare fertilité, y est malsain pour les nombreuses familles attachées à l'exploitation, malgré le confortable aménagement de leurs cases : les fièvres y naissent des mille irrigations qui baignent les plantations et du voisinage de la Corona, marécageuse dans cette partie basse. La maison principale, qui domine les écuries et les bâtiments pourvus des nombreux outillages nécessaires à une agriculture déjà avancée, a vraiment l'air seigneurial. Au bord du fleuve, la construction d'un beau moulin à sucre, sur le modèle des moulins de La Havane, ces types du genre, est restée inachevée.

C'est dommage, car sans la guerre civile ce petit coin de la province serait florissant. Les communs de l'hacienda renfermaient sous leurs hangars onze magnifiques étalons de toute robe, croisés d'arabe et d'américain, et trois élégantes voitures importées de La Havane à grands frais. San-Juan est la plus belle exploitation du Tamaulipas, et ses produits agricoles et chevalins prouvent que, si los


bras venaient à y abonder, la terre ne se montrerait pas ingrate.

Le majordome, un peu rassuré, avait reparu : il s'était cru un instant envahi par les gens de Mendez, dont il connaissait trop les procédés pour ne pas prendre la fuite. Cet administrateur, aussi intelligent que laborieux, était dévoué à La Serna, et sa responsabilité était lourde, car l'hacienda de San-Juan égalait en importance, par le chiffre de la population, une petite ville du Tamaulipas. Un vieux secrétaire du majordome, un escribano, lui servait de second. A tous ces détails, cet escribano ajoutait les informations qui nous intéressaient le plus. Mendez était campé sur l'autre rive de la Corona, prêt à se jeter dans n'importe quelle direction, car San-Juan est le carrefour de toutes les routes qui mènent aux quatre coins du Tamaulipas : au nord San-Carlos, à l'est Padilla et Ximenès, au sud Croy, et à l'ouest Guemès et Vittoria. Le majordome redoutait pour la nuit suivante, disait-il, une sérieuse attaque ; aussi comptait-il se jeter avec sa nombreuse famille dans le monte dès notre départ, qui s'annonçait déjà.

D'après les derniers renseignements, Mendez devait avoir pris position entre San-Juan et Pac'alla. C'était justement le chemin que nous allions parcourir pour rejoindre l'autre escadron dans


la ville de Padilla, où était le rendez-vous.

Après une heure consacrée au repas des hommes et des chevaux, on se mit en route par une nuit brumeuse, coupant en pleine forêt à la suite de deux guides sûrs, des peones de San-Juan. Ce fut une marche de dix heures à travers huit lieues de marais boisés et sur une terre encore noyée par les dernières pluies. Parfois on s'arrêtait pour prêter l'oreille et laisser le temps à l'arrière-garde de rejoindre la colonne, surtout au passage des barrancas, fréquentes dans ces parages ; on était couvert de boue et harcelé de maringouins. Vers deux heures du matin, la moitié de l'escadron s'égara malgré toutes les précautions prises. La nuit était si noire que presque tous les contre-guérillas avaient la tête ensanglantée par les branches qui leur fouettaient le visage et les oreilles. On dut s'arrêter court, appeler et écouter longtemps; personne ne répondit. Malgré le voisinage présumé de l'ennemi, il fallut se décider à faire sonner les trompettes. Rien ne produit une longue et douloureuse sensation comme ces notes graves et plaintives lancées de nuit dans l'espace au milieu du silence, surtout lorsqu'elles appellent des compagaons quelquefois perdus pour toujours. L'anxiété fut grande; enfin après vingt longues minutes les égarés ralliaient nos rangs. L'appel fait, on marcha


encore trois heures. Au lever du soleil, nous entrions à Padilla, où l'autre escadron nous attendait pour se mettre à la poursuite des pièces d'artillerie.

Vers midi, une fois le gué du Rio-Purificacion traversé, on eut à franchir le Pilon, toujours gros et emporté dans son cours. Sous le choc d'une pièce de bois courant à la dérive, un de nos canots chavira, et dix cavaliers disparurent bottés et armés au milieu du gouffre. Un instant on vit cette grappe d'hommes suspendue au faible cordage d'attache, qui finit par céder sous tant d'efforts désespérés. En un clin d'œil, les bons nageurs de la contre-guérilla s'élancèrent au secours des naufragés. Huit seulement purent être sauvés; un Arabe et un Français, tous deux vieux soldats de Crimée et d'Italie, furent entraînés; trois ou quatre fois apparut une tête suppliante, puis le tourbillon se referma. Chacun de nous s'en alla le cœur serré, quittant les chemins battus, jusqu'à la Partadero, rancho solitaire dans la direction de la route de Ximenès à San-Carlos, la petite ville vers laquelle roulaient les canons. En trente-six heures, on avait parcouru trente et une lieues. La chute du jour était proche ; à peine le café versé, chaque cavalier - se laissa tomber de fatigue sur le sol, confiant dans la vigilance des petits postes. Vers onze heures, ,¡s que la lune éclaira les sentiers, on recommença


la poursuite en pleine forêt vierge. Un guérilla lancé à toute bride se jeta brusquement dans notre avant-garde. C'était un émissaire de Mendez qui retournait à lui après s'être assuré que les canons s'avançaient sans encombre vers San-Carlos. On le retint prisonnier, sans obtenir de lui aucun éclaircissement. Aux premières lueurs de l'aube, nous débouchions sur la grande route; les empreintes de roues tracées sur le sol dataient de la veille. On partit au galop, et à un détour du chemin on tombait sur le rancho de la Garita. Sous les arcades du péristyle étaient couchés bien endormis, les armes sous la main, onze bandits; avant d'avoir pu se défendre, ils étaient saisis. A cinq cents mètres plus loin, au bas d'une côte, les canons reposaient sur des chars embourbés dans un ruisseau. Un fort parti de cavaliers les entourait; mais, stupéfaits d'apercevoir les vestes rouges à pareille heure, ils s'enfuirent dans la direction de SanCarlos à bride abattue. Les prisonniers étaient vraiment hideux dans leur accoutrement. Les cheveux et la barbe jncultes, des chemises garnies de dentelles déchirées et souillées, des vêtements moitié bourgeois, moitié militaires, salis par la débauche, des ceintures enrichies de broderies d'or et d'argent, les mains encore tachées de sang, tout accusait en eux les meurtriers des victimes d.j.

1


Ximenès. Lorsque leurs noms eurent été inscrits et que l'interrogatoire eut été achevé, ils se placèrent sur un rang où ils attendirent bravement la mort.

Grâce fut faite à un seul, qui demanda la parole au moment suprême. C'était un peon enlevé de force par les guérillas et qui avait été contraint de les suivre. Renseignements pris auprès des conducteurs de voitures que nous reconnûmes, on lui pardonna, et plus tard, à Vittoria, il fut élevé au grade de jardinier sur un petit coin de terre réservé où se semaient les légumes destinés -à la nourriture des malades de la centre-guérilla. Dix cadavres tombèrent et restèrent sans sépulture ; les pièces étaient reprises, les chevaux des condamnés remplacèrent nos montures les plus épuisées, et le soir même San-Garlos, au pied duquel nous allions bivouaquer, apprenait par ses fuyards le sort de ses partisans.

Dans la nuit, le colonel Du Pin nous avisait qu'il était sorti lui-même avec de l'infanterie pour cou-vrir Guemès, que Mendez menaçait de San-Juan, » où il avait pénétré. Le lendemain, nos escadrons > couchaient à l'haciénda de San-Juan, où ne restaient que des familles éplorées. La veille au i matin, Mendez, à la tête d'une partie de sa gué1 rilla, avait fait irruption, et au moment même où il les siens tombaient a trente lieues de là, il pendait


le majordome, le vieil escribano et nos deux guides.

Chevaux et voitures avaient disparu; de plus quarante Indiens peones, pris au lasso, avaient été emmenés comme recrues. C'était là le premier avertissement donné par le général Carbajal à son cousin La Serna, qui, penchant encore entre la cause juariste et le régime impérial, finit par accepter la présidence de la grande junta convoquée à Vittoria pour le 15 novembre 1864; cette junta devait réunir tous les notables du Tamaulipas, appelés à discuter les intérêts de leur Etat. Le 3 novembre, le capitaine Isabey, après avoir si bien réussi, ramenait les escadrons à Vittoria; la

cavalerie avait ainsi parcouru soixante-sept lieues en quatre nuits et quatre jours. Cette course donne une idée des services que peut rendre le cheval du Tamaulipas. i

y

Les nouvelles qui suivirent ces événements furent très-fâcheuses. Les deux officiers de la contreguérilla française retenus à Tampico par les besoins du service avaient succombé au vomilo ; quatrevingt-sept soldats faisant partie de nos trois cents


Africains récemments débarqués, en quelques jours d'épidémie, avaient été aussi enlevés par le fléau, qui décimait plus encore la population indigène.

Le reste du détachement avait été mis aussitôt en marche sur Vittoria. Malgré ces mesures, le chemin fut semé de morts. Pour redonner du courage aux survivants frappés de terreur à la vue de ce mal aussi étrange que rapide, la contre-guérilla leur expédia en toute hâte des secours et des médicaments. Là où leurs aînés avaient passé au milieu de chaleurs caniculaires avec des pertes minimes, les nouveau-venus s'affaissaient presque foudroyés, et il n'en arriva que cent dix-sept à Vittoria. L'insurrection en même temps faisait des progrès. Les villes de Croy, de Padilla, s'étaient soulevées à la voix d'un ancien commandant de Cortina, Ingenio Abalos. Ce nouveau rebelle avait déjà coupé les communications de Sotto-Marina et de Tancasnequi, tandis que Mendez interceptait celle de Monterey et de San-Fernando. Le but évident de cette levée de boucliers était d'empêcher tous les notables de la province d'arriver à la junta de Vittoria. Pour réussir, Carbajal, par l'organe de Mendez, n'avait pas craint de prêcher cette fois la guerre sociale, devant laquelle il avait reculé jusqu'au moment où il avait compris que l'ouverture de la junta allait consacrer l'union des grands propriétaires, dési-


reux de resserrer leurs liens, et que l'insurrection perdait ses meilleures chances d'avenir. Ses espérances furent dépassées. Ce que le gouvernement eût dû tenter avec sagesse et promptitude, Témancipation des Indiens, ses ennemis l'entreprenaient, mais sans opposer aucun frein aux convoitises et aux haines déchaînées. Tous les Indiens, qui formaient le seul élément sérieux de reconstitution mexicaine, se levèrent en masse contre leurs hacenderos en réclamant le partage des terres. Tous les petits pueblos prirent les armes, les maisons restèrent désertes, et les bois s'emplissant de rebelles, les canons de fusil bordèrent les haies des sentiers.

Le 8 novembre 1864, un vaquera, venu de Sotto-Maùna à franc étrier, entrait à la maison de commandement de Vittoria. Jésus LaSerna faisait savoir que ni les notables du district du centre ni lui-même ne pourraient se rendre à la prochaine junta du 15 novembre; leur tête avait été mise à prix s'ils bougeaient, et malgré toute leur résolution ils ne pouvaient, disaient les notables, songer à se mettre en route sans force armée au moment où tous les chemins étaient barrés par les bandes de Mendez, grossies à vue d'œil. La défection, même pion calculée, de La Serna, qui comptait un puissant parti et qui seul pouvait contre-balancer j


l'influence de son parent Carbajal, avait une trop grande portée pour que l'autorité française ne voulût pas lui ôter tout prétexte d'abstention; d'ailleurs l'intérêt du pays exigeait qu'on cherchât à compromettre La Serna de façon qu'il ne pût désormais reculer. Les deux escadrons de la contreguérilla se remirent en route pour Sotto-Marina, l'un à gauche par le chemin de Padilla, l'autre à droite par celui de Croy, balayant ces deux parcours pour se donner la main au rancho de la Puerta. Guemès et Padilla étaient vides; Croy était-en pleine insurrection, et toutes les cases en étaient abandonnées.

La maison des renies publiques avait même été démolie et pillée par le chef lngenio Abalos. L'alcade récemment installé, fait prisonnier par les guérillas, avait pu s'échapper dans. la broussaille, où il avait été poursuivi à coups de fusil. On dut bien se garder pendant la nuit passée à Croy. Un guérilla de mine repoussante fut fait prisonnier. Résigné d'avance au sort qui l'attendait, il s'accroupit auprès du feu du bivouac, et pendant que le chef de contre-guérillas, assisté de l'alcade de Croy, qui nous avait ralliés, et d'une cour martiale, lui faisait subir un dernier interrogatoire, le Mexicain lui demanda cavalièrement une cigarette. Sur son propre aveu, il fut reconnu coupable d'espionnage et de rapines. Le cœur se serrait de voir à la lueur


rougeâtre du foyer ce bandit, intelligent d'ailleurs, assis tranquillement et savourant cette dernière fumée de tabac. Quand il eut achevé sa cigarette, toujours impassible, il se leva en proférant le mot sacramentel : A la disposicion de Vd, senor (à votre disposition) ; c'est ainsi qu'il s'en alla dans l'autre monde. L'alcade nous apprit à son tour qu'une femme galante, la maîtresse d'Ingenio Abalos, connue sous le nom de Pépita, partageait ses loisirs entre les Français à Vittoria et les chefs de guérillas à Croy, où elle avait sa demeure; que £ a maison était le rendez-vous des orgies et des conciliabules où elle nous trahissait; que le soir même, une heure avant notre apparition à Croy, elle y était entrée à l'improviste, éventant notre marche près de la bande réunie dans une partie de monte. Il ajoutait que les guérillas, après s'être concertés devant elle à voix basse, s'étaient lancés en toute hâte sur la route de la Puerta, où nous devions passer de nuit, pour nous y dresser une forte embuscade.

hl rès perquisitions faites, la charmante espionne

fut trouvée cachée sous un tonneau, au fond d'un faux grenier de sa maison. Le sol de la case était encore jonché de cartes, de verres et de robes fanées. La Mexicaine refusa, malgré nos prières, de donner des renseignements sur la nature et la


position de l'embuscade. Alors une corde à nœud coulant fut attachée à la poutre du toit, une montre fut placée en évidence sur la table, et la prisonnière fut prévenue que, si elle n'avait pas parlé au bout de cinq minutes, elle allait être pendue : elle resta muette. De temps à autre, prête à s'élancer comme c une panthère, les yeux fixes et ardents, elle observait les revolvers passés à la ceinture des Français; la cinquième minute était expirée que la femme n'avait pas encore rompu le silence. La corde s'abaissa lentement et fit tressaillir le cou de Pépita.

La menace avait réussi : elle fit des aveux complets.

On partit de Croy. L'alcade, craignant ses concitoyens, voulut nous suivre ; Pépita, gardée par deux contre-guérillas, marchait en tête comme une fière amazone. Pas un coup de feu ne partit de la forêt, et un des guérillas, tombé plus tard entre nos mains, avoua que la bande de Croy, à la vue de la favorite du chef Abalos devenue notre prisonnière, s'était blottie dans le lit d'une barranca sans oser nous attaquer. Le lendemain, sur tr.

notre parcours, nous entendîmes les mugisseniefits des taureaux sauvages ; mais nous savions qulngenio Abalos avait le talent d'imiter parfaitement les mugissements de ces animaux ; il comptait ainsi nous inspirer de la confiance, puisque d'ordinaire les bandes de bétail s'enfuient à la vue de l'homme.


À une heure convenue, les deux escadrons se rejoignirent au précipice de la Puerta, et attendirent vingt-quatre heures au rancho voisin les notables de Sotto-Marina, qui nous avaient avertis de leur départ. Toutes les chambres du rancho étaient semées do poudre ; l'ennemi venait de les évacuer.

Le soir, La Serna, suivi d'un nombreux cortégc, nous donnait la main.

Le 15 novembre 18611 au matin, les coups de canon prescrits par le cérémonial faisaient retentir la grande place de Vittoria. La junla entrait en séance dans la salle de l'ayuntamiento. L'assistance était nombreuse ; La Serna fut acclamé président. Tampico, comme ville importante, accepte mal la suprématie de Vittoria, sa capitale en décadence. Aussi son préfet politique, Apollinar Marquez, déjà hostile à l'intervention française (1), refusa-t-il de déférer à l'invitation qu'il avait reçue et usa-t-il de mille stratagèmes, sans réussir entièrement, pour arrêter le départ des notables du district du sud. D'un autre côté, deux des villes les plus éloignées du Tamaulipas dans la direction du nord, Hidalgo et Villagran, menacées qu'elles

(1) Après la junla, ce fut la Serna qui le remplaça dans ses fonf tions de préfet politique. Carbajal fit raser les troupeaux de la Serna, et mit à prix pour cent mille piastres la têle de son cousin.


étaient par San-Carlos, n'avaient pu répondre à l'appel du gouvernement. Cela était d'autant plus regrettable que dans leur rayon est englobée la zone la plus riche de l'État de Tamaulipas.

Pendant que la contre-guérilla battait la campagne pour ouvrir les chemins aux Indiens amenant leurs produits à Vittoria et défendre la ville contre les incursions de plus en plus hardies des guérillas, une nouvelle colonne expéditionnaire, composée de cavaliers et de fantassins, fut chargée d'aller chercher les notables à Hidalgo et à Villargran, sur la demande de la Serna, désireux de rallier tous les centres de la province en un seul faisceau et d'organiser les gardes rurales. On tenta encore de former une gendarmerie ; douze Indiens, robustes et braves cavaliers, en furent le premier noyau. Le lendemain, on trouvait le sous-officier de cette troupe pendu à une lieue de la ville. Les nouveaux engagés ne se découragèrent pas, et même deux d'entre eux partirent comme guides de la colonne envoyée dans un pays nouveau dont ils connaissaient toutes les localités.

La route qui conduit à Hidalgo, et qui pendant une vingtaine de lieues court le long des dernières pentes des montagnes, est parsemée d'haciendas fertiles où abondent le tabac, le maïs, la canne à

sucre et les oranges. C'est la meilleure route du


Tamaulipas et la plus fréquentée. Presque à la sortie de Vittoria, un premier coup de feu nous fit dresser l'oreille. A. la hauteur de Y hacienda de Caballeros, notre avant-garde se heurta la tête dans les jambes d'un pendu ; c'était un pauvre cordonnier de Vittoria, nommé Serapio Ernandez, parti la veille en courrier de la junta expédié à Hidalgo.

La clairière était pleine de feux encore fumants et de débris de bestiaux fraîchement tués. Ce tableau était sinistre. On atteignit bientôt l'arroyo de la Palmita, torrent desséché, au lit encaissé, dont les bords étaient hérissés de lianes et de ronces. A peine engagés dans la pente, un nuage de fumée enveloppa tout à coup les partisans français ; maïs, comme on ne marchait qu'avec méfiance, chacun fut vite couché sous la décharge de l'embuscade, qui passa comme un ouragan par-dessus les têtes ; puis on se releva. Pas un ennemi n'était visible.

Alors fantassiils à la baïonnette et cavaliers le sabre nu s'engouffrèrent sous les halliers; presque aussitôt on entendit des cris étouffés. Dix minutes après, la contre-guérilla était ralliée ; on essuya sur l'herbe les lames rougeâtres, et malgré les insultes des bandits galopant dans tous les sens, nos tirailleurs et nos flanqueurs éclairèrent le pays, le doigt sur la détente de la carabine, ripostant de temps à autre. Le soir, on coucha au bord d'une rivière


dont le clapotement troubla seul le silence de la nuit. Ce même jour, un peloton de contre-guérillas, envoyé au secours de l'alcade de Guemès, fut moins heureux ; après avoir sauvé l'alcade, nos camarades furent chaudement reconduits par une guérilla supérieure en nombre et grossie des habitants du village, et l'officier français rentrait à Vittoria les deux cuisses traversées d'un coup de feu.

La première étape que nous avions parcourue sur la route d'Hidalgo ne comptait pas moins 'de dix lieues. Le lendemain -de bonne heure, tiraillés sans cesse par des avanzadas toujours invisibles, nous traversions la Corona. Moitié des fantassins montèrent en croupe des cavaliers ; mais les autres, moins bien servis, furent condamnés à un bain de jambes glacial, car le vent du nord avait soufflé toute la nuit, et au moment du lever du soleil, heure à laquelle le froid est ordinairement le plus intense, le thermomètre était descendu à dix degrés au-dessous de zéro : à midi, le jour même, il atteignit trente-six degrés de chaleur.

La rive opposée de la Corona était couronnée par une. hacienda qui a été une résidence princière. En avant de ses deux ailes, deux villages, habités par les serviteurs de l'habitation, s'échelonnent sur la pente. En arrière des bâtiments, d'immenses plan-


tations d'orangers produisent par an, en temps d'exportation facile, de 6 à 7,000 piastres. C'est aujourd'hui le domaine du général La Garza, l'ancien gouverneur qui s'est rallié à nous, et qui, pour ménager la situation, s'est rendu à Mexico, confiant ses biens à son frère cadet Bautista La Garzà. Ce dernier, qui s'était tenu à l'écart de la junta, déguisa mal son antipathie pour les Français pendant la courte halte qu'ils firent à cette hacienda de Santa-En gracias. Nous apprîmes aussi que Mendez avait passé la soirée et la nuit précédentes en compagnie du jeune La Garza après son embuscade infructueuse de la Palmita, que sa troupe s'était ravitaillée dans les magasins de Santa-Engracias, et que Mendez, après avoir pompeusement annoncé l'intention de nous attendre et de nous détruire dans cette position, avait décampé le matin a notre approche et s'était rejeté en arrière vers Hidalgo.

A la sortie des plantations de Santa-Engracias, le pays est accidenté : ce n'est plus ni la terre chaude ni la plaine, ce n'est pas encore la montagne. C'est. une succession de bosquets favorables aux embuscades. Aussi notre avant-garde salissait silencieuse, fouillant du regard tous les recoins de bois, tenant toujours à distance l'ennemi qui battait en retraite. Au détour d'une vereda, elle


surprit un brigand armé, qui se cacha sous un faux nom, mais qui fut vite reconnu par un de nos guides comme le célèbre Galindo, le plus fameux bandit de tout le Tamaulipas, et passé par les armes. Un peu plus loin, un vrai gentleman, lancé au galop, à qui sans doute Galindo servait d'éclaireur, se croisa au sommet d'un mamelon avec nos avancées. Il avait fort bonne mine et parlait français. Il déclara être Rafael de La Garza, frère aîné du général. Sa présence dans ces parages était fort suspecte, car malgré le décret il était armé de revolvers, marchait sans passeport, et ne s'était encore présenté à aucune autorité. Il voyageait seul, à son aise, sans peur des guérillas, et de plus il sortait de l'hacienda voisine, Santa-Maria, domaine de M. Ortiz, son beau-frère, où l'ennemi avait aussi campé la dernièrê nuit. Cependant il donna sa parole qu'il était étranger aux bandes et qu'il se présenterait avant cinq jours au colonel Du Pin ; il réclama même une lettre d'introduction.

On lui remit une lettre confidentielle bien fermée, et, malgré de justes soupçons inspirés par son ancien grade de colonel juariste, on le relâcha.

A la tombée du jour, on finit par découvrir, à l'extrémité d'immenses cultures de maïs, l' hacienda de Santa-Maria. La cour intérieure était encore pleine de litière fraîche ; une trentaine do


guérillas avaient en effet campé sous les fenêtres de M. Ortiz, qui, pour éviter nos questions, prétexta une maladie et resta couché toute la soirée.

Nos deux gendarmes, en faisant causer les nombreux peones de Santa-Maria, apprirent bientôt qu'un nouveau parti de cavaliers levés la veille dans la ville d'Hidalgo avait passé là pour se réunir à Mendez, dont le rancho, appelé Enchillado, est perché sur la rive gauche de la Corona, en face de Santa-Maria. En fouillant Enchillado, nos éclaireurs s'emparèrent d'un Indien qui déclara courageusement que depuis vingt ans il était le serviteur de Mendez. Le prisonnier dut sa liberté à la franchise qu'il montrait dans ce moment suprême.

Mendez répondit à cette générosité par un bando qui ordonnait à tous de faire le vide devant les Français sous peine de pendaison. En effet, plus nous avancions, plus la solitude était menaçante ; elle n'était troublée que par les coups de fusil échangés entre nous et les vedettes éventées par les chiens galopant nuit et jour en tête de notre colonne. Pourtant la route d'Hidalgo est semée de ranchos et d'haciendas.

La ville d'Hidalgo, moitié moins grande que Vittoria, avait été évacuée à la hâte dès l'apparition du bando. Toute la population, chargée de ses effets les plus précieux, avait gagné les bois. Les


maisons étaient désertes ; partout on trouvait des traces de cartouches récemment fabriquées. Au coin de la place principale, près de l'église où la contre-guérilla débouchait au pas de course, en travers et sur le seuil de l'unique porte ouverte, était étendu un large pavillon américain. Derrière le pavillon, un homme pâle, les bras croisés, de haute stature, la tête découverte, attendait immobile. Pressées à ses côtés, pleuraient de terreur sa femme et ses deux filles. C'était un consul américain, M. Daniel Hastings. Après nn échange de cordiales paroles, le consul déclara en secret à l'officier français que Mende\ en personne lui avait dit la veille qu'il voulait attirer les contre-guérillas à

Hidalgo, leur couper les communications, et les attaquer à outrance au moment de leur retour avec des forces bien supérieures. Mendez connaissait exactement le chiffre de notre effectif, qu'il avait fait compter. Tous les notables d'Hidalgo s'étaient enfuis à Villagran ; la mission dont nous étions chargés ne pouvait donc se terminer que douze lieues plus loin, à Villagran même.

En quittant Hidalgo, on parcourt un terrain toujours varié: on passe d'une forêt vierge à une vallée presque nue, partagée par un fleuve qui serait couvert d'usines, si les Américains s'établissaient sur ses rives ; plus loin, c'est une petite


chaîne de collines aux rudes descentes, aux pentes ravinées. En face, l'horizon est barré par une ligne de hauts mamelons : c'est au pied de ces collines, sur le bord d'une rivière encaissée et rocailleuse, qu'est bâti Villagran. Du sommet de la pente escarpée que descendaient les contre-guérillas, la ville se découvrit tout entière. Elle nous parut charmante au premier aspect, mais soudain, sur la grande place, on vit miroiter aux reflets ju soleil des canons de fusil ; puis les armes s'entremêlèrent et se dispersèrent dans un tourbillon de poussière que le vent emporta rapidement sur la route latérale de San-Carlos. C'était le contingent de Villagran, une cinquantaine de cavaliers appelés sous la bannière de Mendez ; à leur tête marchait, nous dit-on, le lieutenant-colonel Perfecto Gonzalès, l'homme du Texas et le recruteur d'Américains ; le revolver sur la gorge des habitants, il venait d'extorquer toutes les piastres et toutes les armes de la ville.

Les notables de Villagran, réunis à ceux d'Hidalgo, s'étaient prudemment réfugiés dans la ville de Linarès, cité importante du Nuevo-Leon et distante d'une quinzaine de lieues. Un brave arriero qui nous accompagnait depuis quatre jours s'offrit, malgré le péril, pour porter un message au préfet politique de Linarès, où vivait sa propre famille.


Le lendemain même, le chef des contre-guérillas recevait un pli du préfet politique, Guillermo Morales, qui annonçait le retour de plusieurs des notables confiants en notre protection, et qui, sur le récit des attaques répétées de la bande de Mendez, toujours grossissante, récit que lui avait fait l'arriero, nous offrait l'appui de la moitié de ses forces. En pareil temps, de la part du préfet mexicain, pareille offre, qui fut du reste refusée, était un véritable acte de bravoure. On passa vingtquatre heures à Villagran ; c'est une vieille cité provinciale, pleine d'animation, digne de la curiosité du touriste. La population, qui s'élève à près de trois mille âmes, est énergique et industrieuse ; elle se ressent déjà du voisinage de la frontière ; malgré la terreur qu'y faisait régner depuis quatre jours la bande de Perfecto Gonzalès, tous les habitants étaient au travail. Villagran a de l'avenir, car c'est le rond-point où viennent se croiser les routes de Matamoros, de Monterey, de San-Luis et de Tampico ; mais il lui manque des forces régulières pour la protéger.

Prévenue que neuf des notables étaient sortis de Linarès pour la rallier, la troupe française se porta à leur rencontre jusqu'au Pilon. Le Pilon sert de limite à l'État de Tamaulipas, qu'il sépare du Nuevo-Leon ; ce torrent de funeste mémoire


n'est encore qu'un ruisseau s'échappant de la montagne et entouré de fermes. Les notables, qui avaient déjà couru plusieurs dangers, ne cachèrent pas leur satisfaction à la rencontre des colorados, et tout le cortège reprit la direction de Vittoria en gagnant la traverse. Nous avions trente-sept lieues à franchir. Dès la première halte, à peine étendus sur l'herbe pour déjeuner, nous fûmes troublés par une avalanche de coups de fusil ; mais deux guérillas tombés avec leurs chevaux dans une de nos embuscades payèrent pour leurs camarades. Le soir, on découvrit par hasard un ranclio perdu au fond des bois et perché sur un petit mamelon dénudé. La position était bonne pour la nuit, et en pénétrant dans les cases on trouva quatre jeunes Mexicaines aussi élégantes sous la mantille que séduisantes de taille et de visage. C'était la retraite des quatre maîtresses des chefs républicains d'Hidalgo et de Villagran. La villa d'été, quoique bien meublée, avait misérable apparence ; mais les Mexicains l'avaient choisie comme étant très-sûre.

Par galanterie française, à la porte des belles recluses fut posté un factionnaire chargé d'éloigner les curieux de tous grades. Les pauvres femmes tremblaient fort ; mais peu à peu, tout en conservant leur fierté nationale, la curiosité les porta à venir partager le frugal repas des officiers. L'une


d'elles, la favorite du chef Rafaël Cerda d'Hidalgo, pendant que le babil de ses compagnes étouffait le bruit de ses confidences, se rapprocha de mon oreille et me dit vivement à voix basse : « Vous êtes perdus; un cercle de guérillas vous enserre.

J'ai peine à vous voir mourir, car les Français valent mieux que leur réputation. Depuis votre départ de Vittoria, vous avez adressé au colonel Du Pin neuf courriers. Un seul a pu traverser les lignes : vous trouverez huit cadavres se balançant aux arbres du chemin ; prenez garde, car toutes les veredas sont gardées et pleines d'embuscades. »

Et pour preuves la jeune femme cita plusieurs passages de lettre confidentielles interceptées, dont un entre autres n'était pas flatteur pour le caractère de son amant. La nuit était venue avec un épais brouillard ; aucun feu ne trahissait le bivouac, chacun s'endormit la main sur son arme.

Vers deux heures du matin, deux qui-vive furent poussés par nos sentinelles : il y fut répondu par le majordome du rancho et un négociant de Burgos, ville voisine du Texas. Ce voyageur, malade et fatigué, demandait à se coucher dans une des cases. Le majordome interrogé déclara que son compagnon, rencontré en route, lui était resté inconnu. L'étranger fut fouillé ; il était armé de revolvers, et dans la garniture intérieure de son


sombrero on trouva plié son brevet de lieutenantcolonel juariste au milieu de proclamations terroristes appelant les Indiens au massacre des Français et des traîtres. C'était Perfecto Gonzalès luimême, le pillard de Villagran, car, malgré sa barbe fraîchement coupée, les citoyens de Villagran, dé-

pouillés par ses mains, l'avaient reconnu. Gonzalès finit par avouer qu'il était venu en espion, qu'il allait rejoindre Mendez, et que, surpris par le brouillard, il était tombé dans nos avant-postes, dont il ne soupçonnait pas le voisinage. A l'annonce du sort réservé aux espions, le désespoir s'empara du prisonnier ; supplications, menaces, promesses de rançon s'échappaient de ses lèvres : cela était triste à voir, et il mourut mal. Ce fut le premier et le seul Mexicain que nous rencontrâmes lâche à l'heure suprême.

Depuis trois jours, telle était la terreur inspirée par Mendez, que nous n'avions pu, même au prix de dix onces d'or (800 fr.), trouver un courrier de bonne volonté. Aussi, le colonel Du Pin restant sans nouvelles de la troupe partie pour Villagran, des bruits alarmants n'avaient pas tardé-à, circuler à Vittoria. On savait d'abord que toutes les guérillas de Croy, de Guemès et des environs s'étaient dirigées sur Hidalgo. Toutes ces forces avaient donc dû se grouper autour de Mendez. Pressé par


l'inquiétude, le colonel Du Pin partit à marches forcées à la tête d'une seconde colonne pour dégager ses contre-guérillas. Tous les notables, par l'organe de leur président La Serna, demandèrent à s'armer et à courir sus à l'ennemi commun.

Ce premier réveil d'énergie civique, cette démonstration spontanée des hacenderos devait produire un bon effet sur les esprits des Indiens égarés, car les peones de La Serna étaient seuls restés .fidèles à leur maître. Aussi Mendez, prévenu du mouvement de Vittoria et ne se sentant plus en sûreté entre deux feux, renonça bien vite à la poursuite annoncée par la maîtresse de Rafaël Cerda et rebroussa chemin jusqu'à l'hacienda de Santa-Maria, que M. Ortiz avait évacuée. Tous les peones de l'hacienda, enrôlés de force, durent construire sous les yeux de Mendez des barricades et des retranchements autour des bâtiments. Ces préparatifs de résistance furent brusquement interrompus par l'apparition inattendue de la dernière colonne sortie.) de Vittoria. Le colonel Du Pin, venu à travers bois, déboucha par Enchillado en face de Santa-Maria. Mendez fut aperçu au balcon de l'hacienda. Un escadron précédé des notables fut lancé à la charge ; malgré les eaux de la Corona et les décharges des défenseurs, l'élan ne fut pas


ralenti, et les guérillas, mal abrités derrière des travaux inachevés, furent mis en déroute en perdant plusieurs des leurs. Mendez avait encore disparu. Parmi les membres de la junta, seul l'alcade de Croy reçut une blessure grave : une balle lui avait brisé la hanche. Le lendemain, les deux troupes de la contre-guérilla se retrouvaient et se donnaient la main à Hidalgo. Il était urgent que la grande assemblée de Vittoria, interrompue violemment, reprît son cours, puisque les représentants de toutes les villes du Tamaulipas étaient réunis.

Notre mouvement rétrograde commença donc; mais, à l'imitation des Arabes, les guérillas, qui se dispersent devant le moindre mouvement offensif, excellent dans l'art de harceler l'ennemi qui se retire. Sur tout le parcours, à travers les arbres, on essuya une série de coups de feu laissés sans réponse, et à chaque pas les buissons s'illuminaient.

Nos éclaireurs, se faisant jour à travers les halliers, tenaient parfois les guérillas à distance et parfois les surprenaient d'un coup de baïonnette : on ne pouvait d'ailleurs avancer que lentement à cause du transport des blessés. Un soir, à quinze cents mètres de notre bivouac, les guérillas, se croyant à l'abri, campèrent sur l'autre rive du fleuve dans un grand rancho. Leur bande était forte ; tous les


chevaux sellés étaient attachés autour des cuisines allumées en plein vent. A la nuit, nos deux canons rayés furent silencieusement portés à bras et mis en position. Quatre obus lancés coup sur coup et placés comme avec la main éclatèrent en plein dans le cercle, et firent voltiger marmites, bras et jambes. Les chevaux affolés s'échappèrent, et plusieurs vinrent même se joindre à nos montures; mais le lendemain les guérillas s'empressèrent de prendre une revanche. A la rentrée dans l'hacienda de Santa-Engracias, notre tête de colonne tomba dans une embuscade au passage d'une barranca qui ne pouvait se tourner, et deux de nos contreguérillas furent grièvement, touchés. C'était d'ailleurs sur le territoire des frères La Garza, presque à leur porte : le colonel Rafael La Garza, fait prisonnier quinze jours auparavant, malgré sa parole, ne s'était pas présenté aux autorités. Un espion révéla que Mendez avait encore dîné la veille avec les deux frères, qu'il avait passé la nuit chez eux et disposé lui-même l'embuscade qui eût tué plusieurs notables, si les meurtriers embusqué, avaient fait preuve d'un plus grand sang-froid. On s'assura de la personne des deux frères : la lettre confiée la semaine précédente à l'honneur de Rafael avait été communiquée à Mendez; elle fut représentée grossièrement reçachetée. Les La Garza furent em-


menés prisonniers et internés provisoirement à Vittoria.

Le parcours de Santa-Engracias à Vittoria était funèbre. Une file de cadavres pendus par ordre de Mendez s'agitaient au souffle de la brise ; un soleil ardent avait saisi et desséché ces corps dépouillés de leurs vêtements. Pendant cette dernière marche, notre avant-garde rencontra, au milieu de la route une tombe fraîchement remuée que surmontait une croix décorée de l'inscription : a Mort aux assassins français ! » Un des contreguérillas arracha violemment la croix ; soudain une immense machine infernale fit explosion en ébranlant les échos comme une canonnade, puis la fusillade éclata derrière une barricade élevée au détour du chemin. Les défenseurs de cette, barricade étaient déjà tournés par un de nos détachements lancé à la découverte ; le terrain fut vite déblayé, et le 1er décembre 1864 nous étions de retour à Vittoria, où la junla- reprenait ses séances.

Deux bonnes nouvelles nous attendaient à Vittoria. — Pendant que Mendez tenait la campagne, San-Carlos avait été occupé après une courte résistance par les troupes du général Mejia. — La contre-guérilla française recevait l'ordre de rejoindre les forces, du maréchal Bazaine, pour prendre


part aux opérations contre le paisano (compatriote) de Juarès, son partisan le plus tenace, Porfirio Diaz (1), qui à la tête d'une nouvelle armée organisait la résistance dans la ville d'Oajaca (2).

Nous allions donc quitter le Tamaulipas, traverser la Huasteca, les terres chaudes de Vera-Cruz, le plateau de l'Anahuac et revoir des Français. C'était dire adieu à la mort obscure, à la guerre de broussailles, pour entreprendre un magnifique voyage qui nous promettait les émotions d'un siège et un peu de gloire. Le Tamaulipas et sa capitale devaient être remis à l'armée impérialiste, déclarée assez forte désormais pour défendre le territoire.

Malheureusement la brigade du général Mejia n'arriva que tardivement à Vittoria ; il fallut renoncer à toutes nos espérances. Ce dernier mois de décembre -1864 fut encore bien employé par la contre-guérilla, dont la moitié monta jusqu'à SanLuis chercher un convoi de dix millions d'argent monnayé, portés à dos de mulets, qu'elle escorta sans accident jusqu'à Tampico. Les autres partisans français livrèrent aussi quelques combats heureux aux bandes disséminées et privées de leur

(1) Juarès est né à Oajaca comme Diaz. ---

(2) La prise rapide de cette ville et de tous ses défenseurs, qui eut lieu en janvier 1865, est l'un des plus beaux titres de gloire du maréchal Bazaine.


dernière retraite par la prise de San-Carlos. Mendez et Carbajal, réduits aux abois, tentèrent contre nous un dernier effort, et ce fut près de l'hacienda de Caballeros qu'eut lieu le dernier choc entre les guérillas et les contre guérillas.

Le 21 décembre, un de nos convois était sorti le matin de Vittoria; il devait rapporter le lendemain de l'hacienda de Caballeros un chargement de maïs. Vers midi, nous apprîmes à Vittoria que toutes les guérillas se concentraient à mi-route de Caballeros pour envelopper le convoi à son retour.

Un officier, Corse d'origine, nommé Giovanetti, fut envoyé en reconnaissance avec vingt fantassins de la contre-guérilla mexicaine. Vers le soir, une fusillade nourrie éclata au loin, puis tout redevint silencieux; Giovanetti n'avait pas reparu. Une seconde colonne légère partit de nuit de Vittoria ; sa mission était de marcher à la rencontre des deux premiers détachements mis en route la veille et de leur prêter appui, si besoin était. Dans ce trajet était un point nommé Iiilladero (fourré) :.c'est la partie la plus boisée de la forêt, formant une espèce d'entonnoir coupé par un ravin, avec pentes assez rapides à la montée comme à la descente.

La route encaissée, large à peine de cinq mètres, était ombragée de futaies entremêlées de buissons épineux. Vers sept heures du matin, les deux


troupes de contre-guérillas s'y rencoufrèrent. A ce moment même, une effroyable fusillade s'ouvrit sur toute la ligne ; quatre mines fortement chargées de pierres, de madriers et de terre, éclatèrent successivement sous nos pas. Le convoi fut entouré en tête, en queue et sur les deux flancs, au bruit de clairons mexicains sonnant la charge et de cris sauvages sortant des bois. Au-dessus de ma tête, à quinze mètres du sol, au bout d'une branche décharnée d'un cèdre majestueux était pendu par une jambe le cadavre de Giovanetti, nu, criblé de balles et de coups de couteau, le cœur arraché hors de la poitrine ; au-dessous de son visage était attaché son chien. L'attaque devint alors acharnée; les bœufs, effrayés par les explosions des mines, refusaient de traîner les charrettes à roues massives chargées de maïs. Les contre-guérillas eurent bientôt franchi les barricades et poussèrent trois fois la charge dans les broussailles. Après une heure de lutte, le terrain restait à la contre-guérilla victorieuse, qui ramenait ses morts et ses blessés à Vittoria. L'ennemi avait abandonné sans sépulture plus de cinquante victimes.

Le 7 janvier 1865, la contre-guérilla fit ses adieux à Vittoria après avoir remis la ville, ses canons rayés et son parc de munitions au colonel Balderas, gouverneur provisoire; puis elle évacua


le Tamaulipas sans essuyer un coup de fusil jusqu'à sa rentrée dans Tampico. A peine le départ des Français, dont la nouvelle se propagea comme un éclair dans toute la province, fut-il connu, que la ville de Linarès, pour prix de l'appui qu'elle avait offert à la contre-guérilla, fut mise à feu et à sang par Mendez. Carbajal, se mettant à la même heure à la tête de l'insurrection, leva de nouveau l'étendard républicain.

Le 24 mars 1865, le général Cortina trahissait l'empire; mais, avant de se prononcer, il avait eu le soin de faciliter la grande levée de boucliers de Carbajal, que le colonel Larumbide à son tour laissait ouvertement échapper au moment où les Français allaient s'emparer de sa personne. Le bandit Mendez (1) s'emparait do Vittoria et des canons rayés qu'y laissait le colonel Balderas, mis en fuite.

On peut s'imaginerde quelles représailles la population fut victime. A Tula, la contre-guérilla mexicaine était écrasée, et son colonel, Prieto, n'échappait à ce désastre qu'avec une poignée d'hommes.

Seules de tout le Tamaulipas, les villes de Tampico et de Matamoros n'étaient pas retombées au pouvoir des libéraux; Mejiapourtant était assiégé à son tour dans ce dernier port. « Enfin le général Carbajal,

(1) Mendez a été tué dans une rencontre postérieure avec les coiilre-guérillas.


après avoir laissé le gouvernement du Tamaulipas à Pancho de Léon, soulevé de nouveau, partait pour la frontière à la recherche des Américains (1). »

Là s'arrête l'histoire de la contre-guérilla en , terres chaudes. Depuis son départ de Vittoria, elle a encore eu l'honneur de partager les luttes des régiments français sur un théâtre qui nous est inconnu; on a pu voir que les partisans s'étaient montrés dignes de leur tâche. Cette page de l'histoire du Tamaulipas contient de curieux enseignements. L'avenir seul dira si un souverain d'origine étrangère, soutenu par une armée.recrutée d'éléments rivaux et étrangers, entouré de ministres étrangers, pourra réunir en un solide faisceau les partis pleins de haines ravivées par la lutte. Au souffle d'un nouveau patriotisme, les Mexicains affirmeront-ils leur patrie, ou bien le Mexique ne sera-t-il vraiment une nation que lorsqu'il aura cessé d'être le Mexique? Si toutes ces questions intéressent la France, celle de l'évacuation de nos soldats lui importe bien autrement, car s'il a été glorieux de promener notre drapeau des mers du Japon aux rives du Pacifique, l'intérêt de notre pays commande de mettre promptement un terme

(1) Extrait d'une lettre du cousin de Carbajal, la Sema, préfet politique à Tampico.


aux sacrifices prodigués dans une entreprise lointaine, qui sans doute ne devait être de prime abord qu'un hardi coup de main, encouragé par un premier succès remporté en Chine. Dieu veuille que le départ de notre dernier bataillon ne donne pas le signal des représailles, et ne soit pas suivi du massacre de nos compatriotes et des populations compromises par notre politique! Il serait pénible de songer que de si longs efforts sont restés stériles pour la régénération d'un pays qui a déjà coûté tant d'argent à notre trésor, tant de victimes à notre armée, tant de larmes à la France.

15 février 1865.


NOTE DE L'AUTEUR

Nous avons pensé qu'il ne serait peut-être pas sans intérêt pour nos lecteurs de quitter un instant les terres chaudes du Mexique, pour observer à vol d'oiseau les premières péripéties du drame qui devait se dénouer à Queretaro d'une façon si douloureuse. Les quelques pages qui suivent ont été tracées au mois de septembre 18G6, et publiées, comme la Contre-guérilla française, par la Revue des Deux-Mondes.



LE I

SECOND EMPIRE MEXICAIN

Il y a sept mois à peine qu'en achevant d'esquisser certains épisodes de la guerre soutenue - par nos partisans français dans les terres chaudes du Mexique, nous augurions mal des destinées de l'empire naissant. Voici qu'aujourd'hui les nouvelles arrivées de l'autre rive de l'Atlantique font craindre de fâcheux événements. Le mot d'abdication a été murmuré au palais de Mexico. L'im-

pératrice Charlotte, après avoir retenu la main de son époux au moment où il allait signer l'arrêt de mort du second empire mexicain, n'a pas craint, à l'époque la plus malsaine de l'année, de venir s'embarquer à Vera-Cruz pour traverser les mers et réclamer la continuation de l'appui de la France.

La situation est grave. L'ex-président Juarès, si souvent chassé par nos armes, a reparu à l'hori-


zon : deux ports importants sur le golfe, Matamoros et Tampico, sont déjà tombés aux mains des dissidents; le général en chef mexicain Mejia, une partie de ses troupes ayant fait défection, a capitulé devant des forces supérieures, et on a vu l'empereur lui-même donner l'ordre de cerner son propre palais pour y saisir les chefs d'une conspiration tendant à le renverser, conspiration qui comptait dans son sein des généraux, des prêtres et même des ministres de la couronne. Cependant l'armée française n'a pas encore quitté le sol mexicain ! Aujourd'hui qu'une promesse solennelle contractée à la face des États-Unis a posé un terme certain à l'évacuation de nos troupes dans une période déterminée, deux questions subsistent. Au point de vue français, la première est celle qui comprend les droits des porteurs de titres des emprunts mexicains; la seconde relève de la politique internationale, elle a trait à la conservation même de l'empire créé par nos mains. La solution de ces deux questions se confondra dans le même dénoûment, car les intérêts des créanciers français restent indissolublement liés aux destinées du pays mexicain. Si la cause impérialiste triomphe, le paiement de l'emprunt conserve une garantie; mais si la monarchie succombe pour faire place à l'anarchie d'une république éphémère qui serait


vite englobée par les États-Unis, prêteurs et emprunteurs sombreront du même coup.

Il nous semble qu'il est temps de soulever un coin du voile qui a recouvert jusqu'à cette heure les faits accomplis au Mexique depuis 1863. Le patriotisme interdit toute récrimination sur le but de cette expédition, qui devait assurer le triomphe de la race latine, et sur les dépenses faites pour édifier un trône déjà chancelant. La patrie a certes le droit de pleurer ceux de ses enfants qui sont tombés sur la terre lointaine; elle aura le droit aussi de tresser des couronnes aux survivants lors de leur retour, car, depuis les guerres du premier empire, jamais soldats n'avaient exécuté d'aussi longues et d'aussi pénibles marches au milieu de périls et de privations sans cesse renaissants. L'honneur de nos armes a donc été largement satisfait; mais il est regrettable que la vérité sur les résultats obtenus n'ait pas été mieux connue dans nos provinces et dans nos campagnes, où l'emprunt mexicain a trouvé de si nombreux souscripteurs. S'ils avaient su de combien de piastres avait été payé l'enthousiasme factice qui éclatait à Mexico lors de l'entrée de nos troupes, s'ils avaient pu apprécier la valeur de la junta réunie à la hâte pour décréter l'offre de la couronne pompeusement portée à Miramar, s'ils avaient pu


juger de la sincérité du suffrage universel, de la terreur des notables appelés à voter (1), quand à mesure que nos colonnes avançaient dans l'intérieur ils devaient se prononcer pour un prince étranger dont il fallait vaincre les hésitations, ils eussent été moins confiants et moins alléchés par les grosses chances des loteries. Il est vrai que les souscripteurs d'obligations, comme l'a dit un député à la tribune, n'auront guère le droit de se plaindre si leur capital vient à s'anéantir : ils ont consenti à courir des risques. On ne peut oublier, toutefois, que l'emprunt a été lancé sous le patronage de l'État, qu'un ancien directeur de la Banque de France a présidé la commission mexicaine, que les receveurs-généraux ont été chargés du placement des obligations non souscrites, que l'État en un mot a contracté un lien moral vis-àvis des porteurs de titres. Malgré l'intérêt des créanciers du Mexique et du trésor public français, qui a reçu dans sa caisse, à titre de remboursement, une partie des obligations, il serait insensé de vouloir que le gouvernement songeât à courir de nouvelles chances pour protéger ceux qui ont si imprudemment engagé leurs fonds. Le mal est fait, la perte est grosse; la somme com-

(1) Surtout au Panthéon de Guadalajara.


promise viendra s'ajouter à celle que réclamaient les nationaux pour qui la guerre semblait entreprise. Cette dure leçon aura peut-être d'heureux résultats dans l'avenir. Elle enseignera aux gouvernements le danger auquel ils exposent la fortune publique et privée en s'immisçant dans les emprunts des États étrangers. La seule chance de salut qui reste aux intéressés dépend donc de la vitalité de l'empire dont ils se sont faits les créanciers. Cette chance est-elle sérieuse ? Y a-t-il un remède au mal? C'est ce que nous allons examiner.

1

Dès la fin de l'année 1861, il est certain, malgré. les dénégations, que l'archiduc Maximilicn avait déjà jeté les yeux sur la couronne mexicaine.

Dans une première lettre olographe, écrite à cette époque de Miramar à certains notables de Mexico, l'archiduc exigeait, pour accepter le trône, « la garantie morale et matérielle de la France et de l'Angleterre. D Sans blesser en rien les lois de la discrétion militaire, complètement étrangère à cet incident, nous pouvons dire que nous avons lu ce


précieux document et savons en quelles mains il se trouve. Plus tard, l'archiduc, moins exigeant dans ses prétentions et emporté par un généreux élan, accepta la grande tâche qui s'offrait à lui. Il était beau, en effet, d'entreprendre la régénération d'un peuple, d'essayer de lui rendre la paix et la richesse ; mais le nouveau souverain eut tort de se placer au point de vue européen pour juger le nouveau monde : il crut que son royaume grandirait sans peine à l'ombre du drapeau tricolore qui flottait dans sa patrie d'adoption; il espéra tout du concours de 30,000 soldats français aguerris et disciplinés opposés à des bandes commandées par des chefs inhabiles et divisés. Certes, trois années d'une pareille guerre eussent largement suffi à la pacification du pays le plus rebelle du continent. Les illusions furent de courte durée, et les habitants de Vera-Cruz, qui désertèrent leurs rues et leurs maisons pour témoigner de leurs sentiments hostiles au nouveau régime, n'ont pas oublié les larmes que versa l'impératrice Charlotte quand elle vit la solitude faite à l'approche de la famille impériale posant le pied sur le sol mexicain. Le présage était triste; jusqu'à la Soledad, les seules compagnes de l'auguste voyageuse furent la femme et la fille du commandant supérieur français de Vera-Cruz. Au sortir des terres chaudes, le nouvel empereur dut


concevoir des espérances meilleures. Tout un peuple d'Indiens réellement enthousiastes accourut des États voisins et lui fit un splendide cortège jusqu'à Mexico. C'était là le vrai peuple sur lequel il fallait s'appuyer. Par malheur, des influences fâcheuses ne tardèrent pas à dominer au palais, et le souverain fut plein d'hésitation au moment le plus décisif, à l'heure où il inaugurait son règne.

Le nouvel élu avait cette rare bonne fortune, qu'en montant sur le trône il était libre d'engagements vis-à-vis des cléricaux comme vis-à-vis des libéraux; de plus, le général Bazaine avait rendu sa tâche facile en préparant l'opinion publique à voir valider définitivement par l'empereur la vente des biens du clergé; c'était là l'origine et la vraie cause du débat sanglant qui divisait les esprits.

Maximilien n'avait donc qu'à se recueillir, à juger les hommes et les choses, et après mûr examen, sans écouter les passions, les rancunes ou les espérances soulevées par la cour de Rome, à se prononcer. Le Mexique attendait avec anxiété le manifeste impérial : quand le document si désiré eut paru, personne n'en fut satisfait. Au lieu de se mettre franchement à la tête de l'un ou de l'autre parti, poussé par un désir de conciliation qui ne convenait ni au tempérament du peuple mexicain, ni aux circonstances, l'empereur avait craint de


trancher du premier coup la question des biens religieux. Il avait cru gagner du temps en.ménageant le clergé sans vouloir décourager les libéraux ; mais le maintien du statu quo tenait tous les intérêts en suspens et arrêtait les transactions, entravées déjà depuis tant d'années. La masse était prête à se jeter dans les bras du souverain, s'il eût fait preuve d'énergie. Cette hésitation porta un coup funeste au prestige monarchique. Les chefs libéraux, qui attendaient quelques gages sérieux avant de se rattacher au pouvoir, s'éloignèrent ; le clergé, travaillé par l'archevêque de Mexico, Mgr de La Bastida, récemment arrivé de Rome, et dont toute la finesse avait échoué devant le sangfroid du général Bazaine, se détacha sourdement de l'empereur et sema dans l'ombre, au milieu des Indiens, des germes de désaffection pour le chef du pays. Ces manœuvres enssent échoué si le gouvernement eût osé, pour contre-balancer l'influence du clergé et des métis, décréter une mesure essentiellement libérale, l'émancipation de la race indienne, qui forme la seule force vive du Mexique : là encore on eut recours aux demi-mesures, les peones restèrent en servage sous la domination des hacenderos et des prêtres. Dans l'armée, égarée par des mécontents et par des émissaires sortis des deux camps, survinrent de cruelles défec-


tions. Les caisses de l'État se vidaient pour satisfaire aux besoins publics, et les revenus étaient en partie dérobés par une administration infidèle ou confisqués par les bandes juaristes. Les biens du clergé furent enfin déclarés propriété légitime des acquéreurs non frauduleux : cette mesure, trop tardive pour réchauffer l'enthousiasme libéral, déchaîna la fureur des cléricaux.

Si la discorde régnait autour du palais impérial, l'harmonie était troublée peu à peu dans l'intérieur même du conseil. L'empereur avait été suivi depuis l'Allemagne par son précepteur, conseiller aulique, M. Schertzenhleigen, ami aussi intelligent que dévoué à son royal élève ; tous ses efforts tendaient à rallier les libéraux les .plus honnêtes, dont il sentait le concours indispensable pour le triomphe de la cause impérialiste. Son action ne tarda pas à être contrecarrée par M. Eloïn, conseiller d'État belge.en mission, attaché au service de l'impératrice et animé de médiocres sympathies pour les Français. Le conseiller aulique, malgré son dévouement éprouvé, succomba sous l'influence du conseiller belge, et dès le mois de mars 1865, sourd à la prière de l'empereur, qui prêchait l'union, il crut de sa dignité de retourner à Trieste. Les chefs militaires qui, par les armes ou les négociations, avaient le plus contribué à l'établissement de l'em-


pire, Marquez et Wool, disparurent de la scène militaire ou politique. Deux généraux mexicains qui avaient joué un rôle important soit sous la république, soit depuis notre débarquement, et dont l'influence sur leurs États devait être mise à profit, Uraga et Vidaurri, furent froissés sans raison. Les rapports de la cour avec l'autorité française devinrent assez tendus. Les Autrichiens obéissaient à regret aux officiers mexicains, et les Belges se plaignaient d'avoir été .trompés, prétendant être venus en colons armés, appelés à cultiver des terres et à les défendre au besoin, mais non en soldats permanents. Tout récemment on s'est vu forcé de licencier d'urgence le contingent belge pour cause d'indiscipline. L'appel da ces troupes auxiliaires était une faute, leur présence rappelait trop l'origine étrangère du souverain, et constituait vis-à-vis des troupes nationales un acte de méfiance que nous comprenons , mais qui ne devait pas moins être vu de mauvais œil. Peu à peu des pronunciarnientos furent tentés avec succès sur plusieurs points de provinces jusque-là restées fidèles. Pendant ce temps, l'armée française marchait toujours, guerroyant sur 1800 lieues de pays, conquérant successivement des territoires que l'armée impérialiste reperdait le lendemain. A cette heure, Maximilien voit l'orage grandir. Les dissidents,


ralliés au drapeau de Juarès, qu'ils fouleront aux pieds après le départ des Français, soulèvent les populations, qui ne demandent qu'à faire oublier qu'elles se sont compromises avec nous. Ils regagnent rapidement du terrain, et déjà presque tout le Tamaulipas, qui touche aux Etats-Unis, est en leur pouvoir. S'ils sont habiles, ils ne tireront pas un coup de fusil de peur de retarder d'une minute l'évacuation qui va commencer.

On nous taxerait de partialité, si nous laissions dans l'ombre ce qui a été ou fait ou tenté de bien par le gouvernement impérial. Il faut rendre cette justice à l'empereur Maximilien, que, depuis qu'il règne à Mexico, il s'est livré à une étude incessante, trop minutieuse peut-être, des réformes urgentes. Il a signé un grand nombre de décrets, une foule de projets ont été mis à l'étude; mais peu ont abouti. Dès le début, il avait fait appel à l'expérience et au patriotisme de ses ministres et de ses généraux pour activer la reconstitution d'un système gouvernemental en rapport avec les besoins du pays, et il avait ordonné des économies sévères. Tout d'abord il s'était entouré de Mexicains, puis il a été contraint d'appeler des fonctionnaires français dans son conseil, et il faut bien avouer que le seul concours sérieux qui lui ait été prêté a été fourni par ceux de nos compatriotes


répartis dans les différentes branches des services publics. Ses meilleures intentions ont échoué contre la résistance secrète ou la force d'inertie des administrateurs mexicains, résolus à ne pas sortir des ornières de la routine ou à ne pas modifier leurs habitudes de concussion. On a eu un exemple frappant de ces dispositions hostiles dans l'accueil qui fut fait naguère à M. Langlais, le successeur de M. Corta. Dès son arrivée à Mexico, le commissaire français éprouva les plus grandes difficultés à se faire communiquer dans les bureaux du ministère de Y hacienda les- documents nécessaires à l'examen des véritables ressources du pays. Le Moniteur vient de nous apprendre que l'empereur du Mexique ne compte plus que trois ministres chargés de tout le service : un général français, M. Osmont, est ministre de la guerre; un intendant militaire français, M. Priant, est à la tête des finances; le troisième ministre est Mexicain : c'est M. Salazar Ilarregui, chargé des deux départements de l'intérieur et des travaux publics ; mais les deux premiers pourront-ils accepter leurs nouvelles fonctions ? Voilà pour l'administration. Quant à l'armée, l'empereur dut bientôt renoncer à la garde d'honneur mexicaine, formée à son arrivée sous le nom de dragons de l'impératrice pour le service de sa personne au palais de Cha-


pultepec, sa résidence; il leur préféra nos zouaves.

L'armée exigeait une réforme radicale dans la formation des cadres et dans l'organisation générale.

On se mit à l'œuvre; mais dès le principe on fut arrêté par les questions de personnes. Une des causes principales de ruine pour le trésor mexicain, c'est la quantité excessive d'officiers toujours en disproportion avec les corps de troupe. La révision des brevets, poursuivie par une commission spéciale, constata qu'un nombre considérable de grades avaient été usurpés pendant les guerres civiles ; la solde des titulaires grevait les finances sans profit comme sans raison. Il fallut éliminer surtout une masse d'officiers supérieurs. Aussitôt les mécontents, prêts à se jeter dans les rangs ennemis, furent si nombreux qu'on dut s'arrêter devant l'exécution de ces mesures, indispensables pourtant à la réduction des dépenses.

Avant tout, il fallait faire des efforts pour développer le commerce afin d'accroître le revenu des douanes et des octrois. Parmi les travaux les plus urgents à entreprendre figurait la réparation des grandes voies de communication, dégradées par une incurie de vingt-cinq ans et défoncées par les pluies torrentielles qui, chaque hiver, inondent le pays. Les ponts et chaussées préparèrent beaucoup de plans, de nombreux chantiers furent ouverts sur


les routes de Puebla, Toluca et Queretaro. Les guérillas ne tardèrent pas à disperser les travailleurs, et la sécurité, sans laquelle tout commerce est impossible, au lieu d'augmenter, ne fit que diminuer. La Belgique a conservé l'affligeant souvenir de la catastrophe qui attendait au Rio-Frio, à deux étapes de Mexico, le retour de la mission extraordinaire envoyée par le roi Léopold pour complimenter le nouvel empereur. Tombée dans une bande de partisans prévenus de son passage et apostés sur la route, l'ambassade crut de son honneur de se défendre, et ne ramena en Europe que des morts et des blessés. Les chefs d'escorte français peuvent dire de leur côté avec quelles difficultés les convois de ravitaillement confiés à leur garde montent des terres chaudes sur les hauts plateaux : les bêtes de somme s'y noient encore dans les boues du chemin le plus important, celui qui relie le port de Yera-Cruz à Mexico. Comme on te sait, l'établissement des chemins de fer était resté très-arriéré au Mexique. A l'arrivée des Français en 1862, la république ne comptait encore qu'une quarantaine de kilomètres environ de voies ferrées, répartis en deux tronçons commencés à chaque extrémité de la grande ligne destinée à relier la capitale au golfe. Le premier tronçon transportait les voyageurs de Vera-Cruz à Medellin et à la Pulga.


Sous l'impulsion du commandant en chef français, impatient d'arracher nos troupes aux maladies des terres chaudes, ce tronçon a été continué jusqu'au Chiquihuite, c'est-à-dire prolongé d'une soixantaine de kilomètres. Le second va de Mexico à Chalco, première station de la ligne qui doit descendre à Vera-Cruz. Dès son arrivée, l'empereur concéda de nombreux priviléges pour la création de nouvelles lignes dans le centre de l'empire. Une société se constitua pour la création de la grande artère déjà commencée, s'engageant à presser les travaux. Depuis lors une seule voie de dix kilomètres de longueur, pompeusement inaugurée, a été ouverte à la circulation : c'est celle de Mexico à San-Angel, le Saint-Cloud de la capitale. Encore faut-il tenir bon compte à la compagnie de cet effort; les autres concessionnaires ont cherché à faire argent de leurs privilèges, et s'en sont tenus là.

Quant aux lignes télégraphiques, elles ne peuvent résister à la guerre civile; le fil de Mexico à VeraCruz est le seul qui fonctionne, celui de l'intérieur est sans cesse coupé.

'L'industrie minière avait aussi donné de grandes espérances ; mais pour exploiter une mine, il ne suffit pas d'y être autorisé. Une mise de fonds considérable, des ingénieurs, des ateliers de travailleurs, des machines, des amas de charbon, des


provisions du mercure nécessaire à la séparation des métaux, sont indispensables. Sans sécurité dans le pays, sans routes pour les transports, pareiUc entreprise peut-elle être tentée ? Le Mexique passe à bon droit pour être très-riche en mines, les gisements argentifères y sont surtout nombreux ; mais les mines exploitées sont peu considérables, faute de bras et de capitaux, comparativement aux trésors qu'on pourrait extraire du sol. Il existe d'ailleurs en France une erreur très-répandue, et qui, à distance, a fasciné bien des imaginations : on croit que la plupart des mines sont la propriété de l'État ; il n'en est rien. Les plus productives appartiennent à de puissantes compagnies anglaises à qui la république, dans des moments de crise financière, les a cédées moyennant redevance. Hors celles de Guanajuato, on peut dire que les mines les plus importantes ont été ainsi aliénées; il nous suffit de citer celles de Pachuca, Real del Monte et del Oro. Voici donc une ressource restée bien inférieure aux espérances qu'on se plaisait à concevoir. On n'en retire que les droits de frappage ou de poinçon dans les monnaies, et les droits déportation lorsque l'argent change de province ou sort du territoire. Les compagnies sont parfois obligées elles-mêmes d'abandonner une part de leur bénéfice aux guérillas qui consentent à entrer en com-


position pour laisser le passage libre aux conductas.

Il y a donc grand lieu de craindre que les compagnies auxquelles on a récemment accordé des priviléges ne laissent dormir et même périmer la concession plutôt que de satisfaire aux conditions imposées, et de se lancer, au milieu des circonstances actuelles, dans des travaux aussi aléatoires et aussi coûteux. Comme on le voit, l'industrie s'est peu développée, et ne pourra prendre d'extension tant que la face du pays ne sera pas renouvelée, surtout tant que le Mexicain, dégoûté du travail par les maisons de jeu, ne fabriquera rien luimême et empruntera tous ses objets de consommation à l'étranger. Presque toutes les maisons de commerce qui approvisionnent le pays sont en effet étrangères, surtout allemandes et anglaises ; c'est dire qu'elles retirent de la circulation des milliers de piastres pour les expédier en Europe. A coup sûr, si la confiance renaissait, elles préféreraient les faire fructifier sur place, dans des institutions de crédit. Pour donner une idée exacte de l'industrie nationale, nous dirons qu'une seule fabrique à vapeur fonctionne dans tout l'empire mexicain : c'est une fabrique anglaise installée sur les hauts plateaux, dans la ville de Celaya; on y travaille les laines. Elle a fourni tous les draps dont s'est habillée l'armée de Juarès en 1863. Si les libéraux


l'ont permis, une seconde fabrique à vapeur doit être en construction à Chihuahua, vers l'extrême frontière du nord ; c'est l'œuvre de M. Roger-Dubos, consul français en cette ville. Il a dû apporter d'Europe les machiner et tout l'outillage, que, faute de routes au Mexique, il a été forcé de faire passer sur le territoire américain pour les amener à destination. De pareils faits sont humiliants pour, une nation si voisine des États-Unis, où la science industrielle et l'emploi des forces sont arrivés à une telle perfection. Jamais les Yankees n'auraient laissé les grands fleuves du Mexique sans les couvrir d'usines et sans les faire servir à l'exploitation et au transport des bois arrachés aux forêts vierges.

Les bonnes intentions du gouvernement impérial étant ainsi demeurées inefficaces, deux années précieuses se sont écoulées en tentatives infructueuses, et l'armée française, du séjour de laquelle on eût dû profiter pour fonder des institutions durables, a opéré dans le vide. Tout donc à peu près reste à faire ; les améliorations n'ont eu lieu que sur le papier, et dans un court délai l'État mexicain sera réduit à ses seules ressources. On assure que l'impératrice Charlotte a obtenu un sursis au payement des échéances dues à la France : ce sera d'un mince secoure. Quant au maintien de nos troupes, il ne


saurait en être question. L'empire mexicain livré à ses propres forces survivra-t-il à l'évacuation? Il nous semble que le trône de Maximilien, quoique bien fortement ébranlé, peut encore se raffermir, mais à la condition expresse que le gouvernement entrera sans plus tarder dans une voie radicalement opposée à celle qui a été suivie jusqu'à ce jour.

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II

Qui trop embrasse mal étreint. Ce vieil adage peut s'appliquer à l'empire mexicain. La cause réelle de l'épuisement qui le mine, c'est l'immense développement du territoire. Pour vivre, tout gouvernement a besoin d'argent. Pour défendre les frontières contre les agressions du dehors comme pour assurer la sécurité au dedans, l'armée est né cessaire chez un peuple qui est désolé par le brigandage et dont la civilisation est arriérée. Or, les caisses du Mexique sont vides, l'armée est désorganisée. Cette armée sera-t-elle plus solide lorsque l'appui des Français lui manquera? Aura-t-elle la prétention d'occuper militairement dix-neuf provinces, que nos bataillons ont reconquises sur les dissidents morceau par morceau, et dans lesquelles


elle ne parvient pas aujourd'hui à conserver les places remises entre ses mains? Quant aux finances, elles sont obérées parce que les recettes sont dilapidées, parce que certaines provinces improductives, comptant cinq habitants par lieue carrée, absorbent des capitaux considérables. Les douanes sont fraudées tous les jours, et certains ports, dont les revenus sont énormes, retombent entre les mains - de l'ennemi par la raison bien simple que la force armée ne peut ni fermer dix-huit cents lieues de frontière à la contrebande, ni suffire à la défense du sol et à la poursuite des bandits. D'après les chiffres officiels, le Mexique succombe sous son budget. Les recettes, en supposant des rentrées régulières, ne dépassent pas 90 millions de francs ; il dépense, sans parler de l'amortissement de ses dettes, 150 millions de francs : déficit inévitable, 60 millions de francs par an. La question est de savoir si l'empereur Maximilien a la ferme volonté de fonder quelque chose de stable. Préfère-t-il un immense royaume imaginaire, ouvert à tous les vents, où son autorité sera méconnue, ravagé par la guerre civile et les flibustiers américains, réduit aux expédients qui précèdent la banqueroute, à un royaume plus modeste où il aura la gloire d'avoir ramené la vie et la richesse en moralisant peu a peu son peuple, en formant bataillon par bataillon une ar-


mée fidèle et en faisant honneur à ses engagements? Toute la question est là. — Si l'empereur a la force de prendre nettement le second parti, s'il se résigne à rétrécir provisoirement les bornes de cet empire démesuré, et se décide, dans la zone plus restreinte où s'exercera son action, à utiliser avec vigueur les ressources dont il peut réellement disposer, il est presque certain du succès. Qu'il fasse aussitôt la part du feu; il aura plus tard tout le loisir d'étendre ses frontières, et le terrain lui fera moins défaut que les hommes.

Le Mexique compte dix-neuf États : il est borné à l'est par le golfe du Mexique, au sud par l'Amérique centrale, à l'ouest par l'Océan-Pacifique, et au nord par les États-Unis. De la pointe du Yucatan à la limite de la Sonora, points extrêmes de l'empire au sud et au nord, la distance à vol d'oiseau égale trois fois et demie celle de Marseille à Dunkerque. La largeur moyenne varie entre deux cent quatre-vingts et mille kilomètres. Le Mexique proprement dit, formant un tout homogène et net tement. délimité, n'existe que sur la carte. De tout temps, à l'époque même la plus prospère de la république, sans parler des provinces détachées par la conquête, comme le Texas, la plupart des États ont lutté contre la centralisation, réclamant leur autonomie et repoussant la domination de Mexico. Au


sud, jamais le Yucatan ne s'est étroitement uni à la capitale ; Campêche et Mérida, qui en sont les deux villes principales, luttent même constamment entre elles : depuis quatre ans nous y avons dépensé hommes et argent, à trois reprises différentes, sans succès durable. Le dernier voyage de l'impératrice Charlotte dans cet État, où elle était accompagnée par une des familles considérables du pays, la famille Gutierrez, dévouée à la cause impériale, n'a pas été suivi d'heureux résultats. A l'ouest, sur le versant des Cordillères, une grande partie de la côte baignée par le Pacifique, habitée par les Indiens Pintos, peuplade fort belliqueuse, est toujours restée insoumise à l'autorité présidentielle.

Les Pintos ne reconnaissent pour maître que le vieil Alvarès, qui guerroie encore aujourd'hui. Le port d'Acapulco lui servait de quartier général. La seule concession qu'on put obtenir du chef indien fut de consentir à vivre en paix avec ses voisins et à payer un léger tribut. Au nord, vers les grandes prairies, le Cohahuila et le Chihuahua, dont la petite capitale a donné longtemps et donne encore l'hospitalité à Juarès, ne se sont ralliés que pour repousser d'un commun effort l'invasion française.

Même sous Juarès, le Mexique était plutôt une fédération qu'une république. Souvent les États du centre nommaient un second président, et le fauteuil


restait à celui des deux compétiteurs qui comptait le plus de canons. Certaines provinces étaient inconnues les unes aux autres, puisque le manque de routes s'opposait aux échanges et aux relations lointaines. Enfin les États excentriques, séparés de la capitale par des déserts, se souciaient peu d'envoyer leurs piastres et leurs soldats à Mexico, dont ils n'avaient aucune faveur ni aucun secours à attendre. Les circonstances sont-elles plus favorables aujourd'hui? Maximilien peut-il songer sérieusement à réunir sous le même sceptre ce vaste faisceau disloqué? Il est difficile de le croire. Disons plus, il est mathématiquement impossible que l'armée mexicaine suffise à couvrir le Mexique tel qu'il est constitué. Il faut donc se résigner à un sacrifice momentané, mais intelligent. L'empereur d'Autriche vient de donner à son frère un salutaire exemple; nous-mêmes, nous venons d'appliquer en Algérie le système des différentes zones. Au lieu d'user ses forces et ses finances dans le vide, Maximilien doit les concentrer. Il faut se créer une nouvelle frontière, une nouvelle ligne de douanes, réduire l'étendue du territoire à défendre.

Les dix-neuf États du Mexique se répartissent de la façon suivante : trois États au sud formant une pointe détachée, s'avançant dans le golfe et la mer des Antilles, pauvres, à peine habités, très-malsains,


et sans voies de communication (1) ; — onze États au centre, les plus riches et les plus peuplés, assis sur le golfe et sur le Pacifique, touchant aux ÉtatsUnis , arrosés par les plus grands fleuves du Mexique, et renfermant presque toutes les mines (2); — cinq États à l'extrémité ouest et nord, dépeuplés, véritables déserts, sans eau, désolés par les incursions des Apaches (il faut en excepter les richesses de la Sonora, qui pourtant ne compensent pas les dépenses) (3).

Jusqu'à des temps plus prospères, sans abandonner aucun de ses droits, il faut, à notre avis, se concentrer dans les onze États du centre, laisser provisoirement à leur propre direction le petit groupe des trois États du sud et les cinq États situés à l'extrême ouest et nord. Mexico ne peut rien pour ces régions lointaines; c'est à leurs habitants de s'organiser, de se défendre, de réveiller leur propre énergie, s'ils veulent conserver un lien avec la mère-patrie. Quand la pacification de l'empire, tel que nous le concevons avec ses nouvelles limites, sera complète, les groupes isolés demanderont d'eux-mêmes à rentrer dans le giron commun,

(1) Yacatan, Tabasco, Chiapas.

(2) Vera-Cruz, Tamaulipas, Oajaca, Puebla, San-Luis, Nuevo-Leon, Mexico, Michoacan, Guanajuato, Guadalajara, Zacatccas.

(3) Durango .Cohahuila, Chihuahua, Sonora et Cinaloa.


où alors ils pourront trouver assistance. Ce n'est pas par les armes qu'ils peuvent être conquis, c'est par l'influence du bien-être et de la sécurité dont ils verront jouir les États du centre. Si les provinces délaissées se détachent définitivement de la couronne, qui aura été impuissante à les couvrir, l'empereur n'aura pas le remords d'avoir vendu une seule parcelle de terrain, comme l'ont fait les présidents de la république. D'ailleurs, il ne faut pas s'y méprendre, ces huit Ét-ats subissent déjà une loi d'attraction défavorable au Mexique, et la résistance qui ne cesse de s'y manifester en est une preuve. A quoi bon ces expéditions ruineuses qui n'ont qu'un résultat, celui de compromettre les habitants, qu'on est obligé d'abandonner à peine entré dans la place. Le système de protection actuel, qui dépense sans rien rapporter, qui irrite les populations, est cent fois pire que l'abandon provisoire que nous proposons.

L'empire réduit à ces nouvelles limites, c'est-à-: dire formé des onze États du centre, offrirait encore une superficie assez satisfaisante : cinquantesept mille lieues carrées environ. Le territoire des onze États est celui où la population, quoique peu nombreuse encore, est la plus compacte; c'est le sol que les altitudes variées qu'il présente rendent le plus propre à tous les genres de culture, depuis


la vanille, le café et le sucre jusqu'au blé et aux essences du nord. Il est arrosé de larges fleuves, faciles à rendre à la navigation dès que les travaux publics seront sérieusement entrepris; il est enfin assis sur les deux mers, et les ports produisent à eux seuls, en temps de paix, 24 millions de francs, le quart des revenus du Mexique.

• Ce territoire formerait presque un carré dont la défense deviendrait facile : la première mesure à prendre serait de couvrir d'un rempart de villes fortifiées la frontière regardant les cinq États ouest et nord pour la mettre à l'abri des incursions. Le port de San-Blas, qui est le chemin de la Californie, Tépic, qui commande les terres chaudes, Colima, qui est la porte des hauts plateaux, la Barca, qui domine le magnifique lac de Chapala, Guadalajara, qui garde la vallée du Lerma et qui est arrosée par le Rio-Grande, le premier fleuve du- Mexique, Encarnacion, Aguas-Calientes, Fresnillo, Zacatecas, qui barrent les quatre routes du nord, Saltillo et Monterey, qui surveillent le Texas et la frontière américaine, formeraient presque en ligne droite un cordon militaire et douanier que chacune de ces villes surveillerait comme une sentinelle avancée. L'établissement de ces dix villes frontières se donnant mutuellement la main assurerait la sécurité de l'empire, qui, désormais ga-


j ranti au dehors, pourrait avec ses seules ressources * procéder à sa réorganisation intérieure.

( Pour retrouver ses forces et les utiliser, que le 1 gouvernement de Mexico se hâte de profiter de la dernière année de présence des soldats français ; il a devant lui le temps de mener à bonne fin les ré1 formes indispensables. L'armée mexicaine est mauvaise. Si la troupe, recrutée surtout parmi les In- diens, est sobre, dure à la fatigue et courageuse, les cadres sont détestables. Il y a sans doute d'honorables exceptions, mais en général les officiers, presque tous mexicains, ont perdu le sentiment de l'honneur militaire. Leur instruction est assez médiocre, faute d'écoles spéciales. Les habitudes de pronunciamiento sont invétérées, grâce aux germes de corruption semés dans leurs rangs par l'ancien président Santa-Anna, le conspirateur par excellence. L'armée mexicaine doit donc être licenciée pour être reformée aussitôt sur le modèle français.

Ce serait rendre bien des bras oisifs à l'agriculture si délaissée. Avant de procéder à la réorganisation, la leva, sorte de presse militaire qui, quoique abolie en 1864 par un décret de la régence, est encore mise en pratique, doit disparaître. Il faut que ce moyen barbare, issu de la conquête espagnole, fasse place à une conscription frappant également sur toutes les classes. Pour rendre la cons-


cription facile et plus douce, qu'on la fasse précéder de l'émancipation complète des peones, jusqu'ici esclaves de la glèbe. Les Indiens ont toujours été enrôlés de force et entraînés loin de leurs familles.

Quel intérêt pouvaient avoir à guerroyer ces malheureux, jetés des rangs du vaincu aux rangs du vainqueur? Du même coup, si on veut faire des citoyens, ce qui manque au Mexique, où le mot de patrie est sans signification, il faut rendre les peones propriétaires fonciers. Les communes sont assez riches, aujourd'hui que les quatre cin( quièmes de la terre n'appartiennent plus en entier aux communautés religieuses. Il y a d'immenses terrains incultes dans chaque province, puisque sur certains points on ne compte que cinq habitants par lieue carrée. Que l'État en concède la moitié aux Indiens et conserve l'autre pour la colonisation. Les nouveaux propriétaires, en défendant leur coin de terre, apprendront à défendre le soL national. C'est alors seulement que la conscription pourra donner de vrais soldats pour la garde des frontières et des villes. Quant aux officiers, les cadres, reformés avec soin et ramenés à un chiffre normal, s'ouvriraient aux anciens serviteurs que des examens ou des états de service reconjmanderaient le plus au choix du souverain. L'armée frait çaise, concentrée dans le nouvel empire et assis-


tant au licenciement et à la reconstitution des troupes mexicaines, en imposerait aux mécontents éliminés. Jadis la république mettait sur pied 32,000 hommes réguliers et 27,000 hommes de réserve. Les onze États du centre, qui sont les plus populeux du Mexique, pourraient facilement appeler sous les drapeaux 22,000 soldats. A côté de ces contingents se trouverait la légion étrangère, que le maréchal Bazaine organise aujourd'hui très-activement, et qui sera composée en grande partie de Français. La légion comprendra six forts escadrons de cavalerie, et, lorsqu'elle se sera grossie de nos militaires libérés qui demeureront au Mexique après l'évacuation et des corps des contre-guérillas et de cazadores, ce sera une force respectable qui devra s'élever à 18,000 combattants. Ces deux effectifs pourraient suffire à tout.

La répartition des 40,000 hommes est tout indiquée. Nous avons compté dix villes frontières; il faut y ajouter trente villes du centre ■(!). C'est

(1) Ces trente ville sont réparties de la manière suivante : douze dans les terres chaudes et dix-huit sur les hauts plateaux. Celles des terres chaudes sont: Cordova, Huatusco, Jalapa, Perote, Orizaba, Ozuluama, Huejutla, Vittoria, SanFernando, Tehucau, Atlisco, Oajaca. — Celles des hauts plateaux sont : San-Andres, TJascala, Celaya, Tepeji, Querctero, 'Pachuca, Silao, Guanajuato, San-Luis, Cholula, Cuernavacat Toluca, Morelia, Acambaro, Santiago-del-Valle, Léon, Lagos, Puebla. Sur les'cartes, on décore bien d'autres points du nom pompeux de ville ; ce ne sont que de malheureuses bour-


donc en tout quarante villes ayant besoin de garnison. Or il n'y a pas de ville au Mexique d'où puisse être délogée une force de 500 Français; depuis la destruction de l'armée juariste, il n'y a.

pas de bande qui ose livrer combat à une pareille force : ce sera bien moins à craindre encore quand tous les petits corps de la légion étrangère composée de Français, rattachés entre eux par l'unité de commandement du chef de la légion, s'appuieront les uns sur les autres. Les Mexicains, abrités derrière des murailles, résistent avec une rare énergie, — le siège de Puebla en a fourni une preuve éclatante; — en rase campagne, ils lâchent pied aisément, s'ils n'ont pas derrière eux ce qu'ils appellent l'appoyo (réserve). La légion étrangère servirait de réserve à l'armée mexicaine. —

500 Français de la légion et 500 Mexicains de l'armée, fortifiés dans chaque ville frontière, seraient en mesure de repousser toute attaque du dehors et de former une chaîne douanière difficile à briser. Une force égale, distribuée dans les trente villes du centre et circulant constamment en colonnes mobiles sur toutes les routes dans un rayon respectif de dix lieues, se relierait aux gar-

gades presque désertes ou de simples ranchos plus misérables que le dernier de nos villages. Pour qui a parcouru le Mexique, l'énumération précédente est des plus exactes.


ni sons des villes frontières, et ne tarderait pas à aïoir raison du brigandage. Les 40,000 hommes seraient ainsi employés. Quant à la capitale, qui serait le centre des écoles et des dépôts de plusieurs régiments, elle est assez populeuse pour fournir à elle seule le contingent militaire destiné à la protéger. Pour le moment, il ne faut pas songer aux gardes civiques et rurales. Il y a eu des essais malheureux : les armes confiées aux habitants ont été livrées aux guérillas ou se sont tournées contre le gouvernement. On devrait aussi songer aux mesures à prendre pour empêcher les levées arbitraires de soldats armés que chaque particulier se croit en droit de faire pour son propre compte.

A Queretaro, nous avons vu un hacendero qui avait équipé à ses frais, pour son service particulier, une troupe de 180 cavaliers armés jusqu'aux dents. II est temps de faire cesser cette parodie du régime féodal.

Le Mexicain veut qu'on le commande avec énergie. Les armes françaises lui inspirent du respect, il accepte la présence des Français, qui sont à ses yeux des conquérants ; mais il repousse les Autrichiens et les Belges comme venus après coup. Tout en rendant un juste hommage aux qualités militaires de ces deux contingents, l'expérience a prouvé que leur tempérament s'acuummodait moins


facilement que le nôtre du climat mexicain, et le climat est un ennemi avec lequel il faut compter.

Puis le pays n'est que trop habitué aux costumes militaires de toutes couleurs, il faut plutôt chercher à le ramener à l'unité de costume. La légion étrangère et l'armée régulière seraient désormais les seules forces reconnues dans tout l'empire.

La mesure la plus urgente, si on veut sérieuement réorganiser l'armée, est la création d'une administration militaire ; il n'en existe, à proprement parler, aucune jusqu'à présent dans les troupes mexicaines. Le soldat qui n'est point régulièrement payé, vêtu et nourri, devient forcément pillard et cause de graves dommages à.

l'habitant. Ces hordes de femmes qui se traiiioiit à la suite des colonnes en marche, butinait ç i et là les vivres du soldat, doivent disparaître pour faire place à un corps d'intendance qui serait auoti sévèrement contrôlé qu'il contrôlerait lui-même l'économie des corps, l'authenticité des effectifs * et la régularité du payement de la solde, trop souvent détournée par les chefs. Les 40,000 hom-.

mes pourraient se diviser en 30,000 fantas-àiiii, 6,000 cavaliers et. 4,000 soldats d'artillerie, de génie et autres armes. Les postes de plaine seraient réservés à la cavalerie. La cavalerie est coûteuse ; il y a intérêt à la réduire en un pays très-


accidenté, lJÙ le fantassin est infatigable et lasserait un cheval dans une course prolongée. D'ailleurs le cavalier mexicain ruine facilement sa monture tant par le peu de soin qu'il en prend que par la facilité avec laquelle il lui dérobe souvent partie de sa ration de maïs. La race chevaline, décimée par de longues guerres civiles, a besoin de repos et d'amélioration. Les remontes auront tout bénéfice à n'accepter que les meilleurs sujets, qu'elles payeront de façon à encourager les efforts des éleveurs. Le Tamaulipas est aujourd'hui l'État le plus riche en manadas (troupes de chevaux) propres au service. Les Mexicains sont très-bons artilleurs, et les canons ne leur manquent pas ; il y aurait même prudence à diminuer le nombre des boucha à feu, trop souvent abandonnées à l'ennemi.

Toutes les villes du Mexique sont des villes ouvertes. Le maréchal Bazaine, avant son départ") pour la campagne de 1864 dans l'intérieur, afin d'éviter toute surprise sur ses derrières pendant que l'armée marcherait en avant, avait résolu que Mexico et tous les points importants seraient fortifiés, armés, approvisionnés, et que dans chaque place de l'empire serait construit un réduit où les troupes serrées de trop près pourraient se retirer, au besoin, se défendre à outrance et attendre l'ar-


rivée des secours. Avec un soin minutieux, le général en chef veilla lui-même à l'exécution de ses - ordres, et tous les ouvrages de Mexico furent élevés et achevés sous ses yeux. A mesure qu'il passait dans les places des hauts plateaux, il faisait poursuivre le même travail. Cette mesure prévoyante fut couronnée d'un plein succès. Pas un poste ne fut enlevé sur les derrières de l'armée opérant dans mille directions. Ce même système, appliqué aux villes frontières comme il l'a été aux villes du centre, les rendrait inexpugnables. Plusieurs déjà ont été fortifiées par les Français, et les églises, ainsi que les couvents de vieille construction espagnole, que l'on rencontre partout, présentent une épaisseur de murailles qui favorise ce genre de défenses. Lors du tirage au sort, il serait très-utile de laisser rigoureusement à chaque ville les soldats de sa circonscription ; ce serait un appui naturel pour les garnisons, car les Indiens devenus propriétaires seraient intéressés à bien servir, et, grâce au voisinage 4 leurs familles et de leurs biens fonciers, acquerraient de plus en plus l'amour du sol natal.

Jamais les États-Unis ne déclareront une guelfe ouverte au nouvel empire, quoiqu'ils recherchent

les annexions ; ntiis ils favoriseront indirectement le passage des «bustiers, toujours prêts à faire


irruption au delà du Rio-Bravo pour grossir les rangs des juaristes. Dans l'état actuel, l'armée mexicaine est incapable de couvrir le cours du long fleuve qui sert de frontière aux deux pays ; il en serait autrement, si une garnison solide, fidèle à son_drapeau, se levait sur la rive mexicaine réduite au parcours de Matamoros à Monterey; les contrebandiers et les aventuriers hésiteraient à franchir le fleuve. Les douanes de Matamoros, le port frontière, grossies des recettes qui ont été jusqu'ici fraudées, augmenteraient comme celles des autres ports du golfe, devenus les seuls débouchés ouverts à l'importation et à l'exportation.

Avant la guerre, Tampico voyait ses revenus s'élever à 7 millions de francs; Vera-Cruz encaissait plus de 11 millions, et Tuxpan, le port intermédiaire, produisait 1,800,000 francs. Quand la sécurité commence à régner, les échanges appellent les échanges. Le développement des ports, qui exige certains travaux, solliciterait vite l'attention du gouvernement.

Le Mexique, assis sur deux mers, ne peut rester plus longtemps étranger au mouvement maritime qui relie les deux mondes. Le spectacle grandiose de la marine américaine est fait pour stimuler son désir de se créer une force navale destinée à protéger ses ports du golfe et ceux du Pacifique :


qu'il forme donc des écoles pour les marins recrutés dans la population côtière ; ce seront les gardiens naturels des ports. Il n'est pas nécessaire de lancer des vaisseaux de haut bord ; mais les villes du golfe, Tampico, Matamoros, Tuxpan, SottoMarina, sont à cheval sur la mer et sur des fleuves dont plusieurs peuvent être remontés dans l'intérieur des terres jusqu'à plus de cinquante lieues de l'embouchure. Au pied de Tampico coulent le Panuco, qui descend de la vallée même de Mexico, et le Tamesis, qui sillonne la Huasteca, la Kabylie des terres chaudes. Le Rio-Eravo enveloppe la frontière du nord; au sud de l'État de Yera-Cruz, on peut commander une partie des terres chaudes par le Rio-Blanco. Qu'une canonnière navigue sur chacun de ces cours d'eau, ce sera une nouvelle force qui, grâce à la vapeur, pourra se multiplier pour protéger les côtes et faire la police de l'intérieur. Les ports du Pacifique réclament le même service maritime. Plus haut, sur les plateaux du centre, il serait aussi important qu'une canonnière sillonnât le vaste lac de Chapala, qui compte soixante lieues de largeur, et le Rio-Grande, qui relie ce lac à la ville de Guadalajara, la seconde capitale de l'empire. Tout cela n'est pas l'œuvre d'un jour ; mais il faut courir au plus pressé. Huit mois suffiraient pour mener à bonne fin les projets


dont l'exécution est la plus urgente. 11 faut se hâter, car après le départ des soldats français il seio. L op tard pour licencier utilement l'armée mexicaine.

Par la suite, plusieurs modifications commerciales deviendraient nécessaires. La pénurie du trésor public, les fraudes, les dilapidations ont contraint la république à élever pour les objets importés les droits d'entrée à des chiffres fabuleux et à multiplier ces mêmes droits sous différents noms : aussi les marchandises parvenues à destination reviennent-elles au triple de la valeur première. La contrebande et le brigandage disparais- sant avec la guerre civile, les recettes publiques repreirdiont leur cours : ce sera l'heure d'abaisser les tarifs. Les routes étant meilleures, la cherté des transports diminuerait. L'armée française a conquis l'Algérie le fusil d'une main et la pioche de l'autre : le soldat mexicain changera son bivouac en chantier armé. Il est temps de pacifier la grande route de Vera-Cruz à Mexico. La locomotive qui fait le service dans les terres chaudes de Vtra-Craz est armée de canons et de tirailleurs à Cd.USt- des guérillas, qui ont déjà causé deux catastrophes par des déraillements. Les embuscades sont faciles au milieu de la végétation qui envahit a voie. elIe-même malgré des coupes répétées. Le


seul moyen de repousser les bandits, c'est de brûler et de raser les bois à droite et à -gauche sur trois ou quatre kilomètres de largeur. Sur ces terrains défrichés et engraissés, appelez des colons; au lieu d'accorder des concessions fantastiques au fond du Mexique, dans des pays inconnus, groupez les nouvelles populations sur les routes; fortifiez par des ouvrages de campagne les points les plus favorables : les blockhaus ont longtemps suffi à briser le choc bien autrement redoutable des A rabes.

L'État qui ne paye pas ses employés fournit un prétexte au vol; quand le prétexte aura disparu, on aura le droit d'être impitoyable vis-à-vis des caissiers infidèles des deniers publics.. Il faut moraliser la classe des fonctionnaires. Du jour où les octrois ne seront plus fraudés, les villes se suffiront à elles-mêmes ; nous en avons eu des exemples.

Après le siège de Puebla, le général Brincourt, alors colonel du 1er zouaves, fut nommé commandant supérieur de cet État. La gestion des administrateurs mexicains fut si régulière que Puebla fit de grosses économies, qui furent envoyées à Mexico. Qu'on n'aille pas dire que le brigandage ne peut s'extirper, car toute l'armée fut frappée de la rapidité avec laquelle le calme rentra dans cette province si désolée, et cela grâce à l'énergie


il commandant supérieur. Plus tard, quan 4, la pacification sera en bonne voie, on devra se hâter de faire oublier le régime militaire et le règne de la force. Il faut réapprendre au peuple mexicain La vie civile," oubliée depuis tant d'années; mais que les libertés publiques se défient de la réaction religieuse !

Un des spectacles les plus affligeants que présente tout le pays, c'est la corruption du clergé.

Il a fait argent des choses saintes, il a changé la religion en idolâtrie; il est adonné au jeu, au plaisir, et ne respecte pas toujours l'hospitalité des familles dans lesquelles il pénètre sous le manteau de son ministère. Son influence, surtout sur les Indiens, est déplorable. Il aspire à ressaisir les honneurs et les priviléges politiques dont il jouissait jadis, et conspire, jusque dans.le palais impérial, où, d'après les dernières nouvelles, des prêtres ont été arrêtés. L'empereur sera renversé par le clergé, s'il ne le renferme pas rigoureusement dans son royaume spirituel.

lOliS n'avons pas eu la prétention d'esquisser UfJ nlan qui defiàt la critique ; mais nous avons la conscience d'avoir mis le doigt sur le mal, devoir indiqué les causes principales d'épuisement *■ le Mexique. Nous croyons que la moralisaétrant dans les masses, l'industrie utilisant


le sol et les fleuves, l'émancipation des Indiensenrichis désormais par leur travail, le développement du commerce par la restauration des routes, en un mot le spectacle d'une paix féconde succédant aux horreurs d'une guerre civile, suffiraient pour rappeler les hommes et les capitaux dans lç Mexique. Le souverain qui, entré dans cette voie, réussirait à réaliser ce programme, aurait la double gloire d'avoir su, par un sacrifice désintéressé et intelligent, arracher à la barbarie un des pluf beaux pays- du monde, et d'avoir fondé sur deb

ruines un nouvel empire dont" itérait iu y. rilable

créateur.

15 septembre 1866.

FIN