L'AMIRAL,
CHARNER
SAINT-IÏHIR:I C. IMP. c;rvoN IT.ANCISOJ 1:.
L'AMIRAL
CHARNER
PAR
LOTIS D'ESTAMPES
lïKDACTI.rH K\ (.11KK )T liliUTOS
8AIN'r-15HIETTC
ci vn\ 11: wcisuri:, i. 11111 a ni k -1 i n t i. r it
i ; I I S.\ I NT - ( i 11.1 F.s
] S7(>
L'AMIRAL
CHARNER
II y a quelques mois, la ville de SaintBrieuc faisait de magnifiques funérailles aux cendres du vaillant marin dont nous allons écrire la biographie.
En présence des regrets sincères et du respect profond qui escortaient le cercueil de M. l'Amiral Charner , nous conçùmes la pensée de populariser et de perpétuer par la plume le souvenir d'une carrière brillamment remplie, la
mémoire d'un honnête homme qui fit autant honneur à la Bretagne par l'intégrité de son caractère que par les exploits de sa vie maritime.
Comme journaliste, nous avons pensé ne pouvoir mieux conquérir dans cette province nos lettres de naturalisation qu'en glorifiant un Breton illustre; comme ancien marin, nous sommes heureux depayer à l'Amiral Charner le tribut d'hommages qui lui est dû.
En faisant ressortir les hauts faits et les vertus des morts célèbres, on ne rend pas seulement justice aux défunts, mais on propose aux vivants de beaux exemples à imiter, et c'est ainsi qu'une biographie acquiert une haute portée morale.
I.
Le père de l'Amiral Charner appartenait à une très-ancienne famille de Suisse du nom de de Tscharner. Il vint en France vers 1789 pour prendre du service dans l'armée, mais son frère, qui était officier, lui représenta, qu'en ces temps troublés , pareille détermination était singulièrement inopportune et il le dissuada de ses projets.
En 1790, diverses circonstances déci-
dèrent M. Charner (qui avait francisé son nom en retranchant les deux premières lettres), à se fixer à Saint-Brieuc.
Il établit une distillerie dans une maison de la rue Saint-Gouéno, maison aujourd'hui détruite et qui s'élevait sur l'emplacement où se trouve la cour de l'habitation de Mme Rouget.
Ce Suisse, qui était arrivé en France avec l'intention d'y suivre la carrière militaire, devint un paisible négociant et conquit rapidement l'estime et les sympathies de ses concitoyens d'adoption.
Il fit partie, durant de longues années , du conseil municipal et du tribunal de commerce de notre ville.
Vers 1796, il épousa une jeune fille d'une bonne famille de Bretagne; ce fut de ce mariage que naquit, le 13 fé-
vrier 1797, Léonard-Victor Charner qui devait payer en gloire l'hospitalité accordée par la France à son père et venger, en répandant le sien, le sang d'un oncle assassiné le 10 août par les hordes furieuses qui envahirent les Tuileries.
En 1812, Léonard-Victor Charner était admis le second à l'Ecole spéciale et impériale de marine de Toulon. Cet - éclatant succès était la récompense des efforts assidus de l'excellent élève qui, après de brillantes études, venait d'achever, au collége de Saint-Brieuc, sa philosophie à l'âge de quinze ans. L'amour du travail qui distinguait déjà l'enfant sera un des traits distinctifs du caractère de l'homme. Dans ce corps de la marine dont les membres se font généralement remarquer par leur érudition, l'Amiral
breton passait à bon droit pour l'un des officiers généraux ayant les connaissances les plus étendues, sans parler des connaissances spéciales. Les langues anglaise, espagnole et italienne lui étaient très-familières. Ces détails étonneront peut-être beaucoup de compatriotes de M. Charner, car la modestie de celui-ci était telle qu'il cacha toujours avec soin son savoir afin de ne pas attirer sur lui l'attention publique.
Etre instruit et être modeste , n'est-ce pas un double et rare privilège en ce temps où l'effronterie tient trop souvent lieu de talent, où la fortune sourit fréquemment aux audacieux, comme pour donner raison au vieil adage : Audaces fortuna juvat ?
En 1815, Charner fut promu aspirant
de première classe (on faisait alors trois ans d'école, mais on en sortait avec ce grade).
C'était l'époque où la France venait d'expier par les malheurs de l'invasion la gloire dont Napoléon Ier avait couvert le drapeau tricolore. La coalition des rois avait amené la chute de l'Empereur.
A son tour, notre pays connut, hélas !
les humiliations de la conquête, et les troupes alliées campèrent à Paris comme pour prendre la revanche des séjours faits par nos soldats dans les capitales de l'Europe. Le colosse était tombé , et l'on s'apercevait alors qu'il avait reposé sur des pieds d'argile ; avec la fumée de la dernière cartouche des grognards héroïques commandés par Cambronne,
s'était dissipé le nuage qui, aux reflets du soleil d'Austerlitz, avait formé comme uu nimbe d'or autour du front de Bonaparte.
De toutes les victoires passées, il ne restait rien, sinon la haine qu'elles inspiraient contre nous au cœur de l'étranger ; de tout un règne il ne restait que des souvenirs amers et de poignantes déceptions. Entre les mains de Bonaparte , la France s'était endormie confiante et lassée, elle se réveilla ensanglantée, épuisée et envahie ! Elle avait consenti à ne plus être libre en vue d'asservir les autres nations, et l'Europe en fureur avait passé nos frontières d'où personne ne songea à chasser les assaillants! Les esclaves ne voulaient pas se battre pour protéger le maître ; le despotisme avait annihilé jusqu'aux instincts
patriotiques. Seule , l'armée , fanatisée par le-génie militaire de l'Empereur, ne sépara pas sa cause de celle du grand capitaine. En 1815, les plaies saignantes de la patrie commençaient à se cicatriser. Le chef de l'auguste Maison de Bourbon s'efforçait de réparer les désastres provoqués par l'insatiable ambition du captif de Sainte-Hélène. Sous un régime de paix et de liberté, la France se sevrait facilement des appétits guerriers; d'ailleurs, le vieux drapeau lleurdelysé commandait le respect au dehors comme à l'intérieur du pays ; on oubliait le passé douloureux pour ne plus songer qu'à l'avenir moins sombre.
Aussi, quoiqu'en aient dit des écrivains qui ont voulu faire de Napoléon un type de roi d'Yvetot, le bonnet de
coton en moins, la gloire en plus, le peuple avait accueilli de bon cœur ces Français de plus revenant de l'exil, ef après avoir subi les horreurs révolutionnaires , les rigueurs de l'Empire, il battit des mains à la rentrée de la famille royale.
Durant les premières années de la Restauration, le rôle de l'armée fut tout à fait effacé ; c'était le résultat de la situation créée à notre patrie par les défaites de Napoléon. Il avait fallu subir les lois du vainqueur. Quant à la marine, elle ne fut pas aussi éprouvée dans son développement. Le temps des combats navals avait cessé, restaient les voyages d'exploration pour tenir en haleine nos officiers et nos matelots.
A la suite de nombreuses campagnes
rarement interrompues, Charner fut fait enseigne de vaisseau le 15 mai 1820, et lieutenant de vaisseau en 1828.
C'est en cette qualité qu'embarqué à bord du vaisseau le Duquesne, il prit part, en juillet 1830, à l'expédition d'Alger, expédition entreprise par Charles X, en dépit des protestations de l'Angleterre et de l'attitude peu patriotique de l'école libérale d'alors. Un coup d'éventail donné par le dey à notre consul fut le motif de cette guerre qui précéda de quelques jours à peine la chute de la royauté légitime.
De retour en France , Charner fit paraître un mémoire sur la durée des évolutions navales. Ce travail, d'une haute portée, donna , selon l'expression de M. Geslin de Bourgogne, le dernier
mot sur la tactique des flottes à voile.
Son auteur devait plus tard montrer qu'il avait tenu à honneur de s'initier un des premiers aux secrets de la navigation à vapeur. Comprenant dès le début toute l'importance de la transformation que la fumée d'une chaudière allait apporter dans la stratégie navale, Charner se mit à rechercher les changements et les améliorations à réaliser.
Mais ses études théoriques ne nuisirent en rien à l'activité de sa carrière. En février 1832, nous le retrouvons à la prise d'Ancône comme second de YArtémisc t frégate commandée par le capitaine de vaisseau Gallais, qui dirigeait les opérations ; il fut, en récompense des services qu'il rendit en cette occasion, nommé chevalier de la Légion-d'honneur.
Le 10 avril 1837, il est promu au
grade de capitaine de corvette, et, en 1839, il est sur la frégate la Belle-Poule qui devait, l'année suivante, ramener en France les cendres de l'Empereur. Ici se place un détail inédit sur le motif qui fit choisir le capitaine Charner comme second de S. A. le Prince de Joinville.
Sans doute la réputation brillante de l'officier supérieur breton méritait à celui-ci la faveur d'être désigné par le roi pour servir de mentor maritime au prince qui avait sollicité la mission d'aller redemander au tombeau de Longwood les restes du prisonnier de l'Angleterre. Sans doute Charner, par l'élévation de son caractère et la solidité de ses principes religieux, était digne d'être appelé à ce poste de confiance par la pieuse reine Marie-Amélie, mais
une autre cause contribua indirectement à lui valoir cet honneur, la voici : Un aide-de-camp de M. le prince de Joinville, M. Hernoux,mort depuis contreamiral, ayant été consulté par le roi, lui conseilla d'attacher Charner à la personne de Son Altesse. Louis-Philippe, frappé comme d'un souvenir, fit remarquer à M. Hernoux que ce nom n'avait aucune allure bretonne, et apprit que l'officier qui le portait était, ainsi que nous l'avons raconté, le fils d'un compatriote de Guillaume Tell émigré dans la patrie de Duguesclin.
Le roi fit mander M. Charner le lendemain ; il le reçut avec une extrême bienveillance, lui demanda sur sa famille des détails très-circonstanciés et termina l'entretien en lui annonçant que le prince
de Joipville serait heureux de le posséder en qualité de second à bord de la Belle-Poule.
Louis-Philippe, durant son exil, avait séjourné en Suisse , et il avait eu beaucoup à se louer des bons procédés d'un parent du capitaine Charner ou plutôt de Tscharner.
Telle est l'origine de la bienveillance dont fut honoré par le roi et son fils l'officier qui sut, au milieu des troubles politiques, rester fidèle aux devoirs de la reconnaissance.
L'Amiral, dont nous racontons la vie, ne cacha jamais les liens intimes qui l'attachaient à des proscrits , et s'il continua à servir son pays , il conserva, jusqu'à son dernier jour, gravée au fond du cœur, une respectueuse affection pour
une famille des bontés de laquelle il aimait à parler, moins pour se donner le mérite de grandes amitiés que pour montrer combien vive était toujours sa gratitude pour ceux autour desquels le malheur avait fait le vide.
Le 31 juillet 1841, après trois campagnes consécutives sur la Belle-Poule, Cbarner fut nommé capitaine de vaisseau.
Quelques mois auparavant, il avait reçu la croix d'officier de la Légion-d'Honneur en récompense tant de ses services que de sa belle conduite lors de l'incendie de l'atelier d'artifices de Toulon. Ce sinistre épouvantable eût pris des proportions encore plus désastreuses si le feu avait gagné une poudrière voisine dont l'explosion aurait, dit un document officiel, déterminé l'embrasement total
des chantiers du Morillon. Chargé dès le premier moment, par l'amiral de Rosamel, de diriger les secours que tous les navires présents sur rade avaient envoyés à terre , Charner, par son sang-froid et son intelligente activité, conjura ce grand péril. Dans cet incendie qui coûta la vie à six hommes et où vingt autres furent blessés, le brave capitaine dont l'admirable conduite est encore présente à la mémoire de beaucoup de Toulonnais , courut, à ce qu'il racontait lui-même , des dangers plus imminents que dans les moments les plus exposés de sa vaillante carrière.
A chaque instant des obus éclataient au milieu des travailleurs et faisaient ainsi des victimes dans les rangs de cette armée du dévouement.
De 1843 à 1848, Charner commanda les frégates à vapeur la Sirène , l'Infernale , le Gomer , le vaisseau-amiral le Souverain. Ce fut avec le premier de ces navires et une division placée sous ses ordres qu'il conduisit en Chine la mission diplomatique ayant à sa tête M. de Lagrenée, ministre plénipotentiaire.
II.
Durant les débuts de la république , Chaîner vint dans les Côtes-du-Nord se reposer de ses fatigues et se consoler au milieu de l'affection des siens de la peine que lui causaient les évènements politiques d'alors. S'oubliant lui-même pour ne songer qu'à ceux qu'il aimait, cet homme de bien suivit d'un regard attendri le sillage du bâtiment qui emportait vers la terre étrangère le Roi son protecteur et les princes ses amis.
En entendant gronder la tempête révolutionnaire , il redoutait le naufrage, non par crainte personnelle, mais parce qu'il savait combien les vents politiques occasionnent d'épaves et de malheurs !
Dévoué à la cause de l'ordre,, il prit une part active aux réunions organisées à cette époque par les conservateurs , fut élu le second membre du comité électoral de Saint-Brieuc par 586 suffrages sur 864 votants et fut nommé, en mars 1849, représentant du peuple par 74,242 voix.
Il arriva le troisième de la liste départementale. Dès ce moment, Charner, dont on avait pu apprécier les vues à la fois conciliantes et fermes, s'était prononcé pour la fusion, Il sentait combien l'alliance entre l'héritier du droit et les fils du roi-citoyen aurait été féconde en
bons résultats. Inutile de rappeler les niutifs qui empêchèrent cette combinaison d'aboutir, et la réduisirent à un échange de relations courtoises entre Mgr le comte de Chambord et Mgr le duc de Nemours, seul partisan dans sa famille de ce retour vers les principes , de cet acte de réparation. Le député des Côtes-du-Nord fit preuve, à l'Assemblée législaive., de remarquables aptitudes administratives. Il rendit de notables services dans la commission d'enquête pour la marine, dont il fit partie ; il indiqua avec beaucoup de talent et une grande sûreté de coup-d'œil les causes d'infériorité de nos flottes et les moyens de nature à faire cesser ces causes. Sur les questions générales, il vota toujours avec les hommes d'ordre.
Commandeur de la Légion-d'Honneur depuis 1850, Charner fut nommé contreamiral, chef d'état-major et directeur du cabinet de M. Ducos, ministre' de la marine. Il occupa ce poste important durant dix-huit mois et il est permis , sans rien retirer du mérite de celui qu'on a appelé le nouveau Colbert, de croire que M. Ducos fut puissamment secondé, dans les améliorations qu'il réalisa, par le marin d'élite qui devait, du reste, vite se lasser de la vie de bureau.
Ce dernier sollicita, en effet, comme une faveur et obtint, de retourner à la mer. Les dix-huit mois passés au ministère lui avaient paru éternels.
Investi en août 1853 du commandement en second de l'escadre de l'Océan , il la
commanda en chef jusqu'à la fin d'octobre suivant.
« Durant cette période, dit l'auteur » des-biographies du Sénat, il fit une » rude et laborieuse campagne dans la » Manche, et vint croiser dans le Pas» de-Calais , en vue de Boulogne , pen» dant que S. M. l'Empereur visita cette » partie de notre littoral.
» Lorsque le mauvais temps, par sa » violence , força l'escadre à venir jeter » l'ancre aux dunes, le ministre se ren» dit sur cette rade avec la corvette à » vapeur la Reine-Hortense, et vint en » personne féliciter le contre-amiral » Charner, de la part de l'Empereur, » sur ses hardies et brillantes ma» nœuvres. »
Ajoutons que ces félicitations étaient plus que méritées, car une manœuvre habile de celui à qui elles étaient décernées venait de sauver l'escadre.
L'année suivante, la guerre ayant éclaté entre la Russie d'une part, la France, l'Angleterre et la Turquie de l'autre, l'escadre de l'Océan commandée alors en chef par le vice-amiral Bruat, rallia Toulon et, après avoir croisé dans les eaux de Gallipoli, reçut l'ordre d'aller opérer sa jonction avec l'escadre de la mer Noire dirigée par l'amiral Hamelin.
Le vaisseau le Napoléon, qui portait le pavillon de Charner, fut le premier à franchir les Dardanelles ; retournant un mot célèbre, nos matelots auraient pu crier aux excellents manœuvriers des bâtiments britanniques naviguant de
conserve : Avant vous, Messieurs les Anglais ! Au mois d'août suivant, une invasion en Crimée ayant été résolue, Charner fut chargé d'abord comme commandant supérieur de la rade de Varna, d'organiser et de surveiller l'embarquement des troupes et du matériel, et opéra ensuite avec le convoi confié à ses soins la jonction avec l'escadre dans les eaux de Crimée. En quarante-huit heures, notre armée effectuait son débarquement à Old-Fort au sud d'Eupatoria.
Après' la victoire de l'Aima et tandis que le corps expéditionnaire commençait à investir Sébastopol, le marin breton reçut la mission d'aller à Yalta , sur la côte méridionale de la péninsule , et d'enlever les approvisionnements en blé,
farines , vins et bestiaux que les Russes avaient réunis sur ces plages. Il avait sous ses ordres une division anglo-française avec laquelle il réussit très-vite et sans résistance sérieuse de la part de l'ennemi à mener à bien cette entreprise.
Le 17 octobre, au combat livré par les escadres alliées contre les forts et batteries de mer de Sébastopol, Charner, placé à l'extrême gauche de la ligne française, prit à la lutte une part des plus actives ; durant cinq heures, le Napoléon tira plus de trois mille coups de canon contre le tort Constantin et les ouvrages adjacents. Le gréement de ce magnifique navire était littéralement haché , ses bas-mâts étaient entamés et la coque avait reçu plus de quarante boulets.
Durant son séjour sur ces côtes inhospitalièrs, le contre-amiral eut, dit le document officiel auquel nous avons fait et ferons encore de nombreux emprunts, le bonheur d'arracher à une perte imminente la frégate à vapeur le Caffarelli, ainsi que le vaisseau le Tage. Le Caffarelli s'était échoué au commencement de la nuit sur un banc de rochers, à portée des formidables batteries ennemies de la Quarantaine. Grâce àla promptitude des secours et aux mesures énergiques déployées en cette occasion, le navire en péril fut retiré avant le jour de sa situation critique, sans aucune perta, sans aucune avarie. Le Tage fut aussi enlevé des bancs de la pointe de Kasatch, avec non moins de succès.
Chargé, quelque temps après, de
diriger l'expédition de Kertch où se fit le premier essai des batteries flottantes, Charner parvint, comme à Yalta, à s'emparer au profit de notre armée d'approvisionnements considérables.
Les habitants effrayés, pour la sécurité de leurs familles et de leurs biens, demandèrent merci et offrirent de riches présents à l'officier-général qui commandait la flotille composée de quatre navires, deux français, deux anglais. On sait combien est grande la vénération des paysans russes pour le czar honoré par les schismatiques comme le représentant de Dieu. On jugera donc par le fait suivant de la terreur qui avait envahi l'àme de nos ennemis.
Les autorités d'une petite bourgade proposèrent à Charner, en invoquant sa
clémence, de lui donner les objets les plus précieux contenus dans les habitations du pays ,. et même un portrait superbe du czar Nicolas, portrait que ces populations aveuglées révéraient comme l'image d'un Saint. Mais Charner, refusant tous les cadeaux qu'on lui présentait, répondit avec cette simplicité d'un honnête homme blessé de semblables ouvertures : « Rassurez-vous, je suis venu au nom de la France détruire les établissements du gouvernement moscovite, mais non piller les habitations privées.
Je fais la guerre et non la piraterie. » Et de toutes les richesses offertes , il n'accepta rien , sauf quelques fleurs que les vaincus lui offrirent comme symbole de reconnaissance.
En ces parages où notre drapeau se
couvrit de gloire, le catholique Breton honora la France autant par son désintéressement chevaleresque que par ses talents de marin et sa bravoure héroïque.
Pourquoi le beau trait que nous venons de citer n'a-t-il pas trouvé place sous la plume du biographe du Sénat ? Cet exemple d'honnêteté valait bien la peine d'être mentionné cependant, car les hommes qui parviennent à certaines hauteurs sociales ne sont que trop souvent pris de vertige, et leur probité chancelle. Moins avare d'éloges que l'auteur du travail où nous remarquons cette étrange omission , l'ambassadeur de Russie , à Paris, rendit plus tard hommage à la belle conduite du commandant du Napoléon.
Elevé au grade de vice-amiral le
7 juin 1855, Charner fut rappelé en France et débarqua à Toulon vers la fin de juillet. Il fut nommé membre du Conseil des travaux de la marine où il siégea pendant quatre ans, dont deux comme président.
En 1858, il fut élu membre du Conseil général pour le canton de La RocheDerrien.
III.
Vers le milieu du mois de septembre 1859, une grave nouvelle parvint en Europe et y produisit une vive émotion.
L'expédition française entreprise contre la Chine à la suite d'insultes faites à des commerçants, de mauvais traitements envers des missionnaires , des réponses offensantes aux notes de notre gouvernement ; cette expédition, par laquelle l'Empereur affirmait cette fois la vieille
politique de la France , venait d'échouer le 15 juin devant les formidables ouvrages établis à l'embouchure du Peï-ho. Cet échec appelait une éclatante réparation, et l'Angleterre unit ses forces aux nôtres pour l'obtenir. La France allait entreprendre une campagne pour soutenir les principes catholiques dont son drapeau devrait toujours être le défenseur ; une question de Foi et d'honneur était abritée dans les plis de notre pavillon.
Quant à la Grande-Bretagne, elle obéissait surtout à un mobile intéressé ; elle n'envisageait guère dans les motifs et les résultats de la lutte que le côté mercantile. Aussi, contrairement à ce qui aut lieu et aux intentions formellement exprimées par le gouvernement français , le cabinet anglais était-il d'avis de localiser la guerre et d'attendre du blocus
par le Yang-tze et le Peï-ho, la composition de la capitale. De ce côté de la Manche, au contraire , comme le dit M. Pallu, l'historiographe officiel, toute la magie de l'expédition était évoquée par un mot : PÉKIN.
Dans le mois de novembre , le corps expéditionnaire ayant terminé ses préparatifs, prenait la mer pour aller accomplir une campagne qui est certainement la plus merveilleuse des temps modernes. Il était ainsi composé : Anglais : 80 navires de guerre et 130 bâtiments de commerce sous, les ordres de l'amiral Hope ; les troupes de terre réunies dans l'Inde et commandées par sir Grant, s'élevaient à 11,293 hommes.
- Français : 5,590 hommes d'infan-
terie , 1,200 d'artillerie , 311 du génie, 50 cavaliers, plus des détachements de gendarmerie et du train des équipages.
La flotte comptait 21 bâtiments de guerre, 16 canonnières démontées. Plus de 100 navires de commerce nolisés par l'Etat devaient servir au transport du matériel et du personnel.
Le général de division Cousin-Montauban fut d'abord nommé « commandant en chef des forces de terre et de mer. » Mais par un décret du 4 février 1860, l'Empereur, jugeant nécessaire de placer sous un commandement séparé les forces navales, et de ne pas laisser dans les parages de Chine un amiral français inférieur en grade à l'amiral anglais, appela le vice-amiral Charner
au commandement en chef de la flotte, jusque-là confiée au contre-amiral Page, qui croisait déjà dans les eaux du CélesteEmpire. Ce dernier officier devint avec le brave contre-amiral Prolet, de SaintServan, l'auxiliaire du marin éminent dont la mission était ainsi tracée dans une dépêche de l'amiral Hamelin, alors ministre : l'Amiral Charner était chargé de la conduite et de la direction des bâti"ments qui allaient se trouver réunis dans les mers de la Chine et lui seul en était responsable. Il était seul chargé de la direction des affaires dans ces parages , et il lui appartenait de poursuivre le réglement de l'affaire de Cochinchine , comme de donner des instructions au commandant du corps d'occupation de Canton. Il devait pourvoir aux besoins de l'expédition en bâtiments légers, et il
avait qualité pour acheter ou louer ceux qu'il se procurerait sur les lieux. Ce droit est considérable, parce qu'il entraîne l'augmentation de nos forces navales.
Le général Cousin-Montauban, tout en conservant la direction générale des opérations de la guerre, ne pouvait adresser à l'Amiral Charner que des demandes et des réquisitions ; celui-ci était chef absolu des forces de mer, et demeurait seul responsable de -t.out -ce qui concernait la flotte.
S'il arrivait que pour une cause quelconque le général Montauban dût remettre son commandement, le général de brigade Jamin le remplacerait de droit dans la plénitude des pouvoirs ainsi définis. Cette clause était de nature à éveiller la susceptibilité d'un ami
exagéré de la hiérarchie, puisqu'un inférieur pouvait, le cas échéant, partager avec le vice-amiral la responsabilité du commandement dans l'action commune de la marine et de l'armée. Mais Charner avait l'âme trop .haute pour faire passer l'amour-propre avant le patriotisme , et il accepta, sans soulever la moindre difficulté , les instructions qui lui furent données. Il se préoccupait beaucoup moins d'exercer ses droits que de remplir son devoir, et dans cette circonstance comme dans mille autres , il ne songea qu'à servir son pays.
Le 29 février, il prenait la voie de Suez, arrivait le 12 avril à Hong-Kong , le 18 au mouillage de Woo-Sung devant Shang-Haï, et le lendemain se rencontrait pour la première fois avec le général de
division Cousin-Montauban, rendu dans cette ville depuis le 12 mars.
Le 23 avril, le vice-amiral Charner arborait son pavillon sur la frégate la Renommée et lançait l'ordre du jour suivant :
« Officiers et marins, » Appelé par la confiance de l'Empereur au commandement en chef de nos forces navales dans les mers de Chine , j'arrive pour me mettre à votre tête.
» Je connais vos solides qualités , aussi j'ai la certitude que vous vous montrerez comme toujours, et quelles que soient les circonstances , les dignes émules de nos braves alliés et de nos vaillants soldats.
» L'Empereur, dans sa paternelle
sollicitude, vous suivra avec intérêt dans ces contrées lointaines. Comptez sur moi pour lui faire connaître vos services et lui en demander la récompense.
J'espère que vous m'en fournirez l'occasion
» Vive l'Empereur ! »
Nous ne pouvons raconter dans tous ses détails l'expédition de Chine , et cependant ces détails mêmes nous fourniraient l'occasion de louer les aptitudes remarquables d'organisation, la prudence salutaire comme chef de corps de l'Amiral Charner. Dans cette guerre accomplie à six mille lieues de nos frontières , notre armée fit preuve d'une éclatante bravoure et d'une résignation admirable.
Soldats et marins soutinrent dignement sur ces rivages lointains l'honneur du
drapeau que, cette fois, précédait une grande cause, pour laquelle la France combattit durant des siècles : la cause de la Croix, au pied de laquelle, en Chine comme ailleurs, la civilisation poussera, nous l'espérons, de vigoureuses et profondes racines.
Hong-Kong et Ta-heu-Wann furent successivement les bases d'opérations des Anglais ; Sang-haï etTche-fou celles des Français.
C'est ainsi que nous trouvons dans la fin de juillet, les alliés se faisant face aux extrémités sud et nord du golfe de Petche-li, au fond duquel tombent, à quelques lieues de distance , les fleuves du Peh-tanget duPeï-ho (1).
(1) Albert Geslin de Bourgogne. Hésumé des campagnes de Chine et de Cochinchine.
La flotte française de combat avait pénétré heureusement, sauf l'échouage de la Forte et le naufrage de Y Isère, dans les mers qui baignent les rivages de la Chine.
Dans un conseil tenu à Shang-haï le 18 juin, entre les amiraux Charner et Hope, les généraux sir Grant et CousinMontauban, on arrêta les dispositions d'une entente commune et dont voici la première : Les deux corps expéditionnaires débarqueraient sur deux points séparés, le corps anglais dans le nord, le corps français dans le sud du Peï-ho.
Cependant il serait fait une nouvelle exploration de la côte du Petche-li.
Cette dernière décision fut prise à la demande expresse de l'amiral Charner qui jugeait que, même dans le cas où le
débarquement du corps expéditionnaire serait effectué en pleine côte, son ravitaillement serait à la merci d'un coup de vent.
La reconnaissance opérée prouva que le plan d'une action séparée des alliés était impraticable , et que le seul accès possible était l'entrée du Peh-tang.
Dès lors, le général Cousin-Montauban et les chefs anglais se rallièrent au projet d'attaque proposé par l'amiral Charner, et il fut -convenu que toutes les forces agiraient conjointement sur les bords du Peh-tang dont les eaux étaient profondes et dont l'embouchure était abritée en partie par des bancs à fleur d'eau.
Le 1er août eut lieu la mise à terre des troupes dans les chaloupes et les jonques.
Cette opération très-délicate s'opéra sans encombre, et grâce aux canonnières qui protégeaient le débarquement, les alliés purent bivouaquer sur les vases solidifiées qui forment la chaussée conduisant à Peh-tang. A onze heures et demie du soir, des canonnières opèrent la reconnaissance du fleuve, s'assurent qu'aucun barrage n'en obstrue le cours et signalent cette circonstance à la flotte. Le lendemain, l'Amiral Charner avec son - escadre et les navires anglais commandés par l'amiral Hope entraient dans Pehtang que l'ennemi avait abandonné sans essayer de défendre cette position stratégique qui était pour nous la clef de la Chine.
Le 12 août, malgré une pluie assez abondante qui détrempait le sol, les
troupes quittèrent Peh-tang. Après les victoires de Sin-ko , de Tang-ko et de Sia-o-seantz, où nos marins se distinguèrent brillamment, l'armée anglefrançaise s'empara , le 21 du même mois, des cinq forts du Peï-ho.
La prise du Peï-ho donna lieu à une lutte des plus acharnées. Mais les Chinois eurent beau lancer sur les assaillants des pots à feu garnis de matières explosibles et de mitraille, ils durent évacuer la position. Ce succès militaire fut dù surtout au feu meurtrier ouvert par les petites canonnières que l'Amiral Charner avait fait échouer sur les vases molles du rivage, à 1,700 mètres du fort principal du Nord.
Ce feu qui convergeait avec celui de l'artillerie de terre fit sauter des pou-
drièrea et rendit toute résistance impossible. L'amiral Hope écrivait dans son rapport à l'Amirauté le 27 août 1860 : « Je ne saurais terminer cette dépêche sans reconnaître la cordiale coopération que m'ont fournie en toute occasion mes - collègues, et plus spécialement le viceamiral Charner, dont les suggestions ont fait adopter le poste efficace que les canonnières ont pris pour le combat. »
Deux jours après la prise du Peï-ho , on se disposa à remonter le fleuve; mais il fallut tout d'abord débarrasser ce cours d'eau des travaux élevés par les Chinois pour en rendre la navigation impossible.
La tàche était laborieuse et difficile, Nos lecteurs pourront en juger par la description des obstacles , description que nous empruntons à la relation .de l'expé-
dition de Chine , dont l'auteur est M. Pallu, lieutenant de vaisseau, anrien aide-de-camp de l'Amiral Charner.
« Le système de barrage du Peï-Lo comprenait quatre lignes d'obstacles. La première ligne se composait de chevaux de frise en fer, dont le pied s'appuyait sur des savates en bois. La pointe était inclinée et tournée vers l'assaillant ; elle dépassait le niveau de l'eau, à marée basse, d'environ un pied et demi. Quelques-uns d'entre eux pesaient vingt mille kilogrammes. Ils avaient été forgés à Ta-kou. Dans ce premier obstacle, un intervalle avait été ménagé, qui livrait passage aux jonques; il était comblé à volonté par un éperon mobile dont on ne saisit pas complétement le mécanisme.
En second lieu venait une ligne de pieux
en fer semblables aux premiers, mais moins forts. La troisième défense était formée de madriers réunis par un câble et deux chaînes. Les chaînes étaientfixées sur la rive droite et s'enroulaient sur la rive gauche autour d'une pièce de bois énorme qui tournait comme un treuil.
Enfin une ligne de bâtiments calfatés , réunis par des chaînes , composait un ensemble mobile qui, selon toute apparence, servait de pont. Ainsi le système des portes était différent suivant la nature des rives. Les vases n'offraient d'abord aucun point fixe ; c'étaient alors des pieux en fer forgé qu'on avait appuyés sur. le fond. Plus en amont, la rive permettait de fixer des chaînes ; les deux uernières estacades tournaient sur la rive droite comme sur une charnière.
L'intervalle qui séparait chacun des
obstacles était de quatre cents mètres, et leur ensemble barrait le fleuve sur une longueur de douze cents mètres. La violence du courant, la largeur et la profondeur du fleuve, le poids énorme des pièces et l'inconsistance du terrain où s'étaient avancés les hommes qui les avaient fixées, donnaient aux défenses du Peï-ho un aspect surprenant et formidable. »
Tandis qu'avec une partie de la flotte l'Amiral Charner, après avoir rompu les estacades, marchait sur Tien-tsin, il donna l'ordre aux navires ancrés devant Peh-tang de rallier le mouillage du Peïho, et affecta d'autres bâtiments au service des vivres.
La marine avait , on le voit, une mission multiple et laborieuse ; elle la
remplit avec un dévouement et un zèle au-dessus de tout éloge.
Tien-tsin, ville de huit cent mille âmes, située à quinze lieues des campements de l'armée, se rendit le 24 août aux amiraux Hope et Charner. Deux jours après seulement, les généraux CousinMontauban, sir Grant et les ambassadeurs arrivèrent dans cette place où des semblants de négociations retardèrent jusqu'au 9 septembre la suite de l'expédition.
Ce jour-là, nos soldats reprirent leur marche ; il avait été résolu que, si cela était nécessaire pour obtenir un traité de paix avantageux, ils pousseraient une pointe jusqu'à Pékin ; le ravitaillement de l'armée était assuré par des bateaux légers sillonnant le fleuve. L'Amiral Char-
ner était resté à Tien-tsin pour surveiller l'organisation de ce service lorsqu'il reçut du lieutenant de vaisseau Jaurès, déta.ché par lui -auprès de M. Gros , ambassadeur français, l'avis que denouvelles ouvertures pacifiques avaient été faites aux commandants en chef. Les commissairés impériaux , le prince Tsaï et le ministre de la guerre Muh se disaient chargés de pleins pouvoirs. Il avait été convenu entre eux et les représentants de la France et de l'Angleterre que les troupes camperaient à deux lieues de Tung-chao et que les entrevues se tiendraient dans cette ville. Une escorte d'honneur devait ensuite accompagner les plénipotentiaires à Pékin pendant l'échange des ratifications.
L'Amiral devait, selon des ordres reçus
de Paris, assister à la signature du traité de paix ; il prit immédiatement ses dispositions de départ. Son escorte se composait de cinquante marins détachés du corps de débarquement ; les sampans (barques plates et légères) étaient au nombre de douze, et par une mesure dé prudence que l'avenir justifia, le convoi, malgré les bruits pacifiques qui avaient cours, était protégé par des obusiers dissimulés sous des toiles goudronnées (1).
M. Le Courriault du Quilio, capitaine de vaisseau, accompagnait avec plusieurs officiers M. Charner dont il était le premier aide-de-camp.
La flottille quitta Tien-tsin le 16 septembre et, à son débarquement à Kho-
(1) Relation de l'expédition de Chine. (M. Pallu).
seyou, le 18, l'Amiral apprit l'odieuse trahison qui coûta la vie à plusieurs Français et Anglais. C'est ce guet-apens infâme que M. d'Escayrac de Lauture, échappé au massacre, mais non pas aux tortures, a raconté dans des pages poignantes d'émotion.
Le lendemain , l'Amiral continua de remonter le Peï-ho jusqu'à Shang-kiou où il recueillit plusieurs blessés et fit donner la sépulture aux cadavres provenant du combat livré trois jours avant par l'armée anglo-française.
C'est à Shang-kiou qu'il connut par une dépêche du général Cousin-Montauban la victoire de Pa-li-Kiao (Palikao) qui laissait à découvert les avenues de Pékin. Dans la lettre par laquelle il faisait part de ce brillant fait d'armes,
le chef du corps expéditionnaire ajoutait en parlant du besoin pressant de renouveler les approvisionnements de l'artillerie et de l'infanterie : « les Français sont campés au nord de Pa-li-kiao. En arrivant à Tung-chao, l'Amiral trouvera des guides qui lui feront connaître la position de l'armée ». M. Charner se remit en route le 22 juin au point du jour et il ne fut point inquiété. Un simple corps de partisans eût pu facilement arrêter la marche des jonques et compromettre la sécurité de leurs équipages, mais les Tartares étaient démoralisés. A deux heures la flotille mouillait devant Tungchao, en se tenant sur la défensive.
L'Amiral descendit à terre où l'attitude des habitants était loin d'être rassurante, et se rendit à cheval au quartier-général de l'armée française. Ce voyage n'était
pas exempt de périls, mais il s'accomplit heureusement. Après une entrevue où il apprit de M. le baron Gros et du général de Montauban que des négociations étaient de nouveau ouvertes, mais qu'elles pourraient durer plusieurs mois, l'Amiral se décida à regagner la flotte mouillée devant le Peï-ho, et qui allait être exposée aux coups de vent de l'équinoxe.
Ne pas être à l'honneur après avoir été à la peine, c'était s'imposer un grand sacrifice, mais, comme nous l'avons dit, la modestie de Charner n'avait d'égale que son abnégation.
Le commandant en chef des forces navales vint donner à ses marins l'exemple de la patience et du désintéressement.
Le 16 octobre, un signal annonçait à l'escadre la prise de Pékin. La Croix
avait été rétablie au sommet de la cathédrale de la ville impériale et un Te Deum solennel avait été chanté dans cette église rendue au Culte catholique !
IV.
L'expédition de Chine étant terminée, celle de Cochinchine allait recommencer.
Après avoir ordonné aux principaux bâtiments de guerre de se rendre à Woo-Sung, avant-garde de Shang-Haï, l'Amiral"Charner forma deux divisions , l'une du Nord, commandée par le contre-amiral Protet et dont la station centrale fut Tche-fou ; l'autre, du Sud,
placée sous l'autorité du contre-amiral Page, avait pour siège Hong-kong.
L'embarquement des troupes présenta, vu la saison et les glaces qui obstruaient déjà le cours du Peï-ho, de sérieuses difficultés, mais nos marins surent braver les intempéries des saisons comme ils avaient affronté le feu de l'ennemi. Le 5 décembre, l'évacuation étant terminée, l'Amiral Charner quittait, à bord de Y Impératrice-Eugénie, la rade de Petche-li ; il arrivait le 4 0 à Woo-Sung.
De cette pauvre ville chinoise située au confluent du Yang-tze et du Waampoo, on apercevait sur la rivière Shanghaï, où se trouvait, avec 2,000 hommes de troupe, le général Cousin-Montauban.
L'Amiral se concerta avec le vain-
queur de Palikao, arrêta ses plans de campagne, fit passer au bassin tous les bâtiments avariés, fit procéder à l'embarquement de l'effectif expéditionnaire, et le 24 janvier 1861, partit pour Saigon, devant laquelle Y Impératrice-Eugénie jeta l'ancre le 7 février, après avoir relâché quatre jours seulement à Hongkong.
Avant de retracer sommairement la campagne mémorable entreprise contre l'empire d'Annam, disons qu'en récompense de ses services rendus en Chine, l'Amiral Charner fut nommé, le 11 février, grand'croix de la Légion-d'Honneur.
Le commandant en chef de l'expédition était muni de pleins pouvoirs pour faire la guerre ou conclure la paix. Il avait sous ses ordres 158 navires dont
68 navires de guerre , 8,000 marins , 1,303 hommes de troupes de diverses armes commandées par le général de Vassoigne et enfin un corps auxiliaire d'Espagnols. Sur une étendue de 1,800 lieues, tout ce qui s'abritait sous le pavillon français relevait de l'autorité de l'officier breton qui joignait le caractère d'ambassadeur à tous les pouvoirs dont il était investi. Jamais, depuis le premier empire, un chef de forces navales n'avait reçu des attributions aussi considérables.
Ajoutons que celui dont nous écrivons la vie se montra, en tous points, digne de l'importante mission qui lui avait été confiée et fit preuve de hautes capacités militaires, ainsi que de remarquables aptitudes administratives.
Saigon, était occupée depuis 1859 par
une garnison franco espagnole qui se trouvait bloquée par les Annamites établis dans le camp retranché de Ki-hoa , au nombre de 20,000 soldats réguliers et de 1,000 miliciens. Des forts nombreux , entourés de fossés profonds, de trous de loup, de chevaux de frise, de palissades, rendaient formidables ces positions entourées de remparts percés de meurtrières et-armés d'artillerie de gros et de petit calibre. Les soldats cochinohinois sont braves de leur nature et très-habiles au tir ; ils étaient armés de fusils à silex avec baïonnette.
L'Amiral Charrier était arrivé à Saïgon le 7 février 1861 ; le 24, il marchait contre l'ennemi avec 3,000 hommes et dix pièces de canon. Avant de faire parler la poudre , il avait adressé aux
peuples de l'Annam la proclamation suivante par laquelle il annonçait sa venue et l'objet de la guerre.
<r L'amiral français, commandant en chef toutes les forces de l'Orient, et plénipotentiaire pour la pacification de l'empire d'Annam, Charner, » Rappelle aux populations de la province de Saïgon et de tous les départements de la dépendance , que l'empire de France et le royaume d'Espagne se sont entendus dans une même volonté, pour réunir leurs forces et les amener ici, afin de demander raison au gouvernement annamite de tous les actes d'oubli et d'ingratitude dont il s'est rendu coupable. C'est pourquoi, exécutant les ordres augustes de notre grand Empereur, nous sommes venus avec nos
armées pour demander raison de tout ce qui a eu lieu précédemment.
« Ce n'est pas, assurément, pour faire le malheur du peuple que nous sommes ici. Au contraire, notre plus grand désir est de le protéger et de lui ouvrir les voies du commerce qui, de jour en jour, augmenteront sa prospérité. Nous promettons la paix et la protection complète
de leurs biens, de leurs personnes et de leurs maisons, sans qu'il leur arrive aucun détriment, à tous les mandarins civils et militaires et à toutes les populations qui apportent un cœur honnête pour accepter les ehoses. Et cette protection s'étend sur tous, sans distinction de ceux qui nous auront déjà fait leur soumission ou de ceux qui ne l'auront pas faite encore. Que chacun recherche
ses intérêts : nous ne forçons personne.
Les populations tranquilles qui ne sont pas sur le passage de nos troupes doivent s'occuper de leur commerce ordinaire, sans s'émouvoir et sans rien appréhender. Celles qui, précédemment, ont fui notre autorité par la terreur du moment, toutes celles qui maintenant encore ne se sont pas réunies à notre peuple, si elles ont vraiment la volonté de se soumettre, nous les accueillerons et les protégerons par compassion et sans tenir compte du passé.
« Les promesses de paix que vient de donner, dans la sincérité de son cœur, le commandant en chef, ne sont pas des promesses d'un moment et n'ayant qu'un court effet, elles sont définitives et pour toujours. »
Ne -pouvant, sous peine de sortir du cadre que nous nous sommes imposé, retracer avec détails les combats qui ajoutèrent un nouveau lustre à notre drapeau, nous donnerons simplement le compte-rendu officiel de la guerre de Cochinchine. Les faits parlent assez d'eux-mêmes et ils font rejaillir sur la mémoire du commandant en chef une notable partie de la gloire militaire dont l'éclat ne fut terni par aucun acte de vandalisme ni de piraterie.
L'attaque de Ki-hoa commença vers six heures et "demie du matin, sur l'ex trémité de droite des fortifications annamites, distantes d'environ deux kilomètres. L'ennemi fit tous ses efforts par un feu nourri d'artillerie et de mousqueterie, pour retarder nos progrès ; mais
ce fut en vain. Nous parvînmes rapidement au bord du fossé, et l'on s'apprêtait à donner l'assaut, lorsque le général de Vassoigne et le colonel espagnol Palanca, qui se tenaient près du Vice-Amiral commandant en chef, furent presque simultanément blessés sérieusement et obligés de se retirer du champ de bataille.
Le Vice-Amiral prit alors immédiatement le commandement direct des troupes, les lança à l'assaut et emporta de vive force les ouvrages ennemis.
Vers trois heures du soir, dès que la chaleur brûlante du jour devint supportable, l'armée exécuta un mouvement tournant pendant lequel elle eut à soutenir plusieurs escarmouches contre les postes avancés de l'ennemi, et vint vers
six heures du soir, au coucher du soleil, s'établir pour la nuit à environ 1,500 mètres de son retranchement le plus formidabLe: Le lendemain, 25 février, dès le point du jour, nos troupes étaient disposées pour le combat; elles s'ébranlèrent bientôt, et ne tardèrent pas à être accueillies par une vive canonnade, accompagnée peu après par un feu de mousqueterie des plus nourris. Notre artillerie, flanquée de tirailleurs et suivie par nos colonnes d'assaut , s'avance rapidement vers les ouvrages ennemis et les couvre de ses projectiles. Arrivée à environ 250 mètres de la contrescarpe, elle cesse son feu et s'arrête pour laisser passage aux colonnes d'assaut , préparées et disposées à l'avance Cellesci , aux cris de : Vive VEmpereur !
s'élancent pour gravir les retranche-
ments ennemis , qui sont énergiquement défendus. La lutte devient acharnée et se prolonge avec fureur.
L'Amiral fait marcher successivement les réserves et reste seul sur le glacis avec quelques officiers de son étatmajor. Enfin , après un assaut presque désespéré, le grand retranchement est forcé simultanément sur deux points , à notre droite, par les marins et les Espagnols, à gauche par l'infanterie de marine, ayant les chasseurs en soutien.
L'ennemi, dès ce moment, est partout en fuite , poursuivi par notre feu et par nos baïonnettes ; il nous abandonne de nombreux prisonniers et jonche le sol de ses cadavres; mais nos pertes sont cruelles, elles s'élèvent à 300 hommes hors de combat ; le lieutenant-
colonel Testard est tué, ainsi que l'enseigne de vaisseau La Regnère.
La prise de ce formidable retranchement, armé de 150 pièces d'artillerie et que les Annamites croyaient inexpugnable, les démoralise à un tel point qu'ils renoncent à défendre les autres ouvrages et se débandent dans diverses directions. De son côté, le contre-amiral Page avait opéré une énergique diversion en menaçant la retraite de l'ennemi et en détruisant les nombreux forts qu'il avait élevés sur les bords du fleuve.
C'est à Ki-hoa que périt aussi un autre enfant de Saint-Brieuc, le brave aspirant Frostin. Et tandis que la mort moissonnait nos marins et soldats tombant au champ d'honneur, en un jour de victoire, un prêtre breton, le P.
Croc, des Missions étrangères , aujourd'hui évêque de Laranda, et les aumôniers de la flotte parcouraient nos lignes, portant aux blessés les suprêmes consolations de la Religion. Tableau sublime, digne de tenter le pinceau d'un grand maître que celui de ces hommes en robe de deuil, venant en face de la mort apporter aux agonisants les paroles de la Vie éternelle ! Les chansons de bivouac, les fanfares belliqueuses, le roulement des tambours -sonnant la charge, la vue du drapeau, cette loque vénérée qui porte dans ses plis le souvenir de la patrie, cela suffit pour soutenir le courage du soldat, mais quand un boulet ou une balle sont venus placer le combattant aux portes de l'autre monde, les prières de l'Eglise sont seules propres à soutenir l'àme défail-
lante du moribond. Alors, il ne s'agit plus de gloire, mais de consolation.
Devant l'assaut de l'Eternité, les plus braves reculent, si le, Crucifix ne leur sert de pieux talisman.
Dans la lutte qui eut lieu pour enlever les ouvrages de Ki-hoa, Charner fut admirable d'intrépidité et de sang-froid.
Voici une anecdote où le cigare de l'Amiral rappelle la pipe de Jean-Bart sur un baril de poudre : Au plus fort de l'action, au moment où le général de Vassoigne et le colonel espagnol Palanca Guttierez venaient d'être blessés, l'état-major et son escorte, décimés par les balles, éprouvèrent un mouvement d'hésitation ; c'était l'heure suprême où l'on allait
lancer les colonnes à l'assaut ; il fallait ramener la confiance dans les esprits.
L'Amiral, qui se tenait à cheval devant les premières palissades et servait de point de mire au feu des Annamites-, eut alors une inspiration héroïque, en se portant à plusieurs pas en avant. Ses officiers massés à côté de lui, M. le capitaine de vaisseau Laffon de Ladébat et M. le chef d'escadron de Cools s'empressèrent de se récrier, en l'assurant qu'il était trop exposé et que ce n'était pas la place d'un général en chef : - Eh bien ! Messieurs , puisque vous trouvez que je suis trop exposé, faites comme moi ; je suis à mon poste, et j'y reste.
Il alluma un cigare, donna le signal, et ne recula pas d'une semelle;'tous les
chasseurs de son escorte avaient été touchés, mais dix minutes après, les obstacles étaient brisés , le camp enlevé et l'armée annamite complétement anéantie. Les résultats jugés impraticables par les gens du métier étaient dùs au marin breton qui, lui aussi, pensait que le mot impossible n'était pas français.
Reprenons la version officielle : Après la brillante affaire qui nous a rendus maîtres des lignes de Ki-hoa, les An- namites sont successivement chassés des forts de Thouan-tchéou, de Taye-teuye, de Tay-ninh, aux confins du Cambodge.
En vingt jours, la province entière de Saigon est conquise; un mois plus tard, Mythô est en notre pouvoir ; c'est là que
le brave capitaine de frégate Bourdais est tué p-ar un boulet.
Deux mois ont suffi pour enlever, avec quelques milliers d'hommes, deux riches provinces de plus de douze cents lieues carrées à un empire qui compte 27 millions d'àmes. Deux jours avant la chute de Mythô , la saison des pluies se déclara et empêcha toute nouvelle opération de guerre ; le choléra et les fièvres redoublèrent d'intensité. Mais, pendant les six mois d'hivernage, la conquête s'organise et se consolide ; des ponts et des routes se réparent; la cavalerie est portée de 50 à 200 chevaux, un matériel roulant considérable est créé : tout est prêt pour entreprendre de- nouvelles opérations de guerre à la fin des pluies, si l'Empereur croyait devoir l'ordonner.
Le 29 novembre 1861, le Vice-Amiral Charner, après avoir remis le service au contre-amiral Bonard, désigné pour lui succéder à Saigon, partit pour revenir en France.
Avant de quitter la flotte, l'Amiral Charner lança un ordre du jour dans lequel il disait aux officiers de terre et de mer « qu'il leur faisait ses adieux ; que dans le cours de sa longue carrière, qui datait du premier Empire, il n'avait jamais rencontré une réunion d'officiers, de marins et de soldats qui fussent plus généreusement animés de l'ambition si noble de faire leur devoir. »
Cet élogt, l'histoire le ratifiera.
Après avoir maintenu dans la section d'activité le héros de Ki-hoa,.qui ve-
nait de rentrer en France, l'Empereur le nomma Sénateur le 22 février 1862.
Le 15 novembre 1864, il fut élevé à la dignité d'Amiral de France , devenue vacante par la mort de l'amiral RomainDesfossés.
Il n'y eut qu'un cri dans la marine pour saluer cet acte de récompense et de justice.
Ce fut à l'occasion de cette nomination confirmée par l'estime publique que fut échangée la correspondance suivante :
A Monsieur l'Amiral Charner.
Saint-Brieuc, 18 novembre 1864.
MON AMIRAL, C'est avec bonheur que j'ai appris , et votre
ville natale l'a appris avec le même plaisir, que vous venez d'être nommé Amiral. C'était une justice qui vous était due, et je veux, au nom de notre bonne ville de Saint-Brieuc , qui en sera fière, vous en témoigner immédiatement notre vive satisfaction.
Je suis, avec une très-haute et sincèrement affectueuse considération, Votre très-humble serviteur et compatriote, HÉRAULT.
Voici la réponse de.l'Amiral :
Paris, 21 novembre 1864.-
MONSIEUR LE MAIRE , Je vous prie de vouloir bien être mon interprète auprès de ma bonne ville natale : aucunes félicitations ne me sont plus précieuses et ne me flattent davantage que celles que vous me faites l'honneur de m'adresser en son nom.
Ses vœux et ses actes avaient déjà devancé depuis longtemps la haute récompense que l'Empereur vient de m'accorder. C'est donc avec bonheur que je m'empresse de renouveler à mes chers concitoyens, et à vous en particulier, Monsieur le Maire , l'expression de ma profonde reconnaissance et de ma vive affection.
Votre bien dévoué compatriote , Amiral L. CHAREH.
La ville de Saint-Brieuc a donné à l'un de ses principaux boulevards le nom de l'Amiral dont le buste a été placé dans une des salles du Musée.
L'homme qui a possédé à un si haut degré l'estime et l'affection de ses compatriotes ne se laissa jamais éblouir par la grandeur de sa fortune. Ennemi de tout faste , il était heureux de venir, chaque année , visiter son charmant
cottage de Val-André, près Pléneuf; c'est là, qu'aussitôt closes les sessions du Sénat, il abritait contre les importunités de la vie officielle ses joies de famille.
Modeste au sommet des honneurs comme au début de sa carrière, il avait le bon goût de mettre à l'aise par un élan de cordiale et bienveillante familiarité les anciens camarades d'enfance qui croyaient devoir effacer derrière le respect dù à un Amiral leurs sentiments de tendresse pour leur compagnon de collége et de jeux.
Loyal et bon, Charner avait su allier à une grande distinction cette simplicité de manières et de ton qui fait si souvent défaut aux hommes arrivés au faîte des
positions sociales ; aussi était-il sincèrement aimé, aussi a-t-il été très-regretté.
Le 7 février 1869, durant son séjour dans la capitale, une maladie, résultat de fatigues et de privations supportées pendant les expéditions lointaines que nous avons racontées, enleva l'illustre marin à l'amour de sa famille, au respect affectueux de ses concitoyens dont il était l'orgueil, à l'estime de la marine dont il était l'honneur !
On lit dans un journal de Paris le récit suivant des funérailles de celui qui couronna par une mort chrétienne une vie pleine de gloire et d'honnêteté.
« Les funérailles de l'Amiral LéonardVictor-Joseph Charner, sénateur, ont eu lieu jeudi 11 février, à midi, avec les
plus grands honneurs, dans l'église des Invalides.
Sur l'esplanade des détachements de troupes d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie étaient massés, tandis qu'une batterie d'artillerie était placée sur la berge de la Seine pour les saluts réglementaires.
L'entrée des Invalides, le portail de l'église étaient richement tendus de noir, liseré et crèpiné d'argent, avec trophées., chiffres, écussons et armoiries. Depuis la grille de l'esplanade jusqu'à l'entrée de l'église, les invalides de l'Hôtel formaient une double haie.
Le pérystile, la nef, le chœur, les galeries basses etles galeries supérieures de l'église des Invalides étaient tendus
de noir. Au-dessous de la double rangée de drapeanx pris à l'ennemi, on lisait sur des boucliers : Ki-Hoa, –Pei-Ho, - Sébastopol. Ancône, Alger.
, Au milieu de la nef s'élevait, sous un riche dais , le splendide catafalque tout couvert de cierges, de candélabres et de statues des Vertus chrétiennes. De nombreux candélabres décoraient le chœur.
Le corps reposait dans une chapelle ardente, au bas et à gauche de la nef.
Des fauteuils étaient réservés dans le chœur au Clergé et à l'état-major des Invalides, et à droite et à gauche dans la nef, aux ministres, aux officiers de l'Empereur et des princes, aux maréchaux," aux amiraux et aux états-majors.
Les députations du Sénat, du Corps
législatif, du Conseil d'Etat, de la Cour des comptes , etc. , avaient des places reservées dans la nef. Les bas-côtés, haut et bas, étaient réservés aux dames et aux citoyens civils invités.
A midi sonnant, 21 coups de canon ont annoncé le commencement de la cérémonie.
M. l'abbé L'Argentier, curé des Invalides, et son clergé, ont fait la levée du corps qui était escorté par vingt matelots couverts de décorations, appartenant à Cherbourg. M. le curé a dit la Messe.
• Après le service, Mgr l'archevêque a donné l'absoute. Le fils, le frère de l'Amiral et plusieurs parents conduisaient le deuil. Le corps a ensuite été place sur le char, et le cortège funèbre est venu
jusqu'à la grille de l'esplanade pour le défilé de la troupe commandée par M. le général Soumain.
Le corps a été ensuite conduit à l'église, d'où il partira pour la Bretagne. Une foule immense de public entourait les Invalides durant ces funérailles. »
Le 9 mars, M. Boudet, vice-président du Sénat, prononçait devant la haute assemblée l'éloge funèbre de Charner.
Jamais tribut d'hommages officiels ne fut mieux accueilli par l'opinion publique.
La Société d'Emulation des Cotes-duNord, dont l'Amiral était membre, se mit à la tête d'une souscription dont le produit était primitivement destiné à construire un mausolée sur l'enfeu offert par la municipalité dans le cimetière de Saint-Brieuc. Mais, par un
scrupule qu'il serait inconvenant de blâmer, Mme l'Amirale Charner réclama, au nom de la famille , le douloureux privilége d'ériger le monument funéraire. Les fonds recueillis ne sont donc pas encore utilisés. Pourquoi ne les emploierait-on pas à élever à Charner une statue qui trouverait sa place naturelle sur le boulevard portant le nom du glorieux enfant de Saint-Brieuc ? -
A cette époque où tant de petits hommes sont coulés en bronze, la Bretagne ne saurait refuser à une de ses illustrations les plus éclatantes et les plus pures, ce témoignage public et durable d'admiration et de reconnaissance.
Quand tant de courtisans se sont hissés par l'intrigue sur un piedestal, ayons au moins une statue sur le socle de la-
quelle on pourra, sans mentir, célébrer l'élévation du caractère, les vertus du cœur, unies à une bravoure héroïque !
LES
OBSÈQUES
DE
M. L'AMIRAL CHARNER
OBSÈQUES
DE
M. L'AMIRAL CHARNER
Selon le vœu de l'illustre défunt, la dépouille mortelle de M. l'Amiral Charner repose maintenant dans le cimetière de Saint-Brieuc, où elle a été transportée le 26 août, au milieu d'un concours immense de population qui se pressait autour du cortège officiel. Notre ville a
fait de magnifiques funérailles au vaillant marin dont la France entière déplore la perte.
A l'arrivée du train de Paris (8 heures 5 minutes du matin), le cercueil a été porté par 12 seconds-maîtres de la marine sur le char funèbre, décoré aux armes de l'Amiral. Puis le cortège, dont la plupart des membres stationnaient depuis longtemps sur les quais et dans la cour de la gare, s'est mis en marche dans l'ordre suivant : sapeurs-pompiers, tambours, musique, pompiers, détachement du 708 de ligne, chapitre et maîtrise de la Cathédrale, clergé des paroisses et MM. les vicaires-généraux..
Derrière le corbillard se trouvaient :
MM. le capitaine de vaisseau Galibert, aide-de-camp du ministre de la marine,
et Didier, lieutenant de vaisseau, délégué par M. le préfet-maritime de Brest.
MM. Victor Charner, sous-préfet de Montreuil, et F. Charner, fils et frère du défunt, conduisaient le deuil, accompagnés par M. Hérault, maire de SaintBrieuc , Flaud , maire de Dinan , et de M. Boucher (de Rostrenen), l'aumônier de la flotte, qui avait administré à l'Amiral, son ami et compatriote, les derniers Sacrements.
Venaient ensuite les diverses autorités civiles, militaires et judiciaires, les membres du conseil municipal et du conseil général, les notabilités de notre ville et de notre département, et plusieurs officiers, parmi lesquels MM. les capitaines de vaisseau du Quillio; Tricault, commandant supérieur de la sta-
tion du littoral nord ; Jaurès et Petit, capitaines de frégate, et les états-major .des avisos l'Ariel et le Cuvier, mouillés , en rade du Légué, et qui s'associaient par des salves d'artillerie à la cérémonie funèbre.
MM. E. Carré-Kérisouët, de La Tour, Le Calvez, députés des Côtes-du-Nord , avaient pris place dans les rangs.
Les cordons du poêle étaient tenus par M. le général comte de Goyon, président du conseil général ; M. le général Saurin, commandant la subdivision des Côtesdu-Nord ; M. le vice-amiral Lafon de Ladébat, directeur général du personnel au ministère de la marine, et M. le contreamiral Simon, major-général à Brest.
Derrière le corbillard un second-maître
de l'Ariel, la poitrine constellée de neuf croix ou médailles, portait sur un coussin les insignes des dignités dont fut revêtu, durant sa vie, l'Amiral Charner.
La Cathédrale était décorée avec beaucoup de goût. Des piliers de la nef, recouverts de draperies noires aux armes du défunt, se détachaient des écussons où nous avons lu les noms suivants, qui sont les noms des victoires auxquelles le mort vénéré avait coopéré de toute sa bravoure et de tout son talent : Alger, Kertch, Sébastopol, Peï-Ho, Tien-Tsin, Tong-Keou, Saigon , Ki-Hoa. Des avirons en croix ornaient le bas des piliers. Le catafalque, simple et sévère, était entouré de quatre pyramides surmontées d'urnes lacrymales; des fais-, ceaux d'armes et d'emblèmes marins en garnissaient les deux côtés.
Mgr Croc, évêque de Laranda, et qui était lié par l'affection avec le défunt, a officié, et conduit le corps jusqu'à sa dernière demeure ; Mgr David a donné l'absoute.
Trois discours ont été prononcés au cimetière : M. le général de Goyon a parlé au nom du Conseil général, et nous avons remarqué dans son improvisation le récit d'un fait encore inédit et qui montre la modestie de l'homme de bien et de mérite qui s'appela Charner. Quand celui-ci fut élevé à la plus haute dignité de la marine, M. de Goyon voulut lui céder les honneurs de la présidence de notre assemblée départementale, mais l'Amiral, informé de cette intention , refusa énergiquement le fauteuil qui lui était offert, et, pour mettre fin aux instances dont il se voyait l'objet, il se démit de son mandat de conseiller-général.
Nous reproduisons ci-après le discours de M. le vice-amiral Lafon de Ladebat, qui a rendu un chaleureux hommage à celui dont il avait été, tour à tour, en Crimée, en Chine et en Cochinchine, le capitaine de pavillon ou le chef d'étatmajor. Il a surtout vivement ému l'auditoire , lorsqu'il a adressé les derniers adieux à son arftien chef et ami.
On trouvera aussi plus loin le discours de M. Hérault, qui a parlé le dernier et au nom de la ville de Saint-Brieuc.
Mme la princesse Poniatowska, accompagnée rle Mme Du Clésieux et de Mmu Boucher, amies de la famille, assistait à la triste cérémonie.
Nous avons relaté aussi fidèlement que
possible les dét.. pieuse cérémonie par laimeMe^ notre ville a tenu à
7
célébrer le retour dans son champ funéraire du corps d'un grand citoyen qui, en s'élevant lui-même honora à la fois et sa province et sa patrie.
Disons-le en terminant, ces hommages s'adressaient encore plus à l'homme de bien, à l'honnête homme qu'à l'Amiral.
a
En présence d'un cercueil, il n'est pas possible de ne pas faire de sérieuses réflexions sur le néant et la vanité des grandeurs humaines. Que reste-t-il aujourd'hui du marin illustre? Une froide dépouille, un souvenir gravé dans la mémoire de ses concitoyens et dans les fastes de nos annales. Mais ce marin illustre vécut et est mort en chrétien.
Et c'est là une suprême consolation pour sa famille ; c'est là aussi un bel exemple qu'il laisse et qui compte plus en sa faveur aux yeux de Dieu que tous les
titres pompeux et les décorations brillantes (1) dont, du reste, l'Amiral Charner eut à la fois la modestie et la fierté de ne jamais , comme tant d'autres , se laisser éblouir.
(1) L'Amiral Charner, grand-croix de la Légion d'Honneur, était décoré de l'ordre du Metjidié, chevalier commandeur de l'ordre du Bain d'Angletere et avait été, le 8 janvier 1862, élevé par la reine d'Espagne à la dignité de grand-croix de l'ordre royal d'Isabelle-la-Catholique.
DISCOURS
DE
M. LE VICE AMIRAL LAFON DE LADEBAT
Messieurs,
Le 41 février 1869, les troupes de la garnison de Paris couvraient l'esplanade des Invalides. Une foule recueillie remplissait l'église ; les grands corps de l'Etat, les hauts fonctionnaires, l'armée, et surtout la marine en deuil venaient rendre les derniers devoirs à Son Exc.
M. l'Amiral Charner, sénateur, grandcroix de la Légion-d'Honneur.
Aujourd'hui, la dépouille mortelle de l'illustre Amiral est rendue à sa ville natale. Sa famille, ses amis, ses concitoyens , parmi lesquels je vois les plus hautes notabilités du département, ses plus fidèles compagnons d'armes se sont donnés rendez-vous pour se retrouver, une fois encore, près de celui qu'ils ont aimé et vénéré, près de celui dont ils sont fiers ; car aux sentiments pieux qu'excite toujours une pareille cérémonie, se mêlent de glorieux souvenirs et un légitime orgueil.
Ce n'est pas ici, Messieurs, que je pourrais vous retracer la longue carrière si vaillamment et si noblement parcourue par celui que nous pleurons. A cet égard, la Crimée, la Chine ouverte à nos armes, la conquête de-la Cocliinchine assurée par de sanglants combats et par une sage administration, parlent plus
haut et plus éloquemment que je ne saurais le faire. Tout à l'heure encore , les vieux piliers de la cathédrale vous montraient les noms glorieux de Sébastopol, de Kertch, du Peï-Ho, de Ki-Hoa et de Mythô, qui vous redisaient les hauts faits du défunt.
Dès son entrée dans la marine, l'Amiral Charner faisait pressentir ce qu'il serait un jour. Il était à peine enseigne de vaisseau, qu'un de ses chefs, le commandant Gourbeyre, lui donnait la note suivante : « On peut prédire qu'il sera » toujours fait pour son grade, même » quand la fortune militaire l'aura élevé » aux emplois supérieurs. » Ces paroles prophétiques font honneur à l'officier qui avait si Lien deviné le futur amiral.
A mesure qu'il avançait en grade, on voyait grandir ses facultés, mais ce qui distinguait par-dessus tout l'amiral, c'é-
tait le sentiment, je dirais presque la religion du devoir. C'est là ce qui lui donnait ce calme avec lequel il affrontait le danger, cette vigueur qui lui faisait supporter, sans jamais faiblir, les fatigues, les privations et les plus rudes travaux.
Jamais son âme n'a connu ces défaillances que subissent parfois les plus vaillants et les plus forts, et c'est ainsi qu'il est arrivé aux plus hautes dignités. Nommé vice-amiral en Crimée ; grand-croix de la Légion-d'Hoiineur et sénateur après la campagne de Chine et de Cochinchine, il avait été élevé en 1864 à la dignité d'Amiral, juste et magnifique récompense de tant de services éclatants.
Sa robuste constitution nous faisait espérer de le conserver longtemps, quand une maladie, dont rien ne put arrêter les progrès, vint l'enlever à sa famille éplorée, à la marine dont il était une des
gloires, à la France qui a perdu en lui un grand citoyen. Il est mort avec le courage du marin et la résignation du - chrétien, comme il avait vécu.
Et maintenant que la tombe va se refermer, faudrait-il, Amiral, vous adresser un éternel adieu? Loin de nous cette pensée désolante. Vous êtes ici au milieu des vôtres, dans la ville qui vous a vu naître, vous reposez dans le sein de cette noble Bretagne qui, de même que la marine, conservera pieusement votre souvenir. Votre àme immortelle continue à veiller sur nous tous, et, d'une génération à l'autre, on se redira respectueusement le nom de Charner , comme un touchant symbole d'honneur et de loyauté.
DISCOURS
DE
M. HÉRAULT, MAIRE DE SAINT-BRIEUC
D * 4
Messieurs,
La ville de Saint-Brieuc reçoit avec une pieuse émotion les restes mortels de Son Excellence l'Amiral Charner.
Né parmi nous, le 13 février 1797, Léonard-Victor-Joseph Charner trouva, dans sa famille , l'exemple des vertus simples, douces, régulières, laborieuses qui font l'homme de bien. Son père; par un travail incessant, avait conquis l'affec-
tion de ses concitoyens, qui le voyaient, avec plaisir, conseiller municipal, juge au Tribunal de commerce. Nul n'occupait une meilleure place dans l'estime publique. Le fils a été fidèle à ses exemples : la vertu lui a paru facile; elle semblait former sa nature.
Dans le cours de la vie , nous l'avons toujours vu simple , modeste , ferme , s'acquittant de ses devoirs avec une scrupuleuse exactitude et s'élevant, de grade en grade, depuis le premier échelon jusqu'au sommet, avec cette indépendance de caractère, cette droiture d'intention qui faisait que , bien que chargé de tous les insignes d'une carrière aussi glorieusement parcourue, ce qu'on remarquait encore le plus en lui, c'était sa modestie, qui en relevait l'éclat.
»
La solidité de son mérite le fit placer
près QU prince de Joinville, à bord de la frégate la Belle-Poule qui alla chercher en exil, sur le lointain rocher de SainteHélène , les cendres de Napoléon Ier, pour les apporter sur les bord de la Seine, au milieu du peuple français que l'Empereur avait tant aimé.
Cette mission de confiance toute particulière fit apprécier intimement le capitaine de frégate Charner par le prince , qui, dès lors, le traita en ami, et dont il fut le compagnon jusqu'au moment où la révolution de 1848 renversa la branche d'Orléans.
Ce fut une époque. douloureuse pour M. Charner. Mais l'amour de la patrie, les devoirs que les ciconstances imposaient alors, le rattachèrent à la France, plus fortement encore s'il est possible.
Le département des Côtes-du-Nord l'élut député à l'Assemblée législative.
Dans cette carrière, improvisée pour lui, notre représentant se montra au niveau de ses nouvelles fonctions.
Ses travaux de statistique maritime, d'investigation de nos ports et de nos arsenaux, révélèrent une aptitude administrative que remarqua M. Ducos, qui.
appelé, peu de temps après, au ministère de la marine, ne voulut en accepter le portefeuille qu'à la condition d'avoir M. Charner pour ehef de son état-major et de son cabinet.
Ici, Messieurs, s'est dessinée, accentuée et continuée une nouvelle phase qui fait honneur à la personne choisie, à la personne qui avait fait le choix, à l'Empereur, qui le sanctionna et le décréta. 1
Messieurs, à notre époque si tourmentée, principalement à l'avènement de M. Ducos au ministère de la marine, lorsque tous, nous étions pleins d'incertude et d'anxiété, le choix de l'ancien lieutenant du prince de Joinville était, de la part du Chef de l'Etat, une marque insigne de confiance dans la probité de M. Charner, qui, lui aussi, malgré son affection pour la famille D'Orléans , y répondit avec un dévouement absolu, une loyauté complète.
Ah ! Messieurs, honneur et reconnaissance aux. hommes forts qui, au milieu des illusions humaines, des passions surexcitées, restent calmes, se recueillent et ne voient que les intérêts vrais du pays.
Dès lors, nous vimes le contre-amiral
Charner appelé aux postes les plus importants, les plus difficiles.
» Il contribua efficacement à la prise de Sébastopol, ce port imprenable, disait-on, et dans le siège duquel, pendant quelque temps, la victoire parut douteuse ;
Il força, secondant l'armée de terre, le passage du Peï-ho ; Il conquit la Cochinchine ; Et partout il sut tenir haut et ferme le drapeau de la France qui, entre ses mains, fut, comme toujours, celui de l'honneur, de la victoire, de l'humanité, du désintéressement.
« Je fais la guerre, » disait-il, « et non la piraterie. »
Il refusait les présents qu'on lui offrait; et les ennemis, eux-mêmes, lui rendaient hommage.
Messieurs, lorsqu'un homme s'est ainsi successivement élevé aux plus hautes dignités , par son seul mérite, par les services constamment rendus au pays ; lorsque sa vie, toujours glorieuse, a toujours été pure, sa mémoire doit rester profondément gravée dans l'esprit et dans le cœur. Aussi, est-ce avec un juste orgueil que la ville de Saint-Brieuc, dont la population se presse autour de nous, a voulu exposer dans sa bibliothèque, aux regards des générations, le buste de son sénateur, de son amiral , orné des drapeaux qu'il a conquis, qu'elle a donné son nom à l'un de ses plus beaux boulevards, et qu'en ce jour de deuil, dans cette solennité pieuse
et recueillie, elle vient bénir les restes mortels pour lesquels elle a tenu à donner cet enfeu. La famille, avec un amour pour ainsi dire jaloux, réclame le privilége d'y élever seule un mausolée, comme si notre illustre amiral, notre sénateur, notre compatriote était simplement un époux, un père profondément regretté, tandis qu'il est également un fils dont la mère est fière et revendique le droit de déposer des couronnes sur sa tombe.
Charner, vous êtes la gloire de notre cité ; vous serez l'exemple de ses enfants !.
Je ne terminerai pas sans remercier, au nom de la ville, Leurs Excellences le ministre de la marine et le ministre de la guerre d'avoir bien voulu se faire représenter à cette cérémonie ; MM. les amiraux, MM. les fonctionnaires de tous
ordres, les nombreux citoyens qui sont
venus en augmgjiieï^la douloureuse splendeur. /~- \,\:¡E Ij/\
HISTOIRES
DU FOYER
PAR
LOUIS D'ESTAMPES
PRIX : 1 fr. 25 ; franco, - 1 fr. 50
LE BRETON
JOURNAL CATHOLIQUE, POLITIQUE, LITTÉRAIRE , COMMERCIAL ET AGRICOLE
Paraissant TROIS FOIS par semaine
SERVICE TÉLÉGRAPHIQUE SPÉCIAL
PRIX an- ; • • 20 fr.
PRIX r SA mois. 10 fr.