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Titre : La roche aux mouettes (Nouvelle édition) / M. Jules Sandeau,... ; illustrations par É. Bayard

Auteur : Sandeau, Jules (1811-1883). Auteur du texte

Éditeur : J. Hetzel (Paris)

Date d'édition : 1905

Contributeur : Bayard, Émile (1837-1891). Illustrateur

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31294128b

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (308 p.) : fig. ; in-16

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Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6523938f

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Y2-21908

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 04/07/2013

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LA ROCHE

AUX MOUETTES


LA ROCHE AUX MOUETTES

COLLECTION HETZEL


M. JULES SAN ÇLELAJJL DE L'ACADÉMIE r T.., 1.', f DE L'ACADEMIE FRAN A.)- t. J —— 1 , ,a6

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NOUVELLE ÉDITION

-Ouvrage honoré de souscriptions du Ministère de l'Instruction publique, adopté pour les Bibliothèques scolaires et populaires et choisi par la rille de Paris pour les distributions de prix ILLUSTRATIONS PAR E. BAYAnD

BIBLIOTHÈQUE D'ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION J. IIETZEL, 18, RUE JACOB PARIS (VIC) Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


TABLE

Pages, A mon neveu Paul. — Le Pouliguen. 1 I. Le Petit Malade. 7 IL Joies et Douleurs. 13 III. Retour à la vie 23 1 V. Confidences. 29 V. Un Coup de tête. 47 VI. La Roche aux Mouettes. 59 VII. Histoire des ours. 77 VIII. La Revanche de Jonas. 93 IX. Aventures de Thomas 1 cr. 103 X. Le Royaume de Tamboulina. 115 XI. La Carte Ù payer. 131 XII. Chasse, Pêche, :¡":vasion. 149 XIII. L'Escalade. 165 XIV. Où sont-ils? 183 XV. Ribia se nlontrc. 189 XVI. Désespoir. 205 XVII. Les 1\lères. 213 XVIII. Un Vrai Marin. 219 XIX. Tous moins un. 231 XX. Le J\iIiracle. 243 XXI. Les Petits Pèlerins. 255 XXII. Épilogue. — Rentrée à Paris 267 XXIII. L'Éducation. 279 XXIV. La Vocation. .<. 291


LA ROCHE AUX MOUETTES

A MON NEVEU PAUL.

Le Pouliguen est un hameau de la Bretagne situé au bord de l'Océan, entre le bourg de Batz et l'embouchure de la Loire, avec un petit port de pêche et de commerce que des dunes abritent d'un côté, et que borde de l'autre un quai régulier dont les maisons s'arrêtent à la plage. Les alentours en sont nus et plats, et n'offrent pas même à l'œil attristé les ioG8


landes, les bruyères, les champs d'ajoncs et de genêts, poésie familière des paysages de l'Armorique. On y arrive à travers les marais salants qui l'enveloppent de toute part. Ces marais, toutefois, ne manquent pas de caractère, surtout quand le soleil les embrase et les fait étinceler comme une nappe de givre ou de cristal. Le hameau est propre et riant. Pêcheurs ou paludiers, tous les habitants y vivent ■ de la mer. Les maisons, bien bâties, respirent, à l'intérieur, l'honnêteté, l'aisance et le travail. La plage, unie et sûre, est égayée à toute heure par les évolutions aériennes des mouettes et des goëlands, qui semblent affectionner ces parages. A quelques pas de là, un petit bois d'arbres du Nord mêle une saine odeur de résine à Thaleine déjà si salubre de l'Océan.

Bien que les environs soient arides,


on peut y faire de jolies excursions.

Toute la partie de la côte qui s'étend jusqu'au Croisic en touchant au bourg de Batz, sans être aussi grandiose que les falaises de la Normandie, présente cependant des aspects plus variés, des accidents plus pittoresques. Elle est hérissée de rochers, mais les mille anfractuosités et les escaliers naturels que les marées ont creusés dans les flancs du granit permettent à chaque instant de communiquer avec la mer et de pénétrer en quelque sorte dans son intimité. C'est ainsi que j'aime la mer, moins comme un spectacle que comme une amie. J'aime à converser avec elle, à la suivre pas à pas sur les récifs qu'elle découvre en se retirant, ou bien, étendu sur le sable des baies solitaires, à la voir envahir successivement ses rivages et jeter à


mes pieds sa vague caressante. Il n'est pas jusqu'à ses colères dont je n'aime à me sentir enveloppé. J'ai vécu sur cette côte pendant quelques semaines, et le souvenir m'en est doux. Il y a bien longtemps de cela. Mon fils n'était alors qu'un enfant : je le vois encore courant sur les brisants et jouant avec les lames, comme s'il commençait déjà l'apprentissage duTude et beau métier qu'il devait embrasser plus tard. J'aimerais à retourner au Pouliguen. On y vit simplement et à peu de frais. Ce qui m'en plaît par-dessus tout, c'est que le monde élégant le dédaigne, l'évite ou ne le connaît pas. Ce petit port, habituellement si paisible, venait d'échapper, lorsque j'y arrivai, à un effroyable désastre, et se trouvait encore sous le coup des émotions violentes qu'il avait ressenties. Voici,

t'


mon cher Paul, ce qui s'était passé, car c'est à toi que ce récit s'adresse.

Tu étais résolu à n'apprendre à lire qu'après que ton vieil oncle aurait écrit quelque chose pour toi. Avouele, ta paresse comptait sur la mienne, et croyait s'assi.. er ainsi de longs loisirs. Te voilà bien attrapé, mon enfant! Je voudrais que cette histoire t'intéressât assez pour te donner de bonne heure le goût de la lecture.

Ne servît-elle qu'à te mettre en état de lire couramment celles que racontent si bien mes amis Stahl, Jules Verne et Macé, tu n'auras pas à regretter ta peine, et moi je n'aurai pas perdu mon temps.

JULES SANDEAU.



I

En 1854, vers le milieu d'avril, par une claire après-midi, la voiture qui fait le service des voyageurs entre Guérande et le Pouliguen s'arrêtait. à

l'entrée du port. Une jeune dame en descendit la première, puis un petit garçon qu'elle reçut dans ses bras, puis la femme de chambre qui l'accompagnait. Pâle, chètif et languissant, le petit garçon paraissait n'avoir que cinq ans, bien qu'en réalité il en


eût plus de six. La jeune dame était en deuil; l'air de tristesse répandu sur son doux visage en disait encore plus que la couleur de ses vêtements.

Les bagages que le voiturier déchargeait sur le quai indiquaient assez qu'elle ne venait pas au Pouliguen pour y passer seulement quelques heures. En effet, à peine arrivée, elle s'occupa sur-le-champ à chercher dans le village un logement qui lui convînt pour un séjour de plusieurs mois. Elle ne se montrait pas exigeante : deux pièces lui suffisaient, pourvu que celle où elle habiterait avec son fils fut vaste, aérée, en plein soleil, ouverte sur la mer. Elle trouva facilement ce qu'elle cherchait, et s'installa, sans plus tarder, chez de bonnes gens, dans la maison d'une famille de pêcheurs.

La chambre qu'elle occupait au-


dessus du rez-de-chaussée, quoique réunissant toutes les conditions voulues, était, on peut le croire, un gîte fort modeste. Elle l'eut bientôt appropriée à ses goûts. Les femmes en général ont l'instinct de l'arrangement et savent, comme les oiseaux, se faire un joli nid avec un peu de crin, de mousse et de duvet. Elle avait entouré de rideaux blancs et frais le lit où son fils dormait auprès d'elle, posé des rideaux de perse à chaque fenêtre, jeté sur le carreau une natte de joncs, couvert d'un de ses châles, en guise de tapis, la table grossière sur laquelle elle rangeait ses livres, ses coffrets, ses boîtes à ouvrage et tous ses objets de toilette. Déjà les coquillages et les algues marines, les galets arrondis et veinés de noir ou de rose qu'elle avait ramassés sur la grève, les premières fleurs du printemps


qu'elle avait cueillies le long de la côte ou dans les fentes des rochers, meublaient les tablettes rustiques d'une étagère improvisée. Son existence était réglée, ses habitudes étaient prises. Elle passait presque toutes ses journées au grand air avec le petit Marc qu'elle emmenait toujours avec elle, et qu'elle accoutumait peu à peu au hâle, aux fortes brises, aux éclaboussures de la vague, aux tièdes ondées du ciel. Il fallait un bien gros temps pour la retenir au logis. Le plus souvent, à marée basse, elle allait s'asseoir dans une des anses du rivage, et, pendant que le cher petit être, si délicat, si frêle, si débile, s'aventurait sur les récifs, elle brodait ou faisait de la tapisserie, sans le perdre de vue un seul instant et tout en l'excitant de la voix. Lorsqu'il n'en pouvait plus et qu'il semblait demander grâce, elle


se levait, l'enveloppait tout entier dam un châle ou dans une mante, le couchait sui le sable chauffé par le soleil, et, lui faisant un oreiller de sa poitrine, le berçait, l'endormait sur son cœur. Plus d'une fois on la vit rentrer au village avec ce doux fardeau dans ses bras. La nuit venue, elle accommodait elle-même le lit de l'enfant, et demeurait à son chevet jusqu'à ce qu'il eût clos ses paupières.

Dès lors elle s'appartenait. Assise devant sa table, elle se mettait à écrire, et, durant des heures entières, la plume courait sans fatigue sur le papier. Elle épanchait ainsi, dans une muette confidence, ses craintes, ses espoirs et les tendresses dont son âme était pleine. Tel était le train d'existence que Mme Henry menait au Pouliguen. Les habitants du port ne savaient de sa destinée que ce qu'ils


en voyaient; ils ne désiraient point en lavoir davantage : les gens qui travaillent ne sont pgs curieux. D'ailleurs, j'ai hâte de le dire, il n'y avait aucun mystère dans la vie de cette jeune femme : une vie si pure n'avait rien à cacher.


II

Les personnes qui ont connu intimement M. et Mme Henry pendant les premières années de leur union peuvent se flatter d'avoir vu de près un ménage heureux. Ces deux jeunes gens, bien nés tous les deux, ne s'étaient guère apporté en dot que leur jeunesse et leur amour, jeunesse honnête, amour sincère et qui s'appuyait sur une estime réciproque. Après avoir traversé gaiement les mauvais jours,


ces mauvais jours qu'on se surprend quelquefois à regretter quand on sait ce que valent les bons, ils avaient introduit peu à peu l'aisance et le bienêtre dans l'intérieur qu'embellissaient déjà leurs tendresses mutuelles. Aux qualités aimables qui les avaient aidés à se passer des dons de la fortune, l'un et l'autre joignaient les qualités sérieuses qui servent à les mériter.

Employé d'abord dans une des maisons de commerce les plus considérables de Paris, le jeune mari avait pu, au bout de quelque temps, s'établir pour son propre compte. Il était laborieux, actif, intelligent. De son côté, la jeune femme portait vaillamment et avec grâce la moitié de la vie commune. Il ne peut exister d'heureux ménages qu'à ce prix; le mariage est une association, et c'est mal entendre le bonheur et la dignité d'une femme que


de la réduire à n'être qu'un objet de luxe dans sa .maison. Quoiqu'il eussent pris racine en pleine réalité, M. et Mme Henry restaient pourtant fidèles aux belles passions qui avaient été les fêtes de leur pauvreté. La richesse n'était pas à leurs yeux le but suprême de la destinée. Le soin des intérêts positifs n'avait pas abaissé leur âme. Ils s'aimaient comme par le passé, et l'esprit des affaires, qui n'a rien de commun avec les affaires de l'esprit, n'était point parvenu à les détourner des plaisirs de l'intelligence.

Tout leur souriait, ils avaient des enfants charmants, trois petits garçons, beaux tous les trois comme le jour, et qu'ils chérissaient. Hélas ! c'étaient ces blondes têtes qui devaient tenter le malheur.

A l'âge de six ans, l'aîné, qui avait poussé jusque-là comme un rejeton


vigoureux, pâlit, s'étiola, languit pendant quelques mois et mourut. Je ne parle pas de la douleur du père et de la mère : à quoi bon, et que pourrais-je dire? S'il faut absolument que le bonheur se paye ici-bas, certes ils avaient acquitté leur dette, et il était permis de croire que le 'jort jaloux n'avait plus rien à leur réclamer. Cependant, deux années plus tard, le second enfant s'éteignait comme son frère aîné.

Parvenu à l'âge de six ans, on le vit dépérir, lui aussi, et cette fois encore la science et la tendresse furent également impuissantes : il mourut en souriant, ses bras enlacés au cou de son père. Des trois adorés, il ne restait plus que le petit Marc. Qu'on tâche maintenant de se représenter la terreur croissante de ces infortunés, à mesure que leur dernier espoir approchait du terme fatal où les deux


autres avaient été moissonnés ! Qu'on juge de leur épouvante quand ils reconnurent les premiers symptômes de la consomption ! Marc se fanait comme une fleur qui manque d'eau; le mal faisait des progrès rapides. Ils avaient épuisé la liste des médecins en renom, et ne savaient plus à qui recourir. Or il y avait dans la rue même où ils habitaient un médecin assez obscur, mais qui, pour n'être pas un prince de la science, s'était pourtant acquis dans son quartier une bonne réputation de savoir et de probité. Ils pensèrent à lui dans leur détresse. Le docteur accourut : c'était un homme doux, un peu triste, et dont la figure, quoique respirant la bonté, aurait passé inaperçue sans la beauté de l'œil et la profondeur du regard. Il écouta le récit des parents, plus d'une fois interrompu par les larmes et les


sanglots, puis, après avoir examiné l'enfant, il garda un silence rêveur.

« Madame, dit-il enfin, je ne sais au monde qu'un seul médecin, un seul, entendez-vous? qui puisse sauver votre fils.

— Qui? Nommez-le! s'écria la mère éperdue.

— Ce n'est pas moi, répliqua le docteur. Celui que je veux dire est notre maître à tous. Heureux qui peut de loin en loin lui arracher un de ses secrets! En général, c'est à lui cout d'abord que les malades devraient s'adresser, et la plupart s'en vont faute de l'avoir consulté.

— Eh bien, monsieur, son nom, son adresse ? Nous allons l'appeler.

— Vous perdriez votre peine : il ne se déplace jamais et ne s'est jamais dérangé pour personne. Les têtes couronnées elles-mêmes sont obli-


gées d'aller le chercher ; mais, grands ou petits, il accueille avec une égale bonté tous ceux qui viennent se jeter dans ses bras.

— Ah! s'écria Mme Henry, j'irai le trouver, fût-il au bout du monde!

— Partez donc. madame, dit le docteur avec autorité. N'attendez pas jusqu'à demain; partez aujourd'hui, dans une heure. Ce médecin, c'est la nature; allez lui confier votre fils. Je ne réponds pas de sa guérison; mais j'affirme que, s'il reste ici, dans un an au plus tard, il aura rejoint ses deux frères. Enlevez-le bien vite à l'existence qui le tue. Emmenez-le loin de Paris, au bord de la mer, dans quelque village ignoré de Bretagna ou de Normandie. Donnez-lui l'espace, le grand air, le soleil, les vastes horizons. Habituez ses pieds à courir sur les grèves, que son corps s'im-


prègne du sel de l'Océan. Dès que ses forces renaîtront, laissez-le s'échapper et galoper en liberté comme un poulain dans les savanes. Les enfants, Dieu merci! ne sont pas rares sur nos côtes ; qu'il se mêle à leurs diableries et se roule avec eux sur la plage. Ne lui mesurez ni le vent ni la pluie. Qu'il mange et dorme à discrétion. Ni drogues ni médicaments. La nature en sait plus long que la F acuité ; elle seule fait des miracles. »

Et là-dessus il se retira.

Mine Henry avait entendu parler du Pouliguen ; une de ses amies y avait passé la dernière saison d'été. Dans la soirée du même jour, elle partait pour Nantes par le chemin de fer.

Le lendemain, elle prenait le bateau à vapeur qui la menait à Saint-Nazaire. Elle ne s'arrêtait à Guérande que juste le temps de changer de voi-


ture, et, une heure après, elle arrivait dans le petit port où la vie et la mort allaient se disputer son enfant.



.- III

Ce fut la vie qui l'emporta. Au bout de quelques semaines, comme une plante qui languissait à l'ombre dans un sol ingrat, et qui, transportée au midi dans une terre nourrissante, se relève et promet des fleurs à la saison prochaine, Marc renaissait déjà. Déjà la séve ravivée avait commencé son mystérieux travail; on croyait la voir circuler sous le fin tissu de la peau qui reprenait sa sou-


plesse, sa fraîcheur et sa transparence. Les lèvres n'avaient plus la pâleur livide qui semble appeler le baiser de la mort. Les yeux s'éclairaient de subites lueurs; les joues se coloraient et se teignaient en rose tendre, comme, au soleil levant, les neiges des glaciers. Mme Henry renaissait, elle aussi. - « Qui m'eût dit, écrivait-elle à son mari, que je pourrais encore m'estimer une heureuse mcre? 11 semble que le ciel, en me le rendant, m'ait rendu les deux autres. Ils revivent en lui, et je ne l'embrasse pas sans les sentir tous les trois sur mon cceur. » — Le père avait pu s'échapper de Paris au lébut de la convalescence. Il n'était resté que quelques jours auPouliguen, mais il avait pressé dans ses bras son fils ressuscité, et ces quelques jours avaient suffi pour lui rendre familier


le paysage ou habitaient les êtres qu'il aimait. C'est un grand adoucissement aux rigueurs de l'absence que de connaître le coin de terre où vivent ceux qui nous sont chers : on les suit à chaque pas qu'ils font, on les voit vivre, on vit avec eux. Au bout de quelques mois, le petit Marc était en pleine possession de l'existence : la nature avait accompli son œuvre.

« Ce n'est plus un enfant, c'est un diable, écrivait Mme Henry au commencement du mois d'août. On ne voit, on n'entend que lui sur le port.

11 est la joie, le bruit, le mouvement de ce village où, voilà quelques mois, il était un objet de pitié. Il ne marche pas, il ne court pas, il vole. Il ne mange pas, il dévore. On sent jusque dans ses cheveux toujours en révolte le bouillonnement de la vie. Envoie,


sans plus tarder, pantalons, blouses, brodequins. A la lettre, il est en guenilles ; du Pouliguen au bourg de Batz, la côte est pavoisée de ses fonds de culotte. Le croiras-tu? il n'y a que le spectacle de la mer qui réussisse à le réduire et à l'apaiser. Il est trèsvrai que la mer exerce sur lui une sorte de fascination. Se retire-t-elle, il s'attriste; revient-elle, il bat des mains et l'appelle des noms les plus tendres. Il l'aime comme s'il comprenait que c'est elle qui l'a sauvé. Jusque-là, rien de mieux; mais sais-tu quel est son rêve? Le continent ne lui suffit plus. Aller sur mer, voilà son ambition. N'est-il pas venu ce matin m'annoncer d'un air triomphant que le père Lambinet, notre hôte, consentait à le prendre avec lui dans sa chaloupe et à l'emmener à la pêche? Je l'ai bien reçu; là-dessus je


suis intraitable. Moi aussi, j'aime l'Océan, mais, au risque de passer pour un monstre d'ingratitude, tout en l'aimant, je le redoute. J'ai signifié à monsieur ton fils qu'il eut a se contenter du plancher des vaches, et que s'il s'avisait seulement de mettre le pied dans une barque, cette barque fût-elle amarrée au quai, il ne resterait pas un jour de plus au Pouliguen.

Tel est, mon ami, le bulletin de la journée. A l'heure où je t'écris, il est couché, il dort. Que n'es-tu là pour voir comme il est beau! Car ce démon a la beauté des anges. Sa bouche est pareille à une grenade entr'ouverte. Ses joues ont sous le hâle l'éclat velouté d'une pêche mûre. La sueur perle à ses tempes comme des gouttes de rosée, et le souffle de ses lèvres est si doux, qu'on dirait la respiration d'une fleur. Quel calme ! quelle

*


paix! quelle sérénité!. Et penser que de tout cela le réveil va faire un ouragan! a


IV

Laissonsjaserla plume de Mme Henry.

Voici quelques fragments de lettres où se peint l'heureux naturel de cette aimable femme, et qui nous tiennent au courant des faits et gestes de son fils :

a6 aoit.

« Je ciois, en vérité, que Marc est amoureux de la mer! On le voit, par tous les soleils, lui faisant sa cour le


long du rivage. Tout ce qui est de la terre ferme n'existe plus, ne compte plus pour lui. La mer seule a le privilége de l'attirer et de le captiver.

Elle est devenue son unique préoccupation; il n'a d'admiration et de curiosité que pour elle. Bien qu'il n'ait jamais mis le pied sur le pont d'un navire, tous les termes de marine lui sont aussi familiers qu'à un capitaine au long cours. Il calcule les heures du flux et du reflux. Il pressent, il prédit les grains et les tempêtes. Il semble qu'entre la mer et lui, entre ce petit être et cette chose immense, il y ait un lien, des sympathies, des affinités mystérieuses. Mobile et changeant comme elle, il en subit toutes les influences, il est soumis aux mêmes variations. Il en a tour à tour la nonchalance ou la turbulence, selon qu'elle est tranauille ou agitée. La


tourmente l'exalte ; il se calme en même temps que les flots s'apaisent.

Il ne parle plus de naviguer; mais quels regards il attache sur moi, toutes les fois que Lambinet prépare ses engins de pêche et s'apprête à sortir du port! Ces beaux regards bleus, si tendres, si suppliants, amolliraient les rochers de la côte. Je sens parfois mon cœur se fondre. Je le prends dans mes bras pour le jeter dans ceux du vieux pêcheur; puis, tout à coup saisie d'effroi et me ravisant aussitôt, je le retiens et le serre sur ma poitrine, comme si la mer voulait me l'enlever.

« D'où vient la terreur croissante que me cause cet élément? D'où vient que je ne saurais le regarder longtemps sans éprouver un sourd malaise?

Je me défie de ses caresses, ses emportements m'épouvantent. J'ai beau me


dire que je lui dois le dernier trésor qui me reste; je ne l'aime plus, je ne peux plus l'aimer. Est-ce ingratitude? jalousie? superstition? pressentiment? Ne serait-ce pas tout simplement que je ne suis point faite pour vivre en présence des grands spectacles de la nature? Je les admire volontiers en passant; ils me fatiguent à la longue. Pour l'ordinaire, il me faut un cadre à ma taille. Les montagnes m'écrasent, les forêts m'étouffent, l'Océan me trouble jusqu'à me donner le vertige. Tiens, mon ami, sache t'y résigner, ta femme ne sera jamais qu'une bonne petite bourgeoise.

Ajoute que je suis Parisienne dans l'âme. J'aime nos rues, nos quais et nos boulevards, et de toutes les campagnes que je connais, il n'en est pas que je préfère à celles des environs de Paris. C'est là qu'il me plai-


rait d'abriter ma vie, près des bois, non loin de la Seine. Rappelle-toi la jolie maison que nous avons visitée ensemble, un jour que nous nous promenions sur les coteaux de Sèvres et dé Bellevue. C'était un dimanche d'avril, nous étions pauvres et bien heureux alors! L'habitation était à louer, la grille de l'enclos ouverte : nous entrâmes, séduits par la beauté du site. Que tout était charmant, simple, modeste, et suivant nos goûts!

Le jardin en pente, avec ses pelouses et ses pommiers en fleurs, le chalet dans le bas, la maison bien assise sur le plateau, tapissée de rosiers grimpants, enguirlandée de vigne vierge, les massifs de lilas et de faux ébéniers, le bassin d'eau claire où buvaient les mésanges, enfin les larges perspectives sur un océan de verdure, SaintCloud en amphithéâtre, au-dessus le


Mont-Valérien, et la Seine pareille à un lac au fond du paysage, je revois tout en pleine lumière, tant de larmes répandues depuis n'ont pu ternir la fraîcheur et l'éclat de ces riantes images. Pendant deux heures, tout cela fut à nous. Nous avions pris possession de ce petit domaine, il nous appartenait, notre bonheur avait trouvé son nid. Nos enfants n'étaient pas nés, et je voyais déjà de blondes têtes courant dans les allées et se roulant sur les gazons. Ah! la bonne journée et les doux rêves que nous avons faits là! »

1er septembre

« Ris de mes terreurs, mais ne ris pas des amours de ton fils. C'est plus sérieux que je ne le croyais, et tu vas en juger toi-même.


« Je projetais depuis quelque temps une petite excursion dans les terres.

Marc se réjouissait à la pensée d'une promenade en voiture, et, pour ma part, il me souriait aasez d'échapper pendant un jour ou deux à la contemplation du seigneur Océan. Donc, avant-hier, par un de ces matins qui ont déjà la douceur de l'automne, nous partions dans un berlingot de hasard, au trot de deux chevaux qui auraient pu se disputer l'honneur de servir de monture au héros de Cervantes. On m'avait parlé, comme d'une merveille, d'un pont aérien, jeté sur la Vilaine, à la Roche-Bernard : c'était le but de notre expédition.

« Tout alla bien jusqu'au Croisic.

Ciel bleu, air pur, soleil clément, Marc vif et gai comme un pinson, et babillant comme une pie ; il ne man-


quait que ta présence. Le paysage, tu le connais : blanc, sec, aride, avec des échappées de vue sur la mer, je ne sais quoi faisant songer à l'Orient.

Les oiseaux y sont rares; quelques touffes de chardons poudreux où s'amassaient des nuées de petits papillons, voilà toute la flore du chemin.

« Au Croisic, nous tournons le dos au rivage, et nous nous enfonçons dans les terres.

« La scène se modifiait à mesure que nous nous éloignions de la côte.

Ce n'étajt pas l'Éden retrouvé; mais, au sortir de mes champs de sel, je pouvais me croire transportée dans un vallon ds l'Arcadie. Des arbres!

des sentiers ombreux! des prairies,, des courants d'eau vive! Mes yeux, lassés de l'immensité, se reposaient avec complaisance sur les moindres détails de la vie rustique. On ne se


figure pas combien six mois passés en présence de Neptune et de son trident font aimer la bonne Cybèle.

La vue d'un toit de chaume fumant dans un verger me ravissait en extase.

J'arrêtais notre char pour admirer tout à mon aise une mare dormant sous les saules. Je respirais avec délices la fraîcheur des haies et l'odeur des herbages.

« Or, tandis que la mère redevenait enfant, l'enfant se transformait, lui aussi, et devenait un personnage grave. J'appelais vainement son attention sur les objets qui attiraient la mienne; il jetait çà et là un œil indifférent, et demeurait silencieux dans son coin. A partir du Croisic, il avait cessé son ramage. Il faisait une de ces après-midi chauffées à blanc, où les fleurs languissent, où les oiseaux se taisent, et j'attribuais à la cha-


leur du jour l'état de torpeur où Marc était plongé. Cependant, plus nous avancions, plus j'étais frappée de l'air de tristesse répandu sur ce frais visage, si animé quelques heures auparavant.

« — Qu'as-tu, mais qu'as-tu donc?

Souffres-tu? Parle, où as-tu mal?

« Il secouait la tête et ne répondait pas.

« Nous arrivions le soir à la RocheBernard. Marc, à peine arrivé, dîne du bout des dents, demande à se coucher, se roule dans ses draps et s'endort. Somme toute, I journée manquée, soirée maussade. Le réveil devait être encore plus lugubre. La Roche-Bernard n'a jamais passé pour un lieu de délices, et l'auberge où nous étions descendus semblait moins


faite pour égayer que pour assombrir l'esprit de ses hôtes : le séjour même de la mélancolie! Pour unique ressource, pour distraction suprême, le pont de la Vilaine. Il est d'un aspect saisissant, ce pont suspendu comme un fil de la Vierge au-dessus d'un abîme : il témoigne du génie de l'homme. C'est tout au plus si Marc daigna le regarder. Je lui offris de parcourir les alentours, de pousser jusqu'à Nantes, de visiter Tiffauges et Clisson. Il se tenait assis sur un talus, au bord de la route de Vannes, de plus en plus taciturne et rêveur.

« — Eh bien, lui demandai-je enfin, que veux-tu faire? Veux-tu que nous retournions au Pouliguen?

« J'aurais juré qu'à cette proposition Marc allait bondir de joie et me sauter au cou : il n'en fit rien. Le pauvre enfant n'était pas même dans


le secret de sa détresse; il souffrait comme les plantes qu'on a tirées de leur milieu, et qui se flétrissent sans savoir pourquoi. Je ne savais moimême que penser. La campagne était terminée; nous n'avions plus qu'à battre en retraite. L'humeur de mon petit compagnon ne changea pas sensiblement pendant la première moitié du trajet; mais sa physionomie s'éclairait à mesure qu'il se rapprochait du rivage. Les premiers souffles de la brise marine le réveillèrent brusquement : la musique des grèves acheva de le transfigurer, et lorsque enfin, par une échancrure de la côte, il aperçut à l'horizon la ligne verte de l'Océan, ce fut une résurrection, une ivresse, un transport, une explosion de vie. Nous rentrions au Pouliguen vers la fin du jour, et le soleil avait disparu depuis longtemps, que


Marc était encore sur la plage, en contemplation devant son idole. Qu'en dis-tu, mon ami? Dès ce matin, au saut du lit, il a repris ses habitudes d'indépendance et de vagabondage.

Je l'entends qui joue sur le port avec les enfants du hameau. Bonté divine!

en quel état va-t-il me rapporter ses chausses? »

10 septembre.

« Je sens que )e manque à ta vie autant que tu manques à la mienne.

Je devrais, je voudrais partir : je le voudrais, et je ne le puis. Il est s: heureux, et la saison si belle encore.

Où prendre le courage de l'arracher à l'existence qui l'enivre, à ces grèves qui l'ont adopté, à cette plage qui semble le reconnaître pour son petit roi? Comment me résoudre à briser tant d'attaches? Ce n'est pas d'un


départ, c'est d'une séparation qu'il s'agit. J'ose à peine lui en parler; s'il m'arrive d'en toucher quelques mots, je vois sa mine qui s'allonge et ses paupières qui se gonflent. Il n'y a que toi, mon ami, qui puisses me tirer d'embarras et mettre fin à cette situation, fais acte d'autorité : viens enlever ta femme et ton fils. Ce n'est pas de l'amour que Marc a pour toi, c'est de l'adoration : ni l'absence ni l'Océan n'ont pu te déloger de son cœur. La joie de te revoir apaisera bien des révoltes, préviendra bien des résistances. Arrange-toi pour passer ici la fin de septembre. Si nos affaires doivent en souffrir, eh bien, elles en souffriront. Les affaires ne sont pas la grande affaire de la vie. Nous rentrerons à Paris par le chemin des écoliers : nous remonterons en flânant le cours de la


Loire. Marc n'échappera pas aux séductions du bateau à vapeur. A son âge, il n'est point de passion profonde.

Ta présence aidant, les beaux aspects , du fleuve, les enchantements de l'automne, les mille distractions du voyage, auront bientôt dissipé ses regrets; mais, une fois chez nous, mon Dieu! que deviendra ce malheureux enfant habitué à l'air libre et aux grands espaces? Que feronsnous, rue du Bac, dans notre entresol, de cette hirondelle des mers?.. »

Il y avait, au bas de cette lettre, un dessin à la plume, qui était censé représenter un navire sous voiles, puis quelques lignes tracées à la hâte, et d'une écriture illisible, ce qui n'empêcha pas M. Henri de les lire couramment, à première vue : en présence des hiéroglyphes de leurs en-

«


fants, tous les pères sont des Champollion.

.La missive de Marc était ainsi conçue :

« Cher petit père, « Je t'aime bien. Je voudrais bien que tu vinsses pour demeurer avec nous. Je voudrais bien aller sur la mer : c'est maman qui ne veut pas.

Je suis très-occupé, et je travaille énormément. J'ai pris hier un gros crabe dans le trou d'un rocher. J'ai mille autres choses à te dire ; mais la poste va partir, et je n'ai que le temps de t'embrasser.

« Ton petit MARC. w « P. S. C'est moi qui ai dessiné le vaisseau ! »

La pauvie âme humaine est ainsi


faite, qu'après les plus affreux désastres, après la perte des êtres les plus chers, elle peut se relever et s'ouvrir encore à la joie. Les teintes funèbres pâlissent et s'effacent, les spectres désolés se changent peu à peu en ombres attendries, le gazon pousse sur les tombes, la vie refleurit sur la mort. Dieu, dans sa bonté, a voulu qu'il en fût ainsi. M. et Mme Henry allaient se réunir pour ne plus se quitter. Ils touchaient à la fin de leurs épreuves; le bonheur souriait de nouveau à ce ménage foudroyé.

M. Henry disposait tout en vue de son prochain départ; il ne devait plus écrire que pour annoncer la date précise de son arrivée. La jeune femme l'attendait, impatiente de le revoir, heureuse et fîère à la pensée de lui rendre son fils dans tout l'éclat de la santé, resplendissant de tous


les trésors, de toutes les beautés de l'enfance ; qu'elle était loin de prévoir les nouveaux malheurs qui la menaçaient.


V

On était arrivé au 15 septembre Ce jour-là, dans l'après-midi, le Pouliguen offrait l'image de la solitude et de l'abandon; on aurait pu croire que la vie s'en était complètement retirée. Tous les habitants étaient dehors, les pêcheurs à la mer, les pa" ludiers aux marais salants, les femmes à la récolte du varech ou à la pêche des crevettes. Il n'était resté que les enfants trop jeunes encore pour être


emmenés, une douzaine de petits drôles qui, en l'absence de leurs parents, se trouvaient maîtres absolus de la place. Ils étaient tous entre sept et dix ans, sauf le fils Legoff, qui en avait douze bien sonnés. En raison de son grand âge et de son expérience précoce, on lui avait donné les autres à garder. Nous allons voir comment ce vénérable Mentor s'acquitta de sa tâche, et par quelles prouesses il justifia la confiance du bourg.

Bien que la saison fût avancée, il faisait cependant une journée brûlante. L'air et la m2r étaient de plomb ; il tombait du ciel des torrents de feu; le soleil dévorait la côte.

M,ne Henry était allée s'asseoir à l'ombre des pins qui couronnent la plage. Marc se tenait étendu près d'elle, et, dans la crainte qu'il ne s'échappât, elle cherchait à l'endor-


mir avec les câlinenes de sa voix, Il advint qu'en essayant d'endormir son fils, ce fut elle qui s'endormit; ses paupières alourdies s'abaissèrent, et, comme le petit Marc faisait mine de s'assoupir, elle prêcha d'exemple et se laissa gagner par le sommeil.

Le fait est que Marc était éveillé comme une potée de souris.

Il entendait les cris des enfants qui prenaient leurs ébats sur le port, et depuis une heure il grillait d'aller se mêler à leurs jeux.

Après que sa mère eut fermé les yeux, il demeura coi pendant quelques instants, puis il se leva doucement, sortit du bois à pas de loup et se précipita vers le port; il y touchait quand tout d'un coup il s'arrêta ébloui, étourdi, fasciné par le spectacle offert à ses regards.

Contrairement aux injonctions de


leurs familles, tous mes polissons venaient de se jeter dans une barque amarrée au quai. Le sage Mentor s'était emparé des avirons qu'il manœuvrait à tour de bras, tandis que le reste de la bande, par un piétinement désordonné, imprimait à l'embarcation un mouvement de roulis ou de tangage qui leur permettait de se croire en plein Océan.

A la vue de Marc, ce ne fut qu'un cri : « Marc! Voici Marc! Viens, Marc, viens avec nous ! »

Marc eut vu le ciel entr'ouvert, il eût entendu douze séraphins jouant de la viole en l'invitant à venir prendre sa place dans le paradis, qu'il n'au..

rait pns été plus vivement tenté.

« Non, dit-il enfin, non, ma mère me l'a défendu.

— Bah! bal ! lui dit, le fils Legoff,


c'était le plus endiablé de tous ; quel mal y a-t-il à faire ce que nous faisons? »

Et les autres de répéter en chœur : « Viens donc, Marc, viens donc avec nous! »

Marc était là, debout, immobile, les mains dans ses poches, et ne pouvant détacher ses yeux de l'abîme qui l'attirait.

« Non! » murmura-t-il d'une voix hésitante.

Ce ne fut qu'une huée.

« Il a peur! il a peur! A bas Marc!

à bas le Parisien! à bas le capon! »

Marc n'y résista pas, il glissa du côté du bois un regard furtif, puis, doublement coupable, cédant du même coup aux incitations de son amour-propre et à l'attrait du plaisir défendu, il sauta du quai dans la barque, aux applaudissements de tous


ces bandits, enchantés d'avoir un complice de plus.

Les choses ne devaient pas en rester là. S'il est vrai de dire que l'appétit vient en mangeant, c'est surtout quand on mange du fruit auquel il nous était interdit de toucher. Toute faute commise en entraîne fatalement une seconde; le mal est un engrenage qui ne nous lâche plus dès qu'il nous a saisi par un des pans de notre habit. La mer baissait : elle était calme, plate et lourde. Il y avait près d'une heure qu'ils se démenaient comme des possédés dans ce bateau qui ne marchait pas, et ils commençaient à se lasser d'un jeu qui, si violent qu'il fût, les laissait à la même place, quand ce sacripant de Legoff, tout fier d'avoir en main les avirons, offrit à ses amis le régal d'une promenade autour de la baie. Il


ILS RIAIENT, ILS CHIAIENT, ILS CHANTAIENT. (Page 54.)



s'agissait tout simplement d'en côtoyer les bords et d'aller s'échouer mollement sur le sable à l'autre extrémité de la plage.

Une immense clameur ou perçait le cri de : Vive Legoff! accueillit cette admirable proposition. Marc pétillait de joie, il était ivre de désobéissance, et, le malheureux! ce fut lui qui détacha l'amarre qui retenait la barque au mur du quai.

Les voilà partis, quelle fête!

Christophe Colomb mettant le cap sur un monde nouveau n'était ni plus triomphant ni plus fier.

Cette barque près de quitter le port, cette mer en apparence si paisible, ces enfants si joyeux à l'heure du départ, tout cela, mon cher Paul, te présente un tableau fidèle de nos entraînements à tous les âges de la vie. Il semble qu'on pourra toujours


s'arrêter à temps, qu'on sera toujours maître d'aborder aux rives prochaines.

On ne veut faire que le tour de la baie, et on se livre sans défiance au courant qui mène aux abîmes.

Ils étaient à peine sortis du chenal, que l'embarcation, fort mal dirigée, devenait la proie du reflux qui les poussait au large sans qu'aucun d'eux s'en aperçût. Ils riaient, ils criaient, ils chantaient; ils ne se possédaient plus. Maître Legoff, tout gonflé de son importance, jouait des avirons à tort et à travers, et la barque, comme si elle eut été tirée par des liens invisibles, s'éloignait de plus en plus du rivage.

Il faut avoir l'œil marin pour mesurer exactement les distances en mer.

Ils pensaient être encore dans la baie, qu'ils en étaient déjà loin. Le point où ils s'étaient promis d'aborder dé-


croissait insensiblement. Les dunes, les rochers, le hameau, tous les accidents de la côte, s'abaissaient et s'amoindrissaient peu à peu derrière eux.

Il vint un instant où les chants et les rires cessèrent brusquement : l'Océan grossissait à mesure qu'ils gagnaient le large; la houle les enveloppait.

L'étonnement, la stupeur, l'épouvante, se peignirent bientôt sur tous les visages.

Legoff était rendu et s'épuisait en efforts impuissants ; ils se précipitèrent tous à la fois sur les rames, et manœuvrèrent si bien, qu'au bout de quelques secondes elles étaient la jouet des flots, sans qu'il fût possible de les repêcher. Pour l'usage qu'ils en auraient fait, le dommage n'était pas grand : leur effarment s'en accrut


pourtant, comme s'ils venaient do perdre leur unique chance de salut.

Ils jetèrent des cris désespérés : ils entraient dans la haute mer, Dieu seul pouvait les entendre.

Le jour baissait, le soleil enflammait le couchant, et pas une voile à l'horizon, pas un chasse-marée en vue, pas une chaloupe, pas un bateau pêcheur! Perdus dans Pimirensité, ils ne voyaient que le ciel et l'eau. Ainsi qu'il arrive toujours entre gens qui se sont associés pour faire une sottise, ils avaient éclaté d'abord en récriminations réciproques; le sentiment du danger commun qui grandissait de minute en minute ne tarda pas à les réconcilier. Pressés les uns contre les autres et se prêtant un mutuel appui, pâles, défaits et Pœil hagard, ils ne criaient plus, ils ne pleuraient pas, ils étaient terrifiés. Tantôt l'embarcation


pirouettait sur la cime d'une lame, tantôt elle s'enfonçait et disparaissait dans un gouffre. Les vagues hurlaient autour d'elle comme une troupe de dogues affamés. Marc et LegOiï étaient les seuls qui fissent encore bonne contenance. Legoff avait l'attitude révoltée d'un petit Ajax qui défie les dieux. Quant à Marc, on eût dit que la scène qu'il avait sous les yeux éveillait en lui moins d'effroi que de curiosité. Il avait entendu parler de Robinson et se voyait déjà dans une île déserte. Cette perspective ne lui déplaisait pas. Il fut servi à souhait : au moment ou le soleil s'abîmait dans les flots, la barque s'affalait sur un banc de petits récifs que le jusant avait mis à fleur d'eau.

Culbutés par la violence du choc, ils roulèrent pêle-mêle et se relevèréht en se tâtant les côtes. Ils en


étaient quittes pour quelques meurtrissures; mais la barque était en morceaux.


VI

Le banc sur lequel ils venaient d'échouer s'étendait autour d'un grand roc solitaire, aux formes tourmentées, à l'aspect formidable, et qui s'élevait juste au centre comme une immense forteresse. La mer n'en couvrait jamais le sommet, qui servait de refuge nocturne aux mouettes de ces parages. De là ce nom de Roche aux Mouettes qu'on lui avait donné dans le pays. La Roche aux Mouettes est ii


bien connue des navigateurs; elle signale aux bâtiments qui viennent du large la mer de bas-fonds qui l'entoure et leur sert de remarque pour passer le Four et la Blanche, deux écueils dangereux, situés à quelque distance de l'entrée de la Loire.

Certes, la situation n'avait rien de réjouissant. Toutefois, si horrible qu'elle fût, ils éprouvèrent, en se relevant, un sentiment de délivrance.

La traversée qu'ils venaient de faire leur avait inspiré une telle aversion pour l'élément liquide, qu'ils ne purent se défendre d'un mouvement de joie en sentant sous leurs pieds quelque chose de résistant.

Cette joie fut de courte durée. La nuit tombait, qu'allaient-ils devenir?

Tous, ils criaient la faim.

C'étaient de petits drôles, mais aussi de bons petits cœurs. Ceux qui


avaient encore leur goûter dans leurs poches en firent une masse commune qu'ils divisèrent en parts égales, et chacun eut la sienne.

La nappe fut bientôt mise.

Ils ajoutèrent au menu, jamais ce mot ne fut mieux à sa place, quelques moules, quelques coquillages qu'ils avaient ramassés çà et là, en furetant sous le goëmon, aux dernières lueurs du crépuscule.

Marc fit les frais du dessert : il distribua généreusement la provision de chocolat qu'il avait sur lui.

Parmi les débris que la barque, en se brisant, avait jetés sur les récifs, il se trouvait une gourde à moitié pleine d'un mélange d'eau et de rhum : ils en burent chacun une gorgée.

Il ne s'agissait plus que de s'arranger pour la nuit. Une nuit est vite passée, dit-on. C'est l'avis de tous


ceux qu'attend un bon lit, sous un toit bien couvert et dans une chambre bien close ; quand on n'a pour matelas que quelques touffes de varech avec un îlot pour alcôve, peut-être est-il permis d'en juger autrement.

La journée avait été brûlante ; la soirée était froide.

Rassemblés en tas au pied du rocher, ils grelottaient et pleuraient dans l'obscurité à peu près complète

Marc lui-même, sous sa blouse et dans son pantalon d'été, commençait à sentir que les îles désertes étaient des résidences moins enchantées qu'il ne l'avait supposé jusque-là. Legoff ôta sa vareuse et la lui mit sur les épaules : saint Martin n'en eût donné que la moitié.

Legoff devait grandir de cent coudées pendant cette nuit mémorable; il allait montrer ce que peuvent,


même chez un enfant, dans les situations les plus périlleuses, la présence d esprit, le courage et la résolution.

« Mouchez-vous, dit-il, et écoutez-moi Vous devriez être honteux de pleurer comme vous le faites. Vous n'êtes plus des enfants, sapristi! Toi, Jambonneau, tu as eu sept ans aux dernières sardines. Toi, Pornichet, tu en auras huit aux harengs. Toi, Macabiou, tu frises la dizaine. Toi, Mascaret, tu pourrais presque chausser les bottes de pêche de ton frère aîné. Au lieu de rester là, serrés les uns contre les autres comme un troupeau de moutons pendant l'orage, rappelonsnous que nous sommes tous fils de marins et que nous-mêmes nous serons des marins un jour. Voulez-vous revoir le Pouliguen , retrouver vos parents et manger encore de la soupe au lard? Je réponds de vous à condi-


tion que vous m'obéirez et que je commanderai à des hommes.

— Oui, oui, s'écrièrent-ils tous à la fois, électrisés par ce magnifique langage. Commande, et nous obéirons. C'est toi, Legoff, notre capitaine! »

Ils avaient tous été bercés, dès l'âge le plus tendre, par des histoires de navire en perdition, d'équipages jetés à la côte. Leur imagination s'était familiarisée de bonne heure avec les drames de l'Océan ; ils savaient confusément et par ouï-dire tout ce qui se pratique à la mer pendant ces scènes de détresse.

« Eh bien, reprit Legoff, si je suis votre capitaine, vous êtes mon étatmajor. Consultons-nous; cherchons ensemble ce qu'il y a de mieux à faire dans la position où nous sommes. Que chacun donne son avis, et nous déci-


derons après. Ça se passe ainsi dans tous les naufrages. La séance est ouverte. A toi, Jambonneau! Parle le premier.

— Mon avis, à moi, dit Jambonneau d'une voix mâle, est qu'il faut tirer des coups de canon jusqu'à ce qu'un bâtiment de passage nous entende et vienne nous ramasser.

— Nous n'avons pas de canon, dit Pornichet.

- Ni de poudre, dit Mascaret.

- Je m'en fiche, reprit Jambonneau. On me demande mon avis, je le donne. On n'est pas forcé de le suivre.

— On en tiendra compte, dit Legoff.

A toi, Macabiou!

— Mon avis, à moi, dit Macabiou, c'est qu'il faudrait grimper jusqu'en haut de ce grand rocher, et, quand nous y serions,, crier de toutes nos


forces en faisant signe avec nos mouchoirs.

— A toi, là-bas, François Guillemin! Tu n'es pas plus haut qu'une quille; mais c'est, dit-on, dans les petites boîtes que se trouvent les meilleurs onguents. Quel est ton avis?

- Mon avis, à moi, répondit un filet de voix, c'est qu'il faudrait écrire une lettre, et puis après la mettre dans une bouteille, et puis après jeter la bouteille à la mer.

— Et toi, Parisien, as-tu quelque chose à nous dire?

— Moi, répliqua Marc, je dis qu'il faudrait abattre un gros arbre, et, après que nous aurions creusé le tronc avec nos couteaux, monter tous dedans pour retourner au Pouliguen.

—7 Ce n'est pas ça, dit Pornichet;


c'est un radeau qu'il faut construire avec les planches de notre barque, et ensuite nous tirerons au sort poui savoir lequel de nous sera mangé le premier par les autres. »

Les membres du conseil, qui ne s'attendaient pas à une pareille motion, qui n'avaient pas prévu qu'on pût arriver à une pareille extrémité, furent frappés de stupeur. Chacun d'eux, l'oreille basse et le menton sur le jabot, se livrait en silence aux méditations les plus sérieuses. Legoft lui-même avait perdu un peu de son assurance. Il n'était pas éloigné de proposer un amendement qui, le cas échéant, mettrait le capitaine hors de concours. Une réaction violente se produisit bientôt dans l'assemblée.

Un cri de révolte et d'indignation s'échappa en même temps de tous les cœurs :


« Non, non, plutôt mourir de faim.

A bas Pornichet!

— Dame! ajouta celui-ci sans trop s'émouvoir, c'est comme ça que mon grand-père a été mangé sur le ra d eau de la Méditse!

— A toi, Mascaret! Donne ton avis, dit Legoff qui avait hâte d'entrer dans un autre ordre d'idées.

- Moi, s'écria Mascaret d'un ton résolu, je n'y vas pas par quatre chemins. Je n'ai jamais cherché midi à quatorze heures, ni perdu mon temps à enfiler des mots. Mon avis est qu'il faut nous en aller d'ici le plus tôt possible, rentrer chez nous avant qu'on ait remarqué notre absence, souper au galop et nous fourrer chacun en tapinois dans notre lit. S'il y en a un qui trouve mieux, qu'il ne se gêne pas pour le dire. »

Autant l'avis de Pornichet avait


soulevé la réprobation, autant celui de Mascaret excita l'enthousiasme.

Cet avis si simple et si ingénument exprimé soulagea toutes les poitrines et rallia toutes les opinions.

« Bravo, Mascaret! C'est Mascaret qui a le mieux parlé, c'est l'avis de Mascaret qu'il faut suivre. Vive Mascaret! 1) En présence de cette ovation inattendue, Legoff, qui, quelques instants auparavant, s'était vu acclamer par ce tas de vauriens, dut se livrer à d'amères réflexions, sur la fragilité de la faveur populaire. Il trembla pour son autorité, il crut un instant à sa déchéance. Le moment était venu de porter un grand coup et de ressaisir ainsi le pouvoir près de lui échapper. Après avoir, dans un résumé pittoresque, fait ressortir et toucher du doigt tout ce aue les opinions


qui s'étaient produites présentaient d'absolument impraticable, de profondément inepte et de parfaitement saugrenu, il ne craignit pas de saisir Mascaret sur les marches du Capitole pour le traîner à la roche Tarpéienlie d'où, en un tour de main, il le précipita.

« Nous le savons, pardieu! bien, s'écria-t-il, qu'il faut nous en aller d'ici!

Mascaret n'a oublié qu'une chose, c'est de nous en indiquer les moyens.

— Comment! comment! répliqua Mascaret, qui déjà perdait pied.

— Si Mascaret a voulu se moquer de nous, reprit Legoff, je me permettrai de lui faire observer que le moment n'est pas bien choisi. S'il a parlé sérieusement, je lui dirai, avec les égards qu'il mérite, que de tous les avis qui ont été donnés, c'est le sien qui est le plus bête.


- Nous attendons le tien, riposta \lascaret d'un ton de défi.

— Le voici, dit Legoff en élevant la voix : fouillons tous dans nos poches et tâchons d'3 trouver des allumettes! »

On leur avait si souvent et si expressément défendu de toucher aux allumettes et d'en emporter avec eux, que presque tous en tirèrent quelques-unes du fond de leurs goussets.

« Eh bien, s'écria Legoff avec l'autorité du commandement, ce n'est pas un radeau, c'est un bûcher que nous allons faire avec les planches de la barque. Il faut allumer un grand feu dont la flamme monte si haut, si haut, qu'elle puisse être vue à dix lieues en mer. Les navires, en l'apercevant, se douteront bien que ce n'est pas un feu de cheminée; ils comprendront que c'est un signal de dé-


tresse, et nous autres, rangés devant la braise comme des cailles à la broche, au lieu d'en être réduits à battre la semelle pour nous dégourdir, nous nous chaufferons tranquillement les os des jambes, en attendant qu'on vienne nous chercher. »

Il faut renoncer à décrire l'effet produit par ces paroles éloquentes.

Jambonneau, Macabiou, Pornicbet s'inclinèrent devant le génie de Legoff; la perspective d'un bon feu aurait suffi pour lui gagner tous les suffrages.

Mascaret seul persistait dans son avis et soutenait mordicus qu'il fallait s'en aller au plus tôt.

« Maintenant, ajouta Legoff, tout le monde sur le pont, tout l'équipage à la manœuvre! »

Et, à la lueur des étoiles, traînant après lui toute la bande, il se dirigea vers l'embarcation qu'il avait si bien


gouvernée et qui gisait sur le lit de bas-fonds où elle s'était rompu les côtes. LegofF en avait déjà exploré la carcasse avec l'espoir d'y trouver quelque chose qu'il pût se mettre sous la dent. Il n'avait trouvé que quelques paquets d'étoupe, quelques lambeaux de toile goudronnée, une hachette, des cordes et du fil de caret. Il n'est rien d'inutile, rien n'est à dédaigner.

De tous ces objets dont il s'était soucié d'abord autant qu'une poule de l'embouchure d'une clarinette, il n'en était pas un qui ne dût lui servir.

Armé de la hachette, il attaqua résolûment les flancs entr'ouverts du bateau, et pendant qu'il les dépeçait à coups redoublés, les autres en ramassaient les éclats qu'ils entassaient pêle-mêle sur l'emplacement que Legoff avait désigné.

Il n'y a point de situation si lamen-


table que ne puisse égayer le travail en commun.

Les planches fracassées qui volaient en morceaux, les débris qu'ils cherchaient à tâtons et qu'ils se disputaient dans l'ombre, les allées, les venues, l'émulation qui s'était emparée d'eux tous, l'activité de fourmi qu'ils déployaient sur cet îlot, les chutes mêmes qu'ils faisaient, soit en glissant sur le goëmon visqueux, soit en se heurtant les uns contre les autres, tout cela les tenait en haleine et avait fini par les ragaillardir.

Le bûcher montait à vue d'oeil.

Quel moment que celui où le capitaine LegofF, entouré de son étatmajor, frotta une allumette chimique sur le drap de son pantalon, et mit le feu à la toile goudronnée et aux étoupes qu'il avait amassées dans le foyer!


Chacun d'eux retenait son souffle, tous les cœurs étaient dans l'attente.

Ce ne fut d'abord qu'un nuage de fumée si épaisse que la nuit en était obscurcie.

Plusieurs minutes s'écoulèrent dans une angoisse inexprimable.

Enfin ils entendirent les crépitations de l'embrasement.

La fumée s'éclaira d'une lueur rougeâtre, des lignes étincelantes coururent çà et là sur les premières assises du bûcher, l'incendie gagna rapidement le faîte, et bientôt une immense gerbe de flamme illumina le ciel et les flots.

Jamais bourrées de la Saint-Jean ne méritèrent mieux le nom de feu de joie que ces planches brûlées en signe de détresse. Plus heureux que Mascaret, Legoff savourait à longs traits les douceurs d'une popularité bien


acquise. Pas un ne doutait que cette flamme si haute et si claire n'appelât à leur aide les bâtiments qui tenaient la mer à dix lieues à la ronde, ils croyaient tous à leur prochaine délivrance, et ils la saluaient déjà par das acclamations bruyantes, pendant qu'au-dessus d'eux les mouettes, réveillées en sursaut, volaient autour de leur refuge en jetant des cris ellarés.


VTT

Les heures s'écoulaient, les planches .ne donnaient plus de flamme, et, rangés autour du brasier, ils soupï-

raient encore après le bâtiment qui devait les recueillir à son bord. L'espèce de fièvre qui s'était emparée d'eux tous venait de s'éteindre, elle aussi, faute d'aliments, et ils étaient tombés peu à peu dans cet état de prostration et de marasme qui succède fatalement à toutes les grandes crises.


Ils en sortirent par un nouvel accès de désespoir. La perspective même de leur retour au Pouliguen, en admettant qu'il leur fût donné d'y rentrer, les remplissait de trouble et d'effroi. S'ils ne pensaient pas sans remords aux angoisses de leurs familles, ils ne pensaient pas non plus sans terreur à la réception qui les attendait. Marc ne se montrait ni plus fier ni plus rassuré que les autres. Il se représentait sa mère désolée, courant éperdue sur la plage. Il savait qu'elle était la plus tendre des mères, et la conscience du mal qu'il avait fait lui déchirait le cœur ; il savait aussi qu'elle était sévère au besoin, et Marc se sentait trop coupable pour pouvoir compter sur beaucoup d'indulgence.

Ainsi, de quelque côté que chacun se tournât, ce n'était pour tous que motifs à lamentations. Ils revoyaient,


comme dans un mirage, l'intérieur paisible où ils étaient nés, le foyer qu'égayaient les causeries du soir, la table où ils s'asseyaient aux heures des repas, le lit où ils dormaient si doucement sous leurs courtines de serge verte. Ils appréciaient pour la première fois les biens, les joies faciles qu'ils avaient perdus par leur faute, ils reconnaissaient quels heureux enfants ils avaient été jusque-là, combien leurs parents étaient bons pour eux et les aimaient, et les pauvres petits pleuraient à chaudes larmes. Ils n'étaient déjà que trop punis, et pourtant leur châtiment commençait à peine.

Ce fut encore Legoff qui les réconforta.

« Ah çà, s'écria-t-il, est-ce que vous n'aurez pas bientôt fini de me piauler ainsi aux oreilles? Vous êtes bien ici. Vous avez les pieds chauds,


la tête fraîche et le ventre libre. Que vous manque-t-il? De quoi vous plaignez. vous? Aurait-on négligé, par hasard, de bassiner les draps à monsieur le baron de Mascaret? Monsieur le vicomte de Jambonneau attendraitil après son édredon? On a peut-être égaré les pantoufles et la robe de chambre à milord Macabiou? Je ne m'en consolerais pas. Qui m'a donné des loups de mer pareils? Vous allez voir plus de vingt bâtiments se disputer l'avantage de vous ramener au Pouliguen ; vous n'aurez que l'embarras du choix. Quant à la réception qu'on nous prépare, je ne vous garantis pas qu'il y aura des mâts de cocagne sur le port et des étalages de pain d'épice tout le long du quai. Il est même possible que notre ingrate patrie pousse la ladrerie jusqu'à faire l'économie d'un feu d'artifice. En re-


vanche, je crois pouvoir affirmer que ceux d'entre vous qui aiment les claques n'auront point sujet d'être mécontents. Vous en serez quittes pour quelques calottes, tandis que moi, je payerai pour tous et serai battu comme plâtre. Quand je pense que c'est la barque à papa qui a l'honneur en ce moment de nous servir de calorifère, j'en ai froid dans le dos! A chaque heure suffit sa peine : nous verrons plus tard à nous débrouiller.

Mouchez-vous, et plutôt que de geindre comme des sans-cœur, tâchons de nous distraire et de nous divertir un peu.

- Oui, dit Jambonneau, faisons une partie de billes.

— Ou de tonneau, dit Pornichet.

— Ou de bouchon, dit Macabiou.

— Si c'était égal à l'honorable société, dit le petit Guillemin, je de-

>


manderais qu'on fit tout simplement une partie de macarons.

— Moi, je demande à m'en aller, tout simplement, dit Mascaret.

— Mieux que cela, reprit Legoff, mettons-nous à raconter des histoires.

Il n'est pas un de nous qui n'en sache au moins deux ou trois. Rien ne vaut pour l'agrément une jolie histoire racontée entre amis. Que chacun dise la sienne, et celui qui, de l'avis de tous, aura dit la plus amusante, les autres lui payeront du sucre d'orge, dimanche prochain, au bourg de Batz, après la sortie de la messe. »

Age heureux! il n'en fallait pas davantage pour changer le cours de leurs idées et les arracher à leurs réflexions. Ce fut comme un coup de vent qui nettoie le ciel et dissipe les nuées. Il n'y eut qu'un cri : Racontons des histoires ! Ils en avaient tous quel-


ques-unes au fond de leur sac, toutes plus ou moins vraies, plus ou moins vraisemblables , de ces histoires que les marins rapportent des pays lointains, qui passent dans les familles à l'état de légendes, et que chaque génération transmet à celle qui la suit, revues, corrigées, et surtout considérablement augmentées.

La lice était ouverte, tous brûlaient d'y entrer; ce tournoi, dont quelques bâtons de sucre d'orge devaient être le prix, enflammait les imaginations, allumait bien des convoitises.

« Commence, Pornichet, ditLegoff; je devine, à ton air guilleret, qu'il y a quelque chose de gentil qui frétille au bout de ta langue.

- Oui, s'écria Pornichet se précipitant dans l'arène avec l'impétuosité et l'étourderie d'un hanneton, nous A -


radeau de la Méduse, et comment mon grand-père. »

Il n'alla pas plus loin, une tempête d'imprécations l'arrêta court et le jeta sur le carreau.

« Pornichet, dit Legoff d'un ton magistral, on ne sert point de semblables histoires à des gens qui n'ont pas dîné et qui se trouvent dans notre position. Profite de la leçon, et, quand tu fréquenteras la société, souvienstoi qu'un homme bien appris ne met jamais les pieds dans le plat. Si tu n'as rien de plus folâtre à nous offrir.

— Mais il me semble., répliqua Pornichet montant sur ses ergots.

— A un autre! s'écria Legoff.

— Oui, oui! s'écrièrent toutes les voix. A bas Pornichet! à la porte! — C'est comme ça? dit Pornichet; je donne ma démission.


- On l'accepte, dit Jambonneau.

- Allons-nous-en! dit Mascaret.

- Qui prend la parole? demanda Legoff.

- Moi ! s'écria le bouillant Macabiou, bien connu chez tous les épiciers de la commune par son amour désordonné pour les bâtons de sucre d'orge. Je vas vous raconter comme quoi Babolein Macabiou, mon grandoncle , ne put s'asseoir une seule fois sur son derrière pendant les vingt dernières années de son existence. »

Ce début imposant, inattendu et vraiment épique avait excité au plus haut point la curiosité de tout l'auditoire.

Après s'être recueilli un instant : « C'est donc pour vous dire, reprit Macabiou, que mon grand-oncle Babolein, maître calfat à bord de la corvette la Aluscade, naviguait dans la


mer Glaciale, qui est une mer où, comme son nom l'indique, il est plus facile d'attraper l'onglée que des rentes. Un matin la Muscade se réveilla prise dans les glaces. Impossible d'avancer ou de reculer. Impossible de dire : Passez, Muscade! Il ne lui restait plus qu'à hiverner dans la compagnie des phoques et des baleines, en vue du Spitzberg, une contrée pleine d'ours blancs et où les abricots ne mûrissent qu'en espalier.

Babolein aimait à s'y livrer à l'étude des simples, qui était, avec la chique et le fil-en-quatre, l'unique passion de sa vie. Un jour qu'il était en train d'herboriser, il se trouva nez à nez avec cinq ours. blancs de la plus belle taille, et qui, aussitôt qu'ils l'aperçurent, vinrent, en dodelinant de la tête, se coucher à ses pieds et lui lécher les mains. Mon grand-oncle


pensait rêver. Il se disait que c'étaient sans doute quelques ours de sa connaissance; mais il avait beau chercher dans ses relations, il lui semblait bien qu'il les voyait pour la première fois. Les cinq ours l'accompagnèrent poliment jusqu'à bord, et ne s'éloignèrent qu'après qu'il eut monté sur le pont. Le lendemain, il rencontra d'autres ours qui se comportèrent à son égard avec la même honnêteté, et pour lors il ne rentra jamais sans être escorté jusqu'à son bâtiment par une foule d'ours qui le suivaient comme des caniches. Vous pouvez croire que sur la corvette il n'était pas question d'autre chose. On avait lini par reconnaître que le maître calfat tenait de la nature le don de charmer ces animaux et de les apprivoiser à première vue. Le chirurgien du bord, qui avait fait ses classes,


expliquait ça par un fluide qu'il traitait de magnétique, et qui, à son dire, sortait de la peau de Babolein pour entrer dans la peau des ours. Quand la débâcle des glaces arriva et que la Muscade put enfin partir, ce fut un coup d'œil enchanteur. Plus de quinze cents ours lui firent la conduite à la nage, et ils l'auraient suivie comme ça jusqu'à Brest; si mon grand-oncle, dans leur intérêt, ne leur eût conseillé de s'en aller. Ils poussèrent tous un grognement plaintif, et retournèrent chez eux en gémissant. Babolein luimême se sentait attendri. Il s'était attaché à ces ours et se disait qu'il remplacerait difficilement tant d'amis si fidèles.

« Trois ans plus tard, mon grandoncle se trouvait à Brest. Un soir qu'il se promenait sur le cours d'Ajot en société de matelots tous bons


enfants et ne demandant qu'à se divertir, il se mit à leur raconter ce qui lui était arrivé dans la mer Glaciale avec les ours blancs du Spitzberg. Ils riaient tous à se détraquer la mâchoire, et tenaient tout ce que disait le maître calfat pour autant de bourdes et de gausseries. Sur ces entrefaites, vint à passer une espèce de Savoyard qui portait un singe à son bras, et menait à la chaîne un gros ours noir, un ours énorme et tout pelé, muselé avec des courroies. C'était l'affaire de Babolein, qui offrit de parier deux pièces de quarante sous que cet ours allait se coucher à ses pieds et lui lécher les mains. Le pari fut tenu par Claude Chalumeau, qui était, lui aussi, du Pouliguen, et maître calfat à bord du Saumon. Tous ensemble, ils firent tant et si bien, que le Savoyard con-


sentit à ôter la muselière de son ours et à le mettre pour un instant en liberté. Babolein Macabiou s'était planté devant la bête, il la regardait entre les deux yeux et lui lançait son fluide au visage. Il faut croire que ce fluide était éventé ou qu'il n'agissait que sur les ours blancs, car tout à coup l'ours noir, au lieu de se coucher aux pieds de mon grand oncle, se dressa sur ses pattes de derrière et fit mine de vouloir se jeter sur lui pour le dévorer. A la vue des crocs de ce faux ami, Babolein, obligé de reconnaître la mauvaise qualité de son fluide, jugea qu'il n'était que temps de recourir pour son propre compte; à la poudre d'escampette. Il montra les talons, mais, du même coup, il montrait encore autre chose, et ce ne fut pas sans peine qu'on nt lâcher prise à la bête


qui venait de le happer par là. Voilà, mes amis, comment il advint que Babolein Macabiou , mon grand oncle, allégé dans le même jour de deux pièces de quarante sous et de deux autres pièces, passa six semaines sans avoir de quoi chiquer, et le res-


tant de sa vie sans avoir de quoi s'asseoir. Devenu vieux, il se plaisait à raconter cette petite histoire; il ne la racontait que debout, et ne manquait jamais d'ajouter, après la tin de son récit, qu'il ne fallait pas pius se fier aux ours qu'aux hommes. »


vm

Ainsi parla milord Macabiou, à la satisfaction générale. Trois salves d'applaudissements, auxquels Pornichet, malgré sa déconfiture, ne put s'empêcher de joindre les siens, couronnèrent ce joli morceau; bien que la joute fût à peine ouverte, il y eut dans l'auditoire comme un soupçon que le sucre d'orge était déjà gagné. Cette histoire d'ours avait achevé de les mettre en belle humeur,


toutes les langues se délièrent, et les récits les plus étranges se succédèrent sans interruption. Le foyer qui jetait encore de vives lueurs, ces enfants groupés à l'entour dans des attitudes diverses, les uns debout, les autres assis ?nr les brisants, tous attentifs à la voix du conteur, l'îlot que la mer, en se retirant, avait laissé complètement à nu, les flaques d'eau où se miraient les étoiles du ciel, le grand roc dont la masse irrégulière et sombre s'éclairait çà et là des reflets ardents du brasier, les mouettes qui battaient des ailes audessus de sa tête chenue, et, pour cadre au tableau, les flots apaisés et lointains, tout cela composait une scène à la fois bizarre et charmante, et qui aurait pu tenter le pinceau d'un van der Neer ou d'un Isaac van Ostade,


Tout ce qui fut dit pendant le cours de cette veillée pittoresque, je ne puis le redire ; un volume n'y suffirait pas. Tous ces récits se ressemblaient au fond : toujours un ingénieux matelot jeté par aventure dans des situations impossibles, et qui s'en tirait à sa gloire! Le bisaïeul de Jambonneau se baignait un jour dans le canal de Mozambique. Pris entre deux requins qui s'avançaient sur lui la gueule ouverte, ce diable d'homme avait trouvé moyen de les exciter l'un contre l'autre et de les amener à se dévorer réciproquement : il n'en était resté que les nageoires caudales, recueillies avec soin et conservées comme un trophée dans la famille des Jambonneau. Le grand-papa du petit Guillemin avait fait mieux encore : il venait de harponner une baleine, quand son embarcation, fouettée par


un coup de queue, chavira. Tombé à la mer, il put ressaisir la corde du harpon que la baleine emportait avec elle, et lorsque celle-ci, après avoil plongé, reparut à fleur de vague, il lui monta sans façon sur le dos et s'établit là comme sur le pont d'un navire. Il fit ainsi plus de douze cents lieues, buvant la pluie que lui versaient les nuages, et se taillant dans sa monture quelques tranches de filet lardacé qui apaisaient sa faim à l'heure du dîner. Quand la baleine plongeait, il lui rendait la bride et se faisait traîner à la remorque : il reprenait son poste dès qu'elle émergeait comme une plate-forrne à la surface de l'Océan. Au bout d'une semaine d'exercices, il était parvenu à la dresser et à la gouverner, grâce au dard qu'elle avait dans le flanc, et, bref, un matin, après ien des


péripéties, debout et fièrement campé sur l'échine du gigantesque cétacé qui lançait des gerbes d'eau par ses évents, il entra dans la rade de Brest, au grand ébahissement des indigènes qui assistaient pour la première fois à un semblable spectacle : c'était la contre-partie et la revanche de Jonas. Quoique entachée d'un peu d'invraisemblance, cette histoire, trèsgentiment débitée d'ailleurs, intéressa vivement l'assemblée, et la baleine du petit Guillemin mit en échec les ours de Macabiou.

Quand ce fut son tour de parler, Marc raconta Robinson dans son île, et, il faut bien l'avouer, notre petit ami n'obtint qu'un médiocre succès.

Après les épices dont ils venaient de se régaler mutuellement, Robinson Crusoé avec son perroquet, son

parasol et /pet de peau de


bique, leur fit l'effet d'une panade.

Vendredi lui-même n'éveilla qu'une piètre curiosité. L'histoire que Marc n'avait pu qu'ébaucher, tu la liras un jour, mon cher Paul, telle qu'elle est racontée dans un livre immortel, délice de l'enfance, enseignement de tous les âges, rare bienfait de l'esprit humain. Ce livre sans ornement, sans apprêt, je dirais presque sans littérature, et qui n'a d'autre charme que le premier de tous, le charme de la vérité, tu le liras d'abord pour ton amusement, et tu le reliras plus tard pour les instructions qu'il renferme. Il est l'ami de toutes les saisons. Enchantement de nos jeunes années, il serait au besoin notre conseil et notre guide à travers les épreuves inséparables de la vie. Il nous apprend en même temps le courage: la résignation et la foi dans la Provj


IL FIT AINSI PLUS DE DOUZE CENTS LIEUS. (Page 96.)


dence ; il nous montre toutes les ressources de l'homme jeté seul dans la création, ses facultés se développant dans une situation désespérée, et comment l'âme, rendue à elle-même en présence de la nature, remonte nécessairement à Dieu. Les saints livres exceptés, je n'en connais pas un qui contienne plus de force consolatrice, qui respire une philosophie plus humaine et plus religieuse, une morale plus simple, plus familière et plus élevée. Étrange destinée que celle de l'auteur de ce livre! Ce qu'il était, qui songe à le savoir? Qui son ge même à se demander s'il a existé? Il a disparu dans la gloire de son oeuvre. Que les enfants sachent du moins son nom, et que ce nom reste à jamais béni dans leur mémoire : il s'appelait Daniel de Foë. Comme la plupart des hommes qui ont tra-


vaillé pour le bonheur de leurs semblables, il mourut dans l'abandon, après avoir vécu malheureux et persécuté.

Le carrousel touchait à sa .fin. Tous ou presque tous, ils avaient disputé le prix, et, quoique balancé un instant par le succès de la baleine , le triomphe des ours semblait assuré.

Macabiou, je le dis à regret, ne montrait pas l'attitude modeste qui sied aux vainqueurs. Macabiou se voyait déjà possesseur de douze bâtons de sucre d'orge précieusement emmaillottés dans un morceau de papier gris, déjà l'eau sucrée lui venait à la bouche, déjà il se pourléchait les babines, quand le capitaine Legoff, qui s'était borné jusque-là au rôle de juge du camp, descendit à son tour dans la lice.

Il toussa trois fois, moins pour


assurer le timbre de sa voix que pour inviter l'assemblée au silence.

Un murmure flatteur courut dans tous les rangs.

« Écoutons! écoutons! »

Macabiou seul pâlit et frissonna.


IX

a Moi, dit Legoff, je vas vous raconter l'histoire de feu Thomas Legoff, mon grand-père, qui, embarqué comme simple matelot sur la frégate la Bellone, devint roi d'une île de l'Océanie.

— Pas possible! s'écrièrent-ils tous à la fois et tout ébaubis : il y a eu des rois dans ta famille?

— Un seul, répondit modestement Legoft, mais ça suffit, à ce que dit


mon père, pour que je sois de race royale. Voici comment la chose arriva.

La Bellone naviguait dans le grand océan Pacifique qui est une mer douce comme un mouton, avec des îles où les habitants mettent les étrangers à la broche et les servent rôtis sur leur table.

— Connu! dit Macabiou : ça s'appelle des cannibales.

— Ou des anthropophages, ajouta Jambonneau.

— C'est eux, dit Marc, qui voulaient manger Vendredi.

— La Bellone, reprit Legoff, naviguait donc dans le Grand-Pacifique, et, favorisée d'une jolie brise, filait ses douze nœuds sans s'essouffler, lorsqu'un beau jour voilà le feu qui se déclare dans le magasin général.

On pompe, rien n'y fait. Au bout de quelques heures, la frégate flam-


bait comme une botte de paille.

— C'est tout de même drôle, dit le spirituel Pornichet, qu'on puisse brûler sur l'eau.

— Tu vas voir, Pornichet, que ça n'est pas du tout drôle. On avait beau pomper, inonder, calfeutrer, le feu gagnait la soute aux poudres.

— Fichtre! dit Pornichet.

— Il n'y avait plus qu'à décamper.

Juste au moment où l'équipage allait se jeter dans les embarcations, pata4 tras! les poudres s'enflamment, le tonnerre éclate dans le ventre du bâtiment, tout craque et se détraque, tout saute, tout est englouti. Plus de Bellonc, mes enfants! En moins d'une minute, l'eau et le feu avaient tout raflé. Il ne restait de vivant que Thomas Legoff. Il avait été lancé à trois cent soixante et quinze pieds au-desSlS du Grand-Pacifique, et, après une


douzaine de cabrioles en l'air, il était retombé sur .ses pieds dans une des embarcations qu'on avait mises à la mer.

— C'est de la chance, dit Macabiou. - Il faut vous dire qu'en ce temps-là Thomas Legoff était le plus fin matelot de toute la marine française, un homme superbe, et qui de Nantes à Brest n'avait pas son pareil.

Sur la Bellone, on ne l'appelait que le beau Thomas ; il était l'ornement du bord. Avec ça, une éducation brillante", une tenue pleine de distinction, et de l'esprit jusque dans les jarrets. Il pouvait prétendre aux plus hautes positions sociales ; quand la Bellone avait sauté, il était sur le point de passer quartier-maître. En se voyant tout seul dans cette embarcation, au milieu du grand Oçéan,


loin de perdre la tramontane, il se dit que puisqu'il venait d'échapper par miracle à une mort presque certaine, c'était que la Providence avait des intentions sur lui, et il se mit à ramer de toutes ses forces, dans l'espoir de rencontrer un navire qui le recueillît, ou de découvrir un coin de terre où il pût aborder. Il rama pendant dix jours et dix nuits sans boire ni manger, sans rien voir que le ciel et l'eau. Le onzième jour, il ne ramait plus ; il mangea un de ses souliers.

— Nom d'un nom! dit Pornichet.

— Le douzième jour, il s'ouvrit une veine avec la pointe de son couteau, et il but son sang.

— Allons-nous-en! dit Mascaret.

— Le treizième jour, il se coucha dans le fond de sa barque, et là il attendit que la mort le prît en pitié.

Il ne restait plus rien du beau Tho-


mas que les os et la peau; mon grand^ère était devenu, en moins de quinze jours, jaune, sec et plat comme un hareng saur.

— Ça donne la chair de poule, dit Jambonneau en frissonnant ; c'est égal, écoutons la fin.

- Oui, Legoff, achève ton histoire, s'écria Marc qui était tout oreilles.

« Combien de temps demeura-t-il couché dans le fond de sa barque, luimême n'en a jamais rien su. Il se réveilla mollement étendu sur une herbe épaisse et fleurie, sous un berceau d'arbres magnifiques, où chantaient des milliers d'oiseaux, et qui répandaient sur lui une délicieuse fraîcheur. Un instant, il se crut transporté dans le paradis; mais lorsqu'après s'être frotté les paupières, il aperçut les figures qui l'entouraient, il ne doura pas qu'il ne fût plongé


au fin fond de l'enfer. Une soixantaine de sauvages, plus hideux les uns que les autres, tatoués sur toutes les coutures et n'ayant pour vêtement qu'un anneau de cuivre passé dans le nez, se tenaient accroupis autour de lui et paraissaient se consulter tout en l'examinant avec une attention minutieuse.

« Ferré comme il l'était sur la géographie, il devina sans peine le sort qui l'attendait.

d C'est un peu dur, vous en conviendrez, de rester treize jours sans manger et d'être mangé le quatorzième.

Quiconque a le cœur bien placé peut éprouver de la satisfaction à servir de dîner à des amis dans le besoin, et je suis convaincu que le grand-père de Pornichet y a trouvé quelque douceur; mais être dévoré par des inconnus qui ne parlent pas même votre


langue, on n'y songe point sans fremir.

« L'infortuné Thomas ne pouvait échapper à la broche ou au gril qu'en tombant dans la poêle ou dans la casserole. Jugez donc s'il ouvrit de grands yeux quand, s'étant mis sur son séant, il vit tous ces moricauds se prosterner la face contre terre, puis se relever et se trémousser avec des gestes et des contorsions qui n'annonçaient aucun mauvais dessein.

« Les uns lui présentaient des corbeilles d'oranges, de bananes et d'ananas ; les autres approchaient de ses lèvres des tasses de limonade ou de lait de cdco. Il y en avait qui lui chatouillaient la plante des pieds et qui lui frottaient le gras des jambes, pendant que d'autres l'éventaient et l'émouchaient avec des feuilles de latt\nier.


« Et, à chaque morceau qu'il avalait, à chaque rasade qu'il buvait, c'étaient des cris d'admiration, des hurlements de joi, des gambades et des sauts de carpe à se démancher tous les membres.

« Après qu'il eut mangé comme quatre et bu à tire-larigot, on le couvrit d'un manteau fait avec des plumes de serin, de colibri et de perroquet ; on le hissa dans un palanquin, et le cortège se dirigea, musique en tête, vers le palais du gouvernement.

« Le trône était vacant depuis la veille, le dernier roi venait d'être emporté par une colique de miserere, et les notables du pays allaient lui donner pour successeur le noble étranger que la Providence avait jeté sur leurs rivages.

* C'est comme ça que Thomas Le-


goft, aux trois quarts mort de faim et de soif, et n'ayant plus aux pieds que la moitié d'une paire d'escarpins, devint roi de l'île de Tamboulina.

« La cérémonie du couronnement eut lieu le même jour. Tous les monuments publics furent illuminés le soir, et, tant que dura la nuit, on ne fit que danser et tirer des pétards. »

« Tout ça, c'est des blagues, dit Macabiou.

— Des blagues! s'écria LegofF; c'est écrit dans des papiers imprimés.

— Raison de plus, dit Macabiou.

— Macabiou ne sait pas, reprit Legoff avec hauteur, que mon grandpère, de retour en France, fut présenté au roi, qui le reçut comme un membre de sa famille, l'appela son cousin, petit nom d'amitié qu'on se donne comme ça entre têtes couron-


nées, et le nt passer d'emblée quartier-maître, en s'excusant de ne pouvoir lui rendre le royaume qu'il avait perdu : ce grand prince était ami de la paix, et il lui répugnait d'engager la France dans des expéditions lointaines. C'est historique, tous les journaux du temps en ont parlé.

— Bah ! bah ! fit Macabiou ; les journaux du temps, belle drogue!

— Et maintenant, repartit Legoff le prenant de plus en plus haut, je voudrais savoir pourquoi môssieur Macabiou fait tant de façons pour avaler les sauvages de mon grandpère, quand moi, j'ai avalé sans barguigner les quinze cents ours de son grand-oncle !

— Fichons le camp! dit Mascaret.

Le feu s'éteint, je sens que je m'enrhume ; Legoff nous contera le reste au Pouliguen.


- Non, non, Legoff, finis ton histoire ! s'écrièrent tous les autres en se pressant autour du brasier qui se consumait. »

Secrètement flatté de l'effet qu'il produisait sur son auditoire, Legoff reprit avec assurance:


ILS EXÉCUTAIENT DÈS <-IG)'RS NATIONALES. (Page t 17.)



<

i S'il y eut jamais sur terre un monarque pouvant se croire adoré de ses peuples, j'ose dire que ce fut Thomas Ier, roi de Tamboulina. Il ne régna que cinq mois et demi, mais pendant ces cinq mois et demi, il connut toutes les douceurs que la royauté est susceptible de procurer à une âme sensible et à un estomac délabré. Chaque matin toute la population de l'ile se réunissait pour aller


en corps prendre de ses nouvelles et s'informer comment il avait passé la nuit. C'était à qui devinerait et préviendrait ses moindres désirs. Pêcheurs et chasseurs ne péchaient plus et ne chassaient plus que pour lui.

Son garde-manger regorgeait de provisions de toute espèce : les poissons les plus délicats, les plus belles pièces de gibier, étaient réservés pour sa table. Tous les jours, en se réveillant, il avalait une grande écuellée de bouillie faite avec de la farine de maïs et qu'on lui apportait dans son lit. Une heure après, on lui servait trois ou quatre brochettes de petits oiseaux qui étaient comme autant de boules de graisse qui lui fondaient dans le gosier. Il dînait à midi, goûtait à quatre heures et ne se couchait jamais sans souper. »


« Assez! assez! dit Macabiou, dont l'estomac criait famine; ces détails sont inconvenants.

— Inhumains! s'écria Jambonneau en serrant la ceinture de son pantalon.

- Allons-nous-en ! dit Mascaret.

- N'interrompez pas! Laissez parler Legofî ! s'écrièrent les autres enfants. »

Legoff poursuivit : « Dans la journée, plutôt deux fois qu'une, tous les fonctionnaires du royaume se rassemblaient sous ses fenêtres, et là, pour le distraire et lui désopiler la rate, ils exécutaient des gigues nationales auxquelles mon auguste aïeul daignait sourire du haut de son balcon. On s'appliquait à lui épargner toute fatigue de corps et


d'esprit. Il ne sortait qu'en palanquin. Quant aux affaires publiques, on s'abstenait d'en parler devant lui ; il avait des ministres qui brassaient toute la besogne.

« On pouvait espérer que quelques semaines d'une royauté si paisible et si nourrissante suffiraient pour le radouber et le remettre complètement à neuf. Eh bien, non. Il avait beau dormir, manger et ne rien faire, il s'obstinait dans un état de maigreur effrayante et qui désolait le cœur de ses sujets. Quand ils le voyaient passer dans son palanquin, plus jaune qu'un citron, efflanqué comme un lapin vidé, leurs figures s'allongeaient d'une aune, et ils n'avaient point du tout l'air content.

« Ce fut seulement au bout du quatrième mois qu'il commença à se remplumer. Pour lors, il profita à vue


d'oeil, et le beau Thomas reparut sous la couronne de Thomas Ier. L'amour de ses peuples semblait croître en proportion de son embonpoint. Cet amour ne connut plus de bornes à partir du moment où ils crurent s'apercevoir que leur souverain prenait du ventre et tournait à la graisse.

11 ne pouvait plus mettre le nez dehors sans être aussitôt enveloppé par une foule avide de contempler et de toucher Sa Majesté Royale. Les parties les plus charnues de son corps étaient surtout l'objet d'une inspection particulière , et tous manifestaient par mille drôleries la satisfaction qu'ils éprouvaient de posséder un roi si dodu.

« Vous pensez bien que ces démonstrations naïves le flattaient considérablement et lui donnaient la plus haute opinion de lui-même. En s'exa-


minant avec soin au physique autant qu'au moral, il n'était pas trop étonné de se voir assis sur un trône, il s'y sentait moins déplacé et plus à l'aise que dans les hunes de la Bellone.

Grâce à l'instruction dont il était orné, il ne lui avait pas fallu huit jours pour entendre la langue du pays et pour la parler aussi couramment que le bas breton. Il aimait à visiter ses sujets, tombait chez eux à l'improviste, et, sous prétexte de s'éclairer sur leurs besoins, s'invitait volontiers à boire avec eux un verre de ratafia. Ces excellents sauvages, qu'il avait pris un instant pour des mangeurs de chair humaine, il les portait tous dans son cœur, il les appelait ses enfants, il les trouvait jolis. Il ne songeait nullement à les éduquer, et se promettait, au contraire, de respecter leur aimable ignorance. La


civilisation de l'Océanie lui semblait très-suffisante, et il eût craint, en y touchant, de la corrompre, au lieu de l'améliorer. Il vivait en paix, se gobergeait du matin au soir, et ne s'endormait jamais sans se dire que tout était pour le mieux dans le royaume de Tamboulina.

« Un soir, après souper, il eut la fantaisie de juger par lui-même comment la police de nuit était faite dans ses Etats. Il pensait aussi qu'avant de se mettre au lit, un tour de promenade ne nuirait point à sa digestion. Il s'enveloppa dans son manteau de plumes d'oiseau et sortit mystérieusement de son palais. Le ciel était sans lune et sans étoiles : il faisait noir comme dans un four. Au risque de se casser le cou, il se prit à battre en tous sens les quartiers habités, marchant au pas de ronde et s'offrant à lui-même le


plus beau spectacle qui se puisse voir : celui d'un monarque qui s'arrache aux délices de sa cour pour faire patrouille et veiller en personne à la sûreté publique. Ce grand devoir simplement accompli, et qu'il accomplissait pour la première fois, l'élevait encore à ses yeux, il ne doutait plus qu'il ne fût né pour le métier de roi.

« Toute l'île dormait, tous les bourgeois de Tamboulina ronflaient comme des toupies d'Allemagne dans leurs huttes d'osier et de joncs tressés. Après avoir constaté que l'ordre régnait dans sa capitale, mais que les rues et les carrefours laissaient peut-être à désirer sous le rapport du pavé et des réverbères, il se disposait à rentrer, point mécontent de sa tournée, quand tout à coup, en passant près d'une hutte isolée, il entendit un bruit de voix qui partait de


l'intérieur et qui lui fit l'effet d'un fort chamaillis. Dans ce concert de voix glapissantes, il y en avait une, pleine d'âpreté, qui dominait toutes les autres, et qu'il reconnut sur-lechamp : c'était celle d'un nommé Quinquina, sauvage dangereux, démagogue fieffé et chef du parti populaire.

Il reconnaissait aussi la voix de BibiLoulou, son favori, son Benjamin, jeune sauvage d'un naturel affectueux et tendre, et qu'il chérissait entre tous, autant pour le charme de sa conversation que pour la délicatesse de ses sentiments et la suavité de son caractère. Il s'arrêta et colla son oreille contre la cloison, curieux de savoir ce dont il s'agissait.

« Je vous dis, moi, qu'il est à point et qu'il n'a plus rien à gagner! criait Quinquina avec emportement.


— C'est aussi mon avis, disait BibiLoulou avec douceur.

— Ce n'est pas celui des ministres, ajoutait une troisième voix. Ils l'ont palpé ce matin à son petit lever, et ils prétendent qu'il y a encore des parties faibles.

— Des parties faibles! hurlait Quinquina. Voilà bien nos ministres! Je reconnais bien là leur astuce et leur goinfrerie ! Ils cherchent à nous endormir, pour pouvoir ensuite s'adjuger les plus fins morceaux. Si on les croyait, si on les laissait faire, il ne resterait pour nous que les os, et encore après qu'ils en auraient sucé la moelle.

- A bas les ministres! s'écrièrent en même temps une vingtaine de voix menaçantes, si bien que Thomas Legoff aurait pu croire qu'il n'avait point quitté sa patrie.


- Il est temps d'en finir! reprit Quinquina en appliquant contre la cloison un violent coup de poing qui faillit aplatir le nez de mon grandpère. Que nous l'ayons fait roi, bien : c'était le plus sûr moyen de l'empâter et de le mettre en bonne chair; mais c'est assez de sacrifices. Le peuple murmure, le peuple est las d'attendre, le peuple demande à rentrer dans ses frais. Il faut que la cérémonie ait lieu demain; sinon, c'est moi qui vous le dis, il y aura du bruit dans Tamboulina.

— Approuvé! à demain! » s'écrièrent tous les sauvages.

« Et l'un d'eux ajouta sous forme de réflexion : « C'est bien certainement la plus belle pièce qu'on aura servie dans nos petites réunions.

— Ce n'est pas tout, dit l'aimable


Bibi-Loulou : à quelle sauce le mettrons-nous?

— Pas de sauce! répliqua Quinquina d'un ton qui coupait court à toute discussion. A la broche, et surtout pas trop cuit! J'y veillerai. Il est bien entendu que cette fois le peuple ne sera pas dupé, berné, bafoué comme il l'a été si souvent. Le temps n'est plus où le peuple, courbé sous le joug honteux d'une aristocratie gloutonne, ramassait à plat ventre les restes de la table des grands! L'heure de la justice est enfin venue, le peuple connaît ses droits, tout pâlit, tout s'efface devant la majesté du peuple, et, comme c'est moi qui le représente , je retiens pour moi le meilleur morceau. »

« Une prétention si exorbitante ayant soulevé quelques murmures : « De quoi vous plaignez-vous?


demanda-t-il avec un affreux ricanement : chacun de vous n'aura-t-il pas un morceau de roi? »

« Cette atroce plaisanterie calma les mécontents, et la séance fut levée à ce cri unanime : A demain! à

demain!

« Thomas Ier n'avait plus une goutte de sang dans les veines. Peu désireux d'honorer de sa présence la cérémonie qui devait avoir lieu le lendemain, il prit ses jambes à son cou, détala sans tambour ni trompette, et dirigea sa course vers la plage. Au moment d'affronter de nouveaux jeûnes et de nouveaux hasards, bien qu'il sût désormais à quoi s'en tenir sur le désintéressement de ses sujets, il ne put s'empêcher de donner un regret à cette île de Tamboulina où il avait passé de si bons


quarts d'heure. Qu'il soit permis à son petit-fils de lui rendre ici un pieux hommage! Après cinq mois et demi de règne, il s'en allait comme il était venu, les mains vides et la conscience nette. Il n'eut pas même la pensée d'emporter avec lui la caisse de l'État ou les diamants de la couronne. Il se dépouilla de son manteau de plumes, le jeta sur la grève en signe d'abdication, et il levait la jambe pour monter dans une pirogue, lorsqu'il sentit une large main qui s'abattait sur son épaule. »

Ici Legoff. s'interrompit et se tut un instant. L'émotion était à son comble. Ils auraient tous été logés dans la peau de Thomas Ier, chacun d'eux aurait senti cette large main s'abattre sur son épaule, qu'ils n'eussent pas été plus frémissants. Jamais


le petit Marc ne s'était vu à pareille fête. Mascaret ne parlait plus de s'en aller, et Macabiou ne se dissimulait pas que la palme de sucre d'orge était près de lui échapper. Après s'être caressé le menton avec complaisance, après avoir laissé tomber sur Macabiou un regard à le faire


rentrer sous terre, lui, tous ses ours et son grand-oncle, LegofF reprit le cours de sa merveilleuse épopée.


XI

« Appréhendé au corps comme an vil malfaiteur, l'auguste fugitif, quoique plus mort que vif, eut pourtant la force de se retourner, et il se trouva face à face avec une sorte de gorille qui n'était autre que Quinquina lui-même, Quinquina escorté de tous ses acolytes, parmi lesquels se dessinait dans l'ombre, au premier rang, la douce figure de Bibi-Loulou.

Vous savez, mes amis, que les sau-


vages ont reçu de la nature des sens d'une finesse et d'une perfection prodigieuses. Pour ce qui est de l'ouïe, ils entendent l'herbe pousser, les fourmis marcher, et les huîtres entr'ouvrir leurs écailles. Pour ce qui est de la vue, ils verraient une araignée filer sa toile dans la lune, et quant à l'odorat, ils sentiraient du Pouliguen le parfum d'une saucisse qu'on ferait griller au bourg de Batz.

A peine sortis de la hutte ou ils venaient de tenir conseil, Quinquina et ses compagnons avaient flairé un fumet de roi. Tous futés comme des renards, ils s'étaient aussitôt doutés de quelque chose, et, suivant à la piste mon déplorable aïeul, ils avaient pu, sans se donner beaucoup de mal, arriver en même temps que lui sur la plage.

Sire, dit Quinquina avec toutes


les marques du respect, Votre Majesté n'ignore pas qu'aux termes de la Constitution qu'Elle a juré de maintenir, la sortie du royaume est formellement interdite à nos rois.

— Mes enfants, mes chers enfants !

balbutia l'infortuné monarque qui ne se tenait plus sur ses jambes. Je voulais seulement faire une petite promenade en mer. Après toute une journée consacrée au bonheur de mon peuple, il m'eût été doux, je l'avoue, de pouvoir, pendant quelques heures, oublier dans cette modeste pirogue les ennuis de la grandeur et les soucis du gouvernement.

— Sire, la Constitution s'y oppose.

La Constitution le permettrait, que vos fidèles sujets oseraient encore vous adresser d'humbles remontrances. Les nuits sont fraîches en cette saison* un rhume de cerveau


est vite attrapé, et nous avons demain une cérémonie qui réclame votre concours.

— Une cérémonie, mon cher Quinquina?.

— Oui, Sire, un banquet patriotique , auquel doit prendre part toute la population de l'île.

— Et où l'absence de notre bienaimé souverain serait péniblement remarquée, ajouta Bibi-Loulou d'une voix mélodieuse.

— Chers amis, combien je suis touché ! Qu'il me plairait de voir tous mes sujets rassemblés autour de moi à la même table! Malheureusement, je crains bien que l'état de ma santé ne me prive du plaisir d'assister demain à votre réunion. Je suis fort souffrant, mon bon Quinquina.

— Allons donc! s'écria Quinquina.

Votre Majesté ne s'est jamais si bien


portée. Vous êtes gras à lard et gros comme une tonne.

— Apprenez, Quinquina, que les pires maladies sont celles qui présentent toutes les apparences dtf la santé. Tel que vous me voyez, mes enfants, je m'affaisse de jour en jour.

Ah ! c'est un lourd fardeau que le pouvoir! C'est une rude tâche que de mener le char de l'État! Il vaudrait mieux fendre du bois. Cette graisse sur laquelle les regards de mon peuple se reposent avec amour, cette graisse n'est que de l'enflure. Cet embonpoint, qui vous rend tous si fiers, ces chairs potelées, ces couleurs vermeilles, tout cela, mes amis, c'est faux, c'est de l'imitation. Physiquement parlant, je suis une omelette soumet. Ce qu'il y a surtout de bien significatif dans le mal inconnu qui me travaille, c'est que mon sang, brûlé par les veilles,


est devenu comme du poison. Toutes les puces, tous les maringouins qui ont l'imprudence de s'attaquer à ma peau, tombent incontinent foudroyés surplace. Il n'est pas de matin où je ne me réveille jonché de cadavres des pieds à la tête. Vous savez que, la semaine dernière, j'ai eu la douleur de perdre Cacambo, le plus gracieux de tous mes singes, celui de tous qui m'était le plus cher à cause de sa ressemblance avec Quinquina; mais vous ignorez encore par quel accident ce joli animal a été moissonné a la fleur de ses ans. Eh bien, l'avoueraije? Cacambo est mort, en moins de trois secondes, d'une légère morsure qu'en jouant il m'avait faite au mollet.

Décidez maintenant si je suis en état de présider demain un banquet patrio-

tique. Quoi que vous ordonniez, j'obéirai. Je connais mes devoirs, le


premier de tous est une entière soumission à la volonté nationale. Vive la Constitution! vive le peuple de Tamboulina! »

« Ce petit discours avait été débité avec tant d'assurance et de bonhomie, que messieurs les sauvages, sans être complétement dupes, y trouvèrent pourtant matière à réflexions. Ils se consultèrent entre eux, et Thomas Ier se croyait déjà hors d'affaire, pour quelque temps du moins, lorsqu'il entendit Quinquina qui disait : « Ce qu'il vient de nous conter là, c'est des bourdes. Je tiens de source certaine que Cacambo est mort d'indigestion. Quant au patron, c'est un farceur. Allons-y gaiement : toutefois, pour plus de sécurité, nous l'essayerons sur les ministres. Avec leur voracité habituelle, ils ne manqueront pas de se jeter les premiers


sur le rôti, et, nous autres, nous n j toucherons qu'après qu'ils en auront goûté. »

« Cette mesure de précaution était moins propre à rassurer le roi que les sujets : Thomas se sentit encore plus malade qu'il n'avait voulu le faire accroire.

« Sire, dit Quinquina, nous étions loin de soupçonner que la santé de Votre Majesté ne fût pas la mieux établie du royaume. Profondément émus parle tableau de vos infirmités, nous-nous sommes demandé s'il ne convenait pas de renvoyer à des temps meilleurs le banquet en question. J'ai le regret de vous annoncer que les préparatifs sont trop avancés pour permettre un ajournement. Tous les plats sont commandés, toutes les convocations sont faites. Au reste, quand Votre Majesté connaîtra le but de la


cérémonie qui se prépare, je suis convaincu qu'Elle n'hésitera plus à l'embellir de sa présence.

— Parlez donc, Quinquina! ce but, quel est-il? demanda le malheureux Thomas, qui cherchait encore à s'abuser, et s'accrochait étourdiment aux plus petits brins d'espérance.

- Sire, c'est un usage immémorial dans le royaume de Tamboulina, que le peuple n'attende pas la mort de ses rois pour décerner à chacun d'eux le titre, le surnom qui résume ses qualités et rappelle les services par lui rendus à la nation. Eh bien, Sire, c'est demain que le peuple réuni doit décerner solennellement à Votre Majesté le surnom sous lequel Thomas Ier vivra éternellement dans l'histoire.

- Achevez, Quinquina. Ce titre : ce surnom ?.

— Je ne vous le cacherai pas


Sire, ce n'était point chose facile de trouver dans une langue aussi pauvre que la nôtre une expression qui résu« mât tant de qualités si diverses , qui rappelât tant de services rendus au pays, et qui fit pressentir en même temps tous ceux que vous devez lui rendre encore. Entre Thomas le Gros, Thomas le Bon, Thomas le Bienfaisant, Thomas le Pacifique, nous avons longtemps balancé ; mais aucun de ces adjectifs ne rendait assez fidèlement les sentiments d'amour et de reconnaissance dont nous sommes tous pénétrés. Enfin, moi, Quinquina, heureuse inspiration du cœur! j'ai trouvé, j'ai proposé, j'ai fait adopter sans peine le vrai, le seul titre qui convienne à Votre Majesté, et demain, au milieu des transports d'une foule idolâtre, au choc des verres, au bruit des fanfares. Thomas Ier sera pro-


clamé le Père Nourricier de ses sujets.

— C'est trop, Quinquina, c'est beaucoup trop! dit le roi qui avait failli tomber à la renverse, et qui poussa la magnanimité jusqu'à serrer la main de cet abominable insulaire.

Vous avez raison, cher ami, je n'hésite plus, j'assisterai demain à ce banquet; ce sera le plus beau jour" le jour le plus radieux de ma vie.

Vous pouvez compter sur moi, mes enfants! Et maintenant, éloignezvous. Je désire être seul. Je veux, couché incognito dans cette pirogue, méditer et préparer à loisir le discours que j'improviserai demain au dessert.

- Sire, dit Quinquina, vous serez mieux couché dans votre lit. Cette pirogue ne fait point partie du territoire, et la Constitution est formelle.


Si vous le permettez, nous allons vous reconduire jusqu'à votre palais. »

« En achevant ces mots, il l'enveloppait soigneusement dans son manteau de plumes d'oiseau, qu'il avait lui-même ramassé sur la grève, puis le cortège se dirigea vers le siège du gouvernement. Le monarque marchait en tête, suivi à distance respectueuse par toute la bande qui ne le quittait pas des yeux et qui surveillait ses moindres écarts. Il n'avait plus d'espoir qu'en Bibi-Loulou. Malgré les horribles paroles qui avaient révolté son oreille et son cœur, il ne pouvait croire à tant d'ingratitude et de perversité dans un âge si tendre, il lui semblait impossible que Bibi-Loulou ne l'aidât pas à sortir de la position désagréable où il se trouvait. Comme il approchait du palais, sans interrompre sa marche il se tourna vers


son escorte, et, d'un geste qui n'avait rien perdu de la hauteur du commandement, il invita Bibi-Loulou à venit prendre place à tôté de lui. Le jeune sauvage se rendit aussitôt à l'ordre de son roi. Ils cheminèrent quelque temps en silence, le roi pensif et sombre, Bibi-Loulou calme et souriant.

« Bibi-Loulou, dit enfin Thomas à voix basse, de façon à n'être entendu que de lui, tu sais ce que j'ai toujours été pour toi. Tu serais le plus vil des hommes de ta race, s'il était besoin de te le rappeler. Tu as trouvé en moi, je ne dirai pas le meilleur des maîtres, mais le plus attentif et le plus dévoué des amis. Je t'ai comblé de grâces et de bontés. Quand il y avait un faisan sur ma table, c'est toi qui gobais les deux ailes. Je n'ai Jamais goûté d'une crème aux pisaches avant que tu en eusses lapé la


moitié. Je t'ai surpris plus d'une fois dévastant mon garde-manger. Tu m'as bu en cachette trois litres de ratafia. Je souriais, je te laissais faire, et me demandais seulement pourquoi tu te donnais la peine de dérober ce qui t'appartenait. Ta présence déridait mon front. Je t'appelais quand tu ne venais pas, ou je quittais mes lambris dorés pour aller fumer dans ta hutte le calumet de l'égalité. Je te disais tout, je n'avais rien de caché pour toi. Dans les cérémonies publiques, tu prenais place à côté de moi.

Je t'associais au rang suprême. On pouvait croire, en nous voyant ensemble, que tu étais né sur les marches du trône. Eh bien, Bibi-Loulou, pour prix de ses bienfaits, souffriras-tu que ton roi, ton maître, ton ami, soit mis à la broche comme un simple gigot de mouton ?


— Ce n'est pas moi, mon bon maître, c'est cet animal de Quinquina qui veut qu'on vous mette à la broche, répliqua Bibi-Loulou d'une voix flûtée.

Moi, je voulais qu'on vous sautât comme un lapin, et qu'on vous servît avec une sauce à la ravigote.

— Misérable ! s'écria Thomas laissant éclater son indignation. C'est donc vrai, c'est donc vrai! Toi aussi, infâme Bibi-Loulou, tu t'apprêtes à dévorer ton roi !

— Dame ! mon bon maître, répondit avec une candeur angélique Bibi Loulou moins ému qu'étonné, pourquoi donc qu'on vous aurait si bien nourri pendant plus de cinq mois et engraissé à si grands frais? »

« Thomas Ier ramena silencieusement sur sa poitrine les pans de son manteau de plumes, puis il baissa la tête et ne souffla plus mot. Quelques


minutes après, le cortége s'arrêtait devant la grille du palais. On mit le monarque sous clef, on plaça trois factionnaires à chaque porte, et jusqu'au lever du jour des patrouilles armées sillonnèrent l'île en tous sens.

« Quelle nuit, mes enfants, quelle nuit ! Représentez - vous le roi de Tamboulina errant sans chandelle dans son palais désert, dans ce palais devenu pour lui, en moins de quelques heures, une prison d'État, et d'où il ne sortira plus que pour marcher au sacrifice. Après avoir fait le tour de ses appartements, et s'être assuré que tout espoir d'évasion lui était défendu, le pauvre homme pleura, la tête entre ses mains. La farce était jouée, la grande pièce allait commencer. Il n'avait pas même la ressource de s'emporter contre l'ingratitude des peuples : les dernières paroles de


Bibi-Loulou l'avaient complétement dégrisé. Thomas Ier venait de s'évanouir comme une ombre chinoise : il ne restait plus que Thomas Legoff, l'ancien matelot de la Bellone. « Ah!

triple sot, se disait-il, qui as pu croire un seul instant que c'était pour ton mérite et pour tes beaux yeux qu'on te rendait tant de soins et d'hommages! Triple, quadruple sot qui t'es laissé prendre à des amorces si grossières, et qui acceptais comme argent dû l'admiration de tes sujets, quand tu ne faisais que t'empiffrer du matin au soir et digérer du soir au matin! »

Il se rappelait la fable de maître corbeau sur un arbre perché : ce qu'il y avait de piquant dans sa situation, c'est qu'après avoir été le corbeau, il allait être le fromage. De temps en temps il s'arrachait à ses réflexions pour écouter les bruits du dehors :


c'était le pas cadencé des patrouilles ou le cri des sentinelles qui s'appelaient et qui se répondaient. Il lui semblait que son corps exhalait déjà une odeur de roussi, et, quoi qu'il pût se dire, il ne réussissait pas à prendre son parti du sort qui l'attendait. Il reconnaissait volontiers que son règne n'avait été qu'une longue série de bombances et de ripailles ; mais, à la veille d'acquitter la carte, il trouvait le total un peu exagéré. Épuisé par tant d'émotions, on l'eût été à moins, il se jeta pour la dernière fois sur la couche royale, et il finit par s'endormir, roulé dans son manteau de plumes. «


Ail

« Il faisait grand jour quand il se réveilla. Il se frotta les yeux et crut d'abord qu'il avait fait un mauvais rêve. C'était l'heure où, chaque matin, on lui apportait son écuellée de bouillie, l'heure où les courtisans envahissaient sa chambre à coucher et se disputaient son premier sourire.

Surpris de ne voir personne autour de lui, il sauta à bas de son lit, ouvrit une fenêtre, poussa les volets, et ce


qu'il aperçut du haut de son balcon, je vais tâcher de vous le peindre.

« La matinée était magnifique. Les oiseaux chantaient à tue-tête, le soleil flambait dans un ciel bleu comme l'indigo. Au milieu de la place, en face du palais; s'élevait un monceau de bûches enflammées et qui promettaient un brasier à rôtir un bœuf.

Devant le foyer, il y avait une lèchefrite d'une longueur démesurée, et, au-dessus de la lèchefrite, une broche » d'égale longueur, reluisante comme la lame d'une épée, et suspendue par chacune de ses extrémités aux branches de deux chenets gigantesques.

Non loin de là, dans une allée de lataniers, s'allongeait à perte de vue une table formée par des planches et des tréteaux. Une douzaine de petits marmitons, pareils à des diablotins, achevaient de mettre le couvert, pendant


qu'un maître d'hôtel affilait grave•nent sur une pierre à aiguiser le tranchant d'un couteau qui aurait sans difficulté passé partout pour un coutelas. Les convives arrivaient : d'un côté, les ministres, marchant à pas comptés et suivis des Grands du royaume ; de l'autre, Quinquina, l'air rogue et le poing sur la hanche, traînant après lui la population des faubourgs. Aux regards que ces deux groupes échangeaient à mesure qu'ils se rapprochaient l'un de l'autre, il était aisé de prévoir que la plus franche gaieté et l'entente la plus cordiale cesseraient de régner pendant le cours de cette charmante fête. Le cortège des ministres venait de déboucher sur la place ; un orchestre, masqué par une muraille de cactus et d'aloès, attaquait bruyamment l'air national de Tamboulina.


« Thomas Legoff avait saisi d'un coup d'œil tous les détails de ce tableau champêtre. Tout était prêt, on n'attendait plus que lui pour servir. Il recula épouvanté et se rejeta violemment dans sa chambre. Là, il fut pris d'un accès de fureur qu'aucune parole ne saurait rendre. Il eut la pensée de mettre le feu aux quatre coins de son palais et de s'ensevelir grillé sous les décombres. Il brisa, saccagea tout ce qui lui tombait sous la main. Cristaux et porcelaines, tout volait en éclats. Dans sa rage croissante et qui ne respectait plus rien, il foula aux pieds son manteau de plumes, il le dépluma, il le mit en pièces, et pendant un instant il se vit enveloppé dans un nuage de plumes de serins qui, dernière injure du sort, semblaient vouloir s'attacher à sa peau.

Enfin, décidé à disputer sa vie et à la


vendre cher, il s'arma d'un tomahawk, sorte de casse-tête qui faisait partie du mobilier de la couronne, et il se campa devant la porte, prêt à assommer tous ceux qui se présenteraient.

Il se tenait là depuis un quart d'heure ; un tumulte effroyable le ramena sur le balcon. Voici, mes amis, ce qui se passait : « A peine arrivé sur la place, Quinquina avait signifié ses prétentions dans un langage impérieux et hautain.

Il ne voyait aucun inconvénient à ce que la population des faubourgs fût reléguée aux ba*, bouts de la table; mais, attendu qu'il personnifiait en lui la majesté d11 peuple, il entendait occuper la place d'honneur. Il abandonnait aux ministres le droit de goûter les premiers au rôti et de s'assurer s'il était cuit à point; mais il se réservait le meilleur morceau, et dé-


clarait insolemment qu'il ne le céderait à personne. Exaspérés par tant d'impudence, les ministres avaient répondu que Quinquina n'était qu'un chenapan, et que s'il persistait dans son attitude, ils allaient le faire empoigner et le livrer à la justice. Làdessus, Quinquina, au mépris de tout ce qu'on se doit entre gens comme il faut, avait jeté une soupière à la tête du président du conseil, et les deux partis en étaient venus aux mains. Mêlés et confondus, le peuple et l'aristocratie se peignaient à qui mieux mieux, tandis que l'orchestre continuait de jouer l'air national de Tamboulina.

« Témoin de cette scène de famille, Thomas Legoff n'hésita pas, le moment était opportun : il enjamba l'appui du balcon, se laissa glisser le long du mur, tomba sur son derrière, se


redressa vivement sur ses pieds, et partit comme un trait. Il se croyait sauvé, quand il fut aperçu, au tournant d'une allée, par un marmiton qui donna aussitôt l'alarme. La lutte cessa instantanément, et les deux camps se rapprochèrent pour courir d'un commun accord après la proie qui leur échappait. Ce fut de part et d'autre une course effrénée. Les sauvages avaient des jarrets d'acier; Thomas, tout gros et gras qu'il était, avait des ailes aux talons. Jamais lièvre lancé et poursuivi par une meute ne déploya tant d'agilité, de ruses et de stratagèmes. Il franchissait les haies et les ruisseaux, se coulait dans les broussailles, disparaissait dans les taillis, se rasait dans les plis du terrain. Tantôt il filait droit devant lui avec l'impétuosité d'un boulet, tantôt. par des crochets inattendus, il


déroutait la chasse tout entière. A le voir si léger, si rapide, on aurait pu supposer que la graisse avait la propriété de flotter dans 1 air aussi bien que sur l'eau. On eût dit une outre emportée par un ouragan. Plus d'une fois les sauvages s'étaient demandé s'ils ne l'abattraient pas à coups de flèche; la crainte de le détériorer les avait toujours retenus. Ils avaient le goût fin et ne voulaient le prendre qu'intact, sans avarie et sans dommage. Quinquina, celui de tous qui le serrait de plus près avait poussé la délicatesse jusqu'à se munir d'un épervier, dans l'espoir qu'il pourrait l'envelopper et le pécher comme un poisson volant. Ainsi harcelé, le roi de Tamboulina avait déjà fait le tour de ses États. Il commençait à perdre haline,. quand, parvenu sur un des points culminants de l'î e, il décou-


LE COIIPS DE THOMAS Ier HKTOMHA DANS LA MEn. (Page 162.)



vrit un bâthnent qui passait, toutes voiles dehors, le long du rivage. Cette vue ranima ses forces, il se précipita vers la côte. Quinquina le suivait de si près, qu'à deux reprises il avait jeté l'épervier, mais sans réussir à l'atteindre. Thomas touchait à sa déliyrance, l'Océan s'ouvrait devant lui comme un port. Après avoir bondi de roche en roche, il piqua une tête dans le Grand-Pacifique, et pour le coup il se croyait à tout jamais débarrassé de ses sujets, lorsque le malheureux se sentit emprisonné dans les mailles d'un filet qui se refermait sur lui et 1e pressait de toutes parts. C'était Fépervier que Quinquina venait de lancer du haut de la falaise, à l'instant même où le monarque s'enfonçait dans les flots. Thomas était pris.

Quelle destinée! Couru comme un cerf, pêché comme un merlan, et, en


perspective, rôti comme un poulet.

« Il ne restait plus qu'à ramener l'épervier en le hissant à pic le long de la falaise. La tâche n'était point commode, et jamais Quinquina, si vigoureux qu'il fût, ne l'eût conduite à bonne fin sans l'aide des sauvages qui l'avaient rejoint sur la côte. Tous, sans distinction de rang, se mirent à la besogne, avec d'autant plus d'ardeur qu'ils s'attelaient à leur diner, et que l'exercice qu'ils venaient de faire leur avait creusé l'estomac dans des proportions formidables. Les ministres eux-mêmes tiraient comme des limoniers, tant ils craignaient que Quinquina ne se prévalût de sa pêche miraculeuse pour élever encore ses prétentions. A la vue du filet qui sortait peu à peu de l'eau, aussi pansu et rebondi que s'il eût enfermé dans ses flancs un thon monstrueux ou un


baleineau, des hurlements de joie éclatèrent. La proie était vivante : on pouvait en juger aux bouillonnements de la vague et aux soubresauts de l'illustre captif qui se débattait dans les mailles de sa prison. Bientôt, sous les efforts réunis de la troupe affamée, le fardeau monta dans l'espace. Il montait lentement, tantôt avec la majesté de la résignation, tantôt avec les convulsions de la rage et du désespoir. Qui aurait pu s'imaginer, en apercevant du large cette masse cheminant dans les airs, que c'était le roi de Tamboulina qui rentrait ainsi dans son royaume? Cependant, à mesure qu'il approchait du terme fatal, Thomas Ier semblait retrouver une vigueur nouvelle et des forces inattendues.

Il gigottait et se démenait comme un diable dans un bénitier. Tiraillé en tous sens, l'épervier montait, descen-


dait, remontait, en se tordant et se heurtant contre l'escarpement des rochers. Éraillée par le frottement, tendue et secouée à outrance, la corde, à chaque instant, menaçait de casser. L'attelage soufflait, le ministère était fourbu. Enfin un cri de triomphe retentit sur le littoral : après une ascension qui n'avait pas duré moins de deux heures, la partie supérieure du filet atteignait au niveau de la falaise; mais voici bien une autre fête ! Au rebours des ânes qui se battent quand il n'y a plus de foin au râtelier, les sauvages, qui avaient fait cause commune tant qu'il s'était agi de courir après leur pitance, se divisèrent de nouveau dès qu'ils pensèrent la tenir.

La lutte était sur le point de recommencer, d'autant plus implacable qu'une faim dévorante surexcitait les passions politiques et envenimait la


haine des partis. Le sommet du cône dépassait à peine le bord du plateau, que Quinquina et tout son monde s'étaient précipités dessus et l'avaient saisi par les premières mailles. Pleins de défiance, les Grands et les ministres avaient lâché la corde et s'étaient à leur tour jetés sur l'épervier. Les deux camps tiraient chacun de son côté, en s'invectivant l'un l'autre.

Quinquina invoquait ses droits de prise, le président du conseil invoquait ses droits de halage. Pareils à des crampons de fer, les doigts crochus se disputaient la trame. Les naseaux fumaient, les bouches écumaient, les dents étincelaient et lançaient des éclairs. Paralysé par l'épouvante, pelotonné au fond de son cachot, le roi de Tamboulina ne donnait plus signe de vie. Il ne s'agissait plus pour lui que de savoir s'il serait


mangé cuit ou cru, par le peuple ou par la noblesse, quand tout à coup, bienfait inespéré du sort! attention délicate de la Providence qui veillait ostensiblement sur le chef de notre dynastie ! au moment de prendre terre, le filet craqua, les mailles se rompirent, et le corps de Thomas 1er, entraîné par son propre poids et perçant une large trouée, retomba, comme un éboulement, dans la mer.

« Je ne vous peindrai pas la consternation des bons habitants de Tamboulina : ces doux amis restèrent tous abrutis sur place.

« L'ex-roi était déjà loin.

« Avec l'aisance d'un marsouin se jouant dans la vague, il fendait le Grand-Pacifique et se dirigeait vers le navire qui, pour assister au dénomment de cette scène étrange, avait


mis en panne à quelques encâblures du rivage.

« C'était un brick américain.

« A peine monté sur le pont, Thomas Legoff se souvint aussitôt de son ancien métier : il escalada lestement les enfléchures du grand mât et s'installa carrément dans la hune.


« Le bâtiment avait repris sa marche et glissait en vue de la côte.

« Les sauvages étaient encore sur la falaise, immobiles, I'oeil hébété, la bouche ouverte et ruisselante.

« Thomas leur fit un pied de nez des mieux réussis.

« Dînez sans moi », leur cria-t-il.

« Puis, faisant volte-face et leui montrant la partie de son corps qu'ils avaient le plus ardemment convoitée, il ajouta avec un geste expressif : « Voici pour la Constitution! »


XIII

Legoff en était là de son récit, et, pour le clore dignement, il abordait quelques-unes des hautes pensées philosophiques et morales qui lui étaient si familières, quand sa voix fut couverte par celle d'un interrup.

teur auquel nul ne songeait, ni lui ni les autres. Il tressaillit, prêta l'oreille aux bruits du large, et poussa un cri de détresse, aussitôt répété par tous ses compagnons. Quelque chose d'é-


norme qu'on distinguait à peine, mais qu'on voyait pourtant se mouvoir dans la profondeur des ténèbres, s'avançait avec de sinistres clameurs qui remplissaient la nuit d'horreur et d'épouvante. Déjàles vagues tumultueuses s'ameutaient autour de l'îlot.

Les malheureux comprirent qu'ils étaient perdus. Ils n'avaient pas prévu ce dénoûment fatal i si facile à prévoir, et la marée montante les surprenait comme s'ils n'eussent pas dû s'y attendre. Effarés, affolés, ils couraient çà et là sur les récifs, comme des rats traqués et cherchant une issue. Tous appelaient leurs pères et leurs mères, tous se tordaient les bras, s'arrachaient les cheveux.

Dans cette scène de confusion et de désolation, le petit-fils de Thomas 1er était le seul qui eût encore sa tête.

Après avoir fait le tour de la Roche


aux Mouettes que les lueurs mou- rantes du brasier éclairaient à demi, après en avoir étudié attentivement la configuration, Legoff s'était dit qu'à une certaine hauteur il devait exister dans cette masse battue, fouillée par les tempêtes, des saillies , des plateaux qui leur permettraient de fuir et d'échapper à la marée, des crevasses et des déchirures qui leur serviraient de retraite.

Comment arriver jusque-là? Les premiers plans étaient inaccessibles et auraient usé les griffes d'un chat. La nécessité est mère des prodiges. En moins de temps qu'il n'en eût fallu au plus habile ouvrier, Legoff confectionna une échelle volante avec les cordes et le fil de caret qu'il avait trouvés dans la coque brisée de la barque, puis, d'une voix qui résonna comme un clairon au milieu du fracas


de l'Océan, il rassembla autour de lui la bande éperdue.

« Du calme ! leur dit-il. Nous sommes dans la nasse : est-ce en braillant comme vous le faites que vous espérez en sortir? Vous venez de voir mon grand-père dans des positions qui n'étaient pas plus gaies que la nôtre, et pourtant il s'en est tiré. Aidonsnous, le ciel nous aidera. *

Et, en quelques mots rapides, il donna ses instructions aussitôt suivics que reçues. Il s'agissait d'une partie de cheval fondu. Les plus forts s'arcboutèrent au rocher, et tous s'entassèrent les uns sur les autres, les plus petits sur les plus grands, de façon à former une pyramide vivante dont Macabiou et Pornichet étaient la base, et dont Marc était le sommet.

« Y êtes-vous? » demanda Legoff.

Il prit son élan, franchit tous ces


corps en trois brasses, et, d'un bond qui faillit précipiter le petit Marc, il arriva sur un des points que sa clairvoyance avait pressentis, que son instinct avait devinés. C'était une anfractuosité assez vaste pour les contenir tous. Une fois là, il accrocha l'échelle aux vives arêtes de l'escarpement, la laissa se dérouler jusqu'en bas, et les enfants, l'un après l'autre, montèrent à l'escalade. Il n'était que temps : la vague leur mordait les talons.

« Ah! disait le pauvre Mascaret en mettant le pied sur le premier échelon de corde, si on avait voulu me croire, nous serions tous couchés dans notre lit. »

Pendant qu'ils respiraient, Legoff inspectait les lieux et avisait aux moyens de poursuivre leur ascension.

Quoique ses connaissances en géolo-


gie fussent très-limitées, son instinct cependant ne l'avait pas trompé au sujet de la Roche aux Mouettes. Vue du large, cette roche ne présentait qu'un cône immense, a la surface unie de la base au faîte; étudiée de près et dans ses détails, elle offrait à l'exploration un curieux spécimen de ce que peut sur ces masses inertes le travail des vents et des flots. Voilà de rudes ouvriers! S'ils font peu de besogne à la fois, en revanche leur action est incessante ; ils ne se reposent et ne chôment jamais. D'une œuvre de destruction ils avaient fait une œuvre d'art. Usé, miné, troue, éventré et déchiqueté en tous sens, ce bloc volcanique renfermait dans ses flancs tous les genres d'architecture à l'état d'ébauche. Tantôt on eût dit les ruines d'un château féodal, tantôt les rudiments d'une cathédrale go-


thique. Des grottes, des couloirs et des corridors sans issue, des escaliers ne conduisant à rien, des plateaux superposés, des piliers informes soutenant des arceaux à moitié croulés, des ouvertures en cintre ou en ogive, des corniches abruptes, des rampes aériennes, des essais de créneaux, des flèches, des aiguilles, en un mot l'assemblage le plus incohérent que la nature, dans ses caprices, ait pu jeter entre le ciel et l'Océan!

Legoff avait découvert une espèce de galerie qui courait en spirale sur la partie extérieure du rocher. Il tâta le terrain et présuma que cette rampe, où n'auraient pas gravi des chèvres, aboutissait à un plateau situé au-dessus de leurs têtes. La mer montait : il fallait déguerpir au plus vite.

« En route! » s'écria Legoff.

Et il leur montra le chemin. La


caravane se mit en mouvement. Ils s'avançaient pas à pas, un à un, se tenant tous les uns les autres par le bas de leurs vestes ou de leurs vareuses. Tous se taisaient, on n'entendait que la voix du chef de file qui s'élevait de temps en temps pour signaler les dangers de la rampe. Ils allaient ainsi à la pâle clarté des étoiles; le gouffre sombre mugissait sous leurs pieds.

Après avoir contourné le rocher, ils débouchèrent, non pas sur un plateau, ainsi que l'avait supposé Legoff, mais à l'entrée d'un défilé qui montait presque à pic entre deux pans de mur verticaux. C'était une gorge formée par un écroulement et que des quartiers de granit obstruaient de distance en distance. Ils s'engagèrent dans cette voie assez semblable au lit d'un torrent desséché, sans savoir où


elle menait, sans se demander s'ils pourraient en sortir : harcelés par le flux, ils n'avaient le temps ni de réfléchir ni de délibérer. Ils ne marchaient plus, ils rampaient sur leurs mains et sur leurs genoux. Autant de quartiers de roc, autant de forteresses qu'il fallait emporter par escalade. Tantôt, entraînés par la rapidité de la pente,

ils perdaient en quelques secondes le terrain qu'ils avaient gagné; tantôt, à bout de forces, déchirés ou meurtris, ils se couchaient sur la pierre et refusaient de pousser plus avant. Legoff était partout à la fois : en tête pour éclairer la route, sur les flancs, à la queue, comme un chien de berger, pour houspiller les récalcitrants, pour presser les retardataires, pour leur mettre à chacun le feu sous le ventre.

« Allons, sapristi, du courage! Tu mollis, Jambonneau! Tu flânes, Mas-


caret ! Pensez tous à l'honneur que nous sommes en train d'acquérir. Il n'est plus question de nous faire ramasser comme une douzaine d'huîtres sur un lit de bas-fonds ni de rentrer dans nos foyers comme des pleutres et des riens qui vaillent. Nous y rentrerons tête levée, à la façon des victorieux. — Va donc, Macabiou, va donc! Tu ne vas pas. — Le Pouliguen nous ouvrira ses bras et se vantera de nous avoir vus naître. Nos pères diront : « Voilà de petits mar« souins qui sont déjà des hommes! »

Nos mires nous contempleront avec orgueil, et pendant plus de huit jours vous serez bourrés de crêpes et de galettes. — Du nerf, François Guillemin, du nerf! Crois-tu que ton grand-papa fut plus à l'aise sur le dos de sa baleine? -- Sans compter, mes gars, qu'on parlera de nous dans les


papiers publics. C'est l'Angleterre qui va être vexée ! — Eh bien, Pornichet, que fais-tu là, aplati comme une limande? Alerte, Parisien! Encore un coup de collier, enfants! Nous touchons au bout de nos peines. »

Et Legoff donnait l'exemple du sangfroid, de l'intrépidité, du dévouement au salut commun. Toujours le premier sur la brèche, il leur jetait du haut de chaque barricade l'échelle volante qu'il portait enlacée autour de son corps. Il avait pour les plus petits une sollicitude et des attentions maternelles : aux passages les plus ardus, il les enlevait dans ses bras ou les chargeait sur ses épaules.

De loin en loin, il les appelait tous par leurs noms, pour s'assurer qu'ils étaient tous présents, qu'aucun d'eux ne manquait. Haletants, harassés, extcrmés, n lu iris. 1'^ ronins et les


genoux en sang, ils atteignirent enfin à l'extrémité de la gorge. Ils n'avaient plus même la force de s'apitoyer sur leur sort. Ils roulèrent pêle-mêle sur les dernières marches, et la plupart d'entre eux s'endormirent. Ceux qui avaient d'abord résisté au sommeil venaient de s'assoupir, quand ils furent tous réveillés en sursaut par l'approche de l'ennemi, qui ne se lassait pas de les poursuivre. La mer avait envahi leur retraite, elle fermait l'entrée du défilé où le flot s'étranglait et se brisait avec furie. Le défilé n'avait pas d'issue, ils étaient pris dans une impasse, enserrés, bloqués de tous les côtés par la roche et par la marée.

« A nous, Legoff, à nous ! »

Legoff n'était plus là, il avait disparu, et avec lui leur unique espoir.

q Legoft! Leg-oft! »


Point de réponse!

Qu'était-il devenu? En cherchant un passage, s'était-il laissé choir dans une cavité? Avait-il péri victime de son dévouement?

« Où es-tu, Legoff, où es-tu? »

La mer montait, montait, et, collés contre la muraille, ils regardaient avec stupeur les bouillons d'écume que le flot jetait à leurs pieds.

« Legoff! Legoff! »

Encore quelques minutes, et ils étaient broyés, balayés comme des grains de sable.

« Attention! » cria tout à coup une voix qui semblait descendre du ciel.

Ah! brave enfant, que je t'aurais embrassé de bon cœur! C'était lui, c'était Ler£off! Pendant que les autres dormaient, il veillait à leur délivrance.

Il s'était suspendu comme une liane aux aspérités de la roche, il avait


grimpé comme un lézard le long des parois, sauté comme un écureuil, bondi comme un chamois de crête en crête; et, parvenu sur un plateau après des miracles d'adresse, de souplesse et d'agilité, il leur lançait l'échelle de corde qui allait les sauver encore une fois.

Tant d'efforts et tant de labeurs ne devaient aboutir, hélas ! qu'à un sursis d'une heure, de deux heures au plus.

Ils franchirent encore plusieurs marches, et, de roc en roc, de degré en degré, iTs arrivèrent sur une plateforme ai milieu de laquelle se dressait d'un se- LI jet un bloc semblable à un gigantesque menhir. C'est là qu'allait se dén juer la destinée de ces pauvres petits malheureux; c'est là que les attendait la catastrophe inéluctable.

Ils avaient accompli leur tâche, l'ascension était terminée. Legoff lui-


même ne pouvait plus rien. Élancé et poli comme un fût de colonne, le bloc, dont les mouettes occupaient le sommet, n'offrait aucune prise et défiait l'escalade. La mer et l'espace les enveloppaient de toutes parts; ils restèrent anéantis devant ces deux immensités. Le ciel avait au-dessus de leurs têtes la morne splendeur des nuits étoilées et sereines ; au-dessous d'eux, l'Océan sans limites poussait à l'assaut de leur dernier refuge ses escadrons de vagues déchaînées. La marée continuait de monter, et la mort montait avec elle.

« Mes amis, dit enfin Legoff qui pleurait, on vous avait confiés à ma garde. J'étais chargé de veiller sur vous, et c'est moi qui vous ai perdus.

Embrassez-moi, dites que vous me pardonnez! »

A ces mots, tous les cœurs se fon-


dirent dans un même attendrissement.

« Non, non, Legoff, nous n'avons rien à te pardonner! Ce n'est pas toi qui nous as perdus, tu as tout fait pour nous sauver. Embrasse-nous, Legoff, embrasse-nous! »

Et après que Legoff les eut embrassés jusqu'au dernier, ils s'embrassèrent les uns les autres en pleurant et en sanglotant.

« Ah! petit Marc, tu étais heureux, disaient-ils; pourquoi es-tu venu avec nous? Tu ne voulais pas, c'est nous qui t'avons entraîné.

— C'est moi qui suis cause de tout, disait Marc ; c'est moi qui ai détaché le bateau! »

Et, tournés vers le Pouliguen, comme si leurs familles pouvaient les entendre : « Adieu, mon père! adieu, ma-


mail ! Nous allons mourir, vous ne reverrez plus vos enfants ! »

Puis, ressaisis par l'horreur de la fin prochaine : « Sauve-nous, Legoff, sauve-nous ! »

Et ils se pressaient autour de lui comme des poussins autour de leur mère.

« Ce n'est pas à moi qu'il faut vous

adresser, » dit Legoff.

Et d'une voix grave : « Tout le monde à genoux! » s'écria-t-il.

Ils tombèrent à genoux, et Legoff, tête nue, debout au milieu d'eux, réci :a la prière qu'on leur avait apprise au berceau et qu'ils disaient chaque matin en se levant : Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel; don-


nez-nous aujourd hui notre pain quotidien; et pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés : et ne nous laissez pas succomber a la tentation; mais délivrez-nous du mal.

« Ainsi soit-il! dirent tous les enfants.

— A Dieu va! » dit Legofh Et il s'agenouilla.

Le flot atteignait à la hauteur de la plate-forme, et déjà l'écume salée leur éclaboussait le visage.


XIV

L'épouvante et la désolation n'étaient pas moindres au Pouliguen que sur le plateau de la Roche aux Mouettes; mais reprenons les choses de plus haut, à partir du moment où l'embarcation dirigée par maître Legoff avait quitté la baie. Le Pouliguen demeura quelque temps encore silencieux et déserc. Mme Henry, en s'éveillant, n'avait été ni effrayée ni surprise de ne pas trouver son fils


auprès d'elle. Elle sortit du bois, chercha Marc des yeux, et, ne l'apercevant pas, elle supposa qu'il était à s'amuser avec les autres enfants le long du rivage. Cette supposition n'avait rien que de naturel : Marc en usait ainsi journellement. Elle acheva l'après-midi en compagnie des plus doux rêves : par un de ces jeux cruels où la destinée semble se complaire, elle souriait aux promesses de l'avenir, alors que l'Océan emportait le dernier rameau de sa vie. Sur le soir, toute la population du bourg était rentrée, hormis les pêcheurs. Le Pouliguen avait repris peu à peu sa physionomie et son mouvement habituels ; il n'y manquait que le bruit des enfants. Personne encore ne songeait à se préoccuper de leur absence; les mères elles-mêmes ne s'en faisaient mil souci, accoutumées qu'elles


étaient aux mœurs de ces petits bohémiens. Ils allaient accourir à l'heure de la soupe, comme une bande de moineaux affamés; car on se plaisait à le reconnaître, ils rachetaient leur peu d'exactitude à se rendre à l'école par une ponctualité scrupuleuse dans tous les exercices de la cuiller et de la fourchette. L'heure vint, la soupe était trempée : point d'enfants! Le cas parut étrange, ne s'étant jamais présenté jusque-là; mais les femmes qui voient leurs maris partir tous les jours à la mer, et leurs marmots à peine éclos s'ébattre au pied des dunes et trotter sur les grèves, ne se troublent pas pour si peu. Plus prompte à s'émouvoir, Mme Henry avait déjà battu les récifs en criant le nom de son fils. On essaya, pour la calmer, de lui faire entendre raison.

Chacun s'en mêla. chacune y mit du


sien. Marc était entre bonnes mains, il ne courait aucun danger. Le pays était sûr, les gars n'étaient point sots, la côte et les brisants n'avaient pas de secrets pour eux. Ils étaient sans doute à la foire de Guérande, où une troupe de chiens savants attirait l'élite de la société circonvoisine, peut-être au bourg de Batz, où, s'il fallait en croire la publique rumeur, ils se livraient à de fréquentes orgies de pain d'épice et de macarons. Tout se terminerait par quelques gifles; c'était le pis qui pût leur arriver.

Cependant la nuit s'était faite, et les enfants n'avaient pas reparu. Les esprits commençaient à fermenter.

Mme Henry ne tenait pas en place.

Des paludiers, à sa prière, étaient partis dans toutes les directions. Les uns devaient pousser jusqu'à Guérande, les autres jusqu'au bourg de


MADAME IIENllï .NE TENAIT PAS EN PLACE. (Page J 8G.)


Batz. D'autres avaient mission d'explorer les hameaux et les fermes du voisinage. Dans l'attente de leur retour, la population tout entière était rassemblée sur le quai. On s'agitait, on pérorait, on se perdait en conjectures sans approcher de la vérité.

Des imprécations contre les absents éclataient dans le groupe des mères.

Chacune s'en prenait au fils de sa voisine : je laisse à penser si Legoff, gardien du troupeau, était épargné!

Les commentaires, les récriminations allaient leur train, quand un cri strident, aigre, inarticulé, s'éleva tout à coup du côté de la plage : les femmes se regardèrent avec effroi, quelquesunes d'entre elles se signèrent dévotieusement.

« Bonne sainte Vierge! s'écria la mère Guillemiri, c'est Bibia qui rit, il y a un malheur! »


XV

Disons, sans plus tarder, ce qu'était ce Bibia dont le rire avait le privilége de jeter la terreur dans les âmes.

On ne savait rien de son origine.

Depuis quand avait-il paru pour la première fois dans le pays ? Était-ce une épave que les flots avaient apportée ? D'où venait-il? Où était-il né?

Comment s'était-il acclimaté dans ces parages? A quelle particularité devait-


il ce nom de Bibia qu'il avait rendu populaire?

Autant de questions qui seraient demeurées sans réponse.

Un fait certain, bien avéré, c'est que Bibia n'avait jamais été réclamé, et il suffisait de le voir pour s'expliquer l'indifférence de sa famille, si toutefois il en avait une. Sourd et muet, contrefait, presque idiot, Bibia offrait dans sa personne un assortiment complet des disgrâces de la nature. Tel il était à la date de ce récit, tel on l'avait connu de tout temps : l'imbécillité et la difformité n'ont pas d'âge. Les haillons qui le couvraient à peine, la besace qu'il portait en sautoir, ses lèvres épaisses, son air hébété, ses jambes torses, ses longs bras suivis de longues mains poilues qui pendaient jusqu'à ses orteils, sa barbe et ses cheveux sor-


dides, tout chez ce pauvre être contribuait à faire de lui un objet de dégoût ou de pitié.

Quoique d'humeur nomade, il n'étendait guère ses excursions au delà des limites de la commune. Il avait établi son quartier général au Pouliguen, où on le tolérait moins par charité que par habitude, et, comme aucune plainte ne s'était jamais élevée contre lui, il avait toujours échappé à la loi qui punit le vagabondage. Grâce aux immunités dont il jouissait, Bibia avait simplifié et résolu victorieusement les problèmes les plus compliqués de l'économie domestique. Les rochers de la côte abritaient son sommeil pendant les nuits d'été ; en hiver, il couchait dans les granges ou dans les étables. Il vivait en toutes saisons de croûtes de pain qu'il récoltait de porte en porte, de crabes, de tour-


teaux et de bigorneaux qu'il ramassait à marée basse. Industrieux au besoin, il prenait à la main des langoustes et des crapauds de mer dont il tirait un modique profit. Il s'employait aux travaux du port, à l'arrimage, à l'appareillage, au halage des embarcations; quelquefois même il accompagnait les pêcheurs et les aidait à la manœuvre des voiles et des filets. Il tournait la manivelle des chevaux de bois dans les foires, où on lui savait gré de se montrer pour rien. Dès qu'il était parvenu à réaliser un capital de deux ou trois livres, cédant à ses instincts de chevalier errant, Bibia disparaissait pour quelques semaines, et il semblait que quelque chose manquât alors au Pouliguen, tant l'on était habitué à le voir traînant sa bosse et ses guenilles. Il faut le dire, hélas! ce pauvre diable était à la fois l'horreur, l'épou-


antail, l'amusement et la risée du bourg. Les chiens grognaient à son approche. Les tout petits enfants, du plus loin qu'ils l'apercevaient, se blotissaient dans le giron de leurs mères.

Lorsqu'ils criaient, on les menaçait de Bibia, et aussitôt ils s'apaisaient.

Ceux d'un âge plus avancé le poursuivaient en le huant et lui lançant des pierres. Il n'était pas de tours que ne lui jouât quotidiennement cette maudite engeance. Quant aux témoignages de sympathie qu'il recueillait sur son passage, le compte en eût été facile. Jeunes ou vieux, petits ou grands ne lui ménageaient ni les railleries ni les rebuffades : trop souvent le morceau de pain qui tombait dans son bissac était assaisonné d'un mauvais compliment. Après cela, doit-on s'étonner que Bibia fùtt devenu méchant? Bibia était méchant sans


avoir cessé d'être inoffensif. La haine qui s'était amassée silencieusement dans son cœur ne se traduisait par aucun acte d'agression contre les personnes ou les propriétés : elle éclatait en joie sinistre à chaque malheur, à chaque désastre dont il se trouvait le témoin. Il n'eut pas dérobé une pomme dans un enclos ni fait seulement une égratignure à un des petits drôles ameutés contre lui ; mais qu'une barque vînt à sombrer, qu'un incendie consumât une ferme, qu'un nuage de grêle crevât sur la contrée et anéantît l'espoir de la moisson, alors que tous les habitants étaient dans le deuil et la désolation, Bibia riait à se tenir les flancs, et ce rire, semblable au grincement de la scie mordant sur la pierre, s'entendait d une extrémité du village à l'autre. C'est de cette manière qu'il se vengeait dés torts de la


nature et de la cruauté des hommes : ceux-ci riaient de ses infirmités, lui riait de leurs infortunes.

Le séjour de Mme Henry au PouIiguen devait apporter quelques modifications dans la destinée de ce malheureux.

Mœe Henry n'avait pu voir, sans en être touchée, une misère si profonde : un regard attendri descendit enfin sur tant d'abaissement.

Quand elle rencontrait Bibia cheminant le long de la côte, au lieu de le considérer avec curiosité ou de détourner la tête avec dégoût, elle attachait sur lui un œil compatissant, et la menue monnaie qu'elle glissait dans sa besace était toujours accompagnée du divin sourire de la charité.

Le plus souvent c'était le petit Marc qu'elle chargeait de son offrande: elle estimait que l'aumône, en passant par


la main des enfants, devient plus agréable à Dieu, plus douce au cœur des misérables. Marc avait triomphé peu à peu de ses répugnances, et s'acquittait avec empressement du soin que lui confiait sa mère : c'est ainsi, qu'il s'accoutumait de bonne heure à la pratique du plus saint des devoirs, qu'il apprenait à respecter l'homme jusque dans sa difformité, à reconnaître le Créateur, à l'aimer et à le servir jusque dans ses créatures les plus abjectes et les plus repoussantes.

Un jour, en hissant des marchandises sur le port, Bibia avait eu un doigt de la main engagé dans une poulie. Si dur qu'il fût au mal, il s'enfuyait en hurlant de douleur, quand le hasard voulut qu'il se trouvât sur le passage de Mme Henry; il s'arrêta machinalement et lui montra


son doigt en pantenne. Mme Henry, sans hésiter, l'invita par signe à la suivre et l'emmena chez elle. Elle avait installé sur un des rayons de son étagère une petite pharmacie de campagne : comme la plupart des mères, elle s'entendait au pansement des plaies, des blessures et des meurtrissures. Elle bassina le doigt malade, rajusta l'ongle, rapprocha les chairs, les enveloppa dans des compresses, et recouvrit le tout d'un doigtier de peau qu'elle avait taillé séance tenante, et qu'elle assujettit au moyen de deux ganses nouées autour du poignet, tout cela simplement, avec la grâce naturelle qu'elle mettait à toute chose.

Cette scène, qui s'était passée en présence du petit Marc, avait été pour lui le plus doux, le plus sur, le plus fécond des enseignements.


A force de voir le pauvre besacier honni par les uns, houspillé par les autres, lancé comme une bête fauve par tous les polissons du hameau, Marc en était venu à se prendre pour lui d'un sentiment de commisération qui touchait presque à la tendresse dans ses manifestations enfantines.

Il ne l'abordait plus qu'avec les gentillesses de son âge, comme s'il eût compris qu'il ne suffit pas de donner et que l'obole veut être offerte avec la gracieuseté du présent. Il avait une façon de lui passer sa main sur la face en disant : « Pauvre Bibia!

pauvre petit Bibia! » qui le clouait à sa place et le plongeait dans une rêverie sans fond. Plus d'une fois, par son exemple ou par ses prières, il avait arrêté la meute qui le harcelait. Enfin il se plaisait à le voir pêcher sur la grève sans autres engins


que ses longs doigts crochus, et rien de plus charmant que ce joli enfant à côté de cet être immonde, bourdonnant autour de lui comme une abeille, battant des mains, poussant des cris de joie à chaque prise qu'il jetait à ses pieds.

Quant à l'idiot, ces témoignages de bonté qu'il recevait de la mère et

du fils semblaient n'éveiller en lui qu'une sorte d'étonnement stupide, qui ne déparait point son hébétement naturel. Qu'il y fût sensible, ou seulement qu'il s'en rendît compte, personne n'eût osé l'affirmer. Cependant, à la longue, on avait remarqué qu'il ne passait jamais devant le seuil de Mme Henry sans porter à ses lèvres un des doigts de sa main, et, lorsqu'elle était allée avec Marc à la Roche-Bernard, tant qu'avait duré leur absence, on l'avait vu flairant et quêtant çà et là.


Voilà ce que c'était que Bibia. La haine seule jetait quelques lueurs dans le cachot infect où croupissait son intelligence : il n'y avait que la vue des malheurs du prochain qui pût le tirer de sa torpeur et fouetter son âme engourdie. Il haïssait le genre humain, dont il était le rebut et l'opprobre. Il haïssait surtout les enfants, dont il était le jouet et le martyr. On

l'a dit, cet âge est sans pitié. Jamais nos vauriens ne s'étaient acharnés après lui comme dans la matinée du jour funeste où l'absence de leurs familles les avait laissés maîtres du hameau. Marc n'était pas avec eux, ils avaient pu s'en donner à cœur joie ; ç'avait été une chasse à courre. Pour échapper à leurs persécutions, Bibia était allé, de guerre lasse, se réfugier dans l'enfoncement d'un rocher, et c'est de là qu'il avait contemplé tout


à son aise le plus doux spectacle qui pût s'offrir à ses yeux : la barque sortant du port, et, bientôt après, tous ses petits bourreaux happés par l'Océan.

Comprend-on maintenant quel dut être l'effroi du Pouliguen, lorsqu'au milieu de l'émotion qui grandissait à chaque instant, le rire de Bibia, ce rire qui était toujours la révélation de quelque catastrophe, retentit comme un cri d'oiseau funèbre dans le silence de la nuit?

Le ciel et la mer étaient calmes : aucun sinistre en vue, nulle apparence de désastre.

Et pourtant Bibia avait ri!

La même pensée traversa toutes les âmes à la fois: les enfants étaient perdus ou en péril!

Sur ces entrefaites, les messagers rentrèrent. La bande n'avait été si-


gnalée nulle part, ni au bourg de Batz, ni dans les hameaux, ni dans les métairies. On n'attendait plus que le retour des paludiers qui étaient allés à Guérande. On attendit longtemps. Ils revinrent enfin, ravis, émerveillés de leur expédition. Ils avaient profité de l'occasion pour visiter toutes les baraques de la foire et assister à une séance de chiens savants. Ils avaient vu des choses de l'autre monde : un veau à deux têtes, une femme géante, un phoque doué de la parole et s'exprimant dans toutes les langues, un mouton a six pattes, une chèvre dansant sur la corde roide, des singes faisant l'exercice à feu, des chiens sautant à travers des cerceaux; quant aux enfants, ils n'en avaient pas entendu parler.

Il restait à explorer les brisants et les grèves. On s'y portait en foule,


et, chose singulière! l'équipée de ces petits mécréants ne s'était encore

présentée dans sa réalité à l'esprit de personne, quand, à la ?<ueur des torches qui éclairaient la marche, on aperçut


Bibia debout sur un quartier de roc, le bras étendu vers le large, indiquant ainsi que c'était le chemin qu'ils avaient pris, et que c'était par là qu'il fallait les chercher.

Il n'y eut qu'un cri. On se rua vers le quai. On compta les petites embarcations qui étaient restées dans le port. Le compte fait, il en manquait une.

Les enfants étaient à la mer!


XVI

Ce qui se passa dans l'effarement de la première heure, aucune parole ne le rendra jamais. Ce fut un tumulte sans nom, une mêlée indescriptible de fureurs et de désespoirs, une explosion de blasphèmes, un ouragan de malédictions. Toutes les mères, comme des louves à qui l'on vient d'enlever leur portée, s'étaient jetées sur les récifs avec des hurlements sauvages. Elles couraient sans but,


échevelées, se meurtrissant le sein.

Qui n'a pas assisté aux emportements de l'amour maternel chez les femmes du peuple, qui ne connaît pas bien ces natures excessives où tous les mouvements de l'âme ont la violence des instincts, ne saurait se représenter l'horreur d'une pareille scène.

Tantôt, révoltées et farouches, l'écume et l'invective aux lèvres, l'œil en feu, le point menaçant, elles répudiaient leur progéniture et l'abandonnaient sans pitié aux colères de l'Océan ; tantôt, éplorées et suppliantes, elles se lamentaient en redemandant leurs petits, et des accents d'une tendresse passionnée s'échappaient alors de ces cœurs où, une minute auparavant, bouillonnaient l'insulte et l'outrage. Il y eut à la marée montante un redoublement de furie. Refoulées vers la plage, elles reculaient


pas à pas, mêlant leurs vociférations à celles de l'eau mugissante, apostrophant les vagues qui avaient emporté le fruit de leurs entrailles, injuriant le flot qui, non content d'avoir fait déjà tant de veuves, se mettait par surcroît à voler les enfants. Arrivées au paroxysme de la rage, elles provoquaient toute la nature : la terre qui n'avait pas su les garder, la mer qui les avait pris, le ciel qui les avait laissé pren d re!

L'alarme était donnée dans la commune. Des feux allumés de distance en distance éclairaient la côte et teignaient la mer de reflets sanglants.

Le tocsin sonnait au bourg de Batz.

Les campagnes arrachées à leur premier sommeil se remplissaient de sourdes rumeurs. Le Croisic avait mis toutes ses chaloupes dehors : les unes se dirigeaient vers le large, les autres


serraient le rivage. Au Pouliguen, la terreur était poussée jusqu'à ses dernières limites. Le flux avait jeté sur la plage une épave qu'on se passait de main en main : c'était une des rames de l'embarcation qui manquait dans le port, la marque en faisait foi et ne permettait aucun doute. Cependant les populations accouraient de tous les points environnants. Bientôt le bourg ne fut plus assez grand pour contenir la multitude qui l'envahissait par tous ses abords. Jamais ville assiégée n'offrit le tableau d'une semblable confusion. Le glas du tocsin, le vacarme de la marée se joignaient aux gémissements de la foule, et le rire de Bibia éclatait en notes aiguës dans cet effroyable concert.

Et Mme Henry? Ah! pauvre créature! elle aussi, dans son affliction, elle s'adressait à la nature entière;


mais à l'Océan lui-même, comme si elle eût craint de l'irriter, elle parlait avec douceur.

a 0 flots, rendez-le-moi! Sois-lui clémente, ô nuit terrible! Anges gardiens, veillez sur lui! Dieu bon, ne l'abandonnez pas! »

Aux femmes accourues des hameaux voisins : « C'est mon dernier, mon unique enfant. J'en avais deux autres, ils sont morts, il ne me reste plus que celui-là. Il s'en est allé pendant que je dormais. Je ne sais pas comment cela s'est fait. Il est tout petit, il a froid; il n'a sur lui que ses habits d'été. »

Aux paludiers du bourg : « Je vous l'avais donné. Il vivait au milieu de vous. C'est au milieu de vous qu'il avait retrouvé la vie et la , santé. Vous l'aimiez tous. Il était votre petit Marc. »


Tout le monde pleurait : elle faisait pitié aux autres mères.

A moitié folle de douleur, elle allait devant elle au hasard, comme une ombre errante et plaintive. Elle se trouva tout à coup en présence de Bibia,qui rôdait à l'écart et se repaissait de la désolation commune. Elle ne savait plus ni ce qu'eue disait ni ce qu'elle faisait : dans son égarement, elle se prit à lui parler comme s'il pouvait l'entendre et la comprendre.

« Tu ne sais pas, Bibia, tu ne sais pas?. Le petit Marc. ce joli petit garçon que tu rencontrais si souvent sur la côte. qui a de si beaux yeux, des yeux bleus. qui courait si gentiment au-devant de toi, du plus loin qu'il t'apercevait. ton petit compagnon de pécher. Il est à la mer!

Il est parti avec les mitres' Il est avec


eux dans la barque! Plus d'enfant! Je n'ai plus d'enfant! Cours après lui, Bibia! cherche-le! trouve-le! rapporte-le-moi1 Il a froid Je sens qu'il a froid! Ne sens-tu pas comme la nuit est froide? Tiens, prends mon châle, tu l'envelopperas dedans. Va, mon Bibia, va! Je t'aimerai bien, je te soignerai bien. D Elle tendait vers lui ses mains suppliantes.

Bibia regarda la mer et se mit à rire.

« Mais tu ne comprends donc pas?

s'écria-t-elle devenue furieuse, et le secouant par ses haillons. Je te dis qu'il est dans la barque! qu'il est parti avec les autres! qu'il est avec eux à la mer! Lui, Marc, lui, mon fils, mon enfant! Il ne t'a jamais fait de mal, lui! Il était le seul qui fût bon pour toi. Il t'assistait dans ta


misère. Il t'aimait dans ton abjection.

Je l'avais apprivoisé à ta laideur.

Pourquoi donc ris-tu, misérable Est-ce que j'ai ri, moi, lorsque tu m'as apporté ton doigt écrasé? Est-ce qu'il riait, lui, quand les autres te poursuivaient à coups de pierres?

Pauvre petit! sa plus grande joie était de glisser dans ta besace la moitié de son goûter. Va-t'en, monstre, va-t'en! Ton âme est encore plus hideuse que ta figure. »

Et, brisée par ces violences, l'infortunée éclata en sangiots, sa colère s'éteignit dans un flot de larmes.

Bibia ne riait plus.

Il était immobile, et ses yeux erraient de Mme Henry à la mer, de la mer à Mme Henry, pendant qu'il enroulait machinalement autour de son bras le châle qui était resté entre ses mains.


XVII

Les heures se succédaient au milieu de ces épouvantes. Il n'y avait plus personne dans le bourg. Toutes les portes étaient béantes, tous les seuils déserts, tous les foyers abandonnés.

La foule s'était répandue sur la côte et sur le rivage. Les fanaux des chaloupes allaient, venaient, se croisaient en tous sens. Les mères, épuisées de cris, se lamentaient à voix étouffée, tandis que les habitants, rassemblés


par groupes autour de chaque feu, discouraient sur l'événement et contestaient entre eux. Il n'y a pas d'église au Pouliguen. Le curé du bourg de Batz était accouru malgré son grand âge; sa présence avait apporté un peu d'ordre et d'apaisement dans le tumulte et la confusion qui régnaient au moment de son arrivée.

C'est à sa prière que Mme Henry s'était laissé ramener chez elle ; mais, à la vue du lit de son enfant, à la vue de ce lit silencieux, froid et vide, saisie d'horreur, elle avait fermé violemment les rideaux, elle s'était enfuie, elle était retournée sur la plage. Ce qu'il y avait de bien touchant, c'était la compassion que lui témoignait la population tout entière : on aurait pu croire qu'il n'y avait qu'elle d'atteinte et d'éprouvée.

« Ah! bonne, ah! chère dame!


LA COMPASSION QUE LUI TÉMOIGNAIT LA POPULATION.

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disaient les femmes empressées autour d'elle, nous sommes toutes bien malheureuses, mais vous êtes sûrement plus malheureuse que nous toutes.

Qu'il nous arrive à nous de pareilles calamités, c'est notre sort, c'est notre condition. Ci la mer est notre gagnepain, elle est aussi notre ennemie. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faut que la mer nous prenne nos enfants.

C'est pour elle que nous les élevons : un jour ou l'autre, elle les emporte Nous avons été habituées de bonne heure à voir partir tous ceux que nous aimons. Il n'y a pas un instant de notre misérable existence où nous ne soyons menacées. Nous naissons, nous vivons et nous mourons dans le tourment ; mais vous, mais vous, pauvre âme! Rien ne vous avait préparée au malheur qui vous frappe; vous deviez vous croire à l'abri de


ses coups. V ou n'aviez pas vu vos frères, votre père, votre mari, s'en aller au loin ; vous n'aviez point passé des années à trembler, à prier pour eux, à les attendre au pas de votre porte. Votre petit Jésus, dans son berceau, n'était pas promis aux flots et aux tempêtes. La mer ne représentait dans votre idée qu'un divertissement, l'amusement d'une saison.

Hélas ! que n'êtes-vous restée où vous étiez? Qu'êtes-vous venue chercher ici? Quel mauvais vent vous a conduite au milieu de nous ? »

Les hommes ne se contentaient pas de la plaindre : soit conviction, soit pure bonté d'âme, ils cherchaient à lui démontrer que la situation, si horrible qu'elle fût, n'était pas pourtant désespérée. Le flot n'était ni dur ni menaçant. On ne devait pas attacher à l'épave qu'il avait jetée sur la


çrève une importance qu'elle était iOin d'avoir. Ce n'était, après tout, qu'une rame tombée à l'eau; l'embarcation livrée à elle-même courait moins de hasards que dirigée par des mains inhabiles. Il était difficile d'admettre qu'elle eût passé inaperçue à travers l'espèce de croisière que formaient au large tous les bateaux pêcheurs du Pouliguen. Les fils avaient été recueillis par les pères : la marée qui achevait de monter les ramènerait tous ensemble.

Ce dernier espoir, le seul auquel on put encore se prendre, ne tarda pas à s'évanouir.


x V III

Les bateaux pêcheurs rentrèrent un à un, en se suivant de près. Quel retour, pauvres gens ! Chaque arrivée provoquait une nouvelle scène de tureur et de désolation. Les pères s'emportaient et juraient. Le bon cure s'efforçait de les adoucir, et les femmes noyées de larmes, intercédaient pour les petits coupables qu'elles chargeaient de malédictions quelques heures auparavant. Ce fut le père


Legoff qui rentra le dernier. C'était la forte tète du pays, le propre fils de Thomas Ier, un loup de mer, un dompteur de vagues, rompu de longue date aux traîtrises et aux roueries de l'Océan. Prêts à repartir, tous les patrons de barque l'attendaient pour recevoir ses instructions. Il n'était pas descendu à terre, que déjà la foule se précipitait à sa rencontre. On n'espérait plus qu'en lui; s'il existait encore des chances de salut, elles reposaient sur lui seul.

« Arrive donc, Legoff, arrive donc !

Il s'est passé ici de belles choses pendant notre absence. Nous n'avons plus d'enfants! Ils ont tous décampé!

Arrive, il n'y a que toi qui puisses nous les rendre ! »

A peine fut-il au courant, qu'il faillit éclater comme un obus.

« Ah ! les brigands ! s'écria-t-il.


Comptez-y, vous autres, que je vas retourner à la mer pour repêcher cette vermine! Ou voulez-vous que je les prenne ? Qu'ils se noient tous comme des mulots, cela m'est, fichtre ! bien égal. Ce sera tout profit pour nous.

Allons, femme, au logis ! Je suis trempé, j'ai faim. J'entends souper et me coucher après.

— Va, mon homme, dit la mère Legoff en pleurant. Tu trouveras le souper sur la table, personne n'y a touché. Puisque tu es si affamé, tu peux bien manger ma part et celle du petit. Moi, je n'ai pas faim, et le petit est peut-être mort.

— C'est ce qui peut lui arriver de mieux, répliqua rudement le pêcheur, car, s'il me tombe vivant sous la main!. Ah! tas de gueux! que la mer les engloutisse tous! que le tonnerre de Dieu les écrase !


— Legoff, dit le curé du bourg de Batz, c'est moi qui t'ai baptisé, c'est moi qui t'ai fait faire ta première communion, c'est moi qui t'ai marié.

Écoute-moi donc, malheureux! ne crains-tu pas que tes duretés et tes blasphèmes n'attirent la colère du ciel sur la tête de ces pauvres enfants?

— Sauve-les! sauve-les! criaient toutes les femmes en s'attachant à ses habits.

— Les sauver!. c'est bientôt dit cela. Encore un coup, où voulezvous que je les prenne?

— Cherche-les, mon homme, tu les trouveras. Toi qui portes, le dimanche, à ta veste huit médailles d'argent que tu as gagnées au risque de ta vie en arrachant à la mort tant de gens que tu ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam, laisseras-tu périr


ton enfant et tous les enfants de notre village ?

— Monsieur Legoff, ayez pitié de nous ! ayez pitié de moi ! dit Mme Henry en lui prenant les mains.

— Voyons! voyons! s'écria Legoff, après s'être essuyé le coin de l'œil avec la manche de sa vareuse, ne parlons pas tous à la fois. A quel moment de la journée ces faillis-chiens sont-ils sortis du port? Dans l'aprèsmidi. bon! La mer baissait. Le jusant les a entraînés. Une fois hors de la baie, ils ont été pris par le courant et sont allés à la dérive sur les brisants de la Roche aux Mouettes. Voilà le commencement! Quelqu'un de vous pêchait-il par là? Jambonneau, Mascaret, Pornichet, Macabiou, vous tous ici présents, quelqu'un de vous a-t-il remarqué quelque chose? Aucun de vous n'a-t-il rien signalé?


- Ma foi ! répondit le père Pornichet, une heure environ après le coucher du soleil, j'ai bien vu comme un feu dans la direction de la roche.

— Et tu n'as pas mis le cap dessus? Qu'as-tu donc pensé que ce pouvait être? De nouveaux mariés, sans doute, qui faisaient là leur repas de noce.

— J'ai vu comme un feu, et j'ai pensé que c'était peut-être un feu, repartit Pornichet avec une modeste assurance.

— Et ça t'a suffi, mon bonhomme?

Tu n'en as pas cherché plus long, tu t'es tenu pour satisfait. Eh bien, triple brute, c'étaient eux qui brûlaient leur barque. Comprenez bien, vous autres: L'embarcation s'est démolie en s'affalant sur les récifs. Elle ne pouvait plus servir : ils l'ont brûlée pour appeler à leur aide. Voilà la


suite! Ah çà, dans quelle barque sont-ils donc partis ? demanda-t-il en attachant sur sa femme un œil inquisiteur : il ne manquerait plus que ce fût la mienne. »

La mère Legofr baissa timidement les yeux. « Complet!. Ah! les canailles!

Une barque toute neuve! Cinq cents francs de flambés comme un paquet d'allumettes ! Voilà une bonne journée !

- Dame! patron, dit un de ses hommes d'équipage, avec un gars comme le vôtre, il faut s'attendre à tout.

— Répète un peu, » dit Legoff d'une voix insidieuse, appuyée d'un geste qui ne pouvait laisser aucun doute sur les intentions du pêcheur.

Puis, changeant brusquement de ton :


« Oui, je le rosserai, le mâtin! Oui, le bandit, s'il en réchappe, recevra la plus forte raclée qu'auront jamais administrée les deux mains que voici ; mais toi, méchant moucheron, apprends qu'un gars comme le mien en avalerait des cents et des mille comme le gars de monsieur ton père. C'est bien à toi, fainéant, rustique, propre à rien, de parler ainsi de l'enfant le plus avisé, du plus brave enfant qui soit dans la commune ! En brûlant ma barque, il avait son idée, et tu vois bien que l'idée était bonne, puisque à cette heure ils seraient tous sauvés, si ce cagnard de Pornichet n'eût point manqué cette nuit à tous ses devoirs de marin. Va te coucher clampin, et vivement!

— Après, Legoff, après? que sontils devenus?

-Ah! pardieu, ça n'est point mal-


aisé à deviner. Le flot est revenu, et les a emportés. Voilà la fin !. A moins pourtant que, par impossible, mon gredin de fils qui est capable de tout, n'ait trouvé le moyen d'escalader la Roche aux Mouettes, en tirant les autres après lui.

— Il l'a escaladée, mon homme, il l'a escaladée ! s'écria la mère LegofI avec l'intrépidité de la foi.

— S'il a pu échapper à la marée en gravissant ce pic énorme.

— Il l'a gravi, mon homme, il l'a gravi! Il a fait la nique à la mer!

Je réponds de lui : c'est ton gars!

— Si ce mauvais singe, en s'aidant des pieds et des mains, a pu grimper jusqu'au dernier plateau.

— Il est dessus, mon homme, je le vois! s'écria la brave créature illuminée par l'amour maternel.

— Mais les autres, les autres?


demanda Mme Henry d'une voie éperdue.

— Soyez donc tranquille, ma bonne amie! Vous ne le connaissez pas. Puisqu'il est sur le plateau, tous les autres y sont avec lui. Je les vois tous. Ils tendent vers nous leurs petits bras.

Ils appellent à leur secours. On y va, mes chéris, on y va!

— Allons-y! s'écria Legoff aux acclamations de la foule. Macabiou, Jambonneau, Mascaret, tous les pères, vous m'accompagnez tous, je vous prends avec moi. Il y aura de la besogne, ce ne sera pas trop de nous tous pour en venir à bout. S'ils sont encore sur le plateau, si le flot s'est arrêté là, s'il ne les a point balayés, nous les retrouverons dans un joli état. Femmes, des provisions! du sucre! de l'eau-de-vie! du vin! des couvertures! Faites vite:


hâtez-vous! Il n'y a pas un moment à perdre. Vous, monsieur le curé, priez Dieu pour eux et pour nous. »

Le bateau, chargé de provisions et d'agrès, était prêt à reprendre la mer. Legoff montait à bord, quand il se sentit retenu par le pan de sa vareuse.

« Monsieur Legott; dit Mme Henry en remettant au pêcheur des sels, des cordiaux, une mante qu'elle était allée prendre chez elle en toute hâte, je vous le recommande bien! Ayez grand soin de lui, mon bon monsieur Legoff! 11 est le plus petit, il n'est pas habitué. Il aura eu plus de mal que les autres. Il est encore bien délicat!

Enfin il est le seul qui ne sera pas recueilli par son père. Si vous vouliez m'emmener avec vous ?

— Vous emmener, chère dame.

Vous n'y pensez pas ; mais comptez


sur moi, sur nous tous. Nous veillerons sur votre fils comme sur les nôtres : au lieu d'un père il en aura douze, et, avec l'aide de Dieu, je vous ramènerai le chérubin. »

Legoff était à bord et commandait à manœuvre. Le vent, qui soufflait la terre, faisait craquer la toile. Le bateau piaffa dans la vague et partit.


XIX

Bien qu'il dût s'écouler de longuoa heures avant le retour, tous les habitants passèrent le reste de la nuit sur le rivage. Les conjectures ne s'égaraient plus dans l'immensité : l'espoir, 'a crainte, la terreur, s'étaient concentrés sur la Roche aux Mouettes.

Tous ceux qui l'avaient vue de près en décrivaient minutieusement la configuration, depuis la base jusqu'au faîte, et, comme il arrive toujours en


pareil cas, chaque description était si exacte, que toutes différaient entre elles et se contredisaient. Suivant les uns, l'ascension du pic ne présentait aucune difficulté, et la bande avait pu, sans beaucoup de peine, parvenir jusqu'au sommet; suivant les autres, la chose était impraticable, ou tout au moins des plus périlleuses, surtout pendant la nuit, et pour des enfants de cet âge. Les uns prétendaient que la mer n'avait jamais atteint au delà du dernier plateau, et qu'ils y dormiraient aussi tranquillement que dans leur lit; les autres soutenaient qu'il ne fallait point s'y fier, et qu'aux équinoxes, il n'était pas rare que la mer ne dépassât le niveau de la plateforme. Ainsi, selon ce que chacun disait, les cœurs s'ouvraient ou se fermaient à l'espérance. La mère Legoff était la seule qui demeurât iné-


branlable dans sa foi; elle eût appris sans étonnement que son gars avait arrêté le flot en lui disant : Tu ne monteras pas plus haut!

Mme Henry errait de groupe en groupe, prêtant une oreille avide à tous les propos, se sentant mourir de mille blessures. L'unique espoir où

elle pût se réfugier était lui-même un affreux supplice : c'était la branche d'épines à laquelle les mains se déchirent en cherchant à s'y cramponner. Elle voyait son petit Marc gravissant dans l'ombre le rocher terrible. En admettant qu'il eût trouvé en lui assez de force pour se hisser jusqu'au dernier plateau, en admettant que le flux n'eût pas franchi cette limite, elle voyait le pauvre petit être transi de froid, exténué de fatigue et de faim, inanimé, tout saignant, tout meurtri. Aux approches de l'aube,


elle alla s'asseoir sur un des rochers de la côte : elle y resta longtemps, dans une attitude brisée, ses yeux fixés sur l'horizon, comme s'ils cherchaient à percer l'espace. Quand elle se leva, le jour avait paru. En redescendant vers la grève, elle rencontra Bibia, qui commençait déjà sa tournée. A la vue de Mme Henry, l'idiot passa l'oreille basse, ainsi qu'un chien qui se souvient d'avoir été battu. Confuse, elle aussi, au souvenir de ses emportements, la douce créature s'arrêta un instant, et l'accompagna d'un regard de pitié. Elle pensait à l'amitié de Marc pour ce malheureux, aux caresses qu'il lui faisait, à la jolie main blanche qu'il lui promenait sur la face après qu'il l'avait assisté. « Pauvre Bibia! pauvre petit Bibia! » dit-elle en donnant à sa voix les inflexions de la voix en-


fantine. Et elle reprit son chemin en pleurant.

Au petit point du jour, le curé, suivi d'une partie des habitants, était allé au bourg de Batz dire une messe à l'autel de Notre-Dame-de-Bon- Secours, puis il était venu reprendre sa place au milieu de ses ouailles : il soutenait le courage des mères, après avoir prié pour la conservation des enfants. La matinée se traîna dans la fiévreuse anxiété de l'attente. Un brouillard épais qui s'élevait de terre avait, dès l'aube, obscurci le ciel, et s'était étendu sur l'Océan. La nature, si profondément indifférente à nos maux et à nos misères, semblait s'associer aux douleurs de ce pauvre hameau. Tous les objets, tous les accidents du paysage étaient enveloppés dans une atmosphère cotonneuse, qu'une lueur grise et blafarde éclairait


uniformément. Un silence absolu régnait sur la plage, quoique la population tout entière y fût rassemblée. Le bateau ne pouvait plus tarder : d'un instant à l'autre, il allait sortir de la brume. On touchait au moment suprême : on attendait l'arrêt de Dieu.

Tout à coup, sur le midi, une rafale de vent dégagea la mer et le ciel, le soleil brilla, les vagues étincelèrent, et on aperçut au loin une voile qui s'avançait du large.

La foule resta muette. Personne ne bougea. On entendait battre les cœurs.

La voile, qui n'était d'abord qu'un point blanc dans l'espace, se développait de plus en plus. L'embarcation cinglait visiblement vers le rivage : c'était le bateau de Legoff! Que rapportait-il dans ses flancs? La joie ou le deuil? La vie ou la mort? Cette voile, si longuement attendue, si ar-


demment souhaitée, on aurait voulu pouvoir l'arrêter dans son vol, on tremblait maintenant de la voir arriver au port. Il y eut là un moment d'angoisse indicible. Toutes les âmes étaient suspendues au morceau de toile que poussait la brise. Pas un mot! pas un cri! pas un mouvement!

pas un geste! Mais lorsque enfin le bateau fut assez près de terre pour qu'on pût distinguer sa coque et son gréement, lorsqu'on aperçut à l'avant un amas confus de petits êtres qui agitaient dans l'air leurs casquettes ou leurs moucpoirs, toutes les poitrines éclatèrent à la fois, une clameur enivrée monta vers le ciel.

« Est-ce vous? est-ce vous? -C'est nous! c'est nous! » répondit un ensemble de voix argentines.

Quelques instants après, le bateau s'échouait sur la plage, et tous les


enfants descendaient pêle-mêle, se culbutant les uns les autres. En quel état, juste ciel! les vêtements déchirés, la figure meurtrie, les mains ensanglantées, les cheveux souillés de guano. Chaque mère reconnaissait son gars, le saisissait au saut de la barque, et, l'étreignant comme une proie, l'arrosait de larmes, de gifles et de baisers.

« Marc! Marc! » criait Mme Henry qui cherchait le petit des yeux, et qui déjà ne se possédait plus.

Aucune voix ne répondait.

Il ne restait plus que Marc à descendre : Marc ne descendait pas.

« Mon enfant! mon enfant! Il était avec vous ! Parlez, mais parlez donc !

Qu'avez-vous fait de Marc ? Qu'avezvous fait de mon enfant? »

Ils détournaient la tête et se taisaient.


D'un seul bond, elle se précipita dans le bateau, le fouilla d'un regard depuis l'avant jusqu'à l'arrière, et se redressant en face de LegofF : « Mon fils? où est mon fils? Vous aviez promis de me le ramener! »

Deux larmes silencieuses roulèrent sur les joues du pêcheur.

Elle poussa un cri d'oiseau blessé, et tomba sans vie sur un monceau de voiles.

C'était déjà fini de la joie du retour.

Le malheur de Mme Henry replongeait le hameau dans la consternation.

Toutes les mères se sentaient gênées et mal à l'aise ; elles n'osaient plus embrasser leurs enfants. La foule, Avant de se disperser, demeura quelque temps encore sur le rivage. La perte du petit Marc faisait le sujet de tous leurs entretiens. Pressé de questions, le jeune Legoff raconta ce qui


s'était passé jusqu'au moment où la dernière poussée du flot les avait tous roulés sur le plateau. Il avait vu Marc entraîné par la vague, il s'était élancé pour le retenir. A partir de là, il ne se souvenait plus de rien. Le père compléta le récit du fils. Il les avait trouvés, à la pointe du jour, étendus sur le roc, immobiles et froids, ne donnant aucun signe de vie. A première vue, il les avait tenus pour morts : en les comptant un à un, il pensait compter des cadavres. Ils y étaient tous, excepté Marc. On les avait enveloppés dans des couvertures; à grand renfort de frictions, de cordiaux, on était parvenu à les ranimer tous. Une heure après, ils étaient sur pied, et mangeaient comme des ogres, tout en pleurant leur petit compagnon. Pendant qu'ils achevaient de se remettre, le père Legoff, assisté


de ses hommes d'équipage, avait exploré la Roche aux Mouettes jusque dans ses coins et recoins les plus mystérieux : toutes les recherches avaient été vaines. Au dire des en.

fants, Marc, épuisé de forces, n'eût pas survécu à la nuit qu'ils venaient de passer : si la dernière vague né l'eût pas emporté, on l'aurait infailliblement ramassé mort sur la plateforme.

« Pauvre chère dame! ajouta le pêcheur avec émotion; Dieu m'est témoin que j'aurais donné de bon cœur deux doigts de ma main pour pouvoir lui ramener son mioche.

— Ah! disait le petit Mascaret, si les autres avaient voulu me croire, rien de tout ça ne serait arrivé. »

Tous les ménages rentrèrent chacun chez eux, et le bon curé, dont la tâche n'était pas terminée, se


rendit auprès de Mme Henry, qu'on avait rapportée évanouie dans sa chambre.


XX

En se retrouvant chez elle, après un long évanouissement, Mme Henry put se demander un instant si elle n'avait pas rêvé les scènes effroyables qu'elle venait de traverser. Tout respirait autour d'elle l'ordre et la paix accoutumés. Tous les objets familiers étaient à leur place, ses ouvrages d'aiguille, les livres qu'elle aimait, la lampe qui avait brûlé toute la nuit, les jouets du petit Marc, le volume de


contes ouvert à la page qu'il n'avait pas achevé de lire. Un gai soleil d'automne entrait à pleins rayons dans ce réduit où rien n'était changé. Elle demeura quelque temps immobile, promenant çà et là un regard inquiet, effaré. A la vue du lit, dont les rideaux étaient restés fermés, elle se leva tout d'une pièce, et, foudroyée par le souvenir de la réalité, elle s'évanouit de nouveau entre les bras de sa femme de chambre et de son hôtesse, qui ne la quittaient pas.

Quand elle reprit ses sens pour la seconde fois, le curé était seul auprès d'elle. Il lui tenait les mains, et il priait : il priait en silence la Mère des douleurs, le Dieu des affligés.

Elle était calme, l'œil sec, la voix ardente, sans attendrissement sur ellemême, sans révolte contre sa destinée.

On eût dit que a foudre, en la frap-


pant, avait tari ses yeux et mis son cœur en poudre. Tout d'abord, elle voulut savoir dans les moindres détails ce qui s'était passé, comment son fils avait gravi la roche, comment il était parvenu jusqu'au dernier plateau, comment il avait été emporté ; enfin, comment les autres avaient été retrouvés et sauvés.

« Dites, dites, monsieur le curé.

Je veux tout savoir, je peux tout enten dre. »

Le curé, d'une voix hésitante, raconta ce qu'il avait appris. Elle l'écoutait avidement, avec une sorte de volupté farouche, et ne l'interrompant que par ces mots : « Pauvre petit!

pauvre petit! » qui s'échappaient à chaque instant de ses lèvres.

« Ainsi, dit-elle, c'est fini, il est mort. Tous les autres sont revenus : lui seul ne. reviendra jamais ! Eh bien,


monsieur le curé, je vais vous avouer une chose : je n'ai que ce que je mérite. Dieu m'a punie, et il a bien fait.

J'étais une mauvaise mère. Ce que je vous dis là est la vérité. J'avais déjà perdu deux enfants. Ils étaient morts entre mes bras, mes deux premiers-nés! J'avais reçu leur dernier souffle. Je les avais ensevelis de mes mains. Je devais passer ma vie à les pleurer. Au bout de quelques années, je les avais oubliés presque. Marc les remplaçait dans mon cœur. J'étais fière de sa beauté, je m'enivrais de ma tendresse. Je ne pensais plus aux deux autres. Quelques jours encore, et mon mari venait nous retrouver.

Nous nous étions quittés dans la tristesse ; nous nous réunissions dans la joie. Non, voyez-vous, j'étais trop heureuse ! Je n'avais pas le droit d'être heureuse à ce point. Dieu


m'a châtiée : je ne me plains pas. »

Elle parla longtemps avec une volubilité fiévreuse. Elle allait jusquà s'accuser d'avoir manqué de vigilance dans l'accomplissement de ses devoirs envers le petit Marc.

« C'est moi qui l'ai perdu, disaitelle; c'est par ma faute qu'il est mort.

Le ciel ne m'avait pas épargné les avertissements. Cette mer qu'il aimait, j'en avais peur, elle m'épouvantait.

Quelque chose me criait là qu'elle ne l'attirait que pour le dévorer. J'aurais dû veiller à toute heure, et je me suis endormie lâchement! »

Pas un sanglot, pas une larme, mais des étouffements, des angoisses fréquentes, et aussi des retours passagers d'égarement et de folie.

« Ne faisons pas de bruit, parlons bas. Ils dorment là tous trois. J'ai fermé les rideaux de peur que le


grand jour ne les incommodât. Legoff les a retrouvés sur le plateau de la Roche aux Mouettes. Ils sont trèsfatigués. Quand ils se réveilleront, je vous les montrerai. L'aîné s'appelle Armand; le second, Alfred; le troisième, c'est le petit Marc. Vous verrez comme ils sont beaux tous trois ! »

Ce n'était ni Bossuet ni Massillon que le curé du bourg de Batz; mais les longs pleurs qui coulaient sur ses joues flétries étaient plus éloquents qu'un sermon.

« Madame, lui dit-il enfin, je suis bien vieux. Pendant le cours de ma longue vie, j'ai vu de près beaucoup d'infortunes ; je n'en ai pas vu qui fût comparable à la vôtre. Vous êtes certainement la créature la plus digne de pitié que j'aie rencontrée dans cette vallée de larmes. Le monde ne peut rien pour vous ; appuyez-vous sur la


main qui vous frappe, elle est la seule qui puisse vous secourir. Dieu ne vous châtie pas, il vous éprouve. Il vous marque du sceau de son élection. Ce n'est pas tout, ma fille. Ne perdez pas de vue qu'il vous reste encore des devoirs à remplir ici-bas : vous êtes une épouse chrétienne.

Votre mari n'est pas moins à plaindre que vous; aujourd'hui plus que jamais, il a besoin de votre dévouement.

— Oui, c'est vrai, vous avez raison.

C'était sa vie que cet enfant. Il ne faut pas qu'il vienne! il faut l'empêcher de venir! Je vais lui écrire, je vais le préparer. mais que dire, mon Dieu? Aidez-moi! je suis folle. »

Elle cherchait de quoi écrire.

En rassemblant ses papiers épars, elle mit la main sur un pli venu par la poste, et qui était là depuis la veille.


Elle déchira l'enveloppe et lut la billet que voici :

Paris, 14 septembre.

« Je n'y tiens plus! Tu l'as dit, les affaires ne sont pas la grande affaire de la vie. 0 chers aimés, seules joies de mon cœur, je vais donc enfin vous retrouver' Ma femme, mon enfant, je vais vous presser dans mes bras! Il n'y a que vous au monde, doux trésors! il n'y a que vous, tout le reste n'est rien. Je pars demain, par l'express du soir. Ces quelques mots ne me précéderont que d'un jour. Je suis tout simplement le plus heureux des hommes; il n'est pas de bonheur qui puisse égaler le mien.

« H. »

a Monsieur le curé, dit-elle, emmenez-moi, 11 est parti, il vient, il


sera ici dans une heure! Que voulezvous que je lui dise? qu'il n'a plus d'enfant, que son fils est mort! son fils qu'il m'avait confié, son fils que j'avais promis de lui rendre! C'est impossible! Dieu n'exige pas que je dise cela. Emmenez-moi, ou plutôt demeurez. Oui, demeurez, par grâce, par pitié! Je reviendrai quand il m'appellera. Vous êtes bon, monsieur le curé, vous savez parler au cœur des malheureux. Dites-lui que je vis, que j'aurai la force de vivre. Nous vivrons l'un pour l'autre, avec l'espoir de retrouver, dans une autre existence, les êtres chéris que nous avons perdus. »

En achevant ces dernières paroles, elle avait senti son cœur se détendre.

Elle passa rapidement son mouchoir sur ses yeux, et, se rajustant avec précipitation, elle allait s'élancer hors de la chambre, quand tout


à coup on entendit le roulement d'une voiture sur le quai.

C'était la voiture de Guérande.

Elle voulut s'enfuir : elle avait ses pieds vissés au plancher.

La voiture s'était arrêtée.

Un bruit de pas montait dans l'escalier.

Elle s'affaissa sur elle-même et se cacha la figure dans ses mains.

Le curé s'était levé et regardait la porte.

La porte s'ouvrit brusquement, M. Henry parut sur le seuil.

Il ne savait rien : il arrivait joyeux.

« Va-t'en! va-t'en! » s'écria-t-elle sans oser relever la tête.

Elle ne put en dire davantage : sa voix se brisa dans un sanglot.

« Du courage, monsieur! dit le curé.

Dieu vous éprouve encore une fois.

Du courage. pour vous. pour elle! »


M. Henry se tenait sur le pas de la porte, l'œil hagard, les traits bouleversés.

« Marc! s'écria-t-il d'une voix déchirante.' — Marc ! répéta-t-il en se précipitant vers le lit de son fils.


— Marc! » cria-t-ii une dernière fois en écartant les rideaux par un geste désespéré.

Il y avait sur la couverture quelque chose d'enveloppé dans un châle.

Au troisième appel, plus retentissant encore qup les deux autres, le châle se mit à remuer, et ce qu'il y avait d'enveloppé dans ses plis sauta au cou de M. Henry en disant :

« Bonjour, petit père! »


XXI

Quelle journée fut jamais plus remplie d'émotions de toute nature! La nouvelle s'était répandue dans le bourg. Marc, depuis le moment où il s'était senti entraîné par la vague, ne se souvenait absolument de rien. On criait au miracle : un ange avait recueilli l'enfant et l'avait porté dans son lit! Tous les habitants, attroupés sur le quai, assiégeaient la porte de Mm. Henry et demandaient à voir le


petit Marc, trop faible encore pour pouvoir descendre ; Mme Henry fut obligée de se montrer à la fenêtre et de le présenter à la population émerveillée. Assis sur le seuil de la porte, et complétement étranger à ce qui se passait autour de lui , Bibia collationnait tranquillement d'une croûte de pain et d'un oignon cru.

Cependant les premiers transports apaisés, la mère avait reconnu le châle dans lequel son fils était enveloppé : c'était le tartan qu'elle avait laissé aux mains de Bibia. Quelle apparence que Bibia eût joué un rôle dans cette aventure? Seule, Mme Henry, sans pouvoir l'expliquer, entrevoyait déjà la vérité. Avant de se faire dans son esprit, la lumière se faisait dans son cœur : l'esprit cherche, le cœur deine.

Une chaloupe qui avait disparu du


port pendant la nuit venait d'être retrouvée au fond d'une anse, près du bourg de Batz, sans un homme d'équipage à bord.

Voici ce "qu'on apprit dans la soirée : Il y avait sur la côte, au-dessus de la baie où la chaloupe était encore échouée, une masure qu'habitait un pauvre ménage. L'homme était malade; la femme avait passé toute la nuit à son chevet. Une heure avant que le jour parût, la porte s'était ouverte comme poussée par un coup de vent, et Bibia était entré avec un enfant dans ses bras. L'enfant était roulé dans un châle, sans connaissance, à moitié mort de froid. Bibia semblait transfiguré : ses yeux brillaient comme deux tisons. A peine entré, il avait jeté deux fagots dans la cheminée, présenté l'enfant à la flamme, et, tout en le berçant sur ses genoux, il lui versait


goutte à goutte entre les lèvres le vin d'une fiole entourée d'osier, qu'il avait tirée de sa besace : tout cela avec l'intelligence et la tendresse d'une mère. Vingt minutes après, il s'en allait comme il était venu, emportant avec lui l'enfant, qui dormait contre sa poitrine.

L'ange, c'était Bibia. Quoi! dirat-on, ce monstre, ce méchant, cet idiot? Eh bien, oui! il avait suffi de la bonté d'une femme, des caresses et de la grâce d'un enfant, pour jeter dans cette fange un germe d'affection, de reconnaissance et de dévouement.

Ce germe, indolent, presque inerte, avait éclaté tout à coup en présence du désespoir et de la fureur de la mère. Bibia avait compris enfin que Marc était parti avec les autres, que sa vie était en danger. Instinctivement, sans conscience peut-être de l'acte


prodigieux qu'il allait accomplir, comme un projectile obéissant à l'impulsion qu'il a reçue, Bibia avait couru vers le port, il s'était précipité dans une chaloupe, il avait gouverné sur la Roche, il était arrivé juste à point pour saisir l'enfant que la vague emportait. Dieu l'avait conduit, Dieu l'avait ramené. La lueur qui s'était faite en lui n'avait duré que quelques heures : sa mission remplie, son œuvre terminée, le pauvre idiot était retombé dans sa nuit, il ne se souvenait plus.

Mrae Henry eut beau le tourner et le retourner de tous sens, aucun tres,..

saillement intérieur n'ébranla sa carapace informe.

« Embrasse-le! » dit-elle à Marc en le jetant au cou de Bibia.

Bibia regardait tour à tour la mère et l'enfant. Il porta à sa bouche un des doigts de sa main, celui qu'avait


pansé Mme Henry, et il s'éloigna.

Quand j'arrivai au Pouliguen, le hameau se remettait à peine de ses émotions. J'assistais, le lendemain, à une cérémonie touchante. Dès le matin, tous les enfants, dans leurs habits de fête, se tenaient rangés le long du quai, sur une seule file. Au premier appel des cloches, qui sonnaient à toute volée, le cortége s'ébranla, et se déroula sur la côte en se dirigeant vers le bourg de Batz.

Pieds nus, chacun d'eux un cierge à la main, ils se rendaient en pèlerinage à la chapelle de la Vierge : c'était un vœu qu'au moment suprême ils avaient fait, sur la Roche, à Notre-Dame-de-Bon-Secours. Les familles cheminaient derrière; M. et Mme Henry fermaient la marche. A la même heure, le curé du bourg de Batz et son vicaire, précédés de la


croix et de la bannière, suivis des habitants du bourg, s'avançaient processionnellement à la rencontre des petits pèlerins. Hommes et femmes portaient ces beaux costumes qui semblent empruntés à l'Orient, et que le temps n'a pu modifier, même dans une époque où l'originalité des vêtements a complètement disparu avec celle des mœurs et des caractères. A moitié route, les deux cortèges n'en formaient plus qu'un seul. Le curé avait entonné le Magnificat, que toutes les voix chantaient à l'unisson. Un doux soleil éclairait ce tableau : le bruit de la mer, grave et solennel comme celui d'un orgue immense, accompagnait les chants religieux.

Après l'office, le bon curé descendit les marches de l'autel, et prononça cette courte allocution :


« Mes chers enfants, 1 Vous avez désobéi à vos parents, et Dieu vous a punis. En présence du danger commun, vous vous êtes aidés mutuellement, et Dieu vous a secourus. En face de la mort, vous avez prié Dieu, et Dieu vous a délivrés.

Que tout cela vous serve d'enseignement. Montrez-vous soumis et respectueux envers vos familles ; épargnez le cœur de vos mères; aimez-vous les uns les autres; et, quoi qu'il vous arrive, mettez toujours votre confiance dans le ciel. Vous savez tous par quelles mains le petit Marc a été sauvé. Nous avions cru d'abord que c'était un ange qui l'avait recueilli. Le miracle reste tout entier, et puisque Dieu, dans sa bonté, daigne parfois se servir des plus humbles instruments pour l'accomplissement de ses


desseins, apprenez par là, mes enfants, à être. bons pour tous et a ne mépriser personne. »

Une heureuse surprise attendait nos petits amis à leur rentrée au Pouliguen. Par les soins de M. Henry, une tente avait été dressee sur la piage : elle abritait une table improvisée, copieusement garnie de viandes froides et de pâtisseries de ménage, le tout accompagné de fruits de la saison et de quelques flacons de bon vin. La présidence du repas fut d'abord offerte à Marc, qui déclina cet honneur et désigna lui-même Legoff comme plus digne. Le jeune héros ne se fit pas prier, et, de même que sur la Roche aux Mouettes il avait donné l'exemple du courage, de la présence d'esprit et de l'activité, de même à table il surpassa par son foudrovant appétit tous les autres con-


vives, et montra qu'il méritait aussi de les commander sur ce nouveau champ de bataille.

M. et Mme Henry passèrent encore quelques jours au Pouliguen. Ces quelques jours furent utilement employés. Ils réparèrent la perte éprouvée par Legoff en lui faisant présent d'une barque neuve et toute gréée, achetée dans le port de Nantes. Le pêcheur, dans sa gratitude, voulut qu'elle portât le nom du petit Marc, et ce nom fut inscrit en lettres dorées au couronnement de l'embarcation.

Le petit-fils de Thomas Ier reçut, lui, une montre d'argent avec ces mots gravés à l'intérieur de la cuvette : A Pierre Legoff, âgé de dOllie ans, souvenir du 15 septembre. On pense bien que Bibia n'était pas oublié; mais que faire pour ce malheureux?

On avait d'abord songé à lui donner


une cabane sur la côte ou à lui assurer un refuge dans une maison de charité; tout cela était impraticable.

D'une part, la propriété, quelque minime qu'elle soit, exige des soins de surveillance et d'administration auxquels Eibia n'aurait pu se prêter; d'autre part, la vie sédentaire d'une maison de refuge était trop en opposition avec ses instincts de vagabondage. On se contenta de le recommander au bon curé du bourg de Batz, en lui laissant entre les mains de quoi subvenir aux modestes besoins du pauvre déshérité.

L'heure du départ était enfin venue.

La famille Henry, escortée de toute la population du Pouliguen, se rendit à pied jusqu'à Guérande. C'est là qu'eut lieu la séparation. Marc avait le cœur bien gros. Au moment de monter en voiture. il embrassa tous


ses petits compagnons. Mme Henry fut embrassée par toutes les mères. Quelques heures après, ils étaient sur le pont du bateau à vapeur qui remontait la Loire. Bibia les avait suivis, en courant, jusqu'à Saint-Nazaire. Il resta longtemps sur le quai, immobile, ployé en deux, son regard atta, ché sur le bateau qui s'éloignait, et, quand il l'eut perdu de vue, de grosses larmes tombèrent de ses yeux, qui iusque-là n'avaient jamais pleuré.


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XXII

Voilà, mon cher Paul, le récit que je t'avais promis. Je pourrais en rester là; mais je suppose que tu t'intéresses au petit Marc, et que tu es curieux de savoir ce qu'il est devenu en grandissant. Pour te satisfaire, nous le suivrons jusqu'au jour où, bien jeune encore, il a pris rang parmi les hommes utiles à leur pays.

Ne demande pas à ces dernières


pages les péripéties de la Roche aux Mouettes; nous en avons fini avec les émotions violentes, avec l'action et le mouvement. Nous allons rentrer dans un ordre d'idées plus tranquilles, nous allons retrouver dans leur intérieur les êtres excellenrs que tu connais déjà : un père qui est l'honneur et la loyauté même, une mère tendre, une épouse dévouée, n'ayant d'autres joies que celles du foyer domestique ; en pénétrant dans leur intimité, tu pourras croire que tu n'as pas quitté ta famille.

Le voyage ne fut qu'une suite de distractions et d'enchantements. L'automne était d'une magnificence exceptionnelle; ils en profitèrent pour allonger la route et multiplier les excursions. Clisson les retint pendant quelques jours sur les bords de la sèvre nantaise, puis ils remontèrent


le cours de la Loire, et visitèrent d'étape en étape Chenonceaux, Chambord, Amboise, tous les sites, tous les châteaux, tous les vieux murs qui appelaient leur curiosité. Ils rentrèrent enfin dans Paris, et, quoiqu'il soit toujours bien doux de reprendre possession de ses habitudes et de son foyer, l'heure du retour ne fut pas cependant tout à fait exempte de trouble et de tristesse. On se rappelle les appréhensions que Mme Henry laissait voir au sujet de Marc dans une des dernières lettres qu'elle écrivait à son mari. Que feraient-ils, dans leur entre-sol de cette hirondelle des mers? En effet, à peine rentré, Marc s'effarait déjà comme un oiseau qu'on vient de mettre en cage. Mme Henry, à son insu, s'était accoutlllnée, elle aussi, àl'airlibre et aux grands espaces, mais elle était de ces âmes qui ne


vivent que pour les autres, elle ne songeait qu'à son fils. Dès le lendemain de leur arrivée, elle épanchait ses inquiétudes dans le cœur de M. Henry, qui ne paraissait pas s'en préoccuper autrement.

« Tu t'alarmes à tort, disait-il.

Marc est sauvé, il est robuste et bien portant. Le Luxembourg et les Tuileries ne lui rendront pas les grèves de la Bretagne; mais, en fin de compte, Paris ne saurait passer pour une succursale des marais Pontins.

L'enfant s'acclimatera peu à peu dans le milieu où nous vivons; c'est l'affaire de quelques semaines. En attendant, nous irons dimanche prochain, comme de bons bourgeois que nous sommes, nous promener dans le bois de Meudon, et nous renouvellerons cette petite fête tous les huit jours, aussi longtemps que la saison le permettra. »


Mme Henry ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il en parlait bien à son aise. Marc s'attristait de plus en plus.

Que les rues, les boulevards où on le traînait pour essayer de le distraire lui semblaient étroits et bornés ! Quel maigre ruisseau que la Seine ! Quels piteux rochers que les rochers du bois de Boulogne ! Combien il restait froid et indifférent aux amusements qu'il avait sous la main! Qu'il eût donné volontiers tous les jolis enfants qui prenaient leurs ébats dans les jardins publics pour deux ou trois des petits va - nu - pieds qu'il avait laissés au Pouliguen! Pornichet, Jambonneau, Macabiou , Mascaret, tous ces noms bourdonnaient dans sa mémoire comme un essaim dans une ruche.

Il n'y avait pour lui qu'un héros au monde, c'était le jeune Legoff. Il n'était pas jusqu'au pauvre besacier qui


ne lui manquât. On aurait pu croire que l'aventure de la Roche aux Mouettes l'avait à jamais guéri de sa passion pour l'Océan; bien loin de là, le souvenir de cette nuit terrible demeurait dans son imagination comme quelque chose de merveilleux et d'enchanté. Il y revenait sans cesse, et toujours avec une exaltation qui effrayait Mrae Henry.

« Va, lui dit - elle un soir qu'il racontait pour la vingtième fois et avec un redoublement d'enthousiasme la veillée au pied de la roche, l'ascension du pic et les prouesses de l'ami Legoff, si tu avais été témoin du désespoir où me plongeait ton escapade, tu te complairais moins dans le récit de toutes ces horreurs, tu n'en parlerais pas ainsi que tu le fais. »

A ce reproche qu'il sentait mérité, Marc se jeta dans les bras de sa


mère, et dès lors il ne parla plus de la Roche aux Mouettes.

Le dimanche qu'ils devaient passer dans les bois de Meudon était arrivé.

Ils partirent allégrement tous trois par une claire matinée d'octobre.

Marc était heureux de retrouver, ne fût-ce que pour quelques heures, sa vie errante, si brusquement interrompue, et, de son côté, Mme Henry se réjouissait d'une promenade qui la reportait aux meilleurs temps de sa jeunesse. Ils descendirent à Bellevue, déjeunèrent à l'hôtel de la station chez des hôtes bons et aimables, puis de leur pied léger ils gagnèrent les bois où s'étalaient les splendeurs de l'automne. Il faisait une de ces journées qui sont les adieux du soleil. Les oiseaux chantaient comme au printemps. Les chênes étaient encore verts. Une faible brise agitait le feuü-


lage doré des bouleaux et des trembles. Tandis que Marc courait comme > un faon sur la mousse et dans les bruyères, M. et Mme Henry marchaient à pas lents le long des allées. La vue de ces paysages qu'ils avaient si souvent parcourus ensemble réveillait autour d'eux un cortège de souvenirs ; dans un entretien doux et grave, ils se redisaient l'un à l'autre les joies et les épreuves de leur existence laborieuse et honnête. Tout en causant, ils avaient rabattu sur les coteaux de Sèvres. Ils ne résistèrent pas à la tentation de jeter un coup d'oeil dans l'enclos qu'ils avaient visité naguère, et possédé pendant toute une aprèsmidi. Ils poussèrent la grille entr'ouverte et furent surpris en flagrant délit de curiosité par un jardinier qui les invita poliment à entrer; les maîtres étaient en voyage,


Mme Henry hésitait pourtant.

« Entrez, madame, dit le jardinier, ne craignez pas d'être indiscrète.

Quoique la propriété ne soit ni à louer ni à vendre, mes maîtres, en partant, m'ont donné l'ordre de la laisser visiter par toutes les personnes qui en auraient l'envie.

— Eh bien, entrons! s'écria gaiement M. Henry; donnons-nous cette fois encore le luxe d'une villa. »

Les années n'avaient apporté aucun changement dans ce poétique réduit.

La maison était bien telle que MUI.

Henry l'avait décrite dans une de ses lettres. Au dehors, avec son toit plat, sa terrasse et ses balcons, ses palissades de rosiers grimpants et ses lestons de vigne vierge, elle ressemblait à une cassine italienne. L'intérieur était fraîchement décoré ; l'ameublement et les tentures respiraient


à la fois l'élégance et la simplicité.

Les pièces n'étaient pas vastes, mais Mme Henry se disait que le bonheur tient peu de place, et tout ce qu'elle voyait était en si parfaite harmonie avec ses goûts, qu'il lui semblait qu'elle avait présidé elle-même aux moindres détails de l'arrangement et de la décoration du logis. On découvrait, du haut de chaque balcon, un point de vue unique peut-être dans les environs de Paris, et que pourraient envier les contrées les plus favorisées du ciel : entre deux promontoires de verdure, le village de Saint-Cloud en amphithéâtre; audessus, le mont Valérien comme une acropole ; la Seine repliée au fond de la vallée, et tout au loin, pour dernières limites, les collines boisées de Sannois et de Montmorency : un tableau de Poussin. Le soir était venu,


et ils attendaient au salon l'heure du train qui les ramènerait à Paris. Marc trouvait la demeure à son gré et ne voulait plus s'en aller. Mrae Henry ne pouvait se défendre d'un serrement de cœur. « Qu'il ferait bon de vivre ici! » dit-elle en soupirant Elle s'enveloppait dans son châle, quand tout à coup la porte du salon s'ouvrit à deux battants, et le jardinier, transformé en maître d'hôtel, prononça ces simples paroles : « Madame est servie! » Muette d'étonnement, Mme Henry interrogeait des yeux son mari, qui souriait.

« Oui, chère femme, dit-il en lui prenant les mains, tu es ici chez toi.

Nos affaires ont prospéré au delà de mes espérances. Tu rêvais d'abriter ta vie près des bois, non loin de la Seine. Ce petit domaine avait su te plaire, tu en conservais l'image dans


ton cœur, et c'était ma secrète ambition que de pouvoir un jour te le donner. Tes vœux sont exaucés, mon ambition est satisfaite. Tout cela t'appartient, tu es ici maîtresse et souveraine. Allons dîner, mes deux amours : nous pendons aujourd'hui la crémaillère, et je me sens un appétit de loup. »

A ces mots, il passa dans la salle à manger avec sa femme et son enfant enlacés l'une et l'autre à son cou ; je laisse à penser quelle joie!


ELLE PLANTAIT DES ROSIEHS. (Page 280.)



XXIII

C'est là, dans ce petit paradis, qu'ils achevèrent la saison d'automne.

Ceux qui possèdent la terre et la maison où ils sont nés, où ils ont grandi, ne se doutent pas de tout ce qu'il peut y avoir d'enivrant dans le sentiment de la propriété. Il n'est donné de le savoir qu'à ceux qui, par leur travail persévérant, par leur courage et leur intelligence, sont parvenus * comme M. et Mrae Henry, à


acquérir le toit qui les abrite, ce toit fût-il le plus modeste du monde.

On aime à se représenter le bonheur d'un ménage si tendrement uni. De longues années d'épreuves n'avaient fait que resserrer le lien qui les attachait l'un à l'autre, et le bonheur dont ils jouissaient était d'autant plus profond qu'ils se souvenaient de leurs larmes.

Octobre se montra prodigue de beaux jours. L'air vif et pur qu'on respire sur ces plateaux arrivait aux poumons de Marc comme un souffle adouci de l'Océan ; les bois, les parcs inondés de lumière, vêtus de pourpre et d'or, le consolaient de la mer absente. Mme Henry, à peine installée, régnait et gouvernait déjà. Elle plantait des rosiers, taillait les massifs, dessinait des allées, corrigeait çà et là les mouvements trop brusques du


terrain, et ne se lassait pas de parcourir son joli royaume. Il suffisait de quelques minutes pour en faire le tour sans presser le pas ; mais, comme elle y prenait chaque fois un plaisir nouveau, il ne tenait qu'à elle de se croire maîtresse d'un domaine qui ne finissait point. Ainsi que cela se pratique généralement dans le monde des affaires depuis que les déplacements sont devenus si faciles et si rapides, M. Henry quittait Paris le soir pour aller rejoindre les siens; ils se retrouvaient à l'heure du dîner, aussi joyeux de se revoir que s'ils ne s'étaient pas vus la veille. Novembre coupa court à cette vie heureuse. La bise était venue. Ils rentrèrent dans leurs quartiers d'hiver, et force leur fut de reconnaître que l'entre-sol de la rue du Bac, égayé par les feux de l'âtre, avait aussi ses bons côtés.


Mme Henry parlait déjà, en cœur vaillant, de reprendre sa part du far.

deau des affaires, que son mari, depuis longtemps, portait tout entier ï lui seul; celui-ci ne la laissa pas ache« ver.

« Non, chère femme, dit-il, d'autres soins te réclament. Tout ce que tu pouvais faire pour la prospérité et pour l'honneur de notre maison, tu l'as fait, et bien fait : c'est à toi qu'elle doit sa bonne renommée. Je ne cesserai jamais de m'inspirer de tes conseils; mais, prends-en ton parti, tu es dès à présent retirée des affaires. Il te reste une tâche plus sérieuse à remplir : tu appartiens désormais tout entière à ton fils. Marc grandit.

Quelques années encore, et nous devrons nous séparer de lui, il commencera la vie de collège ; mais il est une éducation première que les mères


seules sont aptes à donner à leurs enfants. Elles seules ont le secret de façonner ces jeunes cœurs et d'y graver des impressions ineffaçables.

Qui mieux que toi saurait acquitter de ce devoir? Ta douceur, ta patience, ta tendresse porteront d'heureux fruits. Notre fils a de bons instincts, tu n'auras qu'à les développer. Tu lui enseigneras sans peine l'amour du bien et de l'honnêteté, et il sortira de tes mains tout préparé à devenir un homme. »

L'hiver fut âpre, mais court. Dès les premiers soleils d'avril, la mère et l'enfant prirent leur volée, et allèrent s'abattre tous deux dans l'enclos où le grand maître des cérémonies champêtres, c'est le printemps que je veux dire, les avait devancés pour fêter leur retour. En aucun temps, dame de haut lignage, accompagnée de


monsieur son fils, n'a été reçue dans ses domaines avec plus de pompe et d'éclat. Leur entrée fut saluée par un chœur de fauvettes. Deux marronniers formaient au-dessus de leurs têtes un dais naturel qui ne manquait pas de panaches. Un merle les harangua Tous les pinsons, tous les loriots du voisinage leur souhaitaient en concert la bienvenue, pendant que les lilas balançaient au souffle de la brise, comme des encensoirs, leurs grappes embaumées. Le verger, dans tous ses atours, n'offrait au regard ébloui que toilettes blanches et roses.

Les abeilles bourdonnaient sur les sainfoins, les violettes et les primevères foisonnaient au bord des allées : partout, l'ivresse de la vie. Ces coteaux de Sèvres et de Bellevue, désertés durant l'hiver et purifiés par quelques mois de solitude, ont une


fleur de renouveau qu'il faut se hâter de cueillir avant que l'invasion des citadins en ait profané la grâce virginale.

Les jours fortunés n'ont pas d'histoire. Les mois suivaient les mois, les saisons succédaient aux saisons. Marc grandissait sous l'aile de sa mère. Je ne pense pas qu'aucune éducation première ait jamais coûté moins de labeurs. Marc était né avec le sentiment des harmonies et des beautés de la nature; il avait appris sans efforts à épeler le nom de Dieu dans le livre de la création. Les exemples qu'il avait sous les yeux valaient tout un cours de morale. L'étroite union de ses parents, l'affection, le respect qu'ils témoignaient constamment l'un pour l'autre en disaient plus qu'un traité du bonheur et des devoirs de la famille. Heureux les enfants qui


sont élevés dans une atmosphère de tendresse! La vie tout entière en demeure imprégnée. Marc, à dix ans, ne savait pas grand'chose ; mais le bon grain fructifiait déjà dans son cœur, tout promettait en lui un esprit droit, une âme sans détours. L'espèce de nostalgie qu'il avait rapportée du Pouliguen s'était dissipée peu à peu.

Cependant les confuses rumeurs qui remplissent les bois à la chute du jour, les nappes de verdure soulevées par un vent d'orage, la brume du soir ou du matin, amoncelée à l'horizon, la voile d'une embarcation éclairant le fond du paysage, le plongeaient dans une rêverie étrange, comme s'il eût retrouvé tout à coup dans ces bruits et dans ces aspects un écho, un reflet, une image de l'Océan. S'il ne parlait plus de la Roche aux Mouettes, il parlait souvent du Pouliguen et de


ses habitants. Il nourrissait l'espoir d'y retourner, c'était là son plus cher désir; mais, en dépit du charme qui nous ramène aux lieux où nous avons souffert, on comprend que Mm. Henry ne fût pas tentée de revoir ce rivage dont le souvenir seul était une épouvante. Toutes relations, d'ailleurs, n'avaient pas cessé avec le petit port.

Le curé du bourg de Batz de temps à autre en donnait des nouvelles. C'est par le bon curé qu'on avait appris la mort de Bibia. Un matin, le pauvre idiot avait été ramassé sans vie sur le seuil même de la demeure occupée jadis par Mme Henry. Les personnes charitables qui s'étaient chargées du soin de l'ensevelir avaient trouvé sur lui un doigtier de peau suspendu à son cou par une ficelle : pauvre Bibia!

pauvre petit Bibia !

Marc, à dix ans, quittait la maison


paternelle pour entrer à l'institution de Sainte - Barbe - des - Champs. Cer établissement de Fontenay-aux-Roses, bien antérieur à celui de Vanves, est comme un trait d'union entre la vie du toit-domestique et le régime du.

collège. L'enfant, deux années plus tard, entrait à Sainte-Barbe de Paris.

Ce nom de Sainte-Barbe, cher à tant de familles, je ne puis, pour ma part, récrire sans émotion. Je revois, en l'écrivant, les êtres bons et charmants qui me l'ont fait aimer, le vénérable et vénéré Labrouste, Alexandre Bixio, si activement, si passionnément dévoué à la gloire de l'institution, et cette famille Guérard, si heureuse alors et si digne de l'être, si cruellement éprouvée depuis. La mort a pris les uns, elle a frappé les autres dans leurs affections les plus tendres.

Nous conservons précieusement la


mémoire de ceux qui ne sont plus.

Les bontés de ceux qui survivent ne s'effaceront jamais de nos cœurs : qu'ils reçoivent ici le témoignage de notre longue et inaltérable amitié.

Il ne semble pas que le jeune Marc Henry ait jeté à Sainte-Barbe un bien vif éclat. J'ai feuilleté le livre d'or de l'institution sans y trouver son nom.

On ne se souvient pas qu'il ait jamais péché par excès de travail ni qu'il ait été pour ses maîtres et pour ses condisciples un sujet d'édification ; mais il est permis d'affirmer, sans crainte d'être démenti, que, maîtres et condisciples, tout le monde le chérissait.

Généreux, tout à tous, n'ayant rien qui lui appartînt, toujours prêt aux gourmades dès qu'il s'agissait de prendre la défense des faibles et des opprimés, il avait l'esprit alerte, le caractère ouvert, le cœur fier et


hardi. Je ne dis rien de ses aptitudes.

Rebelle aux langues mortes, il inclinait plutôt vers les sciences exactes.

La géographie l'attirait; ses lectures préférées étaient des relations de voyages. Sans doute, aux heures de récréation, il régalait ses camarades des récits de la Roche aux Mouettes : on parle encore, à Sainte-Barbe. des jours du Spitzberg et de l'île de Tamboulina.


XXIV

A l'exemple de tous les parents, M. et Mme Henry se préoccupaient déjà de l'état que Marc embrasserait.

En ne consultant que leur raison et leur ambition personnelle, tous deux auraient ailné à ce qu'il prît un jour la direction de leurs affaires, et certes, en cela, il? faisaient preuve d'un bon sens bien rare. Loin de regarder le commerce comme une condition inféneure, ils le tenaient en grande es-


time; ils y voyaient un débouché autrement fécond que celui, par exemple, des fonctions publiques, et ne pensaient pas que le comptoir d'un magasin, où s'asseyent l'honneur et la probité, fût moins digne de considération que le bureau d'un ministère.

Quoiqu'ils eussent là-dessus des idées très - nettes et très- arrêtées, ils s'étaient fait d'avance une loi de laisser leur fils entièrement libre de choisir les occupations de sa vie ; mais comme celui-ci paraissait envisager du même œil toutes les carrières et qu'il ne témoignait de préférence marquée pour aucune, on pouvait croire que, le moment venu, il se rendrait sans résistance aux vœux de sa famille. Tel était le rêve que M. et Mme Henry caressaient en secret. L'heure approchait où ils allaient se réveiller toi7s deux en face de la réalité : quel réveil !


Marc venait d'accomplir sa sei zième année. La saison des vacances touchait à sa fin : il l'avait passée à la campagne, assez tristement. Ce jeune homme n'était plus le même ; un grand changement s'était fait en lui. Bien qu'il aimât ses parents d'une tendresse passionnée, il se dérobait à leurs caresses et recherchait la solitude. Le plus souvent, en leur présence, il se montrait silencieux et songeur. Etait-ce déjà les premières brumes qui s'élèvent au matin de la vie? La mère l'avait interrogé à plusieurs reprises, et toujours en vain.

« Qu'as-tu, mon enfant? disait-elle; car tu as quelque chose. On n'est pas ainsi à ton âge. Que s'est-il passé?

que se passe-t-il? Ouvre-moi ton cœur.

Je veux tout savoir. »

Il avait été vingt fois sur le point de parler, et vingt fois il avait ren-


foncé dans sa poitrine le secret qui voulait en sortir.

Les deux époux s'étaient promis d'avoir, avant la fin des vacances, un entretien avec leur fils au sujet de son avenir. Un soir, après dîner, ils étaient tous trois réunis au salon. Affaissé sur lui-même, abîmé dans ses réflexions, Marc se taisait : sa mère l'observait avec inquiétude.

« Eh bien, Marc, dit tout à coup M. Henry, puisque tu juges à propos d'être sérieux avant le temps, soyons graves, je le veux bien, et parlons de choses sérieuses. Tu as seize ans révolus, cher fils, c'est l'âge où les goûts et les inclinations se révèlent, où l'esprit s'agite et cherche sa voie, où commence à poindre le pressentiment de la carrière que nous embrasserons plus tard. Le choix d'un état devant influer sur toute


notre existence, il n'est jamais trop tôt pour y penser, il convient de s'J préparer longuement. Entrevois-tu dans l'avenir une position qui t'attire plutôt qu'une autre ? Que désires-tu faire après avoir terminé tes études? »

Il partit de là pour passer en revue les différents états qui se présentent à l'entrée de la vie sociale, l'administration, les ponts et chaussées, la magistrature, le barreau, toutes les professions libérales, et à chaque question qu'il adressait à Marc, Marc répondait invariablement : cc Non, père, ce n'est pas là ce qui m'attire.

— Ainsi, toutes les carrières te sont également indifférentes, tu ne te sens entraîné vers aucune? De toutes les voies ouvertes à l'intelligence et à l'activité de l'homme, le commerce n'est pas, tant s'en faut, celle que


j'estime le moins. Te déplairait-il d'y entrer? Eprouverais-tu de la répugnance à prendre un jour la direction de nos affaires, le gouvernement de notre maison?

— Non, certes, répondit Marc, et je croirais m'honorer en suivant le chemin où mon père a marché. C'est celui que je choisirais. si je n'étais fatalement poussé vers d'autres destinées, » ajouta-t-il d'une voix défaillante.

A cette révélation inattendue, M,ne Henry frissonna comme si elle eut été mordue au cœur par le pressentiment de la vérité; toutes les angoisses, toutes les terreurs du passé, ainsi que des spectres menaçants, venaient de se dresser devant elle.

De son côté, M. Henry n'était pas médiocrement étonné.

« Je ne te comprends pas, dit-il


Si tu as une vocation, pourquoi nous en avoir fait un mystère? D'où vient que tu hésites à nous en confier le secret? Notre tendresse t'est bien connue pourtant; elle ne date pas d'hier, elle a seize ans, juste ton âge. »

Marc regarda tour à tour son père et sa mère, puis il prit sa tête entre ses mains, et on entendit qu'il pleurait.

Mme Henry était devenue blanche comme une morte.

« Ah! malheureux enfant, tu veux être marin.

— Marin! répéta le père avec stupeur.

— Oui, il veut nous quitter. Voilà son ambition!

— Tu veux nous quitter, Marc? Tu veux nous quitter, mon ami? Parmi tant de carrières qui pouvaient assu-


rer ton bonheur et le nôtre, tu choisis celle qui doit te séparer de nous! Tu t'ennuies donc dans ta famille? Nous n'avons donc pas su nous faire aimer de toi? Dis, comment fallait-il s'y prendre? Tu étais tout pour nous, nous n'avions que toi seul au monde, et tu vas nous laisser vieillir dans la tristesse et dans l'abandon! »

Ce ne fut pendant quelques instants qu'un bruit de larmes et de sanglots.

Enfin Marc se leva.

Il attira dans ses bras son père et sa mère, et les pressant tous deux sur sa poitrine : « Ne pleure pas, maman, ne pleure pas, mon père : je ne vous quitterai jamais. Ma véritable vocation, je le sens à cette heure, est de vivre près de vous en vous chérissant. »

Cet incident, qui semblait terminé, devait laisser des traces profondes.


Marc avait repris le cours de ses études; mais il s'en fallait beaucoup que le ménage eût retrouvé le calme et la sérénité. Dans le trouble de leur conscience, M. et Mme Henry s'inter- rogeaient avec anxiété. Si la vocation de Marc était sérieuse, avaient-ils le droit d'en accepter le sacrifice? En l'acceptant, n'avaient-ils pas cédé à un mouvement de tendresse égoïste et coupable ? Etaient-ils sûrs de n'avoir pas consulté leur bonheur plutôt que le sien? Etaient-ils bien sûrs de n'avoir pas abusé d'un moment de surprise et d'attendrissement pour détourner, pour absorber à leur profit la destinée de ce jeune homme? Ils se demandaient s'il était du devoir absolu des enfants de s'immoler à la famille, ou si, au contraire, ce n'était pas le rôle des parents de s'immoler à leurs enfants. M"" Henry surtout, qui avait


vu naître la vocation de son fils, et qui, à présent qu'elle s'en rendait compte, savait par quelles racines cette vocation lui tenait au cœur, Mme Henry vivait en proie aux perplexités les plus cruelles. Marc, les jours de sortie, apportait chez lui un visage heureux et souriant ; mais la mère ne s'y trompait pas, et, sous ces apparences de résignation facile, elle devinait la contrainte et l'effort.

Elle ne se lassait pas de l'observer avec une inquiète sollicitude, et, à chaque sortie nouvelle, elle lui trouvait les yeux plus battus, le front plus pâle, les ioues plus amaigries Les choses *en étaient là, lorsqu'un soir de novembre, à la veillée, ils reçurent la visite du préfet des études de Sainte-Barbe. Des rapports d'intimité existaient entre eux, aussi cette visite n'avait-elle rien qui dût les


NE PLEC!\b: PAS, M Ail A X. (Llg"C "2f,'-o.)


étonner ; mais après une cordiale poignée de main échangée de part et d'autre : « Mes bons amis, dit M. Guérard, j'accomplis un devoir en venant vous trouver. Il s'agit de votre fils. Je ne dois pas vous cacher plus longtemps qu'il nous donne à tous de graves inquiétudes. Il s'attriste de plus en plus, sa santé s'altère, ses études en souffrent. La cause de ce changement, vous la connaissez aussi bien que moi. Il est temps, je crois, de prendre un parti. Voilà bien des années que je vis au milieu de la jeunesse; rien de ce qui la touche ne m'est étranger. J'ai vu se développer autour de moi beaucoup de vocations, j'en ai dirigé quelques-unes, je n'en ai pas rencontré de plus impérieuse que celle de la mer. Il y a là un charme, une fascination, un entraînement fatal,


contre lequel toutes les résistances viennent se briser. Je sais que Marc, dans un élan de tendresse qui ne me surprend pas, vous a sacrifié généreusement ses goûts et ses instincts; mais, quoique loyal et sincère, le sacrifice n'en a pas été moins terrible, et il en garde au cœur une blessure qui pourrait bien ne jamais se guérir. Songez-y, la chose en vaut la peine. C'est assumer une lourde responsabilité que de s'opposer à la vocation d'un jeune homme, quand cette vocation, honorable d'ailleurs, se manifeste par des symptômes aussi violents que ceux dont nous sommes témoins. N'est - il pas à craindre qu'embrassant une carrière contre son gré, il n'y réussisse point, et, le cas échéant, n'auriez-vous pas à vous reprocher ses fautes ou ses malheurs?

Je ne me dissimule pas ce qu'il peut


y avoir de douloureux pour des parents bons et affectueux comme vous l'êtes, à voir leur unique enfant choisir un état qui le condamne à vivre constamment loin de sa famille; mais, convenons-en, les parents qui se flattent de vieillir entourés de leurs enfants se font en général de douces illusions. Sans doute, en cédant aux désirs de Marc, vous vous préparez dans l'avenir bien des chagrins, mais aussi bien des joies. Il y aura les départs, il y aura aussi les retours. Vos chagrins seront des aéchirements, mais vos joies seront des ivresses. Il n'est rien en ce monde qui n'ait ses perfections ; l'absence, le plus grand des maux, a les siennes. Cette vie d'émotions sans cesse renouvelées échappe aux froissements journaliers, aux attiédissements inévitables ; elle élargit les horizons de l'âme humaine


et n'en découvre que les grands côtés; elle permet aux affections de conserver cette vivacité, cette saveur, ce duvet printanier qui résistent trop rarement à une longue habitude du toit domestique. J'ai constaté qu'il n'y a pas de fils plus tendres j plus aimables que nos jeunes marins.

Quant à la carrière en elle-même, je n'en vois point qui ait plus de grandeur; c'est déjà l'indice certain d'une nature peu commune que de se sentir emporté vers elle. Voilà, mes bons amis, ce que je tenais à vous dire.

Réfléchissez, consultez-vous. Il m'a semblé que l'avenir de votre fils était en péril ; j'ai fait mon devoir en vous avertissant. »

Le même soir, en présence de M. Guérard, l'immolation fut consommée dans un transport d'amour et de douleur. Dès le lendemain, sans


quitter Sainte- Barbe, Marc entrait à l'école préparatoire pour la marine.

Il ne se rendit qu'après un long débat, et, à la résistance qu'il opposa d'abord, on aurait pu voir en lui une victime que des parents obstinés sacrifient à leur intérêt personnel. Marc touchait presque à la limite d'âge, et n'avait plus même une année entière pour se préparer aux examens qui devaient lui ouvrir ou lui fermer l'école navale : il allait accomplir en quelques mois des prodiges d'intelligence, de travail et de volonté.

Avec quelle efrrayante rapidité les échéances que nous redoutons viennent fondre sur notre tête! On a devant soi des mois et des ans, il semble que les dates fatales n'arriveront jamais; elles se précipitent et se succèdent comme des coups de foudre. On comptait sur un déraillement de la


destinée : à l'heure dite, le train entre en gare. Marc passa ses examens, fut admis au Borda, en sortit deux années après, sans qu'un fétu de paille eût entravé la marche des choses ; on eut dit que tout cela s'était fait en un jour, par enchantement. > Et maintenant qu'il est parti, main.

tenant qu'il navigue à travers les océans lointains, les deux autres comptent les semaines, attendent les courriers, et se préparent à vieillir au coin de leur feu solitaire. C'est fini des joies de la maison. Il n'est plus là, il s'en est allé, celui qui par sa seule présence égayait la table et peuplait le foyer! Ils acceptent leur sort et le supportent sans se plaindre.

Il est surtout une pensée qui les relève et les soutient : ils aiment à se dire, ils se disent avec orgueil que leur fils a préféré aux jouissances


d'une vie facile la gloire et les travaux d'une carrière aventureuse, qu'il sert déjà son pays, qu'il est appelé à le servir un jour avec honneur, et qu'enfin, quelles que soient les rencontres que lui ménage la fortune, il ne sera jamais le dernier au devoir et au dévouement.

Et, dans leurs prières, ils demandent au Dieu tout-puissant qui l'a déjà sauvé des Ilots, de laisser sa

main étendue sur lui et de le tenir

en sa sainte garde.

Sèvres, u mars 1870.

FIN