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Titre : Histoire de la Polynésie orientale / par A.-C.-Eugène Caillot

Auteur : Caillot, A.-C. Eugène (1866-1938). Auteur du texte

Éditeur : Ernest Leroux (Paris)

Date d'édition : 1910

Sujet : Polynésie -- Histoire

Sujet : Polynésie française -- Histoire

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31898265t

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 606 p. ; In-8

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Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6541401m

Source : Médiathèque du Musée du quai Branly - Jacques Chirac, 2013-158899

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 02/09/2013

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HISTOIRE

DE LA

POLYNÉSIE ORIENTALE


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :

Épisodes d'un voyage autour du monde (1899-1903).

Les Polynésiens orientaux au contact de la civilisation.

En préparation :

Les Origines des Polynésiens.




HISTOIRE

DE LA

POLYNÉSIE ORIENTALE

INTRODUCTION LES ORIGINES

CHAPITRE PREMIER

LES MIGRATIONS MALAISIENNES EN POLYNÉSIE Les légendes et les diverses hypothèses sur le berceau de la race polynésienne. — Les indigènes sont venus de l'Occident. — Possibilité pour eux d'effectuer de longues traversées avec les faibles moyens dont ils disposaient. ,

Dans la baie de Taiohae 1 (île Nuku-Hiva de l'archipel des Marquises), on remarque à l'Ouest, sur une falaise, une grosse roche bizarre ayant à peu près l'aspect d'une barque : les naturels racontent que c'est la pirogue au moyen de laquelle leurs ancêtres ont abordé la première fois dans le pays.

Cette légende contient un renseignement important : les Marquisiens ne se croient pas autochtones et sont en cela d'accord avec les traditions des autres archipels, lesquelles

1. Dans la langue polynésienne il n'y a pas d'e muet et la lettre u se prononce ou ; de plus, toutes les lettres doivent être articulées et deux voyelles de suite ne font jamais diphtongue. Taiohae se dit donc Ta-i-oha-é ; Rurutu, Rouroutou ; Moorea, Mo-o-ré-a ; Uapu, Ou-a-pou. J'ai toujours dans cet ouvrage respecté l'orthographe indigène, sauf pour les mots qui sont considérés comme passés dans la langue française.


déclarent toutes que les Polynésiens sont des émigrés originaires de l'Occident.

La population de chaque île se prétendant issue de celle d'une autre île, quelquefois très éloignée, mais toujours située dans la direction du soleil couchant, l'on peut parvenir par une marche rétrograde à reconstituer d'une façon assez satisfaisante l'itinéraire accompli par les émigrants, depuis leur point de départ. Suivant les anciens chants des insulaires de Tonga-Tabou et de Samoa, le berceau de la race polynésienne serait une certaine île Bourotou, qui doit être l'île Bourou ou Bouro de l'archipel des Moluques, en Malaisie.

Quoi qu'il en soit, c'est de cette région qu'ils partirent ; puis ils se divisèrent en deux branches qui se répandirent vers l'Est : l'une atteignit les archipels Samoa et Tonga, l'autre, l'archipel Fidji ou Viti. Après une colonisation plusieurs fois séculaire dans les deux premiers archipels, surtout à Savaï (Samoa) — Oheavaï de la carte du Tahitien Tupaïa — les Polynésiens reprirent leurs courses aventureuses et successivement peuplèrent les diverses îles du sud-est de l'Océan Pacifique 1.

Ils y arrivèrent à des époques différentes et que l'on ne saurait préciser, mais qui vraisemblablement ne doivent pas être très éloignées pour les îles soumises à la domination française, si l'on en juge par les listes royales les plus longues que fournissent les archipels. Ils conservèrent le souvenir de toutes ces pérégrinations et c'est en mémoire des deux grands pays qu'ils avaient quittés que l'on voit ces quantités de noms, ressemblant à ceux de Bourotou et Savaï disséminés partout: Bora-Bora, Rurutu ; Ilavaii (Raiatea), Hawaii (Sandwich), etc. De telles désignations ne sont pas l'effet du hasard, elles prouvent une origine commune et la science

1. D'après H. Hale dont les travaux ont été popularisés en France par De Quatrefages. J'adopte dans ce chapitre leur thèse parce qu'elle est généralement la plus admise dans le monde savant; mais, pour moi, je ne crois pas à l'origine malaisienne des Polynésiens. Voir mou autre ouvrage, Les origines des Polynésiens.


est aujourd'hui d'accord avec les déclarations des Polynésiens, car elle constate qu'ils sont tous de la même race et parlent une même langue.

Mais comment sont-ils parvenus en ces îles reculées à travers de si vastes mers sur lesquelles il faut parcourir souvent des distances considérables avant de rencontrer une terre ? Si l'on admet qu'ils allaient volontairement à la recherche d'îles inconnues, il leur fallait des bateaux capables de lutter contre les lames, un vent favorable, de l'eau douce et des vivres pour une traversée d'au moins vingt jours. La plupart des officiers de marine considèrent comme impraticable un pareil voyage dans de frêles pirogues. Aussi les hypothèses sont-elles nombreuses : des flots d'encre ont été répandus sur ce sujet. Les uns 1, faisant des Polynésiens des autochtones, ont admis l'existence d'un continent disparu, dont les derniers vestiges seraient les archipels des Marquises, de la Société, etc. Certaines traditions parleraient en effet d'une île qui se serait effondrée sous les flots et qui aurait été située à moitié route entre Nuka-Hiva et Ua-Uka où il y a, dit-on, un haut fond sur lequel on ne trouve que cinquante mètres d'eau 2. La légende raconte aussi que l'île Nuka-Hiva a été séparée par Tupa de l'île Ua-Pu et que cinq îles auraient disparu entre le N.-O. et le N.-E. de Nuka-Hiva.

Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela ? Pour les affaissements de quelques îles la chose peut être exacte ; quant à la disparition d'un continent le fait est plus douteux: sans en nier la possibilité, il faudrait supposer que le cataclysme se serait produit à une époque tellement lointaine que la race polynésienne en aurait perdu le souvenir. Les autres 3, admettant l'émigration des Polynésiens, ont insinué que les espaces pour communiquer pouvaient être moindres : suivant leur

1. MM. Moerenhout et Périer.

2. Et même moins : pendant une traversée entre ces deux îles, par un beau soleil de juin, j'ai vu très distinctement le fond de la mer.

3. Pour n'en citer qu'un seul : M. de Bovis. ----..


opinion les pays auraient été reliés entre eux par des chaînes d'îlots non interrompues et aujourd'hui affaissées. C'est en diminutif la thèse du continent disparu, thèse soutenable à la rigueur, mais qui semble reposer sur des bases peu solides. Les indigènes, eux, ne s'inquiètent pas de la vraisemblance ou de l'invraisemblance de leurs traditions: ils déclarent simplement être venus d'une île, quelque soit son éloignement, comme je l'ai déjà dit plus haut, et cette île, ils la placent au soleil couchant et la nomment ; or, il est à remarquer qu'elle existe toujours : le groupe nord des Marquises (Nuka-Hiva) prétend tenir sa population de Vavao (arch. TongaTabou) et le groupe sud, de Tahiti; les Tuamotu auraient reçu la leur de Tahiti; Tahiti serait une colonie de Raiatea et de Huahine ; cette dernière de Raiatea, celle-ci de Savaï (Samoa) ; les Gambier auraient été peuplées par Rarotonga et les Tubuaï par Rarotonga et Tahiti ; enfin, Rapa devrait ses habitants à Rarotonga.

Cependant, au moment où parurent les Européens, beaucoup d'indigènes se trouvaient depuis longtemps sans communication avec l'île d'où leur race était sortie et ignoraient même la route qui y conduisait. Dans leur émigration dirigée d'abord de l'Ouest à l'Est, ensuite vers le Nord, enfin vers le Sud, les indigènes une fois possesseurs de terres nouvelles s'y établirent donc sans espoir de retour et, en dehors des relations de voisinage, n'en sortirent, pressés par la famine ou par la guerre, que pour aller toujours plus loin. On s'explique ainsi, comment, avant l'apparition des Européens, les naturels de l'archipel de la Société ignoraient l'existence du groupe sud des Marquises, alors que les indigènes de ce dernier archipel avaient parfaitement connaissance d'îles situées au Sud et à l'Ouest; la célèbre carte géographique dressée par le Polynésien Tupaïa et recueillie par Cook le démontre suffisamment.

Néanmoins il ressort des traditions et des chants entendus par les premiers navigateurs que les îles les plus rappro-


chées dans le sud-est de l'Océan Pacifique se visitaient de temps, en temps les unes les autres. Pour accomplir leur navigation les indigènes se guidaient, paraît-il, sur les étoiles ? En ce cas, le domaine de leurs connaissances astronomiques s'est singulièrement réduit : on pourra s'en convaincre à la fin de ce chapitre.

On parle de l'impossibilité d'une longue traversée dans de frêles pirogues. Celles-ci n'étaient pas si fragiles qu'on veut bien le dire, si j'en juge d'après le spécimen qui est conservé au musée d'Auckland en Nouvelle-Zélande : cette embarcation est d'un seul morceau et peut contenir cent personnes; les Maori n'ont pas mis moins de quinze ans à la creuser dans un tronc d'arbre. Il est évident cependant qu'elle eût été insuffisante pour une grande entreprise. Mais les Polynésiens possédaient autrefois des bâtiments beaucoup plus importants : c'étaient les pirogues doubles composées de deux pirogues simples liées ensemble et réunies par une plate-forme ; elles avaient une grande voile triangulaire et des rames. Il n'y en a plus, c'est vrai; néanmoins elles existaient, Forster et Cook l'affirment : ils racontent qu'aux Marquises, à Tahiti et ailleurs, il y en avait qui mesuraient quarante mètres de long; elles exigeaient cent quarantequatre rameurs, huit hommes pour gouverner, et un pour commander; sur la plate-forme prenaient place trente guerriers environ. Il faut dire, à la vérité, qu'il n'y avait guère qu'un ou deux bâtiments de cette grandeur dans chaque île et que les autres doubles pirogues ne renfermaient qu'une cinquantaine d'hommes ; toutefois ces dernières étaient encore capables de supporter un voyage au long cours. Nous sommes maintenant bien loin des frêles pirogues. Admettons donc un instant qu'au lieu de combler ces doubles pirogues de passagers, on y ait mis, suivant leur grandeur cinquante ou seulement vingt-cinq passagers, réservant ainsi de l'espace pour l'eau et les vivres, qu'une petite flotte de ces bateaux soit partie par les vents d'ouest qui régnent


dans ces mers à certaines époques de l'année et durent souvent jusqu'à quinze jours, que le temps enfin ait été beau, la possibilité d'une réussite devient incontestable. Et c'est précisément ainsi que procédaient les naturels comme ils le déclarent dans leurs chants : ils accumulaient des provisions de toutes sortes, puis, emportant de l'eau, des vivres, des graines, des chiens et jusqu'à des petits cochons de dix-sept à dix-huit livres, ils se lançaient hardiment sur les flots à la recherche de nouvelles terres. Sans doute beaucoup ont dû périr, mais il a suffi que quelques bateaux aient accompli un heureux trajet pour que de nouvelles îles se soient trouvées peuplées.

Des naturels de Rapa-nui (la grande Rapa) ou île de Pâques prétendent être venus il y a un millier d'années de Rapa, l'une des plus petites îles de la Polynésie, située au sud des Tubuaï et des Gambier. Or l'île de Pâques est à 2.300 kilomètres de Pitcairn, du dernier groupe d'îles; à l'Est, vers l'Amérique, il faut franchir environ 2.700 kilomètres pour rencontrer une île. On est confondu de l'énormité de la distance et par conséquent de la longueur du voyage.

Et cependant les Polynésiens sont allés bien plus loin encore, jusqu'à la Terre de Feu et au cap Ilorn, qu'ils nommaient Ragiriri et Taitoko; c'est du moins ce que déclarent d'anciennes traditions mangaréviennes récemment recueillies.

Dans leurs légendes, les Maori désignent Hawaïki (Savaï) et Rarotonga comme leurs patries d'origine.

Ces expéditions étaient presque toujours là conséquence d'une surabondance de population ou de la guerre. L'influence des prêtres s'employait souvent à encourager les tendances à l'émigration : dans un intérêt politique et religieux, pour se débarrasser de gens qu'ils craignaient ou faire de la place dans les îles où la population était trop dense, ils n'hésitaient pas à déclarer que la présence d'une terre leur était révélée par les dieux dans telle direction et


les indigènes, sur la foi de ces affirmations mensongères, s'embarquaient et voguaient vers le point tant désiré. Que de déceptions ont dû se produire pour un succès, et quels drames affreux ont du se passer !

Le grand-père de Gattaneua, chef de Nuku-Hiva, accompagné de plusieurs familles, partit dans quatre grandes pirogues pour l'île Utupu qu'une tradition marquisienne supposait exister à l'ouest de l'archipel. Il ne revint pas et l'on n'a jamais su ce qu'il était devenu.

Voici un fait curieux, qui mérite d'appeler notre attention : le 5 avril 1777, le célèbre navigateur Cook se rendit à l'île Manua qu'il avait nommée Harvey; à son deuxième voyage, le 23 septembre 1773, il l'avait trouvée inhabitée; en y revenant, il y rencontra des hommes ressemblant à des Nouveaux-Zélandais, sauf le tatouage : ces sauvages prirent une attitude si menaçante que les Anglais renoncèrent à descendre à terre. L'émigration continuait donc à une époque relativement récente.

Wilson a déclaré à Porter qu'il tenait des indigènes que plus de huit cents hommes, femmes et enfants avaient abandonné l'archipel des Marquises pour aller coloniser d'autres terres.

En 1826, cent cinquante insulaires d'Anaa (Paumotu) prirent la mer dans trois doubles pirogues pour aller à Tahiti rendre hommage au roi Pomare III, leur nouveau suzerain.

Le début du trajet fut heureux et déjà ils apercevaient Mehetia, quand tout à coup des vents d'ouest les poussèrent hors de leur route ; trois pirogues disparurent. Lorsque ces vents eurent cessé, les gens de la troisième pirogue essayèrent de reprendre le chemin de Tahiti : ce fut en vain ; empêchés de nouveau par d'autres vents contraires, ils.

voguèrent au hasard pendant de longs jours et, leurs provisions s'étant épuisées, ils furent contraints pour subsister de se nourrir de la chair des morts. Enfin ils abordèrent à la petite ile Vanavana (Barrow), où ils demeurèrent pendant


trois mois pour se remettre de leurs fatigues. Ils n'étaient plus qu'une quarantaine d'individus, hommes, femmes et enfants. Les ressources y étant insuffisantes, ils se rembarquèrent et firent naufrage à l'île Apunui (Byam-Martin). Là, au bout de huit mois, un navire anglais vint à passer : c'était le Blossom commandé par Frédéric-William Beechey. Immédiatement les indigènes allumèrent des feux et trois hommes montant dans un canot se rendirent à bord. L'un d'eux, nommé Tu-Wari, fit au capitaine le récit de ses infortunes.

Touché de ses malheurs, Beechey consentit à le prendre et à l'emmener à Tahiti avec sa femme et ses enfants.

Le Père Mathias Gracia affirme aussi que quarante hommes d'une tribu de l'île Ua-Pu (Marquises), s'étant révoltés contre leur chef Heato et ayant été vaincus par lui, s'embarquèrent pendant la nuit dans l'espoir de trouver de nouvelles terres.

Leur sort est toujours resté inconnu. Ils avaient en effet bien peu de chances de réussir s'ils se sont dirigés vers le Nord-Est, car partout de ce côté la mer est déserte sur un immense espace jusqu'à la côte d'Amérique.

L'on objectera peut-être que ces exemples sont un peu anciens. En voici un tout à fait récent : les héros de l'aventure étaient encore vivants pendant l'année 1900.

Un jour, dans l'île Rurutu (Archipel Tubuaï), un enfant de huit ans est trouvé mort au pied d'un cocotier : y a-t-il eu crime ou accident ? Les opinions se partagent à ce sujet : le sabre d'abatis de l'enfant est resté fiché dans le pédoncule d'une feuille et semble corroborer l'hypothèse d'une simple chute du haut de l'arbre; mais la plupart ne voient là qu'une ruse de l'assassin destinée à détourner les soupçons et imputent la mort de l'enfanta des ennemis de sa famille. Deux individus sont arrêtés, jugés et malgré leurs protestations d'innocence condamnés à mort.

A Rurutu, la peine capitale consistait à abandonner sans vivres les coupables sur un des quatre minuscules îlots nommés Maria situés au nord-ouest de Rimatara : là ne pous-


sent que quelques cocotiers et buissons de mikimiki ; c'est la mort lente par suite de toutes sortes de privations.

L'arrêt prononcé, on arma la goélette du pays le Manu-reva, on embarqua les condamnés et l'équipage, puis la population sous la conduite du pasteur se rendit selon l'usagé sur la grève, où elle se mit à prier et à chanter des cantiques pour demander au Créateur d'accorder aux voyageurs une mer calme et de les guider dans leur route. Lorsque ces invocations furent terminées, on lâcha les amarres et la goélette s'élança sur la mer.

Il faut ordinairement par vent debout quatre ou cinq jours pour aller de Rurutu à l'île Maria. Après dix jours les capitaines (au nombre de quatre pour être plus sûrs d'arriver à bon port) n'avaient pas encore la terre en vue. Les provisions devenaient rares et les jours succédaient aux jours. Ils comprirent alors qu'ils s'étaient perdus ! Grâce à la pluie et au produit de leur pêche, ils parvinrent à prolonger leur existence. La traversée prenait des proportions effrayantes, car plus de vingt jours s'étaient écoulés depuis le départ. Des jours encore se passèrent. Le vingt-cinquième, ils aperçurent dans le lointain un point bleu au-dessus des flots : c'était une montagne et déjà ils croyaient reconnaître Tahiti, lorsqu'en s'approchant ils constatèrent avec stupéfaction. qu'ils se trouvaient devant Tubuaï ! Ils avaient continuellement tourné autour de leur archipel, ainsi s'expliquait la longueur extraordinaire de la traversée. Ils finirent par aborder à Rurutu, le lieu d'où ils étaient partis ! J'ajoute, en terminant, qu'ils ne virent pas dans leur échec le résultat de leur ignorance et la nécessité de mieux s'instruire ; ils en tirèrent la conclusion suivante : « Si nous n'avons pu trouver notre route, c'est que Dieu ne l'a pas voulu parce que les condamnés étaient innocents. » Et de retour à Rurutu, les deux hommes furent de nouveau jugés, et cette fois, acquittés.

, Comme on l'a vu plus haut, beaucoup de marins européens se refusent a croire à la réussite de ces longues tra-


versées accomplies avec des moyens aussi rudimentaires.

ils semblent ainsi s'en reconnaître incapables eux-mêmes et se déclarer inférieurs à ces sauvages qui ont pu surmonter de telles difficultés. Mais ils se calomnient et l'exemple suivant va en donner une preuve.

Nous remonterons au 28 avril de l'année 1789. A cette date, se trouvait dans l'Océan Pacifique près de l'île Tofua (archipel Tonga), le navire le Boiinty monté par le capitaine George Bligh et quarante-six hommesd'équipage. On sait comment les procédés despotiques de ce capitaine anglais déterminèrent une révolte parmi ses officiers et ses matelots : ceux-ci le saisirent et le jetèrent dans une chaloupe avec dixhuit hommes qui lui étaient restés fidèles. L'embarcation n'avait que vingt et un pieds de long sur six de large et les malheureux abandonnés ne possédaient pour vivre que 125 litres d'eau et 150 livres de biscuit; pour se défendre, ils n'avaient que quatre sabres, le chef des rebelles, le lieutenant Christian, ayant refusé de leur remettre des armes à - feu, tout en leur permettant d'emporter un sextant et des Tables nautiques. Eh bien, malgré la pénurie de leurs moyens de navigation et d'existence, pénurie encore plus grande que celle des Polynésiens lors de leurs migrations, ces infortunés Anglais firent en quarante-huit jours et au milieu de dangers inouïs et de privations affreuses un trajet de 3.618 lieues à travers l'Océan Pacifique : ils passèrent devant les îles Tofua, Fidji, les Nouvelles-Hébrides, l'Australie, franchirent le détroit de Torrès, et le 12 juin au matin enfin, arrivèrent devant la colonie hollandaise de l'île Timor, qui devait être le terme de leurs souffrances. Au cours de ce voyage extraordinaire, ils n'avaient perdu qu'un seul homme, massacré par les sauvages de Tofua dans une descente à terre.

Il est donc parfaitement possible de subsister longtemps dans une pirogue et d'y accomplir une importante traversée, n'en déplaise à certains officiers de marine. Dès lors la ques-


tion se trouve résolue et nous n'avons plus qu'à nous incliner devant les traditions indigènes, c'est-à-dire à reconnaître que les Polynésiens sont des émigrés originaires de l'Occident 1.

1. Je n'ai pas cru devoir parler dans ce chapitre de deux hypothèses émises sur l'origine des Polynésiens.

La première les ferait venir de l'Amérique, quoiqu'ils n'aient aucun caractère anthropologique commun avec les peuplades de ce continent ; tout au plus auraient-ils des analogies de langage, mais très rares et fort incertaines.

Cette théorie est surtout fondée sur l'impossibilité dans laquelle se seraient

trouvés les Polynésiens de naviguer longtemps dans une direction opposée à celle des vents généraux, qui viennent de l'Est. Mais l'argument n'est pas sans réplique, car l'on sait que les vents d'Ouest, s'ils sont beaucoup moins fréquents peuvent toutefois souffler pendant des périodes qui durent jusqu'à quinze jours, et les indigènes pouvaient précisément utiliserces périodes pour leur expédition.

D'après la deuxième hypothèse, les Polynésiens seraient originaires de la Nouvelle-Zélande ; mais cette théorie est en contradiction avec les lois générales qui relient les faunes éteintes aux faunes vivantes. En effet la faune fossile néo-zélandaise, que les fouilles exécutées jusqu'à nos jours nous ont fait connaître, n'a pas fourni un seul ossement de mammifère terrestre. Il est donc peu vraisemblable qu'une race humaine ait pu naître en ce pays.


CHAPITRE II

LE SOL ET LE CLIMAT DE LA POLYNÉSIE ORIENTALE. — LA RACE.

Iles volcaniques. — Richesse de leur flore et pauvreté de leur faune. —

Douceur de la température. — Iles coralliennes. — Leurs faibles ressources. — Bouleversements atmosphériques. — Ile plutonienne, peu favorisée de la nature. — La population primitive. — Son mélange avec les émigrants de la Malaisie. — Caractères physiques des Polynésiens modernes.

Les archipels soumis à la domination française dans le sud-est de l'Océan Pacifique sont tous, à l'exception des Tuamotu, composés d'îles hérissées de pics et de crêtes d'origine volcanique. Leur formation est due à un soulèvement qui paraît avoir été le même pour les archipels des Gambier, des Tubuaï, de la Société et peut-être aussi des Marquises. L'époque de l'apparition de ces archipels ne saurait être absolument déterminée, mais elle doit être vraisemblablement très lointaine sauf pour la dernière éruption qui se produisit à Tahiti et fit surgir le mont Maiao (1.235 m.) que sa forme a fait nommer Diadème par les Français.

Les montagnes que l'on rencontre dans ces îles sont relativement hautes en comparaison du peu d'étendue des terres : Nuka-Hiva des Marquises n'a que 100 kilomètres de circuit et cependant elle s'élève jusqu'à une hauteur de 1.178 mètres; Tahiti a 104.215 hectares de superficie et possède des monts de 2.237 mètres (Orohena), 2.065 mètres (Aorai), 1.800 mètres (Tetufera), 1.694 mètres (Ivirairai), 1.323 mètres (Niu), etc. ;


Mooera a une surface de 13.237 hectares et ses montagnes ont des altitudes de 1.212 mètres (Tohivea), 830 mètres (Rotui), etc.; Bora-Bora a une étendue d'environ 38 kilomètres carrés et le sommet de sa montagne centrale, le Pic de Pahia, atteint à peu près 800 mètres; Tubuai a une superficie de 12 milles carrés 75 et renferme le mont Taitoa qui a 310 mètres d'élévation; la petite Rapa (Rapa-iti) n'a que 30 à 40 kilomètres de pourtour et l'un de ses monts, le Pukunia, est haut de 1.450 mètres ; etc.

Entre les montagnes se trouvent de riantes vallées arrosées par de nombreux ruisseaux limpides. Quant aux lacs, il n'en existe que trois : l'un, sans écoulement, le lac Vai-hiria, est situé à 432 mètres d'altitude dans Tahiti ; les deux autres, les lacs Temae et Varea, communiquant avec la mer, se trouvent dans l'île Moorea.

Sur le littoral et dans l'intérieur, les diverses îles de la Polynésie sont couvertes d'arbres précieux dont les branches entrelacées forment des voûtes magnifiques, véritables abris contre l'ardeur des rayons du soleil. La végétation est celle des tropiques : le cocotier, le maiore (arbre à pain), le pandanus, le bananier, etc. Le climat est d'une grande douceur : il y règne un printemps perpétuel, plus chaud cependant aux Marquises (33 degrés centigrades) et très tempéré à Rapa (de 22 à 25 degrés) 1 où poussent parfaitement la plupart des légumes et des fruits de l'Europe. Vues de la mer, ces terres présentent un brillant aspect grâce à la verdure qui les couvre entièrement et monte parfois jusqu'au sommet des pics. Les paysages sont vraiment enchanteurs, leurs décors féeriques, et l'admiration exprimée dans les récits des voyageurs n'est certainement pas exagérée ; on ne peut imaginer une nature plus resplendissante : elle tient du rêve.

Les forêts ne sont pas exemptes, toutefois, d'une certaine

1. Les mois de juin, juillet et août sont ceux qui ont la température la plus basse. Pendant la saison froide, le thermomètre descend à 6 heures du matin jusqu'à 7 degrés centigrades.


tristesse, qui provient du manque d'oiseaux : les gazouillements sont rares et ceux qu'on entend sont dus à quelques timides moineaux importés par les soins de la Métropole.

La faune était primitivement assez pauvre ; les indigènes n'avaient que des volailles, des porcs et des chiens, et encore parce qu'ils les avaient transportés avec eux lors de leurs migrations. Les bœufs, les vaches, les moutons et les chevaux ont été introduits dans les archipels par les Européens.

Le soulèvement volcanique qui produisit les archipels des Gambier, des Tubuai, de la Société, et des Marquises, ne fut pas aussi complet dans les parages des îles Paumotu ou Tuamotu, et probablement ce sont les coraux qui, en se formant sur les bords des cirques arrivés presque à fleur d'eau, ont créé ces îles basses si différentes des autres îles de la Polynésie française. Les Tuamotu sont en effet composées de longs récifs très peu élevés au-dessus du niveau de la mer, lesquels entourent des lacs intérieurs nommés lagons d'où l'on tire les huîtres nacrées. Celles-ci représentent la seule richesse de l'archipel, car ses îles sont arides, n'ayant qu'une mince couche de terre végétale, et dépourvues d'eau douce : nul torrent, nulle source ; il n'y a que l'eau de pluie et celle du fruit du cocotier; avant l'introduction de cet arbre, le sol ne produisait que des petites touffes de miki-miki, de guettardia, de tournefortia, de pentacarya, de scœvola, et comme ressources alimentaires les fruits du pandanus et le pourpier. Sans la pêche des nacres, et le cocotier dont ils transforment le fruit en coprah, les indigènes ne pourraient pas encore actuellement subsister ; ils ne parviennent à se procurer les choses les plus nécessaires à la vie que grâce à ce commerce devenu, heureusement pour eux, assez important.

Et non seulement ces îles sont déshéritées à presque tous les points de vue, mais elles subissent aussi d'effroyables bouleversements : quoique possédant le même climat que les autres archipels de la Polynésie française, elles sont assaillies quelquefois par de terribles typhons accompagnés de raz


de marée qui portent chez elles la désolation et la mort. Le vent et la mer accomplissent alors une véritable œuvre de destruction : ils abattent tout ce qu'ils rencontrent devant eux, navires à l'ancre, églises, cases, cocotiers, etc. ; les habitants et les animaux domestiques essayent en vain de résister ou de se sauver : ils périssent tous noyés par les lames monstrueuses de l'Océan; celles-ci exhument même les restes des morts et les rejettent au loin ; enfin l'eau des lagons en se joignant aux flots de la mer achève de balayer le sol : elle n'y laisse que le roc. Telles furent les conséquences des typhons et des raz de marée qui visitèrent quelques îles des Tuamotu à différentes époques, notamment en 1878 et 1906.

Les îles qui sont ainsi dévastées ne restent pas toujours dans cet état : après plus ou moins d'années le roc se recouvre d'un peu de terre arable et la végétation reparaît; quand les cocotiers ont suffisamment repoussé, des habitants des îles voisines viennent se fixer dans les îles dépeuplées, et cellesci. reprennent alors leur premier aspect, pour le reperdre vingt ou trente ans plus tard à la suite d'un nouveau cataclysme de la nature.

Vues du large, la plupart des îles Tuamotu se présentent bordées d'une plage de sable fin; à l'intérieur apparaissent des massifs de bois touffus au-dessus desquels se montrent des tiges de cocotiers. Ces îles semblent plutôt riantes que tristes, grâce à la verdure qui les recouvre; mais la mer se brise avec rage sur leurs côtes rocheuses. Le célèbre navigateur de Bougainville avait appelé l'archipel des Paumotu ou Tuamotu, archipel Dangereux. Cette dénomination est exacte; à cause du peu d'élévation des îles, les marins ne les aperçoivent que difficilement, et, pour cette raison, les redoutent beaucoup.

Quant à l'île Rapa-nui ou de Pâques, son origine plutonienne n'est pas douteuse. Sur une superficie de 11.773 hectares se dressent trois volcans nommés Kau, Raraku et Aroï.


Le terrain présente la forme d'un triangle ayant à chaque sommet ou dans les environs un cratère éteint. Le plus important de ces cratères est celui de Kau, situé près du mouillage d'Hanga-roa. Sa profondeur est de 250 mètres et sa base inférieure a plus d'un kilomètre de diamètre. Du côté de la mer le cratère est ébréché jusqu'au tiers de sa hauteur, ce qui ne contribue pas peu à lui donner l'apparence du Colisée de Rome dont il a aussi la forme circulaire.

Tous les cratères de l'île possèdent de grandes cavités que les pluies maintiennent pleines d'eau. Comme il n'y a ni ruisseau, ni torrent, ni source, les indigènes vont puiser leur boisson dans ces citernes naturelles. Ils ont bien creusé quelques puits non loin du rivage, mais ils leur préfèrent l'eau de ces mares.

Le sol est aussi couvert de sombres cavernes.

D'après les naturalistes des expéditions maritimes du dix-huitième siècle l'île serait généralement stérile et nue.

Des pierres brunes, noires et rougeâtres la recouvriraient presque entièrement. La seule végétation consisterait en une graminée qui croîtrait par touffes de feuilles si glissantes que l'on ne pourrait marcher dessus sans tomber. On ne rencontrerait pas un arbre véritable sur toute la surface de l'île.

Les plus grands arbrisseaux seraient le mûrier à papier, dont les naturels (en cela semblables à ceux de Tahiti) tiraient parti pour la confection des étoffes, une espèce de mimosa au bois rouge, dur et pesant, et quelques tiges d' Hibiscus populneus, bois blanc et cassant ayant une feuille qui ressemble à celle du frêne.

Cependant les insulaires avaient des pirogues. De plus, ils possédaient des plantations de patates, d'ignames, de citrouilles, de bananes, de cannes à sucre et une espèce de morelle.

Les poules étaient le seul animal domestique de l'île.

Mais depuis cette époque une étude plus attentive du sol a révélé qu'il n'était pas si ingrat qu'un examen superficiel


l'avait fait croire. Presque tout le terrain peut être cultivé.

Quoique assez ondulé par la présence de douze monticules, il est suffisamment uni pour permettre au bœuf de traîner la charrue. Si l'île de Pâques était complètement déboisée et dénudée lors des voyages de Cook et de Lapérouse, cela provenait probablement des guerres intestines des naturels, comme on le verra plus loin dans cet ouvrage, et non de l'aridité du sol. A la fin du dix-neuvième siècle, un missionnaire catholique, le Père Montiton mit en terre des noyaux, pépins et graines de divers arbres, arbustes et légumes.

Avant de quitter cette île, il eut la satisfaction de voir croître dans les environs d'Hangaroa des eucalyptus, des noyers, des sapins, des boutures de figuier et de pandanus, etc. Il put même manger des pommes de terre qu'il avait introduites dans l'île.

A tout cela il faut ajouter que les moutons, les bœufs et les chevaux importés s'y multiplient parfaitement.

L'île Rapa-nui n'est donc pas aussi stérile qu'on l'a dit autrefois. Mais elle n'est pas non plus riche. Située sous la même latitude que Rapa-iti, elle jouit du même climat tempéré, et celui-ci se trouve trop frais pour que certains arbres puissent y vivre : l'hiver tue le cocotier et l'arbre à pain. En somme elle serait très habitable si elle n'était privée de cours d'eau. Mais elle n'a même pas la moindre source et, pour cette cause, un séjour y sera toujours peu supportable.

La Polynésie orientale était-elle peuplée antérieurement à l'arrivée des émigrants de la Malaisie ? C'est probable. Dans son rapport sur le voyage de Mendana aux Marquises, Queiros s'exprime ainsi qu'il suit: « on voit parmi les insulaires, des blancs, des noirs et quelques mulâtres1. » Cook a raconté que quelques années avant son arrivée à Tahiti, il existait encore dans les montagnes, d'après les indigènes,

1. QUEIROS, Mémoires adressés à Don Luis de Yelasco, gouverneur du Pérou, et au roi Philippe III, à son retour du voyage de Mendana.


des hommes noirs et sauvages. On a trouvé dans des sépultures anciennes de l'île de Pâques (Rapa-nui), l'île la plus avancée vers l'est dans la direction de l'Amérique, des crânes qui ont toutes les apparences des crânes papous. Il semble donc en résulter que la plupart des îles de la Polynésie n'étaient pas désertes à l'époque de l'arrivée des émigrants de la Malaisie et qu'elles étaient même peuplées par une race à peau noire, la race mélanésienne.

C'est d'ailleurs ce que démontrent les caractères physiques d'une partie de la population polynésienne actuelle. En effet, pour créer certains Polynésiens, tels qu'ils sont aujourd'hui, c'est-à-dire avec un teint très foncé, des cheveux très frisés, et des lèvres grosses, il faut admettre qu'il y a eu des croisements plus ou moins importants avec une race noire. La pureté des Marquisiens indique que ces croisements ne durent pas être nombreux chez eux ; mais dans les archipels des Gambier, de la Société, et des Paumotu, surtout dans ce dernier archipel, ce fut différent: les classes inférieures des indigènes accusent une prédominance marquée de sang nègre. Examinons les insulaires des Tuamotu : quoique se rattachant à la race polynésienne ils ont le teint plus foncé que les indigènes des autres archipels, leurs traits sont grossiers et leurs cheveux souvent crépus ; tous ces signes accusent une proportion de sang noir autrement considérable que n'en ont ordinairement les Polynésiens, appartenant cependant eux-mêmes, comme leurs ancêtres les Malaisiens, à une race métisse formée par les mélanges du noir, du jaune et du blanc. Or, nous savons par des légendes que les émigrants malaisiens lors de leur débarquement aux Fidji trouvèrent le sol déjà occupé par des nègres océaniens. Que des Mélanaisiens soient parvenus jusqu'aux Paumotu, rien de surprenant à cela et par eux s'expliquerait la forte proportion de sang noir qu'ont les indigènes actuels. Que se passa-t-il aux Paumotu lors de l'invasion malaisienne ? Ici l'histoire reste muette, mais il est peu probable que les deux races aient


vécu en paix, si nous en jugeons par ce qui était survenu aux Fidji où une guerre de couleur éclata, suivie de la défaite et de l'expulsion des nouveaux venus. Ceux-ci furent au contraire victorieux aux Paumotu et parvinrent à s'y maintenir, comme le font supposer les modifications subies par la race.

Ils massacrèrent peut-être une partie de la population mâle, conservèrent les femmes, et s'alliant à elles créèrent une nouvelle race mixte. Il importe peu d'ailleurs pour l'étude qui nous occupe que les archipels du sud-est de la Polynésie aient été conquis ou colonisés pacifiquement par les émigrants malaisiens. Ce qu'il y a de certain, c'est que ceux-ci s'établirent dans ces îles et devinrent ainsi des Polynésiens : je les désignerai donc désormais par ce nom ou par celui de Maori ou Maohi qu'ils donnent à leur race ; ou bien encore par celui de kanaque, de kanaka, lakata, kaaka, enana, enata, taata ou tangafa, nom qu'ils se donnaient, et se donnent encore orgueilleusement, et qui signifie homme.

Lorsque les navigateurs européens découvrirent cette partie de l'Océanie, ils y rencontrèrent une race métisse produite par les mélanges du noir, du jaune et du blanc. Hauts de taille et robustes, ces indigènes avaient généralement la peau hâlée, presque blanche, les yeux et les cheveux noirs; en réalité leur teint n'était pas plus foncé que celui des gens du midi de l'Europe et le sang blanc dominait de beaucoup dans leurs veines 1.

A l'époque actuelle, les insulaires sont identiques à leurs

1. Wallis nous raconte même qu'en 1767, à Tahiti, il constata la présence de cheveux roux et blonds sur plusieurs indigènes. A ce sujet, quelques auteurs ont fait la réflexion qu'à cette date il ne pouvait être question de croisements avec les Européens ; cette remarque est très juste. Je n'ai pas ici à rechercher les origines de ces teintes et comme la relation de l'illustre marin ne peut m'être suspecte, je me borne à la citer, en m'inclinant devant sa déclaration. Il m'est impossible, toutefois, de passer sous silence que pendant mon voyage en Polynésie je n'ai jamais rencontré d'autres indigènes blonds que ceux qui obtenaient cette couleur à l'aide de moyens artificiels, l'usage de la chaux par exemple; cependant beaucoup de Polynésiens, et presque tous les Tahitiens en particulier, ont maintenant du sang européen dans les veines. Je signale ce fait aux anthropologistes.


ancêtres; il suffit pour en être convaincu de lire les récits que les grands navigateurs nous ont laissés.

C'est ainsi qu'ils nous parlent des différences assez prononcées des nuances de peau entre les populations de certains archipels. Or, ces observations sont encore exactes de nos jours : les Marquisiens, par exemple, quoique vivant dans des îles plus rapprochées de l'Equateur que les Tahitiens, sont moins foncés qu'eux. Néanmoins tous les Polynésiens appartiennent à la même race.

Ils parlent aussi une langue commune. Il y a des dialectes, sans doute, mais ceux-ci ne diffèrent généralement que par des suppressions ou substitutions de lettres dans certains mots ; une attention tant soit peu soutenue le démontre vite : takata, kanaka, kaaka, laala, enana, enala, ne sont que les diverses formes que prend dans les divers dialectes un même substantif qui signifie homme. Un Tahitien peut donc parvenir à se faire comprendre d'un Marquisien, et réciproquement.


CHAPITRE III

LES POLYNÉSIENS ORIENTAUX AVANT L'INGÉRENCE DES EUROPÉENS

Les différentes organisations politiques. — Fréquence et sauvagerie des guerres. — Aptitude des Polynésiens à la navigation. — Mœurs et coutumes. — La religion et le culte; le tabou. — Les arts et les monuments.

A l'arrivée des premiers Européens, les gouvernements différaient beaucoup dans les archipels du sud-est de l'Océan Pacifique. Les Paumotu n'avaient guère que des chefs de tribus jouissant d'un pouvoir contesté; les Marquises et les îles de la Société, au contraire, possédaient de véritables rois dont l'autorité était tantôt absolue, tantôt tempérée par la féodalité constituée par les chefs de districts, véritables vassaux faisant souvent la guerre à leur suzerain. Ces rois et chefs prétendaient descendre des dieux et tenir d'eux leur pouvoir, ce qui leur donnait aussi la puissance spirituelle.

Néanmoins ils ne l'exerçaient pas en général : ils la laissaient aux prêtres, lesquels vivaient presque toujours en bonne intelligence avec eux. Le peuple se contentait ordinairement d'obéir ; mais dans les temps critiques les rois et les chefs se voyaient parfois obligés de compter avec lui ou tout au moins avec les classes élevées.

La hiérarchie sociale était composée de trois classes. A Tahiti, il y avait les Arii, princes, les Raatira, propriétaires fonciers, et les.Manahune, gens du peuple. Ces derniers ne possédaient rien et servaient de serfs aux autres, sans cepen-


dant être maltraités par eux; leur servitude était, en somme, très supportable.

En Polynésie, la propriété était héréditaire et indivisible; on vendait et l'on cédait rarement des terres ; la guerre, seule, pouvait vous exproprier.

Les Polynésiens étaient essentiellement guerriers. Ils avaient comme armes des frondes, des lances, des cassetêtes, des massues d'un bois très dur, des poignards en os et des haches faites d'une pierre attachée par des cordes à un manche en bois. La fabrication de ces haches devait leur demander beaucoup d'efforts, car ils ne disposaient pour les tailler et les polir que de coquillages et de cailloux. Les indigènes connaissaient aussi l'arc et les flèches, mais sauf aux Gambier et à Pâques, ils ne s'en servaient que pour s'amuser.

Les indigènes savaient élever des fortifications : celles-ci se composaient presque toujours de fossés et de palissades.

Il y en avait d'importantes dans l'île Nuka-Hiva de l'archipel des Marquises, mais les plus formidables se trouvaient dans l'île Rapa-iti dont les sommets étaient couronnés par des forts en pierres sèches à terrasses superposées dominées ellesmêmes par des tours. On en peut voir encore les ruines aujourd'hui.

Les peuplades se faisaient des guerres terribles mais ne se livraient de batailles rangées que pour s'emparer d'une baie : elles l'attaquaient alors par terre et par mer. Les combats d'embuscade, où la ruse jouait le principal rôle, étaient bien plus fréquents. Malheur aux prisonniers! Ils étaient impitoyablement immolés en l'honneur des dieux. Aux îles Marquises ainsi qu'aux Tuamotu, on les mangeait même.

Dans les îles-du-Vent et les îles-sous-le- Vent, le cannibalisme avait disparu au moment de la venue des Européens ; toutefois les captifs étaient égorgés. Lorsque la lutte aboutissait à l'envahissement d'un village, les vainqueurs massacraient les femmes et les enfants, pillaient et brûlaient les


cases, abattaient jusqu'aux arbres et ravageaient les campagnes. C'est ainsi que les populations des îles Eiao et Hatutu des Marquises furent exterminées vers 1838 par la tribu des Taï-Pii de la côte nord de Nuka-Hiva. Ces anthropophages dévastèrent tellement ces îles qu'ils n'y laissèrent que des cochons sauvages 1. Maintenant encore, elles sont inhabitées.

Aux Marquises, d'ailleurs, la sauvagerie était devenue si implacable que plusieurs tribus ne pouvaient plus y vivre : ce n'était que guerres perpétuelles, suivies d'exécutions continuelles de prisonniers. Dans certaines vallées, par crainte d'une surprise des tribus ennemies, la moitié des indigènes passait les nuits à veiller pendant que l'autre dormait2. On comprend facilement que, dans ces conditions, des tribus faibles aient accueilli avec bienveillance l'arrivée des Français.

Les Polynésiens excellaient surtout dans l'art de la navigation grâce à leurs pirogues étroites et longues rendues insubmersibles au moyen d'un balancier; elles étaient creusées dans des troncs d'arbres et marchaient soit à la rame soit à la voile. Ils en avaient même d'assez grandes pouvant contenir ordinairement cinquante personnes et les liaient deux par deux pour mieux lutter contre les vagues. Ces doubles pirogues leur servaient surtout à la guerre. Ils étaient et sont restés de hardis marins. De nos jours ils disent encore : « La mer, voilà notre affaire. »

C'est qu'ils y puisaient leur nourriture. Les naturels vivaient surtout de poissons et de fruits, rarement de viandes.

Ils s'habillaient légèrement : leur vêtement consistait en une pièce d'étoffe qui couvrait le corps de la ceinture au dessous du genou. Ils se paraient de fleurs, de plumes et de coquilles. Le tatouage était pratiqué dans toutes les îles, à l'exception de Rapa : il constituait l'armoirie des insulaires

1. D'après le P. MATHIAS G. Lettres sur les îles Marauises.

2. C'est du moins ce qui m'a été affirmé par les rares vieillards que j'ai pu interroger pendant mon séjour là-bas.


et la finesse de ses dessins révélait souvent le talent d'un véritable artiste.

Les Polynésiens habitaient à quelque distance du rivage par crainte d'une surprise des tribus ennemies. Leurs cases construites en bois et en feuilles de différents arbres étaient plus longues que larges et recouvertes d'un toit incliné des deux côtés ; elles n'avaient qu'une porte et celle-ci était très basse.

En temps de paix, leurs occupations se limitaient à la pêche et à la récolte des fruits indispensables à leur subsistance. Ils faisaient aussi des plantations : mais leurs travaux n'étaient jamais longs ni suivis et leur existence s'écoulait ordinairement dans l'oisiveté.

Les distractions des indigènes étaient la musique et la danse qu'ils aimaient passionnément: ils chantaient et dansaient d'ailleurs d'une façon remarquable. Les peuplades se donnaient des fêtes, où le Kava (liqueur enivrante) coulait à grands flots et la prostitution s'étalait avec un effroyable cynisme. Ces réjouissances dégénéraient souvent en rixes.

Quant aux mœurs, elles étaient excessivement licencieuses. L'union conjugale existait bien, il est vrai, mais les couples n'en respectaient pas les liens. La condition de la femme était inférieure à celle de l'homme : l'épouse servait le mari et ne pouvait manger avec lui; devenue veuve, elle n'acquérait pas pour cela sa liberté et (singulière analogie avec les usages de l'Hindoustan) elle tombait sous la dépendance de son fils. En revanche, le mari perdait son autorité et ses biens à la naissance de son enfant Celui-ci prenait alors possession de l'autorité et de la fortune, que le père se bornait à gérer pendant la minorité de son rejeton. Le roi de Tahiti, lui-même, était soumis à cette étrange loi : aussitôt qu'il avait un fils, il était obligé d'abdiquer en sa faveur et sa royauté se changeait en régence. Une autre coutume non moins curieuse et très répandue voulait que l'adoption se substituât à la paternité : le père et la mère ne gardaient pas


leur enfant et l'échangeaient contre un autre, leur neveu ou leur nièce par exemple. Les parents chérissaient particulièrement ces enfants de convention.

Comme religion, les Polynésiens pratiquaient le polythéisme : ils avaient une multitude de dieux, qu'ils divisaient en dieux supérieurs et dieux inférieurs. Le plus ancien et le premier des dieux supérieurs se nommait Taaroa, Tanaoa, Tagaroa, Tangaroa, Tagaloa, Tanaloa ou Kanaloa, selon les différents dialectes. Il correspondait au Jupiter des Grecs et des Romains : c'était le père de tous les autres dieux. On l'adorait partout en Polynésie. Les orero (espèces de bardes de l'ancienne religion) proclamaient la gloire de ce dieu en termes magnifiques dans un chant célèbre dont voici un fragment : « Il était: Taaroa était son nom ; il se tenait dans le vide.

Point de terre, point de ciel, point d'hommes. Taaroa appelle, mais rien ne lui répond, et, seul existant, il se change en l'univers. Les pivots sont Taaroa, les rochers sont Taaroa, les sables sont Taaroa. C'est ainsi que lui-même s'est nommé.

Taaroa est la clarté, il est le germe, il est la base ; il est l'incorruptible, le fort qui créa l'univers, l'univers grand et sacré, qui n'est que la coquille de Taaroa ; c'est lui qui le met en mouvement et en fait l'harmonie l. »

Cependant le dieu Tu était peut-être plus ancien que le dieu Taaora. A Tahiti, ses fonctions n'étaient pas bien définies, mais il passait ordinairement pour le dieu de la guerre ; à Mangareva, il régnait sur les autres dieux ; aux Paumotu, c'était aussi le dieu de la guerre, et il en était de même à Nuuhiva. Mais, à l'arrivée des Européens, il était oublié dans presque toutes les îles ; on l'avait remplacé par un autre dieu ou bien on lui avait donné des collègues.

Les mythologies des archipels étaient nombreuses et compliquées : les donner toutes ici serait trop long, et même

1. MOERENHouT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. I, p. 419, 420 et 421.


impossible pour plusieurs d'entre elles sur lesquelles on ne possède que des renseignements rares ou contradictoires ; je vais seulement exposer sommairement les plus intéressantes.

Au-dessous de Taaroa, le premier dieu des Tahitiens, il y avait Horo ou Oro, son fils aîné, qui était le souverain du monde. Tane, dieu de la guerre et des enfers, était le frère d'Horo. Puis venaient: Raa, le dieu-soleil ; Tauteni, Temearoo, Tuuivahiau 1, etc. De tous ces dieux, Oro était le plus adoré.

Dans la mythologie tahitienne, il y avait sept cieux où demeuraient les dieux supérieurs. Les autres divinités habitaient les eaux, les forêts, les montagnes. Après ces dieux inférieurs venaient les dieux Termes: on les appelait Tii.

Pour représenter leurs dieux, les Polynésiens sculptaient grossièrement dans le bois ou la pierre une figure humaine.

Ils avaient aussi des idoles en bois et en pierre représentant des oiseaux ou des poissons, surtout des poissons, car ceuxci étaient leur principale nourriture. La légende raconte que les anciens indigènes transportaient en cérémonie ces idoles au bord de la mer, et qu'alors chaque espèce de poissons s'approchait de son dieu, ce qui permettait de faire des pêches abondantes !. Les plus vénérés de ces dieux-poissons étaient le requin et le thon.

Il n'y avait pas de démons dans la religion tahitienne.

Les indigènes croyaient à l'immortalité de l'âme et aux revenants. Après la mort, l'âme allait habiter une région éloignée et souterraine nommée Havaiki. La société d'outretombe comprenait plusieurs classes dans lesquelles on était admis suivant le rang que l'on avait occupé sur la terre.

Avant d'y être introduites, les âmes devaient subir un jugement : reconnues coupables, elles étaient condamnées à avoir la chair grattée sur tous les os, et cela par trois fois2 ! Ensuite, leurs fautes étant ainsi expiées, elles entraient dans les

1. DE BOVIS, État de la Société tahitienne à l'arrivée des Européens.

2. MOERENIIOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. I, p. 433.


classes dues à la situation qu'elles avaient possédée durant leur vie. Mais ces âmes revenaient parfois de 1 Hàvaiki pour troubler les vivants ; ceux-ci les appelaient lupapau c'està-dire revenants, et redoutaient beaucoup de les voir apparaître.

Aux îles Marquises, les dieux les plus importants étaient Tetoo et Tiki. Tetoo appartenait à la première catégorie de dieux, et Tiki, seulement à la seconde. Cependant celuici était sans contredit le plus illustre de tous les dieux marquisiens. Ses adorateurs racontaient que, bien qu'ayant eu une mère, il était l'auteur de tout ce qui existait et que tous les hommes étaient ses descendants. Ils ajoutaient qu'il avait autrefois parlé aux habitants de cet archipel. Parmi les dieux secondaires se trouvait Mane qui avait sorti la terre de la mer : un jour, il pêchait à la ligne ; tout à coup il vit, au lieu d'un poisson, une grande terre suspendue à son hameçon. Mais cet exploit était plus souvent attribué à Tiki.

Les principaux dieux malfaisants étaient : Hanake, qui infligeait des maux de reins et des rhumatismes ; Tutepoa, qui faisait tomber du haut des arbres ; Tapareko, qui punissait les pêcheurs de requin ; Hakanaii, qui exigeait des victimes humaines ; Tavita, qui régnait aux enfers; Aavehu, qui favorisait les criminels.

Les Marquisiens distinguaient l'esprit de la matière ; ils croyaient que la mort n'était que la séparation de l'âme avec le corps. Ils ne savaient pas, disaient-ils, d'où venait celleci ; mais ils pouvaient sûrement dire où elle allait. Elle se rendait d'abord sur le sommet du mont Kiukiu : c'était là que devaient se rassembler les âmes pour accomplir leur destinée d'outre-tombe. Quand il y en avait beaucoup, la mer s'entr'ouvrait, et elles tombaient sur une terre merveilleuse où il n'existait que des plaisirs. Cette terre était couverte de beaux arbres qui portaient des fruits exquis; elle renfermait un joli lac dont les eaux étaient immuablement calmes et de couleur bleue. La déesse Upu régnait sur ce paradis, et elle


ne permettait d'y habiter et de jouir de ses délices qu'à ceux qui, de leur vivant, n'avaient pas été méchants, avaient commàndé à d'autres hommes et avaient possédé de grandes richesses, surtout des petits cochons. Les kikino (hommes de rien) n'étaient pas admis à entrer dans ce lieu enchanteur; ils allaient dans une terre sombre, n'ayant que des eaux bourbeuses, et où jamais ne pénétrait un rayon de soleil.

Néanmoins, toutes les âmes ne demeuraient pas dans ces lieux éternellement; après y être restées un temps considérable, elles retournaient donner la vie à d'autres corps 1. Les Marquisiens croyaient donc à la métempsycose et les étoiles filantes étaient pour eux des manifestations des déplacements des âmes.

Dans l'archipel des Tuamotu, les dieux étaient : Tauruhua, Kainuku, Puniavia, Ruanuku, Tuteaotea, Tumakinokino, Tohutika, Rua, Fatonga, Tu, Teati-Tu, Teati-Rongo, Teati- Tane, Tama-tuuhau, Tama-arikitahi, Tavaka, Ruafatu, Mahinui, Temoana, Taihia, Tamatea, Honga, Marerekonganga, Rua, Kaiatua, Mutuaiuta, Mapu, Mahanga, Koaroa, Okea, Tahuka.

La cosmogonie des indigènes de cet archipel ne manquait pas d'originalité. En voici quelques fragments : Tane résolut de se frayer un passage à travers la capote du ciel. Pour ce travail il se fit aider par ses gens. Tamaru commença à entamer à coups de pierres la croûte du firmament ; Tagaroa l'amollit avec un feu ardent ; Tane, lui-même, prit de grosses pierres, fit une large trouée dans la voûte céleste, et, par elle, se précipita sur la terre. Les Atiru (esprits célestes et puissants) soulevèrent le firmament avec leur dos; ils l'élevèrent plus haut, jusqu'à la hauteur de leurs bras et montant les uns sur les autres, ils arrivèrent à le mettre en place. Alors les Pigau le creusèrent ; les Tope l'inondèrent ; les Titi le clouèrent ; les Pepe le rabotèrent ; les Moho le balayèrent,

1. Lettre du R. P. Amable à Mgr l'archevêque de Chalcédoine. Annales de la Propagation de la Foi, t. XIX, p. 23 et 24.


en laissant toutefois, sur l'ordre de Tane, une partie des copeaux que l'on voit encore aujourd'hui sous la forme de nuages i.

Mâui, génie puissant et mauvais, pécha, du fond de la mer, Tahiti, appelée encore Havaïki. Ce Mâui est le Josué polynésien. « Sa mère n'ayant pas le temps de cuire convenablement sa nourriture avant le coucher du soleil, il alla guetter celui-ci à l'orifice du trou par lequel il semble sortir chaque matin ; après bien des tentatives inutiles, il parvint enfin à le surprendre, et l'ayant attaché au bout d'une ficelle, il put dès lors modérer à son gré la rapidité de sa course 2. »

Pour les naturels de ces îles la Terre se nommait Fakahotufenua. Le premier homme créé était Magamaga. Néanmoins le premier homme connu paraît avoir été Tiki (image), spontanément né du sable de la mer, suivant les uns, ou sorti vivant d'un caillou, d'après ce que disent les autres.

C'est lui qui forma d'un amas de sable, Vahuone (amas de sable), la première femme, dont il fit sa compagne et son épouse. Il en eut une fille, Hina, dont il s'éprit plus tard.

« Leurs rapports ayant été découverts par Vahuone, Ilina, de honte se sauva dans la lune, où l'on voit encore sa figure, et Tiki, de dépit, se donna la mort qui est passée avec son péché à toute sa postérité 3. »

Aux îles Gambier, s'il faut en croire les traditions des naturels, Tiki et Inaone étaient leurs premiers parents. Cependant là, comme dans les autres archipels, Tiki passait généralement pour un dieu qui avait tiré la terre du sein des eaux au moyen d'un hameçon. Toutes les statues d'idoles portaient le nom de ce puissant pêcheur, et les insulaires des Gambier comme ceux des Marquises venaient se prosterner devant elles.

1. Le R. P. ALBERT MONTITON, Les Pomotous (sic). Traditions et coutumes.

Les Missions catholiques, t. VI, p. 342 et 343.

2. Le R. P. ALBERT MONTITON, Les Pomotous (sic). Traditions et coutumes.

Les Missions catholiques, t. VI. D. 342 et 343.

3. Id.


« Les dieux de Mangareva, écrit le Père Caret 1, étaient sans nombre et se divisaient en deux classes opposées, les bons et les mauvais génies. Les uns et les autres avaient des attributs spéciaux. Tiki était adoré comme père du genre humain; Tea avait créé l'eau, le vent et le soleil; Tu était l'auteur du maiore ou fruit à pain; Ro-ngo entr'ouvrait les nuages et versait des flots de pluie sur les champs altérés ; Tairi faisait gronder le tonnerre ; Arikitenou, roi de l'Océan, veillait à la conservation des nombreuses familles de poissons qui peuplent son empire, et favorisait les pièges des pêcheurs qui l'avaient invoqué ; A-nghi dirigeait les orages et causait la disette par son souffle brûlant ou par ses fureurs dévastatrices ; J/apiloili, le plus malfaisant des génies, était le dieu de la mort ; je viens d'envoyer en France le bâton dont il se servait, disaient nos pauvres idolâtres, pour assommer les hommes : en un mot là, comme dans l'ancien paganisme, les principaux phénomènes de la nature étaient divinisés et se transformaient en bons ou mauvais esprits, selon qu'ils exprimaient l'espérance ou la crainte.

« La foi aux récompenses et aux peines d'une autre vie faisait aussi partie du symbole religieux des habitants de Gambier. Ils avaient leur Po-Kino ou Enfer, qu'ils se représentaient tantôt comme une fournaise ardente, tantôt comme un bourbier, d'où nul ne peut sortir une fois qu'il a eu le malheur de glisser sur la pente de l'abîme fangeux. Leur Po-Porolu ou Paradis était le séjour des dieux bons : c'était, comme les Champs-Elysées du paganisme, une région souterraine éclairée par un astre aussi pâle que la lune. A la mort d'un insulaire, sa famille célébrait un tirau ou fête funèbre qui dégénérait toujours en orgie. Il y en avait de plus ou moins solennels, selon le rang et la dignité du défunt: le tirau des To-ngoitis ou nobles se prolongeait

1. Notice sur les îles Gambier, par M. CARET, missionnaire apostolique.

Annales de la Propagation de la Foi, t. XIV, p. 330, 332, 333,334 et 335.


quelquefois par des réjouissances jusqu'au dix-septième jour.

Si les parents manquaient à l'accomplissement de ce devoir, l'ombre du mort était condamnée à errer de montagne en montagne, de précipice en précipice, jusqu'à ce qu'elle tombât pour jamais dans les gouffres du Po-Kino ; mais avec les honneurs dont j'ai parlé, toute âme s'envolait sans délai au Po-Porola.

« Il était d'usage de mêler aux funérailles d'un chef l'éloge de sa bravoure et le récit de ses exploits. Voici un fragment de chant funèbre que le peuple redisait, avant l'arrivée des missionnaires, sur la tombe de ses plus illustres guerriers : il n'a rien de bien remarquable ; mais il peut faire apprécier la poésie nationale d'un peuple encore peu connu.

« Le soleil a passé derrière la colline ; les ombres ont succédé au jour. Lumière, que tu tardes à revenir! Tu es aussi lente à reparaître que le poisson attendu par le pêcheur qui a jeté son hameçon dans la mer.

« Elle commence à briller sur les hauteurs de l'île; éveillé par ses feux, le papillon s'égaye sur les sentiers ; il vole, en se jouant, de la mer aux montagnes. »

« Dans ce chant se trouve une longue liste des chefs morts, dont un insulaire récite les noms, tandis que le peuple répond en gémissant : « Un tel n'est plus ; la lumière est à tous. »

« Comme ces cérémonies avaient toutes un caractère religieux, elles étaient toujours présidées par des prêtres1. »

Lorsque les Polynésiens se sentaient atteints d'une maladie grave, ils recouraient au sorcier ou à la sorcière, afin d'extirper, disaient-ils, le mauvais esprit qui s'était perfidement glissé dans leur corps. Pour rétablir leur santé, des chefs n'hésitaient pas à faire immoler trois ou quatre victimes humaines : ils espéraient ainsi fléchir le dieu qui les avait frappés. Cependant les malades qui ne guérissaient pas attendaient avec calme leur heure dernière, car, s'ils aimaient

1. Notice sur les îles Gambier, par M. CARET, missionnaire apostolique.

Annales de la Propagation de la Foi, t. XIV, p. 330, 332, 333, 334 et 335.


la vie, ils ne craignaient pas la mort. Celle-ci épouvantait si peu les naturels, que les Marquisiens faisaient fabriquer leur cercueil de leur vivant et le gardaient chez eux en attendant le moment d'y être étendus. Les usages funéraires abondaient dans les différents archipels de l'Océan Pacifique oriental.

Ordinairement, on laissait le cadavre se décomposer; mais, quelquefois, il était vidé et subissait une préparation afin de pouvoir être conservé. Il était enseveli au pied des arbres ou dans une caverne, ou bien encore placé sur une espèce de table, dans une hutte qui lui servait de tombeau : c'était, le plus souvent, la maison même du décédé. Aux îles Marquises, le cadavre d'un chef était apporté à sa femme et celle-ci le gardait vingt-cinq ou trente jours, dans sa demeure. Durant ce temps-là, elle enlevait avec ses doigts la peau du mort, à mesure qu'elle se détachait. C'était, parait-il, afin d'effacer le tatouage, parce qu'il fallait que le corps du défunt fut sans tache pour être admis à vivre sur la terre de la déesse Upu et à se baigner dans son lac. Cette opération terminée, les femmes de la tribu venaient le pleurer : elles se rassemblaient près de la case qui devait lui servir de tombeau, et, là, elles se livraient à des lamentations, qu'elles interrompaient de temps en temps pour rire, causer, boire et manger, ou bien exécuter, complètement nues, des danses obscènes et d'autres actes immondes devant la porte du mort. Il se passait alors des scènes ignobles, et telles qu'on n'en peut rencontrer seulement que chez des sauvages. Cela durait ainsi plusieurs jours; puis on procédait aux funérailles du chef. Celles-ci s'accomplissaient avec un grand concours de peuple, au bruit des tambours et des conques marines.

Le corps, mis en bière, était transporté dans ladite case, où on le plaçait sur des pieux à la hauteur du toit, et l'on suspendait près du mort, pour sa nourriture, du poisson, des cocos et des morceaux de porc rôti, renfermés dans le creux d'un tronc d'arbre ficelé avec des filaments de coco. Ensuite chacun se retirait de cette case, tantôt fermée tout à fait,


tantôt demi-ouverte. Les provisions ne tardaient pas à tomber en pourriture; mais on les renouvelait jusqu'à ce que les chairs du mort fussent séparées des os; après quoi, la case était définitivement abandonnée. Au bout d'une lune, on célébrait une commémoration et, dix lunes plus tard, un anniversaire appelé mail. Celui-ci consistait en festins qui duraient huit ou quinze jours, ou un mois, suivant la qualité du mort et la richesse de ses parents. Quant à l'indigène de la dernière classe du peuple, il était simplement mis en terre et sa famille se dispensait dé presque toutes ces cérémonies.

Dans les religions des divers archipels il y avait un culte public. Les temples étaient en plein air et se nommaient marae : ils se composaient d'un mur d'enceinte et d'un autel sur lequel étaient placées des idoles grossièrement taillées dans le bois ou le roc. Nul profane ne pouvait franchir le seuil de ces marae car ils étaient taboués (je donnerai plus loin l'explication de ce mot); ils étaient interdits également aux femmes. On y faisait des offrandes ainsi que des sacrifices : hommes, femmes et enfants servaient parfois de victimes ; les captifs y étaient tués. Au temps de Cook, les sacrifices humains étaient devenus très rares et l'anthropophagie avait complètement disparu à Tahiti; l'immolation des prisonniers était au contraire une coutume toujours en vigueur aux îles Marquises et donnait lieu à de sauvages cérémonies qui se terminaient par des repas de cannibales. Chaque marae était desservi par un grand prêtre assisté de simples prêtres.

A Tahiti, les Arioi formaient une association moitié religieuse moitié laïque, fondée par Oro : la prostitution des deux sexes y était obligatoire et l'infanticide ordonné. Les chefs ne prenaient pas part cependant à ces odieuses débauches et parmi eux se trouvaient de véritables savants possédant à fond l'histoire de leur race : comme ils ne connaissaient pas l'écriture, ils apprenaient les légendes par cœur et mot à mot. Les Arioi célébraient des mystères : seuls les initiés y participaient, car les cérémonies étaient secrètes.


La cause de l'existence des Arioi doit être probablement la trop grande densité de population pour la superficie des îles : il fallait absolument enrayer les naissances; de là le meurtre forcé d.es enfants.

Il existait chez tous les Polynésiens une institution fameuse nommée laba (ou plutôt lapa d'après la prononciation indigène). Le tabou était, en somme, la consécration d'un être ou d'une chose : l'individu, l'animal ou l'objet revêtus de ce caractère devenaient inviolables et personne ne pouvait plus y toucher : ses effets étaient temporaires ou définitifs. Les prêtres et les chefs en usaient largement : ils tabouaient leurs propriétés afin de s'en assurer la tranquille possession.

Les sépultures étaient généralement tabouées. Le tabou avait souvent une grande utilité en empêchant la population d'accomplir certains actes contraires à son intérêt : c'est ainsi, par exemple, qu'on l'imposait sur les terres quelque temps avant la récolte. Enfin (que l'on me passe ce détail), les femmes étaient tabouées pendant leurs couches. La violation du tabou entraînait ordinairement la peine de mort pour le coupable.

En réalité, les Polynésiens étaient plutôt superstitieux que religieux, car une fois certaines pratiques accomplies, ils se livraient sans frein à toutes leurs passions.

Pour ce qui concerne les arts et les monuments, les Polynésiens en étaient à ce que l'on appelle l'âge de la pierre polie. Néanmoins ils savaient détacher, tailler et joindre de gros blocs de pierre. Cook nous parle du marae d'Oberea à Tahiti, à l'intérieur duquel s'élevait une pyramide de onze gradins superposés en retrait : la hauteur de cette dernière était d'environ 13 mètres et sa base avait plus de 80 mètres de long sur à peu près 28 mètres de large 1. D'après les dessins qui en ont été faits, elle ressemblait à celle de Sakkâra en Égypte. Il est fâcheux pour la science qu'on l'ait détruite.

Dans l'île Raiatea, l'île sainte de l'archipel de la Société, il

1. COOK, premier voyage (1769).


y avait à Opoa le célèbre marae d'Oro. Maintenant l'autel est effondré en plusieurs endroits. Composé d'énormes blocs de coraux entassés avec art, il avait environ 10 mètres de long, A de large et 2 et demi de hauteur1. C'était le plus ancien de tous les marae tahitiens. Venaient ensuite les marae de Vaiotaa (Bora-Bora), de Matairea à Maeva (Huahine), de Manuunuu et de Tiva (Huahine), dont il ne subsiste plus que des vestiges, seulement intéressants au point de vue historique.

Actuellement il ne reste dans les archipels soumis à la domination française « qu'un seul marae assez bien conservé pour que l'on puisse juger ce qu'étaient l'architecture et la sculpture chez les Polynésiens orientaux : c'est celui que l'on trouve sur une hauteur à Puamau dans l'île HivaOa de l'archipel des Marquises. Là, sur une espèce d'autel composé de gros galets posés à la façon cyclopéenne, sont des Tiki (dieux) taillés dans la pierre ; en arrière de la droite du monument et au-dessus de lui, se dresse l'arbre sacré ; devant, s'étend une grande place : l'ensemble est imposant.

Les pierres de l'autel ingénieusement disposées révèlent une certaine science de la construction. Les Tiki, eux, sont grossièrement taillés : les dieux ont les yeux grands et ronds, le regard fixe, le nez gros, les joues pleines, la bouche largement fendue et les bras collés au corps : l'aspect général est gauche, rude et heurté ; l'inexpérience des ouvriers se montre flagrante; mais il faut se dire aussi que pour exécuter ces travaux, les indigènes n'avaient à leur disposition que des outils faits avec des os, des pierres et

1. A quelque distance d'Opoa se trouve une belle montagne dans laquelle il y a un gouffre. On raconte que ce gouffre fut découvert par un ancien roi de Raiatea, homme d'une rare cruauté. Celui-ci voulut l'explorer et se lit descendre dedans; mais ses sujets lâchèrent les cordes pour se débarrasser de leur tyran. La légende ajoute qu'il vit encore dans ce trou caverneux et qu'il est toujours aussi méchant que par le passé. C'est également dans ce lieu sombre et profond que la mythologie de l'archipel a placé le séjour des âmes après la mort.

Les autres souverains de l'île Raiatea étaient enterrés dans une immense vallée voisine. L'enterrement se faisait durant la nuit, et en secret, par le grand prêtre et deux ou trois simples prêtres : le peuple ignorait ainsi l'endroit précis de la sépulture du monarque.


des coquilles : bref, on ne peut demander mieux à des barbares. L'enceinte de ce marae formait autrefois un affreux repaire de cannibales; les prêtres et les chefs s'y rendaient pour accomplir leurs atroces sacrifices : complètement abandonnée de nos jours, la luxuriante végétation des tropiques commence à l'envahir. Au bas, dans la vallée, se pressait naguère une population nombreuse : atteinte d'un mal mystérieux, la race se meurt et le sol se couvre de ruines1. »

Des constructions très différentes, et probablement plus anciennes, se trouvent aussi dans quelques autres îles. On voit dans la vallée d'Hikohei, près de la plage, à Taiohae (île Nuku-Hiva), un curieux groupe de quatre pierres, dont la réunion ne peut être fortuite ni considérée comme l'œuvre de la nature. La plus grande, en grès, de 2 m. 30 de hauteur n'est que dégrossie; les autres, en basalte, sont tellement dégradées qu'il est impossible de savoir si elles ont été travaillées. Les Européens appellent la première « Marchand », du nom du fameux navigateur auquel ils l'attribuent; mais c'est à tort, car celui-ci n'en dit absolument rien. Parmi les kanaques, les uns racontent une légende d'après laquelle cette pierre aurait été apportée en une nuit de l'île Uapu (22 milles) par des fourmis rouges, les autres les croient élevées par des fourmis noires ou par des mouches. En somme, on ne sait pas qui a mis ces pierres en cet endroit, et c'est en vain qu'on a cherché à deviner à quoi elles pouvaient bien servir.

Il existe encore dans l'île Mangareva (Gambier) des débris d'antiques murailles 2 : les blocs ont été travaillés par les

1. A. C. EUGÈNE CAILLOT, Les Polynésiens orientaux au contact de la civilisation, p. 98 et 99.

2. Dans sa Notice sur les îles Gambier, M. Caret, missionnaire apostolique, s'exprtme en ces termes : « J'ai vu dans une vallée de Mangareva, la plus grande des iles du Groupe Gambier, un monument qui me semble dater de loin : c'est un mur longtemps enfoui dans la terre, et formé d'énormes pungas ou pierres tendres qui croissent (sic) sur le sable, au milieu des flots ; il pouvait avoir six à sept pieds de haut sur quinze à vingt de longueur. »

Annales de la Propagation de la Foi, t. XIV, p. 330 et 331.


mains des hommes et les murs sont maçonnés à l'aide de mortier ; or, les indigènes ignoraient l'usage de la chaux et du ciment à l'arrivée des Européens. Les habitants de l'île déclarent être étrangers à ces constructions et les disent élevées par une race qui les a précédés sur les îles Mangareva, quoiqu'ils y soient eux-mêmes établis depuis six à sept cents ans 1.

Quelques savants en ont conclu que cette race d'hommes n'appartenait pas à la race polynésienne, parce que l'on ne rencontrait pas d'autres constructions de ce genre dans les îles qu'elle habitait. Mais c'est une grave erreur.

Dans l'île Rapa-iti il y a des constructions analogues, dont quelques-unes avec du mortier, et les indigènes n'ont jamais nié que leurs ancêtres en fussent les auteurs. Si les fortifications que l'on voit encore de nos jours sur les sommets des pics les plus élevés de l'île Rapa-iti sont habituellement composées de pierres sèches2, plusieurs d'entre elles sont parfois faites aussi de pierres bien équarries et polies pesant jusqu'à deux tonnes et réunies par un ciment très dur et très tenace 3.

Les plates-formes de l'île Rapa-nui ou île de Pâques sont bâties avec d'énormes pierres brutes assemblées avec une grande précision, et l'une de ces plates-formes, située à moitié route entre Wimpoo et Utu-iti, a un mur extérieur large de 30 pieds et long de 100 pas4. Les autels, sur lesquels sont placées des statues, sont formés de pierres taillées dont certaines, parfaitement quadrangulaires, ont les arêtes droites et fines avec des angles de 90 degrés. L'autel de Vinapu a des pierres taillées de 2 m. 50 de long, sur 1 m. 80 de haut, placées les unes sur les autres de manière à former un mur monumental5.

1. P. A. LEssoN. Voiiaae aux îles Manaareva. n. 54. 110 et 111.

2. JULES GARNIER, Notes géologiques sur l'Océanie, les îles Tahiti et Rapa.

Annales des Mines, 6e série, t. XVII, p. 434.

3. Observations du commodore R. A. POWELL, commandant la Topaze en 1867.

Annales hydrographiques, t. XXXI, p. 402.

4. Happort du commandant du navire la Topaze. L'He de Pâques. Revue maritime et coloniale, t. XXXV. D. 539 et 540.

5. Happort de DON IGNACIO L. PANA, capitaine de corvette sur le navire de guerre chilien O'Higghins. L'île de Pâques. Revue maritime et coloniale, t. XXXV, p. 120.


Les 80 maisons de l'île de Pâques sont également en pierres taillées, et si beaucoup de ces maisons ont deux ou trois cents ans d'existence, peut-être plus, d'autres, au contraire, sont récentes puisque l'une d'elles, d'après ce que raconte le Père Roussel, a été élevée par un homme connu de la génération actuelle1. Ainsi donc des constructions de même caractère existent dans différentes îles habitées par des Polynésiens. Et il en est de même pour les monstrueuses statues de l'île de Pâques. Celles-ci sont taillées dans la pierre; elles ont la forme humaine, avec de grandes oreilles et la tête ornée d'une espèce de couronne. Cependant bon nombre de savants se refusent à croire qu'elles soient dues à la race qui peuple de nos jours l'île de Pâques, parce que, disent-ils, elle est polynésienne, et il n'y a pas de ces statues dans les autres îles qu'elle occupe. Mais ce n'est pas exact encore. On voitdes statues semblables, quoique moins grandes et moins grosses, dans les petites îles qui s'étendent de l'ouest à l'est dans l'Océan Pacifique oriental, aux îles Tubuai, Raivavae et Pitcairn 2, et l'on sait maintenant qu'elles ont été élevées par des Polynésiens. Une tradition de l'île Mangareva le déclare formellement pour l'île Pitcairn ; la voici : La Mangarévienne Ina découvrit l'île Eiragi ou Eragi (Pitcairn). Une autre Mangarévienne, Toatutea, mariée à Tiniraueriki, vint avec son époux la peupler. Ils eurent deux enfants : Korotatia (garçon) et Vaipaoko (fille). Leurs descendants ont élevé à Eiragi les statues et les marae que l'on y voit encore 3.

En réalité, deux choses seulement n'ont été trouvées que dans l'île de Pâques: les ko-haou-rongorongo, bois d'hibiscus intelligents ou parlants (c'est le nom des tablettes), et les

1. Rapport du commandant du navire la Topaze et Note du contre-amiral F. T. DE LAPELIN. L'île de Pâques. Revue maritime et coloniale, t. XXXV, p. 538.

2. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. I,p. 142, et t. II, p. 270.

3. Détail curieux : Toatutea avait été d'abord mariée à Tanekena, roi de Tahiti, dont elle avait eu deux enfants, mais elle l'avait ensuite abandonné, parce qu'il était trop vieux.


poteries. Mais il n'est nullement prouvé que ces tablettes contiennent une écriture hiéroglyphique et phonétique ; il se peut très bien que ce ne soient que des bois mieux sculptés que ceux des autres archipels, et alors les Polynésiens en seraient aussi les créateurs 1. Quant aux poteries, comme tous les Polynésiens, à l'exception de ceux de l'île de Pâques, ignorent encore la manière de les fabriquer, il faut nécessairement admettre qu'elles ont été autrefois introduites dans cette île par des gens d'une autre race qu'eux. Cette race, quelle est-elle ? Sans doute une race noire. Presque toutes les îles de la Polynésie étaient primitivement habitées par la race mélanésienne.

1. C'est là l'opinion de la majorité du monde savant. A mon avis, il faudrait plutôt voir dans ces ko-haou-rongorongo un système d'écriture mnémonique. Il consisterait en figures tracées sur les tablettes de bois dans le but de rappeler le sujet, les principaux faits d'un récit à ceux qui le savent et à les empêcher d'intervertir l'ordre de succession des idées ; il serait par suite à peu près inintelligible, autrement que dans un sens vague, à ceux qui ignorent le récit. C'est dans un système, de ce genre (je ne dis pas identique) qu'est reproduit le chant intitulé : Wolum-Olum, la Création, publié par E. G.

SQUIER, dans le Historical and mythological traditions of the Algonquino, p. 6.


Tablette de 1 île (le Pâques : ho-haou-rongorongo (bois d'hibiscus intelligent ou parlant).


NOTE SUR QUELQUES REMARQUES PHILOLOGIQUES RELATIVES AUX ORIGINES DES POLYNÉSIENS

EXTRAITS 1

1

« Les Polynésiens s'intitulaient, et s'intitulent encore, orgueilleusement les hommes, et le mot homme se dit, dans leur langue, kanaka, lakala, kaaka, kenana, enana, enata, taata, tagata ou tanga/a, suivant les divers dialectes. La forme la plus ancienne de ce mot paraît être celle de kanaka, et c'est celle aussi qui est la plus répandue : on la trouve employée aux îles Sandwich, et elle l'est parfois dans les différents archipels de l'Océan Pacifique oriental conjointement avec les autres formes ; on en constate même la présence chez certaines tribus de quelques îles de la Mélanésie.

Or les aborigènes expulsés du Kenâ'an par les Sémites et réfugiés dans les buissons et les cavernes de Seïr étaient nommés pjy, ana/r, mot kénânéen qui signifie un homme de haute taille, un géant ou un homme fort, et de là un maître.

Aucun savant, je crois, ne consentira à voir entre les mots kanaka et anak une simple similitude de syllabes, et, depuis longtemps, l'importance ethnique du mot anak a été recon-

1. A. C. EUGÈNE CAILLOT, Les Origines des Polynésiens.


nue par les véritables hébraïsants l. Voilà qui est grave, très grave, car cette double ressemblance ne saurait être simplement l'effet du hasard : que deux peuples, très éloignés l'un de l'autre, portent le même nom, le fait est assurément bien étrange, il peut toutefois n'être qu'accidentel. Mais que ces peuples aient à la fois le même nom et qu'ils l'interprètent de la même façon, cela ne peut s'expliquer par une simple coïncidence, et doit supposer, à mon avis, si ce n'est une origine commune quelconque, au moins quelques rapports lointains entre eux. »

II

« Maohi, Maori, ou mieux Mauri, qui est la forme la plus ancienne. — D'après Taylor, le mot Maori est l'équivalent du mot maure ou nègre : la racine de ce mot est uri qui veut dire noir : d'où mauri, le cœur, le sang noir. Mais, à mon avis, uri peut aussi bien venir de ur, mot akkadien qui veut dire fondement. Suivant A. Lesson, Maori signifie « naturel, indigène du pays » ; c'est en effet le sens que lui donnent les indigènes actuels. Toutefois, à l'origine, en était-il réellement ainsi ? J'en doute. Il se peut que le mot Mauri n'ait été qu'une simple transformation du mot Amâur, qui était le nom d'un peuple des environs de Kadesh, dans la vallée de l'Oronte, en Syrie, et se trouvait mentionné par les anciens monuments égyptiens. Ce peuple d'Amâur paraît avoir été de race kénânéenne et parent des Amôrîm de la Palestine et par suite des Anak ou Anakim, dont j'ai déjà parlé plus haut. Tous ces peuples habitaient la région que la Bible appelait Haram et que nous désignons aujourd'hui

1. L'hébreu n'était primitivement que l'idiome des Chananéens. C'est après avoir vécu plusieurs générations chez eux que la famille d'Abraham finit par l'adopter; avant elle parlait un langage vraisemblablement plus proche de l'arabe.


sous le nom de Syrie. Il est possible aussi que le mot Maori ait été apporté par ceux que les traditions numides nommaient des Mèdes, Madai. Si l'on en croit Salluste, qui avait puisé ses renseignements dans les livres du roi Hiempsal, l'armée d'Hercule était composée d'hommes de races diverses, et lorsque ce dernier fut mort en Espagne, son armée restée sans chef, se partagea entre les compétiteurs, et, finalement se dispersa. Les Mèdes, les Arméniens et les Perses passèrent en Afrique et conquirent les territoires proches de la mer. Les Mèdes et les Arméniens s'allièrent alors aux Libyens qui étaient leurs voisins ; ils bâtirent des villes ; mais, à la longue, leur nom se corrompit dans la bouche des Libyens et ceux-ci les appelèrent Maures au lieu de Mèdes. Cette explication est admissible. Cependant celle de Vivien de Saint Martin ne l'est pas moins. Ce savant prétend que le nom de mauri ou de maure provient du mot sémitique maghreb qui veut dire le couchant, et il aurait été donné aux populations de l'Ouest par les Berbères numides qui habitaient à l'Est. »

III

« Arii, Alii, Ariki, ou Hakaiki, suivant les divers dialectes, signifie roi, dans presque toutes les îles de la Polynésie; dans certaines îles, aux Tunga, par exemple, ce mot veut dire simplement noble. Or Ayrians, Arians, ou Arii était le nom que se donnaient et se donnent encore les Perses, comme toutes les nations blanches à leurs débuts, et cette désignation signifiait l' « homme honorable, digne de considération et de respect; noble ». Dans l'antiquité, toutes les provinces iraniennes de l'est portaient le nom d'« Ariana ». De plus, les tribus pastorales scythes de la Médie avaient primitivement porté le nom de Arians, Arii, et ce nom avait eu pour elles le même sens que pour les peuplades iraniennes; elles ne renoncèrent à le porter que lorsque Médée fut venue s'établir


chez elles (Hérodote, VII, 62). Je ne parle ici, bien entendu, que des tribus pastorales, car le fond, les basses classes de la Médie appartenait à des races mêlées. Celles-ci, avec les autochtones noirs formaient les nuances chamites, sémites, et chamo-sémites : telle était, en général, la population assyrienne. Le mot Arii semble d'ailleurs s'être répandu un peu partout: d'après Tacite, il y avait des Arii germaniques au delà de la Vistule. Entre cXp"ljç (chef) et Arii la similitude est aussi frappante. »


PREMIÈRE PARTIE

L'ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ t (ILES TAHITI)

CHAPITRE PREMIER

TRADITIONS DES INDIGÈNES. — FONDATION DE LA DYNASTIE DES POMARE

Souvenirs altérés d'ancienne histoire. — Les luttes des deux maro. — Conquête des îles Sous-le-Vent par le roi Puni. — Arrivée des Européens ; passage du navigateur anglais Wallis. Passage du Français De Bougainville. Révolte de Tutaa et de Veiatua ; défaite d'Amo et déposition de Temare ; changement de dynastie ; débuts de la famille Pomare. —

Premier passage de Cook aux îles du Vent et aux îles Sous-le-Vent. —

Premier voyage des Espagnols à Tahiti. — Guerre de Taiarapu et victoire du grand-chef Veiatua. — Avènement de Pomare I". — Deuxième passage de Cook. — Troubles dans le district d'Attahuru. — Second voyage des Espagnols; prise de possession de Tahiti au nom du roi d'Espagne. —

Séjour des missionnaires catholiques espagnols; échec de leur évangélisation. — Troisième passage de Cook et expédition d'Eimeo. — Guerres et abaissement de Pomare Ier. — Passage de Bligh. — Etablissement des révoltés du Bounty. — Nouvelle expédition d'Eimeo. — Combat d'Attahuru et victoire de Pomare Ier. — Pomare II reçoit l'investiture de son titre de roi. — Première soumission de Taiarapu par Pomare I". — Passage de Vancouver. — Echec de deux coalitions successives contre Pomare Ier; mort d'Amo; consommation de la déchéance royale de Temare; deuxième soumission de Taiarapu et chute de Veiatua V. - Soumission d'Eimeo. Adoption de Pomare II par Temare. — Puissance de la famille Pomare dans les îles du Vent.

S'il faut en croire une tradition des indigènes, Raiatea aurait été la première des îles de l'archipel de la Société

1. Tahiti et Eimeo (îles du Vent) ont été découvertes en 1767 par Wallis.

La Sagittaria de Queiros ne peut être la même île que Tahiti : la description laissée par ce navigateur est celle d'une terre basse, certainement une île des Paumotu; sur ce point presque tous les voyageurs sont d'accord aujour-


peuplée par les émigrants d'Havaï1 que conduisait un homme nommé Uru (peut-être Oro). Néanmoins une autre tradition des naturels déclare aussi qu'un esprit appelé Tii résidant à Opoa, dans l'île Raiatea, peupla d'abord cette île, puis toutes les îles de l'archipel de la Société. Enfin une dernière tradition des insulaires affirme que ce Tii n'était pas un esprit, mais le premier homme créé par les dieux. Tii n'est sans doute que Tiki, tant célébré aux îles du Vent et aux îles Sousle-Vent, mais surtout aux Marquises, et partout d'ailleurs en Polynésie. Ces diverses traditions ont évidemment une origine commune et les contradictions qu'elles renferment prouvent que les indigènes n'ont conservé qu'un vague sou-

d'hui, et je partage entièrement leur avis. C'est donc à Wallis que revient l'honneur d'avoir découvert Tahiti. La découverte de Huahinc, Raiatea-Tahaa et Bora-Bora (îles Sous-le-Vent) est due à Cook en 1769.

Les principales sources de l'histoire de l'archipel de la Société sont les correspondances et les écrits des missionnaires protestants et catholiques; mais il faut se servir de ces documents avec beaucoup de prudence, presque tous étant empreints de l'esprit de secte. Viennent ensuite les récits des grands navigateurs, voyageurs, consuls, commerçants; les rapports et les lettres des gouverneurs, administrateurs, officiers de marine, médecins coloniaux, employés du gouvernement, etc. ; l'on peut généralement plus se fier à eux pour ce qui regarde l'impartialité. Malheureusement les uns comme les autres contiennent fort peu de renseignements sur les iles Sous-le-Vent, et ceux qu'ils donnent sont souvent d'une obscurité ou d'une contradiction désespérantes. La plupart de tous ces écrits ne concernent que les îles du Vent, particulièrement Tahiti, parce qu'elle est la plus importante des îles de l'archipel de la Société; encore ceux de la fin du dix-huitième siècle ne sont-ils pas en assez grand nombre pour faire connaître complètement l'histoire de ces îles. En revanche les documents abondent à partir du dixneuvième siècle jusqu'à l'année 1842. Ils deviennent même très nombreux durant la période qui s'étend de l'année 1842 à l'année 1847. J'ai largement profité de ces derniers. J'ai traité à fond l'insurrection des indigènes contre les Français dite guerre de Tahiti. Le besoin s'en faisait sentir, car il n'existait jusqu'à présent sur elle que quelques petites brochures à la fois incomplètes et inexactes dans lesquelles on rencontre parfois des anachronismes scandaleux. Pour écrire cette période si intéressante, j'ai laborieusement amassé des documents qui pour la plupart sont inédits, et leur nombre est si considérable que, réunis, ils formeraient un volume de la grosseur de celui-ci. Pour ce qui concerne les époques contemporaine et actuelle, je me suis servi de matériaux puisés, les uns, dans les archives du gouvernement, les autres, auprès de personnes ayant joué ou jouant un rôle dans la colonie, ou qui ont été témoins oculaires des événements politiques et religieux que je narre ; et durant mon voyage dans les différentes iles des archipels du sud-est de l'Océan Pacifique je n'ai cessé de contrôler même les autorités que je consultais afin de pouvoir juger avec l'impartialité qu'exige l'histoire les gens et les choses dont je parle dans ce livre.

1. Probablement Savaï (Samoa).


venir d'un fait réel mais tellement éloigné qu'il doit remonter probablement à une époque mythologique.

D'après les traditions des naturels, Raiatea aurait été aussi la première des îles de l'archipel de la Société à posséder une dynastie royale. Celle-ci débuta par le règne du demidieu Hiro, fils de Haehi, petit-fils de Uruumatata, arrièrepetit-fils de Raa le dieu-soleil. Hiro fut le premier roi de l'île Raiatea et il y fonda le célèbre marae d'Opoa qu'il consacra au dieu Horo ou Oro, le souverain du monde, dont il était aussi le descendant. Hiro fut après sa mort élevé au rang des dieux ; on l'honora comme dieu des voleurs et ses successeurs lui élevèrent un petit marae à côté de celui du dieu Oro, son ancêtre. Le nouveau dieu fut surtout adoré dans l'île Huahine-iti.

Hiro eut deux fils : Haneti et Ohatatama. Haneti succéda à son père comme roi de Raiatea, celui-ci lui ayant légué le signe de sa puissance, qui consistait en une ceinture rouge (maroura) tournée autour des reins. Ohatatama ne voulut pas vivre sous la domination de son frère : il se retira dans l'île Faanui 1, s'en proclama roi, et ceignit une ceinture blanche pour montrer qu'il était un monarque indépendant.

Durant les générations qui suivirent, la rivalité des partisans de chacun de ces maro (ceintures) engendra de longues et terribles guerres. Souvent les défenseurs de la ceinture blanche furent victorieux, mais, à la fin, accablés par des forces supérieures, ils succombèrent. Le roi à ceinture blanche périt avec presque tous ses guerriers à proximité des murs de son marae. Ce roi se nommait Terii Marotea (roi à ceinture blanche). Il était le dernier de sa race; il ne laissait qu'une fille. Celle-ci s'appelait Tetuanui; elle épousa l'un des vainqueurs, Mato, roi de Raiatea. Les deux royaumes furent ainsi réunis en un seul. Alors il n'y eut plus qu'un

1. Ancien nom de l'île Bora-Bora ou mieux Pora-Pora. Les premiers habitants de Faanui furent, dit-on, des malfaiteurs qui avaient été chassés des autres îles.


seul emblème du pouvoir royal : la ceinture rouge. Les rois qui la portèrent, usant de leur droit de conquête, firent dorénavant de la ceinture blanche le signe distinctif de la puissance sacerdotale : ils la donnèrent aux grands prêtres de leurs marae t.

A quelles époques se passèrent ces événements ? Voilà ce qu'il est impossible de savoir, puisque la tradition reste muette sur ce point. Elle se borne aussi à déclarer qu'un homme nommé Ui, venu des îles Sous-le-Yent, prit possession de Tahiti 2, mais elle ne nous fait pas connaitre si c'est au début ou vers le milieu des luttes entre les deux maro qu'il faut placer cette découverte ou cette conquête. Il est probable qu'au lieu de Ui, l'on doit entendre Maui, ce fameux héros qui pêcha les îles de la Société pendant qu'il traînait une grande terre de l'Ouest à l'Est. Il est vrai que l'exploit de Maui est aussi attribué à Tiki. Quoi qu'il en soit, la découverte ou la conquête de Tahiti peut être considérée comme historique pour les motifs suivants. Il existait encore dans cette île, il y a de cela moins d'un siècle, une tribu redoutable appelée Oropaa ou Oropoa, qui se prétendait plus noble que les autres et descendante d'anciens émigrants de l'île Raiatea. Les gens d'Oropoa étaient de fanatiques adorateurs du dieu Oro, et c'était dans leur district que se trouvait le fameux marae neutre consacré à ce dieu; il occupait l'emplacement du temple élevé depuis par les missionnaires protestants anglais. Or nous avons constaté plus haut qu'il y avait précisément dans l'île Raiatea, à Opoa, un marae célèbre dédié à Oro et que ce marae avait été le premier marae fondé dans l'archipel. Entre les mots Oropoa et Opoa la ressemblance est frappante : elle est un témoignage en faveur de

1. DE BOVIS, État de la Société tahitienne à l'arrivée des Européens.

2. Suivant A. Lesson, Tahiti signifie « transplanter, ôter une chose de sa place ». Or je remarque que Tithi est, en sanscrit, un nom d'Agnis, du dieu du foyer, et l'on dérive le nom de Tithi, comme celui d'Atithi (hôte), de la racine al, qui a, toujours en sanscrit, le sens de voyager, de se transporter d'un lieu à un autre. L'analogie est curieuse.


la véracité des naturels, c'est-à-dire confirme la probabilité de l'envahissement de Tahiti par des habitants de l'île Raiatea, la plus importante des îles Sous-le-Vent, et celle qui passe pour avoir été la première peuplée de toutes les îles de l'archipel de la Société l.

Cette priorité de peuplement faisait que Raiatea jouissait d'une considération que n'avaient pas les autres îles. Pour tous les indigènes de l'archipel de la Société, Raiatea c'était l'île sainte, parce que la race humaine y avait pris naissance (du moins l'une de leurs légendes le disait), et que le plus ancien des marae, celui d'Opoa, y avait été fondé. Aussi les chants sacrés des indigènes célébraient-ils continuellement sa gloire, et jamais, en matière religieuse, sa suprématie n'était-elle contestée. Les diverses peuplades regardaient le roi de cette île comme le vrai descendant du demi-dieu qui y avait établi le premier marae, et la famille royale de Raiatea, comme la plus illustre de toutes les dynasties royales des îles de l'archipel de la Société. Suivant les traditions des indigènes, il s'était écoulé environ dix-huit générations de rois entre la fondation de la monarchie de Raiatea et la seconde moitié du dix-huitième siècle 2.

Vers 1760, il existait à l'île Bora-Bora deux chefs qui habitaient les deux côtés de la baie Fanui; le chef Puni ou Pune fit cesser cette division politique et s'empara pour lui seul de l'autorité 3.

1. Dr A. LESSON, Les Polynésiens, t. II, p. 327 et 328. Ce savant donne à cette tribu le nom d'Oropoa, mais on la désignait plutôt par celui d'Oropaa.

2. Dans ses Notices historiques sur la Société tahitienne à l'arrivée des Européens, M. De Bovis s'exprime en ces termes : « Mes efforts n'ont jamais pu faire remonter la mémoire des vieillards plus loin que vingt générations. (L'ouvrage de M. De Bovis a été publié dans la Revue coloniale en l'année 1855, mais il a été écrit plus de dix ans auparavant.) Plus loin, M. De Bovis dit ceci : « .il ne s'écoula que quatorze générations entre Hanêti et Farerohi, arrière-grand-père de Tamatoa, roi de Raiatea, et père de Tamatoa.

Ce Tamatoa est oncle de la reine Pomare. etc. » A la fin de ses Notices, M. De Bovis ajoute encore : « Tamatoa était son nom; vingt générations le séparaient du fondateur de son empire. etc. »

3. DUMONT D'URVILLE, Voyage pittoresque autour du monde, t. I, p. 540.


Quelque temps après, les îles Raiatea et Huahine commirent la faute de s'aliéner l'amitié de l'île Tahaa avec laquelle elles étaient jusque-là très unies1. Aussitôt les indigènes de cette île recherchèrent l'alliance de ceux de l'île Bora-Bora.

Puni s'empressa de l'accepter et la guerre fut déclarée aux naturels de Raiatea et de Huahine. Une prophétesse encourageait les habitants de Bora-Bora à cette guerre, et, pleins d'ardeur, ils équipèrent leur flotte et partirent.

Ils rencontrèrent près de Raiatea la flotte de cette île et celle de Huahine. Le combat fut terrible et longtem ps indécis.

Les guerriers de Bora-Bora avaient eu, dit-on, l'imprudence de lier entre elles leurs pirogues au moyen de cordes, et cela gênait leurs manœuvres. Il s'en fallut de peu qu'ils n'eussent le dessous. Heureusement pour eux, la flotte de Tahaa vint à leur secours. Après une lutte désespérée, la victoire se décida enfin en leur faveur, et les guerriers de Raiatea et de Huahine subirent des pertes énormes.

Le surlendemain, le roi Puni débarquait à Huahine. Presque tous les guerriers de l'île étaient ailleurs. Ceux qui restaient furent bientôt vaincus et les envahisseurs occupèrent le territoire. Mais beaucoup d'habitants s'enfuirent sur leurs pirogues jusqu'à Tahiti. Là résidaient plusieurs de leurs compatriotes et des naturels de Raiatea qu'ils avertirent de l'invasion de leurs îles. Ceux-ci résolurent d'en expulser les étrangers. Ils équipèrent dix pirogues de guerre, se dirigèrent vers Huahine, et débarquèrent par une nuit très noire. Les guerriers de Bora-Bora, ne s'attendant pas à une attaque, ne se tenaient pas sur leurs gardes. Les émigrés de Huahine et de Raiatea les surprirent complètement ; ils en massacrèrent un grand nombre. Le roi Puni dut se rembarquer en toute hâte avec son armée. L'île de Huahine avait recouvré son indépendance.

1. Surtout l'île Raiatea. Les habitants de Raiatea et de Tahaa nommaientet nomment encore ces deux îles les deux sœurs, parce qu'elles ne sont séparées l'une de l'autre que par un étroit canal maritime.


L'île de Raiatea ne fut pas délivrée ; elle resta sous la domination étrangère et devint une possession de l'île Bora-Bora.

Celle-ci ne voulut pas la partager avec l'île Tahaa, son alliée.

Vainement les guerriers de cette île réclamèrent contre ce procédé qui les dépouillait du fruit de la victoire navale qu'ils avaient au moins contribué à gagner, le roi Puni refusa formellement de partager la conquête qui avait été faite. Il ne voyait plus en eux que les instruments de sa politique, des hommes dont il s'était servi pour augmenter sa puissance et agrandir ses États ; maintenant qu'une île avait été conquise, il entendait la garder pour lui tout seul. Les habitants de Tahaa comprirent alors, mais trop tard, qu'ils étaient joués; leur colère éclata : ils déclarèrent la guerre à ceux de BoraBora. Malheureusement le sort des armes leur fut contraire : ils perdirent plusieurs combats, et, finalement, leur île passa sous la domination du roi Puni qui l'annexa à ses Etats. Ce monarque traita ses anciens alliés de la même façon que les indigènes de Raiatea. Les habitants de ces deux îles furent, en grande partie, expropriés de leurs terres au profit des guerriers vainqueurs; de plus, ils reçurent des gouverneurs choisis parmi des chefs de Bora-Bora. Ces diverses conquêtes rendirent le nom de Puni célèbre et désormais ses guerriers furent cités comme des modèles de bravoure et d'opiniâtreté.

Les États de ce roi comprenaient alors, outre l'île Bora-Bora et ses dépendances, les îles Raiatea et Tahaa ainsi que leurs annexes, c'est-à-dire presque toutes les îles Sous-le-Vent.

C'était, à cette époque, le royaume le plus grand qu'il y eut dans l'archipel de la Société.

Dans les îles du Vent les États étaient bien moins étendus et l'autorité beaucoup plus divisée. Chaque île formait un royaume composé lui-même d'un certain nombre de chefferies et le pouvoir du monarque se trouvait souvent discuté ou annulé par celui de ses grands vassaux. Il en était même ainsi à Tahiti, pourtant la plus importante île du groupe, et dont toutes les autres îles de l'archipel de la Société se re-


connaissaient ordinairement dépendantes au point de vue politique 1.

A Tahiti, les districts qui avaient acquis le plus de prééminence étaient ceux de Papara, de Pare, et d'Attahuru. Ils constituaient les États héréditaires des trois grands-chefs Amo, Vairaatoa, et Tutaa. Cependant Amo et Yairaatoa avaient encore leurs pères: Tenae et Hapai; mais ces derniers avaient dû, suivant l'usage polynésien, abdiquer presque tout leur pouvoir en faveur de leurs fils. De ces trois grands-chefs, le principal était Amo qui, en plus de son district de Papara, jouissait de l'autorité royale2.

1. MOERENHOUT, Vouaaes aux îles du Grand Océan, t. II. p. 509.

2. C'est ici le lieu de parler de la fameuse généalogie des rois de Raiatea, ancêtres de la reine Pomare. Cette généalogie a été dressée dans les premiers temps du Protectorat français par l'indigène Mare, dans le but d'établir, sur la demande du gouvernement de la Métropole, les droits que la reine Pomare pouvait avoir à la possession d'une partie de l'archipel de la Société. Ceux qui ont vécu parmi les Polynésiens, le Dr A. Lesson entre autres, sont loin d'avoir confiance en cette liste royale et ce dernier savant ne se gène pas pour dire d'elle « qu'elle a été dressée de notre temps par l'indigène Mare, qui a cherché, par flatterie, à faire remonter la généalogie de la famille Pomare aussi loin que possible ». (Les Polynésiens, t. II, p. 336).

Je partage entièrement l'avis du Dr Lesson. Il est évident que cette flatterie est notoire, puisque cette généalogie fait remonter la famille Pomare à des ancêtres regardés dans les traditions indigènes comme étant des dieux.

Néanmoins cela ne suffirait pas à faire rejeter entièrement la liste royale de Raiatea s'il n'y avait encore d'autres choses à lui reprocher. Elle est loin d'être complète ; il y manque beaucoup de noms rapportés par les traditions des indigènes ; elle ne mentionne pas non plus divers princes que les grands navigateurs de la fin du dix-huitième siècle ont personnellement connus. Je sais bien que l'on peut m'objecter que ces princes ont pu changer de nom, suivant une coutume établie dans ces îles : ce à quoi je réponds que cela a pu être, et même que cela a été, comme nous le prouve par exemple ce roi qui successivement s'appela Vairaatoa, Tinah et enfin Pomare I" ; mais alors, tout moyen de contrôle échappant au critique, il n'y a plus d'histoire possible, celle-ci ne devant reposer que sur des faits précis. Ce n'est pas tout. Ladite généalogie aboutit à démontrer que la famille Pomare se trouve être la dynastie légitime des rois de Tahiti, alors que cela n'est pas. Un officier de marine extrêmement érudit dans les études qui nous occupent, le lieutenant de vaisseau De Bovis, s'est, dans ses remarquables « Notices sur la Société tahitienne », exprimé en ces termes : « Plus tard, il y eut, comme partout, des conquérants et des usurpateurs provenant de la race des chefs secondaires, mais ils ne changèrent point l'emblème royal ; ils cherchèrent seulement à s'emparer de la ceinture rouge. C'est ainsi que procédèrent Puni dans les îles Sous-le-Vent, les chefs de Tevahiitai et de Tevahiiuta à Tahiti, et, plus tard, le chef de la dynastie des Pomare, qui avait tout aussi peu de droits. Il Et M. De Bovis ajoute encore à la fin de ses Notices : « Quant aux princes Tetùanui (Pomare), ils avaient, avec le Porionuu


Amo 1 avait épousé Berea -, femme d'une grande beauté.

De leur mariage naquit un fils auquel ils donnèrent le nom de Temare. Cet enfant devint souverain, d'après la loi polynésienne dont j'ai déjà parlé, le jour même de sa naissance; il reçut le titre d'o-tu 3, que portait l'héritier du trône, jusqu'à ce qu'il eût l'âge d'être investi de celui d'arii-rahi (roi).

Amo et Berea pouvaient avoir une quarantaine d'années lorsque le célèbre navigateur anglais Wallis arriva à Tahiti le 19 juin 1767. Les indigènes l'ayant plusieurs fois attaqué reçurent d'abord des coups de fusil, ensuite de la mitraille, et durent battre en retraite. Amo et Berea se trouvaient à Aaropa, près de Papara, quand ils apprirent l'apparition des Européens. Immédiatement le roi et la reine, ou plutôt le régent et la régente, puisque la naissance de leur fils Temare les avait privés de la couronne au profit de leur enfant, se rendirent à Matavai où ils entreprirent une violente attaque contre les Anglais. Ceux-ci se servirent encore de leur artillerie, et, cette fois, le combat fut si meurtrier pour les naturels qu'ils s'enfuirent en toute hâte (23 juin 1767), et, peu de temps après, implorèrent la paix. Celle-ci leur fut facilement accordée, et un commerce régulier s'établit entre les Tahitiens et les Anglais, ce qui permit à ces derniers de se procurer des provisions fraîches en abondance. Le 11 juillet, Wallis reçut à bord la visite d'une femme de haute taille, d'une figure agréable et d'un maintien majestueux: c'était la

(district de Tahiti) une importance assez secondaire que leur réputation et leurs qualités privées ne paraissent avoir eu aucune tendance à augmenter. »

En effet, j'ai moi-même constaté durant mon séjour dans l'archipel de la Société, qu'il. était de notoriété publique que les Pomare étaient une famille d'usurpateurs dont le temps avait consacré la légitimité. La preuve en sera d'ailleurs faite dans le cours de cette histoire.

1. Oammo, de Cook, Forster. etc.

2. Oberea, Oberoa, de Wallis. -

3. La voyelle o est peut-être de trop, dans ce mot ; mais je me conforme à l'usage qui est de dire o-tu. Tu était le nom de la branche des Pomare, comme Tautu était celui de l'antique race des rois de Raiatea. Ces deux noms venaient vraisemblablement de Tu, l'ancien nom du dieu de la guerre dans laplupart des archipels de la Polynésie orientale. A Tahiti et à Mangareva, Tu signifiait dieu, être, c'est, etc.


reine Berea. Celle-ci l'invita à descendre à terre et l'officier anglais accepta. En effet, le 12, au matin, il alla voir la reine et fut très bien reçu par elle. Je n'ai pas à raconter ici le séjour de ce navigateur à Tahiti, cela fait partie de l'histoire des voyagesl. Les relations entre Berea et Wallis prirent bientôt un caractère tellement amical que dès lors tous les Anglais furent largement fournis de provisions. Leur navire le Dolphin leva l'ancre le 26 juillet 1767.

Le 2 avril 1768, au lever de l'aurore, des vaisseaux français parurent devant Tahiti. Les journées des 3, h et 5 avril se passèrent à louvoyer et à faire sonder pour trouver un mouillage. L'officier qui commandait cette expédition était le célèbre De Bougainville. Voici comment il s'exprime dans sa poétique relation : « L'aspect de cette côte élevée en amphithéâtre nous offrait le plus riant spectacle. Quoique les montagnes y soient d'une grande hauteur, le rocher n'y montre nulle part son aride nudité : tout y est couvert de bois. A peine en crûmes-nous nos yeux, lorsque nous découvrîmes un pic chargé d'arbres jusqu'à sa cime isolée qui s'élevait au niveau des montagnes dans l'intérieur de la partie méridionale de l'île. Les terreins moins élevés sont entrecoupés de prairies et de bosquets, et dans toute l'étendue de la côte il règne sur les bords de la mer, au pied du pays haut, une lisière de terre basse et unie, couverte de plantations.

« Comme nous prolongions la côte, nos yeux furent frappés de la vue d'une belle cascade qui s'élançait du haut des montagnes et précipitait à la mer ses eaux écumantes. Un village était bâti au pied 2". » Le fond de la mer était dangereux et les navires durent revenir dans la baie qui avait été d'abord

1. Lire la relation de Samuel Wallis publiée dans le recueil de Hawkesworth. — Les relations des séjours et même du voyage de découverte des différents explorateurs sortent du cadre de cet ouvrage et n'y trouveront place que dans le cas où ils auraient une réelle importance au sujet de l'histoire du pays ; pour ce qui a rapport à la découverte de chacune des îles des divers archipels, je me bornerai ordinairement à ne mentionner que le nom du navigateur et la date de l'événement.

2. DE BOUGAINVILLE, Voyage autour du monde, p. 187 et 188.


aperçue. Une foule de pirogues se trouvaient près d'eux. Les insulaires, parmi lesquels on remarquait quelques jolies femmes, avaient apporté des vivres frais, des poules et des pigeons. La nuit du 5 se passa encore à louvoyer et le 6, dans la matinée, les vaisseaux français mouillèrent dans une rade.

« A mesure que nous avions approché la terre, dit Bougainville, les insulaires avaient environné les navires. L'affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d'amitié ; tous demandaient des clous et des pendans d'oreilles. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas pour l'agrément de la figure au plus grand nombre des Européennes, et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles, qui les accompagnaient, leur avaient ôté la pagne (sic) dont ordinairement elles s'enveloppent. Elles nous firent d'abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrait quelque embarras. Les hommes, plus simples ou plus libres, s'énoncèrent bientôt clairement. Ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le demande; comment retenir au travail, au milieu d'un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n'avaient point vu de femmes ? Malgré toutes les précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille qui vint sur le gaillard d'arrière se placer à une des écoutilles qui sont audessus du cabestan ; cette écoutille était ouverte pour donner de l'air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber négligemment une pagne qui la couvrait et parut aux yeux de tous, telle que Vénus se fit voir au berger Phrygien. Elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats s'empressaient pour


parvenir à l'écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une pareille activité1. »

J'ai tenu à citer ces passages de la relation de Bougainville parce qu'ils donnent en peu de lignes une idée de Tahiti et des mœurs de ses habitants à cette époque. Le séjour des Français n'ayant eu aucune influence sur la politique intérieure du pays, je n'en parlerai pas. A part quelques vols que commirent des naturels, et un meurtre dont se rendirent coupables des soldats français, les relations furent généralement bonnes ; en somme, les Français reçurent un accueil très hospitalier. Le 15 avril 1768, à six heures du matin, Bougainville partit de Tahiti.

Voyons maintenant quel était l'état politique de l'île. Vairaatoa et [lapai régnaient sur le nord et sur l'est, Tutaa, sur l'ouest de la grande péninsule ; le sud était placé sous la régence d'Amo pendant la minorité de son fils Temare ; quant à la presqu'île de Taiarapu, elle appartenait entièrement au grand-chef Veiatua, quoique cel ui-ci fut nominalement vassal de l'arii-rahi (roi)2.

Mais la défaite que Wallis avait infligée à Amo avait eu pour conséquence d'abaisser le pouvoir de celui-ci. Tutaa et Veiatua résolurent de profiter de son affaiblissement, le premier, pour s'emparer de la régence, le second, pour se rendre complètement indépendant. Ils conclurent une alliance

1. DE BOUGAINVILLE, Voyage autour du monde, p. 189 et 190.

2. En réalité le grand-chef de Taiarapu, de même que les autres grandschefs de districts, portait aussi le titre de roi (arii), et le souverain de Tahiti n'était que le premier de ces rois; son titre d'arii-rahi équivalait à celui de grand-roi ou roi des rois, sans en avoir la signification littérale. Le royaume de Tahiti était, en diminutif, l'image de l'ancien empire des Perses où beaucoup de satrapies avaient à leur tète un roi national dont le pouvoir était héréditaire, mais qui n'en était pas moins subordonné à la haute suzeraineté de l'autorité du grand-roi ou roi des rois. Il est impossible de donner au grand-roi de Tahiti le titre de grand-chef, et celui de chef aux rois des divers districts parce qu'il y avait encore au-dessous d'eux des chefs héréditaires, plus ou moins indépendants dans leurs petits domaines; mais je qualifierai de roi l'arii-rahi de Tahiti, de grands-chefs, les arii des districts principaux, et de chefs, ceux des districts les moins importants : comme cela aucune confusion ne sera possible, et je ne ferai d'ailleurs que me conformer à l'usage qui a prévalu.


et la révolte éclata. Attaqué par ces deux adversaires qui disposaient de forces considérables, Amo ne put leur tenir tête : son armée fut vaincue à la bataille de Papara (décembre 1768) et il fut obligé d'aller se cacher dans les montagnes. Veiatua fit construire à Taiarapu, avec les têtes des vaincus, le marae de Tia-hupo l.

N'ayant plus de guerriers, Amo n'eut bientôt plus d'autorité ; il dut se résigner à demander la paix. Celle-ci fut très humiliante : il lui fallut se contenter du gouvernement de Papara, reconnaître l'indépendance de Veiatua, céder la régence à Tutaa, et consentir à ce que Vairaatoa, le fils aîné de Hapai, prit le titre d'o-tu au détriment de son propre fils Temare, qui perdait ainsi la couronne 2. Celui-ci n'avait guère que six ans et le nouvel o-tu, vingt-cinq. C'est ce Vairaatoa qui changea plus tard son nom en celui de Tinah, puis de Pomare, imitant en cela son père Hapai qui, dans la suite, s'appela aussi Otey et Teu3. Dès à présent, afin d'éviter toute confusion, je désignerai Vairaatoa par le nom de Pomare, le seul sous lequel il est connu dans l'histoire. Les différents chefs de Tahiti ne se doutaient pas qu'ils venaient de se donner un maître et même de fonder une dynastie royale.

Satisfait, Veiatua se retira dans sa presqu'île de Taiarapu.

Il n'en fut pas de même de Tutaa qui envahit le district de Papara, enleva du marae les insignes du pouvoir et les transporta au marae d'Attahuru. Il fixa sa résidence dans le district de Pare, domaine héréditaire de l'o-tu Pomare Ior. On était alors en l'année 1769. Sur ce, Cook arriva à Tahiti, le 11 avril, au matin. Il y fut bien accueilli. Les Anglais reçurent en présents de jeunes bananiers, des cochons et des

1. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 408.

2. G. FORSTER, Vouaoe round the World. t. T. n. 93. -

3. Les traditions des indigènes désignent touj ours le père de Pomare Ier par le nom de Teu : il est donc probable que c'était son véritable nom. Quoi qu'il en soit, je l'appellerai Hapai parce que c'est sous ce nom-là qu'il est mentionné dans les récits les plus célèbres : ceux de Cook, Forster, etc.


fruits du pays. Cook fit construire un fort. Durant les travaux une espèce de marché se tint auprès du camp, et les Anglais purent se procurer des produits de l'île. Les rapports des Tahitiens avec les Anglais ne furent pas toujours sans nuages : à plusieurs reprises des indigènes volèrent les étrangers et ceux-ci châtièrent cruellement les malfaiteurs.

Cependant, à l'exception de ces larcins, les choses se passèrent bien et les Anglais n'eurent qu'à se louer de la conduite des naturels à leur égard. L'astronome Charles Green put tranquillement observer le passage de la planète Vénus sur le disque du soleil, et le savant Joseph Banks ne fut pas troublé dans ses recherches de naturaliste.D'ailleurs l'île jouissait à ce moment-là d'une paix profonde Cook en profita pour visiter en pinasse avec Banks la presqu'île orientale de Tahiti, appelée par les indigènes Taiarapu. Parvenus à l'extrémité S.-E., ils virent dans une case un spectacle qui les frappa d'horreur : quinze mâchoires humaines encore fraîches et munies de toutes leurs dents suspendues en demi-cercle autour de la case. Après avoir fait le tour de Taiarapu, Cook et Banks vinrent mouiller près du district de Papara qui appartenait à Berea. C'est dans une excursion aux environs qu'ils remarquèrent un monument gigantesque, bâti en pierre et de forme pyramidale, connu sous le nom de marae d'Oberea (Berea), dont j'ai déjà parlé. Les environs de ce marae étaient jonchés d'ossements humains, provenant de la bataille gagnée par les habitants de Taiarapu, et les Anglais apprirent alors que les mâchoires humaines qu'ils avaient vues dans une case d'un district de cette presqu'île avaient été recueillies après ce grand carnage 1. Cook se rendit ensuite à Attahuru. Là, il eut une nouvelle entrevue avec Tutaa qu'il avait déjà rencontré à Pare. Le 1er juillet, il était de retour à Matavai. Il avait ainsi fait le tour de l'île, ce qui lui permit plus tard d'en

1. COOK, Premier Voyage, t. II, p. 425.


publier une carte exacte et détaillée. La première relâche de l'illustre navigateur anglais à Tahiti fut donc extrêmement féconde en résultats scientifiques.

Le 9 juillet, au moment où il se disposait à partir, deux jeunes soldats de marine désertèrent à l'intérieur afin de rester dans l'île. Cook n'hésita pas à s'emparer de Tutaa, de Berea et de plusieurs autres chefs pour contraindre les naturels à lui ramener les déserteurs, ce qu'ils firent en effet.

Ces moyens extrêmes auraient peut-être bien pu avoir des conséquences fâcheuses pour les Anglais; cependant il n'en fut rien; ils se réconcilièrent avec les insulaires, et Tupaià, grand prêtre de l'île et ancien conseiller de Berea, fut, sur sa demande, autorisé à suivre les étrangers dans leur voyage d'exploration. Le 13 juillet 1769, dès la pointe du jour, l'ancre fut levée et le vaisseau partit de Tahiti.

Il vogua vers la petite île Tetua-Hoa, terre basse et sans habitants; elle n'était visitée seulement, au dire de Tupaia, que par des pêcheurs tahitiens. L'Endeavour laissa au S.-O.

Tubuai-manu 1 et se dirigea sur Huahine. Le roi et la reine de cette île vinrent à bord. Les objets européens les frappèrent d'étonnement. Le roi, qui s'appelait Ori, proposa à Cook de changer de nom avec lui ; c'était, selon l'usage polynésien, contracter des liens d'amitié. Le capitaine anglais ayant consenti à cet échange, Ori s'appela ensuite Couki et parut très satisfait. Ses sujets se montrèrent aussi voleurs que les Tahitiens; en revanche, ils étaient plus hardis et moins curieux.

Puis Cook fit voile vers Raiatea 2. Les indigènes abordèrent l'Endeavour sur deux pirogues. Chacune d'elles portait une femme et un cochon, qui furent offerts ensemble aux Anglais. Ceux-ci prirent les animaux et renvoyèrent les femmes

1. Le vrai nom de cette île est Tanuae-Manu. ou mieux encore Maiao-iti.

2. Il l'appelle Ulietea. Ce célèbre' navigateur n'a jamais pu, comme beaucoup d'Anglais d'ailleurs, saisir convenablement la prononciation polynésienne; presque tous les noms de cette langue sont estropiés par lui.


avec des clous et des petits objets européens. Ensuite le naturaliste Banks et son ami le docteur Solander, un savant suédois, descendirent à terre et visitèrent un marae différant comme construction de celui de Papara. Étant entrés dans une case, ils remarquèrent un modèle de pirogue, auquel des mâchoires d'hommes étaient suspendues ; Tupaia leur expliqua que c'étaient des mâchoires de naturels de Raiatea massacrés par ceux de Bora-Bora, conquérants de cette île.

Tupaia pouvait renseigner les Anglais puisqu'il y avait été autrefois propriétaire et que c'était le roi Puni qui l'avait dépouillé de ses terres. Presque tous les anciens chefs de Raiatea et de Tahaa avaient été dépossédés lors de la conquête et les indigènes qui n'avaient pas voulu se soumettre aux vainqueurs s'étaient vus contraints de s'exiler à Huahine ou à Tahiti; Tupaia se trouvait parmi ces derniers. Cependant Ururu, l'ancien grand-chef de Raiatea, n'avait pas perdu son titre et les privilèges religieux qui y étaient attachés; il gouvernait le district d'Opoa, mais seulement celui-ci ; son pouvoir ne s'étendait plus sur toute l'île; des chefs de Bora-Bora commandaient aux autres districts1. Un légat du roi Puni gouvernait l'île Tahaa dont les malheureux habitants étaient tombés dans une véritable servitude.

Cook s'en alla, et, le 27 juillet, il était en vue de BoraBora, lorsqu'il fut repoussé par le vent sur la côte méridionale de Raiatea. Banks et Solander descendirent encore à terre et furent bien accueillis par les insulaires, qui leur donnèrent des fêtes. Le roi Puni, de Bora-Bora, se trouvait alors dans l'île. Il envoya aux Anglais des présents consistant en cochons, volailles, fruits et pièces d'étoffes. En même temps il leur faisait dire qu'il irait les visiter le jour suivant. Mais il ne vint pas et se contenta d'envoyer trois belles indigènes chercher les cadeaux des étrangers en échange des siens. Cook se décida alors à se déranger, car il voulait

1. G. FORSTER, A Voyage round the World, t. I, p. 392 et 402.


contempler les traits de ce conquérant célèbre. Il se rendit auprès de lui ; mais il ne vit qu'un vieillard cassé, à demi aveugle et stupide ; il fut très désillusionné. Le capitaine anglais quitta l'île le 9 août et poursuivit son voyage autour du

monde.

L'archipel de la Société continua à rester calme pendant encore plusieurs mois; puis une nouvelle guerre éclata dans l'île de Tahiti. Elle fut causée par l'ambition de Tutaa qui voulait étendre sa domination sur tous les districts de cette île. Il ne pouvait plus maintenant souffrir l'indépendance de Veiatua, grand-chef de Taiarapu. Un formidable combat naval fut livré devant cette presqu'île, mais il resta indécis (1770) t. Cet échec refroidit l'ardeur de Tutaa et celui-ci remit à plus tard une nouvelle entreprise.

Deux années s'écoulèrent. En 1772, les Tahitiens reçurent la visite d'Européens appartenant à une nation qu'ils ne connaissaient pas encore. Voici comment. Le gouvernement espagnol avait résolu de fonder un établissement à l'île de Pâques que certains de ses nationaux avaient visitée au mois de novembre 1770. Pour mettre ce projet à exécution, il avait fait armer la frégate de guerre Santa Maria Magdalena, autrement dit la Aguila, et en avait confié le commandement au capitaine Don Domingo Bœnechea. Celui-ci allait partir, lorsque le vice-roi du Pérou, Don Manuel de Amat, reçut du gouvernement espagnol une dépêche qui l'informait de la découverte de Tahiti - par les Anglais et lui ordonnait de faire explorer cette île. Le vice-roi tint la nouvelle secrète et se contenta de remettre à Bœnechea un pli cacheté qu'il ne devait ouvrir qu'en mer à une distance de dix lieues de la côte d'Amérique. Le 26 septembre 1772, à deux heures du soir, la frégate sortit du Callao, ayant à son bord deux religieux missionnaires, le Père Juan Bonamo, Italien, et le Frère Joseph Amich, Catalan, qui

1. WILSON, A missionary voyage, etc. Preliminary discourse, p. 15.

i. Utaheti, il y a dans la relation du Frère Amich.


anciennement avait été pilote sur des navires du roi d'Espagne.

Le pli cacheté renfermait l'ordre d'explorer Tahiti soit avant, soit après le voyage à l'île de Pâques, comme Bœnechea le jugerait le plus convenable. Lorsque celui-ci connut la seconde mission dont il était chargé, il décida d'aller d'abord à Tahiti, et YAguila vogua dans cette direction. Les 6 et 7 novembre, elle relâcha à la petite île Meetia1, et le 8 novembre à 9 heures du matin, la frégate arriva en vue de Tahiti. Jusqu'au 18 novembre, les Espagnols cherchèrent un mouillage sûr. Dans un essai, ils faillirent perdre leur frégate, qui, heureusement, s'en tira avec quelques avaries peu graves. Enfin, le 19 novembre, à 11 heures du matin, l'Aguila mouilla dans la partie de l'île nommée Taiarapu2.

Comme le roi d'Espagne avait ordonné que l'on fît une description exacte de Tahiti, le commandant de la frégate décida qu'une chaloupe en ferait le tour dans le but d'exécuter l'ordre du roi. Le premier lieutenant, le Frère Amich, un pilotin, un sergent, trois soldats et l'équipage complet de cette chaloupe y prirent place et partirent. Ils mirent six jours à accomplir ce voyage. Le Frère Amich en a laissé un récit intéressant dans lequel se trouvent plusieurs renseignements utiles pour l'histoire de ce pays. Je vais donc les donner.

« Les parages les plus peuplés sont les districts de Papala (Papara), de Tallarabu (Taiarapu), et la côte ouest où réside le roi Otu. Le nombre des habitants de cette île n'est pas au-dessous de huit mille, de tout âge et sexe. Il y a dix à douze caciques3, que l'on appelle eries (arii), et chacun gouverne les gens de sa portion; mais tous reconnaissent comme

1. Omaelu, dit la relation.

2. Tallarabu, d'après le Frère Amich.

3. Titre que portaient jadis certains princes américains; pendant plus de cinquante ans beaucoup d'Européens ont désigné les Polynésiens par le nom d'Indiens ; c'est à cause de cela que le Frère Amich donne aux chefs tahitiens ce titre américain, qui est un mot caraïbe.


supérieur et principal l'eri (arii) Otu, dont ils sont tous les vassaux.

« .Ils (les indigènes) sont ordinairement nus; mais ils couvrent les parties naturelles au moyen d'une ceinture d'écorce d'arbre dont ils font passer un tour entre les cuisses et l'attachent de nouveau à la ceinture : de cette manière ils sont décents, quoique sans habits. Les adultes ont les reins et une portion des cuisses tatoués en noir, formant divers dessins; les autres se tatouent les mains et les jambes avec beaucoup de symétrie, surtout les femmes, qui, malgré qu'elles soient constamment exposées au soleil, sont assez blanches. Deux fois nous avons vu venir à bord deux hommes blancs, avec les cheveux, la barbe et les sourcils rouges et les yeux bleus. Le cacique de Tallarabu (Taiarapu), où la frégate était mouillée, était très blanc et rosé, bien que brûlé du soleil. Les femmes n'ont pas aussi belle apparence que les hommes ; mais comme eux, elles aiment à porter des pendants d'oreilles, que tous ils ont percées, et lorsqu'ils n'ont pas autre chose, ils y mettent une fleur ou un osselet de poisson.

« Ces insulaires n'ont aucun penchant pour l'ivrognerie (!) : leur vice dominant est le libertinage. Ils ne prennent qu'une femme, mais ils n'en sont nullement jaloux, car ils l'offrent volontiers aux étrangers. »

Les Espagnols donnèrent à Tahiti le nom d'île Amat en l'honneur du vice-roi. Ils y restèrent pendant trente et un jours et la quittèrent le 20 décembre 1772, à 10 heures du matin. Ils emmenèrent avec eux quatre indigènes, deux d'âge mûr, ayant à peu près trente ans ; un jeune homme de dix-huit ans, venu volontairement, et un garçon de treize ans, embarqué avec l'assentiment de son père. Quand ils purent s'exprimer en espagnol, ils donnèrent aux missionnaires diverses informations dont ils se sont servis dans les renseignements ci-dessus. La frégate aperçut la côte du Chili


le 21 février 1773, à midi, et elle mouilla à six heures dans le port de Valparaiso. Les Espagnols y laissèrent à terre les malades, dont deux moururent des fièvres malignes. Dans ce port, un des Tahitiens décéda aussi d'une indigestion compliquée d'une fièvre maligne l.

Durant tout ce temps-là, aucune guerre n'avait éclaté à Tahiti ; mais Tutaa, qui n'avait pas abandonné ses ambitieux projets, avait fait de grands préparatifs militaires. Ceux-ci terminés, il résolut de tenter une nouvelle entreprise. Néanmoins il ne voulut plus renouveler les hostilités sur mer et ce fut par la voie de terre qu'il dirigea son armée contre les forces de Veiatua. La bataille eut lieu à Tirauu, près de l'isthme, vers le mois de mars 1773. Après une lutte acharnée, dit-on, Tutaafut tué, ainsi que beaucoup d'autres chefs, et son armée subit une défaite complète 2. L'o-tu Pomare Ier, son père Hapai et sa famille se trouvaient à l'armée. Mis en déroute, ils gagnèrent les montagnes où ils se réfugièrent. Veiatua ravagea toute la côte occidentale de l'île. Il était sur le point de la soumettre entièrement et d'établir ainsi l'unité de gouvernement à Tahiti, quand tout à coup il s'arrêta au milieu de ses conquêtes, et, renonçant à les poursuivre, offrit la paix à Hapai et à son fils Pomare Ier. Veiatua n'était pas un ambitieux, il lui suffisait d'avoir assuré son indépendance ; de plus, c'était un homme âgé qui ne désirait qu'une chose : terminer tranquillement sa vie. Hapai et Pomare Ier se hâtèrent d'accepter cette paix à laquelle ils ne s'attendaient guère, tout en la souhaitant ardemment, et qui les sauvait d'une ruine inévitable.

Veiatua mourut peu de mois après, laissant le gouvernement de Taiarapu à son jeune fils, qui s'appelait comme lui

1. Voyages des Espagnols à Tahiti, en 1772 et 1774 (El Viagero universal).

Voir aussi la relation de ces deux voyages dans les Archives de la marine espagnole. -- - - - -

2. COOK, Deuxième Voyage, t. 1, p. 318.


Veiatua. Cette année-là, Pomare Ier commença à régner par lui-même1.

Au moment de l'avènement de Pomare Ier, Tahiti était encore divisée en neuf Etats, sur lesquels régnaient autant de grands-chefs, dont la noblesse ne le cédait en rien à celle de ce monarque ; le plus important de ces grands-chefs était, sans contredit, celui de Taiarapu, devenu complètement indépendant de fait par les victoires de son père. Mais Pomare Ier était intelligent et ambitieux, il rêvait d'imposer sa domination aux autres chefs et de réunir ainsi sous son autorité tous les districts de l'ile Tahiti; grâce à un concours de circonstances imprévues il y parvint complètement.

Cette même année (1773), Cook visita pour la seconde fois Tahiti. Le 16 août, dans la matinée, il se trouvait en vue de la presqu'île de Taiarapu vers laquelle il se dirigea aussitôt. Il y recueillit des provisions. Avant qu'il la quittât, le souverain de cette péninsule vint le voir: « Wahi-Adoua (Veiatua II) était alors un jeune homme de dix-sept à dixhuit ans, bien fait, d'une physionomie douce, mais sans expression, annonçant la crainte et la défiance. Son teint était assez blanc, ses cheveux très lisses, d'un brun léger et rougeâtres vers l'extrémité 2. » Après une relâche sur la côte où l'on vit Ereti, chef de Hidia, les vaisseaux anglais vinrent mouiller à Matavai. Le lendemain, Cook eut une entrevue avec Pomare Ior, qu'il appelle Otou dans la relation de son voyage.

C'était, paraît-il, un homme âgé d'une trentaine d'années:!,

1. Pomare Ier était déjà en âge de gouverner par lui-même depuis plusieurs années, mais jusqu'en 1773, il parait avoir laissé à son père Hapai la direction des affaires politiques. Pomare 1er resta o-tu jusqu'à la naissance de son fils Pomare II; il ne prit jamais le titre de arii-rahi (roi), mais nous verrons qu'il fit plus tard reconnaître comme tel son fils ainé Pomare II.

Pour porter le titre de arii-rahi (roi), il fallait en avoir reçu publiquement l'investiture, et probablement Pomare 1er n'osa jamais se la faire donner à cause de sa trop récente usurpation.

2. G. FORSTER; A Voyage round the World, t. I, p. 305.

3. Suivant Cook ; mais Forster ne lui donne que vingt-cinq ans environ.


grand t, beau, bien fait et de bonne mine. Il avait des moustaches et portait de la barbe sous le menton ; ses cheveux étaient noirs, bouclés et très touffus. Personne, pas même son père, n'avait le droit de se couvrir la tête en sa présence, et, de plus, on devait se découvrir le haut du corps jusqu'à la ceinture. Auprès de Pomare Ier, se tenaient ses frères, ses sœurs et son père Hapai, homme maigre et de haute taille, presque vieux quoique encore robuste, ayant la barbe et les cheveux gris. Amo et Berea se trouvaient entièrement effacés. A la fin de septembre, Cook partit de Tahiti et vogua vers Huahine.

Il y fut bien reçu par son ami le roi Ori. Un incident pénible marqua cette relâche. Le naturaliste Sparmann, ayant eu l'imprudence d'entreprendre seul une excursion, fut dépouillé et violemment maltraité par deux indigènes.

Ori s'en montra consterné, harangua son peuple et lui reprocha sa honteuse conduite. Il monta dans le bateau de Cook et l'on se mit à la recherche des voleurs. Malheureusement ceux-ci ne purent être retrouvés tout de suite. Le lendemain, au moment de quitter l'île, les objets volés furent rapportés aux Anglais et il ne tint qu'à eux d'assister au châtiment des coupables.

Les vaisseaux touchèrent ensuite à Raiatea. Le chef de l'endroit, un nommé Oreo, accueillit cordialement le navigateur anglais et lui donna plusieurs fêtes intéressantes.

Tahaa, l'île sœur, se trouvait toujours en servitude. Le roi Puni la faisait gouverner par un légat, un de ses proches parents qui s'appelait Boba, comme lui natif de Bora-Bora.

Ce dernier vint voir Cook au mouillage. Au physique, c'était, paraît-il, un bel homme de haute stature. Il devait épouser la fille unique de Puni, Mai Wherua, jeune fille d'une rare beauté, qui pouvait avoir alors douze ans. Cela n'empêchait pas Boba d'être membre de la société des Arioi et d'être

1. Il avait un mètre quatre-vingt-treize centimètres de hauteur.


l'amant d'une autre jeune fille non moins belle, du nom de Teina1. Les navires anglais prirent le large, passèrent devant Bora-Bora, et laissèrent derrière eux l'archipel de la Société.

La situation politique continuait d'y être inquiétante, car bon nombre de peuplades se haïssaient et quelques chefs se jalousaient. Toutes les îles conquises par le roi Puni n'aspiraient qu'à recouvrer leur liberté. Ce grand royaume, créé par la force, n'était qu'éphémère: il devait s'écrouler à la mort de son fondateur qui, pour le moment, ne le conservait qu'au moyen d'une occupation armée. Dans les îles du Vent, un jeune roi cherchait à jouer le même rôle que le vieux roi de Bora-Bora, et s'il n'avait pas son génie, il n'avait pas plus de scrupules que lui : pour arriver à ses fins tous les moyens lui étaient bons. Avec de tels éléments de discordes, il était visible que la paix ne pouvait pas durer longtemps, et c'est ce qui arriva.

Toutefois, fait curieux, les premières hostilités qui éclatèrent dans l'île de Tahiti ne furent pas causées par l'ambition de Pomare Ier. La mort de Tutaa n'avait pas empêché les Oropaa, habitants du district d'A ttahuru, de conserver dans leur marae les insignes du pouvoir que ce grand-chef y avait déposées. Ce marae était ainsi devenu le principal temple de Tahiti. Tous les chefs se trouvaient obligés de s'y rendre dans les grandes cérémonies publiques. Or les Oropaa ressentaient de cet état de choses un orgueil démesuré. Audacieux et courageux, ils étaient devenus la terreur des autres naturels de l'île. Ils poussaient parfois l'impudence jusqu'à insulter et dépouiller des chefs qui venaient accomplir leurs devoirs dans ce lieu vénéré. En avril 1774, leurs affronts devinrent si nombreux et si intolérables que Pomare Ier s'allia, dit-on, avec Temare, pour venger ces offenses. Ils envahirent le district d'Attahuru, châtièrent les coupables, et la sécurité reparut en ce lieu.

1. COOK, Deuxième Voyage, t. II, p. 408. Édit. de 1778. Paris.


Ce mois-là, Pomare lor prépara une expédition contre l'île Eimeo1, où Mahine s'était emparé du pouvoir au détriment de son neveu Motuaro. Celui-ci, réfugié à Pare, réclamait l'assistance de l'o-tu, dont il était l'allié. Pomare Ier réunit une flotte de pirogues. Cook, qui venait de revenir à Tahiti le 23 avril, après avoir visité les îles Tonga, la NouvelleZélande. les latitudes australes, l'île de Pâques et plusieurs îles de l'archipel des Marquises, eut l'occasion de voir en mai une partie de cette flotte à Matavai. Suivant ce navigateur, elle se composait de 210 pirogues de guerre, sans compter les petites pirogues destinées à servir de transports, et toutes portaient 9.000 guerriers environ. De ce qu'il voyait, Cook se dit que si l'île avait h3 districts, comme il le croyait, et si chaque district armait en moyenne 40 pirogues à 40 hommes par pirogue, l'île entière devait pouvoir équiper 1.720 pirogues et 68.000 guerriers. Et comme ceux-ci ne représentaient certainement pas plus du tiers des habitants de Tahiti, Cook évalua la population totale de cette île à 2^0.000 âmes. Ce fut la dernière relâche de ce navigateur à Tahiti durant son deuxième voyage autour du monde. Il quitta cette île, et, le 16 mai, la Résolution mouilla devant lluahine. Ori le reçut très bien et le fit assister à un spectacle dramatique. Le 23 mai, Cook prit congé du chef et se rendit à Raiatea où il alla visiter son ami Oreo. Il y avait à ce moment dans l'île une réunion nombreuse de la société des Arioi. Le navigateur anglais put observer à loisir cette étrange réunion d'hommes vivant dans la débauche et la volupté, et parcourant les diverses îles de l'archipel dans ce seul but.

Il y eut encore des représentations dramatiques et les Anglais virent jouer une pièce intitulée l'Enfanl vient. Au dénouement, on voyait courir sur la scène un nouveau-né de six pieds de haut, poursuivi par des danseuses, tandis que l'assistance manifestait son contentement par de bruyants éclats de rire.

1. Ancien nom de l'île Moorea.


Après être resté six semaines dans cette île, Cook fit lever l'ancre, et la Résolution partit de l'archipel de la Société.

On ne sait pas avec certitude quelle fut l'issue de l'expédition préparée par Pomare Ier, aux mois d'avril et mai, contre l'île d'Eimeo. La version la plus accréditée est que les gens de cette île se défendirent si bien que l'entreprise fut abandonnée et que la flotte revint à Tahiti.

Il est vraisemblable qu'à cette époque Pomare I01 se trouvait déjà marié, peut-être même depuis plusieurs années ; comme il se peut aussi (car on ne sait au juste), qu'il ne se soit marié qu'une ou deux années après. Pomare Ier épousa Hidia, sœur de Motuaro, et celle-ci lui donna un enfant qui fut immédiatement étouffé, ainsi que l'exigeait la loi de la société des Arioi dont Pomare Ier était membre. Cet infanticide prolongeait d'ailleurs le règne du monarque, qui eût été obligé d'abdiquer en faveur de l'enfant s'il lui avait laissé la vie.

A la fin de l'année, les Tahitiens reçurent, pour la seconde fois, la visite des Espagnols. La frégate Aguila, commandée par Don Domingo Bœnechea, et le paquebot Jupiter, partis du Callao le 20 septembre 177/i, mouillèrent définitivement dans le port de Tautira 1 (presqu'île de Taiarapu) le 27 novembre, à deux heures du soir. Plus de cent pirogues se rassemblèrent autour de la frégate, et, dans peu de temps, il y eut une quantité énorme de gens. Immédiatement après le mouillage arrivèrent à bord l'arii de cette péninsule, Veiatua II et l'o-tu de Tahiti. Le commandant les fit entrer dans sa cabine, ainsi que les principaux habitants de leur suite. Alors il leur dit, avec le concours de l'interprète, le but de son arrivée, qui était de construire une maison dans leur île pour la faire occuper par deux missionnaires, religieux de l'ordre de SaintFrançois, les Pères F. Geromino Clota et Narciso Gonzales, accompagnés du soldat interprète, lesquels allaient s'établir là pour les instruire de la vraie religion. On leur demanda

1. Ce nom est écrit Ojatutira, dans la relation des Espagnols.


s'il leur convenait de laisser bâtir la case, s'ils donneraient le terrain nécessaire pour sa construction et s'ils promettaient de bien traiter les deux religieux et l'interprète.

Veiatua II et Pomare 1er répondirent oui avec une joie inexprimable, promettant de donner les hommes et toutes les choses nécessaires pour construire la case et préparer le terrain qu'on trouverait le plus convenable.

En effet, le lendemain, un terrain fut cédé par Opo, femme du chef Titorea et mère du grand-chef Veiatua II. Ce terrain était situé sur la plage, à peu de distance du port, placé à l'ouest, et près d'une rivière qui sortait d'une vallée que l'on voyait en face. A côté de ce terrain, se trouvait la case du grand-chef Veiatua, car celui-ci résidait en cet endroit. Les Espagnols cou pèrent des arbres, après lui en avoir demandé la permission, et commencèrent la construction de la maison.

Pendant l'accomplissement de ce travail, les missionnaires allèrent voir le marae de Veiatua, qu'ils nomment imaray dans leur récit. D'après eux, c'était le lieu où se trouvaient enterrés les membres de la famille de ce chef. Près de l'imaray était la case d'un indigène qu'on appelait epure.

« L'espace entre cette case et l'imaray, disent les Pères, est recouvert d'un dallage, au milieu duquel est fixé un poteau surmonté d'une table rectangulaire, où l'epure dépose des bananes, des vivres, des branches d'arbres et diverses plantes, et adresse on ne sait quelles prières à Tealua, leur dieu1, pour l'apaiser. Nous vîmes aussi de l'autre côté de l'imaray trois poteaux assez hauts et bien travaillés. Sur le plus grand des trois étaient cinq femmes nues grossièrement sculptées; sur les autres se trouvaient des têtes et des portions de corps paraissant représenter des hommes. A côté de notre case, vers le nord, s'élevait un autre imaray, et au sud, à la distance d'un quadra, un autre encore. Dans les

1. Atua veut dire simplement dieu ; ce n'est pas un nom propre.


deux il y avait une case d'epare ; on y voyait aussi des estrades pour recevoir des régimes de bananes.

« Le même jour, l'eri (arii) d'un district vint se plaindre à bord de ce que les marins chargés de faire de l'herbe pour le bétail, la coupaient tout contre un imaray, et mangeaient les fruits consacrés à Teatua (dieu), ce qui avait attiré la colère de cette divinité sur les habitants du district et fait naître une quantité de maladies dans le pays, causant la mort de trois ou quatre notables, et, entre autres, de l'eri Pajairiro (Pahiiriro titre des rois de Pueu). Telle est l'origine de la superstition chez les barbares : un événement très naturel est attribué à des causes surnaturelles. Les imposteurs s'emparent de ce penchant, et leur inculquent l'idolâtrie et les idées les plus absurdes. Il régnait, en effet, une épidémie de fièvre catarrhale dans ce district, dont beaucoup de personnes moururent ; mais elle avait sa source dans l'imprudence de ces indigènes, qui venaient à bord de la frégate à toute heure du jour, ne tenant compte ni du soleil ni de la pluie, contrairement à leurs habitudes ; car d'ordinaire ils ne sortaient jamais de leurs cases un jour de pluie ou de bruine, pas même pour se procurer des vivres. En outre, ils ont la coutume de se baigner régulièrement au coucher du soleil, alors même qu'ils sont gravement malades, ce qui cause la mort de beaucoup. Bien que cette épidémie fût très explicable, nous n'avons pu les persuader qu'elle provenait de leurs désordres et non de la colère de Teatua (dieu), comme ils le croyaient. Le commandant, pour les tranquilliser, défendit de couper de l'herbe dans le voisinage d'un imaray, et de manger les fruits qui s'y trouvaient déposés. »

Certes, ce n'était pas parce que les Espagnols avaient coupé de l'herbe auprès d'un marae et y avaient pris des fruits que les indigènes avaient été frappés d'une épidémie; néanmoins ceux-ci n'avaient probablement pas tort d'attribuer cette épidémie aux étrangers. Depuis que les Européens étaient apparus dans ces îles, les Polynésiens avaient été


atteints de maladies qu'ils ne connaissaient pas auparavant.

C'était toujours après le départ des Européens que ces maladies éclataient et faisaient des ravages parmi la population. Il est à présumer qu'à cette époque de longues traversées, les équipages, soumis à de dures fatigues, étaient peu souvent en bon état de santé et qu'ils portaient en eux des germes morbides qu'ils transmettaient aux insulaires pendant leurs relâches. Cette fois-ci une épidémie éclatait durant le séjour même des Espagnols : il est donc vraisemblable que ces derniers en devaient être la cause. La longue agonie de la race polynésienne était déjà commencée.

Cependant les charpentiers espagnols continuaient le montage de la maison. Le 31 décembre 177/i, on y déposa des vivres et les deux missionnaires y passèrent la journée pour les garder. Ils y restèrent aussi la nuit. Le travail avançait rapidement. On avait d'abord essayé de bâtir les piliers en tapias (murs en glaise), mais ils se fendaient, et il avait fallu adopter le genre de construction des insulaires.

Le premier jour de l'an 1775, les Espagnols plantèrent une croix en terre, hissèrent le pavillon de leur nation et proclamèrent trois fois le roi d'Espagne Charles III.

Le 5 janvier, des insulaires, en grand nombre, visitèrent la maison des Pères.

« A h heures du soir, le même jour, dit la narration espagnole, tous les officiers et les missionnaires réunis dans la maison sur la convocation du commandant, invitèrent les principaux eries et les Indiens notables à venir pour procéder à l'installation de l'établissement. On leur demanda s'il leur était agréable que les missionnaires et l'interprète restassent dans l'île ; ils répondirent unanimement par l'affirmative, les deux principaux caciques Otu et Vegiatua promettant spontanément de les protéger et de les défendre contre toute insulte de la part des habitants de l'île, de contribuer à leur subsistance, et, dans le cas de manque de vivres, de leur fournir tous les comestibles nécessaires. On leur fit expli-


quer par l'intermédiaire d'un interprète la grandeur de notre souverain, son dessein de les favoriser et de les instruire pour qu'ils deviennent supérieurs à tous les autres insulaires de ces mers ; on leur offrit, en son nom royal, comme on y était autorisé par les instructions, de leur fournir du fer, de les défendre contre leurs ennemis ; et on les assura que des navires de Sa Majesté les visiteraient fréquemment, s'ils remplissaient avec fidélité les engagements qu'ils prenaient. Ils furent unanimes dans leur consentement, et déclarèrent à haute voix qu'ils reconnaissaient Sa Majesté pour roi d'Otaheti et de toutes leurs terres, chacune des clauses de cette convention leur plaisant extrêmement. Tout ce qui se passa dans cette séance a été constaté dans un procès-verbal formel, légalisé par le commissaire (contador) de la frégate, Don Pedro Freyre y Andrade. »

Cette scène, telle que nous la raconte un des missionnaires, est bien singulière et peut paraître, à bon droit, suspecte. Les chefs polynésiens ont toujours été très jaloux de leur pouvoir, et, sujets, comme maîtres, tiennent à leurs terres. Il est donc inadmissible qu'ils y aient ainsi renoncé spontanément, sans y être contraints par une circonstance, et celle-ci n'ayant pas existé, il reste évident que les indigènes ne comprirent pas du tout ce qu'on leur demandait, ou s'ils y comprirent quelque chose, y répondirent avec leur légèreté habituelle, dont le résultat est qu'ils ne tiennent jamais aucun de leurs engagements. Quoi qu'il en soit, il résulte de ce dernier extrait, que les Espagnols prenaient possession de Tahiti et qu'ils comptaient en assimiler les habitants au moyen du Christianisme prêché par deux missionnaires catholiques. Nous allons voir quel fut le résultat de cette tentative de colonisation et de conversion.

Les missionnaires commencèrent à subir mille tracasseries, et chose plus grave, Thomas, le Tahitien chrétien, apostasia et les quitta. Leur douleur fut grande en voyant


cette âme perdue pour le Christ et sa religion, car cet indigène leur aurait été d'un grand secours pour les aider à la propager. De plus, il devint leur ennemi. Les déboires des Pères continuèrent. Les sauvages faisaient tant de bruit autour de leur demeure qu'ils ne pouvaient plus rien entendre.

Puis on les vola. La première fois, on leur restitua une partie des objets qu'on leur avait pris; mais il n'en fut pas de même dans la suite. Les vols recommencèrent, et les chefs et les cheffesses s'en rendirent complices. Les Pères se trouvaient dans une situation très pénible au milieu de cette multitude de sauvages qui ne cessaient d'assiéger leur case durant la majeure partie du jour. Une grande foule composée de personnes de tout âge et de tout sexe venait les provoquer. La relation du missionnaire donne une triste idée de ces scènes. « Du dehors de la clôture, les uns nous appelaientgllariro, ce qui veut dire voleurs (ladrones) ; neneva, ce qui veut dire fous, imbéciles; porejo, ce qui signifie une coquille, mais entre eux, se prend pour les parties sexuelles; ces injures étaient accompagnées des gestes les plus obscènes. D'autres nous appelaient jarimiri, ce qui veut dire vieux (viejo). Ce sont les termes que nous pouvions comprendre. Ils en proféraient d'autres aussi obscènes et aussi insultants sans doute, mais nous en ignorions la signification. Les femmes riaient aux éclats ; les enfants les imitaient. Bien entendu, nous ne leur répondions pas. Cela dura plus d'une demi-heure ; après quoi ils rentrèrent dans leurs cases. »

Quelque temps après, Don Domingo Bœnechea, commandant de la frégate, tomba gravement malade. Le 26 janvier 1775, à 4 heures et demie du soir, il mourut. Le jour suivant, l'enterrement eut lieu. On inhuma le corps vis-àvis de la maison, au pied de la croix qui avait été plantée en signe de prise de possession. Après la cérémonie, les Espagnols retournèrent à bord et le paquebot s'apprêta à mettre à la voile aussitôt que la frégate aurait appareillé.


Sur leur demande, deux indigènes furent admis à accompa- gner à Lima les Espagnols ; l'un s'appelait Paloro : il con- naissait parfaitement toutes les îles situées à l'est et c est ce qui le fit accepter par les Espagnols; l'autre, nommé Barha- rua, était un des principaux indigènes de Raiatea1 et cousin de l'o-tu, sur les instances duquel il fut agréé. Les Espagnols donnèrent aux naturels une provision de toutes les graines et les plantes les plus utiles que produit le Pérou et plusieurs outils en fer propres à l'agriculture. Le 28 janvier 1775, à M heures et demie, les vaisseaux espagnols levèrent l'ancre et partirent de Tahiti. Les deux missionnaires, deux indigènes néophytes Thomas Pauto et Manuel Amat, un soldat interprète et un matelot restèrent dans cette île2.

Les Pères Clota et Gonzalez se mirent à l'œuvre ; mais ils ne rencontrèrent partout que de l'opposition et ne parvinrent pas à convertir un seul indigène. Ils furent successivement dévalisés de tout ce qu'ils possédaient et durent essuyer continuellement des avanies. A différentes reprises ils furent les témoins forcés de sacrifices humains; ils essayèrent d'intervenir, mais ils ne furent pas écoutés. Bref, ils endurèrent tellement d'insultes et virent tant d'horreurs qu'ils finirent par se décourager.

Le 6 août, Veiatua II mourut très jeune, et, le 16 octobre, on proclama arii de Taiarapu son frère Natapua, enfant de neuf à dix ans. Celui-ci prit à son avènement le nom de Veiatua, comme les souverains qui l'avaient précédé.

Le 2 novembre, la frégate Aguila revint et mouilla dans le port de Tautira. Le capitaine Don Cayetano de Langava annonça aux missionnaires qu'il apportait des vivres pour les personnes qui étaient restées à Tahiti. Mais les Pères

1. Orayatea, dans la relation.

2. Voyages des Espagnols à Tahiti, en 1772 et 1774 (El Viagero universal).

- Voir aussi la relation de ces deux voyages dans les Archives de la marine espagnole.


répondirent à cette communication par la lettre suivante : Au capitaine don Cayetano Langava, commandant /'Aguila.

.Nous vous répondons que nous avons pris la résolution de retourner à Lima.

.Ayant été délaissés par les deux naturels baptisés, nommés Thomas Paoutu et Manuel Amat, nous demeurons dans un abandon manifeste, et en péril à l'avenir de perdre la vie, comme nous l'a appris l'exemple des autres missionnaires qui sont morts en voulant convertir Manoa.

De dire qu'ils paraissent doux, familiers, de bonnes dispositions et bons amis, cela ne prouve rien. Ils sont tels tant qu'on leur donne quelque chose; mais aussitôt qu'ils ne reçoivent rien, tous ces semblants disparaissent, et ils vous abandonnent en disant que vous êtes de mauvais amis, comme nous l'avons souvent éprouvé.

Un second motif qui nous détermine à ne pas rester dans cette île, c'est qu'il n'y a point d'espérance qu'on arrive à un résultat; car pour cela il faudrait d'abord que ces barbares soient organisés en gouvernement régulier, et cela nous paraît impossible à être mené à bien.

Ce sont des gens altiers, orgueilleux, belliqueux, et sans aucune subordination ni administration de la justice, qu'ils ne connaissent point. Ainsi chacun prend entre ses mains la vengeance de l'injure qu'il reçoit, l'eri n'étant capable de punir personne, car ils se soulèveraient immédiatement contre lui, comme nous en avons plus amplement informé Son Excellence.

Je pense que toute personne non prévenue, et possédant un cœur chrétien et compatissant, ne refusera pas d'admettre que nous étions exposés à perdre la vie. Voilà pourquoi nous vous supplions de retenir à bord les vivres et ustensiles embarqués sur la frégate, et d'avoir la charité de nous rapatrier à Lima, où nous pourrons avec plus de loisir informer plus amplement Son Excellence de tout ce qui nous est arrivé pendant notre séjour à Otaheti.

A l'hospice du port d'Ojatutira, le 4 novembre 1775, Vos affectionnés serviteurs : Les chapelains Fr. GEROMINO CLOTA Fr. NARCISO GONZALEZ.

J'ai dû me borner à ne citer de cette lettre que les passages les plus importants ; dans ceux que je me suis dispensé de donner, comme inutiles, les Pères expriment encore à


différentes reprises la crainte de voir leur vie en danger.

Évidemment ils n'avaient pas le courage d'aller jusqu'au martyre et par conséquent n'étaient pas capables de faire de véritables missionnaires. Seuls, ceux qui sont disposés à risquer même leur existence peuvent réussir dans des entreprises de ce genre; nous en aurons plus tard la preuve dans les missionnaires protestants anglais à Tahiti et surtout dans les missionnaires catholiques français aux iles Gambier : à force d'abnégation, de dévouement et de courage, ils parviendront à convertir des peuples sauvages. Mais les Pères Clota et Gonzalez, tout en montrant de la résignation et de l'énergie, n'en eurent pas assez pour mener à bien leur tâche. Ils ne se doutaient pas qu'ils allaient ainsi fournir de nouvelles recrues aux protestants.

Après avoir lu la lettre des missionnaires, le capitaine résolut que tous retourneraient à Lima. En conséquence ils se rembarquèrent à bord de la frégate, et, le 12 novembre, celle-ci fit voile pour le Callao.

L'île de Tahiti continua de jouir d'une paix relative jusqu'au mois d'août 1777. A cette époque, une nouvelle expédition fut préparée contre l'île d'Eimeo. Cook, qui accomplissait alors son troisième voyage autour du monde, arriva à Tahiti. Il fut sollicité de prendre part à cette expédition, ce à quoi il se refusa, déclarant qu'il n'avait aucun motif de faire la guerre à des gens qui ne l'avaient point offensé. La cause de cette seconde expédition est douteuse : les Tahitiens voulaient, parait-il, venger un frère de Veiatua, mis à mort sur l'ordre de Mahine, le fameux grand-chef d'Eimeo.

Pour rendre l'atua (dieu) favorable à cette expédition, un sacrifice humain fut ordonné, suivant la coutume polynésienne 1.

1. Voici comment ls choses se passaient ordinairement : « Lorsque le grand-prêtre venait avertir le roi qu'un homme était nécessaire, le roi envoyait une pierre noire au chef du district qu'il lui plaisait de choisir ; celui-ci désignait l'homme à ses gens, et on le tuait, autant que possihle, au moment il s'en doutait le moins » DE Bovis, Elal de la Société tahitienne à l'arrivée des Européens.


Après avoir été assommée, la victime, — un homme d'un âge mûr et de la plus basse classe du peuple, — fut apportée devant le marae d'Attahuru par les prêtres de l'atua et en présence de Pomare Ier et de Cook. Celui-ci assista à tous les détails de cette horrible scène religieuse. La cérémonie fut entremêlée de prières et de pratiques bizarres.

Les cheveux et l'œil gauche du cadavre furent offerts à l'o-tu ; mais celui-ci n'y toucha point. C'était sans doute le simulacre des anciennes coutumes de l'anthropophagie. Sur la fin de cette scène religieuse, on entendit un oiseau voltiger dans les arbres : « C'est l'atua ! » dit Pomare Ier, en s'adressant à Cook; et il parut satisfait de ce présage. Le lendemain, il y eut encore des prières et des offrandes de cochons et de fruits. Les cochons furent ouverts, et les mouvements convulsifs de leurs entrailles furent interprétés comme présageant une heureuse expédition.

Le 17 septembre 1777, la flotte tahitienne partit, mais sans Pomare Ier qui en laissa le commandement à Touha, chef de Tettaha, et Potatu, grand-chef d'Attahuru. Ceux-ci ne tardèrent pas à rencontrer la flotte d'Eimeo que dirigeait le chef Mahine. Les deux flottes restèrent en présence sans oser s'aborder. Touha, craignant de n'avoir pas assez de pirogues, envoya demander des renforts à Pomare Ier. Celui-ci ne se dérangea pas et s'occupa de récréer ses amis les Anglais en leur donnant la représentation d'un combat naval, remettant à la date du 24 septembre son départ pour porter des secours. Il en résulta que le 22 on apprit que Touha avait été obligé de traiter avec l'ennemi à des conditions désavantageuses pour Tahiti1, et, que, furieux d'avoir été ainsi abandonné par Pomare Ier, il avait juré de s'allier aux guerriers de Taiarapu afin de se venger de lui, lorsque Cook aurait quitté l'île. Hapai essaya de défendre son fils en attribuant l'échec de l'expédition à Touha lui-même, qui par sa vieil-

1. COOK, Troisième Voyage, t. V, p. 258.


lesse se trouvait peu apte à diriger des opérations militaires.

Mais la population ne prit pas le change et ne cacha pas sa désapprobation. Heureusement pour Pomare Ier, Cook intervint; il signifia hautement qu'il le protégerait et qu'il châtierait à son retour à Tahiti ceux qui auraient conspiré contre lui. Les mécontents furent saisis de crainte et renoncèrent à leur insurrection. La paix conclue par Touha fut ratifiée par Pomare Ier, le 23 septembre 1777.

Les vaisseaux anglais quittèrent Tahiti le 30 septembre, et, le même jour, vinrent mouiller à Eimeo. Les indigènes de cette île s'étant rendus coupables du vol d'une chèvre, Cook fit incendier cinq ou six maisons ainsi qu'un certain nombre de pirogues ; de plus, il menaça le chef Mahine de grands désastres s'il ne lui restituait pas l'animal enlevé.

Après avoir obtenu satisfaction, le célèbre navigateur partit pour Huahine. Le roi de cette île était alors Teariitaria, enfant de huit à dix ans qu'assistaient les deux fils d'Ori, Puni et Touha 1. Rien ne troubla jusqu'au 22 octobre le commerce d'échange et d'amitié entre les étrangers et les naturels. Mais le 22 au soir, l'un d'eux vola un sextant. Cook le fit saisir et conduire en prison sur son vaisseau. Interrogé, le voleur finit par dire où il avait caché le sextant, et, le lendemain, l'instrument fut retrouvé intact et rapporté. Mais l'irascible capitaine résolut de punir cet insulaire d'une manière plus rigoureuse que les autres voleurs auxquels il avait infligé des châtiments, parce qu'il lui parut être un coquin d'habitude : « Je lui fis raser les cheveux et la barbe, et couper les deux oreilles, dit Cook. » Les bons rapports reprirent ensuite avec les naturels. Le 2 novembre, à quatre heures du soir, les vaisseaux anglais profitèrent d'une brise et sortirent du havre. Ils se rendirent à l'île Raiatea où Cook revit son ami Ori, déchu de son rang élevé et devenu un vieillard dégradé par l'ivresse. Là, il eut quelques démêlés avec les

1. COOK, Troisième Voyage, t. V, p. 283.


chefs. Des matelots anglais ayant déserté le bord et s'étant réfugiés dans l'île, Cook renouvela ses violences de Tahiti : il enleva d'un seul coup toute la famille du chef Oreo et la garda jusqu'à ce que les déserteurs eussent été ramenés. A Bora-Bora, où il était le 8 décembre, Cook retrouva aussi le célèbre conquérant Puni qu'il avait déjà connu à Raiatea dans un autre voyage. Leurs relations furent extrêmement courtoises. Les vaisseaux anglais s'éloignèrent de l'île le même jour et se dirigèrent vers d'autres régions, but de l'expédition.

Quelques années après, en 1779 ou 1782, — la date précise reste inconnue1, — en tout cas vers cette époque, Pomare Ier eut de son épouse Hidia un second enfant, qui, plus heureux que son aîné, ne fut pas étouffé; le père voulut bien le laisser vivre. Suivant la loi du pays, il perdit ainsi le titre d'o-tu pour devenir seulement régent du royaume pendant la minorité de son fils Pomare II.

De 1777 à 1782, les Tahitiens attendirent le retour du capitaine Cook. Celui-ci leur avait dit qu'il reviendrait dans leur île. Mais il fut massacré par les naturels d'Hawaii (Sandwich), le lli février 1779. Les années s'écoulant et le célèbre navigateur ne reparaissant pas, la crainte d'encourir ses représailles disparut peu à peu de chez les ennemis de Pomare leI".

Finalement, en 1783, ceux-ci résolurent de se venger du régent. Les armées alliées de Touha, chef de Tettaha, Potatu, grand-chef d' Attahuru, et de Mahine, grand-chef d'Eimeo, envahirent ses Etats héréditaires de Pare et les districts de la côte orientale de Tahiti qui se déclaraient en faveur de sa

1. En 1779, selon Wilson. en 1782, selon Dligh. Ellis déclare que c'est en l'année 1774 que Pomare Il naquit. Mais en ce cas-là Cook aurait connu ce roi lors de son troisième voyage et certainement il aurait signalé son existence, ce qu'il n'a pas fait. La meilleure preuve qu'Ellis se trompe c'est que Bligh raconte (et cela de visu, puisque le petit roi lui avait été présenté) qu'en 1788 il n'était âgé que de six ans. Il serait vraiment inconcevable que Bligh eût donné seulement six ans à un jeune homme de quinze ans né dans un pays tropical où la plante homme se développe généralement plus vite que dans nos pays tempérés.


domination. Pomare Ier et ses partisans furent vaincus dans une sanglante bataille à Pare, et contraints d'aller se réfugier dans les montagnes. Les vainqueurs ravagèrent toutes les terres de leurs ennemis et détruisirent leurs grosses constructions et leurs grandes pirogues; ils ne laissèrent que des ruines l.

A quelque temps de là, le parti vaincu prit une petite revanche : Veidua2, jeune frère de Pomare Ier, tua, dans un combat, Mahine, grand-chef d'Eimeo. Mais cela ne suffit pas à rétablir les affaires de Pomare, et, par conséquent, celles de Motuaro, son protégé. Celui-ci ne parvint pas à rentrer dans son gouvernement d'Eimeo, et Tareamudoa succéda à son père adoptif.

Le régent n'était pas capable de se relever de ses revers ; non seulement il était dénué de tout talent militaire, mais il avait même une véritable réputation de poltronnerie. D'ailleurs en eût-il été autrement qu'il n'aurait pu triompher de la formidable coalition qui s'était déclarée contre lui. On le vit bien quand son frère Veidua voulut relever sa fortune ; vainement ce jeune guerrier montra le plus brillant courage : les armées de Pomare furent toujours mises en déroute. Ces nouvelles défaites abaissèrent si sérieusement sa puissance qu'en 1788 il ne possédait plus que le district de Pare ; encore n'y résidait-il pas, ne s'y croyant pas en sûreté ; il avait cru plus prudent de s'exiler sur le territoire de Taiarapu.

C'est dans cette triste situation que le trouva le lieutenant George Bligh, commandant le navire anglais le Bounly. Celui-ci venait prendre à Tahiti des plants d'arbre à pain, pour les transporter aux Antilles anglaises. Aussitôt que Pomare Ier eut appris la présence des Européens à Matavai, il accourut en toute hâte auprès d'eux et ne cessa, durant leur séjour, de solliciter leur appui contre ses ennemis d'Attahuru. Touha était mort de vieillesse et son successeur Tepahu se trou-

1. GEORGE BLIGH, Voyage à la mer du Sud, p. 97 et 98.

2. Tubaï, de Forster. -


vait en ce moment-là très malade; mais les chefs d'Attahuru subsistaient et restaient menaçants à son égard. Bligh crut devoir suivre la même politique que Cook : il déclara que Pomare se trouvait sous la protection des Anglais, et lui fournit quelques armes à feu pour assurer sa supériorité sur ses adversaires, en cas de guerre. De plus, il ajouta qu'il reviendrait à Tahiti et châtierait ceux qui auraient, pendant son absence, offensé les gens de Pare et de Matavai. Le Bounty leva l'ancre le 5 avril 1789.

L'amitié des Européens rendit à Pomare Ier une partie de son prestige et les partisans du régent redevinrent nombreux. Bientôt une révolution éclata dans l'île Eimeo. Tareamudoa fut chassé et Motuaro rentra en possession du pouvoir. Le chef déchu trouva un asile à Tahiti, chez le grand-chef de Papara, qui l'accueillit bien, probablement par calcul ; Temare, parvenu à l'âge d'homme, semblait maintenant vouloir revendiquer la couronne dont on l'avait dépossédé.

Sur ce, reparut le Bounly. La majorité de l'équipage s'était révoltée contre son capitaine et l'avait abandonné en pleine mer dans une chaloupe avec les marins qui lui étaient restés fidèles. Les mutins tentaient, en ce moment, de s'établir à l'île Tubuai 1, d'où ils venaient, par nécessité, chercher des interprètes à Tahiti. Ils se gardèrent bien de dire la vérité aux habitants : ils leur brodèrent un conte. Bligh avait, disaient-ils, rencontré une île fertile et s'y était arrêté avec les autres hommes de l'équipage, afin d'y créer un établissement; il les envoyait sur le navire pour se procurer des insulaires de bonne volonté ainsi que les choses nécessaires à cette entreprise. Les Tahitiens ne se doutèrent pas qu'on les trompait; ils donnèrent aux Anglais tout ce qu'ils demandaient, et ceux-ci, satisfaits, repartirent.

Le 22 septembre 1789, les révoltés du Bounty reparurent

1. Je n'ai pas à faire ici le récit de leurs aventures dans cette île; on le trouvera dans l'Histoire de l'Archipel des Tubuai, au chapitre IV de la deuxième partie de cet ouvrage.


encore à Tahiti. Ils avaient échoué dans leur tentative d'établissement à Tubuai et ils avaient décidé de retourner à Tahiti. C'est en vain que leur lieutenant Christian leur prédit les châtiments qui ne manqueraient pas de les atteindre s'ils commettaient l'imprudence de se fixer dans cette île, la plupart d'entre eux s'obstinèrent dans leur résolution. L'accueil qu'ils reçurent des indigènes ne les y encouragea d'ailleurs que trop. Ceux-ci leur donnèrent des terres à Matavai et à Pare et les chefs se disputèrent leur amitié. Comme toujours, Pomare Ier ne fut pas en retard : il multiplia ses démonstrations et ses dons. Il réussit ainsi à s'attacher tous ces Anglais, sauf deux, Churchill et Thompson, que Veiatua III, grandchef de Taiarapu parvint à gagner. Le premier allait avoir une singulière destinée.

Ce n'était pas un simple marin que Churchill : il avait été capitaine d'armes sur le navire le Boutily. Veiatua III lui prodigua sa confiance, et le fit même son laio, c'est-à-dire son ami intime. Jusque-là rien d'extraordinaire, car presque tous les Européens avaient leur taio parmi les indigènes.

Mais ce qu'il advint de plus sérieux et d'absolument anormal dans les usages polynésiens, où un étranger n'était pas admis à la possession du sol, c'est que Veiatua III qui mourut jeune et sans héritiers directs, désigna, au moment d'expirer, pour lui succéder dans la grande-chefferie de Taiarapu, cet Européen, son laio Churchill. Chose étrange, ce choix fut ratifié par les autres chefs de la presqu'île, et Churchill commença à régner sous le nom de Veiatua IV1. Pomare Ier n'apprit pas sans une profonde stupeur cet acte inouï qui menaçait de détruire son plan de domination sur l'île entière; il crut alors que son rêve ne se réaliserait jamais plus. En effet, que fût-il arrivé si Churchill eût affermi son autorité sur Taiarapu et fondé une dynastie en se mariant avec la fille d'un des principaux chefs de l'île PTrèsprobablement l'unité tahitienne

1. BLlGH, Voyage à la mer du Sud, p. 216.


ne se serait pas faite, ou bien alors elle l'aurait été par Churchill, au profit de sa personne et de sa famille. Pomare Ier pouvait donc être justement inquiet de l'avènement de cet Européen, et tout portait à croire que celui-ci allait jouer un grand rôle, quand une tragédie vint subitement remettre la situation dans l'état où elle se trouvait auparavant, et par là rendre l'espérance au régent Pomare Ier. Thompson, jaloux de n'avoir pas eu la même chance que son compagnon Churchill, le tua dans un mouvement de colère. Il paya d'ailleurs son crime de sa vie, car les indigènes vengèrent la mort de leur chef en assommant immédiatement son assassin.

Churchill ne laissant pas d'enfants, ce fut un neveu de son prédécesseur, un enfant de quatre ans, fils du chef Vaïuru, qui devint grand-chef de Taiarapu, sous le nom de Veiatua V.

En 1790, il y eut une nouvelle révolution à l'île d'Eimeo; Motuaro fut pour la seconde fois chassé du pouvoir et contraint de se retirer à Tahiti auprès de Pomare I". Le régent résolut de soutenir encore ce parent malheureux. Il rassembla ses guerriers et distribua à quelques-uns d'entre eux les armes à feu que lui avait données le capitaine Bligh. Un naturel, nommé Hidi-Iiidi1, se chargea de l'instruction de ces derniers ; il avait reçu la sienne des marins du capitaine Cook, avec lequel il avait voyagé. Pomare Ier comptait sur le concours des Anglais du Bounty ; mais ceux-ci le lui refusèrent et il dut se contenter de ses propres guerriers. La guerre ne fut pas longue. Dès le premier combat, la troupe des fusiliers dirigée par Hidi-Hidi sema l'épouvante et la mort dans les rangs des ennemis. Les révoltés furent défaits et se soumirent. Motuaro reprit possession de son gouvernement.

A Tahiti, aucun trouble n'avait éclaté durant ces événements. Mais il n'en fut pas de même lorsque le chef Tepahu mourut. Tetouha, son frère, qui lui succéda comme chef de Tettaha, n'avait pour Pomare Ier que des sentiments hostiles.

1. C'était son véritable nom; la relation de Cook l'appelle OEdidée.


Dans le but de les mettre à exécution, il contracta une alliance avec Potatu, grand-chef d'Attahuru. Les guerriers de ces deux chefs envahirent le district de Pare, domaine de Pomare Ier, et celui de Papara, qui appartenait à Temare, devenu, on ne sait trop comment, l'ami dévoué du régent. Malheureusement pour les agresseurs, les révoltés du Bounly habitaient ces districts et ils ne purent voir sans indifférence cette invasion s'approcher de leurs terres et menacer de les ruiner.

Dès lors, leurs intérêts se trouvant en jeu, ils décidèrent d'intervenir en faveur des princes qui jusque-là les avaient toujours protégés. Ils combinèrent un petit plan qu'ils exécutèrent avec les habitants des districts de Pare et de Papara.

Les Anglais demeurant auprès de Pomare Ier et les indigènes du N. E. de l'île se rendirent dans le district d'Attahuru, les premiers, sur une petite goélette qu'ils avaient construite, les seconds, au moyen de leurs pirogues ; en même temps, les Anglais établis chez Temare, arrivaient d'un autre côté, par voie de terre, avec l'armée de ce prince. Le choc fut terrible, mais les naturels de Tettaha et d'Attahuru plièrent.

Incapables de tenir tête aux Européens en bataille rangée, foudroyés par l'effet des armes à feu, ils furent vaincus, mis en déroute, et contraints de chercher, avec leurs chefs, un asile dans les montagnes. Les troupes de Pomare et de Temare ravagèrent le district d'Attahuru ; elles pillèrent les cases de ses habitants et les incendièrent. Tetouha et Potatu comprirent bientôt qu'il ne leur restait plus qu'à implorer la miséricorde des vainqueurs ; ils demandèrent la paix. Elle leur fut accordée, mais à des conditions très dures : il leur fallut reconnaître sans réserve l'autorité de Pomare II et restituer le fameux Maro Ura, insigne sacré devenu pour eux un trophée de victoire. Il avait été enlevé de Papara une vingtaine d'années auparavant et conservé depuis au marae d'Attahuru.

On le prit en ce lieu et on le transporta à Pare (novembre 1790).

Tetouha ne survécut guère à sa défaite, et ce fut un parent de Pomare qui le remplaça dans le gouvernement de son dis-


trict. Potatu faillit perdre le sien, de son vivant : ses anciens adversaires voulurent l'en dépouiller ; mais il le conserva grâce à la demande des Anglais1. Pomare Ier avait recouvré toute sa puissance ; à l'exception de la presqu'île de Taiarapu, l'île entière subissait sa domination.

Au commencement de l'année 1791, Pomare II reçut publiquement l'investiture de son titre d'arii-rahi (roi). Voici, en résumé, comment se passait le sacre d'un roi polynésien.

Celui-ci partait de sa résidence et se dirigeait, suivi d'un brillant cortège, entouré d'une multitude immense, vers le marae du dieu Oro. La cérémonie commençait. L'idole de ce dieu était promenée processionnellement dans la grande cour du temple, au bruit d'une musique bizarre exécutée par des prêtres qui soufflaient dans de gros coquillages marins et tapaient sur des tambours en peau de requin. On apportait une victime humaine, auparavant sacrifiée, et on l'exposait devant les images des dieux. Suivant l'usage, le grand prêtre s'approchait du cadavre et lui arrachait les deux yeux : il mettait l'œil droit devant l'idole et offrait l'œil gauche à l'arii-rahi, qui faisait mine de l'avaler ; mais le grand prêtre reprenait l'œil et le déposait à côté du cadavre. C'était, sans doute, une réminiscence du temps du cannibalisme. Alors l'arii-rahi se plaçait sur le devant du marae, sur une énorme pierre plate un peu plus élevée que les autres et réservée pour ce seul usage, et le grand prêtre le ceignait du Maro Ura (ceinture de plumes rouges) pendant que le peuple criait: « Maeva e arii ! Maeva e arii! (Élevé le roi ! Elevé le roi !) » Ensuite le grand prêtre prononçait sur lui différentes prières et certaines formules dans lesquelles étaient énumérées ses possessions et les titres de gloire de ses ancêtres.

La cérémonie se terminait par une ignoble bacchanale exécutée par des individus des deux sexes autour de la personne de l'arii-rahi, et celui-ci retournait, avec sa famille, dans sa

1. WILSON, A missionary voyage, etc Preliminary discourse, p. 30.


résidence, où il donnait un splendide festin aux autres chefs.

Après l'investiture de Pomare II, faite par le grand prêtre Haamenemene ou Mani-Mani, il y eut, dit-on, durant deux mois des repas interminables, suivis de chants, de danses et de représentations scéniques t.

La régence cessait du jour où l'o-tu recevait l'investiture de son titre d'arii-rahi (roi) ; néanmoins Pomare Ier, quoique n'étant plus régent, garda la réalité du pouvoir, son fils étant encore trop jeune pour gouverner par lui-même. Ce fut, du moins, le prétexte qu'il invoqua, et on le trouva tout naturel, parce que cela s'était toujours passé ainsi en de pareilles circonstances. Mais il avait un autre motif, c'était son ambition profonde, et qui ne cessait de s'accroître à mesure qu'il voyait disparaître ceux qui précédemment lui faisaient obstacle. Il en était arrivé même à rêver la possession entière de l'archipel de la Société, depuis que le célèbre conquérant Puni n existait plus. Ce monarque était mort vieux, dit-on 2, mais les dernières années de sa vie s'étaient passées dans l'exil et dans la misère. Il paraît qu'il avait été détrôné, dépouillé de ses biens et chassé par les chefs de l'île de Bora-Bora dont il s'était aliéné l'amitié par son avarice extrême 3. Il avait été

1. Je n'ai pas cru devoir adopter la version du missionnaire Ellis pour ce qui concerne l'endroit où l'arii-rahi recevait le Maro Ura. Ellis prétend que c'était en mer, et dans une pirogue, mais le lieutenant de vaisseau De Bovis dit ceci : « Le sacre se faisait sur le devant du marae, le plus souvent sur une énorme dalle réservée pour ce seul usage. » Et plusieurs pages plus loin De Bovis ajoute : « Au grand marae d'Opoa cette opération entraînait plus de pompe et quelques détails de plus. Aussi le maroura ou ceinture rouge, emblème de la royauté, était-il ceint publiquement au nouveau roi par le grand-prêtre. Il y avait sur le parvis une énorme pierre plate un peu plus élevée que les autres ; le prince s'y plaçait tout nu pendant la consécration. Ce n'était que sur cette pierre que la cérémonie pouvait être valide, et les missionnaires ont été obligés de la faire transporter devant leur temple afin que le roi pùt y procéder aux cérémonies de son sacre sans avoir besoin e recourir au culte des idoles. » Il semble donc bien d'après ces deux citations que c'était toujours à terre et sur une pierre que l'on ceignait à l'ariirahi le Maro Ura.

2. A une date restée inconnue ; toutefois on sait qu'à cette époque il n'existait plus.

3. DUMONT D'URVILLE, Voyage pittoresque autour du monde, t. I, p. 540. —

P. LESSON, Voyage autour du monde sur la corvette la Coquille, t. l, p. 450. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 510.


réduit à la simple condition d'homme du peuple et ses Etats avaient été partagés entre les différents chefs chargés de leur gouvernement. Cependant à la mort de Puni, ceux-ci n'avaient pu empêcher sa fille Maï Wherua, probablement mariée au chef Boba, gouverneur de Tahaa, de recouvrer une partie des anciens Etats de son père, l'île de Bora-Bora, dont elle était devenue reine. Un chef, nommé Motuaro (comme celui d'Eimeo), commandait dans l'île Huahine ; le grand prêtre Mani-Mani possédait une partie des îles Raiatea et Tahaa. Mani-Mani, frère d'Oberi-roa, mère de Pomare, avait désigné, comme son futur successeur, Pomare II, son neveu ; malheureusement, pour celui-ci, les droits de Mani-Mani étaient un peu douteux et son pouvoir mal assuré ; le grand prêtre avait même été autrefois dépossédé par ses sujets ou par les habitants de BoraBora. Quoi qu'il en soit, la disparition du roi Puni et le partage de la monarchie qu'il avait créée donnaient à Pomare Ier les plus brillantes espérances. L'ex-régent se trouvait donc moins disposé que jamais à se dessaisir de l'autorité qu'il exerçait maintenant sur la majeure partie de l'île Tahiti.

Mais avant de s'emparer des îles Sous-le-Vent, il fallait d'abord commencer par être le maître dans les îles du Vent.

A Eimeo, Pomare Ier l'était, grâce à la présence de Motuaro, qui avait rendu hommage à Pomare II lors de son investiture ; de plus, l'ex-régent possédait dans cette île quelques terres, ce qui lui assurait une certaine influence sur beaucoup d'indigènes. A Tahiti, son pouvoir, quoique très grand, était encore restreint; dans les districts de Taiarapu, les chefs continuaient à manifester une véritable indépendance.

Ils avaient en quelque sorte refusé de se reconnaître vassaux de Pomare II en recevant mal l'envoyé chargé de leur signifier sa prochaine investiture. Certes, les chefs de cette presqu'île ne regardaient plus depuis longtemps l'arii-rahi de la grande péninsule comme leur suzerain, mais celui-ci ne l'était pas moins toujours d'après les coutumes du pays.

Pomare Ier ne pouvait manquer une si belle occasion d'agir,


à présent qu'il avait recouvré son ancienne puissance. Il résolut de faire valoir les droits de son fils, à défaut des siens, qu'il n'avait plus, et qu'il n'avait pas été autrefois assez heureux pour voir respecter. C'était, il est vrai, courir bien des risques que d'aller attaquer ces habitants de Taiarapu qui jadis l'avaient mis à deux doigts de sa perte; mais il se rassurait en songeant au concours que ne pouvaient manquer de lui accorder les marins du Bounty. En effet, ceux-ci, sollicités de prendre part à cette expédition, y consentirent ; ils se regardaient comme désormais liés à la cause des Pomare.

L'ex-régent obtint aussi de Temare qu'il mettrait ses guerriers à sa disposition. Aussitôt il fit ses préparatifs de guerre, et, le 21 mars 1791, tous se trouvant terminés, il dirigea ses forces et celles de son allié vers Papara, lieu où elles devaient opérer leur jonction avec les marins du Bounly, partis sur leur goélette à deux mâts 1. Mais, deux jours après, une frégate anglaise la Pandora vint tout à coup mouiller dans la baie de Matavai. Elle était commandée par le capitaine Edwards que le gouvernement britannique avait chargé de la capture des révoltés du Bounty. Celui-ci s'en empara, et Pomare 1er en fut ainsi réduit à ses seules forces indigènes ; encore y eut-il des défections parmi les siens : Ilidi-Hidi le quitta et retourna dans sa patrie à Bora-Bora, parce qu'il n'augurait rien de bon de ce qui allait se passer après le départ des Européens. Immédiatement l'audace de l'ex-régent tomba; privé de l'appui des Européens, il se crut perdu et s'empressa de renoncer à son entreprise. Il craignit même de n'être plus en sûreté dans son domaine de Taiarapu et revint se fixer à Pare. Ce fut, la mort dans l'âme, qu'il vit, le 8 mai 1791, la Pandora lever l'ancre pour revenir en Europe.

Il se trompait pourtant: son pouvoir était mieux établi qu'il ne s'en doutait lui-même ; aucune insurrection n'eut lieu. Quelques semaines s'écoulèrent, et le calme continuant

1. WILSON, A missionary voyage, etc. Preliminary discourse, p. 31 et 33.


de régner à Tahiti, l'ex-régent finit par se rassurer complètement et par poursuivre son expédition contre les gens de Taiarapu, qu'il parvint à soumettre.

C'est, du moins, ce qui ressort de la relation que nous a laissé le capitaine George Vancouver de son voyage à Tahiti.

Celui-ci y arriva le 30 décembre 1791 sur son navire la Discovery, qui mouilla dans la baie de Matavai. Un autre bâtiment placé sous ses ordres, le petit brick le Chatham, commandé par le lieutenant Broughton, s'y trouvait déjà depuis le 26 du même mois. Les Tahitiens avaient accueilli hospitalièrement les Anglais et l'arii-rahi (Pomare II) avait envoyé des présents à Broughton. L'ex-régent résidait à Eimeo et y gouvernait au nom de Pomare II1. Vancouver fut aussi bien reçu que son lieutenant. Il avait accompagné Cook dans ses deux derniers voyages, mais il ne retrouva de ses anciennes connaissances que Potatu et sa famille. Le lendemain de son débarquement, il alla voir le jeune Pomare II. L'entrevue se passa sur le bord d'une rivière. Le petit Pomare II, qui n'avait alors que neuf à dix ans, était porté sur les épaules d'un insulaire : il était revêtu d'une pièce de drap rouge et orné d'un collier de plumes de pigeon. On échangea des présents, puis le souverain de Tahiti vint serrer la main de l'ancien ami de son père. Pomare Ier accourut vite d'Eimeo et se montra comme toujours bienveillant pour les Anglais. Il leur apprit la situation politique de l'archipel dont les îles tendaient à se réunir sous le gouvernement de l'île principale.

Déjà la presqu'île de Taiarapu appartenait au plus jeune frère du roi ; l'île Huahine reconnaissait la suprématie de Pomare II ; enfin Pomare Ier exerçait à Eimeo une autorité qui équivalait à celle de régent. Ses parents et ses amis demandèrent à Vancouver de les aider avec ses soldats et ses canons

1. C'est seulement à partir de cette époque que nous voyons apparaître dans les récits des navigateurs européens le nom de Pomare. Vairaatoa, qui avait pris le nom de Tinah lors de la naissance de son fils, l'avait quitté pour celui de Pomare, qui signifie : Rhume de nuit ; à la suite, dit-on, d'une nuit d'insomnie causée par un rhume.


pour établir un pouvoir autocratique au profit de la famille Pomare sur toutes les îles de l'archipel. Le capitaine anglais éluda la réponse en disant qu'il en référerait au roi George.

Vancouver observa, durant son séjour, que de grands changements étaient survenus dans l'île depuis les premiers voyages de Cook. Il ne retrouva plus les jolies Tahitiennes qu'il avait lui-même vues en 1777 ; la beauté des femmes de l'île était complètement disparue. La population s'était réduite et comme étiolée. Le 2/j janvier 1792, les Anglais partirent de Tahiti et continuèrent leur voyage d'exploration.

Ainsi donc, entre le 8 mai 1791 et le 26 décembre de la même année, Pomare Ier avait soumis la péninsule de Taiarapu et l'avait donnée à son plus jeune fils. De plus, il gouvernait Eimeo avec l'autorité d'un régent lors de l'arrivée de Vancouver, ce qui laisse supposer que Motuaro se trouvait absolument efïacé. Ce chef, beau-frère de Pomare Ier, mourut après une courte maladie, dans le courant du mois de janvier 1792, probablement donc pendant le passage de Vancouver. Il ne laissait qu'un enfant en bas âge, qui lui succéda. Pomare Ier se rendit dans cette île et en prit le gouvernement comme régent durant la minorité de son neveu par alliance 1.11 y séjourna quelque temps, puis il retourna à Tahiti.

Ses ennemis n'avaient pas profité de son absence pour se soulever. Les indigènes paraissaient tous ne chercher que le repos. Malheureusement ces bonnes dispositions s'évanouirent à la première occasion et celle-ci ne tarda pas à arriver.

Le capitaine Weatherhead et les marins du baleinier anglais la Mcithilda firent naufrage dans ces parages et vinrent abor-

1. D'apl'ès Witson, Motuaro serait donc mort dans le courant du mois de janvier, et Pomare se serait rendu à Eimeo où il aurait saisi la régence au nom de l'enfant du défunt chef. Ne serait-il pas plus vraisemblable de croire que Motuaro était déjà mort à l'arrivée de Vancouver et que c'était pour cette raison f. que Pomare Ier se trouvait alors à Eimeo y exerçant la régence au nom du fils du défunt et non pas au nom de son propre fils Pomare II ?

Vancouver peut avoir mal compris, et Wilson ne s'est procuré la date qu'il donne que plusieur's années après les événements dont il s'agit: d'où une erreur facile à commettre.


der sur leurs embarcations à la côte sud d'Attahuru. Les habitants de ce district se jetèrent sur eux et les dépouillèrent complètement. Aussitôt Pomare Ier prit ces Européens sous sa protection et déclara qu'il allait exercer des représailles. Ses guerriers envahirent plusieurs endroits du territoire d'Attahuru et les dévastèrent méthodiquement. Cette affaire durait encore lorsque le capitaine Bligh reparut à Tahiti, le 7 avril 1792. Il s'en mêla, et parvint, grâce à son autorité, à réconcilier les deux partis 1. Presque tous les marins de la Mathilda quittèrent l'île dès qu'ils le purent ; seuls restèrent : l'Écossais Butcher, l'Irlandais O'Connor, et un juif dont le nom n'est pas rapporté.

Les Tahitiens jouirent alors d'une nouvelle période de paix qui dura un peu plus d'un an. Pendant ce temps-là, le seul événement qui mérite d'être mentionné est celui du passage à Tahiti du navire le Dœdalus, en février 1793. Deux matelots suédois, les nommés Andrew Cornelius Lynd et Peter Haggerstein, profitèrent de la relâche de leur navire pour déserter le bord et s'établir définitivement dans le pays.

Avec les marins de la Mathilda, cela portait donc à cinq le nombre des Européens fixés à Tahiti. Tous étaient des aventuriers appartenant à la lie de la population européenne; l'île allait bientôt se ressentir de leur présence.

Au mois d'août 1793, de sourdes rumeurs annoncèrent que quelque chose d'anormal se préparait. En effet, le chef Whano s'était ligué avec les chefs des districts du nord-est de Tahiti pour s'emparer du district de Wapaiano, qui appartenait il Weidua, le frère de Pomare Ier. Les coalisés espéraient surprendre ces derniers ; mais ceux-ci furent avertis de leurs projets. Pomare Ier se concerta avec Andrew Lynd et Peter Haggerstein pour repousser les agresseurs. Cependant il n'était pas tout à fait prêt quand il reçut subitement la déclaration de guerre du chef Whano. Les coalisés entrèrent à 1. WILSOX, A missionary Voyage in the ship Dun, Preliminary discourse, p. 21.


l'improviste sur le territoire de Matavai1 et l'épouse de l'exrégent faillit tomber entre leurs mains. Hidia prit la fuite et courut se jeter dans la rivière, qu'elle voulut traverser pour rejoindre l'armée de Pomare qui se trouvait placée sur l'autre rive ; mais un guerrier ennemi se mit à la poursuivre à la nage afin de la tuer, et il allait l'atteindre lorsqu'il fut lui-même tué par Peter Haggerstein qui s'était élancé au secours de cette princesse. Elle parvint ainsi à échapper aux ennemis, et ceux-ci, découragés, commencèrent à reculer, tandis qu'au contraire les forces de Pomare Ier prenaient l'offensive. A ce moment, l'un de leurs guerriers fut frappé d'un coup mortel pendant qu'il guettait derrière un arbre l'exrégent de Tahiti. Ce fut alors une débandade générale: les coalisés battirent en retraite et perdirent encore deux hommes. Quelques jours après, Pomare Ier entrait dans le district de Wapaiano. A son approche, Whano et ses alliés se retirèrent sans combattre et allèrent se réfugier dans les montagnes. Ils en sortirent au bout de trois jours et vinrent offrir le combat aux troupes de Pomare Ier. La lutte commença et fut extrêmement chaude des deux côtés ; vingt-cinq guerriers y succombèrent. Finalement les guerriers de Whano et de ses alliés furent défaits. Tous les districts de l'est de Tahiti passèrent sous la domination de Pomare Ier.

Un mois après cette prise d'armes, il y en eut une autre, et celle-ci fut de beaucoup, plus sérieuse. Temare, grand-chef des districts du sud de Tahiti, s'allia avec Veiatua V, grandchef de Taiarapu, ou plutôt, vu son jeune âge, avec les chefs de ses Etats, pour chasser du pouvoir Pomare Ior2. On est

1- WILSON, A missionaru Voyaqe, etc., p. 180.

2. Probablement la soumission de Taiarapu n'avait pas été durable et entre les années 1791 et 1793, Veiatua V était rentré en possession de ses Etats ; ou bien ce chef voulait essayer de les reconquérir. Nous avons déjà constaté qu'à Tahiti les guerres étaient fréquentes et que souvent les chefs perdaient et recouvraient leurs Etats. C'est, à mon avis, la seule façon plausible d'expliquer la rentrée en scène de Veiatua V, après avoir vu, selon Vancouver.

le plus jeune frère de Pomare II prendre sa place. Je reviendrai sur ce sujet dans ma prochaine note, lorsque j'aurai terminé le récit des événements que nous raconte Wilson.


surpris de voir maintenant Temare se déclarer l'ennemi de l'ex-régent après l'avoir si longtemps reconnu comme roi de Tahiti, avoir été son ami et souvent même son allié. Le fils d'Amo songeait-il en ce moment à revendiquer le trône qu'il avait perdu ? En ce cas, il s'y prenait bien tard, à moins qu'il n'eût été jusque-là l'ami de Pomare Ier que pour mieux endormir sa méfiance en attendant une occasion propice. Mais je crois que Temare n'était pas un aussi profond politique ; rien ne nous le révèle comme tel dans ses actes précédents, et il semble avoir accepté sans arrière-pensée l'usurpation de Pomare Ier et par conséquent celle de son fils Pomare II. Il ne voulait sans doute enlever à l'ex-régent que l'autorité dont il jouissait et qui devenait insupportable aux derniers grandschefs restés indépendants de fait, quoique vassaux de l'ariirahi de Tahiti. Quoi qu'il en soit, Temare et les chefs de Taiarapu voulurent faire la guerre à Pomare Ier et ne négligèrent rien pour arriver à le vaincre. Outre les forces dont ils disposaient, et qui étaient très importantes, ils essayèrent d'obtenir celles du jeune Touha, grand-chef du district d'Attahuru. Celui-ci ne demandait pas mieux que de joindre les siennes aux leurs, car il avait un réel attachement pour Temare, mais Pomare Ier le mit en demeure de se ranger de son côté, et, par crainte, il obéit. Temare et Veiatua V n'en possédaient pas moins, même ainsi, des forces supérieures à celles de Pomare Ier et de Touha, et ils avaient, comme eux, non seulement des armes à feu mais aussi des Européens à titre d'auxiliaires: l'Écossais Butcher et l'Irlandais O'Connor étaient entrés dans leur parti, tandis que les deux Suédois Andrew Lynd et Peter Haggerstein, etle juif s'étaient mis dans celui de Pomare Ier et de son allié Touha. La présence d'Européens dans les deux camps opposés allait donner à cette guerre un caractère d'exceptionnelle gravité.

Les deux armées se rencontrèrent dans le district d'Attahuru. Le premier jour, il n'y eut que de petites escarmouches, mais le second jour, une véritable bataille se livra. Dès


le début de l'action, les guerriers de Touha plièrent et se dispersèrent ; ceux de Pomare Ier les imitèrent, et l'ex-régent, croyant tout perdu, s'enfuit désespéré. Cependant il se trompait : les Européens engagés à son service continuaient de tenir ferme et repoussaient l'ennemi à coups de fusil. Trois Européens tenant tête à une armée d'indigènes, cela nous donne une triste idée de la valeur de celle-ci. Pourtant elle aussi avait avec elle des Européens, Butcher et O'Connor ; mais ces derniers ne paraissent pas avoir eu la même capacité que leurs adversaires. Voyant cela, les guerriers de Pomare reprirent courage, se rallièrent, et vinrent se grouper autour d'Andrew Lynd, de Peter Haggerstein, et du juif. Ces hommes, par la façon dont ils tiraient, semaient la terreur devant eux. Amo tomba raide mort ainsi que trois guerriers de Temare et de Veiatua V. Alors les autres prirent la fuite, entraînant avec eux Butcher et O'Connor. Les partisans de Pomare poursuivirent longtemps les fuyards, les traquèrent, et massacrèrent sans pitié ceux qu'ils purent rejoindre. C'est à grand'peine que Temare et Veiatua parvinrent à gagner les montagnes avec les débris de leur armée. Les vainqueurs allèrent chercher Pomare Ier qu'ils finirent par trouver loin du champ de bataille, étendu par terre, s'abandonnant à sa douleur et tremblant de peur. Ils lui annoncèrent que ses armées étaient victorieuses ; mais il refusa d'abord de le croire et resta encore inerte, continuant à montrer à nu sa lâcheté ; il ne recouvra un peu sa dignité d'homme que lorsqu'il fut persuadé qu'on ne l'avait pas trompé.

Si Pomare Ier ne savait pas gagner des batailles, il savait au moins profiter des victoires que les autres remportaient pour lui. Il le montra particulièrement en cette occasion.

Dans chacun des districts de l'île, il fit construire des cases que des gens de son parti occupèrent d'une façon permanente. C'était, en somme, comme des espèces de résidences qu'habitaient les vainqueurs chargés de surveiller les vaincus. Lorsque Temare vint solliciter la paix, il dut remettre


à Pomare Ier le grand marae de Papara et lui céder toutes ses possessions territoriales à l'exception de son district patronymique que l'ex-régent voulut bien lui laisser. Sa déchéance royale était ainsi, pour toujours, consommée. Cet infortuné prince entra alors dans le sacerdoce, où il exerça les fonctions les plus élevées. Mais celui qui fut traité le plus durement, ce fut le propre allié de Pomare, Touha, grandchef d'Attahuru : on l'accusa de trahison à cause de la reculade de ses guerriers au début de la bataille et il fut dépossédé de son district ainsi que de ses biens. Il se retira à Papara, auprès de Temare, son ami. Quant à VeiatuaV, il avait réussi à se réfugier dans sa presqu'île où il se proposait de prolonger la guerre et de se relever de sa défaite. Mais Pomare Ier franchit l'isthme, pénétra dans tous les districts et en nomma grand-chef son plus jeune fils, au détriment de VeiatuaV.

Cette famille, jadis si puissante, fut ainsi dépouillée de ses Etats. Elle ne devait plus désormais se relever de sa ruine 1.

1. Cette invasion de Wapaiano, ce combat d'Attahuru et cette soumission de Taiarapu se seraient passés en 1793, d'après Wilson (A niissionary Voyage, etc.). Il est certain que, pour ce qui concerne le résultat de la soumission de Taiarapu, il y a une analogie frappante avec ce que mentionne Vancouver : la presqu'île de Taiarapu appartenait déjà, en 1791, au plus jeune frère de Pomare II. L'une de ces deux soumissions de Taiarapu ne se serait-elle jamais produite, ou, ce qui revient au même, les deux, ne feraientelles qu'une? Si l'on place l'expédition de 1791 en 1793 comment expliquer que Vancouver ait connu la prise de possession de Taiarapu par un frère de Pomare II? Si, au contraire, l'on met l'expédition de 1793 en 1791, comment admettre que le Suédois Peter Haggerstein s'y trouvât, ainsi qu'il l'a déclaré à Wilson qui tenait de lui tous ces renseignements ? En effet il ne faut pas oublier que l'aventurier suédois n'arriva à Tahiti, sur le Dœdalus, qu'en février 1793. Alors, dans ces deux cas, le problème reste insoluble. Ce qu'il y a d'étrange dans cette question de la soumission de Taiarapu, c'est que Wilson se contredit lui-même. Dans son ouvrage, il commence par dire comme Vancouver, et d'après lui, qu'en 1791, l'expédition contre Taiarapu avait eu lieu et que le jeune fils de Pomare Ier avait pris-la place de Veiatua V; puis il expose les mêmes événements en l'an 1793, d'après le récit que lui en a fait Peter Haggerstein. N'aurait-il pas accordé trop de confiance à cet aventurier ? On ne peut s'empêcher de rêver un instant au rôle que Peter Haggerstein s'attribue dans les événements d'Attahuru : il sauve Hidia d'une mort certaine, et, avec deux autres Européens, il fait reculer toute l'armée ennemie et tue l'ancien roi Amo. On ne peut objecter que s'il s'est mis en scène, il y a mis aussi l'autre Suédois, le juif et les deux Anglais : il ne pouvait agir autrement, puisque ceux-ci se trouvaient dans l'île à la même époque que lui, et qu'en les supprimant, il aurait frappé


A partir de la chute de Temare, de Touha et de Veiatua V, l'on peut dire que la dynastie des Pomare est définitivement fondée. L'usurpation de cette famille est pour le moment violemment accomplie, en attendant qu'elle soit volontairement acceptée.

Retiré dans sa résidence de Pare, Pomare Ier tourna dès lors ses regards vers les autres îles de l'archipel de la Société.

Vers 1794, il envahit tout à coup l'île d'Eimeo, sous prétexte de se venger des habitants qui avaient ravagé Matavai dans les guerres de 1783 et de 17731. Ceux-ci furent défaits dans un combat et perdirent sept hommes. La veuve de Motuaro, Wairidi-Aohu, dut remettre la tutelle de son fils à Hidia et à Mani-Mani, qui furent aussi désignés pour gouverner l'île d'Eimeo au nom de Pomare. On donna comme dédommagement à Wairidi-Aohu quelques endroits du district de Matavai, à l'Est.

Mais l'œuvre de Pomare Ier ne reposait pas uniquement sur la force. Les Pomare s'étaient attachés à faire de l'héritage un moyen de conquête plus lent, mais plus sûr que la guerre; ce prince, et les autres princes de sa famille, avaient pris soin de contracter de riches mariages et surtout de s'allier à la famille sacrée des rois de Raiatea, ce qui était alors un moyen excellent d'obtenir du peuple la meilleure considération pour leurs personnes2. Les Pomare avaient ainsi acquis de nombreux domaines, en outre du Porionu, leur

d'invraisemblance son récit. Celui-ci peut donc, à la rigueur, paraître suspect. Cependant, tout bien pesé, je ne crois pas que Peter Ilaggerstein ait fait la supercherie de transporter en l'année 1793 des événements qui se seraient passés en l'année 1791, afin de pouvoir, par vantardise, s'en rendre acteur : il se serait exposé à être démenti non seulement par l'Ecossais et l'Irlandais, mais aussi par les indigènes, c'est-à-dire par tous ses adversaires.

D'ailleurs, les événements que je viens de raconter, d'après Wilson, me paraissent avoir un tel caractère frappant de vérité qu'ils semblent dire que Peter Haggerstein, pourtant si couvert de crimes, n'a pas menti en ces circonstances. Dès lors, je ne pouvais qu'accepter la version de Wilson, comme j'avais accepté celle de Vancouver, et conclure qu'il y a probablement eu deux soumissions de Taiarapu.

1. WILSON, A missionary Voyage, etc., p. 182.

2. DE BOVIS, Etal de la Société tahilienne à l'arrivée des Européens.


district patronymique (Tetuanuieaaiteatua) ; une adoption extraordinaire vint encore augmenter ceux-ci. Temare adopta Pomare II pour fils et héritier de ses biens. Or, comme les liens d'adoption avaient chez ces peuplades autant de valeur que ceux du sang, Pomare II devint par eux le légitime héritier du nom et des vastes possessions territoriales de Temare. Quelle fut la cause de cette adoption ? Voilà ce qu'on ignore, et il est probable qu'on ne le saura jamais. Cependant il n'est pas impossible que ce soit le désir de recouvrer le pouvoir sur son district qui ait conduit Temare à cette étrange adoption. En effet, vers l'année 1797, on constate que Temare exerce non seulement les fonctions sacerdotales avec le titre de taata no te Atua (l'homme des dieux), mais aussi celles de grand-chef du district de Papara, et que, de plus, il commande le district d'Attahuru, divisé entre deux ou trois chefs. Il résulte forcément de ce recouvrement de pouvoir et de cette augmentation d'autorité qu'un rapprochement avait eu lieu entre Pomare Ier, Pomare II et Temare; autrement, si celui-ci était rentré en possession de ses États par la voie des armes, il n'eut pas adopté le fils de Pomare Ior, c'est-à-dire du vaincu. L'adoption de Pomare II par Temare peut donc avoir été le prix de ce rapprochement, après la défaite qu'avait subie ce dernier. Quoi qu'il en soit, le district de Pa para (Teriirere) fut ainsi à jamais perdu pour les descendants d'Amo et devint un héritage de plus à recueillir par la famille Pomare. Le royaume de Tahiti était désormais assuré de droit à cette dynastie, la branche usurpatrice devenant légitime aux yeux des indigènes par le fait même de cette adoption. Plus tard, une grande partie de l'île Eimeo sera obtenue encore par un héritage d'alliance, et deux enfants de la reine Pomare IV deviendront l'un, roi de Raiatea, l'autre, reine de Bora-Bora, les souverains de ces îles les ayant adoptés ; mais n'anticipons pas. A l'époque qui nous occupe, c'est-à-dire au commencement de l'année 1797, la famille Pomare possédait déjà quelques terres à Eimeo;


de plus, les îlots Tetiaroa constituaient sa propriété personnelle, et l'île Meetia était tombée en son pouvoir; à Tahiti presque tous les grands districts lui appartenaient, soit par héritage, soit par conquête : le Porionu, à Pomare Ier et Pomare II; Taiarapu, au frère de ce roi; Wapaïano, à son plus jeune frère Weidua; enfin, nous venons de voir que les districts de Papara et d'Attahuru devaient, à la mort de Temare, revenir à Pomare II. L'unité des îles du Vent semblait donc à ce moment à peu près faite au profit de cet arii-rahi.

Allait-elle l'être d'une manière complète ? Cela ne se pouvait malheureusement. Les diverses tribus qui peuplaient ces différentes îles renfermaient en elles-mêmes un germe de barbarie tellement prononcé qu'il leur était impossible de respecter pendant longtemps n'importe quel pouvoir établi ; leurs convoitises perpétuelles les empêchaient d'avoir la moindre union et par conséquent de fonder une chose durable. Aussi les horreurs de la guerre devaient-elles de temps en temps reparaître et remettre chaque fois tout en question, jusqu'à ce que la parole de l'Évangile, prêchée par une poignée de pauvres Européens, eût apaisé la sauvagerie primitive qui se trouvait chez les habitants de ces îles.


CHAPITRE II

ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME

Arrivée à Tahiti de missionnaires protestants anglais. — Débuts de l'évangélisation. — Des Révérends sont attaqués et dépouillés. — Pomare I" exerce des représailles sur les habitants de Pare. — Mort de Temare. —

Pomare Il proclame la déchéance de Pomare I", puis il se réconcilie avec lui après avoir consenti à l'assassinat de Mani-Mani. -Conquête de Raiatea, de Tahaa et de Huahine par Tapoa; ce roi subit une défaite complète à Bora-Bora. — Guerre de Rua. — Succès et revers de Pomare Ier. — 11 redevient victorieux. — Suspension des hostilités à Tahiti. — Passage de Turnbull. — Soumission d'Attahuru par Pomare Ier; on lui remet la statue du dieu Oro. — Mort de Pomare Ier. — Gouvernement de Pomare II. — Détresse des missionnaires. — Guerre de Pomare II ; il est vainqueur. — Il gouverne despotiquement et cause ainsi un soulèvement général. — Guerre de Hirahuraia ou Tire. —Défaite de Pomare II ; il se retire à Eimeo. — Il essaye de ressaisir le pouvoir, mais il est vaincu et revient à Eimeo. — Départ des évangélistes. — Persévérance de M. Nott dans son apostolat. — Conquête de Bora-Bora par Tapoa. — Retour des missionnaires. — Pomare II est rappelé à Tahiti. — Il tente vainement de reprendre possession de ses Etats. — Mort de Tapoa. — Construction d'une école et d'une église à Eimeo. — Conversions d'indigènes. — La restauration de Pomare II ne se réalise pas ; il retourne à Eimeo. — Voyage de Pomare-Vahine à Tahiti.

— Guerre de religion. — Victoires des Tahitiens païens. — Augmentation des chrétiens. — Pomare II débarque à Tahiti avec une armée. — Combat de Narii et victoire complète des Tahitiens chrétiens. — Conclusion de la paix. — L'île entière reconnaît l'autorité de Pomare II. — Les Tahitiens se convertissent au Christianisme. — Destruction des marae et des idoles. —

Abolition du Paganisme dans toutes les îles du Vent et les îles Sous-leVent.

L'un des principes invariables de la politique anglo-saxonne consiste à conquérir d'abord commercialement le pays dont elle veut s'emparer ; l'invasion militaire ne vient qu'ensuite ; les marchands lui préparent la voie. Quand, grâce à eux, les ressources et la topographie de la contrée convoitée sont suffisamment connues, l'armée se met en marche et l'envahissement se fait. Le fruit tombe alors de lui-même, il est mûr,


et les indigènes sont obligés de s'incliner : le tour est joué.

Les meilleurs auxiliaires qu'ont trouvé les Anglais pour commencer l'application de ce principe, sont certainement leurs missionnaires protestants, à la fois prêtres, agents et négociants : par leur patriotisme ardent, par les diverses professions qu'ils exercent, ils servent mieux la cause de leur nation que ne le font nos prêtres catholiques romains.

Lorsque l'Océanie commença à être bien connue, l'Angleterre s'empressa donc d'envoyer ces agents spirituels et surtout temporels dans les parties du Pacifique qui semblaient le plus accessibles à sa domination.

Le 1k septembre 1796, les Missions de Londres expédièrent de Portsmouth un bâtiment nommé le Dun, commandé par le capitaine James Wilson, ayant à son bord trente missionnaires, six femmes et trois enfants. Le h mars 1797, le vaisseau arrivait à Tahiti où devaient se fixer dix-huit missionnaires. C'étaient MM. J. F. Cover (avec sa femme et son fils), John Eyre (et sa femme), John Jefferson, T. Lewis, ministres du saint Évangile ; Ch. Bicknell, B. Broomhall, J. Cock, S. Clode, J. A. Gillham, W. Henry (et sa femme), P. Hodges (et sa femme), R. Hassel (sa femme et ses deux enfants), E. Main-, H. Nott, F. Oakes, J. Puckey, W. Puckey et W. Smith1.

Ils débarquèrent le 7 mars et furent reçus sur la plage par le jeune roi Pomare II et sa femme Tetua, portés sur les épaules des indigènes. Les missionnaires trouvèrent là aussi les deux marins suédois, André Lynd et Peter Haggerstein, établis définitivement à Tahiti. Ces deux hommes parlaient l'anglais et la langue du pays : ils servirent d'interprètes aux évangélistes. Le capitaine Wilson exposa le but du voyage et

1. Il n'y avait comme hommes instruits, réellement lettrés, que les quatre ministres du saint Evangile (ils étaient âgés de 34, 28, 26 et 31 ans) ; les autres missionnaires, quoique sachant lire et écrire, n'étaient versés que dans des travaux manuels ; ainsi M. Nott exerçait auparavant la profession de maçon. (D'après le capitaine WILSON, A missionary voyage in the ship Duff, etc.). -


demanda la cession d'une terre aux Anglais. Il y eut d'abord des difficultés, mais elles s'aplanirent grâce aux présents offerts au souverain et à la souveraine, et surtout grâce à la venue de Pomare Ier. Celui-ci, sa femme Hidia, le roi, la reine et leurs frères etsœurs, ainsi que le grand prêtre Haamenemene ou Mani-Mani se réunirent le 16 mars devant la maison concédée aux missionnaires ; une corde était tendue autour pour maintenir la foule à distance. Mani-Mani, en sa qualité de président, fit une harangue et la termina par la formule de l'abandon 1 du district de Matavai. L'interprète Peter traduisit ce discours en anglais aux missionnaires Bowell, Cover, etc. 2. Chose étrange, ce fut le grand prêtre d'une religion païenne qui introduisit les missionnaires chrétiens dans l'île.

Quand leur habitation fut prête, les évangélistes s'y logèrent avec les femmes et les enfants. Le 19 mars, le Révérend Cover célébra le premier service divin devant Pomare Ier et son peuple. L'interprète suédois répéta le sermon que les Tahitiens écoutèrent attentivement. La cérémonie religieuse finie, Pomare prit la main de Cover et lui dit : mailai, mailai (bien, bien), puis il ajouta qu'il désirait y assister à l'avenir.

Le Duff leva l'ancre, et se rendit d'abord à Tonga-Tabou, ensuite aux îles Marquises ; il laissa dans ces deux archipels des propagateurs de la foi évangélique et revint à Tahiti le 6 juillet. Le capitaine Wilson parcourut les divers districts de l'île et la quitta définitivement le 4 août 1797. Le Duff emmena un missionnaire qui retournait en Angleterre, M. Gillham ; il avait déjà renoncé à son ministère d'apôtre ; sa vocation s'était évanouie au contact des sauvages.

Les dix-sept missionnaires restés à Tahiti se mirent au travail. La tâche leur paraissait facile ; ils ne tardèrent pas à

1. Malheureusement ce n'était pas une donation, ainsi que le crurent d'abord les évangélistes, mais un simple prêt : les lois du pays s'opposaient à ce que des terres fussent données ou vendues à des étrangers.

2. D'après le missionnaire Bowell, historien de la relation.


s'apercevoir qu'ils s'étaient lourdement trompés. Leurs tentatives pour empêcher l'infanticide chez les Arioi échouèrent complètement. Ils constatèrent que les indigènes se rendaient au prêche comme au spectacle, uniquement par curiosité.

Les évangélistes ne firent aucune conversion et commencèrent à se décourager. A cette désillusion il fallait joindre la dureté de l'existence matérielle dans ces îles pour des Européens civilisés et la nature pas toujours très satisfaisante de leurs rapports avec les indigènes.

Ces rapports devinrent même dangereux. En mars 1798, à Pare, quatre missionnaires furent menacés de mort et dépouillés entièrement de leurs vêtements1. Ces violences et ces vols eurent lieu avec l'assentiment de Pomare II qui était loin de partager les sentiments dont son père faisait preuve envers les évangélistes. Lorsque Pomare Ier apprit ce qui s'était passé, il en témoigna de grands regrets, puis exigea la restitution des objets volés. Il n'y parvint qu'en partie, et comme les infortunés missionnaires étaient nus, il leur donna, pour se vêtir, des étoffes et des nattes du pays.

Les missionnaires ressentirent une telle frayeur de cette aventure qu'ils résolurent de quitter l'archipel. Pomare 1er essaya de les retenir. Onze d'entre eux furent inflexibles et partirent le 30 mars 1798. Les autres se laissèrent toucher par les prières de Pomare Ier, et restèrent à Tahiti: MM. Eyre, Jefferson, Nott, Harris, Broomhall, Bicknell et Lewis ; (Mme Eyre partagea le dévouement de son mari).

Pomare Ier voulut punir les indigènes qui avaient offensé ses hôtes : il envahit le district de Pare et mit à mort deux des coupables. La population répliqua par un soulèvement ; mais Pomare Ierle réprima sur-le-champ: quatorze des habitants périrent et cinquante cases furent brûlées2.

Au mois d'août 1798, deux navires baleiniers anglais, le Cornwall et le Sully, relâchèrent pendant quelques jours à

1. ELLIS, Polynesian researches, t. I, p. 36.

2. Ibid., p. 90 et 91.


Tahiti. Leur passage ne mériterait même pas d'être mentionné s'il n'avait été la cause involontaire d'un terrible accident. Les deux capitaines anglais donnèrent en présent à Temare, grand-chef de Papara, une certaine quantité de poudre de guerre. Le grain en était grossier et ce prince voulut en essayer la qualité ; l'un de ses serviteurs prit un pistolet, le chargea, et le tira trop près au-dessus de la poudre : aussitôtcelle-ci s'enflamma, une explosion formidable retentit, et six indigènes tombèrent grièvement blessés. Parmi eux se trouvait Temare. Celui-ci vécut encore quelques jours, en proie à d'abominables souffrances, puis, malgré les soins qui lui furent prodigués, il expira. Ainsi périt, victime d'un accident vulgaire, le fils d'Amo. Pomare II, qu'il avait adopté, hérita de son district, ainsi que de ses biens.

Cependant l'envahissement du district de Pare et le châtiment des voleurs avaient froissé dans son orgueil l'arii-rahi; ce district lui appartenait et les coupables n'avaient agi, au fond, qu'avec son autorisation. Profondément irrité, Pomare II écouta le grand prêtre Mani-Mani, qui depuis longtemps haïssait Pomare 1er et désirait venger de lui une offense personnelle : Mani-Mani proposa d'enlever tout pouvoir à Pomare Ier et Pomare II accepta.

Le 23 novembre 1798, après avoir fait un sacrifice humain, le roi et le grand prêtre entrèrent avec leurs partisans dans le district de Matavai. Ils tuèrent quatre habitants, proclamèrent la déchéance de Pomare Ier et se partagèrent le district de l'ex-régent.

Le grand prêtre ne jouit que bien peu de temps de son triomphe: Pomare Ier envoya dire à sa femme Hidia de faire assassiner ce vieillard dangereux, et celle-ci, se rendant auprès de son fils Pomare II, réussit par ses prières à lui arracher son consentement à la mort de son ami. Ils ne tardèrent pas dans l'accomplissement de leur sinistre dessein.

Le 3 décembre 1798, pendant que le grand prêtre passait devant le mont Taharaï, en allant à Pare, un serviteur d'Hidia


se jeta sur lui et l'assassina 1. Avec Mani-Mani disparut le plus remarquable orateur, poète et savant indigène. Le résultat de sa mort fut une réconciliation complète entre Pomare 1" et Pomare II ; l'ex-régent rentra en possession de son district de Matavai.

Le 23 novembre 1799, il advint un événement déplorable.

Le pasteur Lewis s'était épris d'une jeune Tahitienne et l'avait épousée malgré les remontrances des autres Révérends qui trouvaient répréhensible un mariage avec une femme non chrétienne. A la suite de cette union ils avaient cessé de fréquenter Lewis, sauf aux offices religieux. Ce dernier habitait assez loin une case située dans la partie orientale du district.

Le 23 novembre, ses collègues le trouvèrent mort dans sa demeure, le front fracassé. Interrogée, sa femme répondit qu'il s'était tué dans un accès de folie ; mais plus tard on sut la vérité : le malheureux Anglais avait été assassiné.

Vers l'année 1800, il se créa dans un village de l'île BoraBora un parti soi-disant libéral ; il ne tenait pas compte des différentes classes jusque-là en vigueur chez les diverses peuplades de l'archipel de la Société : il traitait sur le pied d'égalité parfaite tous les indigènes, qu'ils fussent Arii, Raatira, ou Manahune. Un homme remarquable, Tapoa, neveu du fameux roi Puni, était le chef de cet original parti politique.

Avec son concours, il soumit successivement les îles Tahaa, Raiatea et Huahine, et devint ainsi le roi le plus puissant des îles Sous-le-Vent. Lui et ses adeptes prêchaient la liberté et l'égalité ; mais ils les voulaient pour eux-mêmes, et non pas pour les autres. C'est du moins ce qui ressortait de leurs actes : ils pillaient le pays où ils abordaient, enlevaient aux habitants tout ce qu'ils possédaient, et en faisaient leur profit personnel. Tapoa avait fixé sa résidence à Raiatea, et, de là, il entreprenait ses rapines, avec l'aide de ses partisans. Leur avidité ne cessant de s'accroître malgré leurs gains, une op-

1. ELLIS, Polynesian researches, t. I, p. 80.


position formidable commença à se manifester contre eux parmi leurs compatriotes de Bora-Bora ; mais ils n'en continuèrent pas moins leurs violences et, finalement, les chefs et une partie du peuple de cette île leur résistèrent ouvertement. Aussitôt le roi Tapoa rassembla une armée de près de quatre mille hommes, composée des naturels de Tahaa, de Raiatea, de Huahine et même de Tahiti; puis il s'embarqua sur des pirogues et partit avec elle pour Bora-Bora. Les habitants de cette île ne tentèrent pas de lui disputer le passage de la mer ; ils ne le pouvaient pas, ils n'étaient pas assez nombreux : leur petite armée ne s'élevait pas au-dessus de neuf cents hommes. Ce fut donc en toute tranquillité que celle de Tapoa accomplit sa traversée de Raiatea à Bora-Bora.

Son débarquement ne fut pas non plus inquiété, et il aurait peut-être pu l'être : il s'opéra dans la baie d'Anao située sur la côte est de l'île. Les guerriers de Bora-Bora avaient fait quelques préparatifs de défense ; ils avaient construit des fortifications sur les lieux par trop faciles à enlever. Les assaillants essayèrent de les prendre d'assaut et ne parvinrent pas à les emporter; ils furent repoussés et perdirent un Anglais qui servait dans leurs rangs. Alors, comme pour passer leur colère, ils allèrent dévaster les cases de la baie de Fanui.

Mais, tout à coup, les guerriers de Bora-Bora firent une sortie, tombèrent sur eux, et il s'ensuivit un combat dans les plaines de Tahu-Ruai. Après une lutte acharnée, Tapoa et son armée subirent une défaite si complète qu'ils durent abandonner immédiatement leur entreprise et retourner sur leurs pirogues à Raiatea 1.

Cette désastreuse expédition n'ébranla pas la domination de Tapoa sur les autres îles Sous-le-Vent : il conserva son royaume de Tahaa et ses possessions de Raiatea et de Hua-

1. MOERENHOUT, Voyages aux lies du Grand Océan, t. II, p. 511 et512. — DuMONT D'URVILLE, Voyage pittoresque autour du monde, t. I, p. 540, - Il est évident que les récits de ces deux auteurs, malgré leurs variantes, font allusion aux mêmes événements; ils se complètent l'un l'autre.


hine qu'il gouvernait personnellement, ou par l'entremise des rois et des chefs de ces îles. En effet, il paraît résulter de plusieurs renseignements un peu postérieurs seulement à ces événements1, que lors de la conquête de Raiatea et de Huahine, Tapoa avait respecté la souveraineté de leurs rois et de la plupart de leurs chefs. C'est ainsi que Tamatoa continuait de régner à Raiatea; mais, comme Tapoa y demeurait également, malgré la proximité de son île Tahaa, l'influence de Tamatoa à Raiatea était à peu près nulle; au contraire, celle de Teriitaria, roi de Huahine, était assez importante dans cette île. Tapoa, roi de Tahaa, se contentait de la suzeraineté qu'il exerçait sur ces monarques et sur les chefs placés au-dessous d'eux. C'était, en somme, le même système politique qu'aux îles du Vent.

Celles-ci ne se ressentirent pas de ces nouveaux événements et les Pomare ne furent pas inquiétés par Tapoa, leur rival en puissance; il y eut même échange de bonnes relations entre les deux gouvernements.

Le 1er janvier 1800, le missionnaire Iiarris quitta Tahiti; en revanche, son collègue Henry, accompagné de sa femme, revint dans l'île.

Le 5 mars de la même année, l'on commença la construction de la première chapelle du culte Réformé ; celle-ci fut élevée auprès du tombeau de Lewis.

Le 10 juillet 1801, le Royal admirai jeta l'ancre à Matavai, et débarqua, trois jours après, de nouveaux missionnaires.

Aucun indigène pourtant ne s'était converti. Les Tahitiens continuaient d'adorer leur grand dieu Oro. Sa statue se trouvait placée dans le marae d'Attahuru. Les naturels de ce district tenaient beaucoup à la conserver parce qu'elle leur assurait de nombreux privilèges religieux qui les protégeaient contre leurs ennemis. Pomare Ier et son fils voulurent s'emparer de la statue du dieu; ils prétendirent que

1. Ce que le capitaine Turnbull a raconté avoir vu en 1802 lors de son passage aux îles Sous-le-Vent.


celui-ci leur était apparu en songe et leur avait ordonné de le transporter à Tautira dans la presqu'île de Taiarapu. Rua et les autres chefs d'Attahuru refusèrent de livrer l'idole.

Tout à coup Pomare II la fit saisir par ses partisans et porter dans la pirogue royale. Les gens d'Attahuru ne s'attendaient pas à cette violence : ils ne purent se défendre. Pomare II mit aussitôt à la voile et se rendit à Papara. Mais Oro pouvait être irrité de ce changement de résidence, et, pour l'apaiser, Pomare II accomplit un sacrifice humain : à défaut d'un prisonnier il immola un de ses serviteurs1. Tel fut le commencement de la longue guerre de Rua (Te Tamai-ia Rua), du nom du principal chef de la résistance.

Les naturels d'Attahuru envahirent le district de Tettaha, en tuèrent les habitants et brûlèrent toutes les cases. Rua et ses guerriers surprirent Pomare à Tautira, lui infligèrent une sanglante défaite, et reprirent la statue du dieu Oro. Le roi fut contraint de se retirer à Matavai.

Sa position était critique; il voulait se réfugier dans l'île Eimeo. Les missionnaires l'empêchèrent de quitter Tahiti.

Ils espéraient que ses revers ne continueraient pas et ils avaient intérêt à conserver auprès d'eux un prince qui les avait toujours protégés. Ils relevèrent son courage et lui montrèrent l'exemple. Ils construisirent des palissades aux alentours de la Mission, et, par prudence, démolirent la chapelle.

Alors Pomare Ier rassembla de nouveaux hommes, puis il attendit l'occasion d'agir.

Elle se présenta en avril 1802. A cette époque, les guerriers d'Attahuru commirent l'im prudence d'aller tous à Taiarapu, laissant ainsi leur district ouvert à l'ennemi. Aussitôt Pomare Ier y entra et massacra les vieillards, les femmes et les enfants. En cette circonstance, le Suédois André Lynd se rendit complice d'une foule d'atrocités.

Les guerriers d'Attahuru se préparèrent à de nouveaux

1. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 430 et 431.


combats. Voyant cela, les missionnaires résolurent de faire soutenir par des Européens la cause de Pomare Ier. Ils s'adressèrent au commandant du navire anglais le Nautilus, qui venait d'arriver à Tahiti. Sur leur demande, le capitaine Bishop consentit à appuyer, avec une partie de son équipage, les troupes de Pomare. Celui-ci partit donc avec son armée et un groupe d'Anglais composé du capitaine Bishop, d'un officier du Naulilus et de vingt-trois marins. Un seul missionnaire se joignit à eux, mais ce fut en qualité de chirurgien; les autres restèrent à Matavai.

La rencontre eut lieu dans le district d'Attahuru le 3 juillet 1802. Des deux côtés on se battit avec fureur; mais les auxiliaires de Pomare étaient munis de fusils et de pistolets; ils avaient en outre une pièce de canon du calibre de quatre; les gens d'Attahuru ne purent tenir contre la supériorité des armes européennes : ils furent vaincus et perdirent dix-sept guerriers parmi lesquels le chef Rua. Un groupe de naturels de Papara qui rejoignait ses alliés d'Attahuru fut entièrement détruit le même jour1.

Pomare offrit la paix : ses ennemis la refusèrent. Toutefois il y eut une suspension d'hostilités en août 1802. Le 19 du même mois, la Vénus étant arrivée, le Naulilus s'en alla.

L'archipel redevint alors à peu près calme, sauf à Eimeo où il y eut des révoltes. Pomare y gagna une grande bataille dans laquelle périt un vingtième des rebelles 2.

En septembre 1802, le Margaret mouilla dans la rade de Matavai. Il avait à son bord le capitaine Turnbull. Celui-ci -eut beaucoup de peines à se ravitailler, tant les vivres étaient devenus rares par suite de la récente guerre. De plus, l'île était en ce moment ravagée par d'affreuses maladies que les indigènes prétendaient avoir été im portées par les Européens3.

1 - MOERENHOUT, Voyages aux lies du Grand Océan, t. H, p. 438.— ELLIS, Poly4esian researches, t. I, p. 114 et 115.

L' - MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 440.

,3- TURNBULL, Voyage round the World, p. 326 et 334.


Le capitaine anglais vit ainsi mourir une foule de jeunes gens dans toute la force de l'âge.

Au mois de novembre 1802, Hapai ou Otey ou bien encore Teu mourut de vieillesse dans sa demeure de Matavai. Il était la tige de la dynastie régnante à Tahiti ; mais il n'avait jamais joui de la même puissance que son fils et son petitfils. Sa mort n'eut aucune influence sur les affaires du pays.

C'est grâce aux relâches du Margaret que nous avons quelques renseignements sur les îles Sous-le-Vent à cette époque. Teriitaria continuait de régner à Huahine ; Tamatoa était aussi toujours roi de Raiatea; mais le roi de Tahaa demeurait également dans cette île et commandait en chef les guerriers de Raiatea et de Tahaa 1 ; ce devait être Tapoa.

Celui-ci déclara au capitaine Turnbull qu'il n'avait aucun pouvoir sur Bora-Bora, qui se trouvait alors indépendante.

Désireux de se procurer des armes à feu et d'attirer à lui des auxiliaires européens, il facilita la désertion de quelques convicts et essaya de s'emparer du navire anglais : le capitaine Turnbull n'échappa à cette attaque qu'au prix des plus grands efforts.

Cependant Pomare 1er n'avait pas renoncé à ses entreprises.

Il rassembla ses guerriers et se mit en marche avec eux au commencement du mois d'août 1803. Son frère Weidua, Pomare II, le jeune grand-chef de Taiarapu, leur mère Hidia, et sa sœur Wairidi Ahou, l'accompagnaient. Ce fut, dit-on, durant cette marche que le jeune chef de Taiarapu expira; il était depuis quelque temps atteint de la phtisie, et, malgré les soins que les siens lui avaient prodigués, il succomba à cette terrible maladie. Pomare Ier n'en continua pas moins son expédition. Ses forces, qui étaient considérables, entrèrent dans le district d'Attahuru. Effrayés de leur infériorité, ses adversaires se soumirent et lui remirent enfin la statue du dieu Oro. Pomare Ier déposséda tous les grands-

1. TURNBULL, Voyage round the World, p. 163 et 187.


chefs au profit de ses amis; le district d'Attahuru fut complètement assujetti 1.

Pomare 1er mourut subitement dans le district de Pare le 3 septembre 1803, à l'âge de cinquante ou soixante ans, on ne sait au juste 2. Son frère Weidua ne lui survécut guère: il mourut dans le courant du même mois ou quelques semaines après, le corps complètement rongé par l'a bus des boissons fortes.

Hidia prit les missionnaires sous sa protection.

Pomare II se retira à Eimeo, où il emmena la grande statue du dieu Oro. Le roi resta dans cette île pendant les années 1804 et 1805. Sur la proposition des pasteurs anglais il permit l'impression à Londres du premier livre pour les écoles. En janvier 1806, le roi retourna à Tahiti et y ramena, dans sa pirogue sacrée, l'idole d'Oro.

Quelque temps après, Pomare II se rapprocha des missionnaires. Il avait besoin d'eux : il désirait apprendre à lire. Ceuxci se firent donc professeurs, et le prince se mit avec ardeur à l'étude. Il ne se laissa pas rebuter par les premières difficultés, et travailla si bien, qu'il parvint à savoir lire et écrire.

Dès lors il vécut en meilleurs termes avec les évangélistes.

Malgré leurs efforts, le Christianisme n'avait guère fait de progrès. De plus, leurs ressources étaient épuisées. Ils envisageaient l'avenir avec tristesse. L'un d'eux ne voulut plus continuer à prêcher l'Évangile à des âmes aussi obstinées : le pasteur Shelly et sa famille quittèrent l'île le 9 mars 1806.

Au mois de juillet de la même année, Tetua mourut des suites d'un avortement volontaire. Elle était âgée de vingt-

1. TURNBULL, Voyage round the World, p. 321 et 322.

2. Pomare 1er était monté avec deux serviteurs dans sa pirogue afin d'aller visiter un navire anglais; durant le trajet entre le rivage et ce bâtiment, il sentit tout à coup une violente douleur dans le dos; il y porta la main, se leva vite, mais retomba sur le côté de l'embarcation où il mourut immédiatement. — TURNBULL, Voyage round the World, p. 324.


quatre ou vingt-sept ans. L'épouse de Pomare II était fille de Motuaro, le défunt chef d'Eimeo.

A cette époque, Pomare II était roi des îles du Vent et des Tuamotu; presque tous les grands-chefs de districts le reconnaissaient comme tel. Mais son autorité n'était que celle d'un suzerain sur ses grands vassaux; ceux-ci la discutaient souvent, et la rejetaient parfois; il n'était obéi d'une façon absolue que dans ses anciens domaines héréditaires ; au dehors, il devait compter avec la puissance des chefs.

Vers le milieu de l'année 1807, le Suédois André Lynd mourut. Il s'était rendu redoutable par son courage et son adresse.

La paix régnait depuis près de quatre ans, lorsqu'en juin 1807 Pomare II attaqua tout à coup, sans déclaration de guerre, le chef Taatarii, successeur de Rua1. Surprise à Panavia, l'armée de ce dernier subit une défaite complète : cent hommes furent tués, parmi lesquels les principaux chefs d'Attahuru ; néanmoins Taatarii parvint à s'échapper. Le roi se dirigea ensuite sur Papara, où commandait le grand-chef Tati. Averti à temps, celui-ci put s'enfuir avec son peuple dans les montagnes. Toutefois, durant cette nuit, beaucoup de vieillards, de femmes et d'enfants furent pris et mis à mort par les troupes de Pomare composées surtout de naturels des îles Sous-le-Vent. Celui-ci se rendit après par mer à Tautira (presqu'île de Taiarapu) où il offrit au dieu Oro un grand nombre de cadavres.

Taatarii voulut avoir sa revanche : il réunit une troupe d'hommes et livra combat au parti de Pomare II. Dès le début de l'action, il fut blessé et réduit à se renfermer dans un petit fort que l'armée du roi assiégea immédiatement. A la fin de la journée le fort fut emporté d'assaut et Taatarii périt dans la mêlée. Les vainqueurs ravagèrent alors le district de Papara et massacrèrent tous les habitants qu'ils rencontrèrent. En cette circonstance la cruauté de Pomare II égala

1. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 445.


sa perfidie. Une maladie obligea enfin le roi à s'arrêter, et la guerre cessa.

Le 26 septembre 1807, les missionnaires perdirent leur président le pasteur Jefïerson1.

Pomare II recouvra la santé. Enivré de ses victoires il se mit à gouverner despotiquement. Il commit en outre la maladresse de permettre à ses vaillants auxiliaires de s'introduire chez ses sujets et de s'y livrer à des actes abominables.

Le joug devint intolérable, et, à l'occasion de l'enlèvement de la femme d'un nommé Metuave, Tahiti tout entière s'insurgea à la voix du grand-chef Pafai. Ainsi commença, en octobre 1808, la longue guerre de Hirahuraia ou Tire 2.

Après une série de défis et de combats, Pomare II fut vaincu le 22 décembre à Wapaïano, puis chassé de Tahiti et réduit à se retirer à Eimeo. Les vainqueurs occupèrent les districts de Pare et de Matavai; là, ils détruisirent l'établissement de la Mission.

Au milieu de tous ces troubles qu'étaient devenus les évangélistes anglais ?Ils avaient pris peur et s'étaient enfuis de Tahiti, sur une petite goélette, le 10 novembre 1808; ils avaient été se réfugier à Huahine.

Pomare II séjourna quelque temps à Eimeo; puis il fit une tentative pour ressaisir le pouvoir; mais il échoua et perdit vingt- quatre guerriers. Il se retira alors à Pare, et là, il attendit des renforts qui devaient venir des îles Sous-leVent, vassales de Tahiti au point de vue politique. En effet, il arriva des forces assez considérables commandées par Mahine, chef de Huahine; de plus, Patiti, Amore, Tanarai, Tiari, Ohai, guerriers célèbres des îles Tahaa, Raiatea et Bora-Bora, ainsi que les rois de ces îles, se joignirent à cette expédition.

A son approche, Pafai, Hitoti, Taute, et d'autres chefs

1. LESSON, Voyage autour du monde sur la corvelle « la Coquille », t. I, p. 243.

2. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 448.


tahitiens mirent d'abord en sûreté à Haïna les vieillards, les femmes et les enfants ; ensuite ils continuèrent leur marche et se portèrent bravement à la rencontre des ennemis. Dès que ceux-ci parurent, un engagement eut lieu. Il dura longtemps. Mais Patiti, Amore et tous les principaux guerriers de Pomare furent tués, et le parti de l'arii-rahi dut battre en retraite. Les chefs et les guerriers des îles Sous-le-Vent se rembarquèrent immédiatement et retournèrent chez eux1.

Pomare II fut encore une fois obligé de se retirer à Eimeo, après avoir perdu jusqu'à ses Etats héréditaires.

Ce nouvel échec découragea les missionnaires réfugiés à Huahine ; ils perdirent l'espoir de voir revenir la paix à Tahiti et de pouvoir y continuer leurs travaux évangéliques.

Alors ils résolurent de s'en aller pour toujours de cet archipel inhospitalier : le 29 octobre 1809, ils partirent de Huahine et voguèrent vers Port-Jackson (Australie). Seuls, restèrent MM. Hayward et Nott. M. Ilayward continua à demeurer à Huahine; M. Nott passa dans l'île Eimeo et se fixa auprès de Pomare II 2.

Quoique se trouvant dans la plus noire misère et en présence de périls continuellement renaissants (on tenta plusieurs fois de l'assassiner), ce missionnaire ne désespéra pas de son œuvre. La* cause. de Pomare II paraissait perdue aux yeux des plus clairvoyants; lui, n'abandonna pas le roi vaincu et resta à ses côtés : il le plaignit, le consola, et devint son ami. M. Nott n'oublia jamais le but qu'il se proposait d'atteindre, et, dans ses conversations avec le monarque déchu, il sut adroitement mêler à ses paroles d'encouragement quelques citations choisies dans la Bible, et de circonstance.

Au commencement de l'année 1810, l'autorité du roi était entièrement abaissée. Il chercha à la relever en contractant une liaison avec une des filles de Tamatoa, roi de Raiatea,

1. MOERENHOUT, Voyages aux iles du Grand Océan. t. II. D. 450.

2. MOERENHOUT, Voyages, etc., t. II, p. 451


son allié. (Ce qui ne l'empêcha pas plus tard, vers le milieu de l'année 1812, d'épouser Ariitaria, la sœur de cette femme : les usages du pays autorisaient cette licence de mœurs.) Tamatoa était très probablement à cette époque le roi le plus important des îles Sous-le-Vent après le fameux Tapoa.

Celui-ci ne cessait d'y grandir en puissance. Cette annéelà, il gagna une grande bataille à Bora-Bora, sur les bords de la baie de Bola, près du grand tnarae de Puni. Toutefois il n'abusa pas de la victoire et se montra même généreux : il pardonna à Mai, son rival, homme d'une naissance illustre, et l'associa à son pouvoir 1. Désormais toutes les îles Sous-leVent furent placées sous sa suzeraineté2.

Des mois s'écoulèrent, et Pomare II se trouvait toujours en exil. Le malheur commençait à modifier ses croyances. Il songea à rappeler les missionnaires qui s'étaient établis à Port-Jackson. Sur son invitation, ils s'embarquèrent et revinrent à Eimeo vers la fin de l'année 1811.

Ils secondèrent M. Nott dans son œuvre, prêchant l'Evangile dans l'entourage du roi. Mais il était inutile d'espérer la conversion de la plupart des sujets sans avoir celle du maître, et Pomare II hésitait toujours. On ne renonce pas facilement à ce que l'on a été habitué à respecter toute sa vie et Pomare II craignait toujours ses dieux. Cependant le dédain par lequel ceux-ci répondaient à son attachement était tellement visible que le malheureux prince se décida à se faire baptiser. Il essaya aussi d'y amener les rois de

1. P. LESSON, Voyage autour du monde sur la corvette « la Coquille », t. I, p. 450 et 451.

2. Le Révérend Williams dit que Tapoa fut un grand guerrier, le Bonaparte des îles Sous-le-Vent. Malheureusement ce missionnaire, ses collègues et les navigateurs du dix-huitième et du dix-neuvième siècle ne nous ont pas laissé d'importants documents politiques sur ces îles; tous se sont bornés à ne s'occuper presque entièrement que de Tahiti, comme étant la principale des îles de l'archipel de la Société. On ne peut que regretter vivement cette lacune, car les peuplades des îles Huahine, Raiatea, Tahaa et BoraBora avaient leur originalité propre. De plus, les rares renseignements qui nous sont parvenus sur elles sont même souvent si obscurs ou si contradictoires que l'historien est obligé de n'en accepter que quelques-uns, ou bien de les rejeter tous.


Tahaa et de Raiatea ainsi que le chef de Huahine et d'Eimeor qui se trouvaient à cette époque auprès de lui comme alliés; mais Tapoa, Tamatoa et Mahine lui déclarèrent fermement qu'ils resteraient toujours les fervents adorateurs du dieu Oro. Malgré cette espèce de blâme que ceux-ci semblaient jeter sur sa détermination, Pomare II demanda le baptême le 18 juillet 1812. Mais les missionnaires craignirent qu'il n'y fut pas suffisamment préparé et ils lui proposèrent de remettre cette cérémonie à un peu plus tard, jusqu'à ce qu'il fût plus instruit des devoirs qui incombaient à un chrétien.

L'arii-rahi s'inclina devant le désir des missionnaires.

Ils avaient raison, car ce n'était pas la foi qui le guidait en: cette circonstance, il ne faut conserver aucun doute à cet égard; lui-même l'a déclaré : il voulait simplement tenter l'emploi d'une dernière ressource.

Mais, juste au moment où il demandait le baptême, deux chefs de Tahiti vinrent lui ofï'rir de reprendre son gouvernement. Espérant que d'autres chefs suivraient ceux-ci, il s'empressa d'accepter. Le 13 août 1812, il quitta Papetoai, le lieu où il résidait sur l'île Eimeo, et se rendit avec les rois des îles Sous-Ie-Vent et tous ses partisans à Tahiti, dans le district de Pare. Mais le chef Upufara, et plusieurs autres chefs, refusèrent de se ranger sous l'autorité de Pomare II, et la guerre continua dans les districts d'Attahuru et de Papara. Pendant ce temps-là, la mort enleva le roi Tapoa 1" et Pomare II se trouva ainsi privé de son plus puissant allié.

Heureusement ses ennemis ne vinrent pas l'attaquer dansson district de Pare, sans quoi il y eût été peut-être en péril.

L'arii-rahi continua donc d'y séjourner en attendant des jours meilleurs.

En février 1813, le district de Matavai se soumit ; Pomare II l'occupa au mois de juin. Deux missionnaires MM. Scott et Hayward profitèrent de cette accalmie pour

1. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. Il, p. 512 et 513.


visiter le district de Pare et la vallée d'Hautahua. Ils rencontrèrent dans cette dernière deux de leurs anciens convertis les nommés Oito et Tuahine. Ces deux indigènes avaient été les premiers néophytes de Tahiti et avaient fait euxmêmes des prosélytes. Les deux missionnaires se risquèrent à faire le tour de l'île en prêchant; personne ne les en empêcha, et ils s'empressèrent alors d'apprendre leur réussite à leurs confrères d'Eimeo.

Pomare II avait donné l'ordre de construire une école et une église à Eimeo. On ouvrit celle-ci le dimanche 25 juillet 1813. Le lendemain, trente et un indigènes déclarèrent à M. Nott qu'ils renonçaient aux idoles. Quelques jours après, onze indigènes agirent de même; parmi eux se trouvaient Taaroarii, fils de Puru, chef de Huahine, et Matapuupuu, grand prêtre de cette île. Taaroarii avait fixé le camp de ses guerriers alliés de ceux de Pomare II à Teatabua, village situé à cinq milles de Papetoai. Le 28 juillet, il pria M. Nott de vouloir bien y venir annoncer la doctrine de Jésus-Christ.

L'évangéliste se rendit en ce lieu et prononça un discours dont le résultat immédiat fut la conversion de Patii, grand prêtre d'Eimeo. Le lendemain, dans l'après-midi, celui-ci brûla publiquement ses idoles, et dit, à ses compatriotes affligés, qu'il regrettait d'avoir été jusqu'alors un prêtre de faux dieux.

Le Christianisme faisait aussi de grands progrès à Tahiti; le nombre des adeptes augmentait sans cesse. Mais la restauration de Pomare II ne se réalisait pas dans les autres districts; les chefs refusaient de se soumettre à l'arii-rahi.

Las d'attendre, celui-ci dut, vers 1814, retourner à Eimeo.

Tamatoa, son frère et divers autres chefs étaient aussi partis un peu auparavant pour retourner chacun dans leurs îles.

Tous ces auxiliaires de Pomare, qui avaient déclaré autrefois qu'ils resteraient toujours fidèles au culte d'Oro, s'étaient laissés depuis gagner à la nouvelle doctrine, et sans être réellement chrétiens étaient en train de le devenir. Ils allaient à


leur tour importer dans leurs îles les croyances qu'ils avaient reçues et répandre ainsi encore plus la nouvelle religion.

En 1815, Pomare-Vahine fit un voyage à Tahiti. Elle était accompagnée de sa sœur et d'un nombreux cortège de chrétiens. Ils visitèrent principalement les districts de Pare et de Matavai où presque tous les habitants avaient renoncé à l'idolâtrie et voulaient adopter le Christianisme. Les naturels restés païens n'en continuaient pas moins à y accomplir publiquement les cérémonies de leur culte. Or il y avait parmi les gens de la suite de Pomare-Vahine un chrétien fanatique nommé Farefau. Un jour, à Pare, pendant une cérémonie païenne, Farefau insulta un prêtre de la religion tahitienne, et s'écria à la vue des idoles : « Ce sont donc là les puissances dont la colère nous menace ! eh bien, je vais vous convaincre de leur incapacité à se préserver elles-mêmes de la destruction. » Aussitôt il saisit et jeta au feu les plumes rouges qui recouvraient les images des dieux. Les chefs païens de Pare, Matavai et Wapaïano, résolurent de venger cette offense, et comme ils craignaient de n'être pas assez puissants, ils s'allièrent à U pufara, chef des Oropaa du district d'Attahuru et des guerriers de Papara, et au chef de Panavia.

Une nouvelle guerre connue sous le nom de « guerre de religion » éclata. Les Tahitiens païens (et c'était le plus grand nombre) se conjurèrent et décidèrent d'exterminer tous les Boure-Atua 1 le 7 juillet i815, à minuit2; les maisons devaient être incendiées et les prisonniers massacrés immédiatement. Mais le secret fut mal gardé : avertis à temps, les chrétiens purent s'échapper; ils s'embarquèrent dans des pirogues et partirent pour Eimeo.

Les conjurés arrivèrent les uns après les autres, et tous trop tard : leur coup était manqué. Cependant Pomare- Vahine

1. « Prière à Dieu » : surnom que les Tahitiens païens donnaient par dérision aux chrétiens parce que ceux-ci priaient le matin et le soir, avant et après leur repas, à chaque instant enfin.

2. ELUS, Polynesian researches, t. 1, p. 140.


s'était attardée à Pare. Un inspiré, le nommé Maro ou Aretaminu pressa Upufara et le chef de Panavia d'aller l'attaquer; mais ceux-ci refusèrent et répondirent qu'ils ne voulaient pas de mal à cette femme ni à ses gens. Elle parvint ainsi à se sauver. Les chefs païens s'étaient toujours jalousés, et rendus furieux par leur échec, ils se reprochèrent mutuellement l'évasion des chrétiens; des paroles extrêmement vives furent échangées ; bref la querelle aboutit à une rupture et les coalisés devinrent des ennemis. Upufara rassembla son armée et marcha contre les Porionu habitants des districts du nord et du nord-est de Tahiti. Les hostilités recommencèrent.

L'inspiré Maro, qui se trouvait avec Upufara et ses alliés, leur promettait la victoire. Ils l'eurent, en effet, pendant quelque temps : les Pori onu furent battus à Papaoa, un chef de Matavai, tué, et les vaincus, obligés de demander la paix.

Les Tahitiens païens alliés l'accordèrent, mais à la condition qu'un chrétien serait immolé au dieu Oro et à son inspiré Maro. Les Porionu firent porter à Papaoa le cadavre d'un jeune néophyte. Maro le renvoya à Matavai, exigeant cette fois l'incendie de plusieurs bâtiments publics. Les Porionu exécutèrent l'ordre fatal. Mais à la vue des flammes, Maro s'écria : « Victoire ! » puis il promit le triomphe à Upufara s'il voulait de nouveau attaquer les Porionu. Ce chef ne demandait pas mieux : il marcha donc encore une fois contre ces infortunés. Ceux-ci cherchèrent alors un refuge dans leur fort d'Apeano, laissant les coalisés mettre le district à feu et à sang. Les vainqueurs, après avoir tout massacré et tout détruit, vinrent encore assiéger cette forteresse. Terrifiés, les Porionu n'opposèrent qu'une faible résistance ; ils laissèrent l'ennemi pénétrer dans les murs, et, désespérés, se sauvèrent dans les montagnes2. U pufara était maître de l'île.

1. MOERENHouT, Vouaqes aux iles du Grand Océan, t. II, p. 461.

2. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. Il, p. 461 et 462.


La question politique devenait une question religieuse.

Les chrétiens ne cessaient d'augmenter. Il y en avait un peu partout, mais surtout à Eimeo et à Tahiti. En juillet 1815, le nombre des convertis était presque aussi grand que celui des païens.

Cependant, bien résolu à renouveler ses tentatives, Pomarell organisait une nouvelle expédition.

Les vaincus de Tahiti s'étaient réfugiés auprès de lui, à Eimeo, renforçant ainsi son parti. Un guerrier converti des îles Sous-le-Vent, le chef Mahine, homme réputé par sa bravoure, lui offrit ses services et lui amena une petite troupe d'indigènes. Pomare II avait en plus l'appui de sa bellesœur Teautaria, reine de Huahine, femme étrange, douée d'un rare courage, et possédant ce dont les Polynésiens sont ordinairement dépourvus, la persévérance. Lorsque ses préparatifs furent terminés, Pomare s'embarqua avec ses guerriers pour Tahiti, au mois d'octobre ou novembre 1815. La traversée ayant été heureuse, il jeta l'ancre à Papeete et descendit à terre avec sa petite armée : ses forces ne dépassaient pas mille hommes.

Le dimanche 12 novembre, huit cents chrétiens se rendirent au temple de Narii 1 près de Punavia dans le district d'Attahuru à l'O.-S.-O. de l'île, pour assister au service divin.

Pendant la cérémonie des cris retentissent tout à coup : « Tamai ! Tamai ! » (guerre! guerre !). Ce sont Upufara, Maro et leurs troupes païennes qui attaquent les chrétiens.

Quoique surpris, ceux-ci ne lâchent pas pied : ils saisissent leurs armes qu'ils ont heureusement emportées et font face au danger. La lutte s'engage. Upufara est là, excitant ses hommes et montrant le plus grand courage ; les partisans de Pomare, de leur côté, combattent aussi héroïquement ; on distingue parmi eux : Upaparu, Hitoti, Pomare-Vahine et

1. ELUS, Polynesian researches, t. I, p. 247. — MCERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 466.


Mahine, chef de Huahine. Les païens semblent au début devoir l'emporter, lorsque leur chef Upufara reçoit une balle et tombe. La blessure est mortelle ; il le sent, et se tournant vers les siens: « Vengez ma mort », dit-il. Et les païens, un instant ébranlés par ce malheur, recommencent à se battre avec fureur. La valeur est égale des deux côtés, mais les chrétiens ont plus d'armes à feu que leurs adversaires: les païens, à la fin, sont vaincus ; ils abandonnent la lutte et les chrétiens remportent une victoire complète f.

Pomare II n'abusa pas de son triomphe et se montra clément : il interdit à sa troupe de poursuivre les fuyards et empêcha leur massacre2, chose inouïe jusque-là chez ces sauvages. Il leur offrit généreusement la paix et ceux-ci se hâtèrent de l'accepter. Cette conduite habile contribua plus peut-être que son succès à lui assurer la soumission de ses ennemis. L'île entière reconnut son autorité et la plupart des indigènes demandèrent à s'instruire de la religion chrétienne. On envoya chercher MM. Nott etBicknell qui vinrent prêcher devant eux. Bientôt tous les naturels se convertirent. Pomare II ordonna de détruire partout les marae et les idoles, notamment à Tautira (Taiarapu). Les missionnaires s'empressèrent d'enfouir ou de faire passer au feu celles qu'ils ne purent briser (elles étaient taillées dans le roc) ; les statuesen boisfurent dépouilléesdeleurs ornements etbrûlées par les Tahitiens chrétiens. Ces hommes pieux renversèrent la célèbre idole du dieu Oro ; ils l'emportèrent et la remirent à Pomare II ; le roi en fit faire un poteau pour sa cuisine3.

Dès lors, le Christianisme, sous la forme du protestantisme, fut établi à Tahiti et à Eimeo.

Il ne tarda pas à l'être aussi dans toutes les îles Sous-leVent. La guerre de Tahiti terminée, un messager du chef

1. MOERENIIOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 466, 467 et 468.

2. ELLIS, Polynesian researches, t. I, p. 252. — MOERENHOUT, Voyages, etc., t. II, p. 468.

3. ELLIS, Polynesian researches, t. I, p. 257.


Mahine entreprit la conversion des habitants de l'île Huahine.

Ceux-ci passaient pour tenir énormément à leurs croyances; cependant ils les abandonnèrent avec une telle rapidité qu'un an plus tard il ne restait plus un seul païen dans l'île 4.

A Raiatea-Tahaa, le zèle outré des naturels chrétiens faillit amener d'abord leur massacre, puis aboutit à la conversion de tous les païens de l'île. Voici ce curieux épisode : C'était dans l'île Raiatea, sur le rivage d'Opoa. Une foule d'indigènes acclamait le roi Tamatoa et ses guerriers qui revenaient victorieux de l'expédition de Tahiti. Parmi cette foule se distinguaient les prêtres païens ; à mesure que les pirogues de guerre abordaient, ils s'approchaient des vainqueurs, les félicitaient, et selon la coutume leur demandaient s'ils apportaient aux dieux beaucoup de victimes et de cadavres.

Avant de débarquer, Tamatoa donna l'ordre à l'un de ses guerriers de se mettre debout sur la partie la plus élevée d'une pirogue, et de faire à la question des prêtres la réponse suivante : « Nous n'avons pas apporté de victimes ; nous sommes tous devenus les adorateurs du vrai Dieu, et nous prions. » Le guerrier exécuta ce qui lui était commandé; ensuite, montrant des livres élémentaires que les missionnaires avaient écrits pour les chrétiens2, il ajouta : « Voici les trophées que nous avons conquis. » Ces paroles indignèrent la masse de la population ; néanmoins elle dissimula.

Quelque temps après, Tamatoa convoqua une assemblée dans laquelle il déclara que lui et ses gens avaient embrassé le Christianisme ; il en vanta les bienfaits, et demanda aux autres indigènes de l'adopter aussi. Un tiers du peuple y consentit ; les deux autres tiers exprimèrent le désir de rester fidèles au culte de leurs aïeux.

Tout à coup Tamatoa tomba gravement malade. Les chrétiens se mirent à prier Dieu pour obtenir la guérison de leur chef; mais plus ils priaient, plus sa maladie augmentait, et à

1. ELLIS, Polynesian researches, t. I, p. 268.

2. A cette époque il n'existait pas encore d'imprimerie dans ces îles.


un tel point que son état sembla désespéré. Un jour que les chrétiens s'étaient rassemblés pour dire la prière, l'un d'eux émit l'idée que la maladie de Tamatoa était une punition de Jéhovah parce que celui-ci se trouvait offensé de ce que l'on n'avait pas encore détruit la célèbre idole d'Oro. Cette idée parut juste aux autres chrétiens. Alors celui qui l'avait émise leur proposa d'aller immédiatement anéantir cette fameuse statue. Ils délibérèrent un instant, et finalement, acceptèrent.

Ils coururent à Opoa, où se trouvait le marae le plus vénéré de l'île Raiatea et même de tout l'archipel de la Société ; là, ils s'emparèrent de l'idole, la dépouillèrent de ses ornements, et la livrèrent aux flammes. Chose étrange ! à partir de ce moment-là, le chef commença à se remettre, et quinze jours ou trois semaines après, sa santé était parfaitement rétablie.

L'acte de fanatisme commis par les chrétiens avait exaspéré les païens déjà très irrités de tout ce qui avait eu lieu précédemment; la guérison de Tamatoa fit éclater leur colère.

Pour se venger, ils résolurent de mettre à mort tous les chrétiens et leur déclarèrent la guerre. Ils appelèrent le chef de l'île voisine de Tahaa pour prendre la direction de leur parti et ils construisirent une grande case qu'ils entourèrent de cocotiers et d'arbres à pain afin d'y enfermer les chrétiens et de les brûler vifs. De plus, les païens décidèrent qu'ils transperceraient leurs ennemis avec des lances rougies au feu. Quand les chrétiens connurent ces préparatifs, ils furent très effrayés, et pour essayer de détourner l'orage qui grondait sur eux, ils envoyèrent des parlementaires au camp ennemi. Ceux-ci revinrent avec cette réponse : « Il n'y a pas de paix possible avec les hommes qui ont brûlé les dieux ; il faut que ceux qui ont mis le feu à Oro passent aussi par ce feu. » Tamatoa essaya encore une fois de négocier ; il envoya sa propre fille : celle-ci revint avec la même réponse.

Il ne restait donc plus qu'à en appeler au sort des armes.

1. Fenuapeho.


Inférieurs en nombre, les chrétiens avaient successivement évacué tous les districts et s'étaient retirés dans un lieu où ils ne pouvaient plus reculer. Ils savaient qu'ils seraient attaqués le lendemain. La dernière nuit ils la passèrent à prier Dieu pendant que leurs ennemis se livraient à la débauche et à la danse. Lorsque le jour parut, les païens s'approchèrent en poussant des vociférations ; ils voulaient débarquer en face du camp des chrétiens, mais ils rencontrèrent un banc de sable qui les obligea à faire encore un trajet d'un demimille avant de pouvoir descendre à terre. Un guerrier chrétien profita de ce délai pour proposer à son roi de rassembler tous les hommes de guerre, et d'aller avec eux attaquer l'ennemi aussitôt après qu'il aurait débarqué, ce qui l'empêcherait ainsi de se rallier et le frapperait de terreur. Le roi accepta cette proposition; puis il ajouta: « Avant que vous partiez, unissons-nous par la prière. » Alors, hommes, femmes et enfants s'agenouillèrent, et le roi supplia le Dieu de Jacob de protéger les guerriers durant le combat ; puis il dit à ceux-ci : « Allez maintenant, et que Jésus soit avec vous. » La petite troupe partit, et pour ne pas être aperçue des païens, elle fit un détour. Elle arriva au lieu où ils se trouvaient, et tomba sur eux si subitement qu'ils furent surpris et terrifiés : ils jetèrent leurs armes et s'enfuirent. Les uns se sauvaient dans les montagnes, les autres grimpaient dans des arbres pour échapper à un massacre qu'ils croyaient certain. Cependant les chrétiens, quoique satisfaits de leur victoire, n'en abusaient pas : ils se contentaient de prendre leurs ennemis et ne leur faisaient aucun mal. Ceux-ci s'écriaient : « Épargnez-nous pour l'amour de votre nouveau Dieu ! » Les prisonniers étaient amenés sur l'éminence où peu d'heures auparavant Jéhovah avait été invoqué ; là, se trouvait le roi, et celui-ci avait à ses côtés un héraut qui disait : « Soyez les bienvenus ! vous êtes sauvés par Jésus et par l'influence de la religion miséricordieuse que nous avons embrassée. »

Parmi les captifs se trouvait le chef de Tahaa ; tout tremblant


il demanda s'il était voué à la mort : « Non, rassurez-vous, répondit Tamatoa, vous êtes sauvé. » Ainsi, loin de maltraiter les prisonniers, les chrétiens les respectaient. Bien plus, ils les fêtèrent: ils leur servirent à manger; mais ceux-ci goûtèrent à peine à la nourriture, tant ils étaient confondus.

Durant le banquet l'un d'eux se leva et dit : « Que chacun fasse comme il lui plaira ; quant à moi, je déclare que je ne servirai plus des dieux qui n'ont pas pu nous protéger au moment du danger ; nous étions quatre fois plus nombreux que ces gens qui ont prié, et cependant ils nous ont vaincus facilement. Jéhovah est le vrai Dieu. Si nous avions été vainqueurs, nous les aurions brûlés vifs dans la case que nous avions construite à cette intention ; eux, ils ne nous ont point fait de mal, et nous ont préparé ce splendide repas.

Leur religion est miséricordieuse, je veux m'unir à eux. »

Tous les autres vaincus approuvèrent ces paroles. Le soir arriva, et quand vint l'heure de la prière, les païens se mirent à genoux comme les chrétiens; les voix des vainqueurs et des vaincus se mêlèrent et rendirent grâce à Jéhovah de la victoire qu'il avait accordée à son peuple. Le lendemain matin, après avoir prié, les chrétiens et les néophytes allèrent détruire tout ce qui restait d'idoles à Raiatea et à Tahaa.

Trois jours seulement après ce combat il ne restait plus un seul païen dans ces îles, et les deux chefs, jadis rivaux, avaient conclu une alliance pour la propagation de la religion chrétienne. Tels furent les événements qui amenèrent la conversion des habitants de Raiatea-Tahaa La population de Bora-Bora défendit aussi ses dieux pendant quelque temps ; mais les chefs de l'île étaient déjà chrétiens, et, sur leurs instances, le peuple finit par adopter le nouveau culte.

Ces dernières résistances, si honorables, étaient toutefois inutiles après la victoire remportée à Tahiti par les chrétiens :

1. JOHN WILLIAMS, A narrative of missionary enterprises in the South Sea Islands, p. 185 à 190.


ceux-ci y avait puisé une force morale si grande que les idoles des indigènes devaient irrévocablement tomber.

En 1816, les missionnaires protestants anglais sortaient définitivement victorieux de la lutte qu'ils avaient entreprise contre les naturels de l'archipel de la Société.


CHAPITRE III

DOMINATION DU PROTESTANTISME SOUS POMARE Il ET POMARE III

Prospérité des écoles indigènes. — Arrivée de nouveaux missionnaires. —

Les Révérends font du commerce. — Insouciance des naturels. — Les évangélistes veulent les forcer à l'obéissance. — Pouvoir de Pomare II. —

Les missionnaires rédigent un Code de lois. — Les indigènes l'adoptent dans une assemblée générale. — Autres Codes pour les iles Sous-le-Vent. —

Gouvernement théocratique des missionnaires. — Baptême de Pomare II. —

Ce roi fait respecter les lois. — Apogée de sa puissance. — Mort de ce monarque. — Pomare III, sous la régence de Pomare-Vahine. — Premier mariage d'Aimata avec Tapoa dit Pomare-Abu-rahi. — Prestige des missionnaires.— Transformation superficielle de la société tahitienne. —

Couronnement de Pomare III. — Le pasteur George Pritchard vient se fixer à Tahiti. — Education de Pomare III. — Mort de ce roi. — Avènement de Pomare-Vahine IV.

Les guerres n'avaient pas empêché les écoles de prospérer : trois mille indigènes des deux sexes savaient lire, grâce aux leçons que leur avaient données MM. Bicknell, Crook, Henry, Nott, Davies, Hayward, Tessier et Wilson. Mais ceux-ci succombaient sous le poids de leurs travaux ; un renfort de missionnaires devenait nécessaire. Il arriva en 1816. L'année suivante, le Révérend Ellis et sa femme débarquèrent aussi à Tahiti. M. Ellis apportait avec lui une imprimerie dont il avait appris à se servir. Elle fut placée dans un édifice situé à Afareaitu (Eimeo), et rendit, dans la suite, beaucoup de services aux indigènes lesquels avaient été obligés jusqu'alors de copier les quelques livres que possédaient les pasteurs.

Le 17 novembre 1817, de nouveaux missionnaires MM.

Bourne, Darling, Platt, Williams, Trelkeld et Barff, accom-


pagnés de leurs femmes, arrivèrent à Tahiti et de là se répandirent dans les différentes îles de l'archipel. Les anciens évangélistes restèrent auprès de Pomare II.

En 1818, les missionnaires commencèrent à faire sérieusement du commerce, surtout avec les Nouvelles-Galles du Sud (Australie). Ils en avaient besoin pour vivre, paraît-il, car les subventions que la Société des missions de Londres leur envoyait devenaient insuffisantes pour leurs charges de familles.

La faveur dont ils jouissaient auprès des naturels leur suggéra l'idée de s'adresser à eux pour créer une société analogue à la Société des missions de Londres et décharger ainsi celle-ci d'une partie de ses frais. Le 13 mai 1818, ils fondèrent la Société des missions de Tahili, auxiliaire de celles de Londres. Une réunion eut lieu près de l'église de Papetoai (Eimeo). Le roi, sa famille, et les principaux chefs étaient présents. M. Nott prononça un discours qu'appuya chaleureusement Pomare II. Aussitôt trois mille mains se levèrent en signe d'adhésion. D'après le règlement qui fut adopté, les offrandes les plus modestes étaient acceptées; mais pour obtenir le titre de sociétaire il fallait donner un bambou d'huile de coco (en 1823, cinq bambous), quatre paniers de coton et trois balles de fécule d'arrow-root ou un cochon. Pendant les premières années cette association fonctionna assez bien 1, mais, après, l'enthousiasme se refroidit quand les indigènes connurent mieux la valeur des marchandises qu'ils abandonnaient. A l'époque qui nous occupe, toutes les nouveautés séduisaient ces naïfs enfants de la nature.

1. D'après un discours prononcé par le missionnaire J. Williams, la première cargaison envoyée en Angleterre rapporta, tous frais déduits, quatorze cents livres sterling (trente-cinq mille francs). Comme c'était le premier envoi, Sa Majesté britannique fit grâce du droit d'entrée, ce qui accrut de quatre cents livres sterling le produit de la vente. M. Williams ajoute : « C'est de cette manière que nous devons désirer que les rois et les reines deviennent les nourriciers de l'Eglise; et pourtant ce chef (Pomare II) était, quelques mois auparavant, l'un des plus sauvages despotes de la terre. Il


Ils avaient accepté le Christianisme sans comprendre rien à sa morale ni à ses principes. Les conséquences s'en firent sentir. Jusque-là les missionnaires avaient été pour les indigènes des conseillers et des amis; en 1818, ils devinrent des maîtres. Ils voulurent appliquer à la lettre les règles de leur religion et comme ils avaient affaire à un peuple profondément insouciant, ifs résolurent de forcer les naturels à l'obéissance, en instituant des lois que ceux-ci seraient tenus d'observer par la crainte des punitions. Il fallait pour cela l'assentiment de Pomare II. Les Révérends s'occupèrent de l'obtenir.

L'ancien roi nominal de Tahiti était devenu un puissant souverain : les victoires de ses guerriers chrétiens lui avaient donné un pouvoir presque absolu sur les indigènes des îles Tahiti et Eimeo. Sans doute les chefs de districts subsistaient, mais ils n'étaient plus guère que les commissaires du roi et devaient lui obéir. Quant aux assemblées elles s'inclinaient maintenant devant la volonté du monarque.

Après avoir bénéficié du succès de la nouvelle religion, sans toutefois en être réellement membre puisqu'il n'était pas encore baptisé, Pomare II ne pouvait qu'être dévoué aux missionnaires. D'ailleurs ceux-ci ne manquèrent pas de lui dire qu'en travaillant pour eux, ils travaillaient pour lui : il était impossible que les haines fussent entièrement éteintes, et les lois apprendraient aux indigènes à craindre Dieu et son représentant sur la terre, le roi; le Christ n'avait-il pas enseigné qu'il fallait rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu?. Le nouveau Constantin accepta donc avec satisfaction la proposition des missionnaires et les chargea de créer un code basé sur la foi évangélique.

M. Nott en traça le plan, et les pasteurs rédigèrent des lois suivant leurs idées ; puis, le travail terminé, ils l'apportèrent au souverain de l'archipel de la Société.

Le 13 mai 1819, Pomare II convoqua à Papaoa une assemblée générale. Les chefs, les indigènes et les missionnaires


se rendirent à son appel. La réunion s'ouvrit par la lecture d'un passage de la Bible que fit le pasteur Crook, puis le roi prit la parole et se mit à lire le nouveau code, s'arrêtant à certains articles pour y ajouter des remarques personnelles.

Il y avait 19 articles, savoir : 1° Du meurtre; 2° du vol; 3° des déprédations commises par les cochons; hO des objets volés; 5° des objets perdus; 6° de l'achat et de la vente des objets; 7° de l'inobservance du jour du sabbat; 8° de l'excitation à la guerre; 9° des hommes ayant deux femmes; 10° des femmes abandonnées avant l'introduction de l'Évangile; 11° de l'adultère; 12° des femmes ou des maris délaissés; 13° de l'obligation de nourrir sa femme; lh° du mariage; 15° des faux rapports; 16° des juges ; 17° de la forme des jugements; 18° des cours de justice; 19° des lois en général.

La plupart des peines de ce code consistaient en amendes; la privation de la liberté et même celle de la vie s'y trouvaient cependant mentionnées aussi : cette dernière était le châtiment réservé aux assassins, aux révoltés, aux conspirateurs, etc.

Ce qu'il y avait surtout de mauvais dans ce code, c'était l'intolérance religieuse; certains articles se montraient vraiment tyranniques, l'article 7, par exemple : celui-ci déclarait que les coupables seraient réprimandés à la première infraction, mais que s'ils recommençaient, ils seraient condamnés à travailler pour le roi ; les juges désigneraient le travail à exécuter1.

Pomare II demanda au peuple s'il approuvait ces lois : celui-ci leva la main droite en signe d'adhésion; la séance se termina par une prière que récita le Révérend Henry.

Il n'y eut d'abord que ce code dans tout l'archipel de la Société; ensuite chaque île profita de l'affaiblissement du pouvoir royal pour obtenir de ses missionnaires des lois

1. D'après le Missionary register.


particulières. Huahine, Raiatea-Tahaa et Bora-Bora possédèrent alors des codes très différents. Je ne parlerai que d'un seul, celui de Raiatea, à cause de sa sévérité et de son étrangeté. L'article II infligeait la peine de mort à l'individu coupable de blasphème et d'idolâtrie; l'article IV déclarait que les cochons égarés n'ayant point de marques indiquant leur propriétaire devenaient le bien des principaux chefs ou de la caisse des missionnaires; l'article XXV condamnait les vagabonds incorrigibles à être fouettés publiquement'.

Quelques années après avoir été promulgués tous ces codes reçurent de notables augmentations.

Les pasteurs pouvaient donner des lois aux îles parce qu'ils étaient les plus aptes à les rédiger, mais ils auraient dû dans leurs codes rester sur le terrain civil et s'abstenir d'y parler de religion. En mélangeant à dessein le spirituel et le temporel, ils fabriquèrent des codes théocratiques avec toutes leurs conséquences, c'est-à-dire la confusion perpétuelle des affaires divines et des affaires humaines et l'intervention constante dans la politique des prétendus représentants de Dieu sur la terre, les pasteurs.

Les missionnaires ont protesté souvent contre cette accusation, et l'histoire dans son impartialité doit enregistrer leurs déclarations. Pour n'en citer qu'une, le Révérend J. Williams, l'un des plus anciens missionnaires de l'archipel de la Société, dans un discours qu'à son retour en Angleterre il fit à l'assemblée générale de la Société des missions de Londres le 12 mai 1835, après avoir raconté la conversion des habitants de Tahaa et Raiatea, prononçait ces paroles : «. On nous a reproché d'avoir eu recours au pouvoir civil pour établir et soutenir le christianisme. Je nie le fait. Jamais nous n'avons profité d'autre chose dans ce but que de l'influence de l'exemple des chefs. On ne saurait trouver dans le code entier des lois des naturels un seul article qui déclare que

1. D'après P. LEssoN, Voyage autour du monde sur la corvelle « la Coquille », t. I, p. 437 à 442.


la religion chrétienne est la religion de l'île; la seule chose que nous ayons cru devoir recommander par des lois, est la cessation de tout travail le jour de repos. Mais ce que nous n'avons pas voulu faire, nous, les chefs eux-mêmes l'ont fait. »

Il me semble cependant que la protestation des pasteurs ne peut résister à un examen sérieux. Les phrases du Révérend Williams, malgré les correctifs, qui y sont introduits, finissent par se retourner contre lui et ses confrères. Les missionnaires n'ont pas voulu se mettre en évidence, voilà tout. Soyons larges : en admettant qu'ils n'aient pas écrit les articles des Codes qui favorisent leur religion et leurs personnes, ils ont inspiré incontestablement les cerveaux qui ont proposé les lois et guidé les mains qui les ont signées : la meilleure preuve en est qu'ils ont toujours lutté pour qu'elles fussent observées. Ils ne peuvent donc en rejeter la paternité et doivent en supporter la responsabilité.

A partir de la victoire de Pomare II, leur ambition se montre clairement. On les voit continuellement s'immiscer dans la direction des affaires du pays. Au lieu de se borner à donner des conseils privés en se tenant soigneusement à l'écart de la vie publique, ils s'empressent de se rendre dans les assemblées, soulevant des discussions interminables et se faisant remarquer par la violence de leurs discours. Ces procédés refroidirent souvent les indigènes à leur égard, mais, contenus par la main de fer de Pomare II, ses sujets courbèrent la tête et se résignèrent. La nouvelle religion amena des modifications dans les mœurs des insulaires et quelque chose de la tristesse de notre Moyen-âge se répandit sur la vie jusque-là si gaie de ce peuple primitif. Adieu les upa-upa et les orgies ; il n'y eut plus de ces fêtes bruyantes qui faisaient les délices de cette population enfantine et les indigènes allèrent au prêche le dimanche par la crainte d'une punition consistant presque toujours à travailler aux routes.


Malheureusement la nouvelle morale n'existait qu'à la surface chez les habitants, comme tout ce qui est en général le résultat de la contrainte, et si l'on ne peut que louer les bonnes intentions des missionnaires pour relever la dignité des naturels, on se voit obligé, en revanche, de déplorer leurs façons de procéder.

Après avoir tant favorisé la religion chrétienne, Pomare II ne pouvait plus retarder son baptême. Il le reçut enfin le dimanche 16 mai 1819, et ce fut le pasteur Bicknell qui le lui donna, en présence de quatre mille indigènes.

Le monarque voulut montrer que les lois devaient être respectées. Le 25 octobre, il fit pendre à un cocotier deux hommes du district d'Attahuru, les nommés Papahia et Horopae qui s'étaient rendus coupables de complot contre le gouvernement. En août 1821, deux autres naturels nommés Pori et Mariri furent encore mis à mort pour avoir essayé d'assassiner le roi.

Pomare II était alors à l'apogée de sa puissance. Il régnait sur tout l'archipel de la Société. Véritable autocrate de Tahiti et d'Eimeo, il était suzerain des îles Sous-le-Vent et des Tuamotu; celles-ci lui payaient un tribut. A certains égards il était digne du rang suprême. Bien doué et travailleur pour un homme de sa race, il tenait alternativement le sceptre et la plume; il avait composé un recueil de mots tahitiens et traduit une partie de la Bible. Ce dernier ouvrage aurait été écrit, dit-on, dans le petit îlot Motu-Uta, oasis placée au milieu de récifs entourés par la mer et située en face de Papeete.

Pomare II y avait fait construire un belvédère où il aimait à se retirer.

Cependant le roi approchait du terme de sa carrière. Depuis quelques années il s'était mis à boire outre mesure des liqueurs fortes et il s'enivrait tous les jours 1. Bref il fit tant d'excès que ceux-ci le conduisirent prématurément au tom-

1. D'après DUMONT D'URVILLE, Voyage pittoresque autour du monde, t. I, p. 561.


beau. Ce fut le 7 décembre ou le 17 novembre 1821 1, à Eimeo, que le Constantin tahitien expira à l'âge de trenteneuf ou quarante-deux ans.

Son fils, âgé seulement d'un an, fut proclamé roi sous le nom de Pomare 1112. La mère de cet enfant était Teremoemoe, fille de Tamatoa, roi de Raiatea. Le peuple la nomma régente, mais elle abdiqua cette fonction en faveur de sa sœur Pomare- Vahine et celle-ci gouverna durant la minorité de son neveu.

Cette femme était douée d'un caractère extrêmement énergique. Elle le montra surtout vis-à-vis des missionnaires.

Ceux-ci voulurent l'amener à partager leurs idées politiques : ils ne purent y réussir ; elle leur signifia qu'elle ne se laisserait pas diriger par eux. Cette déclaration les consterna.

Ils désiraient déjà l'annexion des îles de la Société à l'Angleterre ; ils durent attendre.

Au mois de décembre 1822, Aimata, fille de Pomare II et d'une sœur de sa femme, épousa Tapoa, dit Pomare-Aburahi, petit-fils du conquérant célèbre qui avait jadis soumis les îles Sous-le-Vent. Tapoa, dit Pomare-Abu-rahi, était prince de Tahaa; quant à Aimata, elle ne possédait qu'un seul district et nul ne pouvait prévoir qu'elle serait un jour la reine Pomare IV de Tahiti. Cette princesse pouvait avoir alors douze ans ; le prince n'avait guère plus de seize ans.

Le mariage eut lieu à Iluahine, île située entre les possessions des deux époux. La plus grande pompe fut déployée en cette circonstance et une garde armée accompagna le cor-

1. Ellis (Polynesian researches, t. Il, p. 524), et Lesson (Voyage autour du monde sur la corvette « la Coquille », t. I, p. 247), disent que Pomare II mourut le 7 décembre 1821 ; mais plus loin p. 423, Lesson place la mort de ce roi au 17 novembre 1821. Quelle est la véritable date? J'incline pour la première, parce que Lesson la cite d'après les éphémérides rédigées en langue tahitienne et traduites par les missionnaires anglais établis dans l'île.

2. L'annuaire des Établissements français de l'Océanie, publié par ordre du gouvernement, fait régner Pomare III dès 1804, c'est-à-dire seize ans avant sa naissance.


tège princier. La cérémonie se passa dans la chapelle protestante où les Révérends Barff et Ellis unirent les jeunes époux en présence de la famille royale, des amis du prince, des grands-chefs, et de la foule du peuple.

Vers. cette époque il y eut, un instant, une diminution de piété chez les indigènes, mais elle ne dura pas. Les jeunes gens essayèrent aussi de faire revivre d'anciennes coutumes, principalement le tatouage, autrefois très pratiqué par leurs ancêtres : toutes ces tentatives échouèrent.

Le rôle des missionnaires allait sans cesse grandissant, non sans rencontrer parfois une certaine opposition, s'il faut en juger par le fait suivant. Un parlement avait été créé à Tahiti pour y discuter les intérêts politiques et commerciaux du pays. Cette année-là (1823), plusieurs questions furent soumises à l'assemblée populaire, composée de quatre mille personnes environ. On proposa d'abord d'établir une capitation annuelle de cinq bambous d'huile par homme, puis on traita des impôts qui devaient être perçus pour le roi et pour les missionnaires. La capitation, les impôts pour le roi furent acceptés, mais la subvention aux missionnaires, ajournée par les Révérends eux-mêmes, qui prévoyaient un refus 1. Ils pouvaient d'ailleurs attendre et même se passer de ces subsides. Ils s'étaient beaucoup occupés de négoce et leurs affaires avaient en général pleinement prospéré. Certains d'entre eux avaient réalisé de belles fortunes ; à Tahiti notamment, les maisons les plus confortables étaient celles des hommes du Seigneur. Tels quels, leur prestige n'en demeurait pas moins considérable : ils étaient au spirituel les véritables arbitres des îles.

Des changements remarquables étaient en effet survenus dans la population. Non seulement l'idolâtrie avait complète- ment disparu, mais tous les habitants professaient la religion chrétienne. Beaucoup de naturels savaient lire et écrire et

1. D'après DUMONT D'URVILLE, Voyage pittoresque autour du monde, t. I, p. 562 et 563.


possédaient des livres religieux traduits dans leur langue, imprimés à Tahiti ou dans une autre île. On avait élevé des temples et les indigènes se rendaient au prêche deux fois par semaine.

A Papaoa, il y avait un temple long de sept cents pieds. Les insulaires s'y acheminaient en bon ordre, marchant sur deux files et observant un parfait silence. Arrivés dans l'édifice, ils se rangeaient suivant leur district, les hommes séparés des femmes et la famille royale confondue avec les autres personnes Le coup d'œil était vraiment curieux, pour ne pas dire comique. Certains des assistants n'avaient pour tout vêtement qu'un uniforme anglais ou un habit noir ne leur couvrant que le haut du corps : c'étaient les plus enviés ; d'autres ne possédaient qu'un pantalon ou un gilet. Quant aux femmes, leur unique costume consistait en une chemise d'homme avec un petit chapeau européen orné de fleurs naturelles. Personne, pas même le roi, ne portait de bas ni de souliers2.

(Il n'est pas inutile de constater que de nos jours les Polynésiens vont encore pieds nus.) Le service commençait à dix heures. Il débutait par un hymne que les fidèles chantaient en chœur ; ensuite venait la lecture de plusieurs pages des Actes des Apôtres ; la cérémonie se terminait par un discours du Révérend. Cette sombre existence faisait un fâcheux contraste avec la riante verdure de Tahiti et le caractère autrefois si exubérant de ses habitants, mais de cela les missionnaires ne se souciaient nullement: intransigeants, ils ne songeaient qu'à leur œuvre et se félicitaient de la voir triompher.

Cependant, loin d'être entièrement transformés, les naturels ne l'étaient que superficiellement. Ils continuaient à se livrer aux mêmes vices. Les hommes necessaientde s'adonner à l'ivrognerie ; seulement ils se cachaient. Les femmes mon-

1. D'après DUMONT D'URVILLE, Voyage pittoresque autour du monde, t. I, p. 562.

- 2. D'après KOTZEBUE.


traient une certaine réserve lorsqu'on les rencontrait à terre, à la promenade, et, pendant le jour, elles ne venaient plus comme jadis s'offrir effrontément à bord des bâtiments ; mais aussitôt qu'elles pouvaient tromper la surveillance des agents des missionnaires, surtout la nuit, elles prouvaient vite que leurs mœurs n'avaient pas changé f.

Voici quel était à cette époque l'état politique de l'archipel de la Société : Pomare III était roi de Tahiti ; Mahine, de Moorea et de Maiaoiti; Mahine et Hautia, de Huahine; Tamatoa, de Raiatea ; Fenuapeho, de Tahaa ; Mai- et Tefaora, de Bora-Bora ; Tairo, de Maurua2.

En 182Zi, le 21 avril, à Papaoa, les missionnaires protestants sacrèrent le nouveau souverain. Le pasteur, M. Nott, en posant le diadème sur la tête de l'enfant prononça ces paroles : « Pomare III je vous couronne roi de Tahiti, Moorea3, etc. » Le Révérend ne doutait plus de rien, il avait complètement oublié le temps où, pauvre et fugitif, il ne vivait que par la protection d'un chef polynésien. Le succès les grisait, lui, et ses collègues.

La situation brillante qu'ils s'étaient créée tentait maintenant ceux de leurs confrères restés obscurs dans la mère patrie. L'un d'eux, nommé George Pritchard, résolut d'aller

1. Il suffit de lire les récits de la plupart des voyageurs pour être fixé à cet égard. L'un d'eux, P. Lesson, dans son Voyage autour du monde sur la corvette « la Coquille » (séjour dans l'ile d'O-Taïti du 3 au 22 mai 1823), a même laissé à ce sujet des anecdotes assez piquantes; en voici deux : « un des officiers de la Coquille, prenant un croquis du temple de Matavai, alors complètement désert fut tout étonné de voir passer vivement un robuste Taïtien qui lui jeta dans les bras une jeune insulaire à peine âgée de treize ans, et lui montrant une cravate de soie bleue, puis la chaire à prêcher!.

Alliance monstrueuse d'une rare dépravation, et que n'ont jamais inscrit dans leurs louangeurs rapports les inspecteurs des missions Tyermann et Bennett !. (T. 1, p. 308.) ff Les femmes converties au christianisme n'en sont pas plus chastes toutefois, car malgré une surveillance active des agents des missionnaires, elles se rendaient à bord pendant la nuit, en joignant la ruse et la dissimulation à leurs intrigues, et faisaient des lieues à la nage pour mieux voiler leurs amoureux projets. » (Vol. I, p. 504).

2. ORSMOND, missionnaire, Lettre adressée au commandant de la corvette « la Coquille », Bora-Bora, 13 mai 1823. — Mahine n'était que chef de Moorea (Eimeo) ; le roi de cette île était Pomare Ill.

o. Nom que l'on donnait aussi à l'île Eimeo.


chercher fortune dans l'archipel de la Société. Ce pasteur était né à Birmingham (Angleterre), le 16 août 1796. Il avait exercé quelque temps dans son pays et s'y était marié. Sa femme voulut l'accompagner. Ils s'embarquèrent sur le FoxHoand, capitaine Emments, et partirent le 27 juillet 1824.

Après une heureuse traversée, ils arrivèrent à Tahiti le 25 décembre suivant, et s'établirent à Papeete.

Les Révérends entreprirent l'éducation du petit roi Pomare III dans une école qu'ils avaient fondée à Afareaitu (île Eimeo ou Moorea) et qu'ils qualifiaient pompeusement d' « Académie de la mer du Sud ». Mais cet enfant, objet de leurs vives espérances, mourut au bout de quelques années à Pare, le 11 janvier 1827. On l'enterra à Papaoa, dans le tombeau de son père. Avec Pomare III disparut le dernier rejeton mâle de la dynastie de Pomare.

Sa sœur Aïmata âgée d'environ quatorze ans2, fut reconnue reine des îles Tahiti, Eimeo et dépendances, sous le nom de Pomare- Vahine IV. Son règne devait être fertile en événements graves.

1. Ai, manger, Mata, œil.

2. Elle était probablement née le 28 février 1813.


CHAPITRE IV

APPARITION DU CATHOLICISME ET DE L'INFLUENCE FRANÇAISE

Vie scandaleuse de la reine Pomare IV ; les indigènes reviennent aux anciennes mœurs. — Création d'une nouvelle religion : les Mamaia. — Ceuxci fondent un parti politique et causent des desordres. — Débauches de la population des îles Sous-le-Vent. — Pomare IV se fait rendre hommage à la façon antique. — Les grands-chefs tahitiens se soulèvent contre elle et châtient des gens de Taiarapu. — Guerre de Raiatea-Tahaa : défaite de Tapoa; il perd ses Etats. — Pomare IV divorce avec ce prince et épouse Ariifaite. — Révolte des Mamaia et de Tavarii; combat de Taiarapu : victoire de Tati, Utami, Paofai et Hitoti. — Abaissement des Mamaia; ils cessent d'être un danger pour le gouvernement. — Les grands-chefs tahitiens sont en réalité les maîtres du pouvoir. — Arrivée à Tahiti de missionnaires catholiques français. — Les Pères Caret et Laval cherchent à supplanter les missionnaires protestants anglais, et ceux-ci les font expulser ainsi qu'un charpentier français. — Voyage à Tahiti des Pères Caret et Maigret ; les autorités tahitiennes refusent de les laisser débarquer. —

Le gouvernement français décide d'intervenir en faveur de ses nationaux.

Au début du règne de Pomare IV, les grands-chefs et les missionnaires se disputèrent le pouvoir. La jeune souveraine les laissa faire et ne s'occupa qu'à s'amuser. Douée d'un tempérament ardent, comme toutes les jeunes filles de sa race, elle se mit à mener une vie scandaleuse, excita ses sujets à la débauche, et les fit revenir publiquement aux anciennes mœurs. Ils passèrent des nuits entières à chanter des himetie et à exécuter des danses obscènes. Les Révérends protestèrent au nom de la religion et de la morale, mais Pomare IV répondit à leurs remontrances en accomplissant à Eimeo une Upa-Upa tellement corsée que les hommes du Seigneur en furent consternés; ils crurent à ce moment leurs peines perdues. Ils ne se trompaient guère : au fond, les


indigènes étaient restés les mêmes et la civilisation n'avait fait que les effleurer. On ne change pas en vingt-cinq ou trente ans l'ouvrage de plusieurs siècles, c'est-à-dire les caractères moraux et intellectuels d'une race, quelque intelligente qu'elle soit.

En 1828, il se produisitun événement très grave. Un indigène nommé Teau, ancien diacre du temple de Panavia, prétendit qu'il était prophète 1 et créa la religion des Mamaia. Voici en quoi elle consistait : aimer Dieu, le prier et chanter ses louanges; les adeptes avaient la liberté des rapports sexuels et devaient tous aller au ciel après leur mort2. Le prophète eut des disciples, et les missionnaires en furent tellement exaspérés, qu'ils voulurent le supprimer: ils ordonnèrent de le saisir afin de lui faire son procès; mais Teau prit la fuite et se réfugia dans les montagnes, où l'on renonça à le poursuivre.

La grosse majorité du peuple resta fidèle à la religion importée par les Révérends et persécuta les Mamaia, ce qui ne fit qu'augmenter leur nombre. Les chrétiens ne valaient pourtant pas mieux qu'eux. Sans doute ils continuaient à suivre les exercices du culte, mais cela ne les empêchait pas aussi de se livrer à la prostitution et à l'ivrognerie. Les femmes menaient une conduite honteuse. La plupart des grands-chefs montraient le mauvais exemple : ils ne cessaient de danser, de chanter et de boire; la famille royale se grisait abominablement et les courtisans agissaient de même; à chaque instant ils criaient : « Du rhum ! Du rhum! »

Leurs journées et leurs nuits s'écoulaient dans d'ignobles bacchanales, qui ne finissaient que lorsqu'ils tombaient épuisés par les fatigues de l'amour et l'abus des liqueurs alcooliques. Les Révérends connaissaient toutes ces hontes, dont souvent ils étaient les témoins forcés; avec une rare persévérance ils essayaient d'extirper les vices des indigènes et n'y parvenaient pas.

1. Quelques-uns disent Jésus-Christ.

2. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. Ir, p. 502, 504 et 505.


Au bout d'un an les Mamaia avaient fait de tels progrès qu'ils étaient devenus un danger pour le gouvernement. Ils ne se contentaient pas seulement de professer une nouvelle religion, ils formaient aussi un parti politique. Tous les mécontents y entraient; un indigène voulait-il fronder l'autorité établie ? aussitôt il se déclarait Mamaia; la nouvelle religion lui servait de prétexte pour pratiquer ses menées révolutionnaires. En se voyant nombreux, les Mamaia s'enhardirent; ils tinrent des propos insolents et proférèrent des menaces contre les grands-chefs. Ceux-ci tâchèrent d'enrayer ce mouvement. Ils y réussirent momentanément grâce à l'éloquence de Tati, grand-chef de Papara, le plus célèbre orateur tahitien de ce temps-là 1. Dans une assemblée générale qui eut lieu à Papaoa, Tati prononça un discours tellement violent contre les Mamaia que ceux-ci furent saisis de crainte et s'abstinrent pendant quelque temps d'injurier et de provoquer les chefs.

Vers le mois de septembre 1829, la famille royale partit pour Tahaa. Elle resta plus d'un an dans les îles Sous-leVent, et durant ce voyage, elle ne cessa de se livrer à la débauche et à l'ivrognerie. La population de ces îles menait une vie aussi licencieuse que celle des habitants de Tahiti et de Moorea. A Raiatea, à Huahine, et surtout à Bora-Bora, lorsque des navires relâchaient, toutes les femmes, revêtues de leurs habits de fête et couronnées de fleurs, montaient à bord s'offrir et se livrer aux premiers venus2. Les Révé-

1. Tati descendait de la famille d'Amo et il aurait été peut-être roi de Tahiti sans l'adoption de Pomare II par Temare. A cause de cette même adoption, il ne devait pas non plus hériter du district de Papara, et pourtant nous l'en voyons en possession; il est probable que Pomare II le lui aura cédé pour le remercier de son désintéressement. En effet, Tati ne revendiqua jamais le trône de Tahiti, et, de plus, il fut l'ami intime de Pomare II. Au couronnement de Pomare III, Tati portait la couronne du petit roi; or, par sa seule présence au sacre, il reconnaissait ce jeune enfant pour son légitime souverain. A l'époque où nous sommes parvenus, et même avant, Tati aurait pu facilement s'emparer de la couronne s'il l'avait voulue; mais c'était un indigène exceptionnel par son peu d'ambition, sa bonté, sa droiture, et la sincérité de son attachement au Christianisme.

2. Il en est encore ainsi de nos jours à Bora-Bora.


rends tonnaient contre ces actes et ne parvenaient pas à les empêcher. Un missionnaire de Raiatea, M. Williams, crut devoir recourir à la force ; comme il avait un grand ascendant sur Tamatoa, le roi de cette île, il obtint de celui-ci des lois sévères pour contraindre les indigènes à respecter les choses religieuses et à changer de mœurs; mais il n'aboutit qu'à s'attirer la haine de ceux dont il contrariait les goûts; on tenta de l'assassiner et il lui fallut renoncer à ses réformes.

En 1.830, il s'opéra un revirement en faveur des Mamaia : le peuple et la reine se rapprochèrent d'eux pour tâcher de reprendre l'autorité que les grands-chefs avaient usurpée.

En effet, ceux-ci avaient profité de la minorité de Pomare III, puis, de ce que le trône était occupé par une femme, pour ne plus tenir compte du parlement créé en 182/i, et rétablir la féodalité. Ils étaient devenus à Tahiti les véritables maîtres; Tati, grand-chef de Papara, commandait de la pointe Mara jusqu'à l'isthme ; Utami était grand-chef d'Attahuru; les deux frères Paofai et Hitoti se partageaient le pouvoir sur la côte orientale de l'île.

Pomare IV retourna en janvier 1831 à Papeete (Tahiti). Elle alla demeurer chez les Mamaia. Quelque temps après, elle ordonna aux habitants de la presqu'île de Taiarapu de venir lui rendre hommage à la façon antique, c'est-à-dire en exécutant une cérémonie que le Christianisme avait abolie à pause de son caractère idolâtre et obscène. Les habitants de Taiarapu obéirent. Mais les grands-chefs de Tahiti protestèrent au nom des lois chrétiennes que la reine avait violées; ils proclamèrent la déchéance du chef Tavarii de Taiarapu et des autres petits chefs, puis ils envahirent la presqu'île.

Les gens de Taiarapu se réfugièrent auprès de la souveraine.

Tati, Utami, Paofai et Hitoti demandèrent à Pomare IV de les leur livrer; celle-ci refusa. Alors les grands-chefs se soulevèrent contre la reine et firent entrer leurs guerriers dans Papeete, le 20 mars 1831. Pomare IV eut peur; elle


se prépara à partir pour Eimeo. Apprenant cette résolution, les grands-chefs se radoucirent; ils abandonnèrent une partie de leurs exigences et se contentèrent du châtiment des autres coupables : les principaux Mamaia furent expulsés de Tahiti et forcés de revenir à Raiatea-Tahaa.

Entre les mois d'avril et de septembre 1831, Tamatoa III mourut à un âge assez avancé. C'était le roi le plus considéré de l'archipel de la Société ; sa fille aînée régnait à Huahine, et sa petite-fille était reine de Tahiti. Le frère de Tamatoa III lui succéda comme roi de Raiatea sous le nom de Tamatoa IV.

Cependant les adeptes de la nouvelle secte étaient extrêmement nombreux dans les îles Sous-le-Vent, surtout à Tahaa.

Ils soutenaient Tapoa le grand-chef de cette île 4, contre les habitants de Raiatea. L'opposition de ceux-ci amena une scission religieuse, et la guerre éclata en octobre ou novembre 1831. Les guerriers de Tahaa subirent une défaite complète : Tapoa fut blessé et pris, puis relégué à Huahine.

Les Mamaia avaient commis l'imprudence de lui prédire la victoire : après la perte de cette bataille, ils s'empressèrent de rentrer dans l'ombre, et dès lors, la paix régna sur les îles du nord-ouest2.

De retour à Tahiti, Tapoa, vaincu et dépouillé de ses Etats, reçut un accueil outrageant de la reine : Pomare IV l'exclut du lit conjugal, d'où n'était encore issu aucun enfant, et il fut obligé de retourner aux îles Sous-le- V ent, plus pauvre que n'importe quel indigène. Heureusement l'avenir lui réservait un brillant dédommagement : ce prince devait devenir un jour roi de Bora-Bora, par le consentement des deux familles rivales Mai et Tefaaora, fatiguées de leurs dissensions. Mais Pomare IV ne pouvait alors prévoir ce retour de la fortune, et, durement, elle demanda, à la fin de l'an née 1831, à prendre un nouvel époux. Quelques missionnaires protestèrent, trouvant que cela était contraire à la

1. Fenuapeho venait de périr en mer et Tapoa lui avait succédé.

2. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océa.n, t. II, p. 517 et 518.


religion ; mais les grands-chefs prononcèrent le divorce, et la reine Pomare IV épousa le fils d'un chef de Huahine, Ariifaite, un jeune homme âgé de quinze ans, qui prit après son mariage le nom de Pomare- Tane 1." Je viens de dire qu'après la défaite de Tapoa, les Mamaia rentrèrent dans l'ombre, et que, dès lors, la paix régna sur les îles Sous-le-Vent. Mais il n'en fut pas de même à Tahiti où, dans le mois de janvier 1832, les Mamaia appuyèrent une révolte de Tavarii, chef de Taiarapu. En présence de ce péril, Tati, Utami, Paofai et Hitoti se coalisèrent. Les armées des deux partis se rencontrèrent dans la presqu'île de Taiarapu.

Après un combat assez vif, les insurgés eurent le dessous ; ils perdirent plus de trente hommes sans compter les blessés, et s'enfuirent dans les montagnes. Durant la déroute, leur chef Tavarii, les deux prophètes Tutuai et Vaipai ainsi que plusieurs de leurs guerriers tombèrent entre les mains des vainqueurs. Les grands-chefs emmenèrent les prisonniers à Papara. Le 23 mars 1832, ceux-ci comparurent devant un tribunal présidé par Mahine, chef de l'île Huahine; cinq des rebelles furent condamnés à l'exil, les autres, aux travaux forcés. Tous subirent leurs peines.

Ces condamnations abaissèrent pour toujours l'orgueil des Mamaia; dans la suite ils n'eurent plus la même hardiesse, et cessèrent ainsi d'être un danger pour le gouvernement 2.

Tati, Utami, Paofai et Hitoti étaient en réalité les maîtres de Tahiti; Pomare IV ne comptait guère. Les pasteurs la traitaient dédaigneusement. Ne la croyant pas appelée à monter un jour sur le trône, ils avaient absolument négligé son instruction et depuis son avènement, ils ne s'étaient pas non plus occupés de remédier à son ignorance. Aussi le pouvoir royal s'affaiblissait-il chaque jour; l'autorité de Po-

1. Tane signifie mari.

2. Ici finit le rôle important des Mamaia dans l'histoire de l'archipel de la Société; les troubles, quelquefois sérieux, qu'ils causèrent plus tard eurent si peu de conséquences que je ne les mentionnerai même pas.


mare IV était partout contestée et des troubles continuels éclataient à l'intérieur. Une querelle apaisée, une autre renaissait, et parfois des équipages de vaisseaux européens de passage dans le Pacifique étaient eux-mêmes victimes d'odieuses agressions.

Les choses se compliquèrent par l'arrivée des missionnaires catholiques de la Société de Jésus et Marie dite de Picpus, chargés par un décret de la Propagande en date du 20 mai 1833 (confirmé le 2 juin suivant par le pape Grégoire XVI) de la conversion au catholicisme de toute la Polynésie 1.

Ils commencèrent en 1834 par les îles Gambier. Ils y firent beaucoup de prosélytes. Ensuite ils songèrent à venir aussi à Tahiti. Ils n'étaient pourtant pas nombreux: la Mission ne se composait que de quelques Pères et quelques Frères placés sous la direction d'un vicaire apostolique de l'Océanie orientale, Msr Rouchouze, évêque titulaire de Nilopolis ; mais tous ces hommes étaient jeunes, actifs, courageux et fanatiques. Sur l'ordre de ce prélat, un catéchiste irlandais, nommé Colomban Murphy, partit de Gambier pour les îles Sandwich, et, durant son voyage, relâcha à Tahiti. Il y arriva le 21 mai 1835. A cette époque, le Révérend Pritchard était devenu tout-puissant dans l'île. Intelligent et surtout ambitieux, il avait gagné la confiance de la reine et des chefs ; les autres pasteurs protestants, ses collègues, subissaient même son influence. Pritchard fit dire au Frère Murphy que Pomare IV refusait de le laisser débarquer. Toutefois le catéchiste eut une entrevue avec la souveraine. Il lui demanda pour quel motif elle lui avait interdit de prendre terre ; Pomare IV répondit qu'elle n'avait point fait cette défense, mais que Pritchard avait assuré aux chefs que M. Murphy était le pape, et que, si on le laissait entrer dans le pays, il emporterait avec lui en s'en allant tout ce que les Tahitiens possédaient. « Si vous voulez rester, ajouta-t-elle, il faut que vous

1. Annales de la Propagation de la Foi, t. VIII, p. 7.


en demandiez l'autorisation aux missionnaires et aux chefs ; s'ils y consentent, je n'ai point d'objection à faire1. » Huit jours après, les chefs et les pasteurs protestants tinrent un grand conseil, auquel le catéchiste irlandais fut. invité à assister. Celui-ci y entendit bien des choses pénibles pour lui et la cause qu'il représentait ; néanmoins plusieurs chefs et en particulier un des premiers juges de l'île parlèrent en faveur des missionnaires catholiques. On demanda à M. Murphy s'il avait des lettres de recommandation ; il répondit que non. Cependant les pasteurs protestants avaient envoyé un homme colporter partout un portrait de Msr Rouchouze, et ils le montraient en criant : « C'est là le Dieu des catholiques. » Lorsque le Frère Murphy vit cette manœuvre, il quitta l'assemblée. Après son départ les chefs délibérèrent entre eux; et le lendemain, deux chefs et un juge vinrent à bord pour dire à M. Murphy qu'on lui accordait la permission de débarquer et que les missionnaires catholiques pouvaient venir 2. Alors il descendit à terre et s'occupa de prendre les renseignements nécessaires à l'établissement d'une Mission.

Son enquête terminée, il voulut continuer son voyage ; mais il fut obligé d'attendre un mois le départ du vaisseau qui devait le transporter aux îles Sandwich. Il profita de ce séjour forcé pour compléter ses informations, et, le 25 juin 1835, il envoya de Papeete une lettre à Msr Rouchouze afin de l'avertir de tout ce qui s'était passé. Colomban Murphy partit de Tahiti le 29 juillet suivant, et parvint sans encombre à Honolulu (île Hawaii, des Sandwich), le 21 août, à midi. De cet endroit il écrivit au même prélat une seconde lettre qui débute ainsi qu'il suit: MONSEIGNEUR, Depuis que je vous ai écrit d'O-Taïti, j'ai vu plusieurs chefs qui

1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 204.

2. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 204 et 205.


m'ont assuré qu'ils verraient avec plaisir Votre Grandeur dans ces îles. Cependant les calvinistes ont beaucoup de partisans. Je crois que, si vous y alliez, vous seriez reçu plutôt que tout autre, et que.

vous trouveriez sur-le-champ un pied-à-terre. Pour la réception d'un étranger à O-Taïti, il faut que la reine et les chefs se réunissent pour décider s'il doit rester ou non. On peut encore être reçu d'une autre manière, c'est lorsque quelque chef vous donne des terres pour bâtir une maison. Si vous prenez le parti de vous rendre dans ces îles, je crois que vous ferez bien de vous y présenter comme Évêque, parce qu'à O-Taïti on a une grande idée des Missionnaires de Gambier, et en particulier de Votre Grandeur 1.

Les missionnaires catholiques furent ainsi fixés sur les dispositions des Tahitiens à leur égard ; à part quelques chefs curieux de faire connaissance avec les Pères plutôt qu'avec leur doctrine, la masse des indigènes ne désirait pas changer de religion. C'est ce que comprirent fort bien les missionnaires catholiques ; néanmoins ils persévérèrent dans leur dessein. Le vicaire apostolique de l'Océanie Orientale chargea deux prêtres français, MM. Caret et Laval, de tenter l'entreprise.

M. François d'Assise Caret, vice-préfet apostolique, a raconté dans une lettre de Valparaiso (Chili), datée du 12 avril 1837 et adressée au rédacteur des Annales de la Propagation de la Foi, les incidents de sa tentative sur Tahiti. Cette lettre est aussi intéressante que longue ; je m'en vais en citer les passages les plus importants et je résumerai les autres.

Au commencement de sa lettre, l'auteur s'exprime ainsi qu'il suit : « Après de mures réflexions, nous pensâmes qu'il fallait aller directement à Taïti, centre de la Polynésie australe. Nous n'ignorions pas les difficultés que nous aurions a surmonter pour y entrer et surtout pour nous y maintenir, mais nous voulions obéir à notre conscience qui nous fait un devoir de visiter toutes les terres que le saint-siège a confiées

i Annales de la Propagation de la Foi (novembre 1836, no XLIX), t. IX, p. 188 et 189.


à nos soins. Nous ne devons pas craindre les obstacles quels qu'ils soient, ni même compter sur le succès; le Ciel ne l'exige pas de nous, il veut seulement que nous fassions ce qui est en notre pouvoir1. »

MM. Caret et Laval s'embarquèrent sur une petite goélette du port de 10 tonneaux seulement ; elle était commandée par le capitaine Williams Hamilton. Ce fut le 6 novembre 1836 qu'ils mirent à la voile. Ils relâchèrent à l'île Anaa (La Chaîne) et le 20 novembre, ils mouillèrent devant l'une des pointes de Taiarapu (Tahiti). Ils descendirent à terre sur la pirogue d'un Suédois qui demeurait en ce lieu. Écoutons le récit du Père Caret : « Nous eûmes bien raison de faire diligence ; car, à peine avions-nous débarqué, qu'un des chefs de l'endroit se rendit à bord de la goélette pour ordonner qu'on eût à reprendre le large, sans mettre les passagers à terre : mais nous y étions déjà, et nous avions donné le salut de la paix à cette île, en partie idolâtre et en partie hérétique.

« C'était un autre brick, qui nous avait refusé le passage, qui avait fait prendre ces mesures contre nous : étant sorti de Gambier le même jour que notre petite barque, il était arrivé depuis plusieurs jours, avait averti M. Pritchard, le ministre méthodiste du port, que nous étions en route pour venir ; et à cette nouvelle, celui-ci avait réuni tous ses confrères. La reine et tous les chefs avaient été convoqués à une assemblée générale : là MM. les méthodistes avaient fait conclure qu'on devait établir des gardes-côtes sur tous les points de l'ile, avec ordre d'empêcher, à quelque prix que ce fût, la petite goélette qui nous portait de venir jeter l'ancre 2. »

Les chefs ordonnèrent au capitaine de rembarquer ses passagers; celui-ci répondit que les chefs devaient s'adresser aux intéressés et non à lui, ce qu'ils firent en effet ; mais les deux

1 Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 207.

2. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 209.


prêtres répliquèrent : « Nous n'irons pas à bord ; nous sommes à terre, nous y resterons. Nous ne sommes point des malfaiteurs. Nous sommes venus ici pour rendre visite à votre reine, et nous voulons la voir 1. » Les chefs n'insistèrent plus et les laissèrent tranquilles.

Pour éviter de se rembarquer, MM. Caret et Laval décidèrent de se rendre par terre à Papeete. Ils se mirent en route.

La nuit approchant, un Tahitien, nommé Maiota, leur donna à manger et les fit coucher dans sa demeure. Le lendemain, des curieux arrivèrent en grand nombre : « presque tous vinrent avec quelques livres de la Bible sous le bras2 ».

Les deux missionnaires continuèrent leur route malgré la chaleur et marchèrent jusqu'au soir. Ils demandèrent l'hospitalité dans une case indigène : on la leur accorda. Ils en profitèrent pour faire le catéchisme aux enfants. Les deux prêtres français repartirent le lendemain et forcèrent leur marche afin de pouvoir arriver à Papeete avant la nuit. Ce trajet est raconté par M. Caret de la manière suivante : « Tout le long du chemin la foule se pressait sur notre passage ; car le bruit de notre arrivée nous devançait toujours.

« Vous êtes les Missionnaires de Mangareva», nous demandait-on ? Nous répondions affirmativement, en ajoutant que nous étions Prêtres français. - « Est-ce que vousn'avez point de femme ? Est-ce que vous ne faites point le commerce ? —

Nous n'avons point de femme, les vrais Missionnaires n'en ont point. Ils ne doivent penser qu'à aimer Dieu et faire le bonheur des hommes. Nous ne faisons point le commerce, parce que Jésus-Christ ni ses Apôtres ne l'ont point fait. »

Ces pauvres Taïtiens, qui ont toujours la Bible à la main, sentaient très bien que nous disions vrai, et ils nous ajoutaient : « Mais nos Oromeduas 3 ont des femmes, et font le

1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 210.

2. Id., p. 211.

3. C'est ainsi qu'ils appellent les missionnaires méthodistes. (Note des Annales.)


commerce tous les jours : ils ne sont pas bons ; ils nous vendent tout, livres, prières, sacrements. Un petit S.Mathieu, 3 bambous d'huile ; un petit S. Marc, A bambous d'huile Nos montagnes sont couvertes de leurs vaches ; ils sont très riches, et ne nous aiment pas ; ils nous chassent de leurs maisons quand nous y entrons. Ils ne vous aiment pas non plus vous autres ; ils vous haïssent beaucoup ; ils nous ont dit que vous étiez très méchants, qu'il ne fallait pas vous laisser venir à terre2. »

Cependant les deux missionnaires catholiques marchaient toujours en écoutant tout ce qu'on leur disait. Une femme d'un certain âge, qui paraissait avoir pitié d'eux, leur dit : « Les Oromeduas d'ici savent que vous êtes à terre ; ils sont furieux, surtout Piritati (c'était ainsi que les indigènes appelaient Pritchard) ; il est allé trouver la reine, il veut qu'elle vous chasse sans miséricorde. — Nous ne sommes point venus, répondirent les deux prêtres français, pour faire du mal, mais pour faire du bien, à la reine, aux chefs et à tout le peuple. Que Piritati et les autres Oromeduas nous haïssent; pour nous, nous ne les haïssons pas , mais nous ne les craignons pas non plus, parce que nous sommes les envoyés de Dieu 3. »

Enfin ils arrivèrent à Papeete. Ils se rendirent directement à la maison du consul américain, pour lequel ils avaient une lettre de recommandation de la part de Mgr Rouchouze. Ce consul américain était un négociant belge, nommé Moerenhout, fixé à Tahiti depuis le 15 mars 1829. Cet homme aimait beaucoup les Français; il reçut avec de grands égards les deux missionnaires catholiques auxquels il offrit sa maison et sa table ; ceux-ci acceptèrent.

1. Ces bibles devraient être données gratuitement, d'après les conventions faites par les sociétés bibliques ; mais les agents de ces sociétés d'erreur ne sont pas fort scrupuleux observateurs de ces conventions. (Note des Annales.)

2. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 212 et 213.

3. Id., p. 213 et 214.


Voici comment M. Caret rapporte dans sa lettre son entrevue avec Pomare IV : « Ce fut le vendredi 25 novembre que nous dirigeâmes nospas vers Papeete, pour faire notre première visite à la reine, avec M. Moerenhout, qui eut la complaisance de nous accompagner. Arrivés là, nous fûmes introduits dans la maison de la reine. Sa Majesté était accroupie sur une natte, tandis que M. Pritchard était assis sur un tabouret. Une partie des chefs étaient présents, et la salle, ou plutôt la grange, était remplie de monde. Nous nous assîmes, nous aussi, sur des tabourets qu'on nous présenta. M. le consul avait demandé pour interprète le pilote taïtien,. qui entend l'anglais; mais il ne servit de rien, car il n'osa parler. Quant à nous, nous comptions sur l'enfant de Gambier i, mais cet enfant reçut ordre de se taire ; on désirait que nous fussions muets. Nous ne le fûmes pas cependant, avec le secours de Dieu, et ce que nous dîmes fut compris et répété. Voici ce que nous balbutiâmes: « Reine, nous venons de Mangareva, nous sommes les Prêtres du vrai Dieu, la France est notre pays. Nous ne sommes point malfaiteurs, nous n'avons point l'intention de nuire à Piritati, ni à aucun des Oromeduas qui sont ici ; nous désirons faire votre bonheur à vous, reine, et celui des chefs, et de tout le peuple. Nous savons que cette terre vous appartient, et que le pouvoir est à vous. Nous vous demandons l'hospitalité, et nous espérons que vous ne nous la refuserez pas. Si vousmême ou vos sujets alliez en France, le roi ne vous chasserait pas, il vous donnerait l'hospitalité. Si Piritati allait en France, on ne l'en chasserait pas. Dans les grands états, tels que la France, l'Angleterre et l'Amérique, tous les étrangers inoffensifs jouissent de toute liberté, les Prêtres comme les autres 2. »

« Cependant nous offrîmes à la reine un schall avec quatre

1. Un enfant indigène que MM. Caret et Laval avaient emmené avec eux.

2. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 215 et216-


onces. Elle les accepta, malgré tous les efforts de M. Pritchard pour l'en empêcher. Ce qui portait M. Pritchard à s'opposer à ce que nos présents fussent reçus, c'est qu'à ses yeux cette acceptation était une permission tacite de la part de la reine pour que nous restassions à Taïti ; ce qu'il ne pouvait souffrir1. »

Les missionnaires catholiques se retirèrent ensuite, n'ayant qu'à se louer de l'accueil de Sa Majesté. Ils étaient dans leur demeure lorsqu'un indigène vint leur remettre les quatre onces ; le chef Hitoti arriva et leur expliqua que c'était l'argent qu'ils avaient donné à la reine le matin ; Pritchard lui avait dit que les deux prêtres voulaient acheter par là le droit de rester dans l'île, et il avait pris l'argent des mains de Pomare IV pour le leur faire rapporter. MM. Caret et Laval retournèrent alors chez la reine. Quand ils arrivèrent, il n'y avait que des indigènes avec elle : « Aussi reçut-elle très bien les quatre onces que nous lui remîmes de nouveau, dit M. Caret, quoique en faisant quelque difficulté cependant par la crainte de Piritati. Nous crûmes que la cause de la Religion demandait que nous fissions ces offres d'argent, quelque pauvres que nous fussions. Nous nous retirâmes encore, sans rien savoir sur ce que l'on déciderait par rapport à nous 2. »

Le lendemain samedi, dimanche pour Taïti, les missionnaires catholiques reçurent l'ordre de comparaître dans une assemblée. Celle-ci ne put avoir lieu que le soir à cause de la pluie. Les deux prêtres s'y rendirent avec le consul Moerenhout. Ils y trouvèrent la reine, plusieurs des chefs, Pritchard, et une foule d'indigènes. On fit asseoir MM. Caret et Laval, puis un juge se leva et leur dit: « Tavara et Tareta, pourquoi êtes-vous venus dans cette terre? Nous avons des Oromeduas, qui sont ici depuis longtemps, et qui nous ont instruits de la parole; nous n'avons pas besoin de

1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 216.

2. Id., p. 217.


vous. Il y a une loi qui vous interdit l'entrée de cette terre, pourquoi y êtes-vous venus ? Retournez à Mangareva. Vous avez fait des présents à la reine qui vous en a fait de son côté ; ne soyez pas obstinés à rester 1. »

Effectivement Pomare IV avait donné aux deux prêtres français des présents consistant en une petite provision de tappe, de nourriture et de coquillages. Quand l'orateur eut fini de parler, M. Caret se leva et balbutia en langue tahitienne les paroles suivantes : « Quand nous partîmes de Mangareva , nous ne pensions pas trouver ici une reine, des chefs, ni un peuple qui nous chassassent de leur île. Nous savions que ceux qui vous avaient apporté la parole de Dieu avaient calomnié notre doctrine, et nous avaient chargés de fausses accusations : nous sommes venus justifier la doctrine que nous annonçons. Nous ne savons pas assez votre langue pour vous manifester la vérité maintenant ; attendez que nous la sachions: ne nous renvoyez pas, autrement vous ne saurez jamais distinguer la vérité du mensonge. Cette loi dont vous parlez est si nouvelle, que M. le consul américain, ici présent, et qui devrait la connaître, ne la connaît pas. »

« Alors M. Moerenhout se leva et dit: « Cette loi qui interdit l'entrée de cette terre aux étrangers, si ce n'est le bon plaisir de la reine, est nouvelle et inconnue de moi. »

Et se tournant vers M. Pritchard, il lui adressa la parole en anglais, et lui dit : « Monsieur, cette loi est contre le droit des gens, je proteste contre elle ; elle est injurieuse à l'Amérique, pour laquelle j'exerce ici les fonctions de consul. Il peut arriver tous les jours un navire américain, qui amène des passagers ; et sans le savoir, ces hommes ne pourront mettre pied à terre, et seront obligés de retourner dans leur pays aux frais du capitaine ou aux leurs. Une loi semblable devrait être connue des nations du moins, avant de devenir obligatoire 2. »

M. Caret ajoute: « L'assemblée fut dissoute sans qu'aucune

1. Annales de la Prowaalion de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 218.

2. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n, LVI), t. X, p. 219.


décision fût. prise ; les assistants les Jeunes gens surtout, nous félicitèrent beaucoup 4. »

Les indigènes hésitaient à expulser les deux prêtres catholiques. Pritchard prit alors une décision énergique : il s'enferma seul avec la reine, et lui dicta une lettre de bannisse-, ment contre MM. Caret et Laval. Ces missionnaires allèrent trouver la reine et lui dirent: « les Oromeduas, reine, ne sont pas les envoyés de Dieu ; mais nous, nous sommes envoyés de Dieu pour vous faire connaître la vraie parole, et nous vous le prouverons quand nous saurons la langue. »

La reine leur parla de retourner à Gambier, sur la goélette qui les avait amenés. Ils répondirent à la souveraine que cette goélette « était trop petite pour lutter contre les vents, qui sont presque toujours contraires2 ».

Le 2 décembre, M. Moerenhout reçut une seconde lettre de M. Pritchard ; et le 7 décembre on avertit les missionnaires catholiques que l'on se préparait à les rembarquer de force sur la goélette qui les avait transportés. Le charpentier Vincent, qui était venu avec eux à Tahiti, devait être aussi chassé. Il croyait avoir tout droit d'exercer son industrie, parce qu'il avait payé à la reine les 30 piastres exigées par la loi ; mais M. Pritchard n'avait pas ratifié cette acceptation et il lui fit remettre ce même jour ses 30 piastres par un des chefs qui lui étaient dévoués, et lui envoya dire qu'il ne pouvait rester à Tahiti. Les deux prêtres français et le charpentier dressèrent un acte de protestation, dont l'original fut déposé dans les archives du consulat américain, et dont une copie fut envoyée à la reine : « Nous déclarions que nous f ne voulions pas aller à Gambier sur la goélette VÉlisa et nous rendions le gouvernement de Taïti, ainsi que le propriétaire et le capitaine de la goélette, responsables envers la France de toute violence qu'on voudrait nous faire. Nous déclarions de plus que, si l'on nous forçait à quitter Taïti

1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 220.

2. rd., p. 220.


avant l'arrivée d'un navire de guerre, soit français, soit anglais, soit américain, nous ne voulions point aller ailleurs qu'à Valparaiso i. » Ainsi s'exprime, dans sa lettre, le Père Caret. Il ajoute : « Nous étions persuadés qu'une fois la goélette partie, aucun navire ne voudrait nous prendre par force, et qu'ainsi nous resterions à Taïti, où nous savions que presque toute la population nous désirait, et que nous pourrions enfin la ramener à Dieu; nos ennemis ne l'ignoraient pas non plus, voilà pourquoi ils ne voulaient en aucune manière laisser partir la goélette sans nous. Comme elle devait bientôt re- mettre à la voile, nous nous enfermâmes dans la maison que M. Moerenhout avait bien voulu nous céder: nous espérions que les droits de l'hospitalité seraient respectés, en considération de la dignité consulaire ; mais nous nous trompions.

« Le 11 décembre, cinq ou six hommes, que tout le peuple appelle les gendarmes de Piritati, se présentèrent à la porte de notre demeure avec des cordes pour nous garrotter; nous refusâmes d'ouvrir. Ils menacèrent de briser la porte, mais ils n'en firent rien ce jour-là : ils se retirèrent, et quelques minutes après on nous apporta une lettre de la reine qui était à plus de deux lieues de là ! Les femmes de la plage disaient hautement que cette lettre n'était pas de la reine, mais de Piritati, quoiqu'elle fut signée Pomcire. Cette lettre était dictée avec une espèce de fureur ; elle est restée au consulat américain. M. Moerenhout nous apprit ce soir que, pendant que les Taïtiens semblaient vouloir refuser de prêter leurs mains à la violence qu'on voulait nous faire, quelqu'un était venu les encourager, en leur disant : « Pourquoi balancer ?

on a bien chassé les Prêtres français des îles Sandwich, et il n'en a rien été. »

1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 228. —

Lire p. 521, 522 et 523, aux Pièces justificatives, cette Protestation.


« Le lendemain 12 décembre, nous célébrâmes la sainte Messe dans le plus grand secret. Un charpentier français, établi à Taïti depuis longtemps, et qui savait tout ce qui se passait, profita du moment où il n'y avait personne autour de la maison, pour nous avertir que les gendarmes de M. Pritchard allaient descendre jusque vers nous par le toit. Nous attendions avec patience ce qui allait arriver. Cependant nous vîmes du mouvement du côté de la mer, et nous aperçûmes un homme, en uniforme militaire, qui se dirigeait vers notre demeure : il était accompagné de cinq ou six autres, qui avaient une natte cordée autour des reins; quelques curieux les suivaient. Nous connûmes alors que le moment était arrivé où nous devions nous préparer à tout événement. Nous fermâmes bien la porte et les croisées, et nous nous retirâmes dans l'appartement le plus secret de la maison, où nous nous mimes à genoux pour réciter les sept Psaumes de la pénitence. Les soi-disant envoyés de la reine frappent à la porte avec violence, et nous somment d'ouvrir; nous ne répondons rien, continuant de prier, et nous soumettant à tout ce que la Providence permettra. Cependant le toit est soulevé ; une ouverture s'y fait, et ceux qui ont ordre de nous enlever descendent dans notre demeure; ils sont tout tremblants : ils nous appellent de nouveau, et nous ordonnent de sortir; nous continuons de prier, sans rien répondre. Ils cherchent la clef de la porte, sans la trouver; ils forcent la serrure; mais il leur fallait encore escalader une cloison pour arriver jusqu'à nous : un d'entre eux le fit, et, étant descendu dans notre appartement, il ouvrit la porte, qui n'était fermée que par un loquet; les autres entrèrent, et nous trouvèrent tous les deux à genoux. Ils nous disent de sortir; nous ne répondons rien. Ils attendent quelques minutes pour reprendre haleine, et mettent la main sur nous.

Nous ne voulions pas avoir à nous reprocher un seul pas pour sortir de Taïti, où nous croyions de notre devoir de demeurer. Piritati et ses confrères connaissaient notre


détermination; voilà pourquoi les ordres étaient précis de nous saisir et de nous porter sur la goélette. On nous traîna tous les deux jusqu'à la porte ; là, les mêmes hommes prirent chacun de nous par les pieds et par la tète et nous transportèrent jusqu'au rivage, où une pirogue nous attendait pour nous conduire à bord de la goélette. Ils évitèrent de passer devant l'autre maison de M. Moerenhout. Celui-ci vint à notre rencontre et nous dit, les larmes aux yeux : « Je ne puis, Messieurs, vous soustraire à la violence qu'on vous fait, parce que je n'ai pas d'armée à ma disposition ; mais on saura un jour que je suis consul des États-Unis. » Nous l'embrassâmes et lui témoignâmes notre reconnaissance, puis nous dîmes au peuple : « Voilà celui qui nous a constamment protégés contre les persécutions de ceux qui devraient vous prêcher la charité; nous savons, du reste, que la violence qu'on nous fait ne vient pas de vous. » Quand on nous eut jetés sur la pirogue, nous saluâmes les habitants de Taïti, en leur disant : « Nous savons qu'un très petit nombre d'entre vous nous ont rejetés, et que les autres nous désirent ; nous reviendrons 1.» Ils protestèrent auprès du capitaine Williams Hamilton contre leur embarquement et déclarèrent qu'on leur avait fait violence. Ce capitaine, qui pourtant était le même qui les avait amenés de Gambier, leur répondit : « Je me moque des Français et des Américains; je suis Anglais, vous êtes à mon bord; mais je ne veux pas courir les mers à cause de vous. Je vous déposerai dans l'île qu'il me plaira, fût-ce sur un rocher sans habitants. N'allez pas croire non plus que je vous mette ailleurs qu'à la cale. » Ils furent mis, en effet, dans ce lieu étroit où ils manquèrent d'être étouffés par le manque d'air. La goélette partit. Arrivés auprès d'une île Basse, à soixante milles environ de Tahiti, les deux prêtres catholiques dirent au capitaine : « Si vous ne voulez pas nous conduire à Gambier, laissez-nous sur cette île. » Ha-

1. Annales de la Propagalion de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 223.

224, 225 et 226.


milton répondit qu'il ferait demander si le chef Tati, qui y était alors, voudrait les recevoir. Le capitaine mit une pirogue à la mer et envoya un indigène. Celui-ci revint le lendemain, apportant une réponse qu'il déclara être négative, tandis que le chef Tati, que les missionnaires catholiques virent à leur second voyage à Tahiti, leur assura l'avoir donnée affirmative. Alors MM. Caret et Laval dirent à Hamilton qu'ils voulaient aller directement à Gambier, ou rester à Tahiti, pour attendre une occasion de se rendre à Valparaiso.

Mais le capitaine ne voulait pas retourner à Gambier dans la crainte d'y être mal reçu par les habitants, si ceux-ci venaient à apprendre les mauvais traitements qu'il avait fait subir aux deux missionnaires. Cependant il se radoucit et dit aux deux prêtres : « Déclarez-moi par écrit que vous voulez attendre à Taïti un navire pour vous porter à Valparaiso, et je retourne à Taïti porter votre déclaration. Si la reine a pprouve que vous restiez, je vous déposerai de nouveau à terre; sinon, je mettrai à ma place un autre capitaine qui vous conduira à Gambier : pour moi, je ne veux pas y aller. »

MM. Caret et Laval ayant accepté cette proposition, la goélette vira de bord, et fit de nouveau voile vers Tahiti où elle mouilla le soir même. Hamilton descendit seul à terre plutôt pour chercher un autre capitaine que pour porter la déclaration des deux prêtres catholiques à la reine, car il ne la vit pas. Il écrivit le lendemain à son second d'amener la goélette à Papara, tandis que lui s'y rendait à cheval par terre.

Le navire arriva à Papara le lendemain vendredi 16 décembre vers 10 heures du matin. Un nouveau capitaine vint prendre le commandement de l'Élisa. Cet homme eut pitié des deux missionnaires catholiques : il les tira de la cale.

La goélette appareilla. Le vent fut si favorable durant toute la traversée qu'après quinze jours seulement de navigation, ils parvinrent aux îles Gambier le 31 décembre 18361.

1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 226r 227,228 et 229.


Quelques jours après leur retour à Gambier, le vicaire apostolique de l'Océanie orientale jugea à propos d'envoyer de nouveau M. Caret à Tahiti, afin de se rendre de là à Valparaiso pour s'y occuper des affaires de la mission; M. Caret devait être accompagné cette fois d'un autre missionnaire, M. Maigret, qui remplaçait M. LavaIt.

Ils partirent de Gambier le 13 janvier 1837, sur le brick américain le Colombo, capitaine Williams : celui-ci ne les accepta à son bord que sur leur déclaration écrite de ne vouloir aller à Tahiti que pour y prendre un passage pour Valparaiso, par le premier navire qu'ils rencontreraient. Après avoir relâché aux îles Kueru, Hao (La Harpe) et Anaa (la Chaîne), ils mouillèrent dans le port de Tahiti le 26 janvier 1837. Ils y restèrent cinq jours et pendant ce temps ne purent descendre une seule fois à terre. La loi rendue contre les missionnaires catholiques existait toujours. Le capitaine eut à ce sujet plusieurs entrevues avec son consul. Tous les deux déclarèrent que MM. Caret et Maigret n'avaient pas l'intention de rester dans l'île, mais seulement d'y attendre la venue d'un vaisseau qui les mènerait à Valparaiso; ce fut en vain, on ne les crut pas : « Mais, dit le capitaine, que ferai-je de mes passagers? Je ne puis aller à Valparaiso; ma destination est Boston, peut-être même passerai-je par Manille : voulez-vous que ces Messieurs me suivent? cela n'est pas possible. » — « Qu'ils fassent comme ils voudront, répliqua M. Pritchard, ils ne peuvent venir à terre; la reine et tous les chefs s'y opposent » : et pour le prouver il lui remit une lettre signée effectivement par la reine et les chefs 2.

M. Caret prétend que la reine aurait dit à M. Ringman, lieutenant du Colombo, qu'elle avait signé cette lettre sans connaître ce qu'elle faisait, et comme malgré elle; mais ce missionnaire a pu être trompé, car Pomare IV avait souvent

1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 229 et 230.

2. Id., t. X, p. 230, 231 et 232.


recours à cette excuse pour ne pas endosser la responsabilité des actes qui lui étaient reprochés.

La position des deux prêtres français devenait très grave; ils ne savaient comment s'en tirer. Enfin, sur les instances de M. Moerenhout, le capitaine Williams consentit à se détourner de sa route pour conduire MM. Caret et Maigret à Valparaiso, moyennant la somme de 300 piastres (environ 1.600 francs); malgré l'énormité de cette somme, et ne pouvant d'ailleurs faire autrement, les deux missionnaires acceptèrent cette combinaison, à condition qu'ils ne payeraient qu'à Valparaiso. Avant son départ, le capitaine rédigea un acte de protestation par-devant son consul, dans lequel il rendait le gouvernement tahitien responsable de son voyage au Chili 1.

Après quarante-neuf jours de navigation depuis Tahiti, MM. Caret et Maigret arrivèrent à Valparaiso le 22 mars 1837.

C'est de là que M. Caret écrivit cette lettre, dont je viens de citer de nombreux passages. A la fin de son récit, il déclare qu'aussitôt après avoir expédié les affaires de la mission il retournera à Gambier, et de là, il l'espère, à Tahiti, « malgré toute la rage de l'hérésie ». Il ajoute encore: « Nous avons dédié cette nouvelle mission à Notre-Dame-de-Foi : il ne sera pas dit que l'erreur triomphera contre la vérité ; l'auguste Marie, que l'Église appelle la destructrice de toutes les hérésies, saura bien l'anéantir à Taïti, où, malgré la corruption des mœurs qui y est à son comble, il y a des âmes vraiment dignes du royaume de Dieu. 2 » M. Caret ne renouvela pas tout de suite cette tentative d'établissement, car il fut obligé de quitter le Chili pour aller en France, où les événements survenus à Tahiti causaient une grande émotion. Le gouvernement français avait reçu la protestation de MM. Caret, Laval et Vincent, ainsi

1. Annales de la Propagation de la Foi (janvier 1838, n° LVI), t. X, p. 233 et 234.

2. Id., p. 234.


que les rapports de M. Moerenhout, relatifs à cette affaire.

(Ces rapports étaient parvenus par l'intermédiaire du consul général de France à Valparaiso.) Après avoir pris connaissance de ce qui s'était passé, le gouvernement français résolut d'intervenir à Tahiti. Le comte Molé, ministre des affaires étrangères, communiqua les pièces au vice-amiral Rosamel, ministre de la marine, qui, le 10 juin 1837, donna des ordres au capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars pour exiger de la reine de Tahiti « une complète réparation de l'insulte faite à la France en la personne de trois de nos compatriotes ».

Le gouvernement français jugeait qu'en 1836 on avait renvoyé MM. Caret et Laval avec des procédés violents complètement illégitimes. En avait-il été réellement ainsi ? Procédons à un examen rigoureux de la conduite de ces deux prêtres et de celle des autorités tahitiennes. MM. Caret et Laval savaient parfaitement à quoi s'en tenir sur l'accueil qui leur était réservé à Tahiti, le début de la lettre de M. Caret en fait foi ; ils n'ignoraient pas qu'ils auraient à vaincre beaucoup de difficultés pour entrer et surtout pour se maintenir dans cette île et néanmoins ils s'y étaient rendus dans le but avoué d'y supplanter les missionnaires protestants anglais.

Or, en 1836, il y avait à Tahiti une loi qui interdisait aux étrangers de résider dans l'île sans le consentement de la reine et des chefs. Cette loi était récente sans doute, puisqu'elle avait été faite pour s'opposer aux tentatives des prêtres catholiques et ceux-ci pouvaient effectivement ne pas la connaître ; mais outre que « personne n'est censé ignorer la loi », MM. Caret et Laval avaient refusé de s'y soumettre quand on la leur avait communiquée; de plus, ils s'étaient obstinés à rester à Tahiti, malgré les autorités de cette île qui leur avaient donné plusieurs fois l'ordre d'en sortir. Je n'ai pas à me préoccuper ici d'un cas de conscience, de la question de foi, quelque respectable que soit cette dernière.

D'ailleurs MM. Caret et Laval ne pouvaient la revendiquer


pour eux-mêmes qu'en l'accordant aussi à leurs ennemis, c'est-à-dire à Pritchard et aux autres pasteurs protestants.

Les rares auteurs qui se sont occupés de cette affaire ont dit que les Révérends s'étaient abaissés en appelant à leur aide le pouvoir civil, qu'ils n'auraient jamais dû recourir à des moyens violents pour se débarrasser de concurrents redoutables, qu'en résumé, ils auraient dû accepter la discussion avec les Pères. Tout cela est vrai ; mais il faut avouer aussi que les missionnaires protestants anglais auraient été plus que des hommes si, volontairement, ils avaient accepté de voir remettre en question leur œuvre. Souvenons-nous de ce qu'ils avaient souffert pour la faire triompher ! Rappelonsnous leurs misères dans ces îles ! Pendant près de vingt années ils avaient lutté pour y établir la religion de JésusChrist. Enfin, après des sacrifices considérables et des travaux inouïs, ils étaient parvenus à convertir la population et à lui donner un vernis de civilisation, ils avaient élevé des temples, ouvert des écoles, fait cesser les guerres, institué des lois et fondé un gouvernement ; et maintenant que leur œuvre était achevée, qu'ils commençaient à en jouir, ils se voyaient subitement menacés de la perdre, par suite de l'arrivée de missionnaires catholiques qui ne visaient à rien moins qu'à les traiter d'imposteurs devant tous les indigènes de Tahiti ! En vérité les missionnaires protestants anglais eussent été vraiment des êtres surnaturels s'ils avaient accepté une telle concurrence sans essayer de l'éviter. Alors, pour se préserver de ce péril, ils avaient appelé à leur aide le pouvoir civil ; ils s'étaient adressés à la reine et aux chefs de l'île, et comme ceux-ci leur étaient dévoués, ils avaient obtenu d'eux la promulgation d'une loi qui interdisait aux étrangers d'entrer à Tahiti sans le consentement de la reine et des chefs. Les missionnaires protestants anglais ayant été à la peine avaient voulu rester à l'honneur : quoi de plus excusable ? Les missionnaires catholiques de n'importe quelle nationalité n'ont du reste jamais agi autrement dans les


pays où ils ont été les maîtres, et si l'on veut que j'en donne une preuve, je citerai les Jésuites au Paraguay. Certes ces façons de procéder de la part des catholiques et des protestants ne sont pas libérales, mais nous ne devons pas nous en étonner : depuis quand des hommes religieux ont-ils été libéraux ?

Pour se défendre, les pasteurs protestants avaient donc fait dicter une loi et celle-ci avait été impitoyablement appliquée aux nouveaux venus récalcitrants. Il en a toujours été ainsi dans tous les pays civilisés : les gouvernements ont la faculté d'expulser de leur territoire les étrangers dont ils ont à se plaindre. Ils commencent par les prier de s'en aller de bonne volonté, et si cela ne suffit pas, ils emploient la force pour les faire sortir; si ces derniers sont quelque peu malmenés pendant le trajet, ils n'ont qu'à s'en prendre à euxmêmes : ils n'avaient qu'à obéir aux ordres des autorités. Et voilà précisément quel avait été le cas des Pères Caret et Laval. Ayant refusé de se retirer et de marcher, ils avaient été saisis, portés jusqu'au rivage, et là, mis dans une embarcation. Ces procédés violents, ils se les étaient justement attirés en s'obstinant à résister aux représentants de la loi.

Il est impossible de nier que dans cette affaire les deux prêtres catholiques avaient eu absolument tous les torts. Il y a donc lieu, à mon avis, de faire ici quelques réserves pour les réclamations du gouvernement français en faveur de MM. Caret et Laval.

Est-ce à dire qu'une intervention de la France n'était pas devenue nécessaire à Tahiti ? Nullement. Le gouvernement tahitien avait parfaitement le droit d'interdire aux missionnaires catholiques de résider dans son île, mais il ne pouvait agir ainsi que contre eux, c'est-à-dire contre une certaine catégorie bien déterminée de personnes, en invoquant la raison d'État, ou contre quelques individus isolés en rébellion contre les lois du pays; autrement, il mettait hors la loi tous les citoyens d'une nation, de la France dans l'affaire qui nous occupe, ce


qui constituait un attentat contre le droit des gens et signi- fiait, par conséquent, une véritable déclaration de guerre.

Or le gouvernement tahitien avait malheureusement commis cette dernière faute. M. Vincent, ce charpentier qui accompagnait les deux prêtres catholiques, avait subi les mêmes traitements qu'eux. A leur second voyage, MM. Caret et Laval s'étaient présentés en simples particuliers pour attendre la venue d'un navire qui devait les transporter à Valparaiso et le gouvernement tahitien avait refusé de les laisser débarquer, ce qui les privait du moyen de communiquer avec le Chili, ou les condamnait, pour s'y rendre, à payer une somme énorme au capitaine du navire sur lequel ils se trouvaient ; ils avaient été contraints d'accepter cette dernière combinaison. Le gouvernement français ne réclamait que pour ces attentats, mais il y en avait eu bien d'autres, et il en arrivait de nouveaux à chaque instant. La malveillance du gouvernement tahitien à l'égard de la France — la plus importante des nations catholiques, — était si grande qu'un capitaine de barque sous pavillon tahitien, avait quelques mois après, étant à Valparaiso, « refusé d'accorder le passage aux îles Pomotou à un marin français engagé dans la pêche des perles, sous le prétexte que lui-même ne serait peut-être pas reçu à O-Taïti s'il donnait passage à un catholique 4 ». Le 16 août 1837, la reine Pomare ne voulut pas laisser débarquer un Français nommé Boudu2. Je sais bien que les véritables auteurs de ces actes étaient les missionnaires protestants et surtout leur chef, le Révérend Pritchard, que l'Angleterre avait nommé consul ; mais le gouvernement tahitien demeurait seul responsable, ou bien il lui fallait convenir alors qu'il n'était pas le maître chez lui, ce qui équivalait à reconnaître qu'il n'existait pas. C'était au fond, la vérité ; il ne subsistait

1. Du PETIT-THOUARS, Voyage autour du monde sur la frégate « la Vénus », t. II, p. 382.

2. Voir p. 524, aux Pièces justificatives, la lettre de ce Français et la réponse de la reine Pomare.


que de nom. Les indigènes ne tenaient guère compte des lois. L'archipel de la Société avait pris l'aspect d'un vaste lieu de prostitution et d'ivrognerie dont Papeete (Tahiti) était le centre. A l'exception des pasteurs protestants et de quelques Anglais, les Européens ne s'y trouvaient pas en sûreté ; les indigènes pratiquaient impunément le vol et l'assassinat; ils se querellaient avec les marins et les rouaient de coups.

Cette situation devenait intolérable pour les nations civilisées ; elle était incompatible avec l'honneur d'une grande puissance comme la France ; celle-ci devait venger ses citoyens afin qu'à l'avenir ils fussent respectés ; l'envoi d'un navire de guerre français à Tahiti était donc devenu nécessaire.


CHAPITRE V

LUTTE DU CATHOLICISME ET DU PROTESTANTISME. — ÉTABLISSEMENT DU PROTECTORAT FRANÇAIS

Formation d'un parti catholique, plus tard, parti français. — Attentat contre M. Moerenhout. — Arrivée de la frégate la Vénus. — Dupetit-Thouars envoie un ultimatum à la reine Pomare IV. — Celle-ci accorde au gouvernement français les réparations qu'il exige. — Convention conclue entre le roi Louis-Philippe et la reine Pomare. — Séjour de Dumontd'Urville à Tahiti. — Le gouvernement tahitien institue des lois qui interdisent aux étrangers d'acquérir des terres et défendent l'enseignement de doctrines contraires au culte en vigueur. — Clause additionnelle ajoutée au dernier traité par le capitaine Laplace. — Départ de Pritchard pour l'Angleterre. — Les Tahitiens infligent aux Français et à leurs partisans toutes les vexations possibles. — Tentative faite pour établir le Protectorat français : elle échoue. — Le capitaine du Bouzet fait condamner des Tahitiens coupables d'avoir frappé des Français. — Luttes entre les partis tahitien-anglais et tahitien-français. — L'anarchie règne à l'intérieur des îles de l'archipel de la Société. — Le gouvernement de la reine Pomare suspend la punition des indigènes condamnés pour avoir maltraité des Français. — Presque tous les Français se plaignent des procédés des autorités tahitiennes. — Le contre-amiral Dupetit-Thouars exige de la reine et des grands-chefs de Tahiti des réparations et des garanties. —

Le gouvernement tahitien sollicite la protection du roi des Français. —

Dupetit-Thouars l'accorde sauf ratification. — Etablissement à Papeete d'un conseil provisoire de gouvernement.

L'expulsion des prêtres catholiques indigna quelques Tahitiens; ceux-ci flétrirent la conduite de leur gouvernement, et pour donner une forme durable à leur protestation, ils créèrent, sous la direction de M. Moerenhout, un petit parti religieux et politique, qui fut qualifié d'abord de parti catholique, ensuite de parti français. En prenant la défense des catholiques et des Français, ce consul s'était acquis une certaine notoriété dans l'île. Plusieurs chefs mécontents se rangèrent de son côté et la mésintelligence se mit dans le gouvernement. Alors les passions se déchaînèrent. Les pasteurs


protestants et leurs adeptes prirent en haine le consul américain et ne manquèrent pas une occasion de lui susciter toutes sortes de difficultés. Leur but était de le forcer à quitter l'île ; mais M. Moerenhout supporta tous les ennuis et ne partit pas.

Sa position, déjà si pénible, devint bientôt dangereuse.

Les malfaiteurs crurent pouvoir tout oser sur lui. Deux hommes, un noir de l'Amérique méridionale et un Tahitien, ou un Anglais — le fait n'a jamais été bien éclairci — pénétrèrent pendant la nuit dans sa maison pour le voler. Découverts à temps, ils frappèrent de plusieurs coups de hache et de couteau M. Moerenhout. La femme du consul se jeta sur les assassins qui la blessèrent si cruellement qu'elle en mourut quelques semaines après; le mari resta plus d'un mois alité et garda toute sa vie les cicatrices de ses blessures.

Au mois de mars 1838, les dépêches du gouvernement français parvinrent à Dupetit-Thouars, arrivé à Valparaiso, de retour du Kamtchatka. Après en avoir pris connaissance, celuici partit avec la frégate la Vénus, pour remplir sa mission.

Le 29 août, la Vénus jeta l'ancre dans le port de Papeete.

Le capitaine de vaisseau Dupetit-Thouars descendit à terre pour faire visite à M. Moerenhout. Il le trouva souffrant encore de ses blessures. Celui-ci confirma verbalement les réclamations faites par MM. Caret, Laval et Vincent. Le lendemain, Dupetit-Thouars écrivit aux consuls d'Angleterre et des Etats-Unis d'Amérique qu'il allait exiger des réparations de la reine Pomare pour les insultes faites à la France, et qu'il leur conseillait ainsi qu'à leurs nationaux de prendre des précautions car il serait peut-être obligé de recourir à la force vis-à-vis du gouvernement tahitien. Les lettres furent remises par M. Lapérouse, lieutenant de vaisseau. M. Moerenhout en accusa réception; M. Pritchard ne donna aucun reçu : il s'excusa en disant qu'étant chez la reine, il n'avait ni plume ni encre.

Le même jour, à 10 heures, le pasteur Pritchard et M. La-


pérouse se trouvaient chez la reine Pomare, lorsque le lieutenant de vaisseau Normand vint au nom de M. Dupetit-Thouars lui remettre la lettre suivante :

A bord de la frégate la Vénus, rade de Papeïli, le 30 août 1838, à 10 heures du malin.

Madame, le roi des Français et son gouvernement, justement irrités de l'outrage fait à la nation, par les mauvais et indignes traitements que l'on a fait subir à plusieurs de ses membres, qui se sont présentés sur le territoire de Taïti, et notamment en 1836, à MM. Laval et Caret, missionnaires apostoliques, m'ont envoyé pour réclamer et exiger au besoin la prompte réparation due à une puissante nation, qui a été insultée d'une manière grave et non provoquée.

Le roi et son gouvernement exigent: 1° Que la reine de Taïti écrive au roi des Français pour s'excuser des violences et autres avanies commises sur des Français, dont la conduite honorable n'avait pas mérité le châtiment qui leur a été infligé.

La lettre de la reine sera écrite en polynésien et en français, et les deux textes seront signés par elle. Cette lettre sera envoyée officiellement au commandant de la Vénus, dans les vingt-quatre heures qui suivront la présente notification.

2° Qu'une somme de 2.000 piastres fortes d'Espagne soit versée, dans les vingt-quatre heures de la présente notification, dans la caisse de la frégate la Vénus, pour servir à indemniser MM. Laval et Caret du dommage que la conduite tenue envers eux leur a occasionné.

3° Que le pavillon français soit arboré le 1" septembre à midi, sur l'île Motou-Oula, et qu'il soit salué de vingt et un coups de canon par le fort de la reine.

Je déclare à Votre Majesté, qu'à défaut de l'accomplissement de la satisfaction demandée, dans le temps prescrit, je me verrai, bien à regret, obligé de lui déclarer la guerre et de commencer les hostilités contre les États de sa domination, et que ces hostilités seront continuées par tous les bâtiments de guerre qui vont successivement passer par ces îles, jusqu'à ce qu'enfin la France ait obtenu une réparation satisfaisante.

Je suis, avec un profond respect, De Votre Majesté, le très humble serviteur ; Le commandant de la frégate la Vénus, Signé: A. Du PETIT-TIIOUARS.


La reine accusa réception de la notification et de l'heure à laquelle elle l'avait reçue. Pendant ce temps la frégate faisait ses préparatifs de combat et ses embarcations se plaçaient devant le rivage et par le travers d'une petite goélette appartenant à la souveraine pour bloquer tous les bâtiments qui se trouvaient sur la rade.

Dans la journée, Pritchard se rendit à bord de la Vénus.

Il s'y présenta comme agent de Pomare IV et venant en son nom pour proposer au commandant quelques accommodements : celui-ci refusa, et Pritchard retourna à terre.

Les indigènes montrèrent un instant des dispositions guerrières, mais elles cessèrent bientôt. Le gouvernement tahitien se rendait parfaitement compte qu'il ne pouvait lutter contre les forces françaises; il capitula donc sur tous les points. Cependant la reine ne possédait pas ou ne voulait pas verser les 2.000 piastres; elle dit à Pritchard : « Vous avez voulu l'expulsion de ces hommes, vous les avez fait partir, il est juste que vous payiez. » Pritchard pâlit; il protesta, supplia, cria; ce fut en vain : il dut s'exécuter. Il recourut à un emprunt; il s'adressa aux autres pasteurs; mais ceux-ci répondirent qu'on ne leur avait pas demandé leur avis lors de l'expulsion des prêtres catholiques et que par conséquent ils ne devaient rien. Néanmoins, comme le temps pressait, deux industriels consentirent à prêter de l'argent pour payer une partie de l'indemnité. M. Bicknell versa 500 piastres fortes, M. Vaughan en céda 1.000, et M. Pritchard compléta la somme en donnant 500 piastres.

A cinq heures du soir, Pritchard se rendit de nouveau à bord de la frégate la Vénus. Au nom de la reine il remit à Dupetit-Thouars une lettre de Pomare IV à Louis-Philippe.

Voici ce qu'elle contenait: Taïti, le 31 août 1838 (style taïtien, 30 août, suivant le nôtre).

Au Roi, Que la paix soit avec vous : voici ce que je désire faire savoir à


Votre Majesté. J'ai été en erreur en m'opposant à la résidence de deux citoyens français. Que Votre Majesté ne soit pas trop fâchée pour ce que j'ai fait à leur égard. Que la paix soit rétablie. Je ne suis souveraine que d'un petit et insignifiant pays ; que le savoir, la gloire et le pouvoir soient avec Votre Majesté. Que votre colère cesse, et pardonnez-moi l'erreur que j'ai commise.

Que la paix soit avec Votre Majesté.

Signé: POMARE.

Au roi des Français.

Ensuite, et toujours comme agent de la reine, Pritchard versa au commandant de la Vénus 125 onces d'or, pour indemniser MM. Caret et Laval ; on compta les 125 onces en présence de MM. Chiron du Brossay, second de la frégate, et Fillieux, commis d'administration, qui les encaissa à titre de dépôt; M. Dupetit-Thouars en donna un reçu. Enfin l'agent de la reine fit part de son embarras pour faire exécuter le salut du pavillon : elle n'avait pas de poudre de guerre. M. Dupetit-Thouars répliqua qu'elle pouvait en acheter à bord d'un navire américain qui était dans la rade ou qu'elle pouvait en demander aux consuls d'Angleterre ou des États-Unis; il ajouta que si ceux-ci ne possédaient pas de poudre, il s'empresserait de leur en fournir pour leur donner les moyens de rendre service à la reine. En entendant cette offre gracieuse, Pritchard demanda, comme consul d'Angleterre, la poudre indispensable à l'exécution des saluts ; M. Dupetit-Thouars l'accorda, mais comme il était tard il fut convenu qu'on ne viendrait la prendre que le lendemain matin. En effet, le lendemain, la poudre fut livrée à un chef qui se présenta au nom de la reine ; sur sa demande on lui prêta aussi un pavillon français.

Ce jour-là, 31 août 1838, à huit heures du matin, la Vénus arbora ses couleurs. C'était l'heure à laquelle devait avoir lieu le salut exigé dans l'ultimatum du gouvernement du roi Louis-Philippe. En conséquence le fort de la reine hissa le pavillon français. Ce fort était situé sur l'îlot Motu-Uta. Il y avait


là quelques mauvaises pièces d'artillerie. Mais quand il s'agit de commencer le feu l'embarras des indigènes fut extrême : personne ne savait tirer le canon! Pritchard s'offrit obligeamment. : il montra comment il fallait s'y prendre et chargea lui-même les pièces. Vingt et un coups de canon saluèrent le drapeau tricolore. La France était satisfaite.

Un peu plus tard, MM. Pritchard et Moerenhout, comme consuls d'Angleterre et des Etats-Unis d'Amérique vinrent voir officiellement le commandant de la Vénus. Celui-ci les accueillit avec le cérémonial accoutumé ; à leur départ les batteries du bord rendirent les honneurs.

Le 1er septembre 1838, Dupetit-Thouars et son état-major firent une visite à Pomare IV. Ils furent reçus à la barrière extérieure de la maison par deux chefs à moitié vêtus et armés de fusils rouillés. La souveraine était assise sur des nattes ; elle se leva et s'avança au-devant des visiteurs auxquels elle offrit la main, selon la coutume anglaise. Pomare IV et son mari Ariifaite prirent place sur une chaise ; les autres membres de sa famille et plusieurs chefs restèrent couchés par terre ; les officiers français s'assirent sur des chaises.

Après avoir adressé à la reine quelques com pliments, Dupetit-Thouars l'assura des dispositions amicales du roi des Français et de son gouvernement ; mais il déclara aussi à Pomare IV que le roi Louis-Philippe ne permettrait jamais que les Français fussent insultés dans leurs personnes, ou atteints dans leurs propriétés, tant qu'ils se conduiraient bien et se conformeraient aux lois et au droit des gens. Le pasteur Barff traduisit ce discours 1.

Cependant il devenait indispensable pour la France d'avoir un consul à Tahiti. Dupetit-Thouars choisit M. Moerenhout, qui s'était déjà fait remarquer par son dévouement aux intérêts français. Le 3 septembre 1838, le commandant de la Vénus écrivit à la reine pour lui demander une audience afin

t 1. Du PETIT-THOUARS, Voyage autour du monde sur la frégate « la Vénus », l- H, p. 392 et 393.


de lui présenter le nouveau consul. La reine répondit qu'elle le recevrait le lendemain à dix heures.

Le A septembre 1838, M. Dupetit-Thouars se rendit dans le temple principal, où il se trouva en présence d'une véritable assemblée nationale. Il y avait là trois ou quatre cents personnes, hommes, femmes et enfants. Pafai, Tati et Hitoti, les chefs les plus importants de l'île étaient présents. On remarquait aussi plusieurs pasteurs protestants. DupetitThouars salua Pomare IV et lui présenta M. Moerenhout comme consul de France. La reine resta un moment sans répondre ; puis elle dit qu'elle aimerait mieux voir désigner une autre personne ; mais le commandant de la Vénus répliqua que M. Moerenhout, honorablement connu dans le monde et déjà accrédité auprès d'elle en qualité de consul des États-Unis, avait également la confiance du gouvernement français, et que lui seul à Taïti pouvait être chargé de remplir ces importantes fonctions1. Alors la reine et les chefs reconnurent M. Moerenhout comme, consul de France.

M. Dupetit-Thouars proposa ensuite à Pomare IV de faire une convention pour établir de bonnes relations entre les Français et le gouvernement tahitien. La reine et les chefs acceptèrent cette offre. Une convention fut rédigée de la manière suivante :

Convention de paix et d'amitié conclue, le 4 septembre 1838, entre le capitaine de vaisseau Abel Dupetit-Thouars, officier de la Légion-d1 Honneur, commandant la frégate la Vénus, au nom de S. M. le Roi des Français, et S. M. Pomaré, Reine d'O' Taïti.

Il y aura paix perpétuelle et amitié entre les Français et les habitants d'O'Taïti 2.

1. Du Petit-Thouars, Voyage autour du monde sur la frégate « la Vénus », t. II, p. 399.

2. Dupetit-Thouars écrit O'Taïti au lieu de Taïti ou Tahiti, qui est le vrai nom de l'île. Voici pourquoi. Lorsque les premiers navigateurs abordèrent à Tahiti, ils dirent aux indigènes : « Quelle est cette île? » et ceux-ci répondirent: « 0 Tahiti oia JI, ce qui signifie: « c'est Tahiti ». Les premiers navigateurs, ignorant la langue maori, prirent tous les mots qui composaient cette réponse pour le nom même de l'île ; en conséquence ils inscrivirent Otaiti


Les Français, quelle que soit leur profession, pourront aller et venir librement, s'établir et commercer dans toutes les îles qui composent le Gouvernement d'O'Taïti ; ils y seront reçus et protégés comme les étrangers les plus favorisés.

Les sujets de la Reine des Iles d'O'Taïti pourront également venir en France ; ils y seront reçus et protégés comme les étrangers les plus favorisés.

Fait et arrêté au palais de la reine d'O'Taïti, à Papéïti, le 4 septembre 1838 (5 septembre, style O'Taïtien).

La Reine POMARÉ. A. DUPETIT-THOUARS.

Les missionnaires catholiques français allaient donc pouvoir venir se fixer dans l'archipel de la Société ; en effet le texte de la convention disait : « Les Français, quelle que soit leur profession, pourront aller et venir librement, s'établir et commercer dans toutes les îles qui composent le Gouvernement d'O'Taïti » ; et c'était bien d'ailleurs ce qu'avait voulu obtenir Dupetit-Thouars. Or rien n'était plus opposé aux idées de la reine et de son entourage ; mais celle-ci n'avait pas osé refuser ce que lui avait proposé le représentant de la France.

Le 9 septembre 1838, les corvettes l'Aslrolabe et la Zélée mouillèrent dans la rade de Matavai. Elles étaient commandées par le capitaine de vaisseau Dumont D'Urville, chargé d'un voyage d'exploration au pôle sud et dans l'Océanie. Cet officier s'était détourné de sa route en apprenant à Mangareva que des violences avaient été commises à Tahiti sur les Pères Caret et Laval. Dumont D'Urville ignorait l'envoi de Dupetit-Thouars dans cette île. Les pasteurs protestants espérèrent un instant que le commandant de Y Astrolabe et de la Zélée désavouerait la conduite de Dupetit-Thouars, moins ancien que lui en grade ; niais ils furent vite détrompés.

Mis au courant des actes de son collègue par le Révérend Rodgerson, Dumont D'Urville s'en montra très satisfait, et

sur leurs cartes et les autres navigateurs continuèrent à répéter la même erreur ; ce n'est guère que depuis une soixantaine d'années qu'elle a cessé.


pour ne laisser à la population tahitienne aucun doute à cet égard, il se rendit avec le commandant de la Vénus et le consul de France, le 10 septembre, à Papeete, afin de faire une visite à la reine. Celle-ci n'habitait plus sa charmante résidence d'été sur l'îlot Motu-Uta ; elle demeurait maintenant dans une modeste maison située près du rivage. Dumont D'Urville, Dupetit-Thouars et Moerenhout furent reçus par Pomare IV, Pomare- Tane, Teremoï-moï, et plusieurs autres membres de la famille royale. La reine tenait dans ses bras son jeune enfant âgé de quelques mois. Dumont D'Urville salua Pomare IV et lui adressa un petit discours dans lequel il lui reprocha ses mauvais procédés envers les prêtres français ; l'orateur de la souveraine ayant répondu en son nom que l'état du pays avait exigé que l'on prît des mesures pour éloigner les missionnaires catholiques, le commandant de rAstrolabe et de la Zélée répliqua en ces termes : « Sans doute la reine est libre dans ses états, et personne au monde, pas même le roi des Français, ne peut lui demander de changer sa religion ; aussi aurait-elle eu raison, si elle s'était contentée de défendre aux missionnaires français tout signe public de leur culte ; mais les traitements cruels qui ont été infligés à deux citoyens français étaient tels, que l'on ne pouvait se dispenser d'en demander raison. » Il dit ensuite d'un ton sévère quePomare-Vahine devait s'estimer très heureuse de s'être tirée à si bon marché de la position fâcheuse qu'elle s'était faite à l'égard de la France 1. Ces paroles furent fidèlement traduites par M. Henry, fils du pasteur de ce nom, car la reine regarda avec colère les officiers français et ses yeux se remplirent de larmes. Voyant cela, Dupetit-Thouars prit pitié de la souveraine et chercha à la calmer en lui faisant quelques petites démonstrations amicales : il lui tira doucement les cheveux et lui frappa légèrement la joue ; il ajouta même d'un ton affectueux qu'elle avait tort de s'affecter ainsi 2.

1. DUMONT D'URVILLE, Voyage au pôle Sud et dans l'Océanie, t. IV, p. 69 et 70.

2. Id., p. 70.


Cette entrevue terminée, Dumont D'Urville se rendit de suite chez Pritchard et lui reprocha sa façon d'agir contre les Français. Celui-ci répondit qu'on l'avait sans doute dénigré dans l'esprit de M. Dumont D'Urville ; qu'au surplus il serait toujours prêt à protéger désormais les sujets de toute nation.

Dumont D'Urville se contenta de cette déclaration et changea de sujet de conversation. Après un entretien courtois, ces deux hommes se séparèrent1.

LSAstrolabe et la Zélée quittèrent Tahiti le 16 septembre 1838. La Vénus leva l'ancre le lendemain.

Les vaisseaux français partis, Pritchard s'occupa d'annuler la clause énoncée dans la convention établie par DupetitThouars. Le Hévérend fit instituer deux lois : l'une empêchait les étrangers d'acheter des terres à Tahiti ; l'autre défendait d'enseigner des doctrines contraires au véritable Evangile, c'est-à-dire à celles du culte de la Réforme. Cette seconde loi était faite contre les étrangers et les Mamaia (ces derniers pourtant bien abaissés à cette époque) ; mais elle visait surtout les catholiques, car pour s'y conformer ceux-ci devaient renoncera toute propagande religieuse sous peine d être renvoyés dans leur pays et de ne plus pouvoir résider à Tahiti. Le gouvernement tahitien établissait ainsi dans son île une religion d'État.

Le 27 novembre 1838, la corvette française l'Héroïne, capitaine Cécille, arriva à Tahiti. Son séjour ne fut marqué par aucun événement sérieux, Dupetit-Thouars ayant réglé tous les différends; quant à la récente loi votée contre les doctrines étrangères au culte en vigueur, M. Cécille ne s'en occupa pas. La corvette leva l'ancre le 3 décembre.

Le gouvernement tahitien se félicita beaucou p de la facilité avec laquelle il avait dupé la France. Néanmoins les réclamations de cette nation ne se firent pas longtemps attendre.

1. DUMONT D'URVILLE, Voyage au pôle Sud et dans l'Océanie, t. IV, p. 71 et 72.


Durant son voyage de circumnavigation, la frégate française V Arlêmise, commandée par M. La place, relâcha à Sydney (Australie), et de ce port partit pour Tahiti. Le 22 avril 1839, comme elle allait doubler la pointe Vénus, la frégate s'échoua sur un banc de corail qui n'était pas marqué sur les cartes.

Toutefois elle parvint à se dégager de ce récif, mais non sans subir de graves avaries : la coque eut une énorme voie d'eau. Un pilote remarquable, le capitaine Ebrill, réussit au milieu du plus grand péril à faire entrer VArlêmise dans le port de Papeete. Cent vingt Tahitiens furent engagés pour le service des pompes. L'on désarma la frégate, et pour mettre le matériel à couvert, on loua les maisons qui bordaient la rive. L'équipage entier s'établit à terre dans les cases des naturels ou dans un campement improvisé. Les travaux de réparation commencèrent aussitôt pour ne se terminer qu'au mois de juin. Ce renflouage est resté célèbre dans les annales maritimes : il fut exécuté avec une telle pénurie de moyens qu'il fait encore de nos jours l'admiration des officiers de marine.

Les Français profitèrent de ce naufrage pour mener un peu la vie tahitienne. Le libertinage des matelots égala s'il ne surpassa pas celui de la population indigène. Les officiers de l'expédition crurent devoir fermer les yeux sur cette licence de mœurs presque impossible à éviter en cette circonstance.

Tant que durèrent les avaries de la frégate, le capitaine Laplace eut d'excellentes relations avec les Tahitiens; d'ailleurs l'officier français s'abstint prudemment de soulever aucune question politique ; mais, quand VArlêmise fut réparée, il alla faire une visite à la reine. Celle-ci se trouvait en ce moment dans le sud de l'ile. M. Laplace pria Pomare IV de revenir à Papeete pour s'entendre avec lui sur une clause à ajouter à la convention conclue par Dupetit-Thouars. La reine consentit à revenir à Papeete et fixa l'entrevue au 19 juin 1839.


Ce jour-là elle se rendit avec les principaux chefs dans le temple protestant où M. Laplace et son état-major, MM. Moerenhout et Henry, arrivèrent également. Alors le commandant de VArtémise éleva la voix pour se plaindre des procédés de la nation tahitienne à l'égard de la France : il déclara que violer les traités c'était s'exposer aux plus dangereuses représailles ; que, la nouvelle loi votée contre les catholiques et par conséquent contre les Français étant injuste et vexatoire, il se voyait obligé de demander qu'à l'avenir ses compatriotes eussent la même liberté que les sujets des autres nations. Ces paroles mécontentèrent les pasteurs protestants anglais qui assistaient à cette séance ; mais malgré leur désapprobation personne n'osa s'opposer à ce que réclamait l'officier français : l'assemblée se contenta, pour ménager sa dignité, de n'accorder que provisoirement ce qu'on lui demandait; elle renvoya au lendemain sa décision définitive. Le 20 juin l'assemblée confirma son vote de la veille et la clause additionnelle proposée par le capitaine Laplace fut rédigée ainsi qu'il suit : La Reine Pomaré et les grands chefs d'O Taïti, voulant donner à la France un témoignage de leur désir d'entretenir avec elle des relations d'amitié et d'assurer aux Français appelés dans leur île par le commerce, ou par l'intention d'y résider, les moyens de remplir leurs devoirs religieux ; Ont décidé, à la demande du capitaine Laplace, commandant la frégate française l'Artémise, que l'article suivant serait ajouté à ceux du dernier traité conclu en septembre 1838, entre la Reine Pomaré et le capitaine de vaisseau Du Petit-Thouars, savoir : Le libre exercice de la religion catholique est permis dans l'île d'O Taïti et dans toutes les autres possessions de la Reine Pomaré. Les Français catholiques y jouiront de tous les priviléges accordés aux protestans sans que pourtant ils puissent s'immiscer sous aucun prétexte dans les affaires religieuses du pays.

Fait à O'Taïti, le 20 juin 1839.

Signé : POMARÉ.

La signature de cette clause eut lieu à bord de l'Ar/émise.


M. Laplace obtint en plus la cession d'un terrain destiné à servir de résidence à la Mission catholique. Toutefois il ne fut pas signé de papier à ce sujet : le commandant de l'Arlémise se contenta d'une simple promesse verbale. La frégate française quitta Tahiti le 22 juin 1839.

Après son départ, il ne se produisit aucun fait intéressant dans l'île pendant plus d'un an.

Le 15 juillet 18ù0, le Pylade, commandé par le capitaine de corvette Bernard, arriva à Tahiti. Cet officier eut une entrevue avec Pomare IV et celle-ci fut invitée à venir à bord du navire. Elle s'y rendit le 19 juillet et fut reçue avec les honneurs dus à son rang. La souveraine parut être flattée de cette réception, qui d'ailleurs fut très belle et se termina par un feu d'artifice ; la reine se retira à neuf heures.

Le passage du brick le Pylade eut en somme un bon résultat : celui d'établir des relations plus amicales entre les Tahitiens et les Français.

Ces meilleures dispositions des indigènes après les interventions de Dupetit-Thouars et de Laplace inquiétèrent les missionnaires protestants anglais et surtout George Pritchard, dont le rôle n'avait cessé de grandir jusqu'alors. Ce Révérend exerçait maintenant une espèce de dictature morale sur la plupart des naturels et même sur ses collègues. Il est vrai que quelques-uns de ceux-ci supportaient avec impatience son influence, mais ils n'osaient rompre ouvertement avec lui tant il était devenu puissant. Quoique n'appartenant plus à la société des Missions, il continuait d'officier dans le temple de Papeete. Couvert par son titre de consul, il entreprenait de grandes opérations commerciales et ses affaires réussissaient d'autant mieux qu'il dirigeait pour ainsi dire le gouvernement de Tahiti grâce à ses bonnes relations avec la reine et les principaux chefs. Il en obtenait l'adoption des lois qu'il désirait et les mutoi (agents de police) lui obéissaient sans murmurer. Mais ce qui le rendait particulièrement redoutable aux autres et ce qui le faisait le premier person-


nage de l'île, c'était qu'il possédait au plus haut degré la faveur de Poinare IV. Il avait su tellement gagner sa confiance que la reine n'agissait plus que par lui. Elle l'avait nommé son intime conseiller, son agent diplomatique et commercial, son directeur spirituel, son médecin et son pharmacien. Le rusé Révérend accomplissait ces diverses fonctions avec une sou plesse qui tenait du prodige et poussait l'obséquiosité au point de donner des soins médicaux à sa souveraine lorsqu'elle accouchait. Celle-ci ne pouvait plus se passer de lui tant il lui était utile et en homme habile il ne manquait pas d'exploiter largement cette situation. Bon à tout faire, ingénieux et courageux, il était aussi devenu indispensable à une foule de gens dont il savait en revanche parfaitement se servir. Ceux-ci répandaient ses idées et les soutenaient dans les assemblées législatives. Enfin son pouvoir était immense, et comme il ne voulait pas le perdre, il vit avec mécontentement le rapprochement des Tahitiens et des Français. Les autres missionnaires protestants anglais le constataient avec dépit, car ils redoutaient de se voir supplanter par les missionnaires catholiques français. Pritchard et ses collègues n'eurent donc aucune peine pour se mettre en rapport afin de chercher une combinaison qui pût maintenir leur domination. Ils ne trouvèrent qu'une solution : celle de placer Tahiti et ses dépendances sous le Protectorat anglais. A ce sujet une première tentative avait été déjà faite par M. Nott, en 1825, sous le règne éphémère de Pomare III; mais elle avait échoué : le gouvernement britannique avait dédaigné cette offre d'accroissement de son domaine colonial. Pritchard se fit charger par ses collègues et les gens qui lui étaient dévoués (le parti anglais) de renouveler cette tentative, et pour donner à sa démarche de fortes chances de succès, il partit de suite pour Londres.

Pendant l'absence de Pritchard la lutte continua entre les indigènes des partis anglais et français. Comme le parti anglais était de beaucoup le plus considérable et.qu'il avait


pour lui l'appui du gouvernement tahitien, il ne manquait jamais d'infliger aux Français et à leurs partisans toutes les vexations possibles. Les baleiniers français qui relâchaient à Papeete avaient continuellement à se plaindre de la police locale. Celle-ci se montrait injuste et barbare envers eux.

Les lois du pays interdisaient aux marins de rester à terre après huit heures du soir; une fois des marins d'un baleinier français s'embarquèrent pour retourner à bord lorsque huit heures sonnèrent : immédiatement les agents de police (mutoi) se jetèrent sur eux, les maltraitèrent et les menèrent en prison. Un jour un charpentier français fut également incarcéré pour avoir été dans la prison voir un de ses amis.

Un soir, un fait très grave se produisit à propos d'une dispute d'animaux! le chien de la reine s'étant battu avec le chien du capitaine d'un baleinier français, le chef de la police nommé Moïa et les autres mutoi se précipitèrent sur ce capitaine et les matelots qui l'accompagnaient : ceux-ci ne reçurent que quelques horions, mais leur officier fut tellement roué de coups de bâton qu'il fut laissé pour mort sur la place.

M. Caret venait de revenir à Tahiti, amenant avec lui d'autres missionnaires placés sous sa direction. L'on ne s'opposa pas cette fois à leur débarquement et ils purent louer un terrain situé à une lieue de Papeete. Pleins de confiance dans l'avenir, ils commencèrent alors à s'installer et à construire une chapelle. Mais les indigènes intervinrent et firent subir aux Pères une foule de tracasseries; finalement ceux-ci furent forcés de quitter leur domaine.

Néanmoins le parti français augmentait depuis que les navires de guerre de ce peuple se montraient plus souvent.

L'absence de Pritchard nuisait au parti anglais. Les grandschefs Hitoti, Paraita, Taerapa et Tati étaient du parti français.

En revanche le grand-chef Paofai l'avait quitté pour se mettre du côté anglais. Mais ces deux partis désiraient également l'intervention d'une puissance étrangère dans les affaires de leur pays : ils convenaient que le gouvernement tahitien


était en proie à l'anarchie, et ils ne trouvaient qu'un moyen d'y porter remède, c'était de placer Tahiti sous la protection soit de la France, soit de l'Angleterre, suivant leur inclination. En septembre 1841, des chefs indigènes dévoués à la France essayèrent d'établir son Protectorat sur Tahiti. Pour le demander ils rédigèrent des actes qu'ils soumirent ensuite à la signature de Pomare IV. Malheureusement des résidents anglais furent avertis de ce projet : ils coururent à Eimeo où se trouvait la reine et lui conseillèrent de s'opposer à cette demande de Protectorat; leur démarche fut suivie de celle du capitaine Jones qui commandait le navire de guerre britannique le Curaçao, alors de passage à Papeete ; cet officier se rendit aussi à Eimeo, où il eut une entrevue avec la souveraine; il la détermina à refuser aux chefs sa ratification.

En présence de la concurrence que leur faisaient les prêtres catholiques français, les pasteurs protestants anglais envisageaient le Protectorat de l'Angleterre, nation protestante, comme le.seul moyen de conserver leur influence dans les îles de la Société. Ils se trompaient toutefois, en croyant que là seulement se trouvait le salut de leur cause ; l'avenir l'a bien montré : les îles de la Société en devenant françaises sont restées protestantes.

Le h mai 1842, rAube fit escale à Tahiti avant de retourner en France. Le capitaine de cette corvette était M. duBouzet, homme très énergique. Ses compatriotes vinrent l'assaillir de leurs plaintes. Il les examina et reconnut qu'elles étaient fondées. Alors il exigea du gouvernement tahitien les réparations suivantes : la punition des muioi (agents de police) qui avaient frappé des Français inoffensifs; le licenciement du corps des muloi, la transformation de la clause verbale stipulée par M. Laplace en une clause écrite et signée. Comme toujours le gouvernement tahitien s'empressa d'adhérer aux demandes de M. du Bouzet : les coupables furent jugés et condamnés au bannissement ; l'on supprima le corps des muloi ; les autorités locales rédigèrent et signèrent une


clause qui remplaça la promesse verbale faite à M. Laplace.

En conséquence les missionnaires catholiques rentrèrent en possession de leur domaine et y séjournèrent. L'Aube quitta Tahiti à la fin du mois de mai.

Les Français pouvaient croire qu'ils seraient désormais tranquilles : ils avaient des illusions. L'Aube éloigné, le gouvernement tahitien oublia une partie des engagements qu'il avait signés. Il suspendit la punition des auteurs des violences contre les Français et ceux-ci subirent de nouvelles tracasseries. Pourtant les prêtres catholiques ne furent pas expulsés de leur terrain et l'on affecta de les placer sur le même pied que les pasteurs protestants.

Alors une lutte extrêmement âpre commença entre les deux partis religieux : prêtres français et pasteurs anglais engagèrent les plus ardentes polémiques et cherchèrent tous les moyens de se nuire. Les Révérends en trouvèrent un qu'ils exploitèrent avec une impudence vraiment étonnante.

A cette époque l'Angleterre et les États-Unis inondèrent de spiritueux les îles de la Polynésie, où depuis longtemps les.

liqueurs étaient prohibées à cause de leurs effets funestes sur la santé des indigènes déjà passablement minés par la phtisie et d'autres maladies dangereuses. La France, elle, au contraire, n'avait aucun négoce de ce genre avec ces îles, mais cette invasion de boissons meurtrières coïncidait avec les traités qu'elle venait de passer et l'arrivée des missionnaires catholiques à Tahiti. Les pasteurs anglais, en haine des prêtres français, ne manquèrent pas d'en rejeter la responsabilité sur la France et de lui attribuer l'envoi de tous ces alcools. Partout les Révérends criaient : « French priests and French brandies ! » (Prêtres français et eaux-de-vie françaises !) Et les indigènes mal renseignés ajoutaient foi à cette calomnie. Les apparences étant contre la France, celleci se trouva être en mauvaise posture devant l'opinion publique : elle avait toute la honte de l'entreprise, sans en être dédommagée par le moindre bénéfice ; c'étaient les étran-


gers qui jouissaient des avantages. Les pasteurs anglais, en cette circonstance, montrèrent une rare mauvaise foi, car, tout en interdisant l'alcool aux indigènes, ils en faisaient, eux, une consommation respectable.

Il est vrai que les Tahitiens n'observaient pas cette défense. Ils continuaient de s'enivrer comme par le passé, et non seulement de liqueurs qu'ils fabriquaient avec des fruits des îles, mais aussi d'alcools importés de l'étranger. Rien n'était changé des anciennes coutumes : les indigènes restaient identiques à leurs ancêtres, c'est-à-dire ivrognes, voleurs, menteurs et paresseux ; la religion chrétienne ne les avait pas modifiés. Pour se procurer des piastres, ils n'hésitaient pas à tromper sur la valeur des marchandises ; ou bien ils recouraient à la prostitution de leurs mères, de leurs sœurs, de leurs femmes et de leurs filles. Ainsi donc un peuple dépravé et des autorités brutales, telle était la société tahitienne à cette époque. La population avait diminué d'une façon effroyable : à Tahiti, par exemple, il ne restait plus que huit mille âmes. La reine ne parvenait que peu souvent à se faire obéir, et même ne s'en souciait guèreDepuis plusieurs années, son influence était devenue nulle sur les îles Sous-le-Vent, et l'archipel des Tuamotu refusait de lui payer tribut. Au fond, la monarchie fondée par Pomare II n'existait plus : l'anarchie régnait partout.

Pendant que ces événements s'accomplissaient, DupetitThouars, devenu contre-amiral, annexait les îles Nuka-Hiva (1er mai et 2 juin 1842). Il achevait de les occuper, lorsqu'il apprit les démarches du commandant de l'A ube. L'amiral résolut alors de partir pour Tahiti, où il devait d'ailleurs y renouveler les vivres qu'il avait été obligé de laisser à NukaHiva. Il quitta ces îles sur la frégate la Reine-Blanche, et vers la fin du mois d'août 4842, il arriva devant Tahiti.

La veille du mouillage de la frégate, le consul de France vint trouver l'amiral à son bord. M. Moerenhout eut avec


Dupetit-Thouars une longue conversation dans laquelle il lui retraça la pénible situation faite aux Français. Parvenu dans le port de Papeete, l'amiral s'informa de nouveau de ce qui s'était passé en son absence. Il constata que le gouvernement de Tahiti avait encore une fois violé ses engagements envers la France: la condamnation contre le chef de police Moïa n'avait pas été exécutée ; les punitions des autres coupables étaient restées suspendues, et cela malgré les protestations du consul de France ; les missionnaires catholiques avaient subi de nouvelles tracasseries. Presque tous les autres Français se plaignaient aussi des procédés des autorités indigènes. Dupetit-Thouars jugea qu'il fallait en finir avec elles. En conséquence il écrivit au gouvernement tahitien ce qui suit : Déclaration adressée, le 8 septembre 1842, par le Contre-Amiral A. Dupetit-Thouars, commandeur de la Légion-d' Honneur, commandant en chef de la station navale de France dans l'Océan Pacifique, à S. M. la Reine et aux chefs principaux de l'île de Taïti.

Venu à Taïti dans l'espérance d'y rencontrer l'accueil que j'étais en droit d'attendre d'une puissance amie, liée par des traités au Gouvernement auquel j'ai l'honneur d'appartenir, Gouvernement qui récemment encore a donné à la Reine Pomaré des preuves de la grande bienveillance dont il est animé envers elle, je m'attendais à n'avoir à offrir à la Reine et aux chefs principaux de Taïti que des actions de grâce pour les bons traitements dont je supposais que mes compatriotes étaient incessamment l'objet. C'est avec un vif sentiment de peine que j'ai reconnu qu'il n'en était pas ainsi, et qu'au lieu de la simple équité que nous réclamons et qu'on ne peut raisonnablement refuser à personne, il n'existe peut-être pas un seul Français à Taïti qui n'ait à se plaindre de la conduite inique ou rigoureuse du Gouvernement de la Reine à son égard.

Contrairement à vos propres lois, les domiciles de plusieurs Français ont été violés pendant leur absence, et leurs maisons, ainsi forcées, sont restées ouvertes et exposées au pillage ; des spoliations de propriétés ont été violemment et injustement prononcées et exécutées plus brutalement encore. Plusieurs de nos compatriotes ont été frappés par des agents de la police, dont le devoir était de les pro-


téger; d'autres ont été jetés en prison sans jugement préalable, traités en criminels et mis au bloc comme de vils scélérats sans avoir pu se faire entendre, etc., etc. Est-ce donc là la protection égale à celle de la nation la plus favorisée, à laquelle nous avions droit ? est-ce là le traitement garanti à nos nationaux par les Traités ? Non; ils ont été violés et mis de côté de la manière la plus outrageante pour la France ; et, malgré la promesse toute récente de la Reine au commandant de la corvette l'Aube, l'infâme Moïa, assassin d'un Français, contre lequel elle avait rendu une sentence d'exil, est encore ici ; et c'est par l'impunité d'un criminel que les témoignages de bienveillance du Roi des Français seront reconnus !

Mal conseillée, subissant une influence funeste à ses véritables intérêts, la Reine apprendra une seconde fois qu'on ne se joue pas impunément de la bonne foi et de la loyauté d'une puissance comme la France.

Puisque nous n'avons aucune justice à attendre du Gouvernement de Taïti, je ne demanderai point à la Reine ni aux chefs principaux de nouveaux Traités : leur parole à laquelle ils manquent sans cesse ne peut plus aujourd'hui nous inspirer de confiance ; des garanties matérielles seules peuvent assurer nos droits ; de nouveaux Traités seraient sans doute mis en oubli comme les premiers, qui d'ailleurs sont suffisants; car nous ne demandons pas de faveurs particulières ni exceptionnelles pour nos compatriotes, mais seulement les droits naturels dont on ne peut les priver, et qui leur sont acquis, tels sont la liberté de commercer, de résider, d'aller, de venir, de partir, d'acheter, de louer, de vendre ou de revendre, et la liberté de conscience. Ces droits sont imprescriptibles et ceux de toutes les sociétés civilisées ; ceux dont nous revendiquons l'usage, parce que ce sont les nôtres, ceux enfin que nous obtiendrons dès que le Gouvernement marchera légalement et que les lois faites pour tous seront également connues de tous.

En attendant que ce résultat si vivement désiré se réalise, la gravité des plaintes qui me sont portées et les justes indemnités réclamées par grand nombre de Français, pour dommages-intérêts des torts qu'ils ont soufferts dans leurs personnes ou leurs propriétés, par suite de l'inexécution des Traités avec la France, et de la conduite abusive des agents du Gouvernement de Taïti, me font un devoir de vous demander et même d'exiger au besoin pour la sûreté de mes compatriotes et de leurs droits : lOQue vous déposiez, comme garantie des indemnités qui leur sont légitimement dues, et comme caution de la conduite que vous tien-


drez à l'avenir à leur égard, une sommede dix mille piastres fortes, qui devra être versée par les soins du Gouvernement de la Reine Pomaré dans deux fois vingt-quatre heures, à compter d'aujourd'hui, deux heures de l'après-midi, entre les mains du commis d'administration de la frégate la Reine-Blanche, pour être consignée dans la caisse du Gouvernement, où elle restera pour être remise ensuite à la Reine Pomaré, sur l'ordre du Gouvernement du Roi, lorsque les Traités avec la France seront fidèlement exécutés, et que les indemnités dont il appartient au Gouvernement Français, seul, de déterminer et de prononcer la validité et la quotité, seront acquittées ; 2° Qu'à défaut du versement de ladite somme de dix mille piastres fortes dans le temps prescrit, le Fort de la Reine, les établissements de Moutou-Outa de l'île de Taïti seront provisoirement remis à ma disposition et occupés par des troupes Françaises comme gage de l'exécution des Traités, jusqu'à ce qu'il ait été rendu compte au Gouvernement du Roi des griefs dont nous nous plaignons, et qu'il ait statué, comme il a été dit, sur la validité et la quotité des indemnités auxquelles nous avons un droit légitime ; 3° Qu'enfin, dans le cas de l'inexécution de l'une ou de l'autre des clauses ci-dessus, je crois qu'il est de mon devoir de vous déclarer que je me verrais, bien contre mon gré, dans la dure nécessité de prendre une détermination encore plus rigoureuse.

Cependant, pour prouver à la Reine et aux chefs principaux, combien il me serait pénible d'user d'une telle sévérité envers eux, je les autorise à me soumettre , dans les premières vingt-quatre heures du délai fixé plus haut, toute disposition d'accommodement capable d'apaiser le juste ressentiment de ma nation, si vivement excité contre eux, et conduire à une sincère réconciliation entre les deux peuples qui ont de grandes sympathies de caractère, et que l'on s'efforce malheureusement de diviser.

A bord de la frégate la Reine-Blanche, rade de Papeïti, le 8 septembre 1842.

Le contre-amiral, commandant en chef la station navale de l'Océan Pacifique, A. DUPETIT-THOUARS.

Ensuite l'amiral avertit les consuls d'Angleterre et des États-Unis d'Amérique qu'il y avait danger de guerre ; il les pria de prendre leurs dispositions pour se mettre à temps en sûreté ainsi que leurs nationaux et leurs biens.


Après avoir lu la lettre de l'amiral, les chefs comprirent la gravité de la situation. Ils convoquèrent une Assemblée.

Celle-ci reconnut que les réclamations de la France étaient fondées, mais que l'inexécution des conventions conclues avec elle provenait de la faiblesse du gouvernement tahitien, celui-ci se trouvant dans l'impossibilité de se faire obéir.

Alors quelques orateurs parlèrent de rendre la paix au pays en le plaçant sous le Protectorat d'une puissance européenne.

Cette combinaison eut tout de suite un grand succès; des discours furent prononcés et finalement l'Assemblée déclara qu'elle allait renouveler la proposition faite en 1841 de mettre Tahiti et ses dépendances sous la protection de la France.

La reine était avec toute sa famille à Eimeo, où elle devait faire ses couches ; en son absence le grand-chef Paraita exerçait la régence ; ce fut donc lui et les autres principaux chefs qui rédigèrent les conditions auxquelles le Protectorat pouvait être établi ; puis une députation de l'Assemblée se rendit à Eimeo pour les faire connaître à Pomare IV. Celleci les approuva; elle signa l'acte qu'on avait préparé et chargea Taerapa, chef d'Eimeo, de le remettre à Dupetit-Thouars.

En effet celui-ci reçut l'acte suivant : A M. l'Amiral Dupetit-Thouars.

Taïti, le 9 septembre 1842.

Parce que nous ne pouvons continuer à gouverner par nous-mêmes, dans le présent état de choses, de manière à conserver la bonne harmonie avec les gouvernemens étrangers, sans nous exposer à perdre nos îles, notre liberté et notre autorité ; Nous, les soussignés, la Reine et les grands chefs de Taïti, nous écrivons les présentes pour solliciter le Roi des Français de nous prendre sous sa protection, aux conditions suivantes : 1° La souveraineté de la Reine et son autorité et l'autorité des chefs sur leurs peuples seront garanties ;

20 Toutes les lois et les règlements seront faits au nom dé la Reine Pomare, et signés par elle ; 3° La possession des terres de la Reine et du peuple leur sera ga-


rantie. Ces terres leur resteront. Toutes les disputes relatives au droit de propriété ou des propriétaires des terres seront de la juridiction spéciale des tribunaux du pays ; 4° Chacun sera libre dans l'exercice de son culte ou de sa religion ; 5° Les églises existant actuellement continueront d'être, et les missionnaires Anglais continueront leurs fonctions sans être molestés ; il en sera de même pour tout autre culte ; personne ne pourra être molesté ni contrarié dans sa croyance.

A ces conditions, la Reine Pomare et ses grands chefs demandent la protection du Roi des Français, laissant entre ses mains, ou aux soins du Gouvernement Français, ou à la personne nommée par lui, et avec l'approbation de la Reine Pomare, la direction de toutes les affaires avec les gouvernemens étrangers, de même que tout ce qui concerne les résidents étrangers, les règlements de port, etc., et de prendre telle autre mesure qu'il pourra juger utile pour la conservation de la bonne harmonie et de la paix.

POMARE.

PARAITA, régent ; UTAMI, IIITOTI, TATI.

Je, soussigné, déclare que le présent document est une traduction fidèle du document signé par la Reine Pomare et les chefs.

ARITAIMAI, Envoyé de la Reine Pomare.

Dupetit-Thouars accueillit favorablement, mais provisoirement, cette demande ; il répondit par une lettre ainsi rédigée : Rade de Papeïti, le 9 septembre 1842.

MADAME ET MESSIEURS, J'accepte, au nom du Roi et de la France, et sauf ratification, la proposition que vous me faites de placer les États et le Gouvernement de la Reine Pomaré sous la protection de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français, aux conditions suivantes, savoir : 1° Que la souveraineté de la Reine, son autorité et celle des principaux chefs sur leurs peuples, seront garanties ; 2° Que toutes les lois et les règlements seront faits au nom de la Reine Pomaré et signés par Elle ; 3° Que la possession des terres de la Reine et du peuple leur sera garantie; elles ne pourront leur être enlevées sans leur consentement, soit par acquit ou échanges ; toutes les contestations relativement au


droit de propriété des terres seront du ressort de la juridiction spéciale des tribunaux du pays ; 4° Chacun sera libre dans l'exercice de son culte ou de sa religion ; 5° Les églises établies en ce moment continueront d'exister, et les missionnaires Anglais continueront leurs fonctions sans être molestés ; il en sera de même pour tout autre culte ; personne ne pourra être molesté ni contraint dans sa croyance ; Enfin, que c'est à ces conditions que la Reine et les grands chefs principaux demandent la protection du Roi des Français, abandonnent entre ses mains, ou aux soins de son Gouvernement, ou à la personne nommée par S, M. et agréée par la Reine Pomaré, la direction de toutes les affaires avec les Gouvernements étrangers, de même que tout ce qui concerne les résidens étrangers, les règlements de port, etc., et de prendre telle autre mesure qu'il pourra juger utile pour la conservation de la bonne harmonie et de la paix.

La démarche honorable pour mon Gouvernement que vous venez de faire auprès de moi, Madame et Messieurs, fait disparaître jusqu'aux dernières traces du juste mécontentement qu'avaient fait naître les mesures peu bienveillantes prises à l'égard de nos compatriotes. Je me félicite, Madame et Messieurs, de vous voir mettre un terme à nos différends, et je suis convaincu qu'une bienveillance réciproque viendra promptement resserrer les liens qui nous unissent.

Je suis, avec un profond respect, Madame et Messieurs, votre trèshumble et très-obéissant serviteur,

Le Contre-Amiral, commandant en chef la station de l'Océan Pacifique, A. DUPETIT-THOUARS.

Ce jour-là, 9 septembre 18/|2, un traité fut aussi conclu entre la reine Pomare, d'une part, et le contre-amiral Dupetit-Thouars, d'autre part, au sujet du Protectorat des îles de la Société par la France en attendant la ratification du roi Louis-Philippe qui ne pouvait arriver avant plusieurs mois. Le contre-amiral Dupetit-Thouars rédigea lui-même les articles de ce traité, et rendit ainsi de véritables décrets et règlements. Il arrêta qu'un conseil provisoire de Gouvernement, composé de trois membres, serait établi à Papeete,


capitale de Tahiti, et investi, conformément aux conditions du Protectorat, du pouvoir administratif et exécutif et des relations extérieures des États de la reine Pomare. Il édicta des prescriptions en vue d'assurer l'administration de la justice, la liberté individuelle, la protection des propriétés, l'inviolabilité du domicile des particuliers, etc.

Toutes ces décisions furent portées à la connaissance de la population par une proclamation que l'amiral fit afficher dans la ville de Papeete.

Le lendemain, 10 septembre, l'amiral Dupetit-Thouars envoya au régent Paraita une note dans laquelle il lui disait qu'un signe visible de Protectorat était absolument nécessaire, et, qu'en conséquence, il avait décidé que les couleurs françaises seraient placées sous la forme d'un yacht dans le pavillon tahitien et que ce drapeau du Protectorat serait arboré sur le fort Motu-Uta, pour y être ensuite salué de vingt et un coups de canon par la frégate la Reine-Blanche.

Cette note souleva d'abord quelques difficultés, parce que l'ilot Motu-Uta était la propriété personnelle de la reine ; puis elles s'aplanirent et la décision de l'amiral fut exécutée.

Le 15 septembre, l'amiral Dupetit-Thouars constitua le gouvernement provisoire. Il nomma président du conseil et gouverneur militaire de Papeete, le lieutenant de vaisseau Reine; capitaine de port, M. Gabrielli de Carpegna; commissaire du roi, M. Mœrenhout.

Le gouvernement provisoire commença à fonctionner sans rencontrer d'opposition de la part des indigènes. Ceux-ci parurent satisfaits et cherchèrent à vivre en bons termes avec les Français.

Il en fut de même des consuls anglais et américain. Le premier avait été averti le 11 septembre, et le second le fut le 17, du rétablissement des bonnes relations avec le gouvernement tahitien et de la demande de Protectorat signée par Pomare IV. M. Th. Wilson, vice-consul de Sa Majesté


Britannique, avait accusé réception de cette communication dès le lendemain; M. S. W. Blackler, qui avait remplacé M. Mœrenhout dans les fonctions de consul des États-Unis,.

répondit le 19 du même mois. Les lettres de ces deux consuls furent très courtoises, mais réservées quant à la reconnaissance définitive du Protectorat français par leur gouvernement.

L'amiral Dupetit-Thouars reçut ensuite une autre lettre,, qui contenait l'adhésion du grand-juge Paofai. Celui-ci se trouvait depuis quelque temps gravement malade ; il n'avait pu signer la demande du Protectorat et, maintenant, il écrivait ce qui suit : Taïti, le 19 septembre 1842.

Monsieur l'Amiral, je vous salue et vous félicite sur votre arrivée à Taïti. - Voici ce que je veux vous dire. - J'approuve beaucoup que le Roi des Français prenne Taïti sous sa protection. Je suis satisfait qu'on ait fait cette demande. Je désire que vous me considériez comme si j'avais écrit mon nom au bas de cette demande. Si vous.

n'admettez pas cela, j'en serais contrarié.

Signé: PAOFAI, grand-juge.

Il n'est pas sans intérêt aussi de constater que ce même jour, 19 septembre, des résidents anglais envoyèrent l'adresse suivante au contre-amiral Dupetit-Thouars pour lui exprimer leur satisfaction de l'acte qu'il venait d'accomplir : Monsieur, nous soussignés, Anglais résidant à Taïti, vous prions.

d'agréer nos remercimens d'avoir provisoirement accueilli la demande de la Reine Pomaré, tendant à obtenir la protection de S. M. le Roi des Français, en ce qui touche ses rapports extérieurs avec les puissances étrangères, le Gouvernement des résidens étrangers, etc., etc.

Nous sommes heureux qu'il ait été mis un terme aux désordres et aux pratiques répréhensibles qui ont jusqu'à présent caractérisé ce

port, et nous nous félicitons que vous ayez, pro lempore, ainsi qu'il résulte de votre proclamation, fait de si bonnes lois et règlemens, et


donné de si bonnes garanties pour la protection des propriétés et l'administration de la justice.

R. HOOTOON, V.-J.-A. NEWTON, JAMES ARGENT, JOHN HANNON, JOHN CAIN, JOSEPH MERRICH, M. W.-J. NEWTON, HENRY ROWE, WILLIAM RATCLIFF, BARNARD BARRY, WILLIAM HAMILTON, G.-M. LÉAN, EDOUARD BUCKLE, WILLIAM GREEN, SAMUEL WILSON, ALEXANDER SALMON, D. POOLE, G.-J.

FISHER, THOMAS HILEY, RICHARD DAVIS, HENRY CURTIS, WILLIAM ARCHBOLD, PETER HART, MICHAEL JONES, FREDERICK RICHARDSON, THOMASECCLES, JOHN PECK, JOHN MORISS, PETER REID, WILLIAM SKEY.

Ce curieux document est important, car il prouve que des sujets britanniques déclaraient intolérable le régime alors en vigueur et se félicitaient de voir la France y substituer le sien.

Les missionnaires protestants ne pouvaient plus conserver qu'un faible espoir de donner Tahiti à l'Angleterre: leur rêve s'évanouissait. Aussi montrèrent-ils en cette circonstance une grande prudence ; ils adressèrent à l'amiral Dupetit-Thouars la lettre suivante : Nous, soussignés, Ministres de la mission protestante aux îles de Taïti et Moorea, assemblés en comité, ayant reconnu les derniers changements qui ont eu lieu par rapport au Gouvernement Taïtien, avons l'honneur d'assurer à Son Excellence que, comme Ministres de l'évangile de paix, nous considérons comme notre devoir impérieux d'exhorter le peuple de ces îles à prêter une obéissance paisible et uniforme au Gouvernement existant ; considérant que par ce moyen il agira de la manière la plus conforme à ses propres intérêts, et surtout cette obéissance étant commandée par les lois divines que nous nous sommes appliqués particulièrement jusqu'à présent à enseigner.

Buanaania, 21 septembre 1842.

D. DARLING, président; W. IIOWE, secrétaire; J.-M. OnsMOND, JOHN DAVIES, 11.-M. KEAN, J.-L. UPSON, TnOMAS JOSEPH, ROBERT THOMPSON, E. BUCHANAN, ALFRED SMEE, W. HOWE, pour R. NOTT et A. SIMPSON, absents pour maladie.


C'était, en somme, une lettre de conciliation. L'amiral y fut extrêmement sensible ; les Révérends pouvaient être utiles encore à son gouvernement par leur immense influence sur les indigènes et un rapprochement avec eux n'était pas à dédaigner. Il leur répondit donc dans le même esprit ; sa lettre était ainsi conçue : Rade de Papeïti, le 23 septembre 1842.

Messieurs, j'ai reçu la lettre collective que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser relativement aux changemens opérés dans le Gouvernement des États de Taïti; ce Gouvernement est placé aujourd'hui, à la demande de S. M. la Reine Pomaré, sous la protection du Roi des Français, sauf la ratification de S. M. Louis-Philippe et de son Gouvernement.

Je vous remercie, Messieurs, du concours que vous voulez bien m'offrir pour maintenir la paix et la bonne harmonie entre les résidens étrangers et les indigènes. Cette pensée de conciliation que vous m'exprimez est toute chrétienne et non moins conforme aux lois divines et au ministère que vous exercez, qu'utile aux véritables intérêts des peuples que vous dirigez; rassurez-les, Messieurs ; personne ne sera forcé dans ses opinions ou ses pratiques religieuses : la liberté de conscience est un bien précieux que nous ne voulons pas pour nous seulement, mais pour tous.

Agréez, Messieurs, l'assurance de ma haute et respectueuse considération.

Le Contre-Amiral, commandant en chef la station navale de France dans l'Océan Pacifique, A. DUPETIT-THOUARS.

Peu après avoir accompli ces actes, Dupetit-Thouars s'embarqua sur la Reine-Blanche et quitta Tahiti pour aller inspecter aux lies Nuka-Hiva les établissements qu'il y avait créés.


CHAPITRE VI

L'AFFAIRE PRITCHARD

L'Angleterre refuse d'annexer l'archipel de la Société. — Retour de Pritchard à Tahiti. — Intrigues de ce consul. — Opposition faite par le parti tahitienanglais au gouvernement du Protectorat français. — Démêlés de PomarelV avec les autorités françaises. — Arrivée de la ratification du Protectorat par le roi Louis-Philippe. — La reine refuse d'amener son pavillon. —

Dupetit-Thouars prononce la déchéance de Pomare IV. — Installation du capitaine de vaisseau Bruat comme gouverneur des Établissements français de l'Océanie. — Protestation envoyée par la reine Pomare IV au roi Louis-Philippe. — Menées de Pomare IV, appuyées par les Anglais. —

Fuite de l'ex-reine à bord du ketch anglais le Basilisk. — Soulèvement des indigènes. — Opérations militaires françaises. — Arrestation et expulsion de Pritchard. — Le gouvernement du roi Louis-Philippe refuse de sanctionner la déchéance de la reine Pomare IV. — L'affaire Pritchard en Angleterre et en France. — Le cabinet britannique fait comprendre à l'ambassadeur de France qu'il attend des réparations de la part du gouvernement français. — Celui-ci exprime ses regrets au gouvernement anglais et accorde une indemnité à Pritchard.

Cependant Pritchard, après un très long voyage, était arrivé en Angleterre. Le moment n'était pas propice pour y parler d'une aussi petite affaire coloniale : le ministère tory venait d'être renversé par sir Robert Peel. Pritchard proposa l'annexion de l'archipel de Tahiti ; mais on l'écouta à peine.

Ces îles lointaines n'intéressaient pas alors suffisamment le cabinet anglais et celui-ci refusa de les prendre. L'Angleterre devait se repentir plus tard de la négligence avec laquelle elle avait examiné cette affaire.

Pritchard fréta un bâtiment de commerce et repartit pour l'Océanie. Le 7 décembre 18^2, il fit escale à Sydney (Australie). Ce fut dans cette ville qu'il apprit l'Établissement


provisoire du Protectorat français sur Tahiti 1. Cette nouvelle détermina le Révérend à ne vouloir rentrer dans l'île qu'appuyé d'une force imposante. Dans ce but il quitta son navire de commerce et resta à Sydney pour y attendre le passage d'un vaisseau de guerre anglais.

Au mois de janvier 1843, une corvette anglaise le Talbol vint mouiller devant Tahiti. Les officiers de cette corvette annoncèrent le prochain retour de Pritchard. Aussitôt une sourde agitation se manifesta dans l'île : le bruit se répandit que la reine Victoria allait envoyer des troupes pour abattre le Protectorat français.

En effet Pritchard s'était embarqué sur la frégate anglaise la Vindiciive, commandée par le capitaine Toup Nicholas, vieux marin, ennemi acharné des Français. La frégate la Vindiciive parut devant Tahiti le 25 février 1843 ; mais Pritchard n'attendit pas pour débarquer qu'elle fût dans le port de Papeete ; il descendit à terre dans la partie sud de l'île 2.

De là il se dirigea vers la demeure de la reine. En chemin, il dit aux indigènes qu'il rencontrait : « Arrachez vous-mêmes le pavillon du Protectorat, le feu de la Vindiciive vous soutiendra. » Les indigènes eurent le bon sens de résister à ces excitations. Pomare IV accueillit bien Pritchard; elle l'appela comme autrefois son ami et son conseiller. L'habile Révérend avait d'ailleurs pris ses précautions pour être bien reçu : il avait apporté à la souveraine de nombreux présents.

Pritchard revenu, le parti tahitien-anglais se réorganisa augmenté de presque tous les mécontents du nouveau régime. Le Révérend fut alors encore plus puissant qu'au paravant. Sous son impulsion, une véritable campagne politique commença pour miner l'influence française; les indigènes

1. Lire p. 524,aux Pièces justificatives, la lettre du consul Pritchard aucomte d'Aberdeen.

2. Lire p. 52.5, aux Pièces justificatives, la lettre du consul Pritchard au comte d'Aberdeen.


suscitèrent des obstacles de tout genre au conseil provisoire du Protectorat.

Quelque temps après il y eut une grande assemblée populaire de plus de quinze cents personnes. Les principaux chefs de l'île et Pritchard étaient présents. La réunion s'ouvrit au milieu des vociférations des deux partis tahitienanglais et tahitien-français. Les partisans de l'Angleterre déclarèrent au nom de Pomare IV que cette reine ne voulait plus de la protection de la France et du traité qui avait été signé avec cette nation; ils ajoutèrent: u La Vindictive est là pour nous défendre contre nos ennemis. » Les partisans de la France protestèrent contre ces propos audacieux; le grand-chef Hitoti s'écria : « L'on veut faire oublier aux Tahitiens leurs engagements ! » Des indigènes le pressèrent de se taire; mais il répliqua : « Pourquoi me tairais-je? c'est Pritchard qui a tout fait; c'est lui qui nous a fait maltraiter les prêtres catholiques et qui maintenant veut encore attirer sur nous la colère de la France ! » A ces mots, un tumulte épouvantable l'interrompit; il attendit que le bruit fût un peu apaisé, puis il voulut continuer de parler; mais les créatures de Pritchard lui imposèrent violemment silence et le chef fut contraint de se retirer suivi d'un grand nombre d'assistants.

Semer la discorde entre les Tahitiens, cela ne suffisait pas à Pritchard : il entreprit de créer un incident capable d'amener une rupture entre la reine de Tahiti et les autorités françaises. Ce rusé consul fit remarquer à Pomare IV qu'elle n'avait pas signé l'acte qui instituait un pavillon de Protectorat; que par conséquent elle avait le droit de conserver l'ancien pavillon tahitien et de le hisser sur sa demeure. La reine se laissa persuader et donna l'ordre de remettre sur sa maison l'ancien pavillon tahitien. Celui-ci fut d'abord arboré tel quel, puis il reçut des modifications : des palmes de cocotier furent placées dans le centre, et peu de jours après, elles prirent l'aspect d'une couronne; l'ancien pavillon natio-


nal se transformait en pavillon royal. En même temps le capitaine Toup Nicholas adressait à ses compatriotes une proclamation dans laquelle il leur interdisait de se soumettre aux règlements prescrits par les autorités françaises.

Le gouvernement provisoire du Protectorat réclama auprès de la reine Pomare et du capitaine Toup Nicholas. Ceux-ci refusèrent toute satisfaction. Le Conseil provisoire n'insista pas ; comme il ne fallait qu'une étincelle pour amener un conflit, le lieutenant de vaisseau Reine crut prudent d'attendre le retour de son supérieur, le contre-amiral DupetitThouars.

Fier de son succès, le parti tahitien-anglais redoubla ses intrigues. Il accabla Pomare IV de faux rapports qui lui prédisaient le plus triste sort : les Français allaient la rendre captive et l'emmener en exil. La reine crut toutes ces calomnies et fut très effrayée. C'était une femme faible et simple, qui subissait absolument l'ascendant de Pritchard et de ses créatures. Sur leur conseil elle signa une lettre dans laquelle elle déclarait que, n'ayant cédé qu'à la crainte en signant le traité de Protectorat, elle le désavouait et demandait la protection de la reine Victoria. Aussitôt qu'il fut en possession du précieux papier, le capitaine Toup Nicholas fréta une goélette pour le porter immédiatement en Angleterre et chargea de cette mission le capitaine en second de la frégate la Vindictive.

Voyant que tout lui réussissait, Pritchard se jeta dans des menées de plus en plus violentes. Il tint des discours pro- vocants. Les 5 mai et 5 octobre 18/13, il parla en chaire contre les Français. Ce dernier jour, en sortant du temple, il excita vainement les naturels à aller sur la montagne enlever de force les pavillons de signaux des Français.

Comme les communications avec l'Europe n'étaient pas alors aussi rapides qu'elles le sont aujourd'hui, les pourparlers diplomatiques d'ordinaire si longs l'avaient été encore davantage à cause des distances. Néanmoins, le 25 mars ISh


le roi Louis-Philippe avait ratifié l'acceptation du Protectorat français sur Tahiti. Par une ordonnance royale du 17 avril 1843, le capitaine de vaisseau Bruat avait été nommé gouverneur des Établissements français de l'Océanie et commissaire du roi Louis-Philippe près la reine Pomare.

Dans le mois d'octobre 1843, Bruat arriva sur la frégate l'Uranie à Taio-Hae (île Nuka-Hiva). Il remit à DupetitThouars une lettre de l'amiral baron Roussin. Cette lettre venant de Paris et datée du 28 avril 1843, contenait la nomination de Bruat et l'approbation accordée par le gouvernement du Roi aux actes que Dupetit-Thouars avait accomplis au nom de la France. L'amiral obéit aux ordres qui lui étaient donnés: il installa Bruat dans l'archipel Nuka-Hiva et partit pour Tahiti afin d'y porter la nouvelle de l'acceptation définitive du Protectorat.

Dupetit-Thouars entra dans le port de Papeete le 1er novembre 1843, et le jour même notifia à la reine de Tahiti et aux consuls étrangers la décision du gouvernement du roi des Français. La ratification de l'acte du 9 septembre 1842 était ainsi rédigée :

Louis-Philippe, Roi des Français, à la Reine Pomaré, salut !

Illustre et excellente Princesse, Notre Contre-Amiral Du PetitThouars, Commandeur de la Légion d'Honneur et commandant en chef de nos forces navales dans l'Océan Pacifique, nous a rendu compte de la demande que, de concert avec les grands chefs principaux de vos îles, vous avez faite de placer votre personne et vos terres, ainsi que la personne et les terres de tous les Taïtiens, sous le protectorat de notre couronne, — offrant de nous remettre la direction des affaires extérieures de vos États, les règlements de ports et autres mesures propres à assurer la paix dans cet archipel. Notre cœur s'est ouvert à votre voix ; et puisque, d'accord avec les chefs de vos îles, vous ne pensez pas trouver repos et sûreté qu'à l'ombre de notre protection, nous voulons vous donner une preuve éclatante de notre royale bienveillance en acceptant votre offre. Nous conférons tous pouvoirs au Gouverneur de nos Établissements dans l'Océanie, le capitaine de vaisseau


Bruat, pour s'entendre avec vous et avec les grands chefs. Il a toute notre confiance, écoutez-le. Conservez vos terres et votre autorité intérieure sur vos sujets ; et, sous la garde de notre sceptre ami, assurez leur bonheur par la sagesse et la bonne foi. De notre côté, nous chercherons comme toujours, les occasions de vous donner ainsi qu'à tous les habitans de vos îles, des gages de la sincère affection que nous vous portons ; que la paix et la prospérité soient avec vous !

Donné en notre Palais des Tuileries, le 25e jour du mois de mars 184,3.

(L. S.) Signé: LOUIS-PHILIPPE.

Contresigné: GUIZOT, Ministre Secrétaire d'État au département des Affaires Étrangères de S. M. le Roi des Français.

Le 2 novembre, Dupetit-Thouars s'informa de ce qui s'était passé durant son absence. Il écrivit à Pomare IV d'amener le pavillon qu'elle avait adopté depuis l'arrivée de la frégate la Vindictive. Le lendemain, 3 novembre, l'amiral avertit la reine que, le pavillon du protectorat n'ayant pas suffi pour faire respecter les droits de la France vis-à-vis des étrangers, il se trouvait dans la nécessité de le remplacer sur tous les points de protection par le pavillon français 1. En effet, le a novembre au matin, le drapeau français fut hissé sur l'îlot Motu-Uta. Il fut immédiatement salué de vingt et un coups de canon par la Reine-Blanche et VEmbuscade. Vers quatre heures de l'après-midi, les frégates françaises l'Uranie et la Danaé jetèrent l'ancre dans le port de Papeete; elles avaient à leur bord le gouverneur Bruat et son état-major. Au couc her du soleil, par ordre de l'amiral, ces frégates prirent part au salut du pavillon français2.

A la demande faite d'amener son pavillon de fantaisie, Pomare IV répondit par la lettre suivante :

1. Rapport du contre-amiral du Petit-Thouars à S. Ex. M. le ministre de la marine. Frégate la Reine-Blanche. 15 novembre 1843.

2. Id.


A M. le contre-amiral commandant en chef la station de l'Océan Pacifique.

Papeïti, le 5 novembre 1843 (style taïtien, 4 novembre suivant le nôtre).

Monsieur l'amiral, j'ai reçu la lettre que vous m'avez écrite ; vous pensez que je me laisse guider par les conseils des personnes qui m'entourent et qui ne sont point favorables aux projets de la France, me dites-vous, et qui pourront même attirer de grands malheurs sur ma personne et sur mon peuple. Vous vous trompez entièrement ; j'agis d'après ma propre impulsion. Quantau pavillon que j'ai adopté, s'il porte une couronne, c'est parce que j'ai désiré qu'il en fût ainsi, et que cet emblème rappelle celui de ma souveraineté: tel est le motif pour lequel je désire le conserver.

Je désire voir mon pavillon flotter comme par le passé, sans que nul changement y soit apporté. Rien n'est stipulé à cet égard dans le traité, aussi ne dois-je avoir aucune crainte. Le seul motif qui m'ait engagée à donner ma signature le 9 septembre 1842, c'est la crainte d'exposer mon peuple à quelque malheur.

Signé: POMARE, reine de Taïti.

Le prétendu pavillon royal continua donc d'être arboré sur la demeure de la reine; mais celle-ci ne le hissait et ne l'amenait qu'en même temps que la frégate anglaise le Dublin, ce qui indiquait clairement d'où venait la résistance1. DupetitThouars envoya le commandant Mallet donner de nouveaux avis à la reine. Ils restèrent aussi sans effet. Alors DupetitThouars écrivit à Pomare IV une nouvelle lettre :

Frégate la Reine-Blanche, Papeïti, le 5 novembre 1843.

Madame, déjà plusieurs fois je vous ai fait donner avis et je vous ai informée par écrit que depuis le jour où vous avez demandé la protection de la France et où vous avez signé un traité avec moi, pour abandonner la souveraineté des îles de la Société à S. M. Louis-Philippe, roi des Français, vous avez perdu le droit de nommer des ambassadeurs et de faire des traités ou tout autre acte de politique extérieure, 1. Rapport du contre-amiral du Petit-Thouars à S. Exc. M. le ministre de la marine. Frégate la Reine-Blanche, 15 novembre 1843.


et par là aussi vous avez perdu tout naturellement le droit de bannière. Liée irrévocablement, que la réponse du roi fût affirmative ou négative, de votre côté tout était consommé du moment où votre signature a été donnée ; vous êtes dès lors définitivement engagée. La prise d'un pavillon par votre personne est donc un acte vicié dans son origine, nul de plein droit et de plus une offense envers la France, puisque vous manquez à vos engagements avec elle. Je vous ai fait toutes les représentations et donné tous les avis que ma bienveillance pour vous et votre bien m'a suggérés, afin de ménager votre amour-propre et vous amener de vous-même à détruire un acte qui, par la manière dont il a été effectué, est non seulement une infraction formelle à la foi que vous devez au traité, mais de plus, c'est une infraction formelle à la foi que vous devez au Roi des Français et à son gouvernement.

Puisque par votre lettre en date d'hier, vous confirmez votre refus d'amener ce pavillon, et par là vous continuez à insulter à la France et au roi, et à vous jouer de notre bonne foi, de vos promesses et de vos engagements les plus solennels, c'est avec regret, je vous le déclare, puisque vous m'y forcez de nouveau, que si avant deux heures écoulées à partir de la remise de cette lettre, ce pavillon n'est point amené, et qu'avant le coucher du soleil vous ne m'ayez écrit une lettre d'excuse de votre inconcevable conduite, et fait une déclaration formelle que vous revenez de bonne foi à votre traité avec la France, je ne vous considérerai plus comme reine et souveraine des terres et des indigènes des îles de la Société, et j'en prendrai possession au nom du roi et de la France.

Par suite de cet acte, toutes les terres de la reine Pomaré et celles des personnes de sa famille qui ne se soumettront pas au gouvernement du roi, seront confisquées au profit de l'État.

Recevez, etc.

Signé: A. Du PETIT-THOUARS.

Pomare IV répliqua en ces termes : Papeïti, le 6 novembre 1843 (style taïtien).

Amiral, je ne me suis écartée en rien du traité que j'ai conclu le 9 septembre 1842, traité que j'ai conclu sous l'influence de la peur. Oui, je dois le répéter, si j'ai donné ma signature, c'est uniquement par crainte.

Je puis l'assurer, en plaçant une couronne dans mon pavillon je n'ai nullement eu l'intention de rompre mon traité ni de me mettre en opposition avec les gouvernements européens.


Telle a été ma volonté royale. Je ne désire en aucune manière susciter le moindre éloignement entre moi et le Roi de France ; bien loin de là, je suis pleine de respect pour sa personne, ainsi que pour le traité conclu avec lui.

Je me suis rendue au désir que vous m'avez exprimé ces jours derniers dans une de vos lettres où vous me demandiez de vouloir bien prévenir tous les chefs pour qu'ils se réunissent et que vous puissiez leur présenter le commissaire du roi de France et donner communication des lettres dont il est porteur.

Je désire qu'aucun désordre n'ait lieu dans mon gouvernement ; telle est la volonté que j'ai fait connaître à mon peuple.

Un de mes plus ardents désirs est de souffrir seule des circonstances qui se présentent aujourd'hui ; mais, je vous en prie,ne m'enlevez pas ma souveraineté ; laissez-moi tout ce qui m'appartient, et ne vous établissez pas sur la petite île Moutou-Outa.

Je place toute ma confiance en Dieu, et je le prie de protéger votre roi.

Recevez mes salutations.

Signé: POMARE, reine de Taïti.

Il n'y avait plus guère d'espoir de fléchir sa résistance ; toutefois, Dupetit-Thouars résolut de tenter une dernière démarche; il se rendit le soir même à la maison de la reine, mais ne fut pas admis. Pomare IV était chez Pritchard ; elle fit répondre à l'amiral qu'elle verrait si elle devait lui accorder une audience. Dans la nuit il reçut une lettre de la souveraine qui lui fixait un rendez-vous pour le lendemain à huit heures du matin ; l'amiral suspendit alors l'exécution des ordres qu'il avait donnés pour l'occupation de Tahiti, Avant d'accomplir un acte aussi grave que celui de la déchéance de la reine, il désirait avoir avec elle une entrevue personnelle.

Elle eut lieu, et voici comment il l'a racontée, le 15 novembre 1843, dans un rapport adressé au ministre de la marine : A huit heures du matin, le six, je me rendis à l'audience que j'avais obtenue ; là je rappelai à la reine toute la suite des événements, et je lui représentai le danger réel auquel elle s'exposait par son opiniâtreté. N'ayant pu obtenir aucune réponse soit positive, soit négative, je pris congé en lui annonçant que si, avant midi, son pavillon était amené, je descendrais avec le commissaire du roi et que nous éta-


blirions le protectorat ; mais que si son pavillon n'était point amené, je donnerais cours à l'exécution des mesures que j'avais prises et seulement suspendues jusqu'à sa réponse, et qu'alors je prendrais possession définitive de l'archipel des îles de la Société et dépendances.

Dupetit-Thouars se retira, laissant à Pomare IV quelques heures pour réfléchir. La reine hésitait. Pour l'empêcher de céder, Pritchard lui promit que si les Français amenaientson pavillon, il amènerait également le sien; l'intrigant consul ajouta : « Comme le pavillon anglais ne peut manquer de se relever, celui de Votre Majesté se relèvera en même temps. »

Accoutumée à obéir aux suggestions de cet homme qui la dirigeait tant au spirituel qu'au temporel, la souveraine s'obstina à laisser flotter son pavillon royal et l'heure fatale sonna. Aussitôt l'on battit la générale et des détachements français débarquèrent. Ils arrivèrent devant le parc de la reine et le cernèrent. Au milieu se trouvait le mât de pavillon ; la galerie d'habitation royale était garnie de tous les partisans de la domination anglaise. Au moment où les sapeurs pénétraient dans l'enclos du parc, un dignitaire indigène vint à la porte et cria : « Tabou ! tabou ! (interdit, sacré). » Il ne fut pas tenu compte de cette défense et la troupe française se rangea en bataille. Alors le représentant de Pomare IV réitéra une protestation contre la tyrannie et la violence des Français, qui prétendaient envahir un pays qui avait sa nationalité reconnue ; l'orateur de la reine termina par un appel à la reine Victoria d'Angleterre, qui lui avait promis aide et protection en toute circonstance1. Un roulement de tambours couvrit le reste de la harangue, et le capitaine de corvette d'Aubigny, commandant les troupes de débarquement, s'écria : «Entendez-vous, officiers, soldats et matelots de la France ! et vous, habitants de ces îles! Je prends possession de ce pays au nom de S. M. Louis-Philippe, roi des Français. Nous jurons de mourir, s'il le faut, pour y

1. Voir, aux Pièces justificatives, les lettres des indigènes.


faire respecter le drapeau tricolore! » A ce moment le pavillon tahitien fut amené et celui de la France fut hissé pendant que les tambours exécutaient des roulements, et que les marins et les soldats criaient trois fois : « Vive la France !

Vive le Roi! » La déchéance de la reine Pomare IV était accomplie (6 novembre 1843).

Pritchard amena le pavillon du consulat anglais. Le Révérend était hors de lui ; il se mit à haranguer les naturels qui s'étaient réunis devant sa demeure ; ses excitations n'eurent pas de succès : personne ne bougea. Le soir, la ville de Papeete fut aussi calme que les jours précédents. Il y eut bien, après, quelques rixes individuelles entre des Anglais et des soldats français, mais l'ordre ne fut pas sérieusement troublé.

Le 8 novembre 1843, Dupetit-Thouars installa à Tahiti le capitaine de vaisseau Bruat comme gouverneur des Établissements français de l'Océanie. Celui-ci fit publier des ordonnances et des règlements pour assurer l'ordre et tranquilliser la population. Le service administratif et militaire fut aussi organisé; le capitaine de corvette d'Aubigny devint commandant de Papeete ; le commis principal de la marine Quoniam, chef du service administratif; le chef de bataillon de l'infanterie de marine de Bréa, commandant supérieur des troupes; le capitaine d'état-major Mariani, commandant de la place ; le capitaine Somsois, directeur de l'artillerie, et le capitaine Rambaud, directeur du génie.

Pomare IV protesta contre sa déchéance prononcée par Dupetit-Thouars ; elle écrivit à Louis-Philippe la lettre suivante :

La reine Pomare à Sa Majesté le Roi des Français.

Paofai, Taïti, le 9 novembre 1843.

0 Roi !

J'ai été privée, dans ce jour, de mon gouvernement. Ma souveraineté a été violée, et votre amiral s'est emparé, les armes à la main, de mon territoire, parce que j'étais accusée de ne pas observer le traité conclu le 9 septembre 1842.


Je n'eus jamais l'intention, en mellanlla couronne dans mon pavillon, de condamner ledit traité et de vous insulter, ô Roi !

Je suppose que vous ne considérerez pas le fait d'avoir mis la couronne dans mon pavillon comme un crime ; votre amiral ne deman-

dait le changement que d'une petite partie ; mais si j'y avais consenti, ma souveraineté aurait été méprisée par les grands-chefs.

Je ne connaissais non plus aucune partie du traité qui déterminât la nature de mon pavillon.

Je proteste formellement contre la dure mesure prise par votre amiral ; mais j'ai confiance en vous, et j'attends ma délivrance de votre compassion, de votre justice et de votre bonté pour une souveraine sans pouvoir.

Ma prière, la voici: Puisse le Tout-Puissant adoucir votre cœur!

Puissiez-vous reconnaître la justice de ma demande, et me rendre la souveraineté et le gouvernement de mes ancêtres !

Soyez béni par Dieu, ô Roi ! et que votre règne soit long et florissant !

Telle est ma prière. Signé: POMARE.

Cette lettre fut remise au gouverneur Bruat, qui la fit partir par le premier navire.

Le 11 novembre 1843, Dupetit-Thouars s'embarqua sur la frégate la Reine-Blanche pour les îles Sandwich. Par décision du ministre de la marine, le capitaine de vaisseau Bruat devait comme gouverneur exercer l'autorité à terre, seul et sans partage ; quant aux bâtiments affectés à son service et placés sous son commandement, ils formaient une subdivision de la station de l'Océanie mise sous les ordres du contre-amiral Dupetit-Thouars.

Le 12 novembre, après une revue des troupes, le gouverneur Bruat reçut une cinquantaine de négociants et de résidents étrangers. A l'issue de cette cérémonie, le port dePapeete fut déclaré port franc. Le 22 novembre, une députation 4es îles du Vent et des îles Sous-le-Vent vint à Papeete, au palais du gouvernement (ancienne résidence de l'ex-reine), présenter ses respects au gouverneur Bruat. Les cjiefs indigènes reconnurent l'occupation française, et M. d'Aubigny fut nommé commandant particulier de l'archipel de la Société.

Le 8 janvier 1844,1e capitaine anglais Tucker fit demander


par lettre au gouverneur français Bruat d'admettre provisoirement comme consul d'Angleterre M. Pritchard; celui-ci regrettait déjà son abdication; mais M. Bruat refusa de lui accorder l'exequatur à cause de ses sentiments hostiles visà-vis des Français. Le Révérend avait reçu chez lui l'ex-reine; elle habitait une case située dans l'enclos du consulat anglais.

Pomare IV n'était pas inquiète de sa déchéance; Pritchard, par ses paroles et ses manières, arrivait à la tranquilliser complètement; il lui disait qu'elle serait soutenue par le gouvernement britannique. Le parti tahitien-anglais n'avait pas renoncé non plus à faire de l'opposition ; sourdement il ne cessait de dire du mal des Français. Pritchard entretenait soigneusement ces mauvaises dispositions. Tout à coup une lettre de Pomare IV fut colportée et publiée dans certaines parties de Tahiti. Voici ce que contenait cette lettre : Paofai, 10 janvier 1844.

Paix et santé, aux petits chefs et autorités, dans les six districts, aux habitants et aux gouverneurs.

Je vous fais savoir que notre vaisseau va partir pour Oahll où l'amiral lui ordonne de se rendre ; il y a ici un petit bâtiment de guerre qui nous protège et il y en a un en route pour venir. N'écoutez point ceux qui vous disent que nous ne serons point aidés. L'Angleterre ne nous abandonnera jamais ; restons tranquilles jusqu'à l'arrivée des nouvelles que nous attendons i. Je vous ordonne de tout supporter patiemment et vous défends de faire commettre aucun désordre et de maltraiter les Français. C'est sur moi que vous devez fixer vos regards, suivez mon exemple et prions Dieu de nous délivrer des difficultés dans lesquelles nous nous trouvons, comme il délivra Hesekiah (Ezéchias).

Paix et santé à vous tous.

Signé : POMARE, Reine 2.

Comme cette lettre était extrêmement séditieuse, le gouverneur Bruat donna l'ordre de la saisir, ce qui fut fait. Le

1. Allusion à la lettre écrite par Pomare IV à la reine Victoria et à la réponse de celle-ci.

2. Je certifie la présente traduction avoir été faite par moi sur l'original tahitien. Signé : Samuel Wilson, interprète du gouvernement.


12 janvier, un navire de guerre à vapeur français le Phaélon arriva à Papeete. Ce renfort n'était pas inutile, car la situation s'aggravait de jour en jour. Les indigènes prenaient des allures de rebelles. L'un d'eux lut publiquement dans un temple protestant la lettre de Pomare que le gouverneur Bruat avait interdite. Cet homme fut arrêté. Le 17 ou le 19 janvier, la frégate anglaise Dublin quitta Papeete et fut remplacée par le Basilisk, ketch de Sa Majesté Britannique.

A ce moment Pomare IV essaya de se rapprocher des autorités françaises : elle voulut entrer en conciliation avec le gouverneur Bruat. Celui-ci ne demandait pas mieux ; il était disposé à un accommodement : à reconnaître l'ex-reine comme chef de district et à la traiter avec une suprême distinction. Mais Pritchard dit à Pomare IV que, si elle écrivait à Bruat, le Basilisk partirait de Tahiti et qu'elle perdrait à jamais l'appui de l'Angleterre. Il n'y eut donc point de négociation et la lutte continua entre la souveraine déchue et les autorités françaises. Le parti tahitien-anglais redoubla d'audace et prit même une attitude nettement révolutionnaire. Dans une assemblée un juge, nommé Piapa, foula aux pieds une lettre que le gouverneur français avait adressée aux habitants de l'île. Piapa fut sommé de. venir rendre compte de sa conduite et, sur son refus, Bruat le fit arrêter. Les ennemis des Français se servirent habilement de cette arrestation : ils effrayèrent Pomare IV et parvinrent à lui inspirer de telles craintes que, ne se croyant plus en sûreté à terre, elle abandonna la case qu'elle habitait dans l'enclos de Pritchard et se retira avec ses enfants à bord du Basilisk. La fuite de la reine eut lieu dans la nuit du 30 au 31 janvier 18M.

Dans la matinée, le gouverneur Bruat reçut la lettre suivante : Ketch de S. M. B. Basilisk.

Papéiti, 31 janvier 1844.

MONSIEUR, Comme je désire qu'aucun fait politique, de nature à engager mon Gouvernement, ne se passe dans cette île sans être immédiatement


porté à votre connaissance, j'ai l'honneur de vous informer qu'à une heure avancée de la nuit dernière, j'ai reçu de l'ex-Reineune communication suivant laquelle et à la suite de certains rapports d'une nature grave, elle s'estimait en danger personnel et me demandait la permission de séjourner à bord du navire que j'ai l'honneur de commander.

J'ai l'honneur de vous informer que j'ai accédé à cette demande et que l'ex-Reine est maintenant à mon bord. Je vous prie, Monsieur, de ne pas induire de tout ce qui précède, que je considère la personne de l'ex-Reine comme courant le moindre danger sous le Gouvernement d'un officier si bien connu et si hautement apprécié par ses qualités ; c'est bien plutôt dans le but de calmer le trouble d'esprit qui agite dans les circonstances présentes cette malheureuse femme, que je l'ai autorisée à se mettre sous la protection du pavillon anglais.

Permettez-moi d'exprimer la haute estime que je professe pour V. Ex. et de me dire

Votre humble et obéissant serviteur Signé : II. I. IIUNT, Lieutenant, ct.

La réponse du gouverneur français fut sévère et ferme; la voici : Papéïti, 31 janvier 1844.

MONSIEUR LE CAPITAINE, J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre de ce jour ; j'ai cru de mon devoir de vous prévenir, par ma lettre d'hier t, que l'ex-Reine, dans toutes ses manœuvres, annonçait l'appui du gouvernement anglais. L'asile, qu'elle vient de vous demander sans nécessité, confirme les bruits qu'elle a fait courir et leur donne une gravité telle que je dois vous faire connaître que l'ex-Reine ayant renoncé volontairement à la protection que je lui accordais, je n'ai aucune objection à faire à l'asile que vous lui donnez ; mais, par ce fait même, elle s'interdit la faculté de rentrerdans les îles de la Société et puisque vous acceptez la responsabilité de la prendre, je regarderai comme un acte d'hostilité son débarquement surun despointsdes îles dela Société comme aussi toute relation qu'elle pourrait entretenir avec la terre.

Signé: BRUAT.

A M. le lieut1 Hunt, commandant le dogre de S. M. B. le Bazilic.

L'officier anglais répliqua par une nouvelle lettre :

1. Lire p. 531 et 532, aux Pièces justificatives. la lettre du gouverneur Bruat et la réponse du lieutenant Hunt.


Ketch de S. M. B. Basilisk.

Papeïti, 1er février 1844.

MONSIEUR, J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre du 31 janvier, et vous prie de recevoir mes remerciements pour la franchise de votre communication.

Comme, peu de temps après que j'eus reçu cette lettre, l'ex-Reine reçut de V. Exc. une dépêche par laquelle tout retour à terre, sans votre permission, lui est interdit, je crois n'avoir plus rien à dire au sujet de la Reine à bord de mon navire, et devoir me borner à vous accuser réception de la lettre mentionnée ci-dessus.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Signé: H. I. HUNT, Lt et Ct.

Ainsi que cette correspondance le démontre, les relations se tendaient entre les Français et les Anglais. Ceux-ci ne négligeaient aucune occasion d'être désagréables à ceux-là; il y avait entre ces deux races une haine profonde simplement recouverte d'un vernis de politesse. La fuite de la reine était certainement l'œuvre des meneurs anglais dirigés par Pritchard. Celui-ci recourait à tous les moyens pour faire surgir un conflit entre la France et l'Angleterre; le Révérend voulait absolument forcer cette dernière à intervenir dans les aflaires tahitiennes ; il ne reculait pas à l'idée d'une guerre entre deux grandes nations, car il était persuadé que l'Angleterre serait victorieuse et qu'en conséquence la France abandonnerait Tahiti. L'acte que la reine venait d'accomplir était fort grave : en se réfugiant à bord du Basilisk, elle avait déclaré qu'elle venait réclamer la protection du capitaine anglais ; de plus Pomare IV avait amené avec elle ses enfants et elle avait juré de les tuer plutôt que de les voir tomber entre les mains des Français. C'est du moins ce que racontait le lieutenant Hunt au gouverneur Bruat i. Une

1. Lire p. 536, 538 et 540, aux Pièces justificatives, la lettre du gouverneur Bruat, celle du lieutenant Hunt, et celle que le chef Paraita écrivit au même gouverneur pour lui faire connaître que Pomare niait formellement avoir prononcé ces paroles.


grande émotion se manifesta dès lors chez les indigènes ; ils crurent que la famille royale était en danger et la fermentation devint de plus en plus vive. Pritchard enflamma les passions, répandit des bruits absurdes et porta l'irritation à son comble dans les rapports des Tahitiens avec les Français. Des émissaires furent envoyés dans les différents districts et plusieurs petits chefs désertèrent leurs cases, emportèrent ce qu'ils possédaient et se retirèrent dans la presqu'île de Taiarapu, où, sous la conduite des chefs Taviri, Pitomai, Farehau et Terai se formait un parti hostile aux Français 1.

Cette sédition ne se produisit néanmoins que sur un point de l'île ; les grands-chefs de Tahiti, Tati, Utomi, Hitoti, Paraita, et le chef d'Eimeo Taisapa restèrent fidèles à la France.

Ils se réunirent au palais du gouvernement où ils désignèrent les territoires que chacun devait administrer d'après les lois du pays ; les juges et les agents de police (mutoi) furent nommés ; ces nouveaux fonctionnaires se présentèrent ensuite au gouverneur français et celui-ci les accepta.

Un seul district ne s'était pas fait représenter : celui où régnait la sédition 2.

Pour la réprimer, le gouverneur envoya le Phaèlon mouiller dans la baie de Papeare. Le capitaine Maissin et le capitaine d'état-major Mariani avaient été embarqués sur ce navire. Ils descendirent à terre, firent Ja topographie du terrain et prirent des dispositions pour arrêter l'émigration des indigènes.

Les Français occupèrent en deçà de l'isthme de Taravao une position qui leur permettait de couper les communications entre la presqu'île et la grande terre, puis ils construisirent

1. C'est ici que commence en réalité l'insurrection des indigènes dite guerre de Tahiti (1844-1847) ; mais les hostilités proprement dites n'éclatèrent que plus tard : elles seront racontées en détail dans le chapitre suivant.

Voir, aux Pièces justificatives, les lettres de plusieurs indigènes arrêtés et détenus sur l'ordre du gouverneur.

Lire p. 535 et 537, aux Pièces justificatives, les Arrêtés du gouverneur Bruat.

2. Le gouverneur des Etablissements français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies Papeete, 27 février 1844.


un petit ouvrage au moyen duquel ils dominèrent tout le pays. Les indigènes qui vinrent de Taiarapu eurent la permission de passer dans la grande terre pour rentrer dans leurs foyers, mais l'entrée de la presqu'île fut interdite par terre et par eau 1.

Malheureusement les rebelles ne songeaient pas à retourner dans leurs demeures; au contraire ils se montraient disposés à gagner la campagne pour marcher au combat. La famille royale les encourageait à la résistance. Pritchard en était l'âme. Il venait souvent à bord du Basilisk converser avec le commandant, le lieutenant Hunt, et ces deux Anglais s'entendaient pour empêcher Pomare IV de se rapprocher des Français. Depuis qu'elle s'était réfugiée sur le navire britannique, l'ex-reine n'avait cessé de souffler la révolte parmi le peuple tahitien 2.

Cependant il avait été donné six jours aux chefs révoltés pour rentrer dans l'obéissance. Ils conservèrent une attitude hostile. Le délai expiré, le gouverneur Bruat eut encore une fois pitié d'eux; il permit au capitaine Henry qui avait une grande influence sur les indigènes de tenter de ramener les rebelles. Celui-ci partit le 26 février au matin. Le lendemain le gouverneur Bruat quitta Papeete avec la corvette l'Embuscade et cent cinquante hommes de troupes pour se rendre à l'isthme de Taravao. Les compagnies de VEmbuscade et du Phaélon devaient porter ses forces à trois cents hommes.

Pour garder le port et la capitale, il laissa l'Uranie et la Meurlhe et plus de deux cents hommes de troupes 3.

Pritchard se jetait dans des menées de plus en plus hostiles, semant de faux bruits pour porter l'irritation à son comble entre les Tahitiens et les Français. Depuis l'arrivée

1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies, Papeïti, 27 février 1844. -

2. Lire p. 536 et 538, aux Pièces justificatives, les deux lettres échangées à ce sujet entre le gouverneur Bruat et le lieutenant Hunt. -

3. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies, Papeïti, 27 février 1844.


du vapeur le Cormoran, bâtiment de guerre anglais commandé par le capitaine Gordon, une nouvelle absurde avait été répandue dans Tahiti et principalement dans les districts de Taiarapu : une escadre anglaise allait venir pour chasser les Français. Il circulait aussi dans l'île des copies de journaux contenant des articles violents contre la France. Les calomnies redoublèrent, lorsqu'on sut que Bruat était en route pour l'isthme : c'était, disait-on, pour dévaster l'île et massacrer toute la population indigène jusqu'aux enfants.

On ajoutait que les prisonniers faits dès les premiers symptômes de rébellion avaient déjà subi d'affreuses tortures. Or ils se trouvaient fort bien traités à bord; Bruat les avait emmenés avec lui, car il avait prévu toutes ces manœuvres ; il rendit la liberté à ces prisonniers afin de contribuer à éclairer le peuple.

Le gouverneur Bruat rejoignit le capitaine Henry, qui avait échoué dans ses négociations avec les indigènes insoumis.

Ne voulant pas disséminer ses forces, Bruat détruisit le poste provisoire établi par le capitaine Maissin. M. Henry pilota le Phaélon, qui remorqua l'Embuscade jusqu'au port situé au sud de l'isthme de Taravao. Comme le Phaélon était le premier navire qui fût venu à ce mouillage, Bruat l'appela « Port-Phaéton ; » (29 février l 844, à heures du soir 1).

Les Français débarquèrent et s'emparèrent de quaranteneuf pirogues récemment abandonnées ; ils abattirent ensuite les arbres pour découvrir le pays. Le lendemain, pendant qu'on pratiquait la route, on reconnut la case, dite de la Reine, éloignée de 2.000 mètres du rivage : cette case fut occupée.

Les avant-postes ayant fait évacuer l'isthme sans tirer un coup de fusil, une pièce de canon fut placée en cet endroit ; vers la fin de l'après-midi les marins et les soldats bivouaquèrent. Les jours suivants la petite armée construisit une fortification avec fossés. L'ennemi ne chercha pas à sur-

1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies, Papeiti le 13 mars 1844.


prendre les travailleurs, et cependant les rapports de plusieurs personnes annonçaient que les révoltés étaient au nombre de deux mille hommes. Les chefs de Tautira vinrent trouver le gouverneur et dans ce district et dans celui de Papara beaucoup d'indigènes retournèrent chez eux. M. Bruat fut très secondé par un missionnaire anglais, M. Orsmond, lequel parla avec vigueur contre les machinations de ses compatriotes. Ce pasteur protestant montra même au gouverneur français une pièce que lord Aberdeen avait adressée le 25 septembre 1843 au consul Pritchard 1, aux missionnaires anglais et à ses collègues: elle déclarait, en résumé, que le Gouvernement de Sa Majesté Britannique ne voulait pas intervenir activement en faveur de la reine Pomare, ni entraver en rien l'exercice du Protectorat français, et que la reine ferait bien de se soumettre à sa situation afin d'éviter un traitement plus rigoureux. Cette pièce, dont la publication eût été si importante pour la paix de Tahiti, était restée cachée jusqu'alors par l'influence de Pritchard.

Le retranchement du poste de Taravao n'était pas encore terminé quand le gouverneur Bruat reçut coup sur coup plusieurs lettres de M. D'Aubigny, commandant particulier de Papeete. Les premières disaient que tout continuait à aller assez bien dans la ville ; la dernière contenait au contraire de graves nouvelles ; voici ce que racontait M. D'Aubigny à M. Bruat : Papeïti, le 4 mars (1844).

MONSIEUR LE GOUVERNEUR,

Hier, en sortant de la messe, j'avais l'honneur de vous écrire que tout était tranquille, et j'expédiais un commissionnaire pour vous porter en outre un message de M. Moerenhout. Il doit être près de vous depuis une ou deux heures. Après son départ, les affaires ont pris une tournure que je veux immédiatement porter à votre connaissance.

1. Lire p. 525,527, 528 et 529, aux Pièces justificatives, les lettres de M. Addington à sir John Barrow, de Lord Aberdeen à Lord Cowley, de M. Guizot au comte de Rohan-Chabot, du comte Aberdeen au consul Pritchard.


Hier, à onze heures du matin, j'ai été prévenu par un billet de M. Guillevin qu'une sentinelle du camp de l'Uranie avait été attaquée et terrassée pendant la nuit.

Voici le fait : un matelot était en faction sur le môle. Sur dix heures et demie, un individu s'est glissé jusqu'à lui, lui a asséné un coup de poing sur la tête qui l'a renversé. En tombant, le matelot a crié au secours ; l'individu s'est jeté sur le fusil que le matelot défendait de son mieux. Pendant la lutte, les hommes du poste sont venus au secours de leur camarade. L'individu, en les voyant, s'est enfin armé de la baïonnette, dont il était parvenu à s'emparer. Suivi de près, on est entré presque en même temps que lui dans sa case ; il a été arrêté et est à cette heure entre mes mains, et aurait été de suite traduit devant un conseil de guerre si j'en avais eu la puissance. La baïonnette n'est pas retrouvée.

Frappé de cette audace, convaincu que toute notre force réside dans le prestige de supériorité morale qu'il nous importe de ne pas perdre au milieu des Indiens, et persuadé que le meilleur moyen d'en finir avec eux était de s'emparer du directeur et de l'instigateur de leur agitation, je me suis décidé à faire arrêter Pritchard. Cet acte est accompli ; il a été saisi hors de chez lui, à cinq heures du soir, au moment où, sous une pluie battante, il allait mettre le pied dans un canot accompagné du capitaine du Basilisk, de M. Collie, etc., pour se rendre soit à bord du Basilisk, soit à bord du Cormoran.

Après avoir lu ces lignes, le gouverneur Bruat repartit de suite pour la capitale.

Voici ce qui s'y était passé. Le 2 mars, pendant qu'il pleuvait à torrents, le bruit s'était répandu que trois mille hommes armés étaient à trois heures de marche de Papeete afin de l'enlever et de l'incendier sur-le-champ. A cette nouvelle, le commandant D'Aubigny avait immédiatement mis Papeete en état de siège 1 et pris toutes les mesures nécessaires à la défense de la place. Une partie de la population avait été néanmoins prise d'une terreur panique et beaucoup d'indigènes s'étaient enfuis. Vainement les autorités françaises avaient essayé de faire renaître le calme, le parti tahitien-

1. Lire p. 541, aux Pièces justificatives, la copie de l'ordre du commandant particulier, relativement à la mise en état de siège de Papeete.


anglais ne cessant d'enflammer les passions. Dans la nuit du 2 au 3 mars, une sentinelle française avait été surprise, terrassée et désarmée à Papeete par un indigène, dont on n'était parvenu à s'emparer qu'après une véritable lutte. Le 3 mars, dans l'après-midi, les Français avaient été prévenus qu'ils allaient être attaqués. Alors, frappé de toutes ces audaces et convaincu que le meilleur moyen d'en finir avec les Tahitiens était de se saisir du directeur et de l'instigateur de leur agitation, le commandant D'Aubigny, comme il le disait dans sa lettre, avait donné l'ordre d'arrêter et d'emprisonner Pritchard. En conséquence le chef de la police avait saisi l'exconsul anglais hors de chez lui, le 3 mars 4844, à cinq heures du soir, au moment où il allait descendre dans un canot pour se rendre à bord du Basilisk ou du Cormoran. Le Révérend avait été mené et enfermé dans un blockhaus. Il y était mis au secret, mais traité comme un prisonnier de distinction 1.

Le commandant D'Aubigny ne s'en était pas tenu là ; il avait fait en plus afficher la proclamation suivante : Établissement français de l'Océanie.

Une sentinelle française a été attaquée dans la nuit du 2 au 3 mars 1844.

En représailles, j'ai fait saisir le nommé Pritchard, seul moteur et instigateur journalier de l'effervescence des naturels. Ses propriétés répondront de tout dommage occasionné à nos valeurs par les insurgés ; et, si le sang français venait à couler, chaque goutte en rejaillirait Sur sa tête.

Papeïti, 3 mars 1844.

Signé: D'AUBIGNY.

Telle était la situation dans cette ville lorsque le gouverneur Bruat y revint le 7 du même mois. Bruat était très mé-

1. La presse anglaise a raconté que Pritchard avait été maltraité ; rien n'est

plus faux. Lire p. 542, aux Pièces justificatives, le traitement qui lui fut réservé.


content : certes, il reconnaissait que, dans l'état d'agitation où se trouvait Tahiti, ces mesures étaient devenues nécessaires, mais il n'approuvait ni la forme, ni le motif de cette arrestation, dont il ne se dissimulait pas les conséquences avec une nation comme l'Angleterre, toujours disposée à soutenir ses nationaux, alors même qu'ils sont dans leur tort.

Cependant, comme il ne voulait pas décourager le parti français et raffermir les révoltés, le gouverneur ne désavoua pas les actes de son subordonné 1 et se contenta, aussitôt arrivé, de faire transférer Pritchard du blockhaus à bord de la Meurlhe en donnant au commandant Guillevin l'ordre de recevoir l'ex-consul à sa table. Ensuite, considérant que celuici n'était plus qu'un simple résident anglais dont l'influence sur l'ex-reine Pomare IV et le parti révolté était devenue dangereuse pour la tranquillité de l'île, le gouverneur Bruat écrivit au capitaine Gordon, commandant le bateau à vapeur le Cormoran, pour lui conseiller de quitter Papeete, où il n'avait aucune mission, et d'emmener avec lui Pritchard, qu'il promettait de mettre à sa disposition dès que ce bâtiment s'en irait du port, à la condition toutefois que ledit capitaine Gordon s'engagerait à ne pas déposer l'ex-consul dans aucune des îles de l'archipel de la Société. Le commandant du Cormoran com prit que sa situation était fausse et sentit la nécessité de se retirer : il avisa donc le gouverneur Bruat de son prochain départ et consentit à prendre Pritchard à son bord 2.

Le 12 mars, celui-ci fut avisé par le commandant de la Meurthe que le gouverneur Bruat, à son grand regret, lui

1. Il y a lieu de remarquer que l'arrestation de Pritchard fut opérée sur l'ordre du commandant D'Aubigny et sous le gouvernement du capitaine de vaisseau Bruat. L'amiral Dupetit-Thouars n'eut donc aucune part dans cet acte grave contrairement aux affirmations de nombreuses publications parues sous les auspices du gouvernement français.

Dans ses Souvenirs de la Navigation à voiles, la Marine d'autrefois, le viceamiral Jurien de la Gravière place l'arrestation de Pritchard après plusieurs combats de la guerre de Tahiti ; c'est une erreur : les indigènes étaient déjà soulevés, mais aucun combat n'avait été livré.

2. M. Bruat à l'amiral Mackau, Papeïti, 12, 13 et 21 mars 1844. Lire p. 546, aux Pièces justificatives, cette dernière lettre.


faisait quitter la colonie, qu'il partirait le lendemain sur le Cormoran, mais qu'il était autorisé à recevoir sa famille quand il le voudrait, et qu'en conséquence on mettait une embarcation à sa disposition pour les heures qu'il fixerait, car aucune embarcation étrangère au bord ne serait admise1. Pritchard n'adressa aucune réclamation verbale ou écrite, mais il envoya une lettre de remerciements à M. D'Aubigny pour les soins qu'on lui avait donnés. Sa famille, avertie à deux reprises, ne profita pas de la permission qui lui avait été accordée de venir le voir, et sans s'être entretenu avec aucun de ses compatriotes, il fut transféré de la Meurthe à bord du vapeur anglais le Cormoran. Le 13 mars 18ltlt, à onze heures, ce navire leva l'ancre et quitta Papeete emportant avec lui George Pritchard, ex-missionnaire, ex-consul d'Angleterre, l'homme qui depuis tant d'années tenait en échec à Tahiti les autorités françaises 2.

Le Cormoran se dirigea sur Valparaiso (Chili), où il arriva le 28 avril. Là Pritchard prit passage sur la Vindictive, qui partit le 1er mai pour Rio-Janeiro (Brésil) et l'Angleterre.

L'ex-consul débarqua à Portsmouth le 26 juillet 18M.

Au comble de la colère, Pritchard raconta partout son arrestation et son expulsion. Aussitôt la Société des Missions de Londres fit retentir l'air de ses plaintes ; toutes les sociétés religieuses protestantes agirent de même ; des réunions de saints furent convoquées et des meetings eurent lieu. Le missionnaire Pritchard y était déclaré martyr de la foi évangélique 3. Pritchard martyr ! l'on croit rêver ; et cependant ce mot fut réellement prononcé plusieurs fois dans ces assemblées, tant l'esprit de parti aveugle les hommes les mieux

1. Lire p. 545. aux Pièces justificatives, la lettre du gouverneur Bruat au commandant Guillevin.

2. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies. Paoeïti. 21 mars 1844.

3. Lire p. 574 et 576, aux Pièces justificatives, la lettre du comte de Jarnac, ambassadeur de France, à M. Guizot, ministre des affaires étrangères, et la réponse de ce dernier.


intentionnés. Bientôt l'émotion devint générale dans tout le pays et, sous la pression de l'opinion publique, le gouvernement britannique lit comprendre à l'ambassadeur de France qu'il attendait des réparations de la part du gouvernement français.

Celui-ci pratiquait alors une politique d'effacement qui consistait surtout à éviter ou à esquiver toutes difficultés. Il venait encore d'en donner une preuve quelques mois auparavant. Vers le commencement de l'année il avait appris que Dupetit-Thouars avait prononcé la déchéance de la reine Pomare IV et pris possession au nom de la France de l'archipel de la Société et dépendances ; en même temps la lettre suppliante de la reine Pomare IV et l'annonce du mécontentement d'une partie de ses sujets étaient parvenues au roi Louis-Philippe. Alors, voulant s'éviter des complications, le gouvernement français avait décidé de désavouer DupetitThouars, et le 26 février 1844, la note suivante avait paru dans le Monilenr : « Le Roi, de l'avis de son conseil, ne trouvant pas dans les faits rapportés des motifs suffisants pour déroger au traité du 9 septembre 1842, a ordonné l'exécution pure et simple de ce traité et l'établissement du protectorat français dans l'ile Taïti. »

C'était une grave faute qu'avaient ainsi commise le roi et ses ministres, et nous verrons, dans la suite, quelles en furent les tristes conséquences pour la France ; mais ils n'avaient pas hésité à sacrifier son ambition à son repos tant ils aimaient la paix. En effet pas un gouvernement n'a tenu autant à s'éviter une guerre que celui du roi Louis-Philippe : pour cela rien ne lui a coûté, pas même les blessures d'amourpropre. Aussi, lorsque l'affaire Pritchard surgit, il résolut de tout faire pour l'arranger.

Ce n'était pas facile. Les événements de Tahiti produisaient en Angleterre une surexcitation considérable et dans la haute société comme dans le peuple on répétait avec une insigne


mauvaise foi qu'un consul britannique avait été, en plein exercice de ses fonctions, arrêté, enfermé dans un cachot, avec des procédés si durs que sa santé s'en était ressentie, et qu'il avait été expulsé sans qu'on eut fourni contre lui une accusation précise1. Il y avait menace de rupture entre les deux pays si la France refusait de donner des réparations2.

Or les classes populaires de cette nation révélaient par leurs propos qu'elles étaient disposées à relever le défi, car, suivant une expression célèbre de cette époque, « la France s'ennuyait ». Mais le roi-bourgeois voulait la paix à tout prix.

Ne pouvant l'obtenir dans sa famille, il entendait l'avoir dans son pays. Il sut amener les ministres à partager son avis et le gouvernement français entra en pourparlers avec le gouvernement anglais.

M. Guizot, ministre des affaires étrangères, par l'entremise du Comte de Jarnac, ambassadeur de France, s'appliqua d'abord à rétablir la vérité des faits et des situations. Il démontra que Pritchard n'était plus consul au moment de son arrestation, mais un simple étranger, vivant à Tahiti sous la loi commune, et que les missionnaires anglais n'avaient pas à se plaindre de nos établissements dans l'Océanie, où la métropole pratiquait la liberté du culte, de la prédication et de la propagande. Ensuite le ministre des affaires étrangères aborda le fond de la question. Il maintint que les autorités françaises à Tahiti avaient le droit d'expulser tout étranger qui chercherait à leur nuire ou qui troublerait l'ordre et que celles-ci avaient eu de légitimes motifs et s'étaient trouvées dans la nécessité d'arrêter et d'expulser Pritchard, parce que, du mois de février 1843 au mois de mars 184/i, celui-ci n'avait cessé de travailler par toutes sortes d'actes et de menées à entraver, troubler et détruire l'établissement français

1. Le Comte de Jarnac, ambassadeur de France, à M. Guizot, ministre des affaires étrangères. Londres, 4 août 1844. (Lettre déjà citée.)

2. Lire p. 577 à 582, aux Pièces justificatives, les lettres échangées à ce sujet entre l'ambassadeur de France et le ministre des affaires étrangères.


à Tahiti, l'administration de la justice, l'exercice de l'autorité des agents français et leurs rapports avec les indigènes.

Mais Guizot déclara aussi que les circonstances qui avaient précédé le renvoi de Pritchard, notamment le mode et le lieu de son emprisonnement momentané et la proclamation publiée à son sujet, à Papeïti, le 3 mars 1844, le Gouvernement du Roi les regrettait sincèrement, et que la nécessité ne lui en paraissait point justifiée par les faits ; que le Gouvernement du Roi n'hésitait pas à exprimer au Gouvernement de Sa Majesté Britannique, comme il l'avait fait connaître à Tahiti même, son regret et son improbation desdites circonstances (Dépêche datée du 29 août 4844) 1. De plus Guizot fit savoir que le Gouvernement du Roi se montrait disposé à accorder à Pritchard une équitable indemnité à raison des dommages et des souffrances que ces circonstances avaient pu lui faire éprouver; mais que, comme l'on n'avait pas en France les moyens d'apprécier quel devait être le montant de cette indemnité, et que l'on ne pouvait s'en rapporter aux seules assertions de Pritchard lui-même, il paraissait convenable au Gouvernement du Roi de proposer au Gouvernement de S. M. Britannique de remettre cette appréciation aux deux commandants des stations française et anglaise de l'Océan Pacifique, le contre-amiral Hamelin et l'amiral Seymour (Lettre datée du 2 septembre 1844) Le gouvernement anglais donna son adhésion à cette proposition (Lettre du 6 septembre 1844) 3. Toutefois ce ne fut pas sans difficultés que Guizot put obtenir l'assentiment de la Chambre des députés : le ministère n'obtint que quelques voix de majorité.

L'effet fut immense, car la masse des citoyens ne voyait pas cette affaire de la même façon que le gouvernement. La

1. Lire p. 584, aux Pièces justificatives, la dépèche de M. Guizot à M. le Comte de Jarnac.

2. Lire p. 586, aux Pièces justificatives, la lettre de M. Guizot au comte de Jarnac.

3. Lire p. 587, aux Pièces justificatives, la lettre de Lord Aberdeen à Lord Cowley.


thèse gouvernementale était la suivante : les autorités françaises à Tahiti avaient le droit de faire sortir de l'île tout étranger qui y troublait l'ordre ou travaillait à nuire à l'Etablissement français ; elles avaient eu de légitimes raisons d'arrêter Pritchard et de l'expulser ; mais il y avait eu dans les procédés employés à son égard certaines circonstances regrettables. Pour Guizot, il était inadmissible que tout fut permis ou possible même envers des hommes qui sont dans leur tort et que des agents français ne fussent pas tenus d'observer les bons procédés et les règles d'équité qui sont en usage partout dans les gouvernements réguliers et moraux.

Ce ministre pensait que, pour éloigner Pritchard de Tahiti quand on n'avait contre lui aucune de ces preuves flagrantes qui permettent de traduire un homme devant les tribunaux et de le faire juger, et lorsqu'en même temps on avait quant à ses manœuvres une de ces convictions morales que les autorités intelligentes peuvent fort bien acquérir, quoique les preuves judiciaires leur manquent, il n'était pas nécessaire de le tenir pendant six jours au secret en lui interdisant de voir même sa femme et ses enfants, et de mettre ordre à ses affaires ; que l'on n'avait qu'à le faire partir immédiatement sur un bâtiment anglais ou français qui se trouvait dans le port ; qu'en agissant autrement on avait eu tort, et qu'il était honorable de le dire tout haut, et d'en exprimer le regret et l'improbation ; qu'il résultait de ces procédés spéciaux, et de ceux-là seulement, la légitimité d'une indemnité à Pritchard 1. Ce à quoi Thiers répliquait qu'il fallait traiter d'égal à égal avec l'Angleterre : ce n'était pas nous qui devions de désaveu, c'était l'Angleterre, car le coupable était l'exconsul. Et la grosse majorité de la nation française tenait le même langage que Thiers. Le traitement qu'avait subi Pritchard ne lui paraissait pas de nature à justifier les concessionsfaites; d'ailleurs, d'après les documents communiqués,

1. Paroles prononcées par M. Guizot à la Chambre des Députés dans lo séance du 21 janvier 1845.


rien ne prouvait que ce traitement eût été mauvais. Elle disait que l'on avait renversé les choses et commentait amèrement la phrase suivante qu'avait écrite Lord Aberdeen : « Quant à M. Pritchard, comme il a reçu une autre destination 1, le gouvernement de S. M. Britannique n'a pas trouvé nécessaire d'entrer dans un examen plus approfondi de sa conduite à Taïti. » En effet une enquête approfondie eut prouvé que Pritchard était coupable et que l'Angleterre avait obtenu des réparations qui ne lui étaient pas dues. La France était dupe, elle venait de recevoir un cruel affront, voilà ce que constatait le peuple, car elle avait blâmé celui qui méritait des éloges 2 et donné de l'argent à celui qui aurait dû être puni. La nation jugeait que sa dignité avait été abaissée.

Elle constatait que tout ce que le gouvernement anglais avait demandé, le gouvernement français le lui avait accordé : désaveu de M. d'Aubigny, indemnité pour Pritchard. D'après Lord Aberdeen, cette dernière concession était la manifestation matérielle la plus évidente du désaveu de la France à l'égard d'un de ses agents ; et l'on se rappelait ironiquement les paroles suivantes de M. de Jarnac : « Lord Aberdeen s'empresse de saisir dans sa pensée cette découverte admirable qui doit sauver la paix du monde. »

L'orgueil de l'Angleterre se trouvait donc complètement satisfait; au contraire la France était profondément humiliée.

Il est vrai qu'en revanche celle-ci gardait Tahiti, Mooréa et les Tuamotu, tandis que la politique coloniale de l'Angleterre échouait cette fois d'une façon absolue. Le gouvernement britannique n'avait pas su profiter à temps du dévouement de ses agents, les missionnaires protestants, il avait dédaigné leur offre, et quand il s'était aperçu de sa faute, il n'avait pu la réparer même au prix d'une guerre, la France lui en ayant ôté le prétexte par sa soumission à toutes ses volontés. Telle

1. Il avait été nommé consul aux îles Samoa.

2. Lire p. 580, aux Pièces justificatives, la lettre du ministre de la marine au gouverneur Bruat.


fut la fin de cette affaire qui faillit mettre aux prises deux grandes nations et rendit pendant longtemps impopulaire le gouvernement du roi Louis-Philippe.

A partir de cette époque, George Pritchard disparaît de la scène de l'histoire. Il y joua un moment un grand rôle grâce à un concours de circonstances exceptionnelles dont il sut habilement tirer parti. Toutefois ce ne fut pas un grand homme, ni même un apôtre, mais simplement un homme intelligent et ambitieux, doué d'une extrême énergie. Comme tous les missionnaires protestants anglais il s'occupa aussi bien de politique que de religion ; cependant il se montra plutôt homme politique et négociant que pasteur protestant et surtout missionnaire du culte de la Réforme. Il ne saurait être comparé aux autres Révérends de Tahiti, car il n'eut jamais leur abnégation ; il fut avant tout égoïste et dur, et la plupart de ses actes le démontrent d'une façon éclatante : pour arriver à ses fins, il recourut aux moyens les moins légitimes et les plus violents. Par ses intrigues perfides, il doit être rendu responsable du sang qui fut versé à Tahiti.


CHAPITRE VII

LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE

Insurrection des indigènes dite" guerre de Tahiti ». — Combats de Taravao et de Mahaena ; victoires des Français. — Vainqueurs au combat de Hapape, les Français sont obligés de battre en retraite à celui de Faa. — Pillage et incendie par les rebelles des bâtiments de la Mission catholique à Papeete.

— Rentrée du gouverneur dans la capitale. — Arrivée à Tahiti de la nouvelle du désaveu de Dupetit-Thouars. — Bruat fait une démarche auprès de Pomare IV. mais celle-ci refuse tout accommodement. — Elle part pour les îles Sous-le-Vent. — Dépêche officielle du gouvernement français par laquelle celui-ci refuse de prendre possession de l'archipel de la Société.— La reine ne veut pas communiquer avec les autorités françaises. — Rétablissement du Protectorat français sur Tahiti. — Paraïta est nommé régent.

— Administration intérieure du gouverneur Bruat. — Démonstration navale aux îles Sous-le-Vent. — Session législative à Papeete. — L'amiral anglais Sir G. Seymour prétend que le Protectorat de la France ne s'étend que sur les iles du Vent (Tahiti et Moorea ou Eimeo) ainsi que sur les îles Tuamotu ; le gouverneur Bruat continue de considérer les îles Sous-le-Vent comme relevant de la reine Pomare. — Expédition de Huahine ; les Français sont repoussés à l'attaque de Maeva. — Investissement des lignes de Papeete et siège de cette capitale par les révoltée. — Ceux-ci ne parviennent pas à la prendre. - Combats de Papenoo et de Punavia ; les Français sont vainqueurs. - Prise du fort de Fautahua par les Français et capitulation des rebelles. — Soumission des insurgés du camp de Punaroo et de l'armée de Papenoo. — Conclusion de la paix. — Entrevue à Moorea du gouverneur français avec la reine de Tahiti : celle-ci se remet entre ses mains et il la rétablit dans ses droits et son autorité. — Retour de Pomare IV à Papeete. — Correspondance diplomatique engagée entre les deux cabinets anglais et français au sujet des iles Huahine, Raiatea-Tahaa et BoraBora. Déclaration par laquelle la reine de la Grande-Bretagne et d'Irlande, et le roi des Français, reconnaissent l'indépendance des îles Sous-le-Vent.

— Convention conclue à Papeete entre la France et la reine des îles de la Société, pour régler l'exercice du Protectorat.

Il nous faut maintenant revenir à Tahiti et nous reporter à la date du 13 mars 18ft l,. Quelques heures après le départ de Pritchard la frégate la Charte parut devant cette île amenant de l'archipel des Marquises la 26111 compagnie d'infanterie que le gouverneur Bruat avait fait demander. Le 1/~


au matin, elle mit ses troupes à terre, puis elle transporta MM. Moerenhout et Cloux, membres du conseil du Gouvernement, à Eimeo, où ceux-ci firent arborer le drapeau français. Les chefs et le peuple promirent de le défendre et de le maintenir. La frégate revint à Tahiti le 16 mars, au soir.

La capitale était un peu plus calme depuis la rentrée du gouverneur Bruat. Celui-ci s'était rendu à la pointe Vénus et le missionnaire Orsmond l'y avait encore secondé. La population et les chefs avaient reconnu son autorité, puis engagé tous les fuyards de Papeete à rentrer chez eux ; beaucoup avaient suivi ce conseil. Après avoir semé l'esprit de révolte, les missionnaires protestants anglais, effrayés de leur ouvrage, se rapprochaient des autorités françaises. Malheureusement il n'était plus temps pour enrayer le mal. La situation restait très grave dans le reste de l'île. Les indigènes rebelles s'étant trop avancés pour reculer, montraient de plus en plus des dispositions guerrières. Une ancienne prêtresse était accourue à leur camp. Elle leur reprochait l'abandon de leurs droits et leur promettait l'indépendance s'ils marchaient au combat. Pour les y exciter, cette femme ranimait chez eux de vieilles superstitions, ce dont les missionnaires anglais étaient surpris et indignés.

Les Français continuaient donc de travailler ferme aux fortifications du poste de Taravao situé sur l'isthme. C'était le capitaine d'État-Major Mariani qui le commandait et dirigeait les travaux, tandis que le commandant de l'Embuscade M. Mallet se tenait sur ce bâtiment dans la rade, afin d'appuyer le poste en cas de besoin. Ils annoncèrent au gouverneur Bruat que les fossés, le blockhaus et un abri pour les troupes seraient terminés à la fin du mois ; déjà une partie de celles-ci occupait le réduit. La position était très forte.

Elle présentait deux faces sur la plaine et deux autres sur un versant rapide au pied duquel coulait un ruisseau. Le gouverneur Bruat avait fait construire un blockhaus près de l'angle de la plaine où était établie une barbette pour rartil-


lerie. Les logements et les magasins devaient être placés sur la crête de l'escarpement. Le pays devait être assez découvert pour que du bâtiment qui était dans la rade on pût aperceyoir le fort et que les deux points pussent se soutenir ainsi mutuellement.

Sur ces entrefaites le gouverneur Bruat reçut des nouvelles du grand-chef Tati. Celles-ci disaient qu'il avait nommé des juges et des agents de police et que tout le monde était rentré dans le district de Papara. Le grand-chef Hitoti fit aussi prévenir le gouverneur Bruat que tous les grands propriétaires du district de Thierry étaient revenus. Néanmoins les rapports des espions évaluaient encore le nombre des révoltés à plus de mille et tous les mauvais sujets et les déserteurs qui se trouvaient dans l'île étaient allés se joindre à eux Il ne fallait donc pas compter sur la paix. On en eut bientôt la preuve. Le 21 mars, à 1 h. 1/2 de l'après-midi, à Taravao, au moment où l'on allait reprendre les travaux ordinaires, deux coups de fusil furent tirés sur le factionnaire qui gardait l'entrée du fort. Ils étaient partis d'un mamelon, qui s'élevait de l'autre côté du ravin sur lequel s'appuyait la gorge de ce fort.

Aussitôt les Français coururent prendre leurs armes et le capitaine Mariani envoya deux patrouilles à l'endroit d'où l'on avait tiré. L'une était composée de voltigeurs commandés par le sous-lieutenant Martin, l'autre de matelots de l'Embuscade,.

dirigés par l'aspirant de 2ème classe Audran.

La première revint sans avoir rien découvert. La seconde fut entraînée par un indigène dans une embuscade et tomba au milieu d'une centaine de Tahitiens qui l'accueillirent à coups de fusil. Les marins ripostèrent; mais, accablés sous le nombre, ils furent obligés de se retirer et de regagner le camp par des chemins impraticables et toujours sous le feu 1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies, Papéïti, 21 mars 1844.


de l'ennemi, qui les poursuivit même quelque temps. Un quartier-maître fut tué.

Pour protéger le retour des détachements, le capitaine Mariani avait fait embusquer un second maître et dix matelots sur le mamelon d'où les Tahitiens avaient tiré. Lorsque tout le monde fut rentré, les Tahitiens échangèrent quelques balles avec les défenseurs de ce mamelon, et l'un de ces derniers fut blessé. Le feu cessa et l'engagement parut terminé.

Pendant ce temps tous les postes avaient été doublés. On avait aussi rempli des gabions avec des hamacs, des matelas, etc., et élevé des barricades sur les points faibles du fort.

Il était cinq heures moins un quart, et tous les Français soupaient, quand tout à coup une fusillade bien nourrie éclata autour d'eux sur un arc de cercle qui commençait au mamelon et venait contourner les faces du fort et la case dite de la Reine, où demeurait le capitaine Mariani avec la compagnie de débarquement de l'Embuscade.

Le capitaine Cugner et des voltigeurs s'enfermèrent dans le fort ; le lieutenant Rebuffat descendit du mamelon en tiraillant, et le poste de voltigeurs composé de trente hommes s'avança sur le bord du ravin; à ce moment l'un d'eux fut tué.

L'enseigne de vaisseau d'Ollieules déploya sa section entre le fort et la case derrière les piliers de laquelle quelques hommes s'embusquèrent et l'enseigne de vaisseau Ferré se porta vers le corps de garde de la marine où le feu était très vif. Le capitaine Mariani se dirigea sur ce point avec un obusier de montagne. Plusieurs coups de mitraille furent envoyés. Les Tahitiens firent bonne contenance et visèrent les servants de la pièce pour éteindre son feu ; aucun d'eux ne fut atteint, mais la pièce porta de nombreuses traces de balles.

Néanmoins les Tahitiens commencèrent à se replier en concentrant leur feu sur les faces du fort. Alors le capitaine


Mariani y envoya l'obusier ainsi qu'une partie de la compagnie de débarquement.

La fusillade continua jusqu'à 7 heures, toujours très vive de la part des Tahitiens sur deux points, le mamelon et les broussailles. Pour la faire cesser il fallut lancer des obus et de la mitraille. Abrités derrière le parapet, des gabions et des fascines, les voltigeurs tiraient avec circonspection, en ménageant leurs cartouches.

Sur ces entrefaites, le lieutenant de vaisseau de Marolles, second de VEmbuscade, arriva du bord avec un convoi de munitions et de vivres escorté seulement de douze hommes.

Quand tout le monde fut rentré, le capitaine Mariani fit fermer l'entrée par une forte barricade et plaça deux compagnies à leur poste de combat, en cas d'attaque.

Les Tahitiens insurgés se retirèrent par les broussailles et les hauteurs du côté de la mer, en continuant à tirailler de loin jusqu'à minuit.

Pendant la durée de l'action, la corvette l'Embuscade, sous le commandement de M. Mallet, avait envoyé du bord dans une bonne direction des boulets et des obus.

Tel fut le combat de Taravao, le premier de la longue guerre de Tahiti. Les Français eurent deux tués et sept blessés 1. De leur côté, les Tahitiens insurgés avouèrent plus tard cinq morts et un grand nombre de blessés.

Au premier avis donné par le commandant Mallet, le gouverneur Bruat partit de Papeete pour l'isthme avec des munitions et une section de la 26ème compagnie sur le bâtiment à vapeur le Phaélon. Il contourna l'île par l'est et arriva le lendemain de Paffaire. Piloté par M. Henry, il put passer en dedans des récifs et fit tirer quelques cou ps de canon sur le camp des rebelles.

Le 23, à la pointe du jour, il appareilla de Vaituliue, mouil1. Rapport sur l'Affaire du 21 mars 1844, adressé au commandant de la corvette l'Embuscade, par le capitaine Mariani, au camp de Taravao, 22 mars 1844.

Voir p. 546, aux Pièces justificatives.


lage situé près de l'isthme, et se rendit à six milles dans le nord, à Merehu, résidence ordinaire de Tiritua, femme grandchef, qui était la première cause de l'attaque.

Après avoir tout fait pour ne pas causer une effusion de sang, le gouverneur Bruat résolut de faire un exemple. Il chargea son chef d'État-Major, le lieutenant de vaisseau Jules Malmanche, d'opérer avec deux canots un débarquement.

Protégés par le feu du Phaéton et secondés par l'enseigne de vaisseau Brue, ils purent enlever toutes les pirogues et détruire les maisons qui servaient de refuge aux révoltés.

Prévenu à Taravao de son arrivée, par un indigène du grand-chef Hitoti que le gouverneur Bruat avait à bord, le capitaine Mariani envoya au-devant de lui, à trois milles du camp, cinquante voltigeurs qui le conduisirent au fort avec le renfort qu'il amenait.

Le gouverneur Bruat se rendit à bord de l'Embuscade pour donner des ordres au commandant Mallet, puis il partit du camp à midi, avec cinquante voltigeurs et fit achever de détruire les cases qui n'avaient pas été atteintes dans le district de la femme grand-chef Teritua jusqu'à l'isthme. Après avoir appuyé les canots chargés de cette expédition, les voltigeurs rentrèrent la nuit.

Le 25, à 4 heures du matin, le Phaèlon se mit en marche en dedans des récifs et se présenta devant Mahaena, où les insurgés s'étaient réfugiés. Il mouilla par vingt brasses à deux encablures et lança de distance en distance des boulets, des obus et de la mitraille dans les retranchements ennemis afin de donner le temps au gouverneur Bruat de les examiner.

Celui-ci constata qu'il y avait des fossés et des palissades.

C'était probablement des Européens qui avaient appris aux rebelles à les faire. Les insurgés avaient arboré le pavillon de Pomare. N'ayant aucune troupe avec lui, le gouverneur Bruat ne voulut pas risquer une tentative. Il se contenta de reconnaître la position et les travaux de l'ennemi, puis se remit en route pour Papeete, où il arriva à a h. 1/2.


Aussitôt rentré, il écrivit au ministre de la marine et des colonies un rapport dont je viens de citer de nombreux passages et dans lequel se trouvait la phrase suivante : « Je compte agir avec vigueur, car ces hommes ne sont pas ce que l'on disait ; jusqu'ici ils ont montré beaucoup plus de résolution qu'on ne leur en supposait, les coups de canon ne les ont pas fait fuir 1. »

Le 26 mars, le gouverneur Bruat prit un arrêté par lequel il accordait quatre jours aux étrangers qui se trouvaient parmi les insurgés, pour faire leur soumission. Ceux qui seraient pris après ce laps de temps devaient être passés par les armes.

Les personnes qui fourniraient de la poudre ou toutes autres munitions aux indigènes ou aux étrangers non munis d'une autorisation du Directeur de la police européenne devaient être traduites devant un conseil de guerre et punies conformément aux prescriptions de l'art. 77 du titre 1er du livre 3ème du code pénal2.

Bruat espérait ainsi enlever aux insurgés des auxiliaires précieux et les ressources qui leur permettaient de combattre. Malheureusement cet arrêté ne produisit aucun effet sur les uns et les autres.

En présence de cet insuccès, Bruat résolut alors d'aller attaquer les insurgés dans les positions qu'eux-mêmes avaient choisies et fortifiées, afin de leur prouver que les Français ne les craignaient pas.

Le 13 avril au soir, le gouverneur partit sur le Phaéton, qui prit l'Uranie à la remorque. Il s'arrêta à Matavai, où il trouva la goélette Clémentine qu'il avait fait demander au commandant Mallet. Celle-ci amenait la 21-l section de voltigeurs en garnison à Taravao. Le gouverneur, ayant avec lui ce renfort, repartit le dimanche 1 Zi, dans la nuit. Le lundi 15, il jeta l'ancre à Mahaena et attendit l'arrivée de la frégate.

1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies, Papéïti, le 25 mars 1844.

2. Voir p. 551, aux Pièces justificatives, l'Arrêté du gouverneur.


Celle-ci ne put rallier que le lendemain 16. Elle vint prendre son mouillage à 350 mètres, en face de la petite baie où le gouverneur Bruat voulait opérer le débarquement.

Celui-ci eut lieu le 17 avril 18M au point du jour. Sous la direction du lieutenant de vaisseau Malmanche, chef d'Étatmajor, une centaine d'hommes furent jetés sur une plage défendue naturellement par la pointe abrupte d'une montagne. La section de voltigeurs s'établit sur une hauteur; attaquée, elle repoussa l'ennemi qui s'enfuit avec pertes.

La mer, déjà très mauvaise, le devint encore plus, et deux embarcations furent mises à la côte. Un homme se noya et beaucoup de cartouches furent mouillées. Enfin, grâce au dévouement de plusieurs hommes de l'Uranie et de l'Embuscade, tout le monde fut à terre à dix heures.

Les forces françaises se composaient de 248 marins, 148 soldats d'infanterie et h5 artilleurs avec deux obusiers de montagne : soit 4/jl hommes. Le gouverneur Bruat commandait en chef.

Les Tahitiens rebelles étaient au nombre d'un millier et possédaient trois canons. Les rebelles avaient élevé des retranchements qu'ils croyaient inexpugnables. Ceux-ci consistaient en trois fossés de 6 à 7 pieds de profondeur, creusés parallèlement à la mer sur une longueur de 1.800 mètres, et défendus du feu des bâtiments par un glacis. Ils étaient recouverts par une toiture horizontale en burao, qui rendait les combattants invisibles et leur permettait d'ajuster presque à bout portant les assaillants. La position était donc très forte ; mais une fois tournée, la retraite des insurgés devenait impossible.

A onze heures, le gouverneur Bruat enjoignit à M. de Bréa, commandant des troupes, de se porter en avant.

Le combat commença par une action d'éclat : un petit chef de l'île, allié des Français, le nommé Tavai, enleva aux yeux des insurgés, et au milieu de leurs balles, le pavillon qu'ils avaient planté sur la hauteur.


Aux cris de vive le Roi! le gros de la colonne française marcha sur la première redoute, engageant une vive fusillade. Les marins et les soldats tournèrent cette redoute, puis l'enlevèrent à la baïonnette. La seconde redoute fut prise peu après de la même façon. On se battit des deux côtés avec un tel acharnement que soixante-dix-neuf morts furent trouvés dans les retranchements.

Restait la troisième redoute. Il y eut moins de résistance.

Après une courte fusillade, ses défenseurs lâchèrent pied et se sauvèrent dans les broussailles qui bordaient la redoute du côté de la rivière. Mais la frégate et les tirailleurs continuèrent à tirer sur eux; ils subirent de nouvelles pertes et se virent contraints de se retirer.

A quatre heures et demie, le combat était terminé. Cent deux Tahitiens rebelles gisaient sur le sol fleurs canons avaient été encloués, leur pavillon, pris ; une cinquantaine de fusils et des munitions 2 restaient au pouvoir des Français. Malheureusement cette victoire leur coûtait quinze morts, dont deux officiers, l'enseigne de vaisseau de Nan-souty3 et le sous-lieutenant d'artillerie Seignette, plus cin-

1. D'après des renseignements ultérieurs les révoltés auraient eu environ 300 hommes hors de combat lors de l'affaire de Mahaena.

2. Toutes les armes et les munitions des insurgés étaient de fabrique anglaise; toutes leurs cartouches étaient confectionnées avec des journaux anglais.

3. Il fut inhumé sur l'îlot Taaupiri qui depuis porte le nom de Nansouty. (District de Mahaena.) Dans son no du 25 février 1845, le Moniteur Universel a fait un récit détaillé de la mort de cet officier. Voici cet article in extenso : Max de Nansouty a succombé à l'affaire de Mahahena (Taïti). Quand il marcha à l'ennemi, il ignorait qu'il venait d'être nommé lieutenant de vaisseau, et deux jours avant la mort inutilement glorietise qui l'attendait, il s'affligeait de n'avoir pas encore complètement signalé sa bravoure. Lorsqu'il reçut l'ordre de débarquer pour combattre la révolte des insulaires de Tahiti, il fut au comble de ses vœux. Apercevant le drapeau bizarre de la reine Pomaré, il sollicita de M. le commandant Bruat l'honneur de l'arracher de la roche escarpée qui l'élevait au loin. Le commandant, dans sa prudente sagesse, jugea que l'énergique jeune homme avait mieux à faire, et, le mettant à la tète de trois cents braves, il donna à Max de Nansouty le com-mandement de l'assaut.

La première redoute fut enlevée avec une courageuse intrépidité; Max de Nansouty, prenant au pas de course l'attaque de la seconde, se trouva séparé de ses camarades, qui le suivaient avec une intrépide résolution. Ayant


quante et un blessés, parmi lesquels les deux élèves Couloudre et Debry.

Les Français bivouaquèrent au lieu du débarquement. Le 18, au matin, pendant le réembarquement, le capitaine Nicolaï parcourut le champ de bataille et fit ramasser les armes et les munitions qui, la veille, avaient échappé aux recherches. Il détruisit aussi cinquante pirogues et trois baleinières, qu'il trouva dans un étang voisin et qui pouvaient être utiles aux révoltés.

A cinq heures, l'appareillage eut lieu, et dans la nuit les Français rentrèrent à Papeete1.

Le gouverneur Bruat fut obligé de sévir contre plusieurs soldats et matelots qui avaient été se joindre aux Tahitiens insurgés lors du combat de Mahaena. Les déserteurs comparurent devant un conseil de guerre, qui les condamna à mort. Un marin fut fusillé; pour les autres coupables, on demanda la clémence du roi.

La défaite de Mahaena ne découragea pas les insurgés.

Ils étaient braves, et de plus, les Anglais — à l'exception des missionnaires protestants — continuaient de les exciter et de leur fournir des armes et de la poudre. Habilement conseillés par eux, les rebelles se rapprochèrent de Papeete et par une série d'incursions se mirent à l'inquiéter à la fois par l'est et par l'ouest. Ils ravagèrent les districts voisins de

le premier pénétré dans l'enceinte, il vit pour lui une mort certaine, un plancher mouvant, hérissé de périls, et un gros d'insulaires qui le couchaient en joue. Devant sa perte inévitable, le malheureux jeune homme n'eut plus qu'une pensée, ce fut de préserver les camarades qui le suivaient de sa déplorable destinée. Un instant lui reste, il retourne la tète, fait signe à la troupe qu'il commandait de se coucher par terre, et faisant de nouveau face à l'ennemi, il tombe percé de six balles. Il avait vingt-six ans ! Dans cette mort prématurée, la France n'a-t-elle pas à regretter un noble espoir, et sa famille le digne héritier d'un nom consacré déjà par la gloire et par de hautes vertus?

1. Rapport adressé au gouverneur des établissements français de l'Océanie par M. de Bréa, chef de bataillon d'infanterie de marine, commandant les troupes de l'expédition, Papeete, le 20 avril. — Rapport sur le combat de Mahaena (le 17 avril 1844), adressé au ministre de la marine et des colonies par M. Bruat, gouverneur des établissements français de l'Océanie, Papéïti, le 22 avril 1844. Voir p. 551, 559 et 564, aux Pièces justificatives,ces deux rapports et les croquis joints au dernier.


la capitale, détruisirent les cases des indigènes alliés des Français et les propriétés de ceux-ci ainsi que celles des étrangers qui avaient accepté leur domination. Les avantpostes français furent attaqués et l'alarme se répandit parmi la population de Papeete.

La situation devenait intolérable ; le gouverneur Bruat se décida à se porter de nouveau en avant. Le 29 juin 18M, il réunit h05 hommes de troupes françaises, joignit à cet effectif européen quelques indigènes auxiliaires, plaça cette colonne expéditionnaire sous les ordres du chef de bataillon de Bréa, se mit lui-même à la tête de tout ce monde, et partit de Papeete contre les insurgés, qui passaient pour être au nombre de 2.000.

Après une halte à Hapape, à 10 h. 1/2, la colonne expéditionnaire conduite par M. de Bréa se remit en marche vers deux heures en passant devant le temple et la grande case des missionnaires anglais pour doubler la pointe de Vénus.

Au moment où l'arrière-garde, formée par la 28ème compagnie, arrivait à la hauteur du temple protestant, l'ennemi déboucha subitement sur les derrières et par le flanc, et commença l'attaque. La 28ème compagnie soutint intrépidement le choc qui fut fatal à l'un des missionnaires, M. Mekean, qu'une balle des insurgés étendit mort sur son balcon1. Le gouverneur Bruat fit aussitôt replier la colonne pour arrêter l'ennemi. Celle-ci commença un feu si bien nourri que les insurgés rentrèrent dans les bois. Là, dérobés à la vue des Français par le feuillage des goyaviers, protégés par quelques accidents de terrain, les Tahitiens insurgés continuèrent à tirer sur la colonne expéditionnaire qu'ils semblaient braver.

Il y avait deux heures que le combat durait lorsque le commandant de Bréa fit battre la charge et la 28ème compagnie se précipita à la baïonnette sur les insurgés. Alors ceux-ci se débandèrent ; mais tous les tirailleurs français les poursui-

1. Ce meurtre fut involontaire de leur part.


virent à coups de fusil et les poussèrent jusqu'à la montagne, où déjà ils avaient dirigé leurs morts et leurs blessés.

On trouva toutefois neuf cadavres qu'ils n'avaient pas eu le temps d'enlever. Les pertes françaises furent de trois tués et dix-sept blessés. Les Français bivouaquèrent sur le champ de bataille. Le lendemain, 30 juin, ils se rendirent à Mahuna.

Mais à leur approche les insurgés quittèrent leurs cases et prirent la fuite vers la montagne. A 1 heure de l'après-midi les Français étaient de retour à Hapape. Le Phaélon reçut à son bord les troupes de l'expédition et celles-ci débarquèrent à Papeete à cinq heures du soir1.

Cette prompte rentrée était due aux nouvelles alarmantes que le gouverneur avait reçues du commandant particulier de Papeete. Voici ce qui s'était passé. Les insurgés du district de Punavia avec des révoltés de l'île Eimeo avaient menacé Papeete par l'ouest. Ils avaient tenté d'assaillir le camp de l'Uranie, situé en cet endroit; mais ayant trouvé les Français prêts à les repousser, ils s'étaient retirés sans les attaquer. Le capitaine de corvette Bonard avait voulu châtier les rebelles de leur audace, et dans la nuit du 29 au 30 juin 18M, vers dix heures du soir, il était parti de Papeete avec une partie de l'équipage de VUranie (150 hommes) dans la direction de Faa, du côté opposé à celui où le gouverneur se trouvait alors. Le capitaine Bonard avait espéré surprendre les insurgés durant leur premier sommeil. Mais les premiers rangs des Français étaient à peine arrivés près du ruisseau qu'il s'était fait une grande rumeur dans le camp des rebelles et l'avant-garde française avait été reçue par une vive fusillade partant de l'enclos. Les marins français l'avaient enlevé à la baïonnette et les insurgés s'étaient dispersés. Comme il

1. Rapport sur le combat de Hapapé adressé à M. le gouverneur des établissements français de l'Océanie, par M. le chef de bataillon de Bréa, commandantles troupes expéditionnaires, Papéïti, 2 j uillet 1844. - Rapportadressé au ministre de la marine par M. Bruat, gouverneur des établissements français de l'Océanie. Papeïti, le 8 juillet 1844. Voir p. 568 et 571, aux Pièces justificatives, ces deux rapports.


aurait été très dangereux d'aller les chercher la nuit dans les broussailles, les Français s'étaient remis en marche sur Faa, emportant leurs blessés et leurs armes, l'arrière-garde s'arrêtant de temps à autre pour contenir l'ennemi dans le cas où il eût eu l'intention de se reformer et d'attaquer.

L'affaire près de Faa avait coûté aux Français cinq morts et neuf blessés. Les pertes des insurgés avaient été évaluées à trois cents hommes 1.

C'était en somme un insuccès, et craignant de voir l'ennemi en profiter, le commandant d'Aubigny avait écrit au gouverneur de revenir en toute hâte. Voyant Papeete dégarnie de trou pes, les indigènes paisibles et les étrangers européens avaient été pris de panique. Les indigènes s'étaient retirés sur l'îlot Motu-Uta, au milieu de la rade et les Européens avaient fait transporter leurs effets et des marchandises à bord des navires. Les habitants s'attendaient à être massacrés d'un moment à l'autre. Ce jour-là 30 juin, les insurgés mirent le feu à la Mission catholique, pour venger la mort du missionnaire protestant qui venait d'être tué accidentellement. L'incendie commença vers quatre heures du soir et dura jusqu'au matin. La chapelle et le reste furent brûlés le jour suivant. Les vases et les linges sacrés, les livres du Père Caret, ses manuscrits, ses travaux sur la langue de Tahiti et des Marquises, tout fut pillé et livré aux flammes 2.

Avec sa fermeté habituelle, le gouverneur s'occupa d'abord de rassurer la population; ensuite il prit ses dispositions pour repousser l'ennemi dans le cas où celui-ci ferait un retour offensif. Mais les craintes des Français étaient momentanément superflues : les insurgés avaient été tellement

1. Rapport sur le combat de Faàa, adressé à M. le commandant particulier de Taïti, par M. Bonard, capitaine de corvette, commandant de l'Uranie, l,r juillet 1844. Voit' p. 51j(j, aux Pièces justificatives.

2. Lettre du P. François d'Assise Caret, Prêtre de la Société de Picpus et Préfet apostolique de l'Océanie orientale, à Mgr l'Archevêque de Calcédoine, supérieur de la même Société. Mission de Notre-Dame-de-Foi, à Tahiti, le 7 juillet 1844. Annales de la Propagation de la Foi, t. XVII, p. 158, 159 et 160.


stupéfaits des deux défaites précédentes que leur hardiesse était encore une fois tombée et qu'ils ne songeaient pas à renouveler leur tentative sur la capitale.

Quelques jours s'écoulèrent, et, l'ennemi ne se représentant pas, la population de Papeete redevint calme. Les Français, le premier moment d'émotion passé, avaient repris confiance dans leurs forces. Ils étaient d'ailleurs pleins d'espoir dans 1 appui de la métropole, persuadés que des renforts importants allaient arriver et que ceux-ci leur permettraient de terminer promptement la guerre. Tel était leur état d'âme lorsque le 12 juillet une frégate anglaise, le Carysford, jeta l'ancre à Papeete, apportant entre autres nouvelles celle que le gouvernement du roi Louis-Philippe avait désavoué les derniers actes de Du petit-Thouars et refusé de ratifier la prise de possession de Tahiti. Cette nouvelle produisit un effet désastreux sur le moral des Français ; ils perdirent courage et s'écrièrent: « Voilà donc le fruit d'héroïques efforts !

Voilà ce que nous a valu le sang dont cent dix-sept de nos soldats ont arrosé cette terrer » Il faut avouer qu'il y avait en effet réellement de quoi décourager les gens les plus résolus. L'acte du roi Louis-Philippe et de ses ministres était d'une maladresse extrême, car il n'arrangeait rien, et bien plus, il ne faisait que créer de nouvelles difficultés. Le gouvernement français avait considéré que la prise de possession de Tahiti serait une charge plus onéreuse qu'avantageuse pour la France; il s'était dit que Dupetit-Thouars, après avoir légitimement et largement profité des fautes de la reine Pomare, s'était ensuite laissé entraîner par son zèle patriotique à abuser de ce qu'elle n'avait ni armées ni canons pour lui prendre, sans motifs suffisants, ses États héréditaires. Mais, puisque la chose était faite, il fallait tout de même la ratifier, car autrement on jetait le discrédit sur les représentants de la France, et, chose plus sérieuse, l'on en-

1. D'après une lettre écrite à Papeete, le 14 juillet 1844, et publiée à Paris, le mardi 31 décembre de la même année, par le journal le Constitutionnel.


courageait la rébellion, ce qui amenait une foule de complications : en un mot, il fallait imiter le gouverneur Bruat, qui, tout en désapprouvant l'arrestation de Pritchard, avait cru cependant devoir l'acce pter et la maintenir, afin de ne pas aggraver la position des Français et de leurs partisans.

C'est ce que malheureusement n'avaient pas compris le roi Louis-Philippe et ses ministres, et ceci nous démontre une fois encore qu'on ne devrait jamais confier l'administration de pays lointains à des hommes qui ne les connaissent pas et par suite sont incapables de comprendre les caractères intellectuels de leurs habitants. Pour ces derniers, la moindre concession politique est une preuve de faiblesse ; ils n'ont aucune idée de ce que l'âme aryenne nomme la générosité : pour eux, celle-ci signifie la peur. Et c'est ce dont les Français qui se trouvaient alors à Tahiti se rendirent parfaitement compte : ils prévirent les fâcheuses conséquences qu'allait engendrer le désaveu de la prise de possession des États de la reine Pomare, c'est-à-dire une guerre longue et coûteuse. Aussi, dans leur juste colère, officiers, fonctionnaires, soldats, marins et colons ne cachèrent-ils pas leur mépris pour les hommes « qui gouvernaient de loin les colonies ». Pendant quelques jours, à Papeete, le désaveu de Dupetit-Thouars fut le sujet de toutes les conversations des Français et ceux-ci ne manquèrent pas de flétrir énergiquement la conduite de leur roi et de ses ministres. En revanche, les Anglais s'empressèrent, avec leur tact habituel, de témoigner publiquement leur satisfaction, en manifestant partout dans la capitale une joie insolente.

Quoique la nouvelle ne fut pas officielle, le gouverneur Bruat fit une démarche auprès de Pomare IV en lui rendant la qualité de reine, supprimée depuis le 6 novembre 1843.

Mais, comme il fallait s'y attendre, cette démarche exalta l'orgueil de l'ex-souveraine et celle-ci refusa avec hauteur tout accommodement : elle répondit qu'elle ne voulait point du Protectorat de la France, et que le gouverneur n'était


plus pour elle que le commodore Bruat, commandant la frégate l'Uranie ; qu'elle allait prévenir les insurgés de cesser de combattre, car, avant trois mois, les puissances européennes l'auraient rétablie dans ses droits, sans avoir besoin pour cela de recourir aux armes.

En effet, dans une lettre datée du 12 juillet, elle recommanda au peuple de Tahiti de ne faire aucun mal aux Français en attendant que des nouvelles de France fussent arrivées, et jusqu'à son retour, car elle s'en allait à bord d'un navire anglais à Bora-Bora pour y faire ses couches.

Pomare IV devait toujours rester à Papeete, le gouverneur Bruat ayant signifié au commandant du ketch anglais que le gouvernement français considérerait comme un acte d'hostilité le débarquement de l'ex-reine sur un point quelconque des îles de la Société; mais la nouvelle que le roi Louis-Philippe avait refusé de ratifier la déchéance de Pomare IV amena Bruat à laisser librement partir celle-ci pour l'île Bora-Bora 1.

1. A cette époque, un journaliste de Papeete publiait sur cette souveraine les lignes suivantes : « Pomaré, cette reine dont on a tant parlé en France, est assez haute de stature pour une femme, mais elle est fort grosse et massive ; de très beaux yeux cependant la relèvent. Elle a eu beaucoup d'enfants, sept, je crois; quatre seulement existent, trois garçons et une fille. Elle habitait une grande et belle case, occupée aujourd'hui par le gouverneur. Cette case est dans une jolie position, au milieu et en arrière du village de Papeïti. Mais, toutes les fois qu'elle le pouvait, elle courait dans une grande case non fermée, assise sur un monceau de pierres et située à l'O. de la baie, au bord de la mer. C'était le lieu de ses plaisirs, de ses Houpas-Houpas.

« La première fois que j'ai vu Pomaré, je ne me serais pas douté qu'elle fût la reine de ces lieux. Elle était vètue absolument de la même manière et des mêmes étoffes de coton que les Taïtiennes les plus vulgaires. Ses jambes, ses pieds étaient nus. Dans ce pays, rien ne distinguait le chef souverain de ses sujets. Pomaré avait donc conservé le goût de la liberté en tout, partout et pour tout. Vêtue d'une simple chemise, elle allait avec les autres femmes à bord des navires baleiniers qui mouillaient à Papeïti, et, toute la journée, elle se baignait sans distinction avec elles. On la reconnaissait pourtant à une suite nombreuse de princesses, de dames d'honneur et de courtisanes qui l'accompagnent toujours.

« Quelques Anglais, à la tète desquels était M. Pritchard, missionnaire et agent consulaire de la Grande-Bretagne, choqués de cette manière d'être de la reine, et voulant la dominer, tentèrent près d'elle tous les moyens qui pouvaient les conduire à leur but, et surtout l'intimidation; ils réussirent.

Dès ce moment, ils la comblèrent de présents; mais ils lui imposèrent l'obli-


Le samedi 3 août 18un brick sarde, l'Eridano, mouilla en rade de Papeete. Il apportait à Bruat une dépêche officielle du gouvernement français, une lettre autographe de Louis-Philippe à Pomare IV et des présents de ce roi pour la reine. La dépêche disait au gouverneur Bruat que, Sa Majesté n'ayant pas trouvé suffisants les motifs qui avaient déterminé l'amiral Dupetit-Thouars à transformer le Protectorat des îles de la Société en une prise de possession, celle-ci devait être considérée comme non avenue.

Quoique profondément attristé de la décision du roi et de ses ministres, le gouverneur se conforma à leurs instructions. Pomare IV se trouvait alors dans l'île Raiatea-Tahaa.

Le Phaélon y fut envoyé avec le lieutenant de vaisseau Maissin, accompagné du missionnaire Orsmond, pour appuyer sa démarche auprès de la reine et tâcher de la décider à revenir à Tahiti. Mais à l'approche de ce navire, Pomare IV abandonna sa résidence pour aller se cacher dans une vallée de l'ile. M. Maissin essaya vainement de parvenir jusqu'à la souveraine; il lui écrivit trois lettres et n'obtint aucune réponse. L'éloignement et le silence de Pomare IV laissaient deviner quelles étaient ses intentions : ne pas écouter les paroles des Français, quelles qu'elles fussent. Après toutes ces tentatives, il ne pouvait rester le moindre doute sur la résolution irrévocable qu'avait prise la reine de ne communiquer en aucune manière avec les autorités françaises. Le Phaéton quitta donc Raiatea le 30 août et rentra à Papeete le 3 septembre.

gation d'agir en reine européenne, voulurent qu'elle s'habillât à l'anglaise, qu'elle mît des bas et des souliers, que l'accès de la case royale fût rendu difficile, que ses sujets ne l'abordassent qu'avec humilité, et lorsqu'ils se retiraient d'auprès d'elle, qu'ils marchassent à reculons.

« Pomaré n'osait pas se révolter, contre les exigences de ses dominateurs, et elle souffrait horriblement de cette contrainte. Pour se soustraire à eux, elle employait toutes les ruses. On l'a vue, à bord des navires où elle se présentait en reine, demander la permission d'ôter ses bas et ses souliers.

Un restaurateur français, nommé Bremond, établi ici depuis 10 ans, recevait fréquemment ses visites. Pour arriver chez lui sans être aperçue, elle traversait un large ruisseau bourbeux, et elle entrait par une porte de derrière.

Chaque fois qu'elle était surprise, elle était sévèrement gourmandée. Il


Voilà quel était le résultat de la politique de sentiment du roi Louis-Philippe et de ses ministres : la reine Pomare repoussait hautainement leurs avances et le gouverneur Bruat ne pouvait la châtier de son insolence, puisqu'il était chargé au contraire de la rétablir sur le trône; en somme la dignité de la France se trouvait abaissée.

La position du gouverneur était fort embarrassante; il ne savait que faire pour sortir de cette situation qui paraissait sans issue. Lié par les ordres qu'il avait reçus, il n'osait proclamer une seconde fois la déchéance de Pomare IV, ce qui pourtant paraissait être la seule solution compatible avec la puissance de la France, et néanmoins il était obligé de terminer cette affaire. Après bien des hésitations, qu'explique son orgueil patriotique blessé, le gouverneur résolut de tenter une dernière démarche pour engager la reine à reprendre possession de sa souveraineté sous la protection du gouvernement français.

Le Phaélon partit le 29 décembre, ayant à son bord le capitaine de corvette Hanet De Cléry, l'enseigne de vaisseau De Carpegna et l'interprète du gouvernement Darling. Le navire arriva à Raiatea-Tahaa le lendemain 30, au matin. Mais cette nouvelle démarche ne fut pas plus heureuse que la précédente. La reine ne répondit rien à une première lettre envoyée par le capitaine De Cléry; celui-ci en expédia une seconde accompagnée d'un pli de l'amiral Hamelin; le messager revint et rendit compte ainsi qu'il suit de sa commission : « Pomare a lu les lettres que je lui ai portées, et elle m'a dit ensuite qu'elle ne viendrait pas à Tahiti, et qu'elle n'écouterait les propositions de l'amiral français qu'en présence de l'amiral anglais. » Le capitaine De Cléry comprit qu'il ne convenait plus d'insister; il quitta Raiatea et retourna à Tahiti.

Alors le gouverneur Bruat envoya dans cette île plusieurs courriers porteurs d'une missive par laquelle il engageait les chefs à venir à Papeete pour aviser aux moyens d'admi-


nistrer le pays sans le secours de Pomare IV et pour assister en même temps à la réinstallation du pavillon du Protectorat, qui devait avoir lieu prochainement. Cette convocation fut accueillie avec empressement par un grand nombre de chefs et ceux-ci se rendirent dans la capitale.

Le 7 janvier 18115, à 6 heures du matin, le gouverneur Bruat passa les troupes en revue; à 8 heures le pavillon français fut hissé sur les établissements, les forts, les navires, etc., et salué de vingt et un coups de canon ; à 10 heures il y eut des courses, puis un long défilé d'indigènes des deux sexes en costumes de fête; à 11 h. 1/2 les chefs se réunirent au palais du gouvernement afin de trouver une solution à la situation que créait l'attitude de Pomare IV.

Le gouverneur Bruat était présent à cette séance. Parmi les grands-chefs on remarquait : Tati, chef de Papara; Hitoti, chef et grand-juge; Paraita, chef de Papeete; Pee, chef de Taiarapu; Arato, chef de Papenoo; Mare, orateur du Roi.

Ceux-ci furent mis au courant des tentatives infructueuses faites par le gouverneur pour décider la reine à reprendre possession de sa souveraineté sous la protection de la France.

La situation qui en résultait fut exposée et examinée. La proposition du choix d'un nouveau roi n'ayant pas paru plaire aux chefs, on leur offrit la nomination d'un régent. Ils l'agréèrent et nommèrent Paraita. Alors Mare donna lecture d'un document par lequel les grands-chefs et six grandsjuges demandaient que Paraita, qui avait déjà rempli les fonctions de régent, fût installé de nouveau dans cette dignité.

Le gouverneur Bruat, commissaire du Roi, déclara que le Protectorat était définitivement rétabli, et qu'il acceptait Paraita pour régent.

A midi, le pavillon du Protectorat fut arboré en haut du mât placé au palais du gouvernement, devant la demeure du régent, au grand mât des navires et salué de vingt et un coups de canon. Après quoi, il y eut des réjouissances, banquet, chants indigènes et divers jeux qui remplirent le


reste de la journée ; à huit heures un feu d'artifice fut tiré, et la soirée se termina par un bal présidé par Madame Bruat.

Le gouverneur espérait peut-être que la nomination d'un régent ramènerait la reine à de meilleures dispositions; mais Pomare IV resta inébranlable dans sa détermination de ne pas accepter la protection de la France. Toutefois la trêve tacite existant entre les rebelles et les Français continua de durer. Le gouverneur profita de ce répit pour se consacrer entièrement à l'administration intérieure de l'île. C'est à cette époque que fut commencée la construction de plusieurs édifices utiles : on bâtit des casernes, un hôpital, quelques magasins, etc. Tous ces travaux ne s'accomplirent pas, il est vrai, sans difficultés, car outre que les matériaux étaient rares, la main-d'œuvre indigène manquait ; il fallut recourir aux soldats pour avoir des ouvriers et des maçons ; enfin, grâce à leur dévouement, on parvint à élever des bâtiments si solides que la plupart sont encore debout aujourd'hui.

Cependant la reine Pomare ne s'était pas bornée à refuser de traiter avec les Français et de recevoir la lettre et les présents du roi Louis-Philippe : elle avait commis en même temps un acte d'hostilité envers la France, en appelant près d'elle, à Raiatea, les principaux chefs des îles Sous-le-Vent, accompagnés d'hommes armés ; elle avait aussi écrit aux chefs de Tahiti assemblés dans les camps de Punavia et de Papenoo pour les engager à rester armés et à ne pas se disperser ; enfin l'île Raiatea avait été le théâtre de violences commises contre les naturels qui avaient accepté le pavillon du Protectorat, et quelques habitants de cette île, sous les ordres de Terii-Taria, étaient allés à l'île Huahine dans le but de renverser celui qui y avait été arboré. Le gouvernement du Protectorat ne pouvait tolérer pendant plus longtemps de pareilles provocations sans y répondre : le 15 avril 1845, à Papeete, le gouverneur Bruat, avec l'avis et l'approbation du


conseil du gouvernement, rendit un décret par lequel il déclarait, pour les motifs énoncés plus haut, l'île Raiatea en état de blocus.

Le Phaéton y fut envoyé et se mit à croiser devant les côtes. Le 2h avril, la Charte fit voile de Papeete pour les îles Sous-le-Vent. Cette frégate promena le pavillon tricolore devant les îles Huahine, Raiatea et Bora-Bora, où elle jeta l'ancre le 26, au soir. Le commandant de la Charte ayant fait mettre une embarcation à la mer pour communiquer avec le Phaéton, les kanaques crurent que les Français voulaient débarquer, et, pour protester, exécutèrent une décharge d'armes à feu, puis s'enfuirent précipitamment dans l'intérieur de l'île. L'embarcation revint à bord et la Charte continua sa route. En somme, cette croisière fut une simple démonstration navale, en attendant un acte plus sérieux.

Le gouverneur Bruat continuait de s'occuper d'administration intérieure. En mai 1845, une assemblée de chefs et de juges des îles Tahiti et Moorea (Eimeo) tint à Papeete une session législative, afin de réformer ou de changer les lois dont l'esprit et les dispositions étaient en désaccord avec le nouveau gouvernement, c'est-à-dire avec le Protectorat français. Ces lois locales, ayant été instituées à Tahiti, en 1842, sous l'inspiration et avec la participation des missionnaires protestants anglais, ne pouvaient plus subsister ainsi sous le régime des autorités françaises; on les modifia donc, ou l'on en créa d'autres quand il fut impossible de les arranger.

La dernière séance de cette session eut lieu le 8 mai. Le gouverneur Bruat et le régent Paraita étaient présents. Les chefs leur demandèrent de les congédier d'après les anciennes coutumes, c'est-à-dire en les confirmant dans l'autorité dont ils étaient investis et en leur remettant la paix.

Taamu fut chargé d'adresser le discours d'adieu aux chefs et juges.

Après avoir remis le pouvoir et la paix à tous les chefs de


Moorea et de la grande presqu'île de Tahiti, il dit à ceux de Taiarapu : « Vous du Te-ava-taï, vous le reste du gouvernement de l'un de nos anciens rois, de Veiatua et de son descendant Temataiapo, reprenez votre autorité et acceptez la paix que je vous offre ; prenez-la et offrezla au peuple, qui l'acceptera avec d'autant plus de plaisir, que vous lui parlerez au nom de ceux qui l'ont si longtemps gouverné. »

Arahu, de Moorea, et Pehuehue, de Taiarapu, exprimèrent leur satisfaction de voir. après tant d'années d'oubli, restaurer le nom des anciens rois de Taiarapu, le nom de Veiatua.

Tati s'avança au milieu de l'assemblée et prononça ces paroles : « Louis-Philippe, Bruat, et vous, notre régent, bien ! très bien ! Ce que vous venez de faire est un acte de justice qui sera senti de tous ! Depuis longtemps le peuple de Taiarapu, écrasé par une famille qui abusait du droit de conquête, et qui voulait effacer jusqu'au souvenir de ses anciens rivaux, n'osait plus prononcer le nom de ses rois ; on n'entendait plus dans les assemblées, que les noms de Te-arii-na-vaha-roa (le roi à la grande bouche) et de Tetua-nui-haa-maru-rai (le grand dieu de la voûte céleste), qui étaient ceux de nos vainqueurs Aujourd'hui, celui de Veiatua, l'ancien roi de la péninsule, celui de Te-mata-iapo, dont moi, Pehuehue, Tavini et d'autres sommes les descendants, viennent d'être proclamés de nouveau ! A ces noms, il me semble voir nos ancêtres se relever de leurs tombeaux pour s'unir à nous et entrer sous le gouvernement de Louis-Philippe, qui vient de rétablir les droits de leur famille !

1. Un officier français, M. Ribourt, a laissé quelques renseignements sur les anciens noms royaux des Pomare ; les voici : « Les membres de la famille des Pomare, chefs principaux autrefois de plusieurs districts, portaient alors des noms qui sont restés ceux des chefs encore aujourd'hui ; mais qui, cependant, sont toujours plus particulièrement réservés à la reine, quand elle se trouve sur les lieux; ces noms, que l'on peut appeler royaux, sont : dans le Porionuu (Pare et Arue), Tunieaaite tua.

« A Mahina, Tiipa; « A Haururu, Te Tupuai o te rai ou Teriivanaa i te rai; « A Faaa, Teriivaeatua; « Dans le Manotahi en Teoropaa, Tetuanuie maruai te rai; « Dans le Manorua en Teoropaa, Tevahi tuai Patea; « A Papara, Teriirere i tooa o te rai; « A Papeari, Teariinui o Taïti.

Dans la presqu'ile : A Vairao, Teahahuiri fenua; A Mataoae et à Teahupoo, Teriinarahaoroa ;


« Bien ! très bien ! Vous les anciennes familles de ces îles, réjouissezvous et unissez-vous à moi pour rendre grâce à Louis-Philippe, qui nous rend à la fois nos noms, nos familles et nos droits ! »

D'autres indigènes parlèrent encore sur ce sujet. L'un d'eux, un vieillard nommé Anani, ancien haerepo (promeneur de nuit), prononça un discours qui par son genre d'éloquence rappelait l'ancien langage de Tahiti, déjà presque perdu à cette époque.

Voici comment cet orateur s'exprima : « Oui, te haere e amuile hue/we, à présent je puis manger le huehue 1 ; car je puis mourir, j'ai entendu de nouveau le nom de nos rois ! J'ai vu se relever cet ancien pilier qui pendant si longtemps, fut le plus ferme appui de cette terre. Tour à tour je les ai vus mourir, nos rois, et ils étaient en terre sous le poids de trois générations de leurs vainqueurs !

« Depuis longtemps ce nom était pour moi comme le erura moetua 2, l'oiseau qui dort toujours au loin sur les vagues ; eUa e pania te arii3 eita vaue lae mai, epohe a 'u, si mon roi n'avait été réta« A Faahiti et à Tautira, Tetuanuihaamarurai.

« Les districts dont les noms ne figurent pas ici, sont ceux qui étaient indépendants autrefois de la famille des Pomare. » (État de l'île Taïti pendanlles années 1847,,1848, par M. Hibourt, capitaine d'état-major. Revue coloniale, année 1850).

Un autre officier français, M. de Bovis, a donné sur les anciens noms royaux des chefs tahitiens les explications suivantes : « Le nom royal des Pomare fut au début de leur puissance : « Te tuu nui eaae i te Ailla. »

« Traduisez « Qui stat ingens nitens ad Deum. »

M. de Bovis se borne d'abord à fournir ce seul renseignement; mais plus loin, à la fin de son ouvrage, il dit ceci, en parlant des principaux chefs de l'archipel de Tahiti : « Tous ces chefs avaient des noms qui impliquaient leur souveraineté, et qui ne changeaient jamais avec les personnes. Tels sont les noms de Teriimaevarua (le prince deux fois béni), de Mai (douleur), Tefaaora (guérisseur), pour Borabora et Tahaa. Pour Raiatea ; Tamatoa (race d'arbres de fer), Teriinuihohonllmahana (le grand roi haut comme le soleil). Pour Huahine : Teriitaria (le roi oreille, ou le roi à l'ouïe fine), et Tehururahi (le grand caractère ou la grande figure). Pour Taiarapu : Vehiatua (idole divine). Pour le Porionuu, district patronymique des Pomare: Teluanuieaailealua, expression que nous avons déjà citée. Enfin plusieurs autres, dont il nous serait impossible de traduire quelques-uns, parce que les indigènes eux-mêmes n'en savent plus la signification, et qui, du reste, sont sans importance. » (État de la Société .tahitienne à l'arrivée des Européens, par M. de Bovis, lieutenant de vaisseau.

Revue coloniale, année 1855.) 1. Le huehue est un poisson empoisonné.

2. Le erura moelua était un oiseau qui, après avoir quitté la terre, était supposé ne plus y revenir. Il dormait sur l'eau.

3. Pania. C'était une cérémonie pour rétablir un roi vaincu dans son gouvernement. On rappelait alors le peuple qui s'était sauvé dans la montagne.


bli, je ne serais pas descendu des montagnes, je serais mort en exilé.

Tei einei faaori le ruina i, à présent, préparons la fête. Faanoho le arn te pu o le hau, le roi est rétabli dans son gouvernement, orero le Grii te a i ho, il a repris le commandement, upoo faataa 2, envoyez les danseuses. Arai le rau ava3 te arau roa, que son gouvernement s'étende au loin, a lufa le hau mate atea, et que la paix s'étende partout autour de lui. »

Anani continua ainsi son discours plein de figures étranges et de beautés oratoires propres à l'ancien langage tahitien que quelques hommes instruits et des vieillards connaissaient encore. Il termina en remerciant Louis-Philippe, le gouverneur et le régent d'avoir rétabli les titres de l'antique famille des Veiatua.

Hitoti demanda ensuite que de nouveaux messagers fussent envoyés -aux chefs insurgés, pour les engager à se soumettre.

Mamoe et Tairapa parlèrent contre cette proposition. Celui-ci, surtout, déclara qu'il était fatigué de l'obstination des insurgés, et qu'à moins d'un ordre du gouverneur, il ne ferait plus de démarches près des gens de Moorea qui étaient aux camps.

A cette occasion, le vieux chef de Taiarapu, Anani, reprit la parole ■en ces termes : « Tati, Hitoti, Paraita, c'est vous qui avez planté cet arbre (le gouvernement du Protectorat) ; aujourd'hui il prospère. Moi-même je l'ai vu croître et s'étendre, et je suis descendu des montagnes pour l'arroser et lui donner quelques soins à mon tour. Grand et beau comme il •est aujourd'hui, on le voit de tous les points de Moorea et de Tahiti.

Ainsi, croyez-moi, n'envoyez pas de messagers à ceux qui font semblant de ne pas le voir, car ils ne tarderont pas à vous demander de les laisser se mettre à l'abri de ses branches, pour jouir de son ombre rafraîchissante. » (Cette proposition n'eut pas de suite.) Le gouverneur Bruat, adressa alors à l'assemblée, par l'organe de Mare, orateur officiel, les paroles suivantes : « C'est avec plaisir que je ferai connaître à S. M. le roi Louis-Philippe les sentiments que vous avez exprimés pendant ces assemblées, l'attachement et le respect que vous avez montrés pour sa personne.

Je suis persuadé que ces sentiments vous serviront toujours de guides.

1. C'était une hiua, une fète avec danses, à l'occasion de la paix.

2. Upoo (aalaa. C'était une hupa-hupa (bacchanale) pour féliciter le roi à l'occasion de la paix.

3. Le arai le rau ava était l'emblème d'un état, d'un gouvernement. On disait arai le rau ava no Pomare, le gouvernement de Pomare. Quand on ajoutait le le arau roa, cela signifiait qu'il commandait à d'autres états, à d'autres gouvernements.


«Je suis heureux de voir que d'accord en celaavecle régent etavecmoi, vous avez adouci les lois et que vous les avez modifiées dans le but de rendre le peuple plus heureux et d'accorder aux chefs tout le pouvoir que les usages du pays leur confèrent.

« Le dernier vœu que j'aie à former, c'est de voir ceux qui sont encore égarés ouvrir les yeux, reconnaître la justice du gouvernement et revenir à lui *. »

Il y eut encore d'autres sessions législatives. Finalement une assemblée de chefs et de juges indigènes se réunit, le 31 juillet, en présence du conseil du gouvernement présidé par le gouverneur Bruat, ayant pour interprète Mare, orateur officiel. L'assemblée de chefs et de juges entendit la lecture des lois votées par l'Assemblée législative et adopta les lois qui avaient été révisées et définitivement sanctionnées, promulguées et publiées à Tahiti par le gouverneur Bruat.

Le 12 août, l'amiral Sir G. Seymour arriva à Tahiti. Il y venait régler avec le contre-amiral Ilamelin le montant de l'indemnité que le gouvernement du roi Louis-Philippe était disposé à accorder à Pritchard. Mais les deux commandants des stations anglaise et française de l'Océan Pacifique ne parvinrent pas à s'entendre sur le chiffre de la somme à verser; celle qui fut proposée n'ayant pas été jugée suffisante par l'amiral anglais, Pritchard fut prié de fournir de nouveaux renseignements et finalement cette affaire n'eut pas de solution 2.

Alors surgit un incident extrêmement grave pour la puissance de la France dans ces parages. Sir G. Seymour prétendit que le Protectorat français ne s'étendait que sur les îles du Vent (Tahiti et Moorea ou Eimeo) ainsi que sur les îles Tuamotu, parce que les îles Sous-le-Vent ne relevant pas de la reine Pomare n'avaient pu être comprises dans le

1. D'après les Annales maritimes, t. XCVII, 1846, v.3, p. 345, 346, 347 et. 348.

Compte rendu extrait du journal l'Océanie française, n° du 1er juin 1845.

2. Le cabinet britannique avait nommé Pritchard consul aux îles Samoa. Il y vécut obscurément et mourut près de Brighton (Angleterre) en 1883.


traité signé entre cette reine et la France en 1842. C'était aussi ce que soutenaient les indigènes de ces îles, habilement conseillés par leurs pasteurs protestants anglais. Mais cela n'était pas tout à fait exact. Autrefois les !les Sousle-Vent se reconnaissaient vassales de Tahiti qui, par son étendue et le nombre de ses habitants, se trouvait être la plus importante de toutes les îles de l'archipel de la Société, Sans doute, cette vassalité était plus nominale que réelle, mais elle n'en avait pas moins existé au point de vue politique, la suprématie religieuse appartenant à Raiatea. En maintes circonstances, les rois et les reines des îles Huahine, Raiatea-Tahaa et Bora-Bora avaient fourni un contingent armé à la famille régnante de Tahiti et lui avaient rendu des honneurs particuliers. Enfin Pomare II avait durant quelque temps exercé une suzeraineté suprême et indiscutée sur les autres rois de l'archipel. Ses successeurs Pomare III et Pomare IV n'avaient pas, il est vrai, possédé la même puissance, mais ils avaient continué à jouir des mêmes hommages jusqu'aux dernières années qui avaient précédé l'établissement du Protectorat français, époque à laquelle les îles du groupe nord-ouest de l'archipel de la Société avaient secoué la prépondérance de Tahiti. Les indigènes des îles Sous-leVent ne pouvaient donc pas déclarer avec justesse qu'ils étaient de droit indépendants, et pourtant ils le disaient, ayant la certitude d'être appuyés par les Anglais. Le gouverneur Bruat repoussa énergiquement ces prétentions, et, tout en avisant de cet incident son gouvernement, il continua pour le moment de considérer les îles Sous-le-Vent comme placées sous le Protectorat de la France.

Au commencement du mois de janvier 18/iG, la situation politique restait toujours la même à Tahiti, tandis qu'elle s'était sensiblement aggravée aux îles Sous-le-Vent par suite de la déclaration de Sir G. Seymour. Encouragés par celle-ci, leurs habitants devenaient de plus en plus agressifs


et maltraitaient les partisans dé la France. Le gouverneur Bruat résolut d'entreprendre une expédition contre les indigènes de ces îles, afin de les réduire à la soumission. Comme il ne doutait pas du succès, il espérait que la question de leur indépendance serait ainsi définitivement tranchée, les gouvernements anglais et français ne pouvant manquer de sanctionner, le fait accompli. En cette circonstance Bruat n'agit pas avec toute la prudence désirable, car il ne possédait pas assez de troupes pour accomplir des opérations éloignées, d'autant plus qu'il lui fallait d'abord garder Papeete.

Par patriotisme il voulut exécuter une entreprise au-dessus des moyens dont il disposait et par là faillit amener d'irréparables malheurs.

Le 18 janvier 1846, les Français opérèrent un débarquement dans l'île Huahine. Les Anglais avaient averti les indigènes et ceux-ci se tenaient sur leurs gardes ; ils opposèrent une résistance opiniâtre et les Français furent repoussés à l'attaque de Maeva, après avoir eu dix-huit hommes tués et quarante-trois blessés; parmi les morts se trouvait un officier, l'enseigne de vaisseau Charles Clappier, tué d'un coup de feu en chargeant les Maori à la tête de quelques hommes 1. Le capitaine de corvette Bonard, commandant de V Uranie, voulant réparer cet échec, fit construire un camp retranché; mais cet officier reçut l'ordre formel de revenir en toute hâte à Papeete, où la situation empirait depuis le départ d'une partie des troupes françaises.

En effet cette capitale était en ce moment assiégée. Profitant de l'éloignement de ces troupes, mille à douze cents insurgés des camps retranchés de Papenoo et de Punavia avaient attaqué d'abord le blockhaus de Hapape, puis les lignes mêmes de Papeete les 19, 20 et 22 mars. Après avoir

1. Le gouverneur Bruat au ministre de la marine et des colonies, rapport du 29 janvier 1846, affaire de Huahine.

Les restes des six Français tués en janvier 1846 à l'attaque de Maeva ont été réunis en 1887 dans un terrain concédé à la France par un indigène nommé Ainiata.


pillé et incendié les maisons situées hors de la capitale, les insurgés l'avaient investie, et par surprise, ils pénétraient jusqu'à son centre le 20 mars à 5 heures du soir. L'alarme ayant été donnée, une lutte sanglante s'engageait dans les rues entre les défenseurs de la place et les rebelles, qui finalement étaient repoussés. Mais la population de la ville s'était trouvée pendant quelque temps dans une position excessivement critique. Effrayés par cette irruption inattendue de l'ennemi, beaucoup d'habitants s'étaient enfuis, abandonnant leurs cases et emportant les objets auxquels ils tenaient le plus. Au milieu de leur fuite, pris entre les feux des combattants, et, fous de terreur, ils avaient laissé tomber dans les rues les choses qu'ils portaient : nattes, vêtements, sébiles, lampes, couteaux, etc., afin d'arriver le plus vite possible au rivage, d'où ils espéraient parvenir aux vaisseaux mouillés dans la rade et s'y mettre en sûreté. La plupart ayant réussi, en un instant les bâtiments avaient été encombrés de gens qui se racontaient les dangers auxquels ils venaient d'échapper.

Dès le premier moment de l'alerte le navire de guerre britannique était allé chercher dans des chaloupes les résidents anglais, les missionnaires, etc. Quant aux vieillards, aux femmes et aux enfants, ils s'étaient réfugiés avec quelques étrangers sur l'îlot Motu-Uta, situé dans la rade en face Papeete.

L'excellente position que Motu-Uta occupait vis-à-vis de la capitale avait aussi donné aux insurgés le désir de s'en emparer. Par une nuit sombre, ayant mis leurs pirogues à la mer ils s'étaient dirigés sans bruit vers cet îlot pour le surprendre. Mais, entendus ou aperçus, au moment d'y aborder, par des étrangers, qui donnèrent l'éveil par des coups de fusil, les insurgés, se voyant découverts et n'osant attaquer, s'étaient retirés.

Néanmoins depuis le 22 mars les hostilités n'avaient pas cessé un instant autour de Papeete. Les troupes françaises


et les indigènes alliés faisaient des sorties qui donnaient des résultats satisfaisants 1 ; mais cette situation ne pouvait se prolonger encore longtemps sans amener une catastrophe pour les assiégés : les forces de la petite garnison française commençaient à s'épuiser et les ressources à manquer; des renforts devenaient nécessaires, sans quoi les défenseurs de la capitale étaient perdus. Aussi les assiégés observaient-ils anxieusement l'horizon pour voir si les secours n'arrivaient pas. Enfin l'Uranie parut, et son retour dissipa les appréhensions des habitants et de la petite armée.

Toutefois les insurgés ne levèrent pas le siège de la ville; au contraire ils continuèrent de l'attaquer ainsi que les autres positions françaises de Tahiti. Le gouverneur Bruat comprit que seule une véritable expédition militaire pourrait avoir raison d'eux, et, profitant de la présence de l'amiral Hamelin, il décida de marcher contre les camps des insurgés de Papenoo et de Punavia.

Le 8 mai, il partit à la tête de huit cents soldats et marins et de deux cents Tahitiens alliés. Après s'être em paré des positions de Papana, Ahonn et Tapahi, que les rebelles leur abandonnèrent sans en venir aux mains, les Français attaquèrent, le 10, celles de Papenoo, et prirent, à la suite d'un combat, les quatre forts qui y étaient élevés. Les insurgés furent ensuite poursuivis dans le fond d'une vallée et perdirent encore deux nouvelles positions. La colonne expéditionnaire eut trois morts et treize blessés. Elle bivouaqua jusqu'au 23 à Papenoo. Pendant ce temps les Français détruisirent ce qui pouvait servir à l'ennemi et construisirent à Tapahi un blockhaus qui leur ouvrait la route des districts de l'est et la fermait aux insurgés.

La colonne expéditionnaire coucha à Haapape, et pénétra, le 2Zi, dans la vallée de Fautaua dont les habitants étaient venus commettre des déprédations jusqu'à Papeete. Les Fran-

1. Le gouverneur Bruat au ministre de la marine et des colonies, rapports à la date du 14 avril IR-!(i.


çais anéantirent toutes les ressources de cette vallée et enlevèrent une sérieuse fortification à l'ennemi.

Le 25 mai, la colonne expéditionnaire était de retour à Haapape.

Là, le gouverneur Bruat se concerta avec l'amiral Hamelin, donna quarante-huit heures de repos à ses troupes, et partit le 28 pour Punavia.

La colonne expéditionnaire bivouaqua, le 28, à Utumaoro, et, le lendemain matin, elle marcha sur les retranchements de Tapuna et de Atihue, que les éclaireurs trouvèrent évacués.

Le 29, à neuf heures du matin, les Français occupaient Punavia et les abords de la vallée où les insurgés s'étaient réfugiés.

Le 30, à cinq heures du matin, le gouverneur Bruat entra dans cette vallée avec trois compagnies et demie, un obusier de montagne et des indigènes servant d'éclaireurs.

Les Tahitiens insurgés abandonnèrent sans résistance leur premier retranchement ; le second fut pris après un petit engagement. Le gouverneur Bruat avait donné l'ordre de s'arrêter là et de reconnaître le terrain; mais l'avant-garde se laissa entraîner par les indigènes auxiliaires et des volontaires à s'avancer jusqu'à un endroit où la vallée, resserrée entre deux murs de rochers presque à pic, n'a plus qu'une quarantaine de mètres de largeur.

Or c'était précisément en cet endroit que les rebelles avaient concentré leurs forces. A neuf heures du matin, au moment où la colonne y arrivait pour soutenir l'avant-garde qui faisait prévenir qu'elle allait entrer dans le fort, celle-ci fut reçue par un feu des plus vifs et des masses de pierres et des quartiers de roches qui, lancés, roulèrent du haut des montagnes. Les décharges des insurgés faites à très petites portées produisirent un effet terrible sur les Français : six des leurs tombèrent tués ou mortellement frappés, et quinze furent blessés; parmi les premiers se trouvait le commandant De Bréa. La tête de la colonne, ne pouvant lutter contre un ennemi si formidablement abrité, dut reculer jusqu'à ce


qu'elle se fut mise hors de la portée de ses coups. Le gouverneur Bruat fit prendre position à l'endroit où elle s'était arrêtée, puis, jugeant que la fortification naturelle des insurgés était inexpugnable sans l'occupation du mamelon qui la dominait, et que ceux-ci gardaient également, il prescrivit des reconnaissances, détruisit les ressources de l'ennemi ainsi que ses fortifications, sans être inquiété par lui, et donna l'ordre de construire un blockhaus à Punavia.

En attendant qu'il fût terminé, les Français continuèrent d'occuper avec leurs forces ce point, qui avait une grande importance pour eux, car c'était par lui que les insurgés recevaient leurs munitions et menaçaient Moorea1. Le 3 juin, le gouverneur Bruat était de retour à Papeete 2.

Par les combats de Papenoo et de Punavia les insurgés avaient été contraints de quitter le littoral de Tahiti et de se retirer dans le massif montagneux de l'intérieur de l'île : c'était en somme, malgré des pertes cruelles, un bon résultat pour les Français.

Six mois plus tard telle était encore la situation. A la vérité aucun effort sérieux n'avait été tenté de part et d'autre pour la changer. Les Français, surtout, ne le pouvaient guère : ils étaient trop peu nombreux pour aller dans toutes les vallées attaquer les insurgés et les faire prisonniers.

Quant à les réduire par la soif ou la famine, il n'y fallait pas songer, les sources ne manquant pas dans les montagnes et celles-ci produisant en abondance le fei, espèce de banane sauvage extrêmement nourrissante dont les indigènes faisaient la base de leur alimentation. Les envois de munitions étaient, il est vrai, interceptés par les Français, mais il faut croire que les insurgés avaient pris d'avance leurs précautions, car

1. Nouveau nom de l'île Eimeo.

2. Rapport sur les combats de Papenoo et de Punavia (10 et 30 mai 1846) adressé au ministre de la marine et des colonies par le gouverneur des Etablissements français de l'Océanie, Papeiti, le 3 juin 1846. Voir p. 588, aux Pièces justificatives.


ils avaient en quantité de la poudre et des balles, ainsi que le prouvaient les incessants coups de fusil qu'ils tiraient dans les escarmouches. Quoique très supérieurs en nombre aux Français, ils ne parvenaient pas à les expulser, ni même à les vaincre, faute de discipline et de connaissances militaires. Les opérations traînaient donc en longueur, et il ne pouvait en être autrement, le Gouvernement français n'envoyant que très peu de renforts.

Cela ne l'empêchait pas de manifester de plus en plus son mécontentement de la façon dont les affaires de Tahiti étaient conduites. Au début du Protectorat, il avait cru à une occupation facile, puis à une guerre d'une courte durée; maintenant que celle-ci se prolongeait, il s'en prenait à ses officiers, les accusant de l'avoir mal renseigné et jetant un doute sur leur capacité. Les hostilités continuant, après tant de combats, la mauvaise humeur du roi Louis-Philippe et de ses ministres avait fini par éclater : le rappel du gouverneur Bruat avait été décidé. Néanmoins, comme il était impossible de nier le dévouement de l'illustre officier de marine, on l'avait nommé contre-amiral, tout en lui donnant un successeur dans le Gouvernement des Établissements français de l'Océanie et dans le Commissariat du Roi près la Reine des Iles de la Société. Par une ordonnance royale en date du 6 septembre 1846, le capitaine de vaisseau Lavaud avait était nommé à ces fonctions, et celui-ci était parti de Brest, sur la frégate la Sirène, le lh novembre, afin de rejoindre son poste. Bruat n'ignorait pas les propos amers tenus contre lui, mais il ne s'en troublait pas et poursuivait ses travaux avec cette tranquillité d'âme que donne la satisfaction du devoir accompli. D'avoir l'honneur de terminer la guerre de Tahiti, il ne l'espérait même plus en présence de l'obstination du roi et de ses ministres à n'envoyer que des renforts insuffisants, et malgré cela, il n'en continuait pas moins de s'occuper avec zèle de la petite armée confiée à ses soins et de profiter de toutes les occasions de nuire à l'ennemi.


Le jour approchait cependant où tant d'abnégation et de persévérance allaient être enfin récompensées. On était alors au mois de décembre 18116. Environ mille deux cents Tahitiens insurgés s'étaient réfugiés à quelques kilomètres de Papeete, au fond de la vallée de Fautahua, et s'y étaient retranchés sur un pâté de montagnes à pic de tous côtés.

Pour s'y rendre, on prend un petit sentier qui passe à travers de hautes herbes et longe les sinuosités d'un ruisseau limpide coulant sur des roches disséminées. Au début, la route n'est que fatigante à cause des détours ; puis elle devient difficile et à certains endroits dangereuse, par suite de son étroitesse; le torrent se resserre alors entre des montagnes de granit et la berge n'existe plus. Au bout, à droite, se trouve une gracieuse cascade qui tombe d'une grande hauteur. Il faut remonter encore par une espèce d'escalier en spirale excessivement raide pour arriver au plateau incliné qui domine la vallée et l'endroit d'où se jette la cascade. Les Tahitiens insurgés s'étaient fixés sur ce plateau formant terrasse et y avaient établi des retranchements au-dessus desquels ne s'élevait qu'un seul pic presque vertical. Les rebelles croyaient ce dernier inaccessible pour des Européens, car eux-mêmes éprouvaient de grosses difficultés à le gravir. Ce lieu de défense était en effet admirablement choisi, et si bien, que depuis cette affaire les autorités françaises ont cru devoir le désigner pour servir de refuge aux troupes, au cas où un ennemi quelconque viendrait à s'emparer de Papeete.

La position des insurgés était donc redoutable et même imprenable de front. Quant à la tourner, il semblait que cela fût impossible, le pic qui se dressait au-dessus d'elle étant trop vertical. Néanmoins si l'on parvenait à monter dessus, c'en était fait des rebelles : ceux-ci se trouveraient pris alors sous la menace d'un feu plongeant, et sans pouvoir s'y dérober par la ressource d'une retraite puisqu'ils auraient à dos une muraille droite élevée de 2 ou 300 mètres et devant eux l'entrée de la vallée obstruée par le gros des forces fran-


çaises. Toute la difficulté consistait donc à escalader cette muraille, et c'est ce dont désespéraient les Français, quand un Maori, nommé Mairoto ou Maroto, originaire de l'île Rapa, se présenta devant le gouverneur Bruat et lui dit qu'autrefois, lorsqu'il chassait le phaéton 1, il avait souvent parcouru dans tous les sens la vallée de Fautahua, et que, la connaissant dans tous ses moindres recoins, il s'offrait à mener des soldats par un passage connu de lui seul jusque sur la muraille qui dominait le camp des insurgés. L'offre de Mairoto fut d'abord accueillie avec défiance, car les Français n'avaient déjà été que trop de fois victimes de trahison de la part des indigènes ; mais après avoir plusieurs fois questionné cet homme, l'on finit par acquérir la conviction qu'il parlait loyalement et l'on eut confiance en lui. Le gouverneur Bruat se détermina à tenter l'aventure. Il confia le commandement d'une petite armée au capitaine de corvette Bonard et lui ordonna de se rendre avec ses troupes dans la vallée de Fautahua pour en chasser les insurgés.

Le capitaine Bonard partit ayant sous ses ordres deux colonnes composées de l'artillerie, de la 3ème compagnie de débarquement de l'Uranie, de la compagnie de voltigeurs et de la 31 ème compagnie du 1er régiment d infanterie de marine; à ces troupes s'étaient joints aussi des Tahitiens alliés, commandés par le chef Tariirii.

Ces auxiliaires allèrent se poster au pied d'un piton à pic et se cachèrent dans des fourrés; les Français s'échelonnèrent et se retranchèrent de manière à se porter mutuellement secours ainsi qu'à leurs alliés. L'entrée de la vallée se trouvait donc fermée sans que l'ennemi en eût encore le moindre soupçon.

Il fallait à présent tourner la position des rebelles. Mairoto était allé voir si le passage dont il s'était autrefois servi •existait toujours et s'il n'était pas connu des insurgés et par

1. Oiseau très recherché à cause de son plumage qui servait de parure aux chefs tahitiens.


conséquent gardé par ceux-ci. Cet homme ne revint que le soir, à cinq heures, et complètement exténué de fatigue. II était parvenu jusqu'au-dessus du piton dominant les retranchements de l'ennemi et sans être aperçu de celui-ci. Il ne restait donc plus qu'à commencer l'escalade; mais, comme la nuit tombait, le capitaine Bonard remit l'entreprise au lendemain.

En attendant, il fit avancer les troupes jusqu'en vue du fort, car il importait peu maintenant que leur présence fût connue des insurgés. Le commandant Masset avec la 31 éroe com pagnie en avant-garde intercepta les passages ; la 3èms compagnie de l'Uranie, les voltigeurs et l'artillerie suivirent. Ensuite chaque détachement se retrancha et bivouaqua.

Le campement installé, le capitaine Bonard fit demander à chaque compagnie des hommes de bonne volonté pour la périlleuse ascension du lendemain. Les dangers qu'elle offrait et les privations qu'il fallait endurer ne furent pas cachés, et cependant les volontaires se présentèrent en si grand nombre qu'on fut obligé de faire un choix.

Le 17 décembre, au matin, les hommes désignés, commandés par le second maître Bernaud, partirent rejoindre le chef Tariirii, qui avait vingt-cinq indigènes avec lui, ce qui, avec un civil, le charpentier Henriot, formait un total de soixantedeux hommes.

Les soldats laissèrent au pied de la montagne leurs sacs.

et leurs habits; prenant seulement leurs fusils et des cartouches, ces braves montèrent tout nus sur le roc vif. Après des peines inouïes ils parvinrent à se hisser au-dessus de la montagne. Il était alors onze heures du matin.

Pendant que ces volontaires accomplissaient leur ascension,.

le commandant Masset avec la 31 éroe compagnie et les voltigeurs feignait une attaque sérieuse contre le fort des insurgés afin d'occuper leur attention, et cette ruse réussissait si bien que ceux-ci ne cessaient de lancer des avalanches de pierres du haut de la montagne.


La 3ème compagnie de l'Uranie prit alors le chemin des volontaires et rendit praticable leur route pour la compagnie des voltigeurs. Il fallut presque toute la journée pour accomplir ce travail. Dans l'après-midi, M. Brue, avec une section de l'Uranie, fut envoyé pour renforcer les voltigeurs.

Des cordes et des échelles en cordes furent attachées aux plantes qui sortaient des fissures des roches et toute la colonne se mit en devoir de prendre ce chemin. Or le pic avait à peu près 600 mètres d'élévation et, sur ces 600 mètres, 150 devaient être faits en se hissant à force de bras, les pieds appuyés sur les roches nues ou quelques touffes de jonc ! Il fallait une audace véritablement incroyable pour oser tenter une pareille entreprise.

Après un repos indispensable, les volontaires s'avancèrent sur les hauteurs qui dominaient l'ennemi. Le commandant Masset l'occupait alors entièrement. Le fusil en bandoulière, à cheval sur des crêtes de montagne, un précipice des deux côtés, les volontaires accomplirent ainsi une partie du trajet, puis, malgré leur horrible fatigue, ils enlevèrent avec ardeur la position, renversèrent en un instant le pavillon tahitien, et couchant en joue les insurgés, ils leur dirent de mettre bas les armes en leur promettant la vie sauve. Pas un d'eux n'osa tirer; la plupart se rendirent et les autres prirent la fuite; mais ces derniers ne purent échapper, car ils étaient cernés et manquaient de vivres : ils furent obligés de revenir exténués se remettre entre les mains des Français.

Le commandant Masset, voyant que le pavillon tahitien était abattu, fit sonner afin de savoir si les troupes étaient maîtresses des hauteurs. Le clairon des volontaires ayant répondu à cet appel, la colonne s'élança aux cris de Vive le Roi ! et tous les insurgés, épouvantés, se mirent à fuir. Le commandant Masset entra, s'empara des autres hauteurs et poussa la compagnie de voltigeurs jusqu'au mont Diadème, que les gens de Punavia voulaient disputer aux Français. Se


voyant devancés, les renforts ennemis se retirèrent sans tirer un cou p de fusil.

Telle fut la prise du fort de Fautahua, laquelle constitue l'une des plus belles pages de l'histoire coloniale de la France. Cette difficile expédition militaire fut probablement celle qui coûta le moins de sang et de larmes. En effet les Français n'avaient eu aucune mort d'homme à déplorer; un seul avait été fortement contusionné par une pierre. Quant aux insurgés, quelques-uns d'entre eux seulement, en se sauvant, étaient tombés dans les précipices. Enfin il n'y avait pas eu le moindre acte d'inhumanité à regretter, et, chose admirable, les vainqueurs avaient partagé leurs rations avec les vaincus1. Jamais action d'éclat n'avait été peut-être accomplie d'une façon aussi pure : le capitaine Bonard, ses officiers, ses marins et ses soldats s'étaient couverts de gloire et d'honneur.

Du sommet du Diadème les Français découvraient les insurgés du camp et de la vallée de Punaroo, laquelle se relie avec celle de Fautahua. Malgré les difficultés du terrain et la saison des pluies, le gouverneur Bruat fit concentrer dans les montagnes ce qu'il fallait de troupes et de vivres pour descendre dans la vallée de Punaroo.

Toutefois, sachant que les insurgés étaient dans l'effroi, le gouverneur envoya vers eux un prisonnier, le principal chef de Fautahua, pour leur demander ce qu'ils avaient l'intention de faire et leur signifier qu'en cas de soumission de leur part, ils devraient remettre 250 fusils. Les insurgés ne donnèrent d'abord qu'une réponse évasive. Alors le gouverneur Bruat renvoya le messager pour leur dire que, si le lendemain à midi les armes n'étaient pas livrées, les Français attaqueraient le camp.

Les insurgés auraient peut-être bien voulu résister encore,

1. Rapport adressé au gouverneur Bruat par M. Bonard, capitaine de corvette, commandant la colonne expéditionnaire, Fautahua, 21 décembre 1846.

Voir p. 591, aux Pièces justificatives.


mais ils ne le pouvaient pas : sans défenses sur leurs derrières et bloqués par devant par les troupes françaises de Punavia, qui s'étaient placées dans la vallée pour leur couper la retraite, ils se trouvaient ainsi cernés dans une gorge dont les deux extrémités étaient fermées ; donc ils capitulèrent, livrèrent leurs armes et leurs munitions au commandant des troupes, et se soumirent au gouvernement du Protectorat français1.

Le lendemain, 22 décembre, le gouverneur Bruat se rendit à Punavia et y reçut la soumission officielle des insurgés du camp de Punaroo. Celle-ci nous a été racontée de la façon suivante : A dix heures et demie du matin, le Phaëlon mouilla devant Punaavia. Il avait à bord le contre-amiral gouverneur, son état-major, le régent Paraïta, les principaux chefs indiens fidèles au protectorat.

A onze heures, tout le monde était à terre; le cortège se forma immédiatement et se rendit dans le temple, où se trouvaient déjà les chefs de l'insurrection et la plus grande partie de la population de Punaroo, nouvellement soumise.

Après la prière d'usage, l'orateur d'Utaia, Taiora, se leva et dit : « Louis-Philippe ! Bruat ! régent ! et vous tous, officiers et chefs, qui vivez sous le gouvernement du protectorat ! nous voici, nous les chefs, les Huiraatiras, jeunes et vieux, forts et faibles, femmes et enfants, nous voici tous en votre présence ! Nous entrons tous aujourd'hui dans le gouvernement du protectorat, dont nous ne nous séparerons jamais. Nous voici tous entre vos mains ; vous pouvez nous détruire ou nous sauver ; mais écoutez notre prière : donneznous la paix et recevez-nous dans le gouvernement du protectorat. »

Arahu, orateur du gouvernement à Moorea, répondit, au nom du gouverneur, commissaire du roi et du régent : « Que le Seigneur répande sur vous tous sa bénédiction ! Salut à vous, chefs et peuple des deux districts du Te Oropaa dans le Nuu 2, chefs et peuple de Te Fana i Ahurai dans le Nuu, chefs et peuple de Moorea dans le Nuu,

1. Lettre adressée au ministre de la marine et des colonies par le contreamiral Bruat, gouverneur des Établissements français de l'Océanie, commissaire du Roi près la Reine des iles de la Société, Papeete, le 1er janvier 1847.

2. Nuu, expression qui ne peut être exactement traduite, mais qui pourrait se rendre par armée, réunion belligérante, camps.


chefs et peuple du Teva dans le Nuu ! Voici les paroles de S. M. LouisPhilippe, du gouverneur Bruat, du régent, et de tous les chefs dans le gouvernement du protectorat ! Nous sommes très satisfaits que vous désiriez la paix et que vous vous remettiez entièrement entre les mains du gouverneur pour n'en plus sortir! Voici la paix, prenezla ! Voici l'Évangile et les missionnaires, recevez-les ! Voici les lois de cette terre, observez-les ! Voici encore les pirogues, les filets de pêche, les plantations et les fruits; prenez tous ces biens, allez sur vos terres, refaites vos maisons, vos entourages, et observez les lois ! »

Pendant ce discours, l'orateur d'Utaia s'est levé, et tenant une pièce d'étoffe étendue vers l'orateur du protectorat, il semble recevoir tous les biens dont l'énumération a été faite. Puis il replie avec soin l'étoffe comme si elle contenait quelque chose de précieux. Et, reprenant la parole avec émotion : « Louis-Philippe, Bruat, régent, vous tous gens d'autorité dans le protectorat ! grandes sont notre satisfaction et notre gratitude : cette paix que je tiens là dans une étoffe, nous ne la laisserons point échapper, nous ne nous séparerons jamais d'elle. Nous recevons avec reconnaissance l'Évangile, les missionnaires et les lois ! Nous irons en paix sur nos terres, nous referons nos maisons de dix brasses, nous tresserons nos filets, et nous observerons les lois ! » Se tournant vers le peuple du camp de Punaroo : « Punua le rai tua , chefs et peuple des huit districts de Moorea dans le Nuu, voici votre portion de la paix qu'on vient de nous accorder en ce jour, voici l'Évangile, les missionnaires et les lois ! Allez sur vos terres, cultivez-les, faites vos maisons, tressez vos.

filets et conservez les lois ! Te arii vae atua, chefs et peuple du Te Falla iahurai dans le Nuu ! Te arii rerei Tooo rai, chefs etpeuple du Te va iuta dans le Nuu ! Pohutetaa et Tetoofa, chefs et peuple de Te ora paa dans le Nuu ! voici votre portion de la paix et des biens qu'elle amène ; prenez et allez en jouir à l'ombre des lois et du protectorat! »

Arahu reprend la parole au nom du gouverneur et du régent : « Chefs et peuple de Te Orapaa, du Te va iuta, de Te Faua Ahurai et de Moorea dans le Nuu, voici le bien que je vous apporte : le gouverneur et le régent vous pardonnent toutes vos fautes passées au nom de Sa Majesté Louis-Philippe. Ils considéreront votre conduite dans l'avenir, et ils espèrent que Taïti ne formera plus qu'un parti comme il ne forme qu'un peuple ! Que la paix et la tranquillité couvrent ces îles ! »

1. Titre officiel et héréditaire des rois de Moorea.


Maro f, chef du Nuu, s'avance au milieu de l'assemblée, et dit : « La joie est en moi depuis le sommet de mon crâne jusqu'à la plante de mes pieds! Avant ce jour, tourmenté par le souvenir de mes crimes, je ne pouvais fermer mes yeux; je voulais fuir dans les montagnes pour y vivre seul, ou partir secrètement sur un navire, en abandonnant cette terre où je suis né, et maintenant vous me dites que vous oubliez le passé et que vous n'examinerez que l'avenir!

Cette parole nous remplit de reconnaissance et de joie. Nous vousdonnons l'assurance que vous n'aurez jamais à vous plaindre de notre conduite à venir ! Aujourd'hui nous faisons partie du protectorat et nous ne l'abandonnerons jamais ! »

Se tournant vers le peuple nouvellement soumis : « Chefs et peuple du Nuu, n'est-ce point votre désir de vivre à jamais sous le protectorat? S'il en est ainsi, levez la main en témoignage de votre irrévocable engagement. »

D'un mouvement unanime toute l'assemblée lève la main.

Chaque district accepta ensuite, par l'organe de son orateur particulier, la paix et le pardon donnés au nom du roi.

Pendant que cette cérémonie avait lieu, on transportait à bord du Phaëlon deux cent cinquante fusils et toutes les munitions des insurgés, remis la veille entre les mains du commandant de Punaavia 2.

Ainsi, dans cette assemblée solennelle, les chefs principaux de l'insurrection, Utomi et Maro, suivis de plus demille personnes de Punaroo, avaient juré fidélité au gouvernement du Protectorat. Leur acte ne pouvait manquer d'influencer les insurgés de Papenoo, qui, depuis leur défaite du 10 mai- 18116, avaient continué à vivre dans le fond de la vallée où les Français les avaient repoussés. Le gouverneur Bruat profita de l'effet produit pour envoyer un messager chargé de sonder les intentions des rebelles. La

1. Maro, après avoir fait une première fois sa soumission au gouvernement du protectorat, était retourné à l'insurrection, où il s'était montré l'un des plus ardents promoteurs de la guerre. - - - - HW' --..-

2. Procès-verbal de l'Assemblée tènue à Punaavia le 22 décemore imu, PUlLI recevoir la soumission des insurgés du camp de Punaroo. Pour copie conformeà l'enregistrement des séances des assemblées des chefs indigènes, le secrétaire-archiviste, Boutet. (Annexe nO 1 à la lettre du gouverneur au ministre, en date du 1er janvier 1847.) — J'ai cru devoir citer in extenso ce procès-verbal à cause de sa couleur locale ; il donne une idée de l'éloquence ta îenne; et de quelques coutumes curieuses des indigènes.


plupart parurent être prêts à accepter n'importe quelles conditions ; les autres demandèrent le temps de se mieux renseigner sur les derniers événements qui s'étaient passés ailleurs dans l'île; mais tous promirent de faire connaître leur détermination aussitôt qu'ils auraient été éclairés 4.

Ce ne fut pas long. Le surlendemain, ils envoyaient des délégués à Papeete, et ceux-ci, dans une entrevue avec les autorités françaises demandaient et obtenaient la paix. Voici comment nous est retracée cette scène mémorable :

Le 24 décembre, à cinq heures et demie, les onze messagers arrivés de Papenoo se sont rendus chez le régent Paraïta, où se trouvaient réunis Ariipea, Ori, chef rallié de Papenoo, Manua, chef de Tiarei, plusieurs chefs de Moorea, le chef Tuahine, récemment soumis lors de la prise du fort de Fautahua, Vaihia, parlant au nom du régent, différents chefs, juges et petits chefs, ainsi qu'une foule nombreuse d'assistants indigènes et européens.

Pohue, messager de Teriitua, a pris la parole au nom de tous les envoyés, et s'adressant au régent, lui a demandé si, avant de lui faire connaître les paroles qu'ils étaient chargés de lui apporter, il ne lui conviendrait pas d'ordonner à l'une des personnes présentes d'invoquer, par une prière, l'assistance divine. Le régent, après avoir répondu aux envoyés qu'ils n'avaient fait que devancer ses intentions par la proposition qu'ils venaient d'émettre, a désigné le chef Tuahine, de la vallée de Fautahua, qui, dans une prière parfaitement appropriée aux circonstances, a rendu grâce à Dieu pour l'accomplissement des derniers événements qui ont si soudainement rendu la paix à de nombreuses populations, et lui a demandé de permettre que l'œuvre de la pacification générale pût être achevée en peu de temps et s'étendît sur toutes les terres de Taïti.

Pohue s'est levé, et après s'être recueilli pendant quelques instants, il a porté la parole de la manière suivante : « Tunuieaaïte atua (c'est le nom royal des souverains de Taïti sur les districts de Pare et Arue) et vous Temahuetea, régent de ces îles, qui siégez tous deux au-dessus de Tarahoi ! Vous tous, chefs de Taïti et de Moorea (l'orateur désigne successivement tous les chefs de

1. Lettre adressée au ministre de la marine et des colonies par le gouverneur des Établissements français de l'Océanie, Papeete, le 1er janvier 1847.


districts par les noms héréditaires qui marquent leur pouvoir), LouisPhilippe, Bruat, et tous les chefs qui sont sous vos ordres, nous voici tous devant vous ! De tous les messagers, aucun n'est resté en arrière; ceux que leurs infirmités ou leur vieillesse ont empêché de venir nous ont remis leurs noms, et nous parlons pour eux comme pour nousmêmes. Tous les districts de Taïti et de Moorea ont ici leurs représentants (l'orateur énumère les noms consacrés pour désigner les messagers officiels des différents districts qui sont venus avec lui pour représenter ceux qui figurent à l'armée de Papenoo comme chefs de ces districts, et portent les noms attachés à cette dignité), et c'est moi qui vous parle en leur nom. Je viens vous porter une réponse aux paroles que vous nous avez envoyées, et par lesquelles vous vous proposiez de cesser la guerre et de recevoir la paix et le gouvernement.

« Cette réponse, la voici : elle est unanime, et c'est pourquoi aucun chef n'a manqué d'envoyer ici son messager; elle est formelle et non plus évasive. Nous désirons tous recevoir la paix. »

Vaihia, orateur du régent, a repris la parole, et après avoir salué les messagers ainsi que les chefs par lesquels ils étaient envoyés, et avoir remercié Dieu de ce qu'ils se rencontraient de nouveau après une aussi longue séparation, a témoigné la satisfaction du régent et de tous les chefs, de ce que les propositions de paix, tant de fois renouvelées, étaient enfin reçues et acceptées d'une manière positive.

L'orateur des messagers s'est levé de nouveau, et, après avoir remercié le régent des paroles bienveillantes qu'il venait de leur faire entendre, il a dit : « La paix est aujourd'hui notre vif désir ! Nous avons renoncé aux troubles, aux inquiétudes et aux maux de la guerre; donnez-nous donc la paix et le gouvernement; accordez-les nous avec largesse, que j'en puisse remplir le sac que je porte, de manière qu'il déborde de toutes parts, et que, retournant auprès de ceux qui m'ont envoyé, je puisse les répandre sur ma route et les verser en abondance au milieu d'eux. »

Le régent a répondu par l'organe de Vaihia : « Je suis disposé à satisfaire votre désir aussi pleinement que vous le demandez. Le roi Louis-Philippe et le gouverneur Bruat seront également heureux de vous donner cette paix que vous réclamez aujourd'hui; mais je ne puis me séparer d'eux en cette occasion, en agissant isolément. Je vais informer le gouverneur de votre demande, et dès qu'il m'aura fait connaître sa pensée, je vous donnerai de sa part, et de la mienne, une réponse positive. »


Le gouverneur ayant reçu l'avis du régent, lui a fait savoir qu'il était entièrement disposé à accorder la paix aux insurgés de Papenoo, suivant les conditions qu'ils avaient arrêtées ensemble dans la prévision d'une pareille démarche.

Alors, en ayant reçu l'ordre du régent, Vaihia a remis solennellement la paix et le gouvernement du protectorat aux envoyés. Ceux-ci l'ont reçu dans un morceau d'étoffe étendu à cet effet, et destiné à figurer l'enveloppe dans laquelle ils allaient enfermer tous les biens de la paix ainsi que le gouvernement du protectorat dans lequel ils s'engageaient à vivre désormais, sans jamais faillir à leur parole, et il a noué l'étoffe censée renfermer la paix en la serrant de manière à ce qu'elle ne pût être déliée.

Vaihia, orateur du régent, a de nouveau repris la parole, et s'est adressé comme il suit aux messagers : « Maintenant que vous avez reçu la paix et le gouvernement du protectorat, et que vous avez promis de ne jamais manquer à vos nouveaux engagements envers ce gouvernement, j'éprouve une grande joie en songeant au bonheur que la tranquillité générale et l'observance unanime des mêmes lois vont répandre sur cette terre.

J'ai toutefois une demande à vous faire, afin que ma satisfaction puisse se produire sans arrière-pensée, et qu'aucune inquiétude ne s'élève en moi. Donnez-moi de votre bonne foi un signe tel, qu'il me rassure tout à fait, et témoigne hautement de la vérité de vos paroles.

Faites comme le peuple des districts de Te-Oropaa et de Te-Fana-iAharai; donnez-moi une partie de vos armes et de vos munitions : elles seront pour moi un gage certain de vos bonnes dispositions ; donnez-moi 450 fusils; donnez-moi votre poudre, et je ne garderai aucune défiance pour l'avenir. » Les messagers, après s'être concertés un instant, ont chargé celui d'entre eux qui portait la parole de faire connaître leur réponse; celui-ci s'est exprimé en ces termes : « Nous consentons à ce que vous demandez ; cela ne suscitera point de discussion entre nous; nous avons reçu de nos mandataires le pouvoir de satisfaire à cette condition. »

Vaihia a repris alors : « C'est bien! Je suis sûr maintenant que vous avez un désir sincère de la paix et que vos paroles ne s'effaceront pas sans laisser de traces. Recevez donc ici la parole du Roi Louis-Philippe, du gouverneur Bruat et du régent; recevez leur parole de pardon et d'oubli; ils vous promettent par ma voix de ne point regarder en arrière, mais seulement en avant. Le temps passé n'est plus; il s'est écoulé, entraî-


nant avec lui le souvenir de vos fautes, aucun de nous ne veut y songer de nouveau ; l'avenir seul réglera notre destinée, selon que vous serez fidèles à vos engagements ou que vous y manquerez encore.

« Allez en paix ! que votre esprit ne soit point troublé par la crainte : le Roi, le gouverneur et le régent ont tout oublié dans cette journée ; ils ne vous jugeront que sur vos actes ultérieurs ! Allez !

descendez des montagnes et regagnez le rivage : construisez vos maisons longues de 100 pieds, lancez de nouveau vos pirogues à la mer, refaites vos filets et cultivez la terre. Ne vous souvenez point que nous avons été si longtemps séparés; ne formons à l'avenir qu'un seul peuple, soyons unis et travaillons de concert pour le maintien de la paix, l'observation des lois et la prospérité du gouvernement du protectorat, sous lequel nous vivons tous à dater d'aujourd'hui.

Recevez de ma main votre bible, vos missionnaires, les lois du gouvernement du protectorat, tous les biens nécessaires pour rétablir parmi nous le bonheur et fermer les plaies ouvertes par la guerre. »

L'orateur des messagers a répondu de la manière suivante : « Louis-Philippe, Bruat, vous aussi, Paraïta notre régent, je suis heureux et plein de reconnaissance à cause des paroles que vous venez de prononcer. Vous m'avez pardonné, vous oubliez l'étendue de mes fautes et ne voulez me juger que dans l'avenir; c'est bien !

Aucune parole ne pouvait m'être plus agréable et remplir mon cœur de plus de satisfaction. J'avais en effet conservé en moi, jusqu'à ce moment, une vive inquiétude, car je sais combien je me suis montré coupable et quelles fautes sont les miennes. Je recevais en tremblant cette paix que vous m'avez accordée ; je craignais votre ressentiment, et maintenant vous me déclarez que vous ne voulez point vous rappeler le passé; je vous en remercie, et je retourne avec joie sur ma terre pour y accomplir les travaux que vous m'avez prescrits. Je vais reconstruire mes maisons, refaire mes filets et lancer mes pirogues; je vais cultiver de nouvelles plantations, et vous jugerez par ma conduite future que je suis revenu de mes erreurs et que l'on peut compter sur ma parole. »

Pee (chef de Moorea), après avoir dit quelques mots en particulier au régent, a pris la parole en ces termes : « J'ai peu de choses à vous dire : l'orateur du régent vous a fait connaître les paroles qui concernent l'établissement de la paix. Il me reste à prendre congé de vous, puisque vous allez retourner auprès de vos chefs, pour leur faire connaître le résultat de cette assemblée. Allez donc; mais emmenez avec vous Faitia et Tutoia


(titre du chef de Mahina, Tariirii, qui est depuis longtemps dans le parti français, ainsi que les suivants; mais une partie de la population des districts était à l'armée; les insurgés ont nommé à leur place d'autres personnes qui ont pris ces titres et figurent à l'armée comme chefs de ces districts auxquels ils appartiennent) ; Atitioroi (titre du chef de Papenoo), et Manua (titre du chef de Tiarei). Établissez-les sur leurs terres avec leur drapeau (celui du protectorat), et donnez-leur les tributs de fruits qui leur sont dus. Faites-leur manger les fruits de vos montagnes, car ils sont accoutumés à vivre de pain et d'aliments étrangers. » L'orateur des messagers a répondu : « Cette parole nous est également agréable. Nous prendrons Faitia et Tutoia, Attitioroi et Manua, et nous les établirons sur leurs terres. Nous leur donnerons le massura des montagnes, ainsi que les autres fruits qui croissent dans les vallées, et nous planterons le drapeau du protectorat. «

La séance s'étant terminée après ces paroles, le régent a fait dire aux messagers qu'il désirait les réunir le lendemain dans un banquet préparé à leur intention, et l'assemblée s'est séparée 1.

Ainsi se passa l'entrevue des délégués des insurgés de Papenoo avec les autorités françaises et leurs représentants indigènes. Elle amena le désarmement des derniers rebelles et leur reconnaissance du Protectorat français sur Tahiti et Moorea (Eimeo).Cette entrevue fut donc extrêmement féconde.

Le 1er janvier 1847, les chefs vinrent eux-mêmes à Papeete, suivis d'environ trois cents personnes. Ils apportaient seulement 8h fusils et quelques cartouchières. Le gouverneur Bruat leur fit remarquer que ce n'étaient pas là les conditions de la paix, et qu'ils devaient livrer ù50 fusils et les munitions.

Les chefs s'excusèrent; ils avaient, disaient-ils, beaucoup de difficultés à faire rentrer les armes, mais ils promettaient

1. Procès-verbal de la réunion publique dans laquelle les messagers de l'armée de Papenoo ont demandé et reçu la paix. Pour copie conforme à l'enregistrement des séances des assemblées des chefs indigènes, le secrétaire-archiviste, Boutet. ( Annexe n° 2 à la lettre du gouverneur au ministre de la marine, en date du 1" janvier 1847.) - Ce second procès-verbal est très long, mais je n'ai pas cru pouvoir me dispenser de le citer également in extenso à cause de la couleur locale qu'il contient et qui s'y montre peut-être encore plus accusée que dans le premier procès-verbal.


qu'avant le 7 janvier, fête commémorative du rétablissement du Protectorat, tout ce qu'ils avaient serait remis.

Les principaux chefs qui venaient de se soumettre étaient : Farehau, Fanahue, Pisomaï, Taviri etNutere; la grande cheffesse Be-aru-tua avait envoyé son mari pour la représenter.

Les quatre premiers chefs étaient ceux qui, en 1843, avaient appelé le peuple à la révolte et dont l'influence avait toujours été la plus considérable sur le mouvement insurrectionnel.

Leur soumission et celle des populations auxquelles ils commandaient étaient les dernières que le gouvernement du Protectorat avait à recevoir. Le gouverneur Bruat écrivit à la fin de sa lettre au ministre de la marine les lignes suivantes : « Je m'estime donc heureux de pouvoir annoncer à Votre Excellence, avant de remettre à mon successeur la mission que je tenais de la confiance du Gouvernement, que les îles Taïti et Moorea sont complètement pacifiées, et que je ne prévois pas de nouveaux troubles pour l'avenir 1. »

La guerre de Tahiti était en effet terminée. Les anciens insurgés de Papenoo tinrent leur promesse et livrèrent, avant la date fixée, leurs armes et leurs munitions. Le 7 janvier, la fête commémorative du rétablissement du Protectorat fut célébrée au milieu d'un grand concours d'indigènes et sans le moindre incident pénible. Les naturels, jadis ennemis, ne formaient plus qu'un même peuple et manisfestaient également leur joie. Personne ne prononça le nom de Pomare et celle-ci parut être oubliée.

La reine comprit qu'elle était abandonnée et qu'elle ne pouvait plus, sans danger pour ses intérêts, s'obstiner à faire de l'opposition au régime français. En conséquence elle avertit le gouverneur Bruat qu'elle était disposée à revenir dans le gouvernement du Protectorat. Bruat accueillit avec bienveillance la démarche de Pomare IV, mais il voulut,

1. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies, lettre du 1" janvier 1847. Voir p. 594, aux Pièces justificatives.


avant de la rétablir à son rang, avoir un entretien avec elle.

Une séance privée ayant été convenue, le navire à vapeur le Phaélon vint, le 3 février, prendre la souveraine à l'île Raiatea et l'amena dans la rade de Papetoai à l'île Moorea.

L'entrevue eut lieu le 6 février 1847. Elle se passa dans le temple et fut très courtoise. Le gouverneur avait comme interprète M. Darling, et la reine se servit de l'organe du chef Uata. Bruat dit à Pomare qu'il était vivement satisfait de la voir revenir et lui demanda si elle prenait bien sincèrement l'engagement de s'unir à lui dans un même esprit pour travailler en commun à l'avantage du pays et du gouvernement du Protectorat. La reine répondit qu'elle était positivement déterminée à contribuer de tout son pouvoir à l'établissement définitif et à la prospérité de ce gouvernement; elle termina en disant au gouverneur qu'elle se remettait pleinement entre ses mains avec toute sa famille afin qu'il agît à son égard comme il le jugerait convenable 1. Alors Bruat conduisit Pomare IV au milieu du peuple et prononça les paroles suivantes, par lesquelles la reine était publiquement admise à reprendre son rang dans le gouvernement du Protectorat : « Vous tous .qui êtes ici réunis dans la même enceinte, je vous annonce avec satisfaction que la paix est désormais rétablie d'une manière solide, et que le pays va de nouveau rentrer dans la prospérité. La reine Pomaré est arrivée ; elle s'est tout à fait soumise au gouvernement du protectorat, tel qu'il est établi aujourd'hui. Je vous fais donc connaître qu'au nom du Roi Louis-Philippe, je la rétablis dans ses droits et dans son autorité, qu'elle exercera dorénavant sur toutes les terres de ce royaume comme reine reconnue dans le gouvernement du protectorat 2. »

1. Lire p. 597, aux Pièces justificatives, le Compte rendu de Ventrevue de M. le gouverneur, commissaire du Roi, avec la reine Pomaré ; à Papetoai (île Moorea), le 6 février 1847.

2. Procès-verbal de la séance publique faisant suite au Compte rendu de l'entrevue de M. le gouverneur, commissaire du Roi, avec la reine Pomaré ; à Papeloai (tle Moorea), le 6 février 1847. Voir p. 598, aux Pièces justificatives.

Lire p. 599, aux Pièces justificatives, le Rapport adressé, le 7 février 1847,


Le gouverneur Bruat ayant déterminé la reine Pomare IV à rentrer à Papeete, celle-ci retourna dans sa capitale où elle fut reçue avec les honneurs dus à son rang.

La France triomphait, mais son succès était loin d'être complet. Le Protectorat français ne s'étendait que sur Tahiti, Moorea et les Tuamotu: les îles Sous-le-Vent allaient échapper à sa domination. Nous avons vu, en 1845, l'amiral anglais Sir G. Seymour prétendre que le Protectorat français n'existait que sur les îles du Vent, c'est-à-dire les île& Tahiti et Moorea (Eimeo) ainsi que sur les îles Tuamotu, parce que les îles Sous-le-Vent ne relevant pas de la reine Pomare n'avaient pu être comprises dans le traité signé entre cette reine et la France en 1842. Après la soumission des Tahitiens, les gouvernements anglais et français discu-

au ministre de la marine et des colonies par M. le contre-amiral Bruat. Papetoai (île Moorea), 7 février 1847.

Le rétablissement de Pomare IV à son rang de souveraine mit fin à la régence effective du chef Paraita qui ne fut plus qu'un régent honoraire. A la vérité son action personnelle n'avait jamais été sérieuse, car Paraita se montra toujours l'humble exécuteur des ordres du gouverneur Bruat. En France, personne ne s'était mépris sur le rôle que jouait Paraita, et quelques journaux, parisiens pour la plupart, ne manquèrent pas de s'égayer beaucoup à ses dépens. Un exemple me suffira pour le prouver. Dans son n° du dimanche 15 novembre 1846, le journal le Constitutionnel publia les lignes suivantes : « Quelques décorations bien méritées ont été données, à Taïti par exemple. Mais était-il bien sérieux et bien intelligent d'enrôler dans la Légiond'Honneur ce mannequin nommé Paraita, que nous avons honoré du nom de régent, et dont les fonctions et la liste civile consistent principalement dans le monopole du blanchissage? Ne pouvait-on récompenser ses services autrement que par la croix d'honneur ? Voici ce que nous écrivait l'année dernière notre correspondant de Taïti : « On a établi à Papeïti un mannequin décoré du titre de régent, sous le nom de Paraita. Ce vieux chef touche une pension de 5 à 6.000 fr. Or, comme il est très économe, il a cherché à augmenter son revenu par une petite industrie qui ne laisse pas que d'être fort lucrative. Ce haut et puissant seigneur coule la lessive deux fois par semaine, et profite de sa haute position sociale pour accaparer la clientèle des officiers de la marine royale, à qui il ne manque jamais d'aller rendre visite à leur arrivée en rade; puis, les premiers compliments terminés, il fait un paquet du linge sale de tout l'étatmajor, qu'il emporte chez lui, et qu'il lave ensuite en famille. J'ai eu l'honneur de la lessive, dont le prix est invariablement fixé comme il suit: 5 fr.

ou une piastre pour douze pièces indistinctement : — Nota. Vous fournissez le savon ; on ne répond pas des pièces égarées. » — (Ces deux derniers avertissements étaient encore très utiles en l'année 1900. E. C.)


tèrent l'affaire des îles Sous-le-Vent. Depuis la déclaration de Sir G. Seymour, le gouvernement britannique n'avait cessé de réclamer leur indépendance et le gouvernement français, de la refuser, d'ailleurs timidement. La paix rétablie à Tahiti, les Anglais devinrent plus pressants sur la question des îles Sous-le-Vent et ils soutinrent les prétentions des indigènes. Le gouvernement français savait qu'elles étaient erronées, et, pour établir définitivement le bien fondé de ses droits sur ces îles, il demanda à la reine Pomare d'exposer aussi les siens. Mais celle-ci répondit le contraire de ce que l'on attendait d'elle : consultée, elle déclara que les îles Sous-le-Vent ne faisaient pas partie de ses États. Les pasteurs protestants anglais qui se trouvaient là-bas avaient réussi à la convaincre qu'il était de son intérêt d'affirmer que ces îles ne dépendaient pas de sa couronne ; les Révérends, en fins diplomates, voulaient tout simplement ainsi réserver à l'Angleterre un dédommagement dans le cas où celle-ci se serait décidée un jour à changer de politique. Dès lors, le gouvernement français se trouva être en mauvaise posture devant ses adversaires, auxquels la déclaration de la reine Pomare semblait donner raison. Néanmoins il eût certainement continué à soutenir ses droits et persisté dans son refus, sans l'obstination de plus en plus accusée des Anglais. Ceux-ci ne cessaient de protester et ne semblaient pas disposés à céder sur cette affaire. Leur attitude brisa, comme toujours, la résistance du roi Louis-Philippe et de ses ministres, qui voulaient la paix à tout prix. Une correspondance diplomatique s'étant engagée entre les deux cabinets anglais et français, celui-ci finit par se désister de ses prétentions sur les îles Sous-le-Vent, c'est-à-dire sur les îles Huahine, Raiatea-Tahaa et Bora-Bora ainsi que leurs dépendances. Une Déclaration, célèbre depuis, et connue sous le nom de « convention de Jarnac1 », fut conclue, le

1. Le Comte de Jarnac était ambassadeur de France en Angleterre.


19 juin 1847, entre les deux gouvernements français et anglais pour garantir l'indépendance des îles Sous-le-Vent. Voici ce document :

Déclaration échangée à Londres le 19 juin 1847, entre la France et la Grande-Bretagne, relativement à l'indépendance des îles de Huahine, Raiatea et Borabora.

S. M. le Roi des Français, et S. M. la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, désirant écarter une cause de discussion entre leurs Gouvernements respectifs, au sujet des îles de l'Océan pacifique désignées ci-après, ont cru devoir s'engager réciproquement : 1° A reconnaître formellement l'indépendance des Iles de Huahine, Raiatea et Borabora (sous le vent de Tahiti) et des petites îles adjacentes qui dépendent de celles-ci ; 2° A ne jamais prendre possession desdites îles ou d'une ou plusieurs d'entre elles, soit absolument, soit à titre de protectorat ou sous aucune autre forme quèlconque; 30 A ne jamais reconnaître qu'un Chef ou Prince régnant à Tahiti puisse en même temps régner sur une ou plusieurs des autres îles susdites; et réciproquement, qu'un Chef ou Prince régnant dans une ou plusieurs de ces dernières puisse régner en même temps à Tahiti; l'indépendance réciproque des îles désignées ci-dessus et de l'île de Tahiti et dépendances étant posée en principe, Les Soussignés, Ministre Plénipotentiaire de S. M. le Roi des Français près la Cour de Londres et le Principal Secrétaire d'Etat pour les Affaires Étrangères de S. M. Britannique, munis des pouvoirs nécessaires, déclarent en conséquence par les présentes que leursdites Majestés prennent réciproquement cet engagement.

En foi de quoi, les Soussignés ont signé la présente déclaration et y ont fait apposer le sceau de leurs armes.

Fait double à Londres, le 19 juin de l'an de grâce 1847.

JARNAC. PALMERSTON.

Les possessions de Pomare IV se trouvaient ainsi coupées en deux et celles qui n'étaient pas sous le Protectorat français, non seulement perdues pour la France, mais aussi pour la reine. En réalité, celle-ci se trouvait jouée par les


Anglais. Elle devait beaucoup regretter dans l'avenir l'abandon de ses droits, mais le mal était fait, et elle fut obligée de subir les conséquences de sa trop grande confiance dans les hommes du Seigneur.

Quelque temps après, à Tahiti, l'exercice du Protectorat français fut déterminé par l'acte suivant :

Convention conclue à Papeete le 5 août 1847, entre la France et la Reine des Iles de la Société,pour régler l'exercice du Protectorat.

Convention faite entre S. M. la Reine des Iles de la Société, d'une part, et le capitaine de vaisseau Charles Lavaud, Gouverneur des Possessions Françaises de l'Océanie, Commissaire du Roi auprès de la Reine, agissant au nom de S. M. le Roi des Français, d'autre part.

Entre Nous Soussignés, a été convenu ce qui suit, le cinquième jour du mois d'août 1847.

ART. 1er. — Les îles Taïti-Moorea et dépendances forment un seul État, libre et indépendant, sous la dénomination d'Iles de la Société.

Cet État est placé sous la protection immédiate et exclusive de S. M.

le Roi des Français, ses héritiers et successeurs.

ART. 2. — Pour assurer, sans restriction, à S. M. la Reine Pomaré et aux habitants des Iles de la Société, les avantages résultant de la haute protection sous laquelle ils sont placés, ainsi que pour l'exercice des droits inhérents à cette protection, S. M. le Roi des Français a celui d'élever et d'occuper des forteresses et places sur tous lespoints nécessaires à la défense du pays et d'y tenir garnison.

ART. -3. — L'organisation intérieure des Iles de la Société est réglée avec l'approbation de la puissance protectrice.

ART. 4. — Le Gouvernement civil se compose de la Reine, de l'assemblée des législateurs et du pouvoir judiciaire. Un Commissaire, nommé par le Roi des Français, y représente la puissance protectrice.

ART. 5. — La Reine exerce le pouvoir exécutif.

ART. 6. — L'assemblée des législateurs se compose des chefs et des délégués de chaque district, en nombre fixé par la loi.

ART. 7. — La Reine et le Commissaire du Roi convoquent l'assemblée législative aux époques prévues par la loi.


ART. 8. — (Cet article règle les formes de la prorogation de l'assemblée législative.) ART. 9. — La Reine et le Commissaire du Roi ouvrent l'assemblée législative; ils peuvent y assister ou s'y faire représenter; ils prennent la parole lorsqu'ils le jugent nécessaire.

ART. 10. — La nomination des chefs est faite par la Reine et le Commissaire du Roi sur la proposition des Hui-Raatira 4 des districts ; ceux-ci ne peuvent choisir en dehors de la famille du dernier chef élu ; mais si ce chef ne laisse pas de famille, la Reine et le Commissaire du Roi nomment à l'emploi disponible : il doit être pourvu - a la vacance dans le délai d'un mois.

ART. 11. — (Cet article stipule que les chefs qui donneraient de justes motifs de plainte contre les prescriptions de la loi, pourront toujours être renvoyés devant les grands juges.) ART. 12. — La condamnation d'un chef entraîne de droit la déchéance.

ART. 13. — Les délégués à l'assemblée législative sont nommés par les Hui-Raatira des districts. ART. 14. — Le pouvoir judiciaire se compose de grands juges et de juges de districts.

ART. 15. — Les grands juges et juges sont nommés par la Reine et le Commissaire du Roi, et sont convoqués par eux aux époques voulues par la loi.

ART. 16. — (Cet article établit que les juges et autres officiers civils qui ne remplissent pas leur devoir, sont révoqués de concert par la Reine et le Commissaire du Roi.) ART. 17. — Le chef et les juges de chaque district choisissent les Mutoï 2 parmi les personnes de bonne conduite : le choix est soumis à l'approbation de la Reine et du Commissaire du Roi.

ART. 18. — Les Imiroa 3 sont nommés par le chef et les juges de chaque district. Les Mutoï, indépendamment de la part prélevée sur le produit des frais d'arrestation que leur accorde la loi, reçoivent une gratification quand il y a lieu d'être satisfait de leur conduite.

ART. 19. — Lors de chaque assemblée des Tohitu 4 à Papeeti, il est adressé à la Reine et au Commissaire du Roi un rapport sur ce qui s'est passé dans le trimestre précédent.

ART. 20. — Lorsqu'il y a vacance dans l'une des fonctions d'officier

1. Les notables.

2. Mutoï. — Hommes de Dolice.

3. Imiroa. — Hommes de Dolice subalterne.

4. Tohitu. — Grands Juges.


public, la Reine et le commissaire du Roi en sont informés officiellement par les autres fonctionnaires du district.

ART. 21. — (Cet article stipule qu'avant d'être sanctionnées et promulguées, les lois votées par l'assemblée législative sont examinées en conseil du Gouvernement.) ART. 22. — L'assemblée législative désigne deux de ses membres pour siéger dans le conseil.

ART. 23. - Les lois examinées et modifiées, s'il y a lieu, sont renvoyées à l'assemblée législative pour être votées de nouveau.

ART. 24. — Tout projet de loi voté pour l'assemblée législative n'a force de loi qu'après avoir reçu la sanction de la Reine et du Commissaire du Roi.

ART. 25. — Si la Reine ou le Commissaire du Roi refuse de sanctionner une loi, cette loi ne peut être représentée qu'à la session suivante.

ART. 26. — Toute loi qui a été votée dans trois sessions successives de l'assemblée législative et qui, dans chacune de ces sessions, a reçu la sanction de la Reine ou celle du Commissaire du Roi, a force de loi.

ART. 27. — Les arrêtés de simple police concernant les Indiens sont faits de concert entre la Reine et le Commissaire du Roi.

ART. 28. — Dans l'intervalle de deux sessions, la Reine et le Commissaire du Roi ont le droit de faire, de concert, des règlements ayant force de loi jusqu'à ce qu'ils aient été adoptés ou rejetés par l'assemblée législative aux délibérations de laquelle ils doivent être soumis, au début de la plus prochaine session : toutefois, ces règlements ne pourront porter aucune atteinte aux lois précédemment adoptées.

ART. 29. — Toutes les lois adoptées en 1842 et qui n'ont pas été abrogées par celles de 1845, ou auxquelles ces dernières n'ont apporté aucune modification, continueront à être en vigueur, aussi bien que la décision prise dans l'assemblée tenue le 8 janvier 1845, qui donne force de loi à tous les arrêtés pris par le Commissaire du Roi antérieurement à cette époque. Ont également force de loi, tous les arrêtés qui ont été pris de concert entre le Commissaire du Roi et le Régent Paraïta.

ART. 30. — Il est bien entendu que dans les lois ou arrêtés promulgués sous le Protectorat, tout ce qui est relatif au Régent s'applique à la Reine. S. M. délègue son pouvoir au Régent quand elle se rend dans une autre île.

ART. 31. — Il n'y a d'autre force militaire dans les îles de la Société que les troupes de S. M. le Roi des Français.


ART. 32. — Il peut toutefois être créé un corps de milices indigènes, dont la levée et l'organisation ne doivent avoir lieu que d'après l'autorisation ou par l'ordre du Commissaire du Roi, qui en a le commandement.

ART. 33. — En cas de guerre ou d'aggression étrangère, la Reine met à la disposition du Commissaire du Roi toutes les forces et toutes les ressources nécessaires à la défense du pays.

ART. 34. — La haute police des îles est placée exclusivement entre les mains du Commissaire du Roi.

ART. 3O. — Toutes les relations avec l'extérieur sont abandonnées au Gouvernement protecteur.

ART. 36. — Aucun étranger ne peut entrer en communication avec la Reine sans en avoir obtenu l'autorisation du Commissaire du Roi.

ART. 37. — Aucun Résident étranger, à quelque titre que ce soit, ne peut, par privilège ou autrement, s'immiscer dans l'administration du pays ou provoquer à des actes politiques.

ART. 38. — Pour attester le protectorat de la France sur les îles de la Société, le pavillon du protectorat, c'est-à-dire l'ancien pavillon Taïtien, écartelé du pavillon Français, flotte sur les établissements municipaux. Le pavillon national Français est arboré sur tous les postes militaires et les points défensifs des îles.

ART. 39. — La Reine, comme signe de son autorité personnelle, reçoit du Gouvernement Français et arbore le pavillon du protectorat avec l'emblème de la Royauté.

ART. 40. — Les Consuls Français sont considérés auprès des puissances étrangères, sans exception, comme ayant le caractère de consuls ou vice consuls des îles de la Société et les sujets de ces îles ont droit à leur entière protection.

Cette convention est soumise à l'approbation de S. M. le Roi des Français.

Fait à Papeeti (Taïti) en triple expédition, les jour, mois et an que dessus.

POMARE ARII.

Le Commissaire du Roi, Gouverneur CH. LAVAUD.


CHAPITRE VIII

LE PROTECTORAT FRANÇAIS

Sessions législatives ; orateurs tahitiens. — Renversement de Pomare IV et restauration de cette reine. — Révolution à Huahine. — Epidémie à Tahiti et mort du grand-chef Tati. — Révolutions à Raiatea-Tahaa. — Avènement de Tamatoa V ; couronnement de ce roi. — Guerre civile à Raiatea.

— Mort de Tapoa, roi de Bora-Bora. — Avènement de la princesse Teriimaevarua. — L'instruction des indigènes dans les écoles protestantes et lacent à Tahiti leurs catholiques. Les ministres protestants français remplacent à Tahiti leurs collègues anglais. Intrigues du pasteur Charles Viénot. - Mort de la reine Pomare IV. — Avènement de Pomare V. — Règlement de l'ordre de succession au trône de Tahiti, Moorea et dépendances.

La reine Pomare IV tint loyalement les engagements qu'elle avait pris vis-à-vis du gouvernement français et ses sujets agirent de même, tout en continuant à environner d'égards leur souveraine. Mais il ne faut pas se le dissimuler : ni elle, ni eux, n'aimèrent la France ; il n'y eut que quelques Tahitiens qui devinrent ses amis sincères.

Ne pouvant plus se livrer au tumulte des armes, les chefs des districts s'occupèrent de travaux gouvernementaux sous la direction des autorités françaises. Il en résulta un grand bien pour toutes ces îles qui pendant si longtemps avaient été agitées par les horreurs de la guerre et les intrigues politiques.

En 18/[5, les chefs de Tahiti s'étaient constitués en Assemblée législative ; ils avaient revisé les lois du pays et en avaient adopté de nouvelles. Au mois de mai 4848, une loi fut promulguée pour régler la nomination des délégués à l'Assemblée législative des États du Protectorat. Ces délé-


gués furent nommés pour trois ans dans chaque district des archipels ; les toohitu (juges) et les chefs furent de droit membres de l'Assemblée ; le commissaire de la République près la cour des toohitu, l'orateur du gouvernement assistèrent aux séances et proposèrent les projets de loi du gouvernement; ils eurent voixdélibérative. L'Assembléefut convoquée par la reine et le gouverneur, commissaire de la République.

Les sessions eurent lieu une fois par an et chacune d'elles dura un mois environ. Le compte rendu des travaux de cette Assemblée montre les progrès que faisait la population des divers archipels placés sous le Protectorat de la France. Les délibérations offrirent un véritable intérêt, car elles furent conduites avec une intelligence souvent remarquable. Le doyen d'âge de l'Assemblée, le célèbre orateur Tati, chef de Papara, en avait été élu président.

Pendant la session législative du mois de mars 1851, les députés eurent à se prononcer sur une affaire assez intéressante. La voici en substance. A l'arrivée des Français, la société des Missions de Londres avait déclaré au gouverneur Bruat que des terrains et des maisons affectés au service du culte à Papeete lui appartenaient en propre. M. Bruat avait demandé aux missionnaires protestants anglais s ils avaient des titres qui témoignassent que c'étaitleur propriété ; les Révérends avaient répondu qu'ils n'avaient aucun autre titre que la bonne foi des donateurs, qui avaient eu l'intention de les rendre propriétaires pour toujours de ces terrains. M. Bruat, ne pouvant vérifier dans les circonstances où il se trouvait les assertions de ces messieurs, avait con- senti à un enregistrement provisoire sur les registres du Protectorat, jusqu'à ce que une assemblée de chefs et de juges eût décidé si Fintention des donateurs avait été de faire réellement un don ou simplement un prêt. Le mardi 18 mars 1851, les députés ayant voté une loi sur les missionnaires, le district de Papeete, en vertu de cette loi, fit choix de M. Orsmond pour son ministre du culte, et lui assigna


pour habitation la maison des anciens missionnaires du district, vacante depuis longtemps. Mais M. Howe vint réclamer contre cette décision, au nom de la Société des Missions de Londres, propriétaire, disait-il, de la maison mise à la disposition de M. Orsmond. Celui-ci ne faisant plus partie de ladite société ne pouvait loger dans cette habitation. Le gouverneur résolut d'en finir avec ces réclamations. Dans la séance du vendredi 28 mars il demanda à l'Assemblée de se prononcer sur les questions suivantes : 1° Les Tahitiens ont-ils donné à la société des Missions de Londres les terrains sur lesquels se trouvent les habitations des missionnaires, en toute propriété ?

2° Les districts sont-ils propriétaires de ces terrains, et, par suite, ont-ils le droit d'en disposer en faveur des missionnaires de leur choix ?

Voici ce qui fut répondu : Le régent Paraita. — Les terrains ni les maisons n'ont jamais été concédés en toute propriété à la Société des Missions de Londres, mais seulement considérés comme une résidence pour ces missionnaires pendant le temps qu'ils voudraient y rester.

Taamu. — Les terrains sur lesquels s'élèvent les demeures des missionnaires n'ont jamais été considérés comme la propriété de ces derniers : les districts les ont simplement concédés comme un lieu de résidence pour les missionnaires.

Arahu. — Depuis le temps de leur arrivée parmi nous, les missionnaires ne nous ont jamais fait connaître la prétention d'être les propriétaires des terrains et maisons que les districts avaient mis à leur disposition pour le temps de leur résidence.

Poroi. — La première résidence de M. Pritcharda été à Faaa, mais comme on pensa qu'il était raisonnable de loger le missionnaire dans le centre du village, on pria la reine de prêter une pièce de terre pour y construire la nouvelle habitation du missionnaire pour le temps qu'il lui plairait de résider parmi nous.

Nuutere. — Les Tahitiens n'ont jamais eu l'intention d'abandonner leurs terrains en toute propriété à une société quelconque. Les terrains et maisons ont toujours été considérés comme la résidence du missionnaire du district, quel qu'il fût.


Alors le président donna lecture des questions posées par le Gouverneur et les mit aux voix. L'Assemblée déclara à la majorité de 106 voix contre une ce qui suit : ART. 1er. — Les Tahitiens n'ont jamais donné et ne donnent pas les terrains et les maisons servant de logement aux missionnaires, ainsi que les églises à la société des missions de Londres.

ART. 2. — Les districts sont seuls propriétaires des terrains, églises et maisons destinés aux logements des missionnaires ; ils peuvent en disposer librement pour y établir les missionnaires de leur choix 1.

Ainsi finit cette affaire. Il est incontestable que de tout temps les lois du pays s'étaient opposées à ce que des terres fussent données ou vendues à des étrangers. Les missionnaires protestants anglais s'étaient trompés : ils avaient pris pour une donation ce qui n'était qu'un simple prêt.

Les Polynésiens orientaux ne savaient pas seulement faire des lois : ils savaient aussi parler ; les orateurs ne manquaient pas parmi eux et beaucoup de leurs discours seraient admirés dans les pays les plus civilisés. Un exemple me suffira pour le démontrer; voici quelques extraits de la séance du vendredi 12 mars 1852, à l'Assemblée législative ; il s'agissait d'un projet de loi sur les boissons : Raavai : Malgré le profond respect que je professe pour 1 Assemblée, je ne puis m'empêcher d'être étonné de l'engouement qu'elle manifeste pour la loi sur les boissons. Il faut que personne de ceux qui la soutiennent ne l'ait examinée au point de vue de la liberté dont nous voyons les Européens jouir parmi nous et à laquelle nous n'avons pas moins de droits. Je pense, moi, qu'en pareille matière, il ne doit pas y avoir de loi. (Exclamations sur certains bancs.) C'est mon opinion ; je ne la cache pas. (On le voit bien!) On ne m'accusera point d'être de ces hypocrites, qui tonnent en public contre l'eau-de-vie, et qui s'enivrent en secret, toutes les fois qu'ils en peuvent trouver l'occasion. — Je prie l'Assemblée d'examiner sur quoi peut se baser le droit qu'on s'arroge de dire à quelqu'un : Tu

1. Revue coloniale, t. VII, p. 156, 157 et 158 ; id., t. VIII, p. 37 et 38.


boiras de ceci, et tu ne boiras pas de cela, sous peine d'amende? D'où le tirez-vous ce droit ? S'il existe, rien n'empêche qu'on ne nous dise également, et avec autant de raison : Tu mangeras de ceci, et tu ne mangeras pas de cela. Tu t'habilleras de toile et non d'indienne.

Tu porteras les cheveux courts et les moustaches longues. (Rires dans l'Assemblée. ) Vous riez ?. Mais prouvez-moi que j'ai tort.

Vous voulez régler le détail de la vie. la nourriture ; vous pouvez alors régler le costume. Ou votre droit n'existe pas, ou il va jusquelà. Si donc vous n'avez pas le droit de descendre dans ces détails de la vie ; si c'est une tyrannie ridicule. un démenti à la raison, pourquoi persistez-vous à faire votre loi?

Farehau, de sa place : Pour empêcher certaines gens de faire encore plus de sottises qu'ils n'en disent.

Raavai, continuant : Je pourrais rendre à l'interrupteur un coup de massue pour un coup de fouet ; mais.

Le président Tati : Les interrupteurs m'obligeront à leur appliquer le règlement.

C'est un peu tard. Mais, je n'en dirai pas moins ce que j'ai résolu de dire ; c'est que le droit vous manque pour faire votre loi.

Bien plus; si nonobstant ce droit mal fondé, vous voulez vous obstiner et passer outre, votre loi ne s'exécutera point (Oh ! oh!) Non, elle ne sera pas exécutée !. (Cela devient inconvenant !) Il ne faut point se méprendre sur la portée de mes paroles. Je ne veux pas dire que je me révolterai contre votre loi ; mais je maintiens que, par la force des choses, et sans révolte ouverte de la part de personne, elle restera lettre morte. Un représentant vous le disait hier, très judicieusement: En présence des Tahitiens qui veulent acheter, et des Européens qui ne cherchent qu'à vendre, votre loi ne sera qu'un filet, et le liquide passera au travers des mailles. Resserrez-le tant que vous voudrez.

Multipliez les surveillants. Stimulez les chefs, les juges etles mutoi, par vos recommandations ; ce sera inutile. Ils aiment tous l'eau-devie. (Oh! oh ! parle pour toi !) Eh bien ! nous aimons tous l'eau-devie et les autres spiritueux ; nous en buvons tous, ouvertement ou en secret. Je prie donc l'Assemblée de peser ces raisons et de ne pas faire une loi inutile.

Taamu : Si la loi n'avait pas quelque chance d'être exécutée, il y a des gens qui s'en effrayeraient moins. Ils ne mettraient pas tant de chaleur à la combattre. On parle beaucoup de liberté, de droits.

On fait sonner bien haut tous ces grands mots. A mon avis, on ferait mieux de réserver ces déclamations, sur le droit et la liberté, pour quelque chose de plus respectable que l'ivrognerie. Gardons-


nous bien, quoi qu'on dise, d'ouvrir l'eau-de-vie ; cette boisson empoisonnée est la source de toute espèce de désordres. Elle met l'homme au niveau de la brute, et même plus bas ; car l'homme ivre est capable des plus insignes folies ; il fait ce que les bêtes ellesmêmes ne font pas. (Très bien ! très bien !)

Moeroa rappelle à l'Assemblée un drame tout récent. Teupoo a été jugé et condamné à mort, pour avoir tué sa femme. Il répondit aux juges : « Ce n'est pas moi qui l'ai tuée ; c'est l'eau-de-vie. » Bannissons donc ce poison, puisqu'il contient la fureur et la mort.

Hoaore : Il ne s'agit pas de déclamer contre l'ivrognerie, pour prouver que la loi est bonne. — L'ivrognerie est un vice déplorable.

Qui le conteste ? Mais ce qu'il y a de moins évident, c'est l'efficacité de votre loi pour détruire ce vice. — Pour moi, je n'hésite pas à vous le prédire : en dépit de vos illusions, le résultat trompera vos espérances. (C'est ce que nous verrons !) On s'enivre avec du vin, comme avec de l'eau-de-vie ; et si on veut résolument détruire l'ivrognerie, il faut en supprimer toutes causes. Nous n'avons pas plus le droit d'interdire l'eau-de-vie que le vin ; mais si au nom de la tranquillité publique ou de la morale, on s'arroge le droit de tyranniser les individus, jusque dans le détail de leur vie intérieure ; si, en un mot, comme on le disait ici tout à l'heure, nous violons la liberté que chacun peut revendiquer de se nourrir comme il lui plaît, ne faisons pas les choses a demi. Fermons tout ! Buvons tous de l'eau claire et du coco ; nous ne compromettrons pas notre bon sens. (Nous voilà dansles exagérations !) Raavai : L'Assemblée s'obstine et veut faire sa loi. C'est très bien ! Elle s'est déjà passé la fantaisie d'en faire plusieurs sur le même sujet; seulement leur efficacité a été telle qu'il faut constamment recommencer. Pour moi, je suis franc. Je ne cache pas mon opinion sur votre loi. (Oh ! l'impudence n'est pas ce qui lui manque !) Je déclare qu'elle viole la liberté; le raisonnement l'a prouvé.

J'ajoute qu'on ne pourra la faire exécuter ; c'est l'expérience sur ce point, qui ne permet pas de se faire illusion sur l'avenir. (Quand finira-t-il?) Punissez l'abus : c'est votre droit, votre devoir. Si un homme ivre trouble l'ordre ou cause du scandale dans la rue, il y a des agents de police et des prisons pour en faire justice. L'usage des couteaux et des haches se répand de plus en plus parmi nous; les uns savent en user utilement, mais parfois il y a des maladroits qui se coupent. Faut-il pour cela proscrire en masse et haches et couteaux?. Eh bien ! renoncez à votre loi. (Mouvement. Enfin, en a-t-il assez dit ! Il n'en démordra pas !. Et il a bien raison !)


Fareahu : L'Assemblée doit être lassée de l'impudeur avec laquelle on persiste à faire, ici, l'apologie de l'ivrognerie. C'est scandaleux ! Pour moi,je suis d'avis qu'il faudrait interdire, non seulement l'eau-de-vie, mais le vin et la bière. Mais, puisqu'on se croit forcé à faire des concessions, parmi ces poisons, je demande qu'on arrête le plus violent ! Les hommes sages et amis de la religion sont saisis de dégoût et d'épouvante à la vue des terribles effets de l'ivrognerie.

Tantôt, c'est le meurtre; tantôt c'est l'incendie. Je ne parle pas du débordement des mœurs. Ce sont des orgies. Souvent les misérables que possède cette funeste passion de boire meurent victimes de leurs excès. Je n'exagère pas. Ceux dont je parle sont bien réellement dans la tombe ! (Sensation !) Et on ose se faire ici, publiquement, l'avocat de l'eau-de-vie ! C'est comme si on patronnait l'immoralité !. la débauche !. la destruction de ses semblables. (Oh ! oh !

du calme !) Raavai, vivement : Je demande la parole. On vient de vous dire qu'il y a des gens qui ont l'impudence de faire ici l'apologie de l'ivrognerie, et de se déclarer les avocats de l'immoralité et de la destruction de leurs semblables, et l'on a flétri, avec indignation comme de juste, ce coupable aveuglement. C'est très bien !. L'orateur répétant : c'est très bien ! L'Assemblée n'a pu manquer d'être frappée de la bonne foi et de la charité avec lesquelles on vient d'apprécier mes paroles. Quelle aménité, pour un homme d'église !.

(Bruit.) L'assemblée me permettra, je l'espère, d'en appeler à sa loyauté. A-t-on fait l'apologie de l'ivrognerie! A-t-on patronné la débauche. prêché le meurtre et la destruction, ou bien a-t-on seulement réclamé, au nom de la liberté et de la raison, l'exercice d'un droit naturel qu'on peut contester, sans flétrir ceux qui l'invoquent ?.

Y a-t-il de la dépravation à demander qu'un Taliitien soit traité comme un Européen, avec qui il est appelé à vivre côte à côte?.

Est-ce donc une monstruosité que d'aspirer à la liberté dont on jouit dans les pays civilisés, ces pays qu'on nous propose continuellement pour modèles, qu'on veut nous faire imiter en tout. (Non ! non !

on discute, on n'injurie pas !) Dans les pays civilisés, l'ivrognerie et le scandale public sont réprimés par les lois : on punit l'abus; mais on ne sévit pas absurdement contre l'usage. Que la loi attende que le mal se soit produit avant d'infliger le châtiment ; alors elle sera dans son rôle. — Si boire de l'eau-de-vie était un crime, nous ne verrions pas tous les Européens, nos modèles en civilisation, en boire journellement parmi nous. Il n'y a donc de punissable que l'excès, le scandale. Eh bien! attendez l'excès et le scandale pour les pu-


nir; mais ne confisquez pas un droit naturel, par prévention ; ne nous garrottez pas les deux jambes, de crainte que nous ne fassions un faux pas. (Mouvement.) Osez donc être justes et raisonnables; ne vous laissez pas intimider par les clameurs des dévots. Au surplus, ces déclamations sur le meurtre, l'incendie et la désolation, à propos de l'eau-de-vie, ne sont que des exagérations oratoires. L'eaude-vie, dont je suis le premier à blâmer l'abus, a bien pu, de temps à autre, produire quelques désordres ; mais ces désordres ont été réprimés. Rien n'a échappé à la sévérité des tribunaux, et si le pays n'avait pas été désolé par d'autres fléaux, nous serions aujourd'hui plus avancés en richesses, en propriétés et en civilisation. On sait malheureusement qu'il n'en est pas ainsi. Ceux qui viennent parler de mort, d'incendie et de destruction semblent avoir perdu la mémoire des malheurs qu'ils ont causés. Ils ont l'injure et l'accusation à la bouche, comme s'ils étaient irréprochables !. Pas tant de clameurs à propos d'une tombe qui s'ouvre par accident, vous qui en avez couvert le pays!. (Sensation.) Faites le tour de notre île.

interrogez tant de lieux funèbres, arrosés de sang et souillés de tombeaux. (Profond silence sur tous les bancs.) Le nom de Mahaena n'éveille-t-il pas de souvenirs !. Venez ici, veuves et orphelins.

Demandez à ces tombeaux qui les a remplis d'ossements? Est-ce l'eau-de-vie?. Qui a soufflé la haine dans les cœurs?. Qui a égaré le patriotisme d'une population ignorante pour lui mettre les armes à la main. pour la déchaîner contre nos protecteurs calomniés?..

Qui a donné le signal du carnage?. Qui vous a conduits prématurément à la mort?. Est-ce l'eau-de-vie ?.!. Répondez. Ah! les tombes sont muettes. Mais, si elles pouvaient parler, ce serait à d'autres qu'à moi de trembler en ce moment ! ;

A ces mots un frémissement courut dans l'Assemblée ; presque tous les regards se portèrent sur Fareahu, l'un des instigateurs les plus fanatiques et les plus opiniâtres de la guerre civile qui avait désolé Tahiti 1.

J'ai tenu à donner ces nombreux extraits parce qu'ils montrent bien comment les Tahitiens savaient et savent encore parler. Il y a dans le dernier extrait une éloquence digne des plus grands orateurs de l'antiquité, et cet exemple n'est pas isolé comme on pourrait le croire : les beaux dis-

1. Revue coloniale, t. X, p. 126 à 132.


cours ne manquent pas chez les Polynésiens de cette époque et même de l'époque actuelle. Toutefois, je ne saurais prolonger ces citations déjà trop longues. Le résultat de cette discussion, qui continua encore quelque temps, fut que la loi sur les boissons fut tout de même adoptée, et bien inutilement d'ailleurs, car les Tahitiens n'en tinrent nul compte et restèrent aussi ivrognes que par le passé.

En somme, ils ne changèrent guère au contact des Européens, si ce n'est qu'ils cessèrent d'être belliqueux; encore ce dernier changement fut-il plutôt forcé que volontaire.

Cependant cette année-là (1852), ils se révoltèrent contre Pomare IV et proclamèrent la république. Mais celle-ci fut éphémère; le gouvernement du Protectorat français réprima l'insurrection et rétablit la reine sur son trône. Ce furent enfin les derniers troubles. Depuis lors la paix régna aux îles du Vent.

Malheureusement il n'en fut pas de même aux îles Sousle-Vent où les indigènes étaient redevenus indépendants, ainsi que nous l'avons déjà vu. Ils finirent par faire mauvais usage de leur liberté, et non pas une fois, mais plusieurs.

Les querelles publiques et privées recommencèrent, et, à maintes reprises, la plupart de ces îles furent tour à tour le théâtre de funestes révolutions pendant lesquelles les populations traversèrent des périodes d'anarchie complète.

Après quelques troubles préliminaires, les hostilités commencèrent à Huahine. Entre toutes les îles Sous-le-Vent, cette île était celle dont l'histoire se liait le plus aux fastes de Tahiti et de Moorea. Des différents débris de la monarchie de Pomare II, c'était celui qui était le plus resté fidèle à la cause de la famille de ce monarque et, plus d'une fois, la vieille reine Teriitaria, sœur de Tamatoa II, roi de Raiatea, et tante de Pomare Vahine, avait conduit ellemême ses troupes au combat contre les rebelles de Tahiti.

Maintenant la reine Pomare IV ne pouvait pas venir lui rendre le même service, puisqu'elle se trouvait sous la


dépendance du gouvernement français, et Teriitaria, qui se trouvait sans postérité, voyait une grande partie de son peuple révolté contre elle afin de la détrôner au profit de Tehuru rahi, l'un de ses neveux. Toutefois l'âge n'avait pas abattu son courage. Le 18 mars 1854, elle attaqua vivement son rival ; elle lança ses partisans sur trois colonnes et eux-ci partirent, brûlant toutes les cases qui se trouvaient sur leur passage. Ils s'avancèrent ainsi jusqu'à Haeretere, Tatehau et l'église, positions qu'ils occupèrent et où eurent lieu des engagements très vifs. Repoussés avec perte sur toute la ligne par les gens de Tehuru rahi, ils battirent en retraite en se repliant de case en case jusqu'à la demeure de Teriitaria. La reine de Huahine fit un dernier effort, puis elle tomba au pouvoir de son adversaire ; alors la déroute fut complète et celui-ci resta maître du champ de bataille.

On y trouva sept morts et vingt blessés. Le lendemain, le parti vaincu se soumit sans conditions. Teriitaria et sa famille furent obligés de s'enfuir en exil. Cette vieille reine, que les balles avaient respectée dans tant de batailles, alla terminer obscurément ses jours auprès de sa sœur Teremoemoe et de sa nièce Pomare IV.

Au mois de juillet 1854, ou un peu avant, une épidémie terrible fit d'affreux ravages à Tahiti. La rougeole, accompagnée de dysenterie suivie d'inflammation de poitrine, décima une partie de la population : 800 Tahitiens moururent. Le vieux chef de Papara, Tati, fut atteint par l'épidémie. C'était un homme d'une taille et d'une force musculaire remarquables ; il était âgé de quatre-vingts ans. Son agonie fut longue; il expira le 16 juillet 1854. Le gouverneur assistait à ses derniers moments. Tati avait vu Cook; il avait été témoin des événements curieux des temps barbares ; il se souvenait des sacrifices humains et des guerres incessantes qui avaient ensanglanté les rivages de Tahiti.

Ami de Pomare II, il en avait favorisé l'élévation, même à son propre détriment. Il avait été le premier promoteur du


Protectorat de la France. Enfin il avait été brave au combat, éloquent dans les assemblées, prudent et habile au conseil.

L'île vit en lui disparaître l'une des plus grandes figures de son histoire. Il mourut emportant les regrets de toute la population.

Au mois de novembre 1854, de nouveaux troubles éclatèrent à Raiatea-Tahaa. Un chef du nom de Teamo, qui s'était déjà compromis deux ans auparavant dans les affaires d'Ilitiaa, et qui, plus tard, avait contribué à renverser le roi Tamatoa, fut soupçonné de préparer un soulèvement contre Temarii, le nouveau roi de Raiatea. Surpris et attaqué, le lli novembre, avec tout son parti, par les gens de Temarii, il leur résista pendant près de cinq heures. Sept de ses partisans furent tués ainsi que sa femme ; les autres s'enfuirent et dix d'entre eux, Teamo en tête, se réfugièrent à bord de la goélette du Protectorat la Joséphine, où ils trouvèrent un asile sûr. Du côté de Temarii, il y eut trois hommes tués et un quatrième mourut de ses blessures. Un autre chef, Haumani, qui soutenait le mouvement de Teamo dans l'île Tahaa, capitula devant ses adversaires trop nombreux.

Les vainqueurs réclamèrent les fuyards au capitaine de la Joséphine. Mais celui-ci, soutenu par le consul d'Angleterre, ne consentit à livrer les hommes qui s'étaient réfugiés à son bord qu'à la condition que leur vie serait respectée. Un nommé Paoa soufflait la vengeance. Les missionnaires anglais intervinrent et l'on finit par obtenir la promesse que les fuyards auraient la vie sauve.

Ceux-ci passèrent en jugement. On demanda à Teamo s'il avait voulu s'affranchir de l'autorité de Temarii, comme roi, et il répondit oui, sans hésiter. On lui posa alors cette question : « Qui donc est ton roi ? » Il resta silencieux. On lui répéta quatre fois cette question; mais il persévéra dans son silence. Toutefois, pressé davantage, il dit: « Puisque Tamatoa s'est conduit avec modération à mon égard, je le reconnais pour mon roi. » Il fallut se contenter de cette réponse.


Quelques indigènes prétendirent que son véritable projet était de renverser Temarii pour régner à sa place. Tous les révoltés furent condamnés au bannissement. Le 17 novembre, ils arrivèrent à Papeete sur la goélette qui leur avait servi d'asile.

Dans la suite, il y eut encore d'autres troubles, et c'était immanquable dans une île qui possédait des partisans de deux souverains pour une seule couronne. L'avènement d'un jeune fils de la reine de Tahiti au trône de Raiatea, ne rendit même que pour peu de temps le calme à ce malheureux pays.

Le vieux roi Tamatoa IV avait adopté le prince Tamatoa, fils de la reine Pomare IV, bien qu'il eût plusieurs enfants de son épouse légitime. Mais celle-ci se trouvait être une femme du peuple, et, suivant les usages polynésiens, les enfants d'un homme très noble et d'une femme de caste inférieure passaient après l'enfant adoptif s'il était d'une noblesse plus pure qu'eux, tant du côté du père que du côté de la mère, les liens d'adoption ayant autant d'importance que ceux du sang. Le 12 mars 1857, le Styx quitta la rade de Papeete faisant voile vers les îles Sous-le-Vent. Il avait à son bord, accompagnée de sa famille et d'une suite nombreuse, la reine Pomare IV, qui se rendait à Raiatea pour assister au couronnement de son jeune fils Tamatoa.

Le 18 août, au matin, M. Vallès, officier d'ordonnance du comte Pouget, commissaire impérial, partit pour le représenter aux fêtes du couronnement du nouveau roi de Raiatea.

La goélette l'Hydrographe, d'abord, l'aviso à vapeur le Milan, ensuite, vinrent donner à ces fêtes un aspect un peu plus grandiose. Cette arrivée fut heureuse; de grandes inimitiés existaient entre les anciens et les nouveaux pouvoirs, et l'on s'attendait à des luttes sanglantes pour le jour du couronnement : la présence du pavillon français maintint l'ordre et le calme pendant la durée de cette fête nationale.

Le 19 août 1857, à 1 heure de l'après-midi, le cortège


partit de la résidence royale pour se rendre au temple. II marchait dans l'ordre suivant : Le capitaine Vallès, comme représentant du gouverneur français de Tahiti, et M. Chisholm, agissant comme consul de S. M. B., ces deux personnages précédés des pavillons de leur nation; les résidents français, anglais, américains, etc.; Ariipeu, portant le code ; Ariitahia, l'épée de l'Etat; le Révérend John Barff, la Bible; Moheannu, le sceptre; Haapua, l'huile sainte; le Révérend Charles Barff, ministre officiant; Le roi, marchant sous un dais porté par six hommes, ayant à chaque côté, six gardes armés de lances, et l'épée au bras; Les familles royales, les principaux gouverneurs, les chefs subordonnés, les juges et officiers du gouvernement, les enfants, la masse du peuple.

Dans le temple, un trône d'une structure simple et en même temps élégante avait été préparé. L'arrangement des tentures ainsi que le goût des costumes des familles royales étonnaient un peu, mais s'expliquaient par suite qu'ils étaient dus à des mains de dames françaises.

Le Révérend C. Barff présenta Tamatoa au peuple, et lui demanda s'il l'acceptait comme roi. Tapoa répondit au nom du peuple de Raiatea et de Tahaa : « Telle est la volonté unanime. »

Ces paroles furent ensuite confirmées par un levé de mains répété trois fois.

Maheanu donna lecture d'un cantique fait pour cette circonstance par le peuple de Tahaa, qui le chanta lui-même.

Maheanu dit ensuite le 72ème Psaume et appela la bénédiction de Dieu sur l'assemblée.

Napario donna un autre cantique qui fut chanté par les gens de la reine Pomare.

Le Révérend John Barff prononça un discours tiré de ces mots de Salomon, proverbes XVI, 12, « parce que la justice est l'affermissement du trône ». Ce discours remarquablement beau et dit avec chaleur, produisit une vive sensation.


Ariipeu monta sur le trône et présenta le code à Tamatoa en lui adressant ces paroles : « Tamatoa, voulez-vous diriger le gouvernement de ces îles selon le code que je vous présente dans ce moment? » Tapoa répondit au nom du roi : « Oui, et que Dieu me soit en aide. »

Arii utahia présenta l'épée à Tamatoa et dit: « Je vous présente cette épée comme signe que le pouvoir suprême des îles de Raiatea et de Tahaa vous est remis; voulez-vous la porter pour inspirer la terreur aux méchants et pour protéger ceux qui marchent suivant la loi et Dieu ? » Tapoa répondit au nom du roi : « Oui, et que Dieu me soit en aide. »

Le Révérend John Barff présenta la Bible au roi en lui disant : « Je vous présente ce livre, le livre de Dieu qui m'a inspiré les paroles que je vous ai adressées en ce jour. Consentez-vous à le prendre pour votre guide, comme règle de votre conduite privée et comme un directeur dans votre vie publique, il peut vous offrir le bonheur maintenant et une couronne de gloire après. » Tapoa répondit au nom du roi : « Oui, et que Dieu me soit en aide. »

Alors le Révérend Charles Barff versa l'huile sur la tête et les mains du roi. « Tamatoa V, s'écria-t-il, au nom de Jéhovah, je vous sacre roi de Raiatea et de Tahaa; que le Saint-Esprit descende dans votre cœur, et vous inspire la sagesse de David et de Salomon; que la loi de Dieu soit toujours votre guide, et sa bénédiction restera à tout jamais sur vous et sur votre peuple. »

Les gens de Bora-Bora chantèrent un hymne composé par eux-mêmes, pendant que Tamatoa recevait le sceptre des mains de Maheanuu, et une salve de vingt et un coups de canon annonça le moment où le Révérend C. Barff plaça la couronne sur la tête du roi.

Ensuite plusieurs discours furent prononcés. Le capitaine Vallès, représentant du gouvernement français de Tahiti, et M. Chisolm, consul d' Angleterre, félicitèrent la reine Pomare IV, et son fils, le roi Tamatoa V auquel ils expri-


mèrent le désir que son règne fut long, calme et prospère.

Le roi répondit par l'organe de Tapoa qui remercia les deux représentants des gouvernements français et anglais pour l'honneur que leur présence faisait rejaillir sur le peuple de Raiatea.

Tapoa fit chanter un cantique d'action de grâces par l'assemblée entière. Il pria pour le roi, pour le peuple, pour la famille royale de Tahiti et appela la bénédiction du ToutPuissant sur la France et l'Angleterre.

Enfin un membre de la famille royale se leva et cria à trois reprises : « Dieu sauve le roi ! » A chaque cri, le peuple répondit « Amen ». Les Français, les Anglais, les Tahitiens, les Sandwichiens, etc., qui se trouvaient là, répétèrent le même vœu, auquel la population répondit toujours « Amen ».

Ainsi se termina la cérémonie. Le roi et son cortège reprirent le chemin de la résidence royale. Pendant tout le trajet les différents groupes du cortège crièrent continuellement avec une énergie croissante : « Maeva e ariil » (Élevé le roi !), paroles que dans les anciens temps on clamait dans les mêmes circonstances, et qui ne cessèrent que lorsque les indigènes eurent la voix tellement faussée et déchirée qu'elle fut réduite à une impuissance presque complète. Ce jour mémorable s'acheva au milieu des danses et des chants océaniens.

Cependant Tamatoa V ne régna pas longtemps tranquille.

En 1858, des troubles éclatèrent encore à Raiatea-Tahaa. Les partis en vinrent aux mains et de nombreuses victimes succombèrent. Un commerçant français, qui résidait à Tahaa depuis cinq ans, fut entièrement pillé par les habitants en armes de Raiatea. Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie dut exiger des chefs de Raiatea une réparation complète. Il ne lui était pas donné de pouvoir arrêter l'effusion de sang, puisque d'après la convention passée avec l'Angleterre, la France s'engageait à respecter l'indépendance des îles Sous-le-Vent et par conséquent de RaiateaTahaa; il chercha donc seulement à diminuer l'étendue du


mal. Aux termes de l'art. 5 de l'Acte de Protectorat, et en vertu de l'art. 7 de l'Ordonnance du 28 avril 1843, il interdit à tout indigène des Etats du Protectorat de se rendre à Raiatea jusqu'à l'entière pacification de cette île et déclara que des peines sévères seraient appliquées aux coupables (2 janvier 1859). Mais la pacification n'arriva pas et la guerre civile continua, implacable et atroce; il n'y eut plus de sécurité dans l'île et celle-ci fut plongée dans une anarchie continuelle.

Il n'y avait, en somme, de calmes, aux îles Sous-le-Vent, que les naturels de Bora-Bora. Ils vivaient en paix sous l'autorité de leur roi Tapoa, l'anci en prince détrôné de Tahaa, ex-époux de la reine Pomare IV.

Dans le premier semestre de l'année 1860, ce monarque fut enlevé par une mort prématurée à la vénération de ses sujets. Ses dernières volontés, qu'avait sanctionnées le vote de la nation, désignaient pour le remplacer sur le trône, son enfant d'adoption, la princesse Teriimaevarua, fille de Pomare IV. On avisa immédiatement la famille royale de Tahiti et l'on s'occupa ensuite des préparatifs du couronnement.

Environ deux mois après, le 26 juillet 1860, la goélette la Manu. Paia emportait vers les îles Sous-le-Vent la reine Pomare IV, le prince Ariifaite, son mari, deux de leurs enfants et leur suite composée de Tahitiens des deux sexes.

Le terme du voyage était Bora-Bora, où la famille royale allait assister au couronnement de Teriimaevarua. La traversée fut heureuse et, après une courte relâche à Raiatea, où régnait son second fils Tamatoa V, la reine Pomare IV débarqua à Bora-Bora, le 30 juillet, vers les onze heures du soir.

Le lendemain matin, les reines et les familles royales se mirent en route pour accomplir un pieux pèlerinage au tombeau du roi. Sous les cocotiers du rivage, non loin de la case royale, s'élevait un petit monument sous lequel était exposée la dépouille mortelle de Tapoa, petit-fils et dernier descen-


dant d'un conquérant illustre. Des plantes aromatiques, des résines odoriférantes, employées suivant certaines recettes indigènes, avaient permis de soustraire aux horribles lois de la décomposition le corps du souverain. Il était là, couché sur un lit de parade, revêtu du manteau royal et le visage découvert. Chaque jour son peuple, qui bénissait sa mémoire, pouvait contempler le visage du défunt roi. Enfin, la reine Pomare, jetant un dernier regard sur celui qui avait été et son premier époux, et le père d'adoption de sa fille, donna d'une voix émue le signal du retour, et tous reprirent silencieusement le chemin de la demeure royale.

Le couronnement de Teriimaevarua eut lieu le 3 août 1860.

Je ne décrirai pas la cérémonie parce qu'elle fut pareille à celle du sacre du roi Tamatoa V de Raiatea et que j'ai déjà donné celle-ci. Je ne dirai rien non plus des fêtes qui suivirent : elles se passèrent conformément aux usages en vigueur chez les Polynésiens orientaux.

Les différentes îles Sous-le-Vent se trouvaient donc maintenant gouvernées chacune par un membre de la famille royale de Tahiti. Sans doute il eut mieux valu que toutes fussent placées sous le même sceptre et que celui-ci fut le même qu'aux îles du Vent, sur lesquelles régnait la reine Pomare IV avec la protection du gouvernement français.

Mais cela ne pouvait se faire alors puisque la France et l'Angleterre s'étaient engagées dans leur Déclaration du 19 juin 1847, art. 3 : « A ne jamais reconnaître qu'un chef ou prince régnant à Taïti pût en même temps régner sur une ou plusieurs autres îles susdites (Huahine, Raiatea etBora-Bora) ; et réciproquement, qu'un chef ou prince régnant dans une ou plusieurs de ces dernières, pût régner en même temps à Taïti; l'indépendance réciproque des îles désignées cidessus, et de l'île de Taïti et dépendances, étant posée en princi pe. » D'ailleurs les indigènes des îles Sous-le-Vent tenaient beaucoup à leur indépendance et les missionnaires protestants anglais les engageaient sans cesse à la mainte-


nir. Les Révérends anglais croyaient que le gouvernement français soutenait les prêtres catholiques et ils ne voulaient pas à cause de cela que les indigènes fussent soumis à son Protectorat, dans la crainte de les voir un jour abjurer la doctrine protestante.

Il me faut ici abandonner un instant les événements politiques de l'archipel pour m'occuper d'examiner l'instruction et l'éducation des indigènes sous le gouvernement français.

Je remonterai à l'époque de l'établissement du Protectorat.

A Tahiti, la loi obligeait les jeunes indigènes à fréquenter les écoles jusqu'à l'âge de quatorze ans ou jusqu'à ce qu'ils eussent appris à lire et à écrire ; l'enseignement y était donné en langue tahitienne par des pasteurs de leur race. Au lieu de décider qu'à l'avenir la classe se ferait en français, on maintint cette loi telle quelle lors de la révision du code tahitien en 1845 et en 1848. On ne s'en tint pas là, et la loi du 7 décembre 1855 confirma dans leurs fonctions d'instituteurs les ministres élus par les habitants, autorisant en plus les chefs de district à donner un suppléant au pasteur. L'instruction des jeunes kanaques se faisait au moyen de livres imprimés en tahitien, soit à Londres, soit à Tahiti. Ces livres n'étaient pas fort nombreux et ne renfermaient que des notions rudimentaires : un syllabaire, un petit livre de lecture, un traité élémentaire d'arithmétique, un autre de géographie étaient les seuls ouvrages scientifiques. En revanche l'Écriture Sainte était abondamment développée, ainsi que tout ce qui touche à la religion.

La bibliothèque scolaire des pasteurs protestants était, il faut l'avouer, très inférieure à celle des prêtres catholiques, qui venaient de publier une grammaire et des dictionnaires tahitien-français et français-tahitien. Néanmoins les ouvrages des catholiques ne furent pas admis à circuler dans les écoles.

Ils ne comprenaient cependant aucune œuvre de polémique, tandis que toutes les publications soi-disant religieuses des.


protestants renfermaient presque autant de politique que de religion. On devine facilement que dans ces écrits les catholiques devaient être fortement maltraités. C'était, dirat-on, le droit des pasteurs d'en parler ainsi ; c'est possible, mais leurs façons de faire se retournaient contre la France.

Le protestantisme, s'étant introduit avec les Anglais était qualifié par ce peuple-enfant de « religion anglaise », comme le catholicisme, implanté par les Français, était désigné sous le nom de « religion française ». Dire du mal des catholiques était donc dire du mal des Français, et lorsque les ministres protestants déchargeaient leur haine contre les prêtres catholiques, une confusion regrettable se faisait dans la cervelle barbare des indigènes ; ceux-ci considéraient alors comme ennemis tous les Français. La connaissance de notre langue eût certainement permis aux insulaires de se mieux renseigner là-dessus ; ils auraient peut-être compris que la politique peut entièrement se séparer de la religion et quelle différence existe entre un laïque et un ecclésiastique. Mais les missionnaires des deux cultes ont toujours fait ce qu'ils ont pu pour empêcher la propagation de la langue française dans la Polynésie, et sur cette question ils sont aussi coupables les uns que les autres. Il n'est pas à souhaiter, suivant eux, que l'indigène parle français : « La connaissance de notre langue amènerait celle de nos idées et par celles-ci la perte de ses sentiments religieux t. »

Les pasteurs anglicans se méfiaient évidemment de la neutralité des prêtres catholiques. Ils les jugeaient d'après euxmêmes et en cela avaient complètement raison. Deux décrets, l'un du 7 novembre 1857 et l'autre du 2 décembre 1860, avaient permis l'ouverture à Papeete de deux écoles primaires, l'une pour les filles dirigée par les Sœurs de SaintJoseph de Cluny, l'autre pour les garçons sous la direction des Frères de Ploërmel. Les instances et l'influence du clergé

1. Voilà ce qui me fut dit avec une franchise presque brutale par plusieurs missionnaires protestants et catholiques pendant mon voyage en Océanie.


catholique sur les ministres de la Métropole étaient pour beaucoup dans ces autorisations motivées officiellement par l'accroissement du nombre des Français. Un autre établissement fut ensuite ouvert dans le district de Mataiea le 30 mars 1864. Ces écoles eurent beaucoup de succès au début : la reine encourageait ses sujets à les fréquenter sans distinction de religion. Une ordonnance en date du 30 octobre 1862 avait aussi modifié la législation antérieure des écoles publiques. Il était dit dans le nouveau texte : « ART. 1er. L'enseignement de la langue française est obligatoire dans les écoles de district des États du protectorat, au même titre que celui de la langue tahitienne. » Et pour assurer l'application de cet article on devait exiger un brevet de capacité pour les candidats à l'emploi d'instituteur ou d'institutrice de district : pour obtenir ce diplôme il fallait savoir au moins parler français. On était donc en très bonne voie au point de vue des intérêts français, et ce texte devait être présenté à la première réunion de l'Assemblée législative tahitienne, lorsqu'une nouvelle ordonnance datée du 23 mars 1865 annula celle du 30 octobre 1862, remettant par là en vigueur la loi du 7 novembre 1855 ; ce retour en arrière était fait sur la demande de la reine, conseillée par les pasteurs protestants anglais et français.

A partir de 1862, nous voyons en effet apparaître les pasteurs protestants français, qui peu à peu remplaceront leurs collègues anglais. Nous allons avoir à nous occuper beaucoup de ces nouveaux venus, car les indigènes restèrent fidèles au culte réformé et les prêtres catholiques n'obtinrent que de rares conversions : tout en acceptant la domination française, les Tahitiens ne modifièrent pas leur croyance.

Les pasteurs protestants français continuèrent l'oeuvre de leurs prédécesseurs et suivirent la même ligne de conduite qu'eux. Sans doute ils n'allèrent pas comme les pasteurs anglais réclamer l'appui de l'Angleterre puisqu'ils étaient français, mais en maintenant l'état de choses existant ils favo-


risèrent forcément l'influence étrangère, soit anglaise, soit américaine.

La législation tahitienne pouvait être parfaitement modifiée sans nuire pour cela au culte réformé et des pasteurs français pouvaient et devaient même arriver à obtenir des indigènes la suppression de ce que les pasteurs anglais y avaient introduit de contraire à nos intérêts.

Le traité du Protectorat nous imposait le maintien des lois du pays ; eux seuls, par leur influence spirituelle, pouvaient déterminer la nation à les changer. Craignèrent-ils toujours d'être supplantés par des rivaux catholiques ou laïques et de voir leur prestige diminuer ? En ce cas c'est leur seule excuse, s'il peut toutefois y en avoir une à faire passer des intérêts privés avant ceux de la patrie. Ils n'en restent pas moins responsables de ce que les indigènes ne parlent pas encore le français à l'heure actuelle.

Voulant faire concurrence aux écoles fondées à Papeete par les catholiques, les missionnaires protestants y créèrent aussi des « Écoles françaises indigènes », pour les deux sexes. La direction en fut confiée le 6 juin 1866 à un pasteur nouvellement arrivé dans la colonie.

- Celui-ci se nommait Charles Viénot. C'était un homme remarquablement doué, mais ayant surtout le génie de l'intrigue. Il allait être pendant plus de trente ans l'un des personnages les plus puissants de l'archipel de la Société.

Ses premiers pas sont très discrets. En véritable diplomate, il commence par bien connaître son terrain, avant d'opérer.

La confiance de la reine ne lui est pas difficile à obtenir, car Pomare voit en lui le ministre de son culte. Fort de sa protection, il se lance et débute par un véritable coup de maître : en 1873 il réunit sous la direction du chef de la Mission protestante toutes les églises tahitiennes, jusque-là indépendantes. Encouragé par le succès, il ne néglige au-

1. Ariifaite, l'époux de la reine et le plus bel homme du royaume, mourut cette année-là.


cune occasion d'intervenir dans les affaires administratives, trouvant continuellement un prétexte pour y donner son avis sans qu'on le lui demande. Souvent, il est vrai, il se fait remettre à sa place, mais il ne se décourage pas, dissimule et recommence. Il se mêle de la politique et s'introduit aussi dans la vie privée de la famille royale. Il ne saurait en effet se désintéresser des alliances princières : si un autre allait supplanter son influence auprès du futur roi, que deviendrait-il ? Aussi favorise-t-il de tout son pouvoir le mariage de l'héritier du trône Ariiaue avec Mlle Joana Marau Salmon, d'origine anglaise, et toute sympathique à cette nation. Par la femme on tient ordinairement l'époux; mais l'union consacrée le 28 janvier 1875 est de courte durée et de ce côté il essuie un échec complet.

En novembre 1877 le gouvernement français dans un but patriotique essaya encore d'annuler de fait la loi du 7 décembre 1855, tout en sauvant les apparences. Il laissa les ministres du culte réformé instituteurs titulaires et les seconda par des instituteurs ou institutrices suppléants, qui étaient en réalité les seuls à enseigner dans les écoles. Ayant peur de perdre leur prestige, les pasteurs intriguèrent auprès de la Métropole et après bien des démarches obtinrent en 1879 du ministère de la marine et des colonies que l'instruction fût dirigée conformément à la religion de la majorité du pays.

La classe continuait à se faire en tahitien puisque les seuls maîtres capables d'enseigner le français n'auraient pu être choisis que parmi les missionnaires catholiques et que les Révérends ne voulaient pas de cette collaboration. Les indigènes, en général, désiraient cependant apprendre notre langue ainsi que le prouvent les réclamations qu'ils firent plusieurs fois à ce sujet. Le gouvernement répondit qu il lui était impossible de faire venir de France des instituteurs à cause du modeste budget dont il disposait. A quoi les indigènes répliquèrent par l'offre d'accepter pour maîtres les missionnaires catholiques, ne redoutant pas les effets de leur


propagande sur leurs enfants : « Au besoin, ajoutaient-ils, nous les surveillerons. » L'administration fit la sourde oreille, les ordres du ministère étaient là. Les protestants avaient dès cette époque à Paris de hautes personnalités politiques de leur religion qui les protégeaient et dont ils savaient admirablement se servir.

Ils le montrèrent bien en 1882-1883; durant ces années, ils exécutèrent une manœuvre des plus remarquables. Les écoles publiques de Papeete dirigées par les Frères de Ploërmel et les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny ayant été laïcisées, un personnel laïque venu de France remplaça les religieux et religieuses ; mais au bout de quelque temps on s'aperçut que le plus grand nombre de ces instituteurs et institutrices appartenaient à la religion réformée.

Les écoles des Frères et des Sœurs subsistèrent pourtant encore sous le nom « d'Ecoles libres » et conservèrent la majeure partie de leurs élèves, dont presque la moitié était protestante. Ajoutons aussi qu'elles furent toujours plus prospères que les écoles protestantes fondées au même endroit pour leur faire concurrence. La véritable cause de ce succès, le seul réel qu'aient obtenu les catholiques dans cette île, vient de ce que l'instruction qu'ils donnaient était infiniment supérieure à ce qu'enseignaient les protestants : chez ces derniers on s'en tenait aux vieux livres imprimés en tahitien au début de la conversion des kanaques : en 1882 seulement, parut le vocabulaire français-tahitien par M. le pasteur Vernier. Il y avait longtemps que les catholiques avaient imprimé des dictionnaires français-tahitien et tahitien-français.

Maintenant que j'ai épuisé à peu près tout ce qu'il y avait à dire au sujet de l'enseignement dans ce pays, je reviens aux événements politiques et je remonte à l'année 1877.

Après une courte maladie, la reine Pomare IV meurt le 17 septembre 1877, à sept heures du matin, en sa maison de Papeete. Elle était dans la soixante-cinquième année de


son âge et avait régné un peu plus d'un demi-siècle sur l'île de Tahiti et ses dépendances.

Les obsèques de la reine eurent lieu le 22 septembre, au milieu d'un grand concours de peuple. Le convoi funèbre partit de Papeete pour Papaoa 1 à 5 h. 115 m. du matin. Le trajet s'effectua entièrement à pied pour tout le monde.

Le deuil était conduit par l'amiral commandant en chef et le prince héritier Ariiaue. Les honneurs militaires d'usage furent rendus par les compagnies de débarquement de la division navale et les troupes de la garnison française. Le temps, qui avait été pluvieux une partie de la nuit, se maintint au beau pendant toute la durée de la cérémonie2.

Ce funeste événement mit aussitôt en émoi la Mission protestante. En effet, l'heure est grave pour elle : le fils de la défunte reine, Ariiaue, va monter sur le trône et l'ascendant que les pasteurs comptaient exercer sur lui par l'intermédiaire de sa femme Marau est nul, puisque le couple vit séparé. M. Viénot et les autres Révérends cherchent une ingénieuse combinaison pour parer au danger et rétablir leurs affaires. Ils trouvent que Marau est de sang mêlé; de nationalité anglo-saxonne par son père, elle descend par sa mère de la famille la plus illustre de l'île avant l'avènement des Pomare. Une substitution de dynastie serait donc possible avec l'appui des indigènes et cette substitution conserverait aux pasteurs leur pouvoir : ceux-ci gouverneraient sous le nom de la nouvelle reine. Les districts sont alors travaillés dans ce but et bientôt une opposition se dessine, grandissant sans cesse chaque jour : un mouvement va se manifester en faveur de Marau.

Le contre-amiral Serre gouvernait alors provisoirement nos Établissements d'Océanie. C'était un homme intelligent; il vit tout de suite le chaos qu'allait engendrer ce chan-

1. Lieu où se trouve le mausolée de la famille Pomare. Il-

2. Le Messager de Tahiti, Journal officiel des Etablissements nantis l'Océanie, nos des vendredis 21 et 28 septembre 1877.


gement dynastique et résolut d'en finir sur-le-champ. Le 2/i septembre 1877, il fait mettre les troupes sous les armes devant le palais de justice; les autorités françaises et indigènes sont réunies dans la grande salle du bâtiment; l'amiral, ayant Ariiaue à sa droite, lit au peuple une proclamation que traduit l'interprète Barff ; il termine en ces termes : « Et saluez avec moi Pomare V 1, roi des îles de la Société et dépendances. » C'est en vain que le pasteur indigène Maheanuu, oncle par alliance de Marau, essaye de protester au nom de l'opposition; à ce moment la musique joue l'air tahitien et les canons tirent une salve de vingt et un coups.

Les voix des opposants sont étouffées et le roi, l'amiral et les assistants passent devant les troupes pendant que la population acclame Pomare V.

Ce jour-là, l'ordre de succession au trône fut réglé de la façon suivante : La princesse Teriivaetua, fille du prince Tamatoa et de la princesse Moe, devait succéder à Pomare V, roi de Tahiti, Moorea et dépendances.

En cas de décès sans descendance de la princesse Teriivaetua, le trône appartiendrait au prince Teriihinoiatua (Hinoi), fils du feu prince Teriitua Tuavira, en français Joinville, et de la princesse Isabelle. (Le prince Teriitua Tuavira, sixième et dernier enfant de Pomare IV et de Ariifaite, était mort le 9 avril 1875.) Il fut en outre convenu que la princesse Teriivaetua et le prince Teriihinoiatua seraient élevés sous la surveillance d'un conseil de régence créé par une ordonnance également en date du 2A septembre 1877 2.

1. Le prince Ariiaue a Pomare, fils de Pomare IV, prenait le nom de Pomare V.

2. Je n'ai pas cru devoir parler dans ce chapitre d'un essai de Mormonisme qui eut lieu à Tahiti vers 1851 : il ne fut pas sérieux, et, d'ailleurs le gouvernement le réprima sévèrement. Cependant il existe encore dans cette île des Mormons monogames. Ils possèdent un temple à Papeete dans un endroit écarté situé près de la mer. Le nombre de ces singuliers croyants est infiniment restreint, et aucun avenir ne parait leur être réservé.


CHAPITRE IX

L'ANNEXION A LA FRANCE

Pomare V, roi. — Il donne ses États à la France. — Abrogation de la Déclaration du 19 juin 1847. — Prise de possession des îles Sous-le-Vent par la France. - Mort de Pomare V. — Teraupoo et ses partisans se retirent dans la vallée d'Avera. - Guerre de Raiatea-Tahaa; les Français soumettent les indigènes insurgés. — Luttes à Tahiti entre les pasteurs protestants et les prêtres catholiques. — Triomphe de culte de la Réforme et de ses ministres.

Le plan de la Mission protestante avait donc complètement échoué. D'autres se fussent découragés, M. Viénot ne se rebuta pas. Il essaya de gagner les bonnes grâces du nouveau souverain ; mais il ne put y réussir. Une fois il tenta de réconcilier le roi avec la reine : Pomare V refusa et apostropha l'intrigant avec hauteur. Ces échecs répétés ne lassèrent pas encore M. Viénot, mais l'obligèrent seulement à attendre de l'avenir la réalisation de ses espérances : la santé du roi était mauvaise, et après le décès du monarque, le pasteur recouvrerait peut-être son influence, soit que Marau fût proclamée régente, soit que Teriivaetua, fille d'un frère de Pomare V, parvînt au trône, ces femmes étant toutes deux acquises à la cause de la Réforme.

Nous touchons à l'heure solennelle où Tahiti devint colonie française. Une première tentative faite auparavant par le capitaine de vaisseau Planche pour transformer le Protectorat en annexion avait échoué. En 1880, le nouveau commandant1, M. Isidore Chessé, la renouvela. Pomare V comprenait combien était précaire son pouvoir sur les indigènes

1. Le titre de commandant remplaçait alors celui de gouverneur.


et, prévoyant sa mort, il se demandait ce que deviendrait après lui le peuple tahitien. « Ma femme a des enfants, moi je n'en ai pas », disait-il quelquefois avec une cynique franchise en faisant allusion à la scandaleuse conduite privée de la reine Marau1. Ces motifs, surtout le dernier, l'absence d'héritier direct, le déterminèrent à écouter plus favorablement les propositions faites au nom du gouvernement français.

Il fallait aussi l'assentiment des chefs, et M. Chessé s'occupa de l'obtenir. Le consentement de quelques-uns fut assez difficile à avoir, circonvenus qu'ils étaient par le chef de la Mission protestante absolument hostile à l'annexion.

Ainsi donc l'intérêt de la France ne primait pas aux yeux de M. Viénot celui du culte réformé et ce qu'il confondait avec lui, son intérêt personnel. Tout ce qu'on pouvait faire pour empêcher la réunion de Tahiti à la France, ce pasteur le fit en cette circonstance. Néanmoins le commandant sut triompher des résistances et par sa promptitude déjouer toutes les machinations des hommes de l'Évangile.

Les chefs furent invités à se rendre d'urgence à Papeete le 29 juin à 8 heures du matin. Aucun ne manqua au rendezvous; et à 8 h. ltO, au palais du gouvernement, fut signé, sous la forme d'une Déclaration, l'acte établissant la réunion à la France des îles de la Société et dépendances. Il était rédigé de la manière suivante :

Nous, Pomare Y, Roi des Iles de la Société et dépendances, Parce que nous apprécions le bon gouvernement que la France a 1. L'année précédente il avait écrit ceci : cc A M. le Commandant, Commissaire de la République.

« Salut à vous, « M. le directeur des affaires indigènes m'a demandé de faire dresser l'acte de naissance de l'enfant de Mme Marahu.

« Je vous fais savoir que je ne dresserai pas cet acte, parce que cet enfant n'est pas de moi.

« Et je vous fais savoir qu'il ne me convient pas que cet enfant me succède dans mes biens, dans mes terres et dans mon titre.

« J'ai dit.

« 4 avril 1879.

cc POMARE V. »


donné aujourd'hui à nos États, et parce que nous connaissons les bonnes intentions de la République française à l'égard de notre peuple et de notre pays dont elle veut augmenter le bonheur et la prospérité ; Voulant donner au Gouvernement de la République française une preuve éclatante de notre confiance et de notre amitié, Déclarons par les présentes, en notre nom personnel et au nom de nos descendants et successeurs, Remettre complètement et pour toujours entre les mains de la France le gouvernement et l'administration de nos États, comme aussi tous nos droits et pouvoirs sur les Iles de la Société et dépendances.

Nos États sont ainsi réunis à la France, mais nous demandons à ce grand pays de continuer à gouverner notre peuple en tenant compte des lois et coutumes tahitiennes.

Nous demandons aussi de faire juger toutes les petites affaires par nos conseils de district, afin d'éviter pour les habitants des déplacements et des frais très onéreux.

Nous désirons enfin que l'on continue à laisser toutes les affaires relatives aux terres entre les mains des tribunaux indigènes.

Quant à nous, nous conservons pour nous-même le titre de roi, et tous les honneurs et préséances attachés à ce titre : le pavillon tahitien avec le yacht français pourra, quand nous le voudrons, continuer à flotter sur notre palais.

Nous désirons aussi conserver personnellement le droit de grâce qui nous a été accordé par la loi tahitienne du 28 mars 1866.

Nous faisons cette déclaration à la famille royale, aux chefs et au peuple pour qu'elle soit écoutée et respectée.

Papeete, le 29 juin 1880.

Signé : Le Roi, POMARE V.

Les Chefs :

MAHEANUU, AITOA, HITOTI MANUA, TERE A PATIA, MARURAI A TAUHIRO, TERIINOHORAI, ROOMETUA,

MAIHAU TAVANA, TERAI A FAAROAU, TARII VEHIATUA, TERIITAPUNUI, MARAIAURIAUKIA, ARIIPEU, TUAHU A REHIA.

TONI A PUOHUTOE.

MATAMAO TElHOARII, OPUHARA, MATAHIAPO, RAIHAUTI, TIIIIIVA.

Les Interprètes, J. CADOUSTEAU. A.-M. POROI.

VInspecteur des affaires indigènes, X. CAILLET.


Le commandant répondit à cet acte par les Déclarations qui suivent :

Nous, Commandant Commissaire de la République aux Établissements français de l'Océanie, Agissant en vertu des pouvoirs qui nous ont été donnés, Déclarons accepter, au nom du Gouvernement de la République française, les droits et pouvoirs qui nous sont conférés par S. M.

Pomare V, auquel se sont joints tous les chefs de Tahiti et Moorea.

Déclarons, en conséquence, sauf la réserve de la ratification du Gouvernement français, Que les lies de la Société et dépendances sont réunies à la France.

Papeete, le 29 juin 1880.

Signé: I. CHESSÉ.

Deuxième Déclaration du Commissaire de la République.

Nous, Commandant des Établissements français en Océanie, Commissaire de la République près des îles de la Société et dépendances, Vu la remise faite au Gouvernement de la République française par le roi Pomare V de tous ses droits et pouvoirs sur les îles de la , Société et dépendances, Agissant en vertu des instructions et pouvoirs qui nous ont été donnés, Prenons l'engagement, au nom de la France, de faire payer à partir du 1er juillet 1880 :

A S. M. Pomare V, une pension annuelle et viagère de soixante mille francs 60.000 A S. M. Marau Taaroa Salmon, une pension annuelle et viagère de six mille francs 6.000 Aux princes Tamatoa et Teriitapunui, frères du roi, une pension annuelle et viagère de six mille francs 12.000 A Teriivaetua, fille de Tamatoa, et à Teriinavaharoa, fille adoptive de Teriitapunui, une pension annuelle de douze cents francs 2.400 A Isabelle Shaw, dite princesse de Joinville, veuve du prince Tuavira Joinville et belle-sœur du roi, une pension annuelle et viagère de six mille francs 6.000 A la mort des princes Tamatoa et Teriitapunui, la moitié de la pension annuelle et viagère dont jouissaient ces princes sera réversible sur la femme et les enfants des susdits.


La pension accordée à la princesse de Joinville sera réversible sur la tête du jeune Ilinoi Arii, fils de la princesse.

Le jeune Ilinoi sera de plus élevé aux frais du Gouvernement français.

Le gouvernement français payera aussi une rente annuelle et viagère de six cents francs à Terere a Tua, membre de la famille royale 000 Il sera payé en outre, à titre de récompense pour services rendus : A Ariipaea, ancien chef, une rente annuelle et viagère de dix-huit cents francs 1.800 A Aitu Puaitaet à Teharuru a Tehuiarii, chacun une rente annuelle et viagère de douze cents francs 2.400 Total. 01.200

Toutes les pensions ci-dessus indiquées, payées en remplacement de celles actuellement touchées par les intéressés, sont incessibles, insaisissables et inaliénables.

Nous nous engageons, de plus, à faire acquitter par le Gouvernement de la République française les dettes laissées à sa mort par la feue reine Pomare IV, mère du roi, conformément à l'état qui en a été dressé; et aussi à faire terminer le plus tôt possible la construction du palais royal commencé.

Papeete, le 29 juin 1880.

I. CHESSÉ.

Le même jour, à midi, sur la place Bruat, devant les indigènes, le roi et le commissaire du gouvernement français, des consuls, des fonctionnaires, des officiers et des troupes, le drapeau français fut hissé par deux chefs tahitiens au cri répété de « Vive la France! »

C'est ici qu'il y a lieu de rappeler un des reproches les plus graves qui aient été adressés à M. Viénot: lui, citoyen français, n'assistait pas à cette cérémonie; il s'abstint d'y paraître, de même que le consul britannique. Son absence fut vivement critiquée et parut d'autant plus blâmable que par la communauté d'attitudes il semblait s'associer au représentant d'une nation étrangère.


Le gouvernement français ratifia en ces termes la cession faite à la France par le roi Pomare Y de ses États : Le Sénat et la Chambre des députés ont adopté, Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit : ART. 1er. — Le Président de la République est autorisé à ratifier et à faire exécuter les déclarations signées le 29 juin 1880, par le Roi Pomare Y et le Commissaire de la République aux Iles de la Société, portant cession à la France de la souveraineté pleine et entière de tous les territoires dépendant de la couronne de Tahiti.

ART. 2. — L'île de Tahiti et les archipels qui en dépendent sont déclarés colonie française.

ART. 3. — La nationalité française est acquise de plein droit à tous les anciens sujets du Roi de Tahiti.

ART. 4. — Les étrangers nés dans les anciens États du Protectorat, ainsi que les étrangers qui y seront domiciliés depuis une année au moins, pourront demander leur naturalisation. Ils seront dispensés des délais et des formalités prescrites par la loi des 29 juin-5 juillet 1867, ainsi que des droits de sceau.

Les demandes seront adressées aux autorités coloniales dans le délai d'une année à partir du jour où la loi sera exécutoire dans la colonie, et après enquête faite sur la moralité des postulants, au Ministre de la marine et des colonies, qui les transmettra, avec avis, au Garde des sceaux.

La naturalisation sera accordée par le Président de la République.

La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et la Chambre des députés, sera exécutoire comme loi de l'État.

Fait à Paris, le 30 décembre 1880.

Signé : JULES GRÉVY.

Le Garde des sceaux, Ministre de la justice, Signé : JULES CAZOT.

Par le Président de la République : Le Ministre des affaires étrangères, Signé : B. SAINT-HILAIRE.

Le Ministre de la Marine et des colonies, Signé: G. CLOUÉ.

Le gouvernement français ratifia aussi les engagements que M. Chessé avait pris, au nom de la France, envers Pomare V, la famille royale et quelques chefs de Tahiti.


On pouvait croire qu'après une pareille défaite le parti protestant était sinon vaincu au moins déconsidéré. Ce fut pourtant le contraire qu'il advint : ce qui aurait dû diminuer son prestige contribua à le relever. Voici comment : Voyant Tahiti irrévocablement liée à la France, M. Viénot et ses confrères changèrent immédiatement de langage. La France ne fut plus pour eux qu'une mère vénérée pour laquelle ils avaient toujours eu la plus grande affection; on s'était trompé sur leurs sentiments. Ils firent agir à Paris d'influents coreligionnaires, qui parvinrent à persuader le gouvernement que l'annexion de l'archipel de la Société était due au dévouement de la Mission évangélique. Les ministres de la Métropole, pour reconnaître ces prétendus services, ne manquèrent pas à partir de cette époque de recommander aux divers gouverneurs qui se succédèrent de ménager la Mission évangélique et de diriger la colonie suivant leurs conseils. Les pasteurs protestants en profitèrent pour s'occuper encore plus qu'auparavant de politique et d'administration. Les fonctionnaires durent partager leurs idées et les appliquer; autrement les pasteurs portaient plainte à la Métropole contre les récalcitrants. Sûrs qu'ils étaient d'être soutenus par leurs puissants amis, ils présentaient l'affaire sous le jour le plus favorable pour eux et le résultat ne tardait pas à se faire sentir : les foudres ministérielles tombaient à l'improviste sur le malheureux employé coupable d'avoir voulu contrecarrer les plans de M. Viénot et ses collègues, ou seulement de leur avoir déplu. Les agissements des pasteurs protestants français devenaient identiques à ceux des pasteurs anglais.

Ces derniers avaient fait école aux îles Sous-le-Vent. Raiatea-Tahaa possédait autrefois un collège pouvant contenir une centaine d'étudiants. Leurs études terminées, ceux-ci allaient prêcher l'Évangile dans les diverses îles de l'Océanie. Les pasteurs indigènes, en bons élèves, avaient adopté les vues de leurs maîtres, leurs sympathies et leurs haines.


Lorsque la France voulut s'emparer des îles Sousle- Vent, ils furent pour elle des ennemis aussi implacables que l'avaient été autrefois les pasteurs anglais à Tahiti et Moorea.

Voici comment la France fut amenée à s'emparer des îles Sous-le-Vent. Les indigènes n'avaient pas toujours eu à se féliciter de l'appui qui leur avait été autrefois donné par l'Angleterre : lorsque de nouvelles luttes avaient ensanglanté leurs îles, ils avaient regretté d'être indépendants et plusieurs fois ils avaient demandé aux autorités françaises de Tahiti de venir rétablir l'ordre chez eux; mais celles-ci, liées par les ordres de la Métropole, qui ne pouvait que tenir ses engagements envers l'Angleterre, avaient refusé d'intervenir dans des États dont elles devaient respecter l'indépendance.

Dans ces parages, la situation politique de la France était particulièrement délicate. Elle devint même embarrassante à la suite d'une visite que fit un navire de guerre allemand aux îles Raiatea et Tahaa. Les officiers de ce navire essayèrent d'amener les chefs de ces deux îles « à demander un traité d'amitié » avec l'empereur Guillaume. Comprenant immédiatement les dangers qu'un tel traité pouvait engendrer pour la puissance de la France dans la Polynésie orientale, les autorités françaises s'empressèrent de se montrer plus disposées à accueillir favorablement les demandes de Protectorat qu'avaient faites certains chefs de Raiatea et de Tahaa. Des entrevues eurent lieu, et le Protectorat fut accordé provisoirement aux indigènes de Raiatea, sous réserve de l'annulation de la Déclaration du 19 juin 1847. On était alors en l'année 1880. L'Allemagne se trouvait évincée. Mais le traité passé avec les chefs de Raiatea-Tahaa resta nul de fait, car l'Angleterre protesta contre la violation de la convention de Jarnac et ne consentit en octobre 1880 qu'à un Protectorat provisoire sur l'île Raiatea, pour une période strictement limitée à six mois, afin de laisser le temps aux deux gouvernements français et anglais de s'entendre sur cette affaire.


Les nouveaux pourparlers furent si longs qu'il fallut renouveler tous les six mois jusqu'en 1887 l'arrangement conclu.

Enfin, cette année-là, l'Angleterre, moyennant des compensations accordées ailleurs par la France, consentit à céder au désir de cette puissance ; la Convention suivante fut rédigée : Le gouvernement de la République française et le Gouvernement de Sa Majesté la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, désirant abroger la Déclaration du 19 juin 1847 relative aux îles-sous-le-Vent de Tahiti, et assurer, en même temps, pour l'avenir, la protection des personnes et des biens aux NouvellesHébrides, sont convenus des articles suivants : ART. 1er. — Le gouvernement de Sa Majesté Britannique consent à procéder à l'abrogation de la Déclaration de 1847 relative au groupe des Iles-sous-le-Vent de Tahiti, aussitôt qu'aura été mis à exécution l'accord ci-après formulé pour la protection, à l'avenir, des personnes et des biens aux Nouvelles-Hébrides, au moyen d'une Commission mixte.

ART. 2. — Une Commission navale mixte, composée d'officiers de marine appartenant aux stations française et anglaise du Pacifique, sera immédiatement constituée ; elle sera chargée de maintenir l'ordre et de protéger les personnes et les biens des citoyens français et des sujets britanniques dans les Nouvelles-Hébrides.

ART. 3. — Une déclaration à cet effet sera signée par les deux Gouvernements.

ART. 4. — Les règlements destinés à guider la Commission seront élaborés parles deux Gouvernements, approuvés par eux et transmis aux commandants français et anglais des bâtiments de la station navale du Pacifique, dans un délai qui n'excédera pas quatre mois à partir de la signature de la présente Convention, s'il n'est pas possible de le faire plus tôt.

ART. 5. Dès que ces règlements auront été approuvés par les deux Gouvernements et que les postes militaires français auront pu, par suite, être retirés des Nouvelles-Hébrides, le Gouvernement de Sa Majesté Britannique procédera à l'abrogation de la Déclaration de 1847. Il est entendu que les assurances, relatives au commerce et aux condamnés, qui sont contenues dans la Note verbale du 24 octobre 1885, communiquée par M. de Freycinet à Lord Lyons, demeureront en pleine vigueur.


En foi de quoi, les soussignés dûment autorisés à cet effet, ont signé la présente Convention et y ont apposé leurs cachets.

Fait en double, à Paris, le 16 novembre 1887.

(L. S.) FLOURENS (L. S.) EGERTON f.

Par suite de cette Convention, les troupes françaises furent donc retirées des Nouvelles-Hébrides. L'évacuation eut lieu le 15 mars 1888. En conséquence le gouverneur des Etablissements français de l'Océanie, sur un ordre de la Métropole, fit paraître, le 16 mars 1888, la Proclamation suivante :

Nous, Gouverneur des Établissements français de l'Océanie, Vu la convention intervenue entre la France et l'Angleterre, à la date du 26 octobre dernier, et qui porte abrogation de la déclaration de 1847 relative aux Iles-Sous-le-Vent de Tahiti; Prenant en considération les demandes d'annexion qui nous ont été adressées par les populations de ces îles; Agissant, en outre, en vertu des ordres que nous avons reçus et des pouvoirs qui nous sont conférés,

Proclamons :

ART. 1er. — Les îles Raiatea-Tahaa, Huahine et Bora-Bora, ainsi que toutes leurs dépendances, notamment Tubuai-Manu (dit Maiao), Maupiti, Scilly, Mapihaa, Bellinghausen, sont à l'avenir, placées, sans partage ni réserve, sous la souveraineté pleine et entière de la France.

ART. 2. — Le pavillon national de la France y sera seul arboré, dès ce jour, en présence des autorités civiles et militaires qui nous accompagnent, des fonctionnaires indigènes et des troupes de terre et de mer, qui présenteront les armes au moment où le drapeau sera hissé.

Il sera salué de 21 coups de canon.

ART. 3. — Les anciens souverains de Raiatea-Tahaa, de Borabora et de Huahine continueront à être traités avec tous les égards qui leur

1. Convention relative aux Nouvelles-Hébrides et aux Iles-sous-le-Vent de Tahiti, signée le 16 novembre 1887 entre la France et la Grande-Bretagne (Livre jaune, 1888).


sont actuellement dus. Ils sont placés sous la haute tutelle de la France, qui leur assurera une situation honorable.

ART. 4. — Les chefs et sous-chefs de district, les toohitu, les juges, les pasteurs et tous autres agents quelconques actuellement en exercice conserveront leurs fonctions, ainsi que les soldes qui y sont attachées.

ART. 5. — Il n'est rien changé présentement à l'administration municipale des districts; les conseils élus continueront également à connaître des affaires du pays, sous la présidence de notre délégué.

ART. 6. — La justice continuera à être rendue dans la même forme que par le passé à l'égard des indigènes.

Toutefois les étrangers, Européens ou autres, ne relèveront, à l'avenir, que des tribunaux français.

ART. 7. — L'exercice de tous les cultes reconnus par les lois françaises est libre; nul ne sera inquiété dans la pratique de sa religion.

Signé: TH. LACASCADE.

Après avoir fait paraître cette proclamation, le gouverneur prit successivement possession, au nom de la France, des îles Huahine, Raiatea, Bora-Bora et dépendances. Voici les procès-verbaux de ces prises de possession : Procès-verbal de prise de possession de l'île de Huahine par la France.

Cejourd'hui, seize mars mil huit cent quatre-vingt-huit, à huit heures du matin, M. Lacascade, Gouverneur des Établissements français de l'Océanie, accompagné de MM. le capitaine de vaisseau La Guerre, commandant le Decrès, le chef d'escadron d'artillerie de marine de Nays-Candau, le lieutenant de vaisseau Reux, commandant la goëlette l'Aorai, le lieutenant Tournois, détaché auprès du Gouverneur, Cadousteau, interprète principal du Gouvernement, et MM. les officiers du croiseur le Decrès, est descendu à terre à Huahine pour arborer sur cette île le pavillon français.

La compagnie de débarquement du Decrès, commandée par M. l'enseigne de vaisseau Denot, et le détachement d'infanterie de marine sous les ordres du capitaine Aublet, étaient rangés devant la maison du Roi, entourant le mât en tête duquel flottait le pavillon de Huahine.


Le Gouverneur, après avoir prononcé une allocution devant la population assemblée, s'est rapproché du mât de pavillon et a annoncé solennellement que, sur la demande du gouvernement et de la population et en vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés, il prenait possession de l'île au nom de la France.

En conséquence, il a ordonné que le pavillon de Huahine soit amené, que le pavillon français soit immédiatement arboré ; à ce moment, les troupes ont présenté les armes et les clairons ont sonné au drapeau.

Dès que le pavillon de la France est arrivé en tête de mât, il a été salué par le Decrès d'une salve de 21 coups de canon, aux applaudissements enthousiastes de la population.

Fait à Huahine, les jour, mois et an que dessus.

Signé : TH. LACASCADE, LA GUERRE, DE NAYSCANDAU, REUX, AUBLET, TOURNOIS, CADOUSTEAU, DENOT, MARIN, PAQUIS, PHILIP.

Procès-verbal de prise de possession de l'île de Raiatea par la France.

Cejourd'hui, dix-sept mars mil huit cent quatre-vingt-huit, à neuf heures du matin M. Lacascade, Gouverneur des Établissements français de l'Océanie, accompagné de MM. le capitaine de vaisseau La Guerre, commandant le Decrès, le chef d'escadron d'artillerie de marine de Nays-Candau, les commandants des goëlettes VOrohena et le Taravao, le lieutenant Tournois, détaché auprès du Gouverneur, Cadousteau, interprète principal du Gouvernement, et MM. les officiers du croiseur le Decrès, est descendu à terre à Raiatea pour arborer sur cette île le pavillon français.

La compagnie de débarquement du Decrès, commandée par M. Denot, enseigne de vaisseau, et le détachement d'infanterie de marine sous les ordres du capitaine Aublet, étaient rangés devant la maison du Roi, entourant le mât en tête duquel flottait le pavillon du Protectorat.

Un certain nombre d'indigènes qui avaient demandé à participer à la cérémonie étaient également sous les armes.

Le Gouverneur, après avoir prononcé une allocution devant la population assemblée, s'est rapproché du mât de pavillon et a annoncé solennellement que, sur la demande du gouvernement et de la popu-


lation et en vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés, il prenait possession de l'île au nom de la France.En conséquence, il a ordonné que le pavillon du Protectorat soit amené et que le pavillon français soit immédiatement arboré; à ce moment, les troupes ont présenté les armes et les clairons ont sonné au drapeau.

Dès que le pavillon de la France est arrivé en tête de mât, il a été salué par le Decrès d'une salve de 21 coups de canon, aux applaudissements enthousiastes de la population.

Fait à Raiatea, les jour, mois et an que dessus.

Signé : Tu. LACASCADE, LA GUERRE, DE NAYSCANDAU, CLOT, AUBLET, TOURNOIS, CADOUSTEAU, DEOT, MARIN, LEFEBRE, PHILIP.

Procès-verbal de prise de possession de l'île de Borabora et dépendances par la France.

Cejourd'hui, dix-neuf mars mil huit cent quatre-vingt-huit, M. Th. Lacascade, Gouverneur des Etablissements français de l'Océanie, chevalier de la Légion d'honneur, Agissant en vertu des instructions du Gouvernement français, transmises par un télégramme du Ministre de la marine en date du 19 janvier 1888, S'étant rendu, à bord du croiseur le Decrès, à Borabora, où il est arrivé le 17 mars dans l'après-midi, Et après avoir fait connaître à la population, par l'intermédiaire des autorités locales indigènes, les intentions de la France, Aucune opposition ne s'étant manifestée, Est descendu à terre à huit heures du matin ; Et là, en présence des autorités indigènes, En présence des compagnies de débarquement du Decrès et du Scorpion, ainsi que d'un détachement d'infanterie de marine, toutes ces troupes placées sous le commandement de M. le capitaine de vaisseau La Guerre, commandant le Decrès; En présence de M. le chef d'escadron d'artillerie commandant des troupes dans les Établissements français de l'Océanie, et de MM. les officiers du Decrès et du Scorpion ; Après avoir, une dernière fois, exposé lui-même, en public les intentions nettement pacifiques de la France aux autorités et aux habitants assistant,


A déclaré solennellement, au nom du Gouvernement de la République, l'île de Borabora et ses dépendances réunies à tout jamais, sans restrictions ni réserves, à la France, qui en prend la souveraineté pleine et entière, et a ordonné que le pavillon français soit immédiatement hissé, ce qui a été exécuté sur-le-champ.

A ce moment, les troupes ont présenté les armes, les clairons ont sonné aux champs, et le Decrès a fait une salve de 21 coups de canon.

Cette prise de possession a été sympathiquement accueillie par les autorités et la population, qui ont remercié le Gouverneur.

En foi de quoi, le présent procès-verbal a été dressé, et signé par les témoins ci-dessous énumérés nominativement.

Fait et clos à Borabora, les jour, mois et an que dessus.

Le Gouverneur des Etablissements français de VOcéanie, Signé : TH. LACASCADE.

Signé :

Le capitaine de vaisseau commandant le Decrès, LA GUERRE.

Le chef d'escadron d'artillerie commandant des troupes dans les Établissements français de l'Océanie, DE NAYS-CANDAU.

Le lieutenant de vaisseau commandant le Scorpion, ANDRIEU.

Le capitaine commandant le détachement d'infanterie de marine, AUBLET.

L'interprète du Gouvernement, CADOUSTEAU.

Le médecin de 1 re classe, médecin-major du Decrès, PHILIP.

L'enseigne de vaisseau du Decrès, DENOT.

L'enseigne de vaisseau du Decrès, PAQUIS.

L'officier d'administration du Decrès, MARIN.

L'enseigne de vaisseau du Scorpion, MARTEL.

L'enseigne de vaisseau du Scorpion, CHARPENTIER DE COSSIGNY.

Le médecin de 2e classe, médecinmajor du Scorpion, DUSAULT.

L'officier d'administration du Scorpion.

LE TouzÉ


Toutefois la bonne harmonie ne dura pas longtemps. Le 21 mars 1888, à Huahine, des indigènes attaquèrent à l'improviste un détachement de marins français : trois hommes furent tués, et quatre, blessés; parmi les premiers, se trouvait l'enseigne de vaisseau Denot, commandant du détachement. Le gouvernement français aurait dû immédiatement tirer vengeance de cette lâche agression ; cependant il s'en abstint ; il se borna à reprocher aux naturels leur perfidie et se contenta de quelques marques de repentir de leur part.

C'était rendre l'annexion encore plus difficile.

Peu de temps après, une dernière Déclaration fut signée par les deux gouvernements français et anglais. Elle était rédigée ainsi qu'il suit : L'article 5 de la Convention du 16 novembre 1887 relative aux Nouvelles-Hébrides et aux îles sous-le-Vent de Tahiti, ayant stipulé que le Gouvernement de S. M. B. procéderait à l'abrogation de la déclaration du 19 juin 1847 entre la Grande-Bretagne et la France concernant le Groupe des îles-sous-le-Vent de Tahiti aussitôt que les postes militaires français auront pu être retirés des Nouvelles-Hébrides, les deux Gouvernements, après avoir acquis la certitude que les postes ont été retirés le 15 mars 1888 déclarent qu'à cette date, la déclaration susmentionnée a cessé d'exister et qu'elle demeure nulle et non avenue.

En foi de quoi les soussignés, le Ministre des Affaires étrangères de la République française et l'Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de S. M. B. à Paris ont signé cette déclaration et y ont apposé le sceau de leurs armes.

Fait double à Paris, le 30 mai 1888.

(L. S.) GOBLET.

(L. S.) LYTTON La Déclaration du 19 juin 1847 était enfin annulée. En conséquence la France avait le droit de posséder les îles Sousle-Vent, et elle en profitait. Malheureusement une partie de la

1. Déclaration signée à Paris le 30 mai 1888 entre la France et l'Angleterre pourlabrogahonde la déclaration du 19 juin 1847 concernant les Iles-sousle-Vent de Tahiti (Blue-Book, France, nO 2, 1888).


population, excitée par les menées secrètes de plusieurs Anglais, Américains et Allemands auxquels s'étaient joints, il faut l'avouer, quelques Français de Papeete, refusa de reconnaître la domination de la France. Je dirai plus loin ce qu'il en advint, mais il me faut d'abord mentionner un événement douloureux qui arriva au palais du roi.

Le vendredi 12 juin 1891, au matin, le canon du Faaire annonça à la population tahitienne que le roi était mort. A sept heures et demie, S. M. Pomare V avait expiré au milieu de la famille royale, en présence du gouverneur et de ses plus dévoués serviteurs 1.

Les soins dévoués des gens qui entouraient le roi n'avaient pu que prolonger son existence ; depuis plusieurs mois, le dénouement fatal était prévu par les médecins du souverain.

Toutefois, la mort survint si brusquement qu'elle surprit le prince Hinoi au milieu des fêtes données à Moorea à l'occasion de l'ouverture d'un temple. Le vapeur Eva vint chercher le prince et le ramena à Tahiti.

Aussitôt après la mort, le corps revêtu de l'uniforme du roi, fut exposé dans la grande salle du palais, où de nombreux visiteurs affluèrent vendredi et les jours suivants.

Des canons sur leurs affûts gardaient l'entrée du palais dont la façade était tendue de draperies noires. A l'extérieur, des soldats de la marine, l'arme au pied, se tenaient tout le jour auprès du catafalque. Des faisceaux d'armes entourées de crêpes faisaient un grand effet.

Le lendemain samedi, le corps fut mis en bière. Le cercueil était recouvert d'un drap de soie blanche sur lequel se détachaient en noir le chiffre de la famille et les insignes de la royauté. Sur le catafalque, était placé le pavillon rouge et blanc des Pomare.

1. Ariiaue Pomare V A Tu était né le 3 novembre 1839. Roi de Tahiti en 1877, il avait signé le traité d'annexion de cette île à la France le 29 juin 1880. Avec Pomare V finit la dynastie des Pomare. Cette grande famille avait donné quatre rois et une reine à Tahiti.


Le lundi soir, à quatre heures et demie eut lieu la cérémonie religieuse, en présence d'une foule considérable de peuple, du gouverneur, des officiers et fonctionnaires principaux de la colonie. Les prières publiques et des discours furent prononcés par les pasteurs Viénot, Vernier, Brun, Paul, Deane, etc.

L'enterrement se fit, le lendemain mardi 16 juin, avec une pompe inusitée dans ces îles. Dès l'aube, la ville présentait une animation extraordinaire. Beaucoup de gens étaient venus des districts pendant la nuit. La rue de Rivoli, surtout, était pleine de monde.

Le cortège se forma dans la cour du palais. Le cercueil fut placé sur un grand char funèbre auquel se trouvaient attelées six mules de l'artillerie.

A sept heures et demie, vingt et un coups de canon partis du Faaire annoncèrent le départ de l'enterrement. Celui-ci eut lieu dans l'ordre suivant: En tête, deux clairons des troupes de la marine; La fanfare municipale; La brigade de gendarmerie de Papeete ; Les enfants des écoles; Puis, immédiatement, derrière le char, le prince Hinoi et le gouverneur conduisant le deuil ; A quelques pas en arrière, des membres de la famille royale et le conseil privé du gouverneur ; le corps consulaire ; puis, les magistrats en robes rouges, les officiers des trou pes en grande tenue; les fonctionnaires civils de tout ordre et les membres des conseils élus de la colonie.

Enfin, derrière les drapeaux des districts, tout un peuple en deuil.

Sur les côtés, formant la haie, les troupes de la garnison et les marins de la Vire.

Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Maheanuu a Mai, parent du roi; Dupré, capitaine de frégate, commandant de la Vire; Cardella, président du Conseil général, maire de la ville; et Poroi, membre du Conseil privé.


Pendant le trajet de Papeete au tombeau des Pomare, situé dans le district d'Arue à sept kilomètres de la ville, le ciel resta couvert, et pluvieux par instants. A neuf heures et demie, la tête de l'imposant cortège atteignit la pointe Utuaiai sur laquelle se trouve édifié le monument funèbre.

Une tribune tendue de noir figurait à droite, sous un bouquet d'arbres dont les rameaux servirent d'asile à un grand nombre de spectateurs.

Le cercueil fut descendu du char et à ce moment leschants indigènes s'élevèrent en tristes mélopées.

Du haut de la tribune, le pasteur Vernier rappela les dernières paroles du monarque, recommandant au peuple tahitien de fuir la débauche. Plusieurs autres discours furent prononcés; le plus remarqué fut celui du gouverneur, traduit par l'interprète Cadousteau.

La funèbre cérémonie se termina par le défilé des troupes devant le cercueil, et la foule reprit le chemin de Papeete1.

Dans le traité conclu entre Pomare V et la France pour l'annexion de Tahiti, il avait été stipulé que ce roi conserverait le droit de faire flotter sur son palais le pavillon tahitien avec le yacht français. Mais il n'avait pas été convenu que le plus proche héritier du monarque jouirait du même droit. En conséquence, le jour même des obsèques, le 18 juin 1891, à trois heures précises, le gouverneur et sa suite se rendirent dans la cour d'honneur de l'ex-palais royal où ils furent reçus par le prince Hinoi accompagné d'un certain nombre de chefs de districts. Un détachement des troupes d'artillerie et d'infanterie formait le carré autour du mât de pavillon auquel pendait en berne le vieux drapeau du Protectorat. M. Poroi prit la parole au nom du prince Hinoi, et après quelques mots émus auxquels le gouverneur ré-

1. Le Messager de Tahiti, n08 du vendredi 12 juin et du samedi 20 juin 1891.

- Telles furent les funérailles de Pomare V, dernier roi de Tahiti et dépendances. Je tiens d'un témoin oculaire que toute la population de l'île assista aux obsèques: 11.200 personnes, environ.


pondit avec beaucoup de tact, le prince amena lui-même le pavillon du Protectorat 1 pendant que la troupe présentait les armes et que les clairons sonnaient au drapeau. Ce pavillon, qu'un vieux chef embrassa en pleurant, fut ensuite donné au gouverneur. Celui-ci le confia au commandant d'un navire de guerre qui allait prochainement retourner en France. Le précieux dépôt devait être remis par lui aux mains du président de la République.

Je reviens maintenant à l'annexion à la France des îles Sous-le-Vent. Cette annexion prenait une mauvaise tournure. Les étrangers trompaient les insulaires et leur affirmaient que la convention de 1SM existait toujours, ce qu'ils n'étaient que trop disposés à croire. Aussi bon nombre d'entre eux continuèrent-ils à se déclarer indépendants. L'âme de la résistance était un chef important de Raiatea-Tahaa, du nom de Teraupoo. Il se retira avec ses partisans dans la vallée d'A vera, résolu à s'opposer par les armes à la prise de possession de son pays par la France. D'après les instructions de la Métropole, les autorités françaises temporisèrent et commirent la faute grave d'entrer en négociations avec ceux qui, depuis que l'annexion était un fait accompli, ne pouvaient plus être regardés que comme des rebelles. C'était très mal connaître le caractère des Polynésiens orientaux que de croire qu'en discutant avec eux on arriverait à bout d'obtenir leur soumission; ils sont doux, craintifs et serviables avec ceux qui se posent en maîtres, mais entêtés, moqueurs, insolents et méchants avec ceux dont ils croient n'avoir rien à redouter. En voyant les auto-

1. « Le prince Hinoi a reçu une éducation toute française. Il est intelligent et sympathique. Au physique, c'est un homme d'une taille au-dessus de la moyenne avec une tendance à l'embonpoint ; la couleur de son visage est jaune, mais d'une nuance très foncée approchant du noir. Tous les membres de la famille Pomare offrent d'ailleurs ces particularités. Les autres chefs tahitiens sont bien moins bruns qu'eux ; certains même sont aussi blancs que les gens du midi de l'Europe. Lesplus blancs des chefs polynésiens sont à coup sur les chefs marquisiens qui, pourtant, eux, ne sont pas métissés. »

(A. C. EUGÈNE CAILLOT, Épisodes d'un voyage autour du monde, 1899-1903.)


rités françaises discuter avec eux, ils traitèrent immédiatement sur le pied d'égalité ; puis ils leur parlèrent dédaigneusement, ne tinrent pas compte des lois de la France, et s'oublièrent même au point d'insulter son pavillon. Cet état de choses dura presque dix ans, et cela à la grande joie des étrangers lesquels ne manquaient aucune occasion de marquer leur mépris pour le gouvernement français. A là fin celui-ci se convainquit qu'une expédition militaire était devenue nécessaire.

Dans les derniers jours du mois de décembre 1896, un croiseur, un aviso-transport et une goélette arrivèrent à Raiatea-Tahaa et y débarquèrent une compagnie d'infanterie de marine de Nouméa et quelques troupes de Tahiti. Marama, régent de Huahine, et Tavana, vice-roi régent à Raiatea demeurèrent dévoués à la cause française ; mais Teraupoo resta inébranlable dans sa résolution de ne pas se soumettre. Il fallut donc faire la guerre dans les deux îles Raiatea etTahaa.

Le capitaine de vaisseau Bayle, chef de la division navale du Pacifique, prit le commandement supérieur des îles Sousle-Vent, et dirigea les opérations militaires dé terre et de mer. Celles-ci ne furent pas longues : commencées le 1er janvier 1897, elles se terminèrent le 17 février de la même année. Néanmoins il y eut quelques combats assez sérieux.

Sur le conseil de Teraupoo, les insurgés firent divers préparatifs de défense ; puis ils s'apprêtèrent à recevoir vigoureusement l'ennemi. Après avoir canonné plusieurs endroits,, les Français arrivèrent à Tevaitoa. C'était le 3 janvier.

Blottis dans des retranchements, les insurgés laissèrent passer l'avant-garde composée d'un détachement de marins de l'Aube, mais ouvrirent le feu sur le gros de la colonne de débarquement. La section Bertrand évolua aussitôt pour prendre d'enfilade un de ces retranchements sur lesquels elle exécuta à quelques pas des feux de salve à répétition, qui jetèrent le désordre dans les rangs des Teraupistes. Les


marins de l'Aube revinrent alors en arrière et attaquèrent de front les retranchements. Le quartier-maître de timonerie Delaire y sauta le premier, bouscula trois harponneurs et tua un officier teraupiste ; les retranchements furent alors envahis et leurs défenseurs tués à la baïonnette tant par les marins que par les soldats de la section Bertrand qui leur barrèrent le chemin couvert par lequel ils devaient gagner les brousses. Ce combat, qui n'avait duré que quelques minutes, avait été toutefois très vif : on retrouva dans les retranchements dix-sept insurgés tués, et cinq, blessés; les Français n'avaient eu que trois soldats d'infanterie de marine blessés

Durant toute cette guerre, les Teraupistes n'attaquèrent jamais à découvert : ils s'abritèrent continuellement pour tirer sur l'ennemi , auquel ils ne cessèrent de tendre des embuscades. Celui-ci s'en vengea en brûlant leurs cases et en détruisant leurs cocotiers. Les vaisseaux de guerre français jetèrent de la mitraille sur tous les endroits habités qui se trouvaient près de la mer. Le joli village de Vaitoare, dans l'ile Tahaa, fut bombardé et incendié y compris la farehau (maison commune) qui avait coûté aux indigènes 3.000 piastres. Généralement les habitants prenaient la fuite aux premiers coups de canon et allaient se réfugier dans les brousses où les détachements de marins et de soldats français avaient énormément de peine à les découvrir. Il en résultait des marches fatigantes qui épuisaient les troupes.

Celles-ci cernaient un district et, par hasard, rencontraient les insurgés dont elles s'emparaient après un léger engagement ou quelquefois par surprise sans avoir eu besoin de tirer un coup de fusil. Hommes, femmes et enfants étaient aussitôt envoyés à bord des navires ou à Uturoa et retenus captifs, car le meilleur moyen de terminer les hostilités était

1. Notes du capitaine de vaisseau Bayle sur le livre manuscrit qui est aux archives de la résidence d'Uturoa (Raiatea) et qui porte la rubrique: Commandant supérieur aux Iles-sous-le-Vent.


de faire le vide dans le pays. Le 10 février, le détachement du lieutenant Corre se mit en marche, au jour, dans la direction du mont Faneuhi et par les lignes des crêtes. A 10 h.

du matin, l'avant-garde du détachement arriva sur un petit campement de rebelles. Comme le lieutenant Corre avait la conviction que ceux-ci ne se gardaient que du côté de la vallée, il revint sur ses pas afin de prendre à revers le campement principal. A 11 h. 1/2, le détachement tomba sur trois cases qu'il entoura aussitôt et dans lesquelles il trouva la bande des insurgés qui, quoique armée, se rendit sans résistance. Une patrouille alla fouiller les environs et ramena encore des prisonniers, des armes et des munitions. Dans ces deux campements, le lieutenant Corre avait fait prisonniers vingt-six hommes, treize femmes, douze enfants, et pris vingt-six fusils, un sabre, un sabre- baïonnette et des munitions. Plusieurs chefs insurgés étaient prisonniers, entre autres : la cheffesse de Tevaitoa Maï, Moti Roi son mari, le généralissime de Teraupoo Hupe, le frère de Teraupoo, le faterehau d'Opoa et sa femme, une demi-blanche, nommée Taupe 1. La prise de la cheffesse de Tevaitoa était d'une importance considérable. ^laCi-vahine(femme) et son tane (mari) Moti Roi s'étaient montrés ennemis acharnés des Français 2. L'on avait vu au milieu de l'action Maï-vahine parcourir les rangs de ses guerriers et les exciter à tenir ferme ; personne ne l'avait surpassée en courage3. Malheureusement Teraupoo ne se trouvait pas parmi les captifs. Désespéré par les défaites successives de ses partisans, il avait renoncé à la lutte et s'était caché avec sa femme et sa fille adoptive dans une grotte de la vallée de Vaiaau. Il est probable qu'ils auraient échappé pendant longtemps aux recherches si le chef insurgé n'avait

1. Notes du capitaine de vaisseau Bayle sur Je livre manuscrit qui est aux archives de la résidence d'Uturoa (Raiatea) et qui porte la rubrique : Commandant supérieur aux Iles-sous-le-Vent.

2. Elle avait comme ministre de l'Intérieur (faalerehau) une jeune fille du nom de Temarii-vahine. - - - --

3. Elle ne fut point messee, mais son tane Moti Roi reçut deux balles.


eu l'imprudence de faire du feu durant la nuit. La lueur révéla sa présence et celle des siens. Le 15 février, leur retraite fut découverte et l'on s'empara d'eux. Ainsi finit la guerre de Raiatea-Tahaa 1.

Les prisonniers de cette guerre furent, à l'exception des chefs et de quelques malades, déportés avec leurs femmes et leurs enfants à Haane, dans l'île Ua-Uka de l'archipel des Marquises. Ils y restèrent plusieurs années2. Dans le second semestre de l'année 1900, le gouvernement français, jugeant suffisante la peine qu'ils avaient accomplie, les rapatria aux îles Raiatea et Tahaa. Quant au chef Teraupoo, il fut, avec sa femme, transporté en Nouvelle-Calédonie, où le gouvernement français lui servit une pension pour vivre 3. Les autres insurgés importants, la chefï'esse Mai et son mari Moti Roi, le chef Hupe, la cheffesse Taupe, etc., en tout huit hommes et femmes furent aussi emmenés dans cette île 4.

Les pasteurs protestants français de Tahiti, avec l'ascendant qu'ils avaient sur leurs confrères indigènes et les habitants des îles Sous-le-Vent, auraient peut-être pu empêcher cette guerre regrettable : ils ne firent presque rien en cette occasion et rendirent ainsi un peu suspect leur patriotisme.

Ils ne devaient pas, dira-t-on, s'occuper de politique, même dans un but d'humanité. Cependant ils s'en mêlaient tous les jours, à Tahiti, et pour des motifs moins louables. Ils

1. Voir pour les détails de ces événements la Chronique de la guerre de Raiatea-Tahaa dans mon ouvrage Les Polynésiens orientaux au contact de la civilisation.

2. Lors de mon voyage dans l'archipel des Marquises (1900), j'allai à Haane (ile Ua-Uka) et je visitai les prisonniers de la guerre de Raiatea-Tahaa. Ils étaient consignés dans une espèce de camp, hommes, femmes et enfants, et n'en sortaient que pour faire quelques corvées. C'étaient d'ailleurs les seuls travaux forcés auxquels ils fussent astreints; à part cela, ils vivaient à leur guise dans l'enceinte du camp. En somme, leur détention était très douce.

d. J apprends (1906) que le chef I eraupoo a été aussi rapatrié a Raiatea après être resté en Nouvelle-Calédonie jusqu'à l'année dernière. Il habite maintenant soit Uturoa soit Tevaitoa. Il vit très retiré et ne parle à personne.

4. Moti Roi mourut de ses blessures en arrivant en Nouvelle-Calédonie.

Devenue veuve, Mai-vahine prit pour tane un autre prisonnier nommé Atamu.

J'apprends également que tous les prisonniers emmenés en Nouvelle-Calédonie avec Teraupoo ont été, comme lui, ramenés à Raiatea et à Tahaa.


soulevaient une foule de questions qui ne les regardaient pas, et le gouvernement avait la faiblesse d'y répondre. Il lui fallait d'ailleurs compter avec eux, car ils avaient de& protecteurs puissants en France. Seuls, leurs adversaires religieux osaient réellement leur tenir tête. En effet r Ira lutte continuait encore à Tahiti entre les protestants et les catholiques, quoique avec moins d'éclat qu'autrefois. Les deux partis se haïssaient toujours, mais ils ne se faisaient plus qu'une guerre sourde. Les prêtres catholiques ne conservaient plus d'illusions sur l'issue finale de la lutte. Venus bien après les pasteurs protestants, ils voyaient maintenant qu'ils ne parviendraient pas à se substituer à eux. Papeete ainsi que certains districts possédaient une église ; il y avait même dans la capitale un vicaire apostolique et une Mission; mais les catholiques étaient en très petit nombre. Le rôle des Missions protestantes allait au contraire sans cesse grandissant. Les pasteurs étaient devenus les véritables maîtres : ils gouvernaient la colonie. Leur intervention perpétuelle dans les affaires publiques devint bientôt telle qu'elle alarma jusqu'à ceux qui restaient indifférents à cette religion et à ses tendances. Il en résulta non une coalition proprement dite, mais une sorte de groupement de fait et une communauté d'action entre les catholiques et les libres penseurs, ce qui permet de dire que Tahiti se trouva partagée en deux camp a dont tous les militants résidaient à Papeete : le camp protestant, qualifié par ses adversaires de parti anglais ou de l'étranger, sous la direction de M. Viénot, et le camp libre penseur et catholique, se nommant parti français, beaucoup moins important et moins nombreux et qui avait pour chefs le maire et l'évêque de Papeete. Ce parti accusait le gouverneur de n'être que le lieutenant de M. Viénot et le docile exécuteur de ses ordres..


LISTE ROYALE DE TAHITI

DYNASTIE DES POMARE A TU

Pour plus de détails sur Pomare IV et ses descendants, voir à la page suivante.


Pomare IV a Tu (Aimata), reine des Iles de la Société et dépendances, née le 28 février 1813; mariée en 1834 à Ariifaaite a Hiro ; veuve le 6 août 1873; décédée à Papeete le 17 septembre 1877.

De ce mariage : 1. Ariiaue, prince royal, né à l'îlot Motu-uta le 12 août 1835, décédé à Papeete le 10 mai 1860. (Mort dans la nuit du 12 au 13 mai 1860, d'après le journal Le Messager de Tahiti.) 2. Teratane Ariiaue, prince royal, né à Taravao le 3 novembre 1839; prend à la mort de son frère aîné le nom d'Ariiaue ; marié le 25 ou le 28 janvier 1875 à Joanna-Marau-Taaroa-Tepau Salmon, née le 24 avril 1860; roi de Tahiti et dépendances le 24 septembre 1877 sous le nom de Pomare V; décédé à Papeete le 12 juin 1891.

3. Teriimaevarua 1,", princesse royale, née à Raiatea le 23 mai 1841 ; reine de l'île Borabora; mariée le 28 février 1866 à Tapoa Temauiarii a Maheanuu ; décédée, sans enfant, le 12 février 1873.

4. TamatoaV, prince royal, né à Moorea le 23 septembre 1842; exroi de l'île Raiatea; marié le 12 juillet 1863 à Moe Maheanuu; décédé le 30 septembre 1881.

De ce mariage : Teriiourumaana (nommée Pomare VI), née le 12 juillet 1867 ; décédée le 15 décembre 1872; Teriivaetua, née le 22 septembre 1869; Teriimaevarua II, née le 28 mai 1871, reine de l ile Borabora; Tamatoa, né le 22 septembre 1872, décédé à Papeete le 25 août 1873.

5. Teriitapunui, prince royal, né à Raiatea le 30 mars 1846; marié en juin 1862 à Teriinavahoroa, fille de Mano ; décédé le 18 septembre 1888.

De ce mariage : Teriinavahoroa-Teriitapunui, née le 15 avril 1873, décédée en avril 1874.

6. Teriitua Tuavira, surnommé prince de Joinville, prince royal, né le 17 décembre 1847 ; marié le 17 juin 1868 à Itebela-Vahinetua Shaw; décédé le 9 avril 1875.

De ce mariage : Teriihinoiatua (Hinoi), né le 12 août 1869; marié à Teriimaevarua II, reine de Bora-Bora.

(La reine Pomare IV avait eu aussi une fille adoptive nommée Aimata, qui était morte le 15 août 1854.)


DEUXIÈME PARTIE LES AUTRES ARCHIPELS'

CHAPITRE PREMIER

L'ARCHIPEL DES MARQUISES2 (ILES NUKU-HIVA)

Les évangélistes Harris et Crook. — Mœurs et coutumes des naturels de Taiohae d'après le Husse Krusenstern. — Guerres de l'Américain Porter contre les Nuka-Hiviens. — Insuccès de nouveaux missionnaires protestants. — Des missionnaires catholiques convertissent quelques Marquisiens. — Annexion à la France des groupes sud-est et nord-ouest des îles Marquises. — Combats de Vaitahu (île Tauata) ; soumission des révoltés.

— Les Français châtient les Hapa (île Nuku-Hiva). — Assassinat de cinq soldats français et exécution du chef Pakoko. — Délaissement des deux établissements de Vaitahu et de Taiohae. — Les Français réduisent les Taïpi-Vaii. Conversions nombreuses, mais superficielles, de Marquisiens au Christianisme. Epidémie de petite vérole à Nuka-Hiva et à Uapu. —

Périls que courent les missionnaires catholiques au milieu des sauvages de l'île Ilivaoa. — Insurrection des indigènes d'Hanaiapa (île Hiva-Oa) et expédition française ; soumission des rebelles. — Les Marquisiens à l'époque actuelle, et leur indifférence religieuse. — Résultats de l'œuvre des Missions catholiques et des travaux exécutés par les ordres du gouvernement français.

Nous avons vu au début du deuxième chapitre de la première partie de cet ouvrage que le navire de Wilson, après avoir déposé à Tahiti plusieurs des missionnaires protestants 1. Je rappelle qu'au sujet de la découverte de chacune des îles des divers archipels je ne mentionnerai que la date de l'événement et le nom du navigateur; les relations du voyage de découverte ou des séjours des différents explorateurs sortent du cadre de cet ouvrage et n'y trouveront place que dans le cas où ils auraient une réelle importance au point de vue de l'histoire du pays.

2. Le groupe sud-est de ces îles a été découvert en 1595 par Mendana de Neyra, et le groupe nord-ouest, en 1791, par Ingraham.

Roquefeuille et Dumont d'Urville rapportent une tradition indigène d'après laquelle Oatea et Ananonua seraient venus un jour, très longtemps auparavant, d'une île éloignée nommée Vavao ou Feveo pour peupler les îles Marquises, apportant avec eux l'arbre à pain et plusieurs autres plantes. Cependant, pour la majorité des insulaires, le premier homme qui aborda à NukuHiva s'appelait Tiki.

Je ne crois pas qu'à l'origine Tiki ait été un nom propre : ce devait être seulement un nom commun, car, en langue mandingue Teghi signifie chef, et Tiki me paraît provenir de Teghi.


anglais, était reparti avec les autres à destination des îles Tonga-Tabou et des îles Marquises. Arrivé dans ces dernières, le Duff jeta l'ancre à Vaitahu (Tauata) le 5 juin 1797, au soir. Comme de coutume, les femmes vinrent immédiatement nager autour du vaisseau en criant : « Vehine ! Vehine ! »

(femme! femme!) Elles étaient nues et s'offraient effrontément. A leur grande surprise, personne ne répondit cette fois à leurs avances ; elles retournèrent à terre. Le lendemain, le chef Tenaï, fils du Honu qu'avait connu Cook, se rendit à bord du Duff. Il accorda aux deux évangélistes W. Crook 1 et J. Harris 2 la permission qu'ils sollicitaient de résider dans l'île. Ceux-ci débarquèrent donc et commencèrent à s'installer. Des jours s'écoulèrent. Les Anglais se félicitaient déjà de la facilité avec laquelle les choses s'étaient passées, lorsque du navire ils entendirent de grands cris et virent sur la plage Harris avec ses bagages courant et faisant des signaux désespérés. On mit un canot à la mer pour le ramener. Avant qu'on eût pu parvenir jusqu'à lui, les sauvages pillèrent ses vêtements et l'infortuné épouvanté se réfugia dans la forêt. Après des jours de recherches, on l'y retrouva presque fou et pouvant à peine répondre aux questions qu'on lui posait. La femme de Tenaï, paraît-il, profitant de l'absence de son mari, parti en excursion avec Crook, avait obsédé Harris de ses désirs et celui-ci n'y avait répondu que par une superbe indifférence. Ne comprenant rien à sa froideur, la jeune femme s'était mise à douter de son sexe, et, rassemblant ses compagnes, elle avait pénétré avec elles pendant la nuit dans la case du missionnaire stupéfait. La vérification faite, Harris révolté de tant de cynisme s'était enfui, renonçant à prêcher l'Évangile à des natures aussi perverties. Il se rembarqua donc et quitta ces îles avec le navire. Crook, seul, resta. Nous verrons plus loin ce qu'il advint de son apostolat.

1. Agé de 21 ans; il avait été auparavant domestique et ferblantier.

2. Agé de 39 ans; c'était un ancien tonnelier.


En 1804, le 6 mai, les navires russes la Nadeshda et la Néva, sous le commandement du capitaine Krusenstern, jetèrent l'ancre dans la baie de Taiohae (île Nuka-Hiva). Les insulaires arrivèrent en foule faire des échanges de cocos, de fruits de l'arbre à pain et de bananes contre des morceaux de fer et des haches. Le roi Keata-Nui, un homme robuste, entièrement tatoué et presque nu, vint avec sa suite à bord de la Nadeshda. Krusenstern lui fit cadeau d'un couteau et d'une pièce de drap rouge, qu'il jeta immédiatement sur ses épaules. Au coucher du soleil, il regagna sa demeure pendant que les femmes continuaient à nager autour des bâtiments en s'offrant à tous les hommes des équipages. Le lendemain, Krusenstern descendit à terre et fut reçu avec les plus grands honneurs par le beau-père du roi, un vieillard ayant une belle physionomie. Celui-ci l'emmena dans sa case et le fit asseoir au milieu des princesses royales, qui ne cessèrent d'examiner les broderies de son uniforme et de toucher sa figure et ses mains. Le capitaine se débarrassa de ces princesses en leur faisant distribuer quelques présents européens.

C'est grâce au séjour de Krusenstern à Nuka-Hiva que nous pouvons connaître quel était l'état de cette île à cette époque. Les tribus des diverses vallées se faisaient des guerres continuelles et les combats étaient suivis de repas de cannibales. Lorsqu'ils étaient fatigués de se battre, les indigènes recouraient à la ruse pour se procurer cet étrange gibier, et ce qu'il y avait de plus triste à constater, c'est qu'ils étaient aidés et dirigés dans l'accomplissement de ces horreurs par des individus de race blanche, pirates et aventuriers de toutes nations. Parmi ceux-ci se trouvaient deux Européens, un Anglais et un Français, les nommés Robert et Cabri. Robert, un ancien matelot abandonné par un baleinier, avait épousé une parente du roi. Joseph Cabri avait fait naufrage sur les côtes de Nuka-Hiva ; il allait y être offert en sacrifice aux dieux, lorsque la fille du roi obtint


qu'on l'épargnât et le prit pour mari. Cabri s'était fait une véritable réputation de chasseur de chair humaine, mais, comme il n'avait jamais pu se décider à en manger, il cédait un de ses prisonniers contre un cochon. Ces deux intéressants personnages loin de se soutenir mutuellement ne cherchaient qu'à se nuire. On devine par là combien la vie devait être terrible dans ces îles pour des hommes honnêtes.

Aussi le missionnaire Crook avait-il complètement échoué dans sa tentative de convertir les naturels ; à Tauata et à Nuka-Hiva, où il s'était ensuite rendu, il n'avait pu réussir à conquérir une seule âme, et finalement il était retourné à Tahiti. Voilà ce qu'apprit Krusenstern 1.

Le voyage de l'Américain Porter fut moins une exploration qu'une conquête. En 1812, pendant la guerre des ÉtatsUnis contre l'Angleterre, Porter reçut le commandement de l'Éssex avec un équipage de trois cent dix-neuf hommes et partit le 28 octobre. Le 12 décembre, dans le voisinage des îles du Cap-Vert, il s'empara d'un vaisseau anglais portant 55.000 livres sterling et, quelque temps après, du schooner l'Élisabelh. Le ilJ. février 1813, il doubla le cap Horn et fit relâche successivement au Chili, au Pérou, puis aux îles Galapagos, qu'il visita le 17 avril. A deux époques différentes, les 29 avril et 9 juillet, il y prit de nouveau six navires ennemis. Possesseur alors d'un riche butin, Porter ne songea plus qu'à le mettre provisoirement en sûreté et dans ce but il chercha une île peu fréquentée du sud-est de l'Océan Pacifique. Son choix tomba sur l'île - Nuka- Iliva, celle-ci semblant réunir les conditions de sécurité nécessaires. Il se dirigea donc vers elle avec l'Essex et les autres bâtiments capturés et, le 25 octobre, il mouilla dans la baie de Taiohae.

Sa première rencontre, en abordant, fut celle d'un nommé Wilson, un déserteur anglais qui s'était établi dans le pays

1. KRUSENSTERN (A.-J. DE), Voyage autour du monde.


et en avait adopté les mœurs et la langue. Porter profita de cette rencontre pour le prendre comme interprète auprès de Keata-Nui, le roi de Taiohae, qu'avait déjà connu Krusenstern.

Ce roi, si robuste autrefois, était devenu un vieillard abruti par le kava, sorte de boisson enivrante que fabriquaient les naturels. Keata-Nui pria Porter de le protéger contre les tribus des vallées de Nuka-Hiva qui à cette époque étaient toutes en guerre les unes contre les autres, et notamment, contre ses voisins les Hapa qui menaçaient d'anéantir les Taii, le peuple dont il était le chef. Porter consentit à intervenir, d'abord comme médiateur, ensuite comme allié si ses offres étaient repoussées.

Il commença par construire sur la plage, non loin de ses navires, un petit camp retranché qu'il arma de plusieurs canons. Après, il entra en pourparlers avec les Hapa. Ceuxci répondirent dédaigneusement à ses propositions ; ils détruisirent et incendièrent les arbres à pain et Porter dut se résigner à employer la force. Les Américains, aidés des Taii, placèrent un canon sur une montagne proche et, le lendemain, quarante fusiliers, après un combat assez vif, délogèrent les Hapa de leurs montagnes et prirent leur fort. La tribu, voyant qu'elle avait le dessous, demanda la paix. Porter l'accorda, à la condition que les Hapa donneraient chaque semaine un certain nombre de cochons et de fruits pour la nourriture des troupes. Les autres tribus, frappées de terreur, se soumirent aussi, sauf la plus redoutable, celle des Taï-Pii, qui traita les autres de lâches.

Avant de réduire ces opiniâtres adversaires, Porter se consolida dans son fort et voulut fonder une ville. Grâce au concours des indigènes qui travaillèrent à la construction des habitations, la petite cité fut vite achevée. Elle reçut le nom de Madisonville.

En raison de tous ces délais, l'insolence des Taï-Pii allait toujours croissante. Porter se décida enfin à agir. Il se rendit dans la baie des Taï-Pii avec un navire, cinq chaloupes,


dix pirogues, et 5.000 hommes de troupes alliées. La bataille fut longue et les Taï-Pii firent preuve de la plus grande constance. Abrités derrière des arbres et des broussailles, ils tinrent ferme sous des grêles de balles, et les Américains durent se rembarquer sans avoir pu les chasser de leurs positions. On conçoit sans peine l'orgueil qu'ils ressentirent de ce succès passager : ils se proclamèrent vainqueurs. Porter comprit que c'en était fait de son prestige s'il ne venait promptement à bout d'eux. Il entreprit donc de les attaquer par terre, chose devant laquelle il avait reculé comme trop dangereuse pour la vie de ses hommes. A la tête de 200 soldats, il les assaillit et les refoula dans leur village. Acculés, les indigènes se défendirent désespérément ; une terrible fusillade les balaya, leurs cases furent prises, saccagées et brûlées. Cette fois, c'était bien la fin ; les Taï-Pii s'avouèrent vaincus et sollicitèrent la paix. Elle fut des plus dures pour eux : non seulement ils furent obligés, comme les autres tribus, d'approvisionner chaque semaine les Américains, mais ils payèrent en plus une contribution de guerre de quatre cents cochons.

Tous ces événements ne s'étaient pas passés sans pertes du côté des Américains ; un fils de Porter, nommé William, avait même été tué d'un coup de feu sur la plage de Taiohae et son lieutenant avait eu une jambe fracassée d'un coup de fronde. Mais ces pertes étaient compensées par la domination incontestée des Américains sur l'île : Porter s'en trouvait le seul maître. Il aurait dû alors s'occuper d'organiser sa conquête et s'y fixer. Peut-être qu'ainsi Nuka-Hiva serait devenue une colonie de l'Union. Au lieu de rester, Porter se contenta de laisser aux soins du lieutenant Gamble trois des bâtiments qu'il avait capturés et, avec ses navires et ses hommes, il repartit le 10 décembre. Il commettait de la sorte une seconde faute : il disséminait ses forces. L'heure des revers avait sonné pour les Américains. Le 28 mars 181 h, l'Essex fut attaqué et pris par deux frégates anglaises. Porter


parvint néanmoins à s'échapper dans une embarcation et même à rentrer à New-York, où ses compatriotes l'accueillirent en héros. Gamble, lui, subit toutes les infortunes. A l'instigation du déserteur Wilson, les insulaires refusèrent bientôt de payer le tribut ; l'équipage se révolta et s'enfuit avec le pavillon anglais. N'ayant plus que deux vaisseaux et dix hommes, Gamble brûla un de ses bâtiments et se rendit avec l'autre aux îles Sandwich. Là, les Anglais s'emparèrent du navire et de ceux qui le montaient. Il était resté quelques Américains au fort Madison ; les indigènes les exterminèrent, et Madisonville, devenue solitaire, ne tarda pas à tomber en ruines. La végétation en recouvrit plus tard les vestiges et si bien qu'aujourd'hui l'on ne saurait même plus les retrouver.

Vers 1828, de nouveaux missionnaires protestants arrivèrent à Nuka-Hiva; mais ils ne réussirent pas mieux que ceux qui étaient venus en 1797 et durent comme eux s'en aller après quelque temps de séjour.

En 1833, d'autres essais tentés par des missionnaires protestants aboutirent aux mêmes insuccès. Une méthode qui notamment avait beaucoup contribué à assurer la conversion des habitants de l'île Tahiti fut au contraire, en 1833, la cause de l'échec des évangélistes aux îles Marquises, à Nuka-Hiva. Le pasteur anglais ou américain avait souvent sa femme avec lui et celle-ciparsa douceur etsabonté avait rendu les plus grands services à la Réforme. En vivant au contact des femmes indigènes et en pénétrant dans leur intimité, l'épouse du missionnaire était parvenue à en amener quelques-unes à la foi chrétienne et leur conversion avait souvent entraîné celle de leurs maris et de leurs enfants. Les Révérends avaient cru pouvoir procéder ainsi aux îles Marquises, mais les indigènes, gens primitifs et cruels, ne respectèrent pas les femmes blanches : ils les brutalisèrent et les violèrent avec des raffinements inouïs jusque sous les yeux de leurs époux. Les Ré-


vérends et leurs femmes n'entendaient pas pousser le dévouement évangélique jusque-là. Ils abandonnèrent définitivement cet archipel inhospitalier.

Les îles Marquises étaient alors renommées entre toutes par leur insécurité. Les indigènes se faisaient constamment la guerre et mangeaient leurs prisonniers. On devine par là combien la vie devait être terrible dans ces pays. Il fallait réellement de l'héroïsme pour aller vivre au milieu de tels sauvages.

C'est ce dont firent preuve, on doit le reconnaître, les missionnaires catholiques de 1838 à 1842. Les premiers missionnaires de cette confession qui vinrent aux îles Marquises furent les Pères Desvaulx et Borgella. Ils y arri vèrent le 6 août 1838 et se fixèrent à Vaitahu dans l'île Tauata.

Les seconds furent les Pères Gracia, Fournier et Guilmard. Le 9 février 1839, ils débarquèrent dans la baie de Taiohae (île Nuka-Hiva), où ils s'établirent. Plus tard, le Père Caret et d'autres missionnaires s'installèrent dans la baie de Hakahau (île Ua-Pu). Tous se mirent à l'œuvre sans se laisser rebuter par les nombreuses difficultés du début d'un établissement chez des barbares. En effet les Pères étaient obligés de tout créer. Sur le terrain concédé par un chef, ils durent d'abord élever leurs maisons ou plutôt leurs cases1. Celles-ci différant complètement des demeures européennes, les prêtres catholiques se trouvèrent dénués des connaissances nécessaires à leur construction. Un maître était absolument indispensable : ils le trouvèrent en distribuant adroitement des petits cadeaux à bon marché auxquels les indigènes attribuaient une grande valeur. Néanmoins les Pères furent réduits à se faire charpentiers, maçons, menui-

1. Il n'y eut que les Pères Gracia, Fournier, et Guilmard qui, plus heureux que leurs autres confrères, trouvèrent à acheter une petite hutte qu'allait abandonner un matelot américain; ils en payèrent le prix au chef propriétaire du terrain sur lequel elle s'élevait, et purent ainsi se loger sans fatigues.

Mais là se borna leur situation privilégiée, et, pour tout le reste, ils rencontrèrent les mêmes difficultés.


siers, charrons, etc. Les meubles furent remplacés par des malles et des boîtes, et le lit par une natte placée sur des roseaux pour atténuer la dureté du plancher. Quant à la nourriture, il était inutile d'essayer de se la procurer chez les habitants trop fainéants pour travailler au delà de leurs besoins personnels. Chaque missionnaire alla donc pêcher et chasser ou cueillir des racines et quelques fruits sauvages afin d'assurer sa subsistance. La cuisine se faisait à la kanaque, c'est-à-dire en plein air sur trois pierres réunies en trépied pour cuire le fruit de l'arbre à pain avec, à côté, un trou en terre servant de four sauvage, où se pratiquait sous la pierre brûlante la cuisson des viandes et autres comestibles. Ce qui leur donna le plus de mal, ce fut l'étude de la langue polynésienne, parce qu'ils ne possédaient pas de livres et qu'ils ne voulaient pas se servir comme professeurs des bandits qui infestaient les îles. Recourant à la pantomime, les Pères désignaient un endroit ou un objet pour en savoir le nom qu'ils s'empressaient aussitôt de transcrire sur un carnet; puis ils groupaient les mots et ne négligeaient aucune occasion d'entendre converser les indigènes. Les missionnaires parvinrent ainsi, après bien du travail, il est vrai, à former un petit recueil de mots, puis à parler la langue de l'archi pel.

Ils étaient d'un dévouement admirable et, n'oubliant jamais le but qu'ils visaient, ils ne reculaient devant aucun danger pour l'atteindre. Ils vivaient au jour le jour au milieu de brutes qui souvent les insultaient et les maltraitaient et auxquelles cependant ils osaient prêcher la religion chrétienne. La guerre existait toujours sur quelque point de ces îles et chaque jour il y avait une nouvelle victime prise par un parti ou par l'autre, puis étranglée ou transpercée, découpée par morceaux, mise au four kanaque avec des porcs, enfin dévorée en grande cérémonie par les chefs, les guerriers et les prêtres des idoles, à qui elle avait été d'abord offerte. Les femmes et les enfants n'étaient pas ad-


mis à manger de la chair humaine, ce qui ne les empêchait pas parfois de servir de nourriture, quoique moins souvent que les hommes.

Les Marquisiens ne mangeaient pas ordinairement leurs victimes crues, et le Père Mathias Gracia n'en cite qu'un seul exemple. Celui-ci se passa le 1k octobre 1839. Ce jourlà, les Hapa célébraient une fête pour laquelle il leur fallait une victime, et suivant l'usage, ils la cherchaient chez leurs ennemis. La journée s'écoula sans qu'ils pussent la trouver; mais le soir, un indigène se laissa surprendre sur le rivage : le malheureux fut vite tué, et comme il était trop tard pour le faire cuire, avec les cérémonies prescrites, il fut dévoré cru 1.

Voilà quelles étaient les horreurs dont les Pères se trouvaient être les témoins forcés, et qu'ils ne pouvaient même pas tenter d'empêcher, car ils étaient arrêtés durant ces guerres par un lapu rigoureux qui défendait sous peine de mort aux indigènes d'écouter des paroles contraires à celles de la religion actuellement en vigueur chez eux.

Les missionnaires catholiques furent plusieurs fois dans une situation excessivement critique. Le roi Temoana ayant formé le projet de réunir par la force toutes les tribus sous son autorité, il s'ensuivit une guerre terrible qui dura six mois et mit la population de Taiohae à deux doigts de sa perte. Les infirmes de cette baie se firent transporter dans des antres de rochers et, jour et nuit, les guerriers gardèrent les endroits par lesquels les ennemis pouvaient descendre du haut des montagnes. Une habitation qui avait été donnée aux Pères dans une baie voisine fut brûlée, et leur enclos ainsi que leur maison de Taiohae servit pendant quelque temps d'arsenal à un parti de cannibales. Le Père Mathias Gracia raconte que, le premier jour de l'an 1840, ses confrères et lui s'embrassèrent, croyant que ce serait le dernier de leur vie. Enfin le 5 mai, un navire de guerre français, le Pylade,

1. Le P. MATHIAS G', Lettres sur les îles Marquises, p. 69.


commandé par M. Bernard, vint heureusement les délivrer et rétablir la paix parmi ces peuplades.

Au milieu de toutes ces souffrances, les Pères avaient-ils au moins la consolation de voir leur œuvre prospérer? Bien peu. Dans l'île Tauata, ils avaient converti quelques naturels. Il en avait été de même dans l'île Nuka-Hiva; à Taiohae, le 31 mai 1839, un jeune chef cannibale de vingt-six ans recevait le baptême et sa mère et ses sœurs suivaient son exemple; la jeune Temeoani devenait la première chrétienne de la tribu des Teii; et il y avait eu encore plusieurs autres conversions. Dans l'île Ua-Pu, la Mission n'était pas restée non plus sans succès : elle avait fait dix ou douze prosélytes, parmi lesquels une ancienne prêtresse. Mais une persécution survint contre ceux-ci; de plus, le Père Caret et les autres missionnaires qui étaient avec lui subirent des avanies et des mauvais traitements. La situation des Pères finit même par devenir si intolérable que ceux-ci se virent forcés de quitter provisoirement cette île. Vers le commencement de l'année 4842, ils s'embarquèrent. Au moment de leur départ, on les pilla, et ce ne fut qu'à grand'peine qu'ils purent s'échapper sains et saufs.

Pendant ce temps leurs confrères de Nuka-Hiva enduraient aussi beaucoup de vexations, quoique moins graves.

Celles-ci leur étaient infligées par des chefs, mais surtout par des Anglais et des Américains résidant dans cette île.

Chose pénible à dire, les ennemis les plus implacables des Pères furent des hommes de race blanche comme eux, des aventuriers déserteurs de toute nation : « Y pensez-vous ?

disaient-ils aux sauvages. Mais savez-vous que, si vous vous convertissez à la religion de ces nouveaux missionnaires, le vol, l'adultère, et mille autres choses tant de votre goût vous seront interditsl ? » Aussi les conversions des indigènes étaient-elles très rares, excessivement rares.

1. Le P. MATHIAS G'", Lettres sur les îles Marquises, p. 279.


En somme, l'on peut dire que, jusqu'à cette époque, la propagande des missionnaires catholiques fut à peu près inutile.

J'ajouterai que ceux-ci ne se faisaient aucune illusion sur la valeur des résultats qu'ils avaient obtenus. Ils n'étaient même pas sans inquiétude sur l'avenir réservé à leur tâche lorsque tout à coup un événement auquel ils étaient bien loin de s'attendre vint leur donner un secours moral dont ils surent habilement se servir.

Depuis longtemps le commerce français, et surtout les pêcheurs de baleines, avaient besoin d'un point de relâche et d'appui dans l'Océan Pacifique. Les îles Marquises semblaient au gouvernement du roi Louis-Philippe le lieu le plus favorable pour y fonder un établissement offrant abri et protection aux Français qui se trouvaient dans ces parages.

Le 20 décembre 18M, la frégate la Reine Blanche, montée par le contre-amiral Dupetit-Thouars et commandée par le capitaine de vaisseau Alix, était partie du port de Brest. Elle avait touché à Rio-Janeiro le 19 janvier 18^2, puis à Valparaiso qu'elle quitta le 20 mars. Le lendemain, le contreamiral, par un ordre du jour annonça à l'état-major et aux marins qu'il était chargé d'une expédition ayant pour but la prise de possession, au nom de la France, de l'archipel des Marquises pour laquelle il comptait sur le concours de tous.

Dans les instructions secrètes données à Paris le 15 octobre 1841 par le ministre secrétaire d'État de la Marine et des Colonies amiral Duperré au contre-amiral Dupetit-Thouars, commandant la station navale du roi dans les mers du sud, il était dit ce qui suit : « Les habitants de ces îles, parmi lesquels résident depuis plusieurs années des missionnaires français n'opposeront sans doute aucun obstacle sérieux à notre établissement.

Une attitude ferme au début doit assurer notre souveraineté : des procédés humains et généreux envers les chefs et les populations achèveront de la consolider.


« Vous jugerez, sur les lieux, des moyens d'établir cette souveraineté, soit qu'elle doive être acquise par des concessions et des présents, ou obtenue par la force.

« Dans tous les cas, notre domination devra être confirmée par des traités avec les chefs, et constatée par un acte authentique dressé par triplicata dont deux expéditions seront adressées au Ministre de la Marine qui en enverra une au Ministre des affaires étrangères et la 3ème sera réservée par le commandant de la Station jusqu'à son retour en France où il en fera remise au Ministre de la Marine. »

Le 26 avril, dans l'après-midi, la terre fut aperçue ; le 27, l'on communiqua avec les habitants de Fatu-Hiva, et le 28, à 5 heures du soir, la frégate mouilla dans la baie de Vaitahu (Tauata). Le chef le plus puissant de cette île, le roi Iotete, déjà connu de l'amiral, vint le lendemain lui faire visite.

Les indigènes avaient, environ quatre mois auparavant, maltraité et dépouillé de leurs vêtements des naufragés d'une baleinière américaine et, depuis cette affaire, ils craignaient des représailles de la part du gouvernement des Etats-Unis.

Iotete demanda à Dupetit-Thouars de le protéger et de débarquer une partie de son équipage et des canons de la frégate. Le Père François de Paule Baudichon, préfet apostolique de la Mission, servait d'interprète. Dupetit-Thouars répondit qu'il y consentirait si Iotete voulait reconnaître la souveraineté de S. M. Louis-Philippe et prendre le pavillon français. Iotete accepta avec empressement ces propositions et convint avec Dupetit-Thouars que la déclaration de la prise de possession aurait lieu le 1er mai 1842.

Ce jour-là, à dix heures, l'amiral accompagné de son étatmajor et d'une garde de soixante hommes, descendit à terre et, en présence du roi Iotete, des principaux chefs, et d'une foule d'indigènes, il déclara prendre possession, au nom du roi Louis-Philippe et de la France, de l'île Tauata et du groupe sud-est des îles Marquises. Le pavillon fut hissé, puis salué de trois décharges de mousqueterie et d'une salve


de vingt et un coups de canon. L'amiral et son état-major se rendirent ensuite chez le roi où l'acte de reconnaissance de la souveraineté de S. M. Louis-Philippe et de prise de possession fut immédiatement signé 1. Il était rédigé en ces termes :

Déclaration dressée le 1er mai 1842, pour la prise de possession de l'île Tahuata et du groupe Sud-Est des îles Marquises.

Nous, Abel Dupetit-Thouars, Contre-Amiral, Commandeur de la Légion-d'honneur et commandant en chef de la station navale de l'Océan Pacifique, déclarons à tous présens et à venir qu'en vertu des ordres du Roi et sur la demande réitérée des principaux chefs de l'île Tahuata nous en prenons possession, ainsi que toutes les Iles du groupe Sud-Est des Marquises qui en dépendent.

En conséquence, nous ordonnons que notre pavillon national y soit arboré et qu'une garde soit placée sur l'Ile pour en assurer la protection.

Fait à la baie de Vaïtahu, Ile de Tahuata, le premier mai 1842, en présence des chefs principaux qui, avec nous, ont signé la déclaration ci-dessus.

A. DUPETIT-THOUARS O'YOTETE ALIX. E. HALLEY. F. DE P. BAUDICHON, p. mrc 0. MAHEONO BOURLA.

La précédente déclaration suffisait pour assurer à la France la possession de tout le groupe sud-est des îles Marquises.

Cependant Dupetit-Thouars crut plus prudent d'annexer spécialement l'île Hivaoa. En conséquence il partit pour cette île après avoir laissé un fort poste militaire à Vaitahu. Il n'eut aucune peine à obtenir ce qu'il désirait, ainsi que le prouve la pièce suivante :

1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche, après son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate a Reine Blanche, le 18 juin 1842.


Déclaration dressée le 5 mai 1842, par les chefs de l'ile Hivava, pour la reconnaissance de la souveraineté de la France.

Nous, les chefs principaux de l'île Hivava (la Dominique), déclarons à tous présents et à venir, que nous reconnaissons la souveraineté de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui promettons fidélité et amitié; ses amis seront nos amis et ses ennemis nos ennemis. Nous demandons à prendre le pavillon Français et que le Roi veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre pavillon commun et de notre île.

Fait à la baie d'Anamonoa, 5 mai 1842 en présence de M. le ContreAmiral Dupetit-Thouars, Commandeur de la Légion d'Honneur et commandant en chef de la station de l'Océan Pacifique; de M. le capitaine de corvette Halley, commandant supérieur du groupe SudEst des Marquises et de M. Radiguet, secrétaire de l'amiral, qui, avec nous ont signé la reconnaissance de la souveraineté pleine entière que, de notre libre arbitre, nous faisons en ce moment.

POKE. TOHETUHA. A. DUPETIT-THOUARS. E. HALLEY.

MAX. RADIGUET. DUPÉHu.

Ensuite l'amiral revint à l'île Tauata. Les Français s'occupèrent de créer un sérieux établissement dans la baie de Vaitahu afin de se mettre à l'abri d'un coup de main. Ils

accomplirent des travaux d'installation et de défense, puis emmagasinèrent des vivres et des munitions de guerre. Le commandement supérieur de ces îles avait été donné au capitaine de corvette Halley, ayant sous ses ordres deux autres officiers, un chirurgien et la lère section de la 120ème compagnie. On était alors à la fin du mois de mai. L'établissement s'administrant maintenant par lui-même, la frégate appareilla pour l'île Nuka-Hiva.

Le 31 mai, à dix heures du matin, la Reine Blanche mouilla dans la baie de Taiohae, où elle avait rendez-vous avec d'autres vaisseaux de la division ; mais ceux-ci n'étaient pas encore arrivés. Sur la demande de Dupetit-Thouars, Temoana, roi de Taiohae, vint tout de suite à bord de la fré-


gâte. L'amiral causa quelques instants avec lui, par l'intermédiaire du Père François de Paule Baudichon. Temoana raconta qu'il était en guerre avec la tribu des Taoia et que celle-ci venait même de lui enlever sa femme par surprise.

Il paraissait sentir plus vivement son infortune conjugale que ne le sentent ordinairement les naturels de la Polynésie.

Dupetit-Thouars suivit la même ligne de conduite qu'à Vaitahu : il profita de la situation dans laquelle se trouvait le jeune roi de Taiohae. Il lui proposa de reconnaître la souveraineté du roi des Français et lui promit, s'il y consentait, de mettre une garnison dans sa baie, de forcer la tribu des Taoia à faire la paix et à lui rendre sa femme. Temoana s'empressa d'accepter les propositions de l'amiral. Il fut alors convenu que celui-ci enverrait chercher les chefs principaux des Taoia pendant que Temoana rassemblerait les chefs alliés de Taiohae.

En effet, un canot de la frégate fut expédié aux chefs des Taoia pour les inviter à venir faire la paix sous la médiation de Dupetit-Thouars. Ils accueillirent bien cette démarche et se rendirent immédiatement à bord de la Reine Blanche, où Temoana et les principaux chefs des Teii vinrent également. L'entrevue se passa en présence de l'ami ral, dans la salle du conseil de la frégate. Après s'être mutuellement accablés de reproches, les deux partis consentirent enfin à conclure la paix; de plus, les Taoia s'engagèrent à renvoyer à Temoana son épouse, qu'ils déclaraient d'ailleurs n'avoir pas été enlevée, mais simplement s'être enfuie d'elle-même.

Alors Temoana proposa aux autres chefs l'établissement des Français dans le pays. Chose étrange, cette proposition fut reçue avec enthousiasme. Aussitôt on rédigea l'acte de reconnaissance de la souveraineté sur ces îles de Louis-Philippe, roi des Français, et chacun des chefs se laissa diriger la main pour signer1. Voici cet acte :

1. D'après un témoin oculaire, Max Radiguet. Les derniers sauvages, Souvenirs de l'occupation française aux îles Marquises, p. 91.


Déclaration des chefs de l'île Nukahiva, du 31 mai 1842, pour la reconnaissance de la souveraineté française.

Nous, le roi O'Temoana et les chefs principaux de l'île Nukahiva, déclarons à tous présens et à venir, que nous reconnaissons la souveraineté de S. M. Louis-Philippe, roi des Français; nous lui promettons fidélité et amitié.

Nous demandons à prendre le pavillon Français et à ce que le roi veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre pavillon commun et de notre île.

Fait à la baie de Taïohae, le 31 mai 1842, en présence de M. le Contre-Amiral Abel Dupetit-Thouars, Commandeur de la Légiond'Honneur, commandant en chef de la station de l'Océan Pacifique; de M. Nicolas-Aimé Alix, capitaine de vaisseau, chevalier de la Légiond'Honneur, commandant la frégate la Reine-Blanche ; de M. JeanBenoît-Amédée Collet, capitaine de corvette, chevalier de la Légion d'Honneur, commandant supérieur du groupe du nord-ouest des Marquises, et de M. Laurent-Joseph Bourla, commissaire de la division navale de l'Océan Pacifique, qui, avec nous, ont signé la reconnaissance de la souveraineté pleine et entière que de notre libre arbitre nous faisons en ce moment.

A. DUPETIT-THOUARS. ALIX. COLLET. BOURLA. F. DE P. BAUDICIION.

O'TEMOANA. O'TEMOCCI. O'TuMÉE. O'MOKI. O'TAHUTETE. O'PIKITOKA.

Sur ce, l'assemblée des chefs se sépara et se donna rendezvous au lendemain matin, jour où devait avoir lieu la Déclaration de prise de possession.

Ce jour-là, Temoana céda à la France, par un acte authentique, le mont Tuhiva, pour y construire un fort, et toute la baie, pour y fonder les établissements que cette nation jugerait lui être utiles ; l'acte fut rédigé ainsi qu'il suit :

Acte pour la Cession à la France du mont Tuhiva, en date du ter juin 1842.

En conséquence de la reconnaissance que j'ai faite de la souveraineté de S. M. Louis-Philippe, roi des Français, je cède à la France en


toute propriété le mamelon Tuhiva pour y construire un fort, et toute la baie de Hakapehi, située dans le sud, y compris le premier pli des montagnes qui la terminent dans l'est et vers le sud, pour y faire des établissements militaires ou autres.

Baie de Taïohae, le 1er juin 1842.

O'TEMOANA.

Nous, soussigné, Abel Dupetit-Thouars, Contre-Amiral, Commandeur de la Légion-d'Honneur, et commandant en chef de la station de l'Océan Pacifique, déclarons accepter, au nom du Roi et de la France, la cession faite par le Roi O'Temoana du mont Tuhiva et de la baie de Hakapehi pour y fonder les établissemens Français.

A bord de la frégate la Reine Blanche, le 1er juin 1842.

A. DUPETlT-THOUARS.

Le roi demanda avec instance un pavillon tricolore, afin de l'arborer sur sa case lorsque les couleurs françaises seraient déployées sur le mont Tuhiva 1 ; il lui en fut remis un immédiatement.

Le 1er juin 1842 2, à dix heures, le contre-amiral DupetitThouars et son état-major se rendirent à terre, où le roi Temoana et les principaux chefs de la baie, ceux des Taoia et des Hapa vinrent se joindre à eux. Arrivés sur le mont Tuhiva, ils y furent reçus par le capitaine de corvette Collet.

1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche, après son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate la Reine Blanche, le 18 juin 1842.

2. Dans son rapport en date du 18 juin 1842, le contre-amiral DupetitThouars donne la date du 2 juin 1842 comme étant celle de la « Déclaration de prise de possession, au nom de la France, de Nuku-Hiva et des îles du groupe nord-ouest qui en dépendent ». C'est une erreur, et depuis, elle a été reproduite par tous les écrivains; elle existe même sur les livres officiels publiés par le gouvernement français. La Déclaration de prise de possession au nom de la France, du groupe nord-ouest des îles Marquises a été faite le 1er juin 1842, ainsi que le prouve l'acte officiel que je cite après ce paragraphe. Et ce n'est pas la seule erreur que Dupetit-Thouars commet dans son rapport : il dit aussi que « l'acte de reconnaissance de la souveraineté de Louis-Philippe, roi des Français », fut signé le 1er juin 1842 ; or, c'est le 31 mai 1842 qu'eut lieu la signature de cet acte : la pièce officielle que l'on vient de lire en est la preuve.


Le contre-amiral Dupetit-Thouars fit ouvrir un ban, puis prononça, au nom du roi Louis-Philippe, la déclaration de prise de possession par la France de l'île Nuku-Hiva et des îles du groupe nord-ouest qui en dépendent 1. Le drapeau français fut hissé sur-le-champ, et salué des cris trois fois répétés de Vive le roi! Vive la France ! pendant que retentissaient la fanfare des cuivres, les décharges de mousqueterie et la canonnade de la frégate la Reine-Blanche. La cérémonie terminée, l'acte authentique de la prise de possession fut dressé et signé par tous les chefs. Il était rédigé de la manière suivante :

Déclaration de prise de possession, au nom de la France, du groupe du Nord-Ouest des îles Marquises, le Ier juin 1842.

Nous, Abel Dupetit-Thouars, Contre-Amiral, Commandeur de la Légion-d'Honneur et commandant en chef de la station navale de l'Océan Pacifique, déclarons à tous présents et à venir, qu'en vertu des ordres du Roi et de son Gouvernement, sur la demande formelle du Roi et des principaux chefs de l'île Nukahiva, nous en prenons possession, ainsi que de toutes les îles du groupe du nord-ouest des Marquises qui en dépendent.

En conséquence, nous ordonnons que notre pavillon national soit arboré et qu'une garde soit placée sur l'île Nukahiva pour en assurer la protection.

Fait à la baie de Taiohae, île de Nukahiva, le 1er juin 1842, en présence du Roi O'Temoana et des chefs principaux.

O'TEMOANA. O'PIKITOKA. A. DUPETIT-THOUARS.

ALIX. COLLET. BOURLA.

Le même jour, les tentes des Français furent dressées dans la baie de Hakapehi, au pied du mont Tuhiva, où devait être placé un fort dont Dupetit-Thouars ordonna la construction et auquel il donna le nom de Collel, en commémoration du

1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche, après son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate la Reine Blanche, le 18 juin 1842.


contre-amiral de ce nom, père du capitaine de corvette Collet, destiné à le fonder et à le commander, ainsi que le groupe nord-ouest des îles Marquises1.

Le A juin, la corvette la Triomphante mouilla dans la rade de Taiohae. Le 7 du même mois, le Jules-César arriva et les deux corvettes la Boussole et l'Embuscade suivirent de près. Ces navires apportaient les uns, des troupes, les autres, des vivres pour le personnel des deux établissements. Une partie des troupes renforça la garnison de Taiohae et la Triomphante reçut l'ordre de partir le 11, pour aller à Vaitahu porter un détachement de canonniers et d'ouvriers d'artillerie de marine destinés à servir sous le commandement de M. Halley. Elle devait également y ramener le supérieur de la Mission catholique établie dans cette île, le Père François de Paule Baudichon.

Le 9 juin, Dupetit-Thouars, accompagné de ce missionnaire et du roi Temoana, se rendit à la baie d'Hakapehi chez les chefs des Taoia, qui, malgré le traité conclu, retenaient toujours la femme du roi de Taiohae. Le pavillon français flottait sur la case du vieux chef Maheatete. Celui-ci, ses collègues et la population accueillirent bien leurs visiteurs.

De distance en distance, il y avait des cases où on les invita à s'arrêter et où on leur offrit des cocos. Dans une de ces cases ils trouvèrent Taheiaoco, la femme de Temoana. Dupetit-Thouars l'engagea à le suivre ainsi que ses compagnons lorsqu'ils s'en iraient ; la reine le promit d'abord, puis un indigène la fit rétracter; quelques instants après, le contreamiral renouvela son conseil et y joignit plusieurs présents; mais elle persista dans son refus; une troisième tentative, un peu plus tard, n'eut pas plus de succès. Alors le Père François de Paule Baudichon s'approcha d'elle, lui parla, et

1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche, après son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate la Reine Blanche, le 18 juin 1842.


parvint enfin à la décider à revenir avec son mari. Taheiaoco se leva et, suivie de Temoana, de Dupetit-Thouars et du Père Baudichon, elle reprit le chemin de la plage, tandis que les indigènes manifestaient leur joie de cette réconciliation par mille démonstrations étranges. En effet cet événement pouvait être estimé très heureux, si, comme Dupetit-Thouars l'espérait, il consolidait la paix entre les Taoia et les Teii1.

Le contre-amiral Dupetit-Thouars avait ordonné à la corvette la Triomphante de se rendre à l'île Ua-Pu afin de l'annexer spécialement. Le 11 juin, la corvette appareilla, et, le 12, elle mouilla dans la baie d'Hakahau. Après s'être entendus, le commandant français et les chefs indigènes signèrent ce qui suit : Déclaration des chefs de Vile Hapou, du 12 juin 1842, pour la reconnaissance de la souveraineté française.

Nous, le Roi O'Heato et les chefs principaux de l'île Hapou, déclarons à tous présens et à venir, que nous reconnaissons la souveraineté de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui promettons fidélité et amitié.

Nous demandons à prendre le pavillon Français, et à ce que le Roi veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre pavillon commun et de notre île.

Fait à la baie d'Ilakahau, le 12 juin 1842, en présence de M. Eugène Béchon, officier commandant la corvette la Triomphante et du révérend père François de Paule, supérieur de la mission Française des îles Marquises, qui, avec nous, ont signé la reconnaissance de la souveraineté pleine et entière que de notre libre arbitre nous faisons en ce moment.

O'HEATO. E. BÉCHON. F. DE P. BAUDICHON, prêtre miss. sup. POSTEL.

Vu et approuvé : Le contre-amiral, commandant en chef la station navale de France dans l'Océan Pacifique.

A. DUPETIT- TnouARs.

1. Rapport de M. le contre-amiral Dupetit-Thouars à M. le Ministre de la Marine et des Colonies sur la navigation de la frégate la Reine Blanche, après son départ de Valparaiso et sur la prise de possession de l'archipel des îles Marquises. Baie de Taiohae, frégate la Reine Blanche, le 18 juin 1842.


Le 25 juin, l'amiral voulut annoncer au ministre de la marine et des colonies l'heureuse issue de l'entreprise dont il était chargé ; il lui écrivit ceci : Monsieur le ministre, j'ai l'honneur d'informer Votre Excellence que la prise de possession, au nom du Roi et de la France, des deux groupes qui forment l'archipel des îles Marquises, est aujourd'hui heureusement effectuée.

La reconnaissance de la souveraineté de S. M. Louis-Philippe Ier a été obtenue par les voies de conciliation et de persuasion, et, conformément à vos ordres, elle a été confirmée par des actes authentiques dressés en triple expédition. J'en adresse une ci-jointe à Votre Excellence; je ferai parvenir la seconde, qu'elle m'a demandée par la frégate la Thétis.

Je joins encore à ces pièces officielles le rapport très-circonstancié, de la navigation de la frégate la Reine Blanche, depuis son départ de Valparaiso, et celui de toutes les transactions qui ont eu lieu pour la reconnaissance de la souveraineté du Roi et pour la prise de possession de l'archipel des Marquises. Votre Excellence recevra également, avec ces divers documens, un rouleau renfermant les vues trèsexactes des deux baies où nous sommes établis et le plan du poste de Vaitahu.

Je suis, etc.

Baie de Taiohae, frégate la Reine-Blanche, 25 juin 1842.

A. DUPETIT-THOUARS.

Les déclarations des 1er mai et 1er juin 1842 assuraient à la France la possession des groupes Sud-Est et Nord-Ouest des îles Marquises ; mais, pour éviter des contestations, chaque île fut toujours spécialement annexée. Le 3 août 1842, on dressa l'acte suivant, pour la cession à la France de l'île RoaHuga :

Acte dressé le 3 août 1842 à Hoagata, pour la cession à la France de l'île de Roa-Huga.

Nous, le roi Téaïtoua et les chefs principaux de l'île Roa-Huga, déclarons à tous présens et à venir que nous reconnaissons la souve-


raineté de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui. promettons fidélité et amitié.

Nous demandons à prendre le pavillon Français et à ce que le Roi veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre pavillon commun et de notre île.

Fait à la baie de Hoagata le 3 août 1842, en présence de MM. Dollieule, Jacques Philémon, Ferré (Charles), Enseignes de Vaisseau, et Le Callenec (Pierre), Chirurgien.

TEAITOUA. TEEIPOU. TOCOAI. NOHA. ITREIIILI.

Le commandant de l'Embuscade, J. MALLET. CH. DOLLIEULE.

CH. FERRÉ. J. PHILÉMON. P. LE CALLENEC, Chirurgien.

Cependant les Français continuaient de travailler à l'établissement qu'ils voulaient fonder. On exploitait les roches environnantes, l'on coupait des arbres et ces matériaux étaient portés à bras d'hommes. Les marins et les soldats élevaient un magasin aux vivres et creusaient dans le roc une poudrière. L'on avait bâti un four à pain et un four à chaux; le corail des grèves fournissait le calcaire. Des constructions commençaient à s'élever dans la plaine d'Hakapehi, et le mont Tuhiva se couronnait d'une ligne de murailles. A l'intérieur du fort Collet, était creusé un puits très profond, fournissant de l'eau douce en abondance. Les travaux durèrent à peu près deux mois. Lorsqu'ils furent terminés, les troupes abandonnèrent le camp et occupèrent le fort, où l'on avait placé sept canons. Celles-ci se trouvant en sûreté, le contre-amiral jugea qu'il pouvait maintenant s'éloigner; la Reine-Blanche leva l'ancre et repartit pour l'île Tauata.

La prise de possession de l'archipel des Marquises avait eu lieu sans difficultés. Plusieurs semaines s'étaient écoulées depuis, et la paix continuait à régner. Elle ne devait pas malheureusement durer longtemps. A Vaitahu (Tauata), le chef Iotete avait fini par mieux comprendre ce que signifiait l'acte qu'il avait signé. La présence continuelle des Français dans sa vallée, leurs allures, leurs travaux de fortifica-


tion lui avaient appris que ses protecteurs n'étaient en réalité que des maîtres. Il se rendit compte alors de l'abaissement dans lequel il était tombé et la tristesse le gagna.

A celle-ci succéda bientôt la colère et, quoiqu'il n'eut pas à se plaindre des Français qui faisaient d'ailleurs tous leurs efforts pour ne pas le froisser, il voulut les fuir ; en conséquence il alla demeurer dans une case qu'il possédait au fond de la vallée, vers la montagne. Beaucoup d'habitants de la baie s'empressèrent aussi d'agir comme leur roi et celle-ci devint presque déserte. Le commandant particulier de l'île, M. Halley, fit tout ce qu'il put pour ramener le vieux roi et calmer son irritation; mais celui-ci resta insensible à ces bons procédés. Il répétait sans cesse que les Français étaient les maîtres, et que le véritable roi de l'île c'était Halley et non pas Iotete. Un jour il dit à un indigène : « Combien veux-tu de chefs ? » Bref, il était visible que cette' situation ne pouvait se prolonger sans amener une catastrophe.

Sur ces entrefaites, la Reine-Blanche arriva le 20 août.

Mis au courant des faits, l'amiral pria Iotete de revenir dans la baie et d'y renvoyer la population. Celui-ci répondit qu'étant malade il ne pouvait quitter la montagne et qu'il avait déjà ordonné aux indigènes de retourner au rivage.

Dupetit-Thouars ne fut pas dupe de cette réponse : il répliqua que si dans huit jours le roi et ses sujets n'étaient pas revenus, il considérerait comme rompue l'amitié que celui-ci avait conclue avec les Français.

Le 24 août, ces derniers procédèrent à l'annexion de l'île Fatu-Hiva. Voici les deux actes qui furent dressés pour cette prise de possession : Acte dressé le 24 août 1842, à Anavaré, pour la cession à la France de Vîle Faluiva.

Nous, le Roi et les chefs principaux de l'Ile Fatuiva (la Madeleine) déclarons à tous présens et à venir que nous reconnaissons la souve-


raineté de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui promettons fidélité et amitié.

Nous demandons à prendre le pavillon Français et à ce que le Roi veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre pavillon commun et de notre Ile.

Fait à la baie d'Anavaré le 24 août 1842, en présence des chefs principaux qui, avec nous, ont signé la déclaration ci-dessus : OPI. THÉIAIOO. TuOI. E. HALLEY. L. CUGNY. C. PROUCHET.

Acte dressé le 24 août 1842. à Homoa, pour la cession à la France de l'île Fatuiva.

Nous, le Roi et les chefs principaux de l'île Fatuiva (la Madeleine) déclarons à tous présens et à venir que nous reconnaissons la souveraineté de Sa Majesté Louis-Philippe, Roi des Français; nous lui promettons fidélité et amitié.

Nous demandons à prendre le pavillon Français et à ce que le Roi veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre pavillon commun et de notre Ile.

Fait à la baie de Homoa, île Fatuiva, le 24 août 1842, en présence des chefs principaux qui, avec nous, ont signé la déclaration ci-dessus : O'AÏTETOUHA. BATIPOU. PETON. TOUTIA. VÉKEOHOUA-OU.

ALIX. A. PERIN. E. REINE. MAX. RADIGUET.

Quelques jours après, le 30 août 1842, les Français conclurent aussi un traité avec les chefs de la baie d'Atiheo ; il était rédigé en ces termes :

Traité conclu le 30 août 1842, entre la France et les chefs de la baie d'Atihéo.

Nous, chefs de la baie d'Atihéo, déclarons à tous présents et à venir que nous reconnaissons la souveraineté de S. M. Louis-Philippe, Roi des Français ; nous lui promettons fidélité et amitié ; nous demandons à prendre le pavillon Français et que le Roi veuille bien nous accorder une garnison pour la protection de notre pavillon commun et de notre baie.

Fait en présence de MM. Collet, commandant supérieur du groupe


N.-O. des Marquises; Touques, capitaine de la 15E compagnie d'infanterie de marine; Vrignaud, enseigne de vaisseau, commandant la 2E section de la 120E compagnie; Rohr, lieutenant d'artillerie, commandant le détachement d'artillerie à Taiohae, où nous nous sommes transportés.

Fort Collet, le 30 août 1842.

Le chef de la baie de Atiheo, OPIA-AI-NAI. COLLET. Min FOUQUES. VRIGNAUD. ROHR.

Le Commandant en chef de la station de l'Océan Pacifique, A. DUPETIT-THOUARS.

Cependant plus de huit jours s'étaient écoulés et aucun indigène n'était revenu à la baie de Vaitahu (Tauata). Alors une assemblée générale de chefs fut convoquée et, en sa présence, l'on prononça la déchéance du roi; après quoi, les chefs reçurent l'ordre d'en élire un autre immédiatement.

Ils nommèrent Maheono, puis allèrent signifier à Iotete sa déposition. Celui-ci se contenta de répondre qu'il savait que depuis longtemps il n'était plus roi.

Il avait bien ses raisons pour n'être pas ému outre mesure de cette décision. Il n'ignorait pas que la population lui était extrêmement attachée et qu'il pouvait même compter sur son concours dans les cas les plus graves. C'est ce dont le commandant particulier s'aperçut aussi bientôt. La situation ne fut en rien modifiée et il se trouva encore plus embarrassé qu'auparavant, surtout depuis le départ de Dupetit-Thouars. Pour tâcher de sortir de cette situation, il fit rappeler de l'île Hiva-Oa, où il se trouvait exilé, un frère d'Iotete ainsi que ses partisans, une quarantaine de guerriers. Le commandant particulier espérait de la sorte se créer des alliés fidèles. De plus, il prit la décision de chasser Iotete de sa vallée s'il n'y ramenait pas immédiatement son peuple. Cette décision fut communiquée aux indigènes.

Le 16 septembre, Taheia, la fille du roi déchu, vint, suivie de femmes, supplier M. Halley de le laisser vivre en simple


particulier dans la demeure qu'il avait choisie. Après avoir parlé au nom de son père, la jeune fille réitéra sa demande au nom de toute la tribu. Mais M. Halley ne se laissa pas toucher par cette démarche et il déclara qu'il donnait vingtquatre heures à la population de Vaitahu pour se soumettre.

Alors Taheia se retira avec son cortège de femmes et retourna communiquer au peuple l'ultimatum de M. Halley.

Le lendemain, un indigène se présentait devant le commandant particulier et lui disait qu'il était envoyé par la tribu pour lui faire savoir que celle-ci refusait d'abandonner Iotete et qu'elle était décidée à mourir plutôt qu'à se séparer de son roi. « Eh bien! la guerre, alors », riposta M. Halley. L'envoyé ne répliqua rien; il quitta brusquement les lieux et se dirigea vers la montagne.

C'était le 17 septembre 18A2. L'expédition se mit aussitôt en marche. Elle était composée de trois colonnes : la première, commandée par le lieutenant de vaisseau De Ladebat; la seconde, sous les ordres du capitaine d'infanterie de marine Cugnet; la troisième, commandée par le capitaine de corvette Halley. Les Français prirent un sentier qui descendait d'abord, traversait ensuite un terrain limité par un ruisseau couvert d'une végétation luxuriante, remontait enfin en se tordant et devenait assez étroit pour empêcher deux hommes d'y passer de front. Le lieutenant de vaisseau De Ladebat se tenait en tête de sa colonne, qui cheminait sur une file entre un talus et un fossé naturel au-dessus duquel se montraient des cimes de roseaux. Arrivé à un endroit où le sentier formait un coude sur lequel s'élevait deux ou trois cocotiers, M. De Ladebat se trouva subitement en présence, à trente pas du fossé, d'ouvrages fortifiés par les indigènes. Il y avait là un petit mur en pierres sèches où l'on avait pratiqué des meurtrières et un second mur derrière lequel se voyaient une case et un hangar construits sur une plate-forme et entourés d'arbres. Une voix cria du retranchement ce seul mot : « Tapu! » M. De Ladebat


épaula un fusil de chasse qu'il portait et tira les deux coups.

Les indigènes firent feu à leur tour et le lieutenant de vaisseau, atteint de deux balles dans la tête, tomba sur le sol avec cinq marins qui se trouvaient blessés. Une partie de la colonne revint sur ses pas tandis que l'autre se cachait dans des buissons d'où elle se mit à échanger des coups de fusil avec les kanaques. Prévenu de ce malheureux début de combat, le capitaine de corvette Halley s'élança vers le lieu où gisaient l'officier et les cinq matelots. Arrivé au tournant, il s'abrita derrière un cocotier pour examiner la position de l'ennemi; mais, à un moment où il donnait un ordre, il commit l'imprudence de se montrer. Aussitôt plusieurs coups de feu retentirent et M. Halley, frappé d'une balle en plein front, s'affaissa au pied du cocotier. Le commandant du Bucéphale, M. Laferrière, avait suivi l'expédition en amateur. Il se mit à la tête de la colonne Ladebat et, après une attaque assez vive, il parvint à dominer le retranchement des indigènes et à les chasser de leur position. Ceux-ci s'enfuirent par des défilés inconnus des Français, qui, pour ce motif, ne purent les poursuivre longtemps.

Les Français comprirent qu'il leur fallait changer de tactique s'ils ne voulaient pas perdre beaucoup de monde dans des lieux qu'ils connaissaient à peine. Le lendemain, trente hommes de la 16ème compagnie occupèrent une petite montagne qui séparait les deux baies ; un poste avancé, sous les ordres du lieutenant Fossey, se plaça à la lisière d'un bois situé près du fort; une pièce de huit domina le ravin du côté de Vaitahu. Puis on attendit les kanaques au lieu d'aller les chercher.

Ceux-ci parurent vers huit heures du matin; mais ce ne fut qu'un peu plus tard qu'ils attaquèrent les retranchements français en s'établissant sur une crête qui dominait la petite montagne. Il y eut alors un combat assez vif dans lequel les indigènes perdirent plusieurs des leurs et qui coûta aux Français deux blessés. Vers midi, l'enseigne de vaisseau


Prouhet et des hommes du Bucéphale étant parvenus à se rapprocher des crêtes, les indigènes durent reculer vers les sommets d'Hanamihae. Ils firent cependant bonne contenance et blessèrent un marin. Le Bucéphale envoya des boulets dans cette direction. Dans l'après-midi, l'élève de 2ème classe Gérin Roze eut le front labouré d'une balle, tandis qu'il s'occupait avec M. Prouhet de terminer le tracé d'un épaulement destiné à protéger les hommes durant la nuit.

A huit heures du soir, les kanaques ouvrirent le feu sur tous les points occupés par les Français. Seuls, ceux de la petite montagne ripostèrent afin de ne pas dépenser inutilement des munitions. Les naturels avaient un vieux canon et un obusier de montagne 1 et deux fois leurs boulets atteignirent les retranchements français. Toutefois ces pièces ne tirèrent pas longtemps. Le commandant Laferrière fit placer sur la petite montagne un obusier de douze et, au lever du soleil, on dirigea le tir sur la batterie des indigènes, que ceux-ci abandonnèrent aussitôt. Néanmoins ils continuèrent à tirailler, mais sans se montrer.

L'insurrection paraissant devoir se prolonger, il était plus prudent de demander des secours à Taiohae. Afin de ne pas priver la garnison de Vaitahu de l'appui du Bucéphale, le second du navire, M. Prouhet, dix matelots et deux quartiersmaîtres montèrent, la nuit arrivée, dans une simple chaloupe et, sans s'inquiéter des dangers qu'offrait ainsi une telle traversée, ils firent voile pour l'île Nuka-Hiva.

A Vaitahu, rien ne troubla le repos des Français jusqu'à quatre heures du matin. Ensuite les indigènes recommencèrent à tirer sur tous les points du camp et de la redoute de la petite montagne. Tout à coup ils se présentèrent en masse ; ils avaient rampé jusque-là pour mieux se dissimuler. Ce fut le second maître Castra qui donna l'alarme et, avec les factionnaires obligés de rétrograder,

1. Servis, à ce qu'ils dirent plus tard, paraît-il, par des déserteurs anglais et américains.


soutint le premier choc. Quelques marins parvinrent à chasser des kanaques d'un endroit où ceux-ci tiraient dans la petite redoute. Ses défenseurs n'en restèrent pas moins dans une position excessivement critique. Plusieurs d'entre eux furent blessés. Les naturels étaient tellement nombreux que les hommes de la redoute se trouvaient assaillis de toutes parts.

Ils luttaient désespérément et faisaient des décharges terribles pour repousser l'ennemi. Enfin, le jour se levant, une section de renfort put sortir du camp et se porter au secours de la redoute. Il était temps. Le sous-lieutenant Fossey et ses hommes s'y trouvaient tellement pressés par l'ennemi qu'ils exécutaient une charge à la baïonnette quand la section de renfort arriva. Celle-ci les imita et, sous cette double impulsion, les kanaques furent précipités sur les versants d'Hanamihae et de la mer, puis chassés de la crête de la petite montagne. Ils prirent alors la fuite dans les bois de la vallée. Mais là ils reçurent une décharge générale et de la mitraille du Bucéphale, ce qui acheva de les disperser. Leurs pertes étaient sérieuses, aussi bien en morts qu'en blessés; néanmoins il fut impossible d'en fixer exactement le chiffre, car, suivant leur coutume, ils les avaient presque tous emportés. Jamais les naturels n'avaient réuni d'aussi grandes forces; ils l'avouèrent plus tard et déclarèrent qu'ils ne comprenaient pas comment ils n'avaient pu réussir à vaincre les Français.

Ce fut en réalité le dernier combat important livré à Vaitahu. Il n'y eut plus ensuite que des escarmouches. Le 21 septembre, les kanaques essayèrent de descendre dans la vallée; ils en furent repoussés par les canons du Bucéphale.

Des pirogues tentèrent aussi de traverser la baie pour aller à Hapatoni; mais des embarcations françaises les en empêchèrent. Le 22. les naturels attaquèrent encore le camp et blessèrent un homme ; ils furent obligés de se replier et de se borner à continuer de loin une inutile fusillade. Le 23, à midi, la Boussole jeta l'ancre dans la baie de Vaitahu, où


elle débarqua des renforts et des vivres. Alors les indigènes semblèrent découragés ; ils cessèrent leur feu. Cependant, le 2h, on les vit passer sur les crêtes qui mènent aux baies d'Hapatoni et d'Hanatetena et, vers dix heures, ils exécutèrent une fusillade générale. Après quoi, ils ne tirèrent plus un seul coup de fusil; ils disparurent et ne revinrent plus. Le silence recommença à régner à Vaitahu et dans les environs.

Sui vant le Père Baudichon, la guerre était terminée ; les naturels devaient désirer la paix. Il offrit d'aller lui-même s'en assurer auprès d'eux. Le commandant Laferrière accepta et mit à sa disposition une baleinière de la Boussole sous les ordres de l'enseigne de vaisseau Desnoyers. Celle-ci partit et ramena au bout de quelques heures Maheono, sa femme, et deux autres chefs. Une réunion de commandants eut lieu à bord de la Boussole et finalement la paix fut accordée aux indigènes aux conditions suivantes : cession en toute propriété au gouvernement français des baies, vallées, versants et montagnes de Vaitahu, Hanamihae et Hanapoo, ainsi que tout ce qu'elles renfermaient ; expulsion d'Iotete de toutes les vallées de l'île Tauata, avec permission néanmoins de vivre dans la baie d'Hapatoni; nouvelle nomination de Maheono comme chef suprême de Tauata; mais celuici viendrait le lendemain à midi faire au nom de la population acte de soumission au commandant français. Maheono et ceux qui l'accompagnaient retournèrent immédiatement aviser leurs compatriotes des conditions de la paix.

Le 25 septembre, à l'heure fixée, Maheono, suivi de sa femme et d'autres indigènes, arriva à Vaitahu, où il accomplit en présence du commandant français ce que celui-ci avait exigé de lui et de son peuple. Ensuite M. Laferrière dit aux naturels qu'il recevait au nom du roi des Français leurs serments de soumission et d'obéissance, leur accordait la paix aux conditions stipulées et leur promettait l'amitié des Français tant qu'ils observeraient exactement le


traité conclu. Sur ces dernières paroles, les deux partis se séparèrent. La Boussole leva l'ancre et vogua pour Nuka-Hiva.

L'insurrection était enfin terminée; mais cela n'avait pas été sans des pertes cruelles : le combat ou plutôt les combats de Vaitahu avaient coûté aux Français vingt-six hommes, dont un capitaine de corvette, un lieutenant de vaisseau et vingt-quatre marins et soldats Pendant que la guerre ensanglantait l'île Tauata, la paix continuait de régner dans l'île Nuka-Hiva. Le 26 septembre, la Boussole revint au mouillage de Taiohae. Les événements de Vaitahu ayant été connus des indigènes, les chefs Temoana, Nieitu et Pakoko vinrent proposer au commandant particulier de les faire transporter à Tauata avec cent Teii pour y faire la guerre aux habitants. Celui-ci remercia les chefs et leur dit que, si le chef français qui était là le voulait, il avait assez de forces pour battre toute l'île.

Le contre-amiral Dupetit-Thouars avait donné au capitaine de corvette Collet, avec ses instructions, l'ordre de commandement du groupe nord-ouest des Marquises, par conséquent de Taiohae. M. Collet était un officier distingué, qui savait être à la fois juste et ferme. Tout en s'occupant de ses devoirs militaires, il ne négligeait aucune occasion d'étudier les coutumes et les mœurs des naturels. Doué d'un 1. Rapport de M. le capitaine de corvette Vrignaud, commandant la Boussole, stationnée aux iles Marquises.

Il existe à Vaitahu un cimetière dans lequel se trouvent deux pierres qui portent les inscriptions suivantes : CI-GIT MICHEL EDOUARD HALLEY CAPITAINE DE CORVETTE OFFICIER DE LA LÉGION D'HONNEUR FONDATEUR DE LA COLONIE DE VAITAHU MORT AU CHAMP D'HONNEUR LE 17 SEPTEMBRE 1842.

ICI REPOSENT LES CORPS DES MARINS ET MILITAIRES MORTS AU COMBAT DU 17 SEPTEMBRE 1842.

D'après les dates de ces deux inscriptions tombales, le combat de Vaitahu aurait donc eu lieu le 17 septembre 1842, et non pas le 18, ainsi que le déclarent plusieurs publications officielles.


esprit observateur, il a laissé sur ceux-ci des notes qui, à part quelques illusions inévitables à l'époque où il écrivait, sont très exactes. Pour cette raison je vais en citer plusieurs passages : « Les insulaires de cet archipel, jadis anthropophages, ont mis un terme à ces coutumes abominables et je pense bien qu'à Noukahiva nous avons été les derniers témoins de ces atrocités. Trois jours après notre arrivée, un Taiipis vint au village d'A vao, situé dans la montagne demander aux Taiis, s'ils allaient laisser des étrangers s'établir dans l'île et s'ils n'allaient pas prendre leurs poudres et leurs armes. Un coup de casse-tête qui le tua, fut la réponse faite à sa provocation.

Il s'en suivit un repas de vieillards qui nous cachèrent longtemps cet acte de cannibalisme que j'ai fini par apprendre plus tard, et que j'ai approfondi avec certitude m'étant fait présenter les os de ce malheureux.

« On jugerait bien mal ces indigènes, si d'après cela on les croyait méchants. Quant à moi, j'ai trop de preuves du contraire, pour ne pas affirmer qu'il ne fallait que leur montrer toute l'horreur de cet usage barbare pour y mettre fin et si, à de longs intervalles, ils ont eu quelques crimes à se reprocher envers les étrangers, j'ai la presque certitude qu'ils n'ont été qu'une représaille ou qu'ils y ont été poussés par des déserteurs qui sont parmi eux. Le fond de leur caractère est doux et patient; ils sont grands, forts, agiles à étonner, courageux, d'une intelligence bien plus grande que celle des Africains et supérieure à celle des paysans de plusieurs de nos départements; mais ils sont d'une versatilité surprenante; c'est dans mon opinion et dans celle de beaucoup de voyageurs, la plus belle race d'hommes des îles de la mer du sud; mais un inconvénient bien grand et qui balance une foule de qualités dont la nature les a doués, c'est que n'ayant ni le besoin ni l'habitude du travail, ils sont très paresseux.


« La première difficulté qui se présentera, sera de rendre laborieux des gens qui de tout temps, ont passé leur existence dans l'oisiveté la plus complète. C'est donc avec une persévérance peu gênante d'abord qu'il conviendra de les captiver, jusqu'à ce qu'ils aient reconnu que l'ouvrage trouve une compensation dans le gain qu'il procure. Alors, je ne doute pas qu'on ne parvienne à un résultat, surtout chez les jeunes gens plus enclins à la nouveauté1. »

Le commandement du capitaine Collet à Taiohae dura un peu plus d'un an et, pendant ce temps, il n'y eut aucun conflit avec les indigènes. Le 17 avril 18/j3, le capitaine de vaisseau Bruat avait été nommé, par une ordonnance royale, gouverneur des Établissements français de l'Océanie. Il arriva le 16 septembre, à Taiohae, sur la frégate l'Uranie. Le 17, il prit officiellement le service Le 18, le capitaine Collet remit au chef de bataillon d'artillerie de marine Favereau les archives de la colonie.

En 18/i/i, les Français furent obligés de châtier les Hapa, habitants de la baie du Contrôleur (île Nuka-Hiva). Le 29 juillet, ceux-ci subirent une défaite, sans éprouver, il est vrai, de grandes pertes ; les Français n'eurent aucun mort.

L'année 1845 fut marquée par l'exécution de Pakoko2, chef des guerriers de la vallée d'Avao à Nuka-Hiva.

Pakoko n'était qu'un parvenu : il était né dans la plus basse classe du peuple; mais par sa bravoure et sa cruauté, il était devenu le plus influent de tous les chefs des Teii.

La cause de sa condamnation à mort constitue l'un des épisodes les plus sombres de l'histoire de l'archipel des Marquises.

Dans le courant du mois de décembre 18Zi/i, le nouveau

1. Rapport sur les îles Marquises adressé le 1er août 1844 à M. le ministre de la marine par M. le capitaine de corvette Collet.

2. C'est-à-dire: Le Grand (sous-entendu: tueur ou mangeur); ainsi nommé parce qu'il était le plus grand anthropophage de l'île.


commandant particulier de Taiohae, M. Amalric, chef de bataillon d'artillerie de marine, de concert avec le roi Temoana, avait, dans l'intérêt de la morale, interdit aux femmes indigènes de se rendre à bord des navires en rade, sous peine de deux jours de prison. En apprenant cette défense, le chef Pakoko tint des propos insolents sur le compte de M. Amalric et autorisa les femmes de ses vallées à communiquer en plein jour avec les baleiniers. Le 22 janvier 1845, vingt de ces femmes furent saisies, comme étant en contravention avec la défense du commandant particulier, et conduites en prison. Parmi elles, se trouvait la fille de Pakoko. Celui-ci ressentit une telle colère de la voir enfermée qu'il résolut de se venger. Aussitôt une sourde agitation se manifesta parmi les kanaques de sa tribu et, le 28 janvier, cinq soldats français, qui avaient eu l'imprudence de s'avancer au delà de la limite qu'on leur avait défendu de franchir, furent massacrés par ces indigènes à l'instigation de leur chef.

Le commandant particulier fit marcher des troupes contre cette tribu ; beaucoup de kanaques furent tués, les autres, dispersés et poursuivis dans les montagnes. Toutefois Pakoko n'avait pas été pris. Le 28 février, il envoya au commandant un kanaque. Celui-ci était chargé de justifier la conduite du chef et de demander pour lui la permission de se présenter au fort Collet. M. Amalric répondit que la tête de Pakoko était mise à prix et que ce qu'il avait de mieux à faire, c'était de se rendre à discrétion. Le lendemain, Pakoko arriva au fort, où M. Amalric le reçut en présence du roi Temoana, du chef Veketu, et de trois autres petits chefs convoqués par l'officier français. Ce dernier rappela à Pakoko les actes violents accomplis par ses ordres; celui-ci nia toute participation à ces actes et en rejeta la responsabilité sur ses parents et ses partisans qui avaient agi de leur propre initiative. Le commandant particulier fit conduire Pakoko en prison et décida de le faire juger par une com-


mission militaire, ainsi que trois des treize kanaques qui avaient assassiné les cinq soldats français 1.

Le 18 mars, la composition de la commission militaire fut arrêtée de la façon suivante : M. Amalric, président, deux capitaines, quatre lieutenants et un sous-lieutenant; un commis de marine servait de secrétaire.

Le lendemain 19, la commission militaire se réunit. Six soldats d'infanterie de marine furent entendus comme témoins à charge. Pakoko nia absolument tous les faits qui lui étaient reprochés, prétendant que le meurtre des Français avait été consommé à son insu par ses parents, qui avaient ainsi voulu laver la lache faile à sa fille 2. Oehitu et Ulta avouèrent avoir participé au meurtre des soldats français, mais ils déclarèrent formellement avoir agi par l'ordre de Pakoko et ils ajoutèrent que depuis longtemps celui-ci se préparait même à la guerre. Tupeu confirma cette dernière déclaration et se justifia en fournissant un alibi.

Les accusés furent emmenés et la commission militaire délibéra. Elle condamna Pakoko à mort, Oehitu et Ulta, à la déportation perpétuelle; Tupeu fut acquitté. Quant aux kanaques contumaces, la commission en présence des charges qui pesaient sur eux, les reconnut également coupables d'avoir assassiné ou trempé dans l'assassinat des Français et les condamna à la peine de mort. Elle décida que le jugement serait lu aux accusés en présence des troupes et qu'il serait exécuté dans les quarante-huit heures.

En conséquence, le 21 mars, Pakoko fut conduit sur la lisière de la vallée d'Avao. Quelques moments avant d'être fusillé, il confessa à plusieurs reprises que c'était bien lui qui avait ordonné le massacre des cinq soldats et que les Français étaient justes ainsi que le commandant 3. Sur le

1. Rapport du chef de bataillon Amalric. en date du 2 avril 1845.

2. Ceci nous prouve, une fois de plus, que la morale n'est pas immuable, comme se l'imaginent beaucoup d'esprits étroits, mais qu'au contraire elle varie suivant les pays ainsi que les façons de l'interpréter.

3. Rapport du chef de bataillon Amalric, en date du 2 avril 1845.


terrain d'exécution, il fut calme et presque fier; il refusa de se laisser bander les yeux, jeta un dernier regard sur les massifs de la vallée, puis attendit le feu des soldats français.

La décharge eut lieu et Pakoko tomba frappé de dix balles.

Sa mort produisit un effet salutaire : elle inspira aux indigènes la crainte et le respect des Français 1.

Malheureusement le délaissement des deux colonies de Vaitahu et de Taiohae commençait déjà; les événements de l'archipel de la Société absorbaient toutes les forces que le gouvernement français possédait dans l'Océanie orientale.

Il envoya à Tahiti presque toute la garnison de Vaitahu et son matériel. En 1847, cet endroit fut même complètement abandonné. En 1848, il y eut une réduction du personnel de Taiohae et ce qui en restait fut expédié l'année suivante à Tahiti.

En 1851, l'Assemblée nationale ayant désigné File NukaHiva comme pays de déportation pour les insurgés, Taiohae reprit alors un peu d'importance. Les marins de fArlémise et de la Moselle réparèrent le fort Collet et l'on y enferma les déportés Ilode, Gende et Longo-Masino. Quant à la maison du commandant particulier, au pavillon des officiers, et au magasin général, ils ne nécessitèrent aucun travail : ils étaient complètement intacts. Deux blockhaus défendirent les hauteurs voisines, et un navire stationna dans la baie. La garnison se composa d'une compagnie d'infanterie, de dix ouvriers d'artillerie et de douze gendarmes. Un capitaine de frégate commanda ce nouvel établissement. Mais celui-ci ne dura pas longtemps. En 1854, les déportés furent graciés et ils quittèrent la colonie. Aussitôt les autorités ordonnèrent la démolition des blockhaus et, lentement, l'évacuation com-

1. Le 18 mars 1845, le chef de bataillon Amalric avait aussi fait fusiller un kanaque nommé Oko que la voix publique, confirmée par les déclarations formelles des deux chefs principaux des vallées d'Avao et de Pakiu, déclarait coupable de nombreux empoisonnements.


mença. La garnison fut d'abord diminuée, puis peu à peu réduite à n'être plus que de vingt soldats, leur officier, quatre gendarmes, deux ouvriers d'artillerie, un chirurgien et un agent des subsistances; tel était, en 1855, le poste d'Hakapehi dans la baie de Taiohae, que commandait en chef le lieutenant de vaisseau de la goélette stationnaire, sur laquelle se trouvait une vingtaine d'hommes d'équipage

Le 27 août 1857, une frégate française fut obligée de débarquer une compagnie pour châtier des guerriers de la tribu des Taïpi-Vaï, qui, le 22 août, avaient tenté d'enlever sur le territoire de la Mission deux jeunes filles hapa qu'ils voulaient sacrifier aux dieux. Les Français attaquèrent cette tribu, la chassèrent de son village et ravagèrent sa vallée.

Mais cette expédition n'eut pas le résultat qu'on espérait : les Taïpi-Vaï ne demandèrent pas la paix et préparèrent, au contraire, leur revanche. Voyant cela, les missionnaires se dévouèrent : ils allèrent trouver leurs ennemis dans leur camp et les engagèrent à se soumettre aux autorités françaises.

Les Taïpi-Vaï finirent par céder aux instances des Pères, et le 7 septembre, ils renoncèrent à la lutte et remirent leurs armes.

Durant l'année 1859, l'œuvre de la Mission faillit être ruinée par les agissements d'une prêtresse des idoles, cheffesse de la puissante peuplade des Taioa, dans la vallée d'Hakaui (Nuka-Hiva). Cette femme nourrissait une haine profonde contre la nouvelle religion introduite par les Blancs et elle ne cessait d'exciter ses sujets contre les missionnaires et leurs adeptes. Après avoir longtemps déclamé contre ces derniers, elle passa des paroles aux actes : le chef Matio et ses gens furent chassés de leurs terres et elle donna l'ordre de tuer tous les chefs de Taiohae. Mgr Dordillon et le roi Temoana se rendirent auprès d'elle pour essayer de la ramener à de meilleurs sentiments ; mais ils se heurtèrent à

1. H. JOUAN, Archipel des Marquises, p. 75.


une volonté de fer et durent se résigner à s'en remettre au sort des armes. Ce fut alors une véritable guerre sainte : à la voix de leur prêtresse, les païens de la vallée d'Hakaui se levèrent contre les chrétiens de la baie de Taiohae; de nombreux combats ensanglantèrent l'île. Les deux partis eurent tour à tour des succès et des revers. Dans un combat livré le 27 mars, le roi Temoana montra, dit-on, le plus brillant courage : il resta continuellement à la tête de ses guerriers, malgré les balles qui pleuvaient autour de lui. La guerre fut longue, car des deux côtés on cherchait plutôt à se surprendre qu'à s'aborder franchement. De temps en temps les païens se jetaient sur les domaines des chrétiens, pillaient leurs cases, les incendiaient et repartaient aussitôt chez eux. Mais le23 septembre 1859, un navire français arriva de Tahiti pour rétablir l'ordre à Nuka-Hiva. La présence de cette force en imposa aux belligérants. Après quelques négociations, la paix futenfin conclue, le 27 septembre, entre les différents chefs d'Hakaui et de Taiohae. L'île redevint calme. Plusieurs jours s'écoulèrent. Les peuplades semblaient définitivement réconciliées.

Alors M. de Kermel et le lieutenant Lebleu jugèrent qu'ils pouvaient sans crainte s'éloigner de Nuka-Hiva. Le 8 octobre, leur navire leva l'ancre et repartit pour Tahiti.

En effet, païens et chrétiens tinrent leurs engagements ; aucun trouble n'éclata dans l'île Nuka-Hiva. Cependant les Taioa ne s'étaient pas convertis. Ce ne fut que plusieurs mois plus tard qu'ils passèrent au Christianisme. Voici comment. En février 1860, une corvette de guerre française la Thisbé mouilla dans la baie de Taiohae. Son commandant, M. de Cintré, voulut aller voir cette redoutable peuplade des Taioa dont il avait entendu souvent parler au cours de son voyage en Océanie. Un jour, il se rendit avec Mgr Dordillon et le Père Dominique dans l'antre qu'elle habitait. Celle-ci les reçut très bien. On les amena sur la place publique et, là, des Taioa se mirent à jouer du tambour et à chanter des ula. La cérémonie achevée, la fameuse prêtresse païenne,


auteur de tant de maux, déclara aux missionnaires qu'elle et son peuple voulaient maintenant embrasser la religion chrétienne. M. de Cintré félicita la prêtresse de sa détermination; les Pères exprimèrent leur satisfaction. Après quoi, les visiteurs prirent congé des Taioa et retournèrent à Taiohae.

Les missionnaires catholiques s'empressèrent de profiter de ces bonnes dispositions ; ils se prodiguèrent, et en peu de temps la peuplade des Taioa fut suffisamment instruite pour recevoir le baptême. Sa conversion amena celle de beaucoup d'autres kanaques qui, jusque-là, s'étaient montrés hostiles à la nouvelle religion. Bientôt la majorité de la population de l'île Nuka-Hiva fut catholique. Les Pères se crurent définitivement victorieux.

Ils se trompaient; ils bénéficiaient surtout de l'ascendant que donne le pouvoir militaire. Depuis l'annexion des îles Marquises à la France, les indigènes s'étaient montrés d'une façon générale moins hostiles à leurs enseignements ; cependant, à Tauata et à Fatu-Hiva, les Pères avaient échoué complètement et avaient été contraints de quitter momentanément ces deux îles. Dans les îles Nuka-Hiva, Ua-Pu et Hiva-Oa, où étaient établies les trois Missions catholiques, elles n'avaient réussi que dans les deux premières à obtenir un nombre honorable de conversions.

Mais la plupart de celles-ci n'étaient que superficielles, et souvent les Pères avaient la douleur de voir leurs néophytes retourner à l'idolâtrie. D'ailleurs, païens ou chrétiens, tous les indigènes continuaient à mener la même vie que par le passé. Ils étaient toujours aussi paresseux, ivrognes, voleurs, menteurs et débauchés. L'arrivée de chaque navire étranger était signalée par les mêmes scènes de prostitution que jadis : les épouses et les filles des kanaques se rendaient à bord se livrer au premier venu afin de récolter des piastres, qu'elles remettaient intégralement à leurs maris ou à leurs pères, et ceux-ci ne leur en laissaient presque rien. Au fond, les Marquisiens n'avaient donc pas changé.


Le 12 septembre 1863, le roi Temoana mourut d'une pleurésie1. Il avait reçu le baptême en 1853 2. Depuis il n'avait cessé de protéger la religion chrétienne. Les missionnaires catholiques le regrettèrent beaucoup. Cependant il ne devait l'autorité dont il jouissait qu'à l'appui des Français, car, avant leur arrivée, il y avait à Nuka-Hiva plusieurs chefs beaucoup plus puissants que lui.

Tandis que le roi mourait, son peuple gisait à terre frappé par un terrible fléau. La petite vérole avait éclaté dans l'île.

Voici comment. Vers le mois de décembre 1862, des pirates péruviens avaient enlevé dans les divers archipelsde la Polynésie orientale un grand nombre d'indigènes qu'ils avaient ensuite transportés au Pérou et vendus comme esclaves. Sur les réclamations du gouvernement français, le gouvernement péruvien avait ordonné le rapatriement de ces malheureux. Le 21 août 1863, le navire le Diamant mouillait dans la baie de Taiohae (Nuka-Hiva). Il ramenait plusieurs indigènes enlevés par surprise. Mais, durant la traversée du Callao à Taiohae, la variole s'était déclarée à bord et les indigènes l'avaient attrapée. La plupart étaient morts en route; les autres furent débarqués à terre, malgré les protestations du résident. Alors le fléau se répandit dans l'île avec une rapidité inouïe et toute la population fut atteinte, à l'exception de la reine Vaekehu (la veuve de Temoana) et de ses deux filles. Les habitants de l'île Ua-Pu furent aussi contaminés, le germe de la maladie leur ayant été apporté par une embarcation, quelques jours après l'arrivée du Diamant. Décrire les scènes qui se passèrent serait, paraît-il, impossible. Les soins manquaient, et les malades se baignaient pour apaiser la fièvre qui les dévorait ! La Mission catholique se prodigua avec un dévouement absolu. Pères et Frères rivalisèrent de zèle. Le Frère Florent Forgeot se fit remarquer parsonabné-

1. A la naissance de ce roi, cinq naturels avaient été sacrifiés pour faciliter la délivrance de sa mère.

2. On lui avait donné le nom de Charles (Karoro).


gation : particulièrement chargé de soigner les malades de Taiohae, il ne cessa de risquer sa vie pour adoucir leurs maux 1.

Cette épouvantable épidémie de petite vérole dura du mois d'août 1863 au mois de mars 1864. Le nombre des victimes fut considérable : 1.560 2, sur une population de 3.800 âmes.

Effrayés par cette mortalité, les survivants restèrent quelque temps plongés dans la stupeur; puis les mauvais instincts de leur race se réveillèrent en eux et ils recommencèrent à s'adonner à l'ivrognerie, aux danses et à la débauche.

Les missionnaires furent désespérés : ils commencèrent à comprendre qu'ils ne parviendraient jamais à rendre véritablement chrétiens ces insulaires. Toutefois, il ne se produisit aucun fait grave jusqu'en 1867.

Cette année-là, le 2ft octobre, un acte d'anthropophagie fut commis à Anaho (île Nuka-Hiva). Deux kanaques, Hahatai et Tipoehitu, assassinèrent et dévorèrent un autre kanaque, Heneriko Tikipoeka. Le résident fit arrêter les assassins et les envoya à Tahiti pour y être jugés. Après avoir attendu près de deux ans leur comparution devant le tribunal, l'un mourut, l'autre devint fou.

Néanmoins à Nuka-Hiva, placée sous la surveillance directe des Français, le cannibalisme tendait à disparaître et dans les îles Ua-Pu, Ua-Uka, Tauata et Fatu-Hiva, il allait en s'affaiblissant; mais il était toujours très répandu à Hiva-Oa.

Dans cette dernière île, les populations se trouvaient encore en pleine barbarie. Chaque année, il y avait des guerres, celles-ci presque toujours causées par des assassinats. Le chef de la tribu où était la victime voulait venger sa mort, et pour y arriver, déclarait la guerre à la tribu, dont faisaient partie les coupables. Il s'ensuivait alors une anar-

1. Le résident français voulut le récompenser de son zèle : il demanda pour le Frère Florent Forgeot la croix de la Légion d'honneur. Mais le gouvernement n'en trouva pas une à donner à cet homme qui s'était dévoué si loin des regards du monde civilisé.

Le Frère Florent Forgeot est né à Fontrannes (Aube) en 1825. Il est aux îles Marquises depuis près de quarante-cinq ans (1900).

2. 960 pour l'île Nuuhiva, et 600 pour l'île Ua-Pu.


chie complète dans l'île : on ne pouvait plus passer par les chemins, ni 's'aventurer dans les forêts, sans s'exposer à recevoir des coups de fusil. Triste existence en vérité que celle que menaient les missionnaires catholiques dans l'île Hivaoa ! Ils y étaient à chaque instant abreuvés d'outrages, volés et menacés de mort. Et toutes ces guerres ne se terminaient souvent que lorsque les vallées étaient ravagées, les cases, pillées et incendiées, les ennemis, tués et dévorés. Malheur au kanaque, homme ou femme, qui se laissait prendre! On le poignardait, ou bien on lui coupait la tête, que l'on promenait triomphalement dans les vallées. Puis on se régalait de sa chair, et cet odieux repas était célébré au milieu des orgies, des danses et des chants lubriques. Pour montrer jusqu'où ces peuplades pouvaient pousser la férocité, je citerai le fait suivant. Au mois de mars 1870, le nommé Kohopu fut assassiné sur la route de Nahoë par plusieurs indigènes de Puamau, qui allèrent ensuite offrir sa tête à leur chef. Celui-ci l'accepta, en arracha les yeux et les avala tout sanguinolents; après quoi, il ouvrit le crâne, en sortit la cervelle, la fit cuire, et la mangea avec tous ses amis.

De 1867 à 1870, rien que dans la vallée de Puamau, cinquante indigènes périrent de mort violente, et, dans les autres endroits de l'île Hiva-Oa, plusieurs centaines eurent le même sort. Mais, si le nombre des assassinats était considérable, la guerre faisait au contraire beaucoup moins de victimes. Depuis l'introduction des armes à feu dans l'archipel, les rencontres entre les naturels étaient devenues bien moins meurtrières; ils ne se battaient plus qu'à grande distance, et soigneusement abrités, au lieu de lutter comme autrefois corps à corps et à découvert Aussi dans la guerre qui éclata en 1870 entre deux tribus de la baie de Vaitahu (île Tauata) et qui dura six mois, n'y eut-il que quatre morts et un blessé.

1. EYRIÀUD DES VERGNES, L'Archipel des îles Marquises, p. 47 et 48.


Cependant ces luttes étaient intolérables : elles empêchaient les communications et mettaient en péril la vie des Européens. Mais comment les faire cesser ? Le résident ne disposait que de quelques gendarmes, ce qui était complètement insuffisant : il eûtfallu une forte police et la Métropole ne voulait pas en faire la dépense. Aussi les indigènes se moquaient-ils des autorités françaises ; ils agissaient comme si elles n'existaient pas. Ils achetaient aux baleiniers des alcools et des armes, puis ils se querellaient et se massacraient.

En 1871 ou 1872, toute une famille kanaque de l'île FatuHiva fut assassinée et dévorée par plusieurs de ses compatriotes, qui avaient eu autrefois à se plaindre d'elle. C'était la coutume chez les indigènes de ne jamais oublier une offense et de toujours la laver dans le sang.

Les Marquisiens, comme tous lesMaori, possédaient au plus haut degré l'esprit de vengeance. Pour assouvir leur ressentiment, ils avaient recours à une dissimulation profonde et non seulement ils se montraient sans générosité vis-à-vis de leurs ennemis vaincus, mais ils faisaient preuve aussi d'une effrayante férocité.

Ceux de l'île llivaoa paraissaient particulièrement méchants. C'étaient des gens orgueilleux et agressifs, voleurs, menteurs, paresseux et débauchés. Les missionnaires essayaient en vain de les civiliser. A chaque baie, ils couraient risque d'être tués et dévorés. Les sauvages n'hésitaient pas à employer la trahison; les Pères ne savaient à qui se fier.

Plusieurs fois ils furent insultés, malmenés et dévalisés.

Certains d'entre eux n'échappèrent à la mort qu'en prenant la fuite au plus vite.

Seuls, les trafiquants n'étaient pas inquiétés par les indigènes qui avaient besoin d'eux et, pour ce motif, les respectaient ordinairement. C'étaient, pour la plupart, des capitaines de navires de commerce, qui venaient dans les îles du groupe S.-E. pour se procurer des cochons, des cocos


et des bananes en échange de bibelots, d'étoffes, d'outils et même d'armes. Depuis plusieurs années leurs visites devenaient de plus en plus fréquentes dans ces îles et de 1873 à 1876 leur nombre augmenta dans des proportions considérables. En 1877, des baleiniers de toutes les nations relâchèrent à Hivaoa et y échangèrent avec les indigènes, contre des vivres frais, des fusils, de la poudre et des balles. Dès lors, il devint évident, qu'un jour ou l'autre, les indigènes finiraient par se servir de leurs armes contre les autorités françaises.

C'est ce qui arriva deux ans après, en 1879. Un naturel d'Hanaiapa (Hiva-Oa) assassina un Européen qui l'avait insulté. Le corps de la victime fut coupé en quatre morceaux, rôti au four kanaque et mangé partous les habitants de l'endroit. Les trois gendarmes de l'île, ayant appris cette affaire, firent aviser leurs supérieurs par une goélette qui se rendit à Nuka-Hiva. Un croiseur le Lamolle-Picquel partit de Taiohae avec le résident des Marquises.

Arrivées dans la baie d'Hanaiapa, les autorités réclamèrent le meurtrier. Mais celui-ci avait vu venir le navire et s'était empressé de s'enfuir dans les brousses. Comme presque toute la peuplade l'avait suivi, une compagnie de débarquement se mit à gravir les collines qui dominent la baie d'Hanaiapa afin de s'emparer d'un point qui commandait la vallée. Mais durant ce trajet, les Français reçurent tout à coup une décharge des naturels, embusqués derrière la crête de la montagne, et deux marins furent blessés. La compagnie de débarquement riposta par un feu de peloton et les canons du vaisseau envoyèrent quelques boulets. Tout cela resta sans résultat; les indigènes surent habilement courir entre les roches et s'abriter derrière elles : aucun d'eux ne fut atteint1.

Bref, les Français durent regagner leurs canots en se contentant de maintenir l'ennemi à distance. La compagnie de

1. C'est du moins la version la plus répandue. Mais est-elle bien exacte?

J'en doute. En 1900, le chef de la vallée d'Hanaiapa m'a raconté que sa grand' mère avait eu la jambe cassée par un boulet de canon.


débarquement rentra à bord du croiseur et celui-ci repartit.

Le résultat de cet échec fut désastreux : les kanaques se proclamèrent vainqueurs et le chef de la vallée s'écria que si les Blancs s'avisaient jamais de reparaître à Hanaiapa, ils seraient tous tués et mangés.

La situation devenait extrêmement grave, car la révolte menaçait de prendre la proportion d'une guerre nationale ; en voyant les Français se retirer de l'île, les indigènes s'étaient presque tous soulevés. La Métropole manquait de troupes; elle dut laisser impunis pendant longtemps lecrime et larébelliond'Hivaoa. Enfin, au mois de juin 1880, le contreamiral Bergasse Dupetit-Thouars, commandant en chef la division navale de l'Océan Pacifique, se rendit dans cette île avec la Viclorieuse, le Dayot et le Chasseur, amenant avec lui un faible contingent de troupes d'infanterie et d'artillerie de marine, ainsi qu'un certain nombre de volontaires recrutés à Tahiti et aux autres îles des Marquises. Après une marche hardie au travers de l'île Hivaoa, appuyé par les mouvements des bâtiments placés sous ses ordres, cet amiral parvint, sans effusion de sang, à se rendre maître des tribus révoltées : terrifiées par ces forces militaires, elles déposèrent leurs armes et se soumirent au gouvernement français 1.

A la suite de ces événements, l'on désarma tous les naturels de l'archipel. Il y avait longtemps qu'on aurait dû le faire. Cependant il est impossible de méconnaître que la plupart des hommes blancs non fonctionnaires, officiers ou soldats, ont été assassinés par leur faute : ils étaient les premiers agresseurs, ainsi que l'ont démontré les enquêtes de la police française. C'étaient des aventuriers de diverses nations, qui vivaient ordinairement sur un terrain que leur avait concédé un chef. Tant qu'ils respectaient les lois, l'administration française toléraitleur séjour parce qu'ils étaient les seuls colons de l'archipel, les seuls hommes qui consen-

1. Le Journal officiel de la République française, 15 septembre 1880. — Le Messager de Tahiti, 3 décembre 1880.


taient à travailler à la terre et rendaient par là quelques services à la colonie. Le sol des îles produisant sans culture au delà de ce qu'il fallait pour assurer les premiers besoins d'existence des indigènes, ceux-ci ne voulaient pas lui demander autre chose ; ils se refusaient à tout effort, continuaient de paresser doucement et de mourir au contact de la civilisation.

Les missionnaires catholiques travaillaient donc à peu près inutilement. Le kanaque, par calcul, demandait parfois l'eau sainte pour gagner les bonnes grâces du missionnaire dont il avait besoin, mais tout en restant dans son for intérieur superlativement indifférent au Christianisme. Les convertis sincères étaient rares et l'on pouvait les compter facilement.

Il n'y en avait guère qu'un seul ou plutôt qu'une seule, car c'était une femme : la reine Vaekehu, que l'on désignait généralement sous le titre de reine de Nuka- Hiva ou des Marquises. Sa Majesté jouissait d'une pension que lui servait le gouvernement français et elle habitait à Taiohae, où elle avait sur les indigènes une influence considérable 1. La vieille reine était très bonne et cherchait encore tous les jours à l'être davantage 2. On l'avait baptisée en 1853 et elle avait pris

1. Elle demeurait dans une petite maison européenne (un simple rezde-chaussée), que le gouvernement français lui avait donnée. Cette maison s'élève sur le rivage de Taiohae, à l'Ouest. Mais avant, il y a de cela très longtemps, la reine Vaekehu logeait tout à côté, à droite, dans une pauvre case kanaque placée au bas d'une falaise, et qui existe encore : on l'appelle pompeusement la case royale.

- 2. Elle était, il faut l'avouer, moins intelligente que la feue reine Pomare; mais, en revanche, elle était meilleure qu'elle; elle avait surtout plus de dignité: sa vie publique et privée était irréprochable.

Elle ne partageait pas l'aversion que ses compatriotes avaient pour les Européens : elle les accueillait bien et tous ont vanté sa grande complaisance.

On éprouvera peut-être le désir de connaître les caractères physiques extérieurs de sa personne : « La reine Vaekehu était une femme maigre et de taille moyenne, aux mains sèches et aux pieds un peu longs; la couleur de sa peau était jaune, d'une nuance assez foncée ; elle avait la physionomie pleine et ridée, des lèvres épaisses, un nez large et gros, de beaux yeux noirs, des cils, des sourcils et des cheveux blancs, ces derniers très abondants et crépus, mais pas du tout laineux. » (A. C. EUGÈNE CAILLOT, Épisodes d'un voyage autour du monde.

1899-1903).


le nom d'Elisabeth (Eritapeta). Elle était catholique et pratiquait sa religion. Néanmoins certains fonctionnaires affirmaient qu'elle n'en avait pas une idée bien exacte 4. Quant aux autres naturels, s'ils doutaient du pouvoir de leurs Tiki, ils n'étaient pas pour cela plus pénétrés de la divinité de IetuKirito (Jésus-Christ). Dans les districts relativement peuplés, à Atuana par exemple, les Pères baptisaient de temps en temps quelques kanaques; ils s'imaginaient alors que ceuxci se trouvaient convertis; mais ils ne l'étaient en réalité qu'à la surface. Au fond, les insulaires ne croyaient à rien et se laissaient vivre. Sortant à peine de la barbarie et s'y trouvant encore à bien des points de vue, ils ne comprenaient pas les dogmes de la religion chrétienne; la transition avait été trop brusque pour leur nature, ils n'étaient pas dans un état mental qui leur permît de digérer des enseignements aussi compliqués.

A partir de cette époque, il ne se passe plus rien d'intéressant aux îles Marquises. La Métropole délaisse de plus en plus cette colonie. Seuls les Pères continuent obstinément leur ceuvre 2, mais toujours sans obtenir de résultats sérieux.

Actuellement il existe encore des Missions à Taiohae (île Nuka-Hiva) et à Atuana (île Hiva-Oa). C'est dans ce dernier lieu que siège le vicaire apostolique, spécial à l'archipel;

1. La reine Vaekehu est morte à Taiohae, au mois de juin 1901, à l'âge de soixante-dix-huit ans.

Ses funérailles ont été très simples. Une longue file d'enfants précédait son corps, que suivaient le brigadier de gendarmerie, chef de poste, représentant le gouvernement français, les rares étrangers établis à Nuka-Hiva, et les indigènes de toutes les vallées de l'île, ceux-ci versant des larmes et disant des prières. Le Père Gérauld (Pierre) Chaulet dirigeait la cérémonie religieuse.

La dernière reine des Marquises a été enterrée auprès de son époux le roi Temoana, dans un petit mausolée qui s'élève sur un tertre d'une quarantaine de mètres de hauteur. Celui-ci est situé devant la mer, à quelques pas de la maison européenne de la défunte, un peu à gauche, et, par conséquent, à côté de la Mission catholique.

2. L'un d'eux, le Père Gérauld (Pierre) Chaulet est depuis 42 ans (1900) dans la colonie, où il a rendu de grands services aux indigènes, notamment pendant l'effroyable épidémie de 1863-1864.


l'administrateur des Marquises réside, lui, à Taiohae. Il y a des églises dans la plupart des districts et des prêtres viennent y dire la messe. Les endroits les plus importants ont en plus des écoles dirigées par des Frères. Ces prêtres et ces Frères, avec quelques gendarmes placés sous l'autorité de l'administrateur, et de très rares colons constituent toute la population européenne des îles Marquises. De troupes, il n'y en a plus, et il faut avouer qu'elles ne sont pas indispensables. Quant aux bâtiments construits par les ordres du gouvernement français au début de l'occupation, il n'en subsiste guère que des débris : le fort Collet, à Taiohae, n'est plus qu'un monceau de ruines.

Maintenant l'ordre et le silence règnent aux îles Marquises ; mais c'est le silence de la mort qui règne parmi les tombeaux : les indigènes sont envoie d'extinction, emportés par un mal inconnu1. On ne trouve plus aujourd'hui, dans ces îles, de nombreuses tribus; beaucoup de vallées sont désertes et les autres renferment seulement un petit nombre d'habitants.

La plus peuplée de toutes est celle de Puamau, dans l'île Hiva-Oa, et cependant elle ne possède que huit cents âmes 21 Le voyageur européen erre avec stupéfaction au milieu des débris des habitations qui jonchent cette vallée ; les fondements des cases, composés de gros galets posés à la façon cyclopéenne, ont seuls subsisté ; les demeures ont disparu et il n'en reste plus que les bases; mais il y a tellement de ces vestiges que l'on en est confondu, et que l'on admet bientôt avec les anciens navigateurs, que l'archipel avait encore dans les premières années du dix-neuvième siècle une grande densité de population: au moins 80.000 habitants 3. Or, à l'époque actuelle, il ne renferme plus que 3.500 âmes : la diminution de la race maori est donc incontestable.

1. Probablement la phlisie.

2. Je l'ai constaté en 1900.

3. Porter affirme avoir eu en 1813, à Nuku-Hiva, jusqua 19.000 guerriers sous ses ordres, ce qui suppose pour cette île à elle seule une population de 80.000 habitants.


Voilà certes un tableau bien sombre. Sera-t-il changé dans plus ou moins d'années ? Cela n'est guère probable, ni, disons-le franchement, à souhaiter, puisqu'il n'y a qu'une chance très lointaine d'assimilation pour les indigènes. Ils sont restés identiquement semblables à leurs ancêtres, et, de plus, ils ont pris tous les vices des hommes blancs sans acquérir leurs qualités.


CHAPITRE II

L'ARCHIPEL DES TUAMOTU i (ILES PAUMOTU)

Peuplement des îles. — Piraterie et cannibalisme des naturels. — La légende de Tekurai te Alua. — Guerres des habitants d'Anaa — Etablissement du protestantisme, puis du mormonisme. Luttes entre les adeptes de ces deux cultes et protestantisme, défaite des protestants. Apparition du catholicisme sous le Protectorat français. — Les Pères de cette confession convertissent un grand nombre d'indigènes des îles de l'Ouest. — Assassinat de plusieurs chefs tuamotiotes par les sauvages de l'île Fakahina. — Expédition contre ces derniers ; ils sont châtiés. — Entreprises des missionnaires catholiques dans les îles de l'Est ; leur dévouement et leurs succès. — Annexion à la France de l'archipel des Tuamotu. — La religion catholique devient celle de la majorité de la population.

Parmi les traditions relatives au peuplement des îles Tuamotu ou Paumotu, il en existe une qui déclare que les insulaires arrivèrent autrefois, dans un temps très éloigné, de l'île Vavau (archipel Tunga-Tabu). Le fait doit être exact, car le nom de cette île est souvent répété dans les chants des naturels des îles de l'Est des Tuamotu.

Non moins exact est sans doute celui que rapporte une autre tradition de ce même archipel. D'après elle, les Tuamotu auraient subi une grande invasion, suivie de conquête,

1. Découvert en 1606 par Queiros. — Autrefois ces îles étaient appelées Paumotu, de pau, conquis, dépendant, et motu, petite île, île basse, nom qui leur avait été donné par les Tahitiens après la conquête; en 1851, sur le vœu des députés de ces îles, l'assemblée de tous les Etats du Protectorat, réunie à Papeete (Tahiti), changea ce nom en celui de Tuamotu, de tua, compagnie, chaîne, et motu, île, par lequel l'archipel est officiellement désigné depuis 1852.


de la part des indigènes de Nuku-Hiva. Or, les prêtres marquisiens ont en effet conservé, dans leurs annales, le souvenir de cette invasion.

Mais à coup sûr, la plus importante et la plus complète de toutes les traditions des Tuamotu est la suivante : Les indigènes de Reao, Pukaruha, Takoto, Vahitahi, Hao, Fakahina, Fagatau et même Hikueru se disent issus d'une peuplade habitant la baie de Taku, dans l'île Mangareva.

Cette peuplade ayant été vaincue dans un grand combat par Apeiti, roi de Rikitea (Mangareva), et presque entièrement massacrée, son roi Tupou, et quelques rares survivants seraient cependant parvenus à s'échapper sur sept pirogues et à gagner les îles Tuamotu : plusieurs d'entre elles auraient été ainsi peuplées.

Les habitants de Fagatau descendraient d'un fils de Tupou, Terikiotekorohuri, et de son entourage, tandis que ceux de Vahitahi devraient leur origine à un autre chef nommé Agauru.

Telle est cette tradition intéressante. On la rencontre également dans l'archipel des Gambier. Il est donc impossible de la regarder comme suspecte.

Une dernière tradition des Tuamotu, moins complète que la précédente, quoique plus récente, raconte que les habitants d'Anaa 1 vinrent du district d'Afaahiti (Tahiti), d'où ils avaient été chassés par les gens d'Ilitiaa avec lesquels ils se trouvaient alors en guerre. La même tradition existant aussi à Tahiti, on peut regarder celle des Tuamotu comme parfaitement authentique.

En somme, les insulaires des Tuamotu sont originaires des îles Vavao, Nuuhiva, Mangareva et Tahiti.

Les indigènes des Tuamotu étaient les plus redoutables pirates anthropophages de l'Océan Pacifique oriental. Malheur au navire qui venait échouer sur les rochers de cet

1. Découverte par Cook en 1769.


archipel ! les naturels montaient à l'abordage et pillaient le bâtiment après avoir massacré l'équipage et les passagers, hommes, femmes et enfants; les cadavres de ces infortunés étaient ensuite dépecés, rôtis et mangés. D'ailleurs les Tuamotiotes s'entre-dévoraient tous les jours, et plus encore que les Marquisiens ; le sol des Tuamotu est si pauvre 1 avant la plantation du cocotier, qui n'y fut introduit que vers le milieu du dix-huitième siècle, les seules ressources alimentaires provenant du sol étaient les fruits du pandanus et le pourpier; la seule boisson était l'eau de pluie, car il n'y a pas la moindre source dans l'archipel. Celui-ci n'est favorisé que par l'existence des huîtres perlières et, comme le commerce était nul autrefois dans ces îles, leurs habitants éprouvaient beaucoup de difficultés à y subsister.

Voici comment la légende indigène raconte la formation des îles Tuamotu : Dans le lointain des âges, Tekurai te Atua (le dieu Tekurai) résolut de donner des preuves incontestables de sa toutepuissance. Il déchaîna une trombe formidable qui remua l'Océan jusqu'aux plus grandes profondeurs; les flots, soulevés en tourbillons, entrainèrent le sable qui, s'amoncelant en certains endroits, forma peu à peu des îles à lacs intérieurs.

La légende ajoute que Tekurai te Atua, ayant fait d'Anaa la capitale de ses Etats, rendit cette île inabordable à tout navire en utilisant des génies qui lui étaient soumis; il leur faisait prendre la forme d'oiseaux, et ceux-ci, battant les vagues de leurs ailes, déchaînaient dans ces parages d'épouvantables tempêtes.

Un guerrier de l'île Takume, nommé Mapu, osa pourtant les attaquer; à coups de balles de fronde, il leur cassa les ailes, calma ainsi la mer et put débarquer dans l'île, dont la côte devint désormais facilement accessible.

Alors commença une série d'invasions, de guerres sanglantes, où les habitudes d'anthropophagie des indigènes se


donnèrent libre cours. La plupart de ces événements sont fort obscurs. Les traditions rapportent qu'une expédition contre Anaa entreprise par les guerriers de Fakarava, de Kaukura, et de Rairoa, sous le commandement du chef Turiono, subit une défaite complète : les vaincus furent dévorés et leurs pirogues, brûlées.

Plus tard, un chef de Huahine, nommé Tanerau, débarqué à la tête de ses guerriers dans le district de Tuuhora pendant l'absence de Maengatuaira, chef d'Anaa, parvint à se faire reconnaître comme chef de l'île par une partie des habitants, et il infligea une sanglante défaite au frère de Maengatuaira et à ceux qui lui étaient restés fidèles. Mais Maengatuaira fut prévenu par son frère qui, prisonnier, et sur le point d'être mangé, avait pu s'évader et le rejoindre dans l'île Takapoto. Réunissant à la hâte les guerriers de Takapoto et ceux de l'île voisine Takaroa, Maengatuaira revint à Anaa, où il prit une revanche éclatante : les guerriers de Huahine furent tous massacrés, ainsi que les indigènes d'Anaa qui avaient pris leur parti.

Après cette guerre, les habitants d'Anaa soumirent à leur domination la plupart des Tuamotu du nord et du nordouest, et conquirent, à l'est, toutes les îles situées entre Anaa et Hao. Une partie de la population se réfugia à Tahiti.

Des chefs d'Anaa vinrent dans cette île réclamer les fugitifs; mais le roi Pomare II refusa de les livrer et interdit à leurs ennemis de venir les poursuivre dans son royaume. Il leur donna même quelques terres dans son district et, plus tard, lorsque les haines furent apaisées, ils purent, par son entremise, retourner tranquillement dans leur pays. Toutes ces guerres avaient eu lieu de 1800 à 1815.

Les îles occidentales des Tuamotu avaient toujours été en relations avec l'île Tahiti. Conquises par Pomare Ier, celui-ci leur avait imposé un tribut et tiré d'elles des guerriers pour sa garde personnelle. Cependant, après leur démarche, les


chefs d' Anaase retirèrent librement chez eux et, jusqu'en 1817, ils restèrent maîtres de presque toutes les îles des Tuamotu.

Ce ne fut qu'à cette époque que, frappés de la puissance de Pomare II, ils se soumirent à lui 1. Ce roi résolut alors d'établir la religion chrétienne dans leurs îles. Cette année-là, il envoya un catéchiste protestant dans l'île Anaa et le Christianisme pénétra ensuite peu à peu dans les autres îles de l'archipel. En 1822, l'idolâtrie n'existait plus àFakarava; en 1826, les îles occidentales étaient devenues chrétiennes. Ces conversions furent dues à des chrétiens indigènes, car les missionnaires protestants anglais ne firent que visiter de temps en temps les Tuamotu afin d'y organiser le culte réformé. Les néophytes des îles de l'ouest entreprirent alors de convertir les autres îles restées païennes. Ils y parvinrent pour les îles Makatea, Hao et Pinaki. La religion protestante se trouvait ainsi fixée dans la majorité des îles. En 1842, au moment où la France établissait son Protectorat sur Tahiti et, par conséquent, sur les Tuamotu, qui dépendaient de cette île, il y avait quatre stations : celles d'Anaa, de Fakarava, d'Arutua, et de Kaukura2. Mais tout à coup, en 18/j5, un disciple mormon de Brigham Young, l'Américain Groward, vint prêcher sa religion dans l'île Anaa et réussit à y fonder une secte. Ensuite d'autres missionnaires mormons se répandirent dans les différentes îles et y firent de nombreux adeptes. Les indigènes se jetaient avec empressement dans cette religion qui leur paraissait plus vraie. Dès lors le protestantisme perdit presque tous ses fidèles, ses temples, et ses écoles.

Cet état de choses dura quelques années, puis les missionnaires catholiques, ayant réussi à établir leur religion dans l'archipel des Gambier, résolurent aussi de se rendre dans l'archipel des Tuamotu. Autrefois des naturels de cet archipel

1. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 372.

2. BURCKHARDT et GRUNDEMANN, Les Missions évangéliques, Océanie, t. IV, p. 168 et 169.


étaient venus attaquer le peuple de Mangareva et le Père Laval avait travaillé à les mettre en paix. Il avait eu aussi le bonheur de baptiser dans l'île Aukena un jeune insulaire des Tuamotu, nommé Makipotero (Pierre Maki). Ce jeune homme avait appris le dialecte de Mangareva et pouvait ainsi servir d'interprète en même temps que de bon catéchiste. Le Père Laval, et son second le Père Fouqué, se l'adjoignirent, avec un autre naturel nommé Raphaël. Tous partirent pour les Tuamotu - ou plutôt Pomotu, comme l'on disait alors. D'autres missionnaires catholiques devaient suivre.

Les Pères Honoré Laval et Clair Fouqué arrivèrent en vue de l'île Faaite le 19 mai 18491. N'osant d'abord descendre à Anaa (La Chaîne), boulevard du Mormonisme dans cet archipel, les missionnaires catholiques allèrent à Fakarava, île divisée en deux districts; ce fut dans celui de Tetamanu qu'ils commencèrent la Mission. Ils eurent bien des difficultés d'abord, mais ils finirent par en triompher. Ils formèrent une petite chrétienté qui compta près de cent cinquante néophytes. Encouragés par ce résultat, les Pères vinrent alors à Anaa ouvrir une Mission au milieu d'une colonie pénitentiaire, composée de naturels qui avaient massacré l'équipage d'un navire marchand. L'entreprise était délicate et cependant elle réussit. Beaucoup de ces indigènes se convertirent, reçurent le baptême et, rentrant ensuite dans leurs îles natales, y portèrent la confession catholique. Ces conversions furent-elles favorisées par les autorités françaises qui gouvernaient les Tuamotu ? On l'a prétendu ; mais rien ne le prouve. Tout porte à croire, plutôt, que le gouvernement du Protectorat observa, dans cet archipel, une stricte neutralité religieuse.

Les adeptes des autres religions ne pouvaient voir d'un bon œil les succès des missionnaires catholiques. Ils se bor-

1. Lettre du R. P. Laval, prêtre de la Société de Picpus, à Mgr l'archevêque de Calcédoine, Supérieur de la même congrégation, Tahiti, 16 mai 1849.

Annales de la Propagation de la Foi, t. XXIII, p. 398.


nèrent d'abord à faire de l'opposition aux Pères ; puis, voyant que celle-ci ne suffisait pas, ils recoururent à la persécution. Cette dernière prit des caractères de violence inconnus jusqu'alors, et la M ission catholique eut ses confesseurs et presque ses martyrs. A la fin du mois d'octobre 1852, après avoir odieusement massacré à Anaa un brigadier de gendarmerie et assailli deux missionnaires qui ne s'échappèrent que par une espèce de miracle (l'un d'eux le Père Clair fut même grièvement blessé) 1, une bande de farouches Tuamotiotes tint un long mois entre la vie et la mort, assiégés dans un misérable camp, presque sans forces et sans vivres, le Père Montiton et les autres catholiques. Ces malheureux durent rester dans cette position terrible jusqu'au 1er décembre, jour où un bâtiment vint les arracher à la vengeance dont les menaçaient les insulaires révoltés.

Ceux-ci se crurent pour toujours les maîtres de l'île.

C'était une erreur. Au bout de quelque temps la police française arriva : les assassins furent arrêtés, jugés, condamnés, emprisonnés ou pendus. Plus tard, les Pères .revinrent et, courageusement, recommencèrent leur œuvre qui, d'ailleurs, n'était pas entièrement détruite. A Fakarava, par exemple, ils retrouvèrent un petit nombre d'indigènes qui leur étaient restés fidèles. Néanmoins tout était pour ainsi dire à refaire en l'année 185/i. Les Pères reprirent donc leur propagande et combattirent le mormonisme, le paganisme et le protestantisme. Ils apprirent aux indigènes à dire des prières, à exécuter des processions et des pèlerinages, à construire des églises. Des peuplades entières furent baptisées, confessées et mariées. La tâche était lourde pour quelques missionnaires seulement; mais ils travaillèrent tant et si longtemps qu'ils réussirent tout de même à implanter le catholicisme dans les îles de l'Ouest.

En l'année 1860, l'île Fakahina fut le théâtre d'événements

1. Rapport de mer rédigé par le capitaine E. Redé et adressé au consul.

San Francisco, le 14 avril 1853, à bord du navire Ilannah.


tragiques. Les chefs Tepaiaha, de l'île Fakarava, Tuata, de l'île Taenga, Taumata ou Tamuta, de l'île Nihiru, Mahiri, de l'île Makemo, Tehei, de l'île Tepoto, et un habitant de l'île Reao nommé Tahoro périrent cruellement, le 20 septembre, à 6 h. du matin, dans l'île Fakahina, victimes de leur confiance dans des hommes de leur race, mais qui se trouvaient encore à l'état sauvage. Les traîtres habitants de cette île assassinèrent de la manière la plus odieuse ces naturels qui accompagnaient le régent Paiore 1 dans son voyage d'exploration.

La nouvelle de cette tragédie n'arriva que tardivement à Tahiti, vers la fin de novembre. Le gouvernement du Protectorat ne pouvait laisser impuni un pareil acte de barbarie.

Après s'être concerté avec la reine des îles de la Société et dépendances, M. E. G. de la Richerie, commandant des Établissements français de l'Océanie, commissaire impérial, déclara, dans une proclamation datée de Papeete, le 1er décembre 1860, qu'une corvette à vapeur, le Cassini, sous le commandement de M. Lejeune, capitaine de frégate, irait parcourir incessamment plusieurs îles des Tuamotu, et que ce navire prendrait le plus possible de guerriers de cet archipel pour punir les barbares habitants de l'île Fakahina.

En effet, cette expédition eut lieu. Le Cassini se rendit aux Tuamotu, visita différentes îles de cet archipel (Fakarava, Kauehi, etc.), y prit 300 volontaires indigènes et les débarqua dans l'île Fakahina. Les recommandations suivantes leur avaient été faites : « Dans cette expédition, vous devrez surtout vous attacher à faire ressortir les qualités que vous avez reçues des peuples civilisés. La passion de la vengeance ne devra pas vous dominer ; vous ne chercherez qu'à faire des prisonniers afin qu'ils soient jugés conformément aux

1. Paiore était alors régent de l'archipel des Tuamotu, grand-chef d'Anaa, chef de Kauehi, et de plusieurs autres îles. Paiore descendait des anciens rois d'Anaa. C'était un indigène instruit : il savait parfaitement se servir de cartes; il était cité comme le meilleur navigateur de l'archipel.


lois 1. » Mais il y avait peu d'années que ces volontaires indigènes étaient à demi civilisés; leurs défauts primitifs se réveillèrent dans la chaleur de l'action : ils tuèrent cinq ou six sauvages de Fakahina. Une partie de la population s'enfuit; vingt habitants furent capturés. L'expédition terminée, le Cassini revint à Tahiti; il mouilla dans la rade de Papeete le 15 janvier 1861. Les prisonniers faits à l'île Fakahina furent remis au commissaire impérial, le soir même de leur arrivée. Les chefs des Tuamotu accomplirent cette remise avec pompe, au milieu d'un grand concours de monde accouru de tous côtés pour voir ces insulaires vraiment sauvages dans leurs mines et dans leurs manières.

Les prisonniers comparurent devant la Haute Cour tahitienne, ou plutôt indienne comme on disait en ce temps-là.

Voici le jugement qu'elle rendit dans sa séance du 22 janvier 1861 :

Les indiens Maruake, Teaono, Matava, Tuani, Paca, Tufarina, Teahu, Tefakahira, Kamake Marere, Niururu, Tunarua, Tu, Tetohu, Maua, Mereu, Aroa, Teariki, Maui et Keha, de l'île Fakahina, accusés d'avoir massacré les indiens Tepaiaha, chef du district de Teahatea, île Fakarava, Tuata, chef de l'île Taenga, Tamuta, chef de l'île Nihiru, Mahiri, de l'île Makemo, Tehei, de l'île Tatakoto, et Tahoro, de l'île Reaô, massacre qui a eu lieu le 20 septembre 1860, comparaissent devant le tribunal; Vu l'insuffisance de preuves; Considérant qu'une partie des habitants de l'île Fakahina a disparu lors de l'expédition dans cette île et n'a pu comparaître devant le tribunal des Toohitus; Vu l'obscurité qui existe dans cette affaire par l'absence de ces hommes; La cour des Toohitus met ces prisonniers à la disposition de la Reine et du Commandant, Commissaire Impérial, qui jugeront ce qu'il faut faire.

1. Proclamation de M. E. G. de la Richerie, Commandant des Etablissements français de l'Océanie, Commissaire aux îles de la Société, aux Chefs et aux autres membres des Conseils des districts des Tuamotus (sic), Papeete, le 1er décembre 1860.


Nous retrouverons plus loin ces prisonniers; revenons aux travaux des missionnaires catholiques.

Ils augmentaient sans cesse. Le succès couronnait les efforts des Pères. Les hérétiques avaient décidément le dessous. Bientôt les missionnaires pénétrèrent dans des îles de l'Est. Là ils eurent beaucoup de mal : les habitants étaient encore entièrement sauvages et il fallut plusieurs années pour obtenir des conversions. Peu à peu, cependant, les naturels de quelques îles finirent par écouter les enseignements des missionnaires catholiques et ceux-ci purent leur administrer le baptême.

Vers 1869, le mormonisme se mourait dans l'île Anaa; il ne subsistait plus que chez quelques vieux endurcis. A Fagatau, l'une des îles de l'Est, où régnait naguère l'anthropophagie, les habitants avaient embrassé le catholicisme. Ils étaient, paraît-il, d'une simplicité véritablement incroyable.

Voyant le catéchiste lire, ils lui demandèrent si son livre lui parlait; pour eux, ajoutaient-ils, ils n'entendaient rien.

Ils le questionnèrent aussi pour savoir si une hache, un couteau, etc., avaient un père et une mère 1. Les Polynésiens ne possèdent pas ordinairement une pareille dose de simplicité; ils sont au contraire très intelligents; l'ignorance des habitants de Fagatau était sûrement exceptionnelle.

Les nouvelles croyances catholiques des indigènes étaientelles plus profondes que les précédentes, mormonnesou protestantes ? Assurément non, et il ne pouvait en être autrement, puisqu'ils étaient encore des barbares. De temps en temps ils apostasiaient pour retourner à leur ancien culte ou en adopter un nouveau; puis ils revenaient au catholicisme ou restaient sans religion. D'ailleurs, convertis ou non, ils continuaient à mener la même vie que par le passé.

1. Lettre du R. P. Germain Fierens, de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, au R. P. Clair Fouqué, de la même Congrégation. Ile d'Anaa (La Chaîne), 28 juin 1871. Annales de la Propagation de la Foi, t. XLIV, p. 127 et 128.


Ils s'adonnaient à l'ivrognerie, à la débauche; ils pratiquaient le vol, et parfois l'assassinat. Leurs victimes n'étaient pas, il est vrai, toujours très intéressantes. C'étaient le plus souvent des aventuriers européens ou américains, qui venaient dans cet archipel pour s'y procurer des huîtres à nacre ou faire la traite. Ils exploitaient largement l'ignorance des naturels, et, quand ceux-ci étaient devenus moins naïfs, ils recouraient à la ruse; ou bien ils enlevaient de force de malheureux sauvages qu'ils allaient vendre ensuite dans d'autres îles ou sur les côtes de l'Amérique du Sud, au Pérou, par exemple, à de riches propriétaires qui les contraignaient à travailler dans leurs domaines. Cependant, il faut le reconnaître, des gens pacifiques et honnêtes étaient aussi bien volés, attaqués et assassinés que d'autres. Aucun voyageur ne pouvait passer dans ces îles sans y être volé, plus ou moins suivant son imprudence. Si celui-ci possédait une malle, il devait coucher, non à côté, mais dessus; sinon, à son réveil, il ne trouvait ni argent, ni habits, ni riz, ni café, tant les indigènes étaient voleurs. Ils ne manquaient pas non plus, quoique plus rarement qu'autrefois, d'exercer la piraterie, quand une bonne occasion s'en présentait. Un navire faisait-il naufrage sur la côte d'une île ? aussitôt les kanaques le pillaient, après en avoir massacré l'équipage.

Dans les îles de l'Est, celui-ci était en plus dépecé, rôti au four, et mangé. A part quelques-unes, les îles de l'Est de l'archipel n'avaient pas encore été visitées, ou très peu, par les missionnaires; elles étaient en pleine sauvagerie et par conséquent très redoutées.

En 1869, le Père Fierens avait baptisé la population de Takoto et une partie de celle de Napuka. Dans un voyage antérieur, le Père Montiton avait seulement touché à cette île pour y rapatrier un indigène et son fils.

Les insulaires de Takoto étaient renommés par leur sauvagerie et leur cruauté. Ils avaient les yeux hagards, un front ridé et recouvert d'une longue chevelure. Ils vivaient


dans les bois et délaissaient leurs enfants et leurs parents infirmes f.

Les noix de coco, le poisson et les œufs de tortue composaient leur régime alimentaire. Ils n'avaient pour se couvrir que des ceintures de feuilles de pandanus et se trouvaient presque nus. Leurs huttes étaient faites de feuillage et avaient la forme d'un pain de sucre; on ne pouvait y entrer qu'en rampant.

De tous côtés, le Père Fierens rencontra, au milieu des broussailles, des marae, autels païens en plein air. Ils étaient généralement faits d'amas de pierres disposés avec plus ou moins de symétrie; cependant plusieurs consistaient en une seule grande pierre de trois ou quatre mètres de hauteur.

Ces marae étaient garnis de petites boîtes ressemblant à des cercueils et renfermant des cheveux des ancêtres ou des plumes d'oiseaux rares. Le tout était recouvert de feuilles de pandanus et de plumes d'oiseaux de mer. On y voyait peu d'idoles en bois. Les marae étaient entourés de débris de poissons, de squelettes d'animaux, et parfois de couronnes composées des crânes et des ossements des victimes humaines immolées principalement dans les guerres. Les habitants attribuaient à leurs dieux une grande puissance et tous les jours ils venaient leur offrir en sacrifice leur meilleure nourriture. Chaque jour aussi, le prêtre, la lance en main, priait à haute voix et, craintivement, le peuple se tenait à distance.

Les hommes mangeaient une partie des fruits offerts en sacrifice; mais les femmes ne pouvaient participer aux cérémonies du culte ni approcher des autels et il leur était également interdit de manger les offrandes faites aux Dieux, ainsi que les plats de choix, tortues, gros poissons, etc.

A Napuka, les femmes étaient encore moins vêtues que

1. Lettre du R. P. Germain Fierens au T. R. P. Général de la Congrégation des Sacrés-Cœurs à Paris. Anaa, 26 août 1873. Annales de la Propagation de la Foi, t. XLVI, p. 385.


celles de Takoto et les enfants jusqu'à l'âge de douze à quatorze ans n'avaient aucune espèce de vêtement1.

Les naturels de Napuka ressemblaient plutôt à des animaux qu'à des créatures humaines. Ils couchaient sur la terre nue. La femme était dans la situation la plus dure : elle travaillait sans cesse; l'homme se bornait à aller à la pêche. Le sort de la femme, déjà si déplorable, était encore aggravé par la polygamie. Il y avait des hommes qui possédaient quatre, cinq et même dix femmes.

Près de la moitié de la population de Napuka était sous là domination d'un certain nombre de tyrans qui accaparaient la terre; l'autre moitié allait chercher sa nourriture où elle pouvait. Malheur à la famille de l'homme qui mourait ! les plus forts la dépossédaient de tout ce qui lui appartenait et la réduisaient en esclavage2. La violence et la brutalité régnaient en maîtresses. Aussi dans les temps de disette, les enfants n'osaient plus sortir, de peur d'être tués et dévorés.

Cependant ces insulaires avaient des idoles et des marae (autels) et ils rendaient un culte superstitieux à la chevelure de leurs ancêtres. Un chemin conduisait au marae principal.

Le Père Fierens s'y rendit et vit des boîtes en forme de cercueil, dans lesquelles les âmes de leurs aïeux se transformaient en dieux (maïtu). Non loin, sous un arbre aux branches déployées et feuillues, se trouvaient des têtes et des carapaces de tortues, posées sur de longs piquets et, à côté, d'énormes débris de poissons, de squelettes d'oiseaux, et les fours qui servaient aux sacrifices3.

En 1870, le Père Montiton résolut d'entreprendre une longue tournée apostolique dans les îles des Tuamotu. Le 2 février, il s'embarqua à Tahiti sur le Vatican, petite goé-

1. Annales de la Propagation de la Foi, t. XLIV, p. 132.(Lettre déjà citée.)

2. Lettre du R. P. Germain Fierens de la Congrégation des Sacrés-Cœurs, missionnaire dans le vicariat de Tahiti au T. R. P. Bousquet, supérieur général de la Congrégation. Napuka, le 1" septembre 1878. Annales de la Provaaation de la Foi, t. LI, p. 461.

3. Annales de la Propagation de la Foi, t. XLIV, p. 133. (Lettre déjà citée.)


lette de dix-huit à vingt tonneaux que Mgr Jaussen avait achetée, de compagnie avec trois catéchistes des Tuamotu.

Le Père Montiton visita successivement la plupart des îles.

Je ne raconterai pas toutes ses pérégrinations, car cela m'entraînerait trop loin; je me bornerai à résumer les plus importantes, afin de montrer quel est le genre de vie du missionnaire dans ces régions lointaines de l'Océan Pacifique oriental, et, lorsque j'arriverai au dénouement des événements tragiques de Fakahina, je céderai la parole au pacificateur de cette île.

La première relâche du Père Montiton fut Anaa. Ensuite il se rendit à Raroia, où il passa huit jours à catéchiser et à baptiser la petite chrétienté qui se maintenait au milieu des Mormons.

11 resta également huit jours à Takume. Il venait y chercher, sur leur demande réitérée, pour les rapatrier dans leur île, des insulaires de Fakahina, qui désiraient s'affranchir de l'espèce d'esclavage où ils étaient retenus. Mais les Mormons de Takume, ne voulant pas perdre des coreligionnaires et surtout des serviteurs utiles, employèrent menaces et promesses pour les retenir; la moitié de ceux-ci se laissèrent intimider, de sorte que le Père Montiton ne put en rapatrier qu'une vingtaine.

Suivant ce missionnaire, les naturels des îles Amanu, Vaitahi, et Akiaki se distinguaient par une stature svelte et élancée, un regard enflammé, dur, sauvage, une physionomie excessivement mobile, une prétention follement orgueilleuse, et un grand fanatisme mormon.

Après avoir demeuré huit mois dans l'île Takoto, qu'il déclare être relativement riche en cocotiers, le Père Montiton séjourna un mois à Vaitahi. Comme c'était alors la saison des tortues, il n'eut pas à y souffrir de la faim. A cette époque, presque toute l'île de Vaitahi était devenue catholique; mais il existait encore un marae en très bon état, avec ses grandes idoles en pierre.


Le Père Montiton visita l'île Fakahina, qu'il trouva aussi peu instruite et aussi peu disposée à s'occuper des travaux d'une église que lorsqu'il y avait amené un catéchiste tahitien. Craignant que les habitants n'échappassent au catholicisme faute d'instruction religieuse, lorsque leurs compatriotes mormons seraient rapatriés dans les îles de l'Ouest, ce missionnaire se décida à s'arrêter quelques mois dans cette île afin d'en catéchiser la population (150 âmes).

Il ne se borna pas à s'y occuper de religion. Sous son habile direction, les indigènes tracèrent, comme à Fagatau et à Takoto, deux chemins que les enfants de l'école défrichèrent, nivelèrent et plantèrent de cocotiers. Puis, sur le parcours et des deux côtés de ces chemins, un terrain convenable fut assigné à chaque chef de famille et même à chaque jeune homme célibataire. Ils y édifièrent chacun leur case et y plantèrent des cocotiers. On creusa des puits en différents endroits. Une chapelle provisoire fut aussi construite : elle devait servir plus tard de presbytère et de maison d'école, quand l'église projetée aurait été bâtie. Mais écoutons le Père Montiton : « Outre ces travaux importants, nous avons fait un cimetière dans le genre de celui de Takoto, et nous avons élevé, sur un îlot, au milieu du lac intérieur, en face de la petite passe de l'île, un magnifique Calvaire que l'on aperçoit de très loin en mer. C'est sur cet îlot que cinq ou six sauvages de Fakahina furent inhumainement massacrés, en janvier 1861, par les Paumotous (sic) amenés sur le Cassini.

Après être rentrés sur le brick mangarévien dans leur île, d'où ils avaient été enlevés et transportés à Tahiti, à bord du Cassini, les habitants de Fakahina, quoique devenus chrétiens catholiques, ne pouvaient regarder cet îlot sans un sentiment d'horreur et sans un violent désir de vengeance.

Ce fut pour donner un autre cours à leurs idées et un autre objet à leurs désirs, qu'après avoir défriché, nivelé et orné cet îlot d'un mur demi-circulaire en pierres sèches, j'élevai


un Calvaire, afin que le souvenir permanent de la grande victime du Golgotha fût pour eux tous un motif de résignation et une leçon éloquente du pardon des injures et de l'amour des ennemis. Le dimanche, 12 novembre 1871, nous nous rendîmes en pirogue à cet îlot, appelé désormais Kalavari. L'ayant bénit, je fis approcher de la croix les plus proches parents des six victimes. Là, en présence de toute la population réunie, je leur fis jurer devant Dieu, et pour l'amour du divin supplicié, mort pour ses ennemis, de ne jamais chercher ni même penser avec réflexion à venger la mort de ceux des leurs qui avaient été massacrés en ce lieu désormais purifié et sanctifié par la religion. Ils le jurèrent d'une voix ferme. Alors nous fîmes solennellement le chemin de la croix dans l'intérieur de ce petit Calvaire; puis nous rentrâmes tous, le cœur content, au village.

- « Moins nobles de caractère et surtout moins actifs que ceux de Takoto, les habitants de Fakahina sont du moins plus moraux. Mais tandis que les insulaires de Takoto ont complètement rom pu avec les idées et les traditions païennes du passé, ceux de Fakahina, au contraire, quoique convertis bien avant eux au Christianisme, en ont conservé bon nombre, que je n'ai pu même arriver à déraciner entièrement.

« La manie du suicide est encore en usage chez eux. Pour un rien, pour le moindre sujet de mécontentement qu'ils rencontrent dans leur famille ou leur entourage, ils ont recours à ce moyen de vengeance insensé et diabolique. Les hommes se brisent la tête d'un coup de hache ou contre une roche; d'autres fois, ils se jettent seuls, ou avec femme et enfants, dans un léger esquif, et s'en vont ainsi, chantant eux-mêmes leur chant de mort, périr au large dans les flots ou sous la dent des requins. Les femmes et les enfants, qui, hélas ! se laissent gagner par la contagion de l'exemple, ont le plus souvent recours au poison. Certains poissons de l'île leur en fournissent de très violents, qui donnent presque


instantanément la mort. J'ai été moi-même témoin du fait pendant mon séjour à Fakahina i. »

Le Père Montiton parvint néanmoins à sauver un de ces malheureux qui s'était empoisonné et se trouvait presque à l'agonie. Cette heureuse guérison frappa on ne peut plus l'esprit des habitants de Fakahina qui venaient d'être rapatriés par un baleinier américain. « Ces nouveaux venus, au nombre de trente-six, étaient presque tous, même les enfants, mormons entêtés. Ils étaient restés de longues années dans les îles Makemo et Takume, qui, de tout temps et aujourd'hui encore, sont peut-être les plus hostiles à notre sainte religion. Fort heureusement la divine Providence m'avait envoyé dans l'île avant leur arrivée. Ils trouvèrent le village installé, la chapelle provisoire livrée au culte, la maçonnerie de l'église terminée, des chemins magnifiques, des puits et un cimetière comme ils n'en avaient jamais vu, le pays enfin défriché et en partie planté de cocotiers. D'un autre côté, ils virent leurs compatriotes instruits de la religion, assidus et attachés aux prières et aux exercices religieux, vivant en paix et heureux sous la direction paternelle du missionnaire. Un spectacle si nouveau tout d'abord leur plut et les frappa d'étonnement. Ils déposèrent peu à peu leurs préventions et leur haine devant l'évidence des faits.

Après une semaine de refus opiniâtre et de pourparlers inutiles, ils laissèrent leurs enfants venir à l'école et aux prières, et leur permirent bientôt de se faire catholiques. Eux-mêmes les suivirent de près, à l'exception de quatre, deux hommes et leurs femmes, plus opiniâtres ou plus corrompus que les autres 2. »

Le Père Montiton avait été heureusement inspiré en s'ar-

1. Lettre du R. P. Albert Montiton, de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, au R. P. Bousquet, Supérieur général de la même Congrégation. Anaa, chef-lieu des Pomotou, 4 septembre 1872. Annales de la Propagation de la Foi, t. XLV, p. 377, 378 et 379.

2. Annales de la Propagation de la Foi, t. XLV, p. 381 et 382. (Lettre déjà citée.)


rêtant à Fakahina pour instruire et fortifier ces néophytes abandonnés à eux-mêmes depuis près de dix ans; son œuvre fut durable : les habitants de Fakahina tinrent leur promesse et, désormais, pratiquèrent la religion catholique. Malheureusement, dans la suite, les missionnaires gâtèrent leur entreprise : ils profitèrent de leur ascendant sur cette population pour lui imposer un gouvernement théocratique dans le genre de celui qu'ils avaient établi à Mangareva. Un conseil d'administration fut créé et celui-ci (qui ne faisait qu'obéir aux inspirations du missionnaire) se mit à régler toutes choses publiques ou privées : le prix du coprah, l'intimité des ménages, etc. En véritables néophytes, les naturels se soumirent à ce régime despotique ; mais ce ne fut, dit-on, qu'avec résignation et parfois ils exprimèrent le regret d'avoir perdu leur liberté. Passons sur ce côté fâcheux de l'apostolat des Pères catholiques. Lorsqu'en 1885, le résident français visita l'île pour la première fois, il constata que celle-ci possédait un village régulièrement bâti et que ses habitants jouissaient tous d'une modeste aisance. Ils avaient cessé de mener la vie nomade et s'adonnaient à la culture.

Je me suis étendu longuement sur les habitants de Fakahina parce que, à la suite des événements tragiques dont leur île fut le théâtre, celle-ci resta longtemps isolée : personne n'osait y mettre les pieds, tant on redoutait la vengeance des naturels. En les faisant renoncer à leurs sinistres desseins, le Père Montiton 1 rendit donc un grand service à

1. Voici quelques renseignements sur ce Père, qui a été un des principaux évangélisateurs des Tuamotu : Auguste-Théodore (Albert) Montiton naquit le 20 juillet 1825 à Sourdeval, diocèse de Coutances (Manche). Il dut sa vocation apostolique à la lecture des lettres des prêtres de Picpus, missionnaires en Océanie. Profès le 13 mai 1847, envoyé l'année suivante au collège des Sacrés-Cœurs de Valparaiso (Chili), il y reçut, le 27 avril 1852, sa lettre d'obédience et l'ordre de se rendre dans l'archipel des Paumotu ou Tuamotu.

Durant son apostolat, il parcourut les îles Basses, convertissant les peuplades, construisant des églises, des presbytères, des écoles, creusant des puits, plantant des arbres, etc. Il fit en réalité pénétrer la civilisation dans les iles sauvages de l'Est. La nature semblait l'avoir destiné à cette tâche; elle l'avait doué de certains avantages du corps et de l'esprit : c'était un


la cause de la civilisation, puisque l'île Fakahina put ainsi reprendre ses relations avec le reste du monde.

Cependant le roi Pomare V avait cédé ses États à la France et celle-ci s'était empressée d'annexer l'archipel des Tuamotu. Cet événement important avait eu lieu en l'année 1880.

Il ne fut d'aucun secours aux missionnaires. Heureusement pour eux, ils n'en avaient pas besoin : leurs propres forces leur suffisaient. On était maintenant en 1885. Le catholicisme s'implantait de plus en plus, non sans éprouver parfois des échecs, car il avait affaire à une opposition assez forte. Une foule de cultes étaient représentés aux Tuamotu : on y trouvait, outre des Chrétiens, catholiques et protestants, des Mormons, des Baptistes ou Saints des derniers jours (Sanitos ou

homme de haute taille, avec une barbe démesurément longue qui étonnait les naïfs indigènes; il était à la fois musicien, chantre, artiste, écrivain et orateur. Il avait une connaissance parfaite de la langue kanaque, et c'est surtout à cela qu'il dut la plupart de ses succès. Il convoquait les féroces insulaires au son de sa clarinette ou de son accordéon, leur parlait de religion en termes excellents, mettait en vers les points importants de doctrine pour les leur faire chanter, et, aux premiers symptômes de lassitude, il recourait à ses chers instruments, ne se décidant à s'en aller qu'avec le dernier de ses auditeurs. Il réussit ainsi à exercer un ascendant particulier sur un grand nombre de naturels.

Mais, épuisé de fatigues et de privations, il dut quitter les Tuamotu et aller refaire ses forces à Valparaiso, ensuite à Paris (1872). Quand celles-ci furent un peu revenues, la congrégation des Sacrés-Cœurs l'envoya aux îles Sandwich, où il devait trouver plus de soins et un climat plus doux (1874).

Là, il demanda et obtint de soigner les lépreux à Molokaï. Mais, chose étrange, une maladie de peau dont il était atteint, disparut immédiatement au contact de la lèpre. Apprenant qu'il était guéri, le vicaire apostolique de Tahiti réclama le concours de l'ancien membre de sa Mission. Celui-ci s'empressa d'obéir (1885). Il recommença ses courses évangéliques et visita même l'île de Pâques (1888). Après quoi, il rentra à Tahiti où il resta cinq ans.

Infirme avant l'âge, il reçut en 1893 la mission de représenter son Provincial au chapitre général de son Institut. Il revint donc en Europe. Puis, de Paris, il se rendit au collège des Sacrés-Cœurs de Miranda de Ebro (Espagne). Il avait demandé à se retirer en ce lieu pour y finir ses jours et se proposait d'écrire les événements intéressants dont il avait été l'acteur ou le témoin dans l'évangélisation de la Polynésie orientale. Mais il n'en eut pas le temps : il succomba, le 25 février 1894, à une fluxion de poitrine et fut enterré dans la ville de Miranda.

Ainsi se termina la carrière de cet homme original et instruit, auteur d'études remarquables sur des peuplades de la Polynésie. Son nom est resté populaire là-bas parmi les gens qu'il a convertis, et pourtant ceux-ci ne pratiquent pas ordinairement le sentiment de la reconnaissance. Le R. P. Albert Montiton occupe une place d'élite parmi les missionnaires catholiques du XIXe siècle.


Kanitos), des Israélites(Itaraera), des Siffleurs ( Hio-Hio), et des Moutons (Mamoe). La secte des Sanitos ou Kanitos, née d'une hérésie du Mormonisme, était récente; sa constitution datait de 188Zi et était l'œuvre de l'Américain Thomas Smith. Les Pères n'avaient pas, et n'ont pas encore, d'adversaires plus redoutables que les Kanitos. Souvent ceux-ci parvinrent à leur enlever des néophytes. Cependant il est probable que les missionnaires catholiques n'auraient pas eu ces défections, et bien d'autres, s'ils avaient été plus nombreux, et surtout s'ils avaient pu communiquer plus facilement d'île à île. Ils n'étaient que quatre ou cinq Pères pour quatre-vingts îles, et depuis qu'ils avaient perdu leur petite goélette le Valican, ils étaient obligés, pour accomplir leurs voyages, de recourir à des bâtiments de commerce, qu'ils ne trouvaient que rarement et qui leur faisaient payer leurs passages fort cher. Les Pères ne pouvaient donc suffire à l'étendue de leur tâche et leurs voyages étaient difficiles, couteux, longs et périlleux. Plusieurs années s'écoulaient souvent entre deux visites successives d'un missionnaire dans une île éloignée déjà convertie et, lorsqu'il y débarquait à nouveau, fréquemment il constatait avec douleur que depuis son dernier voyage la totalité ou une partie de la population était retournée à ses anciennes erreurs, païennes ou mormonnes.

C'est ce que le Père Fierens avait constaté à Napuka, le lh février 1877, et dans d'autres îles il s'était déjà passé des faits semblables ; il y en eut même encore plus tard dans différentes îles, à Raroia et à Hao par exemple, vers 1889. Se croyant oubliés, les indigènes apostasiaient; une fois livrés à eux-mêmes, leurs premières idées reprenaient le dessus.

C'étaient surtout, comme toutes les natures primitives, de grands enfants qu'il n'aurait pas fallu laisser seuls trop longtemps. Ils étaient incapables d'un effort moral ou physique prolongé s'ils n'avaient un Européen pour les stimuler.

Toutefois il ne faudrait pas en conclure qu'ils étaient dénués d'intelligence : loin de là ; ils en avaient autant que la


moyenne des Européens, ils faisaient preuve à l'occasion d'une certaine finesse et savaient même manier l'ironie. Un jour, l'on venait d'abattre un arbre énorme afin de cuire la chaux pour une église. Tout à coup un jeune kanaque, ennuyé et fatigué sans doute, dit au Père Fierens : « — Père, puisque Jésus-Christ est Dieu et qu'il est tout-puissant, prie-le de porter ce tronc d'arbre dans le four; nous sommes fatigués 1. » Le Polynésien n'est point un sot, tant s'en faut; mais il est inconstant et paresseux.

Lorsque la population d'une île était ainsi retournée au Paganisme ou au Mormonisme, surtout au Paganisme, il y avait alors recul vers la barbarie, et tout était à refaire. Mais les Pères ne se lassaient pas et, courageusement, ils recommençaient leur tâche. Avec une persévérance inébranlable, ils répétaient les mêmes enseignements jusqu'à ce que les kanaques en fussent pénétrés. Aussi ceux-ci finissaient-ils presque toujours par se laisser toucher de tant de dévouement : à la longue, ils devenaient irrévocablement catholiques.

Une autre difficulté du ministère des missionnaires catholiques, c'était la vie errante que menaient beaucoup de ces peuplades. Il arrivait parfois à un Père, après un voyage pénible et coûteux, de débarquer dans une île et de n'y rencontrer personne : tous les habitants se trouvaient dans d'autres îles, occupés à la pêche, d'où ils ne devaient revenir qu'au bout de plusieurs semaines. Il essayait alors de les retrouver; mais, comme ceux-ci étaient dispersés de tous côtés, ils échappaient souvent à ses recherches. Il lui fallait ainsi s'en retourner, sans avoir pu accomplir son ministère, et remettre à une époque encore plus éloignée les baptêmes, les confessions et les mariages des indigènes.

En somme, les difficultés pour la propagande étaient plus

1. Lettre du R. P. Germain Fierens, supérieur aux Paumotu, au R. P. Rogatien Martin, Provincial de la Mission de Tahiti. Anaa (Paumotu), 12 mai 1884.

Annales de la Propagation de la Foi, t. LVI, p. 387.


grandes dans l'archipel des Tuamotu que dans celui des Marquises. Cependant les Pères ont obtenu de bien meilleurs résultats aux Tuamotu : ses habitants sont plus sérieusement convertis que ceux des Marquises. Pour quelle cause ?

Voilà ce qu'il est difficile de dire. Cela tient peut-être à ce qu'aux Tuamotu la race est plus mélangée, et par cela même plus maniable, tandis qu'aux îles Marquises, elle est plus pure, et par conséquent moins facile à gouverner. Quoi qu'il en soit, les Pères ont tant fait, et durant si longtemps, aux Tuamotu que la religion dominante de cet archipel est maintenant le catholicisme. Il existe des églises à Anaa, Hikueru, Raroia, etc. Elles sont en maçonnerie et ressemblent à s'y méprendre à celles que l'on voit en France dans nos campagnes. Je n'en dirai pas autant des presbytères, qui ne sont toujours que de mauvaises cabanes en planches, situées au milieu d'un bois de cocotiers et, à la vérité, encore plus pauvres que celles des indigènes.

La conscience de ceux-ci s'est-elle améliorée depuis qu'ils sont devenus chrétiens ? Hélas ! elle se borne à la crainte du gendarme, quand il y en a un dans leur île. Dans les îles de l'Ouest de l'archipel, les naturels ont une demi-civilisation; mais dans les îles de l'Est, ce sont encore de véritables sauvages. Il est vrai que ces dernières sont les plus isolées et, à cause de cela, les plus délaissées de l'archipel des Tuamotu i.

1. Pour ce qui concerne les mœurs et les coutumes actuelles des insulaires des Tuamotu, voir mon autre ouvrage, Les Polynésiens orientaux au contact de la civilisation.


CHAPITRE III

L'ARCHIPEL DES GAMBIER 1 (ILES MANGAREVA) Traditions des indigènes. — Les événements politiques antérieurement à la venue des Européens. — Arrivée des Pères Caret et Laval. — Leurs aventures. — Leur apostolat. — Luttes entre les missionnaires catholiques français et les prêtres de la religion païenne. — Succès des Pères et destruction des idoles. — Conversion des indigènes au Christianisme. — Gouvernement théocratique des missionnaires catholiques. — Sa tyrannie. —

Etablissement du Protectorat français. — Les excès de pouvoir des missionnaires. — Annexion à la France. — Abrogation du Code mangarévien.

Une des anciennes traditions des naturels de Mangareva rapportait « qu'il existait des antipodes (Anaïki), où se trouvait un peuple nommé Haram, chez qui les arbres se dépouillaient de leurs feuilles 2 ». Il s'agit évidemment dans • cette tradition de la fameuse île ou terre nommée Havaiki.

On a cherché celle-ci partout, mais l'on n'a pu déterminer sa situation géographique. Quelques savants en ont conclu qu'elle n'existait pas ; pour eux, Havaiki signifierait « pays nourricier, patrie» ; ce mot ne serait alors qu'un terme abstrait, au lieu d'être, conformément à l'opinion la plus répandue chez les Polynésiens, le nom d'une île ou d'une terre.

D'autre part, les naturels de Mangareva disaient aussi qu'ils étaient les descendants d'une colonie d'émigrants d'un grand peuple nommé Arani ou Harani 3, nom qui paraît être

1. Découvert en 1797 nar Wilson.

2. Lettre de M. Honoré Laval à M. Hilarion, prêtre de la Société de Picpus.

Iles Gambier, 8 novembre 1837. Annales de la Propagation de la Foi, t. XII, p. 67.

3. P.-A. LESSON, Voyage aux îles Mangareva, p. 109. — P.-A. LEssoN, Les Polynésiens, t. II, p. 268.


une transformation de Haram. Cette déclaration complète la tradition ci-dessus, mais ne l'éclaircit malheureusement pas.

L'histoire des temps anciens des îles Gambier est fort obscure; par les récits des indigènes aux missionnaires catholiques francaisl, nous en connaissons seulement quelques faits isolés.

C'est d'abord la venue à Mangareva du chef Tetupua. Il existait à Rarotonga (archipel de Cook) deux chefs nommés Epopo et Tetupua; le premier s'empara des terres du second, qui fut ainsi contraint de s'exiler. Tetupua s'embarqua avec sa sœur Ua et plusieurs de ses anciens sujets ; après bien des dangers, ils arrivèrent à Mangareva, où Ua se maria ensuite avec Nono, quand son frère fut retourné à Rarotonga. Cette émigration eut lieu dans des temps très reculés, car la tradition déclare qu'à cette époque il n'y avait pas encore de grands arbres aux îles Gambier.

Un chef, nommé Tupa, visita toutes les îles du groupe, et apporta avec lui l'arbre à pain et le cocotier, qu'il y planta.

Ce chef fut le véritable civilisateur des Mangaréviens. Il leur révéla « qu'il y avait en bas une autre grande terre appelée "Avahiki" (par-dessous) et" Tekere no te henua (quille de la terre), où régnaient des rois et d'où venaient ses ancêtres ».

C'est à lui que les indigènes attribuent la création d'une foule d'institutions politiques et religieuses. Il établit le culte du grand dieu Tu auquel il éleva neuf marae: te Keika à Rikitea et à Hau o te Vei; Ruanuku à Gatavake et à Kirimiro ; Tagaroa, à Taku; Maraeerua à Akamaru; Tautoro à Akena; Popi à Taravai; Aga o Tane à Agakauitai. Toutefois cet homme célèbre ne resta pas aux îles Gambier; il reprit ses courses aventureuses à travers l'Océan et visita d'autres îles.

Plus tard, un certain Pukega, de l'île Rarotonga, voulut, avec beaucoup de guerriers, s'emparer des terres de Mangareva; mais il fut vaincu par la population, qui s'unit contre les envahisseurs.

1. Les Pères de la Société des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie (Picpus).


Pourtant, la concorde ne régnait pas ordinairement chez elle : les tribus se faisaient à chaque instant la guerre. Les captifs étaient alors immolés et dévorés ; les enfants n'étaient même pas épargnés, et, par un raffinement de cruauté, ils étaient rôtis vivants au four kanaque. Durant ces scènes atroces, les guerriers vainqueurs s'écriaient : « Kai ku ke, matake ! koru ! koru ! » c'est-à-dire : « Mangeons cet homme qui n'est pas des nôtres, et ces yeux qui nous sont étrangers 1 ! » Puis, une fois rassasiés de chair humaine, ils se livraient à la danse, à l'orgie et à tous les excès de mœurs possibles. D'où provenaient ces guerres entre tribus ? Le plus souvent de la rivalité des chefs ou des désirs de pillage de leurs sujets : de là de sombres drames, qui amenaient des représailles terribles. Pour n'en citer qu'un seul, Reitapu, roi de Rikitea, fut assassiné à Rarameitau (Kirimiro) ; mais sa mort donna lieu à la perte de la population de Taku.

Il y avait alors dans l'archipel deux partis : celui du roi, concentré à Rikitea, et celui de l'opposition, dont le siège était à Taku. Plus tard ces deux partis se déclarèrent la guerre, et le roi de Taku, Tupou, eut à soutenir contre Apeiti, roi de Rikitea, un combat acharné, resté célèbre à Mangareva. Commencé le matin, ce combat dura toute la journée et se prolongea aussi pendant la nuit à la lueur de torches ardentes que l'on attacha aux troncs des arbres à pain. Les deux partis, qui s'étaient d'abord criblés de flèches à distance, tombèrent ensuite l'un sur l'autre à coups de piques et de poignards : à la fin les gens de Taku eurent le dessous et furent presque tous tués.

L'atrocité des guerres ne laissait aux vaincus d'autre salut que la fuite : ils ne pouvaient échapper à la mort qu'en s'exilant

1. C'est du moins le sens de la phrase, car, dit le Père Laval, « il est difficile de rendre toute l'énergie de ces expressions ; les deux mots koru ! koru 1 n'ont aucune signification particulière, ce sont des cris d'enthousiasme ou de fureur ». Lettre de M. Honoré Laval, missionnaire de la Société de Picpus, à M. Jean de la Croix, prêtre de la même Société. Mission de Notre-Damede-Paix, îles Gambier, le 19 janvier 1836. Annales de la Propagation de la Foi, t. X, p. 175.


tout de suite au delà des mers sans idée de retour dans leur patrie. C'est ce que firent, par exemple, le roi Tupou, sa famille et quelques naturels de la baiede Taku, après le massacre presque complet de leur peuplade par Apeiti, roi de Rikitea : ils s'embarquèrent immédiatement sur sept pirogues, et, grâce à un vent favorable, ils parvinrent à gagner l'archipel des Tuainotu, où ils s'établirent dans des îles qu'ils trouvèrent désertes.

Les indigènes des îles Gambier étaient aussi bien de hardis marins que de braves guerriers ; ils avaient autant l'amour des aventures que celui des conquêtes. Aussi entreprirent-ils de longues expéditions maritimes à travers l'Océan Pacifique oriental. Ce furent eux qui donnèrent des habitants aux îles Eiragi (Pitcairn) et Matakiteragi (de Pâques) : les traditions de ces îles sont d'accord avec les leurs sur ces faits. Ils essayèrent aussi, dans une autre direction, de conquérir Hapa-iti; mais les gens de cette île leur infligèrent une sanglante défaite et ils durent retourner immédiatement chez eux, aux Gambier.

Ils ne s'y tinrent pas longtemps tranquilles ; les guerres recommencèrent et devinrent de plus en plus fréquentes dans l'archipel. Sous le règne de Mateoa ou Mapurure, il y eut un combat terrible, à la suite duquel les vaincus furent mangés ou réduits à s'enfuir sur leurs radeaux; une partie des fugitifs périt dans les flots, l'autre rencontra des plages désertes, s'y établit, et peupla de cette façon l'île Moe (Crescent), située à une dizaine de lieues de Mangareva.

Mais tant de combats et de massacres avaient fini par ruiner les îles et par décimer la population. C'est à peine si celleci parvenait alors à se procurer la nourriture nécessaire à sa subsistance, c'est-à-dire des fruits d'arbre à pain fermentés sous terre, formant une matière infecte appelée popoi dans la langue du pays. L'anthropophagie était devenue une habitude quotidienne et les indigènes recouraient à d'affreuses trahisons pour se procurer la chair de leurs semblables. Ils étaient tous obligés de supporter une effroyable misère; les hommes étaient couverts de haillons, les femmes


avaient les cheveux en désordre et les enfants se trouvaient presque nus. Bref, la décadence de la nation était complète à la fin du dix-huitième siècle.

A cette époque, il se produisit un fait étrange, qui mérite d'être rapporté. Une prophétesse, nommée Toapere, prédit la prochaine arrivée d'hommes étrangers qui renverseraient les dieux du pays et les remplaceraient par le leur. Je citerai, à ce sujet, une lettre un peu longue, mais curieuse du Père Laval : Je veux maintenant vous parler, mon Révérend Père, d'un personnage fort différent, mais dont le nom est on ne peut plus célèbre dans nos îles. Il y a des choses si singulières dans sa vie, que je crois devoir vous les communiquer, ne fût-ce que pour vous prier de nous en donner votre avis.

Il s'agit de la prophétesse Toapérè. J'ai déjà parlé de cette femme; mais au cas que mes précédentes lettres se soient égarées, je vais répéter ici les mêmes détails, en y joignant les nouveaux documents que j'ai pu recueillir sur ses prédictions. Ce n'est pas un témoin seulement, c'est la population entière de l'île Akamaru, ou plutôt ce sont quatre îles qui attestent que tout ce que je vais vous raconter de Toapérè est réellement ce qu'elle a dit cent fois en public et devant quiconque a voulu l'entendre. J'ai interrogé une foule de personnes en particulier; et en comparant leurs dépositions, je les ai toujours trouvées conformes. J'ai exigé particulièrement et j'ai reçu par écrit celle du chef d'Akamaru, parce qu'il a vécu dans la confiance particulière de Toape'ré, en sa double qualité de Taiira (prêtredes idoles) et de parent de la prophétesse. Je crois donc avoir des renseignements très certains, en égard au grand nombre et à la sincérité des témoins oculaires, et aux précautions que j'ai prises pour ne pas être trompé. Après ces préliminaires, je viens à mon récit.

Toapéré était de la classe du simple peuple, et ce ne fut que vers l'âge de trente-cinq à quarante ans, tandis qu'elle vivait dans son ménage occupée à élever sa famille, qu'elle commença à se dire inspirée des dieux. C'était sous le règne de Maparuré, grand-père du roi actuel. Durant quelque temps, elle ne différa pas des autres prêtres ou prêtresses qui abusaient le peuple avant sa conversion. Elle poussait comme eux des cris inarticulés et finissait, selon l'usage, par demander des fêtes ou des présents, au nom du dieu dont elle prétendait être possédée. Mais bientôt après, la scène changea. Toapéré se mit à parler distinctement, et les premières paroles qu'elle


prononça surprirent étrangement les naturels. Je traduis ses expressions telles que je les ai recueillies : « Nos dieux sont vaincus, s'écriat-elle. Voici le Dieu de l'étranger; cette terre va bientôt passer sous sa puissance. Encore un peu de temps, et des hommes bons vont arriver ici. Je l'ai vu, ce Dieu, mais qu'il est grand ! il emplit les ténèbres et la lumière ; je l'ai vu, sa lèvre supérieure touche au ciel, et sa lèvre inférieure descend jusqu'aux abîmes. Nos dieux ne sont rien auprès de ce grand Dieu ! »

Elle ajouta que cet événement devait être précédé de l'arrivée de quelques navires dans le port de Gambier; car les insulaires n'en avaient encore vu que de loin. « Ces étrangers, disait Toapéré, ne sont pas tous bons; ils auront des démêlés avec les habitants de l'île.

Mais après eux, il viendra un vaisseau de la partie de la terre qui est en bas, au-dessous de nos pieds. C'est ce navire qui vous apportera des hommes bons; ils vous enseigneront une nouvelle parole, celle que l'on enseigne au bas de la terre. Le peuple les écoutera, et se soumettra à leur grand Dieu ; mais vous devez essuyer auparavant une grande mortalité, et il n'y aura que les forts qui verront ces étrangers. »

Toapéré alla jusqu'à désigner précisément le lieu où ils devaient aborder : « Ils descendront là où je suis, ils viendront commencer leurs prédications à Akamaru; ce ne sera que plus tard qu'ils passeront à la grande île. » Enfin elle annonça, contre toute apparence, la royauté future de Maputeoa, le roi actuel : « Tu verras ces changements, lui disait-elle à lui-même; et alors ce ne sera point Matua, ce ne sera point Makopunui, ce ne sera point. (ici elle citait un troisième nom que je ne retrouve pas), ce sera toi, Maputeoa, qui régneras ! » Elle avait aussi prévu sa propre mort, et elle l'a mille fois prédite en public. « Que vous serez heureux avec ces nouveaux venus, mes petits enfants ! car vous qui êtes jeunes, vous verrez toutes ces choses; mais moi, je ne les verrai pas. Je dois mourir auparavant, ainsi que le roi Mapururé. » Elle ajoutait : « Voici une marque de la vérité de ce que j'annonce : lorsque je serai morte, ce sera alors que ces étrangers arriveront, pour se fixer parmi vous, et bientôt vous rendrez témoignage à ma parole. »

D'après mes renseignements, toutes ces choses ont été dites avant que les événements pussent être prévus, et les naturels prennent plaisir encore aujourd'hui à me faire observer qu'elles se sont vérifiées à la lettre.

J'oubliais une circonstance de la prophétie de Toapéré. Elle avait annoncé que ces hommes venus des antipodes, introduiraient dans


les îles de nouvelles plantes alimentaires et des animaux inconnus, qui remuent les feuilles sèches et la poussière : c'est ainsi qu'elle les désignait.

J'ai déjà dit qu'à l'époque où notre sibylle rendait ses oracles, aucun navire n'était encore entré dans le port de Gambier. Depuis, il en vint plusieurs à différentes époques, et souvent les équipages maltraitèrent les naturels ou en furent maltraités. A la vue de ces vaisseaux, on courait vers Toapéré, pour lui demander si c'étaient là les hommes bons dont elle avait promis l'arrivée. « Quoi, ces gens-ci ?

répondait-elle, non, non, ne vous mêlez point avec eux, ce sont des hommes mauvais. Et puis, suis-je morte pour que les hommes bons puissent arriver ? M Une fois, dans un accès d'enthousiasme, elle s'écria au milieu du peuple : « Frappez vos loga, frappez vos réréki, prenez vos plus beaux ornements ! Le voilà, ce navire, il vient, il arrive ! les voilà, ces hommes bons, qui doivent enseigner ici une nouvelle parole, et vous rendre tous heureux ! » On prit ces paroles à la lettre, on se prépara comme pour une fête; puis on vint demander à Toapéré où était donc le navire qu'elle annonçait. « Attendez que je sois morte, répondit-elle encore, attendez; il est sur le point de venir, le voilà, il arrive sans aucun obstacle. »

Enfin, Toapéré mourut à l'époque de la mortalité qu'elle avait elle-même prédite. Elle pouvait être âgée alors de soixante à soixantecinq ans.

De tout cela faut-il conclure que Dieu, afin de préparer ce peuple à la réception de l'Évangile, a réellement inspiré la prophétesse Toapéré? Je n'en sais rien, et nos Pères ne savent non plus ce qu'il faut en penser; mais le fait est que les événements présentent une conformité bien singulière avec la prophétie, si l'on peut toutefois appeler de ce nom les oracles dont je viens de donner la traduction fidèle 1.

Il est probable que Toapere avait eu connaissance de l'arrivée à Tahiti de missionnaires protestants anglais : elle pouvait donc ainsi prédire qu'un jour d'autres Européens aborderaient aux îles Gambier. En effet, ce fut sous le règne de Mateoa ou Mapurure que Beechey vint à passer dans l'archipel (1826). Ce navigateur, ayant eu à se plaindre des natu-

1. Lettre du R. P. Laval de la Société de Picpus, au R. P. Hilarion, Prêtre de la même Société. Mission de N.-D.-de-Paix, aux îles Gambier, 31 mars 1840. Annales de la Propagation de la Foi, t, XIV, p. 222 à 226.


rels, leur envoya des coups de canon, et beaucoup de familles eurent des parents tués.

La prophétesse Toapere mourut vers 1830 et fut enterrée à Tokani, la baie d'Akamaru la plus au sud. Cette année-là, le vieux roi Mateoa décéda aussi. Teikatohara, son fils aîné et son associé au trône, avait péri, en 1824, dévoré par un requin. Ce fut donc le fils de ce dernier, Maputeoa, qui succéda à son grand-père.

Depuis les temps les plus reculés jusqu'à cette époque, trente-cinq rois des îles Gambier s'étaient succédé dans l'ordre suivant : Atumotua, Atumoana, Tagaroa, Tagaroahurupapa, Tutekekeu, Oroki, Vaiamo, Magahakaeke, Magahakapitaga, Turukura, Tururei, Tavere me Taroi, Apateki, Takimarama, Tôroga, Popi ou Popitemoa, Agiapopi, Tipoti, Tahaumagi, Ponote Akariki, Koha, Tamakeu, Reitapu, Mahaga-Vihinui, Apeiti, Meihara-Tuharua, Pokau, Okeu, Makorotaueriki, Magitutavake, Teakarikitea, Teoa, Mateoa ou Mapurure, Teikatohara, Maputeoa.

Il est à remarquer que les trois premiers rois ne sont que des avatars de Tu, l'Etre par excellence chez les Mangaréviens, et que celui-ci ne fut introduit que par Tupa, sous le règne des deux rois Tavere me Taroi ; il y a donc là probablement un anachronisme.

Maputeoa étant encore enfant, l'oncle du roi, le grand prêtre Matua, fut proclamé régent. Le gouvernement des Gambier était monarchique et héréditaire; mais ce qu'il y avait de caractéristique dans ces îles, c'était la loi salique : les femmes ne pouvaient pas gouverner, contrairement à ce qui se passait dans les autres archipels de la Polynésie orientale. Il y avait aux îles Gambier, comme aux îles de la Société et aux îles Marquises, des lois civiles et religieuses; le roi faisait exécuter les premières, et le grand prêtre, les secondes. Par suite de la minorité du roi Maputeoa, le grand prêtre Matua exerça donc les deux pouvoirs temporel et spirituel et se trouva de la sorte le seul maître de l'État.


En attendant sa majorité, le jeune roi continua à vivre sur le sommet d'une montagne, ainsi que le voulaient les usages du pays. En effet, ceux-ci exigeaient que même, dès son berceau, l'héritier présomptif du trône fût arraché à sa famille et porté au sommet d'une haute montagne, dans une cabane solitaire où avaient été élevés tous ses aïeux. « Là — dit le Père Caret, dans sa notice sur les îles Gambier — sans autre société que celle de sa nourrice et de quelques servantes, il grandit inconnu de tout le monde ; l'approche de sa mystérieuse demeure est sévèrement interdite à ses futurs sujets.

« Du haut de cette montagne on lui montre les nombreuses et verdoyantes vallées qui formeront bientôt son empire.

« Votre peuple, lui dit-on, rampe déjà à vos pieds; il habite au-dessous de vous ces plaines que des forêts de cocotiers et d'arbres à pain couvrent de leur ombrage et enrichissent de leurs fruits : un jour vous lui commanderez, et il vous obéira.

Tout ce que vos regards peuvent embrasser est à vous ; ce ciel, ces montagnes, ces vallées et ces mers composent votre domaine; vous serez grand aux jours de votre règne; votre puissance sera sans bornes comme l'océan qui vous entoure ; le ciel et la terre recevront vos lois. »

« C'est ainsi qu'on exalte dès le berceau l'orgueil de l'héritier du trône. Aussi les souverains de Mangaréva se regardent-ils comme les premiers ou plutôt comme les seuls monarques du monde; car ils croient que l'univers finit à l'horizon.

« Quand arrivait l'époque où le jeune prince devait descendre de la montagne, c'est-à-dire à l'âge de douze ou quinze ans, tous les naturels, hommes, femmes, enfants et vieillards, se réunissaient pour aller au-devant de lui et saluer l'avènement de leur maître futur. Ce jour était compté parmi les plus beaux de l'île. »

Pendant les premières années, le gouvernement de Maputeoa fut précaire. L'ex-régent faisait de l'opposition. Il regrettait le pouvoir et, comme il jouissait de beaucoup d'auto-


rité par sa qualité de grand prêtre et par l'étendue de ses domaines, il voulait profiter de ces avantages pour s'emparer de la couronne. C'était un homme aussi intelligent qu'ambitieux et qui possédait un parti bien plus puissant que celui du roi. Le gouvernement allait donc tous les jours s'affaiblissant; et il est probable qu'il aurait fini par être renversé si un événement imprévu n'était venu faire renoncer le grand prêtre à ses ambitieux projets.

Cet événement imprévu fut l'introduction du Christianisme dans l'archipel des Gambier. La Société de Picpus avait été chargée par un décret de la Propagande en date du 20 mai 1833, confirmé le 2 juin suivant par le pape Grégoire XVI, de la conversion au catholicisme de toute la Polynésie. Les Pères de cette Société commencèrent leur entreprise par l'archipel des Gambier. Les premiers missionnaires dans ces îles furent les Pères Caret 1 et Laval. Ils y arrivèrent le 7 août 1834 sur le navire américain la Péruvienne. Mal reçus dans l'île Mangareva, ils allèrent à l'île Aukena, et là, furent bien accueillis.

Ils en firent le siège de leur Mission; mais, de temps en

1. M. François d'Assise Caret fut un véritable apôtre en Océanie orientale.

Né le 14 juillet 1802, à Miniac, dans le diocèse de Rennes, il se rendit en 1834 aux îles Gambier. Après la conversion des indigènes de cet archipel, il passa à Tahiti où il ne fit qu'un court séjour, ayant été expulsé par les manœuvres des pasteurs protestants ; il revint alors en France, mais ne tarda pas à retourner aux Gambier et, de ces iles, il se rendit à Tahiti, puis aux Marquises, pour y prêcher la religion catholique. De ce dernier archipel, il revint encore à Tahiti et y fonda la Mission catholique de cette île, dont il fut le premier directeur et où il resta trois ans. Là, fut le terme de ses succès : la résistance des indigènes, déjà convertis à la religion protestante, se changea bientôt en hostilité déclarée et, quand les troubles politiques éclatèrent, la Mission catholique fut brûlée par les naturels (juin 1844); cet incendie détruisit en même temps les livres du Père Caret et, véritables pertes pour la science, les manuscrits de ce missionnaire et ses travaux sur la langue de Tahiti et des Marquises. Depuis longtemps il était dangereusement malade; après la destruction de la Mission de Tahiti, il voulut revenir aux Gambier, afin d'y mourir, disait-il; il ne conservait plus d'espoir de guérison. Le 24 septembre 1844, vers deux heures de l'après-midi, la corvette française, la Meurthe, venant de Tahiti, jeta l'ancre dans la rade de Gambier et le Père Caret fut transporté à terre, car il ne pouvait plus se tenir debout. Il mourut pulmonique le 26 octobre 1844, âgé seulement de quarante-deux ans, et fut enterré dans le caveau de l'église qui est dans la nef, à sept ou huit pieds de la balustrade. Les indigènes regrettèrent beaucoup ce hardi missionnaire.


temps, ils passèrent dans les îles Akamaru, Taravai et Mangareva afin d'y semer la parole du Christ. C'est ainsi qu'ils retournèrent deux fois dans cette dernière île, malgré le mauvais vouloir du roi Maputeoa. Pendant le second voyage, ils éprouvèrent bien des traverses. Le Père Caret raconte dans une de ses lettres qu'ils eurent partout à combattre contre la séduction du vice, qui leur tendait des pièges à chaque pas.

En effet, lorsque les indigènes leur offraient l'hospitalité, ils ne manquaient pas de leur envoyer dans leur case de jolies jeunes filles qui venaient se placer à côté d'eux. Aussi prenaient-ils le parti de se retirer et d'aller coucher à la belle étoile. Les sauvages voyaient dans cette conduite un affront et finalement leur colère éclata. Un soir ils offrirent l'hospitalité aux deux missionnaires catholiques et ne manquèrent pas comme d'habitude de leur faire « des propositions opposées à la plus sainte de toutes les vertus ». Le Père Caret ajoute : « Nous nous apercevions aussi que l'on prenait tous les moyens possibles de nous faire tomber dans le piège tendu à notre innocence. Nous nous dîmes l'un à l'autre : Il faut fuir le plus tôt possible 1. » Et ils se sauvèrent dans les bois où la peuplade s'élança à leur poursuite aussitôt qu'elle s'aperçut de leur fuite. Ils se réfugièrent dans une grotte et s'y croyaient en sûreté, quand tout à coup ils entendirent de grands cris et virent les sauvages arriver non loin d'eux avec des flambeaux. Les naturels écoutèrent un instant, puis mirent le feu aux roseaux à une très petite distance de l'endroit où les deux missionnaires se tenaient cachés. Ceux-ci, forcés de sortir de la grotte sous peine d'y être grillés vifs, prirent leur bréviaire d'une main, leur chapeau de l'autre, et se trainant sur les genoux afin de ne pas être vus, se mirent à gravir la montagne. Il était alors minuit. Après

1. Lettre de M. François d'Assise Caret, missionnaire apostolique de l'Océanie méridionale, à M. Hilarion, prêtre de la congrégation de Picpus. Mission de Notre-Dame de Paix, aux îles Gambier, le 6 octobre 1834. Annales de la Propagation de la Foi, t. IX, p. 24 et 25.


bien des détours et des peines, ils atteignirent enfin le sommet du fameux pic Duff. Ils étaient au milieu d'un nuage et leurs habits étaient remplis d'humidité. Mais il leur fallait maintenant descendre de la montagne avant le jour, ce qui était difficile et dangereux. Ils y parvinrent néanmoins et sans accident grave. Vers les quatre heures du matin, ils arrivèrent au bas de la montagne, les pieds et les jambes meurtris par les pierres, et les mains tout ensanglantées par les roseaux qui les avaient coupées en tout sens. Dans sa lettre, le Père Caret termine le récit de cette aventure par ces mots : « Malgré tout cela, nous étions contents, parce que nous souffrions pour le bon Dieu 1. »

Les plaisirs de la chair ne préoccupent guère les natures hantées par des idées mystiques. Quelque chimériques que soient leurs croyances, elles n'en ont pas moins contribué à réaliser de grandes choses, elles ont inspiré des actions héroïques, des dévouements qui poussent l'abnégation jusqu'au sacrifice. S'ils n'avaient pas eu de ces idées-là, les missionnaires protestants et les missionnaires catholiques n'auraient pas quitté patrie, parents et amis pour venir vivre et parfois mourir au milieu de cruels barbares. Plusieurs fois l'on tenta d'empoisonner les Pères Caret et Laval; ceux-ci faillirent même être lapidés à l'instigation d'un grand prêtre de la religion païenne. Ils ne coururent toutefois pas autant de dangers que plus tard aux îles Marquises et aux îles Tuamotu ; aux îles Gambier, la population se laissa plus facilement gagner au Christianisme. D'ailleurs les missionnaires catholiques rendirent de grands services aux naturels : tout en leur enseignant la religion du Christ, ils leur apprenaient à lire et à écrire. Ils les soignaient aussi. A la fin de la lettre que j'ai citée plus haut se trouvent les paroles suivantes :

1. Lettre de M. François d'Assise Caret, missionnaire apostolique de l'Océanie méridionale, à M. Hilarion, prêtre de la congrégation de Picpus. Mission de Notre-Dame de Paix, aux îles Gambier, le 6 octobre 1834. Annales de la Propagation de la Foi, t. IX, p. 25, 26 et 27.


« Nous sommes allés, M. Laval et moi, faire une autre visite à l'île Akamaru; on nous y a bien reçus; on nous y construit présentement une maison qui ne tardera pas à être achevée.

Le chef de cette île est venu nous chercher le jour de la Nativité de la Sainte-Vierge : il se plaint qu'il y a beaucoup de maladies dans l'île, causées par les morts qui reviennent, et qui font du mal aux vivants. Nous avons en effet remarqué beaucoup de maladies de la peau, et nous avons trouvé les enfants tous dévorés par la vermine ; nous avons coupé les cheveux à quelques-uns, et nous leur avons lavé la tête : nous agissons ainsi, afin de pouvoir plus facilement baptiser ceux qui sont mourants, sans que les naturels s'en aperçoivent1. »

Ce pieux stratagème fera peut-être sourire ; mais qu'importe ?

si le résultat est bon. Or, il l'a toujours été, au début, dans les entreprises des missionnaires catholiques ou protestants; ce n'est qu'à la fin que, grisés par leurs succès, les missionnaires gâtèrent leur œuvre en y introduisant un despotisme intolérable. Leur apostolat dans les îles Gambier nous en fournira le plus curieux exemple.

Dans les premiers temps de leur mission, les Pères acquirent un grand ascendant sur la foule par quelques guérisons heureuses. On peut en juger par ce passage d'une lettre du Père Caret : « Au reste, le peuple a grande confiance en nous pour tout ce qui a rapport aux malades. Dès que quelqu'un, grand ou petit, éprouve quelque souffrance, on vient nous chercher, et il suffit que nous disions ce n'est rien, pour que tout le monde, le malade lui-même, en soit persuadé. Personne n'est mort à Akamaru, ni à Akena, depuis que nous y sommes arrivés 2. » C'était en effet le meilleur moyen de

1. Lettre de M. François d'Assise Caret, missionnaire apostolique de l'Océanie méridionale, à M. Ililarion, prêtre de la congrégation de Picpus. Mission de Notre-Dame de Paix, aux îles Gambier, le 6 octobre 1834. Annales de la Propagation de la Foi, t. IX, p. 29. -

2. Lettre de M. François d Assise Caret, missionnaire apostolique, etc., à M. Chrysostome Liausu, préfet apostolique de l'Océanie méridionale. Iles Gambier, mission de Notre-Dame de Paix, 21 décembre 1834. Annales de la Propagation de la Foi, t. IX, p. 35.


prendre les indigènes que de leur être utile au point de devenir indispensable; les Pères ne s'y trompaient pas. Aussi faisaient-ils tous leurs efforts pour leur procurer ce dont ils avaient besoin; dans cette même lettre du Père Caret, on lit ceci : « Si vous pouviez nous envoyer des habits pour nous et ce peuple, vous feriez une très bonne œuvre : ce pauvre peuple nous demande tous les jours de quoi se couvrir. Nous avons acheté d'un vaisseau venant d'Otaïti un peu de calicot, que nous leur avons donné. Ils nous demandent continuellement s'il viendra bientôt un autre vaisseau chargé également de calicot: voyez si vous pouvez quelque chose. Si nous les couvrons, nous les gagnons à Jésus-Christ ; autrement nous risquons fort de ne point y réussir. Pour nous, nos soutanes tomberont bientôt en lambeaux et nos souliers ne tiennent plus à nos pieds 1. »

Ces lignes suffisent pour établir d'une façon indiscutable que les indigènes ne cherchaient à cette époque que leur intérêt dans la présence des missionnaires catholiques, et peut-être faut-il aussi attribuer aux cadeaux de ces derniers autant qu'à leurs services la promptitude avec laquelle ces îles se convertirent, puisque leurs habitants n'étaient pas plus doux que ceux des archipels voisins : « Nous savons maintenant, à n'en plus douter, disait le Père Caret, que nous vivons au milieu d'anthropophages; quand ils sont en guerre, ils se mangent les uns les autres. Mapururé, grand-père de Maputéo, le roi actuel de toutes les îles Gambiers (sic), mangeait souvent des hommes; nous le tenons d'un vieillard qui nous l'a raconté, et qui nous demanda ensuite si l'on mangeait aussi les hommes en France. Vous pouvez juger que notre réponse négative fut exprimée d'une manière à être sentie 2. n

1. Lettre de M. François d'Assise Caret, missionnaire apostolique, etc., à M. Chrysostome Liausu, préfet apostolique de l'Océanie méridionale. Iles Gambier, mission de Notre-Dame de Paix, 21 décembre 1834. Annales de la Prooaaalion de la Foi, t. IX. D. 40.

2. Lettre de M. François d'Assise Caret, missionnaire apostolique de l'Océanie méridionale, à M. Philippe, prêtre de la Congrégation de Picpus. Mission de Notre-Dame de Paix aux îles Gambier (Océanie), le 26 janvier 1835. Annales de la Propagation de la Foi, t. IX, p. 46.


Si les Pères ne furent pas chassés des îles dès le début de leur entreprise, ils le durent à ce que les indigènes les prirent d'abord pour des dieux étrangers 1. Ils ne le surent que plus tard et alors ils s'empressèrent de détruire cette opinion qu'on avait d'eux; mais elle ne leur fut pas moins très utile dans les premiers temps de leur séjour, car c'est grâce à elle qu'ils se virent respecter de la population. Toutefois il y eut bien quelques résistances sérieuses, comme il fallait s'y attendre, surtout de la part des Taura, prêtres subalternes.

Ceux-ci ne tardèrent pas à comprendre que les offrandes allaient devenir plus rares et, pour sauvegarder leurs intérêts menacés, ils attribuèrent aux dieux Angainmoroka et Tanirî les propos suivants : « Me voici, c'est à moi qu'appartient la puissance ; cette terre est à moi. Que font ces étrangers à l'île Akéna ? Qu'ils s'en aillent, ou je détruis ces arbres à pain, je fais mourir le peuple, et viens chercher le roi luimême ; ou je fais venir la mer sur ces îles, et je tue les Missionnaires2. » Ces menaces de l'oracle épouvantèrent le peuple et celui-ci se montra disposé à renvoyer les missionnaires; mais il n'alla pas plus loin à cause du pouvoir surnaturel qu'il leur attribuait et qu'il redoutait beaucoup. C'est alors qu'on tenta probablement de se défaire d'eux par le poison et qu'ils faillirent être lapidés à l'instigation d'un grand prêtre de la religion païenne : les Pères eurent le bonheur d'échapper à tous ces dangers et n'en continuèrent pas moins leur apostolat.

Ce fut l'île Akamaru qui se rendit la première. Dès le mois d'avril 1835, elle brûla ses idoles. Peu de temps après l'île Aukena agit de même. L'île Mangareva fut plus difficile à convertir au Christianisme : le roi Maputeoa y était complè-

1. Lettre d'Honoré Laval, missionnaire de la Société de Picpus, à M. Ferdinand, prêtre de la même Société. Le 16 janvier 1836. Annales de la Propaaation de la Foi, t. X, p. 188.

2. Lettre d'Honoré Laval, missionnaire de la Société de Picpus, à M. Ferdinand, prêtre de la même Société. Le 16 janvier 1836. Annales de la Propagation de la Foi, t. X, p. 188.


tement hostile, son oncle, l'ex-régent, le grand prêtre (Tupua) Matua n'avait pas de meilleures dispositions et le peuple ne voulait pas désobéir à ses chefs. Mais il arriva que des insulaires des Tuamotu vinrent attaquer les indigènes de Mângareva et ceux-ci, qui les craignaient beaucoup, chargèrent le Père Laval de travailler à ramener la paix. Ce dernier y consentit et montra dans cette circonstance un très grand dévouement. Matua en conçut pour lui une vive amitié et se déclara en faveur de la nouvelle religion. Il fit plus : il encouragea les indigènes à renverser leurs idoles et presque tous, cédant à ses conseils, détruisirent les statues de leurs dieux et passèrent au Christianisme. Chose étrange, ce fut ce qui consolida Maputéoa sur son trône au lieu de l'en renverser. L'arrivée des Pères Caret et Laval avait déjà eu pour effet de suspendre les projets ambitieux que tramait le grand -prêtre Matua; la conversion de celui-ci au Christianisme les lui fit abandonner définitivement1. Les missionnaires catho-

1. Lettre du R. P. Laval. Annales de la Propagation de la Foi, t. XIV, p. 225 et226.

Pour ce qui concerne les événements politiques qui se sont passés dans l'archipel des Gambier depuis environ la fin du dix-huitième siècle jusqu'à l'établissement complet du Christianisme (1836), il n'existe que deux versions : celle des missionnaires catholiques français Laval et Caret et celle du Dr P.-A.

Lesson. La première se réduit à quelques lignes disséminées dans les lettres de ces deux Pères ; la seconde, beaucoup plus détaillée et plus inté.ressante, mais malheureusement très différente 'de l'autre avec laquelle elle est en contradiction, se trouve dans le Voyage aux îles Mangareva de ce médecin français. J'ai cru -devoir adopter la première, dans le texte de ce chapitre; je vais donner ici, en note, la seconde, non seulement afin d'être complet, mais surtout pour que le lecteur puisse juger par lui-même laquelle de ces deux versions a le plus de chance d'être exacte. Voici, d'après P.-A.

Lesson, l'exposé de.la situation et le récit des événements.

Le dernier grand prêtre fut Matua, qui se convertit plus tard au Christianisme. Matua était de race royale, et son père était le frère du grand prêtre du roi Maputeoa. Le père de Matua voulut déshériter son fils aîné (Mateirekura) des fonctions de grand prêtre et la guerre éclata entre les deux frères.

J.e cadet, ayant été victorieux, fut proclamé grand prêtre.

A l'époque de Beechey, le roi Maputeoa ne régnait pas encore : il était relégué sur une montagne sacrée, où les usages voulaient que l'héritier présomptif du trône habitât et fît son éducation jusqu'au jour où il devenait roi. Maputeoa avait pour père Mateoa, fils lui-même de Teoa. Mateoa aimait, dit-on, une femme que, pour un motif resté inconnu, Teoa ne lui permit pas d'épouser; il fut obligé d'en épouser une autre. Celle-ci étant morte, après lui avoir néanmoins donné un fils ce Maputeoa, Mateoa voulut enfin se marier avec la femme qu'il désirait depuis si longtemps; mais son père s'y refusa encore une fois, et le malheureux prince, désespéré, se précipita du haut de la mon-


liques enseignèrent toujours aux indigènes qu'ils devaient respecter leur roi et lui obéir.

tagne dans la mer, où il se dirigea vers un requin qui le dévora (p. 122 et 123). C'est ainsi qu'à la mort de Teoa, Maputeoa succéda à son grand-père.

Maputeoa étant encore enfant, un régent gouverna; ce fut le père de Matua, grand prêtre. Celui-ci mourut avant la majorité du roi et il y eut un second régent, du nom de Kopunui (p. 123 et 124). A la majorité du roi, Kopunui essaya de conserver le pouvoir. Il en résulta une ligue contre l'ambitieux et son parti. Celte ligue ayant été victorieuse dans un combat, l'ex-régent fut contraint de se réfugier sur les îles basses, où l'on ne tenta pas de le poursuivre.

On croyait qu'il y mourrait de faim ; mais des gens fidèles lui apportèrent des provisions et même des présents; il parvint donc à subsister. Les vainqueurs se contentèrent de cet exil, qui d'ailleurs ne dura pas : quelque temps après, Maputeoa gracia Kopunui et celui-ci put revenir à Mangareva vivre en simple particulier (p. 128).

Il ne s'y tint pas longtemps tranquille ; il aimait trop le pouvoir pour cela.

Intelligent et hardi, l'ex-régent se lança dans l'opposition : il s'éleva contre le choix de certains chefs et se mit à fronder les actes de Maputeoa. Cette habile conduite ne tarda pas à porter ses fruits : un parti se forma autour de Kopunui, et celui-ci devint tellement puissant que le roi ni les chefs n'osèrent le faire arrêter (p. 129). Dès lors son audace s'en accrut, et il ne visa plus qu'une chose, la couronne, dont il voulut s'emparer afin de substituer sa dynastie à celle qui régnait en la personne de Maputeoa. Mais sur ces entrefaites, un événement imprévu vint, tout en compliquant la situation, empêcher l'ambitieux Kopunui de parvenir à son but.

Cet événement imprévu fut l'arrivée aux îles Gambier des deux missionnaires catholiques Caret et Laval le 7 aoùt 1834. Huit mois après, les idoles étaient renversées. Un chef d'Akamaru, ennemi de Kopunui, abj ura le 16 avril 1835; le chef d'Akena agit pareillement le 20 du même mois. Matua le grand prêtre se convertit et encouragea le peuple à détruire ses anciennes divinités, qu'il brùla lui-même. L'intérêt politique fut pour beaucoup dans toutes ces conversions. Maputeoa et le parti royal s'affaiblissaient, tandis qu'au contraire Kopunui et son fils étaient de plus en plus puissants sur les indigènes, pour lesquels ils étaient les représentants fidèles du Paganisme.

Lorsque les missionnaires arrivèrent et prêchèrent le Christianisme, Kopunui voulut s'opposera l'introduction de cette religion et lança des pierres aux deux prêtres, qu'il accabla de ses menaces; mais ses fidèles n'osèrent, eux, aller jusqu'à la violence et il fut obligé de s'enfuir avec ses partisans les plus compromis sur les îles basses du récif Akau, où il prit le titre de roi (p. 129 et 130).

Maputeoa s'affermit sur le trône et le Christianisme étant définitivement établi, un message fut envoyé à Kopunui afin de le sommer de se soumettre : « De la part de qui viens-tu? dit-il au messager. — Au nom du roi, lui répondit ce dernier. — Du roi, répliqua Kopunui, c'est moi qui suis le roi. » (p. 130).

Il fallut faire la guerre. Tous les hommes des îles Mangareva prirent les armes et une flotte de pirogues alla attaquer l'usurpateur. Celui-ci vit bientôt ses partisans diminuer; finalement presque tout son parti l'abandonna et se rallia au roi Maputeoa. Kopunui voulut fuir sur les îles Crescent avec ce qui lui restait d'hommes fidèles; mais ceux-ci refusèrent de le suivre. Alors il se présenta devant Mgr Rouchouze, l'évêque des Gambier, et le pria d'obtenir du roi son pardon ; l'évêque n'y consentit qu'à la condition « qu'il se livrerait à merci, deviendrait meilleur et se ferait chrétien » (p. 130 et 131).

Kopunui rentra à Mangareva, mais il perdit tous ses biens, qui furent confisqués. Le roi lui donna une petite propriété sur laquelle il vécut. On l'instruisit dans le Christianisme et pendant longtemps on retarda son baptême


Matua contribua plus que tout autre à l'établissement de la religion chrétienne dans ces îles; il y eut quelque mérite, car elle lui fit perdre sa situation de grand prêtre Í. Les indigènes s'instruisirent vite des principes de la nouvelle religion. Bientôt beaucoup d'entre eux furent si bien en état de recevoir le baptême que les Pères Caret et Laval ne crurent

afin de le lui faire désirer. A la fin on le lui accorda comme une faveur et le champion du Paganisme dans ces îles fut baptisé sous les prénoms de JeanBaptiste. Il lui fallut s'humilier et il prononça ces paroles : « J'ai été bien coupable, j'étais fou, j'étais ignorant, j'ai mal fait, et je serai sage à l'avenir. »

Ces événements se passèrent probablement en l'année 1835 (p. 131).

Maputeoa fut le dernier qui reçut le sacrement du baptême : « Je n'adopterai, a-t-il dit, la nouvelle religion qu'après avoir examiné la vérité des assertions des missionnaires et la critique qu'en font certains hommes de mon peuple » (p. 135 et 136).

Telle est la version de Lesson. Elle expliquerait beaucoup mieux, selon moi, la conversion du grand prêtre de la religion païenne Matua, l'oncle du roi. Mais la version de Lesson est en complète contradiction avec celle des missionnaires, qui devaient être forcément, par leur long séjour dans les îles, beaucoup mieux informés que ce voyageur, et qui n'ont jamais varié dans leurs déclarations. Or, d'après Lesson, Maputeoa avait pour père Mateoa, fils lui-même de Teoa, tandis que, d'après les missionnaires, le grandpère et le père de Maputeoa étaient Mapurure et Teikatoara. Mais voici qui est encore plus grave : Lesson fait Kopunui régent durant la minorité du roi, qu'il cherche ensuite à détrôner; le Père Laval attribue, au contraire, ces projets d'usurpation au grand prêtre Matua, qu'il dit avoir été chargé du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi, son neveu ; à plusieurs reprises, Matua est désigné, dans les lettres du Père Laval, comme grand prêtre et oncle du roi; le Père Caret, dans sa Notice sur les îles Gambier, s'exprime en ces termes : « Celui qui était revêtu du titre de Tupua (grand prêtre) a plus que tout autre contribué à l'établissement de la Religion dans ces îles; son nom vous est déjà connu, c'est Matua, oncle du roi Maputeo. »

Il y avait plusieurs années que les deux missionnaires vivaient dans ces îles lorsqu'ils écrivirent ces lettres et il n'est donc pas admissible qu'ils aient pu faire erreur sur les titres et fonctions de Matua qui, ne l'oublions pas, était, du temps du Paganisme, en sa qualité de grand prêtre, le premier personnage de Mangareva, après le roi Maputeoa. Quant à essayer d'admettre que Kopunui et Matua ne font qu'un, il est facile de voir, d'après les deux versions, que ce n'est pas possible.

Lesson aura donc probablement mal compris ou mal retenu ce que lui ont dit, d'après ce qu'il déclare, les Pères Liausu et Laval et leur ami M. de Latour, dans les conversations qu'ils eurent ensemble à Gambier lors de la relâche du navire le Pylade, en 1840. D'ailleurs, on lit dans le Voyage aux îles Mangareva de P.-A. Lesson les lignes suivantes : « Il est assez difficile de préciser les époques des divers règnes de Teoa et du régent Kopouni.

Matua signifie en effet fils de Tua, et Tuaine, sœur de Tua. Or Matua ne pouvait être que le frère de la mère de Maputeoa. Les missionnaires seuls peuvent lever nos doutes à ce sujet , (p. 127 et 128). Eh bien, faisons comme Lesson : rapportons-nous-en aux missionnaires ; c'est ce qu'il y a de plus sûr.

1. Notice sur les îles Gambier par M. Caret, Missionnaire apostolique. Annales de la Propagation de la Foi, t. XIV, p. 336.


pas pouvoir le différer plus longtemps pour attendre l'arrivée de Mgr Rouchouze, évêque in partibus de Nilopolis vicaire apostolique de l'Océanie orientale, à qui ils eussent désiré réserver cet honneur; en conséquence ils leur administrèrent ce sacrement. On était alors au commencement de l'année 1836. Le roi Maputeoa se détermina difficilement à renier ses dieux ; il résista encore à toutes les sollicitations des Pères et ce ne fut qu'à la suite d'une épidémie qui emporta bon nombre de ses sujets et plusieurs de ses parents que, saisi de crainte, il demanda à devenir chrétien, ce qu'on n'eut garde de lui refuser. En somme, il céda plus à la superstition qu'à la conviction. Cependant, une fois qu'il eut embrassé le Christianisme, il fit preuve pour lui du plus grand attachement, ainsi que pour les ministres de son culte, les missionnaires catholiques français. Et c'est sans doute à cette dernière cause qu'il faut attribuer la prompte facilité avec laquelle le gouvernement français établit plus tard son Protectorat sur l'archipel des Gambier.

Jusqu'ici l'œuvre des missionnaires avait été très belle ; mais peu à peu ils la gâtèrent en y introduisant un despotisme intolérable. Grisés par leur succès, ils voulurent réaliser aux îles Gambier leur rêve d'un gouvernement théocratique. Leur autorité, uniquement spirituelle au début, ne tarda pas à s'exercer dans le domaine temporel. Ils créèrent un code rigoureux et firent construire une prison. Jamais, dans aucun lieu de la terre, le despotisme ne fut poussé aussi loin que dans ces îles. Les habitants devinrent des esclaves, occupés à la pêche des perles et des nacres qui enrichissait la Mission.

Une surveillance continuelle, disons un espionnage continuel, fut exercé sur les mœurs des indigènes des deux sexes. Les jeunes filles non mariées furent enfermées le soir dans des bâtiments gardés par des agents de police. La veille des grandes fêtes, on enferma également les femmes mariées pour les empêcher d'avoir des rapports avec leurs maris. Les coupables


subirent des châtiments aussi étranges que barbares : on leur rasa la chevelure , on les flagella. Les hommes connurent aussi la peine du fouet. Encore mieux que les coups, les travaux, les amendes et la prison 1 eurent raison des rares récalcitrants, car les indigènes se soumirent plutôt volontairement au joug de la Mission pour ne pas s'attirer le courroux du ciel et de ses représentants sur la terre, les prêtres catholiques. Bref, pendant plus de trente ans, la terreur régna dans l'archipel des Gambier2.

Le 16 février 1844, le gouvernement français établit son Protectorat sur les îles Gambier3; mais il respecta le régime institué par les missionnaires catholiques et ceux-ci continuèrent à être les maitres absolus de toute la population indigène. Dans un rapport adressé, le 7 août 18hh, au contre-amiral commandant la station de l'Océan Pacifique, le capitaine de vaisseau Pénaud, commandant la frégate la Charte, écrivait ce qui suit : « Il existe peut-être peu de couvents où les rites de notre

l.Les missionnaires avaient fait construire des prisons. Celles-ci avaient des murailles de plus d'un mètre d'épaisseur, enclavant trois mètres cubes de vide dans lequel par un orifice de quarante centimètres de longueur sur vingt de largeur, pénétraient l'air et la lumière destinés à faire vivre six hommes.

2. Le Commandant des Établissements français de l'Océanie au ministre de la marine, Papeïti, le 12 mars 1861. - Le lieutenant de vaisseau Cailletau commandant-commissaire impérial à Taïti, Rapport en date du 4 avril 1869.

3. DEMANDE DU PROTECTORAT DE LA FRANCE PAR LES INDIGÈNES DES ÎLES MANGAREVA.

Nous, soussignés, le Roi et les grands-chefs des îles Mangareva, ayant par conviction embrassé la religion catholique, apostolique et romaine, déclarons solennellement vouloir former un État libre et indépendant sous la protection immédiate de S. M. Louis-Philippe Ier, Roi des Français, et, à l'effet de manifester notre union avec la France, demandons à prendre le pavillon de la grande nation qui nous a initiés à la civilisation.

Fait à Mangareva, le seize février mil huit cent quarante-quatre.

Signé : Au KEREKORIO MAPUTEO, A AKARAKI, TONA TAGATA, TA Ko MATIA, TE MAPUTAUKI.

Nous soussigné, Pénaud (Charles), capitaine de vaisseau, chevalier de la Légion d'honneur, commandant de la frégate la Charte.


religion soient suivis avec une plus ponctuelle exactitude que par ces nouveaux chrétiens. Il y a certes peu de pays au monde où le neuvième commandement de Dieu soit observé plus rigoureusement.

« Il est vrai que ceux qui l'enfreignent sont sévèrement punis : la confession fait bientôt connaître les coupables ; ils sont attachés à des poteaux à la porte de l'église, dont l'entrée leur est interdite pour un mois ou plus. La femme se voit couper les cheveux, qui sont portés longs et pendants; les indigènes, en passant près des pécheurs, leur jettent de la boue ou des ordures à la figure; on dit même qu'il y a eu quelquefois flagellation. Ensuite on leur impose une pénitence consistant à récolter une quantité donnée de coraux et à contribuer à la construction d'un vivier conquis sur la mer ou à quelque autre travail pénible. »

Les Pères montrèrent le même despotisme vis-à-vis de la population européenne. Il est vrai que celle-ci se réduisait à quelques colons ou à quelques marins de passage dans l'archipel ; mais ils furent obligés d'accepter le Code mangarévien ou de s'en aller. Ceux qui restèrent supportèrent bien des humiliations. En 1854, à Mangareva, un nomme Labbé, capitaine au long cours, accusé d'avoir mangé de la viande un vendredi, fut enlevé brutalement de sa case, lié, et jeté en prison ; on le dépouilla de son lit, de ses matelas et de ses draps, qu'on brûla sur la place publique ; sa case fut purifiée 1 ! Le roi Maputeoa n'était plus que le fidèle agent des missionnaires, qui

Déclarons, en présence du Roi, des grands-chefs des iles Mangareva et du révérend père Liausu (Cyprien), que nous acceptons, sauf la ratification du Roi et de son gouvernement, le Protectorat des iles Mangareva qui nous est offert, et que nous nous empressons de transmettre cet acte à M. le contreamiral du Petit-Thouars, commandant en chef la station navale de France dans l'Océan Pacifique, à l'effet de le faire parvenir dans le plus bref délai à S. M. le Roi des Français.

Fait à Mangareva, le seize février mil huit cent quarante-quatre.

Signé : PÉNAUD et LIAUSU.

1. GILBERT CUZENT, Voyage aux îles Gambier (Archipel de Mangareva), pp. 57 et 58.


faisaient tout ce qu'il leur plaisait. En réalité Maputeoa ne régnait plus depuis que, par son baptême, il était devenu Grégorio. Il mourut, le samedi 20 juin 1857, d'une maladie de poitrine. Son fils aîné Joseph, âgé de dix ans, lui succéda sous la régence de la femme du défunt, la reine Marie-Eudoxie.

A différentes époques, des traitements indignes furent encore infligés à des Français et ceux-ci se contentèrent de protester, sans en aviser la métropole. Le Père Laval continua donc de faire peser un joug de fer sur les habitants. En 1861, il n'y avait pas d'industrie aux Gambier, et les indigènes exploitaient les nacres perlières au profit de la Mission, qui réalisait ainsi un bénéfice de 60 à 70.000 francs par an l. Un certain M. Pignon, sa femme, et son neveu le sieur Dupuy étaient venus aux Gambier faire le commerce de la nacre : ils firent une telle concurrence à la Mission catholique que celle-ci essaya de les déterminer à partir ; ne pouvant y arriver, le Père Laval, avec une cinquantaine d'agents de police, vint arrêter Pignon, sa femme et Dupuy; il les enferma dans une prison et détruisit leurs constructions et leurs magasins. Pignon cria qu'il demanderait justice à l'Empereur. Au bout de quelque temps, le Père Laval relâcha Pignon et sa femme et les expulsa de l'île, tout en retenant Dupuy qu'il garda trois mois en prison sous l'accusation d'adultère. Mais Pignon se plaignit et son affaire eut du retentissement; elle parvint jusqu'en France et une enquête fut ordonnée. Celle-ci ne dura pas moins de deux années, et, finalement, fut défavorable au gouvernement des îles Gambier. Il en résulta que, dans une dépêche datée de Papeete le 25 avril 186h, le Commandant E. G. de la Richerie condamna la Régente des îles Mangareva, Maria-Eutokia, à payer 150.000 francs d'indemnité au sieur Pignon et 10.000 francs, au nommé Dupuy. La reine-régente protesta dans une lettre adressée le 5 juin 186h au Commandant des Établissements français et, le même

1. Le Commandant des Établissements français de l'Océanie au ministre de la Marine, Papeïti, le 12 mars 1861.


jour, elle en appela au ministre de la marine auquel elle écrivit une lettre que signèrent aussi le Père Laval et MM. de la Tour, Henry, Guillou et Coste. Mais le ministre, le comte de Chasseloup-Laubat, confirma la décision du Commandant de la Richerie, et, de plus, donna l'ordre d'exiger de Maria-Eutokia le paiement immédiat des indemnités dues à Pignon et à Dupuy. Aussitôt le nouveau Commandant des Établissements français de l'Océanie, le comte de la Roncière, se rendit à Mangareva pour contraindre le gouvernement de cette île à verser lesl60.000 francs d'indemnité 1. La reine-régente voulut d'abord résister, mais, en présence des mesures que l'on avait prises, elle comprit vite que c'était inutile et se décida à capituler. Toutefois, comme elle n'était pas riche, ou, du moins, prétendait ne pas l'être, elle demanda, et obtint, de ne payer cette somme de 160.000 francs, qu'en trois annuités, ce qui fut stipulé dans un traité fait le 21 septembre 1865 entre M. le Commandant commissaire impérial, comte Emile de la Roncière et la Régente des îles Gambier Maria-Eutokia 2.

A partir de cette affaire, les agissements des missionnaires aux Gambier furent encore plus connus à Tahiti 3, puis en France, et le public s'émut. La Société des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie (Picpus) voulut probablement faire preuve d'esprit de conciliation : elle envoya dans une autre île le Père Laval; un nouveau supérieur fut donné à la Mission des Gambier. Mais cette concession arrivait trop tard, et le scandale éclata.

Le 11 mars 1870, dans un discours prononcé au Corps législatif, le comte de Kératry, député du Finistère, se plaignit que ce n'étaient ni le roi, ni la régente qui régnaient dans l'archipel des Gambier, mais le chef des missionnaires, re-

1. JEAN PAUL CHOPARD, Les îles Gambier et la brochure de M. L. Jacolliot, p. 50 à 53.

- 2. JEAN PAUL CHOPARD, Quelques personnages officiels à Tahiti sous le règne de S. M. Napoléon III (Extrait des récits sur Tahiti), p. 61.

3. Le lieutenant de vaisseau Caillet au commandant-commissaire impérial à Taïti, Rapport en date du 4 avril 1869.


présentant de l'association de Picpus, dont la maison principale était à Paris. Puis, comme plusieurs députés donnaient des marques d'incrédulité, le comte de Kératry lut immédiatement les pièces suivantes :

Papeete (Océanie), le 12 mai 1861.

MONSIEUR LE MINISTRE,

La confiance que le Ministre de la marine et des colonies, en 1854, plaçait dans le chef des missionnaires, a-elle étéjustifiée par l'expérience des 16 années qui se sont écoulées jusqu'au temps présent ? Le pavillon français, confié au chef de la mission catholique, a-t-il aux Gambier comme partout ailleurs été le symbole de la civilisation ?

Votre Excellence va être à même de former son jugement sur ces deux graves questions par l'examen des faits qui viennent de se passer à Mangarèva.

L'extrait ci-joint de la séance du conseil d'administration dont l'avis m'a paru nécessaire sur une matière aussi délicate donne tout le développement de ces affaires.

Tout cela est invraisemblable, et certes les nombreux souscripteurs de la propagation de la foi seraient stupéfiés à la lecture des rapports ci-joints, que je transmets à Votre Excellence sur la situation des îles Gambier.

Quant à moi, Monsieur le Ministre, je n'ai été guidé que par l'amour du devoir et par la profonde conviction que, partout où flotte notre drapeau, ce sont les principes de notre droit, de notre civilisation, qui doivent prévaloir, et que nous ne pouvons souffrir qu'on marche dans une voie opposée.

Il est peut-être à regretter que le pavillon français ait été placé aux îles Gambier. Mais je n'oserai conseiller de le retirer. Il faut donc, dans mon opinion, adopter des mesures propres à faire cesser une situation aussi fâcheuse que celle reconnue dans la séance du Conseil d'administration dont ci-joint copie.

Ces mesures consisteraient principalement, selon moi, dans l'installation et le maintien à Mangarèva d'un résident dans des conditions analogues à celles de l'officier que j'ai installé aux îles Marquises, sauf approbation de votre Excellence.

Signé: E. G. DE LA RICHERIE.


Papeete, le (?) décembre 1864.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Mais pour atteindre un pareil résultat, celui d'indemniser utilement nos nationaux lésés, les Missionnaires en général et le R.-P. Laval en particulier, ne devront plus, au nom de la France, exercer aucune action politique sur les affaires des Gambier. Leur rôle doit rester tout religieux, tout spirituel.

Votre Excellence m'a fait l'honneur de me dire que si l'entente ne se rétablissait pas entre le Commissaire impérial et la mission, elle n'hésiterait pas à m'autoriser à envoyer un résident à Mangareva.

Mieux que moi, Monsieur le Ministre, vous savez que partout où, sous le couvert de la religion, se mêlent des intérêts matériels, la lutte est vive, longue, pleine de difficultés entre le pouvoir religieux, qui cherche à tout prix à conserver ce qu'il a, et l'autorité politique et administrative qui veut entrer dans ses droits et établir une juste démarcation entre le spirituel et le temporel.

Il est facile de voir qu'ici la passion, je dirai presque celle du lucre, a étouffé les sentiments généreux dont on déplore l'absence.

Il faudra donc, Monsieur le ministre, employer la plus grande énergie pour reprendre notre autorité et remettre les choses dans cet état rationnel dont elles n'auraient pas dû sortir.

Signé: Cte E. DE LA RONCIÈRE.

Papeete, le 28 février 1865.

MONSIEUR LE MINISTRE, Je crois devoir, maintenant, Monsieur le Ministre, vous donner quelques éclaircissements sur la position réelle de la Reine de Mangareva.

Il ressort clairement du dossier, comme Votre Excellence l'aura vu, que, par le fait, cette femme n'est positivement rien.

Quand il s'agit de conduire des affaires avec finesse et adresse on peut s'en rapporter aux membres divers des Sociétés religieuses.

Aux Gambier, sans jamais paraître, semblant au contraire n'exécuter que les ordres de la Reine, les Missionnaires sont tout : conseillers du Gouvernement, juges, négociants.

Leurs conseils donnés, inculqués par la crainte, ils disparaissent, certains qu'il ne sera fait que ce qu'ils ont dit.

Siégeant tous comme juges à divers degrés, avec peu d'indigènes


comme assesseurs, ils appliquent comme ils l'entendent, des lois qu'ils ont faites.

C'est dans les mains de la Reine qu'ils ont su placer fictivement la plus grande partie du commerce, surtout celui des nacres et des perles, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y a que les Missionnaires qui le font.

Je crois être bien informé. Au départ du R.-P. Cyprien, il laissa environ 400 tonneaux de nacres. Chaque tonneau valait à cette époque environ 1.600 fr.

Quant aux perles elles sont plus faciles à cacher ; on peut donc moins en apprécier la quantité. De temps à autre, surtout devant des étrangers, on montre ce qu'on appelle les perles appartenant à la Reine; sitôt l'exhibition faite, les missionnaires les emportent, car cela leur appartient.

Je ne crois pas devoir entrer dans aucun détail au sujet des pressions de toutes sortes que ces messieurs exercent sur la population.

C'est de la haute tyrannie poussée quelquefois au suprême ridicule.

Combien de ces Mangarèviens ne se noient-ils pas en voulant se sauver d'un pays si sauvagement religieux ?

Vous comprendrez, monsieur le Ministre, que, d'après la position faite à la Reine, la pauvre femme qui n'est déjà rien, n'a positivement rien.

Comment alors pourra-t-elle rembourser les 160.000 fr.dus si légitimement aux sieurs Dupuy et Pignon? Où prendra-t-elle cet argent?

Quelle pression exercer pour l'amener à payer?

Le dossier fourmille de preuves que ce sont les missionnaires qui, par des tracasseries, des entraves d'abord, ensuite des jugements trop faciles à qualifier, ont amené la ruine complète de nos deux compatriotes.

Pouvons-nous les prendre à partie, les forcer à payer, saisir pour cela ce qu'ils ont ?

Mais ils vont crier à la spoliation, on les entendra à Rome.

Signé : E. DE LA RONCIÈRE.

Papeete, le 29 avril 1866.

MONSIEUR LE MINISTRE, La mission peut affirmer qu'elle ne se mêle ni de l'administration, ni du commerce.

En effet, rien n'est apparent, rien n'a besoin de l'être.

Une fois le chef du pays arrivé au dernier degré du bigotisme, il


était facile de jeter dans cette conscience toutes les alarmes et d'y faire naître toutes les espérances.

Quant aux moyens d'action, la confession en offre qui sont aussi simples que sûrs.

Soupçonne-t-on l'existence d'une belle perle, un homme d'avoir des relations avec une jeune fille? Ce sont les femmes, les sœurs, les filles qu'on interroge, qu'on effraie.

Les actes du Gouvernement se discutent au tribunal de la pénitence et on a dû amener la régente à offrir à Dieu les bénéfices sur la pêche.

Je dois signaler un fait au sujet duquel j'ai exprimé mon étonnement au P. Laval.

Sur une goélette appartenantpar moitié à la régente et à la mission, un des Pères a été envoyé deux fois dans les Tuamotus y prendre des indigènes pour chercher à les civiliser un peu, me dit le P. Laval.

Civiliser était fort; ces sortes d'enlèvements ne peuvent pas être tolérés. Ces peuples appartiennentau gouvernement de la reine Pomaré.

J'ai envoyé des officiers voir ces familles. Il résulte de leur rapport que ces malheureux, relégués dans une petite vallée, n'ont aucun abri et végètent dans le plus hideux dénûment. Sans y ajouter complètement foi, je dois pourtant dire qu'il m'a été affirmé que plusieurs individus avaient été enlevés de force.

La population des Gambier a déjà de la peine à vivre et bénévolement on l'augmente.

Signé: Cte E. DE LA RONCIÈRE.

Papeete le. juillet 1866.

MONSIEUR LE MINISTRE, Jamais les mots moralité et civilisation n'ont été interprétés d'une façon plus étrange que par le Directeur général de Picpus et le P. Laval. Jamais personne, débarquant aux Gambier, à la vue de cette population couverte de haillons, suivant un étranger d'un regard craintif et hébété, ne se croira en contact avec des gens seulement quelque peu civilisés.

11 cherchera en vain dans ce pays un indice sérieux d'un travail, d'un progrès quelconque, en industrie comme en agriculture; il ne trouvera que des églises, des chapelles, des couvents 1 assez bien bâtis

1. Ce qu'on peut le plus reprocher aux missionnaires catholiques des îles Gambier, c'est d'avoir établi des couvents dans cet archipel, où la population diminuait effroyablement. (E. C.)


et des maisons en pierre au milieu de misérables huttes, d'où ne sortent que des gens au teint hâve, semblant chercher un peu de nourriture, ou d'autres rentrant précipitamment comme honteux de leur misère.

Pour moi, monsieur le Ministre, il est un point sur lequel ma conviction ne changera jamais.

Les missionnaires des Gambier, avant tout, sont commerçants. Le catholicisme, en faveur duquel ils prêchent et qu'ils déconsidèrent honteusement, n'est entre leurs mains qu'un moyen pour maintenir la population dans leur dépendance et éloigner toute concurrence qui ferait tort à leurs intérêts. J'ai envoyé à votre Excellence, par lettre du 29 avril, n° 15, 1er bureau, les rapports de MM. Caillet et Laurencin.

Je recommande à l'attention du Ministre un tableau qui expose les produits divers donnés par la pêche des nacres (ci-après).

Où sont seulement les traces des sommes énormes qui ont été perçues ?

Tant d'argent tombé dans un pays où l'on ne trouve pas à changer une pièce d'un franc, où même avoir de l'argent est presque un péché, où il n'y a pas le plus petit motif de dépense, n'a pas laissé le moindre vestige ni chez la régente, ni dans la population ! ! !

C'est là un mystère que les missionnaires expliqueraient difficilement.

Je le répète, la régente n'est qu'un mannequin que la mission manœuvre, qu'elle met en avant selon ses besoins ou ses intérêts, tout en sachant très adroitement toujours se mettre derrière.

La civilisation n'a rien de commun, je pense, avec les actes inqualifiables dont ces malheureuses îles ont été le théâtre.

Çà ne peut être au nom de la civilisation qu'on flagelle les hommes, qu'on les enferme pendant des années dans d'infects bouges, qu'on rase la tête des femmes, etc., etc.

Votre Excellence n'admettra pas que la civilisation s'inculque par des soufflets. Le H. P. Laval est pour les moyens violents. Les flagellations qu'il a fait infliger le prouvent. En pleine église, revêtu de ses habits sacerdotaux, et devant nos officiers, il a donné un soufflet à un jeune homme pour avoir souri.

Est-ce d'un pays civilisé que les habitants tenteraient de s'échapper, au risque de périr dans les flots; ainsi que cela est arrivé à seize Mangarèviens, dont on n'a jamais trouvé de traces?

S'ils sont si heureux aux Gambier, supplieraient-ils en grâce qu'on les prenne à bord quand un de nos navires quitte la rade ?

Oh ! non, monsieur le Ministre, je ne crains pas de l'affirmer, la


civilisation, même dans son interprétation la plus large, n'a rien de commun, n'a aucun point de contact avec ce qui se passe dans ce pays.

Heureusement que peu de navigateurs y touchent.

En voyant ce que l'on y fait au nom de notre religion, ils ne pourraient s'empêcher de déplorer la déconsidération dont la couvrent des hommes qui, depuis 40 ans, n'ont plus eu aucun contact avec le monde.

Signé : Comte E. DE LA RONCIÈRE.

Papeete, le 11 avril 1869.

A Monsieur le Commandant Commissaire Impérial.

MONSIEUR LE COMMISSAIRE IMPÉRIAL,

J'ai l'honneur de vous soumettre le résultat des renseignements que j'ai pris aux Gambier, conformément à vos instructions du 12 février dernier.

Maria-Eutokia s'est retirée au couvent. Akakio, ex-président du conseil de régence, est chargé du pouvoir exécutif sous la direction immédiate du pro-vicaire.

Il reste peu de traces des efforts tentés par les résidents pour améliorer les institutions du pays. Cependant, l'humanité doit au contrôle du gouvernement protecteur la suppression des châtiments, tels que la flagellation des hommes et la mutilation de la chevelure des femmes. On doit aussi à ce contrôle l'introduction de lits de camp dans les prisons.

Le lac a rapporté cent tonneaux de nacres l'année dernière, et quinze tonneaux cette année; elles ont été vendues, en grande partie, à la régente, qui les a payées, le tonneau, 225 francs en marchandises.

Je n'ai aucun renseignement sur la valeur des perles trouvées pendant la pêche.

La population de tout le groupe, évaluée en 1866 à tout au plus un millier de personnes, enfants compris, est frappée sans merci par une maladie terrible dont les symptômes sont ceux de la consomption : on a compté 160 décès l'année dernière1 et 50 dans le premier trimestre de cette année.

1. En effet, la phtisie ravageait, à cette époque, la population des îles Gambier. Le 10 septembre 1868, le R. P. Laval avait écrit ceci : « Aujourd'hui, j'ai enterré un homme et un enfant. Ils complètent la pre-


Au nombre des victimes se trouve le jeune roi, sa femme et presque tous les membres du conseil de régence, presque tous les indigènes revenus de Tahiti et la famille entière de M. Marion.

Une des causes de cette maladie doit être attribuée, selon moi, à l'état de nostalgie et de stupeur dans lequel paraît vivre le Mangarèvien depuis si longtemps éprouvé par les malheurs.

Malgré ce voile funèbre tristement tendu sur ces îles, les cachots contre lesquels j'ai protesté en 1866, continuent à être occupés par les condamnés des deux sexes.

Le nombre des expiations sur une population aussi réduite accuse, au moins, une nécessité de réagir avec vigueur contre une dépravation morale profonde, et tend à prouver que le pouvoir temporel dirigé par le clergé ne convient pas plus aux Gambier qu'ailleurs.

Encore quelques années de ce régime et notre drapeau y flottera sur les tombes des derniers de la race autochtone.

Signé: X. CAILLET 4.

Après avoir donné lecture de ces pièces, le comte de Kératry demanda au ministre de la marine de dire ce qu'il pensait de la conduite des missionnaires catholiques des îles Gambier. Celui-ci répondit qu'il croyait que dans tout ce qui était arrivé il y avait beaucoup du fait du P. Laval, lequel était un esprit absolu et dominateur 2, et qu'il espérait que le nouveau supérieur se montrerait peut-être plus conciliant.

Quelques jours plus tard, le R. P. Supérieur par inlérim de

rnière centaine des victimes que le fléau m'enlève depuis moins d'une année, sur une population de mille âmes. Le jeune roi va bientôt succomber, suivant de près la reine, son épouse. »

« Nous faisons dans nos îles, disait de son côté le R. P. Nicolas, une neuvaine à saint Michel, le glorieux protecteur de nos missions, pour demander la cessation du fléau. Nous planterons une croix sur le point culminant de la grande île. »

« Nos Pères de Gambier, écrivait de Valparaiso au R. P. Dumonteil le F. Victorien Réveil, sont sans ressources pour combattre la maladie. Ils nous demandent des remèdes ; mais quels remèdes peuvent guérir un mal qui a sa source première dans l'immoralité des races océaniennes ? Il est à craindre que le christianisme ne soit arrivé trop tard peut-être pour les sauver d'une extinction totale. » (Les Missions catholiques, n° du 5 février 1869.)

1. Journal officiel, n° du 12 mars 1870.

2. Il ne parait pas avoir été sympathique à certains voyageurs. Pour n'en citer qu'un seul, le Dr P.-A. Lesson parle du P. Laval de la façon suivante : « Sa physionomie ne peint pas la franchise, bien qu'il ait sur sa figure une sorte de sourire stéréotypé. » (Voyage aux îles Mangareva, p. 27.)


la Congrégation des Sacrés-Cœurs (dite de Picpus) adressa au directeur du journal Le Monde une lettre rédigée en ces termes : Paris, le 21 mars 1870.

MONSIEUR LE DIRECTEUR,

Permettez-moi d'avoir recours à votre estimable journal pour justifier des innocents.

J'étais gravement malade au moment où M. de Kératry se faisait, à la tribune du Corps législatif, l'écho des accusations les plus odieuses contre la mission des îles Gambier. Si je l'eusse pu, j'aurais protesté à l'instant même contre ces accusations.

Aujourd'hui, quoique tardivement, je viens le faire, au nom des missionnaires des îles Gambier et de la Société dont ils sont membres.

Je proteste surtout contre cette affirmation : « Que les missionnaires des îles Gambier sont avant tout, commerçants; » et que « la Mission, sous le manteau de la reine, met de côté tous les ans de 60 à 70.000 fr. » J'affirme que les missionnaires n'ont jamais retiré aucun profit du commerce des indigènes.

On peut juger de la valeur des affirmations de nos accusateurs par ce qu'ils disent eux-mêmes que « rien n'est apparent, » et que « rien n'a besoin de l'être ». Il me semble cependant que, pour constater un fait, il devrait y avoir quelque chose d'apparent. Il n'y a pas de preuves ; mais ce sont des missionnaires, les preuves ne sont pas nécessaires.

Tous les jours, ceux qui nous accusent combattent les affirmations des agents du gouvernement, mais ceux-ci envoient-ils des notes contre les missionnaires? leurs affirmations méritent croyance; on doit y ajouter une foi aveugle.

Que des missionnaires éclairent de pauvres insulaires sur la valeur des produits de leur île et les empêchent de céder des objets précieux pour des bagatelles, voilà ces missionnaires transformés en commerçants par de vils spéculateurs de l'ignorance de ces peuples sauvages.

Que des missionnaires empêchent de tout leur pouvoir la corruption de se répandre dans le troupeau qui leur est confié ; qu'ils les prémunissent contre les pièges et les séductions des étrangers, ils attirent sur leurs têtes toutes les haines de misérables plus démoralisés que les sauvages eux-mêmes. Alors on crie au bigotisme, à l'abus de la confession, à l'obscurantisme, qui repousse le progrès et la civilisation modernes.

S. Exc. M. le Ministre de la marine a annoncé une enquête sur


l'état des îles Gambier. Qu'elle soit faite avec discernement et impartialité; la Mission ne la redoute pas. Nos missionnaires ne craignent pas la lumière. Nous aussi, nous la demandons cette enquête, parce que nous avons la certitude que la vérité se fera jour et que nos missionnaires seront pleinement justifiés.

Agréez, etc. L. RADIGUE, Supérieur par intérim de la Congrégation des Sacrés-Cœurs (dite de Picpus) 1.

Mais, quelques mois après, la guerre éclata entre la Prusse et la France, et, cette dernière ayant été vaincue, dut avant tout s'occuper de réparer ses désastres. Dès lors l'affaire des missionnaires catholiques des îles Gambier fut. abandonnée : on n'y songea plus que de loin en loin, et l'on se borna à envoyer de temps en temps un navire à Mangareva pourvoir ce qui s'y passait. Cela suffit d'ailleurs à modérer la conduite des Pères. La Mission des Gambier gouverna alors avec un peu plus de prudence ; mais son pouvoir resta aussi absolu qu'auparavant, même après que le Protectorat de la France sur les îles Gambier eut été transformé en annexion, le 23 février 1881, car ce jour-là, un ordre promulgua le Code mangarévien dans cet archipel. Le despotisme de la Mission catholique ne cessa que le 28 juin 1887, par l'abrogation de ce fameux code et l'application des lois françaises.

Quelques personnes ont essayé de nier les abus de la Mission catholique dans les îles Gambier; mais ceux-ci ne sauraient être contestés : ils sont révélés par une foule de rapports de gouverneurs, d'officiers de marine et de voyageurs.

Non seulement les indigènes furent obligés de travailler à bâtir de belles églises (par exemple celle de Notre-Dame, à Rikitea, chef-lieu de l'île Mangareva), mais ils durent aussi chercher des perles pour orner de colliers les Saintes-Vierges en plâtre. Il est hors de doute que les Pères exploitèrent largement, surtout au début, l'ignorance qu'avaient les naïfs insulaires de la valeur de certaines marchandises, telles que

1. Les Missions catholiques, n° du Ier avril 1870.


les nacres par exemple, et firent d'excellentes affaires. Je n'insisterai pas sur ce côté fâcheux de leur apostolat; je me bornerai à constater que les missionnaires catholiques français des îles Gambier n'agirent pas autrement que les missionnaires protestants anglais des îles de la Société : les uns et les autres aimèrent autant les biens de ce monde, avec cette différence, toutefois, que les missionnaires protestants s'en servirent pour se procurer personnellement de l'aisance, si ce n'est de la richesse, tandis que les missionnaires catholiques les employèrent pour faire prospérer leur congrégation1.

1. Il me reste à mentionner une brochure intitulée : La Vérité sur Taïti, affaire La Roncière, par M. Jacolliot, ancien juge impérial à Taïti. Cette brochure (publiée à Saint-Germain postérieurement au 9 octobre 1869) contient des allégations et imputations de nature à porter atteinte, au plus haut chef, à l'honneur et à la considération du Père Laval, représenté, notamment, comme assassin et empoisonneur. L'ancien directeur de la Mission des îles Gambier y répondit en assignant l'ex-juge impérial devant la justice française de Tahiti, c'est-àdire devant le tribunal supérieurdes États du Protectorat des îles de la Société, à Papeete. Celui-ci se réunit le 11 avril 1872 en chambre civile et donna raison à Louis-Jacques Laval, en religion Père Honoré, prêtre missionnaire demeurant à Papeete : il déclara que les passages de la brochure où il est question de lui avaient tous les caractères légaux de la diffamation et de l'injure, et que leur auteur, comme il l'avouait d'ailleurs lui-même, avait agi de parti pris, sans se dissimuler la gravité de ses paroles; en conséquence ledit tribunal condamna Louis Jacolliot actuellement commerçant, demeurant à Fautaua, district de Pare, île Tahiti, à payer au Père Laval une somme de 15.000 francs à titre de dommages-intérêts; ordonna la suppression des passages incriminés de la brochure, l'insertion du jugement rendu par défaut dans le Vea, Messager de Tahiti, journal officiel du Protectorat, en français, en anglais et en tahitien, et en français seulement dans trois journaux des colonies françaises, trois journaux de Paris, et quatre journaux des départements, aux choix du Père Laval, le tout aux frais dudit M. Jacolliot. (Réquisition d'insertion au Messager de Tahiti : n° du samedi 18 mai 1872.) Ainsi se termina cette triste affaire.

Le Père Laval mourut dans l'île de Tahiti le 1er novembre 1880.


CHAPITRE IV

L'ARCHIPEL DES TUBUAll ET L'ILE RAPA-ITI2

Tentative de colonisation des révoltés du navire anglais le Bounty dans l'ile Tubuai; hostilité des indigènes; les Anglais abandonnent leur entreprise.

— Destruction du Paganisme et établissement du Christianisme sous la forme du protestantisme dans les différentes îles. — Le Protectorat français. — L'annexion à la France.

Il résulte des renseignements recueillis par Wilson, le capitaine du Duff, ce navire qui amena les premiers missionnaires protestants anglais dans la Polynésie orientale3, que les îles Rurutu, Rimatara et Raivavae se trouvaient habitées depuis longtemps lors de leur découverte par les Européens, mais qu'il n'en était pas de même de l'île Tubuai, la plus importante de l'archipel, celle qui lui a donné son nom; elle n'avait reçu sa population que vers le milieu ou la fin du dixhuitième siècle, et encore par suite d'un hasard. En voulant se rendre de Rimatara à Rurutu, des kanaques avaient été poussés à Tubuai par un violent coup de vent de l'ouest; involontairement ou non, ils y étaient restés, et c'est ainsi que cette île avait été peuplée.

1. L'ile Rurutu a été découverte en 1769 par Cook.

- Raivavae - 1775 — Gayangos.

- Tubuai - 1777 — Cook.

- Rimatara - 1811 — Henry.

2. La découverte de Rapa-iti (la petite Rapa) est due à Vancouver en 1791.

Celui-ci crut comprendre que l'île s'appelait Oparo ; en 1817, Ellis constata que son véritable nom était Rapa.

3. A missionary voyage to the Southern Pacifie Ocean performed 1796-1798, in the « Ship Duff », cap. J. Wilson.


Peu d'années après leur arrivée, un chef polynésien, l'aïeul de Hidia, mère de Pomare II, en allant en pirogue de Raiatea à Tahiti, avait été, lui aussi, entraîné par les vents sur les côtes de Tubuai, et les colons de cette île s'étaient empressés de prendre cet hôte inattendu pour souverain.

Cook, lorsqu'il découvrit Tubuai, ne descendit pas à terre, et ce fut un des naturels, venu à bord, qui lui apprit le nom de l'île. En réalité, le premier contact de ses habitants avec des Européens eut lieu seulement en 1789. Il ne fut pas heureux. On connaît la révolte d'une partie de l'équipage du Bounty contre le capitaine Bligh, et le sort de celui-ci et de ses fidèles compagnons 1. Après les avoir descendus dans une chaloupe, les révoltés, commandés par le lieutenant Christian, gouvernèrent pendant quelque temps à l'ouest-nordouest, afin de tromper les abandonnés sur la direction que prenait le navire, puis ils firent route pour Taïti; mais, contrariés par les vents durant plusieurs jours, ils voguèrent alors vers Tubuai et y débarquèrent. La population de cette île ne voulut pas les laisser s'y établir et défendit avec acharnement ses terres. Ne pouvant expliquer leurs intentions pacifiques, Christian et les autres révoltés prirent le parti d'aller chercher des interprètes à Tahiti. Ils partirent et, huit jours après, ils arrivèrent dans cette île. Ils racontèrent à ses habitants que Bligh, ayant rencontré une île fertile, s'y était arrêté avec plusieurs personnes de l'équipage, afin d'y fonder un établissement, et qu'il les avait envoyés avec le navire pour se procurer les choses nécessaires à cette entreprise ainsi que des insulaires de bonne volonté. Les Tahitiens crurent ce conte : ils donnèrent aux révoltés ce qu'ils désiraient et quelques indigènes des deux sexes consentirent à les accompagner vers cette île propice. Tout étant prêt, le navire leva l'ancre et quitta Tahiti, voguant une seconde fois vers Tubuai. Les révoltés y parvinrent sans encombre et, de nou-

1. Voir l'Introduction de cet ouvrage, chapitre I, page 14.


veau, tentèrent de s'y établir. Mais ils ne réussirent guère mieux; et ce fut un peu de leur faute. Mal au courant des mœurs polynésiennes, ils crurent qu'ils pouvaient s'emparer indistinctement des femmes de l'île, filles ou mariées ; or c'était une grave erreur : si, d'après les usages, lajeune fille était libre de disposer de sa personne, la femme mariée devait, au contraire, une scrupuleuse fidélité à son mari, et celui-ci ne manquait pas de punir de mort l'épouse coupable et son complice. Les révoltés ne tardèrent pas à s'attirer par leur débauche la haine des indigènesToutefois, elle n'éclata que lorsque Christian et ses compagnons eurent construit un fort entouré d'un fossé afin de se protéger contre une attaque possible des naturels. Ctux-ci s'imaginèrent, paraît-il, que ce fossé était destiné à les enterrer et, pour échapper à la mort, ils formèrent le projet de tomber sur les Anglais à l'improviste. Heureusement pour ceux-ci que le complot fut découvert à temps par un de leurs interprètes qui le leur révéla, car sans cela ils eussent été tous massacrés. Ils résolurent alors de prévenir eux-mêmes les indigènes en prenant l'offensive. Dès le lendemain, ils les attaquèrent, en tuèrent ou blessèrent plusieurs et refoulèrent les autres dans l'intérieur de l'île.

Le succès de ce combat n'empêcha pas les Anglais de comprendre que la situation n'en restait pas moins très grave pour eux. Quelques-uns, pris de découragement, proposèrent d'abandonner Tubuai et de retourner à Tahiti; mais la majorité fut d'un avis contraire, et la tentative continua. Néanmoins elle ne dura plus longtemps. Continuellement harcelés par les naturels, les révoltés du Bounly finirent par renoncer à cette entreprise périlleuse, et décidèrent de revenir à Tahiti 2. Malgré les conseils de Christian qui leur prédisait les châtiments qui ne manqueraient pas de les atteindre s'ils

1. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan. t. II, D. 336 et 337.

2. BEECHEY (Captain F. W.) Narrative of a voyage performed in H. M. Ship Blossom in the years 1825-1828, to the Pacific and Beering's strait.


se fixaient dans cette île, la plupart persistèrent dans leur résolution. Le Bounty se rendit donc à Tahiti où la plus grande partie des révoltés descendit etresta. (Ceux-ci furent saisis deux ans plus tard par le capitaine Edwards envoyé à leur poursuite sur la frégate la lpandora). Les autres, au nombre de huit Anglais y compris Christian, et de dix insulaires de Tahiti et de Tubuai, et douze Tahitiennes, ne s'étaient arrêtés que vingt-quatre heures à Tahiti. Après avoir partagé également tous les objets et les provisions qui se trouvaient à bord, leurs complices leur avaient cédé le navire, et ils avaient repris la mer, cinglant vers l'île Pitcairn 1 (Eiragi). Ils y abordèrent heureusement, et, constatant qu'elle était alors déserte, ils résolurent de s'y établir définitivement. En effet, ils y fondèrent une colonie qui, après avoir accompli bien des crimes, et essuyé bien des traverses, finit, sous l'influence de la morale chrétienne prêchée par le dernier des survivants des révoltés nommé Smith dit John Adams, par devenir une petite société pacifique, simple, et vertueuse, dont les descendants réalisent presque, de nos jours, les fables de l'âge d'or.

Tels sont les seuls événements politiques de l'île Tubuai.

Les autres îles de l'archipel et l'île Rapa, n'ont pas d'histoire politique. En réalité, l'archipel des Tubuai et l'île Rapa ne possèdent qu'une histoire religieuse dont les faits les plus intéressants sont la destruction du Paganisme et l'établissement du Christianisme. C'est donc de ceux-ci que je vais parler.

A Raivavae, le Christianisme, sous la forme du protestantisme, fut introduit de 1820 à 1826. En 1820, pendant un voyage que fit dans cette île Pomare II, roi de Tahiti, les indigènes, sur la demande de ce souverain, rétablirent la paix ntre eux et brisèrent leurs idoles. Dans la suite du roi se trouvait un évangéliste indigène, nommé Para; les habitants

1. Découverte par Carteret en 1767.


de Raivavae le gardèrent dans leur île comme pasteur et instituteur. Devenus chrétiens, ils construisirent une église en branchages tressés et blanchis à la chaux. En 1821, le roi Tahuhu et l'évangéliste Para demandèrent des missionnaires au capitaine anglais Grimmes qui visitait l'île. Le missionnaire Nott, de Tahiti, vint en 1822 à Raivavae avec deux catéchistes et, l'année suivante, cinquante-deux indigènes reçurent le baptême1.

Cette année-là (1823), l'île Tubuai fut également évangélisée par des catéchistes protestants envoyés de Tahiti. Les deux tiers de la population venaient d'être enlevés par une maladie contagieuse apportée par un navire européen. En 1824,1e Paganisme fut aboli. En 1825, le missionnaire Davies baptisa quatre-vingt-quatre indigènes, et les autres ne tardèrent pas à les imiter 2.

Le 9 septembre 1842, les îles Tubuai et Raivavae, qui dépendaient de la couronne de Tahiti, passèrent à ce titre sous le Protectorat de la France. Le 29 juin 1880, celle-ci les annexa, le roi Pomare V lui ayant cédé ses Etats.

L'introduction du Christianisme à Rurutu eut lieu de la manière suivante. La population de cette île ayant été presque entièrement détruite par une épidémie, deux chefs firent construire de grandes pirogues et s'y embarquèrent avec d'autres survivants qui voulaient fuir le fléau. Ils partirent sans but déterminé et voguèrent si longtemps sur les flots que l'équipage d'une des pirogues mourut de faim; l'autre, qui contenait vingt-cinq personnes, commandées par le chef Auura, fut plus heureuse : une tempête la conduisit jusqu'à l'île Raiatea et tous les fugitifs furent sauvés. Or l'île venait d'être convertie au Christianisme par le missionnaire protestant J. Williams, et les indigènes de Rurutu furent tellement séduits par ce qu'ils virent et entendirent de cette religion,

1. BURCKHARDT et GRUNDEMANN, Les Missions éIJangéliques, Océanie, t. IV, D. 163 et 164.

2. Id., p. 164.


qu'ils demandèrent à s'en instruire et que, trois mois plus tard, quand ils retournèrent à Rurutu, ils y emmenèrent avec eux deux maîtres chrétiens de Raiatea, les nommés Mahamene et Puna. A leur arrivée à Rurutu, ces derniers se mirent à prier Dieu à genoux sur la plage à l'endroit consacré au dieu Oro. Les habitants qui étaient restés dans cette île et n'avaient pas fait le voyage de Raiatea furent interdits de cette audace; ils crurent que le dieu allait venger l'affront qui lui était adressé : « Mahamene et Puna vont mourir, » dirent-ils; mais quand, le lendemain, ils virent que les deux chrétiens de Raiatea jouissaient d'une santé parfaite, ils méprisèrent leur dieu et déclarèrent que celui-ci n'était qu'un imposteur. Les catéchistes profitèrent alors de ces dispositions pour commencer leur apostolat, et le chef Auura convoqua une assemblée dans laquelle il supplia la foule d'adopter la religion chrétienne. Le lendemain, il fut convenu que, contrairement à la loi païenne, les hommes et les femmes mangeraient ensemble et que, si celles-ci n'étaient pas après dévorées par le dieu Oro, toutes les idoles seraient livrées aux flammes. Le repas eut lieu dans ces conditions et, comme tous les convives étaient sains et saufs quelques heures plus tard, le peuple courut brûler ses idoles et détruire les marae (juillet 1821). Williams visita Rurutu en octobre 1823 et y revint en 1825. Il trouva tous les indigènes instruits, baptisés et vêtus; ils s'étaient construit des maisons confortables autour desquelles on voyait des jardins; il y avait aussi une église 4.

Le Protectorat de la France sur l'île Rurutu ne fut établi que le 27 mars 1889, et le 29 mars de la même année, sur l'île Rimatara. Le 25 août 1900, le Protectorat sur ces deux îles a été changé en annexion.

La conversion au Christianisme de la population de Rimatara fut surtout l'œuvre d'une femme que les hasards de la navigation amenèrent dans cette île. Cette femme était la seule

1. BURCKHARDT et GRUNDEMANN, Les Missions évangéliques, Océanie, t. IV, p. 164 et 165.


survivante d'une pirogue partie de Tahiti et poussée au large par les vents jusque sur les côtes de Rimatara. Après avoir erré très longtemps sur les flots, ceux qui montaient cette pirogue étaient tous, sauf cette femme, morts de faim, les derniers ayant néanmoins prolongé leur existence en se nourrissant de la chair des cadavres de leurs compagnons. Enfin, la Tahitienne, presque expirante, était parvenue à aborder à Rimatara où des habitants l'avaient recueillie et rendue à la santé.

L'étrangère était jeune et belle; elle sut inspirer de l'amour à l'un des chefs de l'île et celui-ci l'épousa. Il faisait souvent la guerre et, quand il éprouvait des revers, sa femme lui parlait d'un nouveau Dieu qui venait d'être introduit à Tahiti : il se nommait Jéhovah et il était si puissant, disait-elle, que ses adorateurs ne subissaient jamais le courroux d'Oro, ni des autres dieux, lorsqu'ils allaient même les insulter jusque dans leurs marae. Le chef écoutait ce que sa femme lui racontait et il restait tout pensif. Après plusieurs défaites, se voyant perdu, ce chef résolut, comme dernier expédient, de recourir au Dieu étranger. En conséquence, il lui construisit un grand marae et, rassemblant ses guerriers, il leur affirma que désormais ils seraient invincibles, car ils étaient maintenant sous la protection d'un Dieu dont le pouvoir était tel que, devant le sien, celui des autres dieux devait s'incliner. Les guerriers crurent ce que leur chef leur déclarait et, pleins d'ardeur, ils demandèrent à marcher immédiatement au combat.

Ils partirent et, complètement fanatisés, ils attaquèrent leurs ennemis avec une fureur si violente que ceux-ci non seulement durent reculer, mais subirent en plus une déroute complète. Dès lors, le culte de Jéhovah prima tous les autres cultes de l'île et le marae de ce Dieu fut soigneusement entretenu par une partie de la population.

Quelques années après ces événements, des missionnaires protestants vinrent à Rimatara pour y enseigner la religion chrétienne et leur surprise fut grande en reconnaissant dans


ce marae les attributs de la religion du Christ : celle-ci avait donc été déjà prêchée aux habitants de l'île ? Il n'y avait pas à en douter et les missionnaires s'en aperçurent bien vite en les questionnant. Sans doute, la religion que les naturels pratiquaient n'était pas absolument la religion chrétienne : il y avait des différences dans le culte et dans l'adoration, mais le fond était pourtant le même, et cela facilita singulièrement la tâche des missionnaires (1822) 1.

En 1823, le pasteur Williams trouva dans Rimatara une chapelle protestante et une école que fréquentaient cent trente enfants et beaucoup d'adultes; comme ils n'avaient que peu de livres, ils apprenaient à écrire sur le sable. Toutes les femmes étaient vêtues. Deux ans plus tard, Williams baptisa le roi et vingt-cinq autres indigènes2.

Il n'y a jamais eu dans l'archipel des Tubuai que des pasteurs indigènes, qui tous les ans sont visités par des pasteurs européens de Tahiti. Ceux-ci inspectent les écoles, président les cérémonies religieuses, vendent des livres et reçoivent des offrandes pour la Mission : de l'huile de coco, de l'arrowroot et toutes sortes de provisions. Les offrandes ne sont pas mesquines à en juger par celles que firent en 1875 les six cents habitants de Rurutu, cependant très pauvres : elles s'élevèrent à la somme de 1.050 francs 3.

Il existe aussi dans l'archipel des Tubuai des adventistes et des mormons; mais ces mormons ne pratiquent pas la polygamie.

Quant à l'île Rapa-iti, ses habitants reçurent l'Évangile à la suite d'un fait qui mérite d'être rapporté. En 1825, le capitaine Henry, passant par Rapa, avec un petit bâtiment tahitien, enleva deux naturels de cette île et les emmena à Tahiti, où

1. MOERENIIOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 347 et 348.

2. BURCKHARDT et GRUNDEMANN, Les Missions évangéliques, t. IV (Océanie), p. 165. l G L M. '1" l 1 V ( 0, .) 3. BURCKHARDT et GRUNDEMANN, Les Missions évangéliques, t. IV (Océanie ) , p. 166.


il les confia au missionnaire protestant Davies pour que celuici leur enseignât la religion chrétienne et leur apprît à lire et à écrire. Ces naturels, qui s'attendaient à subir le plus triste sort, furent si étonnés et si contents d'être bien traités, tant par les missionnaires anglais que par les habitants de Tahiti, qu'ils ne tardèrent pas à abandonner leur ancien culte et à embrasser le nouveau. Devenus chrétiens, ils demandèrent à retourner à Rapa afin de convertir aussi leurs compatriotes.

Les missionnaires y consentirent et le pasteur Davies voulut même les accompagner ainsi que deux catéchistes tahitiens.

Ils partirent tous de Tahiti en janvier 1826, emportant avec eux des traductions de la Bible, des livres élémentaires, des outils, etc. Arrivés en vue de Rapa, leur bateau fut immédiatement entouré par des pirogues montées par des hommes aux intentions hostiles. Voyant cela, les deux naturels enlevés se jetèrent à la mer, se mirent a nager vers leurs compatriotes et s'en approchèrent. Alors ceux-ci les reconnurent et, comme ils les croyaient perdus, montrèrent une grande joie de les voir revenir sains et saufs ; ils les questionnèrent, puis, ayant appris qu'ils n'avaient reçu que de bons traitements à Tahiti, ils rassurèrent le pasteur et les deux catéchistes tahitiens et les invitèrent à descendre à terre, leur affirmant qu'on ne leur ferait aucun mal. Ils débarquèrent donc et furent, en effet, très bien accueillis des chefs et de la population 1.

Depuis longtemps les guerres étaient fréquentes à Rapa de baie en baie. Trop nombreux dans leur île et pressés par la faim, les habitants se disputaient la possession des terres et se livraient des combats terribles. Toutefois les évangélistes n'eurent pas à en souffrir : durant leur séjour ils furent continuellement respectés de la population. Ils se mirent à l'œuvre et, en moins de cinq ans, ils la rendirent chrétienne et la sortirent de la barbarie 2. En 1830, les guerres cessèrent

1. MOERENHOUT, Voyages aux îles du Grand Océan, t. II, p. 329. 330 et 331.

2. BURCKHARDT et GRUNDEMANN, Les Missions évangéliques, t. IV (Océanie), p. 165.


et, dans la suite, elles ne furent pas reprises. Mais ce qui les empêcha de renaître, ce fut, bien plus que la conversion des indigènes, les fléaux qui surgirent dans l'île à différentes époques. Une première fois Rapa fut ravagée par une maladie contagieuse et de 2.000 habitants il ne restait plus que 500 en 1836. En 1864, il y eut encore une épidémie après laquelle on ne compta plus que 150 habitants1. Beaucoup de terres devinrent ainsi disponibles et les survivants, n'ayant plus de difficultés pour se procurer de la nourriture, ne songèrent plus à s'attaquer. Telle fut, je crois, la véritable cause de la cessation des guerres à Rapa. Mais il se peut aussi qu'une autre cause ait contribué à les éteindre : ce qu'a raconté l'indigène Etau 2, doit être en partie vrai. D'ailleurs cet indigène, ancien ministre, avait une instruction qu'on rencontre rarement parmi les Polynésiens; il devait être assez bien au courant de l'histoire de son pays. Etau était parent de Mairoto, guide assermenté du gouvernement français. Autrefois, disait Etau, l'île Rapa était divisée en douze districts, appartenant chacun à un propriétaire. Celui-ci était chef sur le territoire qu'il possédait et les habitants qui vivaient sur son domaine devaient lui obéir, cultiver la terre, récolter et lui fournir des vivres. Le roi ne différait des chefs de district qu'en ce qu'il avait en plus le pouvoir de rendre la justice ; encore ce pouvoir le partageait-il avec un juge, ou bien avec un ministre quand la place de juge était vacante. Ces douze chefs étaient perpétuellement en guerre et lorsqu'ils éprouvaient des revers ils se réfugiaient dans leurs forts. La plupart de ces forts furent détruits et beaucoup de guerriers périrent. Les guerres continuèrent ainsi jusqu'à ce qu'il n'y eût plus que deux chefs.

Alors ceux-ci se décidèrent enfin à conclure la paix, et, comme ils la voulaient durable, ils convinrent que celui des deux qui survivrait à l'autre hériterait de sa propriété et de sa souveraineté afin qu'il n'y eût plus qu'un seul roi dans l'île.

1. Burckhardt et GRUNDEMANN, Les Missions évangéliques, t. IV (Océanie), p. 165.

2. A M. Méry, lieutenant d'artillerie de la marine et des colonies.


Ce fut le grand-père du roi Paarima ou Teraau qui bénéficia de cette convention et en fit profiter ses descendants. Et voilà pourquoi Etau, le petit-fils de l'ancien dernier roi, n'était plus qu'un simple propriétaire dans l'île Rapa-iti dont, au contraire, il aurait été le roi si la chance avait favorisé son ancêtre 1.

Tous les habitants de l'île ou presque tous étaient en 1867 propriétaires. Les plus gros propriétaires étaient appelés chefs de districts. Ils étaient au nombre de six: Pito vahine, Manava tane, Pito vahine, Manoa tane, Paarima tane, Punaka tane. Ces six chefs et cheffesses représentaient cinq districts autour de l'île et un dans l'intérieur des terres ; voici les noms de ces districts en allant dans la direction de l'Est au Sud : Ahurei, Manava, Tuape, Tokoroa, Teraau, Maitira (intérieur).

Les grands propriétaires, quoique chefs de districts, n'avaient en réalité aucune autorité sur les autres. Le roi Paarima ou Teraau n'en avait guère lui-même2. Ses sujets n'obéissaient que lorsque cela leur plaisait.

Heureusement ils étaient devenus très pacifiques. Ils déclaraient qu'ils ne voulaient plus faire la guerre et qu'ils avaient brisé ou brûlé leurs armes. En effet, le sang n'a plus jamais été versé à Rapa-iti. De nos jours, le voyageur peut voir sur les sommets des pics les plus élevés de l'île dixhuit de leurs anciens forts3; le plus important de ces forts est celui de Lukutaketake. Ils sont assez vastes et bien construits, généralement bâtis en pierres sèches et entourés d'un chemin de ronde. Ce sont les derniers vestiges guerriers du passé des Rapaéens.

En revanche, leur paresse a considérablement augmenté.

1. Rapport du lieutenant d'artillerie Méry au Commandant-Commissaire impérial, sur l'exploration de l'île Rapa. Papeete, 8 juin 1867.

2. Rapport adressé au Commandant, Commissaire impérial, par le lieutenant de vaisseau Alex. Quentin, capitaine du Latouche-Tréville, envoyé en Mission à l'île Rapa, 21 mai 1867.

3. C. L. R., Voyage aux îles Tubuai, Raevavae et Rapa, Bulletin de la Société de Géographie commerciale de Paris, t. XI, p. 223.

4. MÉRY ouvr. cité.


Aujourd'hui ils passent leur temps à dormir ou à fumer, nonchalamment étendus sur des nattes. Ils habitent des cases basses et humides, aux parois de roseaux et recouvertes de pandanus. Leurs vêtements sont des chiffons et des loques couverts de crasse. Ils vivent dans la misère, quoique leur pays soit fertile; mais ils ont horreur du travail et ne veulent rien cultiver. Leur unique labeur consiste à aller chercher leur nourriture composée de taro et de poisson cru; ils la trouvent d'ailleurs facilement et en abondance. Pour se distraire, ils lisent la Bible, ou bien ils s'en vont prendre des nids d'oiseaux paille-en-queue et des bananes sauvages sur les falaises de l'île, à 300 et 400 mètres d'altitude. Pourtant ces falaises sont taillées à pic et surplombent la mer; mais ils s'accrochent par les mains et les pieds aux saillies des rochers et parviennent ainsi à gagner les sommets. Là, ils se promènent à l'aise et sans le moindre vertige sur des murailles basaltiques'. Telles sont leurs seules récréations, avec la venue d'un ou deux navires (pas plus) par an. On trouvera peut-être qu'elles ne sont pas bien attrayantes et que c'est très peu. Cependant ils paraissent tous contents de leur sort et ils sont même généralement gais. Dans cette petite île, aussi bien qu'ailleurs, l'amour a son langage particulier, et lorsqu'un homme aime une fille et veut le lui faire comprendre, il fait entendre à ses oreilles une loreana, sorte de chant expressif. Comme les indigènes sont peu nombreux, ils sont maintenant presque tous parents 2.

Partageant le sort de la plupart des îles de l'Océan Pacifique oriental, l'île Rapa-iti fut placée d'abord sous le Protectorat de la France, puis annexée par cette puissance. La prise de possession eut lieu au mois de mars 1881.

1. Les naturels de l'He Rapa-nui ou de Pâques, qu'une tradition dit être originaires de l'ile Rapa-iti, accomplissent aussi des ascensions semblables.

- 2. C. L. R., Voyage aux îles Tubuai, Raevavae et Rapa, Bulletin de la Société de Géographie commerciale de Paris, t. XI, p. 222 et 223.


CHAPITRE V

L'ILE DE PAQUES1 (RAPA-NUI)

Les traditions des insulaires. — Genre de gouvernement. — Ses résultats.

— Luttes intestines. — Premières relations avec les navigateurs européens. — Traite d'esclaves par les Péruviens. — Epidémie de petite vérole.

— Un laïc missionnaire; aventures de M. Eugène Eyraud. — Fondation d'une Mission catholique. — Ses succès. — Epidémie de phtisie. — Mort du Frère Eugène Eyraud. — Arrivée de colons. — Démêlés entre M. Dutrou-Bornier et le Père Roussel. — Guerre civile ; incendie du village. —

Abandon de la Mission catholique; départ d'une partie des indigènes. —

Exploitation de l'île par des Européens. — Séjours du Père Montiton. —

Annexion au Chili de l'île de Pâques. — Dernière visite d'un missionnaire.

— Déchéance des indigènes. — Leur extinction.

Tekaouhangoaru, Te Api, Waïhu, Matakiteragi, Kairagi, Hititeairagi, Ra pa-nui, Te pito te henua, chacun de ces noms a été successivement donné comme le nom indigène de l'île que la plupart des Européens appellent Pâques ; mais, en réalité, on ignore encore à l'époque actuelle quel est le véritable nom indigène de cette île. Quoi qu'il en soit, celui de Rapa-nui a prévalu 2.

L'île Rapa-nui ou de Pâques est, après l'îlot Salas y Gomez 3, l'île la plus éloignée et la plus isolée dans le sud-est de l'Océan

1. Découverte le jour de Pâques, le 6 avril 1722, par le Hollandais Jacob Roggeween, qui, pour ce motif, la nomma Paassen. Il se peut qu'elle ait été anermie aunaravant.. en tôRR nar lp flihuatipr ano-lais; Flnvis

2. Rapa-nui signifie : la grande Rapa. Mgr Tepano Jaussen déclare que les habitants de cette île l'appellent Tepito-te-fenua, c'est-à-dire le nombril de la terre. [Vile de Pâques, historique et écriture, p. 2. Ouvrage posthume rédigé par le R.-P. Ildefonse Alazard, d'après les notes laissées par ce prélat qui fut le Dremier vicaire apostolique de Tahili.)

3. Découvert en 1793 - par le navigateur espagnol de ce nom. Cet îlot est aride et désert.


Pacifique. Son passé est presque inconnu, et ce que l'on en sait reste un peu suspect comme provenant de traditions recueillies seulement vers la fin du dix-neuvième siècle, c'està-dire à une époque où la population était déjà très réduite et tombée à un tel degré d'abaissement moral que l'on ne pouvait guère espérer obtenir d'elle des renseignements absolument indiscutables. Néanmoins les faits que rapportent ces traditions ne manquent pas de vraisemblance, car il en est arrivé d'analogues dans d'autres îles.

Les deux premières traditions sont rapportées par les indigènes de Rapa-nui. L'une déclare que leurs ancêtres vinrent, il y a plusieurs siècles, dans un grand navire, de Rapa-iti. Ils abordèrent à Upipu, baie située sur la côte est.

Ils avaient avec eux leur roi, et ce fut lui qui fit les statues avec la pierre d'une carrière placée dans un cratère dont il se servait comme demeure1. D'après l'autre, huit cents personnes, sous le commandement d'un roi appelé Hotu ou Tucuyo, arrivèrent, dans deux embarcations, à l'île de Pâques. Le pays paraissant convenable aux émigrants, ils débarquèrent à Anakena et y restèrent. Quelque temps après, le roi partagea les terres et établit des colons à Hanga Roa, à Mataveri, à Vaï-hu et à Utu-iti 2.

On trouve également chez les indigènes de Mangareva deux traditions, se rapprochant beaucoup par les faits, mais différant par les noms des personnages.

La première dit qu'à la suite d'une défaite, le roi Hatumatua, la reine Vakai et leurs partisans furent obligés de s'expatrier pour échapper à la mort. Ils mirent dans deux grandes pirogues des provisions de toute espèce et s'embarquèrent nombreux, hommes, femmes et enfants. Poussés par un fort vent d'ouest, ils partirent, et l'on ne les revit plus jamais, à

1. Rapport du commandant du navire de Sa Majesté Britannique la Topaze.

L'île de Pâques, Revue maritime et coloniale, t. XXXV, p. 536.

2. Rapport de Don Ignacio L. Pana, capitaine de corvette sur le navire de guerre chilien O'Higghins. L'He de Pâques, Revue maritime et coloniale, t. XXXV, p. 108.


l'exception d'un seul qui revint à Mangarevaet par lequel on sut la fin de leur entreprise. Suivant son récit, ils rencontrèrent une île en plein Océan et y débarquèrent dans une petite baie environnée de montagnes. Ayant voulu visiter le pays, ils y découvrirent des traces d'habitants. Jugeant une attaque de leur part inévitable, ils résolurent de se fortifier. En conséquence, ils construisirent immédiatement sur les hauteurs d' Anakena des carrés de pierres dans lesquels ils se renfermèrent. En effet, peu de jours après, ils furent assaillispar une multitude d'habitants armés de lances et de pierres; mais ils les reçurent si vigoureusement que pas un d'eux n'échappa.

Les vainqueurs se répandirent alors dans l'île et massacrèrent tout ce qui restait de la population mâle disséminée çà et là ; ils n'épargnèrent que les femmes et les filles et les prirent pour eux

La seconde tradition raconte qu'un nommé Anua motua, chef des îles Hawaï, quitta cet archipel et accomplit de grands voyages à travers l'Océan Pacifique. Il visita une foule d'îles situées à l'Est, et fit un séjour important à l'île Mangareva, où il se maria avec une femme nommée Kautia, qui lui donna un grand nombre d'enfants. Ensuite il se rendit avec ses fils Puniga, Marokura et Teagiagi, à l'île Matakiteragi, où il s'empara des terres des habitants. Il y mourut, et ses trois fils héritèrent de son île. Les deux premiers continuèrent à l'habiter, et même n'en sortirent jamais; le troisième y resta encore quelque temps, puis il retourna dans son pays, à Mangareva.

M. William J. Thomson, dans son ouvrage Te Pilo Te Henua, donne aussi sur le peuple de l'île de Pâques la tradition suivante, qui renferme des détails excessivement curieux, mais d'une authenticité très discutable :

L'île fut découverte par le roi Hotu-Matua, qui vint du pays situé

1. Note du contre-amiral F. T. de Lapelin. L'ile de Pâques, Revue maritime et coloniale, t. XXXV, p. 108.


dans la direction du soleil levant, avec deux grandes doubles-pirogues et trois cents compagnons. Ils apportèrent avec eux des pommes de terre, des ignames, des bananes, du tabac, de la canne à sucre et les graines de différentes plantes comprenant le mûrier à papier et les arbres toromiro. Le premier débarquement fut fait à l'îlot de Motu Nui, sur la côte nord, et là fut cuite la première nourriture qui eût été goûtée depuis cent vingt jours. Le jour suivant la reine partit dans une des pirogues pour explorer la côte vers le nord-ouest, pendant que l'autre pirogue, portant le roi, contourna l'île vers le :sudest. A la baie d'Anekena les deux pirogues se rencontrèrent et, attiré par la plage unie et sablonneuse, IIotu-Matua débarqua et nomma l'île « Te-pito te-henua » ou « le nombril de l'Océan ». La reine débarqua et immédiatement après donna naissance à un garçon, qui fut nommé Tuumae-Keke. Le lieu de débarquement fut nommé Anekena en l'honneur du mois d'août, dans lequel l'île fut découverte. Toutes les plantes débarquées des pirogues furent utilisées comme semences et les gens commencèrent immédiatement la culture du sol. Pendant les trois premiers mois, ils subsistèrent entièrement de poissons, de tortues et des noix d'une plante rampante qui fut trouvée croissant le long dù sol et qui fut nommée « mokioo-ne ». Après le cours d'un nombre d'années tombées dans l'oubli, pendant lesquelles l'île fut mise en état de produire une abondance de nourriture et [durant lesquelles] le peuple avait augmenté et s'était multiplié en nombre, Hotu-Matua à un âge avancé fut frappé d'une maladie mortelle. Avant que sa fin approcha, les chefs furent convoqués en conseil. Le roi nomma son fils aîné comme son successeur (Tuumae-Heke), et il fut ordonné que la succession des rois se ferait toujours par le fils aîné. Cette importante question ayant été réglée, l'île fut divisée en districts et partagée entre les enfants du roi comme il suit : à Tuumae-Heke, l'aîné, furent donnés le titre royal et les pays s'étendant depuis Anekena vers le nord-ouest jusqu'à Mounga Tea-tea. A Meru, le second fils, furent donnés les pays entre Anekena et Hanga-roa. A Marama, le troisième fils, furent donnés les pays entre Akahanga et Vinapu. Le pays situé vers le nord et vers l'ouest de Mounga Tea-tea fut la part du quatrième fils Raa et fut appelé Hanga-Toe. Au cinquième fils, Rorona-ronga, furent attribués les pays entre Anekena et le cratère de Rana-Roraku. Au sixième ou dernier fils, furent donnés les pays sur la côte est de l'île. Son nom était Hotu-iti.

La tradition ici revient en arrière avant la venue des gens dans l'île et déclare que IIotu-Matua et ses compagnons venaient d'un


groupe d'îles situé dans la direction du soleil levant et que le nom du pays était Marae-toe-hau, dont la signification littérale est « le lieu de sépulture. « Dans ce pays, le climat était si intensément chaud que les gens mouraient quelquefois des effets de la chaleur, et qu'à certaines saisons plantes et récoltes étaient roussies et ridées par le soleil brûlant.

Les circonstances qui conduisirent à cette migration sont relatées comme il suit : Hotu-Matua succéda à son père, qui était un chef puissant, mais son règne, dans le pays de sa naissance, par suite d'un concours de circonstances, qu'il ne put vaincre, fut limité à très peu d'années. Son frère, Machaa, tomba amoureux d'une jeune fille renommée pour sa beauté et sa grâce, mais un rival apparut sur la scène dans la personne de Oroi, le puissant chef de la tribu voisine.

Suivant la coutume du sexe dans tous les âges et dans tous les pays, cette beauté noirâtre jouait avec les affections de ses soupirants et se montrait d'esprit volage. Quand elle fut pressée de faire un choix entre les deux, elle annonça qu'elle épouserait Oroi, pourvu qu'il prouvât son amour en faisant un pèlerinage autour de l'île, et il fut spécifié qu'il marcherait continuellement sans s'arrêter pour manger, ou pour se reposer jour et nuit, jusqu'à ce que le tour de l'île fût achevé. Des serviteurs furent choisis pour porter de la nourriture pour manger en route, et Oroi commença son voyage, accompagné pendant les quelques premiers milles par sa fiancée, qui promit en le quittant de ne penser qu'à lui jusqu'à son retour. La femme inconstante s'échappa avec son autre amoureux, Machaa, le même soir.

Oroi n'apprit ces nouvelles que lorsqu'il fut arrivé à l'extrémité la plus éloignée de l'île ; alors il retourna directement chez lui, où il prépara une grande fête à laquelle il convoqua tous les guerriers de sa tribu. L'outrage qui lui avait été fait fut raconté, et tous les assistants prirent l'engagement de ne jamais se reposer jusqu'à ce que Hotu-Matua et sa famille entière eussent été mis à mort.

Il paraît que Machaa était un homme prudent, et voyant qu'un conflit désespéré était imminent, il s'embarqua avec six compagnons choisis et sa fiancée, dans une grande double pirogue, et abondamment muni de provisions il fit voile dans la nuit vers quelque pays plus propice. On prétend que le grand esprit « Meke-Meke » lui apparut et lui fit savoir qu'une grande île inhabitée pouvait être trouvée en naviguant vers le soleil couchant. Le pays fut en vue deux mois après leur départ et la pirogue fut échouée sur la côte sud de l'île. Le deuxième jour après leur arrivée, ils trouvèrent une tortue sur le rivage près d'Anekena, et un des hommes fut tué d'un coup de patte


de cet animal en essayant de le retourner. Deux mois après leur débarquement dans l'île, arrivèrent les deux pirogues avec HotuMatua et ses compagnons, au nombre de trois cents.

La fuite de Machaa n'apaisa pas le courroux d'Oroi, et la guerre à mort fut continuée jusqu'à ce que Hotu-Matua, après avoir été battu dans deux grandes batailles, fût réduit à la dernière extrémité. Découragé par sa mauvaise fortune, et convaincu que sa capture finale et sa mort étaient certaines, il se décida à fuir de l'île de Marae-toe-hau, et dans ce but se procura deux grandes pirogues, de 90 pieds de longueur et de 6 pieds de profondeur, approvisionnées et préparées pour un long voyage. Dans la nuit, et la veille d'une autre bataille, ils appareillèrent, ayant convenu de se diriger vers le soleil couchant.

Il paraît que la fuite projetée par Hotu-Matua fut découverte par Oroi au dernier moment, et que cet énergique individu se glissa à bord d'une des pirogues, déguisé en serviteur. Après l'arrivée dans l'île, il se cacha au milieu des rochers à Orongo, et continua à poursuivre sa vengeance en assassinant toute personne sans défense qu'il trouvait sur son chemin. Cet intéressant état de choses se continua pendant plusieurs années, mais Oroi fut finalement capturé dans un piège tendu par Hotu-Matua et fut mis (broyé) à mort. La tradition se continue par un saut brusque dans l'extraordinaire situation suivante : Beaucoup d'années après la mort d'Hotu-Matua, l'île fut à peu près également partagée entre ses descendants et la « race aux longues oreilles » et entre eux une haine mortelle fit rage. De longues et sanglantes guerres furent soutenues et une grande misère régna par suite de la destruction et l'abandon des moissons. Ce mauvais état de choses prit fin, après beaucoup d'années de combats, par une bataille désespérée, dans laquelle les « longues oreilles » avaient combiné le complet anéantissement de leurs ennemis. Un fossé long et profond fut creusé à travers Hoto-iti et couvert de broussailles, et les « longues oreilles » s'apprêtèrent à attirer leurs ennemis, dans ce fossé, où les broussailles devaient être incendiées et tous les hommes, exterminés.

Le piège fut découvert, et le plan éventé par l'ouverture de la bataille prématurément et dans la nuit. Les « longues oreilles » furent attirés dans le fossé qu'ils avaient creusé, et tués jusqu'au dernier homme.

Après la défaite et l'anéantissement complet de la « race aux longues oreilles », la tradition continue, déclarant que la paix régna dans l'île, et que le peuple s'accrut en nombre et en prospérité. Dans le cours des temps, s'élevèrent entre les différentes familles ou tribus des dissensions qui conduisirent à des hostilités ouvertes. Kaina, chef


de la tribu de Hotu-iti, et descendant du sixième fils du premier roi se montra vaillant guerrier, et ses possessions furent augmentées par des empiétements sur le domaine de ses voisins. Il mourut et eut pour successeur son fils, Huriavai, qui inaugura son avénement au pouvoir par un engagement de trois jours, dans lequel les chefs des deux tribus voisines furent tués. Plusieurs tribus réunirent alors leurs forces, et après un combat désespéré le peuple d'Ilotu-iti fut défait, une moitié se réfugia dans une caverne sur le devant de la falaise de la côte nord-est de l'île, et le reste, sur l'îlot de Marotiri.

Les détachements assiégés furent surveillés nuit et jour par leurs ennemis vigilants, et furent finalement réduits à la famine. Un chef, nommé Poya, venait de terminer à Hanga-roa une grande double pirogue, qu'il appela Tuapoi. Celle-ci fut traînée à travers l'île et mise à l'eau à Anahava. Tous les jours cette pirogue, remplie de combattants, croisa autour de l'îlot de Maroiri, attaquant les Hotu-itiens assiégés chaque fois que l'occasion s'en présentait. Comme ceux-ci étaient affaiblis par les privations, le nombre des prisonniers capturés augmentait de jour en jour. Les captifs étaient amenés à un lieu nommé Hanga-wi-ailii-toke-rau et partagés entre les différentes tribus, et ils étaient immédiatement cuits et mangés. C'est, dit-on, l'origine du cannibalisme dans l'île et on suppose que ce fut inspiré par la vengeance.

Le cannibalisme toutefois montra qu'il était une épée à deux tranchants : il causa des dissensions dans les rangs, et finalement eut pour conséquence la libération d'une partie des assiégés. Il arriva qu'un chef nommé Oho-taka-tore fut absent dans une de ces occurences, et à son retour il constata que les corps avaient été tous distribués et ses droits complètement méconnus. Il demanda sa part des dépouilles, et fut informé que « un homme qui dort tard le matin ne peut espérer voir le soleil se lever. » Se sentant humilié par le mépris, Oho-takatore tourna son chapeau à plumes sens devant derrière, pour indiquer que l'alliance était rompue, et avec ses hommes il entra en campagne.

Sur la route il s'arrêta à Vaka-piko, dans la case de sa bru pour s'enquérir de son fils. La « dame » le reçut avec des démonstrations de respect, et pendant qu'elle écoutait le récit de ses déboires, elle se tenait derrière lui et lui retirait les puces de la tête, ce qui, suivant les coutumes indigènes, était l'attention la plus délicate qu'une personne pouvait montrer à une autre.

Au retour de son mari, dont le nom était Moa, la femme lui raconta les détails de la visite de son père. Moa ne dit rien sur l'état de ses sentiments, mais se leva au lever du soleil et déterra une certaine


quantité de patates et d'ignames, qu'il fit cuire dans un four. Vers le soir, il sortit son filet de pêche et s'occupa d'arranger les flotteurs et les poids. La nuit venue, il enveloppa ses patates et ignames dans de la canne à sucre et des feuilles, mit son filet sur son épaule, et partit, après avoir informé sa femme qu'il allait pêcher. Il cacha son filet dans les rochers à Kahiherea et alors s'en alla à Mounga-tea-tea, où croissait un palmier, dont il coupa et émonda huit grandes branches. A Ngana Moa il trouva le camp des hommes qui gardait la falaise dominant la caverne où les Hotu-itiens étaient enfermés, alors il tourna et descendit sur la plage. Les hommes placés là pour garder les approches étaient tous endormis, et Moa réussit avec grande précaution à les dépasser sans être découvert. Arrivé près de la caverne il fut interpellé, et répondit, « Je suis Moa, qui cherche vengeance en venant à votre aide. » Un des assiégés, nommé Tokihai, descendit de la caverne et reçut l'étreinte d'amitié en étant saisi autour du ventre.

Moa porta ses vivres dans la caverne et les distribua aux trente hommes affamés et complètement découragés qui étaient encore vivants.

Pendant que la grande pirogue faisait des expéditions de pillage à l'îlot, les forces alliées n'avaient pas négligé les gens qui s'étaient réfugiés dans la caverne. Tous les jours un grand filet rempli d'hommes était descendu du sommet de la falaise et de ce filet des pierres étaient lancées dans la caverne, tuant et blessant les gens sans défense. Moa exhiba ses branches de palmier et apprit à ses amis à faire avec des morceaux d'os humains des crochets, qui pourraient être fixés aux perches et utilisés comme grappins.

Avant le lever du jour, tout fut prêt, et quand le filet fut descendu à hauteur de l'ouverture, il fut saisi par les crochets et tiré dans la -caverne, et les hommes qu'il contenait furent tués presque sans résistance. Les prisonniers se placèrent dans le filet et furent hissés au sommet [de la falaise], où par suite de la surprise et de la fureur de leur attaque leurs ennemis furent défaits et mis en fuite.

Il arriva que la nuit de la venue de Moa dans la caverne, Iluriarai •et un homme nommé Vaha, qui étaient avec le parti de la petite île de Marori, furent poussés au désespoir par la faim et firent un effort pour capturer un des hommes gardant le rivage de la mer. La sentinelle vit l'un des hommes nageant vers lui ; il se trouva que c'était le -chef Huriarai, qui était si épuisé qu'il fut mis à mort à coups de massue sans faire beaucoup de résistance. Vaha, toutefois, aborda à quelque distance, et rampant vers la sentinelle, la tua pendant qu'elle -était courbée sur le corps de sa victime. Vaha ensevelit hâtivement le corps de son chef parmi les rochers et prenant sa victime sur son dos


il retourna à la nage auprès de ses compagnons dans l'îlot. Là les gens étaient sans moyens de faire du feu et le corps dut être mangé cru.

Au matin, lorsqu'ils virent l'évasion de leurs camarades de la caverne et le combat désespéré sur la falaise, ils nagèrent tous jusqu'au rivage et joignirent leurs forces.

Les traditions, à partir de ce point, sont une relation de guerres de tribus, abondant en faits de bravoure personnelle et d'événements extraordinaires, mais de peu de valeur pour l'histoire de l'île. La découverte de l'île par Hotu-Matua et sa troupe de trois cents hommes, ainsi que le débarquement déjà rapporté, est probablement exact et semble assez naturel jusqu'au partage du pays et à la mort du premier roi. Les guerres et les causes qui amenèrent l'émigration du peuple de ce pays inconnu appelé Marae-toe-hau, sont indubitablement basées sur des faits. Il n'y a pas de bonnes raisons de mettre en doute la description du climat de leur premier pays, description qui, si on l'accepte, le placerait quelque part près de l'Équateur ou en tout cas dans les tropiques. La chaleur ne pouvait être le résultat de l'action volcanique, ou bien leurs légendes n'auraient pas déclaré que les moissons étaient brûlées par le soleil dans certaines saisons.

La partie improbable, pour ne pas dire impossible, de l'histoire commence lorsque Machaa se sauve et aborde dans l'île même que le parti de son frère atteint deux mois plus tard, en naviguant simplement vers le soleil couchant. Il n'y a pas une chance sur un million que deux pirogues puissent faire des milliers de milles, naviguant dans unedirection aussi incertaine et si mal définie, aient touché la même petite île. La tradition déclare que Hotu-Matua trouva l'île inhabitée, et immédiatement se contredit, par la ridicule histoire de son frère et de ses compagnons qui y auraient été deux mois. Il n'est pas invraisemblable que les indigènes, désireux de conserver l'honneur de la découverte de l'île, essayent d'expliquer de cette manière la présence d'une population plus ancienne. Ceci s'appliquerait à la mort de l'un des hommes de Machaa tué par la tortue, car cela n'a pas de rapport possible avec l'histoire en dehors du fait que cela expliquerait comment Hotu-Matua trouva une tombe ou un lieu de sépulture sur le rivage à Anekena, lorsqu'il débarqua pour la première fois.

L'histoire d'Oroi se déguisant en serviteur et naviguant pendant des mois dans une pirogue ouverte, remplie de sauvages nus, sans que son identité soit découverte, est trop absurde pour être examinée, si ce n'est comme assignant une origine à l'ennemi ou aux ennemis qui tuèrent les gens d'Hotu-Matua; et dont la forteresse était sur les


falaises rocheuses près d'Orongo. Un trait particulier de la tradition est l'allusion au filet de combat, qui doit avoir été quelque chose dans le genre de ceux utilisés à l'ancienne époque romaine. Ces filets sont décrits comme ayant été carrés et alourdis aux coins par des pierres. Un bout de cordage était fixé au centre et le filet était jeté sur l'adversaire qui était frappé à mort pendant qu'il était embarrassé dans ses mailles. Il est digne de remarque que rien de cette sorte n'a été découvert parmi les Polynésiens ou leurs contemporains sur la côte de l'Amérique.

La soudaineté avec laquelle la tradition saute à la guerre entre les descendants du premier roi et la «race aux longues oreilles » est étonnante, parce qu'aucune allusion n'a été faite précédemment à une telle race dans l'île. Il n'est guère possible que les « longues oreilles » fussent les descendants des gens qui débarquèrent avec eux dans l'île, car ceux qui vinrent avec Hotu-Matua étaient de la même tribu, et il est légitime de présumer que les mêmes coutumes régnaient parmi eux tous. A côté de cela, toutes les légendes font une distinction entre la race « aux longues oreilles » et les descendants du premier roi. Les « longues oreilles » semblent avoir constitué une puissance dans le pays à une première période dans l'histoire de l'île, quoiqu'ils furent dans l'occurrence défaits et exterminés par les autres.

Il est possible qu'il y ait eu plus d'une migration de gens dans l'île, et que leurs traditions aient été mélangées ensemble, mais il ne peut pas y avoir de raison de douter que les ancêtres des insulaires actuels soient de la souche malayo-polynésienne. Il est difficile d'expliquer la déclaration, si fréquemment répétée d'un bout à l'autre des légendes, que Hotu-Matua vint de la direction de l'est et découvrit le pays en naviguant vers le soleil couchant, parce que la carte ne montre pas dans cette direction d'îles qui répondraient à la description de « Marae-toe-hau S).

Enfin il existe une autre tradition mangarévienne d'après laquelle les indigènes de Rapa-nui auraient plus tard subi une nouvelle invasion des gens des Gambier. Deux hommes de Mangareva, les nommés Poatuto et Tuhauhoi, seraient allés, avec beaucoup de guerriers d'Akamaru, à l'île de Pâ-

1. WILLIAM J. THOMSON, paymaster U. S. navy, Te Pito Te Henua, or Easler Island, p. 526 à 532 (Tradition relative à l'origine des insulaires).


ques, où ils auraient exterminé presque tous les habitants.

Le fait doit être exact, car l'histoire de Mangareva raconte les motifs du départ de Poatuto, qu'elle déclare être un misérable traître.

A part cette dernière, qui a trait à une époque différente, toutes les traditions exposées ci-dessus ont un fond commun, mais présentent des divergences assez sérieuses. Pour les accorder, il serait nécessaire d'admettre que Hotu, Hatumatua, Anua motua, et Hotu-Matua ne sont qu'une seule et même personne.

La tradition rapportée par M. Thomson déclare que HotuMatua serait venu de l'Est, ce qui est certainement erroné et contraire aux autres versions. Ne peut-on expliquer cette discordance par une simple confusion de langage ? M. le Dr A. Lesson, dans son ouvrage Les Polynésiens, expose que le Nord était désigné dans certaines îles par le mot signifiant « en haut)), et dans d'autres, par l'expression « en bas». Cela n'a-t-il pu entraîner une erreur, non seulement sur la direction Nord, mais encore sur la droite et la gauche de cette direction, c'est-à-dire sur l'Est et l'Ouest?

Quant à l'opinion émise par M. Thomson qu'il y aurait pu avoir plusieurs émigrations, le fait paraît certain. La tradition rapportée en dernier lieu et relative à l'invasion des Gambier en donne une preuve ; elle est confirmée, du reste, par une tradition des Paumotiotes et par d'autres traditions des Mangaréviens, qui prétendent avoir conquis et ruiné au moins deux ou trois fois l'île Matakite-Rangi.

C'est à une émigration antérieure à celle de Hotu-Matua qu'on pourrait attribuer la présence dans l'île de ceux que M. Thomson appelle « les longues oreilles» et dont le nom était peut-être Teke ou Tiki 1. Ce nom expliquerait celui que portait primitivement l'île de Pâques, Tekaouhangoaru, et il est curieux, sans vouloir en tirer de conclusions trop for-

1. Un indigène de Rapa-nui, émigré à Tahiti, m'a déclaré que le nom des premiers habitants de l'île de Pâques était Teke ou Tiki.


melles, de remarquer au moins sa ressemblance avec le nom de Tiki-Tiki, sous lequel, d'après M. G. Schweinfurth, sont désignés certains Négrilles d'Afrique t.

Ce qu'on peut affirmer, en résumé, c'est que la population de l'île de Pâques est en majorité originaire des îles Rapa-iti, Hawaii, Mangareva et Akamaru.

D'après les indigènes, une trentaine de rois de Rapa-nui se seraient succédé dans l'ordre suivant : Hoatumatua, Tumaheke, Mirua-Tumaheke, Hatamiru, Miruohata, Mitiake, Atahega-a-Miru, Atuuraraga, Urakikekena, Kahuituhuga, Tetuhuga-nui, Tetuhuga-roa, Tetuhuga-marakapau,Ahurihao, Nuitepalu, Hirakautehito, Tupuitetoki, Kuratahogo, Hitiauaanea, Havinikoro, Tevaravara, Teraliai, Horoharua, Tererikaatia, Kamaikoi, Tehetutarakura, Huero, Gaara, Maurata, Tepito Gregorio 2.

Le gouvernement de Rapa-nui était une monarchie héréditaire et le roi (Ariki) exerçait une autorité absolue. Sa personne était lapa (sacrée) et il ne devait se livrer à aucun travail. Il ne se coupait jamais les cheveux et sa tête ne pouvait être touchée par aucune main. La population entière lui payait le tribut des prémices et lui fournissait tout ce dont il avait besoin 3.

Mais en plus de ce roi héréditaire, il y avait aussi un autre roi ou grand-chef électif dont le pouvoir ne durait qu'un an.

Le choix de ce roi était dû à la fois à l'intrépidité et au hasard,

1. Dr GEORGE SCHWEINFURTH, Au cœur de l'Afrique, 1868-1871, Voyages et Découvertes dans les régions inexplorées de l'Afrique centrale, t. II, p. 115.

2. Mgr TEPANO JAUSSEN, L'île de Pâques (ouvrage rédigé par le P. Alazard), p. 3. Les notes laissées par Mgr Tepano Jaussen n'ont été publiées qu'en 1893, mais elles remontaient à une trentaine d'années auparavant. J'ai donné la préférence à la liste de ce prélat parce que lui et les missionnaires qui se trouvaient sous ses ordres la tenaient directement d'indigènes de Rapa-nui, tandis que celle du contre-amiral De Lapelin, reproduite par le Dr A. Lesson, n'en est visiblement qu'une copie dans laquelle beaucoup de noms sont estropiés. Comparer ces trois listes : Mgr TEPANO JAUSSEN, Ile de Pâques, p. 3; le contre-amiral De LAPELIN, île de Pâques, Revue maritime et coloniale, t. XXXV, p. 109; le D'A. LESSON, Les Polynésiens, etc., t. II, p. 290, 291 et 292.

3. Rapport du commandant Pana. L'île de Pâques, Revue maritime et coloniale, t. XXXV, p. 109.


car un usage singulier voulait que ce fût le premier découvreur d'un nid d'oiseaux. Ici une explication devient nécessaire. Les oiseaux sont excessivement rares dans l'île de Pâques: il s'écoule souvent plusieurs mois sans que l'on en voie un seul; la découverte de leurs nids au printemps n'est donc pas chose facile, et de plus, comme ils sont sur des hauteurs presque inaccessibles, il faut continuellement risquer sa vie pour aller les y chercher. Vers le mois de septembre, les prétendants à cette couronne temporaire se rendaient avec leurs partisans (quelques-uns disent tous les habitants) sur la plus haute montagne, aubord du grand volcan Kau, qui forme le promontoire sud de l'île, et là ils bivouaquaient pendant six à huit semaines. Durant ce temps, ils se livraient à toutes sortes de fêtes et d'excès, et les plus courageux escaladaient les hauteurs afin de découvrir un nid. Parfois plusieurs de ceux-ci tombaient dans les précipices etpayaient ainsi de leur vie leur hardiesse. Le chercheur qui, le premier, avait eu assez de chance pour trouver un œuf ou des petits oiseaux, était immédiatement proclamé roi ou grand-chef et jouissait d'un pouvoir despotique. Les autres chercheurs qui, après, avaient trouvé des œufs, formaient le cortège du nouveau roi. Tous, un œuf à la main, et la nouvelle Majesté ayant un oiseau pendu sur le dos, s'en allaient fièrement, chantant et dansant. L'élu retournait où il résidait habituellement et ses gens devenaient ses esclaves pendant deux ou trois mois. Si le nid avait été trouvé par un partisan du dernier roi annuel, le parti rentrait triomphant chez lui. Si, au contraire, le dénicheur appartenait à un autre parti, le nouveau roi désignait un, deux ou trois individus qu'il ordonnait d'immoler pour assurer la prospérité de son règne. Comme ceux-ci étaient choisis dans d'autres partis, il en résultait chaque année des guerres. Le parti déchu était contraint de se retirer dans un coin de l'île, où il ne tardait pas à souffrir de la faim et du froid. Le parti vainqueur ravageait alors les propriétés des vaincus : elles étaient pillées, surtout lorsqu'elles conte-


naient des patates et des poules, puis les cases étaient incendiées 1.

Ce n'étaient malheureusement pas les seules occasions de guerres entre les tribus. Les indigènes avaient un caractère turbulent et querelleur. Le désir du butin et la haine personnelle amenaient à chaque instant des conflits à la suite desquels le vaincu devenait la propriété du vainqueur avec tout ce qu'il possédait, y comprisses femmes et ses filles. Réduit en esclavage il était obligé de travailler les terres, et lorsque, pour causes d'infirmités ou de vieillesse, il devenait incapable d'accomplir sa besogne, son maître le chassait de sa maison en lui disant d'aller pourvoir à ses besoins. Il en résultait pour l'infortuné une affreuse misère.

S'il faut en croire certaines traditions, il fut un temps où la population se trouva être trop nombreuse dans l'île de Pâques. Alors il s'ensuivit des luttes désespérées et sans pitié : pressés par la faim, les indigènes devinrent anthropophages, le plus fort mangea le plus faible. Les nombreux ossuaires des environs du volcan Utu-Iti (Rano Raraku) proviendraient de ces temps horribles.

Les guerres entre tribus amenaient, paraît-il, des renversements de statues. Celles-ci étaient colossales et taillées dans la pierre; elles avaient la forme humaine, avec de grandes oreilles et la tête ornée d'une espèce de couronne. Autour de chaque idole il y avait une aire pavée en pierres blanches 2.

Durant ces guerres, chaque tribu ou chaque parti jetait par

1. Lettre du R. P. Pacôme Olivier, vice-provincial de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, à Valparaiso (Chili), au T. R. P. EuthymeRouchouze, supérieur généraldela même congrégation à Paris. Annales de la Propagation de la Foi, t. XXXIX, p. 255 et 256. — Rapport du commandant Pana et Note du contre-amiral De Lapelin. L'île de Pâques, Revue maritime et coloniale, t. XXXV, p. 109 et 110.

2. J'ai déjà parlé de ces statues et de ces monuments, autant que me le permettait le genre de ce livre; je n'y reviendrai donc pas. La question de leur origine a d'ailleurs été traitée à fond par le Dr A. Lesson dans son ouvrage: Les Polynésiens. etc. Pour moi, j'ai moins à m'en occuper: j'écris une histoire politique et religieuse, et non une étude d'ethnographie et d'archéologie.


terre les statues de la tribu ou du parti adverse. Il est à présumer qu'il devait y avoir beaucoup de ces statues ou que les indigènes continuaient à en élever, car, autrement, les Européens n'en auraient pas tant trouvé debout jusqu'à nos jours.

Le premier contact des Européens avec les habitants de l'île de Pâques ne fut pas entièrement pacifique : Roggeween dut châtier leur outrecuidance par une décharge à bout portant et plusieurs d'entre eux tombèrent morts. Instruits par l'expérience, les naturels devinrent subitement respectueux et les Hollandais purent visiter tranquillement l'île (1722).

L'Espagnol don Francisco Gonzalès y vint en 1770 et fit planter trois croix sur autant de monticules situés dans la partie orientale; mais les indigènes les renversèrent le lendemain. Lors du voyage de Cook en 1774, ils ne dérogèrent pas à leurs habitudes de vol. Néanmoins ils ne s'opposèrent pas au séjour des Anglais. Cook et ses compagnons en profitèrent pour examiner à loisir l'île et sa population. Forster, le naturaliste de l'expédition, étudia avec soin les curiosités qu'il rencontra, principalement les statues colossales en pierre. Il en a laissé une bien meilleure description que Roggeween. Celle de La Pérouse est aussi très bonne. Tout se serait bien passé, en 1786, entre les Français et les insulaires si ces derniers avaient commis moins de vols. Après chaque larcin, ils s'enfuyaient, et comme le bon La Pérouse avait défendu de tirer sur eux, ils revenaient et recommençaient leurs escamotages. Enhardis par l'impunité, les sauvages enlevèrent le grappin d'un canot : il fallut pourtant sévir. Les Français les poursuivirent; mais ils se défendirent en lançant des pierres, et l'on fut obligé de tirer sur eux un coup de fusil chargé à plomb : le grappin ne put être repris. La douceur n'avait fait qu'envenimer les choses. Après La Pérouse, des aventuriers de race blanche commirent une foule de violences envers les indigènes. Le schooner le Mancy de New-London alla dans leur île pour se procurer


des matelots. Il enleva de force un certain nombre d'hommes; mais ceux-ci, désespérés, se jetèrent à la mer et le navire n'emmena que des femmes à Mas-a-Fuero, l'île où il pêchait des phoques. D'autres descentes de ce genre achevèrent d'exaspérer tellement les indigènes contre les Blancs qu'ils reçurent ensuite très mal tous les baleiniers qui mouillèrent devant leur île. Kotzebue ignorait ces faits et la haine qui en était résultée lorsqu'il se présenta en 1816 à l'ile de Pâques.

Il comptait sur l'accueil amical qu'avaient obtenu Cook et La Pérouse : il fut grandement trompé dans son attente. Les naturels allèrent d'abord au-devant de lui avec toutes les marques de la joie ; ils échangèrent des vivres pour de petits morceaux de fer; mais quand les Russes voulurent débarquer, ils furent assaillis d'une grêle de pierres et réduits à se défendre à coups de fusil. Les insulaires s'enfuirent et les Russes descendirent à terre, où ils restèrent à peine cinq minutes, ne voulant pas s'obstiner à visiter le pays malgré la volonté de ses habitants. Durant cette courte relâche, Kotzebue avait eu cependant le temps de remarquer que des statues avaient été renversées de leurs piédestaux, ce qui nous prouve qu'il y avait eu des guerres entre tribus. Beechey trouva la même réception en 1825. Les premières relations furent courtoises; puis, le débarquement opéré, les naturels attaquèrent les Anglais et les volèrent. Il y eut, un instant, une lutte terrible dans laquelle on fit usage, d'un côté, de casse-tête, de dards, de pierres, et de l'autre, de fusils et de pistolets. Forcé de reculer vers la chaloupe, l'officier anglais ordonna de tirer et deux indigènes, dont un chef, furent tués.

L'officier ne crut pas toutefois prudent de demeurer là et il regagna son bâtiment, ramenant tous ses hommes blessés.

Ensuite, plus de trente années s'écoulèrent, sans qu'aucun événement important se passât dans l'ne de Pâques.

Tout à coup les naturels furent victimes d'un horrible attentat. Voici comment: L/emigration chinoise au Pérou n'ayant pas réussi, des ar-


mateurs de ce pays résolurent d'y substituer l'émigration polynésienne. Un navire partit et réalisa de si beaux bénéfices qu'aussitôt on en envoya d'autres. Le lt décembre 1862, le Cora quitta le Callao et arriva le 19 du même mois à l'île de Pâques, où il rencontra sept autres navires péruviens qui se trouvaient là dans le même but. « Les capitaines de ces divers bâtiments, désespérant de pouvoir se procurer des naturels par la persuasion, prirent le parti de les enlever de force, et, le 23 décembre, une bande composée de 80 de ces scélérats, parmi lesquels se trouvaient 7 à 8 hommes du Cora, descendit à terre, en armes, sous le commandement du capitaine du Rosa-Carmen.

« La troupe se dispersa dans les environs, pendant que plusieurs hommes de l'équipage attiraient les naturels en leur montrant des objets qui excitaient leur convoitise. Quand les indigènes se trouvèrent réunis au nombre de 500 environ, le chef des pirates donna un signal convenu, qui était un coup de pistolet; à ce signal, des hommes répondirent par une décharge générale, et environ dix Indiens (sic) tombèrent pour ne plus se relever; les autres, effrayés, essayèrent de fuir dans toutes les directions, les uns en se jetant dans la mer, les autres en escaladant les rochers ; mais deux cents furent saisis et solidement garrottés. Un témoin assure que le nommé Aiguire, capitaine du Cora, ayant découvert dans le creux d'un rocher deux Indiens qui cherchaient à se cacher, et n'ayant pu les déterminer à venir à lui, aeu l'atroce cruauté de les tuer tous les deux. Les deux cents Indiens enlevés furent partagés entre tous les navires, qui mirent tous à la voile quelques jours après1. » Parmi les captifs se trouvaient le roi Maurata et son fils Tepito.

1. Lavigerie, substitut du procureur impérial, au chef du service judiciaire, Papeete, 21 février 1863, Enquête sommaire faite à Tahiti au sujet d'enlèvement d'indigènes de l'île de Pâques par des navires péruviens.

Suivant les indigènes, plus de mille hommes auraient été enlevés (Le P. Olivier, Ann. de la P. de la F., t. XXXVIII, p. 49); Mgr Tepano Jaussen (Ile de Pâques, p. 4), dit. un millier environ; le commandant Pana (Revue maritime


La plupart des corsaires péruviens se rendirent ensuite aux Marquises et aux Tuamotu, où ils prirent de nouveaux naturels1. Mais là, ces corsaires rencontrèrent un navire de guerre français qui leur donna la chasse et les contraignit à quitter au plus vite ces parages. Le Cora eut encore moins de succès à Rapa-iti, où il se présenta. Les indigènes de cette île, soupçonnant ses mauvais desseins, feignirent de vouloir s'engager, s'embarquèrent en masse, s'emparèrent de ce navire et de son équipage, et les conduisirent sous bonne garde à Tahiti.Les quelques kanaques de l'île de Pâques qui se trouvaient à bord du Cora recouvrèrent ainsi leur liberté. Malheureusement il n'en fut pas de même pour ceux que les autres corsaires avaient pris : ilsfurent transportés au Callao (Pérou) et traités comme de véritables esclaves. Dans l'intérieur du pays, on les fit travailler à la terre; aux îles Chinchas, ils durent embarquer le guano. Mais cette entreprise ne réussit pas : à peine arrivés, les quatre cinquièmes des captifs et leur roi Maurata, moururent des fièvres, des aliments inusités, du labeur excessif, et surtout de marasme et de désespoir. Tous auraient expiré à l'étranger sans une énergique intervention du gouvernement français. Sur les réclamations de son représentant à Lima, M. de Lesseps, consul général, le gouvernement péruvien ordonna le rapatriement des survivants.

Cette action généreuse ne profita guère aux intéressés et, de plus, elle fut funeste à leurs compatriotes restés dans l'île de Pâques. Les anciens captifs qui s'embarquèrent, emportaient le germe de la petite vérole : ils périrent presque tous durant la traversée. Les rapatriés qui avaient survécu transmirent

et coloniale, t. XXXV, p. 114), parle de neuf cents. Il se peut, sans doute, que ces chiffres soient exagérés, mais celui donné par le substitut Lavigerie est probablement trop bas.

1. - Leurs services ne furent pas achetés : au moyen de présents on attirait ces naturels, on les enivrait, puis on levait l'ancre; ou bien on les traquait et on les capturait lorsque leur méfiance les avait empêchés de tomber dans le piège qui leur était tendu.


cette maladie aux habitants de l'île et un grand nombre de ceux-ci en moururent 1.

Ce fut précisément au moment où l'épidémie diminuait qu'eut lieu la première tentative de conversion au Christianisme des indigènes de Rapa-nui. Elle fut l'œuvre, non d'un ecclésiastique, mais d'un simple laïc nommé Eugène Eyraud.

C'était un Français qui, dit-on, s'était enrichi en Bolivie. Il avait entendu parler à Valparaiso (Chili) du projet de fonder une Mission catholique à Rapa-nui, île que l'on déclarait être complètement sauvage, et comme il était très religieux et désintéressé, il résolut aussitôt de tout abandonner pour se joindre aux missionnaires qui tenteraient l'entreprise. Il leur demanda la permission de les accompagner et l'obtint, toutefois après quelques difficultés. Les deux Pères chargés de cette mission devaient d'abord serendreà Tahiti. Ils partirent avec M. Eugène Eyraud et débarquèrent dans cette île le 11 mai 1863. Là, ils apprirent l'enlèvement de beaucou p de naturels de l'île de Pâques, le rapatriement de quelques-uns qui, atteints de la petite vérole, l'avaient communiquée à leurs compatriotes; on ajoutait que la moitié de la population avait été emportée par le terrible fléau. Ces nouvelles jetèrent le trouble parmi les missionnaires. Ils se demandèrent alors combien il restait d'habitants à Rapa-nui, et si vraiment

1. Sur cent libérés que le navire avait emmenés du Callao, quinze seulement échappèrent à la mort et communiquèrent la petite vérole à leurs compatriotes de l'île de Pâques. (Lettre du Fr. Eugène Eyraud, au T. R. P. Supérieur général de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie.

Valparaiso, décembre 1864. Annales de la Propagation de la Foi, t. XXXVIII, p. 54). — Nous avons vu plus haut M. Lavigerie dire que deux cents kanaques avaient été enlevés à l'île de Pâques; or, dans son rapport (p. 114 de la Revue mar., etc.), M. Pana déclare que les quatre cinquièmes des neuf cents habitants capturés périrent avant d'être rapatriés; tout cela est inconciliable; je donne donc ces renseignements pour ce qu'ils valent.

Une partie des décès survenus dans l'île fut causée par le mode de traitement que pratiquaient les naturels : ils faisaient usage de bains de mer, même pendant qu'ils étaient en pleine éruption. (Dr don GuilJermo Bate, médecin en chef de la corvette chilienne 0. Higghins. Rapport sur la condition physique des habitants de Vile de Pâques. Annale s maritimes et coloniales, t. XXXV, p. 125).


leur nombre était assez grand pour compenser les sacrifices d'une telle entreprise. De plus, le Père Clair avait besoin de la coopération du Père Albert Montiton à Tahiti et il hésitait à s'en priver pour envoyer celui-ci peut-être prêcher dans un désert. Les missionnaires ne savaient plus, en somme, à quel parti s'arrêter dans l'incertitude où ils se trouvaient.

Pour la faire cesser, M. Eugène Eyraud offrit d'aller seul à l'île de Pâques. Son offre ayant été acceptée, il fut convenu qu'il y prendrait les renseignements nécessaires et que, s'il jugeait que les circonstances étaient favorables à l'établissement d'une Mission, il l'écrirait au Père Clair et serait autorisé à rester provisoirement dans l'île jusqu'à l'arrivée des missionnaires. En conséquence, il fit ses préparatifs de voyage et, ceux-ci terminés, il s'embarqua sur la Suerle avec six indigènes de l'île de Pâques, dont quatre hommes, une femme et un enfant, le roi Tepito, successeur du roi Maurata. Ces derniers, enlevés par les pirates et délivrés après leur capture, étaient restés depuis à Tahiti où ils attendaient leur rapatriement : M. Eugène Eyraud devait les ramener dans leur pays.

Cet homme pieux a laissé sur son entreprise une longue et intéressante lettre dont je vais citer ou résumer les principaux passages.

Le trajet de la Suerte fut long, car on passa d'abord par les Gambier. Enfin, le vingt-quatrième jour de navigation, 2 janvier 1864, le navire arriva à Rapa-nui devant Anarova. Le second de ce navire, un jeune Mangarevien, nommé Daniel, fut chargé de conduire les kanaques au rivage. Il revint bientôt, terrifié de ce qu'il avait vu : « Je ne retournerai pas à terre pour mille piastres, dit-il; ce sont des gens horribles à voir. Ils sont menaçants, armés de lances ; la plupart sont entièrement nus. Les plumes qu'ils portent comme ornement, le tatouage, leurs cris sauvages, tout leur donne un aspect affreux. Puis la petite vérole fait des ravages dans l'île. Quelques-uns de ceux qu'on a ramenés du Callao ont apporté l'épi-


démie, qui s'est répandue partout, excepté à Anakena 1. »

A cette description, le capitaine prit peur; il ne voulut plus entrer en contact avec les indigènes; il dit à M. Eyraud qu'il le reconduirait gratuitement à Tahiti. Mais celui-ci répondit qu'il ne s'était pas embarqué pour le plaisir de voyager et il refusa d'abandonner son projet. Il y eut alors un accommodement. Il fut décidé que M. Eyraud descendrait seul et qu'il se rendrait ensuite par terre à Anakena, où le navire viendrait lui livrer ses effets. Aussitôt M. Eyraud sauta dans un canot dirigé par Daniel. Ce dernier le déposa sur le rivage et s'empressa de reprendre le large.

L'épreuve de M. Eyraud commençait : il se trouvait au milieu de ceux qu'il se proposait de convertir et de civiliser. Voici comment il raconte ce premier moment: « Une multitude d'hommes, de femmes et d'enfants, qui pouvait monter à douze cents, n'avait rien de rassurant. Les hommes étaient armés d'une espèce de lance formée d'un bâton au bout duquel est fixée une pierre tranchante. Ces sauvages sont grands, forts et bien faits. Leur figure se rapproche beaucoup plus du type européen que celle des autres insulaires de l'Océanie. Les Marquisiens sont, de tous les kanaques, ceux qui ont avec eux la plus grande ressemblance. Leur couleur, quoique un peu cuivrée, ne s'éloigne pas non plus beaucoup du teint de l'Européen, et même un grand nombre sont entièrement blancs. Mais d'abord, et surtout à quelque distance, on ne sait que penser; car tous, hommes, femmes et enfants, ont le visage et tout le corps peints en mille manières, et ce tatouage jette dans l'illusion. C'est avec une espèce de terre délayée, ou avec le jus de certaines plantes, qu'ils se barbouillent ainsi; les femmes n'emploient que le rouge, les hommes emploient indistinctement toutes les couleurs 2. »

1. Lettre du Fr. Eugène Eyraud, au T. R. P. Supérieur général de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie. Valparaiso, décembre 1864.

Annales de la Propagation de la Foi, t. XXXVIII, p. 54.

2. E. EYRAUD, ouvr. cite, p. 55 et 56.


Pendant quelques instants M. Eyraud fut prisonnier de cette multitude, dont il parvint à s'échapper avec l'aide des indigènes rapatriés. Il courut à Anakena, où il comptait trouver ses effets; mais il n'y vit que le navire qui louvoya et finalement disparut sans avoir répondu à ses signaux. Tout à coup Pana, l'un des rapatriés, arrive; il lui apprend que le capitaine a fait débarquer ses effets à Anarova. M. Eyraud est donc obligé d'y retourner, au milieu des gens qui se sont montrés déjà si hostiles. Lorsqu'il y est, il se voit entouré d'une foule bruyante qui couvre la plage et ses vêtements ont été pillés par quelques sauvages ; il ne lui reste plus que des malles et de quoi se construire une case. Enfin celle-ci est dressée.

« Nous étions au soir, dit M. Eyraud. Il m'était enfin donné de respirer : j'avais un gîte; ce qu'on ne m'avait pas volé était dans ma maison, et j'avais la clef dans ma poche. En ce moment, Temanu, un des Kanacs, vint m'offrir trois poules.

Alors je fis aussi connaissance d'un homme qui devait avoir avec moi de trop nombreux rapports : mon mauvais génie venait de m'apparaître en la personne de Torometi. A la vue des poules, il s'approche de moi et les demande, « pour me débarrasser, dit-il, et pour les faire cuire ». Il m'en débarrassa en effet, et, pendant mes neuf mois et neuf jours de séjour à l'île de Pâques, le drôle continuera, avec une persévérance à toute épreuve, de me débarrasser de tout ce que j'avais apporté, et qui ne me gênait guère.

« Torometi est un homme de trente ans, grand et fort comme les indigènes de l'île. Son air faux ét contraint inspire la défiance et justifie sa mauvaise réputation. On m'a dit qu'il n'appartient pas à la race de l'île de Pâques. Cependant c'est bien un Kanac 1; il a ses frères et une nombreuse famille. Je m'aperçus qu'il jouissait d'un grand ascendant sur les voisins2. »

1. Il ressort de la déclaration des indigènes à M. Eyraud qu'il y avait donc bien eu plusieurs émigrations à l'île de Pâques et la remarque que fait celui-ci donne à présumer qu'elles avaient été presque toutes polynésiennes.

2. EYRAUD, ouvr. cité, p. 62. -


Voilà donc M. Eyraud établi dans sa nouvelle patrie. Il est le Papa, l'étranger qu'on voudra connaitre et qu'on s'appliquera surtout à exploiter. Torometi le regardera comme sa propriété, lui et ses effets. Pour cette raison, il le nourrira; il lui fournira chaque jour une ration de patates cuites. En revanche, M. Eyraud pourra consacrer tout son temps à l'instruction des indigènes.

Il nous expose que sa journée était employée de la façon suivante : « Trois fois par jour la cloche annonçait la prière. On se réunissait; je prononçais chaque mot de la prière, et les assistants le répétaient : c'était la prière proprement dite. Venait ensuite la classe, où l'on répétait les prières, le catéchisme, et où l'on apprenait à lire. En neuf mois et quelques jours, je n'ai pas tait de docteurs, on peut le croire; mais enfin, quelques Kanacs, tant garçons que filles, ont appris assez bien les principales prières et les mystères principaux de la Religion. Beaucoup ont commencé à épeler; il y en a cinq ou six qui lisent passablement. Ces résultats ne paraîtront peut-être pas très brillants; mais il ne faut pas oublier que ces pauvres gens n'avaient pas la moindre idée des choses que je devais leur enseigner, que leur langue manquait des mots nécessaires pour les nommer, et qu'en leur enseignant les prières, il me fallait apprendre leur langue, ce qui est plus difficile qu'on ne pense. Avec des sauvages, il n'y a pas de question à faire, de renseignement à demander. Ils vous disent le nom de l'objet qu'ils ont présentement sous les yeux, mais n'allez pas plus loin; ne demandez pas le sens d'un mot que vous ne comprenez pas, encore moins une définition : c'est infiniment au-dessus de leur intelligence.

Ils ne trouveront rien de mieux alors que de vous répondre en répétant la question.

« Pour obtenir ces minces résultats, il a fallu être, à chaque instant du jour, à la disposition de ces enfants, grands et petits. Soyez prêt ou ne le soyez pas, monsieur le professeur


ou mon Frère le catéchiste, voici venir les écoliers. On frappe à la porte : si je sors immédiatement, c'est bien ; on commencera la classe sur l'herbe, en face de la case. Que si je tarde un peu, ou si, croyant apercevoir chez les élèves plus d'envie de s'amuser que d'apprendre, je veux les renvoyer à plus tard, ils ne manquent pas l'occasion. Après avoir frappé à la porte, on frappe tout autour de la maison ; puis on s'assied à distance, et l'on s'amuse à jeter des pierres, d'abord petites, ensuite de plus grosses, pour soutenir l'intérêt. Que le catéchiste soit de bonne humeur ou non, il faudra bien qu'il se montre.

« Ces braves gens, en effet, n'ont rien à faire les douze mois de l'année. Un jour de travail leur assure une abondante récolte de patates pour une année entière; pendant les trois cent soixante-quatre autres jours, on se promène, on dort, on se visite. Aussi les assemblées, les fêtes sont continuelles. Quand elles cessent sur un point de l'île, elles commencent sur un autre. Le caractère de ces fêtes varie suivant la saison.

« En été ce sont les Païna. Quand on a bien couru pendant plusieurs jours, quand on a fait, selon les règles de l'étiquette, toutes les évolutions voulues, vient le jour de la débâcle : on avale les patates ou les pommes de terre douces, puis on réunit en faisceau les branches qui les couvraient, et l'on en fait une espèce de colonne de mât : c'est là ce que signifie le mot païna.

« L'automne et l'hiver sont la saison des pluies; les fêtes prennent un autre aspect. Aux païna succèdent les Areauli.

On bâtit sur le lieu de la fête de grandes maisons, je veux dire des cases plus hautes que les cases onhnaires. Les maisons achevées, on se réunit par groupes, on se place Sur deux lignes, et l'on chante.

« Le printemps amène le Mataveri. C'est une espèce de champ-de-mars où l'on se réunit. La réunion dure deux mois,


et l'on recommence à courir et à faire tous les exercices possibles. Le mataveri se relie au païna, que l'on voit reparaître avec l'été. C'est ainsi que nos Kanacs font ce qu'ils peuvent pour chasser l'ennuil. »

Pendant son séjour dans l'île, M. Eyraud eut continuellement à lutter pour ne pas se laisser détrousser tout à fait, ou du moins d'un seul coup. A la vérité sa vie fut un long martyre, obligé qu'il était d'accepter une promiscuité répugnante pour un Européen. Il fut, à la lettre, l'esclave de Torometi qui peu à peu le dépouilla de tout ce qu'il possédait. L'on trouvera peut-être étrange que M. Eyraud se soit laissé faire.

Certes il ne céda pas sans résistance, mais il crut toujours prudent d'éviter les dernières extrémités. Les indigènes ne se portaient pas ordinairement à la violence; néanmoins Torometi, une fois irrité, eut trouvé bon tout moyen de se défaire de lui.

Lorsque Torometi demanda au malheureux catéchiste français le reste de ses effets, celui-ci refusa net. Alors Torometi, son frère, sa femme, renforcés des voisins, se saisirent de lui et l'empêchèrent de bouger. Ils s'emparèrent de ses clefs, emportèrent les effets qu'ils trouvèrent et ne lui laissèrent guère que son matelas et des boîtes qui renfermaient des instruments. L'opération terminée, on lui rendit ses clefs.

Après cet acte de force, M. Eyraud crut que désormais il avait tout à craindre. En conséquence il résolut de se soustraire par la fuite aux exigences de son tyran. Une occasion se présenta et il en profita. Des kanaques d'Anapika s'étant trouvés là pour transporter son mince bagage, il partit avec eux. Mais à peine arrivé dans ce lieu, Torometi accompagné de quelques insulaires, vint le réclamer. M. Eyraud ne voulut pas les suivre et une longue lutte s'engagea. A la fin, ils le renversèrent, le prirent les uns par les bras, les autres par les pieds, et se mirent en route. Au bout d'une demi-lieue le

1. EYRAUD, ouvr. cité, p. 64, 65, 66 et 67.


catéchiste com prit que cela ne lui servait à rien de s'entêter; il se décida donc à marcher et revint en compagnie de ses persécuteurs à son ancien domicile. A sa grande stupéfaction, il y retrouva la plus grande partie des efl'ets enlevés quelques jours auparavant. Torometi les avait rapportés, afin de prouver, disait-il, qu'il n'était pas un voleur et qu'il n'avait voulu tout simplement que les mettre en sûreté : les voleurs c'étaient ceux de chez qui M. Eyraud venait; il le saurait bientôt, car il pouvait renoncer pour toujours à ce qu'il avait emporté : tout était perdu. En effet, lorsque huit jours plus tard M. Eyraud se rendit à la recherche de son bagage, il ne rapporta rien que des malles vides et brisées. Les autres kanaques ne valaient décidément pas mieux que Torometi.

Cependant le moment approchait où cet homme méchant allait subir une déchéance complète : « D'autres événements se préparaient, raconte M. Eyraud.

Nous étions en septembre, et le Malaveri réunissait une grande partie de la population à trois ou quatre lieues de notre demeure. Torometi avait les yeux fixés sur ce point de réunion; c'était de là que devait partir le coup qu'il redoutait depuis longtemps. Un des kanacs, Tamateka, m'avait en effet donné à entendre que Torometi était l'objet d'une haine générale, et que ses méfaits lui attireraient un châtiment exemplaire.

« Un matin, je vois arriver Tamateka, suivi d'une foule de gens qui forment un rassemblement en face de la case de Torometi. Tout le monde parlait en même temps, la discussion s'échauffait, et, quoique je ne comprisse rien à ces harangues, il était aisé de voir que cela finirait mal. Je sortis de ma case, et m'assis à quelque distance. Torometi, de son côté, était sorti de sa hutte, et prenait à peine part à la discussion. J'avais bonne envie de m'éloigner de la bagarre; mais je tenais à ne point perdre de vue ma case, et à surveiller les démarches de la foule. Les choses prirent bientôt un aspect plus menaçant. Quelques-uns des plus hardis s'appro-


chèrent de la case de Torometi, arrachèrent la paille qui la couvrait, et essayèrent de la renverser. Aussitôt elle apparut tout en flammes; il faisait du vent : ce fut l'affaire de quelques minutes. Torometi était resté impassible, assis à côté de l'incendie ; il fallut qu'un de ses amis le prît par le bras pour l'éloigner du feu qui allait l'atteindre. Je craignais que ma maison ne subît le même sort; heureusement on ne fit pas de tentative de ce genre, et même quelques kanacs, armés de lances, se mirent à monter la garde alentour.

« En ce moment Torometi, entouré de quelques partisans, se disposait à s'éloigner du théâtre de son infortune.

Pour moi, jusque-là simple spectateur du conflit, je me trouvais en demeure de me prononcer. Torometi tenait à m'emmener avec lui; ses ennemis avaient des prétentions opposées. Je ne savais que faire. Mais, me rappelant combien peu m'avaient été profitables les tentatives que j'avais faites pour me séparer de Torometi, je me décidai à le suivre.

« Nous nous dirigeons vers le Mataveri. La foule compacte et agitée nous accompagnait, et les discussions continuaient.

J'étais au milieu de cette cohue, pressé de toutes parts et abasourdi de tant de tapage. Mon tour était venu. Tout à coup je me sens enlever mon chapeau, et au même instant deux ou trois bras vigoureux me débarrassent de mon paletot, de mon gilet, de mes souliers, etc., et les mettent en lambeaux.

Je me trouvai vêtu à peu près comme mes voisins. Quand je pus jeter un coup d'œil autour de moi, je vis mes détrousseurs nantis de mes dépouilles : l'un portait mon chapeau, l'autre les débris de mon paletot; ceux qui avaient mis la main sur mon catéchisme et mes livres de prières, cherchaient le moyen de faire entrer ces objets dans leur toilette. La marche n'avait pas été suspendue par ces incidents; je repris le pas comme les autres, et nous arrivâmes devant une maison qu'il s'agissait d'incendier; mais il n'y eut pas d'entente, et la foule se dissipa peu à peu.

« Je repris avec Torometi le chemin d'Anapika, où de-


meurait son frère. Nous y passâmes le reste de la nuit. Dès le lendemain, mon compagnon, toujours inquiet, pensa àémigrer de nouveau, et me conduisit à Vaïn, trois lieues plus loin.

Les événements justifièrent les craintes de Torometi : car, le surlendemain, nous apprenions qu'on avait brûlé à Anapika la maison de son frère, où nous nous étions d'abord arrêtés.

« A Vaïn, je trouvai des gens plus doux, plus dociles, plus désireux de s'instruire que partout ailleurs. Je me mis à faire le catéchisme avec une nouvelle ardeur. Huit jours étaient à peine écoulés, que les enfants de la classe s'écrièrent en me montrant un point noir à l'horizon : « Un navire ! » En effet, c'était une goélette qui avait le cap sur l'île de Pâques.

« Le lendemain matin, vers huit heures, arrive un enfant qui m'annonce que le navire est en face d'Anarova, et que Torometi me fait demander. Je pars à jeun, et je rencontre Torometi qui venait au-devant de moi. Le navire louvoyait pour aborder. A la vue du pavillon français, je rassurai les kanacs, qui craignaient que ce ne fut un pirate. Nous suivions sur le rivage les bordées du navire, quand nous vîmes le canot se détacher. Torometi, sans attendre davantage, me prit sur ses épaules, m'emporta au canot, et je tombai dans les bras du P. Barnabé. Un instant après, nous étions sur la goélette la Térésa-Ramos 1. »

Le Père Barnabé venait, avec le Frère Hugues, voir à l'île de Pâques ce qu'était devenu M. Eugène Eyraud. Après avoir entendu le récit de ses aventures, il lui conseilla de rester sur la goélette chilienne et de revenir à Valparaiso; il n'était pas certain qu'on envoyât immédiatement des missionnaires à l'île de Pâques et, se trouvant à Valparaiso, il pourrait rendre de grands services à ceux qu'on enverrait plus tard.

Malgré la vie terrible qu'il avait menée au milieu des kanaques, M. Eugène Eyraud ne se souciait guère de les quitter; néanmoins il s'inclina devant l'avis du Père Barnabé et re-

1. EYRAUD, ouvr. cité, p. 135, 136, 137 et 138.


partit avec lui et le Frère Hugues pour le Chili. La goélette mouilla dans la rivière du Maule le 30 octobre 1864.

De retour à Valparaiso, M. Eugène Eyraud fit son noviciat et entra dans la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie que l'on désigne souvent sous le nom de Picpus 1.

Ensuite il fut désigné pour faire partie d'une Mission que l'on avait résolu d'établir à l'île de Pâques.

Le 25 mars 1866, la goélette de Gambier Notre-Dame de Paix déposa à l'île de Pâques le Père Hippolyte Roussel, le Frère Eugène Eyraud et trois chrétiens indigènes de Mangareva. Ils apportaient des planches de zinc galvanisé, pour construire des habitations à l'abri de toute tentative d'incendie. Le 28 mars, lorsque la goélette repartit, deux cases étaient déjà dressées. La situation du Père et du Frère fut d'abord très critique. Les sauvages des baies les plus éloignées étaient accourus et une foule immense bloquait jour et nuit la cabane de ces deux Européens afin de la piller. Le Père Roussel a écrit : « Il n'y avait pas moyen de fermer l'œil ni le jour ni la nuit. Tout ce monde de grands enfants entourait la cabane, chantant, criant, tambourinant sur les planches de zinc, et faisant pleuvoir de temps à autre une grêle de pierres sur la toiture. Il fallut tout fermer hermétiquement, au point que, pendant deux mois, j'ai été obligé, pour dire mon bréviaire, d'allumer ma lampe en plein midi. Quand il me fallait absolument sortir, j'avais à traverser une haie de gens dont l'attitude faisait assez connaître les intentions, et qui épiaient le moment où ils pourraient me surprendre et me détrousser.

A mon retour je trouvais la serrure remplie de graviers, et il m'était impossible d'y introduire la clef 2. »

1. Ce ne fut qu'alors qu'il devint Frère : il ne l'était pas encore lors de son premier séjour à l'ile de Pâques; s'il est désigné sous ce titre dans les Annales de la Propagation de la Foi, c'est que sa lettre a été écrite (ne l'oublions pas) à Valparaiso, en décembre 1864.

2. Lettre du R. P. Pacôme Ollivier, vice-provincial de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, à Valparaiso (Chili), au T. R. P. Euthyme Rouchouze. supérieur général de la même congrégation, à Paris. Valparaiso, 22 décembre 1866. Annales de la Propagation de la Foi, t. XXXIX, p. 251 et 252.


Heureusement cette situation ne dura pas. Peu à peu le Père Roussel prit de l'ascendant sur les indigènes. Grâce à sa connaissance du dialecte de Mangareva, qui ressemble beaucoup à celui de l'île de Pâques, il put dès son arrivée converser avec les indigènes et sa fermeté finit par venir à bout de leur caractère turbulent. Sept mois après, la majorité de la population écoutait avec respect ses enseignements.

Les missionnaires rencontrèrent cependant des naturels qui voulurent défendre l'idolâtrie et leur opposèrent de grands obstacles. A la tête de ce parti se trouvait un indigène nommé Roma. A la fois méchant et lâche, il était encore plus à redouter que Torometi. Il voulut même empêcher le Père Roussel de visiter les malades. Mais celui-ci ne se laissa pas intimider et sut se faire craindre de Roma.

Voici quelle était à cette époque la situation de l'île et de ses habitants. On ne voyait plus un seul arbre, et pourtant on savait qu'il y avait eu une belle végétation; mais elle avait été anéantie. La destruction était, avec le vol, la passion dominante des indigènes de Rapa-nui. Ils n'avaient plus qu'un vague souvenir de Makemake, le dieu qu'ils adoraient autrefois. L'île était tombée dans un tel état d'anarchie qu'il n'y avait plus de chefs dont l'autorité fût incontestée. Il ne subsistait plus que des partis dirigés par quelques audacieux.

Néanmoins les naturels avaient conservé un certain respect pour le fils du dernier roi Maurata, le jeune roi Tepito, âgé de douze à quatorze ans. Ils lui apportaient les prémices des ignames. Mais ce roi ne jouissait d'aucun pouvoir : c'étaient les rois ou chefs temporaires qui gouvernaient à leur gré1.

Durant son précédent séjour à l'île de Pâques, le Frère Eugène Eyraud avait vu, à l'époque du Mataveri, les indigènes commencer leurs dévastations. Après le pillage et l'in-

1. OLLIVIER, ouvr. cité, p. 255.

Le roi Tepito était très intelligent. Malheureusement il mourut deux ans plus tard: la fièvre l'emporta.


cendie de leurs cases, Torometi et ses partisans avaient été expulsés et la baie d'Hagaroa (Anarova) était restée déserte.

Par suite de l'arrivée du Père Roussel, Torometi et les siens avaient pu rentrer chez eux, quoique mourant de faim et manquant de tout. Or les mêmes scènes se renouvelèrent au mois de septembre 1866 et le Père Roussel eut grand mal à les arrêter. C'était évidemment à ces excès qu'il fallait attribuer l'état de détresse dans lequel se trouvaient l'île et ses habitants. Les missionnaires firent ce qu'ils purent pour y remédier. La misère et la faim augmentaient rapidement la mortalité. Les plantations étaient tellement ravagées qu'elles fournissaient à peine quelques patates que les infortunés insulaires dévoraient toutes crues. Il est vrai que les maux dont ils étaient accablés se trouvaient singulièrement augmentés par leur paresse et leur imprévoyance 1.

Les missionnaires obtenaient un plein succès dans leurs travaux apostoliques : les conversions étaient nombreuses. Une petite église avait été construite : elle était très fréquentée et souvent pleine. Ces mêmes sauvages, qui naguère recevaient les étrangers à coups de pierres, récitaient maintenant à genoux des prières en langue kanaque, en français et en latin.

Le Tampico, capitaine Dutrou-Bornier, parti de Valparaiso le 25 octobre 1866, aborda à l'île de Pâques le 6 novembre.

Il amenait deux nouveaux missionnaires : le Père Gaspard Zumbohlm et le Frère Théodule Escolan. Ceux-ci débarquèrent des secours destinés à la Mission naissante : une collection d'arbres fruitiers, des semences de toute espèce, une vache, deux veaux, des lapins, des pigeons, des provisions de combustible, du fer galvanisé, etc. Toutes ces nouveautés étaient saluées par les indigènes de cris d'admiration. Une brouette surtout leur parut quelque chose de merveilleux.

Mais, lorsqu'ils virent arriver sur la plage une vache et un cheval, leur stupéfaction n'eut plus de bornes 2.

1. OLLIVIER, ouvr. cité, p. 2.'i<; et 2'J.

2. OLLIVIEIS, ouvr. rue, p.


Les sept derniers païens furent baptisés le jour de l'Assomption 1868. Depuis le jour de Pâques, les missionnaires catholiques avaient baptisé aux principales fêtes de cent à cent trente kanaques. Les convertis avaient renoncé à la polygamie et renvoyé les femmes que la loi chrétienne ne leur permettait pas de garder. La phtisie faisait à cette époque de grands ravages parmi les indigènes : il y avait en moyenne de vingt à vingt-cinq morts par mois, ce qui était énorme pour une population réduite de 1.200 individus à 900 depuis l'arrivée des missionnaires. Ceux-ci n'avaient aucun moyen de secourir les malades: ils ne pouvaient leur procurer le moindre remède, ni les vêtir, ni leur donner même une nourriture suffisante.

Un Européen se trouvait aussi aux portes du tombeau : c'était le Frère Eugène Eyraud, le fondateur de la Mission de l'île de Pâques. En l'année 1866, il avait déjà la phtisie.

Les travaux pénibles auxquels il s'était consacré pour l'établissement de la Mission avaient achevé de ruiner sa santé.

Maintenant il gisait sans forces et sa fin approchait. Le 19 août 1868, il demanda combien il restait encore d'infidèles dans l'île : « - Plus un seul », lui répondit le Père Zumbohlm.

Alors le mourant leva ses yeux et ses mains vers le ciel et la joie fit reparaître un instant la vie sur son front pâle. Le lendemain 20 août, il expira, après trois jours d'agonie 1.

A cette époque la Mission était parvenue à l'apogée de sa 1. Lettre du R. P. Roussel de la Congrégation des Sacrés-Coeurs an R. P.

p. 323, 324 et 325.

Le Frère Eugène Eyraud avait failli plusieurs fois devenir la victime de l'anlhropophagie des indigènes; les dangers qu'il courut ainsi furent révélés, quelque temps avant sa mort, par un des naturels à un autre religieux le R. P. Gaspard Zumbohlm. Ce deI'mer en tait mention dans la lettre SUIvante, qu'il écrivait le 25 mars 1867 : raentl0n dans la lettre suivante, « Un mot sur le cannibalisrne qui existait dans l'ile avant l'arrivée des missionnaires.

« Bien des fois, a nous avons essayé d arracher à nos kanacs quelque aveu là-dessus; mais la honte, la crainle, peut-être aussi le manque de confiance leur ferment la bouche. Dernièrement, je m'étais mis en route pour aller voir un malade, lorsqu'un insulaire d'une tl'entaine d'années me rejoignit et m'accompagna Jusqu au terme de mon voyage. Le sachant bien disposé pour nous,


puissance ; les Pères catholiques régnaient en maîtres sur les naturels. Mais cela ne dura pas longtemps : des colons vinrent se fixer dans l'île et l'autorité des missionnaires ne tarda pas à baisser. Le premier colon qui arriva fut un capitaine au long cours français, M. Dutrou-Bornier. Il acheta aux indigènes un terrain et s'y établit. Plus tard, il s'associa avec un négociant anglais, M. Brander, pour l'exploitation de l'île de Pâques.

Dans ce but, M. Dutrou-Bornier se mit à recruter des travailleurs et dès lors des difficultés s'élevèrent entre les Pères et lui. De quel côté furent les torts ? Voilà ce qu'il est impossible de dire, car seuls les missionnaires ont écrit sur cette affaire et M. Dutrou-Bornier est mort sans avoir rien publié à ce sujet. Pour en parler avec impartialité, il faudrait connaître sa version et, comme il n'existe que celle de ses adversaires, on doit s'abstenir de tout jugement. Ce qu'il y a de certain seulement, c'est que leurs démêlés s'envenimèrent au point d'atteindre les proportions d'un conflit, car la population s'en mêla. Les Pères eurent leurs partisans et M. Dutrou-Bor-

je profitai de l'occasion. Après quelques compliments sur ses bonnes dispositions, j'entame la conversation suivante : « — Dis-moi franchement, mon ami, si tu n'as pas vu quelquefois manger de la chair humaine dans ton pays.

« — Oui, quelquefois.

« - Et, toi-même, n'en as-tu pas aussi mangé ?

« - Non, jamais. C'étaient les anciens qui faisaient cela. De l'autre côté de l'île, il y avait un homme assez avancé en âge, dont le corps et surtout le visage étaient horriblement tatoués. Cet homme passait pour très méchant.

Un jour, je le vis entouré d'une foule de personnes; il se disputait avec elles, et poussait des cris affreux. Tout à coup, on se jeta sur lui, on l'assomma et, après avoir fait rôtir son corps dans un four, on le mangea tout entier. »

« Je voulus savoir pour quel crime on avait tué cet homme. A mes questions réitérées, mon compagnon se contenta de répondre : « Cet homme était très méchant. »

« Il m'avoua ensuite que, dans une autre circonstance, il avait encore vu manger cinq hommes à la fois. J'eus beau insister pour avoir quelques détails sur cette effroyable boucherie, le kanac garda un morne silence. Probablement les victimes étaient des prisonniers faits pendant une guerre civile. Ce que j'ai appris encore, c'est que lorsque le Fr. Eugène se trouvait seul à Rapa-nui, les insulaires avaient plusieurs fois voulu le manger. Mais le plus grand nombre s'y était heureusement opposé. On peut dire qu'une Providence particulière ne cessa de protéger ce bon Frère, d'autant plus exposé, qu'il se méfiait moins des pièges qu'on lui tendait. Il a été souvent bien près de perdre la vie, comme d'autres étrangers l'avaient perdue avant lui. 1) (Les Missions catholiques, n° du 27 novembre 1868.)


nier, les siens. En 1870, les deux partis indigènes se battirent, se volèrent et incendièrent des cases. Il y eut des morts et des blessés. Torometi tira deux coups de fusil sur ses propres frères, Tioni et Daniel ; quelques jours après, il tua Mini. Le 10 juillet, le village fut livré aux flammes. L'anarchie reparut dans l'île de Pâques. La tombe du Frère Eugène Eyraud ne fut même pas respectée : sa pierre sépulcrale et sa croix furent foulées aux pieds et mises en pièces 1. Comme l'île n'appartenait à aucune puissance européenne ou américaine il n'y avait pas de gendarmes pour empêcher les troubles et maintenir la paix. Aussi la lutte devint-elle si violente qu'elle finit par amener l'un des deux partis à s'exiler: les missionnaires, jugeant que la place n'était plus tenable pour eux, résolurent de s'en aller avec la plupart de leurs adeptes. Vers le milieu de l'année 1871, le Père Roussel partit de l'île de Pâques et emmena avec lui tout ce qu'il put embarquer de néophytes sur la goélette qui était venue le chercher. Ils étaient, paraît-il, une cinquantaine2. Or, comme M. Dutrou-Bornier avait déjà envoyé à son associé M. Brander trois cents indigènes 3, l'île de Pâques se trouva de la sorte presque entièrement dépeuplée 4.

M. Dutrou-Bornier mourut dans l'île de Pâques au mois

1. La pierre avait été taillée dans du marbre qu'on avait fait venir de Valparaiso (Chili).

La tombe du Frère Eugène Eyraud est placée dans le cimetière d'Hangaroa.

Elle a été depuis réparée et se trouve maintenant l'objet de la sollicitude et de la vénération des derniers insulaires.

2. TEPANO JAUSSEN, L île de Pâques, p. 6. — Dans les Annales de la Propagation de la Foi, t. XLIV, p. 221, il estdit ceci : « cent cinquante (sic) kanacs, préférant la religion à tout, se sont réfugiés à Gambier. » — Ils y restèrent et contribuèrent à repeupler cette île.

3. Celui-ci les fit travailler à sa plantation de Haapape (Tahiti).

4. Malgré mon désir de m'abstenir de tout jugement sur cette affaire entre les Pères et M. Dutrou-Bornier, faute d'éclaircissements suffisants, je ne puis m'empècher de relever que dans les îles de l'Océan Pacifique oriental les missionnaires et les colons n'ont jamais pu vivre sans se quereller. Ces querelles ont été beaucoup plus graves dans les îles restées indépendantes, où ne se faisait sentir aucun pouvoir capable d'intimider des Européens, que dans les îles devenues françaises, où les agents de police, les gendarmes, empêchaient religieux et laïcs d'aller jusqu'à commettre des violences. Sur les causes de ces conflits, j'ai entendu, durant mon voyage, bien des plaintes,


d'août 1876. Il laissait deux filles, Caroline et Hariette, qu'il avait eues de la reine Koreto ; l'aînée était reine, sous la régence de sa mère 1.

et non des moins intéressantes. Je vais les résumer ici afin que le lecteur puisse en avoir une idée : Le missionnaire accuse le colon d'être généralement un impie, un exploiteur, sinon un voleur, et de plus un débauché. Il lui reproche de ne pratiquer aucune religion, et souvent de ne pas se gêner pour railler celle qu'il voit suivre; de vendre des marchandises dix, vingt, cinquante fois ce qu'elles valent réellement; de donner au Polynésien pour une somme de travail considérable un salaire dérisoire; enfin de courir les filles ou de vivre en état de concubinage.

Ce à quoi le colon réplique : Mon incrédulité ne regarde pas le missionnaire; qu'il ne s'occupe pas d'elle et il s'évitera de ma part des réflexions désagréables. Je n'ai pas fait vœu de pauvreté ni de chasteté, que je sache. Si je me suis éloigné de mon pays et suis venu ici, bravant bien des dangers, c'est dans l'espérance de faire le plus vite possible une petite fortune qui me permettra de me retirer dans ma patrie et d'y vivre sans travailler. Comment puis-je l'acquérir cette aisance si le missionnaire, sous prétexte d'honnêteté, révèle à l'indigène la valeur réelle de la marchandise que je veux lui vendre ? Avant le règne théocratique des Pères, les kanaques ne se plaignaient pas d'acheter un objet ou une étoffe dix, vingt, cinquante fois sa valeur; ils s'estimaient même heureux de l'avoir ainsi, puisqu'ils n'en trouvaient pas dans leur île et que les occasions de se les procurer étaient rares. Dans les contrées orientales et dans les îles sauvages, la seule honnêteté du commerçant consiste à faire honneur à sa signature ou à ses engagements. Or je ne vole pas les kanaques, puisque je leur livre la marchandise qu'ils achètent. Quant à leur payer leur travail le prix qu'on le paie en France, autant y retourner en ce cas et j'y serai mieux servi, car nous savons tous ici ce que vaut le travail de l'indigène, quand encore on peut l'obtenir, le sol produisant de lui-même au delà des besoins des insulaires; non seulement je ne ferais plus de larges bénéfices, mais je serais vite ruiné, vu les faibles ressources dont je dispose. D'ailleurs les missionnaires sont bien imprudents de réclamer là-dessus, car ils donnent encore moins que moi et souvent nedonnent rien du tout aux naturels qui travaillent sur les terres de la Mission, parce que c'est, disent-ils, pour le bon Dieu et son église ou la religion et par conséquent c'est faire une œuvre méritoire.

Maintenant, pour ce qui concerne ma vie de débauche, j'avoue parfaitement que non seulement je suis loin d'être un saint, mais que je suis très homme, et je ne cherche même pas à m'en excuser attendu que dans un pays où les filles sont déflorées avant l'âge de puberté et où les femmes changent de maris tous les mois si ce n'est toutes les semaines, je crois que je ne débauche aucune jeune fille ni ne détourne aucune femme de ses devoirs d'épouse. J'ajoute encore ceci : avoir ici une femme, c'est avoir une servante, et c'est le seul moyen de se la procurer dans un pays où nulle personne ne veut en servir une autre. Enfin pour épouser une de ces vahine, je ne crois pas qu'un Européen sérieux puisse jamais y consentir après ce que je viens de dire sur la conduite de ces jeunes personnes ; l'idée n'en peut germer que dans la cervelle de gens aussi peu intéressés dans cette question que le sont les missionnaires.

J'ai reproduit aussi exactement que possible les plaintes des missionnaires et celles des colons; mais je m'abstiendrai de tout commentaire, car cela m'entraînerait trop loin.

1. ALPHONSE PINART, Voyage à l'île de Pâques (Océan Pacifique), 1877.


L'associé de M. Dutrou-Bornier, M. Brander, continua l'entreprise de colonisation et M. Brander fils en hérita après la mort de son père. En somme, l'exploitation de l'île de Pâques continua jusqu'en 1887. Durant tout ce temps, les visites des missionnaires catholiques furent rares. En 1886, le Père Montiton n'avait pu s'arrêter que dix jours dans l'île de Pâques. Au commencement de 1888, il y retourna et y demeura six mois.

Les deux tiers de la population ayant été transportés à Tahiti et aux Gambier, presque tous les naturels restés dans l'île de Pâques étaient retournés au Paganisme. Les deux églises, les presbytères et les maisons d'école se trouvaient dans un état lamentable1. Néanmoins les habitants revirent le prêtre avec joie et celui-ci n'eut pas de peine à ramener les idolâtres au Christianisme.

Le Chili allait s'emparer de cette île sur laquelle la France avait pourtant les premiers droits, puisque c'était par ses nationaux qu'elle avait été convertie et colonisée. De plus, en 1872, la reine de Rapa-nui avait adressé à Tahiti une demande de Protectorat, et, en 1881, un chef et une vingtaine d'indigènes étaient venus à Papeete pour demander la nomination d'un résident. Le gouvernement français avait remercié la souveraine et donné l'espoir d'une prochaine annexion, puis répondu au chef et aux indigènes qu'il les considérait comme ses protégés, mais qu'il ne disposait pas d'assez de fonds pour placer dans leur île un fonctionnaire en permanence. Il eût suffi, cependant, d'y mettre un simple gendarme, comme on l'avait déjà fait dans d'autres îles des Établissements français de l'Océanie, à Hapa-iti, par exemple, et la solde de ce simple soldat est si modeste qu'elle n'aurait pas coûté une grosse dépense au budget français: mais on lésina, on ajourna encore, et, finalement, l'étranger profita de ces fautes. Au mois de juillet 1888, un navire de guerre chilien arriva à l'île de Pâques et le

1. Lettre du R. P. Albert Montiton, missionnaire de la congrégation des Sacrés-Cœurs (Picpus), à son supérieur général. Papeete, 10 septembre 18F8.

Annales de la Propagation de la Foi, t. LXI, p. 131.


commandant Toro en prit officiellement possession au nom de son gouvernement. Par son indifférence et son indécision, la France avait perdu une station maritime de premier ordre, puisque l'île de Pâques était la seule qui fût située entre l'Amérique du Sud et les archipels de la Polynésie orientale.

Mgr Verdier, vicaire apostolique de Tahiti, supplia le SaintSiège de détacher l'île de Pâques de la Mission de Tahiti pour l'annexer au diocèse de Santiago du Chili. En effet il paraissait tout naturel qu'un diocèse chilien fût à l'avenir chargé de pourvoir aux besoins spirituels des habitants de Rapa-nui.

Rome et l'archevêque de Santiago ayant accepté, un navire de guerre chilien se rendit ensuite à Tahiti et reçut de Mgr Verdier, au nom de l'archevêque de Santiago, la cession des églises, presbytères et terres de la Mission catholique. Le vicariat de Tahiti était désormais déchargé de l'île de Pâques.

Malheureusement l'archevêque de Santiago ne put pas pendant longtemps s'occuper de ses nouveaux fidèles. Leur délaissement était d'autant plus regrettable que maintenant ils désiraient sérieusement pratiquer leur religion. Ils attendirent près de dix ans d'être visités par un prêtre catholique ; encore celui qui vint n'appartenait-il pas au diocèse de Santiago : c'était un Père du vicariat de Tahiti, M. Georges Eich, provincial de cette Mission. Durant son voyage de 1897-1898, il fit un court séjour dans l'île de Pâques. Il ne s'y arrêta que quatre jours. « C'est à peine — dit-il, dans une lettre intéressante — si j'ai eu le temps de faire face aux plus pressantes nécessités de nos pauvres insulaires. J'ai baptisé soixante-six personnes, béni dix-huit mariages, confessé presque tous les adultes, visité tous les malades et les vieillards, prononcé bon nombre d'instructions et traité toutes sortes d'affaires spirituelles et temporelles. Je me demande encore comment j'ai pu suffire à tant de travail »

1. Lettre du R. P. Georges Eich de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus, provincial de la Mission de Tahiti. Ile Tahiti, Papeete, 1" avril 1898.

Annales de la Propagation de la Foi, t. LXX, p. 373.


Le Père Eich fut accueilli avec des transports de joie par les indigènes qui ne cessaient depuis plusieurs années de réciter chaque jour des prières publiques pour supplier le Seigneur d'avoir pitié de leur détresse et de leur envoyer un prêtre.

Parmi eux se trouvait le kanaque Pakarati, leur catéchiste, qui avait été le fils spirituel du Père Eich dans l'île Moorea.

Ce missionnaire recueillit de curieux renseignements sur la conduite religieuse des naturels de l'île de Pâques pendant les neuf années qu'ils avaient été abandonnés : « Tous les jours, soir et matin, ils se réunissaient à l'église d'Hangaroa pour y faire la prière en commun sous la présidence de Pakarati ; les prières ordinaires terminées, ils en ajoutaient de spéciales pour le Pape, les Évêques, les Prêtres, etc. Tous les mercredis, vendredis et samedis, un bon nombre d'indigènes faisaient une abstinence rigoureuse, afin de gagner l'indulgence sabbatine du scapulaire du Mont Carmel. Les mêmes jours, y compris le dimanche, toute la population assistait pieusement à ce qu'elle a surnommé : « la messe et le sermon du Père Pakarati ». L'office consistait à chanter des cantiques et à réciter les prières en usage pendant le saint sacrifice et à s'unir d'intention aux prêtres qui célébraient à cette heure même sous toutes les latitudes. Le dimanche soir, il y avait « salut », c'est-à-dire que les néophytes exécutaient les chants usités aux saluts du Très-SaintSacrement, se transportaient par la pensée jusqu'aux églises de Tahiti et y adoraient Jésus présent dans le Tabernacle, ou bien ils s'imaginaient assister à la bénédiction que donnait le prêtre à Papeete ou ailleurs.

« Ils observaient très régulièrement toutes les grandes fêtes de l'année et sanctifiaient le Vendredi-Saint par l'adoration solennelle de la Croix.

« Quand il y avait un mariage à célébrer, les fiancés faisaient part de leur dessein au catéchiste. Celui-ci prenait des informations pour s'assurer qu'il n'y avait aucun empêchement à


leurs désirs; s'il n'en découvrait aucun, il conduisait les deux jeunes gens devant le roi nominal du pays pour lui rendre hommage comme à leur souverain, puis il les emmenait à l'église où tout le peuple était convoqué. Après le chant d'un cantique et la récitation de quelques prières, il invitait les futurs époux à manifester à haute voix leur mutuel consentement, et, dès qu'ils l'avaient fait, le peuple entonnait un dernier cantique et la cérémonie était terminée.

« Une personne était-elle gravement malade, Pakarati était aussitôt mandé auprès d'elle. Il l'exhortait par des paroles pleines de foi à se confier en la miséricorde de Dieu, lui suggérait les plus puissants motifs de contrition parfaite, récitait auprès d'elle les prières de la recommandation de l'âme, et l'aspergeait de temps en temps d'eau bénite. En 1888, le R. P. Albert Montiton avait béni une grande quantité d'eau qui fut mise en bouteille. Lorsque Pakarati s'aperçut que la provision touchait à sa fin, plein de confiance en la bonté de Dieu, qui ne refuserait pas, pensait-il, de donner son approbation paternelle à l'unique moyen qui fut en son pouvoir pour satisfaire sa piété et celle de ses compatriotes, il prit une vingtaine de bouteilles presque pleines d'eau commune et il acheva de les remplir avec ce qui lui restait d'eau bénite; de cette manière, il pouvait attendre l'arrivée d'un missionnaire, l'eau sainte devait durer longtemps. J'avoue que cette pieuse sollicitude m'a grandement édifié, aussi avant de quitter Pakarati, je lui ai laissé une telle quantité d'eau bénite qu'il n'aura pas besoin, je l'espère, de recourir de nouveau à son système multiplicateur1. »

Le Père Eich apprit aussi que les colons chiliens s'étaient emparés des biens de la Mission pendant son abandon. L'un des précédents gouverneurs de l'île de Pâques avait détruit la chapelle de Vaihu, pour en employer les planches à la

1. Lettre du R. P. Georges Eich, de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus, provincial de la Mission de Tahiti. Ile Tahiti, Papeete, 1er avril 1898.

Annales de la Propagation de la Foi, t. LXX, p. 375, 376 et 377.


construction d'un hangar. Les familles chiliennes étaient allées s'installer dans les presbytères des missionnaires. De plus, on avait logé des marchandises dans deux chambres contiguës à l'église d'Hangaroa. Mais elles n'y étaient pas restées longtemps : Pakarati, aidé de quelques indigènes, les avaient prises et jetées dehors, sans que personne eut osé lui demander pourquoi. Son influence était très grande, non seulement sur les indigènes, mais même sur les étrangers ; ceuxci savaient jusqu'où pouvait aller son énergie lorsqu'il voulait défendre la cause de la religion1.

Personnellement, et au point de vue religieux, le Père Eich n'eut qu'à se louer, jusqu'à son départ, du gouverneur chilien qui se trouvait alors à l'île de Pâques. Celui-ci se nommait don Alberto Sanchez. C'était un ancien officier de l'armée chilienne; il avait servi avec distinction dans la guerre contre le Pérou. A son titre de gouverneur officiel, il joignait celui d'agent d'une Société commerciale de Valparaiso à laquelle avait été cédée, pour une période de vingt années, l'exploitation de l'ile de Pâques. Il disposait, pour faire respecter son autorité, de trois gendarmes et de quelques familles chiliennes; mais il n'avait pas souvent occasion de les employer dans ce but, les indigènes se montrant respectueux et soumis envers le pouvoir établi. Il régnait sur eux en maître absolu, les faisant travailler à sa guise, les payant à sa fantaisie (12 francs pour tondre 100 moutons) et réalisant ainsi de très gros bénéfices pour la Société qu'il représentait. Les indigènes se trouvaient presque entièrement dépossédés. Ils pouvaient à peine cultiver quelques arpents de terre autour de leurs demeures et protéger leurs plantations contre les continuels ravages des nombreux moutons, chevaux et bœufs, qui erraient librement, et de tous les côtés, dans l'ile 2.

1. Lettre du R. P. Georges Eich, de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus, provincial de la Mission de Tahiti. Ile Tahiti, Papeete, 1er avril 1898.

Annales de la Propagation de la Foi, t. LXX, p. 380.

2. G. EICH, ouvr. cité, p. 379 et 380.


Les naturels subissaient en outre de mauvais traitements de la part des Chiliens, qui, non contents de les ruiner, les accablaient aussi de coups. C'est pour cette raison que les kanaques qui parvenaient à gagner Tahiti — le cas était assez rare, car le prix de la traversée est élevé vu l'éloignement et l'isolement de l'île de Pâques — sollicitaient tous la naturalisation française.

Telle est la triste situation dans laquelle se trouvent maintenant les indigènes de l'île de Pâques. Un de leurs rois, Gaara, leur avait un jour prédit que leurs divisions intestines finiraient par livrer leur terre à une autre nation1. La prophétie du monarque s'est réalisée ; par suite de leur désunion, leur sol a passé dans les mains des étrangers. C'est le sort de tous les peuples qui ont abusé de la liberté. D'ailleurs pour celui de Rapa-nui, les temps sont accomplis. La population continue à s'éteindre d'une façon effrayante. En 1900, il ne restait plus que deux cent treize indigènes. Ils seront bientôt tous étendus dans la tombe.

1. TEPANO JAIJSSEN, L'ile de Pâques, p. 4.

Paris, 1904-1909.

FIN


APPENDICE

i

ANNEXION DE L'ILE RURUTU A LA FRANCE

La France désirait vivement transformer en annexion le protectorat qu'elle avait établi le 27 mars 1889 sur l'île Rurutu. Consultés à plusieurs reprises les habitants avaient répondu évasivement tout en protestant de leur sympathie pour le gouvernement français. Ils se trouvaient bien comme ils étaient et ne voulaient pas perdre leur indépendance. Mais il arriva qu'en 1899 et au commencement de 1900 des bruits coururent qu'il y avait de nombreux cas de peste à San Francisco. Immédiatement le gouverneur de nos colonies dans l'Océan Pacifique oriental interdit aux navires étrangers l'accès des ports des Établissements français de l'Océanie. Cet arrêté atteignait les indigènes de Rurutu placés seulement sous notre protectorat et leur causait le plus grave préjudice : la population n'avait pour ressources que le commerce qu'elle faisait et fait encore avec Tahiti et les Tuamotu. En voyant tarir la source de leurs revenus et à cause aussi, il faut le dire, des ennuis que les douanes françaises leur causaient continuellement les habitants de Rurutu, leur roi, sa sœur et les principaux chefs se décidèrent à solliciter l'annexion de leur île à la France. Le gouverneur l'accorda et se rendit avec un bâtiment de guerre à Rurutu où il procéda à la prise de possession ainsi que le constate le Procès-Verbal suivant: Cejourd'hui, vingt-cinq août mil neuf cent, à neuf heures du matin, M. Gallet, Gouverneur des Établissements français de l'Océanie, accom-


pagné de M. M. de Fauque de Jonquières, lieutenant de vaisseau, commandantl'aviso-transport « Aube », de Pous, Commissaire-adjoint des Colonies, Chef du Service Administratif, Charlier, Procureur de la République, Chef du Service Judiciaire, Monier, enseigne de vaisseau, Labruyère, commissaire de l'« Aube », Nougué, lieutenant de Gendarmerie, officier détaché, Pia, Agent spécial, Sue, interprète du Gouvernement, est descendu à terre à Rurutu pour arborer sur cette île le pavillon français.

La compagnie de débarquement de r« Aube », commandée par M. Monier, enseigne de vaisseau était rangée devant la maison du Roi entourant le mât en tête duquel flottait le pavillon du Protectorat.

Le Gouverneur, après avoir prononcé une allocution devant la population assemblée, s'est rapproché du mât de pavillon et a annoncé solennellement que, sur la demande du Gouvernement et de la population et en vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés, il prenait possession de l'île et de ses dépendances au nom de la France.

En conséquence, il a ordonné que le pavillon du protectorat soit amené et que le pavillon français soit immédiatement arboré ; à ce moment, la compagnie de débarquement a présenté les armes et le clairon a sonné au drapeau.

Dès que le drapeau de la France est arrivé en tète du mât, il a été salué par l' « Aube » d'une salve de 21 coups de canon aux applaudissements enthousiastes de la population.

Fait à Rurutu, les jour, mois et an que dessus.

Signé: G. GALLET, DE FAUQUE DE JONQUIÈRES, DE POUS, CHARLIER, MONIER, LABRUYÈRE, PIA, SUE.

Avant de céder pour toujours leur pays à la France, les habitants de Rurutu avaient demandé qu'il leur fût permis de conserver leurs lois et les représentants du gouvernement français s'étaient engagés à les maintenir sauf quelques-unes cependant qu'ils jugeaient indispensable de supprimer ou de modifier. Le code de l'île fut donc laissé en vigueur, à l'exception de certains articles qui, trop en contradiction avec la législation française, furent améliorés ou changés. Ils le furent toutefois si peu que le code de Rurutu reste pour ainsi dire presque intact et n'a rien perdu de son étrangeté primitive. Et c'est ce qui m'a déterminé à publier ce curieux


document inédit jusqu'à ce jour. J'ai pensé que les jurisconsultes liraient probablement avec intérêt ces lois d'une des îles les plus petites et les plus reculées du globe. Je les donne in exlenso et j'ai respecté même les incorrections françaises de la traduction.

II LOIS MODIFIÉES DE RURUTU Août 1900 Loi 1

Sur le meurtre.

Celui qui aura tué une personne, les père et mère ayant tué leur enfant, ou même tué l'enfant dans le sein de la mère seront jugés et condamnés à la réclusion à perpétuité et leur peine sera exécutée à Papeete.

Ces crimes seront jugés parun tribunal composé des juges et grands juges de l'île.

Loi II

Sur la révolte ou rébellion contre l'autorité établie.

Tous ceux qui auront fomenté une révolte ou qui auront incité les habitants de l'île à désobéir à l'autorité pourront être condamnés à l'exil par un arrêté du Gouverneur pris en Conseil privé et leurs biens seront confisqués. Tous ceux qui, ayant connaissance de projets de révolte ou de rébellion, ne les auront pas divulgués à l'autorité seront considérés comme complices et condamnés aux mêmes peines.

Loi III

Sur les menaces de meurtre faites contre les membres de la famille royale et toutes autres personnes.

Ceux qui proféreront des menaces de tuer un membre de la famille royale ou un chef quelconque de l'île, si ces propos sont bien prouvés, l'auteur ou les auteurs seront jugés et condamnés à une amende de 50 piastres

1. 110 francs (la piastre vaut 2 frs 20 centimes).


2° Celui qui aura entendu un individu quelconque faire des menaces de tuer un membre de la famille royale ou un fonctionnaire de l'île et qui n'aura pas révélé ces propos, ou s'il est questionné par les juges ne les révèle pas, et s'il est bien établi qu'il veut les tenir cachés, il sera jugé et condamné à 25 piastres d'amende.

3° Si ces menaces de mort sont proférées contre un simple particulier, l'auteur sera condamné à 25 piastres d'amende.

4° Celui qui aura entendu un individu menacer de mort un simple particulier et qui ne révèle pas ces propos, ou ne veut pas avouer aux juges les avoir entendus, s'il est établi qu'il ne veut pas les révéler sera jugé et condamné à 10 piastres d'amende.

5° Celui qui aura connaissance de menaces de mort faites par des individus assemblés et qui préviendra les juges de ce qu'il a entendu, celui-là ne sera pas jugé, car cela prouve qu'il n'a pas approuvé ces menaces et par sa déclaration a mis les juges à même de pouvoir empêcher l'exécution de ces menaces.

6° Si c'est l'auteur principal de ces menaces de mort qui vient les révéler aux juges, dans le but de nuire à ses complices qu'il a entraînés dans ce complot, il lui sera appliqué la même peine ou amende qu'à ses complices.

Loi IV

Sur la résidence royale.

Si un homme, par ses actes, provoque des ennuis au roi, tels que de pénétrer dans le palais royal et d'y commettre de mauvais actes, de voler des affaires appartenant au roi, ou l'insulter ou bien encore de tenir des propos mensongers en public déclarant qu'ils lui ont été dits par le Roi ou bien de parler mal du Roi dans le but de le calomnier et cela en public, ou à l'un, ou à l'autre, celui-là sera jugé et condamné à 50 piastres d'amende.

Si cet homme a volé dans l'enclos soit des fruits, vivres ou autres choses, il sera jugé par les juges et condamné conformément aux lois sur le vol.

LOI V

Sur les résidences des Chefs.

Si un homme ayant de mauvaises intentions pénètre dans une maison de Chef et y fait de mauvaises choses, insultantes pour le chef ainsi que pour le gouvernement, cet homme sera jugé et condamné à 30 piastres (argent) d'amende.


Si cet homme a volé dans l'enclos soit des vivres, fruits ou autres choses, il sera jugé par les juges de district et condamné conformément aux lois sur le vol.

Loi VI

Sur le vol.

Celui qui aura volé des animaux ou oiseaux quelconques ou autres objets appartenant à quelqu'un sera jugé et condamné à une amende de 10 piastres et à payer au propriétaire volé la valeur de l'objet ou des objets volés.

Si l'objet est rendu par le voleur au volé et que l'objet n'ait pas été détérioré, les juges ne prononceront pas d'indemnité au profit du volé puisque l'objet a été rendu en bon état.

2° Si un porc ou un autre objet valant 5 piastres a été volé par cinq individus réunis, ces derniers devront payer chacun 1 piastre pour la valeur de l'objet, ou animal volé et ils seront en outre condamnés tous les cinq à une amende respective de 10 piastres. Il en sera de même pour tous les objets ou animaux volés.

3° Les juges devront toujours tenir compte de la chose volée et de sa valeur. Si c'est un porc qui a été volé, c'est un porc qui servira d'indemnité. Si c'est de l'argent qui a été volé, c'est de l'argent qui sera rendu ; si l'objet volé est d'une autre nature, sa valeur vraie sera estimée exactement par les juges. Si le voleur ne possède rien qui puisse représenter l'équivalent de l'objet qu'il a volé, c'est de l'argent qu'il donnera comme indemnité pour l'objet qu'il a volé et cette indemnité sera fixée par les juges.

4° Si c'est un jeune enfant qui est conduit pour être jugé pour vol, les juges devront prendre en considération l'âge de cet enfant, et s'ils estiment qu'il ne peut être jugé, ils fixeront l'indemnité à payer par les parents pour l'objet volé ; ils ne le condamneront pas comme voleur, mais lui donneront une sévère admonestation en l'engageant à ne pas recommencer.

Loi VII

De ceux qui ont acheté des objets volés et de ceux qui ont mangé des vivres volés.

Celui qui achètera un objet, sachant bien que cet objet a été volé et qui n'ira pas en faire la déclaration aux juges, sera considéré aussi comme voleur (complice) et sera puni de la même peine que le voleur.


Il en sera de même pour celui qui mangera des vivres qu'il sait avoir été volés; il sera puni de la même peine que le voleur, s'il n'a pas révélé le vol aux juges.

Loi VIII

Sur le vol par effraction, dans les maisons ou au moyen de clefs volées ou fausses.

1° Si un homme, dans le but de voler s'introduit dans une maison par effraction, il sera jugé pour avoir fracturé cette maison et sera condamné à 5 piastres d'amende; de plus il devra payer le coût des réparations à faire à cette maison.

2° Si cet homme.s'est servi d'une clef fausse pour pénétrer dans cette maison, il sera condamné à 3 piastres d'amende. S'il a commis un délit dans cette maison, il lui sera fait application de la loi sur le délit qu'il aura commis.

Loi IX

Sur les enclos dans le village.

1. Chaque individu est tenu de s'occuper de son enclos tel qu'il a été prescrit par le Gouvernement et où doivent être enfermés les porcs dans les villages de Rurutu. Tout propriétaire qui sachant que son enclos a besoin d'être réparé, et qui ne l'aura pas fait, sera jugé et sera condamné à une amende de 1 piastre au profit du gouvernement.

2. Si un porc pénètre par un endroit brisé d'un enclos mal entretenu par son propriétaire et que l'animal y fasse des dégâts, les fonctionnaires et le propriétaire de l'enclos devront tuer « harponner » le porc et rendre son cadavre à son propriétaire lequel sera tenu de payer les dommages causés par son porc aux fruits du voisin ; ce dernier devra en outre payer 1 piastre d'amende au Gouvernement pour avoir laissé son enclos sans réparation.

3. Si un porc saute par-dessus une palissade en bon état, les fonctionnaires seront tenus de tuer ce porc et d'en rendre la dépouille au propriétaire de l'animal comme il est dit ci-dessus à l'article 2.

Il est défendu à ceux qui ne sont pas fonctionnaires de tuer les porcs dans les enclos. Celui qui n'étant pas fonctionnaire, tuera un porc dans un enclos, sera jugé et condamné à 2 piastres au profit du Gouvernement.


4. Celui qui enfreindra les limites prescrites par le Gouvernement pour les enclos (parcs) dans les villages de Rurutu sera puni d'une amende de 5 piastres.

Loi X

Sur les chevaux.

1. La montagne est désignée pour le parquage des chevaux ; ceux qui en sortiront, pour tomber aux endroits réservés, devront être attachés par les fonctionnaires et ensuite remis aux propriétaires auxquels on dira, de ne plus remettre ces animaux à la montagne, car ils n'y veulent pas rester, mais de les tenir attachés. Le propriétaire qui laissera de nouveau son ou ses chevaux sur la montagne, et si pour une deuxième fois ses chevaux en sortent, ils seront conduits en fourrière et le propriétaire condamné à une amende de 5 piastres pour le Gouvernement. En cas de deuxième récidive, le cheval sera conduit par les fonctionnaires à la fourrière et le propriétaire de l'animal sera condamné à 5 piastres au profit du Gouvernement et l'animal sera saisi et vendu. Le prix de la vente, une fois payé, sera remis à l'ancien propriétaire du cheval vendu, moins les frais de fourrière.

2. Pour les chevaux attachés ou mis en liberté et qui viendront dans les endroits réservés (?), leurs propriétaires seront jugés et condamnés à 5 piastres au profit du Gouvernement. La peine sera la même en première récidive, mais pour la deuxième récidive, le cheval sera saisi par le Gouvernement et vendu comme il est dit à l'article 1er.

3. Les chevaux qui auront brisé leur corde et qui viendront aux endroits défendus seront mis en fourrière par les fonctionnaires. S'ils ont commis des dégâts, les propriétaires des animaux seront tenus de payer des dommages et intérêts aux propriétaires qui auront subi les dégâts faits par les animaux dont il est question. Les chevaux qui ayant été laissés en liberté viendront dans le village seront pris par les fonctionnaires et conduits en fourrière.

Quant aux poulains tétant leur mère et la suivant, si cette dernière est attachée, il ne sera rien fait aux poulains « pas mis en fourrière ».

4. Si c'est un cheval laissé en liberté dans le village et qu'il pénètre dans les endroits réservés (enclos), il sera passible des peines prévues à l'article 2.

5. Tous les dégâts faits par les animaux seront estimés par les juges, depuis 1 piastre, 2, 3, et même davantage au besoin.

6. Si deux ou même trois chevaux appartenant au même individu, ont été mis en fourrière le même jour, le propriétaire ne paiera qu'une


piastre de frais de fourrière pour tous ses chevaux qui lui seront rendus.

7. Quand un cheval sera mis en fourrière le gardien de la fourrière devra avertir le propriétaire de l'animal.

Si le propriétaire a connaissance de la mise en fourrière de son cheval, et qu'il ne vienne pas le dégager le jour même de la mise en fourrière, et qu'il ne vienne que le lendemain, il devra payer 2 piastres et ainsi de même pour chaque jour « de retard ».

Loi XI

Sur les objets perdus.

1. Si quelqu'un trouve un objet perdu et qu'il en connaisse le propriétaire, il doit le confier aux fonctionnaires. S'il cache cet objet et n'en parle pas à celui auquel il appartient, il est considéré comme voleur et est jugé comme tel et la loi VI lui est appliquée.

2. Un objet perdu et dont le propriétaire est inconnu à celui qui a trouvé l'objet, ce dernier devra déposer ledit objet entre les mains des juges qui une fois le propriétaire connu le lui rendront.

3. Si un objet est trouvé, et que celui qui en afait la découverte ignore à qui cet objet appartient, et ne l'ayant pas remis aux juges en fasse sa propriété personnelle, et qu'un jour celui qui a perdu l'objet le reconnaisse aux mains de celui qui l'a trouvé, ce dernier sera considéré comme voleur et la loi sur les vols lui sera appliquée.

Loi XII

Sur la vente de marchandises achetées puis rendues (ou retournées).

1. Si un homme achète une marchandise, ou un objet quelconque, puis le prix en étant arrêté entre l'acheteur et le vendeur, et chaque partie ayant ce qui lui revient, l'un son objet acheté et l'autre l'équivalent (argent ?), et qu'au bout d'un certain temps l'acheteur rapporte la marchandise, le vendeur ne devra pas la reprendre. Si cependant il plaît au vendeur de la reprendre, il en est libre, c'est son affaire.

2. Si la marchandise a un défaut qui n'a pas été remarqué au moment de l'achat, il est juste de la rendre. Mais au cas où l'acheteur a constaté le défaut de la marchandise, qu'il l'a prise et portée chez lui, et qu'après réflexion il la rapporte, le vendeur ne doit pas la reprendre.


Loi XIII

Sur les gens qui étant ivres entrent ail temple le Dimanche.

Il est défendu aux gens en état d'ivresse de pénétrer dans le temple le dimanche pendant le service, les contrevenants seront pris par les fonctionnaires, mis en prison et jugés pour tous les délits commis par eux.

Loi XIV

Sur l'adultère de l'homme marié avec une femme légalement mariée.

1. Si un homme marié commet cet acte avec une femme également mariée, il sera condamné à 20 piastres d'amende. L'amende sera la même (20 piastres) pour la femme coupable.

2. Si un homme marié va avec une femme célibataire, tous les deux seront jugés : l'homme sera condamné à 20 piastres pour le Gouvernement ; quant à la femme célibataire, elle sera aussi condamnée à 20 piastres.

3. Il en sera de même pour le célibataire ayant pris une femme mariée ; ils seront jugés tous deux. Le célibataire sera condamné à 20 piastres et la femme mariée sera aussi condamnée à 20 piastres d'amende.

Loi XV

Sur les rapports entre célibataires des deux sexes et des objets donnés en paiement des rapports.

1. Si un célibataire va publiquement avec une femmelibre, ils seront jugés tous deux et condamnés chacun à 2 piastres 1 pour le Gouvernement.

2. Les objets donnés réciproquement, soit par l'homme à la femme, soit par celle-ci à l'homme, comme prix de leurs rapports ; même si ces rapports n'ont pas été vus, mais qu'ils soient révélés par la possession, par l'un ou par l'autre des objets donnés, ces derniers seront estimés par le juge. Puis s'il est bien prouvé que ces objets ont été donnés pour prix des rapports, les délinquants seront condamnés à une amende équivalente à l'estimation desdits objets, lesquels seront ensuite rendus à leur légitime propriétaire.

1. 4 fr. 40.


Loi XVI

Sur le mariage.

1. Si un homme et une femme désirent se marier l'un à l'autre, et que les père et mère y consentent, ils devront tous deux se présenter devant le chef officier de l'état civil, qui inscrira leurs noms, et leur mariage sera affiché dans les chefferies des districts de l'île pour qu'il soit connu de tous et des parents ; si aucune opposition n'est faite par les parents et après les publications faites, le chef officier de l'état civil procédera à leurmariage.

2. Si le chef célèbre un mariage sans avoir fait les publications dans les districts de Rurutu, il sera jugé et condamné à 5 piastres d'amende.

Il en sera de même pour celui qui insistera auprès du chef pour qu'il procède à son mariage sans avoir fait les publications prescrites, celui-là sera jugé et condamné à 5 piastres d'amende.

3. Le mariage civil devra toujours précéder le mariage religieux.

Loi XVII

Sur l'abandon de l'un ou l'autre des époux.

1. Si l'un des époux abandonne l'autre, sans motif, les juges iront chercher l'épouse abandonnée sans motif et la reconduiront au domicile conjugal et donneront une sévère admonestation à celui qui a abandonné l'autre et l'engageront à ne pas recommencer.

2. Si l'un des époux abandonne à nouveau l'autre sans motif, les juges iront le chercher et le reconduiront chez l'époux abandonné ; s'il refuse de 'suivre les juges et déclare ne pas vouloir retourner chez l'autre époux, les juges le conduiront à la prison où il restera jusqu'au jour où il déclarera consentir à retourner chez l'époux abandonné ; il sera alors mis en liberté et devra rembourser les frais de prison et payer une piastre d'amende. Les juges devront le conduire chez l'époux abandonné en lui recommandant à nouveau de ne pas recommencer.

3. A la deuxième récidive d'abandon, le juge conduira chaque époux dans sa famille respective (père et mère), mais celui qui a abandonné sera tenu de payer 5 piastres par mois, au profit de l'époux abandonné, et ce, jusqu'au jour où il lui plaira de rejoindre celui qu'il a abandonné, et, de ce jour, cessera aussi le paiement mensuel.


Loi XVIII

Sur les accusations calomnieuses portant préjudice à la réputation d'autrui.

1. Celui qui accusera faussement autrui devant les juges dans le but de le faire juger et condamner pour le délit qu'il a imaginé, si l'accusation est reconnue fausse il sera puni de la peine prévue par le délit dont il accusait faussement l'autre personne.

2. Celui qui tiendra des propos calomnieux à un autre et de ce fait causera un ennui à l'autre, ou dira des mensonges pouvant ternir la réputation d'autrui, sachant bien que ce qu'il dit est faux, si la preuve qu'il ment avec connaissance est faite, il sera jugé et condamné à 3 piastres d'amende et à des dommages intérêts fixés par le juge.

Loi XIX

Sur les injures failes à la famille royale, aux chefs et autorités de l'île, et sur les propos calomnieux à leur égard.

Même loi que la précédente, seulement l'amende est de 7 piastres.

Loi XX

Sur la sodomie, la bestialité el l'inceste.

1. Les actes de passions contre nature entre homme et homme, ou femme et femme, entraîneront jugement des deux coupables qui seront condamnés chacun à une amende de 50 piastres i.

Si la victime était inconsciente au moment de l'acte, l'auteur sera condamné à 70 piastres 2 d'amende.

2. Celui qui se portera à l'acte de bestialité sur un animal quelconque de l'île sera jugé et condamné à 75 piastres 3 d'amende.

3. Ceux qui commettront le crime de l'inceste, tel qu'un fils avec sa mère, soit le père avec sa propre fille, ou le frère avec sa sœur, seront jugés et condamnés chacun à 100 piastres d'amende4.

4. Ceux qui se seront rendus coupables des crimes mentionnés dans cette loi, seront en outre punis de la peine d'emprisonnement pour un

1. 110 francs.

2. 154 francs.

3. 164 francs.

4. 220 francs.


laps de temps qui sera fixé par un tribunal composé des juges et grands juges de l'île.

Loi XXI

Sur le « ma fera » (viol sans violence).

1. Si un homme se porte au « mafera » sur une femme célibataire, il sera condamné à 25 piastres d'amende. Mais si la victime est mariée, le coupable sera condamné à 40 piastres t d'amende.

Loi XXII

Sur l'étranglement de la femme et les acles de violence (viol) perpétrés sur les petites filles.

1. Celui qui abusera d'une femme dans un endroit isolé, et par violence, et qui sera arrivé à ses fins (possession), sera condamné à 100 piastres 2 d'amende, et de plus, à la prison, dont la durée sera fixée par un tribunal composé comme il est dit à la loi XXIV.

2. Celui qui violentera une petite fille et l'aura blessée par ses violences sera puni des mêmes peines portées à l'article 1 de la présente loi, et à deux ans de prison au minimum.

3. Si la femme qu'il a prise à la gorge a pu se sauver (ou dégager) par un moyen quelconque avant qu'il ait réussi à la posséder, le coupable sera condamné à 50 piastres 3 d'amende.

Loi XXIII

Sur l'ivresse (ou l'usage de l'alcool).

1. Celui qui sera pris buvant de l'alcool ou qui sera ivre sera condamné à 2 piastres (argent) d'amende.

2. Celui qui aura fait du vin d'orange ou une autre boisson alcoolique dans l'île sera condamné pour ce fait à 2 piastres (argent) d'amende.

1. 88 francs.

2. 220 francs.

3. 110 francs.


3. Si les oranges appartiennent à celui qui en a fait du vin, ou un autre propriétaire, peu importe, celui-là sera condamné pour avoir converti ces oranges en vin, à une amende de 2 piastres et à des dommages intérêts en faveur du propriétaire des oranges???

Loi XXIV

Sur l'homme qui en état d'ivresse occasionne des ennuis chez les autres ou même chez lui.

1. Celui qui en état d'ivresse, causera des troubles (disputes) ou des ennuis dans la maison d'autrui, sera mis en prison par les fonctionnaires et n'en sera relaxé que quand il ne sera plus ivre et devra payer 1 piastre d'amende.

2. Si dans l'état d'ivresse, il a fait des dégâts ou brisé quelque objet chez autrui, il sera condamné à 3 piastres d'amende, et de plus, il devra rembourser le prix de l'objet qu'il a endommagé ou brisé.

3. Et de même pour ceux qui sont ivres et se donnent des coups entre eux sur la voie publique ou chez eux, les fonctionnaires doivent les mener en prison pour faire cesser ces choses-là.

Loi XXV

Sur les spiritueux européens.

1. Ceux qui seront surpris portant à terre des boissons qu'ils ont achetées au large sur des navires, les fonctionnaires les ayant surpris, doivent saisir les bouteilles, les briser et en répandre le contenu sur place. Le délinquant sera puni en outre de 5 piastres d'amende.

2. Si le liquide a passé en fraude et que ce liquide provienne de navires au large et que le délinquant interrogé à ce sujet nie, il sera condamné à 10 piastres pour avoir porté des liquides à terre.

3. Si cet homme est surpris, débarquant du liquide à terre, ou qu'il ait été vu achetant ce liquide, même pour une personne étrangère au pays, il sera condamné à 5 piastres d'amende pour avoir acheté ce liquide et l'avoir donné à un autre.

4. Si un homme de terre obtient une bouteille de liquide spiritueux, soit par achat, ou par don, il sera condamné à 2 piastres d'amende pour avoir pris une partie du contenu de la bouteille.


5. Si deux ou plusieurs habitants de l'île s'entendent pour envoyer l'un d'eux à bord d'un navire, soit au large, soit dans le port, et que le liquide ait été obtenu, et que les autres lui aient remis le prix de leur part respective, cet homme sera condamné à 10 piastres d'amende pour lui et à 10 piastres pour chacun de ces co-acheteurs de ce liquide.

6. Si cet homme est allé boire tout bonnement à bord du navire, qu'il en revienne ivre mais sans alcool sur lui ou avec lui, il sera simplement condamné à 2 piastres d'amende.

7. Celui qui ayant bu des parfums sera trouvé ivre sera condamné également à 2 piastres d'amende.

Loi XXVI

Sur les navires qui mouillent dans le port de Rurutu.

1. Si un capitaine veut entrer dans le port ou en sortir, il doit prendre le pilote et devra payer les droits de pilotage ; le tarif est d'une piastre par brasse de longueur de la quille du navire piloté.

2. Le capitaine et ceux qui sont à bord d'un navire arrivant à Rurutu sont tenus de respecter les lois du pays. Ni le capitaine ni aucun de ceux qui sont à bord ne doivent vendre ou donner de l'alcool à un habitant de l'île. Si ce cas se produit et que cet alcool arrive à terre, le capitaine ou celui qui l'aura livrédu navire, sera condamné àlOpiastres d'amende (argent).

3. Si les gens du navire boiventàbord même et soient ivres, les fonctionnaires n'ont rien à voir à cela ; si un homme du bord ayant bu à bord descend à terre en état d'ivresse, il sera condamné à 2 piastres d'amende pour le fait d'être ivre à terre, et s'il prend une femme et la mène à bord pour s'en servir, il sera condamné par la loi relative aux actes de cegenre, car la femme qu'il a menée à bord est une habitante de l'île et elle a été conduite par lui à son bord pour s'en servir.

Loi XXVII

Sur les capitaines et les marchands qui viennent à Rurutu pour y faire du commerce.

Celui qui viendra, soit un capitaine, soit un négociant, faire du commerce à Rurutu, ne devra pas porter de spiritueux à terre ; si ce cas


se produit, les autorités rapporteront ces spiritueux à bord du navire ; si le capitaine ou le marchand recommence, cette fois, les fonctionnaires briseront le contenant et répandront le contenu sur le sol.

2. Quant au vin et à la bière, ces liquides pourront être débarqués à terre, pour la consommation personnelle soit du capitaine, soit du marchand, soit des Européens, résidant dans l'île, et ces derniers ne devront ni en vendre ni en donner aux indigènes. Si ces marchands vendent en cachette du vin ou de la bière aux gens de l'île, ils seront condamnés à 5 piastres d'amende pour avoir vendu ces liquides en cachette.

3. Si un habitant de l'île désire acheter une bouteille de vin, il devra s'adresser au chef de son district, lequel lui donnera un permis d'achat de cette bouteille de vin destinée à un remède. Si cet homme après l'achat boit cette bouteille chez lui et qu'il en soit ivre, il sera condamné à 2 piastres pour ivresse, mais ni le vendeur ni l'acheteur ne seront jugés car il y avait permis de vendre.

Loi XXVIII

Sur les navires de commerce qui débarquent leurs marchandises à terre.

1. Il est permis aux capitaines ou aux marchands de l'île de débarquer toutes sortes de marchandises usuelles et nécessaires aux gens ou bien de l'argent simplement destiné à l'achat de produits de l'île.

Mais avant de débarquer ses marchandises il devra payer une somme de 5 piastres (en argent) au Gouvernement comme droit de débarquement et de vente. S'il refuse d'acquitter ce droit, il lui sera défendu de débarquer ses marchandises à terre et de les vendre.

2. L'agent spécial est chargé de recevoir le montant du droit de débarquement et de vente.

Les vendeurs de l'îlesont tenus de payerau gouvernement 1 f (toata) par jour de pesée faite avec la balance ; c'est le mutoi désigné à cet effet qui doit surveiller lesachats et ventes jusqu'au départ des navires.

3. Si un habitant de terre va à bord du bateau et qu'il s'entende avec le capitaine ou marchand pour traiter de leurs affaires à bord même, c'est le commerçant de terre qui sera tenu de payer le droit de 5 piastres pour le débarquement des marchandises qu'il a achetées à bord. Et quand ce droit sera acquitté par l'acheteur, le navire sera libre et ceux qui voudront aller à bord y faire des affaires pourront le faire sans aucune difficulté ni empêchement.


Loi XXIX

Sur les chiens voleurs et autres animaux dévorants.

1. Si un chien dérobe un animal quelconque appartenant à autrui, tel que : porc, volailles ou autres animaux domestiques, le propriétaire du chien sera tenu de donner en compensation au propriétaire lésé deux animaux de la même espèce pour l'animal dévoré par son chien, soit deux porcs au lieu d'un, deux poules au lieu d'une, et ainsi de même pour tous les animaux dévorés par le chien voleur. Le propriétaire de ce chien sera tenu de tuer son animal.

2. Il en sera de même pour un porc ou animal qui en mangera un autre, commeil estditpour leschiens voleurs. Dans le cas où lepropriétaire soit du chien soit du porcc animaiMne voudrait pas donner la compensation prévue à l'article premier, il sera jugé et condamné à 2 piastres d'amende et à donner (l'équivalent du préjudice au propriétaire lésé, comme cela est prescrit par l'article 1er, et les fonctionnaires seront chargés de tuer ou le chien ou le porc « animal » voleur, dont la dépouille sera vendue au profit du Gouvernement.

Loi XXX

Sur les animaux méchants (chiens et autres).

1. Si un animal quelconque mord l'enfant d'autrui, les fonctionnaires tueront cet animal dont la dépouille sera attribuée au Gouvernement.

Si l'enfant n'a été blessé que légèrement, le propriétaire de l'animal sera tenu de payer 2 piastres pour la blessure.

Si l'enfant a été blessé gravement par l'animal, son propriétaire -sera tenu de payer 20 piastres pour le blessé et 5 piastres d'amende.

2. Si l'enfant meurt des blessures faites par l'animal son propriétaire sera tenu de payer 100 piastres pour les parents de la victime et 50 piastres d'amende.

Loi XXXI

Sur les présents offerts par les coupables aux juges (tentatives de corruption).

1. Si un coupable offre des présents aux juges dans le but de se les rendre favorables soit en ne les jugeant pas, ou bien pour que les


juges se montrent indulgents pour lui, les juges ne devront pas accepter ses présents. S'ils les acceptent et ne les jugent pas, ou bien s'ils se montrent indulgents dans la peine qu'ils donnent au coupable, sans tenir compte de la loi sur le délit commis, ces juges-là seront révoqués et punis d'une amende de 25 piastres.

Loi XXXII

Sur les proxénètes ou entremetteurs.

1. Celui qui servira d'entremetteur, quel que soit son sexe, sera condamné à 10 piastres d'amende; que l'acte de fornication n'ait pas été accompli par le couple peu importe, du moment que l'entremetteur sera reconnu coupable d'avoir servi de procureur.

Loi XXXIII

Sur les aliments des enfants.

1. Il est défendu aux adultes de prendre de force aux enfants les vivres qu'ils portent, c'est-à-dire sans leur consentement. Si le fait se produit, les parents de l'enfant ont le droit de s'adresser au juge, lequel condamne le délinquant à 3 piastres d'amende et à des dommages intérêts.

Loi XXXIV

Sur les épaves.

Les gros poissons qui viennent s'échouer à terre ou toute autre épave : bois, arbres et autres menus objets dont les propriétaires sont inconnus, ne doivent pas être pris, ils sont la propriété du Gouvernement. Celui qui aura pris l'épave sera condamné à 4 piastres d'amende, et de plus il devra rendre l'épave au Gouvernement.

Loi XXXV

1. Si un mari bat sa propre femme, soit dans sa maison ou dans un autre lieu, et qu'il soit vu par les fonctionnaires, et que la femme n'ait pas été blessée, les fonctionnaires donneront une bonne admonestation au mari séance tenante. Si le mari n'en tient pas compte, les fonctionnaires le conduiront en prison et il sera condamné à 3 piastres


d'amende. Il est défendu aux fonctionnaires de se mêler des simples querelles de ménage qui se produisent dans la maison même.

2. Si la femme a perdu du sang, du fait des coups donnés, mais qu'elle ne soit pas gravement blessée, le mari sera condamné à 7 piastres d'amende.

3. Si la femme est blessée, au point d'être obligée de rester au lit et de ne pouvoir travailler, le mari sera condamné à 25 piastres d'amende ; il sera en outre emprisonné jusqu'au jour où la femme sera rétablie.

4. Si la femme blessée est enceinte et que l'enfant meure dans le sein de la mère des coups donnés par le mari légitime, sans intention de celui-ci de le tuer et que l'enfant meure dans le sein de sa mère, le coupable sera condamné à deux ans de prison.

Loi XXXVI

Sur deux personnes qui se querellent.

1. Si deux personnes se querellent, elles ne doivent pas employer des instrumentsouobjetsdangereuxtels que pierres, bâton, fer, haches, couteaux, armesà feu, enfin touteschosespouvant donner la mort. Celui qui dans la querelle aura employé ces instruments ou objets sera condamné à 3 piastres d'amende et à des dommages intérêts.

2. Si un homme cherche querelle sans motif à un autre et qu'au cours de la querelle il donne des coups de poing à l'autre etque celuici n'ait pas répondu par des coups également, etsi son sang se répand, l'agresseur sera condamné à 7 piastres d'amende et à des dommages et intérêts s'il y a lieu.

3. Si les deux hommes sont fautifs tous deux, ils seront condamnés chacun à 2 piastres d'amende.

4. Si l'agresseur est blessé par celui qu'il a attaqué, ils seront condamnés chacun à 2 piastres d'amende.

5. Si de très graves blessures se sont produites dans ces rixes, ou si la femme battue par son mari est dans un grave état, il appartient au Tribunal composé de tous les juges et grands juges réunis d'appliquer la peine méritée par le coupable.

Loi XXXVII

Sur les procès de terres et leurs limites.

1. Si un procès de terres se produit à cause d'empiétement de limite de l'une ou l'autre des parties et qu'ils ne veuillent pas s'arranger à


l'amiable et que l'une des parties s'adresse aux juges pour faire trancher la question, ces derniers réuniront les fonctionnaires et tous ceux qui peuvent connaître les véritables limites contestées et les questionneront sur les limites. Si tous les témoins sont d'accord pour déclarer que les limites de l'un ou de l'autre sont la vraie limite, les juges décideront de la contestation dans le sens de la partie dont les limites sont reconnues être les véritables.

Si les parties n'ont aucun témoin, les juges partageront en deux la limite, de façon à satisfaire les deux parties, et placeront des bornes en pierre et engageront les parties à respecter ce qui a été par eux décidé et terminé. Mais, si après, l'une des parties ne respectant pas la chose jugée, provoque à nouveau des difficultés, celle-ci sera condamnée à 5 piastres d'amende et à des dommages et intérêts s'il y a lieu.

2. Il en sera de même pour les procès en revendication de terre. Les juges assembleront les fonctionnaires et les vieillards de l'île qui connaissent la terre en question lesquels donneront des témoignages et diront quel est le véritable propriétaire de la terre contestée. Quand la question sera bien connue des juges, ils adjugeront la terre au véritable propriétaire. Celui qui voudra soulever de nouvelles difficultés, au sujet de la chose jugée, sera condamné à 5 piastres d'amende.

Loi XXXVIII

Sur les promenades nocturnes.

Il est défendu aux gens de mauvaise conduite de se promener sur les chemins, la nuit, après le couvre-feu sonné, à moins qu'ils soient commandés par des gens de bonne conduite, ou si c'est un enfant, auquel ses parents ont ordonné d'aller chercher des vivres ou de l'eau ou des médicaments chez des parents ; mais ils devront avoir une lumière pour être vus à leur passage ; mais ceux qui, quoique munis de lumière, circuleront sans nécessité la nuit, ou sans avoir été chargés de commission, et ce après le couvre-feu, seront mis en prison jusqu'au lendemain.

2. Celui qui est poursuivi la nuit après le couvre-feu, par les fonctionnaires pour avoir circulé, et qui se sauve à la maison (chez lui), ne doit pas être inquiété, mais on doit lui déclarer contravention. Quant à celui qui se sauve et pénètre dans une maison autre que la sienne, si le maître de la maison consent à le livrer, les fonctionnaires le conduiront en prison ; mais si pendant la nuit cet homme a commis un


autre délit, sur l'ordre des autorités il sera arrêté et conduit en prison.

3. Il est défendu aux fonctionnaires de pénétrer dans les maisons appartenant à des gens qui respectent le couvre-feu, à moins que les fonctionnaires aient constaté un délit ; dans ce cas, ils demandent au propriétaire de la maison de les autoriser à pénétrer chez lui et alors ils peuvent saisir le coupable.

Mais si le propriétaire de la maison a déjà connaissance du délit et qu'il cherche à cacher le coupable et résiste aux fonctionnaires ou proteste, quand il sera reconnu que ses agissements avaient pour but de laisser impuni le délit, il sera condamné à 2 piastres d'amende ; quant au coupable d'avoir circulé la nuit après le couvre-feu, celui-là sera condamné aussi à 2 piastres d'amende.

Loi XXXIX

Sur ceux qui cachent des Européens.

1. Si un habitant aide un déserteur à se cacher à terre, si le capitaine porte plainte aux juges pour faire juger cet habitant, il sera jugé et condamné à 3 piastres d'amende.

2. Le capitaine qui cachera à son bord un habitant de l'île sera condamné aussi à 3 piastres d'amende.

Loi XL

Sur l'Européen qui désire habiter dans l'île Rurutu.

Les étrangers qui habiteront à Rurutu devront respect et obéissance aux lois de l'île. S'ils ne s'y conforment pas et qu'ils commettent des délits ou des troubles, ils seront jugés et condamnés d'après la loi à laquelle ils auront contrevenu.

Loi XLI

Sur les étrangers habitant dans l'île Rurutu.

Les étrangers résidant à Rurutu seront tenus de payer tous les im-


pots. Ils devront en outre se conformer aux lois et règlements en vigueur. Si ces étrangers désirent ne pas participer à tous les travaux d'utilité publique, ils pourront s'en exonérer en payant une indemnité représentative qui sera fixée par l'autorité.

Loi XLII

Sur le vol d'animaux ou pirogue appartenant à autrui.

1. Celui qui volera soit un cheval, soit une pirogue pour s'en servir, et qui aura abandonné à un endroit quelconque le cheval ou la pirogue, sera condamné à 3 piastres d'amende et à des dommages et intérêts en faveur du propriétaire.

2. Si le cheval a été fourbu par la course fournie ou s'il en est mort, il sera tenu d'en payer la valeur exacte. Il en sera de même si la pirogue a été avariée ou détruite (brisée) dans son voyage, il devra la payer le prix estimé par les juges.

Loi XLII1

Sur le même vol de cheval commis après le couvre-feu (la nuit).

Si un homme se sert clandestinement, après le couvre-feu d'un cheval pour se rendre d'un district à l'autre et qu'il soit surpris dans son trajet, par un fonctionnaire, celui-ci conduira l'homme en prison et le cheval en fourrière ; le délinquant sera condamné pour vol de cheval à la peine prévue à la loi ; de plus, pour avoir circulé la nuit après le couvre-feu, à 4 piastres d'amende, au paiement des frais de fourrière et à des dommages et intérêts s'il y a lieu.

2. Mais s'il est prouvé que l'homme en faisant cette course de nuit à cheval avait en vue de mauvais projets, soit le meurtre ou de donner des coups à autrui ou bien de calomnier quelqu'un ou le gouvernement, il sera condamné à la peine prévue à la loi 3, et si le cheval est sa propriété, l'animal sera saisi au profit du Gouvernement, et s'il appartient à un autre, il sera rendu simplement à son propriétaire.

Loi XLIV

Sur les contrats.

1. En cas où deux hommes conviendront d'une chose, soit une affaire


de vente de marchandise (ou produits), soit pour un travail à faire, ils devront faire leurs conditions devant deux fonctionnaires ou bien deux habitants honorables qui seront témoins de leur contrat. Celui qui violera les conditions faites sera condamné à 3 piastres, au profit de celui qui s'en sera tenu aux conditions stipulées et à exécuter les conditions du marché conclu.

Mais s'il plaît aux deux contractants de résilier l'arrangement, ils en sont bien libres.

Loi XLV

Sur les malveillances faites aux biens d'autrui.

1. Si par méchanceté quelqu'un détériore les biens d'autrui, il sera condamné à 5 piastres d'amende et à des dommages et intérêts. Si la chose est complètement détériorée et qu'elle ne puisse plus servir, le malfaiteur sera tenu d'en payer la valeur vraie.

Loi XLVI

Sur les marchandises détériorées et destinées à la vente.

Si un marchand détériore sa marchandise avant de la livrer, et qu'il soitsurpris commettant cette mauvaise action, l'auteur sera condamné à 2 piastres d'amende. Mais si la marchandise avait déjà été détériorée et que le client, après l'avoir achetée constate la détérioration de la marchandise, le vendeur sera condamné à 5 piastres d'amende et à des dommages et intérêts.

Loi XLYI1

Sur les ordures (excréments) déposés sur la voie publique ou dans les eaux.

Celui qui déposera sur les routes ou sentiers, ou dans les eaux où l'on se baigne ou destinées à l'alimentation, des ordures sera condamné à 2 piastres d'amende.

Loi XLVIII

Sur les violations des sépultures.

Celui qui violera les sépultures, en prenantdes ossements humains,


soit dans les cavernes ou autres lieux où ils ont été déposés et les abandonne ensuite sans y plus faire attention, sera condamné à 5 piastres d'amende.

Loi XLIX

Sur le « rahui1 » interdiction.

1. Celui qui violera le rahui établi dans l'île sur un produit quelconque sera condamné à 3 piastres d'amende.

Loi L

Sur l'incendie des montagnes.

Il est défendu d'incendier les brousses et herbes des coteaux et montagnes. Celui qui contreviendra à cette défense sera condamné à 10 piastres d'amende.

Loi LI

Sur les gens ivres qui pénètrent chez les hauts fonctionnaires.

1. Il est défendu aux hommes ivres et de mauvaise conduite de pénétrer de but en blanc chez'Ies hauts fonctionnaires et chez les gens honorables de l'île. Si le cas se produit et que cela déplaise au propriétaire de la maison, il a le droit de le faire prendre par les fonctionnaires qui conduiront le délinquant à la prison, puis il sera condamné à 10 piastres d'amende.

Loi LU

Sur les rendez-vous donnés.

1. Si un rendez-vous est donné par un homme à une femme mariée ou par une femme à un homme marié dans le but d'avoir des rapports intimes, dans un cas comme dans l'autre, celui qui aura donné le rendez-vous sera condamné à 3 piastres d'amende.

1. Le rahui-tapu est une interdiction faite par le roi de cueillir des fruits pendant un temps donné. [Nt. de l'aut'.]


Loi LIII

Sur les jeux intéressés (ou d'argent).

1. Ceux qui seront prisjouant de l'argent seront condamnés chacun à 5 piastres d'amende. Quant à celui qui aura organisé la partie de jeu, il sera condamné à 50 piastres d'amende. Si tous les joueurs, questionnés par les juges ne veulent pas révéler le nom de celui qui a provoqué la partie de jeu, ils serontcondamnésà 20 piastres d'amendechacun.

2. Si dans une réunion de joueurs surpris par les fonctionnaires, il se trouve des gens qui y assistent à titre de simples curieux, ils seront condamnés à la même peine que les joueurs.

Les fonctionnaires saisiront les enjeux au profit du gouvernement.

Les gros enjeux, gagnés au jeu, tels que plantation, animaux ou autre objet de valeur, quand il sera reconnu comme objet gagné au jeu, sera saisi au profit du Gouvernement.

Loi LIV

Sur celui qui cache une femme dans les brousses.

1. Si un homme marié entraîne une femme mariée dans les brousses pour l'y cacher, ou un célibataire une femme non mariée, les coupables seront punis pour le délit de. coït comme il est prévu à la loi XIV.

2. S'ils restent cachés dans la brousse 2, 3 ou même plusieurs jours, la peine sur ce délit leur sera appliquée par chaque jour et pour tous les jours qu'ils se seront tenus dans les brousses. Si c'est une femme mariée qui a été entraînée dans la brousse et que l'homme cherche par divers moyens à en faire sa véritable maîtresse en provoquant des ennuis ou troubles, ou des violences à l'égard de la femme mariée, le coupable sera en outre condamné à 50 piastres i d'amende.

Loi LV

Sur les injures aux fonctionnaires ou aux coups qui leur sont portés.

4. Celui qui parlera mal d'un ou à un fonctionnaire nommé par le Gouvernement sera condamné à 5 piastres d'amende.

1. 110 francs.


2. Si un fonctionnaire en service est frappé à coups de poing ou coups de bâton, le coupable sera condamné à 10 piastres d'amende et des dommages et intérêts s'il y a lieu. Si le fonctionnaire a été gravement blessé par les coups, le tribunal fixera le taux de l'amende, les dommages et intérêts et la durée de l'emprisonnement.

Loi LYI

Sur les fonctions des juges en séance publique.

1. Quand les juges sont en audience pour juger des délits le coupable est amené devant les juges qui lui demandent s'il reconnaît avoir commis le délit reproché; s'il avoue, les juges n'ont plus qu'à lui appliquer la peine prévue par la loi.

2. Si le coupable ne reconnaît pas être coupable de l'accusation portée contre lui, les témoins sont interrogés et témoignent de ce qu'ils ont vu. Puis les juges délibèrent ; s'il leur paraît que le délit a bien eu lieu, ils lui appliquent la peine prévue pour le délit.

3. Il est défendu d'ennuyer les juges quand ils sont en séance publique. Celui qui veut faire une déclaration demande aux juges l'autorisation de parler. Si elle lui est accordée, il dit ce qu'il voulait faire connaître. La même défense est faite aux femmes. Si les juges les interrogent, elles doivent répondre. Ceux, hommes ou femmes, sans fonctions gouvernementales danslepays, qui troublent l'audience des juges en causant ou de toute autre manière, seront condamnés à une piastre d'amende.

4. Il est également défendu aux mutoi 1 de troubler les juges en audience. Les mutoi sont chargés de recouvrer l'amende entière et de la remettre à l'agent spécial.

Loi LVII

Sur les jours fixés pour les audiences et sur les délinquants qui ne se présentent pas à l'audience.

1. Les audiences sont fixées aux lundis. Si quelqu'un commet un délit dans le milieu de la semaine, les juges lui adressent un papier, le prévenant d'avoir à se présenter le lundi suivant à l'audience pour y être jugé. Si le délinquant ne se présente pas au jour fixé par les juges.

il est condamné à une piastre d'amende pour non comparution.

1. Le mutoi est un agent de police. [Nte de l'autr.]


Loi LVIII

De la conversion des amendes au profit du gouvernement en espèces (argent).

1. Les marchandises données en paiement des amendes seront vendues et leur prix affecté au paiement de ladite amende.

Loi LIX

Sur les modifications à apporter aux lois.

1. Les lois pourront être modifiées par des arrêtés du Gouverneur pris en Conseil privé.

Loi LX

Sur la nomination aux fonctions publiques.

C'est au Gouverneur qu'appartient le droit de nommer les fonctionnaires de l'île, soit par cause de décès, révocation ou changement de résidence du prédécesseur sur la proposition des chefs de l'île.

Loi LXI (traduction omise).

Loi LXII

Sur les fonctions du chef de la prison.

1. Le chef de la prison est chargé de tous les prisonniers et aussi de donner des ordres aux fonctionnaires pour arrêter et mettre en prison ceux qui ont été condamnés à cette peine ; c'est lui qui perçoit les frais de prison et ceux de fourrière et qui les remet à l'agent spécial.

La nourriture des prisonniers doit leur être fournie par les parents jusqu'au jour de la sortie de prison. Le chef de la prison doit veiller à ses prisonniers de façon à ce qu'ils ne sortent pas jusqu'au jour où ils sont libérés.


Loi LXIII

Des fonctions du chef de district à l'égard du service de la Police.

Il doitveillerà tous les délits commis dehors et ordonner à ses agents d'appréhender les coupables et de les conduire en prison s'il y a lieu.

Il doit encourager ses agents à remplir fidèlement leurs devoirs. Il doit veiller la nuit à tous les délits qui sont commis dans son district.

Loi LXIY

Des fonctions des mutoi et des juges.

1. Les mutois sont tenus de rechercher tous les crimes ou délits commis dans leur district respectif et la chose leur étant bien démontrée, d'en saisir les juges qui jugeront et condamneront le coupable.

2. Les juges devront aussi bien scruter à l'audience ce que dira le prévenu et aussi ce que dira celui qui accuse et aussi la déposition des témoins. Puis, tous les dires du prévenu, ceux de celui qui accuse, et, les dépositions des témoins ayant été entendues, ils devront délibérer sur la culpabilité ou la non culpabilité du prévenu et prononceront la condamnation s'il y a lieu.

Loi LXV

Des fonctions du trésorier ou conservateur des biens du gouvernement.

1. Quand celui qui aura été condamné en vertu de ces lois aura acquitté la totalité de son amende aux mains des chefs de district, ces derniers devront la remettre à l'agent spécial. Il en est de même pour le chef de la prison qui doit aussi remettre les produits de la prison à l'agent spécial.

Loi LXVI

Du contrôle des ventes.

Les mutois sont chargés du contrôle et de la surveillance des ventes et de la pesée des produits de l'île vendus aux marchands européens ou aux navires qui viennent à Rurutu pour y faire du commerce ou acheter des produits. C'est l'acheteur qui pèse sur la balance et le vendeur qui paie pour la balance un franc (argent français) ou une demi-piastre au profit du Gouvernement et par jour. Les mutois font


également payer aux navires venant à Rurutu pour y faire du commerce les différents droits à percevoir et ils en font le versement entre les mains de l'agent spécial.

Loi LXVII

Des fonctions du tambour.

Celui qui est chargé de battre du tambour doit le faire convenablement, soit pour les séances des juges ou du Conseil ou pour le couvrefeu. Il doit battre son tambour à la mesure prescrite, soit pour les audiences des juges, soit pour le Conseil, soit pour le couvre-feu.

Loi LXVIII

Sur les impôts.

1. Chaque habitant est tenu de payer les impôts fixés chaque année par le Gouverneur. L'impôt personnel sera du par tous les habitants mâles de 15 à 60 ans. Cet impôt est annuel.

2. Les Européens venant s'établir dans l'île de Rurutu et ayant un magasin, paieront un impôt annuel de 20 piastres. Quant aux autres Européens établis dans l'île, ils paieront les impôts auxquels sont assujettis les indigènes et acquitteront également les prestations en nature.

Loi LXIX

Relative au roi, aux chefs, aux juges et tous autres fonctionnaires.

1. Si un délit est commis par le roi ou par des chefs ou par des juges et autres fonctionnaires, ce délit sera jugé conformément à la loi par un tribunal composé des juges et grands juges de l'île lequel pourra s'adjoindre à cet effet les assesseurs qui lui plaira.

Loi LXX

Sur les naissances et les décès.

1. Les père ou mère sont tenus de déclarer à l'officier de l'état civil les naissances de leurs enfants, leurs noms, et date de naissance. Un


délai de 6 jours est accordé pour faire cette déclaration faute de quoi le parent n'ayant pas fait cette déclaration sera condamné à une amende de 2 piastres.

2. Il en est de même pour les décès ; les proches parents doivent en faire la déclaration à l'officier de l'État Civil.

Un délaide 6 jours est laissé aux parents pour faire cette déclaration faute de quoi ils seront condamnés à 2 piastres d'amende.

Loi LXXI

Sur les hommes et les femmes qui se réunissent dans les brousses pour boire.

1. Si les hommes et les femmes se réunissent dans les brousses pour boire, ils seront condamnés, qu'ils aient bu ou non, mais tout bonnement parce qu'ils ont participé dans les brousses à une réunion de buveurs cela suffit pour établir le délit.

Si dans cette réunion, il y a beaucoup d'hommes et beaucoup de femmes ils seront condamnés tous pour attentat à la pudeur, s'il y a lieu, sauf pour les couples qui par leur degré de parenté entre eux ne peuvent être supposés avoir commis ce délit.

Mais si dans cette réunion de buveurs un homme marié se sert d'une femme mariée, ils seront condamnés en vertu de la loi 14.

Si c'est un célibataire, qui dans cette réunion de buveurs a eu des rapports avec une femme libre, ils seront condamnés tous deux en vertu de la loi 15.

Loi LXXII

Sur les chèvres et boucs qui mangent les fruits <Vautrui.

1. Si une chèvre mange les fruits d'un autre, ce dernier la tue et envoie le cadavre au propriétaire de l'animal.

Loi LXXII1

Sur ceux qui organisent des « Upaupa ».

Les danses « upaupa » sont formellement interdites dans l'île telles que les danses générales de tout un district à moins d'autorisation du Conseil des chefs. - Ceux qui organisent de ces upaupa sans autorisation seront condamnés chacun à 2 piastres d'amende.


Loi LXXI V

Sur les affaires générales de l'île.

Toutes les affaires intéressant le bien général de l'île sontexaminées par un conseil composé de tous les chefs de districts et présidé par le Roi grand chef de l'île. Les délibérations de ce conseil seront transmises au Gouverneur qui leur donne la suite qu'elles comportent.

L'agent spécial assiste à ces réunions.

Signé: G. GALLET, E. CHARLIER, L. SUE, TEURUARII IV , TAHUEA2, ATITOA, TEATAIRAI, TANEHOANUU, TEINAROOURIHENUA, PIHAPAINA, MANUA, Apoo, TAUPAPA, TAMAITIANAU.

Rurutu, les 26 et 27 août 1900.

1. Le Roi.

2. La Régente, sœur du Roi. [NitS de l'aut'.]


PIÈCES JUSTIFICATIVES

Protestation de MM. Caret et Laval et du sieur Vincent.

Par-devant nous J. A. Moërenhout, consul des États-Unis, pour O-Taïti, pour les autres îles de la Société, etc., sont comparus : MM. François Caret, Louis-Jacques Laval, prêtres et missionnaires, .et le sieur Antoine Vincent, charpentier-mécanicien, également Français de nation ; Lesquels ont, par ces présentes, déclaré comme il suit : Qu'ils sont venus de l'île de Gambier à O-Taïti dans une petite goëlette portant le pavillon d'O-Taïti et appartenant au nommé William Hamilton, capitaine de ladite goëlette, résidant et domicilié en la même île d'O-Taïti; qu'ils arrivèrent et débarquèrent le 20 novembre dernier au côté est de l'île d'O-Taïti, d'où ils vinrent à pied jusqu'à la place où ils se trouvent en ce moment, nommée Papéiti, au côté nordouest de la même île ; que là, des hommes se disant envoyés de Pomaré, reine d'O-Taïti, vinrent leur signifier qu'ils devaient quitter 1 île ; qu'eux, les susdits Français, ayant des raisons (d'après les déclarations de quelques chefs et de plusieurs autres Indiens) pour croire que ces ordres venaient plutôt de la part du missionnaire anglais Pritchard que de la part de la reine d'O-Taïti, demandèrent à voir cette dernière, et que le 25 du même mois de novembre, les susmentionnés MM. François Caret et Louis-Jacques Laval, furent à Papaoa, où ils virent la reine ; mais que là se trouvait aussi ledit missionnaire anglais Pritchard, qui ne voulut point quitter quoiqu'il en fût sollicité; qu'eux, les deux susdits Français, informèrent alors la reine de objet de leur visite à O-Taïti, et lui offrirent la somme exigée par la loi pour tout étranger qui veut s'établir en cette île ; mais que la reine, toujours influencée par la présence et les discours du susdit mission-


naire anglais, refusa d'accepter cette somme à ces conditions ; qu'eux, les susdits Français, MM. François Caret et Louis-Jacques Laval, lui offrirent alors ce même argent et quelque chose de plus comme un présent, et qu'alors la reine le reçut, malgré les efforts du missionnaire anglais pour l'en empêcher.

Lesdits exposants déclarent de plus qu'ils furent cités depuis à comparaître à une assemblée publique où de nouveau il leur fut signifié qu'ils ne pouvaient séjourner ni rester à 0-Taïti, et qu'ils devaient retourner à l'île de Gambier dans la même goëlette sur laquelle ils étaient venus ; qu'eux, lesdits exposants, répondirent qu'ils ne voulaient point partir, parce qu'ils croyaient qu'il était injuste de les expulser de la sorte ; qu'ils n'admettaient point la loi sur laquelle on s'appuyait, la croyant illégale et contraire au droit des gens, et étant convaincus que l'ordre de leur expulsion même n'était qu'un acte arbitraire de la part du missionnaire anglais Pritchard ; qu'eux, les exposants, devaient effectivement croire que cela était ainsi, d'autant plus que plusieurs des chefs et le plus grand nombre des Indiens avec qui ils ont communiqué, leur avaient constamment déclaré qu'ils désiraient qu'ils restassent avec eux, et que les persécutions et l'ordre de quitter l'île n'émanaient point de la souveraine et étaient contraires aux vœux de la plupart des chefs et de presque tout le peuple de l'île. Ils refusèrent de s'y soumettre, et demandèrent à rester jusqu'à l'arrivée d'un bâtiment de guerre, afin d'avoir des juges compétents pour décider dans leur cas.

De son côté, le sieur Antoine Vincent déclare qu'il avait pris son passage à Valparaiso, sur la goëlette Olive blanche, portant le pavillon d'O-Taïti, qu'il paya 130 piastres pour son passage à bord de ladite goëlette de Valparaiso pour et jusqu'à 0-Taïti, qu'il changea et quitta le bâtiment à l'île de Gambier pour des raisons de désatisfaction ; qu'il vint ensuite, comme il a été dit auparavant, sur la même petite goëlette, avec MM. François Caret et Louis-Jacques Laval jusqu'à 0Taïti, où il lui fut réclamé et où il paya de nouveau à William Hamilton, capitaine et propriétaire de ladite goëlette, la somme de 70 piastres pour son passage de l'île de Gambier jusqu'à O-Taïti. Qu'à son arrivée à O-Taïti, il lui fut également signifié l'ordre de quitter l'île ; que cependant les chefs Stoli, Pafai et Water consentirent depuis à ce qu'il restât, et lui permirent de débarquer ses effets, ses outils, et autres objets ; qu'il alla voir la reine, à qui il offrit les 30 piastres exigées par la loi et qu'elle les accepta, et qu'ayant rempli toutes les formalités voulues, ayant le consentement des principaux chefs, et de la reine, il se croyait en droit de rester dans l'île, et pour cela avait dé-


barqué tous ses effets et se préparait à commencer à travailler, quand, par les machinations du missionnaire anglais Pritchard, de nouveaux obstacles furent élevés, puisque son argent lui fut rapporté par le chef Water et trois ou quatre autres Indiens qu'il croit pouvoir considérer comme les agents dudit missionnaire Pritchard, et qui se comportèrent de la manière la plus brutale pour le forcer à reprendre cet argent.

Les trois exposants déclarent de plus, que croyant leur expulsion de ce pays illégale, contraire aux lois de l'île même, contraire au droit s gens, cruelle et arbitraire, ce n'est pas volontairement qu'ils s'y Soumettent, qu'ils protestent d'avance, comme par les présentes, contre toutes les mesures qu'on prendra pour les expulser de l'île.

Que s'ils sont forcés à bord de la petite goëlette sur laquelle ils sont venus, ou à bord de tout autre bâtiment qui n'est point de leur choix, ils rendent les capitaines et les propriétaires desdits bâtiments, ainsi que la reine d'O-Taïti, et le gouvernement d'O-Taïti, responsables envers la France de leur vie et de tout ce qui pourrait arriver de ac eux a leur personne et à leur propriété, et même, comme citoyens français, ils rendent ce dernier, le gouvernement d'O-Taïti, responsable de toute violence qu'on oserait exercer sur leur personne.

Le sieur Antoine Vincent déclare de plus, et en particulier, qu'ayant ete amené de Valparaiso par un bâtiment portant le pavillon d'O-Taïti, et appartenant à des personnes résidant à O-Taïti, et ayant payé passage de Valparaiso jusqu'à la dernière île, il rend ledit gouvernement responsable du montant de son passage, de tous dommages et pertes Provenant et à lui occasionnés par ledit voyage, et par l'injuste expulsion de l'île après y avoir été amené par des résidents et par des bâtiments sous pavillon d'O- Taïti, et cela, soit pour la perte de son temps, soit pour ses frais et dépenses, soit pour les dommages de ses outils,

de ses effets, etc.

Desquelles déclarations j'ai fait le présent protêt, que j'ai signé, après lecture, avec les exposants, et j'ai apposé le sceau de ce consulat, ce huitième jour de décembre de l'an mil huit cent trente-six.

Signé: FRANÇOIS CARET (vice-préfet apostolique), LOUIS-JACQUES LAVAL (missionnaire apostolique), L. VINCENT, et S. A. MOERENHOUT.


Otaheiti 15 aoùt 1837.

A Sa Majesté la Reine d'Otaheiti.

J'ai reçu une lettre de M. Pritchard où il me dit que votre Majesté ne veut point me permettre de débarquer en cette île. Je prends la liberté d'adresser la présente à Votre Majesté pour la prier de vouloir bien me dire quelles peuvent être les raisons pourquoi on me refuse, chaque jour des Anglais débarquent en cette île, tandis qu'on refuse à tous les Français. Votre Majesté s'est elle déclarée ennemie de la France et des Français ? ou dans le cas présent y a-t-il quelques raisons qui me regardent personnellement et pour lesquelles on me refuse. Je prie Votre Majesté de vouloir bien me répondre et de signer la lettre de sa main. En cas de silence je me croirai autorisé de rester dans cette île.

J'ai l'honneur d'être, etc.

Signé: BOUDU.

(Traduction).

Tahiti 16 aoùt 1837.

M. Boudu,

Voici la réponse de la Reine à ce que vous lui avez écrit. Vous ne pouvez rester à Otaheiti, vous n'y pouvez rester d'aucune manière, allez d'où vous venez, allez où vous voulez, restez où vous l'aimez le mieux, mais que ce ne soit pas à Otaheiti. C'est tout ce que j'ai à dire à vous.

(Signé) POMARE.

M. le consul Pritchard au comte d'Aberdeen. (Extrait.)

Sydney Newsouth-Wales, 8 décembre 1842.

J'ai l'honneur d'informer Votre Seigneurie qu'hier, à mon arrivée ici, je reçus la nouvelle que les Français avaient pris possession de trois îles aux Marquises, et de Taïti et d'Eimeo, aux îles de la Société.

Je compte mettre à la voile pour Taïti dans peu de jours, et à mon arrivée, j'enverrai à Votre Seigneurie un rapport sur l'état dans lequel j'aurai trouvé les choses.


M- le consul Pritchard au comte d'Aberdeen. Reçu le 4 août: (Extrait.) Consulat anglais à Taïti, le 13 mars 1843.

J'ai l'honneur d'instruire Votre Seigneurie, que je suis arrivé à Taïti le 25 février à bord du vaisseau de S. M. la Vindictive. A mon arrivée, j'ai trouvé la Reine Pomaré à 8 milles environ de cette place, chassée de sa résidence ordinaire par les continuelles menaces de la part des Français de faire feu contre elle. Sous la protection du commodore Nicholas, sur le vaisseau de S. M. la Vindictive, la reine Pomaré est rentrée dans sa résidence. Le commodore Nicholas et moi, nous nous sommes efforcés de conformer notre conduite aux promesses réitérées d'assistance et de protection données par le gouvernement anglais à la reine Pomare. Permettez-moi de renvoyer Votre Seigneurie à la lettre de M. Canning, en date du 3 mars 1827, au feu roi de Taïti : « S. M. m'ordonne de vous dire que, bien que la couume de 1 Europe lui défende d'acquiescer à vos vœux sous ce rapport (Il s agissait d'arborer le pavillon anglais), il s'estimera heureux de donner a vous et à vos domaines toute la protection que peut accorder S. M. à un pouvoir ami, à une si grande distance de son royaume.

La dépêche de Lord Palmerston, en date du 9 septembre 1841, est conçue dans le même sens. « Vous assurerez la reine Pomaré que la Reine sera toujours prête à prendre en considération toutes les représentations que voudra faire la Reine Pomaré. Elle sera charmée de donner la protection de ses bons offices à la Reine Pomaré dans tous les différends qui pourraient survenir entre cette Reine et toute autre puissance. Les instructions données par Votre Seigneurie le 30 juillet 1842 répètent l'expression de ce même sentiment. A l'occasion de votre retour à votre poste à Taïti, il serait bon que vous pussiez prouver aux autorités exerçant le gouvernement dans ces îles, que le gouvernement de la Reine continue à prendre le même intérêt à leur prospérité. Votre Seigneurie comprendra que la Reine Pomaré est dans une situation vis-à-vis d'une autre puissance qui l'engage à demander a la Grande-Bretagne l'accomplissement des promesses de protection à elle faites de temps à autre.

M. Addington à sir John Barrow. (Extrait.) Foreign-Office, le 11 juillet 1843.

En présence de la marche qu'a imprimée aux affaires, dans l'Océan Pacifique, la prise de protectorat des îles de la Société par les Fran-


çais, il paraît extrêmement désirable à lord Aberdeen d'envoyer, sans perte de temps, au commandant des forces navales de S. M. dans l'Océan Pacifique, des instructions destinées à lui expliquer les vues et les intentions actuelles que ce nouvel état de choses a suggérées au gouvernement de S. M. et qui devront lui servir de règle de conduite.

Le gouvernement de S. M., bien qu'il n'ait pas reconnu à la France le droit de prendre et d'exercer un protectorat sur les îles de la Société, n'a cependant pas l'intention de mettre ce droit en question.

Il paraîtrait certain, d'après différents rapports reçus par le gouvernement de S. M., relativement aux négociations qui ont eu pour résultat l'abandon, par la Reine de Taïti, d'une portion de son autorité souveraine, que cette cession a été obtenue en partie par l'intrigue, en partie par l'intimidation. Mais néanmoins, quel que soit le sentiment auquel la reine Pomaré ait obéi, l'abandon de sa part a été volontaire et accompagné de toutes les formes. Il semble donc au gouvernement de S. M. qu'indépendamment d'autres considérations, il n'y a aucun motif suffisant, à raison du défaut de formalité, pour nier la validité de cette cession, quelque favorablement que le gouvernement de S. M. puisse être et soit réellement disposé en faveur de la Reine Pomaré, et quelque grand que soit son regret de lavoir réduite à la sujétion par une puissance étrangère. En conséquence, dans les communications qui ont eu lieu entre les gouvernemens anglais et français, relativement aux îles de la Société, depuis que la prise partielle de souveraineté sur ces îles par les Français a été connue, le gouvernement de S. M. n'a élevé aucune réclamation. Il s'est borné à insister pour faire respecter les sujets anglais dans ces îles, et pour obtenir du gouvernement français l'assurance positive qu'une égale protection serait accordée aux missionnaires protestans et catholiques romains qui s'y trouvaient établis.

En conséquence, le gouvernement de S. M. désire que les commandans des forces navales de S.M. qui visiteront les îles de la Société ne fassent aucune difficulté de saluer le pavillon introduit par l'amiral français. Il désire également qu'on ne conteste en aucune manière le droit des Français d'exercer l'autorité dans ces îles, concurremment avec la souveraine.

Le consul de S. M. à Taïti recevra l'ordre d'observer de près la conduite des autorités françaises relativement aux missionnaires protestans et à la liberté du culte religieux dont jouissent les sujets anglais dans les îles de la Société. Dans le cas où le gouvernement fran-


çais viendrait à s'écarter de la ligne de conduite qu'il a pris l'engagement solennel de suivre à cet égard envers les sujets anglais, le consul devrait en informer le gouvernement de S. M.

ans l'état des choses, lord Aberdeen regarde comme indispensable que les bâtimens de guerre de S. M. fassent désormais de plus fréquentes visites aux îles de la Société. Ils tiendront ainsi éveillé, dans les chefs comme dans les naturels de ces contrées, le sentiment de respect qu'ils ont toujours été disposés à accorder au pavillon anglaIs, et ils maintiendront, par des relations constantes et personnelles, l'influence que le nom et le caractère anglais ont acquise dans cette partie du monde.

Lord Aberdeen à Lord Cowley. (Extrait.)

Foreign-Office, le 25 août 1843.

Le gouvernement de S. M. n'a pas l'intention de s'opposer, en aucune manière, au nouvel état de choses établi dans les îles de la Societe, et il a déjà prévenu l'amirauté de son désir d'accorder, sans iculte, le salut au pavillon substitué par l'amiral français à l'ancien pavillon de Taïti.

Cependant, en égard aux relations anciennes et amicales qui subsistent entre la Grande-Bretagne et les îles de la Société, depuis leur première découverte par un navigateur anglais, en égard aux bons offices que le gouvernement anglais a promis à ces peuples en différentes occasions, et en raison du fait même de la conversion et de la civilisation de ces îles par les missionnaires anglais, le gouvernement de S. M. se regarde comme entièrement autorisé à intercéder auprès du gouvernement, français, afin d'assurer à la Heine infortunée de ces îles toute la liberté compatible avec les restrictions qu'elle s'est imposées, et d obtenir particulièrement pour elle protection contre le rigoureux traitement auquel elle a été soumise.

Il faut espérer qu'à l'avenir, le gouvernement français mettra un terme a de pareils excès ; la nation française serait la dernière, nous en sommes persuadés, à exercer ou à tolérer une conduite insultante dans un cas semblable.Quant aux missionnaires anglais des îles de la Société, l'assurance déjà donnée au gouvernement de S. M. par le gouvernement de France sur 1 entière liberté dont les missionnaires jouiront dans l'exercice de leurs fonctions religieuses est une garantie suffisante. Ces hommes


estimables jouiront de la liberté qui leur est si solennellement promise.

Le gouvernement de S. M. se regarde comme engagé par toutes les considérations d'honneur national et de justice, à soutenir les missionnaires protestans des îles de la Société ; et il ne saurait admettre que le changement récemment survenu dans ce pays, ait altéré ou affaibli en rien cette obligation. Le gouvernement de S. M. conseillera sans cesse à ces hommes pieux et exemplaires de se soumettre paisiblement à l'ordre de choses établi, et d'exhorter la Reine, ses chefs et ses sujets, à observer la même prudence dans leur conduite; mais le gouvernement de S. M. regardera toujours ces soutiens des doctrines protestantes, comme ayant droit à toute la protection que S. M. peut convenablement leur accorder.

Votre Excellence communiquera cette dépêche à M. Guizot.

M. Guizot au comte de Rohan-Chabol..- (Communiqué au comte d'Aberdeen le 23 septembre.) — (Extrait.)

Paris, le Il septembre 1843.

J'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le 21 août, pour me donner connaissance des explications que vous avez eues avec lord Aberdeen au sujet de Taïti. Lord Cowley m'a communiqué, de son côté, une dépêche que lord Aberdeen lui a écrite le 25 sur cette question, et dont vous trouverez ci-joint copie.

Le cabinet de Londres nous renouvelle l'assurance qu'il n'entend pas mettre en question notre établissement dans ce pays; il nous annonce qu'il a donné les ordres nécessaires pour qu'à l'avenir les navires anglais ne fassent pas difficulté d'y saluer le pavillon substitué par M. l'amiral Dupetit-Thouars à l'ancien pavillon du gouvernement local. Ces déclarations sont complètement satisfaisantes.

Il est tout à fait inexact que nos griefs contre le gouvernement de la Reine Pomaré fussent de frivoles prétextes misenavant pour justifier les exigences qui ont amené sa soumission à l'autorité du Roi. Les vexations exercées par ce gouvernement contre les sujets français, son impuissance à maintenir l'ordre public, les inconvéniens qui en résultaient pour tous les étrangers séjournant ou abordant à Taïti, sont des faits notoires et évidensqui appelaient impérieusement une énergique intervention. L'adhésion donnée par les résidens anglais, par les missionnaires eux-mêmes, aux mesures de notre amiral, ne peuvent laisser aucun doute à cet égard ; je joins ici copie de leurs propres lettres.


Quant aux motifs qui ont déterminé la reine Pomaré à demander le protectorat du Roi, au lieu de nous accorder simplement la satisaction qui nous était due, et à l'influence qu'ont pu exercer sur elle les mécontentemens et l'attitude menaçante des chefs de l'île, c'est ce que nous n'avons pas à rechercher. Il nous suffit que tout, dans ce qui s'est passé, ait été aussi régulier dans la forme que juste et légitime au fond. Si, depuis, la reine Pomaré, et peut-être même quelques-uns des chefs qui nous avaient appelés, cédant à des suggestions étrangères, ont paru vouloir revenir sur leur consentement, on ne pretendra sans doute pas que notre politique doive se subordonner a de pareils caprices. Le Roi a accepté le protectorat qu'on lui offrait.

Nous avons envoyé les forces nécessaires pour en assurer l'exercice ; nous maintiendrons un état de choses auquel le gouvernement britannique a déclaré et déclare encore qu'il ne fait aucune objection. Je n'ai pas besoin d'ajouter qu'indépendamment de leur fidélité à remplir les engagemens pris envers la Reine Pomare, les autorités françaises la traiteront toujours avec les égards qui lui sont dus.

Tel est, Monsieur, la véritable situation des choses. Quant aux inquiétudes que lord Aberdeen laisse entrevoir par rapport à l'avenir des missionnaires protestans, les explications verbales dans lesquelles vous êtes entré avec lui ne peuvent laisser lieu, pour lui, à aucune inquiétude. Nous pensons, comme lord Aberdeen, que les torts individuels d'un missionnaire ne sauraient avoir pour effet d'enlever à ses confrères les droits qu'ils ont à la protection du gouvernement du 01. Certainement aussi il reconnaît avec nous que la qualité du missionnaire ne saurait protéger contre une juste sévérité celui qui s'en ferait une arme pour attaquer l'ordre établi, soit par la violence, soit Par l'intrigue. Le zèle religieux, même sincère, n'aurait jamais dû, et ne peut en aucun cas, de nos jours, servir de voile, de justification et e sauvegarde à de coupables machinations contre les gouvernemens.

S. Vous voudrez bien donner lecture de cette dépêche à lord Aberdeen, et vous voudrez bien lui en laisser copie.

Le comte d Aberdeen à M. le consul Pritchard. (Extrait.)

Foreign-Office, le 25 septembre 1843.

J'ai reçu votre dépêche du 13 mars dernier, par laquelle vous m'annoncez votre arrivée à Taïti sur le vaisseau de S. M. la Vindictive.

vous semblez avoir complètement mal interprété les passages des lettres de M. Canning et de lord Palmerston que vous citez dans votre


dépêche à l'appui du principe d'intervention active, de la part de la Grande-Bretagne, en faveur de la Reine Pomaré contre la France.

Il est évident, par la teneur entière de ces lettres, que le gouvernement de S. M., à cette époque, n'était pas disposé à intervenir activement en faveurdela souveraineté des îles de la Société, bien qu'il lui offrît volontiers la protection et les bons offices qu'il pouvait convenablement lui accorder sans une intervention active. Mais il n'est pas supposable que le gouvernement de S. M., au moment même où il refusait de prendre les îles de la Société sous la protection de la couronne anglaise, pût avoir l'intention de s'engager à interposer ses bons offices en faveur de sa souveraine, de manière à s'exposera la presque certitude d'une collision avec une puissance européenne.

Le gouvernement de S. M. déplore sincèrement l'affliction et l'humiliation que la Reine Pomare a souffertes ; il désire même faire tout ce qui sera en son pouvoir pour adoucir sa pénible position; mais malheureusement la lettre par laquelle on sollicitait la protection française a été signée par la Reine de son plein gré et de son propre arbitre. L'accord qui suivit a été également contracté et sanctionné de l'aveu et par le fait même de la Reine.

En conséquence, le gouvernement de S. M., quelque porté qu'il puisse être à regretter la ligne de conduite par laquelle la Reine a été amenée à signer un acte si fatal à son indépendance, n'a plus, après la sanction volontaire et formelle qu'elle lui a donnée, aucun motif légitime et plausible pour s'opposer à la prise et à l'exercice du protectorat par les Français.

Le gouvernement de S. M. n'a donc pas l'intention d'élever aucune difficulté, soit quant à cet exercice d'autorité, soit quant à la légitimité du nouveau pavillon que les Français ont jugé convenable de substituer à l'ancien pavillon taïtien.

Mais le gouvernement de S. M. a la ferme intention de conserver aux missionnaires protestans anglais le droit de jouir d'une liberté entière et illimitée dans l'exercice de leurs fonctions religieuses, et le privilège de soutenir en chaire la vérité des doctrines protestantes contre quiconque les attaquerait.

Le gouvernement de S. M. se propose aussi, quand les occasions s'en présenteront, d'intercéder, dans la mesure convenable, auprès du gouvernement français en faveur de la Reine de Taïti, afin d'obtenir pour elle protection contre un traitement rigoureux, et lui assurerdans son malheur les adoucissemens qui pourraient, jusqu'à un certain point, compenser la perte de son indépendance.

Il serait sage à la Reine Pomaré de se soumettre à la triste posi-


tion que ses propres craintes et les intrigues de quelques-uns de ses chefs lui ont faite. Résister à ceux qui ont pris sur elle les droits de protecteur, ce serait aggraver le malheur de sa position et provoquer un traitement pire encore que celui qu'elle a déjà subi.

En conséquence, vous saisirez toutes les occasions convenables de recommander à la Reine Pomaré cette ligne prudente de conduite ; vous lui donnerez en même temps l'assurance que le gouvernement de S. M., bien qu'il ne puisse intervenir avec autorité en sa faveur, éprouve cependant une grande sympathie pour elle, et ne manquera pas de persister dans les efforts qu'il a faitsjusqu'à présent afin d'adoucir sa position.

Quant aux autorités françaises, vous observerez constamment une extrême prudence et les plus grands égards dans votre conduite envers elles, et vous vous abstiendrez de tout acte et de toute parole qui pourrait faire supposer l'intention d'offenser.

Par-dessus tout, vous aurez soin de n'employer, dans votre conversation avec la Reine ou ses chefs, aucune expression qui puisse les encourager à compter, en aucun temps, sur l'assistance active du gouvernement de S. M. contre les Français. Mais vous ne perdrez, au contraire, aucune occasion d'insister auprès d'eux et des missionnaires protestans sur la nécessité d'imprimer à leur conduite et à leur langage une extrême circonspection, nécessité indispensable dans la situation où ils se trouvent placés.

Vous surveillerez avec une vigilance incessante la conduite des Français à l'égard de nos missionnaires, et vous ne manquerez pas de rapporter minutieusement au gouvernement de S. M. toutes les circonstances qui vous paraîtraient, à cet égard, dignes d'attention.

Le gouvernement de S. M. désire aussi particulièrement que vous recommandiez à tous les commandans des forces navales de S. M. qui pourraient aborder aux îles de la Société, d'observer dans leur conduite avec les autorités françaises toute la modération compatible avec la dignité de la Couronne anglaise et la protection efficace des droits et des intérêts de la Grande-Bretagne.

(N° 4 du Registre.) Papéiti, 30 janvier 1844.

MONSIEUR LE CAPITAINE, Dans un document publié dans l'île, l'ex-Reine promet l'assistance du Gouvernement anglais aux habitans de Taïti ; Pomaré parlant de la frégate anglaise le Dublin dit : our man of war is about lo leave for


Oahu, having been sent for by the admirai ; here is one little man of war which is taking care of us and one is coming ; do you not listen to the person who suggests that we shall not be assisled. Britain will never cast us away, etc.

Je ne puis croire, Monsieur le capitaine, que ces paroles vous soient connues ; et dans le cas où elles vous le seraient, je vous prierais de me dire si vous en acceptez la responsabilité, au nom du Gouvernement que vous représentez ici.

Signé: BRUAT.

A M. le Lieutenant Hunt, commandant le dogre de S. M. B. le Bazilic.

Lettre du commandant du Basilic au Gouverneur.

Ketch de S. M. B. Basilisk.

Papeïti, 30 janvier 1844.

MONSIEUR,

J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre n° 4, en date de ce jour, et je prends la liberté de vous dire que je n'ai absolument aucune connaissance du document public auquel vous faites allusion.

Je vous remercie, Monsieur, de l'opinion que vous exprimez, dans la dernière partie de votre lettre, relativement à l'ignorance où vous me croyez être de l'objet en question.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Signé : H. I. HUNT, Lieutt et Com'.

Copie de la déclaration adressée au gouverneur par le juge Taamu.

(Traduction. )

Je suis complètement coupable puisque j'ai été à bord d'un bâtiment de guerre anglais, sans égard pour ma position comme juge, mais je m'y rendis parce que j'étais très tourmenté par M. Pritchard et j'y fus même avec une grande crainte : craignant de partir à bord du navire, grandes ont été en effet mes craintes.

Signé : TAAMU.


Lettre de l'Indien Piapa accusé d'avoir porté la missive de Pomare transcrite plus haut.

(Piapa est détenu à bord.) A bord du bâtiment de guerre, 16 février.

J'allai dans la matinée et je trouvai Ori debout à la porte qui conduit à la maison; il me dit : portez cette lettre à l'Église. — donnezla moi (dit Piapa en réponse) et il me la donna ; je la pris et la mis sur la chaire de l'Église etensuite je la mis sur l'herbe, puis je la repris et la remis sur la chaire. Tout ce que j'ai à dire c'est que si j'ai agi de la sorte, c'est que mon cœur était plongé dans les ténèbres ; c'était comme une plaisanterie (toute chose propre à faire rire le monde), si mon esprit eût été dans un état de lucidité comme maintenant (il n'en eût pas été ainsi). — Mais ceci est ma parole. Je me repens de mon crime devant vous.

Signé: PIAPA..

Lettre de l'Indien Mamoë, Petit chef de Paofai, détenu à bord de l'Embuscade.

Papéiti, le 16 février.

GOUVERNEUR GÉNÉRAL, Paix et santé vous soient en Dieu à jamais.

Je suis bien aise que vous ayez dit que chacun devait avoir le droit de se faire entendre. Voici ce que j'ai à dire: je jure en votre présence que si vous donnez l'ordre de me renvoyer à terre, je ne suivrai point les Anglais ; j'ai depuis longtemps été pour les Français. Mon crime est de n'être pas allé vous rendre mes devoirs; car, pour moi j'avais été depuis longtemps du parti des Français, mais j'étais honteux de Pomaré (ou j'éprouvais de la honte à cause de Pomaré), mais je ne craindrai plus maintenant, mon cœur était depuis longtemps dévoué aux Français et je leur avais abandonné ma terre. Surveillez-moi dorénavant et saisissez-vous de celui qui commettra du désordre.

Paix et santé vous soient en Dieu Par MAMOÉ.


Lettre de VIndien Jaré, ex-orateur de la Reine, et détenu à bord de l'Embuscade.

A bord du bâtiment de guerre, 17 février 1844.

GOUVERNEUR GÉNÉRAL, Paix et santé à vous et à toute votre famille.

Je suis très content maintenant.

Voici ce que j'ai à vous dire, Gouverneur Général.

J'invoque votre compassion et vous prie de jeter les yeux sur moi.

Je suis ici en votre pouvoir, de même que toute ma famille, et je vous supplie d'avoir compassion de moi, et puissé-je n'être jamais exaucé si je méconnais votre indulgence à mon égard. Puisse votre œuvre à Tahiti ainsi que partout ailleurs être bénie de Dieu. — Je ne recommencerai plus car je pense aller quelqu'autre part où je sois à l'abri de tout désappointement.

Paix et santé.

J'ai dit.

Votre serviteur.

Signé : MARÉ.

2me lettre de Maré.

A bord du bâtiment de guerre, 17 février.

GOUVERNEUR GÉNÉRAL,

Paix et santé vous soient en Dieu, cette année, et puissiez vous être toujours protégé par lui.

On m'a donné connaissance de ce qui m'a été écrit.

1. Et maintenant je viens me disculper auprès de vous. La lettre que l'on me fait un crime d'avoir écrite n'a point été conçue par moi, et si je l'ai fait ce n'est que parce que les petits chefs me l'ont commandé, et j'ai été banni à cause de cette lettre. — ce bannissement m'était agréable et je résolus de me rendre à Mooréa pour y rester.

2. Mais M. Pritchard ainsi que le capitaine du petit bâtiment de guerre anglais me dirent : Ne vous pressez pas de partir ; adressez une pétition, au sujet de la lettre aux mains de Paraïta, et je dis : je n'écrirai plus de peur que mon crime n'en devienne plus grand. Cependant ils m'importunaient encore pour écrire et j'y consentis, mais


je n'obtins pas l'objet de ma demande et l'on ne me répondit point.

Je me décidai alors à partir pour Moorea et je pris de l'argent pour acheter un canot — mais Pritchard et le Capitaine anglais me dirent encore de ne pas me presser et d'adresser une pétition au Gouverneur; je dis que je ne m'en souciais guère dans la crainte qu'on ne pensât que j'avais de la répugnance à subir le bannissement et que l'on ne m'envoyât à Maatea. Le Capitaine du bâtiment me dit alors : Quand la police viendra pour s'emparer de vous, venez au bord de la mer et jetez vous à l'eau, je viendrai vous prendre ; je me sentis troublé de ce qu'ils disaient tous deux et je me laissai tromper par leurs paroles artificieuses, car ce n'est point de propos délibéré que j'ai commis ce crime.

Je me repens de ma faute vu que je ne le ferai plus.

Car je suis maintenant hors la loi, je ne puis plus invoquer l'appui du Gouvernement du protectorat et c'est la fourberie des Anglais qui m'a conduit là.

Paix et santé.

Signé: MARÉ.

Lettre de l'Indien Uavéa détenu à bord de l'Embuscade.

17 février 1844.

MON GOUVERNEUR ET AMI, Paix et santé vous soient dans le vrai Dieu.

Voici ce que j'ai à dire concernant ce que vous avez prescrit dans la lettre par laquelle vous recommandez de me faire bien savoir que chacun peut s'expliquer et faire entendre sa voix : Mon crime est d'avoir prêté l'oreille à des paroles trompeuses et cédé aux menaces qui m'étaient faites ; c'est pourquoi je suis dans la peine, mon cœur gémit de la faute que j'ai commise. Je vous supplie premièrement de me pardonner mon crime, si cela vous est agréable, — secondement de vouloir bien permettre que je me donne entièrement à vous ainsi que ma famille, même pour vous servir.

J'ai dit.

Paix et santé vous soient en Dieu par UAVEA.

Établissemens français de l'Océanie.

Au nom du Roi des Fra nçais, le gouverneur des possessions françaises au peuple de Taïti : Faaniri, Kaheahou, Potowai et Feraïtou ont refusé d'entendre nos


paroles de paix ; en conséquence je les déclare rebelles. Leurs biens seront séquestrés ; huit jours leur seront donnés pour faire leur soumission. Le district qui leur a donné refuge sera frappé d'une contribution fixée selon son importance. Les personnes qui veulent conserver le maintien de la paix et des lois peuvent rester tranquilles sous la protection de la France. La sévérité des lois atteindra le coupable.

BRUAT.

Papeete, 17 février 1844.

Papeïti, 19 février 1844.

MONSIEUR LE CAPITAINE,

Dans la visite que j'ai eu l'honneur de recevoir de vous, hier, vous m'avez donné sur votre conduite des explications telles que je crois devoir vous demander quelques éclaircissements.

Vous convenez avec moi que l'ex-Reine, livrée à elle-même, reviendrait vers nous ; mais vous ajoutez que vous croyez devoir faire tout ce qui dépendra de vous pour empêcher Pomaré de se rapprocher de nous et de contracter de nouveaux engagements avec le Gouvernement français.

Je sais, Monsieur le Capitaine, que lorsque je vous ai demandé si vous m'écririez pareilles choses, vous m'avez répondu non ; je me souviens aussi que vous avez ajouté que vous agissiez sans ordre de votre cabinet et d'après les instructions du capitaine Tucker que vous remplacez. Ainsi votre conversation était en partie privée.

Cependant, je dois vous faire observer que, si telle est la base de votre conduite il n'est pas étonnant que Pomaré ait écrit la lettre que j'ai fait saisir.

Vous m'avez écrit, et je vous crois, que vous ne connaissez pas cette circulaire ; mais le mal est le même puisque c'est sous votre inspiration qu'elle compromet votre gouvernement.

Déjà, malgré votre promesse, qui m'avait fait retirer les gardes chargés d'arrêter les Indiens qui allaient à votre bord et en venaient, les enfants de Pomaré s'y sont rendus et vous les avez gardés craignant, disiez-vous, de les voir massacrés par leur mère si vous tentiez de les renvoyer.

Quelle que soit votre opinion, Monsieur le capitaine, vousne pouvez nier que votre bâtiment n'est plus un lieu d'asile mais un centre d'où partentlesintriguesqui peuvent troubler la tranquillité de l'ile. Je vous en préviens à temps, Monsieur, pour que vous n'ayez pas à vous reprocher plus tard les châtiments qui pourraient être encourus par de


malheureux naturels que l'on entraîne à la désobéissance et je vous préviens officiellement, afin que nos deux gouvernemens puissent juger en connaissance de cause de nos conduites respectives.

Le Gouverneur des Établissements français de l'Océanie, (Signé) BRUAT.

Arrêté paru le 20 février.

Au nom du Roi des Français.

Nous gouverneur des possessions françaises dans l'Océanie, au peuple de Taïti : Taviri, Faraou, Pito-Mai et Terai, chefs ayant refusé d'écouter notre parole de paix, nous les déclarons rebelles. En conséquence, leurs biens seront mis sous le séquestre.

Huit jours leur sont accordés pour faire leur soumission. Les districts qui leur donneront asile seront frappés d'une contribution de guerre. Que les hommes amis de la paix et des lois restent tranquilles sous la protection de la France. La sévérité des lois atteindra les coupables.

Signé: BRUAT.

3me lettre de Maré.

A bord du bâtiment de guerre, 20 février 1844.

Au Gouverneur Général,

Paix et santé, puissiez-vous diriger d'une main prospère le Gouvernement à Taïti.

J'ai reçu la lettre et je l'ai lue.

Je suis parfaitement satisfait de ce que vous vous soyez enquis de moi.

Voici ce que j'ai à dire, je vous expose entièrement l'origine de ladite affaire et j'affirme par serment la sincérité de la déposition que je fais dans cette lettre.

Pomaré m'envoya une certaine personne du nom de Manu, je dormais lorsqu'il vint à moi et m'éveilla par ces mots, « debout, Pomaré vous demande pour vous envoyer chez Pritchard ». Il ne me dit rien de plus. J'allai la même nuit chez Pritchard, et ce fut là que l'on m'informa de ce dont il s'agissait.


Pritchard me dit: c'est l'ordre de Pomaré, allez veiller le pavillon demain et observez bien lorsqu'il sera halé bas (amené) par les Français.

Je restai surpris et je dis: Souffrez que ce ne soit pas moi, mais envoyez chercher Haamateura et chargez-le de ce soin et dispensezm'en ! Uata dit : il faut vraiment que ce soit vous, il (faisant allusion à Haamateura) demeure très loin de Papasa.

Voici les noms des personnes qui ont été choisies cette nuit: — No et Hapono. Ils devaient veiller à la barrière de l'enclos de la Reine et lorsque les Français seraient venus ils devaient dire : « N'y touchez pas, c'est sacré ! » et dans le cas où les Français ne tiendraient pas compte de leurs paroles, ils devaient ne pas insister, se retirer et rester tranquilles. Telles étaient les instructions qu'ils avaient reçues.

Voici maintenant celles qui m'ont été données: vous veillerez au hale bas du pavillon par les soldats et vous direz : « Sujets du glorieux Roi Louis-Philippe, tels sont les ordres de Pomaré, il ne lui sera pas du tout agréable que vous ameniez ce pavillon, car c'est le signe de sa Souveraineté», et s'ils n'y prennent pas garde, alors désistez vous.

Voici la seconde partie de ce que je devais dire : « Lorsque le pavillon sera amené vous invoquerez la protection du Consul d'Angleterre, en disant « Consul d'Angleterre, j'ai été maltraité, je me mets sous votre sauvegarde, secourez-moi ! »

Et quand je serais retourné j'en aurais informé Pomaré en disant « ce que vous m'avez commandé de faire est terminé ».

Je ne suis point la personne qui ai agi en ennemi, cette personne-là est maintenant à terre ; mais c'est moi qui souffre pour ce qu'a dit un autre.

Voici mes derniers mots : Pritchard en est l'origine (l'auteur) aussi bien que Pomaré et les Capitaines du bâtiment anglais.

J'ai dit, mon maître.

Signé: MARÉ.

A bord du bâtiment de sa Majesté le Ketch Basilisk, 21 février 1844.

MONSIEUR,

J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre du 19 courant, qui m'est parvenue d'hier.

Vous dites dans le premier paragraphe de votre réponse que je vous ai donné les explications qu'exigeait ma conduite. J'ai l'honneur de répondre à cela que mon intention n'a jamais été de donner aucune


explication de ma conduite. Notre conversation a été entièrement privée.

Permettez-moi, Monsieur, de différer avec vous quant au 2me paragraphe de votre lettre où vous dites que je suis tombé d'accord avec vous que si Pomaré était laissée à elle-même elle retournerait vers les Français. J'ai compris que vous vouliez faire entendre par là que si Pomaré était libre de ses mouvements elle se placerait volontairement sous la protection française. Vous savez, Monsieur, que tel n'est pas le cas, puisqu'elle a recherché ma protection de sa propre volonté.

Pour ce qui est d'empêcher Pomaré malgré sa bonne volonté, de contracter de nouveaux engagements avec les Français, je vous ai observé dans ma réponse ce que je vous prie de me permettre de répéter ici, que je considère comme étant de mon devoir d'empêcher Pomaré de souffrir aucune violence. Bien loin de m'opposer à ce que les Chefs en petit nombre dévoués aux intérêts de la France entrassent en pourparler avec elle, lorsque leur députation s'est présentée à mon bord sur une embarcation d'un vaisseau de guerre français je me suis non seulement retiré, mais j'ai fait retirer tout le monde, afin qu'ils pussent converser librement avec Pomaré.

En réponse au troisième paragraphe je dois déclarer que j'ai agi sans instructions précises mais que j'ai fait de mon mieux et de telle sorte que j'espère obtenir l'approbation de mon gouvernement.

Quant au lillle paragraphe j'ai l'honneur de vous faire observer que notre conversation n'a pas été privée sur quelques points seulement de ce qui concerne Pomaré, mais en tout ce qui lui est relatif.

Votre 5me paragraphe, Monsieur, m'étonne grandement en ce que vous dites que Pomaré a compromis mon gouvernement dans le document dont vous vous êtes saisi. C'est une chose que je ne puis concevoir. Pomaré a employé les termes nos et nous suivant un usage que je crois invariable, mais que sa lettre ait été écrite sous mon inspiration, c'est ce que je ne crains pas de nier.

Votre sixième paragraphe est tout à fait inexplicable pour moi, l'accusation qu'il contient m'étonne tellement que j'ai seulement à y opposer une dénégation complète. Vous assurez, Monsieur, que sur ma promesse vous avez retiré la garde chargée d'arrêter les Indiens qui se rendraient à bord. Lorsque Pomaré est venue à bord de mon bâtiment pour réclamer ma protection, ainsi qu'elle l'a déclaré, comme j'avais observé un factionnaire qui se promenait devant le navire, j'ai eu l'honneur d'aller vous trouver moi-même et de vous demander, si les parens et la suite de la Reine pouvaient librement venir la visiter et s'en retourner à terre, vous m'avez répondu affirmativement. Mais


vous n'avez retiré aucune garde sur ma promesse. Je n'ai même jamais eu de garde. Seulement un factionnaire continue à être placé en face de mon bâtiment, précisément comme le premier jour. D'après le paragraphe auquel je réponds, vous paraissez convaincu, Monsieur, que les enfants de Pomaré sont venus à bord après leur mère. J'ai l'honneur de vous faire savoir qu'ils sont tous venus ensemble et que depuis lors aucun d'eux n'est descendu à terre. Vous devez vous rappeler que j'ai dit que la Reine Pomaré avait juré de massacrer ses enfants plutôt que de les voir tomber entre les mains des Français ; et je crois qu'assurément elle tiendrait parole.

Je ne puis vous accorder, ainsi que vous le dites dans votre 7me paragraphe, que mon bâtiment soit un centre d'intrigues ourdies contre le repos de cette île. Je crois plutôt qu'il ne s'en émane que des dispositions pacifiques et un ardent désir d'inculquer à tous la soumission aux lois établies.

Je vous remercie des avertissements que vous voulez bien me donner ; mais j'ai la conscience de n'avoir rien à me reprocher.

Je désire vivement que nos deux Gouvernements puissent voir dans son vrai jour la conduite que nous avons suivie l'un et l'autre.

J'ai l'honneur etc.

Signé: HENRY I. HUNT, Lieutenant et Commandant.

Lettre de Paraïta, chef de Papeïli, démentant des propos attribués à Pomaré, par le capitaine du ketch anglais le Basilisk.

Papéïti, 22 février 1844.

Gouverneur, santé et paix soient à vous.

Je vous fais connaître en détail les faits que je vous ai appris verbalement hier. Lorsque j'ai interrogé Pomaré pour savoir s'il était vrai qu'elle eût dit à bord du petit bâtiment de guerre anglais, que si le gouverneur venait pour porter ses enfants à terre, elle les tuerait.

Pomare a répondu : Qui a dit cela ? Quel est dans le monde entier celui qui voudrait tuer ses enfants ? Il n'est qu'un père qui se soit jamais résolu, du moins à ma connaissance, à faire périr son fils c'est Abraham. Pomaré répéta : Qui a dit cela? Je lui dis que le capitaine du petit navire à bord duquel elle était l'avait dit à M. Moerenhout4

1. Paraïta commet ici une erreur, c'est au Gouverneur et non à M. Moerenhout que le capitaine Hunt a tenu les propos rapportés dans cette lettre.


de qui l'information m'est venue. Tati aussi était présent à la conversation qui a eu lieu entre Pomaré et moi.

Ce sont là toutes les paroles.

Santé et paix à vous, Gouverneur.

Signé: PARAÏTA.

Copie de l'ordre du commandant particulier, relativement à la mise en état de siège de Papeiti.

Le commandant particulier des Iles de la Société arrête ce qui suit: ART. 1er. Jusqu'au retour de S. E. M. le gouverneur, les établissemens de la baie compris entre la pointe des Cocotiers et la caserne de l'Uranie sont déclarés en état de siège.

ART. 2. Tout résident européen ou indien doit être rentré dans son habitation au coup de canon de retraite, et n'y recevoir personne après cette heure.

ART. 3. Depuis le coup de canon de retraite jusqu'à celui de la diane, les patrouilles commandées par un officier et les rondes de police pourront se faire ouvrir, ou ouvrir de vive force, et visiter en détail toute maison qui leur paraîtra suspecte, ou dans laquelle on soupçonnera une réunion de personnes autres que celles qui habitent la maison.

ART. 4. Au coup de canon de retraite, tous les feux des cases indiennes doivent s'éteindre.

ART. 5. Les embarcations des bâtimens étrangers, à quelque nation qu'ils appartiennent, doivent avoir quitté le rivage au coup de canon de retraite, emmenant avec elles toutes les personnes de leur équipage et tous les passagers descendus à terre dans la journée. Il est interdit à tout officier, matelot ou passager d'avoir à terre un logement de nuit.

ART. 6. D'un coup de canon à l'autre, les bâtimens étrangers sont prévenus qu'en outre des coups de feu auxquels ils exposeraient leurs hommes, en envoyant un canot à terre, l'équipage serait arrêté et l'embarcation immédiatement sabordée ou détruite.

ART. 7. Si les patrouilles ou rondes de gendarmes trouvent dans les maisons qu'elles visiteront des personnes qui ne les habitent pas, en outre de l'arrestation de ces personnes, de celle du propriétaire, de la confiscation ou de la destruction immédiate de tout vin, alcool, ou autres esprits, les maisons pourront être détruites, et leurs matériaux transportés à la convenance du commandant supérieur, pour construire des corps de garde, magasins ou abris utiles à la garnison.


ART. 8. Soit que l'établissement conserve sa tranquillité ou qu'il vienne à être troublé de nuit par une cause quelconque, il est expressément défendu aux Européens et Indiens de sortir de chez eux ; ceux qui ne se conformeraient pas à cet ordre s'exposeraient à recevoir le feu d'une patrouille.

ART. 9. Les agens de la police indigène qui devront veiller la nuit seront rendus chaque soir, à sept heures, à la caserne de gendarmerie, d'où ils ne sortiront pour leur service qu'avec de la lumière, et accompagnés par un gendarme français.

ART. 10. MM. les employés de l'établissement que leur service ou tout autre motif appellera hors de chez eux après la retraite devront se faire accompagner d'une lumière.

ART. 11. Au coup de canon de retraite, toutes les baleinières, canots et pirogues appartenant aux résidens et aux Indiens devront être halés à terre, à dix longueurs d'embarcations au moins de la haute mer ; toute embarcation trouvée à flot après huit heures sera sabordée ou détruite.

ART. 12. Toutes les baleinières, pirogues armées par des Indiens ou en contenant, qui voudront entrer dans la baie ou qui voudront en sortir, devront accoster le stationnement, afin qu'on les visite pour s'assurer qu'elles ne contiennent ni vin, ni alcools, ni munitions de guerre, ni armes, ni rien de suspect.

Art. 13. Les embarcations des bâtimens de guerre français qui voudront venir à terre ou y stationner après la retraite, devront se munir d'une lumière, ainsi que MM. les officiers de la flotte.

Art. 14.11 est défendu aux Européens et Indiens de tirer des coups de fusil ou de faire partir des boîtes, soit de jour, soit de nuit, sur tout l'espace mis en état de siège ; les contrevenants seront immédiatement arrêtés, leurs armes saisies et leurs maisons fouillées.

Papeïti, 2 mars 1844.

Signé: D'AUBIGNY.

Concernanl le prisonnier.

Le chef du département le traitera avec bienveillance et politesse.

Les soldats feront le service qui lui sera nécessaire, balaieront sa chambre, feront son lit,.tiendront tout propre ; en un mot, tout ce que l'on doit à un prisonnier de distinction sera fait. Le prisonnier aura de la lumière depuis cinq heures du matin jusqu'à huit heures du soir. On éteindra la lumière au coup de canon du soir. A huit heures du matin, on pourra lui envoyer un panier contenant de la


viande, des habits, des objets de toilette, des livres, etc. ; à quatre heures de l'après-midi, on pourra lui envoyer un second panier, et le premier sera renvoyé. Ni étrangers, ni membres de la famille du prisonnier ne pourront communiquer en personne avec lui. Les paniers passeront par les mains des rondes, sous l'inspection du commandant. Toutes les lettres adressées au prisonnier devront passer par les mains et par l'inspection du commandant particulier, qui après les avoir lues et s'être assuré si elles ne contiennent rien de nuisible, les laissera passer. Si les heures fixées pour remettre des objets au prisonnier paraissent convenables, elles resteront les mêmes, sinon elles pourront être changées. On pourra prendre encore d'autres dispositions en s'adressant au commandant particulier. Le sergent qui sera de service ne souffrira point que personne s'approche des blockhaus ; ceux qui s'en approcheraient seront renvoyés. Il est expressément ordonné au sergent de la prison de ne pas permettre à la personne chargée du panier de monter les escaliers ou de voir le prisonnier, ni de pénétrer dans l'intérieur ou de lui parler à travers les barreaux. Le nommé Lilleur se rendra tous les jours à la prison, à huit heures et à quatre heures, pour s'entendre avec le prisonnier pour ce qu'il pourrait avoir à demander aux personnes chargées du service de la prison.

Autre lettre de llaré.

A bord du navire de guerre, 7 mars 1844.

Au grand Gouverneur, Puissiez vous être sauvé cette année et puissent vos entreprises à Taïti être heureuses. Que Dieu vous soit en aide.

Ci-incluses sontles déclarations que vous nous avez demandées. Nous vous faisons connaître la vérité.

Lorsque M. Pritchard est arrivé à Taïti, il a pris terre à Bunaria.

Pomaré y était, et voici ce qu'il lui dit : me voici avec le commodore, qui est un homme puissant. Nous sommes venus à votre aide.

Un autre propos a été tenu. Pomaré et les soldats taïtiens vinrent à Paofai et prirent terre. Le dimanche M. Pritchard dit à Pomaré, que bientôt elle serait élevée, et que son pavillon serait arboré à bord.

Le Commodore vint à la demeure de M. Pritchard ; Pomaré s'y rendit aussi, ainsi que les soldats. Sa garde était au complet. Et lorsque Pomaré s'en retourna, les soldats s'en retournèrent également avec


leurs fusils au bras, M. Pritchard ne leur dit pas de retourner dans leurs maisons.

Je ne sais rien de ce qui concerne le renversement du pavillon de Pomaré, mais le quatre novembre, à minuit, Manu vint. Je dormais; il m'éveilla, je me levai et il me dit de me rendre à la maison de M. Pritchard. Je ne savais ce qu'il voulait dire. Lorsque je fus arrivé M. Pritchard me dit : Allez et gardez le pavillon. Je fus fort étonné.

M. Pritchard, Pomaré et le capitaine du navire de guerre anglais se sont accordés à donner cet ordre, mais c'est M. Pritchard qui en est le principal instigateur. Du reste reportez-vous à ce que je vous ai écrit tout d'abord.

Le pavillon qui a été renversé a été fait par le Commodore et M. Pritchard ; ce sont eux qui ont placé la couronne dans ce pavillon.

M. Pritchard dit encore à Pomaré : si vous allez présenter vos respects au Gouverneur, tout est fini et la Grande-Bretagne ne vous assistera plus.

Signé: MARE.

2e Lettre de Udeva.

A bord du vaisseau de guerre, 7 mars 1844.

Que Dieu veuille vous sauver !

Ce que je vous déclare est la vérité : les soldats taïtiens se sont rendus à la maison de M. Pritchard avec leurs fusils.

Secondement : M. Pritchard a dit à Pomaré que la Grande-Bretagne viendrait à son aide.

Troisièmement : Il dit à Mare d'aller et de garder le pavillon ; ce sont les paroles de M. Pritchard, je les ai entendues.

Enfin, le pavillon qui a été renversé, a été fait et élevé par M. Pritchard et le commodore du navire le Vindictive.

Signé: UAEVA.

Rapport des Indiens Mamoë et Uaeva envoyés par le Gouverneur au camp des insurgés.

A bord du navire de guerre, 8 mars 1844.

C'est le 8 Mars que la lettre adressée par les chefs d'Ono (c'est ainsi qu'on désigne les six districts de l'Aharoa, situés au N. E. de Taïti) parvint au Gouverneur français des îles de la Société.


Ils disaient à Bruat : ceci est la parole des chefs d'Ono. Ils vous requièrent de vous lever, de vous retirer et de ne pas venir ici, et si vous avez quelque chose à leur communiquer que ce soit par écrit. —

Tel fut le motif pour lequel le commodore a envoyé Mamoë et Uaeva auprès des chefs d'Ono pour les inviter à se rendre à bord en amis.

En conséquence les envoyés parvinrent jusqu'à Papéïti, ils y trouvèrent le peuple, mais les chefs étaient à Faaone. On ne leur permit pas de les aller trouver et on leur opposa des fusils et des lances.

Paepahu, d'une voix pleine de colère, se moqua d'eux et leur signifia de retourner sur leurs pas. Uaeva dit à la foule qu'elle pouvait tirer sur lui et présenta sa poitrine aux balles.

Mamoë pria qu'on fit connaître aux chefs que lui et son compagnon désiraient les rencontrer en amis pour leur expliquer l'objet de leur visite, car leur mission était d'engager les chefs à voir le commodore. Une personne fut envoyée, et rapporta la réponse de renvoyer Mamoë et Uaeva et de ne pas permettre qu'ils avançassent davantage.

En recevant la réponse des chefs, ceux-ci déclarèrent qu'on leur ferait subir un indigne traitement, et qu'ils ne s'en retourneraient pas mais qu'ils resteraient sur la plage.

Paepahu répondit que les chefs n'avaient pas dit qu'ils se reposassent sur la plage, mais qu'ils s'en retournassent. Cela est très mal.

Mamoë leur dit que s'ils avaient réellement l'intention de faire la guerre ils la déclarassent sans détour. Têai répondit : cela est vrai, il est inutile de le cacher, toute pitié à votre égard doit cesser. — Alors Mamoë leur dit que nous allions retourner et informer notre maître de ces paroles de guerre.

Signé: UAEVA. MAMOË.

Tous les documens qui précèdent ont été traduits du tahitien par les interprètes du Gouvernement.

Papéïti, le 21 mars 1844.

Signé: BRUAT.

Papéïti, 12 mars 1844.

MONSIEUR LE COMMANDANT, D'après une lettre du Commandant Gordon du bateau à vapeur le Cormoran qui consent à recevoir M. Pritchard vous aurez à lui annoncer qu'il partira sur ce bâtiment et que dès aujourd'hui il est autorisé à recevoir sa famille ; vous voudrez bien, en conséquence, mettre une


embarcation à sa disposition pour les heures qu'il vous fixera. Aucune embarcation étrangère au bord ne sera admise.

En fesant connaître ma décision à M. Pritchard vous lui exprimerez le regret que j'éprouve d'avoir été obligé de m'assurer de sa personne et de lui faire quitter la colonie.

Le Gouverneur,

Signé: BRUAT.

M. Bruat à l'amiral Mackau.

Papeete, 21 mars 1844.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Les copies de la correspondance que m'a adressée le commandant d'Aubigny pendant mon séjour à Taravau vous feront connaître la nécessité où il s'est trouvé de mettre Papeete en état de siège et d'arrêter M. Pritchard, ex-consul d'Angleterre. Dans l'agitation où se trouvait le pays, cette mesure était nécessaire ; mais je n'ai dû approuver ni la forme ni le motif de cette arrestation. Cependant la gravité des événements était telle, que je ne pouvais revenir sur ce qui avait été fait sans décourager notre parti et raffermir les révoltés.

A mon arrivée, j'ai de suite fait transférer M. Pritchard du blockhaus à bord de la Meurlhe, en donnant au commandant Guillevin l'ordre de le recevoir à sa table. Considérant que M. Pritchard n'était plus qu'un simple résident anglais dont l'influence sur l'ex-reine Pomaré et le parti révolté était devenue dangereuse pour la tranquillité de l'île, j'ai écrit au capitaine du Cormoran pour l'encourager à quitter Papeete, où il n'avait aucune mission, et à emmener M. Pritchard, que je promis de mettre à sa disposition dès que le bâtiment quitterait le port.

Au camp de Taravau, 22 mars 1844.

Rapporl sur l'Affaire du 21 mars, adressé à M. le Commandant de la Corvette l'Embuscade.

MONSIEUR LE COMMANDANT, J'ai l'honneur de vous adresser le rapport des événements qui ont eu lieu au camp de Taravau dans la journée du 21 mars, en vous priant de vouloir le mettre sous les yeux de M. le Gouverneur.


A 1 heure 1/2 de l'après-midi, au moment où l'on allait reprendre les travaux ordinaires, deux coups de fusil partis du mamelon qui s'élève de l'autre côté du ravin sur lequel s'appuie la gorge du fort, furent tirés sur ie factionnaire placé à l'entrée de ce fort.

Je fis aussitôt prendre les armes et j'envoyai deux patrouilles l'une de voltigeurs commandée par M. le sous-lieutenant Martin, l'autre de matelots de l'Embuscade commandée par M. Audran, élève de 2me classe, pour fouiller le mamelon et le fond du ravin.

Lorsque je jugeai que les recherches avaient été poussées assez loin, je fis rappeler les patrouilles par les clairons. M. Martin revint peu de temps après sans avoir rien découvert. Il n'en fut pas de même de M. Audran, entraîné par un indien dans une embuscade comme je l'appris après, il tomba dans un groupe d'une centaine d'insurgés qui l'accueillit à coups de fusil.

Le petit peloton de matelots riposta de son mieux ; mais force lui fut de céder devant le nombre et rallier le camp par des chemins impraticables et sous le feu des insurgés qui les poursuivirent quelque temps. Je m'estime heureux de n'avoir perdu dans cette lutte inégale, qu'un seul homme, le quartier-Maître Boniftant, atteint d'une balle à la tête.

En entendant la fusillade j'avais fait de nouveau partir M. Martin avec 30 voltigeurs pour protéger la retraite de M. Audran. Le pays est tellement coupé de ravins, de broussailles et de marécages que les deux détachements ne purent se rencontrer. M. Martin dans ses recherches , arriva aux environs du camp indien, mais ayant reçu l'ordre de se défendre sans attaquer, il se replia sur notre camp, et ramena avec lui un matelot du détachement de M. Audran, que nous croyions perdu.

Pour protéger la rentrée des détachements, j'avais fait embusquer un second-maître et dix matelots sur le mamelon d'où étaient partis les premiers coups de fusil. A peine les voltigeurs étaient-ils rentrés que quelques coups de fusil furent tirés sur le mamelon. Des Indiens qui avaient suivi de loin le détachement de M. Martin, échangèrent quelques balles avec les matelots embusqués. Le nommé Pellerin fut blessé à la cuisse et dégagé par le clairon Jarry qui fit feu sur les Indiens. Le feu ne dura point sur ce point. Je fis relever les dix matelots du mamelon par le lieutenant Rebuffat à la tête de 25 voltigeurs.

Pendant ce temps tous les postes avaient été doublés et bien que je ne crusse pas que je serais attaqué dans la soirée, j'avais donné l'ordre à M. Ferré, enseigne de vaisseau, commandant la section de débarquement de Y Embuscade, de faire enlever, aussitôt après le sou-


per des hommes, tous les effets de couchage, d'habillement, tous les outils etc., afin de pouvoir m'enfermer avec tout mon monde dans l'intérieur du fort.

Vous savez, Monsieur le Commandant, que les travaux étaient loin d'être terminés, heureusement que j'avais une provision de gabions que je fis remplir avec des hamacs, des matelas et tout ce que l'on put trouver, et l'on put établir des barricades assez grossières sur les points du fort où les travaux n'étaient pas entamés.

A cinq heures moins un quart, pendant que tout le monde soupait, une fusillade bien nourrie s'entama tout autour de nous sur un arc de cercle qui commençait au mamelon et qui venait contourner les faces du fort et la case dite de la Reine où je demeurais avec la Compagnie de débarquement de l'Embuscade que vous veniez de faire compléter par l'envoi de M. d'Ollieules, Enseigne de vaisseau. Cet officier était arrivé avec son monde une heure avant, et avait l'ordre après le souper d'aller relever sur le mamelon M. Rebuffat et ses voltigeurs tandis que M. Ferré avec le restant des matelots devait faire le transport des effets de la case de la Reine au fort.

En cas d'attaque, M. le capitaine Cugner, commandant la compagnie de voltigeurs, devait du haut du parapet protéger les transports.

Au moment où la fusillade commença, M. le Capitaine Cugner s'enferma dans le fort avec ce qu'il avait de voltigeurs. Le lieutenant Rebuffat redescendit du mamelon en tiraillant et vint rejoindre son capitaine. Le poste de voltigeurs composé de 30 hommes se déploya en travaillant sur le bord du ravin pour tirer sur le mamelon. Le voltigeur Standenin fut tué d'une balle à la tête.

J'étais resté avec la Compagnie de débarquement de Y Embuscade et une quarantaine de matelots ouvriers non armés de fusils. M. d'Ollieules avec sa section se déploya en tirailleurs entre le fort et la case, quelques hommes s'embusquèrent derrière les piliers de la case et pendant que les ouvriers commençaient à disposer les effets pour les enlever, M. Ferré se porta vers le corps de garde de la marine où le feu était très vif. Je m'y dirigeai aussitôt avec l'obusier de montagne. Les Indiens quoique redoutant beaucoup l'artillerie firent bonne contenance et visèrent les servants de la pièce pour éteindre son feu. Heureusement aucun ne fut atteint, mais la pièce porte de nombreuses traces de balles.

Après avoir envoyé quelques coups de mitraille de ce point sur les Indiens, voyant qu'ils commençaient à se replier et que le feu se concentrait davantage sur les faces du fort, j'y envoyai l'obusier, j'y fis rentrer une partie de la compagnie de débarquement et M. Ferré eut


l'ordre de resserrer ses hommes du côté de la case et de commencer le transport des effets sous la protection de ses tirailleurs.

La fusillade continua jusqu'à 7 heures. Elle fut toujours très vive de la part de l'ennemi sur deux points, le mamelon qui nous dominait et les broussailles qui se trouvent du côté de la face droite. On ne put le faire taire qu'avec des obus et de la mitraille. Le feu des voltigeurs fut très intelligent. Embusqués derrière le parapet, abrités par des gabions ou des fascines, ils ne tiraient qu'avec mesure et en ménageant leurs cartouches pour les bonnes occasions.

A 7 heures, M. Ferré terminait le transport des effets, et, au même moment, M. le lieutenant de vaisseau de Marolles, second de Y Embuscade, arrivait du bord avec un convoi de munitions et de vivres qu'il n'escortait qu'avec 12 hommes. Quelques instants plus tôt il prenait par derrière la droite des Indiens.

Une fois tout le monde rentré, je me hâtai de faire fermer l'entrée par une forte barricade, les deux compagnies furent placées à leur poste de combat, prêtes à recevoir vigoureusement une nouvelle attaque si elle devait avoir lieu.

L'ennemi se retira par les broussailles et les hauteurs du côté de la mer et continua à tirailler quoique de loin jusqu'à minuit.

Nous avons trouvé bon appui, Monsieur le Commandant, dans les boulets et les obus qui sont partis de votre bord et qui ont été envoyés dans une direction fort heureuse.

Je ne saurais encore apprécier les pertes éprouvées par les insurgés ; je croirais néanmoins qu'ils ont dû beaucoup souffrir ; on ne saura quelque chose de positif que par des rapports ultérieurs. Leur nombre ne m'est pas non plus connu. Cependant d'après les rapports qui me sont parvenus, et en jugeant d'après la manière dont la fusillade a été entretenue, je croirais volontiers qu'ils étaient au nombre de 400 hommes. Je savais d'ailleurs qu'il y avait au camp 900 Indiens et dans les environs le restant de la population qui montait à 1.500 âmes.

Nos pertes ont été peu considérables, vu l'état de dissémination où nous étions obligés de camper. Elles sont réparties de la manière suivante : Embuscade. Tué 1. — Bonifiant, quartier-maître.

Blessés 4. — Fougue id.

Pellerin, Cornu, matelots, Alarills, mousse.

Voltigeurs. Tué 1. — Standenin, voltigeur.

Blessés 3. — Arnaud, sergent, Chantoiscan et Rouquet, voltigeurs.


Tout le monde a fait son devoir, officiers, sous-officiers, Artilleurs, Matelots et soldats, chacun a bien occupé le poste qui lui était dévolu.

Je ne veux point cependant terminer ce rapport sans citer les personnes que j'ai remarquées et celles qui m'ont été signalées par les rapports des commandants de détachements.

Embuscade.

M. Ferré, Charles, Hippolyte, Enseigne de vaisseau, a rempli avec courage et intelligence la mission pénible de transporter dans le fort sous le feu des Indiens tous les effets de la case dite de la Reine.

M. Gouptin, chirurgien de 2e classe, détaché momentanément au fort, et dont le zèle ne s'est pas ralenti pendant l'affaire et longtemps après.

Fougue, quartier-maître de manœuvre, blessé.

Cornu, Matelot, blessé.

Jarry, Clairon.

Pied, Matelot.

Compagnie de voltigeurs.

M. Cugner, capitaine, a réglé avec son courage et son talent ordinaire la défense du fort.

M. Martin, sous-lieutenant, a dirigé avec courage et prudence les reconnaissances dont il a été chargé.

Arnaud, sergent, blessé n'a pas quitté son poste.

Chantoiscan, voltigeur, blessé en défendant le camp.

Rouquet, id. id. id.

Nourit et André, voltigeurs en faction à cent pas en dehors du camp, ont soutenu le feu de plusieurs Indiens et ne leur ont cédé le terrain que pas à pas.

Artillerie.

Bussière, sergent, a bien dirigé son détachement et sa pièce.

Eldin, caporal, a bien servi sa pièce; homme de grand calme.

Maklo, canonnier, id, id.

Je suis avec respect, Monsieur le Commandant, votre très humble et très obéissant serviteur.

Le Capitaine d'État-Major Commandant le camp de Taravau,

Signé: MARIANI.


Arrêté n- 13.

Le gouverneur des Établissements français de l'Océanie, Le Conseil de Gouvernement entendu, Arrête ce qui suit : ARTICLE 1er. Il est accordé quatre jours aux étrangers qui se trouvent parmi les insurgés, pour faire leur soumission. Ceux qui seront pris après ce laps de temps seront passés par les armes.

ARTICLE 2. Toute personne qui vendra ou fournira des armes, de la poudre ou toutes autres munitions aux Indiens ou aux étrangers qui ne seront pas munis d'une autorisation du Directeur de la police européenne , sera traduite devant un conseil de guerre et punie conformément aux prescriptions de l'art. 77 du titre 1er du livre 3e du code pénal.

Fait à Papeiti, le 26 mars 1814.

Signé: BRUAT.

P. C. C. Le Gouverneur des Établissements français de l'Océanie, BRUAT.

Rapport adressé au gouverneur des établissements français de l'Océanie par M. de Bréa, chef de bataillon d'infanterie de marine, commandant les troupes de l'expédition.

Papeïti, le 20 avril.

MONSIEUR LE GOUVERNEUR, J'ai l'honneur de-vous soumettre le rapport suivant sur le combat de Mahahéna, livré le 17 de ce mois contre les naturels insurgés du N. E. de Taïti.

Le débarquement des troupes de l'expédition dont vous avez bien voulu me confier le commandement ne s'est effectué qu'au milieu des plus grandes difficultés. La mer était fort mauvaise, et la plage, d'un accès difficile. Aussi avons-nous eu à déplorer quelques accidents : des embarcations ont été renversées, des soldats et des marins sont tombés à la mer, un d'entre eux même a été noyé. Mais les difficultés mêmes de ce débarquement ont mis en relief le courage et le dévouement de plusieurs braves matelots, qui ont travaillé avec une ardeur et une abnégation dignes des plus grands éloges, pendant toute la


durée de l'opération, qui s'est prolongée depuis 6 heures du matin jusqu'à Il heures. M. Malmanche, lieutenant de vaisseau, chef d'étatmajor, a présidé aux travaux de ce périlleux débarquement, et les a constamment dirigés avec beaucoup de sagesse et de sang-froid.

Comme vous le savez, monsieur le gouverneur, la plage où l'on débarquait, distante à peine de 2 kilomètres du camp des insurgés, est dominée par une hauteur dont l'occupation était urgente pournous, puisqu'elle pouvait devenir, pour l'ennemi, une position d'où il aurait pu nous inquiéter considérablement. Aussijeme suis empressé de faire occuper cette position dès qu'il y a eu assez de monde de débarqué ; et la première section de la compagnie de voltigeurs s'y est déployée en tirailleurs, sous les ordres de M. le capitaine Cugnet. En même temps, les avenues de droite et de gauche de la plage étaient gardées à cent cinquante pas en avant par des postes qui devaient nous garantir de toute surprise et nous permettre d'achever le débarquementen toute sécurité.

Ces dispositions venaient d'être prises quand un fort parti ennemi parut sur la crête de la montagne opposée à celle que les voltigeurs venaient d'occuper. Les indigènes paraissaient vouloir emporter la position ou la tourner, pour venir battre la plage ; mais prévenu à temps, je fis soutenir les voltigeurs par un détachement de tirailleurs de l'Uranie, aux ordres de M. Lejeune, enseigne de vaisseau, et l'ennemi fut contenu.

Vers 9 heures, M. Nicolaï, capitaine-major, ayant été envoyé, par votre ordre, faire une reconnaissance sur les hauteurs où se trouvaient nos tirailleurs, je profitai des renseignements topographiques recueillis par cet officier, dont le talent vous est connu, pour faire parvenir à MM. Cugnet et Lejeune des instructions plus étendues sur la manière dont ils devaient manœuvrer pour protéger le lfanc de la colonne, quand elle se mettrait en marche.

La fusillade commença à s'engager entre nos tirailleurs et les Indiens à 9 heures 1/2 ; elle dura, presque sans interruption, jusqu'au soir, s'affaiblissant par intervalle et reprenant de la vivacité alternativement. Les balles arrivaient souvent jusque sur la plage, sans toutefois nous inquiéter beaucoup.

Enfin, à 11 heures, le débarquement étant achevé, la colonne fut formée et se mit en marche vers le camp, M. le gouverneur en tête.

Les instructions des tirailleurs étaient de se conformer autant que possible, au mouvement progressif de la colonne vers le camp, pour la protéger par l'occupation des hauteurs, et prévenir ainsi toute attaque du flanc : c'est ce qui a été très-heureusement exécuté.


Au moment où la colonne s'engageait dans le sentier qui perce les broussailles épaisses de la plaine renfermée entre la mer et le pied de la montagne, un voltigeur vint me prévenir que M. le capitaine Cugnet, se trouvant malade, rentrait à bord du Phaélon, abandonnant le commandement de la première section de voltigeurs à M le souslieutenant Martin.

A mesure que nous avancions, la petite plaine formant vallée entre la montagne et la mer s'élargissait sensiblement, et le fourré devenait de plus en plus épais : notre marche était nécessairement lente. Les difficultés du terrain retardaient les deux obusiers que traînait l'artillerie ; je fis alors éclairer nos flancs parune double lignede tirailleurs, dont l'une longeait la plaineà notre droite, tandis que l'autre s'étendait, du côté opposé, jusqu'à la naissance du versant de la montagne. Nous arrivâmes ainsi à l'extrémité du petit bois qui débouche sur la place découverte de la baie de Mahahéna ; et là je fis faire, d'après vos ordres, une petite halte pour attendre le résultat des investigations des éclaireurs. En ce moment un trait d'audace, exécuté avec bonheur, vint exciter l'enthousiasme général : un habitant du pays, attaché à notre suite, venait d'enlever le pavillon des insurgés au haut du mamelon où il flottait. La colonne s'est alors ébranlée aux cris de Vive le Roi !

et nous sommes arrivés à portée de fusil de la première redoute, dont on apercevait le profil derrière les goyaviers.

L'engagement a commencé alors par une fusillade très-vive. Nous avions à notre gauche ces goyaviers touffus, qui s'étendaient jusqu'à la montagne, dont la cime n'était pas encore occupée par les voltigeurs, ceux-ci ne gagnant du terrain que pas à pas, et en combattant toujours. J'ordonnai alors à M. Gout, lieutenant de vaisseau, commandant la compagnie de débarquementde la frégate VU rame, de pénétrer dans le taillis pour le fouiller jusqu'à l'extrême gauche et prendre l'ennemi à revers, de manière à venir se joindre à la colonne que je devais faire avancer le long de la plage.

Cet officier s'est acquitté de cette mission importante avec un courage et une sagacité dignes des plus grands éloges. M. Domezon, enseigne de vaisseau, à la tête d'un détachement de 30 hommes, venait d'occuper, par mon ordre, le mamelon opposé à celui du drapeau, où la fusillade a aussitôt commencé.

Toutes nos sûretés étant ainsi prises sur la gauche, nous pouvions alors avec confiance diriger nos efforts sur la redoute et nous porter en avant : c'est ce qui a été exécuté, tout en soutenant le feu, qui était toujours très-vif. On s'est avancé graduellement jusqu'à hauteur du retranchement ; là s'est engagé une lutte opiniâtre : on tirait de très-


près ; la fusillade se prolongeait depuis trois quarts d'heure sans produire de résultat décisif, bien qu'elle fût meurtrière départ et d'autre ; car déjà, dans nos rangs, deux officiers étaient frappés mortellement ainsi que plusieurs marins et soldats. Il fallait frapper un coup décisif. C'est alors, monsieur le gouverneur, que vous m'avez ordonné de faire avancer à la baïonnette. J'ai fait battre la charge immédiatement, et nos soldats se sont précipités avec la plus grande intrépidité.

En ce moment, le sergent-major d'artillerie qui avait pris le commandement des pièces à la mort de M, Seignette, sous-lieutenant, était parvenu à en placer une sur un point qui longeait la direction des fossés intérieurs ; quelques décharges à mitraille ont produit un effet très-meurtrier, et nous sommes demeurés maîtres de la redoute.

Vous m'avez aussitôt ordonné d'attaquer la seconde sans retard : les défenseurs de celle-ci s'étaient accrus de tous ceux qui s'étaient échappés de la première. Nous avons été encore accueillis par un feu de mousqueterie très-vif, auquel se joignaient des décharges d'artillerie assez fréquentes. Nous avions affaire à un ennemi très-supérieur en nombre, et la fusillade allait encore se prolonger, lorsque, d'après vos ordres, j'ai fait de nouveau battre la charge pour enlever la position à la baïonnette. Tout le monde s'est précipité aussi valeureusement que la première fois, mais la résistance a été opiniâtre etdésespérée ; des luttes se sont engagées corps à corps. Comme moi alors, monsieur le gouverneur, vous avez pu voir autour de vous une foule de traits de courage qui ont décidé de la prise de cette seconde redoute, en brisant les efforts et la rage des insurgés, qui ont rempli les fossés de leurs cadavres.

Il restait encore à l'ennemi une troisième redoute. Vous avez jugé, monsieur le gouverneur, qu'il fallait s'y porter immédiatement sans laisser un moment de relâche aux Indiens ; c'est ce qui a été exécuté sur-le-champ.

De la part de nos combattants, l'attaque a été aussi impétueuse que les précédentes ; mais la résistance des naturels n'a été ni aussi longue ni aussi vigoureuse. En effet, tandis que quelques-uns se faisaient tuer dans leurs fossés, les autres, démoralisés par la promptitude et la vigueur de nos attaques successives, se sont échappés en grand nombre dans les fourrés qui s'élèvent de l'autre côté de la rivière qui forme la limite de l'arrière de leur camp, nos balles les ayant poursuivis pendant quelques instants.

Enfin, après quatre heures et demie de combat, nous sommes demeurés entièrement maîtres du champ de bataille, qui a été parcouru en tous sens. On s'est emparé des fusils, tromblons, lances et


autres armes que l'on voyait épars de tous côtés : ce qui n'a pu être emporté a été brisé ; l'artillerie de chaque redoute a été enclouée et démontée.

On a compté plus de 100 cadavres dans les fossés à l'intérieur des retranchements.

La lutte entre les tirailleurs cessait en même temps. Nous triomphions sur tous les points, et partout l'ennemi nous abandonnait le terrain, fuyant vers la montagne et les profondeurs de la vallée, à travers les fourrés les plus épais.

A 4 heures 1/2 du soir tout était fini : 450 hommes en avaient défait près de 900, bien retranchés et fortifiés.

Le résultat de cette journée a été décisif, et notre triomphe complet ; mais il a été acheté par des pertes bien sensibles, qui attestent l'acharnement du combat.

Nous avons eu 16 morts et 52 blessés. En jce moment, 5 d'entre ces derniers ont succombé à leurs blessures. Parmi les morts, on compte 2 officiers.

Voici de quelle manière sont réparties ces pertes : Frégate l'Uranie.

Morts. i <3uartier"mailre Mi] 2 ( Matelots. 3 ) 26 iM. Colondre, élève de lre classe. 1 ¡ 6 Sous-officiers (2mes maîtres) 3 J t Blessés. Quartiers-maîtres 3 22 Fourrier -. 1 ] Matelots

Frégate La Charte.

i Quartier-maître 1 I 4 ) MV1o0rrtts S' Matelots 3 ] > 14 l M. Debry, élève de Lreclasse 1 ) l Blessés. Quartier-maître 1 j 10 J f Ma telots. 8 ,

Corvette la Meurthe.

( Quartier-maître 1 1 Br,l, eSSe, S' j Matelots "2 j 3


Bateau à vapeur le Phaéton.

Mort. — M. de Nansouty, enseigne de vaisseau. 1 ) i Sous-°fflcier (2e maître) 1 l 3 4 esses. j Matelots 2 j

Artillerie de la marine

M i ( M. Seignette, sous-lieutenant. 1 ) } il Artilleurs 3 f 4 Il orts. A .11 3 Cap0ral 1 7 Blessés. j ArtiUeurs 6 | 7

Infanterie de marine (petit état-major).

Blessés. ( Caporalsapeur 1 2 Bss. Sapeur. 1 jf 2

26me compagnie.

Mort. — Sergent 1 ) Blessés. — Soldats 3 )

7e compagnie de voltigeurs.

Morts. — Voltigeurs 2 ) Blessés. — Voltigeurs 2 ) Total général 68

Tout le monde a bien fait son devoir au combat de Mahahéna. Le feu des navires embossés dans la rade a été d'un puissant effet. Le Phaéton, commandé par M. Maissin, a protégé principalement la plage de débarquement en envoyant plusieurs obus et paquets de mitraille qui empêchaient l'ennemi de déboucher par la vallée de gauche sur nos derrières.

La frégate VUranie, commandée par M. Bonard, a foudroyé le camp des insurgés toute la matinée, et a continué à envoyer ses bordées sur le champ de bataille, tant qu'elle n'a pas été masquée par la colonne, ce qui nous a été d'un puissant secours.

Quelques coups de canon, partis fort à propos de la goëlette la


Clémentine, commandée par M. Boyer, enseigne de vaisseau, et d'une chaloupe canonnière qui longeait la plage, ont également fort inquiété l'ennemi.

Bien que la conduite de tous les combattants ait été digne d'éloges, il en est qui se sont fait distinguer par des traits de valeur qui méritent une mention particulière ; ainsi : Frégate l'Uranie. — M. Jean-Pierre Gout, lieutenant de vaisseau de 2e classe, commandant la compagnie de débarquement de l'Uranie.

Cet officier a dirigé son détachement avec une vigueur et un discernement qui ont puissamment contribué à l'heureuse issue de la journée.

M. Laurent-Joseph Lejeune, enseigne auxiliaire, a donné plusieurs fois à son détachement l'exemple du plus grand courage en se précipitant l'un des premiers sur les retranchements.

M. Léopold-Germain Domezon, enseigne de vaisseau, a bien dirigé son détachement, et a exécuté avec courage et précision les instructions que je lui ai données.

M. Jean-Nicolas-Eugène Vesco, chirurgien de 2e classe, a montré beaucoup de zèle et de dévouement dans les soins qu'il a prodigués à nos blessés.

M. Alexandre Colondre, élève de lre classe, blessé.

M. Charles-Ernest Clappier, élève de Fe classe, est arrivé le premier sur la seconde redoute.

Jean-Armand Smolders, capitaine d'armes de lle classe.

Guillaume-Marie Colobert, 2e maître de manœuvre, de lre classe, blessé.

Charles-Jean-Baptiste Mourré, fourrier de 2e classe.

Thomas-Jacques-François Mallet, sergent d'armes.

Joseph-Victor Bonnis, matelot de lre classe, blessé.

Pierre Laugat, matelot de 3e classe. Ce dernier s'est distingué au débarquement, où il a sauvé deux hommes tombés à la mer, et à l'attaque des redoutes, en se précipitant toujours l'un des premiers.

Frégate la Charte. — M. Prosper Harel, enseigne de vaisseau, a bien dirigé son détachement.

M. Eugène-Désiré Debry, élève de 2e classe, atteint de trois balles, au moment où il se portait bravement, avec M. Gout, lieutenant de vaisseau, à l'extrême gauche, pour prendre l'ennemi à revers.

M. Sylvain-Joseph-Julien-Victor Morel, élève de lre classe, toujours au premier rang.

Nicolas-Marie Cual, 2e maître canonnier de lre classe.

Jean Mallegol, matelot de 3e classe.


Jean-François Gourvès, quartier-maître, blessé.

Détachement de la corvette la Meurthe. — M. Léon-Victor Bouchant, enseigne de vaisseau, a bien conduit son détachement.

Alexandre-Marie Guérin, 2° maître voilier de lre classe, toujours un des premiers à courir sur les redoutes.

Pierre Lemaistre, quartier-maître blessé.

Détachement du Phaéton. — Charles-Théodore Sue, fourrier de 3e classe, toujours au premier rang.

Pierre Second, matelot de 3e classe, blessé.

Détachement de l'Embuscade. — Joseph - Marie Demoy, 2" maître de lre classe, s'est distingué au débarcadère, où il a dirigé l'embarquement des blessés.

Jean-Marie Thouamet, matelot de 2e classe, a tenu une conduite admirable également au débarcadère ; il s'est dévoué plusieurs fois, et a retiré de l'eau plusieurs soldats et marins qui étaient tombés parla grosse mer.

Détachement d'artillerie de marine. — Joseph-François, sergentmajor, a pris le commandement de l'artillerie après la mort de son lieutenant, et l'a bien dirigée.

Jules-Frédéric Costy, sergent, toujours à son poste.

Étienne-François Lévêque, caporal, militaire d'une grande intrépidité.

Etienne Ilermaize, 2e canonnier, qui a voulu continuer à servir sa pièce, quoique atteint de deux balles.

Jean-Pierre Fabre, 2e canonnier, blessé grièvement.

Infanterie de marine.

État-major. — M. Nicolaï Dompartio, capitaine-major, officier d'ordonnance, s'est constamment montré aux endroits les plus dangereux, pour transmettre les ordres de M. le gouverneur.

M. Edouard-Auguste Perrault, capitaine adjudant-major, a commandé la réserve et pris de sages dispositions pour soutenir les points qui auraient eu besoin de secours.

Petit état-major. — Eugène Baumard, adjudant sous-officier, a traversé, à diverses reprises, la ligne des feux, pour aller transmettre mes ordres aux différents chefs de détachements.

Louis-Jean Loubère, sergent de grenadiers, porte-étendart, a toujours montré le drapeau, sous le feu de l'ennemi, avec un sang-froid qui a été généralement remarqué.

Jean-Philippe Diétrich, caporal-sapeur, blessé à la garde du drapeau.

26e compagnie. — M. Frédéric-Henri Ladrière, lieutenant, a trèsbien dirigé la 2e section de cette compagnie.


Charles Aubertin, fusilier, s'est élancé deux fois dans la deuxième redoute, et a combattu l'ennemi corps à corps.

Célestin Viennet, fusilier; quoique blessé grièvement, il n'a pas cessé de tirer sur l'ennemi.

78 compagnie de Voltigeul's. — M. Philibert-Marie Martin, souslieutenant, appelé au commandement de la lre section de voltigeurs, par l'absence de son capitaine, a enlevé deux positions à l'ennemi dans les mornes, et a conduit ses tirailleurs, pendant toute la journée, avec beaucoup de courage et de sang-froid.

Jacques Briand, sergent, s'est maintenu avec 12 voltigeurs, contre des forces supérieures, sur un mamelon dont l'abandon pouvaitcompromettre le reste de la compagnie ; pendant toute la journée, il a montré beaucoup de courage et de discernement.

Jean-Baptiste Desmarets, voltigeur, a fait preuve de beaucoup d'in-trépidité sur le mamelon du drapeau, où il a été atteint de deux balles.

Jacques Chevalier, clairon, s'est élancé un des premiers sur la deuxième redoute, en sonnant la charge, et en encourageant ses camarades à le suivre ; il a tué lui-même un Indien qui cherchait à atteindre M. le gouverneur.

Jules-Joseph Bigand, voltigeur, blessé.

Je termine, Monsieur le gouverneur, en vous priant de solliciter pour les braves dont les noms sont désignés ci-dessus, les récompenses dont ils se sont rendus dignes.

Le Commandant des troupes de l'expédition, M. DE BRÉA.

Rapport sur le combat de Mahahena (le 17 avril 1844), adressé à M. le ministre de la marine par M. Bruat, gouverneur des établissements français de l'Océanie.

Papeïti, le 22 avril 1844.

MONSIEUR LE MINISTRE,

J'ai eu l'honneur de vous faire connaître, par mon rapport du 22 mars, que les insurgés s'étaient réfugiés à Mahahena. Les renseignemens qui me sont parvenus depuis par des agens sûrs m'ont


appris que leur nombre s'augmentait considérablement ; on le faisait même monter jusqu'à quinze cents combattans : ce chiffre me parut exagéré; néanmoins les retranchemens qu'ils élevaient sur une largeur de 1.800 mètres me prouvaient qu'ils étaient fort nombreux.

Je ne négligeai aucun moyen pour conserver la paix ; des personnes influentes s'adressèrent aux chefs, en leur faisant connaître que ceux qui avaient été cités à comparaître n'avaient qu'à venir faire leur soumission à Papeïti, pour être amnistiés. Ils parurent d'abord disposés à nous revenir ; les chefs de notre parti leur envoyèrent alors une députation qui fut bien accueillie ; mais la femme chef Teritoua, qui est toujours à la tête de l'opposition , finit par déclarer au nom de tous qu'elle n'acceptait aucun arrangement et que le rassemblement ne se dissoudrait pas. Les gens de Taïarabou seuls parurent vouloir persister à séparer leur cause de celle des insurgés.

Les missionnaires anglais, avec mon autorisation, tentèrent une dernière démarche qui échoua encore complètement.

Il me fut dès lors démontré qu'il était d'une nécessité absolue de profiter de la présence de la Charte pour frapper un coup qui pût prouver aux naturels que non seulement nous n'avions rien à craindre de leurs tentatives contre nos établissemens, mais que nous pouvions les atteindre dans les positions qu'eux mêmes avaient choisies et fortifiées.

M. Mallet, commandant de l'Embuscade, reçut l'ordre de m'expédier par la Clémentine, la 2° section des voltigeurs en garnison à Taravaoa, et 25 hommes de son équipage. Je pris toutes mes dispositions pour partir dès le moment où j'apprendrais que la goëlette qui devait porter ce renfort avait atteint Mahahena. Cet avis m'arriva dans la nuit du 11 au 12, et, le 13 au soir, le Phaéton prit l'Uranie à la remorque, et, profitant du calme, je fis route avec ces bâtimens pour Mahahena. Des vents violens et contraires s'étant élevés dans la nuit, l'Uranie et la goëlette la Clémentine, qui nous avaient gagnés, continuèrent à forcer de voiles pour s'élever au vent. Je pris avec le Phaéton le mouillage de Matavaï, me plaçant ainsi entre les insurgés et Papeïti. Le dimanche 14, le vent s'étant modéré, je partis dans la nuit, ayant pris en renfort la section de voltigeurs embarquée sur la Clémentine, et le lundi 15, je mouillai à Mahahena. La frégate ne put rallier que le mardi 16, et vint prendre très hardiment son mouillage à 330 mètres, en face de la petite baie où je voulais opérer le débar-

quement.

Le 17, à cinq heures un quart du matin, toutes les troupes et les marins furent réunis à bord du Phaéton, et au point du jour, le dé-


barquement, dirigé par M. Malmanche, lieutenant de vaisseau, mon chef d'état-major, commença sur la plage A1, défendue naturellement par la pointe abrupte d'une montagne dont les approches étaient battues par l'Uranie et le Phaéton. Une centaine d'hommes furent jetés à terre. La section de voltigeurs s'établit sur la hauteur B ; attaquée, elle repoussa l'ennemi, qui lâcha pied, après avoir eu quelques tués et blessés.

La mer, qui déjà était mauvaise, le devint encore davantage ; le débarquement ne put se continuer qu'avec des baleinières ; et, malgré toutes ces précautions, deux embarcations furent mises à la côte. Un homme fut noyé, et nous eûmes beaucoup de cartouches mouillées ; maisgrâceau dévouement de plusieurs hommes de l'Uranie et de l'Embuscade, qui souvent coururent le danger d'être écrasés ou noyés, et à la bonne direction donnée par M. Malmanche, tout le monde fut à terre à dix heures, et les pertes furent réparées.

Je me trouvai avec deux obusiers de montagne, 45 hommes d'artillerie,248 marins détachés de l'Uranie, de la Charte, de l'Embuscade, de la Afeurlhe et du Phaéton, et 148 hommes d'infanterie, le tout s'élevant à 441 hommes ; 13 hommes de l'Embuscade ne purent débarquer à temps, la Clémentine étant arrivée sur rade trop tard.

D'après les nombreux avis que j'avais reçus, je savais que les insurgés devaient concentrer leurs efforts dans les retranchemens qu'ils avaient creusés, et qu'ils croyaient d'autant plus inexpugnables, qu'un millier d'hommes les garnissaient et les défendaient.

Ces retranchemens consistaient en trois fossés de 6 à 7 pieds de profondeur, creusés parallèlement à la mer sur une longueur de 1.800 mètres, et défendus du feu des bâtimens par un glacis. Ils étaient recouverts par une toiture horizontale en bourahau (bois du pays) qui rendait les combattans invisibles, en leur donnant la facilité d'ajuster les assaillans, et de les atteindre à peu près à bout portant. Il est vrai que, la position une fois tournée, la retraite devenait impossible.

D'après ces données, je traçai ainsi mon plan d'attaque : M. Dollieule, avec la section de l'Embuscade, dut couvrir nos derrières ; M. Domezon devait s'emparer de la crête D, qui dominait la hauteur où était le pavillon dont la section de voltigeurs, commandée par M. Martin, devait s'emparer. L'autre section devait alors nous rejoindre. M. Goût, lieutenant de vaisseau, avait ordre, avec la compagnie de l'Uranie, de tourner les redoutes, en plaçant ses hommes en tirail-

1. Voir les croquis joints au présent rapport.


leurs, et le gros de la troupe, à la tête de laquelle se trouvait le commandant de Bréa, avec deux pièces d'artillerie, devait, en suivant la plage, aborder les retranchemens par le flanc.

Ces dispositions prises, M. le capitaine Nicolaï, qui a rempli près de moi avec la plus grande distinction les fonctions de capitaine d'état-major, porta à M. de Bréa, commandant les troupes, l'ordre de se porter en avant. A onze heures, le mouvement commença ; ce fut alors que le nommé Tavaï, petit chef de l'île, qui était à ma suite, alla enlever intrépidement, aux yeux des insurgés, et à travers leurs balles, le pavillon qu'ils avaient planté sur la hauteur. Le feu commença aux cris de vive le Roi ! mille fois répétés et par les troupes et par les navires sur rade.

Les hauteurs étaient couronnées et le mouvement de flanc commencé par M. le lieutenant de vaisseau Gout. Le gros de la colonne marcha sur la première redoute, engageant une fusillade très vive.

Aussitôt que j'appris qu'elle était tournée, j'ordonnai de l'enlever à la baïonnette, ce qui fut exécuté avec une bravoure et une énergie qui font le plus grand honneur à nos marins et à nos soldats. La seconde redoute fut enlevée peu après, de la même manière. Soixante-dix-neuf morts, trouvés dans les retranchemens, attestent l'acharnement de l'attaque et de la défense.

Je jugeai qu'il ne fallait pas laisser de repos aux insurgés, et je fis marcher immédiatement sur la troisième redoute. La résistance fut moins vive, et après une fusillade de peu de durée, ses défenseurs prirent la fuite et se dérobèrent facilement à nos coups en se sauvant dans les broussailles qui bordent la redoute du côté de la rivière. Là, ils furent encore longtemps atteints par les feux de la frégate qui augmentèrent leurs pertes. Le feu des tirailleurs continua aussi quelque temps dans les mêmes broussailles ; mais les pertes qu'éprouvaient les insurgés les forcèrent à se retirer.

A quatre heures et demie le feu cessa sur toute la ligne.

Cent deux insurgés restèrent sur le champ de bataille ; leurs canons ont été encloués, leur pavillon, une cinquantaine de fusils ou tromblons et des munitions sont restés en notre pouvoir.

L'artillerie de la frégate l'Uranie, commandée par M. Bonard ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire à Votre Excellence, a empêché par sa bonne direction les insurgés de se répandre hors des retranchemens. La Clémentine, commandée par M. Boyer, enseigne de vaisseau, a joint ses feux aux siens pour gêner les fuyards dans leur retraite et leur couper le passage de la rivière. Le Phaéton, capitaine Maissin, a assuré notre ambulance placée au lieu du débarquement


et qui a été un moment attaquée. M. Vesco, chirurgien de VUranie, y a été atteint d'une balle morte. Je suis heureux de dire à Votre Excellence que le zèle et la sollicitude de cet officier de santé ont été dignes de tout éloge. Je dois également signaler à Votre Excellence la conduite de M. Gabrielli de Carpegna, enseigne de vaisseau, qui parle la langue du pays et que j'avais emmené avec moi. Chargé d'abord des signaux avec la rade, puis du soin de faire transporter les blessés à l'ambulance, lorsque le nombre en devint considérable, M. de Carpegna s'est acquitté de ce soin avec zèle et dévouement.

Après avoir bivouaqué la nuit au lieu de débarquement, j'ai envoyé le 18 au matin, pendant le réembarquement, le capitaine Nicolaï avec la réserve commandée par M. de la Vaissière, enseigne de vaisseau, et qui était descendue trop tard pour prendre part à l'affaire.

M. Nicolaï a parcouru le champ de bataille dans tous les sens. Il a fait ramasser les munitions et les armes qui, la veille, avaient échappé aux recherches, détruire une cinquantaine de pirogues et trois baleinières qui se trouvaient dans un étang voisin, et qui pouvaient être très utiles aux insurgés.

A cinq heures, l'appareillage a eu lieu, et la nuit j'étais de retour à Papeïti. Cette victoire n'a pas été sans pertes douloureuses de notre côté : quinze morts, dont deux officiers, MM. de Nansouty, enseigne de vaisseau, et Seignette, sous-lieutenant d'artillerie ; plus cinquanteet-un blessés, dont deux élèves, MM. Couloudre et Debry, témoignent de l'acharnement du combat.

Tout le monde a bien fait son devoir ; mais plusieurs se sont fait remarquer d'une manière particulière. J'ai l'honneur, Monsieur le ministre, de vous transmettre le rapport de M. le chef de bataillon de Bréa, commandant les troupes, qui me signale les plus méritans. Par la manière dont cet officier supérieur s'est conduit, son nom doit se trouver en tête du rapport. Je joins l'état de proposition d'avancement et de décoration, en priant Votre Excellence de les mettre sous les yeux de S.M., comme récompenses justement méritées.

Veuillez agréer, etc.

Le Gouverneur des établissements français de l'Oce'anie, BRUAT.



Rapport sur le combat de Faâa, adressé à M. le commandant particulier de Taïti, par M. Bonard, capitaine de corvette, commandant l'Uranie.

1" juillet 1844.

Monsieur le commandant particulier, j'ai l'honneur de vous adresser mon rapport au sujet d'un engagement que, dans la nuit du 29 au 30 du mois dernier, j'ai livré aux insurgés du district de Punavia, avec une partie de l'équipage de l'Uranie.

Les indigènes, dans la journée du 29, ayant annoncé l'intention d'inquiéter le camp de VUranie, je me résolus à pousser une forte reconnaissance en avant, pour m'assurer de leur position et tâcher de les surprendre, s'il- était possible. Vers dix heures du soir, je réunis tous les hommes disponibles restés à bord, et avec vingt hommes pris au camp de l' Uranie, je formai un corps d'environ 150 hommes, avec lesquels je me rendis, sans bruit, à la propriété de Faâa, qui est située à trois quarts de lieue de marche du camp, et qui n'avait pas encore été inquiétée. Arrivé là, je plaçai 50 hommes en avant-garde, sous les ordres de MM. Domezon, enseigne de vaisseau, et Joubert, élève de première classe. L'arrière-garde, destinée à servir de réserve et à transporter les blessés à Faâa, se composait de 15 hommes et de 10 canotiers-majors, sans armes, le tout sous les ordres de M. Lasource, élève de 2e classe. Le reste, commandé par M. Bachme, lieutenant de vaisseau, et composé de deux sections, formant le centre, devait suivre de près l'avant-garde. L'ambulance était établie à Faâa, etlè canot, mouillé à l'îlot de Motou-Faâa, était destiné à recevoir les blessés après les premiers pansements.

Ces dispositions prises, je me mis en route, en recommandant le plus grand silence, ordre qui fut parfaitement exécuté. Les insurgés, d'après les indications du guide, devaient se trouver dans une grande case placée dans un enclos très-fourré à environ 20 minutes de marche.

Je comptais les surprendre dans leur premier sommeil, et me retirer après les avoir dispersés ; mais, peut-être prévenus de notre marche, malgré notre silence, ils étaient sur leurs gardes. Les premiers rangs étaient à peine arrivés le long du ruisseau qui cotoie l'enclos du côté de l'Est, qu'il se fit dans le camp une grande rumeur, et de tous côtés nous les vîmes accourir et se préparer à la défense. En même temps, l'avant-garde fut reçue par une vive fusillade, partant principalement de l'enclos. Je donnai l'ordre d'enlever cette position à la baïonnette, ce qui fut fait en un instant, grâce à l'élan communiqué


par MM. Bachme, Domezon, Fergus et le maître magasinier Romain, qui se sont élancés à la tête de l'avant-garde et de la première section du centre. Bientôt les insurgés se dispersèrent. Les chercher pendant la nuit dans les broussailles eût été très-dangereux, par la nécessité de diviser nos forces; je donnai l'ordre de ralliement et je reformai les troupes en ordre renversé. Nous nous remîmes lentement en marche sur Faâa, emportant nos blessés et leurs armes, l'arrière-garde s'arrêtant de temps à autre pour contenir les insurgés, dans le cas où ils auraient eu l'intention de se reformer et de nous attaquer.

Nous arrivâmes enfin à Faâa, où l'on s'occupa de l'embarquement des blessés et de leurs armes. En même temps, je réunis un conseil d'officiers, et je me décidai à évacuer cette position difficile à garder et dont la défense eût trop divisé nos forces.

Les troupes un peu reposées, nous nous remîmes en marche, et vers deux heures nous arrivâmes à Papeïti, sans avoir tiré un coup de fusil depuis notre départ de l'enclos que nous avions envahi.

Il est difficile d'évaluer exactement le nombre et les pertes des insurgés ; ils avaient le soir même communiqué avec Moréa, et beaucoup d'habitants de cette île s'étaient rendus à leur appel. Tous les rapports les portent à 300, et je ne crois pas ce nombre exagéré.

Nous avons eu de notre côté cinq morts et neuf blessés, dont les noms suivent : Morts. M. Poret, volontaire de'la marine ; Papou, matelot; Leroux, idem; Damman, idem; Bourget, idem.

Blessés. MM. Bonard, capitaine de corvette ; Constant, 2e maître de manœuvre ; Michel, 2e maître calfat ; Willem, matelot ; Garnier, idem ; Guichon, idem ; Cauvet, idem ; Nicolas, idem; Tomasset, idem.

Le guide indigène Poula a été tué en escaladant la barrière de l'enclos des insurgés.

Je dois- particulièrement citer : Domezon, pour la manière dont il a conduitl'avant-gardelorsque nous allions en avant, et l'arrière-garde lorsque nous avons opéré notre retour, et le second-maître Bonnet, qui, à peine convalescent d'une blessure reçue à l'affaire de Mahahéna,

a voulu marcher au premier rang, et s'est élancé le premier dans l'enclos des insurgés.

J'ai l'honneur, etc.

Le capitaine de corvette, commandant de l'Uranie, A. BONARD.


Rapport sur le combat de Hapapé adressé à M. le gouverneur des établissements français de l'Océanie, par M. le chef de bataillon de Bréa, commandant les troupes expéditionnaires.

Papeïti, 2 juillet 1844.

Monsieur le gouverneur, j'ai l'honneur de vous rendre compte de l'expédition dirigée contre les insurgés de Taïti pendant les journées des 29 et 30 juin dernier.

La colonne expéditionnaire, formée d'une demi-compagnie d'artillerie, avec un obusier de montagne, d'une compagnie de débarquement de l'Uranie et de quatre compagnies d'infanterie de marine (effectif 405 hommes), partit en sections de Papeïti le 29, à quatre heures du matin, pour se rendre à Hapapé (pointe de Vénus). A neuf heures,.nous étions au pied de la montagne qu'il faut franchir pour pénétrer dans la vallée de IIapapé, en venant du village de Papana, où quelques Indiens auxiliaires vinrent se joindre à nous. En cet endroit, les éclaireurs de l'avant-garde tirèrent quelques coups de fusil sur des vedettes de l'ennemi, qui prirent aussitôt la fuite. La montagne fut gravie sans autre obstacle que celui qu'opposait naturellement la pente extrêmement roide du terrain.

Le Phaéton, qui suivait le mouvement de la colonne, ayant doublé le petit promontoire que forme la montagne en s'avançant dans la mer, tira quelques coups de canon à mitraille pour sonder la profondeur de la vallée. De mon côté, conformément à vos ordres, je fis tirer quelques coups d'obusier dans le même but, dès que nos troupes furent rendues sur la hauteur. J'envoyai ensuite M. de Lavaissière, enseigne de vaisseau, en reconnaissance avec la première section de marins dans la plaine boisée qui s'étendait devant nous. Ces dispositions prises, je fis remettre la colonne en marche, et nous avançâmes, en suivant le littoral de la baie, vers le village de IIapapé. La section envoyée en reconnaissance s'enfonça dans les taillis jusqu'au pied de la montagne, et tira quelques coups de fusil sur des vedettes de l'ennemi, qui ripostèrent par des coups de tromblons, en battant en retraite. M. de Lavaissière a conduit cette reconnaissance avec beaucoup de discernement.

A dix heures et demie, nous étions rendus à Hapapé, où d'après vos ordres, je fis faire halte devant une grande case située à environ cent pas du rivage. Toutes nos troupes y trouvèrent facilement place pour se reposer sans se désunir. Tranquille du côté du rivage, qui est entièrement découvert, je pris des dispositions pour éviter toute sur-


prise du côté opposé : à cet effet, j'établis une ligne de sentinelles à l'entrée du bois, que je fis fouiller jusqu'à portée de fusil. Tout portait à croire que les insurgés nous attendaient à Papenoo ; en conséquence, il fut résolu qu'après un repos de trois heures, pendant lequel les troupes se rafraîchiraient, on se mettrait en marche pour cette baie.

Vers deux heures, en effet, nous nous remîmes en marche, en passant devant le temple et la grande case des missionnaires anglais, pour doubler la pointe de Vénus. Au moment où l'arrière-garde formée par la 28e compagnie arrivait à la hauteur du temple, l'ennemi déboucha subitement sur les derrières et par le flanc, et commença l'attaque. La 28" soutint bravement le premier choc, qui fut fatal à l'un des missionnaires, qu'une balle des insurgés étendit mort sur son balcon ; d après vos ordres, je fis aussitôt replier la colonne pour venir arrêter l'ennemi. En un instant, les derniers pelotons formés par les voltigeurs et la 30e compagnie furent en ligne et commencèrent un feu si bien nourri, que les insurgés rentrèrent presque aussitôt dans le bois. Ils y furent poursuivis jusqu'à l'entrée, et là s'établit une ligne de feux qui, de part et d'autre, se soutint longtemps avec une extrême vivacité.

D'après vos instructions, dès que la position des tirailleurs fut établie, je fis masser la réserve derrière la case et le temple, et j'allai reconnaître la position de l'ennemi. Je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il était certains points où le feu des insurgés semblait plus vif et mieux nourri, et je jugeai que l'obusier serait d'un puissant effet sur les divers points que je remarquais. Je vous en rendis compte, monsieur legouverneur, et, aussitôt, M. le capitaine Somsois reçut ordre d'aller avec son obusier s'établir aux endroits indiqués. Cet officier a pleinement justifié la confiance que j'avais dans son expérience, et s'est acquitté de sa tâche avec beaucoup de courage et de sagacité. Il a fait jouer sa pièce successivement sur divers points et avec un succès qui a porté le trouble chez l'ennemi. Mais il restait un point où semblait s'être concentré leur principal effort. Protégés par quelques accidents de terrain, dérobés en grande partie à notre vue par le feuillage des goïaviers, ils semblaient braver notre feu. Le combat se prolongeait depuis près de deux heures ; il fallait y mettre un terme par un trait d'audace.

J'ordonnai alors à la 28e compagnie de se porter en avant pour enlever cette position ; je fis battre la charge, et aussitôt la compagnie désignée, conduite par son brave capitaine, s'est précipitée à la baïonnette. Je ne vous dirai rien de la vigueur avec laquelle cettecharge a été exécutée, puisquevousétiezsurleslieux. Ce qu'ilya de certain, c'est que l'ennemi s'est aussitôt débandé. Tous nos tirailleurs, suivant le mou-


vement de la 28e, se sont portés en avant, et ont repoussé les insurgés jusqu'à la montagne, en les poursuivant de leurs coups de fusil.

Pendant toute la durée du combat, les insurgés ont fait disparaître, au fur et à mesure, leurs morts et leurs blessés vers la montagne ; mais la dernière charge avait été poussée avec une telle vigueur, que les derniers atteints n'ont pu être enlevés ; aussi nous avons trouvé neuf cadavres sur ce point. Au reste, il est facile de juger, d'après les nombreuses traces de sang que nous avons remarquées, que les pertes des insurgés ont été considérables.

De notre côté, nous avons également à déplorer des pertes. Voici de quelle manière elles sont réparties : 1° Compagnie de débarquement, un blessé; 2° Infanterie de marine, deux tués et quinze blessés ; 3° Taïtiens auxiliaires, un tué et deux blessés.

M. le docteur Ferrier, chirurgien de la colonne expéditionnaire, a prodigué ses soins aux blessés avec beaucoup de zèle et de dévouement.

L'ambulance avait été établie dans la case de la mission. L'embarquement des blessés, à bord du Phaéton, a eu lieu le soir même.

Ce combat a été un combat de tirailleurs, où tout le monde a fait son devoir. Toutefois, je dois vous signaler, d'une manière particulière, M. Somsois, capitaine d'artillerie ; M. Lavigne, capitaine de la 28e compagnie d'infanterie de marine; Jourdain (Marie-René), sergent de la même compagnie, blessé; Fautrel, quartier-maître de l'Uranie, blessé grièvement ; Vaudrel (Noël-Ëloi), voltigeur, amputé; Théodore (Paul), fusilier à la 30e compagnie, blessé ; Désiré, fusilier à la même compagnie, blessé grièvement ; Pellegri (Bertrand), caporal d'artillerie.

MM. les officiers attachés à l'état-major ont rivalisé de zèle et de courage pour la transmission des ordres de M. le gouverneur.

Pendant le combat, le Phaëlon, a tiré quelques coups de canon qui ont fort incommodé l'ennemi.

Comme à Mahahéna, nous avons bivouaqué sur le champ de bataille. Le lendemain, vous avez ordonné de marcher sur Papenoo. La colonne est partie à cinq heures du matin et a parcouru deux lieues de pays au delà de Hapapé jusqu'à Mahuna, où nous sommes arrivés vers onze heures, sans trouver l'ennemi. Seulement, nous avons remarqué que toutes les cases venaient d'être abandonnées, que, dans plusieurs, le feu était encore allumé et le repas préparé, ce qui indiquait une fuite précipitée vers la montagne, leur refuge habituel.

A une heure après-midi, nous étions de retour à Hapapé, où une dépêche vous a appris l'urgence de notre prompt retour à Papeïti. En


conséquence, le Phaëton, à son retour de Mahuna,où il avait suivi la colonne, a reçu à son bord toutes les troupes de l'expédition. A cinq heures du soir, nous débarquions à Papeïti.

Je suis avec respect, etc.

Le Commandant des troupes expéditionnaires, Mce DE BRÉA.

Rapport adressé au ministre de la marine par M. Bruat, gouverneur des établissements français de l'Océanie.

Papeïti, le 8 juillet 1844.

Monsieur le ministre, j'avais l'honneur de vous annoncer dans mon rapport du 16 juin, que les principaux chefs de toutes les parties de l'île m'avaient fait connaître l'agitation qui régnait dans la population.

Les événements n'ont pas tardé à justifier mes prévisions. Les chefs de Mooréa m'annonçaient qu'un soulèvement avait été arrêté par eux dans cette île, et que les auteurs de ce soulèvement étaient des habitants de Taïti, du district de Paéa; mais, peu après, je sus qu'un certain nombre d'hommes, dont je ne connais pas lechiffre, quitta cette île et vint débarquer à Taïti.

De son côté, le chef Utomi, par une lettre datée du 28.juin, m'annonça que les gens de Paéa s'étaient avancés jusque dans son district, pour aller sur Papeïti : là, il était parvenu à leur faire rebrousser chemin; mais il ne savait pas s'il pourrait vaincre leur obstination une seconde fois.

J'appris, de plus, que le district de Papana avait été pillé par les gens de la pointe Vénus, qui, de là, devaient s'avancer sur Papeïti.

Voulant éviter une attaque combinée, je résolus de marcher sur Hapapé (pointe Vénus).

Dans la nuit du 28, je donnai les ordres en conséquence; et le 29, à quatre heures du matin, 450 hommes, sous les ordres de M. le commandant de Bréa, se mettaient en route pour cette expédition.

Je rejoignis la colonne à Papana, où je retrouvai, ainsi que je l'avais ordonné, le chef de la police européenne et indigène, avec une vingtaine de naturels qui s'étaient joints d'eux-mêmes à nous, sous le commandement du chef Itoti, dont je signale, le dévouement éprouvé à Votre Excellence.


J'ordonnai de faire porter rapidement ces hommes en avant pour éclairer la colonne.

Nous franchîmes la montagne d'Onetreehill et arrivâmes sans coup férir à Hapapé. Les tirailleurs seuls, commandés par M. de la Vaissière, enseigne de vaisseau, eurent un léger engagement, mais repoussèrent aussitôt l'ennemi.

Je fis reposer et dîner les troupes.

Nous avions à notre gauche un ruisseau, et plus loin, à demi-portée de fusil, le rivage. La droite était couverte par les maisons des missionnaires anglais et le temple.

Pendant ce temps, le bateau à vapeur le Phaéton, qui avait suivi la colonne, avait, par mon ordre, doublé la pointe, et mouillé de l'autre côté, en position de surveiller les mouvements de l'ennemi. Les communications étaient maintenues par deux canots armés en guerre : l'un d'eux m'apporta un billet du capitaine Maissin, m'annonçant que, d'après ses observations, il ne pouvait porter à moins de 2.000 (femmes et enfants compris), le nombre des insurgés retirés à Mahunaet sur la pointe escarpée un peu plus rapprochée de Papenoo.

Pendant que les troupes achevaient leur repas, je me rendis à bord pour reconnaître par moi-même la position de l'ennemi ; et, quoique le vent fût assez fort et contraire, je donnai l'ordre au Phaéton de continuer sa route et de mouiller un peu plus loin, vis-à-vis Mahuna.

De retour au camp, je donnai l'ordre au commandant de Bréa de faire mettre la colonne en marche ; mais divers incidents firent qu'elle ne put s'ébranler avant une demi-heure.

Le pays est extrêmement fourré, couvert de taillis épais ; je fis marcher pour gagner le bord de la mer, afin de n'avoir qu'un flanc découvert.

Ainsi que vous le fera connaître le rapport de M. de Bréa, que j'ai l'honneur de transmettre à Votre Excellence, l'arrière-garde avait à peine commencé son mouvement, qu'elle reçut une vive fusillade partant des mêmes broussailles que venaient de quitter les tirailleurs. Cette attaque fut repoussée avec vigueur par la 30R compagnie.

Cette arrière-garde se trouvait entre la maison habitée par les missionnaires et les insurgés. La décharge dirigée sur elle atteignit M. Mekean, missionnaire anglais distingué, qui se trouvait sur la galerie de sa maison, et qui fut tué au moment où je venais de lui faire mes adieux.

Je fis arrêter la colonne et reprendre la position que nous allions quitter ; j'ordonnai de laisser l'ennemi épuiser ses munitions en tiraillant sur nos troupes qui étaient à couvert, et en envoyant de temps à


autre quelques coups de mitraille sur les points d'où partaient les cris les plus animés et le feu le plus vif.

Cet ordre fut rempli avec vigueur et succès par M. le capitaine Somsois, commandant l'artillerie.

Les insurgés tentèrent de nous tourner.

Après deux heures, le feu se ralentissant, la charge fut sonnée, et la brave section de la 28e compagnie, conduite par son capitaine M. Lavigne, les chassa de tous les points où ils étaient embusqués.

Cette section fut suivie de toute la ligne des tirailleurs, et poursuivit l'ennemi l'espace d'une demi-lieue : sa déroute était complète.

Pas un coup de fusil ne fut riposté, et les fouilles que je fis faire dans le bois m'annoncèrent qu'il était totalement évacué.

Le Phaéton, qui arriva à la fin de l'action, put encore tirer quelques obus sur les fuyards.

Après avoir détruit les maisons dans lesquelles les insurgés s'étaient réfugiés, la colonne reprit position. Je donnai l'ordre de compléter les vivres et de se préparer à marcher, à la pointe du jour, pour poursuivre l'ennemi.

Le lendemain, en effet, à 7 heures moins un quart, la colonne partit. Nous aperçûmes les feux des insurgés, qui se retirèrent du plus loin qu'ils nous virent.

A dix heures, j'arrivai à Mahuna, où je fis faire une halte et occuper une hauteur plus rapprochée de Papenoo. Voyant qu'il était impossible d'atteindre l'ennemi qui fuyait devant nous, et dont une partie se retirait même dans les montagnes, je revins prendre position à Ilapapé, où j'arrivai à 1 heure. Mon intention était de camper à Onetreehill et de ne rentrer que le lendemain à Papeïti, lorsqu'à deux heures et demie M. Lucas, négociant à Papeïti, me remit une lettre de M. le commandant particulier, qui m'annonçait que Papeïti était sérieusement menacé par les gens de Faâa, et qu'un engagement sanglant avait déjà eu lieu à Faâa, entre les marins débarqués de l'Uranie et les insurgés. Cette lettre me faisait aussi connaître qu'une attaque était projetée sur Papeïti pour la nuit suivante.

Je me décidai. Immédiatement les troupes furent embarquées, et à 5 heures, elles descendaient à Papeïti.

Les troupes placées sur un terrain fort couvert ont montré un sangfroid et un courage dignes d'éloges.

Tout le monde a fait son devoir; cependant je dois signaler pi us particulièrement à Votre Excellence MM. les capitaines Lavigne et Somsois.

Les personnes composant mon état-major ont rivalisé de zèle. Je citerai en première ligne MM. Nicolaï et Malmanche. Ce dernier a de


plus dirigé avec beaucoup de capacité l'embarquement et les relations avec les bâtiments.

M. de Bréa a montré le sang-froid et la bravoure qui lui sont habituels.

J'ai l'honneur de joindre à mon rapport un état de demandes pour les personnes qui se sont le plus distinguées et la liste des tués et des blessés.

Quant aux pertes de l'ennemi, elles ne sont pas encore bien connues ; cependant les indigènes citent les noms de neuf morts et d'une trentaine de blessés.

M. le capitaine Maissin a rempli son devoir avec sa distinction ordinaire, et a encore rendu plus évidente l'indispensable nécessité des bateaux à vapeur pour le genre de guerre que nous avons à faire.

Le chef Itoti s'étant parfaitement conduit, j'ai l'honneur de vous demander la croix pour lui : cette distinction méritée ne peut que produire un bon effet.

Il paraît que les insurgés de l'est sont fort indécis; ceux de l'ouest sont à Pounavia. Le chef Utomim'a fait dire qu'il fera tousses efforts pour les amener à retourner chez eux. Le chef Tati est resté fidèle ; mais la plupart de ses gens l'ont abandonné de nouveau.

Veuillez agréer, etc.

Le Gouverneur des établissements français de l'Océanie BRUAT.

Le comte de Jarnac à Monsieur Guizot.

Londres, 4 août 1844.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Les dernières nouvelles de Tahiti ont produit en Angleterre la sensation la plus vive et la plus générale. Jamais, depuis mon arrivée à Londres, je n'ai vu un incident de la politique extérieure exciter une telle impression.

Le parti religieux, si puissant en lui-même, si influent par ses affinités avec les sentiments les plus élevés comme avec les plus aveugles préjugés de ce pays-ci, s'est le premier ému. Des réunions de saints ont été convoquées dans toute l'Angleterre, des discours violents et amers ont été prononcés, des imprimés et des gravures ont été répandus, reproduisant la proclamation de M. d'Aubigny du 3 mars,


et représentant les diverses circonstances de l'arrestation et de l'emprisonnement de M. Pritchard; rien enfin n'a été négligé pour lui concilier les sympathies populaires et pour l'élever au rang des martyrs de la foi évangélique.

La presse politique, de son côté, n'est pas demeurée en retard, se fondant sur les versions les plus incorrectes et les plus exagérées des faits ; les feuilles qui soutiennent habituellement la politique ministérielle, comme celles qui la combattent, se sont accordées pour constituer en affront national la conduite de nos officiers. Sans vouloir reconnaître la position véritable de M. Pritchard, on répète, dans la société comme dans le public, qu'un consul d'Angleterre, agent, agent de la reine, non seulement à Tahiti, mais dans un autre groupe (Riendly-Islands) a été, en plein exercice de ses fonctions, arrêté, incarcéré dans un véritable cachot pendant plusieurs jours avec des procédés d'une sévérité telle, que sa santé en a été gravement atteinte; expulsé enfin sans qu'aucune accusation intelligible ait été produite contre lui. On affirme que tout le langage, toute la conduite de nos agents sont empreints cette fois d'une animosité, d'une hostilité si évidente contre l'Angleterre, qu'il est impossible à ce pays-ci de ne plus les ressentir profondément, et de n'en pas prévoir les conséquences.

extrêmes. Je dois ajouter encore, monsieur le ministre, que ces sentiments ne me semblent point résulter du fait de notre protectorat à Tahiti ou de l'occupation subséquente de l'île, mais bien des événements que les dernières nouvelles viennent de livrer à la discussion publique. Je trouve lord Aberdeen chaque jour plus préoccupé de cette difficulté nouvelle, et s'il tient à conserver le plus longtemps possible un caractère confidentiel et amical à toutes nos communications, il ne paraît pas moins convaincu qu'une satisfaction est impérieusement due à l'honneur de la Grande-Bretagne. Désirant toujours laisser à Votre Excellence l'initiative de toute proposition, il n'a précisément exprimé, dans nos entretiens, aucune mesure spéciale; mais il m'a positivement dit qu'il n'hésiterait point pour sa part, à désavouer et à censurer hautement tout agent de l'Angleterre qui eût tenu le langage officiel et la conduite attribuée ici à l'un de nos officiers ; et je sais d'autre part que le renvoi direct et immédiat de M. Pritchard à Tahiti a été formellement proposé et discuté dans le conseil.

Je ne cesse, monsieur le ministre, de prémunir, et lord Aberdeen et toute personne avec laquelle je crois devoir accepter la conversation sur ces événements, contre la déplorable confiance accordée ainsi aux premières versions de la presse et des parties intéressées. Je ne cesse de rappeler que c'est surtout en vue d'accidents et d'épreuves pareils


pour nos relations, qu'une politique de confiance mutuelle a été proclamée par les deux gouvernements. Mais je n'en dois pas moins appeler sur cet état général des esprits toute l'attention de Votre Excellence, et réclamer d'elle toutes les informations qui me permettront de rectifier des jugements évidemment aussi erronés. Quant à aujourd'hui, il importerait particulièrement de pouvoir faire reconnaître les faits mêmes imputés à M. Pritchard, et de donner ainsi quelque précision à des accusations qui ne se produisent encore que sous la forme d'assertions vagues et banales.

Déjà la situation des affaires du Maroc et l'arrivée de M. de Nesselrode à Londres avaient excité quelques doutes sur le maintien des relations intimes des cabinets. J'ai lieu de craindre que, sans une prudence très grande de part et d'autre, la politique proclamée par les deux couronnes, il n'y a pas encore six mois, ne soit gravement menacée.

M. Guizot au comte de Jarnac.

Paris, 8 août 1844.

Monsieur le comte, j'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 4 de ce mois et dans laquelle, en me rendant compte de l'effet général produit en Angleterre par les nouvelles de Tahiti, vous me signalez toute la gravité de cet incident. Plus les esprits s'en montrent passionnément préoccupés, plus il importe de leur laisser le temps de se calmer. Nous nous abstiendrons donc en ce moment, de toute communication, de toute discussion officielle à ce sujet. Mais votre réserve ne doit pas être inactive, et je vous invite à faire au Foreign-Office d'abord, et aussi partout ailleurs, tout ce qui sera en votre pouvoir pour combattre et rectifier les erreurs de faits, les fausses appréciations qui pourraient égarer de plus en plus l'opinion publique et entraîner le gouvernement britannique lui-même à des résolutions ou à des manifestations qui rendraient plus difficile la solution d'une question délicate. Si je ne me trompe, l'irritation qui se manifeste en Angleterre tient surtout à ce qu'on y croit que M. Pritchard, lorsqu'il a été arrêté et ensuite embarqué, étaitrevêtu du caractère de consul de S. M. Britannique. Rien n'est moins exact. M. Pritchard avait par une lettre du 7 novembre 1843, adressée à M. l'amiral Dupetit-Thouars, formellement déclaré qu'il amenait son pavillon et cessait ses fonctions consulaires ; et il les avait en effet complètement


cessées. Ce n'était donc plus que comme simple particulier, comme étranger qu'il résidait à Tahiti. Or, le droit d'éloigner d'un établissement colonial, quelle qu'en soit la forme, tout étranger dont la présence trouble l'ordre et compromet la sûreté de l'établissement, est non-seulement un droit partout reconnu et pratiqué, mais il résulte pour nous à Tahiti de la convention même du 9 septembre 1842, qui porte que « la direction de toutes les affaires avec les gouvernements étrangers, de même que tout ce qui concerne les résidents, est placé à Tahiti entre les mains du gouvernement français et de la personne nommée par lui ».

M. legouverneuFBruat avait donc incontestablement le droit d'éloigner de Tahiti M. Pritchard, et d'après les faits tels qu'ils nous sont jusqu'à présent connus, il y a tout lieu de penser que, pour la sûreté de l'établissement français dans cette île, pour celle même des troupes françaises chargées de la défendre, il y a eu nécessité d'user de ce droit, en renvoyant de Tahiti le chef moral et le principal instigateur des mouvements insurrectionnels qui avaient éclaté sur quelques points et menaçaient Papeete même.

Quant aux circonstances qui ont accompagné le renvoi de M. Pritchard, je ne me dissimule point qu'elles ne sauraient être justifiées toutes, et qu'on y rencontre des procédés et des paroles qui choquent l'équité, l'humanité et la convenance. Mais je ne dois pas et je ne veux exprimer à cet égard mon jugement que lorsque j'aurai scrupuleusement recueilli et examiné, sur cet incident, tous les renseignements propres à m'éclairer.

Le comte de Jarnac à M. Guizot.

Londres, le 10 août 1844.

MONSIEUR LE MINISTRE, J'ai revu plusieurs fois depuis quelques jours lord Aberdeen ou sir Robert Peel. L'un et l'autre m'ont parlé dans les termes les plus formels, de l'importance qu'ils attachent aux derniers événements de Tahiti. Ils m'ont vivement pressé tous deux de réclamer au plus tôt de Votre Excellence quelques communications qui leur fassent connaître les vues du gouvernement du Roi sur les difficultés nouvelles, et qui puissent calmer l'effervescence qu'elles ont soulevée dans tout le pays. Le principal secrétaire d'État continue à déplorer profondément des événemens qui, contrairement au vœu si éminent des deux gouvernements, viennent placer ainsi en conflit l'lion netir de la Grande-


Bretagne et de la France. Mais, fidèle au principe que, dès notre premier entretien, il a exposé dans le langage le plus amical, il persiste à m'assurer qu'il veut s'en remettre à la justice et à la loyauté du gouvernement du Roi pour toute proposition d'accommodement, persuadé que le simple examen des faits établira pleinement le caractère juste et légitime des réclamations de l'Angleterre. Ainsi aucune mesure de satisfaction ou de réparation à prendre par le gouvernement du Roi n'a encore été formulée par lord Aberdeen, ou ne sera indiquée par Lord Cowley. Le principal secrétaire d'État s'est borné jusqu'ici à reproduire parfois la première pensée du retour de M. Pritchard à Tahiti, pour réfuter les accusations élevées contre lui, et à me témoigner le désir de connaître sur ce point l'opinion de Votre Excellence. Malgré cette réserve de lord Aberdeen et la modération de son langage, toujours plein de bienveillance pour la France et d'amitié pour Votre Excellence, je crois remarquer que le désaveu formel,.

sinon le rappel d'un de nos agents de Tahiti, ou quelque mesure au moins équivalen te, lui paraît au fond pleinement due à l'honneur de l'Angleterre. Cette impression est évidemment celle du public autant que celle de la presse.

Il est incontestable toutefois, monsieur le ministre, que les premières opinions de la portion la plus éclairée du pays et du gouvernement anglais lui-même se sont insensiblement rectifiées depuis le jour où j'ai eu d'abord l'honneur de les signaler à Votre Excellence.

Je craindrais d'abuser de ses moments en lui rendant compte avec plus de détails de mes longs entretiens avec lord Aberdeen ; mais elle peut être assurée que je n'ai négligé aucun argument ou aucun effort pour contribuer à ce résultat. Déjà je suis heureux de voir qu'on n'insiste plus à Londres sur le caractère officiel de M. Pritchard à Tahiti, lors de son arrestation, et que l'on ne conteste plus, en thèse générale,, notre droit d'expulsion, que j'avais revendiqué dès l'origine comme inhérent au régime et consacré par la pratique de tout établissement colonial. Je ne désespère même plus d'amener le gouvernement anglais à reconnaître qu'au fond toute la question est dans la conduite réelle de M. Pritchard. Il n'est pas douteux, en effet, comme je ne cesse de le répéter ici, que, sauf certaines formes et certains procédés sur lesquels, en attendant de plus amples informations, j'avais dès le principe refusé la discussion, et quant auxquels Votre Excellence m'a fait depuis connaître son regret et sa désapprobation, la mesure prise contre M. Pritchard, dans son ensemble, pourrait être pleinement justifiée, si sa complicité directe et patente avec l'insurrection était prouvée. Aussi Votre Excellence comprendra-t-elle facilement le prix


que j'attacherais à être informé au plus tôt de faits clairement établis contre lui, ou qui lui seraient imputés avec quelque fondement. Je n'ai pas à dire, monsieur le ministre, que tant d'attaques banales ou évidemment exagérées de notre presse contre M. Pritchard ne sont ici d'aucun secours et ne sauraient constituer un argument sérieux auprès du principal secrétaire d'Etat, qui persiste à le considérer comme victime des accusations les plus injustes comme des procédés les plus arbitraires.

Je dois encore ajouter ici que, d'après quelques paroles de lord Aberdeen dans notre dernier entretien, j'ai cru remarquer chez lui la pensée qu'une compensation pécuniaire allouée à M. Pritchard pourrait être accueillie par le gouvernement anglais et contribuer essentiellement à l'accommodement du différend. Avant de connaître quelle serait l'opinion de Votre Excellence sur une mesure pareille, j'ai dû éviter d'engager à ce sujet aucune conversation, même pour obtenir les éclaircissements que j'aurais voulu lui transmettre dès aujourd'hui; mais je ne crois pas me tromper en soumettant à l'appréciation de Votre Excellence cette impression nouvelle qui m'a paru se manifester chez le principal secrétaire d'État.Je regrette de trouver, monsieur le ministre, que la sollicitude continuelle de lord Aberdeen sur la conséquence de ces derniers événements de Tahiti est toujours très-vivement partagée par le public, et il m'est facile de voir autour de moi à quel point leprincipal secrétaire d'État doit être pressé lui-même sur cette question par le conseil comme par le pays.

M. Guizot au comte de Jarnac.

Paris, le 15 août 1844.

Monsieur, j'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 10 de ce mois. Je comprends l'impatience qu'éprouve lord Aberdeen de recevoir de nous quelque communication positive sur l'affaire de Tahiti ; mais puisque les deux gouvernements ne sont pas d'accord dans leur appréciation des faits imputés à M. Pritchard, il faut avant tout éclaircir ces faits ; c'est le seul moyen d'arriver à des termes d'arrangement qui, de part et d'autre, puissent être jugés équitables. Je fais donc recueillir et je m'empresserai de vous envoyer tous les éléments de cette espèce d'enquête. En attendant, appliquezvous à bien établir que le renvoi de M. Pritchard à Tahiti, de quelque manière que ce soit, est absolument inadmissible, car son retouraggra-


verait infailliblement les désordres dont ses menées ont été la première cause.

Quant à l'idée que vous avez cru entrevoir dans l'esprit de lord Aberdeen, d'une indemnité à allouer à M. Pritchard pour les mauvais traitements qu'il a subis et pour les pertes qu'ils peuvent lui avoir causées, tenez-vous dans une réserve qui nous laisse toute notre liberté. Il ne faut ni se presser d'accueillir cette indication, qui a besoin d'être mûrement examinée, ni la repousser absolument, car elle pourrait nous fournir un moyen de solution pour une question qui devient bien délicate et bien grave.

Le ministre de la marine à M, le gouverneur Bruat.

Paris, le 20 août 1844.

Monsieur le gouverneur, vos rapports des mois de janvier, février et mars me sont simultanément parvenus. Ils m'ont fait connaître les événements qui se sont succédé à Tahiti pendant cette période, les mesures que vous avez été conduit à adopter pour la répression des troubles, et les correspondances que vous avez échangées à cette occasion avec les officiers de la marine anglaise.

Votre conduite, en ces graves circonstances, a complètement répondu à la confiance du gouvernement du roi. Les dispositions que vous avez prises avec tant d'activité pour arrêter le désordre, et la promptitude avec laquelle vous vous êtes porté personnellement sur le théâtre de l'insurrection, témoignent tout à la fois de votre prudence et de votre énergie, et méritent mon entière approbation.

J'ai lu avec la plus grande attention les rapports que vous a adressés M. le capitaine de corvette d'Aubigny sur ce qui s'est passé à Papeete pendant qu'il s'est trouvé appelé àen exercer momentanément le commandement supérieur. J'ai recherché dans ces documents et dans ceux qui rendent compte des circonstances antérieures et postérieures à l'arrestation de M. Pritchard les éléments d'une appréciation exacte des faits qui ont déterminé et accompagné l'exécution de cette mesure.

Vous déclarez que, dans l'état d'agitation où se trouvait le pays, le renvoi de M. Pritchard était nécessaire ; je le reconnais avec vous, à raison de la gravité des faits que vous me signalez.

Vous ajoutez que vous n'avez pu toutefois approuver ni la forme ni le motif de l'arrestation ordonnée par M. le commandant particulier.

Je partage également sur ce point votre opinion. Je regrette ce qui s'est passé à cette occasion et je vous charge de le faire connaître à


M. d'Aubigny. Dans la situation difficile où le laissait votre absence, cet officier a montré d'ailleurs une activité et un dévouement que j'aurais aimé à pouvoir louer sans aucune restriction.

Recevez, etc.

Baron DE MACKAU.

Le Comte de Jarnac à Monsieur Guizot. (Extrait.) Londres, le 22 août.

MONSIEUR LE MINISTRE, Depuis plusieurs jours, lord Aberdeen tient entre les mains la minute d'une dépêche préparée par lui-même et qui annoncerait à lord Cowley la résolution de renvoyer à tout hasard M. Pritchard à Tahiti, sur un vaisseau anglais. Je veux encore espérer, monsieur le ministre, que les conseils de la sagesse et de la modération prévaudront ; mais je ne vois personne qui ne me parle de la situation actuelle avec une vive appréhension.

Je suis, etc.

Le comte de Jarnac à Monsieur Guizot.

Londres, le 28 août 1844.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Mes entretiens avec lord Aberdeen sur chacune de nos difficultés actuelles, et particulièrement sur les affaires de Tahiti, n'ont cessé d'être très-fréquents et très-intimes.

Voyant trop souvent le principal secrétaire d'Etat envisager, soit des solutions que Votre Excellence n'accepterait point, soit des mesures prises directement par l'Angleterre pour réparer ce que le gouvernement et le pays considèrent comme un affront national, j'ai été heureux de remarquer quelquefois aussi que sa pensée se reportait encore sur une nature de satisfaction qui ne saurait en aucune façon engager l'honneur de la France. Dès que j'ai vu paraître chez lui l'impression qu 'un dédommagement pécuniaire pour M. Pritchard pourrait, suivant d'innombrables précédents, constituer une partie essentielle de la solution que ce gouvernement est maintenant irrévocablement engagé à poursuivre, je me suis empressé d'en informer Votre Excellence, d'après ses instances confidentielles. Je n'ai jamais écarté depuis lors la perspective d'un arrangement pareil, quand je l'ai vue se


présenter à l'esprit de lord Aberdeen. J'ai lieu de croire, monsieur le ministre, qu'une simple compensation pécuniaire, offerte pour les dommages et pour les souffrances qu'a pu éprouver M. Pritchard, mais qui eût laissé encore le gouvernement du roi et la France solidaires de tous les procédés dont il a été l'objet, n'eût pu être considérée en Angleterre comme une solution suffisante. Mais si quelquesunes des simples expressions d'improbation et de regret que Votre Excellence m'a dès le principe adressées étaient officiellement communiquées au gouvernement britannique, au nom du gouvernement du roi, peut-être la proposition simultanée d'une indemnité pourraitelle être présentée par lord Aberdeen au conseil comme une transaction satisfaisante pour les amours-propres si fatalement engagés de part et d'autre dans cette question.

Je suis loin d'affirmer encore, monsieur le ministre, qu'après les premières et si vives manifestations du gouvernement et du public anglais, et la persistance avec laquelle une portion très influente de la presse a réclamé le désaveu solennel de nos agents, comme condition indispensable de tout accommodement, une solution pareille pourrait être accueillie à Londres, ou satisfaire à l'attente générale, mais assurément elle serait conforme à l'impression que dès l'origine Votre Excellence m'a témoignée sur ces événements. La gravité des circonstances actuelles m'autorise à soumettre ces considérations, à l'attention toute particulière de Votre Excellence.

Je suis, etc.

Le Comte de Jarnac à M. Guizot.

Londres, le 28 août 1844.

MONSIEUR LE MINISTRE, La situation des affaires extérieures qui ordinairement occupe une si faible part de l'attention publique, est devenue depuis quelques jours de l'intérêt et de la sollicitude universelle.

Déjà, et sans parler des provocations incessantes des deux presses, les projets prêtés à la France sur la régence de Tunis et sur l'empire de Maroc, les bruits répandus sur une activité nouvelle remarquée dans nos arsenaux, et sur des armements projetés également en Angleterre, avaient fait naître les plus vives inquiétudes et les pressentiments les plus sinistres. A la nouvelle de la destruction de Mogador et de l'occupation de l'ile qui en ferme le port, une impression plus alarmante s'est répandue. Dès le principe, on avait proclamé que des


intérêts majeurs de l'Angleterre, ceux qui rendent légitime, nécessaire peut-être un appel aux armes, étaient par la nature même des choses, engagés dans cette guerre. Aujourd'hui on voit ces mêmes intérêts placés presque en conflit direct avec ceux de la France. Enfin, monsieur le ministre, l'absence de toute communication officielle du gouvernement du roi sur les derniers événements de Tahiti, après un délai de près d'un mois, a encore accrédité l'idée que, malgré le désir des deux souverains et des deux cabinets, une rupture entre les pays est à la veille d'éclater. Il est de mon devoir de le dire à Votre Excellence, et assurément je ne suis pas le seul à l'en informer; la guerre, ses conséquences probables, les forces, les ressources, les alliances respectives des deux pays sont devenues ici le thème général de la conversation, et les classes qui par leurs habitudes et leurs intérêts seraient le moins portées à admettre ces formidables éventualités se prêtent aujourd'hui à les prévoir et à les discuter. Je ne remarque chez la portion vraiment influente du public aucune animosité contre la France, aucun désir de pousser le gouvernement à des démonstrations prématurées ni provocantes ; l'impression dominante me paraît être que par la force même de tant de circonstances adverses et par suite de l'état des esprits en France, une lutte est à la veille de devenir inévitable pour l'Angleterre.

Le conseil tout entier, et le principal secrétaire d'État pour les affaires étrangères particulièrement se montrent préoccupés au plus haut point de cette situation des esprits comme de l'ensemble de ces difficultés qui semblent surgir de toutes parts pour se conjurer contre l'œuvre des deux cabinets. Mais de toutes ces graves questions, monsieur le ministre, celles qu'ont soulevées l'emprisonnement et l'expulsion de Pritchard n'ont cessé de tenir le premier rang dans la pensée de lord Aberdeen. Je n'ai pas à dire à Votre Excellence que les retards prolongés de toute démarche officielle de la part du gouvernement du roi, qui pût dégager de l'affaire l'honneur de la GrandeBretagne, augmentent chaque jour sensiblement les inquiétudes que .m'a témoignées dès le principe lord Aberdeen. Votre Excellence aura elle-même remarqué que le rappel de lord Cowley a été formellement indiqué, sinon réclamé ces jours-ci par le principal organe de l'opinion publique. Je sais d'ailleurs, à ne pouvoir en douter, que les membres les plus influents du conseil se sont vivement émus de cette situation, qu'un changement complet dans la politique extérieure de la GrandeBretagne est discuté chaque jour, que les partis les plus extrêmes, enfin ceux qui rendraient impossible peut être le maintien des rapports diplomatiques entre les cours, sont sans cesse passés en revue,


J'ai tout lieu de craindre que, si aucun arrangement des différends actuels ne pouvait être arrêté, une politique au plus haut point compromettante pour les relations des deux cours ne saurait longtemps encore tarder à prévaloir dans le conseil.

En attendant la décision du gouvernement du roi, que tous les amis d'une union intime avec la France, et ceux même qui ne peuvent la voir sans quelque ombrage dans des circonstances plus favorables, me pressent de réclamer au plus tôt de Votre Excellence, je ne néglige aucun effort pour rassurer et pour contenir les appréhensions et les impatiences que je rencontre autour de moi. Je rappelle que les deux souverains ayant proclamé solennellement, il y a peu de mois, une politique d'entente cordiale, il serait déplorable que l'année ne puisse s'achever sans que les faits n'eussent démenti les assurances royales. Je répète plus encore que les difficultés actuelles sont si graves, qu'elles ne peuvent évidemment tomber d'elles-mêmes en oubli, et qu'elles aboutiront nécessairement maintenant, soit à une solution satisfaisante pour les deux parties, soit à une rupture. Dans le premier cas, regretterons-nous, une fois le résultat obtenu, quelques délais, quelques explications confidentielles, sans lesquels il n'aurait pu être atteint? Si au contraire nous devions être entraînés à des partis extrêmes, quelle réaction n'éclaterait pas plus tard des deux côtés de la Manche, avec quelle sévérité l'histoire et la conscience publique ne demanderaient-elles pas compte à chaque partie de toute démarche, ou de toute parole qui eût pu précipiter d'aussi formidables extrémités ?

Recevez, etc.

M. Guizot à M. le Comte de Jarnac.

Paris, le 29 août 1844.

Monsieur le Comte, j'ai rendu compte au Roi dans son conseil, des entretiens que j'ai eus avec M. l'Ambassadeur de Sa Majesté Britannique relativement au renvoi de M. Pritchard de l'ile de Taïti et aux circonstances qui l'ont accompagné. Le Gouvernement du Roi n'a voulu exprimer aucune opinion, ni prendre aucune résolution sur cet incident avant d'avoir recueilli toutes les informations qu'il pouvait espérer, et mûrement examiné tous les faits, car il a à cœur de prévenir tout ce qui pourrait porter quelque altération dans les bons rapports des deux États.


Après cet examen, le Gouvernement du Roi est demeuré convaincu : 1° Que le droit d'éloigner de l'île de Taïti tout résident étranger qui troublerait, où travaillerait à troubler et à renverser l'ordre établi, appartient au Gouvernement du Roi et à ses représentants; non seulement en vertu du droit commun de toutes les nations, mais aux termes mêmes du traité du 9 septembre 1842 qui a institué le Protectorat français et qui porte : « La direction de toutes les affaires avec les Gouvernements étrangers, de même que tout ce qui concerne les résidents étrangers, est placée à Taïti entre les mains du Gouvernement français ou de la personne nommée par lui. »

2° Que M. Pritchard, du mois de février 1843 au mois de mars 1844, a constamment travaillé, par toutes sortes d'actes et de menées, à entraver, troubler et détruire l'établissement français à Taïti, l'administration de la justice, l'exercice de l'autorité des agents français et leurs rapports avec les indigènes.

Lors donc qu'au mois de mars dernier, une insurrection a éclaté dans une partie de l'île de Taïti et se préparait à Papeïti même, les autorités françaises ont eu de légitimes motifs, et se sont trouvées dans la nécessité d'user de leur droit de renvoyer M. Pritchard du territoire de l'île, où sa présence et sa conduite fomentaient, parmi les indigènes, un esprit permanent de résistance et de sédition.

Le 7 novembre 1843, M. Pritchard avait écrit lui-même à l'AmiralDupetit-Thouars qu'il amenait son pavillon et cessait ses fonctions de consul. Il les avait, en effet, complètement cessées; et les agents anglais en étaient eux-mêmes si convaincus que, les 8 et 9 janvier dernier, le capitaine Tucker, commandant la frégate le Dublin, demandait à M. le Gouverneur Bruat d'admettre provisoirement M. Pritchard comme consul d'Angleterre, non en vertu de son ancienne commission, mais comme un homme propre à traiter, avec les autorités françaises, des intérêts des Anglais résidents dans l'île. Et M. Bruat s'y refusait, déclarant que la conduite de M. Pritchard avait constamment été trop hostile à la France pour qu'il pût recevoir un nouvel exequatur.

Quanta certaines circonstances qui ont précédé le renvoi de M. Pritchard, notamment le mode et le lieu de son emprisonnement momentané et la proclamation publiée à son sujet, à Papeïti, le 3 mars dernier, le Gouvernement du Roi les regrette sincèrement, et la nécessité ne lui en paraît point justifiée par les faits. M. le Gouverneur Bruat, dès qu'il a été de retour à Papeïti, s'est empressé de mettre un terme-à ces fâcheux procédés, en ordonnant l'embarquement et le départ de M. Pritchard. Le Gouvernement du Roi n'hésite point à


exprimer au Gouvernement de sa Majesté Britannique, comme il l'a fait connaître à Taïti même, son regret et son improbation des circonstances que je viens de rappeler.

Le Gouvernement du Roi a donné, dans les îles de la Société, des preuves irrécusables de l'esprit de modération et de ferme équité qui règle sa conduite. Il a constamment pris soin d'assurer, aux Étrangers comme aux nationaux, la liberté du culte la plus entière et la protection la plus efficace. Cette égalité de protection pour toutes les croyances religieuses est le droit commun et l'honneur de la France.

Le Gouvernement du Roi a consacré et appliqué ce principe partout où s'exerce son autorité. Les Missionnaires anglais l'ont eux-mêmes reconnu, car la plupart d'entre eux sont demeurés étrangers aux menées de M. Pritchard, et plusieurs ont prêté aux autorités françaises un concours utile. Le Gouvernement du Roi maintiendra scrupuleusement cette liberté de consciences et ce respect de tous les droits; et en même temps, il maintiendra aussi et fera respecter ses propres droits, indispensables pour garantir à Taïti le bon ordre, ainsi que la sûreté des Français qui y résident et des autorités chargées d'exercer le Protectorat.

Nous avons la confiance que l'intention du cabinet Britannique s'accorde avec la nôtre, et que, pleins l'un pour l'autre d'une juste estime, les deux Gouvernements ont le même désir d'inspirer à leurs agents les sentiments qui les animent eux-mêmes, de leur interdire tous les actes qui pourraient compromettre les rapports des deux États, et d'affermir, par un égal respect de leur dignité et de leurs droits mutuels, la bonne intelligence qui règne heureusement entre eux.

Je vous invite à donner à Lord Aberdeen communication de cette dépêche, et à lui en laisser copie.

Recevez, Monsieur le Comte, l'assurance de ma considération très distinguée.

Signé: GUIZOT.

M. Guizot à M. le Comte de Jarnac.

Paris, le 2 Sept'. 1844.

Monsieur le Comte, en exprimant au Gouvernement de Sa Majesté Britannique son regret et son improbation de certaines circonstances qui ont précédé le renvoi de M. Pritchard de l'île de Tahiti, le Gouvernement du Roi s'est montré disposé à accorder à M. Pritchard, à raison des dommages et des souffrances que ces circonstances ont pu


lui faire éprouver, une équitable indemnité. Nous n'avons point ici les moyens d'apprécier quel doit être le montant de cette indemnité, et nous ne saurions nous en rapporter aux seules assertions de M. Pritchard lui-même.

Il nous paraît donc convenable de remettre cette appréciation aux deux commandants des stations française et anglaise dans l'Océan Pacifique, M. le Contre-Amiral Hamelin et M. l'Amiral Seymour. Je vous invite à faire, de notre part, cette proposition au Gouvernement de Sa Majesté Britannique, et à me rendre compte immédiatement de sa réponse.

Recevez, Monsieur le Comte, l'assurance de ma considération très distinguée.

Signé : GUIZOT.

M. le Comte de Jarnac, chargé d'affaires de France à Londres.

Lord Aberdeen à Lord Cowley.

Foreign-office, le 6 septembre (1844).

MYLORD, Je joins ici, pour l'instruction de Votre Excellence, les copies de deux dépêches adressées par M. Guizot au comte de Jarnac, et qui ont été mises entre mes mains par le chargé d'affaires de France.

Votre Excellence verra par la première de ces dépêches que M. Guizot, tout en se plaignant de la conduite de M. Pritchard à Tahiti, et en justifiant son expulsion de l'île, par suite des actes d'hostilité qui lui sont imputés contre les autorités françaises, n'hésite pas à exprimer le regret sincère du gouvernement français pour les circonstances qui ont accompagné cette affaire; et M. Guizot ajoute que ces procédés ont déjà reçu le blâme du gouvernement français.

Dans la seconde dépêche M. Guizot annonce qu'en conséquence des dommages et des souffrances que les procédés en question peuvent avoir occasionnés à M. Pritchard, le gouvernement français est disposé à lui accorder une indemnité équitable; il suggère que le chiffre exact devra être fixé par les deux amiraux commandant les escadres française et anglaise dans l'Océan Pacifique, et il désire connaître l'opinion du gouvernement de S. M. en réponse à cette proposition.

Afin de mettre Votre Excellence à même de se conformer à la demande de M. Guizot, je crois ne pouvoir mieux faire que de vous renvoyer aux termes du discours prononcé hier dans les deux chambres


du Parlement par les lords commissaires au nom de la reine, comme exprimant l'entière satisfaction éprouvée par le gouvernement de S. M.

du résultat des discussions qui ont eu lieu récemment entre nous.

Ma conviction est que le désir sincère des deux gouvernements de cultiver l'entente la meilleure et la plus cordiale rend presque impossible que des incidents de cette nature, s'ils sont vus sans passion et traités dans un esprit de justice et de modération, puissent jamais aboutir autrement qu'à une issue amicale et heureuse.

Quant à M. Pritchard, il lui est dû de déclarer qu'ila constamment nié la vérité des allégations portées contre lui, et qu'il a demandé les plus strictes investigations sur sa conduite. Mais comme il a déjà reçu une autre destination au service de S. M. avant les événements auxquels nous faisons allusion, et comme cette nomination a été confirmée depuis, le gouvernement de S. M. n'a pas trouvé nécessaire d'entrer dans un examen plus approfondi de sa conduite à Tahiti.

Agréez, etc.

Signé : ABERDEEN.

Rapport sur les combats de Papenoo et de Punavia adressé au minislre de la marine et des colonies par le gouverneur des établissements français de V Océanie.

Papeïti, le 3 juin 1846.

MONSIEUR LE MINISTRE,

Les attaques des insurgés sur Papeïti et nos autres positions à Taïti continuant, j'ai profité de la présence de M. l'amiral Hamelin pour marcher contre les camps insurgés de Papenoo et de Punavia.

Le 8 mai, je suis parti à la tête de 800 hommes, soldats et marins et de 200 indigènes alliés.

Après avoir successivement chassé, sans coup férir, les insurgés de leurs positions de Papana, Ahonn et Tapahi, j'ai attaqué, le 10, leurs positions de Papenoo, qu'ils n'ont cédées qu'après un combat à la suite duquel les quatre forts élevés à Papenoo sont tombés en notre pouvoir. Après avoir poursuivi l'ennemi jusque dans le fond d'une vallée, qui finit par devenir impraticable pour des troupes organisées, et lui avoir enlevé deux nouvelles positions, j'ai bivouaqué jusqu'au 23 à Papenoo, faisant détruire tout ce qui pouvait servir à l'établissement d'un nouveau centre d'insurrection sur ce point, et établissant sur l'importante position de Tapahi un blockhaus qui nous ouvre la route des districts de l'est et la ferme aux insurgés de cette même partie de l'île.


Les états joints à mon rapport vous feront connaître ce que cette expédition nous a coûté en hommes tués et blessés.

Après avoir fait coucher la colonne expéditionnaire à Haapape, je suis entré le 24 dans la vallée de Fautahua, dont les habitants étaient venus commettre des déprédations jusqu'à Papeïti.

Comme à Papenoo, toutes les ressources de l'ennemi ont été détruites dans la vallée, et la colonne n'est revenue sur ses pas qu'après avoir rencontré des chemins impraticables et avoir enlevé à l'ennemi une fortification construite de manière à pouvoir offrir une vive résistance.

Le 21 j'étais à Haapape.

Après m'être concerté avec M. l'amiral Hamelin et avoir donné quarante-huit heures de repos aux troupes, je suis parti le 28 pour Punavia.

Le nombre des indigènes armés marchant avec nos troupes était alors de 261. La colonne expéditionnaire bivouaqua, le 28, à Utumaoro.

Le lendemain matin elle marcha sur les retranchemens de Tapuna et de Atihué, que nos éclaireurs indiens trouvèrent évacués.

Le 29, à neuf heures du matin, nous occupions Punavia et les abords de la vallée où les insurgés s'étaient réfugiés.

Le 30, à cinq heures du matin, j'entrai dans la vallée avec trois compagnies et demie, un obusier de montagne et les indigènes de bonne volonté servant d'éclaireurs.

L'ennemi évacua son premier retranchement sans coup férir; le second fut pris après un léger engagement. Quoique j'eusse donné l'ordre de s'arrêter là pour reconnaître le terrain, notre avant-garde, entraînée par nos Indiens auxiliaires et des volontaires qui croyaient le fort abandonné en partie, s'engagea encore dans la vallée qui, resserrée entre deux murs de rochers presque à pic, n'a plus en cet endroit qu'une quarantaine de mètres de large.

C'était sur ce point que les insurgés avaient concentré leurs forces.

A neuf heures du matin, au moment où la colonne y arriva pour soutenir l'avant-garde, qui me faisait prévenir qu'on allait entrer dans le fort, un feu des plus vifs fut dirigé sur elle d'un barrage placé derrière un coude de la rivière et couvrant entièrement l'ennemi ; en même temps des masses de pierres et des quartiers de roches furent lancés et roulés du haut des montagnes à pic qui nous dominaient.

Je fis prendre position au point où s'était arrêtée la tête de colonne, et jugeant la fortification naturelle que nous avions devant nous inexpugnable sans l'occupation du mamelon qui la dominait, et que je savais occupé, je fis faire des reconnaissances qui confirmèrent plei-


nement mon opinion sur la force de cette position et le nombre des occupans. Je détruisis dans la vallée toutes les ressources de l'ennemi sans qu'il osât sortir de Ses positions ou nous inquiéter par un coup de fusil.

Les décharges de l'ennemi, faites à très petites portées au commencement de l'affaire et dans des positions très avantageuses pour lui, ont atteint le brave commandant de Bréa, qui a été mortellement frappé d'un coup de feu à la poitrine, M. le lieutenant de vaisseau Malmanche, mon chef d'état-major, qui a eu la jambe brisée par une balle, et a dû être amputé (son état ne donneplus aucune inquiétude); M. le capitaine Clérière, de la 31e, et M. l'enseigne de vaisseau, Lejeune, ont également été blessés; M. Perrotte, élève de lre classe, a été tué sur les retranchemens de l'ennemi. Nos pertes de la journée sont indiquées dans le tableau que je joins à mon rapport. Plusieurs hommes ont reçu des contusions occasionnées par la chute des pierres, mais leurs blessures ne présentent aucune gravité.

A Punavia, comme à Papenoo, je fais détruire les fortifications élevées par les indigènes, et tout ce qui peut favoriser une nouvelle réunion des insurgés sur ce point, où d'ailleurs j'ai reconnu qu'il était indispensable d'établir un blockhaus.

Je continuerai à occuper Punavia avec les forces dont je disposerai, jusqu'à ce que les travaux que je fais faire pour l'occupation permanente de ce point, d'où les insurgés menaçaient Moorea, et par où ils recevaient leurs munitions, soient terminés.

Tels sont, monsieur le ministre, les résultats de ces expéditions, pendant lesquelles soldats et marins, dont beaucoup voyaient le feu pour la première fois, ont montré un courage et un dévouement dignes des plus grands éloges.

J'ai l'honneur de mettre sous vos yeux les noms des officiers, marins et soldats qui se sont particulièrement fait remarquer pendant les expéditions de Papenoo et de Punavia. Je prie Votre Excellence de prendre leurs titres en considération, et d'appeler sur eux les bontés de S. M.

La présence du Phaéton, très bien dirigé dans toutes ces circonstances, nous a été du plus grand secours.

Veuillez agréer, etc.

Le gouverneur des établissements français de l'Océanie, commissaire du Roi près la Reine des îles de la Société, BRUAT.


État nominatif des officiers, soldats et matelots tués aux combats des 10 et 30 mai 1846, à Papenoo et Punavia.

Combat du 10 mai, à Papenoo (morts à l'hôpital par suite de leurs blessures).

MM. Chabiraud, voltigeur (1" compagnie); Allan, id., id. ; Rocher, id., id.

Combat du 30 mai, à Punavia.

MM. de Bréa, chef de bataillon d'infanterie de marine; Perrotte, élève de lre classe de l'Uranie ; Queheillact, matelot de VUranie ; Perrain, matelot de l'Ariane; Baudry, voltigeur au 1er régiment d'infanterie de marine (lre compagnie) ; Jourdran, grenadier (2e compagnie).

Blessés le 10 mai 1846. (Combat de Papenoo.) MM. Camsat, capitaine ; Martin, lieutenant ; Rhiel, sergent-major; Redort, voltigeur; Tingry, id. ; Allard, id. ; Guilbert, grenadier; Sebert, id.; Sènes, second maître de VUranie, Rodinet, caporal des équipages ; Gillard, fusilier ; Kollman, id. ; Pee, chef indigène.

Blessés le 30 mai 1846. (Combat de Punavia.) MM. Malmanche, lieutenant de vaisseau; Clairière, capitaine; Lejeune, enseigne de vaisseau ; Mondaille, fusilier; Vinsonneau, id.; Maudrier, id. ; Rosanciel, sergent; Grosjean, id. ; Garnier, voltigeur; Rocher, id. ; Obereider, id. ; Robineau, caporal tambour ; Pierre, matelot ; Tributien, id. ; Alzine, lieutenant d'infanterie.

Rapport de M. Bonard, capitaine de corvelle, commandant la colonne expéditionnaire à Fautahua.

Fautahua, 21 décembre 1846.

MONSIEUR LE GOUVERNEUR,

Conformément à vos instructions, je me suis rendu dans la vallée de Fautahua avec les deux colonnes composées de l'artillerie, de la 3e compagnie de débarquement de l'Uranie, de la compagnie de voltigeurs et de la 31" du 1" régiment d'infanterie de marine.


A la réunion des deux colonnes, opérée hors de vue de l'ennemi, je me suis concerté avec M. le commandant Masset, de l'infanterie de marine, pour le plan d'attaque que vous m'aviez prescrit. Les Indiens, commandés par le chefTariirii, sont allés s'établir au pied d'un piton à pic, cachés dans les fourrés, et nous nous sommes échelonnés et retranchés de manière à nous porter mutuellement secours, sans confusion ainsi qu'à nos alliés allant en découverte.

L'indien qui s'était proposé de voir s'il était possible d'aller audessus de ce piton dominant les retranchements ennemis, n'est arrivé qu'à cinq heures du soir, mais exténué de fatigue. Il était parvenu jusqu'au haut sans être découvert de l'ennemi, qui ne se doutait pas qu'un homme, encore bien moins une colonne, pût passer par un tel endroit. Aussitôt sa réponse arrivée, j'ai résolu, d'après vos ordres, de commencer l'attaque le lendemain.

Ne craignant plus que l'ennemi connût notre présence, je me suis avancé jusqu'en vue du fort, le commandant Masset, avec la 31e en avant-garde, interceptant les passages, la 38 compagnie de l'Uranie ensuite, puis les voltigeurs et l'artillerie. Chaque commandant de détachemen t se retrancha immédiatement pour la nuit, pendant laquelle nous bivouaquâmes.

Avant de continuer les détails de l'expédition, je vais tâcher, M. le gouverneur, de donner une idée de la forme de la position de l'ennemi, située au milieu des précipices, et qui, si elle ne nous a pas coûté une goutte de sang français, n'en a pas moins exigé de la part des troupes une audace, une agilité et une persévérance au-delà de toute expression.

Le fort de Fautahua est situé sur un pâté de montagnes à pic de tous côtés. De celui qui fait face à la vallée de Fautahua, que nous occupions, il n'y a d'autre moyen d'y parvenir que par des trous pratiqués dans le roc vif, dans lesquels on peut à peine poser le pied ; au-dessous, un précipice de plus de 200 mètres ; au-dessus une muraille droite, élevée aussi de 2 ou 300 mètres. Ce sentier, si je puis lui appliquer ce mot, est pris en flanc et en tête, pendant toute sa longueur, qui est de deux ou trois cents pas, par une redoute crénelée qui se trouvait occupée par l'ennemi. Le sommet de la muraille d& roche au-dessus du sentier était aussi occupé par l'ennemi et des masses de pierres et de roches. C'est là que devait monter la colonne pour prendre l'ennemi à revers, pendant qu'on simulerait une attaque par l'autre côté. Aussitôt les bivouacs établis, je fis demander des hommes de bonne volonté par compagnie. Je ne leur dissimulai point le danger et les privations qui devaient les attendre pour mon-


ter d'abord et occuper ensuite ce piton, pendant que je disposerais tout pour leur porter des renforts. Personne de ceux qui se sont présentés n'a senti son courage mollir ; au contraire, j'ai été obligé de refuser beaucoup de volontaires pour cette dangereuse expédition, commandée parle 2e maître Bernaud.

Ces hommes ont été immédiatement rejoindre l'Indien Tariirii qui avait 25 hommes, ce qui, avec le charpentier civil Ilenriot, qui m'a demandé de partager le danger des soldats, formait un total de 62hommes.

Ces braves ont tout laissé au pied de la montagne, sacs et habits.

Ils sont montés tout nus, n'ayant que des cartouches et leurs fusils.

Après des peines inouies, ils sont parvenus, à onze heures du matin, à se hisser au-dessus de la montagne. Ce premier obstacle surmonté, nous avions chance de succès, mais il pouvait être chèrement acheté.

Pendant que ces hommes gravissaient, le commandant Masset, avec la 31e et les voltigeurs, s'avançait avec précaution contre le fort, feignant une attaque sérieuse. Toute l'attention des Indiens était portée de son côté, et des avalanches de pierres ne cessaient de couler du haut de la montagne aussitôt qu'il s'en approchait.

La 3e compagnie de l'Uranie, prenant le chemin des volontaires, s'occupa immédiatement de rendre praticable la route aérienne pour la compagnie de voltigeurs qui devait, avec la compagnie de l'Uranie, prendre l'ennemi à revers. Presque toute la journée fut employée à cette opération. Seulement, l'après-midi, craignant de voir nos voltigeurs compromis, j'expédiai M. Brue (qui, jusqu'à cette heure, avait travaillé, avec le zèle et l'intelligence que vous lui connaissez, à tout préparer) avec une section de l'Uranie en renfort, gardant l'autre section pour finir le travail commencé.

Des cordes et des échelles en cordes amarrées aux plantes sortant des fissures des roches, tel était le chemin que devait suivre toute la colonne. Le pic a à peu près 600 mètres d'élévation, et 150 mètres devaient être faits en se hissant à force de bras, n'ayant pour appuyer les pieds que les roches nues ou quelques touffes de jonc.

Nos volontaires, après avoir fait un repos indispensable, se sont avancés sur les hauteurs qui dominent l'ennemi, alors entièrement occupé par le commandant Masset. A cheval sur des crètes de montagne, comme sur un toit, un précipice des deux bords et le fusil en bandoulière pendant une partie du trajet, ils ont enlevé la position avec ardeur, malgré leur horrible fatigue. En un clin-d'œil, le pavillon taïtien est renversé, et, chose admirable, ils se contentaient de coucher en joue l'ennemi déconcerté, en lui disant de mettre bas les armes, qu'il aurait la vie sauve.


Cette attaque imprévue a entièrement découragé l'ennemi ; pas un n'a osé tirer, tout ce qui ne s'est pas rendu a pris la fuite, mais ne peut nous échapper, car ils sont cernés et manquent de vivres : à chaque instant il en arrive exténués de fatigue, demandant à se rendre à .discrétion.

Le clairon des volontaires, répondant à l'appel de celui de la colonne du commandant Masset qui, voyant le pavillon abattu, avait fait sonner afin de voir si nos troupes étaient maîtresses des hauteurs, la colonne s'élance aux cris de Vive le Roi ! par le sentier difficile dont je vous ai parlé plus haut : tout fuit. M. le commandant Masset fit, aussitôt qu'il fut entré, occuper les autres hauteurs et pousser la compagnie de voltigeurs jusqu'au Diadème que les gens de Punaavia, déjà en route, voulaient nous disputer. Mais, grâce à cette prompte manœuvre, nous arrivâmes avant les renforts ennemis, qui se retirèrent :sans oser tirer un coup de fusil. Nous avons eu, monsieur le gouverneur, dans cette difficile opération, le bonheur de ne perdre aucun homme ; un seul a été fortement contusionné par une pierre. Quelques Indiens, en se sauvant, sont tombés dans les précipices ; mais aucun .acte d'inhumanité n'est à déplorer. Les troupes, après leur succès, partageaient leurs rations avec les Indiensexténués, qui n'étaientpluspour eux des ennemis, mais des malheureuxdont ils avaient pitié.

Je ne puis terminer ce rapport, monsieur le gouverneur, sans vous dire combien j'ai eu à me louer du zèle habile de M. le commandant Masset en particulier, et de tous les officiers, marins et soldats; avec des hommes comme eux, nous irons partout.

J'ai l'honneur, etc.

Le capitaine de corvetle commandant l'Uranie, BONARD.

Le gouverneur des établissemens français de l'Océanie au ministre de la marine et des colonies.

1" janvier 1847.

MONSIEUR LE MINISTRE, J'ai l'honneur de vous annoncer que le fort de Fautahua, qui passait pour inexpugnable, a été enlevé le 17 décembre par nos troupes et nos Indiens auxiliaires. Les deux chefs insurgés de cette vallée et les indigènes qui occupaient le Paré, au nombre de cent et quelques


personnes, se sont rendus à discrétion et ont livré leurs munitions ■et leurs fusils. Ce succès inattendu contre un point toujours considéré -comme inaccessible, a jeté la consternation parmi nos ennemis.

Aussitôt après l'occupation du fort, nos avant-postes se sont-portes A 2 lieues vers l'intérieur, sur un sommet appelé le Diadème, d'où l'on découvre le camp et la vallée de Punaroo, avec laquelle se relie celle de Fautahua.

Malgré d'énormes difficultés de terrain, et malgré la saison des pluies, je fis de suite concentrer dans les montagnes les troupes et les vivres nécessaires pour descendre dans la vallée de Punaroo.

Certain, cependant, de l'effroi qu'avait dû inspirer dans ce dernier camp la vue du pavillon français, qui flottait à la fois derrière lui, sur le Diadème, et en face, à Punaavia, j'envoyai le principal chef de Fautahua, fait prisonnier, pour demander aux insurgés ce qu'ils comptaient faire, et leur annoncer qu'en cas de soumission de leur part, j'exigerais la remise de 250 fusils. Ils ne donnèrent d'abord qu'une réponse évasive. Je renvoyai immédiatement le messager pour leur déclarer que, si le lendemain à midi les armes n'étaient pas livrées, j'attaquerais le camp.

Dans cette position critique, sans défenses sur leurs derrières, bloqués devant par nos troupes de Punaavia, à qui j'avais donné l'ordre de s'avancer dans la vallée pour leur couper la retraite, saisis ainsi dans une gorge dont les deux extrémités se trouvaient fermées, les insurgés ont mis bas les armes et ont fait leur soumission au gouvernement du protectorat.

Les armes et les munitions ayant été livrées, je me rendis le 22 décembre, avec le régent, à Punaavia, où, dans une assemblée solennelle, les chefs principaux de l'insurrection, Utomi et Maro, suivis de plus de mille personnes de Punaroo, ont juré fidélité au gouvernement du protectorat, sollicité et obtenu l'autorisation de transporter leurs cases sur le bord de la mer, et de vivre sous l'autorité des nouveaux chefs institués par le régent et reconnus par le commissaire du Roi. (Annexe n° 1.) Ces événemens ne pouvaient manquer d'avoir un grand retentissement dans l'île et d'exercer une heureuse influence sur les insurgés de Papenoo, qui, après leur défaite du 10 mai dernier, avaient continué à vivre dans le fond de la vallée où ils avaient été repoussés.

Sentant l'importancède profiter de l'effetproduit, je fis sur-le-champ partir un messager chargé de sonder leurs intentions. La plupart laissèrent voir qu'ils étaient prêts à accepter toutes les conditions; quel-


ques autres demandèrent le temps de connaître mieux les événements qui venaient de se passer dans les autres parties de l'île, et tous promirent d'envoyer des messagers aussitôt qu'ils seraient éclairés.

Le 24 décembre, en effet, treize messagers, représentant tous les chefs sans exception, arrivèrent chez le régent Paraïta et lui firent connaître qu'ils venaient demander la paix et faire leur soumission au gouvernement du protectorat. Le régent me fit immédiatement prévenir, et j'envoyai, pour me représenter à la réunion, M. le directeur des affaires indigènes et un officier de mon état-major.

Les conditions de la soumission ayant été établies, ainsi que Votre Excellence le verra par le procès-verbal de la séance que je lui adresse ci-joint, les messagers se retirèrent. (Annexe n°2.) Aujourd'hui, 1er janvier, les chefs sont venus eux-mêmes à Papeete, suivis de deux ou trois cents personnes, et apportant 84 fusils seulement et quelques cartouchières.

Je leur ai fait remarquer que ce n'étaient pas là les conditions de la paix, et qu'ils devaient livrer 450 fusils et les munitions. Après s'être excusés sur les difficultés qu'ils éprouvent à faire rentrer les armes, ils ont promis néanmoins qu'avant le 7 janvier tout ce qu'ils ont serait remis.

Ainsi se trouve établi en droit et en fait, et du consentement de tous les chefs et du peuple, le principe du désarmement.

Les principaux chefs qui ont fait aujourd'hui leur soumission, sont : Farehau, Fanahue, Pisomaï, Taviri et Nutere; la grande cheffesse Bearu-tua était représentée par son mari, et doit venir elle-même à l'assemblée du 7 janvier, fête commémorative du rétablissement du protectorat. Les quatre premiers sont ceux qui, en 1843, ont appelé le peuple à la révolte et ont toujours eu la plus grande part d'influence dans l'insurrection. Leurs soumissions faites publiquement, solennellement, et auxquelles les populations qu'ils commandent ont adhéré, sont les dernières que le gouvernement du protectorat aura à recevoir.

Une circonstance m'a frappé, c'est que, dans toutes les assemblées qui ont eu lieu, un seul chef, Fanahue, a prononcé le nom de Pomaré, et a été désavoué par tous les autres. (Annexe n" 3, avec le duplicata seulement.) Je m'estime donc heureux de pouvoir annoncer à Votre Excellence, avant de remettre à mon successeur la mission que je tenais de la confiance du Gouvernement, que les îles Taïti et Moorea sont complètement pacifiées, et que je ne prévois pas de nouveaux troubles pour l'avenir.

Je me plais à reconnaître que, pour m'aider à obtenir ces résultats,


M. l'amiral Hamelin m'a accordé la plus franche coopération, et a mis toujours à ma disposition tous les moyens en son pouvoir.

Veuillez agréer, etc.

Le gouverneur des établissemens français de l'Océanie commissaire du Roi près la reine des îles de la Société, Signé : BRUAT.

Compte rendu de l'entrevue de M. le gouverneur, commissaire du Roi avec la reine Pomaré; à Papetoai (ile JIoorea), le 6 février 1847.

(

M. le gouverneur s'étant rendu avec son état-major et les personnes de sa suite auprès de la reine, a été reçu par elle dans une maison où se trouvaient réunis une partie de sa famille, le chef Tapoa, de l'île de Bora-Bora, et le missionnaire de l'endroit. M. le gouverneur ayant remarqué cette dernière circonstance, a prié la reine, après les premières salutations échangées, de vouloir bien lui faire connaître tellieu qu'elle jugerait convenable pour qu'il pût l'entretenir en particulier avec les personnes de sa sui le qu'elle désirerait garder auprès d'elle.

La reine ayant proposé le temple pour servir à cet objet, M. le gouverneur l'y a accompagnée et lui a fait connaître par l'organe de M. Darling, interprète du gouvernement, qu'il était vivement satisfait de la voir revenir dans le gouvernement du protectorat. Il lui a dit en même temps que tout le pays avait beaucoup souffert; qu'elle-même avait enduré de grandes privations auxquelles il n'avait cessé de compatir et qu'il était heureux de voir terminer en ce jour; que la population s'étant totalement soumise et qu'elle-même rentrant dans le gouvernement du protectorat pour cimenter la paix rétablie, aucun nouveau trouble ne pourrait survenir, et que la tâche qu'il aurait désormais à

remplir de concert avec elle serait de chercher tous les moyens les plus convenables pour rendre heureux le peuple de ces îles.

M. le gouverneur a demandé en conséquence à la reine si elle prenaitbien sincèrement l'engagement des'unir à lui dans un même esprit pour travailler en commun à l'avantage du pays et du gouvernement du protectorat. La reine ayant répondu qu'elle était positivement déterminée à contribuer de tout son pouvoir à l'établissement définitif et à la prospérité de ce gouvernement, M. le gouverneur lui a dit que désormais il compterait sur son concours comme elle pouvait de son


côté compter sur la protection du Roi des Français pour la soutenir dans tous ses droits.

M. le gouverneur a fait connaître à la reine qu'il était prêt à lui donner toutes les explications qu'elle pourrait désirer sur sa position future ou sur tel autre sujet qu'elle voudrait éclaircir; qu'il lui donnerait des explications aussi franches que possible, afin d'éviter touteméprise, et qu'il la priait de vouloir bien lui adresser sans restriction toutes les questions qu'elle aurait à lui faire.

La reine a répondu qu'elle s'en remettait entièrement à M. le gouverneur, et qu'elle agirait selon qu'il le désirerait. M. le gouverneur lui a dit alors qu'il était heureux de la confiance qu'elle lui témoignait, qu'il la priait d'écarter tout sentiment de contrainte ou d'inquiétude, et de vouloir bien le considérer à l'avenir non seulement comme son protecteur, mais encore comme le meilleur de ses amis..

M. le gouverneur a ajouté qu'il espérait que cette réunion serait aussi complète que leur séparation l'avait été jusqu'à ce jour, et qu'elle secontinuerait à jamais. Il a dit à la reine que, si elle avait voulu s'unir - à lui dès le principe, bien des malheurs auraient été évités; qu'elle devait connaître aujourd'hui quelle était la source de ces malheurs; et qu'il l'engageait pour l'avenir à ne point prêter l'oreille aux influences étrangères qui lui avaient été si funestes.

La reine a répondu, par l'organe du chef Uata, qu'elle était vivement sensible aux paroles toutes bienveillantes que M. le gouverneur venait de lui faire entendre; que désormais sa résolution serait inaltérable et qu'elle se joindrait à lui en toutes choses pour le bien du gouvernement, et qu'elle était d'ailleurs bien décidée à ne pas écouter des paroles mensongères. Elle a terminé en disant à M. le gouverneur qu'elle se remettait pleinement entre ses mains avec toute sa famille afin qu'il agît à son égard comme il le jugerait convenable. M. le gouverneur a répondu qu'il allait la conduire au milieu du peuple pour faire connaître publiquement qu'elle venait de rentrer dans le gouvernement du protectorat, et qu'il la rétablissait, au nom du Roi, à son rang de souveraine dans ce gouvernement, tel qu'il se trouvait établi. Il lui a fait connaître la teneur des paroles qu'il comptait prononcer à ce sujet, telles qu'elles sont relatées dans le procès-verbal cidessous. La reine y a pleinement accédé.

Procès-verbal de la séance publique.

Après être convenu avec la reine, en séance privée, de sa rentrée dans le gouvernement du protectorat, M. le gouverneur l'a accompagnée au lieu où se trouvait réunie la population et y a prononcé,.


par l'organe de M. Darling, interprète du gouvernement, les paroles suivantes, par lesquelles la reine a été publiquement admiseàreprendre son rang dans le gouvernement du protectorat.

« Vous tous qui êtes ici réunis dans la même enceinte, je vous annonce avec satisfaction que la paix est désormais rétablie d'une manière solide, et que le pays va de nouveau rentrer dans la prospérité. La reine Pomaré est arrivée; elle s'est tout à fait soumise au

gouvernement du protectorat, tel qu'il est établi aujourd'hui. Je vous fais donc connaître qu'au nom du Roi Louis-Philippe, je la rétablis dans ses droits et dans son autorité, qu'elle exercera dorénavant sur toutes les terres de ce royaume comme reine reconnue dans le gouvernement du protectorat. »

Certifié par les interprètes du gouvernement.

Signé : H. DE ROBILLARD. — A.-J. DARLING.

Pour copie conforme à l'original enregistré, Le secrétaire-archiviste, P. BOUTET.

Rapport adressé, le 7 février 1847, au ministre de la marine et des colonies par M. le contre-amiral Bruat.

Papetoai (ile Moorea), 7 février 1847.

Monsieur le ministre, j'ai l'honneur de vous adresser le compte rendu de l'entrevue particulière que j'ai eue hier à Papetoai avec la reine Pomaré, et le procès-verbal de l'assemblée publique dans laquelle je l'ai rétablie comme reine des îles de la Société dans le gouvernement du protectorat.

Votre Excellence remarquera les circonstances rapportées au commencement de la première de ces pièces. Ce sont ces circonstances, prévues par moi, qui m'ont engagé à venir à Moorea, dès l'arrivée de Pomaré, pour ne point la laisser sous l'influence de conseils qui auraient rendu plus difficiles nos premières relations.

Il n'échappera pas à Votre Excellence que, dès la première entrevue, j'ai coupé court à ces conseils, en éliminant les personnes qui, par caractère, doivent demeurer étrangères aux affaires politiques.

J'ai voulu que la position entre la reine Pomaré et le commissaire du Roi ne restât pas un seul instant équivoque; qu'elle fût clairement et franchement établie de part et d'autre.


En conséquence, j'ai prié Pomaré d'éloigner tout esprit de crainte ou de fausse honte, et de me présenter, dans notre entrevue privée, toutes les demandes, toutes les objections qu'elle pouvait avoir à me faire au sujet de sa position et de ses droits. J'ai insisté sur ce point.

La réponse de la reine n'a rien laissé à désirer ; elle se confie entièrement, dit-elle, au gouvernement du protectorat, et promet de le seconder de tous ses efforts.

Telle est aujourd'hui la position ; j'espère qu'elle complétera, aux yeux de Votre Excellence, les nouvelles que j'ai eu l'honneur de lui annoncer par mes précédentes dépêches.

La reine va se rendre à Papeete, où elle résidera habituellement.

Veuillez agréer, etc.

Le Gouverneur des établissements français de l'Océanie, commissaire du Roi près la reine des îles de la Société, Signé : BRUAT.


TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

LES ORIGINES

CHAPITRE I". — Les migrations malaisiennes en Polynésie.

Les légendes et les diverses hypothèses sur le berceau de la race polynésienne. — Les indigènes sont venus de l'Occident. — Possibilité pour eux d'effectuer de longues traversées avec les faibles moyens dont ils disposaient., ,. 5 CHAPITRE II. — Le sol et le climat de la Polynésie orientale. —

La race.

Iles volcaniques. — Richesse de leur flore et pauvreté de leur faune. —

Douceur de la température. — Iles coralliennes. — Leurs faibles ressources. — Bouleversements atmosphériques. — Ile plutonienne, peu favorisée de la nature. — La population primitive. — Son mélange avec les émigrants de la Malaisie. — Caractères physiques des Polynésiens modernes. 1(5

CHAPITRE III. — Les Polynésiens orientaux avant l'ingérence des Européens.

Les différentes organisations politiques. — Fréquence et sauvagerie des guerres. — Aptitude des Polynésiens à la navigation. — Mœurs et coutumes. - La religion et le culte ; le tabou. — Les arts et les monuments 25 NOTE SUR QUELQUES REMARQUES PIIILOLOGIQUES RELATIVES AUX ORIGINES DES POLYNÉSIENS. 45

PREMIÈRE PARTIE

L'ARCHIPEL DE LA SOCIÉTÉ (ILES TAHITI) CHAPITRE lor. — Traditions des indigènes. — Fondation de la dynastie des Pomare.

Souvenirs altérés d'ancienne histoire. — Les luttes des deux maro. —

Conquête des îles Sous-le-Vent par le roi Puni. - Arrivée des Européens ; passage du navigateur anglais Wallis. - Passage du Français De Bougainville. — Révolte de Tutaa et de Veiatua ; défaite d'Amo et déposition de Temare; changement de dynastie; débuts de la famille Pomare. — Premier passage de Cook aux îles du Vent et aux


îles Sous-le-Vent. —Premier voyage des Espagnols à Tahiti. — Guerre de Taiarapu et victoire du grand-chef Veiatua. — Avènement de Pomare Ier. — Deuxième passage de Cook. — Troubles dans le district d'Attahuru. — Second voyage des Espagnols ; prise de possession de Tahiti au nom du roi d'Espagne. — Séjour des missionnaires catholiques espagnols; échec de leur évangélisation. - Troisième passage de Cook et expédition d'Eimeo. — Guerres et abaissement dePomare I".

— Passage de Bligh. — Établissement des révoltés du Bounly. — Nouvelle expédition d'Eimeo. — Combat d'Attahuru et victoire de Pomare I". — Pomare Il reçoit l'investiture de son titre de roi. - Première soumission de Taiarapu par Pomare I". — Passage de Vancouver. —

Échec de deux coalitions successives contre Pomare I" ; mort d'Amo ; consommation de la déchéance royale de Temare ; deuxième soumission de Taiarapu et chute de Veiatua V. — Soumission d'Eimeo. —

Adoption de Pomare Il par Temare. - Puissance de la famille Pomare dans les îles du Vent 49-

CHAPITRE II. — Établissement du Christianisme.

Arrivée à Tahiti de missionnaires protestants anglais. — Débuts de l'évangélisation. — Des Révérends sont attaqués et dépouillés. — Pomare I" exerce des représailles sur les habitants de Pare. — Mort de Temare. — Pomare II proclame la déchéance de Pomare 1er, puis il se réconcilie avec lui après avoir consenti à l'assassinat de Mani-Mani.

— Conquête de Raiatea, de Tahaa et de Huahine par Tapoa ; ce roi subit une défaite complète à Bora-Bora. — Guerre de Rua. — Succès et revers de Pomare Ier. — Il redevient victorieux. — Suspension des hostilités à Tahiti. — Passage de Turnbull. - Soumission d'Attahuru par Pomare Ier ; on lui remet la statue du dieu Oro. — Mort de Pomare Ier. — Gouvernement de Pomare II. —Détresse des missionnaires. — Guerre de Pomare II; il est vainqueur. — II gouverne despotiquement et cause ainsi un soulèvement général. — Guerre de Hirahuraiaou Tire. — Défaite de Pomare II; il se retire à Eimeo. - Il essaye de ressaisir le pouvoir, mais il est vaincu et revient à Eimeo. —

Départ des évangélistes. —Persévérance de M. Nott dans son apostolat. — Conquête de Bora-Bora par Tapoa. — Retour des missionnaires. — Pomare II est rappelé à Tahiti. — Il tente vainement de reprendre possession de ses États. — Mort de Tapoa. — Construction d'une école et d'une église à Eimeo. — Conversions d'indigènes. —La restauration de Pomare II ne se réalise pas; il retourne à Eimeo. —

Voyage de Pomare-Vahine à Tahiti. —Guerre de religion. — Victoires des Tahitiens païens. — Augmentation des chrétiens. — Pomare Il débarque à Tahiti avec une armée. - Combat de Narii et victoire complète des Tahitiens chrétiens. - Conclusion de la paix. — L'He entière reconnaît l'autorité de Pomare II. — Les Tahitiens se convertissent au Christianisme. — Destruction des marae et des idoles. —Abolition du Paganisme dans toutes les iles du Vent et les îles Sous-le-Vent 101

CHAPITRE Ill. — Domination du protestantisme sous Pomare II et Pomare III.

Prospérité des écoles indigènes. - Arrivée de nouveaux missionnaires.

— Les Révérends font du commerce. — Insouciance des naturels. —

Les évangélistes veulent les forcer à l'obéissance. — Pouvoir de Pomare II. — Les missionnaires rédigent unCode de lois. — Les indigènes J'adoptent dans une assemblée générale. - Autres Codes pour les îles


Sous-le-Vent. — Gouvernement théocratique- des missionnaires. —

Baptême de Pomare II. — Ce roi fait respecter les lois. — Apogée de sa puissance. — Mort de ce monarque. — Pomare III, sous la régence

de Pomare-Vahiné. — Premier mariage d'Aimata avec Tapoa dit Po- mare-Abu-rahi. —Prestige des missionnaires. — Transformation superficielle de la société tahitienne. — Couronnement de Pomare III.

— Le pasteur George Pritchard vient se fixer à Tahiti. — Éducation de Pomare III. — Mort de ce roi. —Avènement de Pomare-Vahine IV.. 131

CHAPITRE IV. — Apparition du catholicisme et de l'influence française.

Vie scandaleuse de la reine Pomare IV; les indigènes reviennent aux anciennes mœurs. - Création d'une nouvelle religion: les Mamaia. —

Ceux-ci fondent un parti politique et causent des désordres. — Débauches de la population des îles Sous-le-Vent. — Pomare IV se fait rendre hommage à la façon antique. — Les grands-chefs tahitiens se soulèvent contre elle et châtient des gens de Taiarapu. - Guerre de Raiatea-Tahaa : défaite de Tapoa ; il perd ses Etats. — Pomare IV divorce avec ce prince et épouse Ariifaite. — Révolte des Mamaia et de Tavarii ; combat de Taiarapu : victoiré de Tati, Utami, Paofai et Hitoti. — Abaissement des Mamaia ; ils cessent d'être un danger pour le gouvernement. — Les grands-chefs tahitiens sont en réalité les maîtres du pouvoir. — Arrivée à Tahiti de missionnaires catholiques français. — Les Pères Caret et Laval cherchent à supplanter les missionnaires protestants anglais, et ceux-ci les font expulser ainsi qu'un charpentier français. — Voyage à Tahiti des Pères Caret et Maigret ; les autorités tahitiennes refusent de les laisser débarquer. — Le gouvernement français décide d'intervenir en faveur de ses nationaux..- 143.

CHAPITRE V. — Lutte du catholicisme et du protestantisme. Établissement du Protectorat français.

Formation d'un parti catholique, plus tard, parti français. — Attentat contre M. Moerenhout. — Arrivée de la frégate la Vénus. — DupetitThouars envoie un ultimatum à la reine Pomare IV. — Celle-ci accorde au gouvernement français les réparations qu'il exige. - Convention conclue entre le roi Louis-Philippe et la reine Pomare. — Séjour Je Dumont-d'Urville à Tahiti. — Le gouvernement tahitien institue des lois qui interdisent aux étrangers d'acquérir des terres et défendent l'enseignement de doctrines contraires au culte en vigueur. — Clause additionnelle ajoutée au dernier traité par le capitaine Laplace. —

Départ de Pritchard pour l'Angleterre. — Les Tahitiens infligent aux Français et à leurs partisans toutes les vexations possibles. — Tentative faite pour établir le Protectorat français: elle échoue. - Le capitaine du Bouzet fait condamner des Tahitiens coupables d'avoir frappé des Français. — Luttes entre les partis tahitien-anglais et tahitienfrançais. — L'anarchie règne à l'intérieur des îles de l'archipel de la Société. — Le gouvernement de la reine Pomare suspend la punition des indigènes condamnés pour avoir maltraité des Français. - Presque tous les Français se plaignent des procédés des autorités tahitiennes. — Le contre-amiral Dupetit-Thouars exige de la reine et des grands-chefs de Tahiti des réparations et des garanties. — Le gouvernement tahitien sollicite la protection du roi des Français. -DupetitThouars l'accorde sauf ratification. — Établissement à Papeete d'un conseil provisoire de gouvernement 170


CHAPITRE VI. — L'affaire Pritchard.

L'Angleterre refuse d'annexer l'archipel de la Société. - Retour de Pritchard à Tahiti. — Intrigues de ce consul. — Opposition faite par le parti tahitien-anglais au gouvernement du Protectorat français. — Démêlés de Pomare IV avec les autorités françaises. — Arrivée de la ratification du Protectorat par le roi Louis-Philippe. —La reine refuse d'amener son pavillon. — Dupetit-Thouars prononce la déchéance de Pomare IV. — Installation du capitaine de vaisseau Bruat comme gouverneur des Établissements français de l'Océanie. — Protestation envoyée par la reine Pomare IV au roi Louis-Philippe. — Menées de Pomare IV, appuyées par les Anglais. — Fuite de l'ex-reine à bord du ketch anglais le Basilisk. — Soulèvement des indigènes. — Opérations militaires françaises. — Arrestation et expulsion de Pritchard. — Le gouvernement du roi Louis-Philippe refuse de sanctionner la déchéance de la reine Pomare IV. - L'affaire Pritchard en Angleterre et en France.

— Le cabinet britannique fait comprendre à l'ambassadeur de France qu'il attend des réparations de la part du gouvernement français. —

Celui-ci exprime ses regrets au gouvernement anglais et accorde une indemnité à Pritchard 199

CHAPITRE VII. — La guerre de l'indépendance.

Insurrection des indigènes dite « guerre de Tahiti ». — Combats de Taravao et de Mahaena; victoires des Français. — Vainqueurs au combat de Hapape, les Français sont obligés de battre en retraite à celui de Faa. — Pillage et incendie par les rebelles des bâtiments de la Mission catholique à Papeete. — Rentrée du gouverneur dans la capitale. — Arrivée à Tahiti de la nouvelle du désaveu de Dupetit-Thouars.

— Bruat fait une démarche auprès de Pomare IV, mais celle-ci refuse tout accommodement. — Elle part pour les îles Sous-le-Vent. — Dépêche officielle du gouvernement français par laquelle celui-ci refuse de prendre possession de l'archipel de la Société. — La reine ne veut pas communiquer avec les autorités françaises.— Rétablissement du Protectorat français sur Tahiti. — Paraita est nommé régent. - Administration intérieure du gouverneur Bruat. — Démonstration navale aux îles Sous-le-Vent. — Session législative à Papeete. — L'amiral anglais Sir G. Seymour prétend que le Protectorat de la France ne s'étend que sur les îles du Vent (Tahiti et Mooi ea ou Eimeo) ainsi que sur les îles Tuamotu; le gouverneur Bruat continue de considérer les îles Sous-le-Vent comme relevant de la reine Pomare. — Expédition de Huahine ; les Français sont repoussés à l'attaque de Maeva. — Investissement des lignes de Papeete et siège de cette capitale par les révoltés. — Ceux-ci ne parviennent pas à la prendre. — Combats de Papenoo et de Punavia ; les Français sont vainqueurs. — Prise du fort de Fautahua par les Français et capitulation des rebelles. — Soumission des insurgés du camp de Punaroo et de l'armée de Papenoo. —

Conclusion de la paix. — Entrevue à Moorea du gouverneur français avec la reine de Tahiti ; celle-ci se remet entre ses mains et il la rétablit dans ses droits et son autorité. — Retour de Pomare IV à Papeete.

— Correspondance diplomatique engagée entre les deux cabinets anglais et français au sujet des îles Huahine, Raiatea-Tahaa et BoraBora. Déclaration par laquelle la reine de la Grande-Bretagne et d'Irlande, et le roi des Français, reconnaissent l'indépendance des îles Sous-le-Vent. — Convention conclue à Papeete entre la France et la reine des îles de la Société, pour régler l'exercice du Protectorat.. 228


CHAPITRE VIII. — Le Protectorat français.

Sessions législatives; orateurs tahitiens. - Renversement de Pomare IV et restauration de cette reine. — Révolution à Huahine. — Épidémie à Tahiti et mort du grand-chef Tati. — Révolutions à Raiatea-Tahaa.

- Avènement de Tamatoa V; couronnement de ce roi. - Guerre civile à Raiatea. — Mort de Tapoa, roi de Bora-Bora. — Avènement de la princesse Teriimaevarua. — L'instruction des indigènes dans les écoles protestantes et catholiques. - Les ministres protestants français remplacent à Tahiti leurs collègues anglais. — Intrigues du pasteur Charles Viénot. — Mort de la reine Pomare IV. — Avènement de Pomare V. — Règlement de l'ordre de succession au trône de Tahiti, Moorea et dépendances 282 CHAPITRE IX. — L'annexion à la France.

Pomare V, roi. — Il donne ses États à la France. — Abrogation de la Déclaration du 19 juin 1847. — Prise de possession des îles Sous-leVent par la France. — Mort de Pomare V. — Teraupoo et ses partisans se retirent dans la vallée d'Avera. — Guerre de Raiatea-Tahaa ; les Français soumettent les indigènes insurgés. — Luttes à Tahiti entre les pasteurs protestants et les prêtres catholiques. — Triomphe du culte de la Réforme et de ses ministre¡;;:. 307 Liste royale de Tahiti. 331

DEUXIÈME PARTIE LES AUTRES ARCHIPELS

CHAPITRE I". — L'archipel des Marquises (Iles Nuku-Hiva).

Les évangélistes Harris et Crook. — Mœurs et coutumes des naturels de Taiohae d'après le Russe Krusenstern. — Guerres de l'Américain Porter contre les Nuka-Hiviens. — Insuccès de nouveaux missionnaires protestants. — Des missionnaires catholiques convertissent quelques Marquisiens. — Annexion à la France des groupes sud-est et nord-ouest des îles Marquises. — Combats de Vaitahu (ile Tauata) ; soumission des révoltés. — Les Français châtient les Hapa (ile NukuHiva). — Assassinat de cinq soldats français et exécutiondu chefPakoko.

— Délaissement des deux établissements de Vaitahu et de Taiohae.

— Les Français réduisent les Taïpi-Vaii. — Conversions nombreuses, mais superficielles, de Marquisiens au Christianisme. — Épidémie de petite vérole à Nuka-Hiva et à Uapu. — Périls que courent les missionnaires catholiques au milieu des sauvages de l'ile Hivaoa. — Insurrection des indigènes d'Hanaiapa (ile Hiva-Oa) et expédition française ; soumission des rebelles. — Les Marquisiens à l'époque actuelle, et leur indifférence religieuse. — Résultats de l'œuvre des Missions catholiques et des travaux exécutés par les ordres du gouvernement français. 333 CHAPITRE II. — L'archipel des Tuamotu (Iles Paumotu).

Peuplement des îles. — Piraterie et cannibalisme des naturels. — La légende de Tekurai te Atua. — Guerres des habitants d'Anaa. — Établissement du protestantisme, puis du mormonisme. — Luttes entre les adeptes de ces deux cultes et défaite des protestants. — Apparition


du catholicisme sous le Protectorat français. — Les Pères de cette confession convertissent un grand nombre d'indigènes des îles de l'Ouest. — Assassinat de plusieurs chefs tuamotiotes par les sauvages de l'ile Fakahina. — Expédition contre ces derniers ; ils sont châtiés.

— Entreprises des missionnaires catholiques dans les îles de l'Est ; leur dévouement et leurs succès. — Annexion à la France de l'archipel des Tuamotu. — La religion catholique devient celle de la majorité de la population 383

CHAPITRE III. — L'archipel des Gambier (Iles Mangareva).

Traditions des indigènes. — Les événements politiques antérieurement à la venue des Européens. — Arrivée des Pères Caret et Laval. —

Leurs aventures. — Leur apostolat. — Luttes entre les missionnaires catholiques français et les prêtres de la religion païenne. — Succès des Pères et destruction des idoles. — Conversion des indigènes au Christianisme. — Gouvernement théocratique des missionnaires catholiques. — Sa tyrannie. - Établissement du Protectorat français. — Les excès de pouvoir des missionnaires. —Annexion à la France. - Abrogation du Code mangarévien 405 CHAPITRE IV. — L'archipel des Tubuai et l'île Rapa-iti.

Tentative de colonisation des révoltés du navire anglais le Bounly dans l'île Tubuai; hostilité des indigènes; les Anglais abandonnent leur entreprise. - Destruction du Paganisme et établissement du Christianisme sous la forme du protestantisme dans les différentes îles. —

Le Protectorat français. — L'annexion à la France 438

CHAPITRE V. — L'île de Pâques (Rapa-nui).

Les traditions des insulaires. — Genre de gouvernement. — Ses résultats. — Luttes intestines. — Premières relations avec les navigateurs européens. - Traite d'esclaves par les Péruviens. - Épidémie de petite vérole. — Un laïc missionnaire; aventures de M. Eugène Eyraud. —

Fondation d'une Mission catholique. — Ses succès. — Épidémie de phtisie. — Mort du Frère Eugène Eyraud. — Arrivée de colons. —

Démêlés entre M. Dutrou-Bornier et le Père Roussel. — Guerre civile ; incendie du village. — Abandon de la Mission catholique; départ d'une partie des indigènes. — Exploitation de l'île par des Européens. —

Séjours du Père Montiton. — Annexion au Chili de l'île de Pâques. —

Dernière visite d'un missionnaire. — Déchéance des indigènes. - Leur extinction. 450

APPENDICE

1. — ANNEXION DE L'ILE RURUTU A LA FRANCE 491 IL —LOIS MODIFIÉES DE RURUTU (AOÛT 1900) 493 PIÈCES JUSTIFICATIVES 521