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Titre : Autour du bivouac / Capitaine Mayne-Reid ; traduction française par Ernest Jaubert

Auteur : Reid, Thomas Mayne (1818-1883). Auteur du texte

Éditeur : (Paris)

Contributeur : Jaubert, Ernest (1856-1942). Traducteur

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31190917r

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol (218 p.) : pl. ; gr. in-8

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Description : Titre original : The hunter's feast : conversations around the camp fire

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6429242j

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 4-Y2-2945

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 27/02/2013

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AUTOUR DU BIVOUAC

QUATRIÈME SLhuE. A. — Format in-8°.






V «. t Chaque coup d'obusier faisait tomber une pluie d'oiseaux, p. 41.


CAPITAINE MAYNE-REID

AUTOUR DU BIVOUAC ) TRADUCTION FRANÇAISE

PAR ERNEST JAURERT

i

PARIS

SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET cie U), HUE DE CLUjNY, 15



AUTOUR DU BIVOUAC

CHAPITRE PREMIER

UNE TROUPE DE CHASSEURS.

Sur la rive occidentale du Mississipi, à douze milles de son confluent avec le Missouri, se trouve la ville de Saint-Louis, poétiquement surnommée la Cité-des-Monts. Elle fut fondée par les Français. C'est là que l'émigrant se repose, c'est là qile le chasseur s'équipe avant de s'enfoncer dans les sauvages solitudes de l'intérieur.

Je me trouvais à Saint-Louis pendant l'automne de 18. La ville était remplie de gens désœuvrés, qui semblaient n'avoir pas autre chose à faire que de tuer le temps. Chaque hôtel était bondé ; sous chaque vérandah, au coin de toutes les rues, vous pouviez voir des gentlemen bien mis qui causaient et riaient tout le long du jour. La plupart étaient des oiseaux de passage venus là de la Nouvelle-Orléans pour fuire la fièvre jaune. Il y avait aussi des voyageurs européens qui avaient laissé derrière eux les aises de la vie civilisée pour aller passer une saison dans les sauvages déserts de POuest : peintres en quête de pittoresque, naturalistes curieux d'une flore nouvelle, chasseurs



AUTOUR DU BIVOUAC

CHAPITRE PREMIER

UNE TROUPE DE CHASSEURS.

Sur la rive occidentale du Mississipi, à douze milles de son confluent avec le Missouri, se trouve la ville de Saint-Louis, poétiquement surnommée la Cité-des-Monts. Elle fut fondée par les Français. C'est là que l'émigrant se repose, c'est là que le chasseur s'équipe avant de s'enfoncer dans les sauvages solitudes de l'intérieur.

Je me trouvais à Saint-Louis pendant l'automne de 18. La ville était remplie de gens désœuvrés, qui semblaient n'avoir pas autre chose à faire que de tuer le temps. Chaque hôtel était bondé ; sous chaque vérandah, au coin de toutes les rues, vous pouviez voir des gentlemen bien mis qui causaient et riaient tout le long du jour. La plupart étaient des oiseaux de passage venus là de la Nouvelle-Orléans pour fuire la fièvre jaune. Il y avait aussi des voyageurs européens qui avaient laissé derrière eux les aises de la vie civilisée pour aller passer une saison dans les sauvages déserts de l'Ouest : peintres en quête de pittoresque, naturalistes curieux d'une flore nouvelle, chasseurs


qui, fatigués de courir après le petit gibier, partaient pour la grande prairie afin de prendre part à la noble chasse du bison.

J'étais moi-même un de ces derniers.

Il n'y a pas de pays au monde où la table d'hôte soit plus goûtée qu'en Amérique, et où les gens oisifs se lient plus vite.

Je ne mis pas longtemps à nouer des relations d'amitié avec un bon nombre de ces désœuvrés, désireux, comme moi, d'entreprendre une expédition cynégétique dans les prairies. Cinq d'entre eux consentirent à se joindre à moi.

Après force discussions, nous tombâmes d'accord. Chacun s'équiperait à sa guise, mais tous se pourvoiraient d'un cheval ou d'une mule. Un fonds commun servirait à acheter un wagon ou chariot, avec des tentes, des provisions et des ustensiles de cuisine. Deux chasseurs de profession seraient engagés, des hommes connaissant bien le pays et qui seraient nos guides au cours de notre expédition.

Nos préparatifs nous prirent toute une semaine ; au bout de ce temps, par une riante matinée, une petite cavalcade quittait les faubourgs de Saint-Louisjet gravissait les hauteurs au delà desquelles commençaient les sauvages prairies de l'Ouest : c'était notre expédition de chasse.

La cavalcade se composait de huit hommes montés et d'un chariot attelé de six fortes mules, celles-ci sous la direction de Jack, un nègre libre à la noire face luisante, aux lippes épaisses, aux dents d'ivoire que découvrait un perpétuel sourire.

Sous la tente du wagon on entrevoyait une autre figure qui formait le plus parfait contraste avec celle de Jack. Cette figure avait été rouge à l'origine, mais le haie, le soleil et d'innombrables taches de rousseur avaient changé ce rouge en jaune d'or. Une crinière de cheveux d'un b'ond ardent surmontait le front, à demi caché par un chapeau grossier. Toujours clignant d'un œil, il avait la physionomie irrésistiblement comique d'un acteur dans une farce bouffonne. Une courte pipe toujours en mouvement entre ses lèvres ajoutait à l'expression comique


de cette face, qui était celle de Mike Lanty, un Irlandais de Limerick.

Qui étaient les huit cavaliers escortant le wagon ? Six étaient des gentlemen par la naissance et par l'éducation, les deux autres étaient les rudes trappeurs engagés pour nous servir de guides.

Un mot sur chacun de mes huit compagnons. Le premier était un Anglais, haut de six pieds et large à proportion, avec des cheveux châtain clair, un teint fleuri, des moustaches et des favoris encadrant un visage régulier et noble. C'était un véritable gentilhomme, un de ceux qui, dans leurs voyages à travers les Etats-Unis, ont le bon sens de porter leur parapluie euxmêmes et de laisser leurs titres derrière eux. Nous le connaissions sous le nom de M. Thompson,puis,quand nous nous fûmes un peu liés, de Thompson tout court ; ce ne fut que longtemps après, et par hasard, que j'appris son rang et son titre.

Son costume se composait d'une jaquette de drap à huit poches, d'une veste à quatre, d'un pantalon et d'une casquette, le tout d'un drap pareil. Dans le wagon il avait un carton à chapeau en cuir épais, avec courroies et cadenas, et contenant, non pas un chapeau, comme nous le supposions d'abord, mais différentes brosses, y compris une brosse à dents, des peignes, des rasoirs et du savon. Le chapeau, il l'avait laissé à SaintLouis.

Mais il n'y avait pas laissé son parapluie, un énorme hémisphère de baleine et de toile qu'il portait alors sous son bras. Sous ce parapluie il avait chassé les tigres dans les jungles de l'Inde, les lions dans les plaines de l'Afrique, les autruches et les vigognes dans les pampas de l'Amérique du Sud ; et maintenant, sous ce même hémisphère de toile bleue, il allait porter la terreur et le carnage parmi les sauvages bisons des prairies.

Avec ce parapluie, une véritable arme défensive, M. Thompson portait aussi un lourd fusil à deux coups, signé « Bishop, de Bond Street ». Il montait un robuste étalon bai, avec une queue coupée court et une selle anglaise.


Le numéro deux de notre compagnie différait du numéro un autant que peuvent différer deux animaux de la même espèce.

C'était un Kentuckien, qui mesurait six pouces de plus que Thompson. Ses traits étaient marqués, saillants, irréguliers, d'une irrégularité encore accusée par la bosse d'une chique de tabac. Son teint était foncé, presque olivâtre, sa face entièrement glabre,sans moustache ni favoris ; mais de longs cheveux, noirs comme ceux d'un Indien, lui pendaient sur les épaules, Il avait un air de gravité qu'il devait à son teint basané et aux plis qui, des coins de sa bouche, descendaient jusqu'à son menton ; mais en fait il était aussi gai et jovial que pas un de nous.

Notre Kentuckien, un riche planteur, réputé dans son pays comme un grand chasseur de cerfs, était vêtu comme il l'aurait été dans son domaine par quelque froide matinée : justaucorps de drap, long pardessus taillé dans une couverture verte, avec des poches nombreuses, pantalon serré dans une paire de grosses bottes en cuir de cheval, chapeau de feutre tout cabossé. Il montait un cheval haut, membru, possédant quelques-uns des caractères qui distinguaient son cavalier. Aux épaules du Kentuckien pendaient un sac à munitions, une corne de chasse et un havre-sac ; sur ses orteils reposait la crosse d'un lourd rifle, dont le canon arrivait au niveau de son épaule.

Le numéro trois était un disciple d'Esculape, non point maigre et pâle comme ils le sont d'habitude, mais gras, rose et enjoué. A dire vrai, le docteur aimait à boire. Il adorait la musique et chantait avec goût. Ce n'était point l'amour de la chasse au bison, mais plutôt le désir d'accompagner des amis qui l'avait décidé à se joindre à nous. Nous l'en avions tous prié, tant pour jouir de son aimable compagnie, que pour mettre à contribution sa science médicale au cours de notre voyage Le docteur Jopper avait conservé le vêtement noir de sa profession, tant soit peu râpé par un long usage, mais avec adjonc-


Isaac Bradley.



tion d'une casquette en fourrure et de guêtres en drap brun. Il montait un petit cheval maigre, d'humeur paisible, qui, outre son maître, portait la trousse et la boîte à médicaments.

Un élégant jeune homme, aux traits mâles et beaux, aux yeux vifs et noirs, aux épaisses boucles frisées, était aussi des nôtres. Un pantalon de cotonnade bleu de ciel, une jaquette de même étoffe qui lui moulait le torse, un magnifique chapeau de Panama et un manteau de drap bordé de velours composaient le costume de cet adolescent, dont la fine moustache et l'impériale accentuaient encore la virile physionomie.

C'était un créole de la Louisiane, et, en dépit de sa jeunesse, le plus illustre botaniste de son pays. Il se nommait Jules Besançon.

Il n'était pas le seul naturaliste de la troupe. Nous en avions avec nous un autre d'une célébrité universelle, et dont le nom était aussi familier aux savants de l'Europe qu'à ses concitoyens.

C'était déjà un vieillard à l'aspect vénérable; mais sa démarche était ferme, et son bras assez solide pour manier un long et lourd rifle à deux coups. Une ample redingote en drap bleu foncé couvrait son corps ; ses jambes étaient enveloppées dans une culotte à boutons, et un chapeau en poil de zibeline abritait son front large et haut. Nous l'appelions M. A., le chasseur naturaliste. C'est à son amour pour l'étude que nous devions l'honneur de sa présence parmi nous. Entre lui et le jeune Besançon, nulle jalousie. Au contraire, la similitude des goûts eut bientôt créé entre eux une amitié réciproque.

Je me cataloguerai moi-même sous le numéro six. Une courte description de moi suffira. J'étais alors un tout jeune homme, assez bien élevé, féru de sport et d'histoire naturelle ; surtout j'aimais un bon cheval à la folie, et j'en possédais un de toute beauté. Mon visage n'avait rien de désagréable, ma taille était moyenne. J'étais vêtu d'une blouse en peau de daim brodée, avec une cape aux bords frangés, et d'un pantalon de drap écarlate. Une casquette de drap brun couvrait mes cheveux



tion d'une casquette en fourrure et de guêtres en drap brun. Il montait un petit cheval maigre, d'humeur paisible, qui, outre son maître, portait la trousse et la boîte à médicaments.

Un élégant jeune homme, aux traits mâles et beaux, aux yeux vifs et noirs, aux épaisses boucles frisées, était aussi des nôtres. Un pantalon de cotonnade bleu de ciel, une jaquette de même étoffe qui lui moulait le torse, un magnifique chapeau de Panama et un manteau de drap bordé de velours composaient le costume de cet adolescent, dont la fine moustache et l'impériale accentuaient encore la virile physionomie.

C'était un créole de la Louisiane, et, en dépit de sa jeunesse, le plus illustre botaniste de son pays. Il se nommait Jules Besançon.

Il n'était pas le seul naturaliste de la troupe. Nous en avions avec nous un autre d'une célébrité universelle, et dont le nom était aussi familier aux savants de l'Europe qu'à ses concitoyens.

C'était déjà un vieillard à l'aspect vénérable; mais sa démarche était ferme, et son bras assez solide pour manier un long et lourd rifle à deux coups. Une ample redingote en drap bleu foncé couvrait son corps ; ses jambes étaient enveloppées dans une culotte à boutons, et un chapeau en poil de zibeline abritait son front large et haut. Nous l'appelions M. A., le chasseur naturaliste. C'est à son amour pour l'étude que nous devions l'honneur de sa présence parmi nous. Entre lui et le jeune Besançon, nulle jalousie. Au contraire, la similitude des goûts eut bientôt créé entre eux une amitié réciproque.

Je me cataloguerai moi-môme sous le numéro six. Une courte description de moi suffira. J'étais alors un tout jeune homme, assez bien élevé, féru de sport et d'histoire naturelle ; surtout j'aimais un bon cheval à la folie, et j'en possédais un de toute beauté. Mon visage n'avait rien de désagréable, ma taille était moyenne. J'étais vêtu d'une blouse en peau de daim brodée, avec une cape aux bords frangés, et d'un pantalon de drap écarlate. Une casquette de drap brun couvrait mes cheveux


noirs. Une poire à poudre, un sac à plomb, une ceinture ayec un couteau de chasse et deux révolvers ; un léger rifle dans une main, mes rênes dans l'autre ; une haute selle espagnole de cuir gaufré ; une couverture rouge pliée et attachée sur la croupe, un lazzo, un havre-sac, une corne de chasse. voilà tout !

Deux personnages me restent à décrire : les guides, qu'on appelait respectivement Isaac Bradley et Mark Redwood, deux trappeurs aussi différents l'un de l'autre que deux hommes peuvent l'être. Redwood était un colosse, visiblement aussi fort qu'un bison, tandis que son confrère, maigre, nerveux, musculeux, avait dans l'allure quelque chose de la belette. Les manières de Redwood étaient franches et décidées, ses yeux gris,' ses cheveux châtains ; une épaisse barbe brune couvrait ses joues. Bradley, au contraire, avait de petits yeux noirs et perçants, une face glabre et bronzée comme celle d'un Indien, avec des cheveux noirs taillés en rond.

Tous deux étaient couverts de vêtements de peau de la tête aux pieds : blouse de chasse, culottes collantes, mocassins, et bonnet en fourrure. Le fusil de Bradley était de la plus grande taille, il mesurait six pieds de long, et c'était le trappeur luimême qui en avait façonné le bois. Le rifle de Redwood était aussi long, mais d'une forme plus moderne, de même que son équipement.

Tels étaient nos guides. Mark Redwood était réputé comme l'un des plus célèbres montagnards de ce temps-là, et Isaac Bradley avait été surnommé le « vieil Ike, le tueur de loups».


CHAPITRE II

LE CAMPliMENT ET LES FEUX DU SOIR.

La route que nous avions prise se dirigeait vers le Sud-Ouest.

Le point le plus rapproché où nous espérions rencontrer les bisons se trouvait à deux cents milles (1) plus loin. A cette époque, tout le pays était désert et sauvage ; à peine trouvaiton de rares fermes isolées. Nous n'avions donc pas l'espoir de nous abriter sous un toit avant notre retour à Saint-Louis ; mais nous nous étions munis de deux tentes.

Quoique le pays que nous traversions semblât giboyeux, nous n'aperçûmes ni un oiseau ni un quadrupède de toute la journée.

Ce résultat n'était guère encourageant. Nous étions heureusement bien approvisionnés de vivres : un grand tonneau de biscuit, un de farine, des jambons, du lard, du café, du sucre, sans compter la provende des mules et des l'hevaux.

Nous fîmes trente milles le premier jour. Le chemin était bon. Nous campâmes le soir au bord d'un ruisseau limpide.

Nous installâmes toutes choses suivant un ordre régulier que nous observâmes par la suite jusqu'à la fin de notre expédition.

Chacun de nous dessella son cheval ; nous n'avions pas de serviteurs dans la prairie. Lanty s'occupait exclusivement de la cuisine, et Jack avait assez à faire avec ses mules.

(1) Le mille anglais vaut 1.609 mètres. -


Nos chevaux et nos mules furent attachés à des piquets au milieu d'un espace découvert. Les deux tentes s'élevèrent côte à

Les deux tentes s'élevèrent côte à côte.

côte, près du ruisseau, et le wagon fut placé à l'arrière. Dans le triangleformé parle wagon et les tentes, un grandfeu futallumé, aux deux extrémités duquel nous plantâmes deux perches dont


les sommets faisaient la fourche. En travers des deux fourches, au-dessus de la flamme, un jeune tronc fut posé. C'était la crémaillère de Lanty, le feu lui servant de fourneau.

Le souper est prêt, et Lanty est décidément, à cette heure, le personnage le plus important de notre cercle. Il est debout devant le feu, avec une petite poêle à frire au long manche, dans laquelle il grille le café. La crémaillère supporte une large cafetière en fer battu, pleine d'eau bouillante ; et une seconde poêle, plus grande que la première, est remplie de tranches de jambon, et prête à être placée sur les charbons ardents.

Notre ami anglais Thompson est assis sur un tronc d'arbre ; devant lui, tout ouvert, son carton à chapeau, d'où il a tiré son assortiment de peignes et de brosses. Il a déjà fait ses ablutions, et maintenant il achève sa toilette, arrangeant ses cheveux, ses favoris, ses moustaches, nettoyant ses dents et ses ongles.

Le Kentuckien, lui, debout, tenant d'une main un couteau à longue lame, à manche d'ivoire — un de ces bownie-knifes qu'on appelle « cure-dents de l'Arkansas, — et de l'autre une tablette de tabac, en taille un morceau qu'il fourre aussitôt dans sa bouche et se meta mastiquer.

Et le docteur Jopper, que fait-il ? Il est au bord de l'eau, et tient dans une main un de ces flacons d'étain qu'on appelle « pistolet de poche ». Ce pistolet est chargé d'eau-de-vie, et le docteur est précisément en train d'en décharger une partie, laquelle, mêlée à un peu d'eau fraîche, se déverse dans l'intérieur d'un gosier très altéré.

Besançon est assis près de la tente, et le vieux naturaliste est à côté de lui. Le premier s'occupe des plantes qu'il a recueillies, il les classe méthodiquement entre les feuilles d'un grand album ouvert sur ses genoux. Son compagnon, fort expert en la matière, l'aide dans sa besogne.

Les guides se tiennent près du wagon. Le vieux Ike change la pierre de son rifle, et Redwood, d'une humeur plus joviale, plaisante avec Mike Lanty.


Jack est toujours occupé avec ses mules, et moi avec mon cheval favori, dont je viens de laver les pieds dans le ruisseau.

Çà et là s'étalent nos selles, nos brides, nos couvertures, nos armes et nos ustensiles. Tout sera mis à l'abri avant le moment du repos. Tel est le tableau que présente notre camp.

Mais voici que le souper est servi, et la scène change.

L'atmosphère, même en cette saison, est assez fraîche; aussi, à peine Mike a-t-il annoncé que le café est fait, tout le monde, y compris les guides, se presse autour du brasier. Chacun trouve son écuelle, son couteau, son gobelet ; chacun se sert et se place où il veut pour manger.

Malgré la fatigue d'un premier jour de marche, nous fîmes joyeusement honneur à ce souper. La nouveauté et l'appétit ne contribuaient pas peu à nous le faire trouver délicieux.

Le repas fini, tous fumèrent, qui la pipe, qui un cigare, qui des cigarettes. Puis, comme nous étions fatigués, nous nous retirâmes de bonne heure dans nos tentes, et, nous roulant dans nos couvertures, nous ne tardâmes pas à nous endormir.


CHAPITRE III

AVENTURES DE BESANÇON DANS LES MARAIS.

Le lendemain, nous étions sur nos pieds avant que le soleil n'eût montré son disque au-dessus des chênes verts qui formaient l'horizon. Déjà Lanty avait ravivé son feu ; la cafetière bouillait, et la grande poêle à frire embaumait le camp d'un parfum plus agréable que les essences d'Arabie: L'air vif du matin nous rapprocha du brasier. Thomson se faisaitles ongles; le Kentuckien se taillait une nouvelle chique dans sa tablette de tabac ; le docteur revenait du ruisseau où il était allé se rafraîchir avec une goutte de son flacon d'étain ; Besançon empaquetait ses albums, le vieux zoologiste allumait sa longue pipe, et le « capitaine » (c'était moi) s'occupait de son cheval favori, tout en dégustant un excellent havane.

En une demi-heure le déjeuner était expédié, les tentes et les ustensiles replacés dans le wagon, les chevaux sellés, les mules attelées, et l'expédition en route. Le terrain était plus accidenté, nous dûmes passer à gué plusieurs cours d'eau, et nous ne fîmes que vingt milles dans cette journée. Nous ne rencontrâmes pas plus de gibier que la veille, à notre grand déplaisir. Notre seconde halte se fit aussi sur le bord d'un ruisseau. Presque aussitôt Thompson partit à pied avec son fusil.

Il avait remarqué non loin de là un marais où il espérait tirer


des bécassines. Le bruit de trois détonations nous démontra qu'il avait trouvé du gibier. Il revint avec troix oiseaux qui nous semblèrent plus gros que des bécassines. Le vieux zoologiste nous apprit que c'étaient des courlis d'Amérique. Courlis ou bécassines, ils furent aussitôt plumés, vidés, cuits dans la poêle de Lanty et déclarés délicieux.

Ces oiseaux formèrent le thème de notre conversation après souper. Nous en vînmes à parler des diverses espèces d'oiseaux de passage que l'on rencontre en Amérique, et finalement du singulier échassier que l'on appelle ibis. A propos d'ibis, Besançon se ressouvint d'une aventure qui lui était arrivée en poursuivant ces oiseaux dans les marais de la Louisiane, et proposa de nous la conter, ce que nous nous empressâmes d'accepter.

Après avoir roulé une autre cigarette, le botaniste commença son récit : « Pendant une de mes vacances de collège, je fis une excursion botanique dans la partie sud-ouest de la Louisiane. Avant de partir, j'avais promis à un ami cher de lui apporter les peaux des oiseaux rares que je trouverais dans les régions marécageuses où je devais passer ; mais il désirait spécialement quelques spécimens de l'ibis rouge pour les faire empailler.

« La partie sud de l'Etat de la Louisiane est un vaste labyrinthe de marais, de ruisseaux, de lagunes et d'îlots, où pullulent l'alligator et le brochet, où volent d'innombrables espèces d'oiseaux aquatiques : flamant rouge, aigrette, cygne-trom-

pette, héron bleu, oie sauvage, butor, pélican, ibis.

« Au bout de deux jours j'avais pu me procurer tous les spécimens dont j'avais besoin, excepté l'ibis. Le troisième ou le quatrième jour, je quittai la petite ferme où je m'étais logé, au bord d'un large ruisseau., sans autre arme que mon fusil ; je n'avais même pas de chien, mon épagneul favori ayant été mordu par un alligator. Je montai dans un de ces batelets dont se servent les habitants, et je suivis le fil de l'eau. Mais au bout de quatre ou cinq milles, comme aucun ibis rouge n'appa-


raissait, je m'engageai dans un des bras de la rivière et je ramai avec vigueur pour remonter le courant. J'arrivai bientôt dans une région solitaire, marécageuse, couverte de grands roseaux. Pas d'habitation, aucun vestige qui révélât la présence de l'homme. Je tirai des ibis blancs, un aigle à tête blanche ; mais l'oiseau que je souhaitais le plus, l'ibis écarlate, impossible de me le procurer.

« J'avais fait ainsi trois milles à force de rames, et je m'apprêtais à m'abandonner de nouveau au courant, lorsque j'aperçus à peu de distance un petit lac, profond, bourbeux, et rempli d'alligators jouant, poursuivant les poissons et se battant entre eux. Mais ce qui attira surtout mon attention, ce fut, vers le milieu du lac, un îlot sur l'extrémité duquel étincelaient des oiseaux au plumage écarlate, —les ibis rouges que je quêtais d'une si belle ardeur.

« Je m'avançais en ramant sans faire de bruit. Il y en avait une douzaine en tout, qui se balançaient, suivant leur usage, sur une seule patte ; ils avaient l'air endormis, ou plutôt comme accablés par la chaleur, qui était grande ce jour-là. Je pus donc accoster à l'extrémité opposée de l'îlot sans leur donner l'alarme.

Je mis aussitôt en joue et fis feu presque simultanément de mes deux coups. Quand la fumée se fut dissipée, je conslatai que tous les oiseaux avaient pris leur vol, à l'exception d'un seul qui gisait sur le bord de l'eau.

« Le fusil à la main, je sautai hors de mon bateau et traversai l'îlot pour aller ramasser mon ibis. Cela me prit quelques minutes à peine, et je revenais vers mon embarcation, lorsque,

à mon grand effroi, je la vis qui fuyait sur le lac.

« Dans ma hâte, j'avais négligé de l'amarrer, et le courant l'emportait au loin. Elle était déjà à cent mètres de l'îlot, et je ne savais pas nager.

« Ma première pensée fut pourtant de m'élancer dans le lac et de rattraper mon bateau. Mais en arrivant au bord de l'îlot, je m'aperçus d'un coup d'œil que l'eau avait la profondeur d'un


gouffre ; et ma seconde pensée fut que mon bateau était perdu, irrémissiblement perdu.

« J'étais sur un îlot nu et stérile, au milieu d'un lac, à un demimille du rivage, seul, et sans autre alternative que de mourir de faim ou de me noyer en essayant de me sauver. Et je me sentis envahir par le désespoir le plus affreux.

« Combien de temps demeurai-je couché sur le sol, dans un état d'accablement presque inconscient, je ne saurais le dire ; plusieurs heures sans doute, car le soleil allait disparaître, lorsque je fus tiré de ma torpeur par une étrange circonstance.

J'étais entouré d'objets sombres, d'une forme hideuse. Ils étaient devant mes yeux depuis longtemps, et je ne les voyais pas, je n'avais qu'une vague conscience de leur présence. Mais à la longue je finis par percevoir l'étrange bruit qu'ils faisaient; on eût dit le soufflet d'une forge, qu'interrompai t une note plus rude et plus puissante, comme le beuglement d'un taureau.

Ce bruit me fit tressaillir ; je levai les yeux, et j'aperçus de gigantesques lézards : c'étaient des alligators.

« Il y en avait au moins cent, qui rampaient sur l'îlot, devant moi, derrière moi, de tous les côtés. Leurs longues mâchoires se tendaient vers moi à me toucher; et leurs yeux, habituellement éteints, semblaient fulgurer.

« Sous le coup de ce nouveau péril, je bondis sur mes pieds; reconnaissant la forme debout de l'homme, les reptiles se sauvèrent, plongèrent dans le lac et disparurent sous l'eau.

« Je parcourus ma prison dans tous les sens. J'entrai dans l'eau pour en mesurer la profondeur; mais je perdais vile pied: à trois longueurs de moi j'enfonçais jusqu'au cou. Les énormes reptiles nageaient autour de moi, soufflant et reniflant ; ils étaient plus hardis dans leur élément. Effrayé par leurs démonstrations, je regagnai bien vite la terre ferme, et j'arpentai mon îlot avec mes vêtements mouillés.

« Je continuai à marcher jusqu'à la nuit. Avec l'obscurité des voix nouvelles s'élevèrent, les voix inquiétantes du marais


Ju dus livrer balai Ile el décharger mon fusil, p. 2;>.



nocturne, le qua-qua du héron, le hululement du hibou, le cri du butor,le el-l-uk du grand crapaud,le coassement des grenouilles.

Mais plus terrifiants résonnaient à mon oreille les beuglements des alligators ; ils me rappelaient que je ne pouvais pas songer à dormir. Dormir ! Je ne l'aurais pas osé, même pour un instant. Quand je demeurais quelques minutes sans remuer, les horribles reptiles rampaient autour de moi, si près que j'aurais pu les toucher de la main.

« Par intervalles, je sautais sur mes pieds, je criais, je brandissais mon fusil ; les alligators plongeaient brusquement dans l'eau, mais sans trop de frayeur. A chaque démonstration de ma part, ils manifestaient moins d'alarme ; et le moment vint où ni mes cris ni mes gestes menaçants ne réussirent plus à leur faire peur. Ils se retiraient à quelques pieds de moi, en formant un cercle irrégulior.

« Je chargeai mon fusil et fis feu sans résultat. Les alligators n'ont de vulnérable que l'œil ou le défaut des épaules ; il faisait trop sombre pour viser l'un de ces deux endroits, et mes balles rebondissaient contre les écailles de leurs corps. Néanmoins le bruit et la lueur des détonations les épouvantèrent ; ils s'enfuirent pour ne revenir qu'après un long intervalle. Je m'étais endormi en dépit de mes efforts pour demeurer éveillé, mais je fus tiré de mon sommeil par le contact de quelque chose de froid, et à moitié suffoqué par une fbrte odeur de musc qui remplissait l'air. J'étendis le bras ; mes doigts se posèrent sur un objet visqueux : c'était l'un des monstres,un énorme alligator. Il avait rampé jusqu'à moi, et se préparait à m'attaquer.

Je vis qu'il se courbait en forme d'arc, et je savais que telle est la position de ces animaux quand ils vont frapper leur victime. Je n'eus que le temps de faire un saut, pour éviter un coup de sa puissante queue, qui balaya le sol où j'étais étendu l'instant d'auparavant. De nouveau je fis feu, et mon ennemi se rejeta dans le lac. Mais adieu le sommeil !

« Une fois encore avant le matin, je dus livrer bataille et


décharger mon fusil pour forcer les hideux reptiles à la retraite.

Enfin le jour se leva, mais sans apporter aucun changement à ma position dangereuse.

« Vers le soir, je commençai à souffrir de la faim. Je n'avais rien mangé depuis mon départ de la petite ferme. Pour apaiser ma soif, je bus de l'eau bourbeuse du lac ; j'en bus en quantité, car elle était chaude ; mais je ne réussis qu'à humecter mon palais sans calmer les tiraillements de mon estomac.

« Que manger ? — L'ibis ? Mais comment le faire cuire ?

Rien pour allumer du feu, et pas un morceau de bois. Qu'importe? La cuisson des aliments est une invention moderne, un luxe de délicats. Je dépouillai l'ibis de son brillant plumage, et je le dévorai tout cru. J'abîmais ainsi mon « spécimen », mais à ce moment je m'en souciais fort peu.

« L'ibis ne pesait pas plus de trois livres, y compris les os.

Il me servit pour un second repas, un déjeuner ; mais à ce déjeuner sans fourchette je dus ronger les os.

« Que devenir ? Mourir de faim ? — Non, pas encore. Dans mes luttes avec les alligators pendant la seconde nuit, l'un d'eux avait reçu un coup mortel, et sa hideuse carcasse gisait sur le bord. « Je ne mourrai donc pas de faim, je puis manger de l'alligator, pensai-je. Mais il faudra que je souffre rudement de la faim pour me décider à toucher à cette viande musquée. »

« Deux autres journées sans nourriture eurent raison de ma répugnance. Je tirai mon couteau, je coupai une tranche dans la queue de l'alligator , et je la mangeai ; ce n'était pas le premier alligator que j'avais tué, mais un autre ; le premier, déjà putréfié par l'action brûlante du soleil, empoisonnait l'îlot de son odeur.

« Cette odeur ayantfini par devenir insupportable,je réussis, avec l'aide de mon fusil, à pousser la carcasse à moitié décomposée dans le lac i peut-être le courant remporterait-il au loin.

En effet, j'eus la satisfaction de la voir flotter et s'éloigner.

« Cette circonstance donna un nouveau tour àmes réflexions.


Pourquoi le corps de l'alligator surnageait-il ? C'est qu'il était gonflé par des gaz. Ha !.

« Une idée m'avait brusquement frappé l'esprit, une de ces idées lumineuses qu'enfante la nécessité. Je pensai à l'alligator floUant, à ses intestins : si je les gonflais ?. Oui. oui !.

flotteurs, vessies, appareils de sauvetage. Telles étaient mes pensées. J'ouvrirais des alligators, je ferais avec leurs intestinsgonflés une ceinture qui me porterait hors de l'îlot!.

« Je ne perdis pas un instant ; j'étais plein d'énergie, l'espoir m'avait donné une vie nouvelle. Je chargeai mon fusil, un gigantesque crocodile qui nageait près du bord reçut ma balle dans l'œil, je le tirai sur la berge, avec mon couteau je lui mis les entrailles à nu. Une des grosses plumes d'ibis me servit de chalumeau pour gonfler les boyaux. Je les vis s'enfler, comme autant d'énormes saucisses, je les attachai ensemble, puis, m'en ceignant le corps, je me jetai dans le lac, et me sentis flotter à la dérive. Je tenais mon fusil des deux mains hors de l'eau, prêta m'en servir comme d'une massue, dans le cas où les alligators m'auraient attaqué ; mais j'avais choisi l'heure chaude de midi, alors que ces animaux restent dans un état de demitorpeur, et je ne fus pas inquiété.

« En une demi-heure le courant me porta à l'extrémité du lac, à l'embouchure du ruisseau. Là,à ma grande joie, j'aperçus mon bateau dans le marais, où il avait été retenu par les joncs ; et bientôt, me hissant par-dessus le plat-bord, je fendais à grands coups d'aviron l'eau unie du ruisseau.

« Ainsi finit mon aventure. Je regagnai sain et sauf la petite ferme, sans rapporter, il est vrai, l'ibis rouge, objectif de mon excursion. Mais je pus m'en procurer un quelques jours après, et j'eus ainsi le plaisir de tenir la promesse que j'avais faite à mon ami. »

H était évident que, dans notre cercle, il y avait plus d'une paire de lèvres prêtes à relater quelque aventure analogue; mais l'heure était avancée, et l'on convint d'aller 'dormir. Le lende-


main soir, un autre aurait son tour ; et il fut décidé que chacun de nous prendrait successivement la parole pour raconter quelque événement de chasse dont il aurait été le héros ou le témoin dans le cours de son existence. Cela formerait une série d'histoires autour du feu, qui nous aideraient à tuer le temps pendant les longues soirées, jusqu'au moment où nous rencontrerions les bisons.

Comme nous voulions partir de bonne heure le lendemain, nous nous roulâmes dans nos couvertures et nous nous endormîmes.


CHAPITRE IV

LES PIGEONS DE PASSAGE.

Après un déjeuner sommaire, nous allumâmes nos pipes et nos cigares et nous nous remîmes en route. Le soleil étincelait et, moins de deux heures après notre départ, nous souffrions d'une chaleur presque tropicaJe. C'était une de ces journées d'automne particulières à l'Amérique, où même une latitude élevée ne vous garantit point contre les ardeurs du soleil.

La première partie de l'étape se poursuivit à travers des bois clairsemés de chênes nains, dont les formes rabougries ne donnaient pas d'ombre, tout en empêchant la brise de nous éventer.

Pendant que nous traversions un cours d'eau peu profond, le cheval rétif du docteur se mit à ruer furieusement. Nous nous demandions si le cavalier n'allait pas tomber au fond de la rivière ; mais quelques bons coups de fouet et d'éperon réduisirent l'animal. Quelle était la cause de cette danse ? Telle était la question. Le bourdonnement d'un taon à nos oreilles nous expliqua tout le mystère. C'était un de ces grands insectes, appelés « punaises de cheval », particuliers au bassin du Mississipi et que l'on rencontre ordinairement près des cours d'eau.

Les chevaux redoutent plus la piqûre de ce taon que la morsure d'un chien. J'en ai vu qui fuyaient au galop devant un de ces insectes comme s'ils avaient été poursuivis par quelque bête de proie.


Peu de temps après cet incident, nous nous engageâmes dans une contrée basse et couverte de grands arbres, dont les ombrages nous fournirent un abri délicieux contre les rayons brûlants du soleil. Nos guides nous dirent que nous avions à traverser cette forêt sur une longueur de plusieurs milles, et nous fûmes enchantés de cette nouvelle.

Nous chevauchions silencieusement, lorsque tout à coup nos oreilles furent frappées par un bruit étrange. On eût dit le claquement de milliers de mains, suivi d'un sifflement, comme si un grand vent eût soudain soufflé à travers les arbres. Tous nous devinâmes ce que cela signifiait. Un cri simultané retentit : « Les pigeons ! » Une demi-douzaine de coups de feu partirent, et plusieurs oiseaux bleuâtres s'abattirent sur le sol.Nous venions de tomber sur une remise de pigeons de passage (columba migratoria)

Nous abandonnâmes la route immédiatement, et en quelques minutes nous étions au plus épais du vol, que décimèrent bientôt rifles et fusils. Ce n'était pas cependant aussi facile qu'on l'aurait cru d'abattre un très grand nombre de pigeons. Nous dûmes, pour les poursuivre, nous éloigner les uns des autres, si bien que toute notre bande se trouva dispersée, et il nous fallut deux bonnes heures pour nous réunir sur la route. Mais nos carniers faisaient bonne figure, et près de cent pigeons furent déposés dans le chariot. Savourant par avance pigeon rôti et pâté au pot, nous nous hâtâmes de gagner le lieu du campement pour la nuit.

Pour laisser à Lanty le temps de soigner sa cuisine, nous fîmes halte un peu plus tôt que d'habitude. L'étape avait été courte ce jour-là, mais le plaisir que nous avions goûté à la chasse aux pigeons compensait la perte du temps. Notre dînersouper, — car nous confondions les deux repas en un seul, — se composa du mets connu en Amérique sous le nom de potpie (pâté au pot), et préparé avec des pigeons, de la farine, et Quelques tranches de lard pour donner du goût. À proprement


JNOUS nous Mlames de gagner le lieu du campement, p. 30.



parler, le « pot-pie » n'est pas un pâté, mais un ragoût. Le nôtre était excellent, et comme notre appétit ne l'était pas moins, tout le plat y passa.

Naturellement, notre causerie du soir roula sur les mœurs des pigeons sauvages d'Amérique ; puis l'un de nous demanda une « histoire de pigeons ». A notre grande surprise, ce fut le docteur qui s'offrit à la raconter. Nous formâmes le cercle autour de lui pour l'écouter.

« Oui, Messieurs, commença-t-il, je puis vous dire une histoire de pigeons qui m'arriva il y a quelques années. Je vivais alors à Cincinnati, où j'exerçais ma profession de médecin, lorsque j'eus la bonne fortune de raccommoder une jambe brisée au colonel P***, un riche planteur qui habitait sur le bord de l'Ohio, à une soixantaine de milles de la ville. Je réussis mon opération et gagnai à tout jamais l'amitié du colonel.

« Peu après, je fus invité chez lui, pour assister à une grande chasse aux pigeons. La plantation du colonel se trouvait au milieu d'un grand bois de hêtres ; il avait chaque année la visite des pigeons, et il pouvait prédire, à un jour près, l'époque à laquelle ils apparaîtraient. Il avait organisé une chasse de ces oiseaux pour l'amusement de ses nombreux amis.

« Comme vous le savez tous, Messieurs, un voyage de soixante milles est pour nous autres une pure bagatelle. Je plantai donc là mes pilules et mes ordonnances, je sautai sur un bateau et en quelques heures j'arrivai à la magnifique habitation du colonel.

Un mot ou deux sur cette habitation et sur son propriétaire.

« Le colonel P*** était un type accompli du gentleman(l) des bois — vous admettrez qu'il existe des gentlemen (2) dans les bois. (Ici le docteur jeta un regard chargé de malice, d'abord sur notre ami l'Anglais Thomson, puis sur le Kentuckien, lesquels lui répondirent par un éclat de rire.) Quant à sa maison,

(1) Gentleman, gentilhomme, ou mieux homme de bonne compagnie, homme comme il faut.

(2) Pluriel anglais de gentleman.


elle était entièrement construite en bois, le toit aussi bien que les murs. Elle s'élevait— et j'espèrequ'elle s'élève encore — sur la rive nord de l'Ohio, « la belle rivière », comme l'appelèrent les colons français et avant eux les Indiens. Elle était située au milieu des bois, et entourée de défrichements mesurant deux cents arpents, où poussaient les blés d'or et les maïs balançant leurs grappes jaunes, et le tabac aux larges feuilles vertes, et le cotonnier aux blanches cosses neigeuses.

« Dans le jardin on remarquait la pomme de terre, la patate douce, la tomate rafraîchissante, d'énormes melons d'eau, des cantaloups, des melons musqués, et autres légumes délicieux: piments aux grappes rouges et vertes, pois, haricots, — ressources précieuses pour la cuisine du colonel.

« Il y avait aussi un verger d'une superficie de plusieurs arpents, et rempli d'arbres fruitiers, avec les plus belles pêches du monde et les meilleures pommes, - les pépins de Newlon et des poires juteuses, et des prunes savoureuses, et des vignes en espalier, donnant des grappes par boisseaux.

« Si le colonel P*** vivait dans les bois, on ne pouvait pas dire qu'il était au milieu d'un désert.

« Près de l'habitation du maître s'élevaient de vastes constructions en troncs d'arbres. C'étaient l'écurie et dans l'écurie d'excellents chevaux ; l'étable aux vaches, pour le lait ; le grenier pour le blé et le maïs ; divers bâtiments pour fumer le porc, pour sécher le tabac, pour préparer le coton ; des magasins à fourrages, etc.

« Dans un coin, un pavillon aux murs bas faisait penser à un chenil ; et les sonores aboiements qui de temps a autre remplissaient l'air révélaient qu'on était en effet en présence d'un chenil. Si l'on jetait les yeux dans l'une de ses ouvertures, on apercevait une douzaine de magnifiques chiens courants.

«Le colonel avait pour ses chiens une affection particulière, car il était grand chasseur. Dans un enclos voisin, on voyait de magnifiques poulains, un cerf apprivoisé, un jeune bison amené


des lointaines prairies, des pintades, des oies, des dindons, des canards et des poules. Des barrières zigzaguaient dans toutes les directions jusqu'à la lisière de la forêt. Des arbres énormes, morts et dépouillés de leurs feuilles, se dressaient au milieu des champs. Sur leurs branches grises etnues perchaient les busards et les corneilles, au sommet guettait le faucon ; et, plus haut, se profilant sur le ciel bleu, voletait le milan à la queue fourchue. »



CHAPITRE V

UNE CHASSE A L'OBUSIER.

Ici l'auditoire du docteur l'interrompit par un murmure d'approbation. Le docteur se sentait en verve. Il continua : « Telle était, Messieurs, la résidence où j'avais été invité ; et je vis du premier coup d'œil que je pouvais passer là quelques jours assez agréables, même sans l'appoint de la chasse aux pigeons.

« A mon arrivée, je trouvai tout le monde réuni, une trentaine de ladies (1) et de gentlemen, tous jeunes et de belle humeur. Les pigeons n'avaient pas encore fait leur apparition, mais on les attendait d'un moment à l'autre. Les bois avaient revêtu leurs fastueuses teintes de l'automne, la plus belle saison de l'année dans le lointain Ouest. Déjà les noix mûres et les baies jonchaient le sol, offrant leur annuel banquet aux animaux sauvages. Les faînes, dont les pigeons sont très friands, pleuvaient dru parmi les feuilles mortes. C'était l'époque où les oiseaux avaient coutume de visiter les bois de hêtres qui entouraient la plantation du colonel ; et ils ne devaient plus tarder beaucoup à paraître. Tout était prêt dans cette expectative ; chacun des gentlemen fut pourvu d'un fusil ou d'un rifle à son

(1) Pluriel anglais de lady, dame.


choix ; et plusieurs dames insistèrent même pour être armées.

« Pour rendre le sport plus intéressant, notre hôte avait stipulé certaines règles. Les gentlemen seraient divisés en deux troupes, d'un nombre égal, lesquelles s'en iraient dans des directions opposées. Pendant la première journée de chasse, les dames accompagneraient qui elles voudraient ; mais, pour les jours suivants, il n'en serait plus de même : elles devraient accompagner la bande qui, la veille, aurait tué le plus d'oiseaux.

Les chasseurs victorieux jouiraient d'un autre privilège encore, celui de choisir leurs partenaires pour le dîner et pour le bal, du soir.

« Je n'ai pas besoin de vous dire, Messieurs, que ces conditions constituaient de puissants motifs d'émulation, et chacune des deux troupes se promit de faire l'impossible pour vaincre.

« Enfin les pigeons arrivèrent. C'était par une claire matinée ensoleillée ; et cependant l'atmosphère s'obscurcit, lorsque leur vol immense, large d'un mille et long de plusieurs, passa audessus de l'habitation. Le bruit de leurs ailes était semblable à celui d'un grand vent sifflant à travers les cimes des arbres ou les agrès d'un navire. Nous les vîmes s'abattre sur la forêt et se percher au haut des frênes.

« Le signal de la chasse fut donné, et nous partîmes en avant, chaque parti prenant la direction qui lui avait été désignée.

Chacun était accompagné par un certain nombre de dames, dont quelques-unes étaient armées de légères carabines, et bien résolues à faire leur possible pour que le parti de leur choix remportât la victoire. Après une courte marche, nous nous trouvâmes en pleine forêt, à proximité des oiseaux, et la fusillade commença.

« Dans notre troupe nous avions huit fusils, à un ou deux coups, plus deux petites carabines, dont deux de nos héroïnes s'étaient munies, et qui, la vérité m'oblige à le confesser, étaient moins dangereuses pour le gibier que pour nousmêmes. Le bois était rempli de pigeons disséminés. A chaque


instant, des oiseaux isolés passaient à portée. Aussi, au lieu de perdre notre temps à nous rapprocher des grands vols, nous ne faisions pas autre chose que de charger et tirer. De cette manière, nous comptâmes bientôt le gibier par douzaines.

« Dans l'après-midi, les pigeons, ayant rempli leurs gésiers de faînes, disparurent vers quelque perchoir éloigné. La chasse était donc finie pour ce jour-là. Nous nous rassemblâmes et nous comptâmes nos prises : nous avions six cent quarante oiseaux. Nous revînmes pleins d'espoir au logis ; nous nous croyions certains de la victoire. Nos rivaux étaient rentrés avant nous ; ils nous montrèrent sept cent vingt-six pigeons tués. Nous étions vaincus.

« lime serait difficile de peindre le chagrin que cette défaite causa à la plupart des nôtres. Ils se sentaient humiliés aux yeux des dames, dont la compagnie allait leur être refusée pour le lendemain.

« Mais nous étions déterminés à faire mieux désormais et à

conquérir les dames pour la chasse du jour suivant. Nous tînmes conseil, et chacun donna son avis. Puis nous nous mîmes tous à l'oeuvre, qui avec son fusil, qui avec sa carabine.

« Ce jour-là, un incident survint, qui contribua à grossir notre compte de gibier. Comme vous le savez, Messieurs, les pigeons sauvages, quand ils mangent, couvrent parfois le sol jusqu'à s'entasser presque les uns sur les autres. Ils avancent tous dans la même direction, ceux de derrière bousculant les premiers, si bien que la surface présente des ondulations comme les vagues de la mer. Fréquemment les oiseaux descendent les uns sur le dos des autres pour conquérir un coin du sol, et on les voit alors marcher en masse compacte à travers le bois. Dans ces moments-là, si le chasseur peut faire face à la masse, il est assuré d'un bon coup de fusil. Chaque plomb porte et une seule décharge peut jeter bas une douzaine d'oiseaux et plus.

« Chemin faisant, je m'étais séparé de mes compagnons, lors-


que j'aperçus une immense troupe qui s'approchait de moi, se culbutant de la manière que j'ai décrite. Je vis à leur plumage que c'étaient de jeunes pigeons, qui, par suite, ne devaient pas s'alarmer facilement.

« Je poussai mon cheval (car j'étais monté) derrière un arbre, et j'attendis leur approche. J'agissais de la sorte plus par curiosité que pour autre chose, car j'avais malheureusement un rifle et je ne pouvais tuer qu'un ou deux oiseaux d'un seul coup. La masse compacte s'avançait toujours, et quand elle fut à la distance d'une quinzaine de pas, je fis feu dans le tas.

« A ma grande surprise, les pigeons ne prirent pas leur essor, mais ils continuèrent à s'avancer comme auparavant, jusqu'à ce qu'ils fussent presque sous les pieds de mon cheval. Je n'y pus tenir davantage. Je piquai des deux et m'élançai au galop au milieu d'eux, frappant à droite et à gauche à mesure qu'ils se trémoussaient autour de moi. Naturellement ils s'envolèrent aussitôt ; mais je ne comptai pas moins de vingt-sept oiseaux, écrasés par mon cheval, ou assommés par moi. Fier de mon exploit (car le chasseur est sans pitié), j'enfermai les pigeons dans ma gibecière, et je partis à la recherche de mes compagnons.

« Notre parti, ce jour-là, rapporta plus de huit cents pigeons ; mais, à notre grande déception, nos rivaux nous battaient d'une centaine d'oiseaux.

« Notre parti était désolé. Les dames étaient accaparées par nos adversaires et nous étions, nous, raillés, repoussés, privés de tout privilège. Nous ne pouvions pas endurer cela ; il fallait trouver quelque chose. Mais quoi ? Si les moyens ordinaires ne suffisaient pas, nous devions en employer d'autres. Il était évident que nos rivaux étaient de meilleurs tireurs que nous ; en outre, ils avaient avec eux le colonel qui ne manquait jamais son coup.

« Toutes les chances étaient donc contre nous. Il fallait imaginer un plan, inventer une ruse. J'en avais ruminé une pen-


dant toute la journée : voici en quoi elle consistait. J'avais remarqué que les pigeons ne laissaient pas les chasseurs arriver à portée de fusil, mais qu'à cent mètres ils ne craignaient ni les hommes ni les bêtes. A cette distance, ils se tenaient perchés par milliers, indifférents, sur la cime d'un seul arbre. Je réfléchis qu'une pièce d'artillerie pointée dans cette masse de pigeons en tuerait des centaines à chaque décharge. Mais cette pièce d'artillerie, où la trouver ?

« Comme je réfléchissais ainsi, l'idée d'un obusier me traversa l'esprit. Je me souvins d'avoir vu à Covington de petits obusiers de montagne. Un de ceux-là, chargé de plomb, serait une arme idéale. Je savais qu'il y en avait une batterie à la caserne.

Je savais qu'un de mes amis commandait la batterie. Par steamer, s'il en passait un, on pouvait aller à Covington en quelques heures. Je proposai donc d'envoyer chercher un obusier de montagne.

« Je n'ai pas besoin de dire que ma proposition fut accueillie avec enthousiasme par l'unanimité de mes compagnons. Il fut convenu que nous mettrions aussitôt ce projet à exécution, sans en souffler mot au parti adverse.

« Juste à ce moment passait un steamer. Un messager fut dépêché à Covington, et le lendemain, avant midi, un autre bateau nous apportait un obusier, que nous débarquions en cachette et traînions à l'emplacement choisi la veille dans la forêt. Mon ami, le capitaine C***, avait envoyé, avec l'obusier, un artilleur chargé de servir la pièce.

« Comme je l'avais prévu, le résultat répondit à notre attente. Chaque coup d'obusier faisait tomber une pluie d'oiseaux morts : une seule décharge en tua cent vingt-trois. Le soir, nous avions dans nos sacs à gibier plus de trois mille pigeons ! Nous étions sûrs d'avoir les dames avec nous le lendemain.

« Cependant, avant de rentrer au logis pour jouir de notre victoire, nous réfléchîmes quelque peu. Le lendemain nous aurions les dames dans notre compagnie ; quelques-unes d'entre


elles trahiraient certainement le mystère de notre obusier. Que devions-nous faire pour empêcher cela?

« Tous les huit nous nous étions promis le secret. Nous prenions toutes les précautions ; nous ne tirions notre obusier que lorsque nous étions assez loin de nos rivaux pour que le bruit des détonations ne pût frapper leurs oreilles ; mais le lendemain?. Pourrions-nous confier notre secret à nos jolies compagnes ? Non, certes ; ce fut l'avis unanime.

« Il nous vint une autre idée. Nous devions renoncer aux services de l'obusier, et cependant conserver notre avantage sur nos rivaux. A cet effet, nous résolûmes de déposer en lieu sûr un certain nombre de nos pigeons. Il y avait dans le voisinage une cabane de squatter (bûcheron) tout à fait propre à recevoir ce dépôt. Nous mîmes le squatter dans la confidence, et nous lui confiâmes quinze cents de nos oiseaux, le reste devant suffire pour le compte de ce jour. Sur les quinze cents pigeons ainsi mis en réserve, nous en prélèverions chaque jour quelques centaines pour compléter notre sac à gibier et rapporter plus d'oiseaux que nos rivaux. Nous ne renvoyâmes pas à Covington l'artilleur et l'obusier, car nous pouvions en avoir besoin encore; ils restèrent consignés dans la cabane du squatter.

« En retournant à la maison, nous apprîmes que nos adversaires avaient, eux aussi, fait de la bonne besogne, ce jour-là ; mais ils étaient battus de plusieurs centaines de pigeons. Les dames étaient à nous !

« Et nous les gardâmes jusqu'à la fin de la chasse, au grand déplaisir de nos ri vaux, à leur grande surprise aussi ; car la majorité d'entre eux étaient d'excellents tireurs, — ce que n'étaient point la plupart des nôtres — et ils ne comprenaient pas comment ils étaient tous les jours outrageusement battus.

« Nous eûmes des centaines de pigeons de reste, lesquels furent disposés dans des barils* et conservés pour l'hiver.

K Une autre circonstance intriguait beaucoup nos adversaires, ainsi que bon nombre de nos voisins. C'était le bruit des


puissantes détonations que l'on avait entendues dans les bois.

Les uns prétendaient que c'était le tonnerre, les autres opinaient pour un tremblement de terre.

« Je n'ai pas besoin de dire à quel point ces hypothèses nous réjouissaient ; et ce ne fut qu'au moment où les invités du colonel allaient se disperser, que nous dévoilâmes notre secret, au grand mécontentement de nos adversaires, mais à la grande joie de notre hôte lui-même, qui, bien que l'un des vaincus, conte volontiers à ses amis « la chasse à l'obusier ».



CHAPITRE VI

LA MORT D'UN COUGUAR.

Quoique nous eussions franchi cinq milles depuis l'endroit où nous nous étions arrêtés pour tirer les pigeons, cependant leur vol continuait à passer au-dessus de notre campement.

Toute la nuit nous les entendîmes à peu de distance. Une branche craquait, et c'étaient, par milliers, les battements d'ailes des oiseaux délogés ou effrayés par cette chute. Parfois les battements recommençaient sans cause apparente. Sans doute un gl'and-duc ou un chat sauvage qui se glissait parmi les pigeons, et dont l'attaque silencieuse leur causait ces alertes répétées.

Avant de nous coucher, l'un de nous proposa de faire une chasse aux flambeaux, mais comme nous n'avions sous la main ni pommes de pin ni branches propres à. servir de torches, nous dùmes renoncer à cette idée.

Pendant la nuit, des bruits étranges vinrent frapper les oreilles de ceux d'entre nous qui se réveillèrent. Les uns comparèrent ces bruits aux hurlements des chiens, les autres aux miaulements des chats en colère. Etaient-ce des loups ou des chats sauvages ou lynx? Mais, parmi tous ces cris, il y en avait un qui différait de tous les autres : c'était une espèce de sifflement prolongé, que nous crûmes tous, lke excepté, être le grognement de l'ours noir. Ike nous déclara que c'était le « reniflement », comme il dit, non pas d'un ours, mais d'une panthère


(couguar). C'était assez probable, à considérer la nature du ter, rain. On sait que le couguar rôde volontiers autour des grands perchoirs des pigeons de passage, et qu'il est très friand de la chair de ces oiseaux.

Le matin, notre camp était toujours entouré par les pigeons, qui voletaient le long des troncs d'arbres en picotant des faînes.

Nous en tirâmes quelques-uns, non pour le plaisir de les tuer, mais pour avoir de la chair fraîche à notre dîner.

Nous partîmes, au milieu d'un vol tourbillonnant. Un singulier incident se produisit comme nous chevauchions dans une espèce d'avenue ouverte dans la forêt. C'était comme une nef étroite, dont les deux mûrs étaient formés par le feuillage des frênes.

Nous nous étions engagés dans ce corridor, lorsque l'obscurité se fit tout à coup à l'extrémité opposée. Une nuée de pigeons s'y était engouffrée et volait de notre côté. Ils étaient audessus de nos têtes avant de nous avoir aperçus. A notre aspect, ils voulurent changer de direction, mais ils n'avaient pas d'autre ressource que de s'élever verticalement. C'est ce qu'ils firent aussitôt, et le claquement de leurs ailes produisit un bruit comparable au grondement continu du tonnerre.

Quelques-uns s'étaient approchés au point que les chasseurs à cheval purent en assommer plusieurs à coups de crosse, et que le Kentuckien, rien qu'en allongeant le bras, en attrapa un au vol.

En un instant ils furent hors de vue. Mais au même moment apparurent devant nous, à l'entrée de l'avenue, deux grands oiseaux que nous reconnûmes du premier coup d'œil pour deux aigles à tête blanche (Falco leucocephalus). Cela nous expliqua la fuite précipitée des pigeons ; il était évident que les aigles étaient à leurs trousses et les avaient forcés à chercher un abri sous les arbres.

Un vif désir nous prit de décharger nos fusils sur ces grands oiseaux de proie ; vite nous piquâmes des deux et nous armâmes


Le Couguar.



nos rifles, mais ce fut en pure perte. Les aigles étaient sur leurs gardes ; ils nous avaient vus, et, en poussant leurs cris accoutumés, ils s'envolèrent et disparurent au-dessus des cimes des arbres.

Quelques instants après, nous vîmes notre guide Ike, qui marchait en avant, faire un saut de côté en s'écriant : - Une panthère ! garde à vous !

— Où? où ?. demandâmes-nous vivement, en galopant vers le guide.

— Là-bas ! répondit Ike en désignant un fourré de jeunes hêtres ; elle est là dans" ce hallier ; vite, garçons, portez-vous tout autour !

Les cavaliers s'élancèrent à l'envi, animés et gesticulant.

Chacun avait son fusil armé et prêt ; en quelques secondes le petit taillis de hêtres, avec ses feuilles jaunes d'or, fut cerné par les chasseurs. Le couguar avait-il fui, ou bien se trouvaitil encore dans le fourré, d'où émergeaient de grands arbres ?

Avait-il grimpé sur l'un d'eux ? Nous avions beau regarder, l'animal demeurait invisible.

Que faire? Nous n'avions pas de chiens. Comment débusquer le fauve? Il y avait danger à se risquer à pied dans le hallier.

Qui s'en chargerait?

La question fut tranchée par Redwood, qui déjà descendait de cheval.

— Ouvrez l'œil ! cria-t-il. Je vais forcer cette vermine à se montrer. Attention !

Nous vîmes Redwood pénétrer hardiment dans le fourré, après avoir attaché son cheval à une branche. Il s'avançait sans faire plus de bruit qu'un guerrier indien. Nous prêtions l'oreille, et nous attendions dans une profonde anxiété. Rien ne troublait le silence, pas même un craquement de branche. Cinq minutes s'écoulèrent ainsi ; puis un coup de rifle retentit au centre du hallier. Au même instant, nous entendîmes la voix de Redwood qui criait :


— Attention ! Je l'ai manquée !

Avant que nous eussions eu le temps de changer de position, un autre coup de feu éclata, et une autre voix répondit à Redwood : — Et moi, je l'ai touchée!. La voilà, reprit la voix ; tuée comme un mouton. Par ici, venez voir la belle bête !

Nous reconnûmes la voix de Ike, et tous nous galopâmes vers l'endroit d'où elle venait. A ses pieds gisait le corps sans vie d'une panthère. Un rouge filet de sang coulait entre ses côtes, où la balle avait pénétré. En cherchant à s'échapper, le couguar s'était accroupi un moment, juste en face du trappeur ; et ce moment avait suffi à Ike pour mettre en joue et faire feu.

Le guide reçut les félicitations de tout le monde, et quoiqu'il prétendît n'avoir pas accompli là un exploit extraordinaire, il reconnut qu'il n'arri ve pas tous les jours de tuer une panthère.

L'animal fut écorché en un clin d'œil, et sa peau placée comme un trophée dans le wagoc


CHAPITRE VII

L'INONDATION ET LA PANTHÈRE.

Cette aventure fournit le thème de la conversation pendant le restant de la journée, qui ne pouvait naturellement se clore que par une histoire de panthère ; personne n'était mieux qualifié que le vieux Ike pour la raconter. Il nous fit le récit suivant : « Il y a environ quinze ans, commença-t-il, j'allai m'établir sur les bords de la Rivière Rouge, à une cinquantaine de milles au-dessous de Nacketosch, et je m'y bâtis une cabane. J'avais laissé ma femme et mes deux enfants dans l'Etat du Mississipi, avec l'intention de revenir les prendre au printemps ; ainsi, vous le voyez, j'étais seul, seul avec ma vieille jument, ma hache et, bien entendu, mon rifle.

« J'avais à peu près achevé mahutte, lorsque tout fut détruit par une terrible inondation. Elle commença pendant la nuit ; j'étais endormi sur le plancher de ma cabane, et le premier avertissement que j'en eus fut la sensation de l'eau froide à travers ma vieille couverture. J'étais en train de rêver qu'il pleuvait à verse et que je me noyais dans le Mississipi ; à peine éveillé, je reconnus que mon rêve était une triste réalité. Je sautai sur mes pieds comme un daim effrayé, et je courus vers la porte. - »


« Quel spectacle, quand je l'eus ouverte ! J'avais défriché autour de ma hutte deux bons arpents de terre, et j'avais coupé les troncs d'arbres à trois pieds au-dessus du sol : tout se trouvait sous l'eau.

« Ma première pensée fut naturellement pour mon rifle ; je retournai dans la cabane et mis vivement la main dessus.

« Je me mis ensuite à la recherche de ma vieille jument. Je n'eus pas de peine à la retrouver, car elle poussait des cris affreux. Je l'avais attachée à un arbre près de la cabane. Elle avait de l'eau jusqu'au ventre, et se démenait furieusement.

Elle n'avait plus que la corde avec laquelle elle était attachée : la selle et la bride avaient été emportées. Je fis de cette corde une espèce de licol, et je m'élançai sur le dos de la bêle.

« Où me dirige]'? Tout le pays semblait être sous l'eau, et mon plus proche voisin habitait à l'autre bout de la prairie, à dix milles de là. Je savais que sa cabane était sur un terrain élevé, mais comment y arriver ? Il faisait nuit, je pouvais m'égarer et courir droit à la rivière.

« Je me décidai à traverser la prairie. Il n'y avait pas une minute à perdre. J'éperonnai ma jument, qui partit au galop.

Elle connaissait le chemin aussi bien que moi ; en cinq minutes nous atteignîmes le bord de la prairie : comme je m'y attendais, tout était inondé, c'était comme un large étang qui étincelait au loin.

« Par bonheur, je pouvais entrevoir une ligne d'arbres à l'autre bout de la prairie, et distinguer assez nettement un bouquet de cyprès ; je savais qu'il était devant la cabane de mon voisin. Aussi, éperonnant ma jument, m'élançai-je droit dans cette direction.

« Je n'avais pas franchi deux milles que je m'aperçus que l'eau montait rapidement, car ma jument s'enfonçait de plus en plus.

« Je ne pouvais songer à rebrousser chemin. Ma jument était perdue, si je ne gagnais pas les hauteurs. Je lui adressai quel-


ques paroles d'encouragement ; la pauvre bête n'avait pas besoin de l'éperon, car elle sentait comme moi l'étendue du péril, et elle déployait toute son énergie.

« Cependant l'eau ne cessait pas de monter, elle arriva jusqu'aux épaules de ma jument. Je commençais à désespérer du salut. Nous n'étions qu'à moitié chemin ; et voici que l'eau devint brusquement plus profonde, comme s'il y avait eu un creux dans la prairie. J'entendis la jument souffler avec force ; puis elle plongea. Elle revint presque aussitôt à la surface; mais je reconnus à son allure qu'elle avait perdu pied. Elle nageait ; mais elle s'enfonçait de plus en plus, elle perdait ses forces ; et je compris qu'elle n'en avait plus pour longtemps.

A ce moment, l'idée me vint que, si je quittais son dos pour m'accrocher à sa queue, elle nagerait plus aisément. Ce que je fis ; elle parut d'abord soulagée ; mais nous n'allions guère plus vite, et je perdais l'espoir de gagner le bord.

« Nous avions parcouru ainsi un quart de mille, quand je crus entrevoir quelque chose qui flottait en avant ; malgré l'obscurité, je pus reconnaître que c'était une souche. Je réfléchis que, si je m'en emparais, j'aurais plus de chance de me sauver, et la jument, allégée de mon poids, nagerait plus facilement jusqu'à ce qu'elle eût. trouvé à prendre pied. Dès que nous fûmes plus près de la souche, je la saisis et m'y hissai.

La jument nageait toujours sans s'apercevoir que je l'avais lâchée et je la vis disparaître dans la nuit.

« Je ne tardai pas à reconnaître que ma souche s'en allait à la dérive, car l'eau avait formé un courant à travers la prairie.

Je m'étais placé à califourchon à l'une des extrémités du tronc ; mais comme il était assez enfoncé, j'étais dans l'eau jusqu'à la taille. Je pensai que je serais plus à mon aise vers le milieu, et j'allais me porter en avant, lorsque je m'aperçus qu'il y avait quelque chose d'accroupi à l'autre bout.

« Ce quelque chose était un fauve, qu'à la lueur de ses yeux je reconnus pour une panthère. J'avoue, Messieurs, que j'éprou-


vai en ce moment une sensation indéfinissable. Je n'essayai pas de m'avancer davantage vers le milieu de la souche ; au contraire, je me reculai le plus que je pus.

« Je demeurai longtemps ainsi, sans remuer bras ni jambe, dans la crainte d'exciter cette vermine à m'attaquer. Je n'avais

Le courant faisait osciller le tronc.

plus que mon couteau ; j'avais lâché mon rifle au moment où je quittais le dos de ma jument.

« Nous voguâmes une bonne heure sans qu'aucun de nous bougeât. Nous étions face à face; de temps à autre le courant faisait osciller le tronc, et alors, la panthère et moi, nous nous faisions des révérences comme deux scieurs de long. Je pouvais voir pendant tout ce temps que les yeux du fauve étaient fixés sur les miens ; de mon côté, je ne perdais pas un instant


ses yeux de vue, sachant bien que c'était le seul moyen de la tenir en respect.

« En ce moment apparut devant nous quelque chose comme une île. C'était simplement le sommet d'un monticule que j'avais souvent remarqué dans cette partie de la prairie. Je résolus d'y aborder quand nous en serions proches, et de laisser la panthère continuer son voyage sans moi.

« Quand j'avais aperçu l'île, j'avais cru voir des buissons sur le sommet. En m'approchant, je reconnus que ces buissons étaient des bêtes. Il y avait des daims, car je vis d'énormes andouillers se dresser entre moi et le ciel ; et aussi un animal plus gros qu'un daim ; ce devait être un cheval, ou plutôt une jument, ma vieille jument, entraînée vers l'île par le courant.

« Lorsque le tronc d'arbre fut assez rapproché, je lâchai mon bout, et plongeai dans l'eau. En revenant à la surface, j'entendis le bruit d'une chute, et, regardant autour de moi, j'aperçus la panthère qui avait aussi quitté la souche.

« Tout d'abord, je crus qu'elle allait m'attaquer, et je tenais mon couteau d'une main, pendant que je nageais de l'autre. Mais elle n'était pas d'humeur batailleuse pour l'instant ; elle ne songeait qu'à nager et à gagner le monticule, sans chercher à.

me molester. Et nous nagions côte à côte, sans échanger un mot.

« Je n'avais pas la moindre envie de lutter avec elle ; je me laissai dépasser, plutôt que de la sentir derrière moi ou entre mes jambes. Elle prit donc pied la première ; et je pus deviner, au bruit des sabots, quel émoi avait provoqué son apparition subite parmi les animaux réfugiés sur l'île.

« Je fis un petit détour, pour ne pas aborder près de la panthère. J'avais à peine pris pied, que j'entendis un hennissement, et ma vieille jument accourut frotter ses naseaux contre mes épaules. Je lui sautai aussitôt sur le dos, car je craignais encore la panthère, et l'échiné de ma jument m'apparaissait comme la retraite la plus sûre.


« Je regardai autour de moi pour voir dans quelle société je venais de tomber. Le jour commençait à poindre, et je distinguais mieux à chaque minute. Il y avait sur le monticule, d'abord ma vieille jument et moi, puis la panthère, notre vieille connaissance, quatre daims, — un mâle et trois biches — un chat sauvage et, derrière lui, un ours noir presque aussi gros qu'un bison, puis un raton, un opossum, une couple de loups gris, un lapin de marais et une fouine puante.

« Cette curieuse réunion d'animaux m'avait surpris ; mais ce qui m'étonna davantage encore, ce fut de voir comment ils se comportaient entre eux. La panthère était couchée côte à côte avec les daims, — sa proie naturelle ; — non loin étaient les deux loups ; le chat sauvage se tenait à trois pieds de l'opossum et du lapin, et l'ours voisinait avec le raton. Ils étaient tous là, sans faire plus d'attention l'un à l'autre que s'ils avaient passé leur vie entière dans la même cage, tant le péril couru les avait terrifiés.

« Cependant je craignais que la panthère ou l'ours ne revinssent à leur féroce naturel dès que l'eau baisserait. Mais ni l'un ni l'autre ne donnèrent aucun signe de sauvagerie, ni ce jour-là, ni la nuit qui suivit.

« Le surlendemain, les eaux ayant diminué assez, j'y fis entrer ma jument, et grimpant sur son dos, je pris silencieusement congé de mes compagnons. L'eau montait encore jusqu'au ventre de ma jument ; les carnassiers ne pouvaient donc me suivre qu'en nageant, et aucun d'eux n'y semblait disposé.

« Je courus droit à la cabane de mon voisin, que j'apercevais à trois milles de distance environ ; en moins d'une heure j'étais à sa porte. 11 avait un fusil de reste, qu'il me prêta ; il prit le sien, et tous deux nous nous rendîmes au monticule.

« Le gibier n'était plus tel que je l'avais laissé. L'écoulement des eaux avait redonné du courage à la panthère, au chat sauvage et aux loups. Le lapin de marais et l'opossum avaient dis-


paru ; à peine s'il en restait quelques débris ; et l'une des biches était plus qu'à moitié dévorée.

« Mon voisin prit d'un côté, moi de l'autre, et nous entourâmes nie. J'abattis la panthère d'un premier coup de feu ; lui fit de même pour l'ours. Puis nous tirâmes les deux loups, puis ce futle tour des biches et du daim. Après quoi nous remontâmes à cheval, chargés de viande d'ours et de venaison.

« Quand l'inondation se fut retirée, je retrouvai mon rifle au milieu de la prairie, à demi recouvert par la vase.

« Reconnaissant que j'avais bâti ma cabane dans un endroit défavorable, j'allai m'installer ailleurs, et je défrichai avec courage le nouvel emplacement. Tout se trouva prêt au retour du printemps ; alors je retournai au Mississipi, pour aller chercher ma femme et mes deux enfants. »



CHAPITRE YIÏI

LES SANGLIERS DES BOIS.

Le lendemain, comme nous poursuivions notre voyage à travers une forêt de chênes, au sol jonché de feuilles mortes, notre attention fut éveillée par un bruit particulier, un reniflement pareil au bruit d'un soufflet de forge; on aurait dit le grognement du cochon domestique quand il est effrayé.

— Un ours ! tirent des voix.

Et cette nouvelle nous mit tous en l'air. Le grondement de l'ours ressemble en effet au grognement du pourceau effrayé, et nos guides eux-mêmes s'y laissèrent prendre. Mais tout le monde s'était trompé ; l'animal que nous avions entendu n'était autre qu'un cochon sauvage, ou plutôt un cochon devenu sauvage et farouche autant qu'il pouvait l'être, suivant toute apparence, quoique nous n'eussions guère fait que l'entrevoir un instant comme il s'( nfonçait dans le fourré en poussant des grognements furieux. Une demi-douzaine de coups de feu éclatèrent dans sa direction. Sans doute avait-il été touché, mais il réussit à s'échapper, ne nous laissant, pour tout potage, qu'un sujet de conversation.

Dans toutes ces forêts mal défrichées, les cochons à demi sauvages ne sont pas rares. De curieux détails sur les mœurs de ces animaux nous furent donnés par notre camarade du Ken-


, tucky, qui lui-même en possédait plusieurs centaines. Chaque année on organisait dans sa plantation une chasse aux cochons, et c'était une fête à laquelle on ne manquait pas d'inviter quelques amis et voisins.

Le jour venu, le propriétaire, suivi de sa meute et accompagné de chasseurs bien montés et armés de rifles, pénétrait dans l'immense forêt, où des halliers inextricables de cannes à sucres et de ronces donnaient asile aux cochons. Mais où le cochon passe, le chien peut se glisser ; la meute délogeait le gibier et la poussait dans les clairières, où les chasseurs à cheval l'accueillaient d'une volée de balles. Un grand chariot avec des serviteurs suivait la chasse, pour emporter les morts à la fin de la journée.

Cette battue se poursuivait souvent pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que les plus gros animaux fussent tués et emportés à la maison. Là on salait, on fumait la viande : une partie était réservée à la consommation intérieure pendant l'hiver, mais la plupart des jambons étaient expédiés au grand marché de porcs de Cincinnati.

Le lientuckien nous raconta aussi un curieux incident dont il avait été le témoin.

«« Je m'étais égaré dans nos bois à la recherche d'un dindon sauvage, sans autre arme que mon fusil. Me sentant fatigué, je m'assis sur un tronc d'arbre pour me reposer. Je n'étais pas là depuis cinq minutes lorsque j'entendis un bruit dans les feuilles mortes, devant moi. Je crus que c'était un daim, et j'épaulai mon fusil. Mais je fus grandement désappointé en voyant apparaître une demi-douzaine de mes cochons qui fouillaient la terre tout en s'avançant.

« Sur le moment, je ne m'en inquiétai guère ;mais, au bout de quelques minutes, mon attention fut de nouveau attirée vers eux : ils galopaient à travers une clairière, comme s'ils avaient été à la poursuite de quelque chose. En effet, juste devant leurs groins, j'aperçus le long corps brillant d'un serpent noir qui


faisait tous ses efforts pour leur échapper. Il y réussit, car dans le môme instant je le vis s'enrouler autour d'un jeune pawpaw et gagner les hautes branches, d'où il contempla ses ennemis.

« Le serpent devait se croire en sûreté, et j'allais l'arroser de quelques grains de plomb, quand un mouvement de l'un des cochons m'arrêta. Je n'ai pas besoin de vous dire à quel point je fus étonné de voir le premier de ces animaux saisir le pawpaw entre ses mâchoires et le secouer comme pour faire tomber le serpent. Il n'y parvint point, car le reptile s'était enroulé aux branches, et il eût été plus facile de détacher l'écorce.

« Vous savez tous, Messieurs, que le pawpaw est un petit arbre, de l'espèce du pommier sauvage, qu'on rencontre dans les forêts de l'Ouest, et dont le bois est fort tendre et très cassant. Le cochon semblait connaître ce détail, car il changea brusquement de tactique et, au lieu de secouer le tronc, il se mit à le broyer entre ses puissantes mâchoires. Ses camarades l'aidèrent, et en quelques secondes l'arbre tomba. Aussitôt que que les branches en eurent touché le sol, les cochons s'élancèrent tous sur le serpent ; et en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le reptile était tué et dévoré. »



CHAPITRE IX

UNE CHASSE AUX CANARDS MOUVEMENTÉE.

Pendant notre marche du lendemain, nous aperçûmes un vol de pigeons sauvages, et nous en tuâmes assez pour renouveler nos provisions, à notre grande joie, car nous commencions à nous lasser de notre lard salé, et un pâté supérieurement préparé par Lanty fut salué de nos acclamations.

Le même jour, nous avions rencontré une compagnie de jolis canards d'été, et nous avions réussi à en tirer quelquesuns. Ce fut donc sur les canards que roula notre conversation du soir. Il m'était arrivé une aventure assez singulière en chassant le canard dans la baie de Chesapeake, et je la racontai à mes compagnons ainsi qu'il suit : « J'étais allé passer quelques jours dans la maison d'un ami, un planteur, établi près de l'embouchure d'une petite rivière qui se jetait dans la baie de Chesapeake. J'avais le plus vif désir de chasser le canvas-back, ce canard renommé par la délicatesse de sa chair ; j'en avais mangé plus d'une fois, mais je n'en avais jamais tué un seul.

« Mon ami habitait sur le bord de la rivière, à quelque distance de la mer. Je devais descendre le courant pendant un mille à peu. près avant d'arriver au marais où je trouverais les canards. Je montai dans un petit bateau, sans autre compagnon qu'un chien d'assez piètre apparence, qu'on m'avait


prêté en me le vantant comme le meilleur du pays pour la chasse aux canards.

« Tantôt voguant à la dérive, tantôt ramant, j'arrivai bientôt en vue de la baie et du marais, où j'aperçus des vols d'oiseaux aquatiques de différentes espèces, et notamment des pochards, des macreuses et des canvas-backs. « Je pris pied à un endroit convenable, près de l'embouchure de la rivière ; puis, attachant le batelet à une touffe de plantes marines, je me mis à la recherche d'un abri. Je trouvai quelques buissons où je pus me mettre à l'affût, et j'envoyai le chien quêter. Cependant l'animal ne semblait prêter aucune attention ni à ma voix, ni à mes gestes d'encouragement. Je crus m'apercevoir qu'il avait l'air effarouché, et comme effrayé : sans doute, pensai-je, parce que j'étais encore un étranger pour lui ; et j'espérai que, lorsque nous aurions fait plus ample connaissance, il se comporterait autrement à mon égard.

« Mais je me trompais. Malgré tous mes efforts, il se refusa à s'approcher de l'eau, et alla se blottir sous les buissons, d'où il ne voulut plus bouger. Deux ou trois fois, je le tirai de force et le traînai au bord de l'eau ; mais toujours il se sauvait sous le couvert des buissons.

« J'étais d'autant plus furieux de sa conduite, qu'une bande de plusieurs milliers de canvas-backs était posée sur l'eau à moins d'un demi-mille du rivage. Tout espoir de vaincre l'obstination du chien étant perdu, je retournai à mon embarcation, sans même songer à le siffler pour l'inviter à me suivre ; mais de lui-même il se mit à trotter derrière moi et, en arrivant au bateau, il y sauta d'un bond. J'étais si irrité contre lui que je voulus d'abord le chasser. Cependant ma colère s'apaisa peu à peu.

« Je regardai la bande de canvas-backs. Ils étaient sous le vent d'une prairie d'herbes aquatiques, et si serrés qu'un coup de fusil bien dirigé devait en tuer au moins une vingtaine.

Mais comment les approcher ?


« J'eus l'idée de dissimuler le plat-bord de mon canot sous des branches vertes arrachées aux buissons ; il se confondrait ainsi

avec les herbes aquatiques qui étaient vertes aussi ! Cela fait, je ramai doucement jusqu'à ce que je fusse arrivé sous le vent des canards, à un demi-mille de distance de leur bande. Alors


je retirai les avirons et laissai l'esquif glisser devant la brise.

J'avais pris la précaution de me placer de manière à tout voir à travers les branches sans être vu moi-même.

« Enfin je reconnus, à ma grande joie, que j'approchais de l'endroit où la nappe d'herbes finissait, et au delà, je vis la bande de canards se diriger de mon côté. Il ne me restait plus qu'à glisser doucement le canon de mon fusil à travers le feuillage, à armer les deux coups, à bien viser et à faire feu. Je déchargeai successivement mes deux coups, et j'eus le plaisir de voir flotter sur l'eau une vingtaine de canards. Le reste de la bande s'envola dans les airs, avec un bruit d'ailes qui ressemblait au fracas du tonnerre.

« Au moment où j'allais ramasser mon gibier, il se produisit un incident qui me lit oublier les canvas-backs aussi complètement que s'ils n'avaient jamais existé.

« Pendant que je voguais à la dérive à travers les plantes aquatiques, mon attention avait été attirée plusieurs fois par l'étrange conduite de mon compagnon à quatre pattes. Il s'était couché au fond du bateau, près de l'avant, à moitié couvert par les broussailles ; de temps à autre il se redressait brusquement, avec des regards effrayés, poussait un gémissemen et s'accroupissait de nouveau. Je remarquai, en outre, que parfois il tremblait et grinçait des dents. J'en avais éprouvé de la surprise, rien de plus. J'étais trop occupé à épier mon gibier pour m'arrêter à ce manège de l'animal, que j'attribuais simplement à la peur.

« Mais quand j'eus tiré mon second coup de fusil, mon attention dut se concentrer sur le chien, au point même d'en oublier tout le reste. Il se tenait debout, à trois pieds de moi, hurlant affreusement. Ses yeux étaient fixés sur moi avec une expression farouche et étrange, sa langue pendait hors de la gueule, la bave lui coulait des lèvres. Le chien était hydrophobe !

« Oui, je voyais que le chien était enragé, aussi sûrement que je voyais le chien. J'avais déjà vu des chiens atteints de la


rage, et j'en connaissais bien les symptômes. C'était l'hydrophobie, et de l'espèce la plus dangereuse.

« Une terreur aussi violente que soudaine s'empara de moi.

Terreur ? — non : c'était de l' horreur, et ce terme est encore trop faible pour exprimer ce que je ressentis en ce moment. Je me voyais dans le péril le plus extrême, sans aucun moyen d'en sortir. La mort, une mort cruelle et horrible, m'apparaissait, imminente, dans les yeux de la hideuse bête.

« Instinctivement, j'avais pris une attitude de défense. J'avais saisi mon fusil, dans le dessein de l'armer Dans le trouble où me jetait la terreur, j'avais oublié que les deux canons étaient vides. J'allais recharger, mais un mouvement du chien vers moi me démontra que ce serait là une expérience dangereuse. L'instinct me poussa à saisir mon arme par le canon, et à me défendre, s'il était nécessaire, avec la crosse. J'obéis aussitôt à l'instinct, et je me tins prêt à frapper comme avec une massue.

« Je m'étais reculé juqu'à l'arrière de l'esquif, une embarcation frêle et sans quille, qu'une secousse pouvait chavirer en un instant.

« Je demeurai quelque temps dans une effroyable anxiété, à moitié paralysé par la terreur, incertain du parti à prendre.

Je craignais qu'un mouvement de ma part ne fût pour l'animal le signal de l'attaque. Je songeai à me jeter dans l'eau ; mais je pouvais ne point avoir pied, non que l'eau fût profonde, elle ne dépassait pas cinq pieds, mais le fond semblait de vase molle, et je risquais de m'enliser.

« Nager jusqu'au rivage ? Je jetai un coup d'œil oblique dans cette direction ; il y avait bien un demi-mille de distance.

Jamais je n'y arriverais, avec mes habits qui m'embarrassaient. Me déshabiller ? C'était exciter le chien à me sauter dessus. L'aurais-je pu, d'ailleurs, l'animal n'allait-il pas me suivre et m'attaquer dans l'eau ?

« Cependant le chien se tenait immobile, ses pattes de devant


sur la banquette, ses pieds de derrière sur les avirons, ses yeux hagards attachés sur mon visage, quoique avec moins de fixité.

Plusieurs fois je crus qu'il allait bondir sur moi, et, tout en évitant de faire un mouvement, je serrais instinctivement mon fusil avec plus de force. Pour ajoutera ma détresse, je m'aperçus que j'étais entraîné vers la pleine mer l Le vent soufflait du rivage, et poussait l'esquif avec rapidité, les branches faisant office de voiles. J'avais déjà franchi la nappe d'herbes, et je voguais en eau libre, lorsque, à ma grande épouvante, je découvris, à moins d'un mille de distance, une ligne de bri- sants !

« Un regard de côté me suffit pour me convaincre que, si je n'arrêtais pas l'esquif, il serait jeté contre les brisants en moins de dix minutes. Terrible alternative : je devais ou écarter le chien des avirons, ou laisser le bateau se briser sur les récifs.

Dans ce dernier cas, la mort était certaine ; le premier parti offrait une chance de salut. La nécessité de l'action me rendit quelque énergie, et je me décidai pour l'attaque.

« Je ne sais si le chien lut ma pensée dans mes yeux, ou s'il s'aperçut que mes doigts serraient mon fusil avec plus de force, mais il sembla éprouver une frayeur soudaine, et, quittant la banquette, il se recula vers l'avant, où il s'accroupit comme auparavant.

« Ma première impulsion fut de saisir les rames, car le mugissement des brisants remplissait déjà mes oreilles, mais je réfléchis aussitôt qu'il valait mieux recharger mon fusil. C'était une entreprise malaisée, mais j'y apportai toute la prudence possible. Tenant mes yeux fixés sur l'animal, je pris à tâtons de la poudre, une bourre, du plomb ; je réussis à charger un canon de mon arme, et à piacer ia capsule.

« Une fois en possession d'un moyen de défense, je procédai avec plus de confiance et de soin au chargement du second canon. Le chien ne perdait pas mes gestes de vue. Je n'avais pas un instant à perdre ; les brisants étaient proches ; un rauque


mugissement m'annonçait leur dangereux voisinage ; une minute de plus, et le frêle esquif allait se briser contre eux comme une coquille ou sombrer pour toujours.

« Les moments étaient précieux, et je devais cependant agir avec précaution. Je n'osais pas porter le fusil à mon épaule, je n'osais pas mettre en joue, de peur d'exciter la dangereuse brute.

Je tins donc mon arme contre ma cuisse, en dirigeant les canons au juger ; puis, quand je me sentis au point, je fis feu.

« J'entendis à peine la détonation, si fort étaitle bruitdelamer; mais je vis le chien rouler sur lui-même en se débattant, je vis le sang jaillir de ses côtes, où la décharge avait pénétré, faisant balle. Le coup sans doute aurait suffi ; mais, pour plus de sûreté, j'épaulai mon fusil, je visai, et envoyai le contenu du second canon dans le flanc de la misérable bête. Elle cessa aussitôt de s'agiter et resta morte au fond du bateau.

« Je lâchai mon fusil et sautai sur les avirons. Il n'était que temps. L'esquif était déjà au milieu des vagues écumantes et dansait comme une plume ; mais en quelques coups de rame je réussis à le tirer en arrière, et à l'éloigner des brisants. Je me dirigeai en droite ligne vers le rivage.

-< Quant à mes canvas-backs, je les avais complètement oubliés ; j'ignorais ce qu'ils étaient devenus et m'inquiétais fort peu de le savoir : sans doute ils devinrent la proie des requins.

Mon seul souci était de me sauver le plus vite possible, bien déterminé à ne plus chasser le canard avec le premier chien venu pour compagnon. »



CHAPITRE X

CHASSE A LA VIGOGNE. - Le cltacu.

Pendant toute Ja journée qui suivit, nous ne rencontrâmes, chose extraordinaire, pas le moindre petit gibier qui pût former le sujet de notre conversation autour du feu. Nous eûmes néanmoins une ample matière à causerie, car notre ami l'Anglais s'offrit à nous conter une chasse à la vigogne à laquelle il avait assisté lors d'un séjour qu'il avait fait sur les hauts plateaux des Andes Péruviennes.

Thompson commença son récit comme suit : « Un matin, désireux de me donner le plaisir d'une chasse à la vigogne, ce quadrupède dont la toison est si recherchée et que les Espagnols appelèrent chameau-mouton, à cause de sa ressemblance avec ces deux animaux, je quittai une des villes des basses terres et grimpai jusqu'à la haute région connue sous le nom de Puna, — le désert de Puna.

« Je parvins enfin au plateau supérieur, le long d'une ravine profonde, à douze ou quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer ; et moi qui venais de quitter le pays des palmiers et des orangers, je me trouvais maintenant dans une région glaciale et stérile, entourée de montagnes pelées et sans autre végétation qu'un peu d'orge et une herbe, le ycha, la nourriture favorite des lamas.


« Le désert de Puna est le séjour préféré des vigognes, et, par suitê\ des chasseurs de vigognes. J'avais été recommandé à l'un de ces chasseurs, et, après avoir passé la nuit dans une cabane de berger, je partis à cheval de grand matin en quête de mon homme, qui demeurait à une dizaine de milles plus loin dans les montagnes.

« J'arrivai d'assez bonne heure à sa hutte. Il m'accueillit avec affabilité. C'était un Indien, issu de l'une de ces tribus montagnardes que les Espagnols ne soumirent jamais. Il m'invita à partager son déjeuner. Mon hôte, en sa qualité de célibataire, était son propre cuisinier ; un plat de maïs grillé avec un chinchilla rôti composaient tout le repas. Heureusement j'avais apporté avec moi un flacon d'eau-de-vie de Catalogne, qui, avec un gobelet d'eau de source, rendit notre déjeuner plus facile à digérer. Tout en mangeant, le chasseur me donna d'intéressants détails sur la singulière mélhôde employée par les Indiens pour capturer les vigognes en masse. Cela s'appelait le chacu.

« Sur le vif désir que je lui en témoignais, il me promit de me faire assister à l'un de ces chacus, que préparait la tribu à laquelle il appartenait. En attendant, il m'emmena avec lui chasser vigognes et guanaques, qui sont bien les animaux les plus farouches qui se puissent voir, par des sentiers bordés de précipices.

« La veille du jour fixé pour le chacu, nous descendîmes au village de la tribu, assemblage de huttes grossières éparpillées au fond d'une vallée des Cordillères, à plusieurs milliers de pieds au-dessous du désert de la Puna. Le climat était naturellement plus chaud ; la canne à sucre et le yucca verdoyaient dans les jardins du village, et le maïs fleurissait dans les champs.

« Le lendemain, l'expédition se mit en marche et commença à dérouler, le long des sentiers abrupts qui menaient aux hauts plateaux de la Puna, un cortège pittoresque de chevaux, de mules, de lamas, d'hommes, de femmes, d'enfants et de chiens ;


Je me trouvais dans une région entourée de montagnes.



bref, tout ce qu'il y avait de vivant dans le village était parti pour le chacu, lequel n'était point l'affaire d'un seul jour, mais devait durer des semaines entières. Les Indiens emportaient des tentes grossières, des couvertures, des ustensiles de cuisine ; et la présence des femmes était nécessaire pour apprêter les repas et assurer la propreté du camp ; elles devaient aussi participer à la chasse.

« Les hommes étaient enveloppés de leurs pojichos bariolés, en poil de lama, et les femmes de leurs mantes en laine commune du pays, aux couleurs voyantes. Je remarquai que plusieurs mules et lamas étaient chargés de paquets d'une singulière nature, chiffons en tas, rouleaux de cordes, faisceaux de petits pieux.

« Nous atteignîmes les hauts plateaux assez tard. La chasse ne pourrait commencer que le lendemain. La soirée fut employée à dresser les tentes et à tout mettre en ordre dans le campement, qui ne devait être reporté plus loin que lorsque le pays environnant aurait été fouillé et que le gibier serait devenu rare.

« Le matin arriva ; mais bien avant l'aube, une troupe de chasseurs était partie en avant, emportant les cordes, les pieux et les chiffons dont j'ai déjà parlé. Les femmes et les enfants les accompagnaient. Ils se dirigeaient vers un large plateau voisin de celui où le campement avait été établi.

« Une heure après, le reste de l'expédition partit à son tour.

C'étaient les vrais chasseurs; presque tous étaient montés, et ils emmenaient avec eux tous les chiens du village. J'aurais voulu aller avec eux ; mais le guide qu'on m'avait donné m'entraîna avec lui, en me promettant de me conduire sur un pic d'où je pourrais suivre du regard toutes les péripéties de la chasse. Nous partîmes donc seuls par un autre chemin.

« En une demi-heure nous atteignîmes le plateau où s'était portée l'avant-garde des Indiens. Ils étaient tous à l'œuvre quand nous arrivâmes, et je vis alors à quel usage étaient destinés les


chiffons, les pieux, les cordes. On était en train d'en former une espèce d'enclos circulaire, ou corral. Les pieux étaient enfoncés dans le sol suivant une ligne courbe, à une toise de distance les uns des autres. Les perches étaient hautes de quatre pieds, et reliées entre elles par une corde qui s'enroulait à leur sommet, constituant ainsi une enceinte continue. Tout le long de cette corde étaient noués des chiffons et des bandes de cotonnade qui pendaient jusqu'à terre ou flottaient au vent, et ce semblant de barrière formait sur le plateau un circuit de trois milles de diamètre à peu près, avec une seule ouverture, large de quelques centaines de mètres, qui était l'entrée du corral. Dès que celui-ci fut terminé, les Indiens se séparèrent en deux troupes, et se déployèrent sur deux lignes aboutissant l'une et l'autre à l'ouverture de l'enceinte, de manière à former une espèce d'entonnoir long de deux milles. Ainsi postés, ils attendirent le résultat de la battue.

« Pendant ce temps, les chasseurs procédaient à la battue.

Ils étaient à une si grande distance que nous les distinguions à peine de l'endroit où nous nous trouvions. Eux aussi, ils s'étaient divisés en deux bandes qui, chacune de son côté, battaient les collines environnant le plateau. Le circuit qu'ils avaient décrit s'étendait sur une douzaine de milles au moins ; quand ils eurent opéré leur jonction, ils formèrent une longue courbe dont la concavité était tournée vers l'enclos. Alors ils se portèrent en avant. Tous les animaux qui passaient entre eux et le corral allaient être, presque à coup sûr, poussés peu à peu dans sorç enceinte.

« Mon guide m'avait conduit sur un pic d'où la vue s'étendait au loin. Après une longue attente, nous découvrîmes la ligne des cavaliers émergeant de l'horizon, et, en regardant avec attention, nous distinguâmes, bondissant devant eux dans la plaine, des formes rougeâtres : c'étaient les vigognes. Il y en avait plusieurs troupeaux, que l'on voyait courir dans tous les sens, visiblement épouvantés et ne sachant quelle direction


prendre. Leur beau pelage orange, étincelant au soleil, nous permettait de les voir à une grande distance.

« Les rabatteurs se rapprochaient de plus en plus ; nous distinguions leurs silhouettes, nous entendions leurs cris, le bruit de leurs trompes de chasse et même les aboiements de leurs chiens. Les cavaliers s'avançaient toujours jusqu'à ce que leur ligne rejoignît l'entonnoir formé par les autres Indiens. Les vigognes, divisées en plusieurs hardes, bondissaient de côté et d'autre, faisaient brusquement volte-face quand elles approchaientdes hommes et des femmes, et couraient à l'opposé. Il y en avait une soixantaine, qui finirent par se grouper en une seule masse compacte. Après avoir hésité un moment, toute la bande, conduite par un mâle qui avait découvert l'ouverture, se précipita au galop de ce côté et s'engouffra en désordre dans l'enceinte du corral.

Les chasseurs à pied avec les femmes s'élancèrent vers l'entrée ; en un clin d'œil, de nouveaux pieux y furent plantés, des cordes tendues, des chiffons attachés, et le circuit du chacu se trouva complètement fermé.

« Pendant ce temps, les chasseurs montés avaient galopé autour de l'enceinte, et, sautant de cheval, s'étaient postés à une petite distance les uns des autres. Chacun prépara ses javelots, prêt à s'avancer et à commencer l'œuvre de mort aussitôt que le corral serait entièrement cerné par les femmes et les enfants.

« Ils s'avancèrent ensuite au milieu de l'enceinte en balançant leurs javelots, et en s'interpellant en vue d'organiser l'attaque. Les vigognes effrayées couraient de côté et d'autre, et partout elles trouvaient un Indien en face d'elles. Les javelots sifflaient dans les airs, et le gazon fut bientôt jonché de cadavres. Les pauvres bêtes périrent toutes. Elles furent assemblées en un seul tas, dépouillées et leur chair partagée entre toutes les familles qui avaient pris part au chacu.

« Les cordes furent enroulées, les chiffons empaquetés, les pieux arrachés et liés, pour resservir le lendemain sur un autre


des plateaux de la Puna. On chargea la viande sur les chevaux et sur les mules, et toute l'expédition, en longue file, s'en revint au camp.

« Le chacu dura dix jours, pendant lesquels je vécus dans la compagnie de mes amis à moitié sauvages. Le nombre des vigognes tuées se monta à plus de cinq cents. »


CHAPITRE XI

L'OURS PERCHÉ SUR UN ARBRE.

Nous voyagions sur les crêtes des monts Ozark, et la route était des plus malaisées. De profondes ravines la coupaient, et nous étions constamment obligés d'en gravir ou d'en descendre des côtes escarpées. Parfois nous devions nous frayer une issue à travers les fourrés et attaquer à coups de haches quelque tronc énorme qui obstruait le passage de notre wagon. Cela rendait notre marche assez lente.

Durant ces haltes, la plupart d'entre nous se dispersaient dans les bois, en quête de gibier. L'écureuil était le seul quadrupède qu'on y trouvât ; nous en tuâmes assez pour en confectionner un excellent pâté.

Tout en cheminant, nous causions écureuils. Les guides euxmêmes écoutaient avec intérêt les détails scientifiques que nous donnait sur ces animaux le chasseur naturaliste. Seul le docteur ne prenait aucune part à la conversation. Il marchait en avant, et l'un de nous remarqua qu'il avait sans doute besoin d'eau pour la mélanger au contenu de son flacon, et qu'il était à la recherche d'un ruisseau. Tout à coup nous le vîmes enfoncer l'éperon dans les flancs de son cheval et revenir au galop vers nous, avec une physionomie où se peignaient la surprise et l'effroi.

— Qu'y a-t-il, docteur ? lui demanda l'un de nous.


- Il a vu des Indiens, remarqua un autre.

- Un ours ! un ours ! cria le docteur hors d'haleine, un ours grizzly, un animal effrayant, je vous assure.

— Un ours, dites-vous ? demanda Ike en s'avançant sur sa vieille jument.

— Un ours ! cria Redwood, en se jetant dans le fourré, à la poursuite de l'animal.

— Un ours ! répétèrent les autres en piquant des deux et en nous élançant en avant tous ensemble.

— Où, docteur? où ?. s'écriait-on.

— Là-bas, répondit le docteur, tout près de ce grand arbre.

Je l'ai vu là, — un grizzly, j'en suis sûr.

— C'est impossible, docteur, ditle naturaliste; nous sommes encore trop éloignés de l'habitat des ours grizzly ; c'est un ours noir que vous avez vu.

Nous n'eûmes pas le temps d'en dire plus long. Nous étions arrivés à l'endroit où l'ours avait été vu ; et bien qu'un œil inexpérimenté n'eût pu découvrir aucun vestige de sa présence, le vieux Ike, Redwood et le chasseur naturaliste purent découvrir la piste de l'animal sur la litière de feuilles tombées.

Les deux guides avaient mis pied à terre ; le corps légèrement penché, et tenant leurs chevaux par la bride, ils suivirent cette piste. A l'attitude du vieux Ike, on aurait cru qu'il se guidait sur l'odorat plutôt que sur la vue..

Nous pénétrâmes dans les bois, à la suite des trappeurs. Jack et Lanty avaient été laissés près du chariot, avec des instructions pour la direction à prendre. Un moment après, nous entendîmes des cris perçants qui venaient de la route. Nous reconnûmes les voix de Lanty et de Jack.

- Oh ! regardez donc, Jack, quelle bête !

- C'est un ours, massa Lanty !

En entendant ces paroles, sans plus nous inquiéter de la piste, nous galopâmes dans la direction des voix, en écartant les branches de chaque côté.


— Où est l'ours ?cria Redwood accouru le premier ;où l'avezvous vu ?

— Il est là, répondit Lanty en désignant un tronc énorme entouré d'un fourré de cannes à sucre qu'isolait de la forêt un petit espace découvert.

— Cernons-le, garçons 1 cria leKentuckien, plus expert qu'aucun d'entre nous pour la chasse de l'ours. Vite, cernonsle et faisons-lui tête !

Et en même temps il mettait son grand cheval au galop.

D'autres partirent dans la direction opposée, et en quelques secondes nous entourions le fourré de cannes à sucre.

— Est-il dedans ? demanda quelqu'un.

— Vois-tu des traces, Mark ? cria lke à son camarade posté de l'autre côté du taillis.

— Non, répondit Redwood ; il n'est pas sorti par ici.

— Ni par ici, fit Ike.

—; Ni par ici, dit le Kentuckien.

- Ni par ici, ajouta le chasseur naturaliste.

- Alors il est encore dans le fourré, déclara Redwood. Maintenant, attention, tous, ouvrez bien les yeux ; je vais le déloger.

- Tiens ferme, Mark, mon garçon, s'écria Ike; tiens ferme là.

Voilà sa piste, foulée comme un parc à mouton ; voilà sa tanière. Laisse-moi le faire déguerpir.

— C'est bien, répliqua l'autre; va toujours, mon vieux. Je veillerai de mon côté. L'ours ne passera pas devant moi sans recevoir une pilule dans le ventre. Débusque-le !

Nous étions tous silencieux et attentifs sur nos selles. Ike avait pénétré dans le taillis, mais on n'entendait pas le moindre frôlement. Un serpent n'aurait pas fait moins de bruit que le vieux trappeur. Dix minutes s'écoulèrent avant que rien ne nous avertit de ce qui se passait. A ce moment nous entendîmes sa voix : — Par ici, tous 1 L'ours est perché.

Cette nouvelle nous remplit tous de joie, car ce n'est pas un


amusement quotidien que de tuer un ours. Quelques uns mirent pied à terre et attachèrent leurs chevaux aux branches ; d'autres se jetèrent vivement à travers le fourré, dans l'espoir de tirer le premier coup de fusil.

Pourquoi n'entendait-on pas le rifle de Ike, s'il voyait l'ours perché? Cette question embarrassante se trouva résolue lorsque nous nous fûmes approchés. Ce n'était pas sur un arbre que l'ours s'était réfugié, mais dans un tronc creux ; par conséquent Ike n'avait pu le voir. Mais le tronc était là, et le trou, et les traces de l'animal. C'était là sa tanière ; il était là certainement.

Comment le faire sortir ? Telle était la question.

Plusieurs des nôtres se postèrent, fusil en mains, de façon à commander l'entrée de la cavité. Un autre grimpa sur le tronc, qu'il sonda avec sa crosse. — Mais ce fut en vain. L'ours n'était pas assez niais pour se risquer dehors et se faire cribler de balles.

Un long bâton fut introduit dans le trou, mais sans résultat ; l'animal était hors d'atteinte.

On essaya de l'enfumer, mais sans plus de succès. L'ours n'avait pas l'air d'en éprouver la moindre gêne. Les haches furent alors tirées du chariot. La besogne était rude, car le tronc (un sycomore) n'avait que le cœur de rongé. Jack et Lanty se mirent à l'œuvre avec ardeur ; Redwood et le Kentuckien, habitués à manier la hache, leur vinrent en aide, et de profondes entailles entamèrent chaque côté du tronc. Les autres chasseurs montaient la garde près de l'entrée, espérant que le bruit chasserait le gibier hors de son repaire. Mais nous fûmes déçus dans cet espoir; et la besogne, un instant interrompue parla fatigue, recommença de plus belle.

Enfin les haches défoncèrent les parois, et la sombre cavité nous apparut. On avait taillé au bon endroit, car la tanière de l'ours se trouvait juste au-dessous ; mais l'ours n'était pas là!

Des perches furent introduites des deux côtés ; elles ne rencontrèrent que le vide.


Où était M. A*** ? Tous les regards le cherchèrent, comme s'il pouvait éclaircir ce mystère. On ne l'apercevait nulle part.

Il avait disparu.

En ce moment la détonation bruyante d'un rifle retentit à nos oreilles. Il y eut un moment de silence ; puis on entendit comme le bruit d'un corps lourd tombant d'une grande hauteur sur le sol.

— Par ici, Messieurs, fit une voix tranquille ; voici l'ours 1 C'était la voix de M. A*** ; et tous, sans nous inquiéter de nos chevaux, nous courûmes dans cette direction. Effectivement, une bête énorme gisait là, sous nos yeux ; un ruisseau de sang coulait par le trou d'une balle qui lui avait percé le flanc.

M. A*** nous montra un arbre, un chêne gigantesque dont les branches s'étendaient au-dessus de nos têtes.

- Il était là, sur cette fourche, nous dit-il. Un instant de réflexion nous aurait épargné bien de la peine. J'ai soupçonné que l'ours n'était pas dans le creux lorsque j'ai vu que la fumée ne le délogeait pas. Ce n'est pas la première fois que j'ai vu des chasseurs trompés de la sorte.

Redwood regardait l'orateur avec admiration, et le vieux Ike lui-même ne put s'empêcher de reconnaître sa supériorité cynégétique.

— Monsieur, lui dit-il, je vous garantis que vous feriez un fameux batteur d'estrade. Il n'y a pas un Indien qui vous en remontre.

Tous nous examinâmes le cadavre de l'ours, qui était de la plus grande taille.

— Vous êtes sûr que ce n'est pas un grizzly? demanda le docteur.

- Non, docteur, répondit le vieux naturaliste; le grizzly ne grimpe jamais aux arbres.

Nous hissâmes l'ours dans le chariot de Jack, puis nous poursuivîmes notre route. Le soir tombait ; nous ne tardâmes pas à


faire halte et à dresser le campement. L'ours fut vivement dépouillé, Ike et Redwood s'acquittant de cette opération avec la dextérité d'un boucher. La viande d'ours fut naturellement notre plat de résistance. Festin de sauvage! dira-t-on. — J'envie ceux qui peuvent s'offrir un cuissot d'ours.

Pendant toute la soirée, notre conversation ne roula que sur les mœurs de Bruin (1); presque tous nous avions notre mot à dire sur ce sujet. Redwood nous raconta une aventure qui lui était arrivée dans sa première jeunesse en chassant l'ours noir au piège, aventure qui avait failli lui coûter la vie.

Nous nous rassemblâmes autour du brasier pour écouter le récit du trappeur.

(1) Sobriquet de l'ours en Angleterre, comme Martin en France.


Mark Kechvood.



CHAPITRE XII

LE TRAPPEUR ATTRAPÉ.

« Ce que je vais vous dire, commença Redwood, m'advint dans les montagnes du Tennessee, où j'ai été élevé.

« J'étais encore un adolescent. Tout enfant, j'étais déjà fou de la chasse ; javais tué un ours noir avant d'avoir achevé ma douzième année. Je grandis; l'ours se faisait plus rare dans mon pays natal, et ce n'est pas tous les jours qu'on rencontrait un pareil gibier.

« Un jour que je battais la campagne, je découvris, le long d'un ruisseau, les traces d'un ours. Je les suivis péniblement à travers un fourré presque inextricable de ronces et d'orties.

Enfin le taillis s'éclaircit, et j'espérais voir apparaître l'arbre à l'ours, lorsque se dressa devant moi un rocher à pic, d'une hauteur considérable. Je craignis que l'ours ne se fût logé dans une crevasse, et c'était la vérité. Un grand trou noir s'ouvrait en face, et c'était, à n'en pas douter, la tanière de l'animal, car on distinguait l'empreinte de ses pattes sur l'argile jusqu'au pied du rocher.

« Je ne me sentais pas d'humeur à pénétrer dans son repaire, et, dans l'espoir que l'ours en sortirait, je me tins accroupi dans les buissons, vis-à-vis de l'ouverture, mon fusil prêt à lui envoyer une décharge de plomb aussitôt qu'il montrerait le


museau. Mais sans doute qu'il m'avait entendu, car rien ne bougea. Je dus rentrer à la maison.

« Le lendemain, j'avais apporté ma hache, dans l'intention d'établir une trappe à l'orifice de la caverne. Je m'étais aussi muni d'un pot de mélasse et de quelques épis de maïs vert pour servir d'appât.

« Je me mis àla besogne sans bruit; jetrouvai tout le bois nécessaire dans les environs, et, en moins d'une heure, ma trappe était construite et le ressort en place. Ce n'était pas une petite affaire de lever la grosse poutre qui devait servir d'assommoir ; mais j'y parvins grâce à un levier que j'avais fabriqué : si elle tombait droit sur l'ours, il se trouverait pris.

« Tout était prêt, et je n'avais plus qu'à placer l'appât. Je rampai donc dans l'intérieur de la trappe, et j'étais en train de déposer les épis verts et la mélasse, lorsque j'entendis derrière moi le ronflement de l'ours « Je me retournai brusquement, et j'avais à peine entrevu l'animal debout à l'orifice de la caverne, quand je sentis un choc violent sur mes jambes, et je fus aplati contre le sol comme une poêle à frire.

« Je crus d'abord que quelqu'un m'avait porté un coup de poing par derrière; mais je reconnus que c'était bien pis.

C'était l'assommoir qui m'avait frappé et qui maintenant pesait de tout son poids sur mes deux jambes. Dans ma hâte à me retourner, j'avais touché le ressort, et la maudite poutre m'était retombée sur les cuisses ; et celles-ci se trouvaient si bien prises que je ne pouvai s les remuer : plus je me démenais, plus je souffrais. Impossible de me retourner, ni d'atteindre la poutre de la main. J'étais pris dans mon piège.

« C'est alors que je commençai à avoir peur. Il n'y avait dans les environs d'autre habitation que la hutte de ma vieille mère, et elle était située à deux milles de là. Il était infiniment peu probable qu'un voisin vînt à passer par là,etc'était pourtant ma seule chance de salut. Je ne pouvais rien par moi-même. Si


Et j'eus la satisfaction de le voir tomber sans vie, p. 91.



personne ne venait, je n'avais d'autre perspective que de mourir de faim, écrasé par la poutre, ou d'être dévoré par l'ours.

Je me mis à crier de toutes mes forces ; mais l'écho seul répondit à mes cris.

« La nuit vint, et quelle nuit ! la plus longue dont j'aie gardé la mémoire. Toujours aplati contre le sol, toujours souffrant, j'entendais parfois Je souffle de l'ours, ou plutôt des ours, car je m'aperçus qu'ils étaient deux. Je voyais leurs grands corps noirs s'agiter comme des ombres ; de temps en temps ils s'asseyaient sur leur train de derrière et me regardaient.

« A l'aube, l'un des ours s'approcha si près que je m'attendais à être attaqué. Heureusement j'avisai mon rifle sur le sol à ma portée. Je le saisis sans mot dire, et pus viser, juste au défaut de l'épaule, l'animal qui se trouvait à quatre pieds tout au plus du canon. Il reçut donc la charge entière dans le corps, et tomba raide mort, comme un bœuf assommé.

a Si mal placé que je fusse, je réussis à recharger, car je savais que les ours se battent l'un pour l'autre jusqu'à la mort, et je pensais bien que le second allait m'attaquer. Je ne le vis point en ce moment ; mais il ne tarda pas à paraître : il revenait du ruisseau.

« Je le guettais, le rifle prêt. Quand il aperçut son compagnon mort, il poussa un grognement, et s'arrêta, visiblement surpris.

Puis, avec une clameur effrayante, il courut vers le cadavre et se mit à le flairer.

« Je ne doutai pas qu'en deux secondes il ne fût sur moi ; mais je le prévins et lui envoyai une balle dans l'œil. Il n'en fallut pas plus, et j'eus la satisfaction de le voir tomber sans vie sur le corps de son camarade.

« J'avais tué les ours, mais à quoi bon, si je n'arrivais pas à me tirer de dessous la poutre ? Cependant je me sentais tirailler par une faim de loup. Les deux ours gisaient là droit devant moi, mais hors de mon atteinte, comme pour m'infliger le supplice de Tantale. J'aurais dévoré une tranche de viande toute


crue ; mais le difficile était de mettre la main dessus. Nécessité, dit-on, est mère de l'invention, et je me mis à chercher un moyen. Il y avait là une corde que j'avais apportée pour m'aider à construire ma trappe, et que je parvins à saisir.

« Je fis un nœud coulant à l'un des bouts et, après quelques tentatives, je pus le jeter autour de la tête de l'un des ours et l'assujettir solidement. Je me mis alors en devoir d'attirer l'animal à moi. J'y réussis et, tirant mon couteau, je coupai la langue que je mangeai crue.

« Après la faim, j'avais un autre besoin plus impérieux à satisfaire : c'était la soif. J'avais la gorge sèche comme un épi de maïs. Je ne vous dépeindrai pas les souffrances que j'endurai pendant le reste de la journée et toute la nuit qui suivit. Dès que le jour parut, je me remis à crier, m'an ètant tous les quarts d'heure pour me reposer, et recommençant ensuite avec une énergie accrue.

« Il y avait environ une heure que le soleil s'était levé, et je venais d'interrompre mes cris, lorsque je crus entendre une voix. J'écoutai un moment, le cœur battant contre mes côtes.

Rien, pas le moindre son. Je criai plus fort que jamais, puis de nouveau je tendis l'oreille. J'entendis une voix.

« — Ohé ! qu'avez-vous à hurler ainsi ? cria-t-on.

« Je répétai : « — Ohé ! hé !

« — Qui appelle là? reprit la voix.

« — Casey ! répondis-je en reconnaissant la voix d'un voisin qui demeurait plus haut au bord du ruisseau. Casey i arrivez donc par ici !.

« -J'arrive, répliqua-t-il. Ce n'est pas chose aisée d'avancer.

C'est vous, Redwood ?. Que vous est-il donc advenu ?. Le diable soit de ces ronces !.

« J'entendis mon voisin qui se frayait un passage à travers le fourré. Chose singulière, je ne pouvais me figurer que j'al-


lais être délivré ; il me fallut, pour le croire, voir Casey debout devant moi.

« Je fus donc rendu à la liberté, mais impossible de poser le pied par terre. Casey me porta à la maison, où je restai plus de six semaines avant de pouvoir sortir. »

Ainsi se termina le récit de Redwood.



CHAPITRE XIII

UNE CHASSE AUX TORCHES.

Pendant l'étape du lendemain, nous rencontrâmes et tuâmes deux cerfs, un jeune mâle et une biche. C'étaient les premiers que nous eussions encore vus. An ce propos nous passâmes en revue les diverses manières de chasser le cerf, et notamment la chasse aux torches. Le docteur nous raconta une expédition de ce genre qu'il avait faite dans le Tennessee.

« Je vais vous dire une chasse aux torches dont je fus le héros et qui se termina par une catastrophe. Je me trouvais alors dans le Tennessee. Je ne suis pas un grand chasseur, comme vous le savez. Mais je demeurais dans une maison où il y avait des Nemrods déterminés. Le gibier abondait dans le voisinage, et j'avais pris goût au sport cynégétique. Une chasse aux torches ayant été organisée, je fus de la partie.

« Nous étions six en tout ; mais il fut convenu que nous nous séparerions en trois couples, chacune avec sa torche et son terrain particulier. Dans chaque groupe, un devait porter le feu, l'autre se servir du fusil. La chasse tinie, nous devions tous nous réunir à un rendez-vous désigné.

« Les préparatifs terminés et les torches prêtes, nous nous séparâmes. Mon partenaire et moi nous pénétrâmes bientôt au cœur de la forêt. La nuit était noire comme de la poix — ce


sont les meilleures - et, des notre entrée dans le bois, nous avions dû chercher à tâtons notre chemin. Nous n'avions pas allumé nos torches, n'ayant pas encore atteint l'endroit fréquenté par les cerfs.

« Mon compagnon était un vieux chasseur, et c'est lui qui aurait dû porter le fusil ; mai s* pour me faire honneur, à moi, étranger, il en avait été décidé autrement. Il avait donc à la main une énorme poêle à frire, et sur les épaules un sac contenant un boisseau et plus de pommes de pin sèches.

« En arrivant au point où nous espérions trouver les cerfs, nous remplîmes la poêle de pommes de pin que nous allumâmes ; en peu d'instants la flamme projeta autour de nous une clarté brillante, et teignit de vermillon les troncs des arbres gigantesques. Nous avançâmes lentement, en faisant le moins de bruit possible. Nous ne parlions qu'à voix basse, en promenant nos yeux dans tous les sens. Nous marchions, nous marchions, montant, descendant les côtes ; nous fîmes ainsi dix milles au moins ; mais pas une seule paire d'yeux de cerfs ne vint refléter la lumière de notre torche.

« Nous avions copieusement alimenté notre feu pour le faire brûler avec le plus d'éclat possible, et il restait fort peu de pommes de pin dans notre sac.

« J'étais absolument fatigué par cette recherche infructueuse, ainsi que mon compagnon. Tous les deux nous étions découragés, en proie à un ennui d'autant plus vif que nous avions, nos amis et nous, parié un souper à qui tuerait le plus grand nombre de cerfs, et que, une ou deux fois, nous avions cru entendre des coupsde feu dans la direction que les autres avaient prise. Nous allions donc nous en retourner les mains vides, tandis qu'eux, sans doute, apporteraient un cerf chacun, et peut-être plus.

« Nous regagnions donc notre point de départ dans un état d'exécrable humeur, quand tout à coup un objet placé droit devant nous attira mon attention et me cloua sur place. Je ne


m'attardai pas à faire des questions. Une paire de points ronds luisaient dans l'obscurité comme deux petits disques de feu. Evidemment c'étaient des yeux, et ces yeux ne pouvaient être que ceux d'un cerf.

« Il m'était impossible de voir le corps, car les deux points lumineux étincelaient comme posés sur un fond d'ébène ; mais je ne m'arrêtai pas à rechercher sur quoi ils étaient posés.

J'épaulai mon fusil. Je glissai un coup d'œil le long du canon.

Je visai entre les deux yeux. Je pressai la détente. Je fis feu.

« Tout en tirant, je crus entendre mon compagnon me crier quelque chose ; mais la détonation m'empêcha de distinguer ce qu'il me disait. Quand l'écho s'en fut évanoui cependant, sa voix parvint à mes oreilles, claire et forte : « — Damnation, docteur ! me disait-il. Vous avez tiré le taureau du squire Robbins.

« Dans le même instant, les mugissements du taureau, se mêlant aux éclats de rire de mon compagnon, me convainquirent que ce dernier avait dit la vérité.

« C'était un brave homme et il me promit le secret ; mais je dus tout avouer au squire Robbins. Si bien que l'affaire s'ébruita, et que ma chasse aux torches devint, pour longtemps, un sujet permanent de raillerie dans tout le pays. »



CHAPITRE XIV

UNE CHASSE AU CERF EN CANOT.

Comme nous approchions des régions où le cerf d'espèce ordinaire fait place au cerf « longue-queue », celui-ci nous fournit le thème de la conversation. Le chasseur naturaliste, qui avait, quelques années auparavant, accompli un voyage du côté de l'Orégon, et s'était ainsi familiarisé avec les mœurs de cet animal, nous fit en ces termes le récit d'une émouvante aventure qui lui était arrivée en chassant les longues-queues sur le fleuve Columbia : « Je traversais les Montagnes-Rocheuses, pour me rendre au Fort-Vancouver, lorsque les circonstances me forcèrent de m'arrêter pour quelques jours dans un poste de commerce établi sur un des affluents du fleuve Columbia. J'attendais des marchands de pelleteries avec lesquels je devais faire route, et qui achevaient leurs préparatifs.

« Le pays environnant était de toute beauté. Avec ses coteaux en pente douce, ses bouquets d'arbrisseaux, noisetiers, mûriers, framboisiers, son gazon vert et dru, la campagne tout entière présentait l'aspect d'un parc bien entretenu. Les cerfs communs abondaient dans ces parages, et les longues-queues n'y étaient pas rares. Je résolus de me mettre en chasse. « Je partis seul avec mon domestique, un « bois-brûlé », ou


métis, qui se trouva être aussi bon guide que chasseur consommé. Nous longeâmes d'abord la rivière. Nous avions déjà parcouru plus d'un mille sans apercevoir le moindre cerf, et je commençais à me décourager, lorsque mon domestique me proposa de quitter la berge de la rivière et de gagner les hauteurs, où, dit-il, nous trouverions le gibier.

« Effectivement, nous ne tardâmes pas à apercevoir plusieurs cerfs. De temps à autre, nous entendions, derrière les bosquets qui nous entouraient, les mâles pousser un étrange sifflement, pareil au bruit que l'on produirait en soufflant dans un canon de fusil ; mais ils étaient extrêmement sauvages ; et nous avions beau nous coucher et ramper sous les buissons, nous marchâmes les deux tiers de la journée sans pouvoir en tirer un seul.

« Qu'est-ce qui les avait rendus aussi farouches ? Nous ne pouvions pas nous l'expliquer alors. Mais nous apprîmes par la suite qu'une troupe nombreuse d'Indiens avait battu le pays quelques jours auparavant, faisant une chasse terrible aux cerfs, qui n'étaient pas encore remis de leur frayeur. Nous découvrîmes aussi, tout le long de la route, les traces des Indiens, et, à un certain endroit, la tête et le bois d'un beau cerf mâle suspendus aux branches d'un arbre.

« A la vue de ce trophée, mon compagnon sembla tomber en extase.

« — Maintenant, maître, me dit Blue-Dick - tel était le sobriquet de mon domestique, si j'avais quelque autre chose je pourrais vous promettre un joli coup de fusil.

« — Quelque autre chose ? Que te faut-il donc ? lui demandai-je.

« — Quelque chose qui doit pousser par ici. Laissez-moi chercher là-bas.

« Et Dick me désignait un terrain bas et marécageux, à quelque distance. Je le suivis. Nous avions à peine atteint le bord du marécage qu'une exclamation de mon compagnon m'annonça


qu'il avait découvert le « quelque chose » dont il avait besoin.

« — Là-bas, maître, voici la plante. Voyez là-bas !

« Et Dick me montrait une longue plante herbacée, Yheracleum lanatum, plus connue sous le nom de panais des marais. Tirant son couteau de sa gaine, il coupa une tige d'heracleum, à une longueur de six pouces environ ; puis il se mit à la façonner en forme de trompette à deux sous, et, appliquant à ses lèvres cette espèce de chalumeau, il souffla dedans. Le son produit était si exactement semblable au sifflement du cerf, que je demeurai tout surpris. Je crus que nous nous trouvions à proximité d'un longue-queue. Mon compagnon se mit à rire de ma méprise et, brandissant triomphalement l'appeau qu'il venait de fabriquer : « — Maintenant, maître, me dit-il, nous aurons bientôt fait d'abattre un des mâles.

« Ce disant, il prit le trophée dont la découverte l'avait si fort réjoui, et me fit signe de le suivre.

« Nous reprîmes notre route à travers les taillis. Nous avions à peine fait quelques centaines de pas, lorsque le sifflement d'un cerf retentit à nos oreilles.

« — Maintenant, maître, murmura Dick, nous le tenons.

Couchez-vous à terre, sous ce buisson, ainsi.

« Je lis ce qu'il désirait et me glissai sous les branches touffues d'un églantier. Mon compagnon s'accroupit à côté de moi, de telle manière qu'il était caché entièrement, tandis que la tête et les andouillers de son trophée émergeaient au-dessus du feuillage et pouvaient s'apercevoir de plusieurs points où le terrain était découvert.

« Une fois que nous fûmes bien installés, Dick appliqua l'appeau à ses lèvres et siffla à plusieurs reprises. Nous entendîmes comme un écho ; mais c'était la réponse du cerf à l'appeau ; et peu après, nous distinguâmes un bruit de sabots sur le gazon sec, comme si quelque animal bondissait dans notre direction.


« Au même instant un beau mâle apparut, dans un espace découvert, entre deux taillis, à une centaine de pas de l'endroit où nous nous tenions. Il s'arrêta, se renversa en arrière jusqu'à toucher presque la terre de ses hanches, pendant que ses yeux pleins et larges parcouraient l'espace découvert, comme pour y chercher quelque chose.

« A ce moment Dick appliqua de nouveau le roseau à ses lèvres, tout en agitant son trophée en avant et en arrière, à l'imitation d'un cerf remuant sa tête d'un air de menace. Le mâle aperçut alors ce qui lui sembla être les andouillers d'un rival, en même temps qu'il entendait un défi qu'il connaissait bien.

C'en était trop. Se dressant sur ses quatre pieds, les andouillers en avant, il accepta le défi, et se précipita de notre côté.

« A vingt pas, il s'arrêta de nouveau, comme pour reconnaître l'ennemi ; mais cette halte lui fut fatale, car, sur les conseils de Dick, j'avais apprêté mon rifle et, le visant à la poitrine, je pressai la détente. Le résultat fut tel que mon compagnon l'avait prédit, le cerf fut abattu.

« Après avoir dépouillé notre gibier et suspendu la viande aux branches hors de l'atteinte des loups, nous poursuivîmes notre chasse ; et bientôt un autre cerf fut tué de la même manière.

Puis, comme il se faisait tard, nous plaçâmes sur nos épaules les meilleurs morceaux des longues-queues et nous revînmes vers le poste.

« Une partie de notre route longeait la rivière, et nous vîmes plusieurs cerfs s'approcher de l'eau; mais, chargés comme nous l'étions, nous nous abstînmes de tirer un coup de fusil. Cependant leur vue suggéra à mon compagnon une idée qu'il me communiqua et que j'approuvai bien vite, car je voyais dans sa proposition l'occasion d'une chasse aussi rare qu'intéressante.

Il s'agissait d'une chasse au feu, mais non point comme la pratiquent les habitants des bois, en portant une torche à travers la forêt. Nous devions porter notre torche dans un canot, et, descendant au fil de l'eau, tirer les cerfs qui viendraient s'abreu-


ver au bord de la rivière. Il fut convenu que nous tenterions cette expérience la nuit suivante.

« Le lendemain, Dick et moi nous procédâmes à nos préparatifs sans en rien dire à personne. Le plus difficile était de se procurer un bateau; mais, en échange de quelques charges de poudre, nous pûmes enfin emprunter un vieux canot à un Indien du poste. Ce canot était un simple tronc d'arbre à coton, grossièrement creusé à coups de hache, et arrondi à ses extrémités.

Une large poêle à frire, des pommes de pin, un grand morceau d'écorce de bouleau complétèrent notre installation.

« Au crépuscule tout était prêt, et, montant dans notre embarcation, nous voguâmes silencieusement à la dérive. Nous allumâmes notre torche sur l'avant, — un feu de pommes de pin brûlant dans la poêle. Le brasier illuminait la surface de l'eau, et répandait une rouge clarté sur les deux rives. Quant a nous, nous étions dans l'obscurité, grâce à notre écorce de bouleau que nous avions interposée comme un écran entre la torche et nous.

« Je laissai à Dick le soin de diriger le canot et d'alimenter le feu ; et mon bon rifle sur mes genoux, scrutant du regard les deux rives, je me tins prêt à tirer.

« — Là-bas !. murmura la voix de Dick ; et dans l'ombre épaisse projetée par l'écorce de bouleau, je pus voir un de ses bras étendu vers un point de la rive droite.

« Mes yeux suivirent la direction indiquée et s'arrêtèrent sur deux petits objets qui, sur le fond sombre du feuillage, apparaissaient brillants et lumineux. Ces objets étaient ronds, et rapprochés l'un de l'autre ; d'un coup d'œil je reconnus les yeux de quelque animal réfléchissant la lumière de notre torche.

« Mon compagnon me dit à voix basse que c'étaient les yeux d'un cerf. Vivement j'épaulai, visai entre les deux points lumineux et pressai la détente. Le coup partit ; puis nous entendîmes un bruit de feuilles, suivi d'un plongeon. Dick rama vers le rivage ; et, à la clarté de la torche, nous eûmes, bientôt


la. joie de voir un beau mâle qui était tombé mort dans la rivière.

Le courant l'emportait déjà ; mais Dick réussit à le saisir par les andouillers et à le hisser dans le canot.

« Nous recommençâmes à descendre le courant et à scruter du regard les deux rives, en quête d'une autre paire d'yeux brillants. En moins d'une demi-heure, nous découvrîmes, tuâmes et hissâmes un second longue-queue, une biche ; puis un troisième, un jeune, que nous trouvâmes sur un petit banc de sable, dans le lit de la rivière.

« J'ai à peine besoin de dire que cette chasse nous intéressait prodigieusement ; et nous étions déjà parvenus à plusieurs milles du poste, sans songer ni à la distance, ni à l'extrême difficulté que nous aurions à remonter le courant à la rame. Ce qui nous rappela la nécessité du retour, ce fut que notre provision de pommes de pin était épuisée : Dick venait d'empiler les dernières dans la poêle.

« A ce moment, mon attention fut attirée par deux globes de feu qui étincelaient derrière une touffe de buissons, sur la rive gauche. Je vis que c'étaient les yeux de quelque animal ; mais quelle espèce d'animal ? je n'aurais pu l'assurer. Je savais seulement que ce n'était pas un cerf. Mais c'était une bête sauvage, c'est-à-dire un gibier : je visai donc et pressai la détente. Au même instant, j'entendis la voix de mon compagnon qui m'avertissait, à ce qu'il me sembla, de ne pas faire feu. J'en fus surpris ; mais il était trop tard pour suivre cet avis. Le coup venait de partir.

« Pour en juger l'effet, je regardai du côté de la rive. A ma grande suprise, les yeux étaient encore là, aussi étincelants que jamais. Avais-je manqué mon coup ?La voix de mon compagnon, il est vrai, m'avait un peu dérangé ; mais j'étais persuadé que ma balle avait touché, car j'avais visé avec soin.

« Comme je me tournais vers Dick pour lui demander une explication, mes oreilles furent frappées d'un bruit qui m'expliqua tout et me remplit de frayeur. C'était comme le grogne-


ment d'un sanglier irrité, mais plus fort et plus menaçant. Ce grognement, je le connaissais bien : c'était celui de l'ours grizzly !

« De tous les animaux d'Amérique, le grizzly est le plus redoutable. Armé ou sans armes, l'homme ne saurait lutter avec lui, et le chasseur le plus brave évite sa rencontre. C'est pourquoi mon compagnon m'avait averti de ne pas faire feu. Je croyais l'avoir manqué ; il n'en était rien. Ma balle avait touché la bête féroce, et sa blessure la rendait furieuse. Un craquement de branches cassées, le plongeon d'un corps pesant: l'ours était dans l'eau !

« — Ciel ! il est à nos trousses ! s'écria Dick épouvanté, en ramant de tout son pouvoir.

« C'était vrai que l'ours nous poursuivait, et son premier élan l'avait jeté presque sur le canot. Cependant quelques coups d'aviron bien dirigés nous donnèrent de l'avance, et nous glissàmes rapidement sur l'eau, suivis par la bête enragée, qui proférait de temps à autre un grognement féroce.

« Ce qui ajoutait au danger de notre situation, c'est que nous ne pouvions pas voir l'ours, ni déterminer à quelle distance il était. Tout l'arrière de notre canot était plongé dans les ténèbres par notre écran d'écorce. Impossible de rien distinguer de ce côté-la ; ses cris seuls nous apprenaient qu'il nageait à quelques mètres de nous.

« Nous savions que s'il posait une patte sur le canot, nous chavirerions ou nous tomberions dans l'eau; et c'était la mort certaine pour l'un de nous deux au moins. Je n'ai pas besoin de dire que mon compagnon ramait avec toute l'énergie du désespoir. Je l'aidais autant qu'il était en mon pouvoir, avec la crosse de mon rifle, dont les canons étaient vides. Dans cette confusion et dans ces ténèbres, je n'avais pas essayé de le recharger.

« Nous avions ainsi franchi une centaine de mètres et nous nous félicitions dans l'espoir d'échapper à l'ours, lorsqu'un nouveau sujet d'effroi s'offrit à notre imagination terrifiée.


C'était le bruit d'une chute d'eau, une chute toute proche, formée par la rivière sur laquelle nous voguions. Nous n'en étions plus qu'à cent mètres de distance.

« Un cri de terreur poussé par mon compagnon me sembla l'écho de mon propre cri. Tous deux nous comprîmes le péril, et tous deux, sans prononcér un mot, nous essayâmes d'arrêter le bateau. Nous ramions. de toutes nos forces, Dick avec l'aviron, moi avec la crosse de mon fusil ; et nous espérions pousser ainsi l'embarcation jusque sur la rive, lorsque nous sentîmes le choc d'un corps pesant contre l'arrière. Au même instant, l'avant se souleva en l'air, et nombre de pommes de pin enflammées roulèrent au fond du bateau. Elles continuèrent de brûler, et leur clarté, en illuminant l'arrière, nous montra un objet effroyable. L'ours s'était cramponné au canot, et sa tête féroce, ses longues griffes recourbées apparaissaient sur le plat- bord !

« Bien que la frêle barque dansât sur l'eau et menaçât de chavirer, l'animal ne témoignait nulle intention de lâcher prise.

Au contraire, il semblait à chaque instant monter plus haut dans le bateau. L'imminence du péril paralysait à moitié nos forces. Nous nous jetâmes d'un bond sur l'avant et, pendant un moment, nous demeurâmes moitié assis, moitié accroupis, ne sachant que faire.

« Il fallait agir, cependant. Je me précipitai vers l'arrière et je frappai l'ours à coups de crosse, tout en criant à mon compagnon de ramer vers la rive. J'avais réussi à empêcher l'animal d'envahir le bateau, grâce à quelques coups bien assénés sur son museau, et Dick avait poussé l'embarcation plus près du rivage, quand un craquement vint frapper mes oreilles, suivi d'un cri terrible poussé par mon compagnon.

« Je regardai vivement derrière. moi. Dick n'avait plus à la main qu'un court bâton où je reconnus le manche de l'aviron La palette s'était cassée et flottait à la surface de l'eau. Nous étions perdus ; le canot ne gouvernait plus, nous allions droit sur le rapide !


« Nous pensâmes alors à sauter par-dessus bord ; mais il était trop tard : nous étions presque au bord du gouffre, et le courant qui entraînait notre bateau nous aurait emportés avec la même violence. Sans échanger un mot, en proie à la même épouvante, accroupis au fond du canot, les mains crispées sur le plat-bord, nous attendions l'affreux moment.

« Le bateau fut jeté en avant, lancé comme un projectile; puis un craquement formidable retentit ; nous crûmes être tombés sur un rocher. L'eau et l'écume nous éclaboussaient, et l'instant d'après, nous avions la surprise et la joie de nous sentir encore en vie, assis dans le canot, qui flottait doucement sur une eau tranquille.

« Il faisait nuit noire, car le feu s'était éteint; mais même dans cette obscurité nous pouvions distinguer l'ours nageant et se débattant loin du bateau. A notre grande satisfaction, nous vîmes qu'il se dirigeait vers le bord, et qu'il s'efforçait d'agrandir la distance qui le séparait de nous. Cette chute inattendue par- dessus le rapide avait calmé son courage, sinon son hostilité.

« Dick et moi nous dirigeâmes le canot à moitié rempli d'eau vers la riveopposée, où nous parvînmes en nous servant du fusil et de nos mains en guise de rames. Nous attachâmes l'embarcation à un arbre, nous suspendîmes notre gibier hors de l'atteinte des loups, puisnous reprîmes le chemin du poste, où nous arrivâmes après une marche longue et pénible.

« Le lendemain matin, on envoya des gens pour chercher la venaison et aussi pour transporter le canot au-dessus du rapide.

Mais il était dans un si déplorable état qu'on dut l'abandonner sur place. Ce ne fut pas drôle pour moi, car je dus payer une forte somme au vieil Indien pour son misérable esquif. »



CHAPITRE XV

LE VIEUX IKE ET L'OURS GHIZZL Y.

Ce récit de M. A*** amena la conversation sur les ours grizzly.

Le vieux Ike en avait rencontré plus d'un dans sa vie, et nous le priâmes de raconter quelque chose à ce sujet.

« Je vais vous faire le récit d'une aventure qui m'arriva il y a deux ans. C'était sur le Platte, entre Chimbly-Rock et Laramie. Je m'étais engagé comme chasseur et comme guide dans une caravane d'émigrants en route vers l'Orégon. Naturellement je marchais en avant de la caravane, et je choisissais la place du campement. Une après-midi, j'avais fait halte auprès de quelques bouquets d'arbres.

« — Voilà, me dis je, un bon endroit pour camper.

« Je mis donc pied à terre, j'attachai ma vieille jument au milieu de la meilleure pièce de gazon ; puis, ayant allumé du feu, je fis rôtir et mangeai une tranche d'un cerf à queue noire que j avais tué.

« En attendant la caravane, je pris mon rifle et j'allai faire un tour dans les environs. Je gravis un coteau d'où j'aurais vue sur le pays. Au sud-ouest s'étendait une vaste prairie; pas d'arbres, sauf, par-ci par-là, quelques cotonniers. A la distance d'un mille, j'aperçus un troupeau de chèvres, ce que vous appelez des antilopes, quoique ce soient des chèvres, aussi vrai qu'une chèvre est une chèvre.


« De ce côté, pas l'ombre d'un arbre, rien que la prairie, nue comme la main. Je vis, d'un coup d'oeil, que j'essayerais inutilement d'approcher le troupeau, à moins d'user de ruse. Je

retournai au camp pour y prendre ma couverture qui était un mackinaw du plus beau rouge, et je revins vers les chèvres.

« Pendant le premier demi-mille, je portai ma couverture sous le bras. Alors je la déployai et, marchant à l'abri de cette espèce d'écran, je m'avançai sans être vu jusqu'à trois cents


mètres à peu près des chèvres. Je tenais Foeil fixé sur elles à travers un trou pratiquédans la couverture. Voyant qu'elles commençaient à s'effarer et à courir en cercle, je m'arrêtai. Je m'accroupis sur le sol; je suspendis ma couverture, toujours dé- ployée devant moi, à un pieu que j'avais apporté du camp et enfoncé dans la terre ; puis, ainsi dissimulé, j'attendis que les chèvres se fussent approchées à portée de mon fusil.

« Ce ne fut pas long. Comme vous le savez tous, les chèvres sont des animaux extrêmement curieux, aussi curieux que les femmes; après avoir couru en avant, en arrière, secoué la tête, reniflé, une des plus grasses, un jeune bouc, s'avança au trot jusqu'à cinquante pas de moi.

« J'épaulai vivement, et, avant qu'il n'eût eu le temps de cligner deux fois, je l'avais frappé entre les deux yeux et abattu. Sachant que les chèvres n'auraient pas la pensée de s'enfuir tant qu'elles ne m'auraient pas aperçu, je ne bougeai pas et rechargeai mon rifle. J'étais en train de viser une femelle qui s'était approchée à portée, lorsque je vis tout le troupeau de chèvres bondir et s'enfuir comme devant une bande de loups.

« J'étais fort intrigué, car je n'avais rien fait pour les effrayer ; mais je ne tardai pas à découvrir la cause de l'alarme.

J'entendis un grognement assez semblale à la toux d'un cheval atteint de la morve et, tournant vivement la tête, j'aperçus l'ours le plus grand que j'eusse jamais rencontré. Il s'avançait droit sur moi; vingt pas au plus me séparaient de lui. Du premier coup d'ceil j'avais reconnu un grizzly.

« Je n'ai pas besoin de vous dire que j'eus peur, mais, là, ce qui s'appelle peur.

« Tout d'abord je songeai à sauter sur mes pieds et à détaler ; mais une seconde de réflexion me démontra que la fuite ne servirait de rien. Il y avait autour de moi un demi-mille de prairie sans arbres, et je savais que le grizzly m'aurait atteint avant que j'eusse pu faire trois cents pas. 1 « Je n'avais pas le temps de réfléchir, car la bête féroce ap-


prochait de plus en plus. Mais je remarquai qu'elle ralentissait sa course, se dressant parfois sur ses pattes de derrière, se passant la griffe sur le museau et flairant l'air. C'était la couverture rouge qui l'inquiétait ; ce que voyant, je me serrai contre l'étoffe de manière à m'en couvrir tout le corps.

« Quand l'ours fut à dix pas, il s'arrêta net, et se dressa comme il l'avait fait déjà plusieurs fois, le ventre tourné vers moi. C'était un beau coup de fusil, et je ne pus m'empêcher de l'essayer. Je passai mon rifle à travers le trou de la couverture, et j'envoyai une balle dans les côtes de la bête.

« C'était agir comme un fou. Si je n'avais pas fait feu, l'ours serait peut-être parti, effrayé par la couverture; mais j'avais fait feu, et l'émotion avait troublé la sûreté de mon coup d'œil. J'avais visé au cœur, et je n'avais touché qu'à l'épaule.

« Blessé, l'ours devint furieux ; sans plus s'inquiéter de la couverture, il mugit comme un taureau, se déchira l'endroit où je l'avais atteint, et fondit sur moi de toute la vitesse de ses quatre pattes.

« Je laissai là mon fusil déchargé, et tirai mon couteau, m'attendant à un terrible corps-à-corps avec le grizzly, à une lutte sans merci.

« Mais comme la bête arrivait à dix pieds de moi, une idée soudaine me traversa l'esprit. Je saisis la couverture et la tins déployée devant moi. C'était le plus beau mackinaw à cinq points qui jamais eût couvert les côtes d'un marchand du nord-ouest.

Je la portais à la mexicaine quand il pleuvait, et, pour cela, j'avais pratiqué un trou au milieu, afin d'y passer ma tête.

« Donc, au moment où l'ours s'élançait sur moi, je lui jetai la couverture droit à la face. Je vis son museau passer à travers le trou, mais je ne vis rien de plus, car je lâchai tout.

« Maintenant, me dis-je, voici le moment de courir ; la couverture va l'aveugler un instant, il faut que je prenne de l'avance.

« Je me glissai derrière l'animal, et je me précipitai à tra*


vers la prairie. Je me dirigeai vers le camp, à un demi-mille de là ; il n'y avait pas un arbre plus près, sur ce versant de la colline. Si j'arrivais là, je serais sauvé, car le grizzly n'est pas grimpeur.

« Pendant les cent premiers mètres, je ne tournai pas la tête ; puis je jetai, tout en courant, un coup d'œil en arrière. J'aperçus l'ours presque au même endroit, toujours occupé à secouer la couverture avec fureur.

« Cela me sembla singulier ; mais je ne m'arrêtai pour voir ce que cela signifiait qu'après avoir franchi un nouvel intervalle de cent mètres. Alorsje me tournai à moitié, et je regardai à loisir ; et croyez -moi, Messieurs, le tableau que je vis aurait déridé un Mormon. Une minute auparavant, la terreur m'affolait; maintenant, ce que je voyais me faisait rire à me donner mal dans les côtes.

« L'ours avait sa tête entièrement engagée dans le trou de la couverture. Par instants, il se levait sur ses pieds de derrière, et alors l'étoffe lui pendait autour du corps comme un manteau mexicain. Puis il retombait sur ses quatre pattes, et il essayait de courir après moi ; alors il s'enchevêtrait dans la couverture, roulait sur lui-même et se débattait en beuglant comme un bison. C'était le spectaclele plus comique que j'eusse jamais vu.

« Je m'en amusai un moment, rien qu'un petit moment, car je savais que si l'ours se débarrassait de sa loque, il pouvait encore me rejoindre et me forcer à grimper à l'arbre. Je n'y tenais pas beaucoup : aussi me remis-je à courir vers le camp.

« Là, je sellai ma vieille jument, et je revins au galop chercher mon fusil et, le cas échéant, envoyer une nouvelle charge de plomb au vieux grizzly.

« Quand j'eus de nouveau gravi la colline, l'ours était encore dans la prairie, toujours embarrassé dans les plis de la couverture. Cependant il semblait se diriger vers les hauteurs, pensant peut-être qu'il avait assez de ma compagnie. Je n'étais pas d'humeur à le laisser partir si aisément, après la frayeur


qu'il m'avait donnée ; d'ailleurs, il emportait mon mackinaw.

« Je galopai donc jusqu'à l'endroit où était resté mon fusil, et l'ayant chargé à balle, je m'élançai à la poursuite du vieux grizzly. J'arrivai bientôt près de lui ; il se retourna contre moi, aussi féroce que jamais. Mais cette fois, me sentant en sûreté sur le dos de ma jument, j'étais moins nerveux : je lui perçai le crâne d'une balle, et il s'abattit avec la couverture qui l'enveloppait.

« Mais dans quel état pitoyable elle se trouvait, ma couverture ! Je n'avais jamais rien vu de tel. Il n'en restait plus un pied carré qui ne fût en loques. Ah ! Messieurs, vous ne savez pas ce que c'est que de perdre un mackinaw à cinq points ; non, vous ne le savez pas. Maudit ours ! »


CHAPITRE XVI

UNE BATAILLE AVEC DES OURS GRIZZLY.

Le « capitaine » (c'était moi) racontaensuite une aventure qui lui était arrivée avec des ours grizzly. Il avait voyagé en compagnie d'une troupe singulière, —les chasseurs de cheveluresdans les montagnes près de Santa-Fé (Mexique), où ils avaient été ensevelis par une subite tombée de neige qui rendait impossible toute marche en avant. Le « canon », vallée profonde où ils avaient dressé leur camp, était difficile à traverser en tout temps ; mais en ce moment le sentier, sous l'épaisse couche de neige molle, était absolument impraticable. Quand le matin parut, les chasseurs de chevelures étaient comme pris au piège.

« En amont, en aval, la vallée était bouchée par cinq brasses de neige. Les larges fissures qui s'ouvraient çà et là dans lamontagne, ou barrancas, étaient comblées ; il eût été dangereux de s'aventurer dans une direction ou dans l'autre. Deux hommes avaient déjà disparu sous la neige.

« Des deux côtés de notre camp, les murailles du canons'élevaient, presque verticales, à une hauteur de cent pieds. Tous nos efforts pour nous tirer de là furent inutiles, Pendant trois jours nous demeurâmes assis autour de nos feux. De temps à autre nous interrogions le ciel d'un regard sombre : toujours le même gris monotone, toujours la neige à gros flocons.


« La petite plate-forme sur laquelle nous nous tenions - d'une étendue de deux ou trois arpents, - n'était pas encore encombrée par la neige, grâce au vent qui la balayait. Des pins rabougris et sans feuilles s'y dressaient, une cinquantaine en tout. Ils nous fournissaient de quoi alimenter nos feux ; mais à quoi bon des feux, puisque nous n'avions pas de viande à faire cuire ?

Depuis trois jours, nous n'avions plus rien à manger.

« Désespérés et affamés, nous restions accroupis devant nos feux dans un morne silence. Seul le trapeur Garey se promenait de long en large. De temps en temps il regardait le ciel, puis s'agenouillait et passait sa main sur la surface de la neige.

A la fin il s'approcha du feu et, de sa voix lente et traînante, il dit : « — Il va geler, je crois.

« — Et quand même il gèlerait ? lui demanda un de nos camarades.

« — S'il gèle, réponditle trappeur, nous serons hors d'ici avant le lever du soleil, car la neige aura durci et nous pourrons marcher dessus.

« A ces mots, toutes les physionomies se transformèrent comme par enchantement. Plusieurs d'entre nous se dressèrent sur leurs pieds. Godé, un Canadien, qui connaissait bien les pays de neige, courut sur une hauteur et, passant la main sur une vive arête, nous cria de loin : « — C'est vrai, il gèle, il gèle !

« Bientôt souffla un vent froid, et, raniméspar une perspective plus riante, nous ravivâmes nos feux que, dans l'apathie de notre désespoir,' nous avions presque laissés mourir. Les Delawares de la troupe, saisissant leurs tomahawks, attaquèrent les pins, pendant que d'autres traînaient les arbres tombés, dontils coupaient les branches avec leurs couteaux à scalper.

« A ce moment, un cri attira notre attention, et, tournant la tête, nous aperçûmes un des Indiens qui, s'agenouillant, frappait le sol de sa hachette.


Le capitaine avait voyagé en compagnie d'une troupe singulière, p. 11;}.


Le rapituinc avait voyagé en compagnie d'une troupe singulière, p. 11;».



« — Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il ? s'écrièrent plusieurs voix, en presque autant de langues différentes.

« — Yam-yam ! yam-yam ! répondit l'Indien, creusant toujours le sol glacé.

« — L'Indien a raison, c'est le man-root (homme-racine), dit Garey en ramassant quelques feuilles que le Delaware avaicoupées.

« Je reconnus une plante très connue des chasseurs de la montagne, un rare et merveilleux convolvulus, l'iponea leptophylla. Le nom dJhomme-racine lui a été donné à cause de sa ressemblance, pour la forme et quelquefois pour la grosseur, avec le corps humain. C'est une plante savoureuse et nourrissante.

« En un instant, une demi-douzaine de gars étaient à genoux, attaquant la terre durcie, mais leurs hachettes rebondissaient comme sur le roc.

« — Attendez ! leur cria Garey ; vous ne faites qu'abîmer vos outils. Débitez-moi un de ces pins, et allumez un feu sur la racine.

« Ce conseil fut aussitôt suivi, et en quelques minutes une douzaine de bûches s'empilaient et flambaient à l'endroit indiqué.

« Nous nous pressions autour du brasier, dans l'attente joyeuse du bon repas que nous allions faire. Tout à coup un craquement retentit au-dessus de nous, comme d'un arbre mort qui se brise. Nous levâmes les yeux. Quelque chose d'énorme, un animal, tombait en tournoyant d'un rebord en saillie à mi-côte du rocher. En un instant il frappait le sol, tête en avant, avec un bruit terrible, bondissait à une hauteur de plusieurs pieds et retombait ferme sur ses jambes.

« Un involontaire hourra fut poussé par les chasseurs, qui tous avaient reconnu, d'un coup d'oeil, le « Carnero cimmaron « ou « grosses-cornes ». Il avait franchi le précipice en deux bonds, tombant chaque fois sur ses énormes cornes en forme de croissant.


« Pendant un instant, chasseurs et gibier semblèrent également surpris et se regardèrent en silence. Mais bientôt les hommes sautèrent sur leurs rifles, et l'animal, revenu de sa stupéfaction, rejeta ses cornes en arrière et bondit à travers la plate-forme. Une douzaine de sauts le portèrent sur la lisière de la neige, et il s'enfonça dans ses molles profondeurs ; mais au même instant plusieurs rifles crépitèrent, et la blanche nappe s'ensanglanta derrière lui. Il allait toujours néanmoins, bondissant et s'enfonçant tour à tour dans la neige.

« Nous nous précipitâmes sur ses traces comme des loups affamés. Une traînée rouge nous prouvait qu'il perdait tout son sang ; et à cinquante pas plus loin nous le trouvâmes mort.

« Une joyeuse exclamation apprit notre succès à nos compagnons, et nous commencions à traîner notre proie vers le campement, lorsque des clameurs sauvages partant de la plateforme vinrent frapper nos oreilles : voix d'hommes, gémissements de femmes, mêlés à des jurons et à des cris de terreur.

« Nous nous élançâmes vers l'entrée du sentier. Le spectacle qui s'offrit à nos yeux était vraiment terrifiant. Chasseurs, Indiens, femmes couraient çà et là comme des fous, poussant des hurlements affreux et se désignant la cime du rocher. Nous regardâmes dans cette direction ; une rangée d'horribles bêtes se tenaient sur le bord du précipice. Nous reconnûmes nos adversaires d'un coup d'œil : c'étaient les redoutables monstres de la montagne, c'étaient des ours grizzly 1 « Ils étaient cinq, - cinq en vue ; il devait y en avoir d'autres en arrière. Mais cinq grizzly, c'était assez pour nous exterminer tous, bloqués comme nous l'étions, et affaiblis par la famine.

« Ils avaient atteint le précipice à la poursuite du cimmaron, et ils avaient l'air furieux autant qu'affamés. Deux d'entre eux avaient déjà rampé jusqu'au bord de l'escarpement, et ils


sondaient le sol avec leurs pattes en flairant l'air, comme s'ils cherchaient un endroit favorable pour la descente. Tous les

Le Gvizzly.

hommes sautèrent sur leurs armes, et ceux qui avaient déchargé leurs rifles les rechargèrent vivement.

« — Ne tirez pas, sur la vie ! s'écria Garey en relevant le fusil de l'un des chasseurs.

« L'avis venait trop tard : une vingtaine de balles sifflaient


déjà vers la hauteur. L'effet de la fusillade fut tel que le trappeur l'avait prévu. Les ours, affolés par les balles qui ne leur faisaient pas plus de mal que des piqûres d'épingles, se mirent à descendre l'escarpement avec des grognements de fureur.

« La confusion était maintenant à son comble. Quelques hommes, moins braves que leurs camarades, couraient se dissimuler sous la neige ou grimpaient sur les pins, trop bas pour leur servir de refuge.

« — Cachez les femmes ! s'écria Garey ; faites-les cacher dans la neige !

« — Occupez-vous d'elles, docteur ! dis-je à l'Allemand, qui, aidé de quelques Mexicains, entraîna aussitôt les femmes terrifiées vers l'endroit où nous avions laissé le cimmaron.

« Nous étions une douzaine de combattants, bien résolus à tenir tête, tant Delawares que trappeurs. Nous fîmes feu sur les ours, qui couraient sur les arêtes dans leur descente en zigzag; mais nos rifles n'étaient pas en état, nos doigts étaient engourdis par le froid et nos nerfs affaiblis par la faim. Nos balles faisaient saigner les monstres, mais pas un coup n'était mortel. Leur rage n'en était que plus grande.

« Ce fut un affreux moment lorsque nos derniers coups furent tirés, sans abattre un seul ennemi. Nous lâchâmes nos fusils et, saisissant nos hachettes et nos couteaux de chasse, nous attendîmes en silence l'attaque des grizzly.

« Nous nous étions postés contre le rocher pour asséner les premiers coups, car ces animaux, d'ordinaire, descendent les pentes à reculons. En arrivant sur un rebord à dix pieds de la plateforme, le premier ours s'arrêta et, voyant notre position, hésita à poursuivre son chemin. L'instant d'après, ses compagnons, affolés par leurs blessures, vinrent tomber sur le même rebord ; et leurs cinq masses mugissantes se précipitèrent au milieu de nous.

« Alors s'engagea une lutte désespérée, que je ne saurais


décrire. Les cris des chasseurs, les hurlements sauvages des Indiens, les rauques grognements des ours, le heurt des tomahawks frappant sur les crânes comme sur des cailloux, le bruit sourd des couteaux de chasse et, de temps à autre, un gémissement profond lorsqu'une griffe crochue s'enfonçait dans les muscles. Oh ! l'horrible scène 1 « Sur la plate-forme, ours et chasseurs luttaient à mort, mêlant leur sang sur la neige. Ici, deux ou trois hommes s'unissaient contre un seul ennemi : là, quelque brave chasseur combattait seul. Plusieurs des nôtres se traînaient sur le sol. A chaque instant, les grizzly diminuaient le nombre de leurs assaillants.

« J'avais été renversé dès le commencement de la bataille.

« En me relevant, je vis l'animal qui m'avait terrassé étreindre le corps d'un homme à terre.

« C'était Godé le Canadien. Je me penchai sur l'ours, et empoignant son échine velue, afin de me soutenir, car j'étais faible et tout étourdi encore, je frappai de toute ma force, et enfonçai mon couteau dans les côtes de l'animal.

« Laissant là le Français, le grizzly fondit sur moi. Je m'efforçai d'éviter le choc, et je reculai, tout en me défendant avec mon couteau. Tout à coup j'arrivai contre un tas de neige et je roulai sur le dos. Au même instant, le corps pesant de l'ours de précipita sur moi, ses griffes aiguës me déchirèrent l'épaule ; je sentis l'haleine fétide du monstre et, le frappant de mon bras droit resté libre, je roulai avec lui sur la neige.

« J'étais aveuglé par la neige. Je me sentais de plus en plus affaibli par la perte de mon sang, et je poussai un cri de désespoir. Un étrange sifflement retentit à mes oreilles, une lumière éblouit mes yeux, un objet enflammé passa sur ma face et me roussit la peau. Je sentis une odeur de poils brûlés; j'entendis des voix mêlées aux rugissements de mon adversaire. Tout à coup les griffes se retirèrent de ma chair, le


poids qui m'étouffait s'ôta de dessus ma poitrine : j'étais seul !

« Je me dressai sur mes pieds, et, essuyant la neige de mes yeux, je regardai autour de moi. Je ne vis personne ; je me trouvai dans un trou profond creusé par notre lutte, mais j'étais seul. Autour de moi la neige était rouge de sang ; mais qu'était-il advenu de mon terrible antagoniste? Qui m'avait arraché à son étreinte mortelle?

« Je me dirigeai en chancelant vers laplate-forme. Là une nouvelle scène frappa mes regards : un homme à l'aspect bizarre courait çà et là, avec un énorme tison, — le tronc d'un pin enflammé — qu'il secouait dans l'air. Il poursuivait un ours, qui, rugissant de rage et de douleur, s'efforçait d'atteindre l'escarpement. Deux autres grizzly l'avaient déjà gravi à moitié, avec une difficulté évidente, car le sang dégouttait de leurs ! flancs blessés.

« L'animal traqué eut bientôt gagné les rochers, poussé par le rouge tison qui lui brûlait les cuisses. Quand il fut hors d'atteinte, l'homme qui l'avait poursuivi se retourna vers un quatrième grizzly en lutte avec deux ou trois chasseurs épuisés. En un clin d'œil, celui-ci fut mis en déroute et suivit en hurlant ses compagnons sur l'escarpement. L'homme au tison chercha des yeux le cinquième ; il avait disparu. Sur le sol gisaient des hommes blessés et immobiles, mais impossible d'apercevoir l'ours. Sans doute s'était-il échappé sous la neige.

« J'étais encore à me demander qui était le héros au tison, et d'où il avait surgi. J'ai dit qu'il avait un aspect bizarre. Il ne ressemblait à aucun des chasseurs de notre bande auxquels je pensais. Sa tête était chauve, - non pas chauve, mais rasée, sans un seul cheveu, et brillait à la lumière comme l'ivoire poli. J'étais intrigué au delà de toute impression, lorsqu'un des nôtres, Garey, qui avait étérenversé sur la plate-forme par l'un des ours, sauta sur ses pieds et s'écria : - Bravo, docteur !.Trois hourras pour le docteur 1


« A ma grande surprise, je reconnus alors les traits de l'homme au tison, que l'absence de sa brune chevelure avait métamorphosé d'une manière incroyable.

« — Voici votre scalp, docteur, s'écria Garey en accourant avec la perruque. Par le tonnerre vivant, vous nous avez tous sauvés.

« Et le chasseur serra l'Allemand dans ses bras.

« Mais où étaitle cinquième ours? quatre seulement s'étaient sauvés par l'escarpement.

« — Le voilà ! cria une voix.

« Un mouvement qui ondula la surface de la neige nous montra qu'un animal se débattait et luttait en dessous. Plusieurs chasseurs rechargèrent leurs rifles, dans l'intention de le suivre et, si possible, de le tuer. Le docteur s'arma d'une nouvelle torche ; mais avant que ces préparatifs fussent achevés, un cri singulier vint de nouveau glacer notre sang. Les Indiens bondirent sur leurs pieds et, saisissant leurs tomahawks, s'élancèrent vers l'entrée du canon. Ils savaient bien le sens de ce cri : c'était le cri de mort d'un guerrier de leur tribu I « Ils s'engagèrent dans le sentier que nous avions frayé au matin, suivis de ceux qui avaient rechargé leurs fusils. De notre plate-forme nous les suivions d'un œil inquiet, mais avant qu'ils eussent atteint le lieu du combat, tout s'était tu : il était évident que la lutte avait pris fin.

« Nous attendions dans un silence anxieux, en observant les mouvements de la neige qui nous indiquaient la rapidité de la course des Indiens. Ils parvinrent enfin sur le champ de bataille. Il y eut un silence de mauvais augure, puis le sort de l'Indien nous fut annoncé par des exclamations sauvages qui remplirent la vallée d'un long gémissement. C'était le chant funèbre d'un guerrier Shawano.

« Ils avaient trouvé leur brave camarade mort, son couteau à scalper planté dans le cœur de son terrible antagoniste, le grizzly.


« Il nous coûtait cher, ce repas de viande d'ours, mais peut-être le sacrifice de l'Indien avait-il sauvé bien des existences. Nous gardâmes le cimmaron pour le lendemain ; le surlendemain, nous aurions le man-root, et après ?. Après, peut-être de la chair humaine !

« Heureusement, nous n'en fûmes pas réduits à cette extrémité. La gelée revint, la surface de la neige, détrempée par le soleil et la pluie, se trouva bientôt assez durcie pour supporter notre poids ; sur cette croûte solide nous pûmes enfin sortir de cette passe dangereuse et gagner sains et saufs les régions plus tièdes. »


CHAPITRE XVII

UNE CHASSE AU RENNE.

Le lendemain, nous fîmes un crochet vers le nord pour éviter la route difficile des monts Ozark. Nous établîmes notre camp sur la rivière des Cygnes, un des affluents de l'Osage.

Un peu plus loin, nous espérions rencontrer des bisons, et par avance nous nous forgions les perspectives les plus riantes.

Près de l'endroit où nous avons installé notre campement, les bords de la rivière étaient marécageux. Nous observâmes dans la vase l'empreinte d'un sabot de forme bizarre. Quelques-uns d'entre nous émirent l'avis que c'était la trace d'un grand renne ; mais le chasseur naturaliste, mieux informé, déclara que le renne ne se trouve jamais aussi loin dans le sud. C'était sans doute un élan de belle taille qui avait laissé les traces observées, et nous nous rangeâmes tous à son opinion.

Cependant, le renne était un sujet de conversation intéressant entre tous, et notre causerie du soir roula sur. les mœurs de cet animal. Entre autres manières de le chasser, il en est une que les Indiens mettent souvent en pratique. Ils le poursuivent à la piste avec des raquettes, ou chaussures pour la neige, et le forcent à la course. Comme j'avais pris part à l'une de ces chasses, je pus en faire le récit à mes compagnons.


« Dans l'hiver de 18.., j'eus l'occasion de faire visite à un ami qui habitait la partie septentrionale de l'Etat du Maine. Mon ami, un pionnier des forêts lointaines, vivait dans une confortable maison construite avec des troncs d'arbres, cultivait les céréales, élevait du bétail et des porcs. Il s'amusait à chasser dans les bois environnants, ce qu'il pouvait faire sans s'éloigner beaucoup de chez lui, car de grandes forêts de pins, de bouleaux et d'érables entouraient de toutes parts son habitation solitaire, et son plus proche voisin demeurait à une vingtaine de milles.

« J'avais, dans ma vie, chassé l'ours, et le couguar, et l'élan, et le cerf ; bref, j'avais fait connaissance avec tous les genres de gibier que l'on rencontre en Amérique ; mais je n'avais jamais vu un renne, excepté dans les jardins zoologiques.

J'étais donc impatient de tirer un de ces animaux, et je me rappelle quel plaisir j'éprouvai lorsque mon ami m'apprit qu'il y avait des rennes dans les bois voisins.

« Dès le lendemain de mon arrivée, nous nous mîmes à leur recherche, armés chacun d'un couteau de chasse et d'un fusil à chasser le cerf. Nous partîmes à pied ; nous n'avions pu faire autrement, car la neige était haute d'un mètre, durcie de manière à former une croûte épaisse, et un cheval n'aurait pu avancer qu'avec une extrême difficulté. Mais, avec nos larges raquettes, nous glissions aisément sur la surface gelée sans enfoncer. 1 « Je ne sais si vous avez jamais vu une paire de raquettes ou souliers indiens pour la neige ; mais la description en est aisée. Vous savez tous ce que c'est qu'une raquette à jouer à la balle. Eh bien, figurez-vous un cerceau en forme d'ellipse allongée, assez semblable à l'empreinte que laisserait dans la neige un bateau renversé ; qu'on se le représente long de trois pieds, large d'un seul au plus, et tressé de boyaux de daim ou de lanières de cuir, avec deux barres au milieu pour appuyer le pied et un petit trou pour le jeu des orteils, — et vous aurez


quelque idée d'un soulier à neige. Deux de ces raquettes, la droite et la gauche, font la paire. Vous les fixez simplement à vos bottes par des courroies, et leur surface étendue vous soutiendra même sur la neige molle, à plus forte raison lorsqu'elle est gelée.

« Ainsi équipés, mon ami et moi nous partîmes à pied, suivis de deux vigoureux chiens courants. Nous nous dirigeâmes aussitôt vers une partie du bois où croissait en abondance l'érable rayé. L'écorce de cet arbre constitue un régal pour le renne, et nous avions chance de tomber sur quelques-uns de ces animaux.

« Après avoir glissé sur la neige l'espace de deux milles, nous pénétrâmes dans un bois de haute futaie, dont le sous-bois était formé par des touffes d'érables rayés. Nous ne tardâmes pas à rencontrer des indices qui nous révélèrent la proximité des animaux que nous cherchions. En plusieurs endroits, les érables étaient dépouillés de leurs pousses et de leur écorce.

En traversant une clairière où il n'y avait que fort peu de neige, nous découvrîmes les larges empreintes d'un sabot fendu, que mon ami déclara aussitôt être celles d'un renne.

« Nous suivîmes cette piste pendant quelque temps. Elle nous conduisit vers une partie reculée de la forêt, où la neige était plus épaisse. Les traces étaient évidemment toutes fraîches et, suivant mon ami, révélaient le passage d'un vieux mâle.

« Un demi-mille plus loin, elles se réunirent à d'autres pour former un sentier frayé à travers la neige, comme s'il avait été tracé par un troupeau de bétail marchant sur une seule file.

Quatre rennes avaient passé là, à ce que m'assura mon ami, fort expert en vénerie ; il alla même plus loin dans ses pronostics, déclarant que ces quatre rennes étaient un mâle, une femelle et deux petits de neuf mois.

« — Vous verrez, me dit-il, comme je demeurais quelque peu incrédule. Regardez, poursuivit-il en se baissant et en prenant


avec ses doigts un peu de neige battue, c'est tout frais, il n'y a pas une heure qu'ils ont passé. Parlez bas, ils ne peuvent être bien loin. Là-bas, sur ma vie, les voilà !. Chut !

« Tout en parlant, mon ami me désignait un taillis à trois cents pas de distance ;je regardai dans cette direction, mais tout d'abord je n'aperçus rien de plus que les branches touffues des érables. Au bout d'un moment, cependant, je pus reconnaître à travers les pousses le profil noir et allongé que formait le dos - d'un animal inconnu, avec une énorme paire d'andouillers palmés dépassant le feuillage. C'était un renne mâle, il n'y avait pas à s'y méprendre. Auprès de lui se trouvaient trois autres animaux de taille plus petite et sans cornes, la femelle et les petits ; et la harde, ainsi que l'avait deviné mon compagnon, ne se composait que de ces quatre individus.

« Nous nous étions arrêtés brusquement, retenant les chiens, qui déjà avaient éventé le gibier. Mais nous vîmes bientôt que nous ne pouvions pas rester où nous étions, car la harde se trouvait à trois cents pas de nous, bien au delà de la portée même de nos grands fusils. Nous ne pouvions pas non plus chercher à les approcher sans être vus ; il n'y avait pas de couvert qui dissimulât notre marche, aucun des arbres environnants n'étant assez gros pour nous servir d'abri. Nous n'avions donc pas d'autre moyen que de lâcher les chiens et de nous élancer à leur suite. Nous savions que nous ne pouvions arriver à portée qu'en courant, mais cette course ne serait pas longue sans doute, car la neige était dans l'état le plus favorable pour l'exécution de nos projets.

« Les chiens furent donc lâchés, et ils se précipitèrent avec un aboiement simultané, pendant que mon ami et moi nous les suivions aussi vite que nous pouvions.

« Au premier coup de gueule donné par les chiens, les rennes avaient détalé, et nous entendîmes le craquement des branches que brisaient leurs grands corps en fuite. Ils traversèrent une éclaircie, dans l'intention manifeste degagner un bois épais qui


se trouvait plus loin. Il y avait peu de neige en cet endroit, et en

débouchant du taillis nous pûmes voir à loisir ce noble gibier.

Le vieux mâle allait en tête, suivi des autres à la file. Je remarquai qu'aucun d'eux ne galopait; cette allure est assez rare chez eux. Tous s'éloignaient d'un trot irrégulier qui, pourtant, semblait aussi rapide que le galop d'un cheval. Ils portaient la tête horizontalement, le museau en avant ; les énormes endouillers du mâle reposaient sur ses épaules.

« En peu de temps ils furent hors de vue, mais nous entendions les aboiements des chiens qui les serraient de près, et nous suivions, guidés par les traces qu'ils laissaient derrière eux. Nous avions ainsi parcouru près d'un mille en patinant, quand les coups de gueule commencèrent à retentir à travers bois avec plus d'énergie et de colère, preuve que les rennes avaient fait face, et nous nous élançâmes en avant, impatients de les tirer.

« En arrivant à l'endroit, nous vîmes que le mâle seul avait fait tête, et qu'il tenait les chiens en respect avec ses sabots et ses andouillers. Les autres s'étaient sauvés et se trouvaient hors de vue. En nous voyant approcher, le mâle reprit son trot et, suivi parles chiens, disparut bientôt à nos regards.

« En arrivant à l'endroit où il s'était arrêté, nous reconnûmes que sa trace s'éloignait de celles des trois autres,'comme s'il avait pris une direction diamétralement opposée. L'avait-il fait de propos délibéré, afin de jeter les chiens hors de la piste suivie par ses compagnons plus faibles? Je ne sais. Peut-être notre soudaine apparition l'avait-il bouleversé, peut-être s'étaitil simplement sauvé sans regarder devant lui.

« Mais nous n'avions pas le temps de réfléchir là-dessus.

Mon ami, qui tenait sans doute plus à la venaison qu'à la chasse, suivit la trace de la femelle et des petits, tandis que moi, glidé par des motifs différents, je courais après le mâle. J'étais trop pressé pour prendre garde à quelque avis que me donna mon ami au moment où nous nous séparions ; je l'entendis me crier


de faire attention à ce que j'allais faire, mais déjà nous étions hors de portée de l'ouïe et de la vue.

« Je suivis la chasse un demi-mille plus loin, guidé par les traces aussi bien que par la voix des chiens. De nouveau leurs aboiements redoublés m'apprirent que la bataille avait recommencé entre eux et le renne.

<t Comme j'approchais, les voix semblaient avoir faibli, puis ce fut un hurlement continu, comme si les chiens étaient houspillés, et je crus remarquer que l'un d'eux était maintenant muet.

« En arrivant, presque aussitôt après, sur le lieu du combat, j'appris la cause de ce changement. Un des chiens accourut vers moi sur trois pattes, et très abîmé. Le renne se tenait dans un trou creusé dans la neige par la lutte ; à ses pieds gisait l'autre chien, horriblement mutilé et déjà mort. Le mâle, dans sa rage, continuait d'assaillir le cadavre, qu'il piétinait, avec ses sabotsde devant, jusqu'à lui faire craquer les côtes.

« En me voyant, il s'élança de nouveau dans la neige et détala. Je pus voir cependant que ses jambes sedéchiraient aux arêtes de la croûte glacée, et qu'il courait moins vite, en laissant des traces rouges derrière lui.

« Je ne m'arrêtai pas aux chiens, l'un étant mort, et l'autre n'étant guère dans un meilleur état, et je m'élançai à la poursuite du gibier.

« Nous étions arrivés à un endroit où la neige était plus profonde, et mes raquettes me permettaient d'avancer plus rapidement que le renne lui-même ; je pouvais aisément m'apercevoir qu'il devenait plus faible à chaque bond. Je voyais que je gagnais sur lui et que nous allions nous trouver côte à côte.

Les bois que nous traversions étaient assez clairsemés, et je pouvais suivre tous les mouvements de la bête.

« J'étais à cent pas du renne, et je pensais à le tirer à la course, quand tout à coup il s'arrêta, se retourna et me fit tête.

Ses énormes andouillers étaient rejetés en arrière jusqu'à tou-


cher ses flancs, sa crinière se hérissait, tous les poils de son corps semblaient se dresser, toute son attitude respirait la rage et le défi. C'était vraiment le plus redoutable ennemi que j'eusse jamais rencontré de ma vie Ma première pensée, quand je fus assez près, fut d'épauler mon rifle et de tirer : ce que je fis. Je le visai au poitrail, qui était droit devant moi, mais je manquai d'adresse, en partie parce que mes doigts étaient gourds de froid,en partie parce que le soleil me frappa dans les yeux juste au moment où je visais.

J'atteignis le renne, cependant, mais à un endroit où la blessure n'était pas mortelle, à l'épaule.

« Le coup ne fit que le rendre plus furieux, et sans attendre que j'eusse rechargé, il fondit sur moi ; en quelques bonds il était là, et je n'eus d'autre ressource que de me jeter derrière un arbre.

« Heureusement il y avait à proximité quelques pins de belle taille, et je pus me réfugier derrière l'un de ces arbres, non sans avoir cependant manqué d'être empalé par les andouillers de la bête en fureur. Comme je me glissais derrière le tronc, elle me suivait de si près que son bois vint heurter l'arbre, que ce choc terrible ébranla. Le renne recula lui-même d'un pas ou deux, puis il s'arrêta et se tint immobile, en regardant l'arbre avec une rage mêlée de dépit ; ses yeux étincelaient et ses longs poils hérissés semblaient trembler d'un air de menace.

« Dans l'espoir qu'il m'en laisserait le loisir, je me mis à recharger mon fusil. Mais quel ne fut pas mon désespoir en constatant que je n'avais pas un seul grain de poudre sur moi ! Mon ami et moi nous étions partis avec une seule poire à poudre, et c'était lui qui l'avait emportée. Mon fusil m'était donc aussi inutile qu'une barre de fer.

« Que faire? Je n'osais pas attaquer le renne avec mon couteau, je n'aurais pas eu cinq minutes à vivre. Ses andouillers et ses larges sabots étaient des aimes bien supérieures aux


miennes. Tout de suite il m'nurait renversé, transpercé ou piétiné à mort dans la neige. Je ne pouvais pas non plus songer à fuir, il se serait jeté sur moi au premier pas. J'étais bloqué par le renne,que ma blessure avait affolé, et qui semblait déterminé à ne pas lever le siège de sitôt.

« Je criai pour effrayer l'animal, mais il ne bougea point. J'appelai de toutes mes forces, dans l'espoir d'être entendu par mon ami ; mais l'écho seul répondit à mes appels. Mon inquiétude devint si vive, que je résolus de ne pas la supporter plus longtemps.

« En jetant un coup d'œil derrière moi, j'aperçus un arbre aussi gros que celui qui m'abritait ; je me décidai à courir vers celui-là. Je réussis à l'atteindre, mais non sans peine, car le renne me suivait de si près qu'il faillit me toucher avec ses andouillers. Une fois derrière ce nouvel arbre, je ne me trouvai pas mieux qu'avant, mais j'étais de vingt pas plus rapproché de la maison. Le renne était toujours à quelques pieds de moi, aussi menaçant, aussi farouche que jamais.

« Après avoir attendu quelques minutes pour reprendre haleine, je choisis un troisième arbre sur mon chemin, et j'y courus de la même manière, toujours poursuivi par le renne.

Une autre halte et une autre course m'amenèrent derrière un arbre, puis un autre,jusqu'à ce que j'eusse parcouru ainsi un mille au moins à travers la forêt, avec mon implacable ennemi à mes troussas. Je savais cependant que j'étais dans la direction de la maison, car je me guidais sur les traces que nous avions laissées en chassant.

« J'espérais pouvoir de cette façon rebrousser chemin jusqu'au logis, quand tout à coup je m'aperçus que les grands arbres devenaient rares, et qu'une vaste clairière presque entièrement découverte coupait le paysage, sans autres arbres que des pins chétifs et fort espacés incapables de m'offrir un abri contre mon infatigable persécuteur.

« Je n'avais d'autre ressource que de rester où j'étais et


Je pus d'un coup adroit, lui planter mon couteau dans les côtes, p. 137.



d'attendre l'arrivée de mon ami qui, présumai-je, se mettrait à ma recherche aussitôt qu'il aurait terminé sa chasse.

« Dans cet espoir incertain, je me tins debout derrière mon refuge, quoique je fusse harassé de fatigue. Pour ajouter à mon angoisse, la neige se mit à tomber : elle effacerait bientôt toute trace, et alors comment mon ami me retrouverait-il ? Le renne était toujours devant moi dans la même attitude menaçante, renâclant par intervalles, déchirant la terre à coups de sabots, et toujours prêt à se jeter sur moi au moindre de mes gestes. Toutes les fois que je changeais de position, il s'élançait en avant, au point que j'aurais presque pu le toucher avec le bout de mon fusil.

« Son manège me suggéra une idée que je m'étonnai de n'avoir pas eue déjà. J'étais armé d'un grand couteau de chasse pointu comme une aiguille; si je pouvais seulement m'aventurer assez près du renne, j'aurais bientôt terminé le combat. Or, l'idée m'était venue de convertir mon couteau en lance en l'attachant au bout du canon de mon fusil. J'espérais ainsi pouvoir atteindre mon puissant adversaire sans avoir rien à craindre ni de ses andouillers ni de ses sabots.

« La lance fut bientôt fabriquée. Les guêtres en peau de daim que je portais me fournirent des courroies. Mon fusil se trouvait être un long rifle, et le couteau, solidement fixé au bout, en fit une arme formidable, si bien qu'au bout de quelques minutes je me sentis plus d'assurance que je n'en avais eu depuis quelques heures.

« L'affaire ne traîna point. Comme je l'avais prévu, aussitôt que je me fus montré un peu sur l'un des côtés de l'arbre, le renne bondit en avant, et je pus, d'un coup adroit, lui planter mon couteau dans les côtes. La lame en pénétra jusqu'au cœur: je le vis rouler sur lui-même, et fouler autour de lui la neige ensanglantée, dans les convulsions de la mort.

« J'avais à peine assuré ma victoire, qu'un cri perçant retentit à mes oreilles et, levant les yeux, je vis mon ami qui


accourait vers moi à travers la clairière. Il avait terminé sa chasse, ayant tué les trois pièces qu'il poursuivait, dépecé leur chair, suspendu la venaison aux arbres pour l'envoyer chercher dès notre retour à la maison.

« Avec son aide, le mâle fut accommodé de la même façon ; et satisfaits de notre journée, quoique mon ami regrettât beaucoup la perte de son chien, nous nous mîmes à patiner dans la direction du logis. »


CHAPITRE XVIII

LE LOUP DES PRAIRIES ET LE TUEUR DE LOUPS.

Après avoir traversé le marais de la rivière des Cygnes, nous arrivâmes dans un pays très découvert. C'était un mélange de bois et de prairies, mais où les prairies dominaient à mesure que nous avancions vers l'ouest. Les éclaircies de la forêt s'élargissaient de plus en plus,jusqu'à ce qu'elles eussent pris l'apparence de vastes prés clos de bosquets qui, à distance, ressemblaient à de grandes haies. Çà et là des taillis isolés surgissaient comme desîles sur la surface d'une mer verdoyante.

Après avoir franchi quelques centaines de petites prairies, séparées l'une de l'autre par des bouquets d'arbres à coton, nous arrivâmes sur un point élevé, au bord du Petit-Osage, affluent de la grande rivière du même nom. Jusqu'alors nous n'avions pas encore rencontré la moindre trace de bisons, et nous commencions à mettre en doute la véracité des renseignements qu'on nous avait donnés à Saint-Louis, lorsque nous tombâmes sur un parti d'Indiens Kansas-une tribu amie,— qui nous accueillirent de la façon la plus courtoise. Nous apprîmes d'eux que les bisons s'étaient montrés au printemps dans les environs du Petit-Osage, mais que, traqués et décimés par les chasseurs de la tribu,ils s'étaient réfugiés plus loin vers l'ouest; on les croyait de l'autre côté du « Néosho » ou Grande-Rivière, un affluent septentrional de l'Arkansas.


Ces nouvelles n'avaient rien de bien agréable. Nous avions à franchir encore au moins cent milles avant d'arriver près de notre gibier. Mais il n'y avait pas à reculer. Tous déclarèrent que,plutôt que de renoncer au but de notre expédition,ils iraient jusqu'aux Montagnes-Rocheuses, au risque d'être scalpés par les Indiens hostiles. Il y avait de la bravade dans ces paroles, il est vrai; mais nous étions tous absolument décidés à ne revenir en arrière qu'après avoir chassé le bison.

Après avoir remercié nos amis Kansas de leur courtoisie, nous prîmes congé d'eux et ncus reprîmes notre route vers l'ouest, dans la direction du Néosho.

A mesure que nous avancions, les bois se faisaient rares ; bientôt, nous n'en vîmes plus que sur les rives de cours d'eau très distants l'un de l'autre. Quelquefois aucun arbre n'était en vue de toute la journée. Nous étions maintenant en plein dans la « Prairie «.

Enfin, nous traversâmes le Néosho; mais pas un seul bison encore.Nous poursuivîmes notre route,nous franchîmes d'autres grandes rivières, toutes coulant au sud-est, vers l'Arkansas, et toujours pas le moindre bison.

Un grand changement se fit dans l'aspect du pays. Le bois devint encore plus rare, le sol plus sec et plus sablonneux. Quelques espèces de cactus (opuntia) se montrèrent sur notre route, avec plusieurs autres plantes que la plupart d'entre nous n'avaient jamais vues. Mais ce qui nous fit le plus de plaisir, ce fut l'apparition d'une nouvelle espèce d'herbe, entièrement différente de toutes celles que nous avions rencontrées jusqu'alors, et que nos guides saluèrent par des acclamations de joie. C'était la célèbre « herbe à bisons » (bl/ffalo grass). Les trappeurs déclarèrent que nous n'aurions pas beaucoup de chemin à faire avant d'arriver en présence des bisons eux-mêmes, car, partout où cette plante abonde, on est sûr de trouver les bisons, dont le buffalo grass constitue la nourriture favorite et principale.

Quelque temps auparavant, nous avions rencontré un animal


bien connu dans les grandes plaines, le loup des prairies (lupus latrans). Le loup des prairies, que les Mexicains appellent coyote, et qui ressemble assez au chacal, a toute la férocité de ses congénères, mais il y a peu de bêtes aussi lâches que lui ; aussi n'est-il redouté ni des voyageurs ni des chasseurs, et ceux-ci dédaignent de perdre leur charge sur un gibier d'une valeur aussi infime.

Ike, notre guide, faisait exception à cette règle. Il était le seul de sa profession qui tirât sur les loups de prairie, et il les tirait « à vue ». Je crois que, n'eût-il plus eu qu'une seule balle, il l'aurait envoyée à un loup de prairie, si l'occasion s'en était offerte. Nous lui demandâmes un jour combien il en avait tué dans sa vie. Il tira de son sac un petit bâton entaillé, et nous pria d'en compter les coches. Il y en avait cent quarantecinq.

— Vous en avez donc tué cent quarante-cinq? nous écriâmesnous, tout surpris par ce chiffre.

— Oui, répondit-il en riant, cent quarante-cinq douzaines, car chacune de ces coches compte pour douze. Je ne marquais une coche que lorsque j'avais complété la douzaine.

— Cent quarante-cinq douzaines ! répétâmes-nous avec stupeur.

Et cependant je ne saurais mettre en doute la sincérité du trappeur, car il n'avait aucun intérêt à nous tromper. D'après tout ce que je savais de lui, j'étais convaincu qu'il avait tué en effet le nombre de loups qu'il déclarait — soit mille sept cent quarante !

Nous étions curieux d'apprendre la cause de son antipathie contre ces animaux, car il nourrissait à leur encontre une réelle antipathie, qui l'avait poussé à exercer de tels ravages parmi eux. Il y avait gagné son sobriquet de « tueur-de-loups ». Nous l'interrogeâmes adroitement, et nous finîmes par lui arracher son histoire, qu'il nous conta comme suit : « Eh bien, Messieurs, il y a environ dix hivers, je voyageais


tout seul du fort de Bent's sur l'Arkansas à Laramie sur le Platte. J'avais franchi la frontière, et j'étais en vue des Montagnes-Noires, lorsqu'une nuit je dus camper en pleine prairie, sans un buisson ou une pierre pour m'abriter.

« C'était, peut-être, la plus froide nuit dont je me souvienne.

Je m'enveloppai dans ma couverture ; mais la bise passait à travers l'étoffe comme à travers une palissade. Ce n'était pas la peine de me coucher, puisque je n'aurais pu dormir : aussi restai-je assis.

« Vous me demandez pourquoi je ne faisais pas de feu ! — Je vais vous le dire. D'abord, il n'y avait pas un morceau de bois dans un rayon de dix milles, et en second lieu, il y en aurait eu, que je n'aurais pas osé faire du feu. Je me trouvais dans le plus dangereux territoire indien de tout le pays, et j'avais vu des traces de Peaux-Rouges deux ou trois fois dans la journée.

« Cependant, comme ce damné froid m'empêchait de fermer l'œil, je ramassai de la fiente sèche de bison, je fis avec mon couteau un trou dans la terre, j'en garnis le fond d'herbes sèches et de branches mortes de sauge, j'y mis le feu, et j'empilai la fiente par-dessus. La chose brûlait passablement, mais la fumée de la fiente aurait suffoqué un putois.

« Dès que mon feu eut bien pris, je m'installai au-dessus du trou de manière à concentrer toute la chaleur sous ma couverture, et je me trouvai bientôt assez à mon aise. Les Indiens ne pouvaient apercevoir la fumée dans l'obscurité de la nuit.

« Eh bien, Messieurs, le cheval que je montais était un jeune mustang, un poulain à moitié sauvage. Je l'avais acheté d'un Mexicain à Bent's, il n'y avait pas une semaine, et c'était son premier voyage, du moins avec moi. Je lui avais donc passé un licou, et comme j'avais perdu son piquet le même jour, et que je pensais ne pas pouvoir dormir, je tenais le bout de sa corde dans ma main.

« Peu à peu, cependant, je commençai à m'assoupir. Le feu que j'avais entre mes jambes promettait de ne pas me laisser


geler, et je me dis que je pouvais tout aussi bien faire un somme. J'attachai donc le licol autour de mes chevilles, j'inclinai ma tête entre mes genoux et en un instant j'étais endormi.

Je remarquai, avant de fermer les yeux, que le mustang était à quelques mètres, broutant l'herbe sèche de la prairie.

« Je devais dormir depuis une heure au plus, je ne sais pas au juste; mais je sais que je ne m'éveillai pas de mon plein gré.

Et quand j'eus été réveillé, je crus que c'était un rêve, un mauvais rêve ; malheureusement pour moi, ce n'était pas un rêve, mais une triste réalité.

« Tout d'abord, je ne pus me rendre compte de ce qui m'arrivait; puis je crus que j'étais entre les mains des Indiens et qu'ils me traînaient dans la prairie, et il est de fait que j'étais traîné, mais non par les Indiens. Une ou deux fois je demeurai immobile pendant une seconde ou deux, puis je repartis, secoué et cogné contre le sol comme si j'avais été attaché à la queue d'un cheval au galop. Pendant tout ce temps, des hurlements me déchiraient les oreilles comme si j'avais eu à mes trousses tous les chiens et tous les chats de la création.

« Les secousses que je ressentais aux chevilles me firent comprendre ce que tout cela signifiait. Ces secousses étaient produites par le licol que j'y avais attaché. Mon mustang avait pris peur et me traînait au grand galop à travers la prairie.

et Les aboiements et les hurlements que j'entendais, c'était une bande de loups. A moitié morts de faim, ils avaient attaqué et mis en fuite le mustang.

« Toutes ces pensées me passèrent à la fois par la tête. Vous me direz qu'il était facile de saisir la corde et d'arrêter le cheval ; mais je puis vous assurer que ce n'était pas aussi facile que cela vous semble. Je n'y réussis pas quant à moi. Mes chevilles étaient prises dans un nœud coulant et serrées l'une contre l'autre. D'ailleurs, tandis que j'étais ainsi traîné, il m'était impossible de me mettre sur mes pieds ; et quand le mustang s'arrêtait un moment, et que je me redressais à moitié, il rè-


partait et me renversait tout de mon long sur le sol avant que j'eusse pu attraper la corde. Une autre chose encore me gênait.

Avant de m'endormir, j'avais endossé ma couverture à la mode mexicaine, c'est-à-dire avec ma tête dans la fente pratiquée au milieu, et dès le début de cette course les pans de l'étoffe m'enveloppaient le visage et m'étouffaient à moitié. Peut-être cependant, et j'y songeais plus tard, cette couverture m'épargnat-elle mainte meurtrissure, bien que pour l'instant elle me fît enrager.

« Je finis par m'en dépêtrer, après avoir fait un mille à peu près, et alors, pour la première fois, je pus voir autour de moi.

Quel spectacle ! La lune s'était levée, et le sol était blanc de neige ; il avait neigé pendant que je dormais; mais ce ne fut point cela qui me frappa, ce fut de voir, tout autour de moi, la prairie entière couverte de loups, de maudits loups de prairie, avec leurs langues pendantes et la buée qui s'exhalait de leurs gueules ouvertes !

« N'étant plus embarrassé par ma couverture, je me servis de mes bras du mieux que je pus. Deux fois je saisis la corde, deux fois elle m'échappa de la main avant que j'eusse eu le temps d'arrêter le cheval.

« Je parvins cependant à prendre mon couteau, puis, dès que l'occasion s'en présenta, je me mis à couper la corde, et j'entendis grincer l'acier. Je restai immobile sur la prairie, et je crois que je m'évanouis.

« Cette faiblesse ne dura pas longtemps, car, lorsque je revins à moi, je pus voir le mustang à environ un demi-mille de là, galopant à toute vitesse, suivi de la meute hurlante. Quelques loups étaient restés autour de moi, mais sautant sur mes pieds, je les chargeai à coups de couteau, et je ne fus pas long à les disperser, je vous prie de le croire.

« Je suivis des yeux le mustang jusqu'à ce qu'il fût hors de vue. Je revins en arrière pour ma couverture, que j'eus bientôt retrouvée, et, guidé par les traces,je retournai à l'endroit où j'a-


vais campé pour y chercher mon fusil et mes autres effets. La piste était facile à suivre sur la neige, où mon corps traîné avait laissé un large sillon.

« Après avoir repris mes affaires, je songeai à mon mustang et je le suivis à la piste pendant dix milles au moins, mais je ne le revis jamais. Les loups l'avaient-ils dévoré ou non ? je l'ignore. Je repris le chemin du fort Laramie à pied ; après une marche de trois jours, j'y arrivai sain et sauf, et pus m'y procurer un équipement tout neuf de peau de daim et un autre cheval.

« Depuis, je n'ai jamais vu un loup de prairie à portée de mon rifle sans lui en envoyer le contenu ; et vous savez que j'en ai abattu un assez bon nombre. »



CHAPITRE XIX

UNE CHASSE AU TAPIR.

A l'une de nos haltes dans la prairie, notre camarade anglais nous entretint de cet animal étrange que l'on appelle le tapir.

« Quiconque a feuilleté les pages d'un livre illustré d'histoire naturelle ne saurait oublier l'aspect bizarre du tapir, commença Thompson. Son long nez en forme de trompe, son cou à la crinière hérissée, son corps mal bâti, rappelant celui du pourceau, constituent un ensemble si particulier qu'on ne peut confondre cet animal avec aucun autre.

« Le tapir est un habitant des régions tropicales de l'Amérique; il fréquente les bords des rivières et des marais. C'est un amphibie. La chasse au tapir est un amusemént, ou plutôt un travail pour les Indiens de l'Amérique du Sud. Ce n'est point qu'ils recherchent la chair de cet animal, qui est sèche et d'un goût désagréable ; ce qu'ils prisent en lui, c'est sa peau rude, épaisse, dont ils fabriquent des boucliers, des sandales et plusieurs autres objets.

« On chasse le tapir avec l'arc et les flèches, ou à coups de fusil. Quelquefois on emploie la gravatana ou sarbacane aux traits empoisonnés. Souvent, quand le repaire d'un tapir a été découvert, toute la tribu prend part à la chasse.


J'ai assisté à l'une de ces expéditions sur l'un des affluents de l'Amazone.

«- En 18.., je visitai les Indiens Jurunas, sur le Xingu.

Leurs maloccas (villages formés de huttes en branches de palmier) sont situés au-dessus des chutes de cette rivière. J'étais sur le point de m'en retourner à Para, lorsque le tuxava, ou chef de l'un de ces maloccas, voulut absolument me retenir un jour ou deux dans son village, me promettant une chasse au tapir pour le surlendemain.

« Dès le matin, les chasseurs s'assemblèrent, au nombre de quarante à cinquante, dans un espace découvert près du malocca. Ayant préparé leurs armes et leur équipement, ils gagnèrent la prciya, ou étroite bande de sable qui séparait la rivière de la forêt. Il y avait là de vingt à trente ubas (canots faits de troncs d'arbres creusés) qui se balançaient sur l'eau, prêts à embarquer les chasseurs.

« En quelques minutes, les ubas reçurent leur cargaison vivante, qui comprenait non seulement les chasseurs, mais encore la plupart des femmes et des garçons du malocca, avec une quarantaine de chiens.

« Ces chiens étaient curieux à voir. Un étranger, ignorant les coutumes des Jurunas, aurait été fort embarrassé pour s'expliquer la bizarrerie de leurs couleurs. Je n'avais jamais vu des chiens pareils. Les uns étaient de vif écarlate, d'autres jaunes, d'autres bleus, et quelques-uns bariolés. Les chiens avaient le poil teint. C'est la coutume, chez quelques Indiens de l'Amérique du Sud, de teindre, non seulement leurs propres corps, mais la peau de leurs chiens avec les couleurs les plus éclatantes ; et l'effet ainsi produit charme les yeux de leurs sauvages maîtres.

« Une fois installés dans les ubas, nous remontâmes le courant à la rame. Le tuxava et moi nous occupions un canot à nous deux. Il n'avait d'autre arme qu'un fusil léger, dont je lui avais fait présent. C'était une excellente carabine dont il


Village indien.


Village indien.



était fier, et qu'il allait essayer pour la première fois. Pour moi, j'étais mun id'un rifle; les autres chasseurs portaient qui un fusil, qui l'arc et les flèches du pays, qui la gravatanaavec des traits trempés dans le curare ; quelques-uns n'avaient que des machétés, ou coutelas, pour éclaircir les taillis, dans le cas où il faudrait en déloger le gibier.

« A deux ou trois milles au-dessus du malocca, la rivière s'étalait sur une largeur de plusieurs milles et se parsemait d'îles que l'on savait être le refuge préféré des tapirs. C'était là que nous devions chasser.

« Nous mîmes à peu près une heure pour atteindre cet endroit. Pendant le trajet, je ne pus m'empêcher d'admirer l'aspect pittoresque de notre troupe. Aucun rendez-vous de chasse, dans les pays civilisés, n'aurait pu rivaliser avec nous sous ce rapport. Les ubas, en longue file, remontaient le courant sous l'action énergique des avirons., et les rameurs accompagnaient leurs mouvements d'un chant irrégulier qu'ils improvisaient à mesure. Ils disaient les anciens exploits des chasseurs et en annonçaient de nouveaux pour l'avenir. J'entendais un mot, tapira, tapir, qui se répétait souvent. Les femmes mêlaient leurs voix perçantes à ce chœur, et de temps à autre interrompaient la mélodie par de frais éclats de rire. L'aspect étrange dé la flottille, les corps bronzés des Indiens à moitié nus, leurs noirs cheveux flottants, leurs ceintures de verroteries bleues et leurs bracelets de cotonnade rouge, les tabliers éclatants des femmes, leurs colliers massifs, les plumes de perroquet ornant la tête des chasseurs, leurs armes et leur équipement bizarres, tout concourait à former un tableau qui, même pour moi, accoutumé à de pareilles scènes, était plein d'intérêt.

« Nous arrivâmes enfin à la hauteur des îles, et alors les bruits cessèrent.Les canots glissèrent aussi lentement et jsilencieusement que possible. Je commençai à comprendre le plan de la chasse. Il s'agissait d'abord de découvrir une île où l'on pût supposer la présence d'un tapir, et alors de la faire cerner


par des chasseurs dans leurs canots, tandis qu'une partie débarquerait avec les chiens pour lever le gibier et le chasser du côté de l'eau.

« Les canots se séparèrent, et au bout de quelques instants on les vit qui longeaient doucement les îlots : un des occupants se penchait en avant, et scrutait du regard l'étroite ceinture de sable qui bordait l'eau.

« En quelques endroits, la ceinture de sable faisait place à un bouquet d'arbres dont les branches retombaient et même trempaient dans le courant, formant par-dessous un couloir de sombre verdure. Un tapir pouvait s'y cacher et échapper aux regards fureteurs des chasseurs : c'est là la principale difficulté de ce genre de chasse.

« Bientôt, un léger coup de sifflet, parti de l'un des ubas, donna aux autres le signal d'approcher. On avait découvert les traces d'un tapir.

« Le chef, d'un coup ou deux de ses rames en bois de palmier, poussa notre canota cet endroit.

« Là, nous aperçûmes, très visiblement marquées sur le sable, les traces d'un tapir se dirigeant vers une ouverture dans le fourré, où un sentier battu se continuait dans l'intérieur de l'île, et peut-être jusqu'au repaire de l'animal. Les traces étaient fraîches, elles avaient été faites le matin même sur le sable mouillé ; la bête était certainement dans son réduit.

« L'île était petite, d'une superficie de cinq ou six arpents au plus. Les canots partirent dans différentes directions, et en quelques minutes se déployèrent autour de l'île. A un signal donné, plusieurs chasseurs sautèrent à terre, suivis de leurs auxiliaires aux couleurs brillantes, — les chiens ; et alors le grincement des branches coupées, les cris des hommes, les aboiements des chiens se confondirent en un seul bruit retentissant.

« Dans le cercle de canots qui cernait l'île, le silence était absolu, chacun avait un coin à garder, et chaque chasseur veil-


lait, l'arme prête, les yeux fixés sur le feuillage du fourré qu'il avait en face de lui.

« L'uba du chef était resté en surveillance devant le sentier où les traces du tapir avaient été observées. Nous étions assis tous deux avec nos fusils armés et prêts. On entendait distinctement les chiens et les chasseurs gagnantsous bois le centre de l'îlot. Les aboiements, d'abord espacés, se précipitèrent, plus sonores et plus sensibles ; puis ce fut comme un bruit d'animaux se ruant du côté de l'eau.

« C'était dans notre direction, mais non pas juste en face de nous ; cependant il était à croire que, dans sa fuite, le gibier passerait à portée de nos fusils. Un coup de rame nous porta dans une meilleure position. En ce moment plusieurs autres canots arrivèrent sur le même point.

« Le fourré s'agita et craqua, des formes rougeâtres parurent entre les feuilles, et l'instant d'après, une douzaine d'animaux ressemblant à une troupe de pourceaux débuchèrent du taillis et se jetèrent dans l'eau qu'ils éclaboussèrent.

« — Ce n'est pas un tapir, non, ce sont des capivaras ! s'écria le chef ; mais sa voix fut couverte par les détonations des fusils et le sifflement des cordes d'arc. Une demi-douzaine de capivaras tombèrent sur le sable, tandis que les autres plongeaient et disparaissaient à nos regards.

« Mais un plus noble gibier, le tapir, occupait toutes nos pensées et, laissant aux femmes le soin de ramasser les capivaras, les chasseurs retournèrent vivement à leurs postes.

« Les aboiements reprirent aussi vifs que jamais : chasseurs et chiens devaient avoir pénétré au milieu du fourré. De nouveau des coups de gueule irrités frappèrent nos oreilles, de nouveau le taillis s'agita et craqua.

« — Cette fois, c'est le tapir, me dit le chef à voix basse ; puis il ajouta en élevant le ton : Voyez-le, là-bas I « Je regardai dans la direction qu'il m'indiquait. Je pus distinguer un objet en mouvement à travers les feuilles, un corps


brun et sombre, lisse et arrondi, le corps d'un tapir. C'est à peine si je l'entrevis d'un coup d'œil, au moment où il débouchait dans l'ouverture. Il arrivait au grand galop, la tête entre les genoux. Les chiens le suivaient de près, et, sans regarder devant lui, il se précipitait vers nous comme s'il eût été aveugle.

« Il courait droit sur l'eau, à quelques pieds seulement de l'avant de notre canot. Le chef et moi nous fîmes feu en même temps. Jecroyais bien avoir touché, et le chef aussi; mais le tapir, sans avoir l'air de faire attention à nos coups de feu, plongea dans le courant.

« Au même instant, toute la meute bariolée bondit hors du fourré et s'élança en avant, vers l'endroit où le gibieravait disparu. Il y avait du sang sur l'eau. « Le tapir est donc blessé H, pensai-je ; et j'étais sur le point d'en aviser le chef, lorsqu'en me retournant je le vis se balancer, son couteau à la main, à l'arrière de l'esquif, et prêt à sauter dans l'eau. Ses yeux étaient fixés sur un objet qui se trouvait au fond de l'eau.

« Je regardai dans la même direction. Les eaux du Xingu sont aussi claires que du cristal : sur le fond sablonneux j'aperçus le corps brun et sombre du tapir. Il cherchait à atteindre le lit le plus profond de la rivière ; mais il ne se traînait qu'avec une difficulté évidente : nos balles lui avaient cassé une jambe.

« J'avais à peine eu le temps de l'entrevoir, que le chef prenait son élan et retombait dans l'eau la tète la pemière. Je pus voir qu'une lutte s'engageait au fond ; une eau trouble vint à la surface, puis la tête noire du chef sauvage émergea.

« — Ugh ! fit-il en secouant ses tresses épaisses toutes ruisselantes d'eau, et en me faisant signe de l'aider ; ugh !

senor, vous mangerez du tapir rôti à votre souper. Voilà le tapir !

« Je le tirai dans le canot, puis je l'aidai à hisser l'énorme cadavre de l'animal. Nous vîmes alors que nos deux coups


Le chef et moi nous finies feu, p. HH.



avaient porté ; mais c'était la balle de mon rifle qui avait cassé la jambe de la bête, et le généreux sauvage reconnut qu'il n'aurait eu que peu de chance de s'en rendre maître dans l'eau, si elle n'avait été déjà estropiée.

« La chasse fut des plus heureuses. Deux autres tapirs furent abattus, ainsi que plusieurs capivaras, singes, perroquets, et un paca, animal que les Indiens estiment fort, tant pour sa chair que pour ses dents, dont ils se servent pour fabriquer leurs sarbacanes. Nous retournâmes donc au malocca avec un gibier aussi varié qu'abondant, et une grande danse des femmes jurunas termina cette journée de fête. »



CHAPITRE XX

NOUS RENCONTRONS ENFIN DES BISONS.

Enfin arriva le jour où nous devions rencontrer le gibier si ardemment convoité, et ce fut moi qui eus le suprême honneur d'être le premier, non seulement à voir les grands bisons, mais encore à en abattre deux au milieu du troupeau. L'incident, toutefois, n'alla point sans une aventure qui ne fut ni très agréable ni sans péril.

Depuis plusieurs jours, nous avions pris l'habitude de nous disperser pour quêter le gibier, des cerfs si nous en trouvions, mais surtout dans l'espoir de rencontrer des bisons. Quelquefois nous partions deux ou trois ensemble, mais le plus souvent chacun de nous s'en allait seul chasser où sa fantaisie le menait, soit pendant la marche de la caravane, soit pendant qu'on installait le camp pour la nuit.

Un soir, après que nous eûmes établi notre bivouac comme d'habitude, et que mon brave cheval eut mangé son avoine, je sautai en selle et je partis, dans l'espoir de trouver quelque chose de frais pour le souper. La prairie où nous avions fait halte était ondulée, et comme le camp avait été dressé au bord d'un ruisseau, entre deux hauleurs, la vue ne s'étendait pas fort loin, et dès que j'eus franchi la première crête, je disparus au regard de mes compagnons.


Après avoir marché un mille environ, je tombai sur des traces de bison, consistant en cavités circulaires creusées dans le sol, d'un diamètre de cinq ou six pieds, et connues sous le nom de « trous de bisons ». Je vis d'un coup d'œil que ces trous étaient fraîchement creusés ; il y en avait plusieurs, d'où je conclus que plusieurs taureaux avaient passé par là. Aussi continuai-je ma route dans l'espoir de découvrir les animaux qui s'étaient vautrés dans ces trous.

J'étais arrivé à cinq bons milles du camp, lorsque mon attention fut attirée par un bruit étrange devant moi. Une éminence m'empêchait de voir ce qui produisait ce bruit ; mais je savais ce que c'était — c'était le mugissement d'un bison mâle. Par intervalles, on entendait des chocs violents, comme deux corps durs s'entre-heurtant.

Je gravis l'éminence avec précaution et, une fois sur la crête, je regardai. Par delà s'étendait une vallée ; un tourbillon de poussière s'élevait du fond et, au milieu, je distinguai deux formes gigantesques, sombres et velues. Je n'eus pas de peine à reconnaître deux taureaux engagés dans un terrible combat.

Ils étaient seuls ; pas d'autres bisons en vue, ni dans la vallée, ni dans la prairie au delà.

Je ne pris que le temps de m'assurer si la capsule était bien en place et d'armer mon fusil. Occupés comme ils étaient, je ne pensais pas que les deux animaux feraient attention à moi ; et s'ils prenaient la fuite, je savais que je pouvais facilement atteindre l'un ou l'autre ; aussi, sans plus d'hésitation ou de précaution, m'élançai-je de leur côté.

Contrairement à mon attente, les deux bisons m'éventèrent et partirent au galop. Le vent soufflait de leur côté, et le soleil avait projeté mon ombre entre eux deux ; c'est ce qui avait éveillé leur attention.

Ils ne fuyaient pas cependant comme s'ils avaient eu peur ; ils avaient plutôt l'air indignés d'avoir été dérangés dans leur bataille. De temps à autre ils se retournaient vivement, renâ-


claient et frappaient la prairie avec leurs sabots d'une façon violente et irritée.

Une fois ou deux, je crus qu'ils allaient fondre sur moi, et si je n'avais été aussi bien monté, j'y aurais regardé à deux fois avant de m'exposer à pareille rencontre. Il était difficile d'imaginer plus redoutables adversaires. Leur taille énorme, leur front velu, leurs yeux étincelants de férocité, tout leur donnait un aspect sauvage et méchant, rendu plus terrible encore par leurs mugissements et leurs menaçantes attitudes.

Me sentant en sûreté sur ma selle, je galopai vers le plus rapproché des deux, et lui envoyai ma balle dans les côtes. Il tomba sur ses genoux, se releva, écarta ses jambes comme pour prévenir une seconde chute, oscilla de côté et d'autre comme un berceau, et retomba sur ses genoux. Il demeura dans cette position pendant quelques minutes, le sang lui coulant des naseaux, puis il roula doucement sur une épaule et resta sans vie.

J'avais suivi tous ses mouvements avec intérêt et laissé au second taureau le temps de s'échapper. Je le vis disparaître derrière la crête de la colline. Je me souciai peu de le poursuivre, car mon cheval était fatigué ; je mis donc pied à terre et me préparai à dépecer le bison que j'avais tué.

Près de là se dressait un arbre solitaire, un arbre à coton assez rabougri. Il y en avait d'autres dans la prairie, mais ils étaient éloignés ; celui-ci se trouvait à vingt pas tout au plus du cadavre. Je menai mon cheval jusque-là, et prenant le licol fixé au pommeau de ma selle, j'en attachai un bout à l'anneau du mors, et l'autre à l'arbre. Puis je revins près de la bête et, tirant mon couteau, je me mis a la dépecer.

J'avais à peine eu le tem p s d'a~ J'avais à peine eu le temps d'aiguiser la lame, que j'entendis derrière moi un bruit qui me fit lever et tourner la tête. Du premier coup d'œil, je compris tout. Une énorme masselnoire franchissait la crête de la colline et se précipitait du côté où je me tenais. C'était le bison qui s'était sauvé quelques instants auparavant.


Cette vue, tout d'abord, me fit plus de plaisir qu'autre chose.

Quoique j'eusse assez de venaison, je songeai à la gloire de rapporter au camp deux langues au lieu d'une. Je remis vivement mon couteau daus sa gaine et je saisis mon rifle que, selon mon habitude, j'avais pris la précaution de recharger.

J'hésitai un moment : devais-je courir à mon cheval et lui sauter sur le dos, ou faire feu de l'endroit où j'étais ? La question fut tranchée par le bison. L'arbre et le cheval n'étaient pas sur son chemin, mais attiré par le hennissement de ma monture qui s'était mise à se cabrer et à ruer, et prenant sans doute ces mouvements pour un défi, le bison se détourna brusquement de sa course et fonça droit sur le cheval. Celui-oi bondit, tirant sa longe : un bruit sec retentit à mes oreilles, et l'instant d'après je vis mon cheval s'enfuir loin de l'arbre et galoper à travers la prairie comme s'il avait eu un chardon sous la queue. J'avais mal noué le licol à l'anneau du mors, et le nœud s'était défait.

J'en fus plus contrarié qu'alarmé. Mon cheval s'en retournerait par où il était venu, etle pire qui pût m'arriver, c'était de revenir au camp à pied. Du moins, j'aurais la satisfaction de punir le bison du tour qu'il m'avait joué ; et dans ce dessein je me tournai de son côté.

Je vis qu'il n'avait pas pour suivi le cheval et qu'il avait repris sa course dans ma direction. Pour la première fois alors, l'idée me vint que je courais quelque danger. Le taureau s'avançait, furieux, contre moi. Si je manquais mon coup, ou môme si je ne faisais que le blesser, comment me sauver ? Il m'attraperait en trois minutes, je le savais bien.

Je n'eus pas le temps de réfléchir davantage : l'animal enragé était à dix pas de moi. Je levai mon rifle, je visai à l'épaule et je fis feu.

Je vis que je l'avais touché ; mais, à mon grand effroi, il ne tombani ne chancela, mais continua sa course avec plus de fureur que jamais. Recharger était chose impossible. Le cheval avait


emporté mes pistolets. Je ne pouvais même pas songer à atteindre L'arbre : le bison se trouvait entre J'arbre et moi. Me sauver dans la direction opposée, c'était le seul moyen qui m'assurât un répit de quelques minutes : je me retournai et m'élançai.

Je sais courir aussi vite que pas un homme, et, dans cette occasion, je fis de mon mieux ; mais je ne courais pas depuis deux minutes, quand je m'aperçus que le bison gagnait sur moi et me marchait presque sur les talons ! Mes oreilles seules me révélaient sa présence, car je n'avais pas le temps de regarder derrière moi. 1 En ce moment, je vis devant moi quelque chose qui devait, d'une manière ou de l'autre, interrompre cette. course : c'était un ravin, ou plutôt un fossé qui coupait le sentier à angle droit. Il était profond de plusieurs pieds, et complètement à sec ; les parois en étaient à pic. J'étais presque sur le bord de ce fossé avant de l'avoir aperçu ; mais quandil eut frappé mon regard, je reconnus qu'il m'offrait un moyen de salut au moins momentané. Si je pouvais seulement francnir cet obstacle ! J'étais persuadé que le bison, lui, n'y réussirait pas.

C'était un rude saut, — dix-sept pieds au moins en largeur — mais j'avais fait mieux que cela dans ma vie: sans ralentir ma course, j'arrivai sur le bord et d'un bond je m'élançai pardessus. Je retombai légèrement sur mes pieds de l'autre côté, puis je m'arrêtai et me retournai pour observer mon adversaire.

Je reconnus alors à quel point j'avais été proche de ma fin : le bison était déjà au bord de la gorge. Un instant de plus, et ses cornes me transperçaient. Il semblait hésiter à faire le saut ; cette fissure profonde comme un abîme l'effrayait. Il sentait qu'il ne pourrait la franchir, et il restait sur l'autre bord, la tête baissée, les naseaux dilatés, la queue battant les flancs, tandis que ses yeux étincelants exprimaient l'intensité de sa rage déçue.

Je vis que mon coup l'avait effectivement atteint à l'épaule, car le sang coulait de sa crinière.

Je me félicitais déjà d'avoir échappé à ce péril, lorsqu'un


rapide coup d'œil à ma droite et à ma gauche coupa court à ma joie. Des deux côtés, à moins de cinquante pas de distance, la gorge remontait vers la plaine où elle allait se perdre ; on pouvait donc passer par les deux extrémités.

Le taureau s'en aperçut presque en même temps que moi et, se détournant aussitôt du bord, il se mit à longer le précipice, dans l'intention évidente de le tourner.

En moins d'une minute, nous nous retrouvions du même côté, et ma position m'apparut aussi terrible que jamais. Je me reculai pour prendre mon élan, et de nouveau je sautai par-dessus le fossé, qui de nouveau nous sépara.

Pendant toutes ces manœuvres, j'avais gardé mon rifle à la main ; et voyant que j'aurais le temps de le charger, je me mis à chercher ma poire à poudre. A ma grande stupeur, je ne la trouvai point. Je cherchai des yeux ma ceinture et mon sac à balles : ils avaient aussi disparu ! Je me rappelai que je m'en étais débarrassé au moment de dépecer le premier bison. Tous ces objets étaient restés près du cadavre. Cette découverte ne lit qu'ajouter à mon désespoir ; sans ma négligence, c'en était fait de mon adversaire.

Je n'eus pas le temps de m'attarder à mes regrets ; le taureau avait de nouveau tourné le fossé, et se retrouvait du même côté que moi ; une fois de plus je dus faire le saut.

J'avais déjà exécuté cet exercice une douzaine de fois, et je me sentais fatigué au point de craindre une chute au fond du ravin, où le bison furieux m'aurait aisément atteint, lorsque une idje me vint à l'esprit.

J'avais regardé de tous côtés pour voir si je ne découvrirais pas un meilleur abri. Il y avait bien quelques arbres, mais ils étaient trop éloignés ; le seul arbre rapproché était celui auquel j'avais attaché mon cheval. Je savais que je pouvais y grimper en embrassant le tronc, dont le diamètre ne dépassait pas dix pouces ; mais la question était celle-ci : y arriverais-je avant le taureau ?


J'étais à trois cents pas environ de l'arbre, et en m'y prenant bien, je pouvais avoir une avance de cinquante pas ; néanmoins l'entreprise était chanceuse, ainsi que l'événement le démontra.

J'arrivai cependant à l'arbre, et j'y grimpai comme un acrobate ; mais, pendant mon ascension, je sentais sur moi la chaude haleine du bison, et le choc de son crâne épais contre le tronc faillit me renverser sur ses cornes. Je redoublai d'efforts et je réussis à me hisser jusqu'aux branches.

J'étais maintenant à l'abri de tout danger immédiat ; mais comment finirait l'aventure ? Je savais, par l'expérience d'autres chasseurs, que mon ennemi pouvait rester près de l'arbre pendant des heures, — peut-être pendant des journées.

C'était trop déjà que des heures. Je ne pouvais rester là longtemps, car j'avais faim, et un besoin plus affreux encore commençait à me torturer : la soif, que la chaleur, la poussière, un violent exercice n'avaient fait qu'augmenter. Qu'allais-je devenir si je n'étais point secouru ?

Un seul espoir me restait, c'était que mes compagnons viendraient me délivrer ; mais je savais qu'ils ne s'inquiéteraient pas de mon absence avant le matin. Peut-être mon cheval était-il retourné au camp, et enverrait-on à ma recherche, mais ce ne serait pas avant le jour, car dans l'obscurité mes amis ne pourraient suivre mes traces. Le pourraient-ils même pendant le jour?

Longtemps je demeurai plongé dans ces tristes pensées. La nuit venait, mais la brute obstinée ne montrait aucune envie de lever le siège. Il était toujours là en faction, tournant autour de l'arbre, se battant les flancs, renâclant et mugissant.

Tandis que j'observais son manège, un objet, sur le sol, attira mon attention : c'était le licol laissé par mon cheval. Un de ses bouts était solidement noué au tronc, l'autre gisait non loin sur le gazon. Mon attention avait été attirée sur la corde par le taureau lui-même qui, l'ayant remarquée, la piétinait de temps à autre.


Tout à coup une idée m'illumina, l'espoir renaquit en moi : un plan de salut s'offrait, si aisément réalisable, que j'en sautai de joie sur ma branche.

La première chose à faire était de m'emparer de la corde. Ce n'était pas si facile à réaliser. Le licol avait été attaché autour du tronc, mais le nœud avait glissé jusqu'au niveau du sol, et je n'osais pas descendre pour le saisir.

La nécessité m'en suggéra aussitôt le moyen. Mon épinglette, un morceau de fil de fer terminé par un anneau, pendait à l'un des boutons de mon habit. Je la pris et la recourbai du bout en forme d'hameçon. Je n'avais pas de ficelle, mais mon couteau était encore dans sa gaine ; je l'en tirai, et découpai un pan de ma veste de peau de daim en lanières que je nouai solidement l'une à l'autre, de manière à en former une espèce de ligne assez longue pour atteindre le sol. J'attachai l'épinglette à l'un des bouts, je jetai ma ligne et me mis en devoir de pêcher le licol.

Après avoir traîné un moment sur le sol, l'hameçon attrapa la corde ; jela remontai dans l'arbre, jusqu'à ce que j'en eusse le bout libre dans les mains. Quant à l'autre extrémité, je la laissai en place ; je savais qu'elle était fortement nouée autour du tronc, et c'était tout ce que je voulais.

Mon intention était de prendre le bison au lasso ; dans ce but je fis un nœud coulant à l'extrémité du licol, en employant à ce travail tous mes soins et toute mon adresse. Je pouvais me fier à la corde, elle était en cuir, et solidement tressée ; mais je savais que si la moindre chose se dérangeait au moment critique, cela pouvait me coûter la vie. Je fis l'œillet avec un nœud aussi serré que possible, j'y passai la boucle, et tout fut prêt.

Je lançai le lasso assez loin, mais les branches m'empêchaient de le faire tourner autour de ma tête. Je devais donc prendre l'animal dans une certaine position, à laquelle, par mes cris et mes gestes, je réussis à l'amener.

Le moment d'agir était venu. Le bison se trouvait juste audessous de moi. Je jetai le lasso ; j'eus la satisfaction de le voir


se poser autour de son cou, et je le serrai d'une brusque secousse. La corde jouait à merveille à travers l'œillet, et bientôt la boucle et l'œillet furent complètement enfouis dans la cri-

Je m'élançai et pris vivement la fuite.

nière qui couvrait le cou de l'animal. Le nœud lui serrait la gorge au bon endroit, et je sentis qu'il était pris.

Ainsi étreint par le lasso, le bison, d'un bond furieux, s'écarta de l'arbre et se mit à courir en rond tout autour. Contre ma volonté, la corde m'avait glissé des mains dès les premiers tiraillements. Ma position était plutôt instable, car les branches


étaient minces et je ne pouvais agir aussi bien que je l'aurais désiré.

- Mais je me sentais plein de confiance. Le taureau était attaché ; il ne me restait plus qu'à parvenir au delà du cercle qu'il décrivait au bout de son lien, et à détaler aussitôt. Mon fusil gisait par terre, près de l'arbre, à l'endroit où je l'avais laissé dans ma fuite. Je tenais absolument à l'emporter avec moi.

J'attendis que l'animal, dans un de ses circuits, fût parvenu à son point le plus éloigné, et, glissant le long du tronc, silencieusement, je m'élançai, ramassai mon rifle et pris vivement la fuite.

Je savais que le licol avait au moins vingt mètres de long, mais j'en avais fait au moins cent avant de m'arrêter. Je songeais même à continuer ma course, car je n'étais pas sans inquiétude au sujet de la corde. Le taureau était parmi les plus grands et les plus forts de son espèce. Le licol pouvait se rompre, ou le nœud coulant glisser par-dessus la tête de l'animal.

Cependant la curiosité, ou plutôt le désir de constater jusqu'à quel point j'étais en sûreté, m'avait fait tourner la tête lorsque, à ma grande joie, je pus voir le monstre gisant dans la plaine, et le licol tendu comme la corde d'un arc ; la langue pendante du bison me démontrait qu'il était en train de s'étrangler aussi complètement que je pouvais le souhaiter.

A cette vue, l'idée de manger une langue de bison pour mon souper me revint dans toute sa force ; et c'était cette langue même, non pas une autre, que je voulais manger.

Immédiatement je revins sur mes pas, je courus vers ma poire à poudre et mon sac à balles, que j'avais oubliés dans ma hâte à m'enfuir ; je les pris, je chargeai mon rifle et, me glissant légèrement derrière le taureau qui se débattait, je braquai le canon à trois pieds de son poitrail et je fis feu.

Une dernière convulsion le secoua, puis il demeura immobile : tout était fini.

En un clin d'œil, je lui eus coupé la langue, puis, revenant à


l'autre bison, j'achevai l'opération que j'avais commencée sur lui. J'étais trop fatigué pour songera emporter une trop lourde charge ; aussi me contentai-je des deux langues ; jeles suspendis au canon de mon rifle, que je jetai sur mon épaule ; après quoi, je cherchai mon chemin pour revenir au camp.

La lune s'était levée, et je n'eus pas de peine à retrouver la trace de mes pas. Je n'avais pas fait la moitié de la route, que je rencontrai plusieurs de mes compagnons qui poussaient des cris d'appel et de temps à autre déchargeaient leurs fusils.

Mon cheval était retourné au camp un peu avant le coucher du soleil. Son arrivée avait naturellement donné l'alarme, et tous étaient partis à ma recherche. Quelques-uns des nôtres, désireux de manger de la viande fraîche, partirent au galop pour enlever aux deux bisons les morceaux les plus fins. Ils ne revinrent que vers le milieu de la nuit ; et au crépitement de la flamme joyeuse où rôtissaient les bosses des bisons, je leur contai les détails de mon aventure.



CHAPITRE XXI

A LA POURSUITE DES BISONS.

Le bison, communément, quoique improprement appelé buffalo, est peut être l'animal le plus intéressant de l'Amérique. Sa taille et sa force énormes, sa réunion en troupeaux innombrables, son habitat spécial, la valeur de sa chair et de sa peau pour les voyageurs aussi bien que pour les tribus indiennes, la manière de le chasser et de le prendre, tout contribue à faire du bison un animal précieux et remarquable. C'est le plus grand des ruminants américains. La tête énorme, avec le front large et triangulaire, la bosse conique qu'il a sur les épaules, les yeux petits mais vifs et perçants, les courtes cornes noires, en forme décroissant, l'épaisse crinière qui lui couvre le cou et le devant du corps, la petitesse relative de son train de derrière, la queue courte et terminée par une touffe de poils, la robe brun foncé ou noirâtre, tels sont les traits caractéristiques du bison, qui a quelque chose de l'apparence du lion. Sa chair est succulente et délicieuse ; celle de la femelle est plus tendre et plus savoureuse que celle du mâle. Les parties les plus estimées sont la langue et la bosse.

La chasse aux bisons est, parmi les tribus indiennes, une profession plutôt qu'un amusement. Ceux qui pratiquent ce sport par plaisir sont bien peu nombreux, car, pour en jouir, il faut


faire ce que nous avions fait, accomplir un voyage de plusieurs centaines de milles, au risque d'être scalpé. Aussi rencontret-on peu de chasseurs amateurs.

Les vrais chasseurs de profession, les trappeurs blancs et les Indiens, poursuivent sans répit les troupeaux de bisons, et en éclaircissent les rangs à coups de lance, de rifle et de flèche. Il n'y a donc rien d'étonnant que le nombre de ces animaux diminue chaque année, et que leur disparition totale soit imminente.

Le lendemain matin, après un déjeuner de bison frais, nous nous mîmes en route dans les meilleures dispositions. Cette chasse depuis si longtemps attendue, nous allions donc l'entreprendre! Chaque pas en avant nous montrait des traces de bisons, empreintes, trous circulaires, bouses fraîches. Aucun de ces animaux n'étaitencore en vue, mais la prairie était pleine d'ondulations, et nous allions, sans aucun doute, rencontrer un troupeau dans quelqu'une de ces vallées.

Quelques milles plus loin, nous tombâmes tout à coup sur un « chemin de bisons » qui traversait la prairie, coupant à angle droit notre propre direction. Nous fîmes halte aussitôt pour nous consulter. Devions-nous suivre ce chemin ? Ce fut l'avis de chacun. Les traces étaient fraîches, le chemin très large, des milliers de bisons avaient évidemment passé parla : où se trouvaient-ils maintenant?

Ike et Redwood furent interrogés sur le meilleur parti à prendre. Tous deux avaient examiné attentivement les traces, et, se penchant sur le sol, noté avec soin les moindres indices de nature à nous renseigner sur la condition du troupeau, le nombre de têtes, le passage, la vitesse, etc.

Us sont très nombreux, nous dit Ike, au moins deux mille ; il y a des taureaux, des vaches, des bêtes d'un an et aussi des jeunes veaux, si bien que nous aurons le choix de la viande : bœuf ou veau, que pourrions-nous faire de mieux que de les suivre ? JN'est-ce pas, Mark ?


— En effet, répondit Redwood, le mieux est de les suivre.

Ils ont passé par ici hier, vers midi ; le gros du troupeau a pris ce chemin. -

— Comment le savez-vous ? demandèrent plusieurs chasseurs.

- Oh ! ce n'est pas difficile, répliqua le guide : vous voyez que la plupart de leurs traces ont un jour de date, et n'en ont pas encore deux.

- Et pourquoi pas ?

— Mais comment ces traces dateraient-elles de deux jours, puisqu'il a plu hier avant le lever du soleil ? Elles n'ont été faites qu'après la pluie, vous admettez bien cela ?

Nous nous rappelâmes l'averse de la veille et nous reconnûmes la justesse de ce raisonnement. Les animaux avaient dû passer par là après la pluie, mais pourquoi pas tout de suite après, de grand matin? Comment Redwood pouvait-il assurer que c'était à l'heure de midi? Comment ?

- C'est assez clair, camarades, répondit Redwood.

- Un blanc-bec comprendait cela, ajouta Ike.

Nous autres, cependant, nous étions intrigués et nous attendions une explication.

— Voici ce que c'est, reprit le guide. Si les bisons avaient passé par ici tout de suite après la pluie, leurs traces seraient plus profondes, et il y aurait plus de boue sur la piste. Et, comme vous le voyez, il n'y a pas trop de gâchis, j'en conclus que le terrain devait être déjà assez sec lorsqu'ils ont passé ; et après une pareille averse, le sol n'a pas dû être sec avant midi : voilà comment je sais que les bisons ont passé vers midi.

Nous étions tous intéressés par ces explications ingénieuses de nos guides, car tous deux étaient, sans se consulter, arrivés à la même conclusion au moyen du même raisonnementl Ils avaient aussi reconnu que les bisons n'étaient pas tous partis ensemble, mais par bandes séparées ; que les unes avaient passé plus vite que les autres ; qu'aucun chasseur ne les pour-


suivait ; qu'ils étaient probablement en route, non pour un long voyage, mais seulement pour chercher de l'eau. Et nous jugeâmes que si les bisons s'étaient dirigés vers quelque cours d'eau dans le seul dessein de s'abreuver et de se baigner, ils y feraient une halte et nous donneraient ainsi le temps de les rejoindre. Ils avaient un jour d'avance sur nous, il est vrai : mais nous allions faire de notre mieux pour les atteindre. Les guides nous assuraient que nous aurions sans doute l'occasion de tirer quelques beaux coups de fusil avant d'arriver en vue du grand troupeau. Il y avait sans doute des bandes isolées qui, moins altérées que les autres, traînaient à l'arrière-garde. Ce fut donc avec confiance que nous nous engageâmes sur la piste des bisons.

Nous n'avions pas fait quelques cents pas, qu'une scène singulière se présenta à nos yeux. Nous avions gagné la crête d'un coteau, et nous abaissions nos regards sur une petite vallée que traversait le chemin des bisons. Du fond de ce vallon s'élevait constamment un nuage de poussière mouvante, quoique l'atmosphère fût tout à fait calme. Qu'est-ce qui produisait ce nuage? ce n'était pas le vent, il n'y en avait pas.Quelque animal, alors ?

Tout d'abord nous ne pûmes rien percevoir, tant la poussière était épaisse; mais peu après, un loup bondit hors du cercle, fit quelques tours en courant, et s'y rejeta de nouveau ; puis un autre loup, un autre encore, tous la gueule ouverte, les yeux étincelants, le poil hérissé, la queue en mouvement, l'air furieux. Nous pouvions juger, à leurs hurlements, qu'ils étaient engagés dans une terrible lutte soit entre eux, soit avec un autre ennemi. Ce n'était pas entre eux qu'ils luttaient, à ce qu'assuraient Ike et Redwood.

— Ils attaquent un vieux taureau, dirent-ils.

Et, sans plus attendre, les deux trappeurs galopèrent en avant, suivis de près par le reste de notre troupe.

Nous arrivâmes bientôt au fond du vallon. Ike tirait déjà


sur les loups, ses ennemis particuliers. Plusieurs autres chasseurs, entraînés par l'exemple, déchargèrent aussi leurs armes sur cette proie sans valeur ; ils abattirent un bon nombre de loups, tandis que les autres, près d'une douzaine en tout, s'enfuyaient et disparaissaient derrière les coteaux.

La poussière se dissipa graduellement, et nous pûmes voir, debout au milieu d'un trou qu'il avait formé sur lui-même en tournant et en se débattant, un bison de taille énorme. Son aspect indiquait une vieillesse avancée; il était maigre, décharné, couvert de poils rares et longs. Le sang ruisselait de ses flancs, de ses naseaux et de ses lèvres. Malgré ses horribles blessures, le vieux taureau se tenait encore sur ses jambes et, comme témoignage de ses prouesses, cinq loups gisaient autour de lui, cinq loups qu'il avait tués avant notre arrivée. C'était un terrible et triste spectacle que ce vieux taureau, et tous nous fûmes d'avis qu'il valait mieux mettre fin à ses souffrances d'un coup de feu bien dirigé. Une balle le délivra ; après avoir chancelé sur ses jambes, il s'affaissa doucement sur le sol.

Sa chair était trop dure pour être mangée par d'autres que des loups de prairie, et nous allions le laisser où il était ; mais Ike se fût fait un scrupule de laisser à ces maudits animaux une proie aussi aisée à dévorer: aussi, tirant son couteau, il retira du corps du bison la vessie et quelques petits intestins.

Il les enfla en un instant, puis les attacha à un bâton qu'il disposa au-dessus du cadavre de manière que la plus légère brise les agitât. C'est le meilleur moyen d'écarter les loups d'un objet quelconque, et le chasseur, quand ces animaux rôdent dans le voisinage, l'emploient pour préserver la venaison qu'il est obligé de laisser derrière lui.

Après avoir ainsi dressé son épouvantail à loups, le guide remonta sur sa vieille jument et nous rejoignit, tout en grognant de satisfaction.

Un peu plus loin, un bruit attira notre attention, et du haut de la colline nous fûmes témoins d'une scène encore plus inté-


ressante. Les acteurs en étaient encore des bisons et des loups ; mais, cette fois, il n'y avait pas beaucoup de poussière, car le combat se livrait sur le gazon, et nous voyions distinctement les mouvements des combattants.

Il y avait là trois bisons , une vache, son veau, et un grand taureau qui s'était fait leur champion et leur protecteur. Une bandede loups les entourait, dont quelques-uns de la plus grande espèce, et les assaillait sans répit, dans l'intention de tuer le veau, et aussi la mère si possible. C'est ce que le taureau s'efforçait d'empêcher, et non sans succès,car plusieurs loups étaient déjà par terre et poussaient des hurlements de douleur. Mais ce qui rendait douteuse l'issue de la lutte c'est qu'à chaque instant de nouveaux loups arrivaient à la rescousse, et il était probable que les bisons allaient finir par succomber. Les lou ps cherchaient à fatiguer le vieux taureau, et à le séparer du veau. S'ils y réussissaient, c'en était fait de lui, car le grand troupeau de bisons était loin, et la vache n'avait aucune espérance de mettre son petit sous leur protection.

Malgré notre sympathie pour la petite famille ainsi harcelée, nous n'en avions pas moins le désir de lui faire subir le même traitement que les loups voulaient lui infliger, c'est-à-dire de la tuer et de la manger. Dans cette intention, nous éperonnâmes nos chevaux et nous galopâmes droit vers le lieu du combat.

Aucun des animaux, loups ou bisons, ne prit garde à nous avant que nous fussions parvenus à quelques mètres d'eux. Les loups décampèrent vivement, mais déjà le bruit des coups de fusil retentissait, dominant les cris des chasseurs lancés à fond de train. La vache et le veau tombèrent ; mais le taureau resta debout. Il jeta des regards étincelants sur ses nouveaux assaillants, puis, comme s'il eût reconnu l'impossibilité de prolonger la résistance, il allongea le cou et, fonçant à travers la ligne des chasseurs, il s'enfuit à toute vitesse.

Un nouveau coup d'éperons, une pression de la bride précipitèrent nos chevaux à la poursuite du bison, et alors commença


la plus belle chasse à courre dont je me souvienne. Tous les huit nous volions dans la plaine, et comme nous avions déchargé nos armes à la première attaque, aucun de nous n'était prêt à tirer, eussions-nous même rejoint le gibier. Dans ce galop furieux, personne ne songeait à recharger son fusil. Nous avions cependant nos pistolets au poing et nous tenions prêts à faire feu.

Quellechasse passionnante ! Devant nous fuyait le grand gibier, en pleine vue, sans un buisson, sans un obstacle qui rompît le joyeux élan de notre course sauvage. Le taureau se révélait comme l'un des plus rapides de son espèce. Il nous avait déjà entraînés pendant près d'un demi-mille à travers les ondulations de la prairie, avant que même le meilleur denos chevaux eût pu l'approcher; à ce moment, comme nous le serrions de plus près, et sans qu'un seul coup de feu eût été tiré, nous le vîmes se pencher brusquement en avant et s'abattre sur le sol.

Quelques-uns d'entre nous croyaient que le pied lui avait manqué, et qu'il avait simplement bronché. Mais il ne fit aucun mouvement à notre approche et, quand nous fûmes près de lui, nous vîmes qu'il était bien mort. Une balle de rifle avait accompli cette œuvre, une balle qu'il avait reçue lors de la première volée, et cette course effrénée n'avait été chez lui que le dernier effort convulsif de la vie..

Deux des nôtres restèrent près du taureau mort pour lui enlever la peau et les morceaux les plus friands, et nous revînmes en arrière pour nous emparer de la vache et de son veau, plus précieux pour nous. Quelle ne fut pas notre rage lorsque nous constatâmes que ces maudits loups nous avaient devancés ! De ce veau si tendre, rien ne demeurait, sinon quelques lambeaux de cuir, et la vache était si abîmée, si mutilée, qu'elle ne valait plus la peine d'être dépecée. La langue elle-même, le morceau le plus délicat, ces brigands l'avaient enlevée et dévorée jusqu'à la racine. En nous voyant revenir, ils s'étaient virement sauvés, emportant chacun un large morceau de chair, qu'ils se mirent à


dévorer sous nos yeux. Ike leur décochait ses plus terribles anathèmes, et si les loups n'avaient pas été si rusés, il se serait vengé sur-le-champ. Mais ils surent se tenir hors de la portée de son rifle, et Ike fut obligé de réserver sa colère pour une autre occasion.

Nous retournâmes donc auprès du taureau, et nous établîmes notre camp pour la nuit à cet endroit. Si dure que fût sa chair, l'animal nous fournit un excellent souper, avec sa langue, sa bosse, ses boudins et ses os à moelle, après quoi nous nous couchâmes tous pour dormir et rêver à la chasse du lendemain.


CHAPITRE XXII

POUR APPROCHER LES BISONS.

Le lendemain matin, comme nous nous apprêtions à nous remettre en route, une troupe de bisons apparut sur un coteau, à environ un mille ou un mille et demi de notre camp.

Il y en avait à peu près une douzaine, que nos guides nous assurèrent être des vaches. C'était précisément ce qu'il nous fallait, car la viande de la femelle est bien plus délicate que celle du mâle, et nous étions impatients de nous en procurer.

Nous tînmes vivement conseil, pour délibérer sur la meilleure manière d'attaquer. Quelques-uns émirent l'avis de s'élancer hardiment en avant, et de forcer les vaches à la course ; mais ce moyen souleva des objections. Les vaches sont parfois très timides. Elles pouvaient donc prendre la fuite avant que nous nous fussions approchés, et obliger nos chevaux à un galop qui les aurait fourbus pour le restant de la journée. D'ailleurs nos montures n'étaient pas en bonnes conditions pour une course pareille, notre provision de maïs était épuisée, et le gazon qu'ils paissaient, les dures fatigues du voyage les avaient en grande partie réduites à l'état de squelettes. Nous devions donc, autant que possible, éviter tout galop violent.

Parmi ceux qui conseillaient un autre plan étaient les guides


Ike et Redwood. Ces deux hommes pensaient qu'il valait mieux essayer d'approcher les vaches en rampant, et de les tirer une fois à portée. Le terrain se prêtait assez bien à cette manœuvre, car il y avait çà et là des bouquets de cactus et de sauge sauvage derrière lesquels un chasseur pouvait aisément se cacher. Les trappeurs alléguaient en outre que les bisons ne s'enfuiraient pas au premier coup de fusil, à moins que le chasseur ne se découvrît ; au contraire, ils tomberaient tous l'un après l'autre sans effrayer le reste, aussi longtemps qu'ils ne se trouveraient pas sous le vent et ne sentiraient pas la présence de leurs ennemis.

Nous avions le vent pour nous, et c'était une considération des plus importantes ; s'il en eût été autrement, le gibier nous aurait ilairés à un mille de distance, car les bisons reconnaissent l'odeur de l'homme et se rendent compte du danger auquel les expose la proximité d'un pareil adversaire ; c'est surtout à la finesse de leur odorat qu'ils se fient pour se prémunir contre ce danger. L'épaisse crinière qui leur retombe sur les yeux empêche souvent les bisons d'y voir clair, et un chasseur, s'il s'avance sans bruit, peut les surprendre sans avoir éveillé leur attention. Encore faut-il pour cela qu'il marche contre le vent, sinon il lui sera impossible de les approchera portée.

Ike et Redwood soutenaient que si l'on ne réussissait pas à approcher le gibier en rampant, il serait toujours temps d'y courir sus ; à cet effet, ceux qui n'emploieraient point le premier procédé resteraient en selle, tout prêts à prendre le galop.

Tout cela était assez facile à réaliser, et l'on se décida à user de la ruse. Les trappeurs s'étaient déjà préparés. Ils étaient évidemment fort désireux de nous donner un échantillon de leur habileté cynégétique, et nous étions tout prêts à suivre leur manège des yeux. Nous avions remarqué qu'ils étaient fort affairés avec deux grandes peaux de loups, prises sur l'animal entier, avec la tête, les oreilles, la queue, etc. Elles


devaient leur permettre de se déguiser en loups, et de s'avancer ainsi en rampant jusqu'à portée du gibier.

Quoique le loup soit le pire ennemi du bison, celui-ci le laisse approcher sans essayer de le chasser, sans même manifester la moindre appréhension. Il ne peut l'empêcher de rôder autour de lui, car le loup est assez agile pour se sauver sans peine quand il est poursuivi par un taureau. D'autre part, le bison, à moins d'être séparé du troupeau ou estropié d'une façon quelconque, n'a pas peur des loups. Dans les circonstances ordinaires, il semble même ignorer leur présence. Aussi une peau de loup est-elle le déguisement favori des Indiens pour la chasse au bison, et nos trappeurs, Ike et Redwood, avaient souvent pratiqué cette ruse. C'est à ce spectacle que nous allions assister.

Tous deux furent bientôt équipés,leur tête enveloppée dans la peau de la tête des loups,et le reste de la dépouille attaché avec des courroies, de manière à leur recouvrir le dos et les côtés. Ainsi déguisés, ils nous quittèrent, laissant leurs chevaux au camp.

Nous autres nous restâmes en selle, prêts à galoper en avant, dans le cas où la ruse des trappeurs aurait échoué, et à commencer une chasse à courre en règle.

D'abord Ike et Redwood marchèrent debout aussi longtemps qu'ils purent le faire en toute sûreté ; mais bien longtemps avant d'arriver à portée de fusil, nous les vîmes s'abaisser et s'avancer en s'appuyant sur les genoux et sur les mains.

Il leur fallut un long temps pour s'approcher suffisamment du gibier ; et tout en suivant, du haut de nos chevaux, leurs manœuvres avec intérêt, nous commencions à nous impatienter.

Cependant, les bisons, qui broutaient tranquillement le gazon de la prairie, semblaient absolument inconscients du péril qui les menaçait; de temps en temps, l'un ou l'autre de ces animaux se jetait à terre pour jouer ; il ruait, se roulait quelques minutes et se remettait sur ses pieds. Le troupeau n'était composé que de vaches, à une seule exception près ; car à sa taille et à son


extérieur, nous reconnûmes un taureau qui semblait leur servir de protecteur et de guide et veiller à leur sûreté.

Quand les faux-loups furent assez près, il nous sembla que le taureau s'apercevait de leur approche; il se porta de leur côté et parut les examiner. Bientôt, cependant, il fit volte-face, apparemment satisfait de son examen, et retourna se joindre au troupeau.

Les deux trappeurs finirent par se trouver si près du gibier qu'à chaque instant nous nous attendions à voir briller l'éclair de leurs fusils. Mais ils en étaient plus éloignés que nous ne le croyions à distance. Juste à ce moment, nous aperçûmes un autre bison, un grand taureau, qui arrivait en courant derrière eux. Il descendait une colline et regagnait le troupeau. Les deux trappeurs se trouvaient sur sa route et ils ne parurent le voir que lorsqu'il était déjà presque sur eux, tant leur attention était absorbée par les autres. Cette intrusion les déconcerta visiblement, en détruisant leur plan au moment même où ils allaient le mettre à exécution. Sans doute aussi étaient-ils un peu troublés par la subite apparition de l'énorme bête hérissée, car tous deux sautèrent sur leur pieds, comme pris de peur. Leurs fusils partirent eh même temps, et l'intrus tomba sans vie sur le gazon.

Mais la ruse des trappeurs était éventée. Le taureau qui gardait le troupeau avait été témoin de cette singulière rencontre et, poussant un mugissement d'alarme, il s'en fut d'un galop pesant ; les autres le suivirent aussi vite que leurs jambes le leur permettaient. Heureusement ils couraient dans une direction, non pas opposée à l'endroit où nous nous tenions, mais inclinée vers notre gauche. En prenant une diagonale, nous pouvions encore les rejoindre. Aussi, tous, sans échanger un mot, nous éperonnâmes et partîmes au galop.

Nous dûmes franchir cinq milles à vive allure pour arriver à portée de fusil, et quatre seulement d'entre nous parvinrent si près : le vieux naturaliste, Besançon, le Kentuckien et moi.


Nous amenâmes nos chevaux sur les flancs du gibier.



Nos chevaux étaient hors d'haleine, mais, à force d'encouragements, nous les amenâmes sur les flancs du gibier volant.

Chacun choisit sa bête et tira à sa convenance. Comme résultat, quatre vaches gisaient sur le sentier, nous récompensant de notre rude galop. Pour ne pas éreinter nos chevaux tout à fait, nous laissâmes les autres bisons s'échapper.

Comme nous avions d'excellente viande en abondance, nous résolûmes de camper et de rester quelque temps à cet endroit, pour laisser reposer nos chevaux ; après quoi nous repartirions à la recherche des bisons, et nous les forcerions encore une fois ou deux à la course.

lV



CHAPITRE XXIII

LES HÔTES INATTENDUS.

Nous trouvâmes Ike et Redwood furieux contre le bison qu'ils avaient tué. Ils assuraient qu'il avait fondu sur eux comme une trombe, et c'est pourquoi ils avaient bondi sur leurs pieds et fait feu. Nous savions que tel était le cas en effet. Les. deux guides ajoutaient que, sans l'intervention de ce maudit taureau, ils auraient réussi à tirer l'autre bison, et ensuite, une à une, toutes les vaches du troupeau.

Nous choisîmes un endroit pour notre camp, et nous y apportâmes la chair des vaches ; et bientôt nous eûmes grillé, sur un brasier de bois de cotonnier, le plus splendide souper que nous eussions fait depuis longtemps.

La viande du bison femelle est très supérieure à celle du bétail domestique, et les morceaux de choix constituent un régal dont l'exquise Isaveur ne s'oublie jamais. Peut-être l'appétit que donne l'air vif de la prairie ajoute-t-il quelque chose à son fumet; mais il est certain que l'aloyau de la bonne vieille Angleterre ne m'a pas laissé d'aussi délicieux souvenirs qu'une côte de bison rôtie sur un feu de bois de cotonnier et mangée en plein air, sous le ciel pur des prairies.

L'endroit où nous nous étions installés pour la nuit était situé au bord d'une source qui, jaillie de terre à quelques pas


de là, serpentait à travers la prairie jusqu'à un affluent, peu éloigné, de l'Arkansas. Où nous étions, les rives de ce ruisseau étaient assez basses ; à deux cents mètres plus loin, elles se relevaient et formaient des berges peu escarpées, mais suffisamment hautes pour empêcher un homme placé dans le lit du ruisseau d'avoir vue sur la prairie. Ce lit était couvert d'une herbe fraîche, mais, plus haut, dans la prairie, croissait un gazon bien meilleur, l'herbe à bison: — ce fut là que nous attachâmes nos chevaux, nous proposant de les rapprocher du camp à la tombée de la nuit, ou au moment d'aller dormir. Le camp lui-même, c'est-à-dire les deux tentes et le chariot de Jack, se trouvait établi tout à fait au bord du ruisseau, mais les mules étaient en contre-haut dans la plaine, avec le reste de la cavallada.

Nous avions encore deux heures avant le coucher du soleil.

Notre souper terminé, tous, satisfaits de notre chasse, nous nous régalions d'un peu d'eau-de-vie, et nous fumions. Nous avions passé en revue les incidents de la journée et arrêté nos plans pour le lendemain. La fraîcheur du soir nous avertissait que l'hiver n'était pas loin, et nous tombâmes d'accord que nous ne pourrions séjourner dans la prairie plus d'une semaine. La saison était déjà avancée quand nous étions partis, et la nécessité de chercher les bisons plus loin avait fait perdre beaucoup de temps et dérangé nos calculs. Maintenant que nous les avions trouvés, une semaine était tout le laps de temps que nous pouvions consacrer à leur chasse.

Déjà la gelée se faisait sentir pendant la nuit, ellenous incommodait fort, et nous savions que, dans la région des prairies, la transition de l'automne à l'hiver est souvent soudaine et inattendue. D'ailleurs, quelques-uns d'entre nous commençaient à sentir quelque fatigue ; et tous nous reconnaissions qu'il valait mieux rentrer au logis avant la venue de la mauvaise saison.

Une semaine de chasse, dont chaque journée serait bien employée, devait donc nous satisfaire. Nous allions faire un


grand carnage de bisons, soit en les approchant par ruse, soit en les forçant à la course, soit en les entourant. Nous recueillerions ainsi beaucoup d'excellente viande qui, séchée sur le feu, chargerait notre chariot ; puis, avec force trophées, robes et cornes de bisons, nous effectuerions une entrée triomphale à Saint-Louis. Telles étaient les riantes perspectives que nous envisagions.

J'ai le regret de dire qu'aucun de ces beaux projets ne devait se réaliser. Lorsque nous atteignîmes la plus proche station civilisée, ce qui nous arriva environ six semaines plus tard, notre troupe ressemblait aussi peu que possible à un cortège triomphal. Tous nous étions à pied, tous, même le gros docteur, nous étions décharnés, loqueteux, à moitié gelés, les pieds en sang, et plus qu'à demi-morts. Nous avions encore quelques peaux de bisons, il est vrai, mais elles pendaient à nos épaules, non pour les orner, mais pour les couvrir. Pendant des semaines elles nous avaient servi de lits et de couvertures la nuit, et, le jour, de manteaux pour nous abriter contre les terribles pluies de l'hiver. Mais j'anticipe sur les événements, revenons à notre camp le long du ruisseau.

Je disais que nous étions assis autour du brasier, discutant nos plans, escomptant le bonheur avenir. Les heures passaient rapides, et tandis que nous causions ainsi, la nuit descendit sur nous.

En ce moment, quelqu'un d'entre nous émit l'avis que nous devions aller chercher les chevaux ; mais un autre allégua qu'on ferait aussi bien de les laisser brouter encore un peu, parce que le gazon était excellent à cet endroit, et que depuis quelques jours ils avaient pâti.

— Ils sont en sûreté, dit l'orateur, nous n'avons pas vu trace d'Indien, ou si vous pensez qu'il y ait quelque danger, l'un de nous peut monter sur la berge ; mais laissons les pauvres bêtes manger tout à leur aise.

Cette proposition fut acceptée. Lanty fut envoyé pour mon-


ter la garde auprès des chevaux, pendant que nous demeurions devant le feu à deviser comme auparavant.

L'Irlandais avait à peine eu le temps de gagner son poste auprès des animaux, quand nos oreilles furent frappées par un mélange de sons qui nous fit refluer le sang au cœur, et nous mit tous debout.

Tous, même le plus novice de la bande, nous avions aussitôt reconnu les hurlements des Indiens, mêlés aux hennissements des chevaux, aux trépignements de leurs sabots, aux cris de notre sentinelle.

— Ce sont les Indiens! s'écria Ike en sautant sur son rifle.

Cette exclamation eut plus d'un écho ; chacun laissa le feu et courut à son fusil.

En quelques secondes nous avions franchi les broussailles qui obstruaient le lit du ruisseau, et gravi la berge. Là nous rencontrâmes l'Irlandais terrifié, qui revenait en courant de toutes ses forces et en criant à pleine voix : — Au meurtre!. Les brutes!. Il y en a des centaines! Ils ont enlevé les chevaux, les mules et tout!.

Si terrible que fût cette nouvelle, nous pûmes bientôt nous convaincre qu'elle n'était que trop vraie. En arrivant à l'endroit où nous avions attaché notre cavallada aux piquets, nous n'aperçûmes plus l'ombre d'un seul cheval. Tout avait disparu, jusqu'aux piquets, jusqu'aux licols : on avait tout râflé. Au loin, sur la prairie, nous pûmes distinguer vaguement une masse sombre de cavaliers, nous pûmes entendre leurs cris de triomphe et leurs éclats de rire, tandis qu'ils se perdaient dans le lointain. Nous ne les revîmes jamais, non plus que nos chevaux.

C'était une bande d'IndiensPawnies, comme nous l'apprîmes plus tard, et il n'est pas douteux que, s'ils nous avaient attaqués, nous aurions subi des pertes cruelles ; mais ils étaient fort peu nombreux et s'étaient contentés de nous voler nos chevaux.

Il est fort probable qu'après les avoir conduits en lieu sûr, ils seraient revenus pour nous attaquer, si Lanty ne les avait pas


pris sur le fait. Après une pareille alerte, ils pensaient bien que nous serions sur nos gardes, et ils avaient dû se borner à enlever nos bêtes.

Il serait difficile de donner une idée du désarroi où nous jeta cette triste aventure. La perspective qui s'ouvrait devant nous, ainsi perdus dans la vaste prairie, sans montures, à une telle distance des pays civilisés, et dans une pareille saison, — cette perspective n'avait rien que de désespérant. Il nous fallait parcourir à pied chaque pouce du chemin, en portant sur nos épaules nos vivres et nos effets. Et sans doute que ces vivres mêmes ne constitueraient pas un fardeau trop lourd. Le gain de notre nourriture allait être à la merci des circonstances ; nous ne pouvions plus compter que sur les hasards de la chasse, car nos provisions étaient presque épuisées.

Ces tristes réflexions ne nous assaillirent que le lendemain matin. Pendant la nuit, nous ne pûmes songer qu'aux Indiens, car un retour offensif était toujours à craindre de leur part.

C'eût été folie de retourner dormir devant le feu. Nous remîmes donc nos armes en état, et nous remontâmes sur la berge pour surveiller la prairie jusqu'au matin.

J'ai dit : jusqu'au matin; cela n'est pas strictement exact, car nous devions auparavant subir un autre malheur qui aggrava encore notre misérable situation.

Tandis que nous étions occupés à sonder la plaine d'un regard anxieux, nous avions tout à fait oublié notre camp et le large brasier que nous avions laissé. Tout à coup notre attention fut attirée de ce côté par un bruit de craquements. Nous sautâmes sur nos pieds et nous regardâmes dans le bas-fond, derrière nous.

Notre camp était en flammes !

L'herbe sèche et les buissons avaient pris feu tout autour et flambaient à une hauteur de plusieurs pieds. Nous pouvions voir l'incendie illuminant la toile blanche du chariot et des tentes ; en quelques minutes, tout fut dévoré, tout disparut à nos yeux.

Nous ne fîmes aucun effort pour sauver notre bien : c'eût


été là une tentative aussi insensée qu'inutile. Impossible d'approcher sans nous exposer à une mort certaine; car depuis que nous contemplions cette scène, le feu avait gagné tout le basfond et s'étendait rapidement le long des deux rives du ruisseau.

Pour nous, nous ne courions aucun danger. Nous étions en contre- haut, au milieu de la prairie couverte d'un gazon court; et ce gazon eût-il pris feu, nous savions le moyen de nous sauver; mais ce plateau, séparé du bas-fond par l'escarpement de la berge, ne risquait pas d'être atteint par l'incendie qui faisait rage au-dessous de nous.

Longtemps nous demeurâmes à observer les flammes, jusqu'à ce que le jour parût. Le feu s'était éteint dans le bas-fond, près de l'endroit où nous étions; et maintenant, sous nos yeux, tout était cendre et fumée sur un sol noirci. Nous descendîmes et nous dirigeâmes nos pas vers l'endroit où notre camp avait été établi. Nos tentes étaient comme des linceuls noirs. Seules subsistaient les ferrures du chariot; nos effets et nos provisions avaient été entièrement consumés. Même le produit de notre chasse de la veille gisait en débris calcinés au milieu des cendres.


CHAPITRE XXIV

UN SOUPER DE « LOUP-MOUTON ».

Notre situation était vraiment lamentable. Nous avions faim, et nous n'avions rien à manger, le feu ayant tout dévoré. Quelques-uns d'entre nous s'en allèrent chercher les restes du bison tué par les guides; mais ils retournèrent sans un morceau de viande, les loups avaient réduit le corps à l'état de squelette.

On recueillit pourtant ses os à moelle, de même pour les quatre vaches ; et nous déjeunâmes de moelle crue, non que nous n'eussions pas de feu, mais parce que la moelle est d'un goût moins agréable lorsqu'elle est cuite.

Que devions-nous faire? Nous tînmes conseil, et nous décidâmes naturellement de gagner la plus prochaine colonie qui était la ville frontière d'Indépendance, sur le fleuve Missouri.

Nous en étions à une distance de trois cents milles environ, et nous calculâmes qu'il nous faudrait une vingtaine de jours pour y arriver. Mais c'est la distance en droite ligne que nous avions évaluée ainsi, sans tenir compte des marais et des rivières. Nos calculs se trouvèrent donc inexacts ; en fait, nous mîmes près de quarante jours pour atteindre Indépendance.

Une grave question se posait tout d'abord. Devions-nous partir tout de suite, et comment subsister en route? Nous diriger immédiatement sur Indépendance, c'était tourner le dos à la


région des bisons, et quel autre gibier aurait pu suffire à nous nourrir tous? Nous ne pouvions donc songer à retourner tout droit chez nous; nous serions morts de faim en route.

Après une longue discussion, nous résolûmes de rester encore quelques jours dans la région des bisons, jusqu'à ce que nous eussions réussi à recueillir une suffisante provision de viande dont chacun porterait sa part; alors seulement nous nous mettrions en route.

Durant cette journée, nous nous dispersâmes de côté et d'autre dans la prairie, après avoir pris rendez-vous pour le soir.

Le but de cette séparation était de parcourir un plus grand espace de terrain, et d'accroître ainsi nos chances de trouver du gibier. A notre mutuel chagrin, nous arrivâmestous les mains vides au rendez-vous du soir. Le seul gibier apporté était une paire de marmottes (chiens de prairie) qui n'auraient pas suffi pour le souper d'un chat; il n'y en avait pas assez pour en faire goûter un morceau à chacun, si bien que nous dûmes renoncer à souper. Après un maigre déjeuner et un dîner nul, il n'est pas étonnant que nous fussions affamés comme des loups ; et nous commencions à craindre que la mort par inanition ne fût plus près de nous que nous ne le pensions. Les bisons — quelques petites troupes — s'étaient montrés dans la journée, mais si farouches qu'aucun d'eux n'avait pu être approché. Encore une journée perdue et notre existence serait mise en péril ; etcomme ces pensées nous traversaient l'esprit, nous jetions les uns sur les autres des regards qui exprimaient nos appréhensions et nos alarmes. La vive clarté de notre feu de bivouac, car le froid nous avait forcés d'en allumer un, n'illuminait plus un cercle de faces joyeuses, elle brillait sur des visages tirés par la faim et pâlis par la crainte. Plus d'histoire à charmer les auditeurs, plusd'aventure à raconter. Nous n'étions plus des conteurs, mais des acteurs, les acteurs d'un drame dont le dénouement pouvait être effroyable.

Comme nous étions assis, nous regardant l'un l'autre, dans


l'espoir de donner ou de recevoir quelque consolation, nous vîmes le vieil Ike quitter silencieusement sa place auprès du feu, après nous avoir recommandé à voix basse de ne pas faire de bruit; il s'éloigna en rampant sur les mains et sur les pieds.

Il avait vu quelque chose sans nul doute, cela seul expliquait cette singulière conduite. En quelques minutes son ombre courbée disparutdans l'obscurité, et nous ne levîmes ni nel'entendîmes plus. Enfin la détonation de son ritle, pareil au claquement d'un fouet,nous fit sursauter; et, dans la crainte que ce ne fussent des Indiens, chacun se leva vivement et saisit son fusil.

Cependant nous fûmes bientôt rassurés à la vue du trappeur revenant d'un pas tranquille vers le feu, et la flamme nous permit de distinguer un objet blanchâtre et assez grand qui lui pendait au côté et jusqu'à terre.

— Hurrah ! cria l'un de nous. Ike a tué quelque gibier.

— Un daim, une antilope?. se demandait-on.

— Non, fit Redwood, ce n'est ni l'un ni l'autre ; mais nous n'allons pas nous disputer sur la nature du gibier. Pour moi, je mangerais un âne cru en ce moment.

Ike survint, et nous reconnûmes que son gibier n'était autre qu'un loup de prairie. Tout valait mieux que la faim, jugeâmes-nous tous, et en quelques secondes le loup était suspendu au-dessus du feu et rôti dans sa peau.

La perspective d'un pareil souper nous rendit quelque gaîté, et plusieurs d'entre nous se mirent à plaisanter. Pour les trappeurs, ce mets n'avait rien d'extraordinaire, mais ils étaient les seuls de notre troupe qui en eussent déjà goûté. Cependant personne ne songeait à faire le délicat, et quand le loup mouton fut grillé, chacun rongea sonos ou sa côtelette avec autant d'appétit que s'il eût nettoyé les os d'un faisan.

Avant que le souper n'eût pris fin, le tueur de loups s'en fut tirer un second coup ; il tua un autre loup de la même manière que le premier, et nous eûmes le plaisir de voir que notre déjeuner était assuré pour le lendemain. Ces animaux,


qui tout le long de notre voyage n'avaient reçu de nous que des anathèmes, allaient sans doute devenir l'objet denos bénédictions, et nous ne pouvions nous empêcher de ressentir une espèce de gratitude à leur égard, tout en les tuant et en les mangeant.

Ce souper de loup rôti amena un agréable changement dans nos pensées, et nous écoutâmes même avec intérêt nos guides qui, à cette occasion, nous racontèrent plusieurs aventures curieuses au cours desquelles ils avaient failli mourir de faim ; une entre autres fixa spécialement notre attention, en nous initiant à quelques détails typiques de la vie des trappeurs.


CHAPITRE XXV

LIÈVRES ET CIGALES.

Les deux trappeurs, en compagnie de deux autres individus de leur profession, se trouvaient en expédition sur l'un des affluents de la rivière du Grand-Ours, à l'ouest des MontagnesRocheuses, quand ils furent attaqués par une bande d'indiens Utahs, et dépouillés non seulement du produit de leur chasse, mais encore de leurs chevaux et de leurs mules, de leurs armes et de leurs munitions. Les Indiens leur auraient tout aussi bien ôté la vie ; mais grâce à l'intervention d'un de leurs chefs, qui connaissait le vieux Ike,ils les laissèrent partir librement,ce qui, au milieu de ces contrées désertes, n'était pas une grande faveur. Les trappeurs couraient en effet grand risque de mourir de faim avant d'avoir atteint les premiers établissements américains, car il n'y en avait pas alors de plus rapproché que Fort-Hall sur la rivière des Serpents, à trois cents milles au moins de là. Mais nos quatre compagnons n'étaient pas hommes à s'abandonner au désespoir, même en plein désert.

Les cerfs ne manquaient pas dans ces parages, ni les ours, ni d'autre gibier ; mais à quoi bon, maintenant qu'ils n'avaient plus leurs armes ? Les daims et les antilopes, bondissant de leurs taillis ou courant dans la plaine, ne faisaient qu'exciter inutilement la convoitise des malheureux trappeurs.

Près de l'endroit où ils avaient été laissés par les Indiens s'é-


tendait une « prairie de sauge », c'est-à-dire une plaine couverte de cette plante, connue aussi sous le nom d'artemisia, et dont les feuilles et les fruits, tout amers qu'ils sont, forment la nourriture d'une espèce de lièvre, que les trappeurs appellent « lapin de sauge ». Cet animal est aussi léger à la course que la plupart des individus de sa tribu ; mais, quoique sans armes et sans fusils, nos trappeurs trouvèrent un moyen pour capturer les lapins de sauge, — non pas à l'aide de pièges, car ils n'avaient pas même de quoi s'en fabriquer : voici le procédé , qu'ils employèrent, Ils eurentla patience de construire une haie circulaire, en entrelaçant entre eux les plants de sauge. Laissant ouvert un coté delahaie, ils s'en furent dans la plaine faire une battue, poussantdes cris, fourrageant les buissons, jusqu'à ce qu'un bon nombre de lièvres eussent été poussés dans l'enceinte.Les chas-

seurs achevèrent alors de fermer la haie, et, pénétrant dans l'intérieur, poursuivirent et tuèrent tout le gibier qui s'y trouvait. Quoique la barrière n'eût guère que trois pieds de haut, les lièvres n'essayaient même pas de sauter par-dessus, ils se jetaient la tête la première contre les plants entrelacés et se laissaient prendre à la main ou assommer à coups de bâton.

Cette méthode ingénieuse, les trappeurs ne l'avaient pas inventée, comme le reconnurent Ike et Redwood. C'était le procédé en usage chez quelques tribus indiennes de l'ouest, telles que les pauvres Shoshonees et les misérables Diggers (fossoyeurs), dont l'existence entière est une lutte perpétuelle pour se procurer de quoi ne pas mourir de faim. Ces Indiens capturent les petits animaux qui habitent leur stérile pays par des moyens qui procèdent de l'instinct des bêtes de proie plutôt que du raisonnement. Quelques-uns d'entre eux portent pour seule arme un long bâton recourbé du bout, qui leur sert à faire sortir de leurs trous le lézard ou Yagatna ; et ce gibier passe du bout de leur bâton dans leur estomac en aussi peu de temps qu'un mâtin affamé en met à dévorer une souris.


La capture des lièvres de sauge constitue pour eux le plus grand exploit et occupe la plus grande partie de leur temps.

Nos quatre trappeurs, s'étant rappelé cette méthode indienne, l'avaient employée avec succès, et bientôt ils purent satisfaire leur faim. Au bout de deux ou trois jours de chasse, ils avaient

Poursuivirent et tuèrent tout le gibier.

pris plus de vingt lièvres ; mais ce gibier se fit de plus en plus ,

rare, et enfin ils n'en trouvèrent plus dans le voisinage. 1 Naturellement ils ne mangeaient que ce qu'il leur fallait pour subsister; le reste, ils le faisaient sécher sur un feu de sauge, de manière à pouvoir le conserver pendant quelques jours. Ayant chargé leurs provisions sur ledos,ils partirent, se diri-' geant vers la rivière des Serpents ; mais bien avant qu'ils eus-


senl pu atteindre Fort-Hall, leur viande de lièvre était épuisée, et ils se trouvèrent dans une situation aussi critique qu'auparavant. Le pays qu'ils traversaient était encore, s'il se peut, plus désert que celui qu'ils venaient de quitter. Les lièvres euxmêmes ne pouvaient y vivre, et les rares qui partaient ne se laissaient pas rejoindre. La sauge n'était plus assez fournie pour former une haie, et nos trappeurs passaient des journées sans prendre un simple lièvre.

De temps à autre, la vue d'un grand coq de sauge, ou, comme les naturalistes l'appellent, « d'un coq des prairies » (tetras urophasiallus), leur infligeait le supplice de Tantale, mais ils n'avaient pas d'autre satisfaction que d'entendre bruire leurs ailes et d'observer leur vol. Cet oiseau est le plus grand de la famille des grouses. Sa chair emprunte au fruit de l'absinthe sauvage, dont il se nourrit à peu près exclusivement, une amertume désagréable. Ce goût n'eût certes point rebuté l'appétit de nos quatre trappeurs, s'ils avaient pu mettre la main sur l'un de ces oiseaux ; mais sans fusils ils ne devaient pas même y songer.

Pendant plusieurs jours, ils n'eurent pour se sustenter que des racines et des baies. Heureusement c'était la saison où baies et racines étaient mûres, et ils trouvèrent aussi des navets de prairie (psoralea esculenta), puis, dans un marais qu'ils eurent à traverser, des racines de kamas en abondance.

Cependant ces ressources ne pouvaientleur suffire. Ils avaient encore quatre ou cinq journées de marche à effectuer, et ils commençaient à craindre de ne pouvoir avancer davantage, car la contrée qu'ils avaient à franchir était un désert absolument nu et stérile.

Mais dans ce moment critique une nouvelle source de subsistance s'offrit à eux, et en assez grande abondance pour leur permettre de continuer leur route sans craindre la famine.

Tout à coup, comme par magie, la plaine dans laquelle ils voyageaient se couvrit de gros insectes rampants de couleur brun foncé. C'étaient les insectes que les trappeurs appellent « gril-


Ions des prairies »,mais qu'à la description que lui en firent Ike et Redvood le chasseur naturaliste reconnut être des cigales, de l'espèce connue en Amérique sous le nom de « sauterelles de dix-sept ans » (Cicada septemdecem), à cause d'une croyance populaire d'après laquelle ces insectes n'apparaissent en essaims innombrables que tous les dix-sept ans. Il est probable, néanmoins, que c'est là une erreur, et que leur apparition à des intervalles plus ou moins rapprochés dépend de la température et de beaucoup d'autres circonstances.

Cette espèce n'est point nuisible à la végétation, comme c'est le cas pour les sauterelles. Elles constituent la nourriture favorite de maints oiseaux et quadrupèdes. Les pourceaux s'en régalent et en détruisent un grand nombre, et les écureuils les dévorent avec autant d'appétit que si c'étaient des noix.

Aussitôt qu'ils eurent vu les cigales grouiller sur le sol, les trappeurs se sentirent en sûreté. Ils savaient que ces insectes étaient un article de nourriture important parmi ces mêmes tribus indiennes qui chassent le lièvre de sauge. Ils connaissaient, en outre, le moyen qu'emploient ces tribus pour les capturer, et ils se mirent aussitôt à en faire une ample provision.

Ils commencèrent par creuser une fosse circulaire dans la terre sablonneuse,puis, se plaçant tous quatreà quelque distance l'un de l'autre, ils chassèrent les cigales versun centre commun, qui était la fosse. En peu d'instants, une grande quantité de ces insectes furent ainsi rassemblés et, pressés de tous les côtés, s'entassèrent sur les bords du trou, dans lequel ils furent précipités. La fosse avait été creusée assez profondément pour empêcher les cigales d'en sortir avant d'avoir été ramassées par les chasseurs.

A chaque battue ils prenaient près d'un demi-boisseau d'insectes, ensuite ils allaient faire un nouveau trou dans une autre partie de la plaine, et de nouveau y poussaient les cigales jusqu'à ce qu'ils eussent recueilli une provision suffisante.


Les bestioles furent alors tuées, légèrement grillées sur des pierres chauffées au feu, et desséchées assez pour pouvoir se conserver et s'emporter. Les Indiens ont l'habitude de les broyer, puis, les mélangeant avec des graines d'une espèce d'herbe qui croît abondamment dans ce pays, ils en font une sorte de pain que les trappeurs appellent « gâteau de cigales ».

Cependant nos trappeurs ne purent pas se procurer de ces graines, si bien qu'ils furent obligés de manger leurs cigales telles quelles et sans mélange. Mais, dans la situation critique où ils se trouvaient, ils ne songèrent pas à se plaindre.

Ayant chargé chacun son paquet, ils se remirent en route, et, après avoir éprouvé bien des fatigues et souffert surtout de la soif, ils atteignirent enfin Fort-Hall. Là, comme ils étaient connus, ils purent trouver tous les secours que réclamait leur état, et s'équiper pour une nouvelle expédition de chasse.

Ikeet Redwood ajoutèrent que plus tard ils s'étaient vengés sur lesUtahs du traitement injurieux que ceux-ci leur avaient infligé; mais ils refusèrent de s'expliquer sur la nature de cette vengeance. Ils se bornèrent à déclarer tous deux qu'ils n'étaient pas hommes à « se laisser mettre à pied dans la prairie pour rien », et que les Pawnies qui venaient de nous voler nos chevaux feraient bien de se tenir sur leurs gardes à l'avenir.

Après avoir écouté le récit de nos guides, nous organisâmes une garde de nuit ; après quoi nous nous serrâmes autour du feu du bivouac, et bientôt nous étions aussi profondément endormis que si nous avions reposé sous des rideaux de damas et sur des lits de plumes.


CHAPITRE XXVI

LE PASSAGE DU GRAND TROUPEAU DE BISONS.

L'emplacement que nous avions choisi pour notre camp était situé sur le bord d'un ruisseau dont les ri ves étaient assez En fait, la surface de l'eau était presque de niveau avec le sol de la prairie. Il n'y avait pas de bois dans le voisinage, à l'exception d'un petit nombre de cotonniers épars et de quelquesuns de ces saules à longues feuilles qui sont particuliers au pays.

C'était avec du bois de cotonnier que nous avions allumé notre feu de bivouac, à quelque vingt ou trente pas du ruisseau, non sur une hauteur, mais au fond d'une dépression de la prairie en forme d'entonnoir, curieuse formation naturelle dont aucun de nous ne pouvait se rendre compte. Ce trou semblait creusé par la main de l'homme, car il était circulaire et ses parois descendaient en pente régulière vers le centre, comme le cratère d'un volcan. N'eût été sa grandeur, nous l'eussions pris pour un trou de bisons ; mais il était d'un diamètre bien plus large et d'une profondeur beaucoup plus grande.

Nous avions remarqué plusieurs autres bassins du même genre près du premier, et, dans d'autres circonstances, nous aurions certainement été curieux de nous expliquer leur existence. En ce moment, nous nous inquiétions fort peu de géolo-


gie ; nous n'avions d'autre souci que de nous tirer au plus vite d'embarras ; mais voyant que ce trou singulier était un endroit sûr pour notre feu de bivouac — car nous pensions toujours à ces coquins de Pawnies — ce fut là que nous l'allumâmes.

Couchés contre les parois en pente du bassin, les pieds appuyés sur le fond, nous nous préparâmes à dormir.

Une sentinelle devait veiller toute la nuit ; nous décidâmes que nous monterions tous la garde à tour de rôle, chacun réveillant celui qui devait le remplacer.

Au docteur échut la première garde, et, en nous endormant, nous pûmes entrevoir sa forme ronde et potelée assise sur le bord du trou au-dessus de nos têtes. Aucun de nous n'avait grande confiance dans sa vigilance, mais sa garde coïncidait avec le moment de la nuit où il y avait le moins à craindre des Indiens. Ils ne font jamais leurs attaques qu'après minuit, car ils savent bien que le sommeil est alors plus profond.

L'enlèvement des chevaux pendant la soirée précédente avait été une exception, due sans doute à ce que les Indiens, en s'approchant, avaient reconnu qu'il n'y avait pas de garde. C'était là un cas tout à fait insolite. Ils savaient que nous étions maintenant sur le qui-vive ; s'ils méditaient quelque nouveau coup, ils ne l'exécuteraient qu'après minuit.

Nous n'avions donc aucune appréhension de ce côté, et comme nous étions tous extrêmement fatigués d'avoir chassé à pied toute la journée, nous dormions profondément. La paroi contre laquelle nous étions couchés était sèche et commode, le feu nous chauffait doucement et redoublait notre désir de repos.

Il paraît que le docteur s'assoupit à son poste, sinon nous aurions été mieux préparés à repousser une invasion que nous dûmes subir cette nuit-là.

Je fus réveillé par des cris étourdissants que poussaient nos guides. Je sautai sur mes pieds, dans la pleine conviction que nous étions attaqués par les Indiens, et ma première pensée fut de saisir mon fusil. Tous mes compagnons s'étaient levés en


même temps et, sous l'influence des mêmes idées, s'étaient, comme moi, emparés de leurs armes.

Mais en regardant au-dessus de nous, nous aperçûmes le docteur étendu sur le bord du trou et ronflant bruyamment, et nous ne savions vraiment que penser. Cependant, Ike et Redwood, accoutumés à ne dormir que d'un œil, s'étaient réveillés les premiers et avaient déjà gravi la pente. La double détonation de leurs fusils nous confirma dans l'idée que nous étions attaqués par les Indiens : sur quels autres ennemis auraient-ils fait feu ?

— Par ici, tous ! nous cria Redwood, en nous faisant signe de monter à l'endroit où lui et son compagnon se trouvaient déjà, faisant tournoyer leurs fusils autour de leurs têtes et gesticulant d'étrange manière. Par ici !. apportez vos fusils, vos pistolets, et tout. — Dépêchez-vous 1.

Nous nous hâtâmes de remonter le talus, juste au moment où le docteur, réveillé en sursaut et pris de terreur, se précipitait au fond de l'entonnoir. Tout en gravissant la pente, nous entendions un mélange de bruits confus, un galop de cavaliers, pensions-nous, et comme le mugissement formidable de bisons par centaines. C étaient en effet des bisons. Il faisait un clair de lune magnifique, et dès que nous eûmes dépassé de la tête le bord du bassin, nous vîmes d'un seul coup quelle était la cause de l'alarme.

La plaine, tout autour de nous, était noire de bisons ! Il y en avait bien dix mille dans les deux colonnes épaisses qui passaient de chaque côté de nous. Ils allaient d'un trot rapide, quelques-uns même galopaient, et en quelques endroits ils étaient tellement serrés qu'ils montaient les uns sur les autres ; plusieurs étaient jetés à terre et foulés aux pieds par leurs compagnons.

— Par ici, par ici, tous ! cria de nouveau Ike ; par ici, où ils vont venir dans le trou, et ils nous écraseront comme des cosses I D'un coup d'œil nous vîmes ce que signifiaient ces paroles.


Les bisons, dans l'ardeur de leur é lan, se précipitaient en avant, et rien ne semblait pouvoir arrêterleur course. Nous les voyions se jeter dans le ruisseau et le traverser sans y prendre garde.

S'ils entraient dans le cercle où nous nous tenions, d'autres suivraient et nous serions pris dans le troupeau. Il n'y avait pas sur la prairie un seul point où nous pussions être en sûreté.

Cette masse impétueuse était poussée par derrière, et elle ne pouvait ni s'arrêter, ni changer sa direction. Déjà deux taureaux étaient tombés sous les balles de nos guides, et leurs corps empêchaient quelque peu les autres de nous venir dtrus, ce que néanmoins ils auraient fait certainement sans les cris et les gestes de nos trappeurs.

Nous nous précipitâmes à l'endroit indiqué, et chacun de nous se tint prêt à faire feu ; mais les plus prudents retinrent quelque temps leurs coups. Les autres pressèrent la détente, et une décharge générale de rifles, de fusils à deux coups et de pistolets coucha bientôt sur le sol un monceau de cadavres qui fermèrent le passage aux autres comme une barrière que l'on aurait construite dans ce but.

Cela nous donna le temps de respirer, et chacun rechargea son arme aussi vite qu'il le put. Il n'y avait pas un instant à perdre pour tirer, car le torrent vivant coulait toujours, et l'on faisait feu sans presque viser.

Nous continuâmes ainsi à charger et à tirer pendant près d'un quart d'heure. Alors le grand troupeau commença à s'éclaircir de plus en plus, jusqu'à ce que le dernier bison eût passé.

Nous regardâmes autour de nous pour contempler le résultat de l'action. De chaque côté du cercle le sol était couvert de masses sombres et hérissées ; mais à l'endroit oùnous nous trouvions, les cadavres gisaient pêle-mêle en un véritable tas. On en voyait dans toutes les attitudes, les uns étendus sur le flanc, d'autres sur les genoux ; plusieurs bisons se tenaient encore sur leurs jambes, mais ils étaient visiblement blessés à mort.


Quelques-uns d'entre nous allaient s'élancer hors de ce cercle enchanté pour compléter l'œuvre, mais ils furent retenus par la voix de nos guides.

— Sur votre vie, ne bougez pas d'ici, leur cria Redwood ; ne faites pas un pas avant que nous les ayons tous abattus. Il y en a quelques-uns qui ont encore assez de force pour vous mettre en miettes.

En parlant ainsi, le trappeur épaula sa longue carabine, choisit un des taureaux qui se tenaient encore sur leurs jambes, et l'abattit.

L'un après l'autre, nous les expédiâmes de la même manière, puis nous passâmes aux bisons agenouillés ; ceux qui avaient encore un reste de vie furent vivement achevés d'une balle.

Quand nous les eûmes tous tués, nous sortîmes de notre trou et nous comptâmes le gibier : il n'y avait pas moins de vingtcinq bisons morts autour de nous, sans parler des blessés que nous voyions errer dans la plaine.

Nous ne pouvions pas songer à nous rendormir avant d'avoir mangé chacun au moins deux livres de bison frais, échangé nos impressions sur cette singulière aventure et plaisanté notre ci-devant sentinelle : aussi le matin était-il proche quand nous reprîmes notre sommeil.



CHAPITRE XXVII

LE RETOUR A LA MAISON.

Nous nous réveillâmes plus conliants dans l'avenir. Nous avions maintenant assez et trop de provisions. Il nous restait seulement à les rendre transportables, et à les sécher de manière à pouvoir les conserver, ce qui nous prendrait trois grandes journées. Nos guides savaient très bien préparer la viande sans sel, et aussitôt que nous eûmes déjeuné, nous nous mîmes tous à l'œuvre.

Nous avions à faire un choix parmi cette montagne de viande.

Bien entendu, les vaches grasses furent seules dépecées. Quant aux taureaux, nous les laissâmes où ils étaient tombés, abandonnant leur chair aux loups que nous voyions déjà rôder par troupes autour de nous.

On alluma un grand feu, devant lequel on éleva un treillis de branches où fut posée ou suspendue la chair coupée en minces tranches et en lanières :,le tout placé à quelque distance du brasier, de façon que la chaleur desséchât seulement le jus de la viande. En moins de quarante-huit heures, les tranches devinrent si raides et si dures qu'on aurait pu les conserver des mois entiers sans risquer de les voir se gâter.

Pendant ce temps-là, d'autres étaient employés à préparer les peaux de bisons, à les rendre plus légères et plus aisées à


porter, en d'autres termes à les transformer en fourrures qui devaient nous servir de couvertures pour la nuit.

A la fin du troisième jour, nous avions terminé tous nos arrangements, et nous étions prêts à partir pour revenir au logis. Chacun devait porter sa part de viande sèche, ainsi que ses armes, ses fourrures et ses effets d'équipement. Chargés de cette manière, nous n'espérions pas faire une longue étape ; mais, approvisionnés comme nous l'étions de vivres pour trente jours, nous comptions bien atteindre Indépendance avant la fin de ce délai.

Cependant, si pleins d'ardeur que nous fussions au moment du départ, nous n'avions pas fait beaucoup de chemin, que déjà le poids de nos paquets avait quelque peu modéré notre exubérance. Avant notre cinquantième heure de marche, un accident nous arriva, qui, une fois plus, nous jeta dans le désespoir et mit notre vie en péril une fois de plus. Dans un voyage à travers la prairie, on a tout à craindre de la terre et de l'eau, maints dangers vous assaillant auxquels vous n'échappez que par miracle, et les prévisions les mieux calculées du voyageur sont souvent bouleversées en un instant. C'est malheureusement ce qui nous arriva.

L'accident qui nous surprit était de la nature la plus déplo- rable. Nous avions atteint le bord d'un cours d'eau, large de cinquante mètres au plus, mais très profond. Nous le longeâmes pendant plusieurs milles sans pouvoir trouver un passage guéable, et finalement nous résolûmes de le traverser à la nage plutôt que de perdre encore du temps à chercher un gué. C'était chose assez facile, car nous étions tous bons nageurs, et en quelques minutes la plus grande partie de la bande mettait pied sans encombre sur l'autre rive.

Mais il restait à passer nos provisions et ROS effets ; dans ce but, nous construisîmes un petit radeau sur lequel nous embarquâmes nos conserves de viande, nos fourrures, ainsi que nos armes et nos munitions. Au radeau fut attachée une corde dont


l'un de nous saisit l'extrémité en se jetant à la nage ; d'autres, s'accrochant au radeau chargé, se mirent à le pousser.

Le cours d'eau n'était pas très large, mais le courant était violent et rapide, et comme l'esquif arrivait à peu près à moitié chemin, la corde se cassa net, et tout notre bagage s'en alla à la dérive.

Tous nous courûmes le long du bord, dans l'espoir de saisir le radeau quand il se rapprocherait de la terre, et tout d'abord nous n'éprouvions aucune appréhension à ce sujet. Mais quelle ne fut pas notre mortification quand nous découvrîmes juste andessous une chute sur laquelle notre frêle embarcation allait infailliblement se briser, sans que nous pussions rien faire pour l'en empêcher ! Vivres, fourrures, fusils, nous avions tout mis sur le radeau, sans même l'attacher, car, dans notre folle sécurité, nous n'aurions jamais prévu un pareil accident.

Il était trop tard pour sauter dans l'eau et essayer d'arrêter le radeau. Personne n'y songea. Tous voyaient que c'était chose impossible ; et, le cœur battant d'anxiété, nous observions la masse flottante tandis qu'elle dérivait et dansait sur les flots écumants. Nous entendîmes un choc : le radeau tournoya, et, arrêté par la pointe d'un rocher, demeura un instant immobile au milieu du ruisseau ; puis, entraîné de nouveau, il glissa sur les eaux redevenues tranquilles.

Nous nous précipitâmes le long de la rive et, après quelques efforts, nous pûmes nous assurer du radeau et l'amener à terre ; mais, à notre grande consternation, la plupart des vivres, avec les armes et les munitions, avaient disparu, lancés par-dessus bord au beau milieu du rapide, et se trouvaient irrémissiblement perdus l Il ne restait plus sur le radeau que trois paquets de viande avec quelques fourrures de bison.

Nous étions dans une situation plus critique que jamais. Les provisions sauvées du naufrage n'allaient pas nous durer plus d'une semaine, et, quand elles seraient épuisées, comment nous en procurer d'autres ? Nous n'avions plus les meyens de tuer


le gibier ; pas d'autres armes que nos pistolets et nos cou- , teaux ; et quelle chance aurions-nous de tuer un cerf ou tout autre animal dans ces conditions ?

La perspective qui s'offrait à nous était assez sombre. Quelti ques chasseurs proposèrent de retourner à l'endroit où nous avions laissé les carcasses des bisons. Mais, depuis, les loups les avaient certainement rongées jusqu'aux os. C'eût été folie de revenir en arrière. Nous n'avions rien autre à faire que de continuer notre voyage vers les lieux habités, et de voyager aussi vite que nous le pourrions.

Nous étant mis à la demi-ration, nous poursuivîmes notre route, en faisant chaque jour la plus longue étape possible. Il était heureux pour nous que nous eussions sauvé quelques peaux de bisons, car l'hiver était venu, et le froid sévissait avec une extrême rigueur. Nous fûmes obligés de passer quelques nuits sans feu, faute de bois ; mais nous espérions atteindre bientôt la région des forêts, où le combustible ne nous manquerait pas, et où, de plus, nous pourrions plus facilement rencontrer quelque gibier facile à capturer.

Trois jours après avoir quitté le ruisseau qui nous avait été si fatal, la neige commença à tomber, et elle se continua toute la nuit. Le lendemain matin tout le pays était couvert d'un blanc manteau, et nous poursuivîmes notre voyage, enfonçant à chaque pas dans la neige, ce qui accrut encore la difficulté de la marche. Cependant, comme la nappe blanche n'avait encore qu'un pied au plus de profondeur, nous réussîmes à nous frayer un passa ge sans trop de peine. Nous vîmes force traces de cerfs, mais nous n'y prîmes pas garde, sachant bien que nous n'avions aucune chance de capturer ces animaux. Nos guides nous dirent que si la neige fondait un peu, et que le gel survint ensuite, ils pourraient tuer des cerfs sans fusils.

Ce jour-là précisément, la neige fondit et, la nuit, il gela si fort, qu'au matin une épaisse croûte glacée couvrait la surface de la plaine.


Remise de cerfs sous la neige.



Cela nous donna quelque espoir et, le lendemain, nous décidâmes une chasse au cerf. Nous nous dispersâmes dans différentes directions par groupes de deux ou trois, et nous nous mîmes à chercher des traces de ce gibier.

Quand vint le moment de regagner le camp, pour la nuit, nos divers groupes rentrèrent harassés et les mains vides.

Les guides, Ike et Redwood, étaient partis de leur côté, et ils furent les derniers à revenir. Nous attendions leur retour avec anxiété. Ils parurent enfin et, à notre grande joie, ils rapportaient chacun sur ses épaules la moitié d'un cerf. Ils avaient découvert les traces de l'animal sur la neige, et ils l'avaient suivi pendant plusieurs milles, jusqu'à ce qu'il eût les pieds déchirés par la croûte de la glace au point de laisser les deux trappeurs s'approcher à portée de pistolet. Heureusement c'était un mâle de belle taille et qui ajouterait deux jours de vivres à nos provisions.

Après un déjeuner de venaison fraîche, nous partîmes, le lendemain matin, en meilleures dispositions. Nous avions l'intention de faire une longue étape ce jour-là, dans l'espoir d'atteindre les grands bois où nous comptions rencontrer des cerfs en plus grand nombre, et en prendre quelques-uns, avant que le dégel n'eût ramolli la neige. Mais avant la fin de notre journée, nous nous trouvâmes si chargés de provisions que nous ne nous souciâmes plus des cerfs ni d'aucun autre gibier. Notre gardemanger fut une fois de plus renouvelé par les bisons, et de la manière la plus inattendue.

Nous nous traînions sur la neige glacée, lorsque, en arrivant sur la crête d'un coteau, nous aperçûmes cinq masses énormes en face de nous. Nous ne nous attendions pas à rencontrer des bisons si loin vers l'est, et nous nous demandâmes tout d'abord si c'était bien cinq de ces animaux que nousavions souslesyeux.

Leurs corps, se profilant sur la blancheur du versant, apparaissaient gigantesques, et comme ils étaient entièrement couverts de givre, et que leurs longues touffes de poil se hérissaient de


glaçons, ils présentaient un aspect singulier qui nous intrigua un moment. Nous les prenions pour des pins !

Bientôt cependant nous les vîmes bouger et se mouvoir le long de la colline, et nous nous rendîmes compte que c'étaient bel et bien des bisons, aucun autre animal n'offrant un extérieur semblable. Il faut dire qu'ils se trouvaient à une assez grande distance, ce qui nous avait empêchés de les reconnaître du premier coup.

Cette découverte était des plus importantes pour nous ; elle nous décida à faire halte et à tenir conseil. Quelle ligne de conduite devions-nous adopter? Comment faire pour nous emparer d'eux, en tout ou en partie ? Si la neige avait été d'une profondeur suffisante, la chose eût été facile; mais, telle qu'elle était, et tout en retardant leur course, elle ne les empêcherait point d'aller bien plus vite que nous.

Notre seule chance aurait été de nous approcher d'eux furtivement, et de nous mettre à ramper jusqu'à portée de pistolet, ce qui, dans la plaine blanche et unie, était absolument impossible. Les pieds des chasseurs, en écrasant la neige glacée, devaient avertir les bisons du danger bien avant que nous fussions parvenus près d'eux. Bref, après avoir pesé et discuté tous les plans proposés, nous désespérâmes du succès. Que n'aurions-nous pas donné en ce moment pour un cheval et un fusil!

Tandis que nous causions ainsi sans prendre une détermination, les cinq bêtes énormes disparurent derrière la crête du coteau qui coupait transversalement notre route. Comme ce coteau nous empêchait d'être vus, nous nous précipitâmes en avant pour voir si l'autre versant ne nous offrirait pas une chance plus favorable. Nous espérions y trouver des arbres qui nous permettraient d'arriver plus près du gibier, et nous nous dirigeâmes vers un petit bouquet de bois qui croissait sur la crête du coteau. Nous l'atteignîmes enfin, mais ce fut pour voir, à notre grand chagrin, les cinq animaux se sauver au galop du côté opposé.


Le cœur nous défaillit, et nous échangions des regards désappointés, quand Redwood et le tueur de loups poussèrent un cri de triomphe et, nous invitant à les suivre, s'élancèrent dans la direction des bisons.

Nous regardâmes pour nous expliquer la cause de cette étrange conduite. Une scène singulière s'offrit à nos yeux. Les bisons se débattaient et trépignaient sur la plaine qui s'étendait au-dessous de nous. Tantôt ils partaient en avant, tantôt ils s'arrêtaient court sur leurs jambes écartées ; quelques-uns tombaient lourdement sur le flanc, et agitaient leurs membres comme s'ils avaient été blessés.

Tous ces mouvements auraient été assez mystérieux pour nous, si les guides, au moment de s'élancer en avant, ne nous eussent pas déjà donné la clef de l'énigme en nous criant : — Les bisons sont sur la glace !

C'était la vérité. La plaine neigeuse était un lac glacé, et les animaux, dans leur précipitation, s'étaient engagés sur la glace où ils se débattaient maintenant.

Il ne nous fallut que quelques minutes pour arriver près d'eux et, au bout de quelques minutes encore, après un combat à mort, où les pistolets crépitaient, où les couteaux brillaient, cinq grands cadavres gisaient sans mouvement sur la neige teinte de sang.

Cette heureuse capture, que nous ne pouvions attribuer qu'à notre bonne fortune, fut peut-être ce qui nous sauva la vie à tous. La viande fournie par les cinq taureaux, — car c'étaient des taureaux — nous procurait une ample provision, qui nous permit d'atteindre en toute sûreté les premiers défrichements.

Il est vrai que nous dûmes encore supporter bien des fatigues et accomplir de longues marches pénibles avant de dormir sous un toit. Mais, malgré le pitoyable aspect que nous offrions aux regards, nous rentrâmes tous en bonne santé.

A Indépendance, nous fûmes mis à même de nous équiper de manière à nous présenter convenablement à Saint-Louis, où


nous arrivâmes quelques jours après, et où, assis autour de la table bien servie de l'hôtel des Planteurs, nous eûmes bientôt oublié toutes nos misères, pour nous rappeler uniquement les plaisirs de notre sauvage existence de chasseurs.

FIN.


TABLE DES MATIÈRES

Pages.

CHAPITRE lor. - Une troupe de chasseurs. 7 CHAPITRE H. — Le campement et les feux du soir. 15 CHAPITRE III. - Aventures de Besançon dans les Marais. 19 CHAPITRE IV. - Les pigeons de passage. 29 CHAPITRE V. - Une chasse à l'obusier. 37 CHAPITRE VI. - La mort d'un couguar. 45 CHAPITRE VII. — L'inondation et la panthère. 51 CHAPITRE VIII. — Les sangliers des bois. 59 CHAPITRE IX. — Une chasse aux canards mouvementée. 63 CHAPITRE X. - Cliasse à la vigogne. - Le chacu. 73 CHAPITRE XI. — L'ours perché sur un arbre. 79 CHAPITRE XII. — Le trappeur attrapé. 87 CHAPITRE XIII. — Une chasse aux torches. 95 CHAPITRE XIV. — Une chasse au cerf en canot. 99 CHAPITRE XV. - Le vieux Ike et l'ours grizzli 109 CHAPITRE XVI. — Une bataille avec les ours grizzli. 115



TABLE DES GRAVURES

Page..

FRONTISPICE 4 Isaac Bradley. il Les deux tentes s'élevèrent côte à côte. 16 Je dus livrer bataille et décharger mon fusil. 23 Nous nous hâtâmes de gagner le lieu du campement. 31 Le couguar.,. 47 Le courant faisait osciller le tronc. 54 La chasse aux c;mards. 65 Je me trouvais dans une région entourée de montagnes. 71 Mark Red wood. 85 Et j'eus la satisfaction de le voir tomber sans vie. 89 J'aperçus un troupeau d'e chèvres. 110