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Titre : Alfred de Vigny : étude / Anatole France ; eau-forte par G. Staal

Auteur : France, Anatole (1844-1924). Auteur du texte

Éditeur : Bachelin-Deflorenne (Paris)

Date d'édition : 1868

Contributeur : Staal, Gustave (1817-1882). Graveur

Sujet : Vigny, Alfred de (1797-1863)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30457673n

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (VI-152 p.) : front. gravé ; in-16

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Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6350954z

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LN27-24053

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 29/10/2012

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Col/cet iOIl du nibliophi le français

ANATOLE FRANCE

ALFRED DE VIGNY

ÉTUDE

Eau-Joi'te par G. Siaal

PARIS LIBRAIRIE BACHELIN-DEFLORENNE

Al MAIAQUAIS, 3, Au premier, prts de l'Institut.

-- ----- -

M DCC C LXVIII



ALFRED

DE VIGNY





ANATOLE FRANj^Jk ,(1

ALFRED

DE VIGNY

ÉTUDE

Eau-forte par G. STAAL.

PARIS LllRAIRlE BACHELIN-DEFLORENNE 3, Qw M*.!tiquais, 3.

M DCCC L XVIII



Ce petit livre n'a point été écrit pour répondre à des curiosités oiseuses ou indiscrètes. Le nom d'Alfred de Vigny éveille peu de préoccupations semblables, et sa vie n'en satisfait aucune.

Nous avons essayé de raconter la simple histoire d'un grand poète qui fut un galant homme, parce qu'il nous a semblé instructif de rechercher dans quelles conditions de belles œuvres se sont produites, sur quel sol sont écloses les fleurs austères de la pensée.


La poésie ne nous semble pas un jeu où l'on puisse réussir seulement par l'habileté des combinaisons et l'adresse de la main. La vraie poésie, pensons-nous, ne se rencontre pas sans le respect de soi-même et la hauteur des préoccupations.

Nous avons voulu produire l'exemple d'une belle vie d'où sont sorties de belles.

œuvres.


ALFRED DE VIGNY

1

Le cœur a la forme d'une ume; c'est un vase sacré, rempli de secrets.

ALFRED DE VIGNY.

v Sur le point de pénétrer dans l'intimité du comte Alfred de Vigny, nous sommes saisis d'une sorte de respect religieux 1 L'asile que nous voulons franchir est pieux et tranquille comme un sanctuaire. Nous y trouvons, dans toute sa gravité, l'homme qui eut entre tous la religion de la dignité humaine, et il nous apparaît, dans sa solitude, à peu près aussi impénétrable qu'on l'a pu voir au milieu de cette foule qu'il a d'ailleurs peu coudoyée. Le Gaulois, qui dans


Rome envahie, tira la barbe d'un vieux sénateur immobile sur son banc, n'aurait peutêtre pas osé toucher, de sa main curieuse, ce visage sérieux et impassible, dont l'œil, discret jusqu'au dédain, cache à tous le miroir d'une âme énigmatique.

Notre poète n'est pas assis sur le trépied sibyllin dont les effluves sacrées donnent un délire éloquent ; il se tient muet sur sa chaise d'ivoire,( Ne vous approchez pas pour écouter les battements de son cœur ; autant vaudrait écarter des cuisses sacrées d'un Jupiter antique les plis de sa draperie de marbre. Pourtant cet homme calme n'était pas insensible: il eut ses souffrances, mais il garda toujours la suprême pudeur de les cacher ou du moins de n'en laisser voir que ce qu'il fallait pour s'en parer. C'est le poète des passions décentes. Sa muse, comme son âme, a le calme coutumier de tout ce qui est grand et beauCar ce n'est pas une des moindres puissances du génie d'Alfred de Vigny, d'avoir mis jusque sur le front


de la passion une inaltérable sérénité. Une telle vie et une telle œuvre nous déconcertent tout d'abord et peuvent même nous laisser froids ; nous sommes habitués, enfants de ce siècle, à voir dans le sanctuaire des cœurs la flamme briser la lampe, les sentiments excessifs rompre, en éclatant, l'harmonie des lignes et des sons; nous avons vu la Muse de Byron se pâmer, se tordre, belle encore, et hurler, non sans charme, ses ivresses et ses douleurs. La poésie moderne, si souple et si vraie, n'en est pas moins excessive et violente. Sa force éclate dans l'effort, et non, comme voulaient les Grecs, dans la sérénité et dans le repos même. Cette beauté tranquille des anciens Hellènes, Alfred de Vigny l'a aimée et l'a connue : elle a visité le poète dans son recueillement et sa solitude.

Les esprits grossiers qui ne voient la passion qu'à travers les contorsions et les grimaces qu'elle arrache aux faibles, ces esprits que le poète dédaignait jusqu'à l'oubli, peu-


vent seuls prendre son calme pour de l'insensibilité. Les eaux les plus pures ne sont pas les plus froides. \Dans son recueillement, le poète jeta unprofond regard, qui dura toute sa vie, sur la Destinée, sur cette fatalité nommée de tant de noms par les hommes, qu'elle entraîne également, ou dociles ou révoltés. Ce douloureux regard ne fut pas sanslarmes, et, de ces larmes, comme Eloa la sœur des anges, sont nées les œuvres du poète.

Une foi profonde peut seule donner cette belle paix qui brillait sur son visagecomme elle brille dans ses œuvres. Cette foi, Alfred de Vigny l'avait pour sa religion, la seule qu'il ait jamais connue et à laquelle il n'a jamais failli, la religion de l'honneur.\

Il l'avait apprise sous les armes ; il s'en fit le prêtre et l'évangéliste. et il égala sa vie à cette haute parole qu'il prononça une fois et qu'on n'a pas placée sans raison au seuil de ses pensées intimes : « L'honneur est la poésie du devoir. »


Il

Nous désirons qu'on ait présent à la mémoire Que nos pères étaient des conquérants de gloire.

V. HUGO.

Les de Vigny, gentilshommes de Beauce, tenaient déjà, pendant la seconde moitié du XVIe siècle, un rang élevé dans le royaume, puisque le roi Charles IX envoya, en l'an < 570, un titre à : « Notre cher et bien aimé François de Vigny, pour les louables et recommandables services faits à nos prédécesseurs Roys et à Nous en plusieurs charges honorablea et importantes où il a été employé pour le bien de notre service et de tout le royaume,


mesme durant les troubles d'iceluy, pour jouir des franchises et prérogatives, et à ce titre posséder tous les fiefs et possessions nobles, etc. »

Le journal du duc de Luynes, à la date du vendredi 8 avril 1740, fait la mention que voici : « Le roi vient d'accorder une pension de 1,200 livres à M. de Vigny, écuyer de quartier, fils de M. de Vigny, lieutenant général des bombardiers, à qui l'on doit l'invention des carcasses'. M. de Vigny est écuyer du roi depuis environ trente ans. C'est lui qui a-Xait le voyage de madame jusqu'à la frontière d'gspagne. »

Jean-René de Vigny, ancien mousquetaire et officier dans une des compagnies de la garde du Roi, retenu pour dettes à Londres, manquant du nécessaire, écrivit le 5 septembre 1766 à l'acteur Garrick, « célèbre par ses sentiments et ses talents, » pour re-

1. Espèce de bombe de forme oblongue et chargée de mitraille.


cevoir de lui un secours dont il avait le plus pressant besoin.

François de Vigny, celui qui reçut les lettres de 4570, eut pour fils Étienne de Vigny, qui fut père de Jean de Vigny, qui fut père de Guy-Victor de Vigny, seigneur du Tronchet, de Moncharville, des deux Emarville, d'Isy, du Frêne, de Joinville, de Folleville, de Gravelle et autres lieux.

Celui-ci lut père de Léon de Vigny, qui donna le-jour à Alfred de Vigny dont nous nous occupons ici.

Ces gentilshommes. menèrent presque tous une vie paisible et modeste, « poussant le service militaire jusqu'au grade de capitaine où ils s'arrêtaient pour se retirer chez eux avec la croix de Saint-Louis 1. »

Les armes de la famille de Vigny sont : D'argent cantonné de quatre lions de gueules, à l'écusson en abîme, d'azur à la fasce d'or, accompagnée en chef d'une mer-

1. Alfred de Vigny.


lette d'or, en pointe d'une merlette de même, entre deux coquilles d'argent 1.

Ces nobles hommes vécurent ainsi, servant dans les armées du Roi et chassant le loup sur leurs terres ; ils ne connurent que l'action, et nul d'entre eux n'eut souci de la pensée. Le dernier de cette race, le comte de Vigny, poète, fut de beaucoup le plus grand, car il les domina tous de toute la hauteur de l'idée ; et il a pu dire, les yeux fixés avec un tranquille orgueil sur leurs portraits cuirassés pendus à la muraille : J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme Une plume de fer qui n'est pas sans beauté 2.

1. Etat de la iïvblesse. Libr. Bacbelin-Deflorenne.

2. Destinées.


III Mon pèrtf vieux soldat, ma mère Vendéenne.

V. HUGO.

Alfred de Vigny naquit le 27 mars 4797, J'an V de la République française, à Loches, dans une petite maison retirée que M. Léon de Vigny, son père, avait achetée pour y vivre obscurément à l'abri de la Révolution.

S'il est une époque qui influe sur les destinées de l'être humain, c'est assurément celle où son existence est encore enveloppée et confondue dans l'existence de sa mère !. L'enfant, dans cette mystérieuse vie,

1. Voir Stello. Edit. Cbarpentfef, p. 158.


tressaille de tous les tressaillements maternels et subit irréparablement l'influence des peines, des passions, des moindres désirs de l'être sympathique dans lequel il se développe C'est là qu'on trouverait peut-être le mot de bien des existences inexplicables. Ce mot, c'est le secret d'une âme : il .est profond et sacré. On peut toutefois, sans violer l'asile intérieur des consciences, deviner quelles étaient les impressions dominantes de madame de Vigny à cette époque où la femme « craint d'être émue1. » Madame de Vigny avait vu se disperser au vent populaire sa fortune et ses priviléges; elle avait suivi, dans les prisons de Loches, - son père, M. de Baraudin, vieux marin infirme et mutilé; elle était encore toute - noire du deuil de son jeune frère fusillé à - Quiberon, et du deuil de ce vieux père tué par la mort de son fils. L'âme fière de ma tlame de Vigny était pleine de cet-orgueil

1. Alfred de Vigny.


héraldique qu'il avait fallu comprimer.

pleine d'une tristesse da mort pour les malheurs de sa famille et d'une haîne bien excusable pour le peuple qui lui apparaissait sous l'aspect d'un égorgeur, les bras nus et sanglants. Il ne pouvait y avoir place en elle pour d'autres sentiments. Ces traits de l'âme maternelle se retrouveront peu affaiblis dans l'àme du fils.

Cependant la république, si mâle naguère, s'affaiblissait de jour en jour du bon sang qu'elle avait perdu ; elle était tombée en enfance, et avait eu besoin d'un conseil de régence, le Directoire. On pressentait le coup d'État du 18 brumaire : la noblesse relevait la tête. C'est alors que M. de Vigny vint à Paris avec sa femme et son fils Alfred, qui avait dix-huit mois. C'est danscette ville, pour ainsi dire, que l'enfant ouvrit les yeux; c'est là qu'il reçut ces premières et profondes impressions des choses auxquelles on attache l'idée de patrie.

La servitude des grandes villes pèse lour-


dement sur les enfants : toutes les mères y peuvent dire, comme l'Elisabeth de Shakespeare : « Pitié, vieilles pierres, pour ces tendres bébés; dur berceau pour ces jolis petits, sombres compagnes de jeu, si vieilles pour ces jeunes enfants. »

Les yeux bleus d'Alfred ne perdaient les mélancolies de la ville que pour s'ouvrir aux mélancolies de la campagne. Son père le menait parfois, à l'automne, chez madame de Vigny, tante de l'enfant, et qui élevait ses six tilles près d'Étampes, au Tronchet, daos un vieux manoir triste comme une ruiae et triste encore des tristesses de l'automne, L'enfant regardait avec une stupeur charmée « la grande salle de billard, où étaient rangés les portraits de famille1, » et les vieilles tapisseries soulevées par les grande vents qui venaient de la plaine. Alfred était alors un bel enfant qui ressemblait à une fille; il avait de son .père l'amour héréditaire de l'épée, mais sa mère I..Alfred de Vigny. ,


lui avait donné ses beaux cheveux blonds et une grâce un peu féminine que le poète ne quitta jamais. ;

M. deVigny,que la Révolution avait ruiné, consacrait le reste de son bien à l'éducation de son fils. Jusqu'à l'âge d'être écolier, Alfred eut des maîtres que sa'mère choisit et dirigea. Cette mère avait pour son fils la sévère gravité d'un père, et c'était M. de Vigny, ce vieux soldat courbé en deux par les blessures et les douleurs, qui avait pour lui des tendresses toutes maternelles. Il contait souvent à l'enfant les vieilles histoires de la guerre de sept ans, si bien que celui-ci croyait voir Frédéric avec sa canne et son tricorne. M. Léon de Vigny avait vu de près le roi philosophe sur le champ de bataille, où un de ses oncles avait été enlevé par un boulet de canon. Le petit Alfred entendait souvent aussi l'histoire du chevalier d'Assas, dont son père avait été l'ami, et avec lequel il s'était trouvé au camp la veille de sa mort. aM


Alfred était grand questionneur, comme le sont tous les enfants intelligents. J1 obsédait son père d'interrogations si persistantes, que celui-ci lui -disait qu'il ressemblait à l'interrogant bailly de Voltaire.

« Un jour — c'était à l'Élysée-Bourbon, où habitait la' famille de Vigny 1 — Alfred vit son père revenir triste avec une larme dans le creux de ses-rides. Et l'enfant sut que le duc d'Enghien venait d'être fusillé.

Ce fut sa première impression d'horreur : elle dura longtemps.

A peu près à cette époque, le jeune-Alfred de Vigny fut envoyé chez M. Hix, dontla pension située dans le faubourg Sàint-Honoré, suivait les cours du lycée Bonaparte.

L'écolier avait la première qualité, presque la seule qui-fait ce qu'ou nomme, au collége, un élève fort : la mémoire. Il obtenait les premières places et les plus hautes récompenses. Mais il avait toujours l'appa"f ilr.

1. L'Elysée-Bourbon était alors une habitation loajjg^_ Je simples particoliers.


rence d'une petite fille blonde et délicate.

Ses camarades le battaient, parce qu'il était faible. La raison est excellente, et l'enfance a une implacable logique. Les récréations devinrent intolérables au pauvre écolier : on lui volait son pain dans son panier, et il était obligé de faire les devoirs des voleurs pour racheter la moitié de son déjeuner.

L'enfant devenait triste.

Ce sont les élèves, et non les maîtres, qui font l'opinion publique dans le petit monde des collèges, et cette opinion se forme bien moins d'après le travail des classes que sur la force ou l'adresse des joueurs dans les récréations. Les maîtres punissent, c'est tout; les élèves flétrissent et mettent hors la loi. Le paria devient craintif, défiant et se retranche, selon sa nature, dans la férocité de son orgueil ou dans la conviction indolente de sa nullité. Il devient sombre ou il devient idiot. Alfred de Vigny s'assombrit et se replia sur lui-même.

Heureusement cette oppression de la force


physique et brutale se relâche et s'adoucit dans les hautes classes. D'ailleurs Alfred de Vigny fit sa seconde et sa rhétorique dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, et qui transformèrent absolument l'esprit ordinaire des lycéens.

La France, comme a dit le poète, était alors « vivandière; » tous ses fils étaient enfants de troupe.

L'enthousiasme militaire soulevait les écoliers sur leurs bancs tachés d'encre ; le tambour étouffait la voix des maîtres; tous les yeux de quinze ans clignaient dédaigneusement sur les harangues du Conciones et dévoraient les bulletins de In grande armée. Quaud un condisciple, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait « en uniforme de housard et le bras en écharpe 1, » tous les élèves rougissaient de honte et « jetaient leurs livres à la tête des maîtres. »

Alfred de Vigny conçut alors « un amour

1. Alfred de Vigny.


désordonné de la gloire des armes1. 9 Marcher à la gloire, c'était, de l'avis commun, suivre Napoléon. La jeunesse ne se précipitait pas alors, comme les volontaires de 4793, à la glorieuse servitude d'un principe: elle se ruait pour servir un homme. Mais M. Lt'on de Vigny, qui avait brisé son épée pour ne pas fausser son serment de fidélité au roi, ne croyait pas qu'une épée de gentilhomme dût répondre à la diane du camp impérial. 11 se hâta de tirer son fils d'au milieu de ces jeunes têtes belliqueuses et napoléoniennes de sentiment, et jeta de suite l'adolescent au milieu du monde, comptant que le murmure des salons étoufferait à ses oreilles juvéniles le grondement prochain du canon de Leipzig.

Il semble qu'en effet, grâce à ce changement, le rêveur ait alors surmonté l'homme d'action dans ce jeune homme promis par la destinée aux spéculations de l'esprit.

Alfred de Vigny, libre enfin d'étudier et

i.AXreddeVi~ny. '-..


d'apprendre, se jeta dans tous les travaux où son imagination le poussait. Il lisait et écrivait avec une sorte de fureur, sous la direction d'un vieux précepteur dont il a laissé le nom, l'abbé Gaillard; il traduisait JJomère du grec eu anglais. Il faisait aussi des tragédies classiques qu'il avait l'esprit de déchirer à mesure qu'il les écrivait ; il .essayait des romans et des comédies. Il était inquiet, sentant en lui comme des idées, mais si vagues et si fuyantes, qu'il ne pouvait ni les saisir ni les formuler. Le dépit lui venait de ne pouvoir réaliser sur l'implacable papier blanc que d'insipides pastiches. Ce sont là les premières tortures du talent qui naît ; il dit : - création, et il écrit: réminiscence. La tête bout et la main est froide. Quand le génie vient, c'est le front qui est calme et la main qui est de feu, comme l'a dit un grand poète français1.

f L'âme adolescente du poète sentait alors le trouble et les tressaillements inévitables

1. Barbier.


du moment de la conception. Dès lors, on pouvait pressentir l'heure d'un glorieux enfantement.

Ce moment sacré de l'âme humaine est plein de vertiges et d'ignorances. Le jeune homme, las de la méditation que, dans son impatience, il accusait de stérilité, se reprit à maudire son apparente oisiveté et à souhaiter d'agir. Il demanda de nouveau une épée. Dans le duel intérieur de la pensée et de l'action, c'est l'action qui se relevait victorieuse une seconde fois, mais calmée, rendue plus grave par un an de réflexion.

Alfred de Vigny, qui voulait être officier, était résolu d'entrer dans le corps le plus recueilli et le plus savant de l'armée, dans l'artillerie. Pour atteindre ce Lut, il avait étuJié les mathématiques avec ardeur, et il était en état de se présenter-à l'École polytechnique, quand la bataille de Paris, en ramenant les Bourbons, ouvrit immédiatement au nom du gentilhomme les cadres de l'armée.


IV

Egregium forma juvenem et fulgentibus armis, Sed frons lajta parum.

VIRGILE.

« Nous avons élevé cet enfant pour le Roi, » écrivit, en 1814, madame de Vigny au ministre de la guerre, en demandant, pour son fils, un brevet de sous-lieutenant dans les gendarmes de la Maison-Rouge.

Alfred de Vigny entra dans ce corps le 1er juin 1814: il avait alors dix-sept ans.

La même année, le même mois, Alphonse de Lamartine entrait, avec le même grade, dans les gardes du corps.

Les quatre compagnies de la Maison-


Rouge étaient composées de gentilshommes ruinés. Ces nobles compagnies, comme celles des gardes du corps et des mousquetaires, donnaient, dès l'admission, le rang et la solde de sous-lieutenant dans l'armée.

Le 20 mars 1815, encore mal remis d'une chute de cheval qui lui avait cassé la jambe, le sous-lieutenant de Vigny suivit, achevai, le roi et les princes jusqu'à Béthune ; il entra dans cette « petite ville laide et fortifiée 1 » au moment où. les habitants < commençaient à retirer les drapeaux blancs de leurs fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons4. » * - ,<..,v,p Les compagnies rouges, les rougçs, comme on les appelait, étaient fort détestép de toute l'armée ; les vieux soldats de l'empereur murmuraient. Les moustaches grises se soulevaient avec dédain devant le luxe et le rang de ces officiers imberbes, enfants dont les lèvres étaient encore humides du

» » 1. Alfred de Vigny.

2. Alfred de Vigny.


lait sucé tranquillement dans l'exil du mànoir héréditaire ou du pays ennemi. Quand Louis XVIII eut vu une seconde fois son trône restauré, il jugéa nécessaire de sacrifier à l'armée de Napoléon tous les corps d'officiers.

Les gendarmes de la Maison-Rouge furent licenciés le 31 décembre i 816.En cette année 4815 Alfred de Vigny

1. Nous avons accepté la date de 1815, que M. de Vigny a donnée aux deux poèmes de la Dryade et de Symétha. Nous eussions craint d'outrager, comme on l'a fait, la mémoire du poète par un démenti qu'il est impossible de soutenir avec des preuves. La seule objection qu'on ait pu faire à la date de 1816 assignée -à la composition de ces deux études grecques, c'est que l'imitation d'André Chénier y est apparente, et que les œuvres de ce poète n'ont été publiées, dans leur entier, qu'en HH9.Mais lesfragments donnés par Millevoye et Chateaubriand, fragments très-remarqués déjà en 18iS, révélaient le secret de la manière et du génie de ce poète assez com- plétement, pour qu'un poète pût saisir ce secret. Ajoutons que les vers de la Dryade et de Symétha ne rappellent aucunement, comme facture, les merveilleux vers d'André Chénier. Dans ces deux pièces, l'influence da poète antique n'est sensible que dans le choix et l'intelligence des sujets. D'ailleurs, ce débat prolongé deviendrait puéril.


composa deux poëmes charmants : la Dryade et Symétha.

Le jeune officier s'était souvenu d'un autre jeune nommer poète et soldat comme Lui, que l'on ne connaissait alors que par les délicieux fragments cités dans les notes du Génie du christianisme et à la suite des poésies de Millevoye. Alfred de Vigny mit sur sa Lesbienne Symétha un pâle et doux reflet des Néère et des Myrtho d'André Chénier.

( ; -

Car la vierge enfantine auprès des matelots Admirait ella rame et l'écume des Ilots ; Puis, sur la haute "poupe accourue et couchée, Saluait, dans la mer, son image penchée, Et lui jetait des fleurs et des rameaux flottants, Et riait de leur chute ei les suivait longtemps ; Ou, tout à coup rêveuse, écoutait le zéphyre Qui d'une aile invisible avait ému sa lyre.

Ces accents ne sortent-ils pas du plectre d'ivoire d'André Chénier, mais touché par

des doigts incertains et timides encore ? Le génie lui-même commence pat imiter; son


originalité s'affirme par degrés. Au lieu de réunir avec effort les membres épars, son légitime butin, et d'en former, comme il faisait d'abord, un tout où les parties primitives trahissent leur origine et leur destination étrangère, le génie, de ces mêmes membres pris où il lui plaît, fait un être vivant, harmonieux et doué d'une existence propre.

C'est là toute l'originalité du génie. Nous la trouverons bientôt dans les créations de notre poète.

A cette époque, ne l'oublions pas, il est encore bien jeune ; partagé entre le goût des armes et celui de la poésie, il est un peu comme les enfants du poète Prudence : il joue avec les palmes et les couronnes.

En mars 1816, l'ex-gendarme de la Maison-Rouge entra comme sous-lieutenant dans la garde à pied.

C'était encore un enfant « rose et blonde ressemblant à une fille déguisée, et n'ayant

1. Alfred de Vigny.


point de rasoir dans sa trousse , par la raison qu'il n'avait point de barbe au visage. Il marchait très-droit et laissait voir tout l'orgueil qu'il avait de porter l'épaulette. t Un jour qu'il suivait la roule de Rouen, avec son régiment, il eut un moment d'extraordinaire bonheur en passant devant les quatre grosses tours du château de Vigny.

Ce n'est point que son père eut jamais possédé ce château, Dès l'année 4554, il avait cessé d'appartenir aux Vigny. Mais les officiers du bataillon où le jeune de Vigny était lieutenant témoignèrent « qu'ils seraient charmés » d'être reçus par lui, en regard du château, dans le village nommé Bordeaux de Vigny Le jeune homme donna donc à ses collègues, vieux soldats à la moustache grise, « un assez mauvais déjeuner dans la mauvaise auberge du pauvre village1. » Mais il les traita avec un si joyeux orgueil, qu'il

1. Alfred de Vigny.


n'eût pas changé son repas contre les festins de ses pères, t dont la fumée avait noirci les vieilles cheminées. »

L'action et le rêve., comme deux fées, se disputaient cette belle tête de vingt ans.

Mais le corps frêle et délicat du jeune officier était plus docile aux patients travaux de la lampe qu'aux marches et aux veilles du service. Dès 1819, Vigny avait craché le sang; il s'était tenu debout, îlavait marché.

Personne n'eut plus que lui le respect du "devoir. « Il faut continuer le service jusqu'à la mort. > Ce fut sa parole. Aussi bien - ce n'est que lorsqu'un homme est mort qu'on croit à sa maladie dans un régiment1. »

Toutefois, nous sommes dans -une époque de paix où le service militaire a de longs repos et de pleins loisirs.- Le sous-lieute-

nant, presque toujours en garnison à Courbevoie ou à Vincennes, lit la Bible, médite, ou, assis sur un canon de Louis XIV, « ra-

1. Alfred de Vigny.


conte paisiblement des histoires de guerrel; » et souvent vient à "Paris, où le premier, cénacle de la renaissance poétique vient de se former.

Alfred de Vigny avait retrouvé, un soir de l'année 1815, au bal, le jeune EmileDescbamps, fils d'un ami de M. Léon de Vigny, et .lui-même camarade d'enfance d'Alfred. - 11 était donc lié avec Emile. Deschamps qui traduisait alors l'intraduisible Cloche de Schiller, et ayec son frère. Antoni qui apprenait dans son Dante la langue forte et profonde des Dernièfesjiaroles. A côté de ces trois poètes, s'asseyaientle bonPichald, auteur de Guillaume Tell; Soumet, le chantre de cette Divine épayée, dont Alfred de Vigny reconnaissait l'ampleur et le souffle poétique tout en blâmant l'ambition du titre; Guiraud, Jules Lefebvre et tant d'atttres qui ouvrirent l'ère violente de la poésie française par des chants calmes, et paci-

1. Alfred de Vigny.


fiques. L'hymne du prêtre précédait le bardit du guerrier.

L'indignation fait le poète, a dit l'antiquité; l'amitié fait le prosateur, peut-on dire aujourd'hui. M. de Vigny écrivit, dans la Muse française, revue qui représentait les opinions littéraires de ses amis, quelques articles de critique très-sensés, mais d'un style très-pénible et plein d'embarras. La prose n'était nullement sa langue naturelle : il l'apprit lentement, comme une langue étrangère; après avoir médiocrement écrit son grand roman de Cinq-Mars, il trouva dans Stello une forme un peu artificielle, mais d'une grande beauté, et finit par donner, dans Challerlon, la pièce en prose la mieux écrite de tout noire théâtre moderne.

A l'époque où nous sommes, le poète -s'était révélé, le prosateur n'existait encore que pour l'amitié.

Le bon Antoni Deschamps a conservé de ce temps un souvenir qu'il a doré de -sa poésie.


Il sied de l'écouler un instant : C'était là mon bon temps, c'était mon âge d'or, Où, pour se faire aimer, Pichald vivait encor, Cygne du paradis, qui traversa le monde, Sans s'abattre un moment sur cette fange immonde.

Soumet, Alfred, Victor, Parseval, vous enfin Qui dans ces jours heureux vous teniez par la main, Rappelez-vous comment au fauteuil de mon père Vous veniez le matin, sur les pas de mon frère, Du feu de poésie échauffer ses vieux ans, Et sous les fleurs de mai cacher ses cheveux blancs.

Les plus jeunes vantaient Byron et Lamartine, Et frémissaient d'amour à leur muse divine; Les autres. avant eux amis de la maison, Calmaient cette chaleur par leur froide raison, Et savaient, chaque jour, tirer de leur mémoire, Sur Voltaire et Lekain, quelque nouvelle histoire.

Lavie de garnison ne fut donc pas, pour le poète, une vie d'exil et de solitude intellectuelle. Mais les réunions purement littéraires furent rares et légères ; le cénacle n'influa guère sur le génie du poète : il avait une vision des choses qui lui était propre. Il soumit toujours son mode d'expression à cette vision même, sans aucune formule préconçue dans laquelle il ployât son idée.


Les conversations de ses amis ne purent que l'aider à se développer dans son sens propre.

Lui-même, dans une page intime, révèle le secret de sa manière de produire. « Je conçois tout à coup un plan, dit-il, je perfectionne longtemps le moule de la statue,- je l'oublie, et quand je me mets à l'œuvre après de longs repos, je ne laisse pas refroidir la lave un. moment. C'est après de longs intervalles que j'écris, et je reste plusieurs mois de suite occupé de ma vie, sans lire ni écrire. »

En cette année 1822, Alfred de Vigny lit imprimer ses poésies. C'est un volume de format in-8, publié chez Pélissier avec le simple titre de Poèmes.

Hrléna, poëme en trois chants, occupe la moitié du volume. C'est un poème sur les Grecs modernes, car la Grèce alors, en se réveillant, réveillait l'enthousiasme De tous les cœurs amis de la forme et des Dieux i.

1. Barbier.


Ce n'est d'ailleurs qu'une histoire d'amour : Héléna, irréparablement outragée par des soldats turcs, meurt, se jugeant indigne de l'amour de Mora, son amant.

Reconnaissant dans une vision l'âme d'HéIéna qui, dépouillée d'un corps profané, a reconquis toute sa virginité, Mora iuimême songe que leur amour eût été sans Jjonûeur, et dit : Va, j'aime mieux. ta cendre encor qu'un tel bonheur.

Dans ce poëme d'une conception un peu enfantine et d'une exécution gracieuse parmi bien des inexpériences, on pressent le chantre des âmes chastes et des fronts purs, d'Éloa et de Kitty Bell, le poète des hermines.

La mère de M. de Vigny, avec cettebonté sévère qu'elle avait pour son fils, souligna, sur son exemplaire4, les endroits défectueux

1. Qui est actuellement entre les mains de M. L.

RaUibonne, à qui l'on doit l'indication de cette particularité.


du poëme, et, au-dessous de ces annotations, le poète a depuis ajouté les siennes qui donnent raison, avec une charmante condescendance, aux critiques de sa mère : « Ma mère, vous aviez bien raison. C'est fort mauvais, et j'ai supprimé le poëme entier. »

En effet, Héléna ne reparut plus dans aucune édition des poèmes d'Alfred de Vigny- Le reste du volume contient, outre les ,deux jolies études antiques dont nous avons parlé, la Fille dpjephié, la Prison, la Femme - adultère, ce dernier poëme plus beau, - plus complet que jamais ; car nous regrettons, avec M. Sainte-Beuve ; les sévères retranchements que M. de Vigny fit depisà cette poétique composition. Le recueil se-termine par l'Ode au malheur supprimée depuis, avec quelque raison, -par le poète jaloux de devancer, sur ses œuvres, le choix sévère de la postérité.

Ces commencements étaient dignes d'être


remarqués, surtout si l'on se reporte au temps où ils eurent lieu, alors que M. Victor Hugo lui-même en était encore à sa manière classique et peu originale.

Maisce volume, d'une poésie fraîche, moderne, pleine de promesses et d'espérances, eut le sort de tous les débuts poétiques : il fut goûté par les poètes amis du poète, qui en savaient d'avance les vers par cœur ; il ne fut pas lu du public français, qui n'aime pas les vers et qui ne les a jamais beaucoup aimés.

Ce mépris injuste mais fatal étonna peu M. de Vigny et ne l'empêcha pas de publier, quelques mois après, en cette même année 4822, le Trappiste, brochure in-8, imprimée chez Guiraudet.

Au mois de juillet 4 822, Alfred de Vigny fut promu au grade de lieutenant. La fièvre intermittente de l'action le tenait encore.

On n'a pas eu impunément quinze ans aux Cent-Jours. Enfin, une occasion de gloire s'offrait à l'armée française qui s'ennuyait


dans l'oisiveté depuis la chute de Napoléon: on allait se battreespagne. Alfred de Vigny permuta pour faire campagne, et entra, en mars 1823, au 55e de ligne, avec le grade de capitaine. Son espoir fnt déçu : le 55e de ligne ne franchit pas les Pyrénées.

Le capitaine du 55e de ligne n'était pas né pour la guerre ; la Poésie l'avait marqué du doigt. C'était un beau et doux jeune homme de vingt-cinq ans. Ceux qui l'ont connu alors nous ont tracé son portrait.

Ses cheveux fins et luisants, « des chel'eux ruisselants d'inspiration, 1 » se rejetaient en arrière pour découvrir un front poli « légèrement teinté de blanc et de carmin, gracieusement déprimé vers les tempes2. »

Il avait des yeux bleu-de-mer qui dédaignaient de chercher la pensée d'autrui, le nez droit, et ses lèvres, * rarement fermées, gardaient 4e pli habituel d'un sourire en

1. M. de Lamartine.

2. M, de Lamartine.


songe'; » son menton solide était de ceux qui appellent le creux de la main pour s'y reposer, menton de rêveur ou de penseur, comme un grand poète le veut. Le visage de M. de Vigny avait cette « blancheur rose2, » cette pureté de teint où transparaît la pureté de l'âme intérieure.

Le timbre de sa voix était. égal et grave 3 p Sa taille était médiocre et bien prise sous l'uniforme.

Tel était, en 1823, ce capitaine de vingtcinq ans qui passait dans le monde paré de son nom, de son épée et de sa poésie,

Fier et même un jieu farouche , objet des inquiétudes maternelles.

Il avait rencontré dans des salons littéraires celle qu'on nommait la jeune muse, la belle Delphine Gay, alors blonde et rose enfant.

i. M. de Lamartine.

2. M. de Lamartine.

3. M. de Lamartine.


Or, voici ce que la mère de Delphine, madame Sophie Gay, écrivait, en août 4 83, à son amie, madame Desbordes Valmore, qui était alors à Bordeaux où M. de Vigny venait d'entrer en garnison : « Je présume que M. D*** vous a déjà amené le poète-guerrier. Je vous le dis bien bas, c'est le plus aimable de tous, et malheureusement un jeune cpeur qui vous aime tendrement et que vous protégez. beauroup- s'est aperçu de cette amabilité parfaite. Tant de talent, de grâces, joints à une bonne dose de cogueuerie ont enchanté cette âme si pure, et la poésie est venue déifier tout cela.

La pauvre enfant était loin de prévoir qu'une rêverie si douce lui coûterait des larmes; mais cette rêverie s'emparait de sa vie. Je l'ai vu, j'en ai tremblé, et, après m'être assurée que ce rêve ne pouvait se réaliser, j'ai hâté le réveil. — Pourquoi ?

me direz-vous. Hélas! il le fallait. Peu de fortune de chaque côté : de l'un assez t'ambition, une mère ultra-vaine de sen titre,


de son nie, et l'ayant déjà promis à une parente riche, en voilà plus qu'il ne faut pour triompher d'une admiration plus vive que tendre; de l'autre, un sentiment si pudique qu'il ne s'est jamais trahi que par une rougeur subite, et dans quelques vers où la même image se reproduisait sans cesse.

« Comment, pensais-je, n'est-on pas ravi d'animer, de troubler une personne semblable? Comment ne devine-t-on pas, ne parlage-t-on pas ce trouble? Et malgré moi j'éprouvais une sorte de rancune pour celui qui dédaigne tant de biens. Sans doute il ignore l'excès de cette préférence, mais il en sait assez pour regretter un jour d'avoir sacrifié le plus divin sentiment qu'on puisse inspirer aux méprisables intérêts du grand monde 1. »

S Rêve vague de jeune fille, tiédeur d'here, le jeune homme put-il n'en rien de-

1. Cette lettre a été citée dans la Revue des DeuxMondes par M. Sainte-Beuve, qui en a l'original e!J,re les mains.

- i


\iner? — S'était-il repris à y songer, vingtsix ans plus tard, quand il adressa, comme une sorte de réparation, ces vers à Delphine, qui était devenue madame de Girardin et qui était devenue pâle?

Lorsque sur ton beau front riait l'adolescence, Lorsqu'elle rougissait sur tes lèvres de feu, Lorsque ta joue en fleur célébrait ta croissance, Quand la vie et l'amour ne te semblaient qu'un jeu ; Lorsqu'on voyait encor grandir ta svelte taille, Et la muse germer dans tes regards d'azur; Quand tes deux beaux bras nus pressaient la blonde écaille Dans la blonde forêt de tes cheveux d'or pur ;

Quand des rires d'enfant vibraient dans ta poitrine Et soulevaient ton sein sans agiter ton cœur, Tu n'étais pas si belle en ce temps-là, Delphine, Que depuis ton air triste et depuis ta pâleur 1 Pendant les quatre années qui suivirent, le capitaine de Vigny resta sans avancement loin de Paris, dans le midi de la France, en pleine paix. Il s'était marié. Le duel de l'action et de la pensée était fini en lui, le poëte avait tué le soldat. Le soldat restait


encore debout, maintenu « par cette sorte d'aimant qu'il y a dans l'acier d'une épée1. »

Mais l'homme se lassait, il était faible, souffrant, peu en état de supporter les longues marches à pied qu'il faisait en crachant le sang, et se cachant pour boire du lait dansles fermes, à chaque étape.

Le 22 avril 1827, le capitaine de Vigny se fit réformer pour raison de santé. Ainsi se termina cette carrière militaire de quatorze années obscures, mais qui ne fut pas :suivie en vain, car elle aboutit à un des' plus beaux livres qui aient jamais été écrits sur l'armée : Servitude et grandeur mili-, taires.

1. Alfred de Vigny,


V'

Incipe, Mopse, prior.

VIRGILE.

Eloa parut en 1824, chez le libraire PoullancT, et les Poèmes antiques et modernes furent publiés en 1826 par le célèbre éditeur romantique Urbain Canel. Enfin, en 4829, Gosselin, sous le titre de PoèmesT réunit les œuvres en vers d'Alfred de Vigny 1.

1. Nous avons emprunté à la Petite Revue, publiée par M. Pincebourde, les renseignements bibliographiques que nous donnons ici. Voici, pour les compléter.

un fragment de l'excellent article où nous avons puisé : < Depuis cette édition (Gosselin, 1829], les versions


L'élite du public avait fini par comprendre qu'un pofte était né. Aussi bien la renaissance poétique de 1830 n'avait rien produit de si grand ; elle n'a rien laissé de si pur.

Dans toutes les compositions de ce re-

n'ont plus varié ; seulement, pour la réimpression de ses œuvres complètes chez Delloye et Lecou, où ses poésies prirent définitivement le titre de Poèmes antiques et modernes, Alfred de Vigny ajouta, en 1837, deux pièces nouvelles à ce volume : Paris, élévation (poésie qu'il avait publiée précédemment chez Gosselin, une brochure in-8, en 1831), et les Amants de Montmorency.

« L'édition de 1829, précédée d'une préface (qui n'est pas celle de 1822). présente cette particularité, que la même année, trois mois après la première mise en vente, il ea fut fait une réimpression, pour laquelle Alfred de Vigny écrivit une seconde préface ; elle s'y trouve imprimée après celle de la précédente édition, que nous indiquions plus haut, et c'est la première préface de t829 qui, à peu de chose près, existe encore aujourd'hui en tête de ses poésies complètes.

< L'Ode au Malheur, qui avait paru seulement dans l'édition de 1832, ne fut rétablie parmi les œuvres de son auteur qu'en 1842, dans la première édition de ses Poésies complètes, furmat in-12, chez Charpentier; elle y fut replacée grâce aux observations de Sainte-Beuve, dont nousavons parlé, et depuis lors elle a fait partie de toutes les réimpressions de cet ouvrage. »


cueil, une pensée philosophique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique.

Moine, c'est la plainte du génie qui vit solitaire parce qu'il n'a point d'égaux. Il voit l'amour s'éleindre et l'amitié tarir; il marche triste et seul, enveloppé de la colonne noire. C'est la harpe biblique instruite à vibrer les accents profonds de l'homme moderne. Rien, dans la poésie française, ne surpasse ce chant grave et sacré.

Après le vaincu du génie, Moïse, le poëte dit Eloa, vaincue de la pitié.

Byron avait chanté le Ciel et la Terre: dans une œuvre immense ; il avait, le poète révolté, tendu la main au grand révolté, à Lucifer, héros triste et magnifique du drame de Caïn; Thomas Moore, d'une voix moins forte, avait célébré les amours des anges; Chateaubriand, pour s'enivrer d'encens, avait ouvert un paradis poétique sur la tête de ses Martyrs. M. de Lamartine portait


alors dans son cerveau son immortel ouvrage la Chute d'un ange. Tout poète alors, sachant que le destin lui avait donné une tête haute pour regarder les cieux, y cherchait le souvenir de son origine, et ne refusait pas aux anges déchusjeomme lui une pensée fraternelle. Ce vers, avant de passer sur une lèvre inspirée, était dans bien des cœurs :

L'homme est im flieu déchu qui se souvient des cieux.

C'est dans cette atmosphère pleine d'encens céleste et de fumée de l'abîme que M. de Vigny respira l'idée de la fille des anges, et l'exhala dans un long et pur soupir de poète.

Elle resplendit au fond de toulès les mémoires cette belle Eloa, qui; née. d'une larme de Jésus, aime Lucifer parce qu'il souffre, veut le sauver et se perd a\ec lui.

Dans ce poème, consacré au plus beau des crimes, la femme apparaît à demi sous la robe et les ailes de l'archange ; les blan-


cheurs angéliques y tiédissent sous la chaleur d'un sang ri-che et pur. Eloa est un ange, c'est une femme aussi. La muse du poète est chaste sans froideur ; comme il a été dit : « On a chaud sous sa toison d'hermine1.» •'» Au-dessous d'Eloa, belles d'une beauté moins pure, se groupent la femme adultère, la fille de Jephté, madame de Soubise, Emma aux petits pieds, princesse de la Gaule, el Dolorida, de qui le bon sang espagnol ne ment pas au proverbe :

Yoamo mas a tu amor que a tu vida.

J'aime mieux ton amour que ta vie.

Toutes ces femmes sont peintes avec une grâce décente, une pureté qui a fait souvent penser aux tableaux de Raphaël. Les types du poète sont purs comme ceux du divin Sanzio, mais ne baignent pas comme eux dans une joyeuse lumière. « Si j'étais

M. Barbey d'Aurevilly.


peintre, je voudrais être un Raphaël noir,» a dit le poëte, entendant qu'une ombre triste et mélancolique sied aux créations du poëte et du penseur moderne. Alfred de Vigny n'a pas la lumineuse joie d'un André Chénier, il est plus profond et plus sombre : il y a en lui quelque chose d'un Byron résigné.

Les Poèmes antiques et modernes charmèrent les délicats et les poêles ; ils n'allèrent guèr¥ plus avant; la muse de Vigny entra dans ce demi-jour si doux aux esprits ■Supérieurs.

Le comte Alfred de Vigny sortait parfois de « sa tour d'ivoire » pour traverser la plus haute société parisienne; il se mêlait volontiers aux meilleurs d'entre les poètes et les littérateurs. 11 était l'ami de Lamartine, et connaissait Victor Hugo et Alexandre Dumas. Les grandes solennités littéraires n'avaient pas lieu sans lui. Après la première représentation de la Christine d'Alexandre Dumas, où jouait Marie Dorval,


Alfred de Vigny se livra à un travail littéraire unique dans sa carrière, et qui ne porte guère l'empreinte de sa main.

L'interminable drame où la force énorme et terrible de Dumas s'épuise, empêtrée dans le tissu mou et terne des mauvais vers, « Christine » avait été criblée de sifflets en cent endroits : certaines tirades avaient fait chavirer l'œuvre. Il s'agissait de les jeter à la mer pour faciliter la traversée du lendemain, suppressions délicates et raccords pénibles, toute la besogne devait être terminée pour le lendemain matin. Alexandre Dumas avait, selon l'usage, des convives à recevoir cette nuit-là. Il était fort empêché de corriger son œuvre, et d'abreuver son monde dans la même nuit ; Alfred de Vigny et Victor Hugo prirent le manuscrit ; ils s'enfermèrent dans un cabinet, où ils travaillèrent quatre heures de suite avec un acharnement qui ne fut point ralenti par lebruit voisin des yerres et des chansons. Ils * sortirent au jour, passèrent gravement par


dessus les convives couchés et endormis, laissèrent le manuscrit sur la cheminée et s'en allèrent sans réveiller personne.


VI

Pour ne s'être pas souvenu.

WEBSTEH.

Le lundi 6 novembre <826, à 1 < heures, le comte Alfred de Vigny fut présenté, par le colonel Hamilton Bunbury, à sir WalterScott, dans un appartement de l'hôtel de Windsor.

L'auteur (Vlvanohé, prenant le volume de Cinq-Mars, dit : « Je connais cet événement, c'est une belle époque de votre histoire nationale. Ne comptez pas sur moi pour critiquer, mais je sens, je sens. »


Juste hommage que fit Alfred de Vigny, en présentant son Cinq-Mars à Walter Scott. C'était bien en effet l'influence des admirables compositions historiques du vieil Ecossais qui avait produit le roman de M. de Vigny.

Les œuvres de Walter Scott, connues en France par les traductions de M. Defauconpret, étaient beaucoup lues et fort admirées alors. La curiosité historique s'éveillait.

Augustin Thierry restituait l'histoire avec cette force créatrice qui est de la poésie.

Avant lui Chateaubriand avait fait preuve, dans ses Eludes, d'un amour intelligent de l'histoire. Les artistes se tournaient vers le passé dont ils voulaient reproduire la vraie couleur et la vraie forme. Victor Hugo, de son œil grossissant, interrogeait les gnômes et les démons de Notre-Dame. Victor Hugo n'a pas toujours voulu comprendre ce que répondirent ces symboliques représentants du moyen âge : le sang bouillonne avec trop de fracas dans sa tête pour que ses oreilles


puissent percevoir, au milieu de ce vacarme intérieur, les bruits du passé, Victor Hugo ne s'était pas moins inquiété d'histoire.

Alexandre Dumas, avec Henri III, avait mis au théâtre un semblant d'histoire. C'était le fonds commun où l'on puisait; le génie lui demandait l'idée, le talent lui demandait les formes.el les couleurs.

Alfred de Vigny* dans son enfance, ayatt dévoré beaucoup de mémoires et de chro-

niques, et depuis n'avait cessé de respirer cette poussière du passé, incessamment remuée autour de lui; son idée dut nécessairement se formuler au moins une fois dans un cadre historique.

En une nuit de l'année 1824, à Oloron, dans les Pyrénées, il écrivit le plan de son roman de Cinq-Mari. Il laissa l'œuvre se développer deux ans Aans n têle, et, en 1826, commença d'écrire, après avoir la 4 à la lampe 300 volumes et manuscrits mal imprimés et mal écrits de Joule façon'.»

1. Alfred de Vigny.


La besogne est méritoire, surtout pour M. de Vigny qui, il faut le dire, n'avait pas, ce faisant, la moindre intention de peindre une époque ou des caractères historiques, mais bien de créer des types imaginaires.

Il étudia le xvne siècle, non pour peindre le xvne siècle, mais pour y faire mouvoir, sous des noms historiques, des êtres conçus par lui et réalisant son idéal particulier. L'histoire n'est, dans son œuvre, que la toile du fond, qu'une manière assez arbitraire d'indiquer que les personnages se tiennent en un lieu quelconque de la terre.

Étrange contradiction ! M. de Vigny, les documents en main, compose un roman historique et repousse jusqu'à la pensée d'y faire intervenir la vérité historique.

« A quoi bon, dit-il dans la préface de son roman, à quoi bon les arts, s'ils n'étaient que le redoublement et la contre-épreuve de l'existence?. Laissez-nous rêver que parfois ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou des


méchants plus résolus ; cela fait du bien. Si la pâleur de votre vrai nous poursuit dans l'art, nous fermerons ensemble le théâtre et le livre, pour ne pas le rencontrer deux fois. ,

Selon ces théories, l'imagination n'interprète pas la vérité : elle l'abolit pour se substituer à elle.

M. de Vigny comprit d'une étrange façon le romau historique; ce fut pour lui l'occasion de substituer aux personnages réels des personnages typiques et presque abstraits qui leur prissent leurs noms et leurs vêtements. Sous le nom de Richelieu, l'auteur fait mouvoir l'Ambition, sans s'inquiéter de creuser les raisons qui firent agir le cardinal-ministre. L'Amitié se nomme de Thou et c'est un personnage aussi peu réel que le Pylade de Racine. Le défaut du système éclate dans l'œuvre. Les personnages, jetés dans un pays étranger, sous des habits d'emprunt, se meuvent gauchement et parlent faux. Le roman est manqué daus son en-


semble, et c'est seulement dans quelques détails qu'il faut chercher Alfred de Vigny avec son beau ton, son charme descriptif et sa poésie.

Ce livre, le seul médiocre qu'Alfred de Vigny ait jamais publié , fut nécessairement le mieux accueilli de la foule, dont les jugements sont infaillibles à qui sait les comprendre. Les femmes pleuraient et disaient à l'auteur : — a Ah ! faites-nous des Cinq-Mars, c'est votre véritable talent. »

Quatre éditions furent épuisées en moins -de deux ans, et des traductions en italien, en anglais, en russe même, allèrent tirer des larmes à tous les beaux yeux de l'Europe. J Le poète avait prévu ce succès : « j'ai donné Cinq-Mars, a-t-il dit, pour faire lire mes vers. *


VII

« Elle garda la maison > (Epitaphe d'une femme antique.)

Alfred de Vigny rencontra à Pau une jeune Anglaise, mademoisell e Lydia Bunbury, qu'il épousa en 1820. Le père de la ieupe fille, vieil bomme rois ou quatre fois millionnaire, n'avait pas cru pouvoir s'opposer à un mariage que sa fille voulait sérieusement. Les parents anglais, lien différents en ceci des nôtres, ont ce préjugé singulier de ne pas oser substituer leur volonté à celle de leurs enfants quand ceux-ci


se marient. Ils donnent pour motif de cette compromettante condescendance qu'on se marie pour soi et non pour son père. M. Bunbury avait donc consenti à ce que M. de Vigny devint son gendre ; mais il ne puL trouver la force d'estimer un gendre qui faisait des vers.

Peu lui importait l'homme, il ne voyait que le poète, monstre hideux. L'idée qu'un poète était entré dans sa famille le révoltait à lui tourner le sang. Ses rêves les plus horribles lui faisaientvoirmitelhommeassisîi son foyer.

M. Bunbury élait Anglais : il voyagea pour chassercette odieuse obsession; il cessa d'être père) et ne futplus que touriste. Le ciel d'Italie lui versa le repos avec l'oubli de son gendre poétique, tellement qu'un jour, se trouvant à Florence assis, dans un banquet, ?J. côté de M. de Lamartine, alors en ambassade, il adressa ces. paroles à son illustre voisin : — « Monsieur, vous qui êtes poète, vous devez connaître les poètes de votre pays? »

M. de Lamartine lulayant répondu qu'en elfet il croyait en connattre beaucoup :


— « C'est, ajouta M. Bunbury, que ma fille a épousé l'un d'eux. »

Mais quand il fallut nommer ce gendre, le beau-père fit quelques efforts de mémoire, et ne put trouver une syllabe du nom qu'il cherchait.

Le poète cita quelques-uns de ses plus illustres confrères, et le nom d'Alfred de Vigny lui monta vite aux lèvres.

- « Vigny!. c'est précisément celui-là qui a épousé ma fille, interrompit M. Bunbury. »

Il s'était souvenu de son gendre. Plus tard, il se souvint encore de lui pour le déshériter.

Grave et honnête, madame de Vigny garda pur le beau nom qu'elle avait reçu du poète. Mais, faible et maladive, elle coûta à son mari des sacrifices continuels de temps et de pensée. Il veilla assidûment sur celle qui avait gardé sa maison ; il fut presque continuellement son garde-malade, et ne quitta ce pénible soin qu'au lit de mort de sa


femme, promis lui-même à la mort sans délai.

Madame de Vigny mérite cette louange qui est à peu près toute la part de gloire qu'une femme puisse obtenir dans notre civilisation : elle n'a jamais fait parler d'elle.


VIII

L'histoire est la véritable épopée des peuples modernes, et nous voyons qu'elle a Mjà produit la plupart de leurs plus grandes œuvres poétiques.

Louis XAVIER DE RICAUD.

En 1829, le théâtre français était encore en - proie aux Briffault et aux Arnault, qui coulaient la pâle docile et incolore de leurs conceptions dans ce mouleusé dontle génie de Corneille et le talent de Racine n'avaient pu, dès l'abord, dissimuler l'élroitesse et l'insuffisance. Népomucène Lemer-


cier avait bien tenté, depuis longtemps, de briser ce rnotile gênant et de donner à chacune de ses œuvres dramatiques sa forme fatale et obligée. Un des meilleurs esprits du xvme siècle, Diderot, avait même, avant lui, essayé de protéger les libres développements de la pensée dramatique.

Mais Diderot était oublié et Lemercier était sifflé ; donc tous deux avaient tort, et le Ninus II de M. Briffault qui, persécuté par la censure, avait émigré de Barcelone à Babylone où il vivait tranquille, caché sous les boucles de sa fausse barbe assyrienne, cet inénarrable Ninus Il était le descendant direct de l'Assuérus de Racine, et, à ce litre, le légitime souverain du parterre, l'oint du seigneur Dnvicquet. Victor Hugo avait déjà en portefeuille ou dans les cartons des directeurs de théâtre deux' pièces révolutionnaires qui devaient aider à - l'affranchissement de l'art. Iftais, si puissant que soit un génie, il ne peut produire, d'un 'coup, une rénovation complète.-L'œuvre de délivrance


que devait tenter le drame de Hernani n'allait pas beaucoup au-delà de la forme scénique. C'était l'enveloppe classique que Hugo déchirait : la dose d'éléments dramatiques qu'on mettait inévitablement dans cette enveloppe, il la conservait, il, en usait sans guère y ajouter. Le drame de Hemani, on l'a-troppeu remarqué, est à peu près classique par le fond.

Alfred de Vigny, longtemps avant que Hernani eût paru à la scène, avait eu l'idée d'une révolution dramatique plus profonde et, par conséquent, plus féconde. Il avait voulu affirmer, la liberté de conception en même temps que. la liberté d'exécution.

« La scène française s'ouvrira-t-elle,- ou non, à une tragédie moderne produisant : — dans sa conception, un tableau large de la vie, àp lieu du tableau resserré de la catastrophe d'une intrigue; — dans sa composition, des caractères, non des r ô les, des scènes paisibles sans drame, JOêlées à des scènes comiques et tragiques ; -


dans son exécution, un style familier , comique, tragique et parfois épique? w Pour résoudre la question, il fallait l'autorité d'un chef-d'œuvre, l'exemple d'un drame qui, par lui-même, fût hors de question. Alfred de Vigny traduisit Othello pour la scène. Le rhythme entrait pour beaucoup dans le débat; il fallut que le traducteur fît sa version en vers. Un travail de ce genre, accompli avec l'intelligence et le respect de l'original, est assurément le plus pénible et le plus ingrat labeur que le talent puisse s'imposer. -'Of"" L'idée, dans toute tête bien organisée, naît avec sa forme. Elle jaillit tout armée, comme Minerve du cerveau de Jupiter; mais ajuster une panoplie nouvelle à la déesse d'autrui , sans froisser les membres délicats de l'Immortelle , c'est une œuvre à lasser les doigts des meilleurs artistes. A l'époque où Alfred de Vigny traduisit le More de Venise, les translateurs, qui étaient nombreux, étaient bien loin de


surmonter les difficultés d'un semblable travail : ils ne les voyaient même pas. Ils plaquaient la cuirasse plate et uniforme de leurs alexandrins sur la pensée étrangère; ils l'étouffaient, l'écrasaient, la mutilaient, la déguisaient honteusement, et avaient coutume d'appeler leur odieuse trahison une conquête du génie français. Alfred de Vigny fit une traduction aussi littérale que peut l'être une traduction en vers; depuis, il a été égalé dans cette dure tâche, mais il demeure le premier qui l'ait entreprise.

11 y a déployé l'intelligence d'un poëte et la patience d'un soldat.

Enfin, dans un moment « où la politique semblait assoupie par la trêve d'un ministère modéré i, » la tentative fut faite. Le 24 octobre 829, le More de Venise fut représenté sur la scène du ThéâtreFrançais. Othello parut sous les traits de Joanny, et la pàle DesJemona" emprunta

1. Alft'iù de Vigny.


la beauté superbe de mademoiselle Mars.

Le More de Venise fut respecté, sinon admiré; le mouchoir de Desdemona, terreur et dégoût du bon Ducis, parut enfin digne d'un parterre.La voie dramatique était, sinon entièrement ouverte, du moins un peu déblayée à la conception moderne du drame.

On sait quelles œuvres illustres parurent depuis sur la scène française. Othello, Henri Ill, Hernani, marquent assurément une époque nouvelle du théâtre en France ; mais l'ère ouverte par l'intelligente audace d'Alfred de Vigny, par la force impétueuse d'Alexandre Dumas et par la puissance lyrique de Victor Hugo, si imposante qu'elle soit, n'égale assurément pas encore notre théâtre aux théâtres indien, grec, anglais, espagnol et allemand. Nous ne pouvons rechercher ici les causes de cette infériorité, mais l'œuvre de M. de Vigny, que nous allons immédiatement rencontrer sur notre chemin, nous révélera peut-être, en passant.

quelqu'une de ces causes.


En 1829, Alfred de Vigny n'avait encore aucune intention de tenter le théâtre pour son propre compte. Il avait essayé quelques tragédies dans son enfance, à une époque où l'on ne pense pas encore; mais aucune de ses pensées ne s'était présentée à lui sous une forme dramatique. Il ne sentait pas en lui le germe d'une conception de ce genre, ou du moins il ne prévoyait pas le temps où elle serait mûre. « Il est possible, écrivait-il, qu'après avoir touché, essayé et bien examiné avec un prélude de Shakespeare cet orgue aux cent voix qu'on appelle théâtre, je ne me décide jamais à le prendre pour faire entendre mes idées. » Im&' Et pourtant, trois ans après, le 25 juin 1831, le comte Alfred de Vigny faisait représenter, pour la première fois, au théâtre de l'Odéon, la Maréchale d'Ancre, drame en cinq actes et en prose..t" - f , L'auteur de Cinq-Mars se plaçait une seconde fois en face de l'histoire, muse


farouche qu'il avait trop peu respectée.

Les ressorts secrets du drame, tels que l'auteur les révèle, ne manquent assurément ni de grandeur ni de profondeur, et semblent de nature à imprimer à l'œuvre nouvelle quelque chose de la majesté terrible des tragédies antiques.

« Au centre du cercle que décrit cette composition, un regard sûr peut entrevoir la destinée, contre laquelle nous luttons toujours, mais qui l'emporte sur nous dès que le caractère s'affaiblit ou s'altère, et qui, d'un pas très-sûr, nous mène à ses tins mystérieuses, et souvent à l'expiation, par des voies impossibles à prévoir. Autour de cette idée, le pouvoir souverain dans les mains d'une femme, l'incapacité d'une cour à manier les affaires publiques, la cruauté polie des favoris, les besoins et les afflictions des peuples sous leurs règnes. Ensuite les tortures du remords politique, puis celles de l'adultère frappé, au milieu de ses joies, des mêmes peines qu'il donnait sans scrupule ;


et, après tout, la pilié que tous méritent1. »

Mais l'écrivain qui a su trouver dans l'histoire les éléments d'un drame imposant et profond, et qui tient ces éléments enveloppés et resserrés dans une idée dramatique, va, par un malheur inconcevable, par la plus incroyable des contradictions, chercher, dans les conceptions arbitraires d'une fable philosophique, les développements que l'histoire lui donnait avec une vérité bien plus fatale et une philosophie, moins symétrique sans doute, mais tout aussi réelle.

La hauteur du drame s'abaisse des sommets de l'histoire aux plates régions de l'anecdote. Les personnages, au lieu d'être nécessairement vrais, deviennent ingénieux et faux. Voilà ce qu'on gagne à trahir l'histoire. L'imagination ne s'exerce pas impunément contre elle. L'imagination ranime les cendres éteintes, ou, si elle donne

1. Alfred de Vigny.


la vie à l'argile qu'elle a elle-même pétrie, elle ne peut jeter ses créatures dans un .monde réel, dans un milieu précis, car elles n'y trouveraient point d'intelligences, elles n'y auraient aucun lien, elles y vivraient inharmonieusement ; comme à la statue animée de Pygmalion, il leur manquerait le souvenir maternel.

L'ensemble du drame, la Maréchale d'Ancre, péchant contre l'histoire, pèche contre la vérité.- Le poète se retrouve dans les détails, ingénieux pour la plupart, profonds quelquefois. Quelques superbes scènes méritent le souvenir; le duel du Ve acte compte parmi les plus beaux fragments qu'on puisse citer du théâtre français.

On sent combien il nous serait facile de généraliser les critiques que nous adressons à la Maréchale d'Ancre, et comme facilement on pourrait excuser Alfred de Vigny par l'influence du milieu.


IX J'aime la majesté dtS souffrances humaines.

ALFRED DE VIGNY.

- Alfred de Vigny publia Stello en 1824, VI Servitude et grandeur militaires en "1835.

Poète et soldat, il à raconté le soldat moderne et le poète moderne. -

§ Ier , Ave, César. lmperater, Moritwi te salutant.

Le livre de Servitude et grandeur militaires est composé de trois simples récits


qui sont peut-être ce qu'on a dit de plus fort et de plus beau sur le soldat français.

Alfred de Vigny avait pu, en quatorze ans d'armée, longuement mesurer la grandeur du caractère militaire et son véritable esclavage. Il avait jugé que l'homme de guerre, isolé du citoyen, comme il l'est en France, devient malheureux et féroce à sentir sa condition mauvaise et absurde. Tout en voyant les fronts pliés, sous le shako, aux monstrueuses résignations de l'obéissance passive, il les avait trouvés beaux de leur stoïque impassibilité dans l'accomplissement de devoirs pénibles ou odieux. Il avait compris que c'étaient là des esclaves, mais des esclaves pleins de grandeur. En mémoire de ces héros obscurs, le poète frappa trois médailles de bronze, trois rudes protils impassibles et douloureux, les trois effigies du capitaine du « Marat » déchiré par le duel intérieur du devoir et de la conscience; de l'adjudant d'artillerie de Vincennes, martyr de la responsabilité absur-


dement liée à l'obéissance passive, et du capitaine Renaud, héros anonyme de l'honneur. Vigny a profondément gravé ces durs visages, simples et -francs, sillonnés de coups de sabre et de rides ; il a excellé à faire glisser une larme furtive sur leurs joues de bronze, car if aimait les grognards.

Dans sa vie de garnison, il avait toujouis préféré aux jeunes officiers pleins de chiffres et de théories, « savants sur la coupe de leur habit, orateurs de café et de billard 1, » bavards et vides, les vieux capitaines froids, sévères et bons, dont le dos voûté était demeuré tel que l'avait plié le sac lourdd'habits et de munitions. C'était la société de ces moustaches grises que le lieutenant de Vigny recherchait de préférence. Il les écoutait, il recueillait le récit de leurs impressions et de leurs souvenirs. Il s'efforçait de retrouver l'homme sous le soldat et de faire jaillir de leurs yeux ternes, levés à quine

4. Alfred de Vigny.


pas devant eux, un éclair de tendresse humaine. Puis, dans le recueillement et la retraite, il écrivit le testament sacré de ces sublimes grognards : Servitude et grandeur militaires. »

§ II.

La maladie des perles.

M. SAINTE-BEUVE.

Du soldat passons au poète.

La poésie est nationale et populaire chez les peuples primitifs. Elle fait partie deleur organisation même; elle les imbibe, elle les pénètre, elle circule à travers le corps social, comme le sang de ses veines. Alors les peuples aiment leur poésie, parce que c'esl eux qui la font. Faite par tous, elle est comprise de tous. Commeelle sortde la bouche populaire, elle estla langue populaire, la langue fatale et nécessaire dans laquelle se formulent les lois divines et humaines. Le poète est un prêtre, un législateur ou un guerrier. Mais quand les fonctions se précisent et que les atiri-


butions, en se multipliant, s'excluent les unes les autres, le poète se resserre dans Leneeinte d'airain d'une caste, ses chants ne sont plus l'expression complète d'une race ou d'un peuple, mais seulement d'une idée religieuse ou philosophique. Bientôt même l'enseignement de cette caste est méconnu ; le collége sacré est dispersé par la violence. Le poète n'est plus qu'un individu ; sa poésie devient toute personnelle.

Il se fait sa langue à lui, langue forcément obscure et mal écoutée, qui n'exprime plus que l'hymne ou la plainte d'un être isolé.

Tel est l'état du poète dans les sociétés modernes. Cette déchéance et cette solitude le rendent triste ; et sa muse, à qui la Cité ferme ses murailles, est faible et maladive comme une bannie. L'exilée alors se pare de ses douleurs, ou bien, va chercher dans les souvenirs antiques la joie et la sérémité des temps évanouis.

Cette douleur, vague on précise, est au fond de tôute âme de poète. C'est la mala-


die du génie : Byron et Lamartine l'ont connue, le grand Goëte y a échappé par la contemplation et le souvenir. Alfred de Vigny l'a analysée dans son beau livre de Slello.

Le triste Stello est le poète des vieilles sociétés : il est souffrant et seul au milieu des bruits de la rue, et l'implacable docteur Noir lui démontre, avec une désespérante clarté, que toute forme de la société moderne repousse le poète et n'en a que faire.

Les monarchies absolues le craignent, les gouvernements constitutionnels le dédaignent, les républiques le haïssent.

« La multitude sans nom est ennemie des noms 1. »

Le livre nous apparaît profond et vrai au point de vue où nous nous plaçons, de façon à le découvrir dans son ensemble et à n'y voir que le poète en face de la société moderne.

Alfred de Vigny voulait, dans une seconde

1. Alfred de Vigny.


consultation, interroger l'implacable docteur NOÎT sur la destinée de l'homme ; entendre de lui que « tous les crimes venant de la faiblesse ne méritent que pitié-. » — lîlablir cet axiome : L'espérance est' la plus grande de nos folies.

Et analyser profondément tous les genres de suicide.

La troisième consultation devait être sur les hommes politiques, la quatrième sur l'idée de Tamour, « qui s'épuise à chercher l'éternitéde la volupté. »

Alfred de Vigny s'arrêta épouvanté. Il demeura silencieux et s'en tint à ses trois ouvrages : Cinq-Mars , Stella, Servitude, grande trilogie qui forme, comme Alfred de Vigny l'a dit lui-même, l'épopée de la Désillusion.

Alfred de Vigny portait, dans sa vie comme dans ses écrits, le deuil profond du mal universel. Les préoccupations du poète sur le sort des poètes étaient continuelles


et vraies il apprit avec douleur, en 1839, que Lassailly venait de succomber à une lièvre chaude causée par la surexcitation d'un cerveau excessif et supérieur. Il parla de ce malheur à M. de Lamartine, qui fit une quête pendant une séance de la chambre, et M. de Vigny eut la joie d'en porter le produit à la sœur du pauvre poète.

Une préoccupation du même genre, et également généreuse, lui fit écrirf, le 15 janvier 1841, aux députés, une lettre sur mademoiselle Sedaine et la.propriété littéraire.

Il n'appartenait qu'à une âme aussi désintéressée que la sienne de plaindre la misère des autres sans, avoir jamais eu à l'éprouver pour son propre compte, ni même à la redouter. Quant aux souffrances morales, H devait à la délicatesse de son organisation de les percevoir avec une intensité particulière.


x

« Stabat Mater. »

Un jour de l'année 4847, M. Léon de Vigny, âgé de 74 ans, malade et courbé par les blessures, se redressa sur son lit et prit rudement la petite main de son fils Alfred.«Mon enfant, lui dit-il, je ne veux pas faire de phases, mais je sens que je vais mourir; c'est une vieille machine qui se détraque ; rends ta mère heureuse et garde toujours ceci. »

Et il mourut.

: Il avait remis à l'enfant le portrait de sa mère.


Nous avons vu , penché sur le berceau de l'enfllpt, le profil triste jusqu'à la sévérité de cette mère dont il avait l'âme grave et les beaux cheveux blonds. Madame de Vigny, fille de l'amiral Baraudin, cousine de Bougainville et petite-nièce du poëte Régnard, était bien du sang de ces hommes forts et sains. Il y avait entre Alfred et madame de Vigny cette sympathie profonde que la mystérieuse nature mit entre le fils et la mère. Alfred était, de ses quatre fils, le dernier et le seul qui ait vécu : les autres étaient morts avant sa naissance ; et la mère avait enseigné à l'enfant qu'il avait trois anges gardiens dans le ciel, Léon, Adolphe, Emmanuel, dont il fallait mêler le nom à ses prières.

Alfred de-Vigny, après qu'il eut quitté le service et qu'il se fut marié, prit sa mère avec lui ; elle était souffrante, il se fit son garde-malade ; il lui lisait de bons livres très-sérieux, il se faisait porter chez elle son déjeuner, il veillait à ce qu'elle entendit


la musique qu'elle aimait. Il passait quelquefois la nuit debout près du lit de la malade qui le payait, au matin, d'une parole comme celle-ci : — « Tu me fais plus de bien que les médecins. »

Alfred de Vigny n'avait qu'une médiocre fortune : les nuits de travail payaient Jes dépenses de la malade. Pieux tribut du génie, les éditions de Cinq-Mars prolongèrent l'existence d'une mère.

Au printemps de l'année -1833, madame de Vigny eut une attaque de paralysie; elle mit quatre ans à achever de mourir.

Un soir de décembre 4837, assise dans son fauteuil, les pieds sur son tabouret, elle se mit à chantonner sur un vieil air :

Une humble chaumière isolée Cachait l'innocence et la paix.

Là vivait, c'était en Angleterre, Une mère dont le désir Était de laisser sur la terre Sa fille heureuse, et puis mourir.


— « De qui est donc ceci, maman ? demanda son fils.

— De Jean-Jacques, dit-elle, « sa fille « heureuse, et puis mourir, » entends-tu? »

Une autre fois elle lui disait : — « Je serais bien égoïste de ne te pas donner mes livres; je ne les lirai plus.

— Elle me tue avec ces mots-là! » soupirait son fils, qui disputait pieusement cette mère adorée à la mort qui venait.

Madame de Vigny mourut dans les bras de son fils le 21 décembre 1837.

Après avoir longuement pleuré, Alfred de Vigny écrivit ceci : « 29 décembre. Son visage était angélique dans la mort ; j'ai pleuré à genoux devant elle, j'ai pleuré amèrement, et cependant je sentais que son âme sans péché était délivrée, et, revêtue d'une splendeur virginale, planait au-dessus de moi et de son beau visage, dont les yeux étaient doucement entr'ouverts comme dans le sommeil des bienheureux. Pourquoi donc ai-je tant pleuré? Ali !


c'est qu'elle ne m'entendait plus et qu'il me fallait garder dans mon cœur .tout ce que je lui aurais dit. »

Le souvenir de sa mère ne le quitta ja, mais ; agenouillé sur la tombe qu'il lui-ayait élevée, il la voyait vivante et endormie ; une nuit qu'il lisait le Stabat mater, il la sentit étendue à ses pieds et « pleura amèrement. »


XI

Un désespoir paisible est la sagesse même.

ALFRED DE VIGNY.

L'âme d'Alfred de Vigny était profondément religieuse et même un peu mystique.

Le-poète, méditait de donner à un nouveau recueil le titre d' Elation, qui, par une mystérieuse ressemblance des mots, impliquait l'idée d'un office divin. Il y avait en lui du prêtre; il avait tout l'hiératisme qui peut entrer dans une âme moderne, la conscience du sacerdoce qu'exerce l'intelligence.


Aussi un poète comme Vigny, n'est-ce pas vraiment un' prêtre de la nouvelle loi, un initiateur? Sa foi se bornait à un petit nombre de convictions négatives lentement amassées et sur lesquelles il asseyait un désespoir calme. Ayant cherché Dieu dans la nature et ne l'ayant pas trouvé, il voulait que l'être humain se tînt seul et debout, I ayant son Dieu présent en lui : l'honneur.

Le sage, selon lui, ne devait pas s'obstiner à appeler sans cesse un Dieu toujours caché ou toujours absent.

Il écrivit un jour ces mots sur son journal : « La terre est révoltée des injustices de la création ; elle dissimule par frayeur de l'éternité, mais elle s'indigne en secret contre le Dieu qui a créé le mal et la mort.

Quand un contempteur des rlieux paraît, comme Ajax, fils d'Oïlée, le monde l'adopte et l'aime ; tel est-Satan, tels sont Oreste et don Juan.

« Tous ceux qui luttèrent contre le ciel


injuste ont eu- l'admiration et l'amour secret des hommes. »

Celui qui traça ces lignes lança, dans une de ses plus fortes poésies1, le défi de la créature au créateur. Tout est sincère, tout se lie et s'enchaîoe dans la vie et dans l!œuvre d'Alfred de Vigny. Jamais, au plus lourd instant de lassitude, il ne tenta de s'appuyer sur une religion étrangère, .si froide et si sévère que fût la sienne. Mais il sentait bien que l'honneur ne peut être l'unique religion de tous, et que si toute foi périssait, les nations ne pourraient se prendre à l'honneur pour se tirer du désespoir.

c 0 céleste illusion de la foi, s'écriait-il alors, reste dans les contrées qui t'ont cultivée comme une fleur sacrée! car, lorsque tu auras quitté la terre entière, que feront les hommes encore? N'est-il pas merveilleux que, lorsqu'on apprend à-l'enfant qu'il doit mourir un jour, il ne se couche pas

1. Le Jardin des Olivier'.


jusqu'à ce que la mort vienne le prendre 1 ? »

Cette âme était stoïque et, par un étrange contraste, un peu féminine. Planant avec sérénité au-dessus des faibles, elle se penchait vers eux avec une sympathie native et profonde. Elle entra dans la géhenne où mouraient les Chatterton et les Gilbert, un peu comme la fille des anges qu'elle avait rêvée descendit vers Satan qui souffrait.

Sans être atteinte elle-même de leur mal, elle en ressèntait. l'impression avec rexquise délicatesse d'une organisation de femme.

Le poète voyait avec tristesse les individus s'abhner tour à tour dans ce gouffre de la Mort, dans ces vagues royaumes (THadës qui lui apparaissaient terribles, insondables, comme les voyait Byron Il ne savait où vont les peuples, et il ne

1. Le Char de Brahma, projet de poëme.

2. Gain.


sut jamais bien ctfmmeut il faut les mener ou comment ils doivent se conduire.

Sur le gouvernement des peuples, il eut des idées et des impressions, et les impressions n'étaient point conformes aux idées. Le dernier des Vigny avait, dans le sang, un attachement instinctif pour la monarchie. On n'a pas impunément des ancê-; tres gentilshommes, un oncle tué à Quiberon, un père soldat du roi et une mère dévotement royaliste. Le comte Alfred de Vigny aimait les royautés, c'était affaire de goût, de sentiment, d'impression. Maisl'auteur de Stello et de Chatterton ne trouvait point le régime de la Restauration conforme à ses maximes de penseur. Lui qui n'avait pas voulu voir la révolution dans les faits, il fut obligé, par la force de son intelligence, de la rétablir dans le domaine de l'idée. En 1835, le penseur écrivit ces lignes que le gentilhomme ne dut avouer qu'avec regret : « Le seul gouvernement dont l'idée ne soit pas intolérable, c'est celui d'une ré-


publique dont la constitution serait pareille à celle des États-Unis américains. »

Au reste, cette lutte de deux hommes en un fut ,toul £ intellectuelle : elle ne se traduisit jamais par un acte quelconque. Alfred de Vigny ne fut jamais un homme politique; c'est son âme que nous essayons de raconter en ce moment.

Le 29 juillet 4830, au bruit de la fusillade, il écrivit ceci : « Depuis ce matin, on se bat. Les ouvriers sont d'une bravoure de Vendéens; les soldats d'un courage de garde impériale : Français partout. —: Ardeur et intelligence d'un côté, honneur de l'autre. — Quel est mon devoir ? Protéger ma mère et ma femme. Que suis-je? Capitaine réformé. J'ai quitté le service depuis cinq ans. La cour ne m'a rien donné durant mes services. Mes écrits lui déplaisaient ; elle les trouvait séditieux. Louis XIII était peint de manière à me faire dire souvent : Foms qui éles. libé'rai. J'ai reçu des Bourbons un grade par


ancienneté, au 5e de la garde, le seul, car j'étais entré lieutenant. Et pourtant,si le roi revient aux Tuileries et si le dauphin se met à la tête des troupes, j'irai me faire tuer avec eux. — Le tocsin. — J'ai vu l'incendie de la fenêtre des toits. — La confusion viendra donc par le feu. Pauvre peuple, grand peuple, tout guerrier !

a J'ai préparé mon vieil uniforme, si le roi appelle tous les officiers, j'irai. - Et sa cause est mauvaise, il est en enfance ainsi que toute sa famille ; en enfance pour notre temps qu'il ne comprend pas. Pourquoi ai-je senti que je me devais à cette mort ?

Cela, est absurde. Il ne saura ni mon nom ni ma fin. Mais mon père, quand j'étais encore enfant, me faisait baiser la croix de Saint-Louis, sous l'Empire : superstition, superstition politique, sans racine, puérile, vieux préjugé de fidélité noble, d'attachement de famille, sorte de vasselage, de parenté du serf au seigneur. Mais comment ne pas y aller demain matin s'il nous ap-


pelle tous? J'ai servi treize ans le roi. Ce mot : le roi, qu'est-ce donc? Et quitter ma vieille mère et ma jeune femme qui comptent sur moi! Je les quitterai, c'est bien injuste, mais il le faudra.

«La nuit est presque achevée. — Encore le canon. » — Et le lendemain, il ajoutait : « Ils ne viennent pas à Paris, on meurt pour eux. Race de Stuarts ! oh! je garde ma famille! »

Alfred de Vigny, ainsi qu'il l'a dit luimême, jugeait enfin avec sa tête ce que la

veille encore il jugeaIt avec son cœur.

Quelques jours pprès, - il organisa la 2e compagnie du 4e bataillon jde la 1re légion de la garde nationale.

Un petit fait, mais dont Alfred de Vigny aimait à se souvenir et qu'il contait souvent à ses amis, se rattache à l'époque de sa vie' où il commandait la garde nationale yoici : Etant colonel, le comte de Vigny rei}^ tra au poste jun officier du même cor


vieux déjà,, à demi paralysé et de mine farouche, qui le regardait avec défiance. Ce vieillard sombre était Népomucène Lemercier, poète de génie et le plus beau caractère d'écrivain de tout l'empire. Les sifflets du parterre, les balles des pistolets anonymes 1, le mépris des jeunes romantiques, tous plusou moins catholiques ou royalistes, la maladie, l'âge, rien n'avait plié cette âme de fer trempée dans la Révolution. Les ruines l'avaient frappé intrépide, comme Caton ; mais la solitude l'avait rendu farou- che. En chaque homme qu'il rencontrait, il s'apprêtait à trouver un ennemi. En face du poète gentilhomme, le vieux lion demeurait froid et silencieux, attendant l'outrage accoutumé.

Mais le comte de Vigny savait juger le prix d'un grand caractère et d'un grand poète : il estimait profondément Népomu-

1. Voir l'introduction dti 4me volume du Cours de Littêrature dramatique de N. Lemercier, et les Hommes du jour, par St-Edme et Sarrut, biogr. de Lemercier.


cène Leinercier; il lui témoigna son admiration en paroles chaudes et fortes. Il parlaen poète des œuvres du poète, de son théâtre si hardi ét si nouveau, de' sa Panhypocrisiade d'un génie si amer. Il lui cita des vers.

Il Il -.. Il. ,,'-" 'I ,"', -,-.

, 1

L * Et sent se dépouiller l'or de sa chevelure. *

Alfred de Vigrfy reçut le prix de sa loyale admiration. Il vit pleurer le vieux Népomucène Lemercier, qui s'écria, les yeux humides : « Je ne suis donc pas encore tout à fait oublié! » L - Cet honnête homme mourut en H 840.

Alfred de Vigny vantait l'épilaphe que Lemercier lui - même avait dictée pour sa tombe: * II fut homme de bien et cultiva les lettres. »

- Le 29 août,.à une revue du Champ Mars, le comte Alfred de Vigny e a


le 48 bataillon de la re légion. Le roi- LouisPhilippe ôta son chapeau, au commandant et dit: : - « Je suis bien aise de vous voir et de vous vQir là. Votre bataillon est très-beau.» Alfred de Vigny dit qu'il trouva le roi beau et ressemblant à Louis XIV, ict il ajouta : « A peu près comme madame deSévignc trouvait -Louis XIV te plus grand roi du monde après avoir- datisê avec lui. »

L'ironie est la dernière phase Je la désil- lusion. -

Dès lors, Alfred de Vigny resta doucement ironique devant tou? les grands changements d'État qui s'accomplirent sous ses yeux. Il put avoir encore quelques préférences, mais plus de culte; il avait rompu le pacte des ancêtres et renoncé à leur héritage de fidélités et de haines politiques.

Il vécut libre et fier, à l'abri des intrigwes, loin .des politiques ambitieux et inquiets ; enfin il se montra d'gnç en tout point de


la belle louange contenue dans les beaux vers que son ami Antoni Deschamps lui adressa 1 :

Alfred, ce n'est pas toi qui voudrais, à ce prix, T'asseoir à leurs côtés, sous leurs vastes lambris ; Comme un cygne tombé dans un marais immonde, Souiller ta plume blanche en la fange du monde.

Et mêler, pour la perdre en ce bruyant séjour, Ta parole immortelle. à leur fracas d'un jour Non, non, ce n'est pas là le poste du poète : La muse chante au temple, ailleurs elle est muette !

Comme on fait aujourd'hui, toi, tu ne voudrais pas Prostituer ta lyre aux choses d'ici-bas ; Tu l'estimes trop sainte, et méprisant la ruse, Tu n'attachas jamais de cocarde à ta muse.

Les Dieux lares sont tout, et le Forum n'est rien.

Le scepticisme profond et doux qui fut toujours dans l'âme du poëte augmenta avec l'ige. En 1848, Alfred de Vigny était en proie à un désespoir calme qui lui faisait chercher le repos et la solitude. Il aimait

1. Non plus que les glorieuses louanges, les honorables injures ne lui firent défaut. Alfred de Vigny fut insulté par l'auteur des Libres Penseurs.


AL de Lamartine, mais il n'était jamais de son avis.

Il n'espérait rien qui lui plût, ni de lui ni des autres. M. de Vigny avait cette vertu qui est propre au sage dans les époques de décadence et de corruption, vertu solitaire qui ne prend d'appui qu'en elle-même, repousse toute sanction du monde et n'a plus de foi qu'en sa propre divinité intérieure ; elle est à elle-même son génie et sa lumière.

Tels furent aussi les derniers honnêtes citoyens de Rome, et l'âme du poète ressemble un peu aux plus douces et aux plus tendres d'entre les âmes qui traversèrent, sous le manteau du stoïcien, l'immense orgie du bas empire. Comme les stoïciens, il a toujours i'œil sur le poignard ; il vit familièrement avec l'idée de la mort volontaire qu'il finit par incarner dans son personnage de Chatterton.

S'abstenir était le premier principe de sa conduite. Il avait horreur d'une activité stérile et bruyante. Le temps était loin où l'ar-


deur de l'action avait fait mugir ses tempes.

Il vil avec tranquillité, mais non sans amertume, les premiers actes du gouvernement provisoire, et bientôt se retira en sa terre natale de Beauce, dans son vieux château gothique du Maine-Giraud, qui était plein, pour lui, de souvenirs maternels.

C'était une petite forteresse à tourelles, ceinte d'ormes, de frênes et de vieux chênes, arbres séculaires que le dernier des Vigny ne souffrit jamais qu'on abattit, parce que, disait-il, les vieux arbres ressemblent aux vieux parents. Le Maine-Giraud, avec ses mille fenêtres et ses grands parcs, coûtait des impositions énormes et ne rapportait rien. Il donnait le droit d'être député.

« Or, c'est justement ce que je ne veux pas être, disait M. de Vigny. Mon âme et ma destinée seront toujours en contradiction.

— C'était écrit I »


XII

Quand i!s seront tous assemblés et assis, je leur dirai.

USAGE.

Alfred de Vigny n'était pas né pour le théâtre ; son âme contemplative et toul intérieure semblait peu propre aux expansions du drame. Mais les émotions de la scène deviennent nécessaires à quiconque les a une fois éprouvées. L'auteur, médiocrement goûté, de la Maréchale d'Ancre, ne renonça point à un mode d'expression qui ne lui était pas naturel, mais que son talent d'artiste lui permettait d'acquérir. Il persista, et il fit bien : à cette patience nous de-


vons deux chefs-d'œuvre un peu artificiels, mais purs et durables.

Un jour, la princesse de Bétbune raconta à M. de Vigny une anecdote qui le frappa fortement." C'était l'histoire d'un mari qui n'avait, au su de tout le monde, jamais mis les pieds chez, sa femme depuis cinq ans. Il savait fort bien qu'elle avait un amant, mais les choses se passaient avec décence.

Un soir, tce mari entre chez sa femme.

Elle s'étonne, elle s'alarme. Il dit : a Restez au lit; je passerai la nuit à lire dans ce fauteuil. Je sais que vous êtes gresse, et je viens ici pour vos gens. .Elle se tut et pleura. C'était vrai.

Voilà bien tme scène. Il est impassible

de formuler littéralement cette anecdote autrement qu'en comédie. C'est sous cette forme aussi qwe le poète, après plusieurs années, l'exprima.

Quitte pour la petir, petit acte en prose,

fut joué pour la première fois sur le tkéâtre *


de l'Opéra, le 30 mai 4833, par Bocage .el la charmante madame Dorval. - Quoi qu'ait dit l'auteur, dans sa préface, nous écartons la grande question du mariage qu'il fait peser .sur sa pièce, et qui nous, semble bien lourde pour cette œuvre déli-cate et charmante. Par un scrupule digne de lui, M. de Vigny voulait qu'il y eut une pensée dans chacune de. ses œuvres ; et, ■ quand l'œuvre était achevée, cette juste prPr occupatiqn se tournait en une grave inquiétude dont toutes ses préfaces ont gardé l'empreinte, et, particulièrement les quelques lignes d'avis qui .précèdent Quitte pour .la peur. L'excellent petit acte de M. de.

Vigny ne présente ni une action. d'un caractère assez général, ni des développements assej complets pour qu'on y puisse voir 'en jeu le mariage et l'adultère. C'est un ouvrage d'une morale intelligente et haute, mais ce n'est pas une pièce sociale. Le -ekarme de ceUe comédie est dans l'exquise disciédou des formes autour d'un sujet un


peu brutal. M. de Vigny, pour un grand écrivain, s'est montré fort adroit. "1 On applaudit ; il songea immédiatement à mettre à la lumière du théâtre la grande question dont nous l'avons vu constamment préoccupé. Il voulut montrer sur la scène l'âme toute nue d'un poète moderne. )

Dans ce but, il reprit dans Stello l'épisode de Chatterton, qu'il eutà refaire d'un bout à l'autre. Sa première idée s'était formulée d'une façon aussi peu théâtrale que possible.

C'était, dans le livre, une délicieuse et poétique analyse sans décor, sans intrigue, sans aucune scène indiquée, ou du moins développée. Le poète fut obligé de couler à nouveau sa conception dans un second moule absolument différent du premier. Dur labeur de refonte dans lequel le métal court risque de s'altérer ! Ce fut le travail de quatorze nuits. Il en sortit le drame de Chatterton.

C'est ainsi que s'appelle le héros : il n'a rien de commun avec le mauvais garnement decenomqui se suicida en Angleterre, à l'âge :


de dix-neuf ans, après avoir fait des poèmes assez curieux et de fort mauvaises actions.

Le Chatterton de M. de Vigny est purement idéal. C'est le Poète aux prises avec une société égoïste et matérielle. Dans cette lutte

inégale, le poète est nécessairement le plus faible. Il se tue, ou du moins c'est la société qui le tue. Voilà tout le drame. Le poignard a des droits sacrés : il est des devoirs et des intérêts supérieurs à la vie, nous le savons; mais les stoïciens, qui n'étaient point les ennemis de la mort volontaire, n'avaient pas coutume de s'ouvrir les veines à dix-neuf ans, sous prétexte qu'ils étaient pauvres et qu'un magistrat grossier avait, par bienveillance, offensé leur dignité. Nous ne pouvons voir un coupable dans le Chatterton de M. de Vigny,

mais nous ne pouvons non plus reconnaitre en lui un être sain et robuste. i L'épisode de Chatterton intercalé dans Stello exprime une pensée qui est juste en ce qu'elle se confond dans l'idée générale


du livre, laquelle est elle-même juste et vraie. Mais Chatterton, isolé et grossi par la scène, n'offre plus qu'un exemple faux et dangereux. N'importe ! il fit pleurer : on applaudit.

Le succès fut grand, mais l'influence immédiate ne fut pas bonne. Dejuvénils désespoirs poussèrent, comme des champignons, pendant la nuit qui suivit la première représentation. « Le ministre de l'intérieur, M. Thiers, reçut les jours suivants des lettres de tous les Chattertons en herbe : « Du secours, ou je me tue ! »

M. Thiers disait : « Il faudrait renvoyer tout cela à M. de Vigny' » Chatterton n'en est pas moins un drame intime, fort bien fait et écrit dans la plus belle prose que nous ayons jamais entendue sur notre théâtre contempo.

Ce drame contient un des us merveil-

i. M. Sainte-Beuve.


- 1 leux types de femme qui aient été créés depuis Racine. Kitty Bell peut être comparée à Monime: je ne sais laquelle des deux est d'une pureté plus exquise et d'une plus délicieuse pudeur.


XIII

Hamlet.

Est-ce un prologue on une devise pour une bague?

Ofelia.

C'est court, Monseigneur.

Hamlet.

Comme l'amour d'une femme.

SHAKESPEARE.

Kitty Bell, c'était madame Dorval. De quelle grâce poétique, de quelle chasteté suave elle revêtit l'adorable création du poète, ceux qui l'ont vue en ont été surpris et charmés, et ils ont pensé aux « vierges maternelles de Raphaël » et aux « plus beaux tableaux de la charité'. »

1. Alfred de Vigny.


Le génie de madame Dorval n'était toutefois alors une révélation ni pour Vigny, ni pour le public. Madame Dorval avait déjà passé par une brillante série de créations, et Kitty Bell fut une des plus touchantes et une des dernières incarnations de cette âme ardente qui créa « la femme du drame nouveau, l'héroïne romantique au théâtre 1. »

Deux ans avant elle avait, dans Quitte pour la peur, prêté sa pudeur naïve à cette jeune duchesse que le poète avait si finement dessinée. En 1824 déjà , elle avait reçu d'Alfred de Vigny, avec un exemplaire du More de Venise, ces vers empreints d'une admiration voilée :

Quel fut jadis Sbakspeare?— On ne répondra pas, Ce livre est à mes yeux l'ombre d'un de ses pas, Rien de plus.-Je le fis en cherchant sur sa trace Quel fantôme il suivait de ceux que l'homme embrasse, Glolfe,-fortune,-amour, pouvoir ou volupté?

Rien ne trahit son cœur, hormis une beauté

1. Madame Sand.


.,,Qui toujours passe en pleurs parmi d'autres figures Comme un pâle rayon dans les forêts obscures, Triste,simple et terrible, ainsi que vous passez, Le dédain sur la bouche et vos grands yeux baissés.

C'est sans doute un enivrement profond de voir son idée, la création chérie de sa pensée, s'animer dans une femme de génie, palpiter dans son sein, s'enrichir des splendeurs d'un beau sang, marcher, rire, pleurer, être chair.

Quand son rêve se meut ainsi devant lui, le poëte ne peut-il parfois sentir ce que sentit Pygmalion, alors qu'il vit descendre, tiède et rougissante, du froid piédestal, l'amante longtemps inanimée de son génie et de son ciseau? Ne peut-il confondre, dans une idée d'union et de possession, sa pensée qui est à lui, avec l'intelligence, l'organe docile qui l'anime et la réalise? Une confusion de ce genre est faite, en pleine inconscience, par la plupart des spectateurs d'un drame, tout étrangers qu'ils en soient, et l'on a pu dire que, pour une actrice,


il y a plus d'amoureux que de critiques dans une salle de spectacle. Le charme de la comédienne, vraiment I inspirée, ne s'évanouit pas au sortir de la scène ; il change, il devient plus intime, maisnon moins pénétrant, dans la vie réelle.

Derrière l'œuvre d'art, on retrouve l'artiste tout entière, nature mobile, multiple, d'une sensibilité exquise, être incertain, tout prêt à planer, tout prêt à tomber, éternel objet d'angoisses et de ravissements.

Les moindres détails captivent, parce qu'ils touchent en même temps aux choses du cœur, de l'art et de l'intelligence. Alfred de Vigny, quittant la loge d'une actrice qu'il ne nomme pas, et qu'il n'a pas besoin de nommer pour qu'on la reconnaisse, se souvient de la toilette qu'il lui a vue faire, et écrit ce petit poëme intime : « Une actrice vraiment inspirée est charmante à voir à sa toilette avant d'entrer en scène. Elle parle de tout avec une exagération ravissante ; elle se monte la tête sur


de petites choses,, crie, gémit, rit, soupire, se fâche, caresse en une minute; elle se dit malade, souffrante, guérie, bien portante, faible, forte, gaie, mélancolique, en colère ; et elle n'est rien de tout cela, elle est impatiente comme un petit cheval de course qui attend qu'on lève la barrière, elle piaffe à sa manière, elle se regarde dans la glace, met son rouge, l'ôte ensuite ; elle essaye sa physionomie et l'aiguise; elle essaye sa voix en parlant haut, elle essaye son âme en passant par tous les tons et tous les sentiments. Elle s'étourdit de l'art et de la scène par avance, elle s'enivre. »

Et alors se réalise le poëme de Sylvia.

SYLVIA.

« Le chevalier de Malte l'aimait peu. Elle lui avait d'abord déplu. Il se disait : « C'est une coquette! » tant qu'elle ne se donna pas. Il la foulait aux pieds.

Frère hospitalier ; — pieux, rêveur. Méprisant le plaisir et la moi t. - Necrai-


gnant ni le pouvoir ni la mière. — Prêtre militaire.

Tout à coup il la possède. Il s'attache à elle et entre dans sa vie.

La vie du théâtre. — Les tortures de ce jeune gentilhomme.

L'amour des périls de cette femme, l'amour de son malheur, de ses humiliations et de ses fautes même.

La candeur de l'actrice. - Désespoir attachant, gaieté enivrante, folie d'enfant, pleurs d'enfant.

Il voudrait n'être qu'un ami pour elle et se séparer de l'amour pour que l'infidélité, quand elle viendra, ne la force pas à l'abandonner 1. »

Puisque la destinée plaça Sylvia sur la route du poète dont nous suivons la trace, nous ne pouvons détourner encore les yeux de cette figure si changeante et si insaisissable qu'une femme illustre a peinte «souffreteuse

1. Projet d'un poème, par Alfred de Vigny (V.

Journal d'un Poète.)


et forte, jolie et fanée, gaie comme-un enfant, triste et bonne comme un ange. »

C'est le plus inexplicable des contrastes qui lia le mélancolique chevalier de Malte à la folle comédienne. C'était une bonne fille qui appelait un célèbre auteur dramatique « grand chien, » et qui était assez mal préparée au rôle grave et sacré que le poète voulut lui destiner.

Elle qui parlait des « grandes dames » avec un naïf étonnement, avait plus de génie dramatique dans l'âme que de bon ton dans sa personne; et l'inspiration, en cessant d'animer ce corps frêle et à demi brisé, lui laissait plutôt l'attrait de la souffrance que celui de la grâce et de la dignité. Parfois le gentilhomme dut trouver que sa dame était un peu bien rieuse et que la langue des coulisses, que la comédienne parlait dans toute sa richesse pittoresque, convenait pou à l'expression desplus saintes choses du cœur.

Il dut comprendre aussi, mais plus difficilement et plus lentement, que son immua-


ble solennité lassait une âme de femme qui n'était ni celle d'Hypatie ni celle de sainte Thérèse.

«Je ne sais pas si l'apprêt qu'il exige n'est pas un des germes de mort de l'amour, » se dit un jour le gentilhomme, mais il ne lui vint pas un seul instant à l'esprit la pensée qu'on pût simplifier quelque peu ces apprêts.

Une telle liaison, à laquelle la comédienne n'a jamais rien compris, devait être fatalement douloureuse et cruelle pour le chevalier.

La faute en est-elle tout entière à la femme ?

L'inquiétude fut le seul caractère constant de cette âme inégale. Ses aspirations étaient élevées, ses découragements étaient fréquents et la précipitaient dans des chutes irréparables. Prêtant ses propres hésitations à la jolie Magdeleine de Canova, en qui elle se reconnaissait comme dans son type éternel : « Je me demande, s'écria-t-elle un jour, pourquoi elle pleure, si c'est du re-


pentir d'avoir vécu ou du regret de ne plus vivre. Tantôt elle m'impatiente et je voudrais la pousser par la force à se relever ; tantôt-elle m'épouvante, et j'ai peur d'être brisée aussi sans l'etour 1..- Puis, élevaûtsa pensée, elle séante envier cette Madeleine - a qui- avait vu, qui avait touché son beau rêve. — Où peut-on rencontrer encore une fois le divin Jésus?

desnanda-t-elle. Si quelqu'un le sait, -qu'il le dise, j'y courrai* Croit-on que, si je l'avais connu, j'aurais été une pécheresse? »

Ainsi celle femme s'étonnait de ne pas voir Dieu dans la nature. Anxieose,.aletante, - elle s'ifllerroge, et-une voix connue eût pu lui répondre par ce chant d'ua stoiqbe désespoir :

- Muet, aveugle et sourd au cri des créa tracs.

1. Madame Sand, Histoire de ma vie. (Voy. MM. de Lamartine, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, etc., la Biographie Didot. etc. )


Si le ciel nous laissa comme un monde avorté, Le juste opposera le dédain à l'absence, Et ne répondra plus que par un froid silence Au silence temlll de la Divinité.

Cette âme qui s'égaia « dans sa rage de chercher l'amour » ^est-S^g> p\> tout à fait indigne de.sympathie el d'intérêt?

Toutes les créations de son génie ne se groupent-elles pas autour de son ombre pour commander un souvenir respectueux et relever sa gloire? Cette femme n'estelle pas sanctifiée par l'amour maternel qui fut sa dernière, sa plus profonde et sa plus malheureuse passion ? Qui lui peut refjaser l'indulgence? Celui-là seul qui ne peut oublier. L'indulgenee est faite d'oubli, l'amour a d'autres sévérités. Le poète l'avait dit : * Amour de l'âme, amour passionné, lu ne peux rien pardonner1 ! »

La douleur du poète s'exhala dans un cri sublime qui, par une généralisation propre au génie, n'est plus seulement la plainte

1. Alfred de Vigny, Journal.'


d'un homme, mais la plainte de l'homme même. 1

Une lutte éternelle en tont temps, en tout lieu Se livre, sur la terre, en présence de Dieu, Entre la bonté d'Homme et la ruse de Fmme, Caria femme est un être^mpur de corps et d'âme.

Elle rit et triomphe, en sa froideur savante, Aq milieu de ses sœurs elle attend et se vante De ne rien éprouver des atteintes du feu.

A sa plus belle amie elle en fait l'aveu. > A J Donc ce que j'ai voulu, Seigneur, n'existe pas !

Celle à qui va l'amour et de qui vient la vie, Celle-là, par orgueil, se fait notre ennemie.

La femme est à présent pire que dans ces temps Où, voyant les humains, Dieu dit: « Je me repos ! »

Bientôt se retirant dans son hideux royaume, La Femme aura Gomorrbe et l'Homme aura Sodome,, Et se jetant, de loin, un regard irrité, Les deux sexes mourront, chacun de son côté. -

Celui qui écrivait cela avait senti -c la terre lui manquer sous les pas;" son âme, profondément tendre, était profondément abîmée. Sur une des pages du journal écrit pour lui seul, on lit ces deux lignes *


« 0 mystérieuse ressemblance des mots !

Oui, amour, tu es une passion, mais passion d'un martyr, passion comme celle du Christ!

Passion couronnée d'épines, oit nulle pointe ne manque. »

Samson, trahi par Dalila, avait subi sa longue et cruelle passion. Mais, s'il avait rel u alors le même registre sur lequel il notait son supplice, il eût trouvé cette pensée sage, écrite quelques années auparavant : « Quand on se sent pris d'amour pour une femme, avant de s'engager, on devrait se dire : « Comment est-elle entourée? quelle « est sa vie? » Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Il se fût souvenu que » toute faute venant de la faiblesse mérite la pitié, » et que les pieds d'airain des Destinées, ainsi qu'il l'a chanté, ., H' f 4 3-q Pèsent sur chaque tête et sur toute action. Ill' T - sI Alors, plus intelligent, il eût peut-être été plus généreux. t-**- ,,*


XIV

Bcne, bene, dignus es inirarc In nostro docto corpore.

MOLIÈRE,

Dès l'année 1812, Alfred de Vigny songea sérieusement à s'asseoir parmi les membres de l'Académie française. Cette ambition était très-séante, croyons-nous, au gentilhomme qui avait honorablement tenu l'épée, et qui tenait la plume avec distinction ; à l'esprit lettré, décent et poli qui charmait, bien qu'avare de s'y produire, les plus brillants salons de Paris. Tels étaient, ce nous semble, lesvéritables titres d'Alfred de Vigny à l'Académie française. Il avait bien écrit


alors Maise, Eloa,Slelfo, Servitude et Chatterton; mais ce sont là des œuvres de génie, et le génie n'a rien à démêler avec les sociétés littéraires. Son existence ne s'agite pas' dans une urne, au roulement de trente neuf boules ; pour paraître et durer, il n'a pas besoin de procès-verbaux et de jetons de présence.

Le génie est souvent solitaire et ignoré ; parfois, il se dresse tout droit contre-les .choses établies, alors il ne saurait devenir açadémicien ; mais le génie peut hanter aussi un homme tranquille, poli, qui vit courtoisement avec Jes plus hauts personnages de la société; dans ce cas, le génie peut être académicien.

Il est trop aisé de condamner l'Académie en montrant, couverts de poussière, les noms qu'elle avait promis à une éclatante immortalité, et en accumulant les noms lumineux qu'elle n'a pas daigné se mettre en Irais d'éclairer de ses paies et classiques (lambeaux. On raillerait moins cette res-


pectable compagnie, si l'on comprenait mieux sa nature et sa destination. L'Académie n'a jamais songé à dresser définitivement les tables de Mémoire où lût toute la postérité: elle réunit une quarantaine de gens honorables et instruits dont les travaux ou la vie témoignent d'un commun souci des choses de l'esprit, et qui, dans leurs relations sociales, s'honorenl à juste titre, de cette distinction sociale.

C'est dans cet espritque l'Académie française choisit généralement ses membres, et c'est à ce point de vue seul qu'on a le droit de juger ses élections. Et à ce point de vue, il nous semble que la candidature d'Alfred de Vigny n'était ni déplacée ni malséante.

D'ailleurs, les luttes académiques d'alors offraient un intérêt littéraire qu'elles ont perdu depuis que toutes les écoles se sont réconciliées dans une paix faite de lassitude et d'indifférence. En 1842, la grande bataille romantique était gagnée depuis longtemps, mais l'Académie marchandait chère-


ment le triomphe aux vainqueurs et ne leur ouvrait qu'à de longs intervalles l'accès de son capitole. Victor Hugo, en 4844, était plutôt entré en guerrier qu'en triomphateur. Mais, encore une fois, il s'agissait là des mœurs littéraires des candidats et non de leur génie.

M. de Yigny dut se résigner aux visites d'usage. Ces visites eurent des fortunes diverses : le candidat trouva parfois un ac-cueil amical ; il fut fort bien reçu de M. Guizot, de M. Casimir Delavigne et du pauvre vieux Baour-Lormian qui, enseveli, les yeux -déjà clos, dans son petit logement de Batignolles, souriait, fier du. souvenir d'OrnasJS, son chef-d'œuvre tragique.

M. Thiers, dans son cabinet orné de tableaux et de bronzes, flatta le candidat tloni la nomination était souhaitable pour tirer l'Académie « des nullités -et des médiocrités. » -- , M. de Barante reprocha au solliciteur d'avoir été vanté par le journal des Débats


et Je rendit responsable d'un article élogieux signé par M. Cuvillisr-Fleury, que M. de Vigny n'avait jamais vu de sa vie. Il trouya.

en outre Chatterton une pièce anti-sociale, et soutint la thèse de cette impartialité littéraire qu'il a lui-même tour à tour, dans ses travaux historiques, embrassée avec une fidélité peu intelligente et repoussée avec une ardeur qui va jusqu'à la maladresse et l'injustice.

M. de Chateaubriand, tjuché sur un fauteuil de travail de hauteur ordinaire, d'où ses pieds ne touchaient pas à terre et_pendaient à quatte pouces de distance ix » affirma à M., de Vigny « qu'il était le plus beau nom actuel, » mais lui opposa M. Pasquier, « qui n'avait rien de commun avec les lettres, mais qui voyait souvent madame de Chateaubriand et qui était fort aimable. a « On n'oublie pas ces services-là, » ajouta le vieillard en souriant.

1. Alfred de Vigny.


Tous ces entretiens furent courtois. Ce sont de fines scènes de haute comédie. La Visite à M. Royer-Collard fut d'un genre un reu plus bouflbn.

Le vieux philosophe morose reçut M. de Vigny dans l'antichambre, debout, « enveloppé dans sa robe de chambre de Gérante, avec la serviette au col du Légataire tmiverself.. Et alors eut lieu, mot pour mot, ce mémorable entretien : ROYER-COLLARD.

(il était debout et appuyé à demi contre le ur.) « Monsieur, je vous demande bien pardon, mais je suis en affaires, et ne puis avoir l'honneur de vous recevoir, j'ai là mon médecin.

ALFRED DE VIGNY.

Monsieur, dites-moi un jour où je puisse vous trouver seul, et je reviendrai.

ROYER-COLLARD.

Monsieur, si c'est seulement la visite obligée, je la tiens comme faite. - , i. Alfred de Vigny. - Nom tirons de son Journal l'entretien qui suit.


ALFRED DE VIGNY.

Et moi, Monsieur, comme reçue si vous voulez ; mais j'aurais été bien aise de savoir votre opinion sur ma candidature.

ROYER-COLLARD.

Mon opinion est que vous n'avez pas de chances. (Avec un certain air qu'il veut rendre iroiiique et insolent.) Chances! n'est-ce pas comme cela qu'on parle à présent ?

ALFRED DE VIGNY.

Je ne sais pas comment on parle à présent ; je sais seulement comment je parle, et comment vous parlez dans ce moment-ci.

ROYER-COLLARD.

D'ailleurs, j'aurais besoin de savoir de vous-même quels sont vos ouvrages.

ALFRED DE VIGNY.

Vous ne le saurez jamais de moi-même, si vous ne le savez déjà par la voix publique. — Ne vous est-il jamais arrivé de lire les journaux ?

ROYER-COLLARD.

Jamais.


ALFRED DE VIGNY.

Et,comme vous n'allez jamais au théâtre, les pièces jouées un an ou deux ans de suite aux Français et les livres imprimés à sept ou huit éditions vous sont également inconnus?

ROYER-COLLARD.

Oui, Monsieur ; je ne lis rien de ce qui s'écrit depuis trente ans ; je l'ai déjà dit à lin autre, (il voulait parler de Victor Hngo.) ALFRED DB VIGNY (en prenant sou manteau pour sortir et le jetant négligemment sur son épaule).

Dès lors, Monsieur, comment pouvez-vous donner votre wix, si ce n'est d'après l'opinion d'un autre?

ROTNR-COLLABD (interdit et s'enveloppant dans sa robe de malade imaginaire).

Je la donne, je la donne. Je vais aux élections; je ne peux pas vous dire comment je la donne, mais je la donne enfin.


ALFRED DE VIGNY.

L'Académie doit être surprise qu'on donne sa voix sur des œuvres qu'on n'a pas lue.

ROYER-COLLARD.

Oh ! l'Académie, elle est bonne personne, elle est très-bonne, très-bonne. Je l'ai déjà dit à d'autres, je suis dans un âge où l'on ne lit plus, mais où l'on Tel il les anciens ouvrages.

ALFRED DE VIGNY.

Puisque vous ne lisez pas, vous écrivez sans doute beaucoup ? ROYER-COLLARD.

Je n'écris pas non plus, je relis.

» ALFRED DE VIGNY.

J'en suis fâché, je pourrais vous lire.

ROYER-COLLARD.

Je relis, je relis. 1 ALFRED DE VIGSY.

Mais vous ne savez pas s'il n'y a pas des ouvrages modernes bons à relire, ayant pris cette coutume de ne rien lire.


ROYER-COLLARD (assez mal à l'aise).

Oh ! c'est possible, Monsieur, c'est vraiment très-possible.

ALFRED DE VIGNY (marchant vers la porte et mettant son manteau).

Monsieur, il fait assez froid dans votre an.

tichambre pour que je ne veuille pas vous y retenir longtemps ; j'ai peu l'habitude de cette chambre-là.

ROYER-COLLARD.

Monsieur, je vous fais mes excuses de vous y recevoir.

ALFRED DE VIGLH.

N'importe, Monsieur, c'est une fois pour toutes. Vous n'attendrez pas, je pense, que je vous fasse connaître mes œuvres : vous les découvrirez dans votre quartier, ou en Russie, dans les traductions russes ou allemandes, sans que je vous dise : « Mes enfants sont charmants, » comme le hibou de la Fontaine.

(Ici Alfred de Vigny oovre la porte, Royer-COllard le suivant toujours.)


ROYER-COLLARD (pour revenir sur ses paroles.) Eh ! mais je crois qu'il y aura deux élections.

ALFRED DE VIGNY.

Monsieur, je n'en sais absolument rien.

ROYER-COLLARD.

Si vous ne le savez pas, comment le saurai-je ?

ALFRED DE VIGNY.

Parce que vous êtes de l'Académie et que je n'en suis pas ; je sais seulement que je me présente au fauteuil de M. Frayssinous.

ROYER-COLLARD.

Et quelles autres personnes ?

ALFRED DE VIGNY.

Je n'en sais rien, Monsieur, et ne dois pas le savoir.

(ici, il lui tourne le dos, remet son chapeau et sort sans le saluer, tandis que Rojer-Collard reste tenant la porte et disant : ) Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer. »


- a Vieillard aigri de se voir oublié après avoir eu son jour de célébrité, * murmura le poète au sortir de ce tête-à-tête.

Deux ans se consumèrent en comédies de ce genre; enfin, le 8 mai 1845, le comte Alfred da-VIgny fut nommé membre de l'Académie française, en remplacement .de H. Eliemc. Le récipiendaire dut. composer le discours obligé, et, selon l'usage, le! lire devant une commission à fil. Molé qui se trouvait directeur de l'Académie, et qui, en cette qualité , devait répondre à Mv de C.Y..

Jusques-là le discours du directeur avait 4té soigneusement caché à M.de Viqpei devant la commission, il fut escamoté par les amis de M. Molé, quLy aida en interrompant celuique ce discours intéressait le plus, "en couvrant sa voix, en hâtant le rapport des conclusions à l'Académie qui attendait.

Le 29 janvier 4 846, à la séance solennelle,

I- M. Sainte-Beuve (Revue des Dew:-lIondu) le trouve en désaccord complet avec le journal intime du


M. de Vigny, revêtu de sou costume, mais ayant gardé la cravate noire « par un reste d'habitude militaire, » lut, avec une gravité un peu lente, un discours qui, pour être assurément la moindre page qu'il ait jamais livrée au public, ne comptait pas moins parmi les meilleures harangues académiques qui eussent été prononcées depuis l'empire.

Seulement le discours était d'une longueur inusitée ; prolongé encore par la lenteur du débit, il fatigua une assemblée qui n'était pas, comme la foule athénienne, composée de grands écouteurs.

Aussitôt que M. de Vigny se fut assis, M. Molé « d'un ton net et vibrant1 » prononça le fameux discours où l'on entendit ces inconcevables paroles :

poëte; mais le récit de M. Sainte-Beuve est plein d'invraisemblances et d'inconséquences, tandis que les notes de M. de Vigny sont simples et logiques. Entre ces deux témoignages, nous nous en sommes rapporté sans hésitation à la parole du gentilhomme « qui n'a jamais menti. »

1. M. Sainte-Beuve.


c Vous êtes un homme de bien que j'ai toujours voulu prendre pour un homme d'Etat, parce que la fortune, maîtresse des destinées, vous a fait naître illustre, riche et beau. Vous n'avez jamais rien écrit que quelques pages à vingt ans, pour flatter le despotisme dont la faveur donnait des emplois et de l'or. Mais, académiquement, vous êtes trop fier de votre néant, pour que je puisse vous répondre par des critiques. Où les prendrai-je ? Le néant n'a pas de rival, et la critique ne mord pas sur rien. Je suis réduit au silence ! Ce n'est pas tout d'avoir la physionomie d'un homme agréable, il faut encore avoir l'âme d'un héros ou la parole d'un orateur : sans cela, il faut être poli si l'on ne tient pas à être juste. »

Ce discours estle seul monument littéraire que M. Molé ait légué à la postérité, il vaut qu'on s'en souvienne, comme témoignage du plus éclatant scandale que notre histoire littéraire puisse rapporter. Rien n'excuse, n'explique même ces injures qui nous sem-


blent à présent des impiétés. M. Molé était trop étranger aux lettres pour embrasser la cause d'une école quelconque de littérature, jusqu'à l'oubli entier de sa dignité. Comme homme politique, M. de Vigny donnait trop peu de prise aux colères du vieux ministre de Napoléon pour seulement les motiver.Le comte Alfred de Vigny répondit au discours de M. Molé par le silence, et il refusa, comme marque publique de mécontentement, d'aller, selon l'usage, aux Tuileries, présenté par le directeur; H ne commença de siéger aux séances particulières que du jour où M. Molé ressa d'être directeur, c'est-à-dire le: 4er juillet 4846.

Six semaines après, il fut présenté au roi Louis-Pliilippe par le nouveau directeur, M. de Salvandy. Voici, d'après M. de Vigny lui-même, le récit de cette visite : « Lundi soir, 4 juin. — Le roi, -quandon nous annonce, est debout, en habit brurf,


son chapeau à la main. Il vient à moi surle-champ, et me dit : — 11 y a seize ans, monsieur de Vigny, que nous ne nous sommes vus. Vous commandiez un bataillon de la garde nationale et les troupes qui gardaient le Palais-Royal.

Vous me faites grand plaisir en revenant, je vous en remercie.

— C'est à moi, Sire, <'e vous remercier d'avoir consenti à ce que je fusse membre de l'Académie.

— Je le désirais au moins autant que vous, monsieur de Vigny, et je suis bien heureux de la position que vous y avez prise.

— J'ai su de quels termes favorables le roi avait bien voulu se servir en approuvant mon élection, et j'en ai été profondément touché.

— Je vous remercie, monsieur de Vigny.

Voulez-vous aller revoir la reine, M. de Salvandy vous y conduira.

La reine était assise à une des places d'une table ronde autour de laquelle s'as-


soient toutes les princesses avec elle;.

Elle faisait de la tapisserie. A sa droite était assise madame Adélaïde, sœur du roi.

— Je voudrais vous présenter M. de Vigny, lui dit Salvandy.

— Comment ! me le présenter ? dit la reine. Mais il y a vingt ans que je le connais ! — Monsieur de Vigny, je suis charmée de vous revoir. Vous aimez sûrettient à voyager : où irez-vous cet été?

— Peut-être en Angleterre, Madame, et ensuite chez moi, dans le midi de la France.

— Dans quelle partie du midi ? me dit le roi.

— Entre Angoulême et Bordeaux , Sire.

— Ah 1 c'est un pays charmant.

— Oui, Sire, un jardin anglais à présent.

C'est un débris qui m'est resté des terres de mes ancêtres, car le nombre est grand des châteaux que je n'ai plus. Il me vient de. mon grand-père, le marquis de Baraudin, amiral dans l'ancienne marine de Louis XVI.

— Ah ! je connais son nom parfaitement.


Il commandait une escadre à la bataille d'Ouessant, sous lés ordres de mon père.

— Oui, Sire, sous les ordres de M. le duc d'Oriéans et dejl. d'Orvilliers, dont j'ai encore beaucoup de lettres.

.En disant mon père t la figure du roi devint tout à coup triste et douce, son regard pensif et mélancolique, mais pénétrant, comme s'il cmignait. un mouvement d'horreur sur sa figure.

— Oui, Sire, dis-je encore avec le même toq simple et calme, sousles ordresde M.le duc d'Orléans. Je suis encore à comprendre comment ces grandes flottes firent pour ne pas se détruire ; citaient es Armada véritables. - —' Je ne sais pas, mais ce qui vaut ttiieux que tout cela, c'est la paix.

— J'ai entendu dire la même chose au roi, il y a seize ans ; aujourd'hui il a aecom pli cette grande œuvre.

— Je l'espère, dit le roi avec un air de satisfaction et de bonté; Vous vous êtes retiré


sitôl que le danger des émeutes a cessé, tout lt monde n'agit pas ainsi. Mais vous avez écrit beaucoup, vous avez bien fait.

Le duc de Nemours m'a parlé ensuite assez longtemps, debout aumilieu du salon, avec beaucoup de douceur et un ion timide et un peu embarrassé, du temps où je l'avais connu.

— Vous n'aviez pas encore pris Constantine, lui dis-je; il m'a répondu : — Oh! je l'ai vu prendre, avec un ton très-modeste et très-simple.

La duchesse de Nemours est fort belle et m'a entretenu quelque temps enfin en me parlant de l'Angleterre. La duchesse d'Aumale ressemble à ces jeunes princesses espagnoles de la maison d'Autriche peintes par Murillo.

J'aime sa lèvre avancée et ses cheveux d'un blond pâle.

Elle me parla de Venise, où, à son granl regret, on va en chemin de fer.

La vue des Bourbons me donne toujours


un sentiment mélancolique. Toute l'histoire de France semble ressusciter ses portraits et reprendre ses grands rôles, quand on se représente les princes qui ont eu les mêmes traits sous d'autres costumes. — Leur race ne perd rien de ses profils à demi espagnols.

— Le roi ressemble à Louis XIV à soixante ails. ■» m Il revient à moi vers la fin de la soirée, et me dit: »<rrm •--> «.• — Vous verrez demain dans les journaux que c'est moi qui suis l'auteur des désastres du Portugal. MM. les Anglais ne m'épargnent pas à la Chambre. Que pensez-vous de cette affaire portugaise?

— Elle ressemble un peu, dis-je, à la Fronde.

— Oui, pour l'inutilité des résultats.

— Et aussi parce que c'est une guerre de grands seigneurs.

— Oui, il y a bien quelque chose d'aristocratique, mais ce n'est pas commun en Europe..


Et il sourit avec finesse.

— Non, dis-je, ce n'est pas à présent notre défaut.

Il rit encore avec beaucoup de bonne grâce.

Jusqu'à dix heures et demie, la famille royale m'entretint ainsi. »

Depuis, le comte Alfred de Vigny n'a cessé de suivre les séances académiques, avec cette assiduité infatigable qu'il mettait dans l'accomplissement de tout ce qui lui sem blait un devoir.

Son influence fut sensible quand l'Académie couronna , dans les poèmes antiques de Leconte de Lisle, une des plus grandes œuvres de la poésie moderne.


xv

< Monsieur de Vigny fut doux envers la mort. »

A. DE LAMARTINE.

Le comte Alfred de Vigny, à partir de 1835, garda le silence. Il se retira « dans sa tour d'ivoire, » et là, sur le plus haut degré, l'œil baigné de ciel, il continuait son œuvre ; il écrivait les Destinées, poëmes philosophiques plus graves peut-être encore, plus sévères que les poèmes antiques et modernes. Le penseur a mûri, il est dans toute la force de sa virilité stoïque, et le poète n'est ni desséché ni refroidi, seulement il a revêtu la sombre parure des jours


de bataille j il a mis, sur sa tunique d'or une cuirasse d'airain pour le grand combat contre les destinées et contre les dieux. C'est dans le tranquille accomplissement de ce travail suprême que le poète achevait sa vie et son œuvre.

Montrer l'être humain luttant contre la destinée, tel avait été constamment le but de ce génie triste et pur. Les poëmes des Destinées terminent dignement cette œuvre.

On connaît le Mont des Oliviers, la Mort du loup, la Maison du Berger et cette merveilleuse Colère de Samson qui égale peutêtre les plus beaux morceaux de l'auteur.

Jamais la pensée poétique d'Alfred de Vigny ne s'accusa avec plus de force et d'originalité.

L'auteur ne voulut point que parût, de son vivant, le recueil des Destinées. Il était peu impatient des rapides succès : il avait le temps d'attendre; d'ailleurs il voulait luimême assister à sa postérité et voir plusieurs générations se succéder sur son der-


nier ouvrage, en le renommant. Noble et charmante coquetterie du génie, il voulait voir d'avance si sa lyre serait argentée ou ternie par la poussière des temps.

Alfred de Vigny était patient. Il portait longtemps son idée dans sa tête, sans en précipiter l'enfantement, et il ne la livrait au jour que sous une forme harmonieuse et parfaite. Cette forme, il en revêtait ses conceptions avec bonheur, mais non sans travail. Il exécutait lentement et laborieusement, non certes par un souci puéril et inintelligent de la forme, mais par un respect profond pour l'idée qui veut des vêtements décents et honnêtes. Alfred de Vigny n'eut point ce malheur que M. Taine redoute avec raison pour les artistes, de savoir trop bien son métier. Ce poète heureusement ne futpas un habile; il ne s'absorbapas dans les minutieuses préoccupations du métier - il se garda à l'inspiration, à la pensée, il demeura


poète. En pétrissant l'argile d'un ongle complaisant, il n'oublia pas, comme plusieurs, d'y souffler une âme.

L'idée habitait longtemps sa tête avant de prendre un corps et de jaillir déesse. Aussi le poète a-t-il laissé, fixées sur le papier, bien des idéesqu'il ne formula jamais enpoëme, sortes d'ombres vagues et sans forme, destinées à la vie et qui ne verront jamais les régions de la lumière. Parmi elles, on distingue vaguement, comme les âmes promises à la terre, des Enfers virgiliens, d'abord, triomphante et glorieuse à côté du Satan qu'elle a sauvé, une seconde Eloa qui n'aurait pas eu, croyons-nous, la beauté de la première ; puis une Daphné, l'amante ou plutôt l'âme même de ce grand Julien l'Apostat, philosophe aux camps et César sans crimes. L'étude de ces conceptions non réalisées, mais indiquées sur des notes éparses ou dans le Journal intime de sa vie, révèlent un Vigny intérieur plus inquiet et plus spontané, mais toujours d'accord avec


le Vigny public que nous connaissons.

Tel l'homme au dehors, tel il était chez lui. Les dernières années de sa vie furent intimes et isolées. Malade, il les passait auprès de sa femme malade, dans son appartement de la rue des Ecuries-d'Artois.' Alfred de Vigny avait été nourri, élevé dans le faubourg Saint-IIonoré ; il y avait perdu sa mère, c'est là qu'il voulait mourir. Ce quartier plein de bruit, mais d'où l'on voit des arbres, ces rues aristocratiques bordées d'hôtels plaisaient au gentilhomme : il y avait telles pierres grises que le poète ne pouvait voir sans émotion, tels coins de murs qu'il regardait abattre avec attendrissement.

L'appartementde M. de Vigny, au second sur la rue, était vaste et sévère : on se sentait chez un soldat. Le tableau le plus ap.

parent du salon, et qu'une glace répétait à l'autre extrémité, était un beau portrait du poète Régnard, peint par Largilière. C'était un portrait de famille : le comte de Vigny descendait de Régnard pir sa mère, et il


avait longtemps médité une comédie romanesque sur la vie de son comique ancêtre.

Le visiteur remarquait aussi, sur une console, une terre cuite représentant une vierge aux grandes ailes, une belle archange assise et rêveuse; celle-là aussi était de la famille: c'était la fille idéale du poète, Eloa dont une main inconnue avait modelé l'image et que M. de Vigny avait reçue d'Italie sans jamais savoir de qui il la tenait. C'était une œuvre fine et délicate, d'un sentiment exquis, dont le poète faisait le suprême éloge en y reconnaissant sa pensée. Enfin, dans un coin sombre, on apercevait près d'un billot de bronze deux têtes de bronze, les deux têtes de de Thou et de Cinq-Mars. Dans cet intérieur aristocratique et sévère, le poète, sur une chaise longue, drapé dans son manteau de soldat, se regardait tranquillement mourir.

La vieillesse et la souffrance avaient passé légèrement sur son visage et n'avaient ni plié ni épaissi sa taille élégante. Ses che-


veux étaient presque blonds encore. Le comte Alfred de Vigny ne paraissait point un vieillard : son beau front avait gardé l'âge de son génie, car le génie a un âge immuable et éternel. L'Homère de l'Iliade est un grand vieillard blanc, le Virgile de l'Enéide est un jeune homme aux longs cheveux. Qui voudrait reconnaître l'auteur du Moïse et du Jugement dernier dans le portrait exact d'un Michel-Ange à vingt ans ? Personne, car le génie de Michel-Ange n'a jamais eu vingt ans. Nous nous offensons d'un portrait de Victor HugoJeune ou de Lamartine vieu^, et avec raison, pajce que le vrai Victor Hugo, le Hugo idéal, a la solennité savante de la vieillesse, el lé véritable, l'éternel LamaXtine, a l'épanchement poétique et spontané de la jeunesse.

- L'Alfred de Vigny des poëmes de Stella et de Chatterton apparaît beau, jeune e blond; et, moins l'idéalisation, tel était le Vigny de la réalilé. Cette conformité entre l'homme et le poète est assez commune ;


Racine, tel que le montrent ses tragédies et les portraits contemporains, en est un des exemples les plus frappants. Au reste, Alfred de Vigny avait des rapports moins fortuits avec l'auteur de Mithridate, qu'il jugeait d'ailleurs assez mal et qu'il aimait peu.

Alfred de Vigny gardait, dans l'intimité, cette dignité un peu apprêtée dont il ne se dispensait pas même envers lui-même.

Il écrivait ses derniers poèmes de cette même grande écriture royale que nous voyons si fièrement tracée par toutes les mains héraldiques du siècle de Louis XIV.

Il recevait quelques amis qui, tons, ont gardé de lui un souvenir sympathique. D'abord son camarade de jeunesse, son brave -et fidèle ami Antoni Deschamps, vrai poète .et grande âme qui, par ses vertueuses colères et son enthousiasme candide, étonnait quelquefois le sceptique gentilhomme ; ensuite, M. Louis de Ronchaud, l'autenr de Phidias, âme sereine et profonde, sévèrement enfermée dans sa conscience d'artiste


et de citoyen. Puis M. Guillaume Pauthier, sinologue, fidèle adorateur de;la Chine, infatigable coirçpagnon de Marco Polo i puis M; Jules Lacroix, l'honnête et patient traducteur de Sophocle et de Shakespeare, fauteur de Yaleria; puis M, Louis Ratisbonne, littérateur distingué d'ailleurs, qui jugea à propos de donner une nouvelle version poétique du-Dante, après les belles traductions en prose et en vers de Latnen- nais et d'Autoui Deschamps.

Ils étaient, avec quelques autres, les amis .du poëte; il s'entretenait avec ellJ. de ce ton grave et un peu lent qu'il ne quittait guère, et ne riait jamais.

Le rire est absent de ses écrits autant que de ses lèvres. Ni le rictus aristophanesque, ni l'énorme grimace rabelaisienne, ni -le, pli comique et .douloureux de Molière, n'a ridé les traits limpides de son visage et de sa muse., La joie est bonne, mais la tristesse est sainte. Alfred de Vigny n'a pas le rire, en est-il moindre ? Non, assurément. Qui


donc a entendu le rire dii Virgile ou du Dante? Le rire eût été une difformité sur le visage placide d'Alfred de Vigny.

Il se souvenait d'avoir servi. Il aimait à parler en soldat à son ami le général de Ricard, vieil officier de l'empire, qui souriait tant soit peu de s'entendre traitée de confrère.

M. de Vigny redevenait poëte avec le fils du général de Ricard, M. Louis-Xavier de Ricard, qui avait alors publié un recueil de vers et qui dirigeait la Revue du Progrès.

Il promettait un grand avenir à ce jeune homme et l'estimait jusqu'à critiquer minutieusement et sévèrement toutes ses productions.

Ainsi, dans le commerce intellectuel de quelques bons esprits, s'éteignait lentement le plus galant homme de son siècle. Sa femme se mourait près de lui. Elle le devança de six mois; ce fut, pour l'âme vertueuse de M. de Vigny, un triste mais profond soulagement, il pouvait mourir. Dès


lors, il assista indifférent aux progrès du vautour, du cancer qui lui dévorait les entrailles, et dont il attribuait la naissance à ses longues veilles et à ses travaux nocturnes : car il composait la nuit, et les bruits du jour interrompaient à peine la marche lente et grave de son idée. Jusqu'au dernier moment le comte Alfred de Vigny s'occupa des choses de la pensée; les derniers livres qu'il lut furent les affinités électives de Goethe et un tome des drames historiques de Shakespeare. Enlin le dernier des Vigny mourut le M iî««ê^rr*t363, dans sa 66e année. 1'"

Il avait légué la propriété de ses œuvres à M. Louis Ratisbonne, homme de lettres, et sou épée à M. Guillaume Pauthier, qui avait servi sous ses ordres dans le 55e de ligne.

Le corps d'Alfred de Vigny fut conduit au cimetière Montmartre. Il n'y eut pas de discours sur sa tombe, car il avait défendu qu'on en prononçât aucun.


Cette tombe est simple et sévère ; elle est inconnue des gardiens et des jardiniers, Và qui personne ne la demande.

Maintenant le nom d'Alfred de Vigny brille de cette gloire discrète que donne l'admiration des ions esprits. C'est la seule gloire que le poëte ait aimée, et il l'attendait avec confiance. Il haïssait la popularité à l'égal d'une profanation, et voulait que sa mémoire, pareille au feu sacré, fût entretenue, par un petit nombre de mains pieuses, mais qu'elle ne se répandit pas comme un incendie qu'allume au hasard l'ivresse populaire et qui s'éteint sur des ruines.


NOTE

Voici d'importants détails bibliographiques qu'un poëte, M. J.-M. de Heredia, nous a arnica lement adçessé. - .J Nous voulons offrir cette note dans son entier aux amis d'Alfred dé Vigny.

A Monsieur -A. FRANCE. -

«Le respect de soi-même eL deson œuvre est une de ces rares qualités faites pour inspirer une-respectueu se admiration. Tel est le sentiment que j'ai toujours éprouvé pour Alfred de Vigny. Je vous suis donc très-reconnaissant, cher Monsieur', de vouloir bien me permettre d'attacher mon nom, par ces quelques notes, à un livre consacré à cette noble mémoire.


La première édition des Poëmes d'Alfred de Vigny est une plaquette in-8 de 158 pages, assez bien imprimée, qui a paru en 1822, sans nom d'auteur, sous ce titre : POÉSIES.

HELENA, Le Somnambule, la Fille de Jephté, la Femme adultère, le Bal, la Prison, etc.

A PARIS, CHEZ PÉLICIER , LIBRAIRE, Place du Palais-Royal, no 243.

1822.

De l'imprimerie de Guiraudet, rue Saint-Honoré, n, 315.

Voici la table du volume : Introduction.

POEME.

Héléna, poëme.

Chant premier, l'Autel.


Chant second, le Navire.

Chant troisième, l'Urne.

Note.

POEMES ANTIQUES La Dryade.

Symétha.

Le Somnambule.

POEMES JUDAÏQUES.

La Fille de Jephté.

Le Bain, fragment d'un poëme de Suzanne.

La Femme adultère.

POEMES MODERNES.

La Prison.

Le Bal.

Le Malheur, ode.

Vous remarquerez que ni le Bain d'une dame romaine, daté du 20 mai 1817, ni la Neige (i 820), ne sont contenus dans l'édition originale. 'în outre, le poëme de la Femme adultère a été considérablement remanié. Dans mon exemplaire, il contient cinquante vers, assez médiocres d'ailleurs,


qui ont été retranchés depuis. L'introduction qui précède Helena -ayant é:é,en même temps que le poëme, retranchée dans les éditions postérieures, mérite d'être citée, ne fût-ce qu'à titre de curiosité : « Dans quelques instants de loisir, j'ai fait des vers inutiles ; on lés lira peut-être, mais on n'en retirera aucune leçon pour nos temps. Tous plaignent des infortunes qui tiennent aux peines du cœur, et peu d'entre mes ouvrages se rattacheront à des intérêts politiques. Puisse du moins le premier de ces poëmes n'être pas sorti infructueusement de ma plume ! Je serai content s'il échauffe un cœur de plus pour une cause sacrée. Défenseur de toute légitimité, je nie et je combats celle du pouvoir ottoman. »

Je dois aussi vous signaler dans le Jour.

Tial d'un ple, publié par M. Ralisbonne, des fragments d'Helena, où les vers 5 et 6, page 282, doivent être ainsi rectifiés:

Elles savaient chanter, non les profanes dieux, Apollon ou Latone à Délos enfermée.


Minera: anx yeux d'azur, Flore ou Vénus, arméeJe m'étonne encore que M. Ratisbonne, poète et exécuteur testamentaire d'Alfred de Vigny, ait laissé imprimer un tel vers (Journal d'un Poëte, page 285) : *Qne conservent aux Grecs l'amour et leurs aris. précieux. »

Il est ainsi imprimé dans l'édition .originale (p. 33, vers 4) : «Queconservent aux Grecs l'amour et leurs beaux ciemc.* Dans l'édition de 821 la page 67, qui précède les Poëmes, antiques, est remplie par une seconde introduction ainsi conçue : « On éprouve un grand charme à remonter par la pensée jusqu'aux temps antiques : c'est peut-être le même qui entraîne un vieillard à se rappeler ses premières années d'abord, puis le cours entier de sa vie. La poésie, dans les âges de simplicité, fut tout entière vouée aux beautés des formes physiques de la nature et de l'homme ; chaque pas qu'elle a fait ensuite avec les sociétés,


vers nos temps de civilisation et de douleurs, a semblé la mêler à no& arts ainsi qu'aux souffrances de nos âmes. A présent, enfin, sérieuse comme notre Religion et la Destinée, elle leur emprunte ses plus grandes beautés. Sans jamais se décourager, elle a suivi l'homme dans son grand voyage, comme une belle et douce compagne.

J'ai tenté dans notre langue quelquesunes de ses couleurs, en suivant sa marche vers nos jours. »

Telle est la préface de ces poëmes, sorte de légende des siècles pressentie, où Alfred de Vigny eut la gloire de devancer Victor Hugo.

José-Maria DE HEREDIA.



ACHEVÉ D'IMPRIMER Le 20 mai 1868

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