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Title : La Fatigue intellectuelle et physique, par A. Mosso,... Traduit de l'italien sur la 5e édition... par P. Langlois,...
Author : Mosso, Angelo (1846-1910). Auteur du texte
Publisher : F. Alcan (Paris)
Publication date : 1894
Subject : Appareil locomoteur
Relationship : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30986135z
Type : text
Type : monographie imprimée
Language : french
Language : French
Format : In-18, XII-191 p., fig.
Format : Nombre total de vues : 218
Description : Contient une table des matières
Description : Avec mode texte
Rights : Consultable en ligne
Rights : Public domain
Identifier : ark:/12148/bpt6k6340859d
Source : Bibliothèque nationale de France, département Sciences et techniques, 8-TB65-81
Provenance : Bibliothèque nationale de France
Online date : 25/10/2012
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LA FATIGUE INTELLECTUELLE ET PHYSIQUE C
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A. Niosso PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE TURfN
TRADUIT DE L'ITALIEN, SUR LA 5e ÉDITION AVEC AUTORISATION DE L'AUTEUR
Par P. LANGLOIS Chef du Labcnratoire de Physiologie à la Faculté tle médecine de Paris
AVEC 13 GRAVURES DAN? LE TEXTE
PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET Ct.
FEUX ALCAN, ÉDITEUR i 08, BOULEVARD S AINT-G EEU A IN , 108 1894 Tous droila réservés.
LA FATIGUE INTELLECTUELLE ET PHYSIQUE
AUTRES OUVRAGES DE M. LE PROFESSEUR MOSSO PUBLIÉS EN FRANÇAIS
La Peur, Etude psycho-physiologique, traduit de l'italien sur la 3e édition, avec l'autorisation de l'auteur, par FÉLIX HÉMENT. 1 vol. in-12 de la Bibliothèque de philosophie contemporaine. 2 fr. 50 L'Education physique de la jeunesse, traduit de l'italien par BEN-BAHAR, et précédé d'une préface du COMMANDANT LEGROS, 1 vol. in-12 (sous presse).
Archives italiennes de biologie, publiées en français par M. le professeur Mosso, depuis l'année 1882.
Elles contiennent le résumé des travaux scientifiques italiens, et paraissent sans périodicité fixe par fascicules de 10 feuilles grand in-8° avec planches gravées hors texte. Trois fascicules forment un volume du prix de 20 francs, payables d'avance.
Prix de la collection des volumes parus, I àXX, réduit de. , ., 400 à 200 fr.
LA FATIGUE INTELLECTUELLE ET PHYSIQUE
PAR
A. MOSSO
PROFESSEUR A L'UNIVERSITÉ DE TURIN
TRADUIT DE L'ITALIEN, SUR LA 5* ÉDITION AVEC AUTORISATION DE L'AUTEUR
Par P. LANGLOIS Chef du Laboratoire de Physiologie à la Faculté de médecine de Parisl
AVEC 13 GRAVURES DANS LE TEXTE
PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GEHMEP. BAILLIÈRE ET C" FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR 108, BOULEVARD SAINT-GERMAtN, 108
1894 Tous droits réservés.
A MON MAITRE ET AMI
H. KRONECKER
PROFESSEUR DE PHYSIOLOGIE
A L'UNIVERSITÉ DE BERNE
A. MOSSO.
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR IX
CHAPITRE PREMIER. — Les migrations des oiseaux et les pigeons voyageurs 1
CHAPITRE II. - Un peu d'histoire sur la motilité animale.. 22 CHAPITRE III. - Origine de la force des muscles et du cerveau. 32
CHAPITRE IV. — Caractères généraux et particuliers de la fatigue. 48 CHAPITRE V. — Les substances qui sont produites dans la fatigue 67
CHAPITRE VI. — La contracture et la rigidité des muscles.. 82 CHAPITRE VII. — La loi de l'épuisement. 91
CHAPITRE VIII. — L'attention et ses conditions physiques.. 102 CHAPITRE IX. — La fatigue intellectuelle 117 CHAPITRE X. — Leçons et Examens. 134 CHAPITRE XI. — Les méthodes du travail intellectuel 162 CHAPITRE XlI. — Le Surtoenage. • • ■ 180
AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Lorsque mon collaborateur et ami M. Abelous eut à faire, pour son épreuve du concours d'agrégation, une leçon sur la fatigue, c'est dans l'ouvrage du professeur Mosso qu'il trouva les renseignements les plus intéressants, l'étude la plus serrée et la plus critique sur cette importante question. Aussi avonsnous eu l'idée de donner dès cette époque une tra-, duction française du livre si remarquable du célèbre physiologiste italien.
Grâce aux travaux du professeur Kronecker, on possédait déjà des données fort intéressantes sur les réactions des muscles à la fatigue, mais ces recherches avaient porté presque exclusivement sur des muscles d'animaux placés dans des conditions spéciales : gastrocnémiens de grenouille séparés du corps, tendon du fléchisseur de la patte chez le chien, mis à découvert, traumatisé. Avec l'emploi de l'appareil imaginé par M. Mosso et désigné par lui
sous le nom d'Ergographe, l'étude de la fatigue a pu être faite sur l'homme et dans toutes les conditions habituelles de l'existence. C'est ainsi qu'avec cet appareil, nous avons pu, M. Abelous et moi, étudier dans le service du docteur Charrin, les courbes de la fatigue chez les individus atteints de lésions des capsules surrénales, et il est hors de doute que, malgré les nombreuses applications faites par les physiologistes de l'école de Turin, il existe un champ largement ouvert dans l'étude des causes physiques et psychiques qui influencent l'énergie du moteur animal.
Nous avons cherché, autant que le génie différent des deux langues le permet, à traduire aussi fidèlement que possible le texte italien ; malheureusement nous avons dû opérer des réductions considérables pour faire entrer notre traduction dans le cadre des ouvrages de la Bibliothèque de philosophie contemporaine.
En dehors des données purement physiologiques, le livre de M. Mossoa, croyons-nous, une portée plus étendue. L'étude de la fatigue ne saurait rester limitée aux applications du laboratoire ou de la clinique.
La pédagogie a beaucoup à apprendre à cet égard, et le surmenage intellectuel, dont on s'est tant occupé, et avec juste raison, ne peut être compris et par suite évité, dans les milieux scolaires, qu'en étudiant la résistance de l'organisme tout entier à toutes les
causes débilitantes qui frappent l'enfant et le jeune homme en voie d'évolution.
L'étude de la fatigue doit aujourd'hui plus encore que jamais tenir le premier rang dans les préoccupations de tous ceux qui s'intéressent au développement de l'humanité. La question sociale n'a-t-elle pas pris pour formule abstraite: les trois huit, c'està-dire huit heures de travail, huit heures de sommeil et huit heures consacrées aux besoins physiques et intellectuels.
Ces réclamations, formulées énergiquement parles classes ouvrières du monde entier, sont-elles fondées ?
C'est, nous n'hésitons pas à l'affirmer, aux physiologistes à y répondre. Ainsi que le fait remarquer le professeur Mosso, les ouvrages socialistes les plus célèbres, même ceux de Karl Marx, n'ont pas abordé avec méthode cette étude.
L'ouvrage dont nous donnons la traduction nous paraît combler, en partie au moins, cette lacune. La transformation incessante de l'outillage industriel a amené l'évolution adéquate des situations des classes ouvrières, les conditions du travail ont été fortement modifiées, la lutte pour l'existence devenue plus âpre, plus ardente.
Sans être trop pessimiste, sans vouloir médire du progrès, dans des pages éloquentes, dont nous ne pouvons, hélas ! donner qu'une pâle idée, le savant
professeur nous montre la lutte inévitable, fatale, entre la machine puissante, infatigable et aveugle et l'ouvrier chargé de la conduire, de la guider, mais qui lui, organisme vivant, est soumis aux lois de la fatigue et de l'épuisement.
Surmenage intellectuel, surmenage physique : telle est la note caractéristique de notre siècle à son déclin. C'est en signalantle danger, en étudiantphysiologiquement les causes, que l'on pourra trouver les moyens d'enrayer le mal.
P. LANGLOIS.
LA FATIGUE INTELLECTUELLE ET PHYSIQUE
CHAPITRE PREMIER
Les migrations des oiseaux et les pigeons voyageurs
1
J'étais à Rome à la fin de mars. Ayant appris que le passage des cailles était déjà commencé, j'allai sur le bord de la mer, pour voir si ces oiseaux, arrivant d'Afrique, présentaient quelque phénomène de fatigue. Je me fixai à Palo. Le jour suivant, je me levai de bon matin, quand il faisait encore nuit noire, je pris un fusil, et je m'acheminai vers Fiumicino, le long de la mer. Çà et là sur la plage se voyaient les feux allumés par les chasseurs pour attirer les cailles qui arrivaient pendant la nuit. A peine à la pointe de l'aube, des coups de fusil commencèrent à se faire entendre dans la campagne. Les cailles passaient dans le voisinage, volant en petits groupes de quatre ou cinq avec une grande rapidité. A peine posées à terre, elles se tenaient tapies, je cherchais à m'approcher d'elles le plus possible; ellesme laissaientarriverdoucement à petits pas, en me regardant, puis s'enfuyaient très alertement en trottinant. On dit que quelquefois les cailles se
laissent prendre avec les mains, mais cela ne m'est jamais arrivé, et tous les chasseurs que j'ai consultés m'ont dit ne pouvoir l'affirmer par expérience personnelle.
Cependant la matinée était devenue splendide, et une bise fraîche soufflait du côté de la mer. Les cailles continuaient à arriver toujours plus nombreuses malgré le vent contraire. Je crois que je n'en ai jamais vu voler aussi rapidement. Je rencontrai un paysan, et je cheminai de compagnie avec lui le long des murs qui clôturent les propriétés de la campagne romaine. Il me dit que chaque jour, à l'époque du passage, il faisait une tournée pour ramasser les cailles mortes et que précisément tout le long de ces murs, au pied des poteaux du télégraphe, il en trouvait toujours quelques-unes.
Ces pauvres oiseaux, dans l'élan qui, de la mer, les entraîne vers terre, ne voient même pas les arbres ou du moins n'ont plus la force de modérer ou d'arrêter leur vol, et se heurtent aux troncs et aux branches avec une telle impétuosité qu'ils se tuent. Je voulus accompagner ce paysan pour voir combien on trouverait de cailles mortes et dans quel état. Nous nous dirigeâmes vers une tour datant du moyen âge qui s'élève sur la plage, à peu de distance d'un bouquet d'arbres. Là, me dit le paysan, en montrant la tour, est un des endroits où on en trouve le plus. En effet, nous en trouvâmes trois dans le fossé: deux étaient déjà rigides et une encore chaude. En les prenant dans la main et en soufflant à travers les plumes, je vis qu'elles n'étaient pas maigres, qu'elles avaient encore de la graisse sous la peau dans plusieurs parties du corps et que les muscles pectoraux étaient bien conservés.
Ces pauvres bêtes sont tellement épuisées par le voyage, qu'elles n'ont plus la force de voler. Quand de loin, tandis qu'elles sont encore sur la mer, elles voient apparaître la ligne brune de la terre, elles sont attirées par les taches blanches des maisons et s'y dirigent avec une telle ardeur et une telle impétuosité, qu'elles arrivent dessus pour ainsi
dire avant de les avoir reconnues. Je démontrerai sous peu que dans les grands efforts musculaires et la fatigue extrême, il se produit une anémie du cerveau, et que cette anémie peut diminuer la puissance visuelle. Dans le voisinage d'une maison, je rencontrai plusieurs personnes qui m'assurèrent que beaucoup de cailles allaient butter de la tête contre les corniches de cette maison, parce qu'elles n'avaient plus la force de s'élever encore d'un mètre pour franchir le toit.
La caille fait environ dix-sept mètres par seconde, et soixante kilomètres à l'heure, ce qui est. la vitesse d'un train ordinaire.
Le voyage d'Afrique en Italie est beaucoup plus facile qu'il ne semble parce que, à l'œil nu, de l'Afrique on voit très bien la Sicile. La distance du cap Bon à Marsala est de 135 kilomètres. Une caille, avec une vitesse de 1,020 mètres à la minute, emploie pour cette traversée, deux heures onze minutes. La distance du cap Bon à Rome est de 549 kilomètres, et une^caille venant en droite ligne pourrait faire cette traversée en neuf heures. C'est ainsi que l'on comprend comment, par suite du peu de durée du voyage, elles ne sont pas très amaigries.
- Un chasseur romain m'a raconté qu'il s'amusait à ensemencer dans son jardin les graines qu'il trouvait dans le jabot des cailles et que, chaque année, il se divertissait à y voir naître des plantes africaines.
La caille est un animal peu sociable, qui vit, la plus grande partie de sa vie, isolé. Même à l'époque des amours, elle ne manifeste pas l'amour de la famille, car le mâle abandonne la femelle au début de la couvaison.
Ces oiseaux ne voyagent pas en troupe comme les hirondelles et les canards, mais chacun se met en route sans se soucier des autres. Quand, en mer, les cailles ont à lutter contre un vent fort, elles résistent tant qu'elles peuvent ; puis, quand elles sont à bout de forces, elles s'abandonnent à sa puissance et finissent par tomber sur les écueils ou
sur le pont des bâtiments qu'elles rencontrent. Les tempêtes les plongent, comme dit Brehm, en une telle peur et confusion, que, même après que la bourrasque a cessé et que le vent est redevenu favorable, elles restent encore immobiles pendant plusieurs jours à l'endroit où elles se sont posées, avant de se résoudre à continuer le voyageSi une bourrasque ne les surprend pas, les cailles traversent la Méditerranée sans grande fatigue; j'en ai vu qui, à peine arrivées, prenaient de nouveau leur vol pour se poser plus loin sur une des collines voisines. Brehm a décrit l'arrivée des cailles en Afrique : « En se tenant en observation sur un point de la côte nord de l'Afrique durant le temps de la vraie migration des cailles, on peut souvent assister à leur arrivée. On aperçoit une nuée obscure, basse, se mouvant au-dessus des eaux, qui s'approche rapidement et qui pendant ce temps va toujours s'abaissant pour s'abattre brusquement à la limite extrême de la mer; c'est la foule des cailles mortellement épuisées.
Les pauvres créatures gisent tout d'abord pendant quelques minutes comme étourdies et incapables de se remuer, mais cet état prend bientôt fin; un mouvement commence à se manifester : une des premières arrivées sautille et court rapidement sur le sable en cherchant un meilleur endroit pour se cacher. Il se passe un temps considérable avant qu'une caille se décide à faire fonctionner de nouveau ses muscles thoraciques épuisés et se mette à voler.
En règle générale, elle cherche son salut dans la course, elle ne s'élève pour voler dans les premiers jours qui suivent l'arrivée, que par suite d'une nécessité absolue.
Pour moi, il n'est pas douteux que, du moment où cet oiseau a de nouveau la terre ferme sous lui, il n'accomplisse en courant la majeure partie du voyage qui lui reste -à faire. »
De Filippi raconte avoir vu des pigeons en pleine mer reposer les ailes ouvertes sur les flots; et, pour ces oiseaux, il devait y avoir là, un signe d'invincible fatigue.
Brehm dit avoir entendu raconter par des marins dignes de foi que la caille aussi, dans un cas de fatigue extraordinaire, se pose sur l'eau et s'y repose pendant quelque temps, puis s'envole de nouveau et poursuit sa route. Je ne sais plus dans quel livre j'ai lu que l'on a vu en pleine mer des oiseaux, parmi ceux qui étaient le plus forts au vol, portant sur leur dos quelque petit fatigué qui de cette façon avait trouvé le salut dans une situation désespérée.
Nous trouvons un témoignage très connu de la fatigue des cailles, dans la Bible. Au livre de l'Exode, il est raconté comment les Hébreux se nourrirent de cailles dans le désert. La facilité avec laquelle elles se laissaient prendre montre combien elles étaient épuisées par le voyage.
Il est des oiseaux qui, à chaque printemps, font plus de quinze mille kilomètres, pour aller de l'Afrique australe, de la Polynésie et de l'Australie jusqu'aux régions polaires et qui, en automne, refont en sens inverse le même voyage, pour retourner à leur station d'hiver. Le martinet accomplit chaque année le voyage du cap Nord au cap de Bonne-Espérance et vice versa.
Nous voyons se répéter chaque année les migrations des grues et des cigognes, mais nous ignorons comment celles-ci s'orientent à travers les monts et sur la mer, comment de l'Afrique, les cigognes et les hirondelles retournent à leur ancien nid, comment s'est développé l'instinct qui les guide.
Il a été écrit, dans ces dernières années, des livres très estimables sur cette question. Je citerai ceux de Palmen, de Weissmann et de Seebohm. A cette heure, les ornithologistes ne se contentent plus, en contemplant les oiseaux qui volent à travers les airs, de dire qu'il s'agit là d'un admirable instinct.
Sur cette question aussi, des études approfondies ont été entreprises. Palmen démontre que les individus les plus vieux et les plus forts guident les troupes voyageuses
et que la majeure partie des oiseaux qui se fourvoient et se perdent en route sont des jeunes de la dernière couvée, ou des mères qui s'arrêtent et se détournent pour chercher leurs petits égarés. Les mâles adultes, s'ils ne sont pas abattus par une tempête, perdent rarement leur route.
Palmen a publié une carte des grandes voies d'émigration. Les bornes miliaires de ces longues routes sont les endroits où les oiseaux peuvent se reposer et trouver une nourriture abondante. Pour Palmen, il serait inconsidéré d'admettre que les oiseaux sortent de l'œuf portant innée en eux la connaissance de ces lieux.
L'instinct que possèdent les oiseaux a besoin d'être éduqué. A peine sortent-ils du nid, qu'ils commencent à étudier l'espace qui les environne, puis ils s'éloignent à la recherche de la nourriture, et l'ardeur du vol les entraine dans des lieux lointains dont ils gardent le souvenir. C'est ainsi que se développe rapidement en eux le sens des lieux et de la direction.
Quand arrive l'automne, ils s'élancent vers les contrées méridionales, et, si un oiseau né dans l'année, dans son impatience, part avant ses parents et réussit quelquefois à trouver le bon chemin, par contre, le plus souvent, il succombe. C'est pourquoi généralement ils voyagent en troupe et en nombreuse compagnie. C'est ainsi qu'ils apprennent des vieux à connaître les accidents du terrain, les montagnes, les fleuves et les vallées qui sont les grandes voies principales des émigrations. Ce qui nous semble un instinct merveilleux et aveugle n'est qu'une connaissance des lieux que les générations des oiseaux se transmettent comme une tradition.
II
- Afin de mieux étudier les phénomènes de la fatigue et les changements qu'un long voyage provoque dans l'organisme des oiseaux, j'ai installé dans mon laboratoire une
station de pigeons voyageurs. Le ministère de la guerre a bien voulu m'aider dans cette œuvre en me faisant don des pigeons. C'est pour moi l'occasion d'exprimer ici ma reconnaissance au gouvernement, et pour ce cas et pour le concours qui m'a été offert quand j'ai étudié la marche des soldats. Les pigeons ne deviennent bons voyageurs que s'ils ont été instruits. C'est seulement dans la troisième année d'éducation, qu'ils acquièrent le maximum de leur force et de leur habileté et que le sens de l'orientation atteint son maximum de perfectionnement. Un pigeon peut continuer à voyager jusqu'à douze ans, mais après la sixième année, sa résistance à la fatigue va en diminuant de plus en plus. Au sujet des pigeons voyageurs, de nombreux volumes ont été déjà publiés : je citerai entre autres les livres de Lenzen, de Schomann, de Chapuis, de Puy de Podio, de Gigot. En Belgique se publient trois journaux concernant les pigeons voyageurs. En Italie, à la date de 1887, a paru un bon livre du capitaine Malagoli, chargé du service des colombiers militaires.
L'installation de mon colombier fut faite en 1885, avec cinquante pigeons tout jeunes qui n'étaient pas encore sortis de l'endroit où ils étaient nés. Ces pigeons me furent expédiés du colombier militaire d'Alexandrie ; ils étaient de race belge. C'est la meilleure race pour la puissance de l'instinct, la force et ]a rapidité de leur vol.
Dans l'éducation des pigeons voyageurs, il faut surtout s'attacher à rendre le séjour de leur colombier agréable.
Il faut prendre grand soin qu'ils vivent tranquilles, qu'ils aient la qualité de nourriture qu'ils préfèrent, et qu'ils trouvent dans le colombier toutes les aises et tous les agréments qu'ils recherchent ; ils retourneront ainsi d'autant plus facilement à leur demeure quand ils se verront lancés au loin. L'instinct qui les guide est une sorte de nostalgie et l'assurance qu'en aucun endroit ils ne pourront se trouver aussi bien que dans leur pigeonnier.
Pour les faire sortir la première fois du colombier, on
attend une journée pluvieuse; vers le soir, on ouvre la fenêtre et on oblige les pigeons à sortir devant la maison ou sur les toits voisins. A cette première sortie, ils sont timides et regardent autour d'eux avec défiance. Ils allongent le cou et semblent étudier les lieux circonvoisins.
Certains s'élancent timidement sur le toit des maisons voisines, puis rentrent vite dans leur case. Il suffit de répéter cet essai une autre fois, et il se trouvera tout à coup que quelque pigeon plus intelligent se maintiendra en l'air et décrira de grands cercles comme un petit enfant qui a besoin de courir et de jouer. Pour les dresser à reconnaître de loin leur demeure, je fis porter mes pigeons dans un panier fermé, au milieu d'une place, à un kilomètre du laboratoire. Libres, les pigeons s'élevèrent dans les airs, décrivirent un cercle et puis se dirigèrent rapidement vers leur pigeonnier. Un autre jour, nous les emportâmes à Moncalieri, puis à Asti, puis à Alexandrie, et ainsi peu à peu nous les habituâmes à parcourir toute la haute Italie jusqu'à Bologne et Ancone. Nous aurions pu les dresser à parcourir un espace encore plus grand, mais la distance de 500 kilomètres était plus que suffisante pour mes études sur la fatigue. Du reste, il ne convient • pas de les transporter trop loin, parce que, à chaque lâcher, beaucoup se perdent en chemin. Durant la première année, les pigeons s'orientent mal.
Je rapporte ici quelques expériences que j'ai faites.
Le 8 juillet 1890, par le premier train de 5 heures, nous portâmes à Asti dix pigeons nés en mars et qui avaient par conséquent quatre mois. Ces pigeons n'avaient jamais voyagé et connaissaient seulement le toit du colombier et les maisons voisines. La veille, nous les avions peints en rouge sur les ailes, pour les reconnaître de loin et nous peignîmes en bleu dix autres vieux pigeons qui avaient déjà fait le voyage de Bologne à Turin ; à sept heures précises on ouvrit les deux paniers à la station d'Asti, qui est à 50 kilomètres de Turin. A peine sortis du panier, les
vieux pigeons prirent la direction de la ville qui fait comme un angle droit avec la direction de Turin. Les jeunes pigeons les suivirent, mais on vit tout de suite qu'ils restaient en arrière. Ils décrivirent un cercle sur la ville et puis disparurent. Au bout d'une heure et quinze minutes, trois des vieux étaient déjà au laboratoire. A neuf heures vingt, les pigeons dressés étaient tous arrivés. Vers midi, aucun des jeunes n'était encore signalé. C'est seulement à une heure dix qu'il en arriva deux ensemble et plus tard un troisième. On voyait qu'ils étaient très fatigués, car ils se posèrent sur le toit en se tenant immobiles, perchés sur leurs pattes, tandis que les vieux qui avaient fait le même voyage étaient alertes, roucoulaient et volaient en décri_ vant de grands cercles. Sur dix, il ne revint donc à la maison que trois de ces jeunes pigeons. Ceci prouve que leur instinct ne les aide pas beaucoup s'ils ne sont pas dressés. Et il ne pouvait être pourtant bien difficile pour eux de s'orienter en se laissant guider par la vue des Alpes et de la colline de la Superga, qui se distinguent d'Asti. J'envoyai un autre jour dix pigeons de quatre mois à Alexandrie, qui est à 90 kilomètres de Turin ; il n'en revint aucun, bien que d'Alexandrie aussi on aperçoive bien les Alpes, qui forment comme un amphithéâtre enfermant le Piémont et d'où il doit être facile de retrouver une ville comme Turin.
Il faut admettre cependant que les pigeons adultes seuls possèdent l'instinct de l'orientation. Il n'est pas vrai que les pigeons savent parcourir seulement les contrées où ils ont été dressés. Il est des cas connus de pigeons qui, achetés en Belgique et transportés en Italie et en Espagne dans des corbeilles fermées, réussirent à s'échapper des mains des éleveurs et retournèrent à leur pigeonnier.
En i886, de Londres fut fait un lâcher de neuf pigeons apportés des Etats-Unis d'Amérique ; trois réussirent à traverser l'Océan et retournèrent à leur colombier. Les pigeons militaires qui font le service entre Rome et la Sar-
daigne traversent la mer en cinq heures environ, et c'est certes un des résultats les plus brillants que de faire ainsi rivaliser nos colombiers militaires avec ceux de l'étranger.
De Rome, il n'est pas possible de voir la -Sardaigne, parce que la distance qui sépare le mont Mario du mont Limbara est de 299 kilomètres. Pour voir ces deux points, il serait nécessaire de s'élever verticalement à 1,510 mètres environ. Or il est certain que les pigeons ne s'élèvent pas à plus de 500 ou 600 mètres. Quand les pigeons militaires se dirigent de Rome vers la Sardaigne, ils doivent donc se fier à l'instinct de l'orientation, car il ne voient devant eux que de l'eau.
La légende et l'histoire des pigeons voyageurs sont pleines de poésie. Les cités de Babylone et de Jérusalem furent célèbres pour leurs pigeons. A Rome, cet animal fut consacré à Vénus ; et, dans la religion du Christ, la colombe fut prise comme le symbole mystique de l'amour. Le pigeon qui a choisi une compagne ne l'abandonne plus pendant toute sa vie. On leur donne pour leurs noces un panier d'osier qui est fait comme un casque ou une grande poire, et là, comme dans leur demeure, ils commencent l'idylle de la vie qu'ont décrite les poètes.
En les voyant dans leur nid, il me revenait à l'esprit les très beaux vers de Petrone, que j'ai écrits sur la porte du colombier militaire de mon laboratoire:
Militis in galea nidum fecere columbae : Adparet Marti quam sit arnica Venus (1).
Et c'est un spectacle charmant que de les voir roucouler, tourner les uns autour des autres abaissant et élevant les ailes, élargissant la queue, et se becqueter. Bientôt commencent les soucis de la famille; le mâle couve, lui aussi, les œufs, de dix heures du matin à quatre heures de l'après-
(1) Dans le casque d'un soldat les colombes feront leur nid : on voit combien Vénus s'accorde avec Jlars,
midi, et la femelle le reste de la journée. Après des années et des années, le même couple se retrouve encore dans le même nid. Mes pigeons forment quarante ou cinquante familles dans le même endroit ; chacune a sQn numéro et sa petite case fixée au mur. Il n'y a pas de danger qu'ils abandonnent ou qu'ils changent jamais de case, tant est grande et indissoluble la tendresse du premier amour.
Les femelles ou les mâles arrachés à leur nid, à leurs œufs ou à leurs petits sentent plus impérieusement le besoin de retourner avec leur famille. Il est difficile d'imaginer ce qu'ils supportent de fatigue et de labeurs pour retrouver leur demeure quand ils sont transportés au loin. S'ils s'égarent en route, ils n'ont plus de repos : et il n'y a pas de tempête et de bourrasque qui les retiennent. On dirait qu'ils sont devenus aveugles, qu'ils ne connaissent plus les dangers, qu'ils ne songent plus à leur vie, qu'ils sont affolés d'amour. Ils volent sur la mer, traversent les nuages, bravent le tonnerre, passent de ville en ville, affaiblis, exténués, à la recherche de leur grenier, errant sur les toits, cherchant dans les champs quelque malheureux grain à manger jusqu'à ce qu'enfin, après des jours et des semaines d'inquiétude passés à errer dans l'ardeur de leurs recherches, ils arrivent haletants au logis, se postent sur les toits voisins en face de leur fenêtre et tombent en la regardant, comme si la force leur manquait, et qu'ils succombent de fatigue et d'épuisement.
III
La caille, quand elle vole, fait un bruit spécial : frulla, disent les Toscans, et cette expression tire son origine du bruit du rouet ou de toute autre machine qui tourne rapidement. Mais ce sont les oiseaux qui battent rapidement des ailes qui produisent ce bruit. L'hirondelle, les pigeons volent d'une autre façon, sans faire de bruit. Qui a vu les aigles sur les Alpes n'oublie plus leur vol majestueux et
les lents battements de leurs ailes. On peut dire en général que plus les oiseaux sont petits, moins ils sont aptes au vol, plus ils doivent corriger par la rapidité des mouvements la disproportion qui existe entre le poids de leur corps et la longueur de leurs ailes.
L'anatomie comparée montre que l'aile des oiseaux est analogue à notre bras et aux membres antérieurs des mammifères. Les muscles qui meuvent les ailes recouvrent toute la partie antérieure du thorax et prennent un appui solide sur le sternum qui atteint, lui, un développement énorme et double la surface sur laquelle doivent s'exercer les fibres musculaires au moyen d'une forte crête qui le parcourt dans sa longueur. Chez nous, les muscles pectoraux s'étendent de la clavicule jusque sous la mamelle.
Mais, bien qu'ils soient plus développés que chez les autres animaux, ils sont très petits par comparaison avec ceux des oiseaux, puisque chez eux les deux muscles pectoraux représentent à eux seuls un sixième du poids total du corps.
Mais il ne pouvait en être autrement pour ces animaux qui doivent se mouvoir dans les airs. Tout le monde sait avec quelle fatigue nous cheminons sur le sable fin et sec ou sur la neige. Les pieds s'enfoncent et, à chaque pas, une partie de la force des muscles est employée à trouver un point d'appui et à exercer une pression pour pouvoir ensuite porter le corps en avant. Ceci fait comprendre combien doit être plus grande la difficulté de se mouvoir dans l'air. A chaque coup d'aile, l'air fuit au-dessous : il est donc nécessaire que l'aile soit large et que ses battements soient rapides pour que l'air présente une certaine résistance.
Mais plus s'accroit la rapidité du vol, plus les ailes doivent se mouvoir rapidement pour trouver un appui sur l'air. Et la rapidité avec laquelle volent les oiseaux est vraiment prodigieuse. Flying Childers, le cheval de course le plus célèbrejusqu'à nos jours faisait seulement 14 m. 29 à la seeonde sur un parcours de 4 kilomètres. Mais il faut
se rappeler que le meilleur cheval ne conserve une telle vitesse que pendant 6 ou 7 minutes et après avoir été longuement entraîné. Les pigeons ont une vitesse deux fois plus grande; ils font 30 mètres à la seconde. Pour un voyage un peu considérable, la vitesse des pigeons est de 60 à 70 kilomètres à l'heure. L'hirondelle parcout 45 mètres à la seconde, et il est largement prouvé que ces oiseaux peuvent se tenir plusieurs jours dans les airs sans se reposer.
C'était déjà un fait connu des anciens que les animaux sont d'autant plus forts qu'ils sont plus petits. Haller, dans son Traité de physiologie, compare la force des portefaix de Londres à la force d'un cheval et conclut que l'homme est plus fort.
Plateau a étudié cette question et a vu qu'un insecte comme l'escarbot commun peut traîner un poids quatorze fois plus grand que celui de son corps, et certains insectes jusqu'à quarante-deux fois ; le cheval deux ou trois fois à peine.
Selon Plateau, quand il y a dans le même groupe deux insectes de deux espèces qui diffèrent par le poids, le plus petit et le plus léger est toujours le plus fort. Ceci ne dépend pas de ce que les insectes plus petits ont les muscles relativement plus volumineux, mais de ce qu'ils ont des contractions musculaires plus énergiques. Une fourmi porte un poids vingt-trois fois plus grand que son corps.
Je ne puis m'arrêter à parler ni de la force spécifique des muscles ni du mécanisme du vol. Marey a déjà traité cette question dans son livre : la Machine animale (1). La locomotion terrestre et aérienne a été étudiée si magistralement par Marey, que son livre restera toujours un modèle de science populaire qu'on ne pourra dépasser. Les recherches sur le mouvement, les instruments enregistreurs construits par lui et l'application de la photographie instantanée à la connaissance exacte de la motilité ani-
(1) Marey, La Machine animale, 1 vol. in-8. Bibliothèque scientifique internationale. Paris, Alcan.
maie feront époque dans la science. Chez aucun animal la contraction des muscles n'est si rapide ni si fréquente que chez les insectes. Nous nous rendons compte de la grande différence que présentent les insectes dans leur façon de voler, quand nous les sentons passer près de notre oreille.
Le rythme des battements d'ailes est une des choses les plus importantes dans l'étude du mouvement, et les physiologistes ont tourné vers cette étude leur attention, pour savoir combien de fois un muscle est capable de se contracter et de se relâcher en une seconde. Le son très aigu que produisent les cousins est dû au mouvement de leurs ailes dans leur vol. On détermine la fréquence de ces contractions, en comparant le son que les divers insectes produisent en volant, avec des notes musicales. C'est ainsi que nous savons que les abeilles communes donnent un la, soit 440 vibrations à la seconde.
La mouche donne le fa, soit 335 battements par seconde.
Marey a obtenu la démonstration graphique de ces faits.
Nous savons que, quand on saisit une mouche par les pattes, elle bat régulièrement des ailes. Marey approchait une mouche tenue de cette façon, au point de faire toucher par ses ailes un cylindre enfumé qui tournait très rapidement. De cette manière, chaque coup d'aile laissait une trace en enlevant le noir de fumée. Connaissant la rapidité avec laquelle tourne le cylindre, étant donné qu'un diapason vibrant en est ensuite approché, on voit que la mouche, en une seconde, bat 330 fois des ailes.
Les abeilles, qui ont été les mieux étudiées, nous fournissent un exemple très concluant du changement de leur allure, suivant les émotions qui les agitent comme l'homme. C'est un son plus aigu qu'elles émettent quand on les effarouche et qu'elles s'excitent dans leur vol, L'abeille tranquille qui va à la recherche du miel sur les fleurs, dans son vol tranquille, donne un la de 440 vibrations par seconde, et quand le soir elle arrive fatiguée à la ruche, son bourdonnement correspond à un son plus
bas, soit à un sol, avec à peine 330 vibrations à la seconde, de même que l'homme, après une longue marche, chemine à pas plus lents et en traînant les pieds.
IV
Quali colombe dal disio chiamate, Con l'ali aperte e ferme, al dolce nidio Volan per l'aer dal voler portate.
DANTE, Inferno, V. 82.
C'est ainsi que Dante décrit le vol des colombes, et j'ai pensé souvent à ces vers pendant les longues heures que j'ai passé sur le toit de mon laboratoire, attendant que les pigeons revinssent de leur long voyage. Mon laboratoire, comme le plus grand nombre de laboratoires des universités italiennes, est situé dans les bâtiments d'un vieux couvent. Quand le lâcher des pigeons se faisait de Bologne ou d'Ancone, à peine les pigeons étaient-ils mis en liberté, le chef de station m'envoyait un télégramme. A l'heure à laquelle ils pouvaient arriver, je montais seul ou avec mes assistants sur le clocher de l'église voisine et nous restions là à attendre, la longue-vue à la main.
Les pigeons arrivaient très rapidement. A peine avait-on le temps de les voir qu'il étaient pour ainsi dire sur le toit.
Pourtant, après avoir fait 500 kilomètres en venant d'Ancone à Turin, ils devaient être fatigués. On reconnaît du reste facilement le pigeon fatigué, car il reste immobile, affaissé, ne jouant plus pendant plusieurs heures.
Chez des pigeons qui venaient de parcourir la distance de 296 kilomètres (de Bologne à Turin) et qui paraissaient peu fatigués, je trouvai une température rectale légèrement supérieure à la moyenne, 43° au lieu de 42°, mais les animaux qui ont fourni une longue course se refroidissent rapidement et, quelques heures après leur retour, leur température était inférieure à celle des pigeons restés au colombier. Je voulais surtout étudier les modifications des
muscles et du sang chez ces animaux, et je sacrifiai par décapitation deux pigeons qui venaient de faire le trajet de 500 kilomètres et en même temps deux pigeons normaux. La couleur des muscles pectoraux était plus brune, mais le fait le plus saillant, c'était la rapidité avec laquelle apparaissait la rigidité. Au bout de huit minutes, les pigeons fatigués étaient rigides, alors que les pigeons normaux n'avaient encore aucune trace de rigidité.
Le muscle petit pectoral était plus pâle que le grand pectoral ; on peut expliquer cette différence par ce fait que le petit pectoral travaille moins, sa fonction se bornant à soulever l'aile. La majeure partie de la fatigue incombe certes au grand pectoral qui se trouve au-dessus de lui et qui donne le battement puissant de l'aile.
Je dois rappeler une dernière observation faite ce jour-là, parce qu'elle est importante au point de vue des phénomènes de fatigue qui s'observent dans le système nerveux. Ayant mis à nu le cerveau des quatre pigeons sacrifiés qui avaient fait le voyage, je le comparais à celui de quatre pigeons restés au repos. La différence de couleur était si évidente que tous, dans le laboratoire, nous la distinguâmes. Chez les pigeons qui avaient voyagé, le cerveau était pâle, presque exsangue. On peut expliquer ainsi pourquoi les cailles, quand elles arrivent d'Afrique, voient moins bien et pourquoi nous mêmes sommes incapables de faire un travail cérébral après une grande fatigue.
Y
Au printemps, on voit quelquefois des oiseaux volant ensemble et formant deux lignes qui se rencontrent suivant un angle aigu > ; ce sont les canards sauvages qui, venant d'Afrique, émigrent par les pays septentrionaux. Peu de jours après, certains de ces groupes de canards sont vus passant sur la mer Baltique, puis traversant la Finlande et s'arrêtant seulement en Laponie ou en Sibérie.
La famille des charadriidées renferme environ cent espèces d'oiseaux qui font chaque année le voyage de l'équateur à l'Islande, aux îles du Spitzberg et à la Sibérie.
Je citerai deux exemples de cette grande famille : les Tourne-pierre, qui nichent sur les rivages de l'Océan Glacial et en hiver se trouvent dans l'Afrique centrale, la Polynésie et l'Australie ; le pluvier qui, lui, va nicher seulement au printemps au Cercle arctique et passe l'hiver dans l'Afrique australe.
Seebohm a écrit un livre très important sur les voyages qu'accomplissent ces charadriidées. Les observations sont prises sur le fait, car il est allé d'abord faire ses études dans l'Afrique australe, à Natal, et puis il est allé une autre année attendre ces oiseaux dans les régions polaires. Il a passé un hiver en Sibérie au 66e degré de latitude, près du cap de Yenissei, pour être sur les lieux mêmes à attendre les charadriidées qui arrivent, quand la longue nuit de l'hiver cesse à peine.
L'été, dans ces régions arctiques, est tellement court, que les oiseaux, à peine arrivés, commencent l'œuvre de la reproduction, et, dans leur hâte, aucun ne fait de nid; ils déposent simplement les œufs dans un petit trou qu'ils font dans la terre ou le sable. A la fin de juillet, les petits commencent à voler et, quand le soleil se cache pour quelques minutes sous l'horizon, à la fin d'août, ils se préparent au départ. En octobre, la vie cesse dans les régions polaires, et pour deux mois règne la nuit complète.
En étudiant, avec grande attention, tous les lieux où ont été vus certaines espèces d'oiseaux et ceux où on n'en a jamais vu, Palmen formule une loi qu'il donne comme la loi fondamentale de son livre. Les migrations que les oiseaux accomplissent vers les lieux où ils vont faire leur nid et vers leurs stations d'hivers, ils les accomplissent suivant un parcours déterminé, et ils ne suiventpas toujours, durant leur voyage, la même direction du ciel. Au contraire, ils parcourent des voies fixes, bien délimitées
géographiquement, et qui font diverses courbes, pour aller des régions septentrionales où ils ont niché à celles de l'Afrique ou de l'Asie méridionale où ils se transportent pour passer l'hiver. Dans les contrées que côtoient ces voies ou qui se trouvent comprises entre elles, on ne rencontre pas généralement ces oiseaux, à moins qu'ils n'y soient portés par le vent ou qu'ils ne s'égarent.
Par l'examen de la carte géographique des voies que suivent les oiseaux migrateurs en Europe et en Asie, on voit qu'ils suivent de préférence les vallées des grands fleuves et les rivages de la mer et de l'océan. Une des voies les plus fréquentées de l'Europe est la vallée du Rhin jusqu'à la Suisse. En effet, c'est autour des lacs de la Suisse que les chasseurs trouvent en plus grand nombre les oiseaux du Nord. Pour aller vers l'Afrique, ils passent par le lac de Genève, par la vallée du Rhône et atteignent la Méditerranée. Là, la route se bifurque: les uns suivent la côte vers l'Espagne, les autres le littoral italien jusqu'à ce qu'ils arrivent en Afrique.
Les oiseaux migrateurs, pour aller des stations hivernales aux lieux où ils nichent, traversent les Alpes dans les endroits où leur altitude est le moins considérable.
VI
Parmi les bandes d'oiseaux qui parcourent les grandes voies d'émigration, il en est qui font quelques petites variantes : ils dévient de leur route, puis reviennent rejoindre la voie principale. Quelquefois aussi, ils sont pris par les tempêtes, si bien qu'ils se réunissent à des oiseaux qui appartiennent à d'autres familles et se laissent entraîner dans des pays où ils ne voulaient pas aller jusqu'à ce que, fatigués et désorientés, ils s'arrêtent en route. Les anciens, quand ils voyaient arriver un oiseau exotique et inconnu, croyaient qu'il apportait des présages heureux.
Ces longues pérégrinations des oiseaux voyageurs me
rappellent des scènes d'émigrations plus tristes et plus pénibles. Chaque année, des milliers d'ouvriers piémontais vont en France ou en Suisse, et, retournent au pays au commencement de l'hiver, par la vallée du Rhône. Chaque année quelques-uns meurent de fatigue et de froid, le long de la route du Grand-Saint-Bernard. Les cadavres sont portés dans une station qui se trouve à environ cent mètres de distance de l'hospice, et ils sont laissés dans l'état où ils ont été trouvés, pour que les parents qui viennent les chercher puissent les reconnaître.
Celui qui regarde par la fenêtre l'intérieur de cette chambre mortuaire n'oubliera de la vie ce qu'il a vu. Sur les dalles, çà et là, sont rassemblés des ossements détachés, des crânes et des haillons à moitié ensevelis sous la poussière, qu'ont laissés depuis des siècles les malheureux voyageurs rassemblés pieusement sous la voûte spacieuse de ce tombeau.
Contre les parois sont adossés des squelettes qui se dressent encore sur leurs articulations rigides. Quelquesuns sont là depuis cinquante ans, avec les bras levés, les lèvres rétractées et les dents blanchies, avec leur bâton à la main, et ils gardent les attitudes étranges qu'ils avaient lorsqu'ils furent trouvés sous la neige. H y a là peut-être trente cadavres appuyés au mur, et le spectacle de la mort est rendu plus triste par la misère de leurs habits, qui tombent en lambeaux et laissent voir au-dessous la teinte brune de la peau momifiée.
Parmi ces squelettes, on reconnaît une femme qui tient dans ses bras son enfant, et il semble qu'elle lui tend encore le sein. L'œil reste fasciné par la figure de cette mère qui, au suprême moment de la mort, espère encore sauver le petit être. Comme un rayon de lumière sereine, elle illumine les ténèbres et adoucit l'horreur de ce sépulcre par un sentiment de piété. L'image sublime du sacrifice et l'attitude de la mère annoblissent la mort de ces victimes inconnues que personne n'a plus cherchées,
que personne peut-être n'a pleurées. Celui qui n'a pas été dans les Alpes ne peut s'imaginer combien ont souffert ces malheureux avant de mourir. Ce sont des paysans et des ouvriers piémontais qui retournent au pays au début de l'hiver, un sac ou une valise sur l'épaule et portant à leurs familles leurs petites épargnes. Parfois ils se mettent en route trop tard, et la neige les surprend le long des chemins et des défilés des Alpes. Ils sont mal vêtus, épuisés de fatigue, et, quand souffle la bise, ils doivent s'arrêter, vite engourdis, les mains et les oreilles gelées.
Parfois la neige là-haut devient si épaisse qu'il faut s'arrêter. C'est une véritable nuit, et l'atmosphère s'assombrit de telle façon qu'on ne voit plus la route ni les abîmes qu'elle cotoie. Sur les Alpes, la neige ne tombe pas à larges flocons comme dans la plaine, c'est une neige fine, pulvérulente. Il y a des grains de glace que le vent chasse impétueusement sur la face, qui sautillent pénètrent partout et glissent sur la peau et dont aucun vêtement, si hermétique qu'il soit, ne défend suffisamment. Le vent fait tourbillonner furieusement la neige, la faisant glisser sur les pentes et l'accumulant dans les défilés. Dans quelques circonstances on voit le tourbillon qui traverse vertigineusement la route et fait craquer des sapins qui roulent dans les vallées. Le sifflement de la tourmente, le fracas et le grondement des avalanches doivent produire une impression terrible sur ces malheureux voyageurs. Et malheur à eux si par désespoir ils s'arrêtent, si, engourdis ou découragés, ils cherchent un refuge ! Qui se repose est perdu : car le sommeil le surprendra. Ce suprême et dernier soulagement de la misère lui fermera doucement les yeux et il ne sentira plus, il ne verra plus la triste fin qui l'attend : du sommeil il passera dans la mort.
La seconde fois que je traversais le Grand-Saint-Bernard, ce fut en août 1875, et, dans la chambre mortuaire, je vis plusieurs cadavres qui paraissaient pour la plupart y avoir
été mis depuis peu de jours. Le frère qui m'accompagnait me dit qu'ils étaient morts à la fin du mois de novembre de l'année précédente. La feuille d'Aoste du 25 novembre 1874 a raconté cet accident dans ces termes : (c Jeudi matin, à quelques pas de l'hospice, on a trouvé deux cadavres qu'on croit être ceux de deux scieurs de long. On organisa une expédition pour voir s'il y avait plusieurs autres infortunés en péril. Deux moines de l'hospice partis avec un domestique trouvèrent trente personnes sur la montagne de la Péra ; ces trente voyageurs avaient vécu pendant vingt-quatre heures avec un peu de farine mouillée d'eau et du sel. Le vendredi, ils se décidèrent à quitter la Péra et se mirent en route avec beaucoup de fatigue vers l'hospice. Un confie leur barra la route et les ensevelit tous (1).
« Un chien du Saint-Bernard venu àl'hospice dans un état lamentable donna l'avis de cette catastrophe; tous les autres moines partirent pour porter secours. Ils rencontrèrent tout d'abord un des leurs et un ouvrier piémontais qui avaient réussi à se sauver de la neige. On leur prodigua tous les secours possibles, mais ils moururent peu après.
On retira de la neige six cadavres, deux ouvriers encore vivants qui moururent peu après. Les deux autres moines qui étaient accourus les premiers pour porter secours étaient morts ainsi que le domestique de l'hospice.
Deux ouvriers piémontais furent seuls retirés vivants après un séjour de vingt-deux heures sous la neige. »
(1) Dans le dialecte vaudois, ces amas de neige produits par le vent se nommeut confle.
CHAPITRE II
Un peu d'histoire sur la motilité animale
1
L'étude physiologique du mouvement animal commence avec Alphonse Borelli, médecin napolitain, mort en 1680.
Pour étudier les fonctions des muscles et des nerfs, personne ne lit plus les livres de Galien ou d'Oribase, qui furent les auteurs médicaux classiques au temps de l'empire romain. Mais le livre De motu animalium, écrit depuis plus de deux siècles déjà par Borelli, est un traité que les physiologistes modernes doivent encore consulter et méditer.
La philosophie expérimentale, vers la seconde moitié du XVIIe siècle, avait fait de tels progrès, grâce aux travaux de Galilée, que ses disciples conçurent l'espoir d'appliquer les principes des sciences nouvelles à l'étude de la nature tout entière. Cette époque fut la plus splendide de la renaissance scientifique, et avec le livre de Harvey sur la circulation du sang publié en 1628, commence la médecine moderne.
Ayant reconnu que tout l'édifice de la physiologie devait être refait et que la vieille médecine n'avait pas une base scientifique, A. Borelli chercha à lui donner un fondement sûr avec les mathématiques, la chimie et la physique expérimentale, parce que, disait-il, « la base des opérations de la nature, c'est l'anatomie, la physique et les mathématiques ».
Le grand-duc Ferdinand institua Borelli lecteur de mathématiques au collège de Pise, comme on disait alors, et le charga de vérifier l'essai de Pascal pour mesurer la hauteur des montagnes avec le baromètre.
Borelli, pendant qu'il traduisait Euclide, découvrait la loi de la chute des corps et la théorie plus importante de l'attraction et de la répulsion ; il étudiait la digestion des animaux, construisait le premier héliostat, commençait des études sur la capillarité.
Malpighi, qui était déjà célèbre à cette époque, voulut être le disciple de Borelli, ainsi que Lorenzo Bellini. Malpighi conte comment il alla la première fois dans la maison de Borelli à Pise pour assister aux dissections anatomiques et comment, dans une de ces leçons, examinant un cœur, il découvrit pour la première fois que dans cet organe il y a des faisceaux musculaires à direction spirale.
Malpighi rappelle avec gratitude les instructions et les conseils que lui donna Borelli pour ses travaux et, étant allé une année après à Bologne, il confesse que c'est dans cette école qu'il s'est débarrassé de l'obscurité dans laquelle il avait été jusqu'alors plongé, du galimatias de la médecine vulgaire.
Je ne crois pas exagérer en affirmant que les vues mécaniques qui constituent la base de la physiologie moderne trouvèrent leur première expression dans l'ouvrage De molu animalium de Borelli.
Il suffit, pour le prouver, de rappeler cette phrase qui se trouve dans l'introduction de cet ouvrage : « Les opérations des animaux se font par causes, instruments et raisons mécaniques. »
Même dans un livre moderne, la conception du mécanicisme ne pourrait être mieux exprimée.
II
Le lecteur, qui désire savoir d'où viennent les concepts fondamentaux qui, à cette heure, servent de guide dans l'étude de la fatigue, ne m'en voudra pas, je l'espère, si je jette un coup d'œil rapide sur la physiologie des anciens.
Je confesse que je le fais volontiers parce qu' on voit naitre ainsi plusieurs des conceptions élémentaires qui sont indispensables dans l'étude de la fatigue.
On savait déjà au temps de Galien que les nerfs partent du cerveau et de la moelle épinière et que, à la manière de cordons, la substance blanche fait communiquer le cerveau avec les muscles. La plus grande difficulté dans l'étude du mouvement consiste justement à savoir de quelle façon les nerfs agissent sur les fibres musculaires pour les faire contracter. Le premier physiologiste qui ait exprimé clairement le mécanisme de la contraction musculaire a été Alphonse Borell.i. Dans son livre sur le mouvement des animaux, à la proposition XXII, il écrit : « Pour produire la contraction des muscles, concourent deux causes dont une réside dans les muscles euxmêmes et dont l'autre vient du dehors. L'incitation au mouvement ne peut se transmettre du cerveau par une autre voie que par les nerfs. Pour ceci toutesles expériences sont d'accord et le proclament d'une manière très évidente.
Cependant on a rejeté l'hypothèse qu'il s'agit là de l'activité d'une faculté immatérielle ou des esprits aériens ; il est nécessaire d'admettre que quelque substance matérielle se transmet des nerfs aux muscles, ou qu'il s'y communique une commotion, laquelle peut en un clin d'œil produire le gonflement des muscles. »
Tout cela est juste, et encore aujourd'hui nous ne saurions mieux dire. Borelli admet que l'incitation motrice est donnée par une action chimique, par une acidité (acredine) piquante qui se diffuse aux extrémités des nerfs pour irriter le muscle.
« Le gonflement, dit Borelli, le durcissement et la contraction ne se produisent pas dans les nerfs, c'est-à-dire dans les voies par lesquelles se diffuse et où réside la faculté motrice, mais en dehors d'eux, dans les muscles. C'est pourquoi la substance ou la faculté que les nerfs transmettent, prise en elle-même, est incapable de produire une contraction; mais il est nécessaire qu'il s'y adjoigne quelque autre chose qui se trouve dans les muscles eux-mêmes et qui leur est distribuée abondamment, desquelles substances résulte quelque chose, qui est semblable à la fermentation ou à l'ébullition et qui produit le gonflement subit des muscles. »
La conception que nous devons nous faire de la fatigue des nerfs dépend en grande partie de la nature des processus qui ont lieu dans les nerfs eux-mêmes. C'est là justement un des points capitaux. Borelli a émis à la fin de son introduction deux hypothèses, et les physiologistes se trouvent encore dans l'alternative de choisir l'une ou l'autre sans pouvoir décider avec sûreté laquelle est la vraie. La transmission de l'influx nerveux aux muscles, l'ordre qui va, par exemple, du cerveau aux muscles de la main peut être un changement chimique que chaque molécule transmet à la molécule voisine dans la substance du nerf. Pour se servir d'une comparaison grossière, on pourrait dire que les nerfs sont comme une mèche ou comme une série de grains de poudre placés l'un contre l'autre depuis le cerveau jusqu'aux muscles. L'action de la volonté consisterait à enflammer le premier grain dans les centres nerveux, et la combustion du dernier grain entraînerait un changement d'état du muscle et produirait ainsi la contraction. Cette conception dans l'état actuel de la science est celle qui a la plus grande probabilité. Mais malheureusement nous ne connaissons pas encore quels sont les changements chimiques qui se produisent dans les nerfs qui fonctionnent; et certains physiologistes, ayant observé que les nerfs ne se fatiguent pas ou du
moins se fatiguent beaucoup moins que le cerveau et les muscles, soutiennent que la transmission de l'influx nerveux le long des nerfs ne se produit pas grâce à une transformation chimique comparable à celle qu'on voit se produire dans la mèche. Selon ces physiologistes, l'agent nerveux serait de nature mécanique, c'est-à-dire une sorte de vibration des molécules se transmettant le long du nerf sans altérer sa composition chimique. Cette excitation mécanique, que nous pourrions comparer à la transmission du son à travers les molécules d'un corps solide, arrivant des centres nerveux aumuscle, produit une décomposition explosive, c'est-à-dire le changement chimique de la contraction. La première idée de ce méca nisme appartient encore à Borelli, et je citerai ses propres phrases: « Maintenant il reste à chercher ce qui passe par les nerfs, quelle est cette force, de quelle manière elle est répartie dans les nerfs et par quels canaux. Il est clair que le nerf, bien que petit comme un cheveu très subtil, est composé de nombreuses fibres réunies ensemble par une capsule membraneuse. Chaque fibre est creuse intérieurement comme un roseau, bien qu'à notre vue trop faible elle paraisse solide et pleine. Il n'est pas impossible que les fibres nerveuses soient de petits tubes creux pleins d'une substance comme la moelle de sureau. »
Il est remarquable que Borelli, en affirmant une chose qu'il n'avait pas vue parce qu'il lui manquait les microscopes que nous avons aujourd'hui, se soit si rapproché de la vérité. Ranvier a démontré, il y a peu d'années, que la gaine qui protège chaque fibre a des nœuds et des étranglements qui limifentdes segmentscomme dans les roseaux ou le sureau, et que ces segments sont pleins d'une substance liquide nommée myéline. La myéline est comme une enveloppe qui sert à protéger et à isoler le filament central qui s'appelle cylindre d'axe. Et ces étranglements, que Ranvieradécou verts dans les nerfs, servent à empêcher que les substances liquides qui entrent dans la compo-
sition du nerf entraînent une altération du nerf lui-même par leur déplacement; ainsi nous voyons qu'en comparant le nerf à une tige de sureau, Borelli a deviné la vérité.
Ensuite Borelli ajoute: « Nous devons penser que les cavités spongieuses des fibres des nerfs sont toujours remplies jusqu'à turgescence d'un suc ou esprit qui provient du cerveau. Et de même que nous voyons sur un intestin plein d'eau et fermé à ses deux bouts, si une des extrémités vient à être comprimée ou légèrement percutée, subitement, la commotion etlapercution se manifester à l'extrémité opposée de l'intestin parce que les particules fluides qui se trouvent disposées en long les unes contre les autres, donnant une impulsion aux parois, propagent le mouvement jusqu'à l'extrémité ; ainsi toute légère compression du corps ou irritation produit un ébranlement des canalicules nerveux qui, du cerveau, se propage jusqu'aux muscles.
Pour démontrer comment, dans l'action des nerfs sur les muscles, il n'y a pas une grande dépense de force et comment une cause banale suffit pour produire la contraction, nous devons nous rappeler, dit-il, que le contact très léger d'une plume dans les narines ou dans la gorge peut produire des contractions ou des convulsions très intenses des muscles de l'organisme.
Ce que Borelli s'efforçait de deviner ou que peut-être il avait vu vaguement, maintenant nous pouvons facilement l'observer, et avec la plus grande netteté, sur les muscles des insectes que nous plaçons vivants sous le microscope. En déterminant une contraction, on voit partir du point où le nerf atteint le muscle un grossissement qui parcourt la fibre musculaire à la façon d'une onde se propageant jusqu'aux parties du muscle qui sont les plus éloignées du nerf.
Deux siècles sont écoulés, et nous devons avouer que, dans cette partie de la physiologie, peu de progrès se sont accomplis, puisque nous ne savons encore dire d'une façon cer-
taine quelle est la nature intime du processus nerveux.
Parlant du mécanisme par lequel nous exécutons des mouvements volontaires, Borelli dit : « Dans le repos complet et dans le sommeil des esprits animaux, nous ne pouvons pas comprendre l'existence d'un acte volontaire ni la passion de la faculté du sentiment, mais il est nécessaire que dans le cerveau s'agitent ces esprits animaux, grâce à une émotion quelconque locale, comme l'exige la tendance de leur vertu à se mouvoir. Nous pouvons, par suite, comprendre comment les sens du cerveau agités par les esprits ou par le moyen d'une transmission de mouvement ou par une aigreur pungitive, irritent et sollicitent les origines des nerfs ».
Si cette façon de s'exprimer de Borelli, pour expliquer les mouvements volontaires, peut paraitre obscure, aucun physiologiste n'oserait lui en faire le reproche, parce que, encore aujourd'hui, nous ne pouvons rien dire de plus intelligible. L'origine du mouvement volontaire a tou jours été le principal écueil de la physiologie, et malheureusement c'est un problème si important que tous doivent s'en occuper, et spécialement les philosophes.
Darwin, parlant des mouvements involontaires, écrit: il est probable que certains actes qui s'exécutent d'abord consciemment sont par le moyen de l'habitude et de l'association transformés en mouvements réflexes, lesquels sont maintenant fixés et devenus héréditaires dans le système nerveux.
Les mouvements utomatiques seraient donc des mouments qui d'abord étaient volontaires et ensuite ont cessé de l'être. Telle eA l'opinion que soutient aussi Spencer dans ses Princif es de psychologie (1). Mais Borelli avait déjà formulé ce problème ardu presque dans les termes mêmes qu'ont adopté les philosophes modernes.
Il n'est pas impossible, dit Borelli, qu'elle ait été volon-
(1) Herbert Spencer, Principes de psychologie, 2 vol. in-8.
Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, Alcan.
taire, l'action qui maintenant s'accomplit par habitude, et nous, qui ne prenons'plus garde qu'elle a été voulue, nous croyons qu'elle est involontaire. C'est ainsi que les mouvements du cœur s'accomplissent sans le consentement de la volonté et bien que nous ne le voulions plus. Nous voyons du reste que beaucoup d'autres mouvements des extrémités, qui sans doute commencèrent à être exécutés sous l'empire de la volonté, se font ensuite sans que nous nous en apercevions et quelquefois aussi sans que nous le voulions.
De telles propositions de Borelli durent préoccuper les philosophes spiritualistes et être combattues par eux, parce que Borelli altérait la conception orthodoxe de la volonté.
Il attribuait aussi une part de volonté aux mouvements du cœur, quand il disait : le mouvement du cœur se fait donc par une faculté consciente et appétante, non par une nécessité organique inconnue. Comme on voit, on touche là à un des plus gravés problèmes de philosophie. L'abbé Antonio Rosmini, en reprochant à Borelli d'avoir confondu le principe sensitif avec l'àme raisonnable, dit que dans cette doctrine de Borelli on peut voir l'origine du matérialisme moderne.
III
Alphonse Borelli est mort dans une humble cellule de couvent; son émule, un grand anatomiste et un grand physiologiste de cette époque, Nicolas Stenon, fut évêque, vicaire apostolique, et mourut en odeur de sainteté.
La plus belle expérience physiologique du XVIIe siècle porte encore le nom de Stenon. En liant la grande artère qui porte le sang dans les jambes, il vit que chez les chiens l'aptitude à mouvoir les membres postérieurs disparaissait peu de minutes après et que les membres postérieurs devenaient rigides. En enlevant la ligature qui empêchait le passage du sang, la motilité revenait presque immédiatement dans les pattes.
Stenon démontra que les tendons sont des cordes inertes et que les muscles se contractent seulement dans leur partie rouge et charnue. Il fut le premier à prouver qu'il n'y a pas de différence entre les muscles de l'homme et ceux des animaux, et il trancha une grande controverse née quinze siècles auparavant, sur la substance du cœur. Hippocrate soutenait que le cœur était fait de chair, comme les muscles, et Galien le niait. Stenon montra d'une manière évidente que le cœur est un muscle comme les autres.
Etudiant les mouvements du cœur séparé du corps, il conclut, contrairement à l'opinion de Borelli, que cet organe ne reçoit pas son impulsion motrice du cerveau.
Beaucoup des notions que nous avons aujourd'hui sur la structure des muscles sont dues à Stenon. Il montra en effet que chaque muscle reçoit des artères, qu'il a ses veines et ses nerfs, et ce fut lui qui décrivit le premier les vaisseaux lymphatiques des muscles.
Pour étudier les changements qui se produisent dans le muscle qui se contracte, Stenon recommandait de placer le doigt sur le muscle masseter, contre l'angle de la mâchoire. et de serrer les dents. Le muscle grossit et on sent qu'il devient plus dur et plus rugueux. Même après qu'on a sectionné les artères et les veines du muscle, celui-ci continue à se contracter. Il démontra ainsi que la contraction ne dépend pas de l'afflux du sang parmi les fibres musculaires. Stenon montra qu'il y a des muscles qui, chez les animaux fraîchement tués, se contractent encore d'eux-mêmes, bien que la tête soit détachée et le cœur arraché. Cette expérience nouvelle, il l'a répétée sur des animaux divers. Sur le chien, par exemple, il vit des fragments de la cage thoracique détachés du corps présenter encore des mouvements des côtes. D'où il conclut, contrairement aux observations de Borelli, que le mouvement musculaire ne dépend ni du sang, ni des nerfs, ni des centres nerveux. Il montra encore que, même après la sec-
tion des nerfs, les muscles peuvent encore se contracter si on les excite directement. Par cette expérience, Stenon précédait de plus d'un siècle Haller dans la doctrine de l'irritabilité musculaire.
Les travaux de Stenon se distinguent de ceux de ses prédécesseurs par la critique sévère et impitoyable qu'il fait des doctrines qui n'étaient pas appuyées sur des faits scrupuleusement observés. Le célèbre anatomisteWinslow, parlant de la dissertation de Stenon sur l'anatomie du cerveau, dit : « Le discours de Stenon seul fut la source première et le modèle général de toute ma conduite dans les travaux d'anatomie. »
Pour que le lecteur ait un exemple du sens critique et de la fermeté avec laquelle Stenon commençait l'étude de la physiologie des nerfs et des muscles, je citerai seulement quelques lignes de son livre Myologiœ specimen imprimé à Florence en 1667. Il dit que nous ne savons rien du fluide qui fait mouvoir les muscles, et il blâme ceux qui, parlant de l'âme qui les fait mouvoir, se contentent d'écrire des phrases vides de sens, puis il ajoute : « D'aucuns croient que les causes de nos mouvements sont des esprits animaux, la partie la plus subtile du sang ou sa vapeur, ou le suc des nerfs ; mais tout cela, ce sont des mots ; ce ne sont pas des expériences. »
Les hommes célèbres de cette époque se différenciaient des savants modernes surtout par l'universalité de leur savoir et par l'aptitude qu'ils montraient à cultiver les branches les plus différentes de la science. Stenon, qui a écrit un livre immortel sur les glandes et qui fut un physiologiste et un zoologiste, fut aussi un géologue distingué. On lui doit d'avoir démontré que le cristal est la forme typique de la matière inorganique, et d'avoir établi les premières lois de la cristallographie. En 1881, des géologues, réunis au Congrès international de Bologne, inaugurèrent une plaque avec l'effigie de Stenon sous le porche de l'église de Saint-Laurent à Florence.
CHAPITRE III
Origine de la force des muscles et du cerveau
1
Dans les machines, on connaît l'origine du mouvement.
La roue du moulin est mue par l'eau qui tombe le long d'une pente, et la cause lointaine de ce mouvement, c'est la chaleur du soleil. Celle-ci va poussant l'eau des mers, la rassemble en nuages qui s'arrêteront ensuite sur la cime des monts, d'où l'eau retombera en ruisseaux et en fleuves.
L'horloge du clocher est mise en mouvement par un poids, la montre que nous avons en poche par un ressort. L'énergie qui se conserve dans le tour de la roue pour marquer le temps est égale à celle qui a été employée à remonter l'horloge. Dans le fusil, la combinaison chimique soudaine du charbon avec le salpêtre et le soufre, au moment de l'inflammation de la poudre, produit la détonation et donne l'impulsion à la balle. Dans le télégraphe, il se consomme du zinc et de l'acide sulfurique pour produire le courant électrique. Qu'est-ce qui se passe dans notre bras quand il doit vaincre une résistance et accomplir un travail ? Qu'est-ce qui se consume dans le cerveau qui pense? Pour répondre plus ou moins bien à ces questions, nous devons d'abord connaître la loi de la conservation de l'énergie.
Ce furent deux médecins allemands, Robert Mayer et Hermann von Helmholtz, qui découvrirent cette loi, qui,
de l'avis de tout le monde, a été reconnue comme la plus grande découverte du siècle. La loi de la conservation de l'énergie trouve son développement le plus complet et le plus évident dans le champ de la mécanique rationnelle, et je devrai me limiter à quelques exemples pris dans la physique élémentaire.
Nous savons tous que parfois dans les wagons des chemins de fer, les essieux des roues s'enflamment si on ne diminue pas le frottement du moyeu avec de la graisse. La chaleur n'est pas une substance nouvelle qui s'ajoute à un corps, mais elle dérive du mouvement qui est imprimé aux molécules du corps lui-même. A tout moment nous voyons qu'une allumette s'enflamme par le frottement, et nos mains se réchauffent quand nous les frottons vivement l'une contre l'autre, et, quand elles sont sèches, la peau se réchauffe au point que l'épiderme dégage une odeur d'os brûlé, odeur que les Toscans appellent une odeur de mort.
Les physiciens ont démontré qu'une certaine quantité de chaleur peut se transformer en une quantité déterminée de travail, et cette quantité de travail de nouveau se transformer exactement en cette même quantité de chaleur.
Au point de vue mécanique, ce sont deux quantités équivalentes. La machine à vapeur, aux applications si multiples, prouve que, pour engendrer du mouvement, il se détruit de la chaleur, et que l'énergie du mouvement est une forme nouvelle sous laquelle peut se manifester une quantité déterminée de calorique.
Comme la chaleur, la lumière dépend d'un mouvement moléculaire. Les physiciens admettent qu'il existe une substance impondérable qu'ils appellent éther, substance qui remplit l'espace et agit sur les yeux par ses ondulations, En 1890, au congrès des naturalistes à Heidelberg, le professeur Hertz de Bonn montra que l'électricité aussi est un mouvement ondulatoire qui suit les lois de la lumière,
et il a ouvert ainsi un nouvel horizon dans le domaine de la physique générale. L'énergie peut être mesurée au moyen du travail qui produirait l'unité de poids en tombant d'une certaine hauteur, ou encore par la quantité de chaleur qui est nécessaire pour élevér de 0° à 1° un kilogramme d'eau. On appelle kilogrammètre le travail nécessaire pour élever un kilogramme à 1 mètre de hauteur. L'équivalent mécanique de la chaleur est de 425 kilogrammètres, c'est-à-dire que la chaleur suffisante pour élever de 1 degré centigrade la température de 1 kilogramme d'eau, correspond au travail nécessaire pour élever 425 kilogrammes, à 1 mètre de hauteur et vice versa.
Quand les physiciens eurent appris à mesurer l'énergie sous quelque forme qu'elle se manifestât, ils démontrèrent qu'à travers toutes ses transformations, rien de cette énergie ne se perd.
Tous les phénomènes qui se présentent dans la nature sont réunis par une loi inflexible qui n'admet pas d'exceptions.
Quand l'oxygène se combine avec le carbone, il engendre -de la chaleur et de la lumière; mais, une fois que ces deux corps sont combinés et que s'est dispersée la chaleur, l'acide carbonique produit ne donne plus ni travail ni chaleur. Pour produire un courant électrique, nous devons employer des forces chimiques ou mécaniques, ou encore, comme cela se passe dans l'éclairage électrique, nous pouvons nous servir de la chaleur, que d'abord nous transformons en énergie motrice et puis en électricité et en lumière. Dans tous ces exemples, nous voyons que, quand la potentialité d'une force naturelle est détruite, pour produire un travail, apparait toujours une activité nouvelle équivalente.
Je ne puis m'empêcher de citer quelques lignes de la célèbre conférence sur la conservation de l'énergie que Helmholtz donnaà Carlsruhe dans l'hiver de 1862. En méditant les travaux de ce puissant génie, qui laissera une
trace indélébile dans l'histoire de la pensée humaine, on reste plein d'admiration pour la facilité et la clarté avec lesquelles il fait comprendre les problèmes les plus ardus de la philosophie naturelle.
« Quand une certaine quantité de travail mécanique se perd, l'expérience démontre d'une façon évidente qu'il se produit un équivalent correspondant de chaleur ou encore que de la force chimique se produit au cours de ce travail; ou inversement, si de la chaleur est perdue, il se produit une quantité équivalente d'énergie chimique ou mécanique, et, quand l'énergie chimique semble perdue, les produits de la chaleur ou du travail se trouvent gagnés. Dans tous ces changements, qui se passent parmi les diverses forces inorganiques de la nature, s'il disparait de l'énergie sous une forme, cette énergie reparaîtra immédiatement et en quantité exactement égale sous une autre forme. Aussi nous trouvons que l'énergie n'est ni augmentée ni diminuée et que la même quantité d'énergie reste éternellement constante. La même loi s'applique aussi aux processus de lanature organique autant que peuventle prouver les faits connus jusqu'à aujourd'hui. lien résulte que la somme des forces capables d'agir dans la nature demeure éternellement et invariablement la même au milieu de tous les changements que subit la nature. Toutes les transformations que nous voyons s'accomplir consistent en ceci, c'est que l'énergie change de forme et de place sans que pour cela sa quantité varie. »
II
Quand, au moyen de l'évaporation, se forment les nuages sur la mer, nous savons qu'une certaine quantité de chaleur devient latente. Le vent qui fait courir les nuées dans le ciel reçoit aussi son mouvement de la chaleur solaire, parce que ce sont les inégalités de la température dans les diverses régions à la surface de la terre qui engendrent
les courants atmosphériques. L'eau tombée sur les Alpes, le glacier qui fond, le vent qui gonfle la voile, peuvent reproduire sous des modes variés la chaleur qui fut la cause première de leur mouvement.
Mais qu'est-ce qui échauffe notre corps et le fait mouvoir? Vers la fin du siècle dernier, on croyait que c'était la force vitale. Mais, un siècle avant, l'école iatromécanicienne, fondée par Borelli, attribuait la chaleur du corps au frottement du sang contre les parois des artères et des veines, ou à une fermentation, et cette opinion était moins loin de la vérité. Écoutons comment Robert Mayer s'exprime dans son célèbre mémoire : Le Mouvement organique dans ses rapports avec les mutations de la matière : « Le soleil, selon l'humaine intelligence, est une source inépuisable de force physique. Le courant de cette force qui s'épand sur notre terre est le ressort perpétuellement tendu qui maintient l'activité de tout ce qui se meut sur le globe. La surface de la terre serait en peu de temps couverte de la glace de la mort si la grande quantité de force qu'elle perd continuellement dans l'espace, sous forme de mouvement, ondulatoire, ne lui était continuellement restituée par le soleil.
« La nature s'est proposée le problème de couper les ailes à la lumière qui arrive sur la terre et de recueillir en la fixant, la plus mobile de toutes les forces. Pour atteindre ce but, elle a revêtu la surface terrestre d'organismes qui, en vivant, recueillent la lumière du soleil, et, en la consommant, produisent une somme toujours croissante de différences chimiques.
« Ces organismes, ce sont les plantes. Le règne végétal est un réservoir dans lequel les rayons émanés du soleil se fixent et s'accumulent pour pouvoir ensuite être utilisés : économie providentielle, de laquelle dépend l'existence matérielle du genre humain, et qui suscite en nous un sentiment instinctif de plaisir toutes les fois que nos yeux se reposent sur une riche végétation.
« Les plantes reçoivent une force, la lumière, et en produisent une, la différence chimique.
« La force physique accumulée par l'activité des plantes devient l'usufruit d'une autre classe de créatures qui en font leur proie et la consomment pour leur bénéfice propre. Ces créatures, ce sont les animaux.
« L'animal vivant prend constamment au règne végétal les aliments combustibles pour les combiner à nouveau avec l'oxygène dé l'atmosphère. Parallèlement à cette consommation se ipanifeste le fait caractéristique de la vie animale, la production du travail mécanique, du mouvement. -
« La force chimique contenue dans les aliments ingérés et dans l'oxygène inspiré est la source de deux manifestations de force, c'est-à-dire du mouvement et de la chaleur, et la somme des forces physiques produites par un animal est égale au processus chimique correspondant et simultané. »
La nature intime des processus de combustion une fois reconnue, on vit tout de suite que la respiration était, elle aussi, une combustion du carbone des tissus sous l'influence de l'oxygène de l'air et que la température de notre corps et les fonctions de nos tissus étaient dus à une simple transformation de l'énergie qui provient de la lumière. L'évidence de cet enchaînement de faits est telle que tout le monde l'admettra. Le père Secchi lui-même, dans la conclusion de son ouvrage,. VUnité des forces physiques, a dit : « Ainsi tout dépend de la matière et du mouvement, et nous sommes ramenés à la vraie philosophie de la nature inaugurée par Galilée, c'est-à-dire que dans la nature tout est mouvement et matière ou une simple modification de celle-ci par pure transposition de parties ou qualité de mouvement. »
Et, parlant de la vie des animaux, il ajoute : t< Si onprétend que dans l'animal vivant il existe une
force vitale, une source d'énergie indépendante des actions moléculaires ordinaires, et qu'en eux existe une chimie différente de celle des corps inorganiques, cela est faux. »
III
La physiologie comme la chimie, la physique et toutes les sciences, est fondée sur deux principes.
Le premier, établi par Lavoisier, est le principe de la conservation de la matière : ce qui veut dire que dans les transformations chimiques il n'y a ni perte ni création de matière.
Les corps peuvent être soumis à des codions lentes, incinérés, évaporés; mais, si compliquées que soient les manipulations, si merveilleuses et si puissantes que soient les opérations chimiques de la nature, rien dans le monde ne se détruit ni ne se crée. La matière dans sa masse reste éternellement immuable.
Le second principe est celui de la conservation de l'énergie. Ces lois sont le fil d'Ariane qui guide dans la recherche de l'inconnu. Les fonctions psychiques sont si étroitement liées avec les phénomènes de la nutrition et de la reproduction que nécessairement nous devons les considérer comme des fonctions vitales. Certains préjugés dont nous avons hérité des écoles vont peu à peu disparaissant. Telle l'opinion qu'entre l'intelligence de l'homme et celle des animaux il y a un abîme qui les sépare irrémédiablement ; que l'instinct animal est aveugle ; que cet instinct, qui se trouve chez les brutes, ne peut jamais, en se perfectionnant et s'accroissant insensiblement et graduellement, se transformer en raison.
Romanes a rassemblé dans ses nombreux ouvrages des observations suffisantes pour nous convaincre que les manifestations mentales forment une chaîne continue qui se ramifie, mais ne s'interrompt jamais, en partant des formes animales les plus simples jusqu'à l'homme ; que
les facultés élémentaires ont leur origine dans les phénomènes dont le système nerveux des êtres inférieurs est le siège.
Les doctrines actuelles sur la nature de l'âme peuvent se réduire à deux : l'une est orthodoxe et en dehors de la science, l'autre est la doctrine physiologique. Les philosophes spiritualistes admettent que l'âme est une substance qui ne possède aucune des propriétés du corps et de la matière, qui n'a ni étendue ni forme, qui naît avec le corps de l'homme et est si étroitement unie à la matière de son organisme que toute modification de l'âme produit un changement dans le corps, et qui, indépendamment de toute cause extérieure, peut, de par elle seule et sans que rien lui donne une impulsion primitive, modifier les mouvements et les fonctions matérielles de l'organisme.
Les physiologistes au contraire soutiennent qu.e les phénomènes psychiques sont une fonction du cerveau.
Ils n'affirment pas connaître la nature de la pensée, mais ils ne renoncent pas à l'espoir d'y réussir, et, placés dans l'alternative de choisir entre la doctrine spiritualiste et la loi de la conservation de l'énergie, ils acceptent cette dernière.
Et il n'est pas possible de faire autrement, si toutefois nous sommes convaincus que l'Univers est gouverné par des lois fixes et immuables, si nous voulons suivre la umière de la raison, si nous sommes persuadés que les phénomènes psychiques sont dans les limites de la science, si nous avons la certitude qu'ils sont un fait naturel, si nous devons les considérer enfin comme l'expression de l'activité et des transformations qui ont lieu dans le cerveau. Nous ne pouvons choisir comme guide une doctrine que notre esprit est incapable de comprendre, qui à chaque sensation, à chaque pensée, nous oblige d'admettre un miracle pour expliquer l'action d'une chose immatérielle sur une chose matérielle et vice versa. Nous ne pouvons dans l'étude de la psychologie accepter une hypo-
thèse qui nous mettrait, dès le début, en contradiction avec tous les faits connus dans la science et qui conduirait à l'absurde.Tous les phénomènes qui se passent dans la nature doivent avoir une cause, et la cause doit être égale à l'effet. Si l'on demande à un physiologiste une preuve irréfutable d(, la non-existence dans le cerveau d'une force immatérielle, il ne peut la donner; mais, en jugeant par analogie, en rapprochant les phénomènes cérébraux de tous les autres phénomènes naturels, il se voit contraint d'admettre que le cerveau, lui aussi, est soumis à la loi de la conservation de l'énergie. La probabilité est même si grande qu'elle touche de bien près à la certitude.
Mais il est un point sur lequel la science et la foi sont d'accord, c'est de reconnaitre que les causes primordiales sont impénétrables et que l'esprit de l'homme n'est pas fait pour comprendre l'origine de la matière et de l'énergie. Sur un autre point nous devons encore marcher d'accord, quelle que soit la croyance ou la philosophie de chacun; c'est sur la méthode scientifique pour étudier les lois auxquelles un phénomène est soumis. La physiologie ne reconnaît pas les divisions artificielles des croyances et des écoles; elle procède impassible à la recherche de la vérité, et elle a pour objectif de déterminer comment un phénomène se reproduit d'une manière constante, toutes conditions étant égales, que ce phénomène se passe dans le cerveau ou dans tout autre organe du corps.
IV
La vie, pourrait-on dire, est fille du soleil. Les rayons qui frappent de leurs ondulations la chlorophylle dans les feuilles des plantes produisent un travail chimique dont l'homme n'a pu obtenir l'égal au moyen des appareils de synthèse qui sont maintenant au service de la science.
La force vive du soleil est absorbée et transformée : son
énergie potentielle sommeille, s'il est permis de s'exprimer ainsi, dans les feuilles, dans les graines des plantes, dans les substances albuminoïdes qui se produisent dans les cellules végétales.
Les feuilles vertes, dans les plantes, décomposent l'acide carbonique de l'air et de l'eau, mettent en liberté l'oxygène et fixent dans leur substance le carbone. La plante qui croît ajoute peu à peu à son corps le carbone qu'elle combine avec l'hydrogène et accumule ainsi en elle l'énergie des rayons solaires absorbée dans cette synthèse.
Les animaux sont des machines capables, avec leurs organes, de transformer les substances que prépare incessamment le règne végétal; le travail qu'ont accompli les plantes pour pourvoir à la conservation de l'espèce ne servira pas tout entier à leurs rejetons ; une partie sera dérobée par les animaux qui tirent leur vie et leur force de la destruction des plantes. Les principes des aliments végétaux introduits dans notre organisme retrouveront l'oxygène dont ils furent autrefois séparés, et, grâce aux processus vitaux, l'oxygène se combinant de nouveau avec le carbone, remettra en liberté l'énergie qui paraissait assoupie, et il se produira de la chaleur et du travail mécanique.
Le rocher de la montagne, la plage déserte de la mer les plaines couvertes de sable, se réchauffent au soleil, puis peu à peu se refroidissent et restituent toute la chaleur reçue. Mais le champ verdoyant d'épis, la prairie émaillée de fleurs, les vignes dont les pampres préparent l'amidon, qui se transforme en sucre dans les grappes, les arbres des forêts, ne restituent pas toute la chaleur, ne renvoient pas toute la lumière du soleil.
Les animaux herbivores s'échauffent au moyen de la chaleur qu'ont absorbée les plantes.
Les substances que les animaux herbivores ont accumulées dans leurs muscles ou dans leur cerveau ou dans leurs viscères, pour les transformer en énergie de mouve-
ment ou de chaleur, d'au très animaux plus forts s'en empareront pour les transformer à leur tour en chaleur et mouvement.
C'est seulement depuis R. Mayer et Helmholtz (1) que nous savons exactement comment toutes les formes du mouvement mécanique sont une transformation de la chaleur du soleil et que, si la volonté peut mettre en action et éveiller l'énergie chimique assoupie dans les muscles, elle ne peut créer aucune énergie chimique.
Toutes les fois que nous contemplons un phénomène de la nature, quel qu'il soit, nous sommes certains qu'il se consomme une quantité correspondante d'énergie, qu'il y a là une force qui se transforme, qu'il y a là une cause qui produit un effet équivalent.
V
Lavoisier, le premier, affirma que la vie est une fonction chimique, et tous les progrès accomplis par la physiologie depuis un siècle sont venus confirmer cette conception de Lavoisier. Les muscles sont formés de fibres très tenues à la manière de petits tubes qui contiennent une substance albuminoïde, susceptible de se contracter. Au maximum de sa contraction, le muscle peut se raccourcir d'un tiers de la longueur.
Une excitation extrêmement faible du nerf, par un courant électrique si faible qu'aucun galvanomètre n'est capable de le mesurer, peut déjà déterminer un changement chimique dans le muscle et produire une contraction.
L'intensité des processus chimiques dans le cerveau peut déjà se deviner, en songeant à la persistance de la trace que quelques phénomènes laissent dans celui-ci. L'impression d'une chose vue peut demeurer inaltérable toute la vie ou ne s'affaiblir seulement qu'avec une très grande
(1) Helmholtz, Vortrsege und Reden, Leipzig, 1884, p. 349.
lenteur. Dans un cas, l'excitation électrique a transformé les substances albuminoïdes qui se trouvent dans les fibres musculaires; dans l'autre, l'excitation, au lieu de produire un effet mécanique, a produit un phénomène psychologique qui se révèle par une modification dans l'état de la conscience.
Que l'activité du processus chimique soit beaucoup plus intense dans le cerveau que dans les muscles, nous pouvons le démontrer par des expériences variées. Pour en présenter une facile, je rappellerai ce qui se passe dans l'anémie des muscles et du cerveau.
Nous pouvons chasser tout le sang que contient l'avantbras à tel point que la main reste pâle comme celle d'un cadavre et se refroidisse de trois ou quatre degrés en un quart d'heure. La main ne perd pas complètement sa force; une demi-heure après l'interruption de la circulation, nous pouvons encore remuer les doigts et fermer le poing.
Mais il se produit un fourmillement et une douleur qui obligent à rétablir de nouveau la circulation dans le bras.
J'ai déjà écrit dans mon livre sur la Peur un chapitre sur la circulation du sang dans le cerveau pendant les émotions; je reviens maintenant sur cette question pour signaler les changements que subissent les fonctions du cerveau quand diminue en lui l'afflux du sang. C'est une des expériences les plus convaincantes pour connaître le lien indissoluble des phénomènes psychiques avec les fonctions matérielles de l'organisme. Les hémisphères cérébraux sont si sensibles à toutes les causes qui ralentissent leur nutrition, qu'en diminuant, même pendant quelques secondes, la quantité de sang qui afflue au cerveau, la conscience s'évanouit immédiatement.
C'est une expérience que j'ai faite sur ,1e même Bertino dont j'ai publié l'histoire dans mon livre de la Peur (i).
(1) A. Mosso, la Peur, 1 vol. in-18, Bibliothèque de philosophie contemporaine, Alcan, 1886, p. 53. - - -
Pour ne pas répéter minutieusement la description de l'appareil que j'ai construit pour étudier le mouvement du sang dans le cerveau, je donne la figure où l'on voit comment était disposée l'expérience que j'ai déjà décrite.
Bertino avait une ouverture large de 2 centimètres dans la région frontale, je la recouvris avec une lame de gutta percha qui portait à son milieu un tube de verre; ce tube se continuait avec un autre tube de caoutchouc A B qui allait se réunir à un tambour à levier F, lequel tambour, par le moyen de la plume G, inscrivait le mouvement transmis par le cerveau à l'air contenu dans l'appareil explorateur.
J'avais expliqué d'abord à Bertino ce dont il s'agissait, et je l'avais prié de faire bien attention à tout ce qu'il éprouverait durant l'expérience, pour pouvoir le dire après. Le docteur dePaoli s'assit en face de lui et appliqua les deux pouces sur les carotides. De mon côté, pendant ce temps, je regardais la plume de l'instrument qui enregistrait sur un cylindre enfumé les pulsations du cerveau.
Le docteur de Paoli commença à comprimer légèrement les artères ; quand je vis que le pouls disparaissait, je fis cesser la compression. Tout était ainsi prêt pour l'expérience.
Bertino ne dit rien. L'appareil fut mis en mouvement. A un signal, on comprime s carotides. Les deux premières pulsations sont plus élevées ; mais la troisième est déjà moindre, et le cerveau diminue de volume rapidement.
Après la huitième systole, le pouls se ralentit, et les pulsations sont à peine visibles. A la douzième pulsation, c'est-à-dire après huit secondes environ d'anémie cérébrale, Bertino tomba dans un accès de convulsions. En le regardant, je vis que son visage était pâle, ses yeux convulsés en haut, et je fis cesser la compression des carotides. Bertino ouvrit les yeux comme étourdi. L'enregistrement du pouls cérébral continua sans interruption. Bertino dit qu'il avait vu tout s'obscurcir, mais qu'il n'avait éprouvé rien de désagréable. Certainement il avait perdu
- Fig. 1. — Disposition de l'appareil adopté pour inscrire les pulsations .- cérébrales chez Bertino.
connaissance, parce que, dans le premier moment, il fut très étonné de se trouver là et dans cette situation. Il cracha et accusa une légère sensation de nausée. Peu après il nous invita à recommencer. Nous restâmes émerveillés de ce sang-froid, et, comme nous l'avions vu, tandis qu'il était privé de connaissance, secouer convulsivement ses mains, les yeux contractés, nous n'eûmes plus le courage de répéter ce jour-là aucune autre expérience sur l'anémie cérébrale.
Un autre tracé fut pris 20 secondes après la fin des convulsions. On constate dans ce tracé, recueilli après l'anémie du cerveau, l'augmentation de la hauteur des pulsations. Cette augmentation ne dépend pas de ce que le cœur battait plus fort. C'est un phénomène tout à fait local : c'est un relâchement des parois des vaisseaux sanguins, produit par la diminution de la circulation sanguine. Cette paralysie des vaisseaux est un fait qui peut se démontrer avec la plus grande facilité dans le bras, en pressant avec le doigt l'artère humérale, pendant un certain temps, et puis en laissant de nouveau libre la circulation du sang. Des troubles identiques doivent se produire dans les cellules du cerveau, et la paralysie doit être beaucoup plus prompte, puisque, en moins de six ou sept secondes, la conscience est déjà évanouie.
La grande impressionnabilité des vaisseaux sanguins dans le cerveau et leur dilatation, pour tout trouble de la nutrition qui diminue l'afflux du sang, constituent un des mécanismes par lesquels la nature assure les fonctions des organes les plus importants dans la vie. En effet, le moyen le plus efficace pour réparer immédiatement les dommages produits dans la nutrition, et par suite dans les fonctions du cerveau, et de toute autre partie du corps à la suite d'une diminution ou d'un arrêt de la circulation, consiste précisément à pourvoir par une dilatation automatique à un afflux plus copieux de sang.
Si quelqu'un veut savoir, par une expérience faite sur
lui-même, l'importance de la circulation sanguine dans les fonctions nerveuses, qu'il ferme un œil avec la main et, tandis qu'il regarde avec l'autre œil, qu'il comprime légèrement celui-ci, avec le bout de l'index, au niveau de l'angle externe des paupières. Au bout de huit à dix secondes, la vue s'obscurcit et les objets deviennent confus. L'anémie produite par la compression de l'œil est déjà suffisante pour empêcher les fonctions de la rétine. Si on se rappelle que les muscles peuvent encore se contracter 20 minutes après l'interruption de la circulation, on verra que le cerveau doit être considéré comme l'organe qui a le plus besoin d'un renouvellement actif de matière pour fonctionner. Mais ce rapprochement n'est pas complet. Le cerveau, en effet, reçoit le sang de quatre grandes artères dont deux sont situées profondément contre les vertèbres cervicales; ce sont les artères vertébrales.
Dans l'expérience faite sur Bertino, nous avons comprimé seulement deux artères, les carotides; par suite, on n'a diminué que de moitié le courant sanguin qui va au cerveau, et pourtant cela suffit pour abolir la conscience.
CHAPITRE IV
Caractères généraux et particuliers de la fatigue
1
Si un exemple était nécessaire pour avertir les sceptiques que, dans les sciences naturelles, rien ne doit être considéré comme imposible, il suffirait de rappeler ce fait si instructif: Jean Millier fut un des plus grands physiologistes de notre siècle, un de ceux qui ont le mieux étudié - les fonctions des nerfs. Dans son célèbre Traité de Physiologie, parlant de la manière dont l'excitation nerveuse se propage de la moelle épinière aux muscles le long des nerfs, il dit (1) que ce phénomène ne s'expliquait pas, et, selon lui, il s'agissait là d'un problème dont la solution était probablement pour toujours irréalisable. Or, peu d'années après, en 1850, un disciple de ce même Millier, Hermann Helmholtz, déterminait avec précision la vitesse avec laquelle se propagent, le long des nerfs, les ordres que le cerveau envoie aux muscles, et mesurait la rapidité avec laquelle les impressions produites à la surface du corps arrivent au cerveau. Chacun a pu noter qu'à peine se senton piqué on retire instinctivement la main : Helmholtz mesura le temps qui s'écoule 1° entre la piqûre et la perception de la douleur, 2° entre la perception de la douleur et la contraction musculaire de réponse. Il trouva que
(1) J. Müller, Handbuch der Physiologie des Menschen, vol. II, p. 93.
chez l'homme l'influx nerveux parcourt les nerfs moteurs avec une vitesse de 30 mètres par seconde. Et la rapidité avec laquelle se propagent les excitations le long des nerfs sensitifs, qui sont ceux qui conduisent les impressions de la périphérie du corps aux centres nerveux, est peu différente. Certains auteurs ont trouvé que cette vitesse de propagation le long des nerfs peut diminuer jusqu'à atteindre 20 mètres par seconde.
Les travaux d'Helmholtz furent le premier rayon de lumière qui pénétra dans les ténèbres dont reste encore enveloppée la nature des processus nerveux, et ce fut une stupéfaction pour tous de voir que les mouvements volontaires qui succèdent aux excitations sensitives ou aux processus psychiques se propagent si lentement dans les nerfs.
Pour donner un exemple, supposons que la statue de Bartholdi représentant la liberté, qui a été érigée dans la baie de New-York, devienne vivante par un miracle. Les Américains avec leur esprit éveillé et pratique renverraient aux Français cette femme dont la France leur fit présent, parce qu'elle ne pourrait être utile à rien, pas même à faire une gardienne de port, tant elle serait lente à sentir et à se mouvoir.Etant haute de 42 mètres, si elle avait des nerfs et une moelle épinière comme nous, il faudrait, en la touchant au pied, attendre environ quatre secondes avant qu'elle ne donnât signe de sensibilité et qu'elle ne commençât à - faire un mouvement.
Nous verrons sous peu les modifications que la fatigue produit dans la contraction des muscles. Wundt, le grand philosophe de Leipzig, avait songé vers 1858 à utiliser le myographe pour étudier les modifications qui se produisent dans le muscle, par l'effet de la fatigue.
II
Charles Ludvrig introduisit dans les études physiologiques les appareils enregistreurs, et après lui Marey, avec son habilété mécanique, la génialité de ses découvertes et sa persévérance infatigable, vulgarisa la méthode graphique en médecine.
A peine Helmholtz avait-il publié ses travaux, qu'une série de physiologistes de grande valeur firent faire d'importants progrès à la physiologie des muscles et des nerfs. Je citerai parmi eux Fick, Heidenhain, Pflüger.
Marey perfectionna le myographe et élimina les déformations que les myographes trop lourds produisaient dans la courbe de la contraction. Quelques myographes se bornaient à inscrire seulement la hauteur de la contraction.
Cette méthode présentait l'avantage de pouvoir comparer l'intensité de la contraction dans une série d'excitations, mais ne permettait pas de voir les modifications produites dans les détails de chaque contraction. Marey proposa d'inscrire l'une sur l'autre les contractions que donne un muscle jusqu'à l'épuisement, et il obtint des tracés plus démonstratifs.
III
Le nom d'Hugo Kronecker restera indissolublement lié à l'étude de la fatigue. Quand, en 1873, j'arrivai au laboratoire de Leipzig, j'eus encore le temps d'assister aux dernières expériences que le professeur Kronecker faisait pour compléter ses recherches sur la fatigue et la restauration des muscles striés de la grenouille. C'est un devoir et même plus qu'un devoir, une joie pour moi, de déclarer que ce furent ces expériences qui firent naitre en moi le désir de m'appliquer à l'étude de la fatigue. L'exactitude de la méthode, l'élégance des appareils, la précision des
résultats, ne pouvaient que charmer un novice. Et les premières expériences que je vis faire par le professeur Kronecker à Leipzig restèrent tellement imprimées dans ma mémoire qu'elles furent le modèle que j'ai suivi constamment dans mes recherches sur la fatigue.
Les recherches faites auparavant par Ludwig et Alex.
Schmidt avaient déjà montré que les muscles d'un chien vivent pendant un temps suffisamment long quand ils sont détachés du corps, si l'on fait circuler artificiellement du sang défibriné dans leurs artères.
Kronecker, en éliminant certaines causes d'erreur et en expérimentant sur les grenouilles, adonné à la loi de la fatigue sa formule la plus simple. Kronecker, avec des muscles détachés du corps, a réussi à obtenir 1,000 et même 1,500 contractions, l'une après l'autre, avec la plus grande régularité.
Les contractions se répétant, à mesure que croît la fatigue, leur hauteur devient moindre et va diminuant régulièrement jusqu'à disparaître tout à fait. Kronecker en a tiré la loi suivante (1) : « La courbe de la fatigue d'un muscle qui se contracte à des intervalles égaux et avec des secousses d'induction également fortes, est représentée par une ligne droite. »
Une autre loi formulée par lui est la suivante: « La différence dans la hauteur des contractions diminue quand s'accroissent les intervalles de temps. En d'autres termes, la hauteur des contractions diminue d'autant plus rapide-
ment que le rythme suivant lequel se produisent les contractions est plus rapide et vice versa. »
Kronecker étudia les changements qui se produisent dans la substance des muscles fatigués et démontra les différences individuelles profondes que les animaux à sang chaud aussi bien que les grenouilles présentent dans
(1) Kronecker, Ueber die Ermûdung und Erholung der quergestreiften Muskeln. Berichte der Verhandlungen d. k. saechsisohen Gesell. der Wiss. zu Leipzig, 1871, p. 718.
la résistance à la fatigue. Il est des animaux qui, après avoir donné 150 contractions, ne répondent plus; leurs muscles excités présentent un raccourcissement minime et à peine visible; tandis que d'autres, dans des conditions identiques d'expérimentation, donnent 350 à 500 et même 1,500 contractions, soulevant 40 et 50 grammes avant d'épuiser complètement leur force.
Quant aux autres parties du travail fondamental de Kronecker, j'aurai l'occasion d'en parler plus tard.
IV
Les instruments faits pour mesurer la force musculaire se nomment dynamomètres. Ce fut Buffon qui pria Régnier de lui construire un instrument pour connaître exactement la force de l'homme dans ses divers âges, selon les différentes races et conditions. Le vieux dynamomètre de Régnier est celui que tout le monde emploie encore en médecine et en anthropologie: il consiste en un ressort d'acier en forme d'ellipse. On le prend dans la main, et on le comprime de façon à rapprocher par la pression ses deux arcs dans le sens du petit axe. Le degré du rapprochement, autrement dit la déformation imprimée par la force de la main à ce ressort, est indiqué par la déviation d'une petite flèche sur une échelle graduée.
Certains de ces instruments peuvent encore inscrire la force des contractions et sont appelés dynamomètres enregistreurs ou dynamographes. Ils ont pourtant tous le grave défaut de ne pas fournir des indications constantes.
Et ceci se comprend facilement si nous pensons au nombre considérable des muscles qui agissent quand nous serrons le poing. La cause d'erreur est encore plus grande si on veut répéter une longue série de contractions; dans ce cas les muscles fonctionnent alternativement, et, quand l'un est fatigué, il est remplacé par un autre qui n'a pas encore épuisé sa force.
Aussi toutes les recherches ont-elles été faites sur des muscles de grenouille détachés du corps. Mais avec les grenouilles il n'est pas possible de reproduire là fonction normale des muscles et d'imiter l'action d'un homme qui accomplit un travail mécanique. M'étant consacré à cette étude, j'ai cherché avant tout à construire un instrument qui mesurât exactement le travail mécanique des muscles de l'homme et les variations qui, par l'effet de la fatigue, pouvaient se produire durant le travail des muscles mêmes.
Les difficultés que je dus vaincre furent de deux sortes: la première consistait à bien isoler le travail d'un muscle, *| de manière qu'aucun autre muscle ne put l'aider dans son j travail, surtout quand il était épuisé; la deuxième difficulté consistait à maintenir bien fixe une extrémité de ce muscle, tandis que l'autre, laissée libre, devait inscrire ses contractions. A l'instrument que j'ai construit je donnai le nom d'ergographe qui veut dire enregistreur du travail. Il se compose de deux parties, une qui tient la main fixée, l'autre qui inscrit les contractions sur un cylindre recouvert de noir de fumée et qui tourne lentement,
ainsi que cela se passe dans toutes les recherches graphiques.
Le support fixateur est constitué par une plate-forme de fer longue de 50 centimètres, large de 17, épaisse de 0,7, comme on le voit dans la figure 2. Pour comprendre comment la main est fixée, il suffit de regarder cette figure.
Nous avons là deux coussinets ; sur le premier s'applique la face dorsale de la main, et sur le second, légèrement incurvé en forme de demi-cylindre, s'appuie l'avant-bras.
PôuTMen fixer cette partie du corps, je me sers de deux autres coussinets faits de façon à étreindre légèrement la face antérieure de l'extrémité inférieure de l'avant-bras.
Chaque coussinet est formé d'un demi-cylindre creux de laiton, matelassé sur la face interne. Sur la face externe est soudée une tige cylindrique métallique qui s'introduit
dans l'ouverture d'un petit mors, où elle est fixée par une vis.
La main se trouve fixée à la partie antérieure par deux tubes de laiton. Dans l'un s'introduit le doigt indicateur, et dans l'autre l'annulaire de la main droite.
Fig. 2. — Disposition de l'ergographe pour obtenir un tracé de la fatigue.
Dans l'espace laissé libre entre les tubes se meut le médius, auquel on attache une ficelle qui fait marcher l'appareil enregistreur.
Pour donner une position commode au bras qui travaille, je me suis avisé qu'il ne fallait pas le tenir en supination, mais en légère pronation. Pour cela la plate-forme
est inclinée d'environ 30° du côté interne et est légèrement soulevée du coude à l'extrémité de la main d'environ 2 ou 3 centimètres. Ces deux inclinaisons obligent à changer la position du support quand on travaille avec le bras droit ou le bras gauche.
Au milieu, la plaque du support présente une vis de
Fig. 3. — Curseur enregistreur de l'ergographe.
pression qui permet de la faire tourner, changeant ainsi son inclinaison, tantôt à droite, tantôt à gauche, selon la main sur laquelle on veut étudier la courbe de la fatigue. La seconde partie de l'appareil représentée par la figure 3 est un curseur enregistreur. Elle consiste en une plate-forme de fer large de 7 cent. et longue de 32, que supportent deux colonnettes de laiton. Elles ont la forme d'une fourche et portent chacune deux tiges cylindriques
en acier distantes de 4 centimètres, et servent de guide au curseur métallique. Celui-ci glisse au moyen de deux trous
cylindriques le long des tiges d'acier susdites et porte un crayon qui inscrit la hauteur de la contraction sur la
feuille de carton D placée en dessous; quand la ligne est tracée et pendant l'intervalle de repos entre deux contractions, on presse sur le bouton C, qui, actionnant un levier, fait avancer d'un millimètre vers la droite le guide métallique sur lequel est tendu le carton. On obtient ainsi une série de traits régulièrement espacés qui donnent les courbes de la fatigue, telles que les tracés 5 et 7. Dans les laboratoires, on peut substituer au crayon et à la feuille une plume d'oie, comme dans la figure 2, qui écrit sur la feuille enfumée du cylindre tournant. Sur le cylindre est établi le contact de la plume et du papier. Le curseur est muni de deux crochets ; à l'un est fixée la corde P, qui attire le curseur au moyen de la flexion du doigt. Cette corde présente à une extrémité un fort anneau C, de cuir, dans lequel on introduit la première phalange du médius. A l'autre crochet du curseur qui se trouve à l'autre bout, par le moyen d'une autre cordelette 0, on attache un poids de 3 ou 4 kilogrammes, au plus 5, comme cela est indiqué sur la figure. Cette cordelette passe sur une poulie de métal. La corde à boyau présente une résistance à l'usure supérieure.
La figure 2 représente l'appareil disposé comme au moment de faire une expérience. Il manque seulement le cylindre enfumé, qu'il était inutile de représenter. Les contractions du médius s'exécutent suivant le rythme d'un simple pendule à seconde, ou d'un métronome. La figure 4 représente les positions successives que prend le médius en soulevant les poids pour inscrire une contraction des muscles fléchisseurs.
V
Examinons le tracé 5, qui représente la courbe de la fatigue du professeur Victor Aducco, inscrite en 1884 : contraction du médius droit, le poids soulevé étant de 3 kilogrammes.
Un métronome bat un coup toutes les deux secondes.
Suivant ce rythme, le professeur Aducco a continué à contracter les muscles fléchisseurs du médius.
Nous voyons que la hauteur des contractions va gra-
Fig. 5. — Tracé de la fatigue du professeur Aducco.
duellement en diminuant jusqu'à ce que, par la fatigue, les muscles n'ayant plus la force de soulever le poids, le tracé est interrompu.
Le profil de la courbe, ou encore la ligne qu'on obtient en suivant le sommet de chaque contraction, forme une courbe qui peut varier suivant les personnes. Je n'ai pu m'expliquer la raison de ce fait, et j'ai dû finir par me v convaincre que véritablement c'était un fait constant qui ( indiquait la variété que chaque personne présente dans la manière dont elle se fatigue.
Le tracj 6 représente la courbe de la fatigue du docteur Maggiora en 1884. En le comparant au tracé du professeur Aducco, nous voyons combien peut être grande la différence de la courbe de la fatigue sur deux personnes dans des conditions expérimentales identiques et suivant le même rythme de deux secondes.
L, Le professeur Aducco et le docteur Maggiora avaient tous deux à peu près vingt-huit ans; ils vivaient dans le même milieu, avaient les mêmes occupationsJet le même
Fig. 6. — Tracé de la fatigue du D' Maggiora.
régime de vie. En confrontant les deux tracés, nous voyons que pour le professeur Aducco les contractions au début se maintiennent presque à la même hauteur, pour tomber presque tout d'un coup quand commence l'épuisement de la force. Chez d'autres personnes, cette diminution soudaine de la force était encore plus apparente, à ce point que les contractions cessaient presque brusquement, passant de quelques centimètres de hauteur à peu de millimètres.
Le docteur Patrizi exécute environ 45 contractions qui
vont s'abaissant lentement, et puis, soudainement et malgré sa volonté, la force de ses muscles s'évanouit tout à coup (1). Les muscles exécutent encore quelques faibles contractions et puis s'arrêtent. Chez le docteur Maggiora la fatigue suit une marche inverse ; la force diminue rapidement au début, puis les contractions faiblissent lentement jusqu'à l'épuisement complet. Il y a là une grande différence avec la ligne droite trouvée comme expression de la fatigue par Kronecker, sur les grenouilles et sur les muscles du chien séparés du corps. Ceci démontre que
Fig. 7. — Tracé de la fatigue obtenu par le Dr Patrizi.
chez l'homme le phénomène est plus complexe. On dirait que, dans la courbe musculaire enregistrée par l'ergographe, nous lisons la différence si caractéristique que présentent les sujets différents dans la résistance au travail.
Quelques-uns se sentent soudainement fatigués et cessent
(1) Les figures 5 et 6, comme celles des tracés suivants, sont un peu plus petites que les tracés réels. En mesurant sur les tracés originaux la hauteur de 46 contractions, données par le professeur Aducco, et, en les additionnant, on trouve qu'il a soulevé un poids de 3 kilogrammes jusqu'à la hauteur de lm, 177; de façon que le travail en kilogrammètres fut de 3,531.Le docteur Maggiora en 78 contractions soulève le poids à une hauteur de Om, 596, soit un travail de 1,788 kilogrammètres.
tout travail, tandis que d'autres, plus persévérants, dépensent graduellement leurs forces allant par degrés jusqu'à l'épuisement complet d'icelles.
L'ergographe nous donne ainsi l'inscription d'un des faits les plus intimes et les plus caractéristiques de notre individu : la manière dont nous nous fatiguons, et ce caractère particulier se maintient constant. Si chaque jour, à la même heure, nous faisons une série de contractions avec le même poids et suivant le même rythme, nous obtiendrons des tracés qui présentent toujours le même profil et nous nous convaincrons ainsi que le type individuel de la fatigue se maintient constant. Voilà déjà sept années lue je fais des expériences avec mon appareil, et les courbes inscrites par les diverses personnes ont peu varié.
Dans le mémoire que j'ai publié sur les lois de la fatigue, ;ont reproduits des tracés qui démontrent cette constance lans les caractères personnels de la courbe inscrite par .'ergographe (1). Ici, pour abréger, je me borne à dire que ces courbes sont semblables et qu'on ne distinguerait pas es tracés pris en i888 de ceux pris en 1884.
Pourtant il ne serait pas exact d'affirmer que la courbe le la fatigue reste absolument constante. Son type varie [uand se modifient les conditions de l'organisme. Chez e docteur Maggiora, entre la quatrième et la sixième mnée on note une sensible différence, mais il est devenu )lus fort, et sa santé s'est améliorée. Il résiste mieux à la 'atigue, et, tandis que sa courbe, dans la première partie, va lécroissant rapidement, ce qui est sa caractéristique perionnelle, elle présente dans la seconde partie une résisance suffisante à la fatigue avant que son énergie soit otalement épuisée.
Comme le docteur Maggiora et le professeur Aducco mt travaillé avec moi pendant sept années environ, je
(i) A. Mosso, les Lois de la Fatigue. étudiées dans les muscles le l'homme, Archives italiennes de biologie ; t. XIII, pp. 123 à 186.
conserve toute la série de leurs courbes durant cet espace de temps. Il ne s'est jamais passé un mois sans que, pour une raison quelconque, nous n'ayons fait des expériences avec l'ergographe; j'ai donc toutes les transformations, les augmentations et les diminutions que, pour des motifs divers, a présentées leur force. J'ai noté que les variations sont plus marquées chez mes collègues qui sont jeunes que chez moi, dont le type graphique est resté invariable.
Pour obtenir chaque jour la même courbe, il est nécessaire que nous maintenions aussi notre organisme dans des conditions identiques. Le régime, le repos de la nuit, les émotions, la fatigue intellectuelle, exercent une influence 1 évidente sur la courbe de la fatigue. Il suffit qu'on digère ou qu'on dorme mal, ou qu'on fasse quelque excès pour que, subitement, la courbe change, non seulement quant à la durée du travail, c'est-à-dire du nombre des contractions, mais même quant au type lui-même de la courbe, de telle sorte que tel qui présente une courbe comme celle du professeur Aducco peut, sous l'influence de causes débilitantes, en fournir une qui ressemble à celle du docteur Maggiora.
Les différences se rapportent non seulement à la quantité de travail mécanique et à la forme de la courbe, mais encore au temps nécessaire à la réparation des muscles, de telle sorte qu'on devra attendre plus longtemps qu'à l'état normal pour que les muscles récupèrent leur force.
Nous verrons alors que, après l'épuisement de la force, deux heures ne suffisent plus, mais qu'il faut attendre plus longtemps pour que les muscles donnent une courbe normale.
Une différence notable dans la force se produit avec le changement de saison. Je me suis convaincu du fait par de nombreuses expériences faites sur le professeur Aducco, chez lequel la chaleur de l'été modifie sensiblement la nutrition de l'organisme.
L'exercice est, de toutes les causes qui modifient les
conditions physiques, celle qui augmente le plus la force des muscles. C'est ainsi que le professeur Aducco, après un mois d'exercice quotidien, obtenait avec l'ergographe un travail double de celui qu'il produisait dans les commencements.
Quand je traiterai de la fatigue musculaire, je consacrerai
Fig.,8. — Tracé de la fatigue, sans participation de la volonté.
Excitation électrique du muscle fléchisseur soulevant un poids du 1 kilog.
1
un chapitre à l'entraînement, sur lequel j'ai fait beaucoup d'expériences ; j'ai voulu donner une idée de l'influence de l'exercice, parce que tout ce que j'expose maintenant sur la physiologie des muscles me sert pour ainsi dire d'introduction pour mieux faire comprendre la fatigue nerveuse. Chacun sait que pour le cerveau nous avons
un entraînement, et l'exercice a une grande influence pour rendre plus facile le travail intellectuel. Pour en avoir une preuve, il suffit de rappeler ce qu'a écrit Victor Alfieri dans sa biographie (1). « Ce furent pour moi des moments très agréables et très utiles que ceux où je me repliai sur moi-même et où je travaillai efficacement à dérouiller ma pauvre intelligence, où j'ouvris dans ma mémoire la porte du savoir. »
- Pour éliminer l'élément psychique qui peut altérer la courbe de la fatigue du muscle, je songeai à exciter directement les nerfs du bras et même les muscles fléchisseurs du doigt. En appliquant un courant électrique sur la peau, l'électricité la traverse et diffuse jusqu'aux muscles ou aux nerfs qui se trouvent au-dessous.
On peut ainsi faire travailler les muscles sans le concours de la volonté. Le tracé 8 représente une de ces courbes de la fatigue artificielle, s'il est permis de s'exprimer ainsi, pour indiquer que la fatigue du cerveau était exclue ainsi que celle des nerfs, les muscles étant excités directement par un courant électrique.
La durée de l'excitation et le nombre et la fréquence des chocs du courant électrique imitaient autant que possible l'incitation de la volonté. Le médius, en se contractant soulève un poids de 1 kilogramme. Ce qui surprend, c'est la régularité de cette courbe, où apparaît l'épuisement graduel de la force musculaire quand le muscle travaille sans participation de la volonté.
Au lieu d'irriter le muscle directement, on peut exciter le nerf. Dans ce cas, on applique les électrodes un peu audessous de l'aisselle, sur le bord interne du muscle biceps, où chez quelques personnes on sent le nerf à travers la peau, au voisinage de l'artère humérale. Ces expériences ont une grande importance pour nous physiologistes, parce qu'elles nous permettent de voir ce qui se passe
(1) Vita di ViUorio Alfieri, p. 190
dans les muscles, quand ils travaillent sous l'influence -d'un excitant appliqué sur le -nerf et se fatiguent sans que le cerveau participe au travail. Nous excluons ainsi le facteur psychique, et, là encore pourtant, la courbe conserve une certaine ressemblance avec la courbe-volontaire. La ressemblance ne peut être complète parce que les poids que soulève le muscle dans cette expérience sont plus petits. J'ai déjà dit que, dans le tracé -8, le
1 ————�������
Fig. 9. - Tracé de la fatigue involontaire obtenue en excitant le nerf médian, le muscle fléchisseur du doigt soulevantun poidsAde 3 kilos.
muscle travaillait en soulevant un poids de 1 kilogramme.
Pour faire soulever 5 kilogrammes, il fallait un courant trop fort et douloureux dont je n'ai pas voulu me servir, malgré le dévouement du docteur Maggiora.
Dans le tracé figure 9, le médius de la main droite, en se contractant, soulève 3 kilogrammes. La fatigue se produit avec la même courbe que lorsque les muscles se contractent sous l'influence de la volonté. Si le type personnel de la fatigue demeure identique quand il n'y a
pas participation de la volonté, il faut en conclure que l'influence psychique n'exerce pas une action prépondérante et que la fatigue peut encore être un phénomène périphérique.
Nous devons admettre que les muscles ont une énergie et une excitabilité propres, qu'ils usent indépendamment de l'excitabilité et de l'énergie des centres nerveux.
Pour si complexe que soit l'acte psychique qui donne naissance à une contraction volontaire, nous devons, à la suite de ces expériences, reconnaître que la fonction des muscles est, par elle-même, non moins compliquée et que les changements qui se produisent dans l'état des muscles sont également caractéristiques. Nous devons donc, et c'est le résultat le plus neuf et le plus intéressant de ces recherches faites avec l'ergographe, rapporter à la périphérie et aux muscles certains phénomènes de la fatigue qu'on croyait d'origine centrale.
� CHAPITRE V
Les substances qui sont produites dans la fatigue
1
La fatigue est un processus de nature chimique. Lavoisier, à la fin du siècle dernier, avait fait une expérience fondamentale en démontrant, par une série mémorable d'analyses chimiques, faites avec Seguin, que l'exercice musculaire augmente la quantité d'oxygène absorbé et de l'acide carbonique éliminé par l'homme.
Les expériences les plus démonstratives dans l'analyse de la fatigue sont faites d'habitude sur les animaux à sang froid et sur les grenouilles. En excitant le nerf sciatique, nous voyons que la patte exécute une contraction.
La contraction, en se répétant un grand nombre de fois, devient toujours de plus en plus faible. Cette diminution de force ne doit pas être attribuée à un épuisement de la matière pour ainsi dire explosive, contenue dans le muscle, c'est-à-dire de la substance apte à se contracter.
En effet, le muscle continuera encore à se contracter longtemps, mais aucune excitation ne pourra donner une contraction aussi forte que les premières. Le défaut d'énergie dans les mouvements d'un homme fatigué dépend, comme chez la grenouille, de ce que le muscle, en travaillant, produit des substances nocives, qui l'empêchent peu à peu de se contracter. Nous avons la preuve qu'il ne s'agit pas là d'un phénomène de déficit, dans le fait qu'une patte de grenouille, quand nous l'avons fati-
guée par un long travail, peut être restaurée et rendue capable d'une nouvelle série de contractions par un simple lavage. Naturellement, on ne lave pas sa surface extérieure, mais, après avoir cherché l'artère qui amène le sang au muscle, on fait passer par cette artère de l'eau salée (sept grammes de sel par litre), au lieu de sang.
C'est la solution qui ressemble le plus au sérum du sang.
En faisant passer un courant d'un tel liquide dans le muscle, la fatigue disparaît, et les contractions redeviennent aussi fortes qu'au début.
Nous verrons, dans la suite, en parlant du massage, qu'il suffit de comprimer et de bien exprimer un muscle fatigué pour qu'il récupère immédiatement la force qu'il avait avant la fatigue.
II
La respiration est, de toutes les fonctions, celle qui se , modifie de la façon la plus visible, au cours de la fatigue.
Dante a exprimé cette observation physiologique dans quelques-uns de ses vers :
- E come l'uom che di trottare e lasso Lascia andar li compagni, e si passeggia Fin che si sfoghi l'affollar del casso,
J'ai profité des régates sur le lac de Côme et sur le lac Majeur, pour étudier le maximum de fréquence qu'atteignent les mouvements respiratoires dans les efforts musculaires intenses. A la fin d'un exercice de rames, le rythme, qui était de 14 à la minute, s'élève au chiffre énorme de 120. Ces rameurs, qui comptaient parmi les plus vigoureux de l'Italie, respiraient avec une fréquence dix fois plus grande qu'au repos. Dans certaines courses à la rame, j'ai vu l'essoufflement devenir assez fort pour supprimer la respiration et les rameurs, après avoir atteint le milieu
de la course, se renverser en arrière comme si le souffle leur manquait et qu'ils se sentaient suffoquer.
L'essoufflement qui nous prend, après avoir monté rapidement un escalier, peut être expliqué de deux façons.
Ayant reconnu que pour gravir un escalier, il y aune dépense de forces plus grande, puisqu'il s'agit de soulever * le poids de notre corps à une hauteur déterminée, certains ont dit que l'essoufflement dépend de ce que nous devons respirer un plus grand volume d'air pour fournir une plus grande quantité d'oxygène à l'organisme, qui doit présenter des combustions plus rapides. D'autres au contraire ont dit : nous faisons, dans la fatigue, des respirations plus fréquentes et plus profondes, pour chasser du corps les produits de la désassimilation de nos muscles, c'est-à-dire l'acide carbonique.
Examinons ces deux hypothèses. Une grenouille, en hiver, même quand son cœur a été enlevé et que la circulation est arrêtée, ne meurt pas tout de suite. Si la température est de peu de degrés supérieure à zéro, les muscles restent excitables et se contractent même au bout d'une semaine. En été, les pattes séparées du corps peuvent donner des contractions pendant une journée tout au plus.
Parmi les substances qui sont produites par l'effet de la fatigue dans les muscles ou dans le cerveau, une des plus importantes est l'acide lactique. Mais l'acide carbonique et l'acide lactique ne dérivent pas d'une combinaison immédiate de l'air que nous respirons avec la substance du muscle. Il est au contraire beaucoup plus probable que l'oxygène se trouve déjà combiné très lâchement avec les substances albuminoïdes qui forment la fibre musculaire. Dans le travail, des corps albuminoïdes se décomposent et, produisant une énergie mécanique, donnent naissance à d'autres composés chimiques, comme les acides carbonique et lactique. - ..Une expérience intéressante est celle de Pflüger et d'Oèrt-
mann qui, ayant enlevé le sang à des grenouilles et l'ayant remplacé par de l'eau salée, trouvèrent que la grenouille continuait à se mouvoir et à produire de l'acide cabonique.
Dans son étrangeté, cette expérience a une grande signification. Le sang, ce liquide mystérieux dans lequel Moïse croyait que se trouvait le siège de la vie et que Pythagore appelait l'instrument de l'âme, n'est pas absolument nécessaire aux fonctions de la vie, puisque nous pouvons l'enlever en totalité et mettre de l'eau salée à sa place.
Les grenouilles peuvent vivre un jour ou deux dans cet état, et dans les 10 ou 12 premières heures on les distingue difficilement d'une grenouille normale. Il n'est pas possible de faire une expérience semblable sur un animal à sang chaud, parce que le système nerveux ne peut pas résister à une perturbation aussi grande du milieu interstitiel.
L'anhélation, sous l'influence du mouvement, s'observe sur tous les animaux, même chez les poissons, qui, comme on sait, n'ont besoin que d'une petite quantité d'air.
III
L'expérience des grenouilles lavées à l'eau salée montre que, pour maintenir la contraction des muscles, il n'est pas besoin d'un contact continuel de la fibre musculaire avec l'oxygène de l'air par l'intermédiaire du sang ; il ne reste plus que l'acide carbonique à éliminer. L'anhélation respiratoire pouvait être considérée comme nécessaire pour extraire cette substance nouvelle du sang, grâce à des mouvements respiratoires plus actifs. L'anhélation ne serait donc pas à comparer avec le mouvement plus rapide du soufflet de la forge qui envoie un courant plus actif d'oxygène pour mieux brûler le carbone, mais, au contraire à la ventilation que l'on produit dans un théâtre pour chasser l'air vicié, pour éliminer l'acide carbonique, qui ne doit pas s'accumuler au delà d'une certaine limite.
Mais cette deuxième doctrine est encore insuffisante.
Après avoir reconnu qu'il est indispensable de débarrasser les tissus et le sang de l'acide carbonique produit par la contraction musculaire, Geppert et Zuntz, firent connaître qu'il existe encore d'autres facteurs chimiques, entre autres certaines substances non isolées qui font que l'on respire plus vite quand les muscles se fatiguent.
Pour rendre moins incomplet l'exposé des opinions les plus importantes qu'ont imaginées les physiologistes pour expliquer l'anhélation par l'effet du travail musculaire, je dois rappeler les expériences de Charles Richet (1).
Quand nous respirons plus rapidement, la température du corps s'abaisse pour deux raisons : la première parce qu'il se fait une évaporation d'eau rapide dans l'intérieur des poumons, en second lieu parce que l'air entre généralement dans le corps, à une température inférieure à celle du sang et se réchauffe. En plaçant un chien au soleil, la respiration s'accélère tellement que quelquefois le point de régulation thermique est dépassé, et il peut arriver, que la température interne de l'animal, au lieu d'augmenter, diminue, bien qu'il soit resté plusieurs heures exposé à un soleil de juillet.
Charles Richet a démontré que nous avons deux mécanismes nerveux, qui, indépendamment de notre volonté règlent les mouvements respiratoires pour rafraîchir le sang par la ventilation. Le premier réside dans les nerfs sensitifs qui se trouvent dans la peau ; mais : « si, pour un motif quelconque, dit Richet, cet appareil périphérique ne fonctionne pas, la nature prévoyante en a préparé un autre plus central pour la réfrigération, lequel supplée quand fait défaut l'avertissement des nerfs périphériques.
Cet appareil, qui se trouve dans les centres nerveux, est un appareil de précaution qui, normalement, ne doit pas fonc-
(i) Ch. Richet, la Chaleur animale, Bibliothèque scientifique internationale ; Alcan, 1889.
tionner, mais qui peut remplacer les réflexes produits par les nerfs cutanés quand ceux-ci sont insuffisants ou' que leur fonctionnement est empêché. »
Si un chien faisait, par exemple, seize mouvements respiratoires à la minute, et qu'en électrisant ses centres • nerveux, on détermine une augmentation de sa température, il fera 340 respirations à la minute quand sa température arrivera à 42°,8. C'est un accroissement énorme, puisque le chien respire vingt-deux fois plus rapidement qu'à l'état normal. Mais, quand l'animal se sera refroidi jusqu'à 390,7, il fera encore 240 respirations, c'est-à-dire douze fois plus qu'au début. Il y a donc une certaine inertie dans cet appareil de refroidissement par le moyen de la respiration, car un animal placé dans un milieu beaucoup plus chaud ne se met pas tout de suite à respirer avec une plus grande fréquence et puisque l'anhélation ne cesse pas immédiatement après le retour à la température normale.
IV
Les causes de l'anhélation qui survient quand on gravit un escalier sont donc multiples, et, du rapide exposé que j'ai fait des plus communes, on voit combien est complexe le problème de la fatigue.
Les causes que nous venons de citer sont donc insuffisantes pour expliquer l'anhélation.
- Certains physiologistes proposent d'expliquer l'augmentation de la respiration en la faisant dépendre des troubles qui se produisent dans le mouvement du sang durant les efforts; mais encore cette opinion, que nous pouvons appeler hydraulique, seulement pour lui donner un nom, n'est pas suffisante. Il ne reste plus d'autre moyen que d'examiner les muscles et les centres nerveux et de chercher si, dans notre organisme, se produisent d'autres substances, autres que l'acide carbonique, qui
soient capables de modifier les fonctions respiratoires. Ce n'est pas le moment d'exposer ou seulement d'indiquer les recherches très compliquées qui ont été faites sur les modifications que subit le muscle durant le travail. Je devrai m'en occuper plus tard; mais, pour le moment, je ne puis passer sous silence deux faits importants, parce qu'ils marquent le début de nos connaissances sur la chimie des muscles.
En 1845, Helmholtz trouva qu'un muscle au repos contient peu de substances solubles dans l'alcool. Supposons que la quantité trouvée soit'égale à 1. En prenant un même poids de muscles d'un animal fatigué, il vit qu'ils contenaient une plus grande quantité de substances soJubles dans l'alcool. Il se trouva que l'accroissement atteignait 1,3. C'est une expérience, comme on dit, faite en bloc, par laquelle on entrevoit les transformations qui se produisent dans les muscles par l'effet du travail.
Une autre découverte non moins importante est celle de Du Bois-Reymond, qui vit que le muscle fatigué est acide, tandis que le muscle au repos est alcalin. Les physiologistes ne sont pas encore bien d'accord pour établir la signification et la valeur de ces deux observations. Quoi qu'il en soit, il est certain que la substance du muscle engendre durant le travail des matières de rebut, des scories, pour ainsi dire, qui sont toxiques.
Ranke, pour démontrer que dans le muscle s'accumulent des produits qui sont nuisibles à la contraction, fit un extrait aqueux des muscles qui avaient travaillé, et, l'injectant dans un muscle frais, vit diminuer son aptitude au travail. En lavant le muscle, celui-ci recouvrait sa force.
Selmi, de Bologne, a montré qu'après la mort il apparaît dans le corps des animaux des substances toxiques qu'il décrivit sous le nom générique de plomaïnes, mais dans notre organisme se produisent également des substances toxiques durant la vie.
C'est un chimiste français, A. Gautier, qui isola certaines
de ces substances qui dérivent des substances albuminoïdes des cellules vivantes ; il leur donna le nom de leucomaïnes, pour indiquer que ce sont des composés chimiques provenant de la décomposition de l'albumine. Ce sont là {les études très récentes qui ouvrirent un nouvel horizon à l'étude des causes qui produisent les maladies.
Brieger a réussi à isoler les poisons produits par les bacilles de la fièvre typhoïde, du tétanos, de la diphtérie, etc.
De la même manière que les bactéries, les cellules de notre corps, celles du cerveau, par exemple, éliminent des substances nocives, et, plus est intense la vie du cerveau, plus abondantes sont les déjections de ces cellules qui souillent le milieu dans lequel elles vivent et salissent le sang (s'il est permis de s'exprimer ainsi) qui, après avoir lavé le cerveau, vient irriguer les nerfs et les cellules des autres parties du corps.
V
Ces substances produites dans l'organisme vivant, véritables déchets et scories, sont normalement brûlées au moyen de l'oxygène du sang, détruites dans le foie ou éliminées par les reins. Si ces déchets s'accumulent dans le sang, nous nous sentons fatigués; quand leur quantité dépasse la limite physiologique, nous devenons malades.
Ainsi va s'élargissant la conception de la fatigue. C'est un processus que nous verrons devenir toujours plus compliqué à mesure que nous l'examinerons. Pour le moment, nous savons que la fatigue n'est pas produite uniquement par le défaut de certains corps qui seraient consommés dans le travail, mais qu'elle dépend en partie aussi de la présence de nouvelles substances due aux décompositions de l'organisme.
En voyant qu'après une marche de toute une journée, le soir les muscles des bras eux-mêmes étaient fatigués, l'idée me vint que la fatigue altérait la composition du
sang, et .déjà, vers la fin de 1887, je trouvai que le sang d'un animal fatigué est toxique, car injecté à un autre animal il produit chez cet animal les phénomènes caractéristiques de la fatigue.
Une expérience que je communiquai au Congrès international de médecine de Berlin en 1890 est même très démonstrative. Nous pouvons endormir un chien avec de la morphine et ensuite injecter dans ses veines le sang d'un chien quelconque, sans que ni la respiration, ni les battements du cœur se modifient. En somme, il ne se produit rien qui mérite d'être noté.
Mais si, par contre, nous excitons fortement le système nerveux d'un autre chien au moyen d'un courant électrique et si nous produisons le tétanos (même seulement pendant 2 minutes), le sang de ce chien ne sera plus normal. Injecté dans les veines d'un chien endormi, il produit l'anhélation respiratoire, et le cœur se met à battre rapidement. Et cela ne dépend pas de l'acide carbonique, mais bien des substances qui ont modifié la composition du sang, car, en battant le sang au contact de l'air, de façon à l'artérialiser, il reste toujours capable d'accélérer la respiration et les battements du cœur.
L'idée que la fatigue est comme un empoisonnement dû aux produits qui dérivent des transformations chimiques des cellules, n'est pas nouvelle. Ce sont spécialement les physiologistes Pfliiger, Preyer et Züntz qui ont le plus contribué à établir les fondements de cette opinion. Mais nous sommes encore au début de ces recherches, et nous ne pouvons rien dire de précis sur la nature de ces substances, et la question est si complexe et si controversée, que je n'essaierai certes pas de faire une esquisse de l'état actuel de la question. Je me bornerai à rapporter quelques observations des plus simples.
Quand un individu qui n'est pas habitué aux alcools boit le soir un verre de vin ou de bière, il arrive souvent que le matin il a un peu mal à la tête ; il est pro-
bable que c'est un empoisonnement par les leucomaïnes et les substances nocives qui se produisent dans l'estomac et dans l'appareil digestif.
Le mal de tête est un phénomène commun dans l'épuisement du cerveau. Dans le plus grand nombre de cas, c'est simplement une lourdeur de tête qui se manifeste.
La cause de ce signe de la fatigue doit être cherchée dans les produits de décomposition des cellules nerveuses qui souillent, avec les scories du travail, le milieu dans lequel elles vivent. Probablement, la fatigue est localisée dans quelques régions du cerveau, parce qu'on voit souvent des personnes devenues incapables de penser et de méditer sur une question donnée ou une affaire et qui peuvent, par contre, trouver un soulagement à penser à autre chose ou même se guérir de leur lourdeur de tête, en appliquant leur attention à des sujets tout à fait différents, comme, par exemple, au jeu des échecs.
Pourtant, même dans ce cas de fatigue intellectuelle limitée à quelques régions du cerveau, on reconnaît que l'empoisonnement est général, car la lourdeur de tête, quand elle apparaît, est accompagnée d'une fatigue musculaire, d'une excitabilité nerveuse exagérée, de défaut d'énergie, d'un changement d'humeur, etc.
Quant aux différences énormes qui existent entre les hommes, chacun les voit continuellement. Certains se fatiguent pour une petite promenade, d'autres font 100 kilomètres sans repos ; certains s'enivrent avec un verre de vin, et une tasse de café ou de thé les empêche de dormir toute la nuit. Les mêmes différences existent entre les divers individus vis-à-vis des produits de la fatigue.
Plus que tout, c'est l'exercice et l'habitude qui font les hommes résistants à la fatigue du cerveau et des muscles.
Je me suis adressé à des officiers de mes amis, pour avoir des renseignements sur les phénomènes de la fatigue qui peuvent s'observer sur les soldats quand ils apprennent à lire et à écrire. Le colonel Airaghi m'a
écrit: « J'ai vu souvent des soldats très robustes, aux examens de la classe, devant fournir la preuve qu'ils n'étaient pas illettrés, pour obtenir la libération, la plume à la main, suer de grosses gouttes qui tombaient sur le papier. J'en vis un à Lecce s'évanouir durant l'examen, puis, rétabli, demander un autre examen, mais sur la porte, à la vue du papier et du livre, pâlir et tomber de nouveau en faiblesse. »
Certainement le travail du cerveau, pour qui n'est pas habitué, doit donner plus de fatigue que le travail des muscles. Mac Cauley raconte l'histoire de certains Indiens de la Floride qu'il interrogeait avec insistance et qui finissaient très vite par rester paralysés, tant l'attention épuisait rapidement la force de leur cerveau. Un d'eux lui dit de ne plus lui faire tant de demandes, sans lui donner le temps de se reposer pour comprendre ; et puis il le pria de revenir l'année suivante pour l'interroger, disant qu'il voulait sur-le-champ aller à l'école, et que, certainement, il répondrait mieux après et sans tant de fatigue.
Il est des individus robustes, .quant au développement et à la force des muscles, et qui sont incapables de faire n'importe quel travail intellectuel; même la lecture des journaux et des romans les fatigue. Ils n'écrivent plus de lettres, ne s'occupent plus d'affaires et ne se livrent plus à la conversation ; ils ressentent un grand malaise, des palpitations, une lourdeur de tête et une grande prostration des forces pour un travail quelconque du cerveau continué pendant un peu de temps. J'ai connu des jeunes gens qui réussirent à passer l'examen de licence et depuis n'eurent plus la force de continuer leurs études à l'Université. D'autres devinrent plus tard incapables de se livrer au travail.
Un de mes élèves, jeune homme d'une intelligence très vive, avait passé avec félicitations tous les examens de médecine et pris son diplôme. Il lui vint le désir
de s'engager dans la carrière universitaire. Les premiers travaux qu'il publia produisirent une excellente impression; puis, tout d'un coup, il s'arrêta, ne donna plus aucune autre publication et ne fit plus parler de lui.
J'appris qu'il souffrait beaucoup de maux de tête, qu'il était devenu un peu triste, mais que pourtant il continuait à être assidu à l'hôpital. Un jour, je le rencontrai, et, désespéré, il me raconta les transformations profondes qui s'étaient produites dans sa puissance de travail intellectuel, qui diminuait toujours davantage au point que la lecture même de quelques pages le fatiguait. Ce n'était pas un défaut des yeux, qu'il avait très bons, mais un affaiblissement du cerveau. Du reste, il faisait de longues promenades et se portait bien, de sorte que, si ce n'eût été cette impuissance progressive au travail et le chagrin de voir brusquement se briser ses espérances, il n'aurait pas eu motif de s'inquiéter. Je le réconfortai en lui citant d'autres cas où cet état n'avait été que passager.
D'autres fois, l'incapacité du travail cérébral se manifeste dans un âge avancé. Je demandai à un de mes maitres, devenu vieux, si le travail intellectuel lui coûtait plus de fatigue que dans ses meilleurs temps. Il me raconta comment peu à peu il avait dû mettre de côté ses livres de sciences; étant donné son âge, il ne s'en serait pas autrement inquiété, mais la raison qu'il me donna prouve que certainement la méditation scientifique devait fatiguer davantage son esprit, et que les forces de son cerveau ne devaient plus suffire à de tels travaux. Il me dit : « Je lis assidûment des romans, même pendant la nuit ; mais, si je prends quelque traité ou un journal scientifique, mes yeux deviennent rouges et me font souffrir.
VI
Quand nous disons « excès de manger et de boire », nous ne donnons pas la mesure de ce qui constitue l'excès,
parce que tout est relatif à la personne dont nous parlons.
Il en est pour la fatigue comme pour l'amour qui, alors qu'il constitue un excès pour certains, pour d'autres peut être un excitant agréable qui les fait se mieux porter.
En médecine, on appelle neurasthéniques les individus qui épuisent rapidement l'énergie des centres nerveux et qui réparent lentement les pertes de cette énergie. Nous verrons dans la suite qu'il y a eu des neurasthéniques qui, malgré la faiblesse de leur système nerveux, ont produit dans les arts ou dans les sciences des œuvre immortelles.
Je citerai comme exemple le nom de Charles Darwin.
La fatigue, chez les personnes vigoureuses, produit seulement des désordres locaux dans les organes qui travaillent, comme le cerveau, les yeux, les muscles, etc.; chez les neurasthéniques, la fatigue produit plus facilement des désordres généraux.
On voit combien devient de plus en plus complexe cette question de la fatigue.
Mais je n'ai pas fini d'énumérer les causes qui produisent les phénomènes de la fatigue. Nous nous sommes tous aperçus qu'à la fin d'une longue marche les pieds se gonflent. Le travail d'un organe est toujours suivi d'un changement dans la circulation du sang et de la lymphe ; si l'activité de l'organe dépasse la juste mesure, il se produit comme un œdème et une rougeur intense de la région. Il suffit d'un tout petit trouble dans la circulation lymphatique du cerveau, pour qu'il se manifeste une modification dans son mode de fonctionnement.
Le professeur Guye rapporte plusieurs observations dans lesquelles une maladie de la muqueuse nasale peut amener un trouble grave dans l'activité cérébrale, caractérisé par ce fait que l'attention ne peut plus se fixer sur rien et qu'on ne peut plus contraindre le cerveau à aucune occupation ; il désigne cet état sous le nom d'aprosexie. On ne peut considérer cet état d'impuissance à penser comme un phénomène de fatigue, parce que cette impuissance se pro-
duit sans qu'il y ait aucun excès commis auparavant.
Certainement cheztout le monde il y a une aprosexie produite par la fatigue, puisque l'épuisement du cerveau nous rend impuissants à penser, mais, le résultat étant le même, le mécanisme et l'origine peuvent être différents.
Le professeur Guye, pour expliquer ce phénomène, pense que le gonflement dela muqucuse nasale produit un trouble dans la circulation lymphatique du cerveau et que c'est la cause d'un désordre dans la nutrition cérébrale, la cause de l'incapacité à penser. Dans les écoles d'enfants, il a observé souvent l'aprosexie consécutivement à une maladie du nez, et, en voyant des enfants intelligents qui n'étudiaient plus comme avant, il a pu s'assurer que, quelquefois, ils dormaient la bouche ouverte, et que c'était leur nez qui en était la cause.
Il suffit de bien peu de chose pour interrompre le travail de la pensée et troubler la raison. Les preuves abondent, mais il y en a une, peu connue du public extra-médical, c'est celle de la maladie dite folie citculaire. Il est des fous qui ont des intervalles lucides avec une clarté d'intelligence complète, et qui peu de temps après retombent dans un délire furieux. Les accès maniaques peuvent durer plus d'un jour, des semaines ou des mois, mais, ce qui est extraordinaire et qui stupéfie quiconque a pu être témoin de ce fait, c'est la cessation soudaine de l'accès, qui disparaît comme par enchantement. Le malade cesse de crier et de s'agiter, son œil devient serein, il comprend ce qui s'est passé et s'adresse à celui qui l'assiste en le priant de le délier. La période de lucidité peut durer un jour seulement, et il y a eu des fous qui étaient sains d'esprit un jour sur deux. J'ai vu de ces individus qui deviennent fous par série une fois l'an, et d'autres qui ont des intervalles lucides encore plus longs.
Le célèbre philologue Ghérardini, à la suite d'un terrible drame domestique, eut son système nerveux tellement s3coué qu'il tomba gravement malade. Le professeur
A. Verga, qui a publié l'histoire de cette maladie, raconte (1) : « Les sensibilités interne et externe étaient comme abolies; le docteur Ghérardini ne ressentait ni faim, ni soif, ni chaud ni froid, ni saveurs, ni odeurs. Stupide, sans som.
meil, privé de force, il semblait destiné à mourir de consomption. Mais un matin, après avoir enfin dormi, il sentit le désir de prendre une prise de tabac. Il se réveille, se met à sa table, saisit la plume et écrit son ouvrage: Vocie maniéré di dire additate ai futuri vocabolarisli. Mais si de cette maladie l'intelligence parut sortir affermie, le physique en garda un amer souvenir. »
Au bout de sept ans, il eut une rechute avec la même stupeur profonde; il fallait le nourrir artificiellement. Il ne déglutissait plus; la salive coulait de sa bouche, et, au bout d'un an et demi qu'il présentait ce spectacle attristant, tout à coup son intelligence reparut, et il commença à écrire un autre traité, la Lessigrafia e il supplemento ai vocabolari. Au bout de sept ans encore il eut un troisième accès, mais cette fois il avait soixante dix-sept ans, et les forces lui manquèrent pour une troisième résurrection.
(1) A. Verga, Della malattia che trasse a morte il dottor Giovanni Ghérardini, Milan, 1861.
CHAPITRE VI
La contracture et la rigidité des muscles
1
Personne n'ayant écrit, que je sache, d'ouvrage complet sur la fatigue cérébrale, il m'a semblé qu'il pouvait être utile de recueillir et de classer les observations faites par d'autres et d'y joindre les miennes. Je veux me limiter dans ce livre à l'étude de la fatigue du cerveau, mais on ne peut séparer l'étude du cerveau de celle du muscle.
Je ne parlerai cependant de la fatigue musculaire et des changements qui se produisent dans les muscles qu'autant qu'il sera nécessaire pour mieux faire comprendre la fatigue du cerveau. Le problème de l'âme est si grand et si sublime que le désir de l'attaquer, même sans l'espoir de le résoudre, est par lui-même un but qui élève l'esprit.
Cherchons pour le moment à connaître quelques-unes des transformations les plus importantes qui se passent dans les muscles, et nous verrons ensuite si, dans les centres nerveux, il y a des changements ayant quelque ressemblance avec ceux qui se passent dans les muscles par l'effet de leur fonctionnement.
Au repos, les muscles fléchisseurs du doigt ont la supériorité. Il faut faire un effort avec les muscles extenseurs pour vaincre la flexion naturelle des doigts au repos. Une contraction trop forte du muscle ou un travail excessif ne permet plus au muscle de se relâcher complètement
et à cet état de tension anormale du muscle on a donné le nom de contracture.
Quand on saisit la barre du trapèze et que l'on soulève plusieurs fois le poids du corps par la force des bras, ou encore quand on fait un bon exercice de rame, si, l'effort étant fini, on laisse tomber les bras le long du corps, on verra que les mains sont fermées.
Un des exemples les plus communs de contracture, c'est le torticoli rhumatismal. Quand, pour une cause quelconque. le muscle sterno-cleido-mastoidien entre en contraction permanente, nous ne pouvons plus tenir droit notre cou. Le menton se dévie du côté opposé et s'élève légèrement de façon que la tête reste inclinée du côté de l'épaule. Au toucher, on sent qu'il y a de ce côté un muscle tendu que nous ne pouvons relâcher volontairement.
Il y a des personnes très excitables qui, après s'être fatiguées à écrire, ressentent une extrême fatigue dans la main. Les mouvements des doigts deviennent douloureux et moins sûrs. La difficulté croît quand ces personnes se sentent observées et mettent une attention plus grande à ce qu'elles font.
L'écriture s'altère beaucoup et, dans certains cas, devient indéchiffrable. S'il s'agit d'employés qui doivent écrire beaucoup, la maladie fait des progrès très rapides; après une heure ou deux de travail, ils doivent s'arrêter, parce que la main tremble et que les doigts sont rigides. A peine ont-ils cessé d'écrire, la main et le bras ne présentent plus aucune irrégularité dans les mouvements, mais la douleur persiste. Cette maladie, connue sous le nom de crampe des écrivains, est assez fréquente. Le symptôme le plus caractéristique est une grande fatigue dans la main et une difficulté dans les mouvements, limitée au pouce, à l'index et au médius.
La crampe des muscles, quand elle se manifeste chez les pianistes ou les violonistes, les force aussi à se repo-
ser. Généralement, ce sont des personnes hypochondriaques, un peu hystériques ou nerveuses qui abusent de leurs muscles et qui sont tellement excitables qu'un travail de quelques minutes suffit pour amener la contracture.
Il est des nageurs très habiles qui n'osent pas s'éloigner du bord de la mer parce qu'ils redoutent les crampes aux mollets. Tous nous avons ressenti la douleur qu'occasionnent ces crampes quand elles se produisent à l'improviste, la nuit, pendant le sommeil. D'habitude elles se manifestent à la suite d'une contraction musculaire, mais chez les personnes très nerveuses elles se produisent même quand les jambes sont immobiles. En touchant la jambe, on reconnaît quel est le muscle qui reste contracté.
Malgré tous les efforts de la volonté, nous ne pouvons le relâcher, et la douleur persiste quelque temps.
Chez les femmes hystériques, la contracture est fréquente, et les médecins l'observent aussi dans certaines maladies de la moelle épinière. La contracture est donc un phénomène dépendant du système nerveux, mais il peut aussi être local. Il y a des personnes hystériques chez lesquelles il suffit de comprimer légèrement un muscle pour qu'il entre en contracture et ne puisse plus se relâcher, de façon qu'on peut produire un torticoli artificiel en serrant légèrement ou encore en touchant seulement le muscle sterno-cleido-mastoidien.
Dans l'hypnotisme, on voit bien quelquefois apparaître dans les muscles un état qui a été décrit sous le nom de flexibilité de cire. Les doigts, les bras, les muscles du tronc et du cou, les jambes, gardent sans résistance la position qu'on leur a donnée, comme si la personne était en cire. Cet état particulier des muscles est encore connu sous le nom de catalepsie et se manifeste plus spécialement dans l'hypnotisme, à ce point que certains auteurs ont voulu l'appeler catalepsie expérimentale. En touchant les-muscles de la face ou encore ceux des yeux, on pro-
duit des contractures et des grimaces qui peuvent durer plusieurs heures.
Quelquefois la contracture devient une maladie grave, et il y a des hystériques dont les extrémités demeurent fixées en une certaine position, sans pouvoir se relâcher.
Au moyen du chloroforme seulement, les muscles se relâchent, mais à peine cesse l'action de l'anesthésique que la contracture se reproduit. Certaines femmes qui ont un bras fléchi, et qui, malgré tout l'effort de leur volonté ne peuvent l'étendre, trouvent quand elles s'éveillent leur membre dans une autre attitude, mais toujours contracté et rigide, parce que durant leur sommeil, sous l'influence du chloroforme, la position a été changée. Cette contracture, on la voit quelquefois aussi dans le somnambulisme, et elle peut durer quelques minutes, quelques heures ou même des jours entiers.
La pathologie de la contracture a été étudiée spécialement par Charcot, qui a écrit des pages magistrales sur ce sujet dans ses traités des maladies nerveuses, où sont reproduites par la photographie les attitudes étranges de ces malades.
II
Les maladies des muscles se -réduisent pour ainsi dire toutes à une exagération ou à une diminution de leur mode de fonctionnement; voyons les conditions physiologiques qui servent de base à ces faits pathologiques.
Le professeur Kronecker est un des premiers physiolo-
gistes qui aient décrit avec précision le phénomène de la contracture. Avec lui, plusieurs physiologistes s'en sont occupés, et je citerai, entre autres, Hermann, Rossbach, Ch. Richet, Max V. Frey, Kries. Mais aucun n'avait fait des recherches sur l'homme; nous pouvons maintenant étudier facilement sur nous-mêmes avec l'ergographe les phénomènes observés sur les grenouilles.
Je commencerai par donner un tracé de la contracture (fig. 10), pour montrer comment se présente ce phénomène à la suite des excitations électriques des muscles.
Le docteur Colla tient soulevé avec sa main, fixée sur J'ergographe, un poids de 500 grammes attaché au médius droit. Sur les muscles fléchisseurs, nous appliquons un courant induit toutes les deux secondes; l'excitation les ait contracter indépendamment de ]a volonté.
Fig. 10. — Contracture du muscle fléchisseur par excitation électrique directe.
On voit par ce tracé que la seconde contraction est plus élevée'que la première, et ainsi successivement pour les suivantes d'où résulte une sorte d'échelle formée par les, cinqTpremières contractions. Par l'effet de la contracture, le muscle une fois contracté ne se relâche pas. Au sommet de cette échelle, il y a une contraction plus faible, puis tout à coup le phénomène de la contracture cesse, et la partie descendante de la courbe (autrement dit le relâchement du muscle) tend à revenir à l'état normal. Il est
important d'observer que, quand la contracture diminue, la fatigue commence à se manifester. Le phénomène de la contracture peut s'observer aussi dans les contractions volontaires, et chez certaines personnes cet état est tel que les muscles peuvent tenir soulevé un poids de 3 kilogrammes.
Kronecker avait déjà observé sur les grenouilles que la contracture se produit toujours au début d'une série de contractions, qu'elle atteint vite son maximum, comme nous l'avons vu reproduit chez l'homme, et puis disparaît.
Même il suffit d'un repos de deux minutes pour la voir disparaître.
En employant un courant électrique plus intense, le phénomène de la contracture est plus marqué.
Ch. Richet avait déjà fait des observations très importantes sur la contracture dans les muscles de l'écrevisse. Il se trouve que les muscles ne présentent plus le phénomène quand les écrevisses sont depuis longtemps en captivité en dehors de leur milieu naturel. Même en employant des courants très forts, on ne peut obtenir trace de contracture.
Et ce défaut, Richet le fait dépendre de la diminution de l'excitabilité des muscles.
Chez l'homme, on observe aussi des différences très notables. J'ai trouvé la contracture plus marquée chez les personnes très excitables. Que la contracture soit un phénomène qui se produise indépendamment de l'action nerveuse, cela résulte du fait quelle a été observée et étudiée pour la première fois sur des muscles détachés du corps. Comme je l'ai trouvée plus évidente chez des personnes très nerveuses, cela me porte à conclure que, chez ces individus, tous les phénomènes de l'excitabilité exagérée ne doivent pas être rapportés au système nerveux, mais bien que ces personnes présentent aussi une très grande excitabilité musculaire.
Tous les muscles ne sont pas également excitables ; par exemple les muscles fléchisseurs de la patte d'une gre-
nouille se contractent plus facilement que les extenseurs, mais les muscles fléchisseurs se fatiguent aussi plus îacilement que les muscles extenseurs. Si un muscle se fatigue et si on empêchela circulation du sang en lui, la contracture apparaît immédiatement.
La contracture, telle qu'elle se présente physiologiquement, est donc le commencement d'un phénomène pathologique. Quelquefois on observe chez des malades atteints de paralysie du nerf facial, qu'après l'excitation des muscles de la face avec des courants électriques trop forts, ces muscles passent immédiatement à l'état de contracture persistante: alors une moitié du visage qui était inexpressive et comme morte à cause de l'immobilité paralytique, reste au contraire pendant assez longtemps contractée et grimaçante.
Même chez les personnes saines, nous devons considérer la contracture comme un phénomène anormal, comme un symptôme caractéristique d'une altération subie par le muscle sous l'influence d'un excitant trop fort, par conséquent comme une espèce de fatigue qui se manifeste dans le muscle, au début de son activité jusqu'à son repos. Je considère comme très probable que les premières contractions qu'exécute un muscle bien reposé sont d'une nature différente des contractions qu'exécute un muscle fatigué.
La physiologie d'un muscle au repos est en effet pour moi différente de celle d'un muscle fatigué; nous voyons que, le phénomène de la contracture étant passé, au début d'une série de contractions, celles qui viennent après, si elles ne sont pas trop rapprochées de la fatigue, se ressembleront beaucoup plus entre elles qu'elles ne ressemblent aux premières contractions. Certainement il s'agit là de phénomènes complexes. Le muscle qui travaille modifie rapidement son excitabilité. Il semble bizarre d'admettre que dans ce muscle qui commence à travailler après un long repos, il se produise tout à coup une manifestation
de fatigue, sous l'influence d'une excitation nerveuse trop forte, et que cette fatigue persiste alors que les contractions augmentent d'amplitude ; mais je ne vois pas d'autre interprétation plus logique.
III
Tous, nous savons que les yeux se fatiguent quand nous lisons ou quand nous écrivons. Pour expliquer les raisons de cette fatigue qui se produit facilement, je devrai renvoyer à un autre chapitre de ce livre. Pour le moment, je prendrai, pour les examiner, certaines altérations de la vue qui m'apparaissent comme étant en rapport avec le phénomène de la contracture.
Pour voir un objet rapproché, nous devons modifier la forme d'une lentille faite de substance vivante qui se trouve dans notre œil. Un muscle se trouve à la périphérie de cette lentille et lui sert pour ainsi dire d'encastrement. Ce muscle, qui se nomme le muscle ciliaire, en se contractant modifie les rayons de courbure de la lentille et la rend apte à nous faire voir distinctement les objets lointains ou rapprochés. Le muscle ciliaire doit se contracter toutes les fois que nous regardons des objets rapprochés comme quand nous lisons ou écrivons, et il reste contracté tant que notre attention reste fixée.
Il y a des personnes en apparence très bien portantes qui ne résistent pas longtemps à l'effort que doivent faire nos yeux pour voir un objet rapproché. Quand elles commencent à lire ou à coudre, elles voient nettementles objets qu'elles fixent, les mots ou les points ; mais au bout d'un certain temps leur vue s'obscurcit. La première fois, elles croient que ce sont des larmes ou du mucus qui voilent ainsi leurs yeux: elles ferment leurs paupières et les frottent. Dès qu'elle se reposent un peu, elles voient de nouveau distinctement les objets comme au début, mais, passé quelques minutes, si elles continuent encore à tra-
vailler ou à lire, la vue redevient confuse, et leurs yeux rouges et douloureux, si elles continuent plus longtemps.
A cette fatigue des yeux on a donné le nom d'asténopie (àaQevïfc, faible). Le repos a une telle influence sur la vue que certains ouvriers, par exemple les typographes, les tailleurs, les cordonniers, après le repos du dimanche, voient très bien pendant quelques jours; mais, au milieu de la semaine, les phénomènes de l'asténopie recommencent, à tel point qu'ils doivent cesser de travailler.
Quelquefois le défaut de la vue dépend d'un état de contraction excessive du muscle ciliaire, et c'est là le cas inverse du précédent. Il y a des personnes très impressionnables qui, à la suite d'une émotion, deviennent soudainement myopes.
Un avocat, dont Schmidt Rimpler a publié l'histoire, portait sur lui deux paires de lunettes. Quand il était tranquille, il se servait des verres les plus faibles, mais il savait que, dans l'émotion d'un discours, il devait aussitôt prendre les lentilles les plus fortes, parce que autrement il ne pouvait plus lire. Un phénomène analogue, mais à un moindre degré, se produit chez presque tout le monde.
CHAPITRE VII
La loi de l'épuisement
1
L'épuisement de notre corps ne croît pas en proportion directe du travail effectif, et nous ne pouvons pas dire que pour des travaux deux ou trois fois plus forts qu'un travail pris pour unité, notre fatigue sera double ou triple.
Le Dr Maggiora, dans une série de recherches faites dans mon laboratoire (1), a démontré qu'un travail effectué par un muscle déjà fatigué agit d'une manière plus nuisible sur ce muscle qu'un travail plus grand accompli dans des conditions normales.
Il opérait de la façon suivante. On établit par une série de recherches préliminaires, avec l'ergographe, que deux heures de repos sont nécessaires pour voir disparaître tous les signes de la fatigue dans les muscles fléchisseurs des doigts, et, si l'on demeure pendant ce temps en repos, on constate, dans un tracé pris une heure par exemple après le premier, des différences manifestes.
On peut réduire de moitié le travail et le temps de repos. Supposons que trente contractions suffisent pour épuiser un muscle, si on ne fait que quinze contractions, le temps de repos pour permettre au muscle de se rétablir pourra être diminué non pas de moitié, mais même du
(1) A. Maggiora, les Lois de la fatigue étudiées dans les muscles de l'homme. Archives italiennes de Biologie, t. XIII, pp. 187 à 241.
quart, et il suffira, dans le cas cité, d'une demi-heure. On voit que l'épuisement musculaire dans les quinze premières contractions est beaucoup plus faible que dans les suivantes et qu'il ne croît pas en proportion du travail effectué. Si l'on calcule le travail produit, en additionnant les hauteurs successives auxquelles le poids a été soulevé, on voit que ce travail est de beaucoup supérieur dans la première moitié de l'expérience comparée à la seconde.
En répétant les expériences toute la journée, quinze contractions suivies d'une demi-heure de repos, on obtenait des tracés tous égaux entre eux, la hauteur du poids soulevé restant constante. On voit donc finalement que le travail total produit est beaucoup plus considérable si on n'arrive jamais à l'épuisement.
Tous ceux qui ont fait des ascensions en montagne ont éprouvé cette nécessité de donner un plus grand effort dans les derniers moments pour atteindre le sommet, alors qu'au début il a fallu fournir plus de travail utile.
Notre corps ne peut être assimilé à une locomotive qui brûle une quantité donnée de charbon pour chaque kilogrammètre de travail. Chez nous, quand le corps est fatigué, une faible quantité de travail produit des effets désastreux : j'ai montré déjà, dans le chapitre précédent, qu'il fallait en chercher la cause dans ce fait que le muscle ne consomme pas dans les premières contractions les mêmes substances que lorsqu'il est fatigué; de même, dans un jeûne, nous consommons, le premier jour, des matériaux qui sont totalement différents de ceux que nous empruntons à nos tissus dans les derniers jours de l'inanition.
L'organisme est plus éprouvé par le travail, quand il est déjà fatigué, précisément parce que le muscle qui, dans son activité normale avait déjà dépensé l'énergie ordinairement disponible, se trouve obligé, pour produire un nouveau travail, de faire appel aux forces qu'il tenait en réserve, et le système nerveux doit dans ces conditions entrer en jeu plus activement lui-même. Et, quand ce dec-
nier s'épuise, fatalement le muscle épuisé ne peut plus se contracter que mollement. Quand nous soulevons un poids, il faut tenir compte de deux facteurs susceptibles de se fatiguer: l'un est d'ori-
gine centrale, purement nerveux, c'est la volonté; l'autre, périphérique, c'est le travail chimique qui se transforme en travail mécanique dans la fibre musculaire. Kronecker avait déjà montré que c'est l'excitation qui se fatigue essentiellement, et j'ai pu démontrer avec l'ergographe que cette loi est aussi vraie chez l'homme que chez la grenouille. Quand l'énergie du muscle est diminuée par l'effet de la fatigue, le muscle devient très sensible aux variations du travail à accomplir. Avant toute fatigue, l'addition d'un à deux kilogrammes passe inaperçue, quand on soulève une lourde masse; mais il suffit, quand les muscles sont fatigués, d'ajouter un seul kilogramme à la même masse, pour que nous ne puissions plus la soulever qu'avec peine.
II
En étudiant les différentes manifestations de la fatigue, deux phénomènes surtout frappent notre attention : le premier est la diminution de la force musculaire, le second est la sensation interne de la fatigue. Nous avons donc un fait physique que nous pouvons mesurer et comparer, et un fait psychique qui échappe aux mesures.
Delbœuf, qui a bien étudié l'ensemble des sensations, écrit (1) : « L'intensité de la sensation ne dépend pas uniquement de l'intensité de la cause excitante, mais encore de la masse de la sensibilité, ou de la force que les organes intéressés possèdent à ce moment. »
Il existe deux conditions physiologiques qui nous ren-
(1) J.Delbœuf,Éléments de Psychophysique, p. 41, Paris, Alcan.
dent insensibles à la fatigue : l'habitude, et la diminution de l'excitabilité qui va en augmentant graduellement avec l'épuisement, la lassitude. L'œil qui fixe une lumière perçoit tout d'abord l'excitant lumineux dans toute son intensité, puis peu à peu cette sensibilité s'émousse; il en est de même pour le muscle. Mais il est difficile de déterminer la loi qui régit ces phénomènes et qui est probablement identique pour le cerveau et pour le muscle. J'ai cherché à réunir sous le nom de « loi de l'épuisement » le résultat de toutes les observations que j'ai réunies à ce sujet.
Un employé des postes me racontait que, le matin, il reconnaissait facilement si une lettre dépassait ou non le poids de quinze grammes, à un demi-gramme près, mais que le soir, il avait perdu cette sûreté de main.
Delbœuf dit que la formule de l'épuisement est rétive à l'expérimentation ; il existe en effet de nombreux facteurs qui viennent compliquer cette étude, mais une analyse permet néanmoins de poser quelques jalons.
L'ouvrier qui persiste à travailler quand il est fatigué, ne produit plus qu'un faible effet utile, au dépens de son organisme, et il faut dans ce cas espacer les périodes de repos, pour permettre la restauration des forces. Il suffit de se rappeler avec quel effort nerveux, à la suite d'une marche fatigante, nous soulevons le pied.
III
La mortalité des enfants pauvres est plus grande que celle des enfants des classes aisées, et, s'ils résistent, leur croissance est retardée, parce qu'ils subissent les effets de la fatigue dont ont souffert leurs mères pendant leur enfantement. Les recherches de Pagliani (1 ) sont des plus
(1) L. Pagliani, Sopra alcuni faltori dello sviluppo umano, Atti R. Academia delle Scienze di Torino, 1876.
probantes à cet égard et démontrent que, chez ces déshérités, la taille, la force, la capacité vitale, tout est atténué, déprimé.
Nulle part plus qu'en Sicile l'influence de la fatigue, de l'épuisement, sur le développement des enfants n'est aussi sensible. Faisant partie de la commission de revision dans cette île, je fus frappé des différences observées chez les jeunes conscrits. A côté de quelques-uns, forts, bien découplés, pleins de santé, se trouvaient un certain nombre de malheureux étiques, étiolés, incapables de porter les armes. On aurait dit deux races distinctes, alors qu'il n'y avait qu'une différence de classes.
Ces malheureux, frappés dans leurs développement étaient les carusi, ceux qui, dès leur plus jeune enfance, sont employés à porter les paniers de soufre.
IV
Si l'on étudie l'histoire de ce dernier siècle, on voit que les peuples sont dominés par une préoccupation constante : rendre plus utile le travail du cerveau et des bras. La société moderne s'attache à multiplier les moteurs et les instruments pour augmenter et rendre plus fécond le travail des muscles et de l'intelligence. Le développement prodigieux de l'industrie et des machines atteint une intensité extrême, et la loi de l'épuisement doit nécessairement fixer une limite à l'âpreté du gain.
Il arrive pour la machine ce qui s'est produit pour l'écriture. Dans le principe, les livres ont eu pour effet d'aider la mémoire, et ils furent une belle découverte, car la légende, les chants et l'histoire n'avaient plus besoin d'être transmis avec une réelle dépense de mémoire, de vive voix du père au fils. Mais le but a été dépassé, et, aujourd'hui, l'écriture et les livres, loin d'être un instrument
de repos pour la mémoire, sont une des plus puissantes causes de la fatigue de l'intelligence, un instrument de torture pour le cerveau humain.
Les bas-reliefs de Thèbes montrent quel faible changement trois mille ans avaient apportés à la vie de l'ouvrier ; les instruments utilisés au temps des Pharaons, les marteaux, les scies, les pics, le tissage sont bien peu différents de ceux employés par les ouvriers au commencement de notre siècle. Aujourd'hui, aucune comparaison n'est plus possible. L'application de la vapeur a créé une époqne nouvelle dans l'histoire de l'humanité.
L'industrie moderne est fille des mathématiques, de la mécanique et de la chimie, et son organisation même entraîne des modifications profondes dans la société. L'ouvrier qui veut travailler chez lui, rester au milieu des siens, élever sa famille sous ses yeux, ne peut plus lutter, même aux prix des plus grands sacrifices, contre la formidable organisation industrielle ; fatalement il doit succomber dans cette lutte inégale. De plus en plus, dans les usines et les ateliers, les machines acquièrent une place prépondérante, leur puissance, leur rapidité de production croît sans cesse, et, quand la limite extrême paraît atteinte, un nouveau perfectionnement la recule encore.
Les masses les plus pesantes que l'on utilisait au commencement du siècle étaient les marteaux de fer qui venaient frapper sur l'enclume et qui atteignaient dix kilogrammes. Dans quelques établissements, grâce au moteur hydraulique, on atteignait le poids de 5,000 kilogrammes.
Aujourd'hui, à Terni, on trouve un marteau de 100,000 kilogrammes, dont le choc représente la force de dix mille hommes, et qui, lorsqu'il tombe d'une hauteur de cinq mètres, produit un travail de 500,000 kilogrammètres.
Un homme travaillant toute la journée à soulever un poids peut produire 73,000 kilogrammètres : le marteau de Terni produit donc en un seul coup plus que six ouvriers travaillant toute la journée. Mais, si l'on songe que ee
marteau peut donner cent coups à la minute, qu'il ne connaît pas la fatigue et peut travailler jour et nuit, on reste stupéfait devant la puissance de ces machines.
Et ce n'est pas seulement dans la force et la vitesse que réside la supériorité de la machine, mais dans la régularité de l'exécution. L'ouvrier armé d'une machine fait en un jour autant de bas que la meilleure tricoteuse en un mois.
Quand on visite pour la première fois une de ces grandes usines, on éprouve un étonnement profond. De loin, l'aspect uniforme des bâtiments, le profil monotone des énormes cheminées ne fait pas songer à l'activité prodigieuse que cachent les murailles noircies. Mais aussitôt entré, on est pénétré par l'idée de la force mise en œuvre.
Les fours dont la lueur éclate au milieu de -la fumée, les bras gigantesques des bielles en mouvement, la course vertigineuse des volants, tous les appareils de transmissions, cables, courroies, axe et roues qui s'agitent, tout ce squelette fantastique de la machine obéissant à la volonté de l'homme, nous remplissent d'admiration pour l'industrie moderne.
On comprend bien vite cependant que la machine n'est pas faite pour alléger la fatigue de l'homme, comme l'avaient espéré les poètes. La rapidité même du volant, l'activité vertigineuse des marteaux, sont des indices que le temps est un facteur précieux dans le mouvement de l'industrie et que l'activité de l'ouvrier doit entrer en jeu dans la lutte contre les forces de la nature.
Il suffit de voir ces hommes demi-nus, couverts de sueur, haletants, maniant ces masses énormes qu'une force mystérieuse entraîne. L'homme ici est condamné à suivre la machine colossale qu'il dirige; comme elle, il ne peut se reposer, son attention ne saurait se ralentir, car la moindre distraction peut l'entraîner dans un de ces
engrenages puissants, et l'imagination s'épouvante en songeant aux victimes, aux Hï&SÂtïo^s que les monstres
6
industriels produisent chaque jour et à la moindre imprévoyance, à la plus petite hésitation de ceux qui les dirigent.
VI
La machine ne reconnaît d'autre limite à sa rapidité que la faiblesse de l'homme à la suivre ; or la capacité d'action de la force humaine est en raison inverse du temps pendant lequel elle agit. Mais les livres d'économie politique contiennent peu d'indications précises sur cet argument. K. Marx, qui a écrit le meilleur livre de la littérature socialiste, ne donne pas dans son ouvrage sur le Capital des raisons suffisantes de l'épuisement que la machine produit chez l'ouvrier. Les statistiques de toutes les commissions officielles d'enquêtes parues depuis quarante ans, pour démontrer l'action nuisible du travail sur les enfants et les femmes, sont au point de vue scientifique insuffisantes. Il faudrait de nouvelles recherches poursuivies par des hommes indépendants, des physiologistes débarrassés de toutes préoccupations politiques, humanitaires ou sociales.
Marx, dans son livre célèbre, consacre un chapitre aux machines et arrive à cette conclusion, que toutes les inventions ne diminuent pas la fatigue humaine, mais seulement le prix de la marchandise, que la machine a rendu pire la condition de l'ouvrier, parce qu'en rendant inutile la puissance de l'homme fort, elles ont entraîné l'emploi de la femme et des enfants, qu'au lieu de diminuer le temps consacré au travail, elles l'ont augmenté ; qu'au lieu d'atténuer la fatigue, elles l'ont rendue plus dangereuse et plus nuisible; que si la richesse augmente, le paupérisme croît aussi dans des proportions analogues.
En fait, la machine tend à amener dans les mains d'un petit nombre la fortune et l'aisance, au lieu d'établir l'égalité entre les hommes. Les déshérités deviennent les
servants et les victimes de ceux qui peuvent substituer les forces de la nature aux forces humaines. Les puissants automates de la mécanique ne manquent que d'intelligence et de système nerveux, et il suffit d'un enfant ou d'une femme pour suppléer à cette absence.
L'accusation lancée contre la science est grave : en se rendant maître des forces naturelles, elle tend à constituer un monopole pour la machine, à rendre l'ouvrier esclave du capital. Il est à redouter en effet que la fatigue humaine n'entre plus en ligne de compte, que, peu à peu, les ouvriers soient éliminés, renvoyés, sans que leur existence soit assurée, que l'intelligence du peuple s'abaisse, puisque l'adresse et l'habileté de l'ouvrier deviennent de moins en moins nécessaires à mesure que la machine se perfectionne.
Tous nous déplorons la nécessité de concentrer désormais l'industrie dans ces immenses ateliers entraînant ainsi la disparition de la vie en liberté des ouvriers, la création de ces conditions déplorables au point de vue de l'hygiène et de la morale, auquel il faut ajouter le travail de nuit qu'entraîne fatalement le travail ininterrompu des puissants moteurs.
La société subit une évolution rapide et profonde, dont il est impossible de prévoir l'étendue. Mais on n'arrivera jamais à une organisation telle que les hommes n'auront plus à connaître la fatigue et qu'on ne distinguera plus ceux qui travaillent des bras et ceux qui travaillent de la tête.
Les hommes, en naissant, sont physiologiquement différents. Il n'existe pas de loi possible qui puisse établir une égalité parfaite et qui pourrait annuler cette loi suprême de la nature qui veut que le faible obéisse au fort, que le fort lui-même soit guidé par le plus habile.
L'idée de voir disparaître les différences sociales est malheureusement un rêve plus irréalissable encore que la fraternité universelle des peuples.
Malgré l'agitation qui va en croissant et que certains voudraient diriger vers la révolution sociale, il faut admettre que le bien-être du prolétaire a subi quelques améliorations.
A côté de ces graves dangers, il est juste cependant de remarquer que certains progrès sont accomplis. La durée de la vie s'est accrue, l'instruction s"est développée, et la population a doublé dans ce siècle.
La crainte manifestée par les ouvriers, d'être privés de ressources nécessaires parla substitution de la machine ne s'estpas réalisée, et même, grâce à ces machines, un grand nombre d'objets, jusqu'ici réservés aux riches, ont été mis à la portée du peuple. Aujourd'hui l'ouvrier a un idéal plus élevé, la civilisation a créé en lui des besoins qu'il ignorait autrefois. La civilisation, en se développant, accroit le désir du travail, parce crue c'est par lui qu'on peut satisfaire des besoins acquis, atténuer les injustices et les inégalités de la fortune.
Le monde antique reposait sur le travail de l'esclave, et aucun des grands penseurs de la Grèce ou de Rome n'a jamais attaqué cette question, parce que la fatigue de l'homme était comparée à celle des animaux, que l'esclave n'était pas un citoyen, mais une chose.
C'est le christianisme qui proclama l'égalité des hommes et fit entrevoir pour la première fois la communauté des biens. Successivement le progrès civil s'est accompli, les hommes ont marché de plus en plus vers l'égalité, jusqu'au jour où noblesse et privilèges sont tombés. Mais l'humanité ne saurait arrêter sa marche ascendante ; aujourd'hui le grand problème d'une égalité plus radicale se dresse non résolu encore. C'est la grande question qui préoccupe tous ceux qui songent à la liberté, à la dignité humaine. Il ne s'agit pas là d'une question de parti, d'un moyen d'agitations, c'est une conviction profonde, un sentiment sacré de haute moralité qui pousse à étudier les moyens pour une répartition équitable de la
propriété, sans violence, sans que le sang soit répandu, pour que le travail soit en rapport avec les lois qui régissent l'humanité, pour que l'ouvrier ne devienne pas un esclave et que, usé par la fatigue, la race humaine ne dégénère pas.
CHAPITRE VIII
L'attention et ses conditions physiques
1
Ch. Darwin considère l'attention comme la plus importante de toutes les facultés qui concourent au développement de l'intelligence humaine. Il raconte qu'un individu achetait au jardin zoologique de Londres des singes au prix de 5 livres sterling. Cet homme faisait le métier de dresser des singes pour les bateleurs.
Lui ayant demandé comment il pouvait en si peu de temps reconnaître si un singe était capable de devenir un bon acteur, il répondit que cela dépendait de la plus ou moins grande attention que le singe accordait à ce que l'on faisait devant lui. Si, quand il apprenait à un singe -quelques tours, l'animal se laissait distraire par une mouche ou tout autre événement futile, tout espoir de l'instruire devait être abandonné.
On comprend ainsi comment les mêmes animaux diffèrent dès leur naissance l'un de l'autre par les données de leur intelligence. Dans un livre de Romanes (1), on trouve le journal des observations écrites au jour le jour de toute la vie et de toutes les occupations d'un singe provenant du jardin de la Société zoologique de Londres. Ce
(1) Romanes, l'Intelligence des animaux, vol. II, pp. 239-253.
Bibliothèque scientifique internationale. Paris, Alcan.
sont des pages aussi intéressantes pour l'étude de la psychologie que charmantes par le coloris, pour ceux qui veulent connaître l'évolution de l'esprit. S'il n'existait pas d'autres raisons qui obligent à admettre une parenté entre le singe et l'homme, il suffirait d'observer avec quelque attention ces animaux, pour reconnaître uné affinité certaine avec nous.
L'esprit infatigable d'investigation, dit Romanes, l'application soutenue dont fit preuve ce pauvre singe, consacrant tout son temps à tâcher de se rendre compte, dans la mesure de son intelligence, des objets insolites qui tombaient entre ses mains, pourrait servir de leçon à un observateur superficiel. Et, si l'on considère l'intensité de sa satisfaction quand il réussissait à faire quelque petite découverte, comme par exemple le mécanisme de la vis, l'étonnante puissance d'abstraction ainsi révélée est un phénomène si unique dans le règne animal que, pour mon compte, je n'y ai ajouté foi qu'à force de le voir de mes propres yeux.
Bien que j'aie déjà consacré quelques pages à cette étude de l'attention dans mon livre sur la Peur, je reviens volontiers sur cette question, parce qu'elle est une des conditions indispensables pour la production de la fatigue intellectuelle.
C'est dans la Psycho-physique de Fechner que cette question est abordée pour la première foisau point de vue physiologique. Nous avons déjà dit qu'une excitation d'un sens doit avoir une certaine force pour que ce sens soit averti.
Le moment où l'on commence à sentir un excitant est ce que l'on appelle le seuil (Schwelle).
Pour cet auteur, dans l'attention ordinaire de l'esprit, il existe un sommeil partiel de certaine partie du cerveau, alors que d'autres sont éveillées. Fechner met ensemble dans un même chapitre l'attention et le sommeil partiel.
La vie intellectuelle de l'homme, d'après Fechner, oscillerait donc entre la veille et le sommeil, et encore pendant
l'état de veille existerait-il des régions cérébrales qui sommeilleraient. Après Fechner, c'est Wundt qui, portant ses recherches sur l'attention, a apporté le plus de lumière sur cette question; forcé de me limiter pour un livre populaire, je voudrais citer seulement les faits importants qui furent mis en évidence par l'école psychologique de Leipzig, sur l'attention.
Dans ce chapitre, je me contenterai de prendre comme exemple les modifications qui se succèdent dans l'organisme, quand on devient attentif. Le léger état d'excitation qui se produit dans le cerveau, pour lui permettre un meilleur travail et la conservation plus longue de l'image de l'objet, est un fait auquel prennent part tous les autres organes. L'étude de ces modifications a une grande importance pour le physiologiste, parce qu'elles rendent manifeste le fait physique qui accompagne l'activité psychique du cerveau.
Dans mon livre de la Peur, j'ai démontré, à l'aide du pléthysmographe et de la balance, de quelle façon se déplace le sang dans le cerveau quand on pense à quelque chose (1).
II La respiration se modifie pendant l'attention. On peut mettre ce fait en évidence en plaçant autour du thorax un appareil inscripteur de mouvements respiratoires.
Mais cette modification est loin d'être constante, parce que, par le seul fait d'être en expérience on se trouve déjà soumis à une excitation. Plus constante et plus précise est, .par contre, l'altération que l'on observe quand le sujet, distrait ou profondément tranquille, se met à penser à un objet.
Dans mon travail sur la respiration (2), j'ai publié des
(1) A. Mosso, la Peur, édition française, p. 69.
(2) A. Mosso, Respiration périodique et respiration superflue ou de luxe. Archives italiennes de Biologie, t. VII, p. 52,
tracés pris sur moi, pendant une profonde distraction. On inscrivait les mouvements de l'abdomen et du thorax. A mesure que la tranquillité de l'esprit devenait plus complète, la fréquence des mouvements respiratoires augmentait en même temps que l'amplitude de la respiration diaphragmatigue diminuait. Des deux facteurs associés qui servent à la respiration : le thorax et le diaphragme, le dernier avait une tendance à se reposer.
Je me considérais comme distrait, quand, à l'apparition d'une idée, je ne pouvais plus concevoir son origine ni ses relations avec l'idée qui la précédait. Il y avait des images qui s'imposaient à mon esprit, bien que j'eusse eu en principe la volonté de rester en repos, et ces images réapparaissaient de temps en temps pendant toute la période de calme.
A ce moment, je poussais le bouton d'un appareil électrique que j'avais. à la main et faisais un signe sur le cylindre enfumé où s'inscrivaient les mouvements respiratoires. A peine ce signe .était-il fait que la respiration devenait plus profonde et plus lente.
Quand l'attention se réveille, il se produit une modification dans les fonctions du thorax et du diaphragme; si nous devenons distraits, le draphragme tend à se reposer, et le thorax fonctionne avec des mouvements plus amples et légèrement irréguliers.
A peine la conscience est-elle revenue, que la respiration change de type et devient plus lente; le diaphragme fait des mouvements plus forts, et le thorax diminue l'amplitude de sa dilatation.
J'ai néanmoins trouvé des personnes chez lesquelles les mouvements respiratoires cessent d'être uniformes et tendent à devenir périodiques ausssitôt que leur attention tombe et qu'ils s'assoupissent légèrement. Le Dr Rondelli présente ce phénomène très manifestement.
Cette expérience sur l'homme réussit surtout au moment où la distraction conduit facilement au sommeil.
Le Dr Rondelli s'asseyait commodément dans un fauteuil et lisait; nous inscrivions sur un cylindre ses mouvements respiratoires. Tant qu'il était attentif, le tracé restait normal, mais aussitôt qu'il commençait à être distrait, on observait de l'irrégularité et, quand il bâillait et que le livre tenu dans la main se mettait à osciller, la respiration prenait une forme périodique. Il y avait des moments pendant lesquels la respiration devenait très superficielle, semblant s'arrêter, puis d'autres où elle augmentait graduellement pour diminuer ensuite avec une grande régularité.
Je sens chez moi que le cœur bat plus fort toutes les fois que je me mets à penser à quelque chose, après un long repos mental ; quand dans le sommeil il se produit une petite rumeur, le battement cardiaque devient subitement si fort que j'en ai conscience. Puis peu après, la palpitation disparaît.
Je crois qu'il faut expliquer la première origine de cette impulsion plus forte par la contraction des vaisseaux sanguins; on voit ainsi qu'il existe dans l'attention une modification des plus complexes. Pour me servir d'une comparaison matérielle, je dirai que notre cerveau n'a pas la sensibilité d'une plaque photographique qui, maintenue dans l'obscurité, est toujours prête à se laisser impressionner par l'image, mais que tout l'organisme prend part à la préparation des conditions d'une cérébration plus active.
III
En ce qui concerne l'influence qu'exerce la circulation du sang sur l'activité du système nerveux, je rapporterai une observation de J. Müller (i).
(1) J. Müller, Ueber die phantastischen Gesichterscheinungen, p. 15.
« Quand j'avais observé longtemps, les yeux clos, les champs obscurs de la vision, il m'arrivait souvent de voir une faible lumière qui irradiait rythmiquement d'un point au-dessus du champ interne, puis disparaissait. Ces phénomènes lumineux étaient synchrones des mouvements expiratoires et ne pouvaient avoir d'autres causes que l'afflux plus copieux du sang vers le cerveau pendant l'expiration et le mouvement accéléré du sang dans la substance nerveuse destinée à la vision.
L'expérience a démontré que l'attention n'est pas un processus continu, mais qu'elle procède par intermittence, comme par saccade. Ces intermittences ont bien été étudiées par Wundt et spécialement par Lange.
Leumann aurait observé que les oscillations périodiques de l'attention étudiées par Lange et d'autres étaient synchrones avec les périodes respiratoires. Toutes les fois que ce fait a lieu, nous devons admettre qu'à toute excitabilité plus grande, produite par l'afflux sanguin dans le cerveau, correspondent des périodes dans la puissance de l'attention.
Outre la respiration, il existe d'autres causes capables de produire des périodes dans les fonctions des centres nerveux. Dans le sommeil profond, l'activité respiratoire peut être interrompue régulièrement par des pauses qui durent près d'une minute.
Dans le sommeil, notre respiration est régulière ; mais il suffit de faire un léger bruit pour déterminer un arrêt respiratoire, auquel succède une profonde inspiration; les minutes qui suivent les mouvements respiratoires présentent une série successive d'augmentation et de diminution de force, et le tracé indique une série d'ondulations que j'ai désignées sous le nom d'oscillations successives.
L'énergie des centres nerveux ne se dégage pas suivant un mode continu, mais bien suivant un mode alternatif d'une activité variable. Quand on trouble l'équilibre des centres nerveux, on voit naître des oscillations de plus
en plus fortes, comparables à ce que l'on observe quand on sonne une lourde cloche : chaque traction de la corde accumule en elle une force qui détermine des oscillations de plus en plus énergiques. Ce que nous venons de dire pour la respiration s'applique à l'attention et à la fatigue.
Pour s'en convaincre, il suffit de regarder fixement le soleil ou encore une lu/nière pendant la nuit, pour épuiser une région de la rétine et obtenir ensuite une image successive qui est un effet de la fatigue. En regardant cette image, nous la voyons disparaître puis revenir, et ces oscillations se répètent pendant un temps assez long, jusqu'à ce qu'elles s'évanouissent totalement.
En étudiant ces phénomènes, nous voyons avec quelle rapidité s'épuise l'énergie des éléments nerveux; quelques secondes de travail suffisent pour amener cet épuisement dans les cellules cérébrales, et l'activité prolongée du cerveau, malgré cette rapide fatigue de ses éléments, ne s'explique que par la présence, dans les circonvolutions, de milliards de cellules qui se suppléent réciproquement.
IV
Haller niait que l'homme fût libre de diriger à son gré son attention. Nous savons en effet que celle-ci varie beaucoup suivant les individus et les moments. Nous verrons même plus loin que les plus grands efforts de-notre volonté ne réussissent pas toujours à la fixer. Chez les personnes faibles et nerveuses, principalement chez les femmes, l'attention prolongée peut amener des troubles graves. Ceux qui, les yeux bandés, arrivent à lire la pensée des personnes dont ils tiennent les mains dans les leurs, obtiennent ce résultat grâce aux contractions fibrillaires involontaires qui se produisent chez ces sujets. L'effet hypnotique d'objets longtemps considérés est bien connu.
D.ans l'église Saint-Dominique de Sienne, il y a une peinture de jSodojna représentant Sainte-Catherine. Aucun
artiste n'a représenté pins sublimement l'attention surhumaine d'une sainte contemplant un objet divin. C'est peut-être une des peintures les plus merveilleuses de l'École italienne. Je l'ai vue il y a quelques années, mais l'impression est encore si vive dans ma mémoire qu'il me semble l'avoir contemplée hier. Le milieu peut-être m'avait préparé à ressentir une émotion aussi vive. J'étais seul dans l'église ; c'était le soir, et la lumière faible du crépuscule éclairant à peine la grande nef contribuait encore à la majesté du spectacle. J'avais vu la chapelle des étudiants allemands, couverte de nombreuses inscriptions latines dans lesquelles les jeunes étudiants venus pour suivre les cours de l'Université de Sienne et qui étaient morts sur la terre étrangère, envoyaient au delà de la tombe un dernier salut à leur patrie, et des pensées mélancoliques m'avaient transporté en plein moyen âge.
Tout d'un coup, je passai devant l'autel de la sainte. Catherine y est représentée en extase, les yeux fixés sur le ciel, les traits frappés de stupeur et le regard n'ayant plus rien d'humain. Seule une larme qui scintille dans ses yeux rappelle la terre ; la sainte est à genoux, les bras étendus, les mains croisées. Tout indique une attaque d'hystérie déterminée par l'intensité d'une pensée religieuse.
Sur l'autre côté de l'autel, sainte Catherine est arrivée à une phase plus avancée de l'attaque, à celle d'évanouissement avec relâchement de tous les membres; les paupières sont closes, le visage exsangue. L'air de surprise et de douleur des deux suivantes de la sainte, quand elles voient tomber leur compagne, est représenté avec une exactitude admirable. La lumière pâle qui éclairait cette scène, la blancheur virginale des costumes, la beauté qu'on aperçoit dans les traits enthousiasmés de sainte Catherine, le caractère mystique d'un incident pourtant parfaitement réel, tout respirait une poésie indéniable.
V
On sait que l'action de guetter une proie annihile à un tel degré les autres fonctions qu'on se sert de cette occasion pour approcher de l'animal. Cardano avait remarqué que la tension de son esprit sur un sujet donné le rendait insensible à la douleur. Les physiologistes ont cru expliquer ce phénomène en disant qu'il y a inhibition ; mais cependant trop de faits démontrent qu'il y a bien plutôt excitation extrême. Chez beaucoup de personnes il y a même accompagnement de phénomènes moteurs, comme par exemple un tic qui convulse tous les muscles de la face à l'occasion par exemple d'une émotion. Chez certains, il y a même une excitabilité motrice qui devient gênante.
J'ai vu des chirurgiens qui, au moment difficile d'une opération, se mettaient à trembler de tous les membres, bien que cependant ils n'eussent aucune peur. J'ai vu bien souvent ce phénomène chez les étudiants qui viennent dans mon laboratoire. Manient-ils quelque instrument délicat, un compte-goutte par exemple dont ils doivent surveiller le nombre de gouttelettes, aussitôt leur main se met à trembler ; d'autres se grattent la tête ou ferment les yeux quand on leur recommande de faire bien attention à ce qu'ils vont faire. Fechner a décrit une sensation de tension au crâne, principalement à l'occiput, que nous éprouvons au moment d'un travail intellectuel intense; un de mes amis, qui certes n'avait jamais entendu parler de la sensation décrite par Fechner, m'a raconté la même chose.
Dans l'attention, il y a deux phénomènes principaux : une représentation mentale renforcée, et un arrêt de toutes les sensations externes qui pourraient troubler l'attention. Il nous est impossible actuellement d'en donner l'explication.
Certes les organes des sens continuent à fonctionner comme d'ordinaire au moment où nous nous abstrayons du monde extérieur. Il s'agit ici de quelque chose qui se passe dans la partie la plus intime de notre cerveau. Bain, Sully, Lange, considèrent l'attention comme un phénomène principalement moteur, et ils s'appuient principalement sur les relations étroites qui existent entre la motricité et l'intelligence. Ribot s'est occupé tout particulièrement de cette question, et voici comment il parle du rôle des mouvements dans l'attention : « Les mouvements de la face, du corps, des membres et les modifications respiratoires qui accompagnent l'attention sont-ils simplement, comme on l'admet d'ordinaire, des effets, des signes?
Sont-ils au contraire les conditions nécessaires, les éléments constitutifs, les facteurs indispensables de l'attention ? » (1) Nous admettons cette seconde idée sans hésiter.
Si l'on supprimait totalement les mouvements, on supprimerait totalement l'attention. Lange a remarqué que, chaque fois qu'il pense à un cercle, ses yeux font les mêmes mouvements qu'ils exécutent quand il contemple cette figure. Stricker a insisté également sur la parole intérieure dont nous nous servons quand nous songeons à des abstractions et sur la tendance que nous avons à prononcer le mot qui la désigne.
VI
On avait attribué beaucoup d'importance à la circulation cérébrale dans les phénomènes d'attention. Je me suis occupé avec prédilection de cette question, et j'ai montré comment il y avait afflux de sang pendant la durée de ce phénomène. Continuant des recherches que je n'ai pas encore publiées, je puis dire que les phénomènes
(1) Ribot, Psychologie de l'attention, 1 vol. in-18, Bibliothèque de Philosophie contemporaine. Paris, Alcan,
circulatoires ne constituent pas ici le fait fondamental ; la cellule nerveuse a assez de matériaux de réserve pour subvenir aux actes de conscience sans avoir besoin d'une modification correspondante dans l'afflux du sang. On a vu chez les personnes qui ont une lacune dans l'étendue des parois osseuses du cràne le phénomène de l'attention commencer avant qu'il y eût le moindre changement dans la circulation cérébrale.
Les changements dans la constitution chimique du cerveau sont un fait absolument nécessaire pendant l'attention, car que serait-il advenu si tous les phénomènes s'étaient peints avec une égale intensité dans la mémoire et si nous n'avions pas eu le moyen de faire une sélection dans le souvenir de nos sensations? Nous n'aurions pu rien garder d'une façon durable dans nos souvenirs.
Le cerveau est comparable aux glandes qui ne sécrètent que d'une manière intermittente. Or les glandes salivaires ont des nerfs sécréteurs qui les mettent en activité indépendamment des nerfs vasodilatateurs. Il est possible que la cellule cérébrale, quand elle agit, subisse des modifications matérielles, semblables à celles que l'on remarque dans les cellules épithéliales de ces glandes, quand elles sécrètent. L'analogie, qui a une si grande importance dans l'explication des phénomènes, nous pousse à l'admettre, et je ne connais pas de faits qui soient contraires à cette idée. Comme il y a des nerfs sécréteurs, il est probable qu'il y a des nerfs destinés à activer la vie des cellules cérébrales, et, si cette idée est vraie, on devrait considérer l'attention comme un phénomène réflexe.
Comme pour les pleurs, le tremblement, la sécrétion de la salive, il y aurait une modification réflexe tout aussi involontaire dans l'activité des cellules cérébrales à la suite de sensations externes. Cela explique aussi pourquoi l'apport exagéré du sang dans le cerveau ne suffit pas pour modifier son activité; le nitrite d'amyle, par exemple, suffit pour hypérémier le cerveau, mais tous
ceux qui l'ont essayé savent que le travail intellectuel ne devient pas pour cela plus actif. Cette hypérémie est due à un phénomène secondaire. La civilisation plus avancée de certaines races, le pouvoir intellectuel plus considérable de certains individus viennent de ce que le phénomène réflexe de l'attention est plus rapide et plus intense que chez les autres.
Notre cerveau est d'autant plus puissant qu'il peut se brûler puis se réparer plus vite. Les nerfs excitateurs de l'attention auraient, comme les nerfs sécréteurs, le pouvoir de hâter les désintégrations chimiques et d'en obtenir l'énergie qui se transforme en pensée; l'attention serait donc un phénomène réflexe intermittent tout comme la sécrétion qui ne doit se produire qu'à certains instants.
VII
Le mécanisme matériel sur lequel repose l'attention se décèle par bien des circonstances. Il y a des jours où il nous est impossible de fixer notre attention malgré tous nos efforts; au contraire, plus nous nous contraignons, et plus nous sentons vivement le besoin de repos. De même qu'un bras qui soutient trop longtemps un poids, notre cerveau, à la longue, se fatigue par une attention continue. Galton a étudié les phénomènes qui se produisent dans un auditoire fatigué d'écouter une leçon trop longue. L'art d'enseigner consiste surtout dans l'art d'éveiller et de soutenir l'attention des auditeurs.
L'influence de la fatigue sur la mémoire est très évidente.
J'ai fait deux fois l'ascension du mont Rosa et unefois celle du mont Viso. Mes souvenirs sur la topographie des lieux et les incidents du voyage sont devenus pour moi de plus en plus confus à mesure qu'ils se rapportent à un lieu plus élevé de la montagne. L'épuisement de l'énergie est en effet une très mauvaise condition physique pour la pensée et pour la mémoire. Les alpinistes que j'ai
consultés ont éprouvé les mêmes effets que moi-même.
L'avocat Vaccarone, ascensionniste renommé, écrivain des plus distingués du club alpin italien, est obligé de prendre des notes pendant ses ascensions ; sans cela il ne se rappellerait plus rien. Mais, après quelques jours de repos, beaucoup d'incidents qu'il croyait avoir complètement oubliés lui reviennent peu à peu. L'incompatibilité qui existe entre le travail physique et le travail intellectuel, les limites que doivent respecter les exercices physiques pour rester utiles et non nuisibles à la vie cérébrale, doivent être sérieusement étudiées par ceux qui s'occupent de l'éducation. Le professeur Gibelli me disait que, lorsque la marche commence à le fatiguer dans une excursion botanique, il ne trouve plus le nom des plantes même les 1 plus communes.
VIII
Un des phénomènes les plus caractéristiques de la fatigue de l'attention est le bâillement, sorte d'expiration prolongée : tout le monde connaît ce symptôme; plus tard, j'espère écrire un travail sur ce phénomène; maintenant je me limiterai à ce qui se rapporte directement à p mon sujet. Le bâillement est produit par un état léger et II momentané d'anémie cérébrale. Il y a dilatation des vaisseaux et, par suite, stase sanguine. La chaleur favorise cette dilatation et cette stase, et par cela même rend l'attention plus pénible ; le cerveau se fatigue plus vite; cer( tains sujets atteints d'anémie cérébrale ou d'altérations I similaires bâillent pour ainsi dire continuellement. C'est nn signe d'affaiblissement nerveux ; aussi les hystériques sont-ils tout particulièrement sujets au bâillement. Il se produit en même temps une tendance au mouvement, par exemple celui de s'étirer, qui augmente la pression du sang et l'activité cardiaque, ce qui fait disparaître la cause du bâillement.
IX
On construit actuellement des chronomètres qui marquent le millième de seconde. Un des plus recherchés par les physiologistes pour leurs mesures est celui de Hipp de Neuchâtel. Grâce à l'ouverture et à la fermeture d'un courant électrique, on peut avec ce chronomètre mesurer le temps que met un boulet à sortir du canon, et celui que met un projectile à parcourir une certaine distance, quelle que soit sa vitesse. Avec cet instrument, nous pouvons aussi mesurer le temps qui s'écoule entre la production d'un son et le moment où il est perçu.
L'abréviation du temps de réaction musculaire par l'effet de l'attention peut dépendre de deux facteurs, c'està-dire de la facilitation du mouvement par l'esprit qui s'y attend, ou du raccourcissement des phénomènes de perception. C'est la deuxième hypothèse qui est la plus vraisemblable.
L'abréviation du temps de réaction musculaire serait donc due à la plus grande rapidité des processus psychiques. On sait le dispositif expérimental employé pour mesurer cette réaction. On voit par exemple une étincelle électrique, et on fait un signe de la main qui montre qu'on vient de l'apercevoir. Ce court espace de temps indique la durée qu'il faut pour un des modes les plus simples de la perception. Or on rencontre [pour cette expérience la même diversité chez les hommes que pour la perception en général. La fatigue exerce une grande influence sur la durée de réaction : ainsi, s'il faut 134 millièmes de secondes avant qu'un sujet touché au pied fasse un signe avec la main ; il faut, lorsque l'attention s'épuise, 200 à 250 millièmes de seconde. Suivant Obersteiner, les bruits extérieurs ainsi que toutes les autres distractions allongent le
temps de réaction physiologique ; le silence favorise considérablement au contraire le raccourcissement de la durée de réaction. Une expérience d'Obersteiner met bien ce phénomène en évidence : on frappe la main gauche d'un individu qui doit répondre de la main droite.
Il faut 100 millièmes de seconde au milieu du silence, 140 à 144 millièmes quand on fait résonner un petit orgue.
Exner a remarqué que le phénomène de l'attention exagère la sécrétion sudorale. Mon frère a fait une série d'expérience avec la cocaïne, et il a remarqué que cet alcaloïde agit comme le café et l'alcool, c'est-à-dire qu'il raccourcit le temps de réaction. Fechner a trouvé que le raccourcissement du temps de réaction ne dépend pas des sens; l'œil continue à' avoir la même acuité, mais l'attention agit essentiellement sur cette région cérébrale dans laquelle les sensations se transforment en idées.
X
Dans les livres de physiologie les plus anciens, par exemple dans les œuvres d'Aristote et de Galien, on signale déjà les différences qui existent dans le génie des divers peuples; ainsi les méridionaux ont le sens plus vif de la musique et du coloris, une imagination plus vive, la réaction musculaire plus prompte, l'excitabilité du système nerveux plus grande que les gens du Nord.
La différence est même si considérable que, dans la majorité des cas, il est difficile de confondre l'esprit d'un Français avec celui d'un Allemand, ou l'esprit d'un Italien avec celui d'un Anglais ; comme preuve, on peut citer l'escrime, pour laquelle les Italiens et les Français dépassent tous les autres peuples. Or l'escrime suppose un maximum d'attention, avec un minimum de durée de .a réaction physiologique.
CHAPITRE IX
La fatigue intellectuelle
1
Nous ne savons pas encore la nature intime de nos pensées, et le mieux serait de n'en pas parler; mais la physiologie, comme l'a dit Du Bois-Reymond, est la seule des sciences naturelles dans laquelle nous soyons forcés de parler de ce que nous ne savons pas encore.
En physiologie, il nous arrive aussi souvent de parler d'organes dont nous ignorons les fonctions, tels que la rate, le thymus, là glande thyroïde, la glande pituitaire. Tout au plus savons-nous qu'une pensée, une émotion, un sentiment, nécessitent une transformation d'énergie, mais nous n'en possédons pas encore de preuve palpable. Le principe de causalité est encore l'expression d'un postulat.
Comme élément fondamental de la pensée, on peut noter la mémoire, qui repose certainement sur une base matérielle : l'état physique de la cellule cérébrale. Nous ne savons pas du reste comment les sensations extérieures arrivent à laisser un vestige de leur existence dans le cerveau, mais nous savons que la réaction du monde extérieur est plus ou moins profonde et durable, suivant des conditions normales ou pathologiques du cerveau. L'action de répéter ou de réciter à haute voix une leçon, comme le font les enfants, rappelle l'impression telle qu'elle se pratique dans certains arts. Il s'agit d'un phénomène analogue au dessin d'une aquarelle, c'est-à-dire fait avec des cou-
leurs légères et faciles à effacer, qu'il faut parfois retoucher à certains endroits.
La continuité du souvenir, l'écho qui se fait en nous des processus chimiques qui se passent en nos cellules cérébrales, la mémoire persistante et jamais interrompue sont la base de cette entité que les philosophes ont appelée le « moi ». L'aptitude des cellules nerveuses à retenir les impressions reçues est une de leurs propriétés les plus caractéristiques. On peut comprendre que la plante soit privée de mémoire, mais chez l'animal c'est la tendance à se rappeler les impressions antérieures quicrée l'instinct et plus tard les processus psychiques plus compliqués. L'instinct, l'association des idées, l'éducation vont en se perfectionnant dans la série zoologique, mais au fond le phénomène reste touj ours le même.
C'est cette phosphorescence continuelle des images représentatives qui constitue la conscience, et c'est le contenu non le contenant qui donne l'expression du Moi.
II
L'image est de même nature que la sensation. C'est un éclair, un fantôme, qui se réveille spontanément sans l'intervention du dehors.
Ce que nous appelons imagination et vivacité de l'esprit est le pouvoir que nous avons de réveiller rapidement des sensations simples ou complexes, les émotions et les états psychiques qui ont laissé une trace dans notre cerveau.
Les yeux de notre esprit contemplent ce spectacle qui se passe en dedans de nous par le réveil des sensations passées. Et ceux qui voient le mieux ces images internes sont les poètes et les artistes.
Mais cette richesse, cette profusion d'images, ne sert à rien si on ne peut les classer et les mettre dans un certain ôrdre. Comment se fait ce classement ? Il est difficile de
le dire, c'est là un domaine où la physiologie a bien peu progressé. Nous savons tous que ce réveil de la mémoire s'effectue parfois en dehors de notre volonté et même contre notre volonté. Si nous nous croyons les maîtres de notre moi, c'est parce que nous ignorons les phénomènes psychiques inconscients qui ont précédé la détermination de notre pensée. Mais aussitôt que disparaît la faculté de choisir entre les différentes idées qui se présentent à l'esprit, le processus des images qui nous conduisent à un résultat psychique cesse d'être conscient; - quand une idée s'impose, se fixe, le libre arbitre disparaît et fait place à la folie.
III
Alexandre de Humboldt, pour montrer combien le contact intime d'un peuple avec la nature peut enrichir une langue, raconte que les Arabes ont plus de vingt mots pour indiquer le désert. Mais nous, nous n'avons qu'un terme pour désigner la fatigue. La raison de cette différence est facile à comprendre : le désert peut être plat, ondulé, moitfagneux, recouvert de sable, sec ou marécageux, et l'idée de désert peut s'associer avec les attributs topographiques les plus différents. Mais la fatigue est une sensation interne qui ne présente pas de reliefs caractéristiques suffisants pour déceler les variétés de sa physionomie.
Quand on dit fatigue, plaisir, faim, soif, chacun comprend ce qu'on veut dire et peut, au moyen d'adjectifs, exprimer l'intensité plus ou moins grande de la sensation; mais nous ne pouvons comparer la précision de l'image que nous éveillons ainsi à celle que produit en nous la vue du désert.
Dans le travail musculaire de peu d'intensité, il y a un léger sentiment de pesanteur. Si le travail a été considérable, nous ressentons une sensation douloureuse qui persiste quelques jours. La sensation d'abattement que nous
éprouvons à la suite d'une violénte émotion, le besoin de repos qu'éprouve le cerveau après s'être fatigué, est quelque chose de beaucoup plus vague et de beaucoup plus indéchiffrable que la fatigue musculaire. Ce qui complique cette étude, c'est que la fatigue nerveuse n'agit pas de la même façon chez tous les hommes, et nous ne pouvons par suite jamais être certains, quand nous parlons à quelqu'un des sensations que nous avons éprouvées, que celui-ci les a ressenties de la même façon. La douleur ou le plaisir qu'une même cause détermine chez plusieurs personnes peuvent faire supposer que celles-ci éprouvent les mêmes sensations, mais rien ne le démontre, et, quand nous parlons de fatigue intellectuelle, nous n'avons pas le droit de généraliser les faits que nous observons sur nousmêmes, de les étendre à d'autres.
Les sensations internes sont si obscures qu'elles ne peuvent nous faire connaître directement la position de nos organes intérieurs. Les viscères abdominaux ne révèlent leur présence que lorsque leurs nerfs sont rendus plus excitables par un processus morbide, par l'inflammation. Le cerveau lui-même est insensible, et Galien avait déjà remarqué qu'on pouvait toucher la substance cérébrale sans déterminer de douleur.
Les nerfs sensibles à la douleur se retrouvent principale-' ment dans la peau, à la limite du monde extérieur contre les injures duquel ils nous défendent, grâce aux phénomènes douloureux que celles-ci y déterminent.
- Nous avons une si faible notion de ce qui se passe en hous que, pour apprécier la température fébrile, il faut recourir au thermomètre.
Ainsi certains malades croient avoir froid quand leur température interne dépasse la normale. Certaines maladies infectieuses très graves ont une période d'incubation dont la victime n'a point du tout conscience. Elles agissent ainsi comme certains venins qui s'introduisent furtivement dans l'organisme pour le tuer sans douleur.
La fatigue, qu'on peut considérer comme une sorte d'empoisonnement, peut altérer la constitution du sang et les conditions de la vie, sans que nous ressentions autre chose qu'une sensation vague d'épuisement.
C'est un fait accidentel, si je puis m'exprimer ainsi, que ce pouvoir que possède l'homme civilisé d'aujourd'hui de s'étudier lui-même et de voir ce qui se passe en lui. L'homme n'était point fait pour ce but : il était seulement destiné, comme l'animal, à lutter pour la vie, et c'est sur ce plan qu'il est bâti tout entier.
Si la sensibilité interne est peu marquée, c'est pour ne pas fatiguer le système nerveux, occupé tout entier par le combat contre le monde ambiant.
IV
Il est assez difficile de dire par quoi se révèle la fatigue du cerveau, à cause des différences individuelles à la résistance, à l'épuisement. Je veux me faire comprendre par un exemple. Si un grand nombre de personnes s'exposent aux causes de refroidissement, il se peut que les unes prennent une pneumonie, une autre le tétanos) une troisième une paralysie faciale, une quatrième un rhumatisme, une cinquième une entérite, une sixième une maladie de la peau, tandis que les autres resteront indemnes.
Ces différences de tempérament, sur lesquelles insistaient tant les anciens, ne dépendent pas de la bile, du sang, du flegme, comme le croyait Hippocrate, mais bien du système nerveux. Il est probable que les personnes dites nerveuses A'ont pas un système nerveux proportionné à leur organisme. Dans ces personnes, il y a comme un arrêt de développement du système nerveux qui a gardé quelques-uns de ses caractères infantilesY, Malheureusement, il nous manque des études comparatives entre le poids des centres nerveux et celui des muscles chez différentes personnes dont on connaîtrait
bien la psychologie et le facies intellectuel. La comparaison entre l'homme civilisé et l'homme sauvage est à peine indiquée; les documents anthropologiques et ethnologiques que l'on possède ne peuvent servir encore pour une étude physiologique.
V
Haller, dans son grand Traité de Physiologie, compare les effets de l'amour à ceux de la fatigue qui excite la circulation sanguine et provoque la sueur. Buffon, qui travaillait douze heures de suite, s'apercevait qu'il était fatigué quand il avait chaud et que la sueur commençait à perler. J'ai déjà parlé, dans mon livre sur la Peur, du retentissement du travail intellectuel sur le cœur et les vaisseaux sanguins. Je rappellerai seulement que la fatigue cérébrale rend le pouls petit, que la tête s'échauffe que les yeux s'injectent, que les pieds se refroidissent.
Il y a des personnes qui ressentent en même temps des bourdonnements d'oreilles. Ces phénomènes sont produits par le resserrement des vaisseaux, qui tendent à maintenir à un chiffre élevé la pression sanguine. Cet excès de tonicité se rencontre même sur d'autres organes à fibres lisses, par exemple sur la vessie, ce qui nous force à uriner plus souvent que lorsque nous nous reposons ou que nous sommes en promenade. Le refroidissement des pieds, les crampes des mollets, l'échauffement de la tête,ont tous une même cause : le resserrement des vaisseaux périphériques dont le sang afflue au cerveau.
Le docteur Gley, étudiant l'influence du travail intellectuel sur la température interne du corps, observe que lorsque nous nous mettons à table pour écrire ou lire, il y a d'abord abaissement de la température, du fait de l'immobilité à laquelle nous nous astreignons. Mais c'est là un phénomène passager, et, peu à peu, surtout si le - travail intellectuel est intense, la température du corps l
s'élève au-dessus de la normale. Un phénomène plus 'grave, c'est l'apparition de palpitations de cœur. Deux confrères, se portant bien du reste, me racontent que, lorsqu'ils sont en vacance à la campagne, ils n'ont jamais de palpitations, mais que celles-ci reviennent dès qu'ils recommencent à travailler. A ce moment, ils sont obligés de se fatiguer beaucoup pour leurs recherches de laboratoire et les soins à donner à leur clientèle; le soir, quand ils se mettent à leur table de travail, il leur survient des palpitations de cœur qui les forcent à se reposer, s'ils ne veulent pas voir ce phénomène empêcher tout sommeil.
Dans ces cas, est-ce le cœur qui bat plus fort, ou la sensibilité à ces battements qui est accrue? Probablement l'un et l'autre à la fois.
Un travail intellectuel exagéré peut amener même des irrégularités et de la tachicardie, et c'est là un phénomène que je ressens pour ma part.
Subitement, je sens une contraction au thorax avec tendance à l'évanouissement, dont je ne peux m'expliquer la cause. La respiration est libre, tous les sens fonctionnent bien, et cependant je sens qu'il vient de se passer quelque chose en moi. Si j'interroge mon pouls, je vois que mon cœur bat plus vite, si vite même que j'en compte difficilement les pulsations. Cela dure à peine une minute, puis les battements du cœur se ralentissent et tombent même au-dessous de la normale, de telle sorte qu'il existe à peine une pulsation cardiaque toutes les deux ou trois secondes; cette deuxième période dure à peine une demiminute. Chez Charles Darwin, le travail intellectuel exagéré produisait facilement le vertige. Maurice Schiff est pris dans les mêmes circonstances de légers tournoiements de tête. Il s'occupait de la réédition de son Traité sur la physiologie du système nerveux. Le jour, il expérimentait avec une intensité de travail et une attention merveilleuses ; le soir, il me dictait. A certains moments, quand il voulait par exemple aller prendre un livre dans la bibliothèque,
il était pris de vertige; puis ces vertiges le prirent de temps à autre dans son laboratoire ; mais, le Traité ayant été publié, les tournoiements de tête cessèrent. Ces phénomènes ne paraîtront pas nouveaux à ceux qui travaillent activement du cerveau.
VI
Foscolo écrivait à un de ses amis: « Je travaille à ne
pouvoir plus ni manger ni digérer D. Les mauvaises digestions, comme nous le verrons dans la suite, sont un accident des plus fréquents chez ceux qui travaillent beaucoup du cerveau, tellement que Tissot disait : « L'homme qui pense le plus est celui qui digère le plus mal ». Les observations que j'ai recueilliés chez des sujets bien portants, ne confirment cependant pas toujours cet axiome de Tissot; chez quelques-uns, le travail intellectuel intense aiguise au contraire l'appétit.
Moleschott a fait ressortir que le travail intellectuel exagère la nutrition ; aussi dit-il que les artistes et les gens de lettres sont rarement gras, malgré la vie sédentaire qu'ils mènent.
Ces exceptions que nous avons dû faire pour l'appétit, nous sommes obligé de les répéter pour le sommeil. Un travail intellectuel qui fatigue sans épuiser, dispose à dormir. Après une journée de travail intellectuel intense, si nous voulons continuer le soir, 'nous nous apercevons que nos idées sont confuses, que nous travaillons avec mollesse et que notre mémoire même ne nous sert plus bien. Un des mes amis, qui est poète, m'a raconté que le soir, s'il se trouvait fatigué et qu'il voulût néanmoins composer une pièce de vers, il ne trouvait plus les rimes.
A certains moments, nous avons tous éprouvé une certaine difficulté à suivre un raisonnement; nous avons senti une torpeur intellectuelle qui se révélait par un état vague et mal défini et qui montrait l'épuisement de notre cerveau. Certaines difficultés, que nous nous
ferions un jeu de vaincre le matin, peuvent nous paraître le soir insurmontables; nous perdons à ces moments toute confiance en notre esprit, et notre volonté même devient molle ; les lettres d'un manuscrit ou d'un livre dansent devant nos yeux, nos paupières deviennent pesantes, nos yeux clignotent, nous bâillons et sommes forcés de cesser tout travail. Frédéric Galton, dans un travail intéressant sur la fatigue mentale, rend compte de quelques expériences qui prouvent que certains écoliers ne peuvent plus mettre l'orthographe quand ils sont fatigués et qu'ils sautent des mots en écrivant. Dans la fatigue du cerveau, on observe des phénomènes qui ont une certaine ressemblance avec ceux qu'on a à noter dans les muscles, après une longue marche. Nous avons tous éprouvé des engourdissements des jambes, qui nous empêchent de reprendre la marche si nous sommes assis pour nous reposer; il en est de même du cerveau, et, lorsque nous sommes fatigués par un long travail intellectuel, nous ne pouvons nous remettre à la besogne qu'au prix d'un grand effort. Le mal de tête qui succède à un travail cérébral intense est de même nature que l'engourdissement de la jambe qui survient à la suite d'une longue marche ou à la raideur qu'on ressent dans les muscles du bras après une partie de ballon. Nous verrons plus tard qu'il suffit d'un léger œdème et d'un petit trouble dans la circulation lymphatique pour produire l'incapacité de penser.
Chez moi, la fatigue des yeux précède la fatigue du cerveau, et je ne travaille pas plus de quatre à cinq jours de suite, d'un travail intense. J'ai eu l'occasion de m'en convaincre plus d'une fois en écrivant ce livre. Tant que durent mes occupations de professeur, mes leçons, mes travaux de laboratoire, leur variété fait que je ne me fatigue pas beaucoup le cerveau. Mais, s'il survient une semaine de vacance et que je m'abandonne à toute la fougue d'un travail suivi de dix à douze heures, je suis obligé de cesser au bout de trois à quatre jours. Le soir
du troisième jour, je souffre de la tête, et, si je marche, je sens une légère incertitude dans les mouvements des membres inférieurs, bien que les contractions de leurs muscles s'accomplissent comme d'habitude; l'appétit reste bon, j'ai chaud à la tète, et je ressens dans différentes parties du corps un léger fourmillement avec des sensations fugaces de chaud et de froid ; j'éprouve un peu de lourdeur dans les reins. Le soir, quand je vais au lit, il me faut attendre une demi-heure et quelquefois une heure avant de m'endormir, ce qui chez moi est tout à fait anormal. De plus, mon sommeil est mauvais, et je m'éveille à la suite de cauchemars. Le matin, quand je m'éveille, j'ai les yeux rouges et chassieux, je me sens fatigué, et le repos de la nuit n'a pas suffi à me remettre; mes muscles sont paresseux, ma main se fatigue rapidement d'écrire, et je ressens une pesanteur continue de tête; je ferme alors les livres, je mets de côté mes papiers, et, après vingtquatre heures de repos, je me trouve guéri.
VII
La fatigue des yeux dans la perception des couleurs a été surtout bien étudiée par Gœthe. L'œuvre scientifique qui lui a coûté le plus de peine est son traité en quatre volumes sur les Couleurs (1). Dans le quatrième, il raconte ce qui l'a conduit à entreprendre cette étude.
« Plus je contemplais, dit-il, les œuvres d'art qui se présentaient à mes yeux dans l'Allemagne du Nord, et plus surtout je m'entretenais avec des personnes instruites ayant voyagé au dehors, plus je sentais qu'il me manquait une base à toutes mes connaissances, et plus je me persuadais qu'un voyage en Italie pouvait m'offrir quelques enseignements; et finalement, après bien des hésitations, je franchis les Alpes. Je compris, en voyant un si grand
(1) Gœthe. Zur Farbenlhere, 1812.
nombre d'objets nouveaux tout autour de moi, qu'il ne s'agissait pas de remplir des lacunes et de ramasser des trésors nouveaux, mais bien de me défaire de toutes mes connaissances antérieures et de chercher la vérité dans les éléments les plus simples; il y avait surtout une chose -dont je ne pouvais. pas me rendre le moindre compte: c'était le coloris. » Gœthe était convaincu que la nature n'a point de secret si caché qu'il ne puisse être découvert par une observation attentive, et il se lança avec un enthousiasme juvénile dans l'étude des problèmes les plus ardus de l'optique physiologique. Je vais reproduire quelques paragraphes du traité de cet écrivain qui ont plus spécialement trait à la fatigue oculaire. Une expérience que nous avons tous faite, c'est de regarder la lumière du soleil ou la flamme d'une bougie et de fermer les yeux : nous avons encore dans l'œil la sensation d'un cercle dont le centre est coloré et comme jaune pâle, tandis que les bords sont rosés.
« Il se passe un certain temps avant que la couleur pourpre des régions périphériques ne pénètre jusqu'au centre et fasse disparaître le cercle interne; le point central reste longtemps clair. Dès que le cercle interne est devenu rouge, les bords deviennent azurs et recouvrent peu à peu les parties centrales rouges; cette transformation accomplie, la tache lumineuse s'efface peu à peu. » J'ai eu une sensation semblable en voyant fondre le premier canon de cent tonnes à l'arsenal de Turin.
Je fus si ébloui, qu'une demi-heure après, les yeux fermés, je percevais encore une tache lumineuse. Gœthe a signalé également l'influence que la faiblesse exerce sur l'œil : « Celui qui passe d'un lieu clair à un réduit obscur ne distingue rien dans les premiers moments, puis peu à peu le point visuel récupère sa puissance, les hommes d'une bonne constitution y voient plus rapidement que les personnes débiles. Il ne faut qu'une minute aux premiers, et il en faut huit aux autres.» C'est là une remarque d'une
grande importance sur la persistance des phénomènes déterminés par la fatigue chez les sujets affaiblis.
VIII
Dans certaines maladies, la rétine présente une sensibilité anormale, Aussi chez les personnes opérées d'un glaucome, l'image d'un objet persiste longtemps après la disparition de celui-ci. Une dame qui avait vu un char plein de foin me raconta qu'elle l'aperçut encore pendant une minute, bien qu'elle eût fermé les yeux. Un astronome de mes amis, quand il quitte son télescope, voit longtemps scintiller dans les ténèbres l'étoile qu'il vient d'étudier.
Fechner consacre un chapitre de son Traité de Psychophysique à établir un rapprochement entre ces images successives et celles de la mémoire, et il s'appuie sur ce fait que les sujets débiles voient longtemps par la vision interne les objets qu'ils ont aperçus, de telle sorte que cette représentation interne se superpose à l'image fournie par la mémoire. La seule différence entre ces images persistantes et les hallucinations est la cause tangible du phénomène et la continuité de la sensation. Au contraire, les hallucinations et les images fournies par la mémoire se produisent longtemps après que les objets ont impressionné nos sens, et par des associations d'idées indépendantes de notre volonté.
Fechner remarque que chez lui la mémoire visuelle donne des sensations plus confuses que ces images persistantes. Il ne peut se représenter mentalement aucun objet avec des contours précis, même quand il s'agit de choses qu'il voit tous les jours; il ne peut même garder que fort peu de temps présentes à son esprit ces images que lui fournit sa mémoire. Mais, si son attention se tourne vers une autre image, celle-ci lui apparaît avec netteté. Le phénomène précédent ne résultait donc pas de la fatigue visuelle.
Lorsque cette deuxième image commence à s'épuiser, il peut se représenter de nouveau la première image, et c'est par ce moyen déterminé qu'il peut revenir à celle-ci.
La sorte de vision interne à laquelle on donne le nom de mémoire ne peut nous donner qu'une idée de la réalité ; quelle que soit la fantaisie de notre imagination, elle ne peut sortir non plus du cadre des choses visuelles. Ainsi nous ne pouvons nous représenter au même instant un homme vu de face et vu de profil. Ces exemples peuvent suffire à faire comprendre comment les modifications du système nerveux se reproduisent quand nous pensons à des objets vus autrefois, et comment il en résulte de la fatigue intellectuelle par le même épuisement de l'organisme.
Pour beaucoup de personnes, la seule pensée d'une éponge ou d'un morceau de drap déchiré entre les dents donne la même sensation d'agacement que la réalité. Le grincement d'une lime contre le fer par exemple, qui est un phénomène auditif désagréable, accompagné d'un resserrement des vaisseaux, peut, quand il est évoqué par la mémoire, ramener les mêmes sensations qu'autrefois.
IX
Certaines personnes me racontent que, quand elles sont en train de travailler du cerveau et qu'elles sont fatiguées, elles sont en proie à des hallucinations bizarres, semblables à celles qu'elles éprouvent dans les promenades où elles sont épuisées par la fatigue. Ces hallucinations se produisent, à un degré léger il est vrai, chez tout sujet un peu nerveux ayant épuisé son cerveau. Plus spécialement le soir, parfois aussi le jour, quand nous sommes éreintés, notre esprit commence à se distraire, et des images visuelles s'éveillent. Dès que l'attention est réveillée, lè phénomène disparaît, tout en laissant un souvenir de son passage, puis le travail peut recommencer ; survient encore une distraction : on voit se reproduire la même image ou
une autre nouvelle, et on l'aperçoit distinctement, elle a trait à un paysage qu'on a contemplé autrefois ou à une personne connue. Or tout cela se produit quand nous sommes convaincus que nous ne dormons pas. Le matin, quand nous sommes frais et dispos, ce phénomène ne peut guère se manifester.
Un auteur dramatique de talent me raconte que, quand il compose, il doit se renfermer dans l'isolement, parce qu'il est obligé de faire parler constamment à haute voix les personnages de ses pièces. Il les voit comme sur la scène, leur serre la main, leur offre un siège, les salue d'un petit geste, et pleure et rit avec eux quand l'action l'indique. Il lui semble entendre la voix de ses comédiens, mais sourde et étouffée. Si cette voix devient plus forte et plus sonore, il cesse d'écrire et va se promener.
L'expérience lui a appris qu'il doit alors cesser de travailler s'il ne veut pas passer la nuit sans sommeil. Pendant qu'il écrivait un de ses drames dont la composition lui avait causé de grandes fatigues, il était arrivé à un tel état morbide, que non seulement il entendait les acteurs quand il faisait parler ses personnages, mais il avait le désagrément de voir que, par la suite, ceux-ci ne voulaient plus se taire. Il ne s'en inquiéta pas beaucoup, persuadé que c'était là le résultat de la fatigue ; il fit un petit voyage et les hallucinations disparurent.
Toutes les recherches que j'ai faites sur la fatigue cérébrale tendent à comparer celle-ci à la fatigue musculaire, et je m'inquiéterai peu des impropriétés de termes. Je vais donner tout d'abord une esquisse du phénomène de la fatigue intellectuelle.
La fatigue, le jeûne et toutes les causes de débilitation peuvent rendre plus sensible notre cerveau. Une longue marche nous rend plus excitables, et les plus petits désa-
gréments deviennent alors insupportables, à cause de ces accès d'irritabilité. Jolly a pensé que, dans le cas d'hallucination de l'ouïe, il existait une hypéresthésie du nerf
auditif. Pendant les deux ou trois années que j'ai passées à recueillir les idées et les faits qui composent cet ouvrage, j'ai interrogé souvent mes collègues et mes amis sur ce phénomène, la fatigue. Je m'adressais principalement aux médecins et à ceux qui étaient à même d'avoir éprouvé les symptômes de la fatigue intellectuelle. Or quatre des personnes que j'ai interrogées me déclarèrent que la fatigue les excitait ; je leur demandai généralement : « Et par quoi sentez-vous que vous êtes fatigués ? »
Ils me répondirent qu'entre autres sensations ils se trouvaient plus portés aux jouissances sexuelles. Cette réponse franche et subite me fait croire que ce phénomène est plus fréquent qu'on ne le croirait à première vue.
Chez beaucoup, le sentiment de fatigue est d'abord précédé par une phase d'excitation, et celle-ci peut précéder pendant longtemps l'épuisement. Chez d'autres, la période d'excitation est au contraire très courte, et on peut lire que l'épuisement du cerveau finit par diminuer l'acjvité du sens sexuel.
X
Tant que nous nous portons bien, la fatigue intellecuelle ne se fait point trop sentir; mais, dès que notre )rganisme se trouve débilité, nous éprouvons combien le ravail cérébral est épuisant. Notre pensée et notre force l'attention se trouvent pour ainsi dire à sec, et les idées lurgissent lentement les unes après les autres; quand tous sommes convalescents, la conversation suffit pour tous fatiguer. Pour continuer à répondre et recueillir nos dées, il nous faut fermer les yeux et soutenir notre tête Lvec nos deux mains; c'est alors un grand travail de etrouverun nom ou une date vulgaire que nous sommes ,urpris de ne point nous rappeler du premier coup. Il arrive au cerveau ce qui arrive aux muscles : tant qu'on ~st vigoureux, on peut répéter les efforts sans s'épuiser, nais, si l'on est débile, on ressent bientôt tous les symp-
tomes de la fatigue. On entend quelquefois dire que, lorsqu'on est atteint de fatigue cérébrale, il suffit de varier ses occupations pour se reposer. C'est vrai jusqu'à un certain point, lorsque, par exemple, nous avons fatigué une région limitée de notre cerveau par un travail momentané ; mais cela ne se produit que lorsque nous sommes vigoureux, et il n'en est plus ainsi lorsque nous sommes déprimés; j'en ai eu la preuve ces derniers temps. J'étais en train d'écrire les derniers chapitres de cet ouvrage, lorsque je fus pris d'influenza; la fièvre me força à garder plusieurs jours le lit. Il y avait déjà presque une semaine que je m'étais levé; je m'étais mis de nouveau à écrire, et mon travail allait assez bien, quoique lentement, lorsque je reçus un de mes amis qui est professeur en Allemagne et qui était venu en Italie dans le but d'apprendre l'Italien.
Je ne pus naturellement l'éconduire. Il commença à me parler en italien, au lieu de se servir de l'allemand, comme d'habitude. La conversation se tint naturellement sur les choses les plus simples; je n'avais qu'à essayer de le comprendre dans les endroits difficiles et à corriger ses fautes de langage, ce n'était par conséquent rien du tout; cependant, je ne saurais dire combien j'étais épuisé par ce petit travail. Au bout d'une demi-heure je lui proposai d'aller faire un tour, et je me retirai un moment dans ma chambre pour me reposer; j'espérais que l'air libre suffirait pour me distraire, mais ce fut pire, car mon ami me demandait sans cesse le nom des objets qu'il apercevait. Si ces quelques lignes lui tombent sous les yeux, j'espère qu'il me pardonnera — car il est aussi médecin — et qu'il comprendra mon obstination à faire une expérience sur moi-même. Après une heure de cette conversation, qui en d'autres circonstances ne m'aurait nullement fatigué, je rentrai chez moi si harassé, que je dus m'étendre sur un canapé et condamner absolument ma porte, et il me semblait même que j'étais pris de vertiges.
La fatigue intellectuelle ou musculaire, lorsqu'elle est
très forte, produit un changement dans notre humeur, qui devient irritable; il semble que nous n'ayons plus ces qualités généreuses qui distinguent l'homme civilisé du sauvage ; nous ne pouvons plus nous dominer, et nos passions ont une telle violence que nous ne pouvons plus les maîtriser par la raison ; l'éducation qui réfrénait nos réflexes disparaît, et nous descendons plusieurs degrés de la hiérarchie sociale; nous n'avons plus ni la résistance au travail intellectuel, ni la curiosité, ni la force d'attention qui distingue l'homme supérieur de l'ignorant.
Les personnes qui sont atteintes d'affections chroniques du système nerveux sont généralement irritables. La physionomie expressive, le geste vif, la puissance du regard, l'état nerveux, caractérisent les artistes; ces habitudes, assez étranges au premier abord, dépendent en grande partie de la moindre résistance du système nerveux, d'une espèce d'épuisement, de nervosisme, qui est produit par la fatigue continuelle du cerveau; mais, à côté de cette excitation qu'on rencontre chez quelques-uns, on voit chez d'autres une dépression de la sensibilité. On. dirait un cheval épuisé qui n'agit plus sous l'éperon. Beaucoup ont ressenti un état semblable après une longue marche après la première période d'excitation, il arrive peu à peu un épuisement qui nous rend insensible, et il nous semble que nous marchons par la seule force acquise. On trouve la description de ces phénomènes dans le journal des de Goncourt (1).
« L'excès du travail produit un hébétement tout doux, une tension de la tête qui ne lui permet pas de s'occuper de rien de désagréable, une distraction incroyable des petites piqûres de la vie, un désintéressement de l'existence réelle, une indifférence des choses les plus sérieuses telle, que des lettres d'affaires très pressées sont remisées dans un tiroir, sans les ouvrir. »
(1) Journal des de Goncourt, t. I, p, 219.
CHAPITRE X
Leçons et Examens
1 Cicéron disait que les meilleurs orateurs, ceux qui parlent avec le plus de facilité et d'élégance, éprouvent tout comme les autres de l'appréhension quand ils s'apprêtent à parler et qu'ils se troublent dans l'exorde de leur discours.
Quelques personnes ne peuvent même jamais arriver à se maîtriser suffisamment pour parler en public, si forte est leur émotion en ce moment. Je pourrais rappeler à ce sujet que Darwin ressentait un tel malaise de se trouver l'objet de l'attention d'autrui, qu'il ne se décidait que très rarement à figurer dans une cérémonie publique. J'ai connu des professeurs qui ont mieux aimé renoncer aux avantages que leur aurait certainement procuré leur nomination dans une grande université, que de surmonter l'aversion qu'ils éprouvaient à se trouver en présence d'une nombreuse assemblée d'étudiants. Cela fait pardonner la joie avec laquelle beaucoup de leurs collègues accueillent l'annonce de vacances inattendues.
C'est un phénomène contre lequel la volonté reste impuissante. Il y a eu des professeurs célèbres qui, même dans leur vieillesse, n'ont pu vaincre cette émotion et continuent à éprouver, lorsqu'ils vont parler en public, les mêmes tourments qu'ils ressentaient aux débuts de leur carrière. J'ai vu le professeur Paul Mantegazza troublé chaque fois qu'il commençait ses leçons. Un jour il me parut même qu'il n'avait point préparé son cours, tant il fut incertain dans son débit au moment où il alla s'asseoir dans sa chaire. Mais ce fut l'hésitation d'une minute, il
s'anima à mesure qu'il parlait, et bientôt ou put voir à quel grand orateur on avait affaire. S'échauffant de plus en plus, il devint peu à peu éloquent et disert, et l'expression de son visage, le geste mesuré qui accompagnait son improvisation arrivaient aux effets les plus puissants de l'éloquence, à tel point que j'avoue avoir vu peu de professeurs montrer autant de perfection et d'élégance dans leurs leçons. Du reste le trouble et l'incertitude que réssentent les grands orateurs dans l'exorde de leurs discours est souvent pour eux un élément de leur succès.
En effet, plus ils sentent l'importance de ce qu'ils vont dire, plus ils planent sur leur sujet, mieux ils sauront traduire exactement leurs pensées et fouiller minutieusement le moindre coin de Leur sujet. Pour être orateur, il faut être nerveux. L'excitabilité exagérée qui fait trembler, la dépression apparente de l'organisme, deviennent en réalité un avantage pour l'orateur, car l'éloquence découle plutôt du sentiment que de la pensée. Cicéron éprouvait cette agitation plus que tout autre.
Mantegazza m'a raconté qu'après trente ans d'enseignement il ne peut manger tranquillement que lorsqu'il s'est débarrassé de son cours, qu'il éprouve toujours avant de commencer une grande inquiétude, une soif intense, une impossibilité absolue de penser à autre chose qu'au sujet qu'il va traiter; parfois même les symptômes vont jusqu'aux nausées et aux vomissements lorsqu'il doit faire une leçon solennelle.
II
On reconnaît facilement que certains professeurs viennent de finir leurs leçons à la rougeur de leur visage et à la façon dont ils serrent autour d'eux leur manteau comme certains prédicateurs, quand ils s'en retournent chez eux.
Mais tout cela n'est rien en comparaison de la prostration qu'éprouvent les grands orateurs. Cicéron, dans son Traité sur Brutus, raconte que Lélius avait défendu avec tant
d'éloquence la cause des collecteurs d'impôts que les consuls avaient prorogé la sentence; les accusés, ayant appris que Galba aurait encore mieux défendu leur cause, le chargèrent de leur défense. Galba s'enferma chez lui jusqu'au moment de prendre la parole ; lorsqu'il sortit de sa maison, il avait le visage et les yeux si congestionnés qu'on aurait dit qu'il venait de parler. Ce qui montre, dit Cicéron, que Galba s'était enflammé violemment, non seulement en défendant la cause, mais en la méditant, en l'étudiant.
La force nerveuse est unique dans ces spécialisations diverses, de telle sorte que le fonctionnement 'exagéré de l'organe retentit sur celui de tous les autres. La consommation de la force est un fait général, et les provisions d'énergie de notre corps peuvent se dissiper par l'activité exagérée d'une seule partie de celui-ci. Des expériences que j'ai faites sur la fatigue, il résulte qu'il n'en existe qu'une seule espèce : la fatigue nerveuse. C'est du moins là le phénomène prépondérant, et la fatigue des muscles n'est au fond qu'un phénomène d'épuisement nerveux. La complication des phénomènes réside surtout en ce que ceuxci sont sentis différemment par les divers individus. J'ai pu me convaincre, en étudiant la force musculaire chez plusieurs de mes collègues quand ils venaient de faire une leçon, quelle grande différence on constate d'un sujet à l'autre. Chez le professeur Aducco, le cours qu'il vient de faire a pour résultat d'amener une excitation nerveuse qui augmente sa force musculaire. J'ai constaté plusieurs 1 fois ce fait lorsqu'il me suppléait à l'Université.
Chez le professeur Aducco une excitation telle que celle qu'entraîne un discours solennel ou une leçon augmente la force musculaire ; mais la fatigue intellectuelle et les émotions prolongées diminuent au contraire la force des muscles, et finalement à une surexcitation de la force nerveuse succède les jours suivants une dépression de cette force.
III Le docteur Maggiora, qui a le même âge et le même genre de vie que le professeur Aducco, réagit d'une façon différente à la fatigue intellectuelle; chez lui la période d'excitation de la force nerveuse est très courte et suivie très rapidement d'une dépression sensible les fig. 11 et 12
Fig. 11. — Docteur Maggiora. — Tracé normal, pris avant une leçon.
(Poids 3 kilogrammes. Rythme 2 secondes).
représententles tracés pris sur le Dr Maggiora en avril 1890, le premier tracé (fig. 11) ayant été pris les jours qui ont précédé l'ouverture de son cours,et le second (fig. 12) après la leçon.
IV Dans la fatigue que cause une leçon, nous avpns deux facteurs, l'un d'ordre intellectuel, l'autre d'ordre émo-
tionnel; du reste, ces phénomènes ne peuvent se séparer au point de vue ni de leurs causes ni de leurs effets ; car l'émotion et la fatigue intellectuelle épuisent le cerveau.
J'éprouve tous les jours l'influence qu'exerce sur la fatigue la présence d'un auditoire nombreux. Je fais deux cours, l'un est consacré à la physiologie, destiné aux élèves de médecine qui accourent au nombre de plus de 200, de telle sorte que l'amphithéâtre est plein. Les jours suivants, je fais un autre cours pour les élèves qui étudient l'histoire naturelle, la philosophie et l'art vétérinaire. Les élèves du dernier cours ne sont pas plus de 30; les matières sont les mêmes, mais elles doivent être présentées, en raison des auditeurs, d'une façon plus synthétique, ce qui les rend d'une forme plus difficile, parce que beaucoup d'élèves en philosophie n'ont jamais étudié l'anatomie ni pris part à des exercices de laboratoire, et cependant ma fatigue est beaucoup moindre, à cause du petit nombre des auditeurs : ce n'est pas là un effet d'imagination, et ces différences se traduisent par des chiffres, pour peu qu'on étudie les modifications des battements du cœur, de la pression sanguine, de la chaleur animale, de la la respiration et de la force des muscles, avec l'ergographe.
L'enseignement expérimental, quand il est fait devant un public nombreux, éveille de grandes préoccupations.
Lorsqu'il s'agit d'expériences délicates, c'est la partie de la leçon qui certes fatigue le plus. On sait en effet qu'il ne suffit pas de se bien préparer; on a, malgré tout, à
craindre les milles péripéties et les accidents qui peuvent se produire- et vous mettre dans l'embarras en présence des étudiants. Ceux qui ont à refaire une expérience qui a raté, pour peu qu'ils soient nerveux, sentent leurs mains trembler. Ils n'ont plus ni le calme, ni la sécurité des mouvements, ni l'acuité de la vue qu'ils possédaient lorsqu'ils faisaient cette expérience hors de la présence du public.
La fatigue que fait éprouver une leçon ne dépend pas
tant des études préparatoires qu'elle a nécessitées que des matières à exposer et de l'intonation à donner au début.
Ceux qui s'épuisent le plus sont les professeurs qui tiennent à une forme élégante, au luxe des citations, des noms d'auteurs, des dates. Plus une leçon est solennelle, et plus domine l'élément émotionnel. Ceux qui se fati-
Fig. 12. - Docteur Maggiora. - Tracé pris après une leçon.
Toutes autres conditions identiques
guent le moins sont ceux qui adoptent le mode familier et se mettent le plus à la portée des étudiants.
J'ai étudié sur moi-même les modifications de l'organisme, après une leçon, mais les résultats obtenus ont été moins frappants que chez mes collègues. Cela provient en partie de ma constitution et en partie de ce que je fais mon cours sans prétention aucune.
Déjà dans mon livre sur la Peur, j'ai décrit les graves
phénomènes que peuvent amener les leçons solennelles.
Je me rappelle des nuits d'insomnie que déterminait l'appréhension d'avoir à faire un discours, une conférence. Je sais combien cette agitation fait éprouver de tourments. J'ai vu mon écriture changer quand j'étais obligé d'écrire immédiatement après une leçon. Mes lettres étaient plus grosses et tracées d'une main moins ferme que d'habitude. Ordinairement, sauf une fatigue de jambes quand je dois me tenir debout, je n'éprouve aucun phénomène particulier après mes leçons. Quelquefois cependant, à la première ou à la dernière leçon de mon cours, j'éprouve des symptômes d'excitation. Je sens la chaleur envahir mon visage, ma voix tremble ou bien je ressens des maux de tête.
Je pourrais citer bien des exemples prouvant l'influence de l'activité du système nerveux sur la température du corps. Les plus connus sont ceux de Davy ; les plus récents, ceux de Speck; mais aucun des auteurs qui se sont occupés de cette question n'a signalé des changements thermiques aussi marqués que ceux que j'ai observés sur moi-même ou sur mes assistants.
J'ai bien des fois mesuré la température de mon corps en certaines circonstances exceptionnelles, soit avant, soit après la leçon, et j'ai toujours trouvé une différence notable avec la moyenne. Une fois, après une confé-.
rence faite devant un auditoire nombreux et choisi, j'ai trouvé une température rectale de 38°. Il y avait donc fièvre légère déterminée par la fatigue de la leçon et qui se dissipa du reste vers le milieu de la nuit.
Mais c'est chez mes assistants que j'ai observé les modifications thermiques les plus élevées, déterminées par la fatigue qu'entraîne un cours devant les élèves. Toutes les fois qu'une maladie ou une circonstance importante m'obligeait à abandonner mes leçons, je priais un assistant de me suppléer. J'ai pu recueillir ainsi une quantité d'observations importantes ayant trait à cette question, et
j'ai vu que les augmentations de température par suite de l'action nerveuse sont beaucoup plus élevées qu'on ne l'aurait cru.
Je vais rappeler une de ces expériences, celle du docteur Mariano Patrizi, lorsqu'il fit sa première leçon dans ma chaire; il s'était livré à des recherches qui nécessitèrent plus d'une semaine de travail et une grande attention. Il étudiait les changements de la température interne par rapport à la moyenne, lorsque je le priai à l'improviste de me remplacer.
Comme contribution à ce phénomène physiologique, que j'étudie, je vais donner ici un fragment de la lettre que m'écrivit de Rome le docteur Patrizi, après avoir fait sa première leçon : « J'ai le malheur de n'être pas parmi ces natures privilégiées, qui dorment profondémeat la veille d'une bataille; la nuit avant mon cours, je sentis la nécessité de reviser les principaux passages de ma leçon, et je ne me couchai qu'à une heure du matin. A cinq heures, j'étais déjà debout, et ce repos d'une si courte durée n'avait pas été compensé par un sommeil calme.
Le thermomètre traduisit mon agitation, car, au lieu de trouver 36,°9 comme température rectale, il y avait 37,°8.
Je me levai et cherchai à surmonter mon émotion croissante et à tromper l'ennui des quatre interminables heures qui me séparaient de l'instant solennel, en donnant les dernières retouches aux dessins qui devaient servir à la démonstration des centres corticaux du langage. Mais c'est difficilement que j'arrivai à corriger le tremblement de ma main, et le pinceau laissait des lignes inégales et ondulées.
« Vers dix heures, la température était toujours 37°,8. Je pris à 10 heures 1/2 le tracé du pouls de l'avant-bras droit ivec l'hydrosphygmographe. En comparant ce tracé à ceux les jours suivants, on voyait réellement que le pouls était plus fréquent (115 pulsations au lieu de 78) ; le tracé iscendant de la systole était plus vertical, le tracé descendant de la diàstole plus rapide, et le dicrotisme plus
manifeste. Ces caractères différentiels d'avec le pouls normal étaient plus accentués après la leçon, parce que le dicrotisme était beaucoup plus marqué; c'était un indice certain du relâchement des parois vasculaires.
« A 10 heures 27, peu d'instants avant d'entrer en chaire, le nombre des battements cardiaques s'était accru. Il y en avait 136 par minute. Le nombre des mouvements respiratoires complets montait à 34. J'éprouvais une sensation de pression et d'étranglement à l'épigastre, et la salivation s'était un peu accrue, de telle sorte que j'étais obligé de cracher un peu.
«J'entrai, et, après avoir parlé 70 minutes, marchant et gesticulant avec vivacité, en partie pour dissimuler mon embarras, je sortis à moitié couvert de sueur, et un grand soupir s'échappa de ma poitrine. Je pris de nouveau le pouls dans les mêmes conditions que précédemment, les pulsations étaient au nombre de 106 par minute. La température était montée à 38°,7. Avec l'ergographe, en soulevant un poids de 3 kilogrammes, je ne pus exécuter qu'un travail de 4,50 kilogrammètres alors que deux heures auparavant, lorsque mon agitation était à son comble, -j'avais accompli un travail de 5,95 kilogrammètres. On voit que je n'étais pas encore entré dans la phase de dépression nerveuse, parce que ce travail de 4,50 kilogrammètres, accompli immédiatement après la leçon, est encore supérieur au travail normal, accompli à la même heure, celui-ci n'étant que de 4,35 kilogrammètres. Je sentis que mon exaltation nerveuse allait disparaître et faire place à la dépression. Je traînais la jambe comme si je venais de faire une longue course. Je m'endormis bientôt d'un sommeil profond et continu, qui dura deux heures et restaura mes forces. »
V Il y a bien des manières de faire une leçon. Elles varient suivant le caractère théorique ou expérimental de celle-ci.
certains professeurs se fient entièrement à leur mémoire.
D'autres se servent de notes, et la façon d'en user est très variable. Il y en a qui les tiennent devant eux, mais sans ,es lire; quelques-uns ne peuvent pas dire deux phrases de ;uite sans y jeter un coup d'œil. Ceux-ci font de temps à lutre quelques lectures, ceux-là les prodiguent tellement fue toutes leurs leçons sont écrites, pour ainsi dire, et qu'ils gesticulent d'une main, pendant que l'autre suit les lignes le leur écriture, pour qu'il n'y ait point d'erreur.
Celui qui récite une leçon par cœur se trahit facilement Dar sa voix monotone, son geste sans chaleur et son œil ¡ans expression. On comprend facilement que l'esprit de ;es professeurs ne se trouve pas dans le milieu ambiant, lu'ils craignent de se distraire, qu'ils ne sont pas en conact avec leurs auditeurs.
J'ai entendu raconter à des professeurs célèbres qu'au lébut de leur carrière, ils avaient une telle peur de se romper sur un nom, une date, une formule, qu'ils écriraient sur leurs ongles ou sur les manchettes, avant de lénétrer dans l'amphithéâtre. Ils n'avaient point occasion Le s'en servir, mais cela suffisait pour leur donner du ourage. En général, les jeunes professeurs craignent touours d'épuiser leur sujet avant d'être arrivés à la fin de heure. Seul un long exercice donne la notion du temps qui 'écoule et de la longueur des explications qu'ils doivent ournir en tenant compte du temps qu'ils ont devant eux.
,es vieux professeurs n'ont pas besoin de regarder l'heure our savoir le moment où ils doivent terminer leur leçon.
VI
Une des parties les moins étudiées en physiologie hulaine est la bonne ou mauvaise disposition. Il y a ainsi es phénomènes d'observation journalière et qui cepenant n'ont pas encore été analysés scientifiquement. Le latin, en se levant, on a d'abord une sensation de bien.
être; puis, sans savoir pourquoi, on sent qu'on est mal disposé. Une autre fois, on se lève croyant être en mauvaise disposition; on se met à table, et l'on travaille mieux que les jours précédents. C'est ce qu'on éprouve quand on fait une leçon, et à ce point de vue on ne peut pas dire qu'un jour ressemblera à l'autre. A tel moment, il est impossible de trouver un mot pour traiter un sujet sur lequel on se croyait sûr de faire une bonne leçon ; d'autres fois, on parle avec une facilité singulière sur des matières qu'on croyait mal posséder. Certes, dans la nutrition du cerveau, il doit se passer des phénomènes très compliqués. Nous en entrevoyons quelques-uns; mais, quant aux autres, bien qu'ils existent, nous n'en avons pas la plus faible idée. Les substances toxiques qui se fabriquent et se détruisent sans cesse dans l'organisme doivent être la cause de ces variations. L'estomac et les intestins sont probablement le siège le plus important de ces causes, qui modifient notre entrain. Cette croyance est vieille comme la médecine ; on sait, en effet, que mélancolie signifie, en grec, bile noire.
Il n'est pas besoin d'être médecin pour avoir connu des personnes mélancoliques, dont l'humeur est maussade et qui ont peur sans savoir pourquoi. Un examen détaillé ne révèle pas la moindre altération fonctionnelle, mais elles sont déprimées, elles pleurent et demeurent inquiètes.
Généralement, lorsqu'un professeur prépare une leçon, il prend des notes sur des feuilles blanches. Il suffit d'un mot pour lui rappeler toute une série de faits. Ceux qui enseignent depuis longtemps font néanmoins encore usage de ces sortes de memento.
Les professeurs qui improvisent sur des sujets qu'ils ont beaucoup étudiés sont ceux dont l'enseignement est le plus agréable à entendre, qui exposent le plus brillamment leurs idées et qui s'abandonnent, pour ainsi dire, au torrent de leurs pensées.
L'auditoire sent très vite qu'on a abandonné le terre à terre des manuels pour se lancer dans les sphères supérieures de la science. Il est facile de voir que les yeux sont plus attentifs, le corps plus immobile; ceux qui vous écoutent participent à votre émotion, parce qu'ils sentent qu'on atteint une source d'où s'écoule une nouvelle doctrine, ils sentent que votre émotion ne vient pas de l'incertitude, mais de la fougue de la pensée, et que ce qui vous préoccupe c'est uniquement la recherche d'une forme plus exacte pour revêtir vos conceptions. C'est une parole plus adéquate à une pensée que vous avez longtemps caressée. Ce sont là des moments qui vous rajeunissent et pendant lesquels vous sentez le feu sacré de l'enseignement, car vous comprenez qu'aucun traité, aucun livre ne peut suppléer ni égaler l'efficacité de votre leçon pour la formation des esprits. Les traits brillants, les idées nouvelles que vous exprimez dans cette heure avec une voix que vous entendez résonner dans tout l'amphithéâtre ouvriront des horizons nouveaux à l'esprit des jeunes gens qui vous écoutent et resteront dans la mémoire de quelques-uns un souvenir heureux pendant leur existence entière.
vn
Il y a eu des orateurs petits et grêles de stature, comme Thiers et Guizot, qui pouvaient parler pendant trois heures de suite, émerveillant tout le monde par la puissance de leurs poumons et la force de leur cerveau.
Les improvisations des orateurs qui arrivent à dominer toute une assemblée ne peuvent pas durer plus de quellues minutes. C'est ce qui arrivait à Mirabeau, qui s'épuisait très rapidement, et il n'aurait du reste pas pu faire lutrement, c'est-à-dire mettre un frein aux élans de son éloquence, parce que l'émotion perd en partie ses effets [uand elle se prolonge trop longtemps.
Aucun professeur ne peut parler plus de deux heures dans un amphithéâtre. Ce n'est qu'en Allemagne que j'ai vu une exception à cette règle : des professeurs de Pandectes (de droit) faire des cours de trois heures, et j'ai vu les élèves, pendant les instants de repos qu'imposait la fatigue pulmonaire, manger allègrement des petits pains.
J'ai entendu à Leipzig des cours de deux heures, et je m'y suis ennuyé ferme.
En Italie, les professeurs sont rares, qui peuvent parler une heure et demie et même deux heures de suite; je n'en connais pas qui puissent faire coup sur coup trois cours d'une heure, et, s'il en existe, je les plains : je dois avouer pour mon compte que parler plus d'une heure m'épuiserait excessivement. Un de ces professeurs me disait qu'après avoir parlé pendant deux heures il éprouvait un besoin irrésistible de se taire ; il sentait sa poitrine comme oppressée et sentait le besoin de dormir. J'ai attribué ce malaise à une hypérémie pulmonaire et à une anémie du cerveau, et je ne crois pas avoir tort, car ces personnes se plaignaient de ressentir des vertiges et comme un vide dans la tête. Un de mes collègues, qui quelquefois dépasse le temps qui lui est assigné, disait ressentir un épuisement très grand de la vue chaque fois qu'il faisait une leçon trop longue. Ce phénomène se produisait surtout lorsque la chaleur de l'été venait troubler un peu les fonctions digestives. Une leçon d'une heure et demie suffisait alors pour affaiblir la vue au point qu'il ne pouvait plus lire.
C'était là une perturbation provenant de l'épuisement du système nerveux, qui disparaissait du reste peu de temps après la leçon.
VIII
Le docteur Ignace Salvioli, qui m'a suppléé plusieurs fois, en 1891, pendant mes absences, a fait une série d'observations sur les modifications de la pression san-
guine, le pouls, la respiration, la température. D'après une note qu'il a eu l'amabilité de me remettre, il résulte que, pendant la nuit qui précédait une leçon, il dormait mal et se réveillait spontanément de bonne heure. Même au laboratoire, il n'avait pas de peine à reconnaître son excitation nerveuse [pendant qu'il préparait les démonstrations de son cours, et il était pris de troubles vésicaux
Fig. 13. — Docteur Salvioli. Trace du pouls. A avant la leçon; B à la fin de la même leçon.
et intestinaux caractéristiques ; mais, dès qu'il était entré dans l'amphithéâtre, tout malaise disparaissait. Le docteur Salvioli disait encore qu'au bout d'une demi-heure de leçon, il était pris d'une agitation nerveuse agréable. Je vais donner quelques-uns des renseignements numériques et graphiques qu'il a bien voulu me fournir : 13 mars 1891, A 8 h. 30 du matin, 60 pulsations par minute.
A 10 h. 30, peu de minutes avant d'entrer à l'amphithéâtre, 98 pulsations.
A 11 h. 35, 10 minutes après la leçon, 60 pulsations.
D'après la moyenne des faits observés par le docteur Salvioli sur lui-même, il résulterait que le pouls se maintiendrait pendant la journée où il fait sa leçon un peu audessus de la normale.
La courbe A de la figure 13 représente le tracé du pouls pris par le docteur Salvioli sur lui-même avec mon hydrosphygmographe avant la leçon, quelques minutes avant d'entrer à l'amphithéâtre. Le cœur battait 116 fois par minute; on voit sur ce tracé des ondulations qui correspondent à des modifications lentes dans la tonicité artérielle et qui se succèdent périodiquement sur les vaisseaux. L'influence de la respiration est presque nulle sur ce tracé.
La leçon était à peine finie que le docteur Salvioli prenait la courbe inférieure B avec l'hydrosphygmographe. Le pouls est moins fréquent; de 116, il est tombé à 92, mais ce chiffre est encore supérieur à sa moyenne normale : 69. La forme du pouls n'est plus celle observée quelques minutes avant la leçon. La tonicité vasculaire a diminué, l'influence respiratoire se décèle facilement par les oscillations de la courbe. Le docteur Salvioli me racontait que, le jour où il allait faire son cours, son appétit était diminué.
IX
- Ce sont les officiers chargés de faire un cours dans une école militaire qui souffrent le plus pendant leurs leçons.
D'après les renseignements que j'ai recueillis en Italie et à l'étranger, les effets observés sont vraiment graves. Je connais le cas de deux professeurs militaires qui se sont vus forcés de suspendre leurs cours. La dépression cérébrale s'annonçait par une telle diminution de la mémoire qu'ils ne comprenaient plus ce qu'ils lisaient, et ils res- -
sentaient une douleur de reins que le repos prolongé n'arrivait pas à faire disparaître. Un de ces officiers était très agité; il était pris d'un découragement profond, d'anorexie; des bouffées de chaleur lui montaient continuellement au visage; plus tard, le mal s'aggrava, il eut de véritables hallucinations la nuit, qui disparurent dès qu'il eut obtenu son congé. Plusieurs raisons expliquent cette aggravation des troubles nerveux chez les professeurs militaires. La première est le manque d'exercice. Certains officiers distingués, connus par leur application au travail et leur talent, viennent sans transition de l'air vif des camps et des places fortes à l'air confiné d'un amphithéâtre. Beaucoup n'ont pas eu le temps matériel de se préparer, ayant reçu l'ordre de faire des leçons sans un délai suffisant. Les professeurs de l'Université ont moins de crainte de ceux qui les écoutent, parce que la différence entre maître et élève est plus grande que dans les instituts militaires. Là discipline militaire est plus dure et plus intimidante même pour celui qui enseigne. A l'Université, nous n'obligeons personne à suivre nos cours : vient qui veut, et ceux qui le désirent peuvent s'en aller même avant la fin de la leçon. Dans les écoles militaires, la discipline de fer, à laquelle sont soumis les subalternes, les indisposent contre ceux qui enseignent. Et le professeur se doute bien des jugements que ses auditeurs portent sur lui dans le secret de leur for intérieur. Ainsi se trouve créé un élément nouveau qui n'existe pas dans nos universités et qui aggrave singulièrement l'épuisement du système nerveux chez ces officiers enseignants.
X
Les examens constituent une fatigue pour les étudiants et les professeurs. La continuité de l'attention pendant les interrogations, la monotonie des examens, la responsabilité grave que l'on encoure, le déplaisir que l'on
éprouve de refuser certains candidats, la crainte d'avoir des comptes à rendre au public, joints aux mauvais effets habituels du travail intellectuel, tout semble s'être réuni en un seul bloc. Ce qui fatigue le plus, c'est d'avoir à chercher dans tous les coins de sa mémoire pour ne pas répéter indéfiniment les mêmes questions. Et ce n'est pas tout d'interroger, il s'agit de démêler, dans la réponse confuse de l'élève, une trace de vérité, un indice prouvant qu'il se fait quelque idée de ce qu'on lui demande. Si le candidat ne répond pas, il faut savoir lui présenter la même question sous une autre forme, changer les paroles, décomposer le problème en ses divers éléments, de façon que l'élève puisse en résoudre quelques-uns.'Si l'étudiant est timide, il faut l'encourager en lui posant d'abord des questions faciles; parfois nous devons répondre nousmême à sa place, car le silence ne ferait que l'effrayer davantage. D'autre fois, il se présente devant nous des candidats trop hardis, à la parole facile et à la mémoire sûre. Certains parmi eux savent nous amener sur des points qu'ils savent par cœur; ils se garent sur les faits principaux et résistent à la main qui les conduit; il faut savoir les ramener peu à peu au droit chemin et marcher au but.
Si les membres du jury d'examen ne savent pas abstraire à temps leur esprit, ils éprouvent bientôt les effets de l'épuisement nerveux. Celui qui est juge ne peut rester insensible aux mille péripéties d'un examen. En outre du devoir professionnel qui pèse sur lui, il est pris d'une nouvelle curiosité à chaque candidat nouveau qui se présente. Malheur à ceux qui se laissent envahir par l'ennui, car pour eux les examens deviendront la partie la plus pénible de leur carrière de professeur. Je n'ai vu aucun de mes collègues de l'Université de Turin ne pas interrompre leurs recherches et donner trêve à leur cerveau au temps des examens, regardant cette époque comme perdue au point de vue productif. Je ne connais pas de professeur
qui ait la force de se remettre à sa table de travail après trois ou quatre heures d'examen. Il se produit dans le caractère des modifications qui ne contribuent pas à les rendre plus aimables ni plus gais.
Pour comprendre les conditions dans lesquelles se fixent les observations que je vais rapporter, je rappellerai que les examens se passent en juin et en octobre. Chaque professeur doit interroger sur les matières qu'il a enseignées.
Chaque étudiant est interrogé pendant au moins vingt minutes. Dans les grandes Universités, telles que celle de Turin, il y a parfois plus de cent élèves à examiner. Le Dr Maggiora privat docent en hygiène, suppléait le professeur Pagliani, qui se trouvait appelé à Rome en sa qualité de directeur général de la santé publique. La commission composée par le professeur Bizzozero, le Dr Soave, était présidée par le Dr Maggiora, qui interrogeait. Le labo, ratoire de physiologie était proche de la salle d'examens, de telle sorte que je pouvais prendre le tracé de leur pouls à l'hydrosphygmographe et le tracé de la fatigue, sitôt la séance finie. J'ai fait différentes observations sur moi et sur mes collègues. Je donnerai d'abord la relation des phénomènes observés chez le Dr Maggiora, parce que chez lui les effets de la fatigue nerveuse ont été plus marqués que chez les autres.
XI
Le 9 juin 1889, avant d'entrer dans la salle d'examen, le Dr Maggiora prend le tracé de la contraction volontaire avec le médius de la main gauche, et soulève un poids de 2 kilogrammes toutes les deux secondes. Pour abréger, je ne reproduirai pas ici le tracé obtenu que j'ai déjà publié autre part (1). A 2 heures commence l'examen d'hygiène : le Dr Maggiora examine onze candidats, obligé de tenir en ha-
(1) Mosso, Archives italiennes de biologie, t. XIII, p. 154, fig. 37.
leine son cerveau pendant trois heures et demie. En outre de la fatigue intellectuelle, du sentiment de grave responsabilité qui pesait sur lui, il se trouvait gêné par la présence de collègues compétents qui l'assistaient dans le jury d'examen. Gelui-ci à peine terminé, le Dr Maggiora retourne au laboratoire, et, à 5 h. 45, il donne un tracé dans les mêmes conditions que tout à l'heure.
La première contraction est encore forte, mais les autres décroissent rapidement comme hauteur, et, après 9 contractions, la force du muscle est complètement épuisée. Il est inutile de dire que le Dr Maggiora s'était servi comme précédemment, pour cette expérience, du médius de la main gauche. A 6 heures, il dîne; à 7 heures, il retourne au laboratoire pour prendre un troisième tracé, qui montre que la force musculaire s'est accrue, bien qu'encore inférieure à la moyenne.
En voyant cette diminution si considérable de la force musculaire après un travail cérébral, la première idée qui vient à l'esprit est que cette fatigue est d'origine cérébrale, que c'est la volonté qui ne peut plus agir avec la même intensité sur le muscle, parce que la fatigue des centres psychiques a envahi les centres moteurs. Mais l'expérience suivante montre que les phénomènes sont beaucoup plus complexes : J'applique le courant électrique sur la peau, près du creux de l'aisselle, de façon à produire l'excitation du nerf brachial, puis sur les muscles de l'avant-bras pour les faire contracter, sans que la volonté intervienne, et les tracés obtenus sont semblables aux tracés obtenus par l'exercice de la volonté. Le tracé de la figure 14 fut écrit le jour suivant en excitant directement les muscles fléchisseurs avec l'électricité. Ces excitations étaient faites comme d'habitude toutes les deux secondes; le médius soulevait, sous l'influence de l'électricité, un poids de 500 grammes. Tous les tracés pris ainsi avant l'examen étaient semblables entre eux. Je reviens donc à celui pris à 9 heures, tracé 1.
Fig. 14. — Docteur Maggiora. - Contractions involontaires. Diminution de la force musculaire par l'effet des examens. Les muscles fléchisseurs sont excités par un courant électrique toutes les deux secondes.
1. Tracé avant l'examen. - 2. Immédiatement à la sortie de l'examen.
3. Deux heures après la fin de l'examen.
A 2 heures commence l'examen d'hygiène. Le Dr Maggiora interroge ses élèves; à 5 h. 20, l'examen terminé, il prend le tracé 2 de la figure 14. Il est évident, quand on examine ce tracé, que la force musculaire est diminuée même à l'excitation électrique. Au lieu de 53 contractions avec le même courant, on n'obtient plus que 12 contractions. Après l'épuisement nerveux produit par l'examen, le tracé 3 de la figure 14 montre que, malgré 2 heures de repos, la fatigue n'a point encore disparu. Ce n'est donc pas seulement la volonté, mais aussi les nerfs et les muscles qui s'épuisent après un travail intense du cerveau.
Rappelons-nous que la fatigue intellectuelle retentit sur la périphérie; nous verrons bientôt l'importance de cette remarque.
XII
Parmi les écrivains que j'ai interrogés, c'est Edmond De Amicis qui a le mieux compris la relation existant entre la fatigue cérébrale et la fatigue musculaire. Après s'être livré pendant quelques jours à un travail intellectuel intense et prolongé, il s'aperçoit d'une légère incertitude des mouvements de la jambe et du bras. Quelques années après qu'il m'eut communiqué cette observation, je l'interrogeai de nouveau. Il me dit qu'il avait observé de nouveau ce phénomène et qu'il y avait une modification manifeste dans les mouvements du bras, après un travail intellectuel assidu de quatre à cinq heures.
Des amis que j'ai interrogés à ce point de vue, m'ont dit qu'ils sentaient une certaine paresse dans les jambes, quand ils avaient écrit toute une journée et travaillé du cerveau d'une façon intense.
La sensation de malaise et la prostration qui caractérisent la fatigue intellectuelle vient de ce que le cerveau épuisé doit envoyer des excitations plus fortes à des muscles plus
faibles, pour les faire contracter. L'épuisement est double, central et périphérique; cela éxplique pourquoi, après l'épuisement du cerveau, on sent toute son énergie disparaître au plus petit mouvement, et pourquoi toute résistance à vaincre semble nécessiter un effort de plus en plus pénible. Dans ces conditions, il faut fuir les exercices violents parce qu'ils sont dangereux. Un assaut d'armes et la gymnastique, ou n'importe quel effort musculaire, sont alors nuisibles parce qu'ils aggravent cet état del'organisme.
C'est donc une erreur physiologique d'interrompre les leçons pour faire faire aux écoliers des exercices gymnastiques, dans l'espoir que l'on diminuera ainsi la fatigue du cerveau. En obligeant le système nerveux à un effort musculaire, quand il est épuisé par un travail intellectuel, on trouve des muscles moins aptes au travail, et nous ajoutons à la fatigue précédente une fatigue de même nature comme nous le verrons plus loin, et qui nuit également au système nerveux. Pour se reposer, le mieux est de rester immobile et de distraire son esprit. Il faut laisser les enfants jouer et se divertir dans un air libre et pur.
XIII
Deux systèmes seulement mettent en rapport le cerveau et les muscles: ce sont les nerfs et le sang. Dans l'état actuel de la science, rien n'autorise à dire que, pendant le repos du muscle, le cerveau qui travaille envoie quelque chose à la masse musculaire, par l'extrémité des nerfs.
En comparant les nerfs à deux circuits télégraphiques, nous comprenons qu'ils ne se fatiguent pas. Mais la station centrale ou psychique peut influer sur la station périphérique ou musculaire même, si cette dernière ne-travaille pas, parce que muscle et cerveau sont irrigués parle sang.
Le courant sanguin peut apporter aux muscles quelque chose de nuisible produit dans le cerveau par l'activité des centres psychiques. Il est possible aussi que le torrent
sanguin enlève au muscle des substances utiles, pour les porter au cerveau qui réclame une forte provision d'énergie chimique. Examinons cette deuxième hypothèse, puisque nous nous sommes déjà occupés de la première dans le chapitre V.
Nous savons que, lorsque la nourriture est insuffisante, il se produit de l'amaigrissement ; la première chose qui disparaisse, c'est la graisse, puis les muscles; mais ce sont surtout les organes internes qui s'atrophient. Dans la mort par inanition, la rate et le foie perdent plus de la moitié de leur poids normal. Pour les muscles, la perte est de 30 0/0. Seuls le cœur et le cerveau ne dépérissent et ne maigrissent point, si je puis m'exprimer ainsi, dans la mort par inanition.
Quand Chossat annonça en 1843 que le cerveau résistait jusqu'à la dernière heure au milieu de l'atrophie générale déterminée par l'inanition, ce fait fut considéré comme une grande merveille par les physiologistes. Beaucoup n'arrivaient pas à croire que le cerveau fût doué d'une si grande résistance et pût ainsi survivre à tous les autres organes; mais, en répétant les expériences de Chossat, ils durent se convaincre que chez l'homme, chez les animaux qui meurent d'inanition, le cerveau ne diminue pas de poids quand le reste du corps s'atrophie.
Pour comprendre la suprématie du cerveau et le mécanisme par lequel les autres parties du corps se détruisent pour le nourrir, il me faut rappeler quelques observations faites sur des saumons par le professeur Miescher de Bâle.
Ces poissons, qui vivent dans l'Océan Atlantique et dans la mer du Nord, s'approchent en mars de l'embouchure des grands fleuves, et, après avoir stationné quelque temps pour s'habituer à l'eau douce, ils s'avancent ensuite contre le courant. Dans le Rhin les saumons finissent par arriver au niveau des Alpes; mais, à peine sont-ils entrés dans l'eau douce, qu'ils ne mangent plus. Sur deux mille saumons que le professeur Miescher a examinés à
Bàle pendant quatre ans, pas un n'avait d'aliments dans l'estomac.
Il est donc absolument certain que les saumons qui entrent dans le Rhin ne mangent rien tant qu ils n'ont pas déposé ou fécondé leurs œufs. Mais pendant ce temps leur organisme subit des modifications internes très profondes.
Les saumons, quand ils quittent la mer, sont très gras; leur chair est rouge et très délicate, leur peau brune avec des taches rouges. Quand ils retournent à la mer, après quelques mois de jeûne, ils sont méconnaissables, tant ils sont maigres. Leur peau est devenue plus claire, et leur chair blanche est moins agréable et peu estimée. Pendant que les saumons remontent ainsi plus de 1,000 kilomètres pour arriver à Bâle, les œufs qui sont dans le corps de la femelle deviennent sans cesse plus gros; en juillet, les ovaires pèsent 4 0/0 du poids total, et en novembre 25 0/0.
Le gras des muscles disparaît peu à peu, et, après s'être liquéfié, passe dans le sang pour se porter dans les œufs, aussi les œufs acquièrent-ils un volume si énorme qu'ils constituent plus du tiers des parties solides de tout le corps. Une modification analogue se présente chez le mâle. En hiver, les testicules ne constituent que la millième partie du poids du corps ; mais, dès que les mâles sont entrés dans l'eau douce, le sang afflue si copieusement à la glande qu'elle paraît enflammée, tant la circulation y est considérable. Pendant ce temps, les muscles diminuent progressivement de volume et s'atrophient, leur matière albuminoïde servant d'aliment au testicule, qui se développe comme l'ovaire et se prépare à l'œuvre de reproduction. En septembre et en octobre, les testicules sont devenus cinquante fois plus gros qu'ils n'étaient au début. En novembre, ils se modifient encore, et, au lieu d'une masse gélatineuse, ils se transforment en une masse dure et blanche renfermant un liquide blanchâtre analogue à du lait et plein de spermatozoïdes.
Cette transformation de la matière vivante étudiée par
.le professeur Miescher chez les saumons, ce transport des matières albuminoïdes du muscle à l'ovaire et aux testicules sont des faits d'une très grande importance. La science doit être très reconnaissante au physiologiste de Bâle d'avoir étudié ces phénomènes dans leurs moindres détails avec le soin le plus attentif. Le saumon qui pénètre dans le Rhin ne doit pas se contenter de jeûner; il doit consacrer une partie de l'énergie de ses muscles et de son système nerveux à remonter le cours impétueux de ce fleuve. Suivant les calculs du professeur Miescher, un saumon du poids de 10 kilogrammes perd 7 grammes de son poids par jour.
Malgré ces pertes et le jeûne absolu, les modifications exposées plus haut sont encore plus importantes. Le professeur Miescher, par un grand nombre de pesées exécutées très soigneusement, a vu les muscles du dos s'atrophier à mesure que les ovaires s'accroissent, et les deux faits sont exactement proportionnels. Le fait le plus important qui se dégage de cette étude est que l'albumine, les graisses et les phosphates des muscles, après une série d'actes chimiques, forment de nouvelles combinaisons, par exemple la lécithine. Or cette substance est non seulement abondante dans les œufs, mais encore dans le cerveau.
Aussi, je crois qu'il est probable que non seulement dans le jeûne, mais encore dans l'épuisement produit par un travail intellectuel excessif, les muscles peuvent céder une partie de leurs matières albuminoïdes au cerveau par 1 la voie sanguine. 1 Dans la mort par inanition, les tissus les moins impor- 1 tants sont détruits pour conserver céux qui le sont davan<- j tage dans l'incendie qui doit anéantir la vie, quand le corps ne renferme plus d'aliment. Jusqu'au dernier moment où la vie est encore possible, tous les organes se détruisent,sauf le cerveau et le cœur. Même quand le cœur est aux abois et que la température du sang tombe à 30°, et que les j contractions cardiaques sont à la fois moins énergiques J
et moins fréquentes, lui qui a commencé le premier à se remuer dans l'organisme continuera à remplir fidèlement ses fonctions jusqu'à la dernière minute, et il recueillera jusqu'à l'instant suprême les derniers résidus d'énergie des organes pour les transmettre au cerveau, et le dernier échange se fera avec la dernière systole du cœur; merveilleux exemple d'un organisme où la suprématie intellectuelle est respectée et entretenue jusqu'à la fin, au milieu de la plus terrible des destructions, c'est-à-dire de la mort par inanition.
Mais pourquoi la fatigue intellectuelle augmente-t-elle tout d'abord l'énergie musculaire? C'est là une propriété étonnante de notre organisme; à mesure que l'énergie cérébrale se consume et que l'organisme s'affaiblit, l'excita)ilité nerveuse augmente : c'est là un moyen de défense mtomatique très efficace que crée la nature en faveur d'un organisme qui se débilite. Il y a ainsi une exagération de la sensibilité, de l'irritabilité nerveuse, à mesure qu'un mimai devient moins apte à la lutte, à la suite de l'inalition ou de la fatigue.
Nous en avons un exemple dans ce fait que les perionnes les moins fortes et les moins robustes sont les >lus sensibles. Dans les maladies graves, la dénutrition tltère les centres nerveux ; elle les perturbe et amène des ecousses et des convulsions. Le soir, un travail intellecuel exagéré produit des convulsions chez les personnes lui y sont prédisposées. Quelques malheureux atteints l'épilepsie espèrent diminuer les accès de leur maladie en ,ffaiblissant leur système nerveux, par exemple, par les xcès vénériens ; mais l'expérience a démontré d'une matière irrécusable qu'on ne fait ainsi qu'aggraver le mal, îs attaques devenant plus nombreuses et plus fortes à mesure que le système nerveux s'épuise davantage.
Je reviendrai encore sur ce sujet dans un prochain hapitre. En attendant, nous savons que les différences bservées chez le professeur Aducco et le docteur Mag-
giora sont plus apparentes que réelles. Chez le docteur Aducco, la première période des symptômes déterminés par la fatigue, c'est-à-dire la surexcitation, dure plus longtemps, mais chez lui aussi on voit survenir finalement l'affaiblissement de la force musculaire. Chez le docteur Maggiora, la première phase dure peu et est remplacée presque tout de suite par la période d'épuisement.
Du reste, en physiologie, nous ne devons pas prêter trop d'importance à la durée et à l'intensité des phénomènes, parce que ce qui importe surtout, c'est leur succession et leur mode d'enchaînement. Cette remarque est applicable _à toutes les actions [thérapeutiques. J'aurais bien des expériences personnelles à rapporter à l'appui de cette -proposition, mais je me contenterai de faire allusion à une vérité tout à fait élémentaire en médecine. Je voulais faire des recherches sur la circulation et la respiration pendant le sommeil chloroformique. Plusieurs de mes collègues èt amis voulurent bien se prêter à ces expériences, qui n'étaient pas sans danger. Le professeur Pagliani m'avait prêté son concours, et, comme pendant la durée des expé- j riences, il me fallait examiner avec beaucoup d'attention mes appareils, j'avais besoin d'un ami sûr comme lui pour administrer le chloroforme.
Un certain jour, nous vîmes un de nos amis tomber dans le côma après avoir absorbé au plus 2 grammes de chloroforme; nous fûmes émus, mais non stupéfaits, ca nous nous rappelions qu'il y a des sujets tout particulièrement sensibles à l'action du chloroforme et qui ont succombé à des doses très faibles; aussi procédionsnous avec la plus grande prudence. Le jour suivant, le professeur Daniel Bajardi s'offrit gracieusement à se faire chloroformer. On lui donna plus de 50 grammes de chloroforme sans obtenir aucun effet. On le consulta alors su ce qu'il fallait faire, il nous dit de continuer ; il perdit la conscience et la sensibilité quand on lui eut fait absorb iOO nouveaux grammes de chloroforme. L'expérienc
finie et le docteur Daniel Bajardi réveillé, il rendait une si grande quantité de chloroforme par les poumons, qu'on en sentait très fortement l'odeur chaque fois qu'il parlait. Lorsqu'il rentra chez lui au bout d'une heure, ses parents se plaignirent de l'odeur qu'il avait apportée avec lui et dont ils ne s'expliquaient pas l'origine.
CHAPITRE XI
Les méthodes de travail intellectuel
1
Je pourrais faire de ce chapitre un livre.
Montrer le mécanisme du travail intellectuel, l'art d'utiliser le temps consacré au travail, celui du repos, les méthodes pour recueillir les matériaux pour une œuvre à composer, les façons différentes de l'ébaucher et de l'écrire, les artifices qu'on met en œuvre pour créer quelque chose de bon et de nouveau, tel serait l'objet d'un livre vraiment utile, qui, je crois, n'a pas encore été écrit.
Il arrive à la plupart des travailleurs le malheur de manquer d'appui au début de leur carrière et de se décou- rager parce qu'ils ne se croient pas assez forts. Ces per- sonnes trouveraient dans cet ouvrage des conseils et des encouragements, en voyant que des gens plus faibles qu'eux et peu favorisés par la nature sont arrivés cependant à produire des œuvres excellentes. 1 L'histoire est pleine de ces hommes qui se sont rendus immortels malgré une santé chancelante, et qui sont arrivés néanmoins, grâce à leur persévérance, à des résul tats inespérés. Choisissons, entre tous, l'exemple glorieu donné par Darwin dans la lutte soutenue courageusement jusqu'à la fin de ses jours. A la suite d'un voyage de circumnavigation, sa santé fut tellement compromise, qu'il dut, quoique jeune encore, quitter Londres et aller s'enterrer dans la solitude d'un petit village. Charles Darwin nous �
aissé des renseignements très intéressants sur ses facultés nentales et son mode de travail. Il dit dans son autobiographie^) : « L'école, comme moyen d'éducation,n adonné :omme résultat qu'un pur zéro. Il m'a été impossible jendant toute ma vie de vaincre les difficultés qu'on éprouve à apprendre une langue étrangère.
« Je n'ai point du tout la rapidité de conception et cette )résence d'esprit si marquée chez certaines personnes inelligentes. Je suis un critique médiocre. La faculté de suivre une longue série d'abstractions est fort limitée chez noi, et je n'aurais jamais été reçu à un examen de mahématique ou de physique. Ma mémoire est étendue, mais ;onfuse et suffit à peine pour me rappeler que j'ai lu luelque chose de favorable ou de contraire à mes confusions. Ma mémoire laisse tellement à désirer que je n'ai amais pu me rappeler plus de quelques jours une date ou m vers. J'ai autant d'invention et de sens commun qu'un tvocat ou un médecin de force ordinaire, mais pas plus. »
Un homme qui s'estimait si bas au point de vue intelectuel a réussi à changer l'aspect de la science par qua'ante années de travail. Il était si faible et si souffrant qu'il le pouvait presque jamais recevoir d'amis dans son Lgreste et silencieuse demeure, parce que, chaque fois qu'il essayait d'enfreindre la consigne, il était pris, à la suite le l'émotion et de la fatigue qu'il avait ressenties, d'étouriissements et de vomissements. Et cependant cet homme mx désirs si simples, qui s'occupait uniquement de son ardin et de ses livres, a transfusé une vie nouvelle à la )hilosophie et a fécondé, pour ainsi dire, toute la science.
)ans le petit village de DQwn, à l'ombre des grands irbres qui entouraient sa maison, il a engagé une lutte jigantesque. C'est là que se sont ouverts de nouveaux ho'izons et qu'a pris naissance une vie nouvelle pour l'intel-
(1) La Vie el la Correspondance de Charles Darwin, Paris, 1888, , I, p. 102. -
ligence humaine. Darwin a eu le bonheur rare de voir le triomphe de ses idées et le développement rapide de l'édifice dont il avait jeté les fondements.
c Mon esprit, dit Darwin, est victime d'une fatalité qui fait que mon exposition ou mes propositions se présentent d'une façon défectueuse et maladroite. Au début, j'avais l'habitude de réfléchir beaucoup à mes phrases avant de les écrire. Plus tard, j'ai compris que je gagnais du temps à griffonner sommairement des pages entières, avec le plus de hâte possible, raccourcissant et traçant à mesure, puis à corriger le tout à mon aise. Les phrases jetées ainsi à la volée sont souvent meilleures que celles auxquelles on a longtemps réfléchi. Ayant ainsi exposé ma manière d'écrire, je dois ajouter que, lorsque je m'occupais de mes œuvres volumineuses, j'ai consacré beaucoup de temps à trier mes matières. Je faisais d'abord une esquisse grossière en deux ou trois pages. Une phrase, parfois un mot, y indiquaient une discussion entière ou une série de faits. Chacune de ces discussions était augmentée ou transposée avant de rédiger le livre in extenso. Comme j'avais toujours à traiter plusieurs sujets en même temps, j'avais organisé de 30 à 40 portefeuilles à dos mobiles, qui portaient chacun leur étiquette et qui renfermaient mes esquisses et mes notes. J'avais acheté un grand nombre de livres et j'avais fait sur chacun une table renfermant tous les faits qui intéressaient mon travail. Quand l'ouvrage ne m'appartenait pas, j'en faisais des extraits, dont j'avais une caisse toute pleine. » A peine revenu de son voyage autour de la terre, Darwin écrivait à Lyell : « Mon père ne croit pas que ma santé puisse s'améliorer avant quelques années, l'arrêt est grave pour moi, parce que je crois que la course sera gagnée par le plus vigoureux; il ne me restera plus qu'à suivre les traces laissées dans la science par les autres concur- 1 rents. » Une autre fois, écrivant de Londres à Lyell : « J'ai j adopté votre système de ne travailler que deux heures de j 1
suite, je fais ensuite une promenade, puis je me remets iu travail. Je fais ainsi d'un jour deux. » Je rappellerai sncore ce trait caractéristique de la figure de Darwin, )ien que le livre que Darwin fils a écrit sur son père soit )ien connu. e Il avait une façon toute particulière de Rhabiller chez lui, évitant, comme tous les gens délicats, e froid ou le chaud; ainsi, en plein été, il mettait des iscarpins sur ses souliers. Souvent le travail mental lui Lmenait des bouffées de chaleur; il ôtait alors son paletot, Ii les idées ne prenaient pas la forme désirée. Il se levait le bonne heure et faisait une petite promenade avant la )remière collation. Il considérait le temps qui s'écoulait ;ntre huit et neuf heures du matin comme le moment )ù il étudiait le mieux; à neuf heures et demie, il retourlait dans sa famille, il se faisait lire les lettres, ou quellues pages des journaux, d'un roman, d'un voyage. A lix heures et demie, il retournait au travail et étudiait usqu'à midi et demi ; à ce moment, il regardait sa lournée de travail comme finie, et il disait souvent avec satisfaction. « J'ai fait une bonne journée de travail. » Il songeait alors à aller se promener, sans se préoccuper s'il faisait beau ou s'il pleuvait. »
Son fils rappelle un axiome que Darwin répétait souvent : î'est qu'on arrive à faire son compte en épargnant les minutes. Darwin faisait cette grande économie de temps en sentant quelle était la différence de travail d'un Iuart d'heure ou de dix minutes. La majeure partie de ses expériences, dit Francis Darwin, étaient si simples, qu'elles ne nécessitaient aucun préparatif. C'est à ces habitudes que j'attribue le désir d'épargner ses forces et de ne pas se perdre dans les petits détails. « J'ai été souvent surpris, dit Francis Darwin, de la méthode de travail que mon père a suivie jusqu'à l'extrême limite de ses forces.
Souvent, quand il dictait, il s'arrêtait subitement, disant : je crois qu'il faut que je cesse. » Pendant ses quarante dernières années, Darwin n'eut pas un instant de santé par-
faite. Son secret à été la persévérance qu'il a mise à rêne- chir des années entières sur un problème inexpliqué, et.
d'être né avec la force de ne pouvoir suivre sèchement les traces des autres. Grâce à ces qualités, bien qu'il succombât chaque jour sous le poids du plus petit effort, Darwin émerveilla le monde par les lois qu'il découvrit, et par l'interprétation plus logique qu'il donna de l'origine des êtres vivants, et sur la lumière qu'il a jetée sur bien des phénomènes de la nature. Darwin restera immortel, par la nouveauté de ses conceptions si élevées, et par une explication idéale, telle que l'esprit des philosophes n'avait pu en concevoir jusqu'à lui sur les origines de la vie.
Il
« L'aurore est amie des Muses, et les poètes cherchent les bosquets, c'est-à-dire la solitude et le calme,» a dit , Haller dans son Traité de Physiologie, où il étudie les con- i ditions qui prédisposent à l'activité de l'imagination.
Donc le matin et la solitude favorisent le travail du poète. ;
Mais le physiologiste ne se contente plus de ces indica- tions vagues. Dans l'analyse des phénomènes nerveux, nous devons étudier, nous aussi, les conditions qui favo- risent la pensée, avec l'espérance d'y découvrir des lois Si on demandait à un physiologiste quelles sont parmi les différentes heures de la journée celles qui sont le plus favorables au travail intellectuel, je crains bien qu'il ne sache que répondre, ou que sa réponse .reste incertaine, tant il a devant lui de faits contradictoires !
Un écrivain me montrait que le matin son écriture était celle d'une personne âgée, tandis que le soir les caractères qu'il traçait étaient plus fermes et plus nets Il était facile de reconnaitre sur ses manuscrits ce qu'il avait écrit le matin ou le soir. Ce fait, qui étonnera bien j
es gens, n'est du reste que l'exagération d'un phénomène hysiologique. Des individus atteints de troubles médullires, qui ne peuvent se remuer le matin, ont plus tard, es mouvements beaucoup plus assurés. Les raisons de e phénomène sont multiples.
Parmi les causes que l'on peut invoquer, il faut rappeîr que, dans la station debout, la pesanteur accumule le mg dans les vaisseaux de la moelle; il en résulte un xcès de pression et une congestion qui irrite celle-ci, e qui fait que les mouvements sont mieux coordonnés t que les malades traînent moins la jambe. La personne ont je parlais plus haut est directeur d'un journal. Il l'a avoué que, malgré sa mauvaise écriture du matin, est cette partie de la journée qu'il préfère pour travailir, parce qu'alors son esprit est plus calme. Le soir, il a lus d'imagination, et à ce moment il refait souvent ce u'il a écrit le matin, parce que ce qu'il a écrit lui semble 'op froid et aride. En général., les neurasthéniques sont lus souffrants le matin que le soir. J'ai interrogé plusieurs e mes collègues qui s'adonnent au microscope, et qui se
lontrent très habiles à faire des coupes extrêmement linces; la plupart m'ont dit qu'ils travaillent mieux le latin que le soir; l'après-midi, ils sont plus nerveux et ne Buvent plus réussir aussi bien les manœuvres délicates.
La physiologie se trouve ici sur un domaine en quelque )rte inexploré. Quelques voies sont à peine tracées, lais il reste encore beaucoup à travailler pour pouvoir orienter convenablement. Il faudrait étudier l'acuité des ms aux différentes heures de la journée, examiner de lême la perception, le jugement, l'étendue et la durée e la mémoire, le temps de réaction, etc.
Toutes les mesures, toutes les recherches qui se font à heure actuelle en physiologie devraient pivoter sur cette uestion des variations diurnes de l'activité nerveuse.
ous savons déjà que la température du corps, la preson du sang, le nombre des battements cardiaques, les
mouvements respiratoires, présentent des différences notables dans les différentes heures de la journée. Il faudrait savoir si l'activité cérébrale est parallèle aux exacerbations et aux affaissements de la vie en général dans l'espace d'une journée, ces modifications étant un phénomène constant.
Le docteur Patrizi (1) a fait dans mon laboratoire, avec l'ergographe, une série de recherches d'où il résulte que l'énergie musculaire pour le travail, soit qu'elle soit mise en jeu par la volonté, soit qu'on ait fait intervenir l'électricité, augmente et diminue, suivant les variations diurnes de la température de notre corps.
Nous nous refroidissons pendant la nuit, puis la température s'élève progressivement dès notre réveil, pour atteindre son maximum vers trois ou quatre heures de l'après-midi et diminuer ensuite de nouveau.
La résistance des muscles au travail est parallèle aux modifications journalières de notre température, mais sans que celle-ci, le repas ou le sommeil puissent être invoqués comme la cause de ce phénomène. Ces variations journalières dans l'activité du système nerveux, dépendant peut-être de l'intensité lumineuse ou d'une autre cause inconnue, sont des lois profondément liées à la nature de notre corps. A ces variations correspondent des variations plus ou moins actives de la nutrition, d'où résulte la contraction musculaire.
III
Sénèque avait dit déjà qu'il faut violenter un peu son esprit quand on se met à travailler.
Cogenda mens, ut incipiat.
Alfieri se faisait lier à sa table de travail par son do-
(1) Patrizi, Oscillations quotidiennes du travail musculaire en rapport avec la température du C01'¡JS, Archives italiennes de biologie, t. XVII, p. 134.
mestique. Sans aboutir à de pareils excès, nous savons tous qu'en nous mettant à un travail intellectuel quelconque, nous ne sommes pas aussi bien disposés que quelques temps après.
Dans les œuvres d'imaginations, où il faut émettre des idées et les associer entre elles, cette différence est plus sensible que dans les travaux où il s'agit de jugement dans les recherches scientifiques, où il s'agit seulement de comparer les faits qui nous sont présentés par la nature.
Ce sont surtout les poètes, les artistes et les compositeurs de musique qui ont besoin de se «remonter », pour employer une expression commune. Un de mes amis, un spiritualiste pur sang, avec lequel je discute volontiers sur les phénomènes de l'âme, me disait une fois : «Voici un fait que les physiologistes n'expliqueront pas : le corps est rebelle au travail, et il faut que l'âme le violente pour en obtenir ce qu'elle veut. » L'explication me parait devoir être tout autre, et la nature y gagne, car l'hypothèse du physiologiste est plus merveilleuse que celle du spiritualiste. Il arrive au cerveau ce qui nous est arrivé à tous quand nous marchons. Après une heure de chemin, nous sommes plus éveillés, la jambe devient plus agile, les pas sont plus déliés, et nous ressentons une excitation agréable, qui nous chasse en avant comme si nous étions devenus plus légers et plus sveltes.
C'est là une des perfections les plus sublimes de notre machine, que celle qui fait que l'action ne la déprime point stn'épuise pas ses forces, mais la rend plus apte au travail.
Les cendres et les scories qui brûlent dans le foyer de la vie, pour se servir d'une comparaison matérielle, n'éteignent pas l'activité du système nerveux, mais l'attisent.
Bien des phénomènes qui se succèdent dans le système nerveux, principalement ceux qui sont soustraits à la voonté, sont volontiers expliqués par les physiologistes :omme s'ils étaient simplement mécaniques. Il y a dans es centres nerveux des voies plus résistantes que les
autres, mais l'acte de répéter la même action nerveuse dans des conditions identiques diminue cette résistance à la transmission. Il n'est point douteux que bien des faits deviennent plus facilement intelligibles avec cette théorie mécanique. L'hypothèse que je crois proposer ici pour expliquer l'augmentation de l'énergie initiale du système nerveux par la mise en jeu de son activité, est d'ordre chimique; on la comprendra mieux quand j'aurai fait allusion aux phénomènes similaires qui se passent dans les muscles. Un muscle détaché du corps répond - d'abord faiblement aux excitations qui le font contracter. Le courant électrique donne d'abord quatre à cinq contractions d'une hauteur égale, puis ce nombre croît jusqu'à 50 et 100, et elles atteindront une hauteur quatre fois plus élevée qu'au début de l'expérience. Puis, le maximum atteint, le courant électrique conservant la même valeur, les contractions diminuent progressivement comme force et comme nombre, jusqu'à ce qu'elles disparaissent au moment de l'épuisement total du muscle. Un fait analogue se passe du côté du cerveau, où les produits de combustion attisent son activité et rendent son fonctionnement plus facile.
IV
Je trouve dans la biographie des grands poètes et com- positeurs, que les procédés qu'ils employaient pour abof der leur travail présentent entre eux de grandes ressemblances. Bùffon disait que, pour bien travailler, il faut- « considérer son sujet jusqu'à ce qu'il rayonne ». Certains arrivent vite à l'excitation voulue, en concentrant quel- ; ques minutes leur attention ; d'autres ont besoin de plu de temps; chez quelques écrivains, l'excitation se main tient quelques semaines pendant lesquelles le travail e plus fécond, puis l'épuisement survient, et ils doivent sfl reposer. C'est une espèce de fièvre de travail. C'est un viaifl
adage en médecine que de dire qu'une fièvre modérée rend l'imagination plus féconde et la parole plus facile.
Albert Haller, le plus érudit des écrivains en physiologie du siècle dernier, fut en même temps un poète distingué. Ses poésies lyriques, ses odes, ses poèmes descriptifs sur les Alpes, forment un volume qu'on peut lire encore avec plaisir. Haller raconte dans sa physiologie qu'il a plusieurs fois remarqué que, lorsqu'il avait la fièvre, il versifiait plus facilement. Rousseau dit quelque chose de semblable. C'est une règle sans exception en physiologie, que toutes les substances et toutes les causes qui dépriment le système nerveux commencent d'abord par l'exciter.
On sait qu'une dose d'opium, de chloral ou de morphine, au lieu de faire dormir, agite quelquefois, et que e médecin averti doit augmenter la dose, qui était d'abord insuffisante pour produire les effets voulus ; quand on donne de l'éther ou du chloroforme à un malade pour le rendre insensible, il y a d'abord une période d'excitation qui peut être très violente et, bien que la conscience soit déjà perdue, il faut parfois plusieurs personnes pour maintenir le sujet jusqu'à ce que le médicament ait amené le résultat désiré.
L'anémie, elle aussi, produit de l'excitation, et on sait que les anémiques sont souvent très excitables, très nerveux, suivant l'expression usuelle. La mort elle-même est précédée d'une période dans laquelle l'activité cérébrale jette comme un suprême éclair.
- L'abbé de Caluso raconte que Victor Alfieri, avant de mourir, eut un réveil d'imagination et de mémoire qui surprit les assistants. Il se rappela des travaux datant de plus de cinquante années, et ce qui émerveilla le -plus, c'est qu'il se mit à réciter une grande quantité de vers grecs d'Hésiode, qu'il n'avait cependant lu qu'une fois. Se levant de son siège, il alla s'étendre sur son lit, et, pou après, le jour baissant, il expira.
Je pourrais encore citer d'autres exemples pris sur des hommes célèbres, qui s'animèrent avant leur mort, comme si leur esprit se réveillait. Ce sont là des phénomènes que le physiologiste peut facilement étudier sur les nerfs des animaux en expérience : la mort est toujours précédée d'une période d'excitabilité anormale.
V
On s'imagine souvent que les modifications qui sont survenues de nos jours dans l'existence ont engagé beaucoup d'écrivains à travailler pendant la nuit. Mais il suffit de lire la biographie des hommes célèbres pour voir qu'un grand nombre d'entre eux travaillèrent la nuit dans les siècles précédents. Cardan en est un exemple.
1 Rousseau dit dans ses Confessions : « Je travaillais ce discours d'une façon bien singulière, et que j'ai presque toujours suivie dans mes autres ouvrages. Je lui consacrais les. insomnies de mes nuits, je méditais dans mon lit les yeux fermés, et je tournais et retournais mes périodes, avec des peines incroyables; puis, quand j'étais parvenu à en être content, je les déposais dans ma mémoire, jusqu'à ce que je pusse les mettre sur le papier; mais le temps de me lever et de m'habiller me faisait tout perdre, et, quand je m'étais mis à mon papier, il ne me venait presque plus rien de ce que j'avais composé. » Pour éviter ce désagrément, il faisait écrire à Mme Levasseur avant de se lever, et c'est ainsi qu'il dicta de son lit pendant bien des années. « Et cette pratique que j'ai longtemps suivie m'a sauvé bien des oublis. »
Cependant le travail de jour est plus physiologique, et certains écrivains disent qu'ils travaillent d'autant mieux que la chaleur et la lumière sont plus intenses. Jean Mül1er ne pouvait travailler dans les ténèbres. « Il nous faut ; un jour lumineux quand, en pleine activité d'esprit et i dans le feu de nos pensées, nous voulons produire et voir J j 1
clair dans une question. Celui qui est excité ferme les yeux pour s'abandonner à la fantaisie de ses idées. Le nerf optique excité par la lumière joue le rôle d'un stimulus sur l'imagination. « Une des plus belles découvertes de Moleschott est la démonstration que la lumière augmente la production de l'acide carbonique, en accélérant les processus chimiques de la vie.
Il n'y a que ceux qui n'ont pas la liberté de leurs journées qui travaillent la nuit; les médecins anciens avaient fort bien dit que les veilles engendrent les veilles. Le travail intense du cerveau produit une excitation qui ressemble à la fièvre, et l'on tombe dans un état nerveux qui supprime le sommeil. Quelques-uns, plus vigoureux, réussissent à en faire une habitude et intervertissent ainsi le rôle du jour et de la nuit; mais il est plus profitable et plus sain de suivre l'ordre naturel des choses ; j'en dirai plus loin les raisons. La seule excuse que l'on puisse alléguer, est l'intensité plus efficace du travail. « La continuité de la pensée sur un seul objet, disait Alfieri, dans son autobiographie, et la suppression de toute cause de distraction, multiplie singulièrement la valeur du temps. »
Aussi se levait-il de très bonne heure. Gœthe écrivait dans sa Vie : « Je consacre les premières heures du matin à la poésie, et le reste de la journée aux affaires mondaines. »
J'ai interrogé des écrivains très laborieux sur leur manière de composer; ils m'ont tous dit qu'ils réservent le soir aux occupations de moindre importance; ils ne composent plus, à proprement parler, et se bornent à prendre des notes, à revoir ce qu'ils ont écrit. Lamajorité des grands travailleurs, après avoir passé toute la journée à leur table de travail, se reposent le soir.
Stricker, dans ses nouvelles études sur la conscience, lit, dans un chapitre consacré à l'humeur : « En général, les hommes, quand ils ont bien et suffisamment dormi, sont plus joyeux le matin que le soir, et ce fait est des
plus manifestes chez les enfants. Les hommes que des préoccupations accablent, lorsqu'ils ont passé une bonne nuit, voient le matin leur avenir plus en rose que le reste de la journée. C'est le soir que les ennuis deviennent le plus cuisants ; c'est surtout le cas pour les personnes qui sont forcées de travailler de la tête pendant toute la journée et de fatiguer, ou, pour employer le langage physiologique, de diminuer l'excitabilité de leur cerveau. Pour ces sortes de gens, un problème dont la résolution serait facile le matin devient insoluble le soir. »
VI
C'est Socrate, je crois, qui a dit le premier : « Laissez aller votre pensée comme un insecte que vous laisseriez voler dans les airs, un fil à la patte. » Il avait raison, Montaigne a exprimé cette même idée, mais d'une façon plus profonde.
« Mes conceptions et mon jugement ne marchent qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant, et quand je suis allé le plus avant que je puis, et ne me suis auculnement satisfaict, je veois encore du païs au-delà, mais d'une veue trouble et en nuage, que je ne puis desmeler. »
Cette phrase de Montaigne nous rappelle qu'à l'heure actuelle non seulement nous ne connaissons pas toute la conscience, mais que nous n'en avons exploré de temps à autre qu'une très minime partie.
L'enfant qui rédige un devoir sent en petit la fatigue qu'un grand écrivain éprouve en composant un chapitre d'une de ses œuvres. Il y a deux méthodes pour écrire.
Certains pensent, repensent et polissent leurs idées avant de prendre la plume, de telle sorte que, quand ils saisissent celle-ci, ils ont des idées claires et correctes des choses et de la forme qu'ils leur donneront, et semblent écrire comme sous la dictée. C'était ainsi que devait faire j Guerrazzi, dont les manuscrits élégants ne portent aucune rature. Les biographies des grands hommes sont pleines
de pareils exemples. Cicéron avouait que tout ce qu'il pensait et composait, il le faisait en se promenant. C'est là une méthode des plus communes, que suivent les penseurs quand ils composent.
Beethoven a été un de ceux qui méditaient le plus en se promenant; beaucoup de ses compositions ont été faites en plein air. Mais en général les écrivains, les artistes, se contentent d'esquisser le sujet dans leur tête. La plus grande partie du travail, après cette esquisse, se fait à leur bureau.
Foscolo, dans son autobiographie, parlant de Didimo Chierico, disait : « Il avait le bonheur d'écrire plus de trente feuilles allègrement sans interruption, et il avait à subir ensuite le malheur de vouloir réduire le tout à trois pages, ce qui lui donnait une peine extrême. » Il y a des pages immortelles, en littérature, qui ont passé par une série de remaniements, d'évolutions et de transformations telles, que celui qui les a écrites ne voudrait pas en révéler le secret au lecteur. Quelques écrivains célèbres travaillaient comme s'ils avaient à faire de la mosaïque, ils assemblaient leurs mots et leurs idées,-comme les dés de verre dumosaïste, etc'estainsi qu'ils arrivaient à donner à leurs œuvres leur aspect et leur coloris. Sur leur table reposent des cahiers de mots et de phrases, qu'ils font rentrer avec une industrie patiente dans leurs œuvres.
Aucun ne peut improviser et inventer dans le sens propre du mot : personne n'a le don de la création immédiate. G. Vasari raconte que Michel Ange fit détruire, avant de mourir, un grand nombre de dessins, esquisses et cartons faits de sa main, afin que le public ne pût pas se douter de la peine que lui avaient coûtée ses ouvrages.
Aussi n'avait-il pu trouver à Florence aucune ébauche de ce grand maître qui, lui aussi, avait besoin du marteau de Vulcain, quand il voulait faire sortir Miverve de la tête de Jupiter.
VII
Si j'en avais le temps, je voudrais écrire un ouvrage sous ce titre : Génie et fatigue. Je ne dirai pas que le génie est de la patience. Il siérait en effet moins à un physiologiste qu'à tout autre d'admettre que la volonté et la persévérance suffisent pour donner du génie; mais je me contenterai de dire que la fatigue est la base de toute création en science, comme dans les beaux-arts. Il y a bien, il est vrai, des natures véritablement privilégiées. Comme il y a des prodiges de mémoire, il y a des esprits d'une fécondité merveilleuse. Mais, si nous étudions de plus près ces exceptions apparentes, nous voyons qu'elles ne sont pas plus que le reste soustraites à la loi de la fatigue. Leur activité cérébrale, le mécanisme de leur imagination est au fond toujours le même que chez les autres. Seule, la rapidité des conceptions et leur précision nous offrent à considérer une rapidité merveilleuse, et, comme ces hommes sont placés au-dessus de leurs semblables, il semble qu'ils soient à une hauteur inaccessible et qu'un miracle les y a juchés. Cependant Raphaël avait l'habitude de dire que le don surnaturel qui permet à l'esprit de trouver l'image sublime du beau est révélé à la conscience par le travail.
Je ne crois pas que la nature ait accordé à quelqu'un ce trésor de l'inspiration absolue. Même pour Raphaël la fatigue a été la cause de son immortalité. Michel-Ange, qui était un juge compétent, l'avait reconnu : « Raphaël, disaitil, ne tient pas sa perfection de la nature, mais d'une longue étude. » Les préjugés qui courent sur le génies sont nombreux; ils tiennent à notre amour du merveilleux et - des désirs qu'ont les hommes supérieurs de cacher leurs labeurs afin de paraître encore au-dessus de ce qu'ils sont réellement. Certaines erreurs des biographes sont vrai- ment singulières, comme cette fameuse histoire de la i pomme qui, en tombant, révéla à Newton la gravitation j i i
universelle. Or Newton, comme Galilée et Darwin, a été un travailleur infatigable. « Je ne perds, disait-il, jamais mon 1 sujet de vue, attendant que la faible lueur se transforme ( enfin en une lumière éclatante. »
Un seul homme que j'ai cru pendant quelque temps avoir fait exception à la règle, est Gœthe, grâce à la richesse de son imagination et à la hauteur de son esprit. J'avais lu son autobiographie, ses lettres, la relation fort intéressante sur la vie du grand homme que nous a laissée Lewes et qui me paraît être la meilleure de toutes celles de ce genre. Il me semblait de plus en plus que le travail ne devait avoir causé aucune fatigue à Gœthe. Ce qui me le faisait croire encore plus volontiers, c'était cette phrase de Schiller : « Nous devons réunir péniblement nos matériaux pour composer lentement quelque chose de tolérable, mais lui n'a besoin que de secouer légèrement l'arbre pour en faire tomber ses plus beaux fruits. » Mais j'ai dû en rabattre quand j'ai lu dans le dernier volume de la théorie des couleurs de Gœthe cette confession : « Mes contemporains se sont montrés bienveillants pour mes premiers essais poétiques, ou du moins ils ont bien voulu y voir du talent poétique et de la vocation. Et cependant mes premiers rapports avec la poésie ont été merveilleusement prosaïques et tout à fait terre à terre; dès que j'avais un sujet qui m'attirait, un modèle qui m'excitait, j'y réfléchissais si longtemps qu'il me fallait des années pour arriver à faire quelque chose qui pût me sembler passable. Puis tout d'un coup et comme instinctivement, comme si le fruit était mûr, je mettais mes idées au net. »
Flaubert travaillait quatorze heures par jour. Tout le monde sait que, pour cet écrivain, la recherche de la perfection dans le style était devenue une véritable maladie.
On a raconté sur lui bien des anecdotes, on a dit entre autres, qu'il se levait la nuit pour aller corriger un mot, qu'il restait les doigts enfoncés dans ses cheveux pendant plus de deux heures lorsqu'il réfléchissait à un adjectif.
Le style le torturait, et il recherchait avec passion la loi mystérieuse d'une belle phrase ; et finalement il en arriva à ne plus pouvoir travailler, vaincu qu'il était par des obstacles insurmontables. Dans la vie de Flaubert, il y a des côtés qui intéressent le physiologiste. Flaubert disait: «Penser, c'est parler », et personne n'a mieux compris peut-être les rapports qui existent entre la pensée et la parole. Il exprimait le rythme de ses périodes en les lisant à haute voix. Une phrase mal faite, disait-il, oppresse la poitrine; elle n'est pas naturelle si elle ne s'accordepas avec la physiologie du langage, et si elle ne peut pas se prononcer harmonieusement à haute voix.
Stricker a fait des études physiologiques sur ce point "particulier, et il a montré qu'en pensant à un mot, souvent nous le prononçons silencieusement, et que nous pouvons arriver à sentir les mouvements du larynx, comme si on parlait sans donner du son aux paroles qu'on prononce.
Nous avons tous vu bien des fois, en passant dans les rues, des personnes qui se parlent à haute voix; elles se taisent quand on arrive dans leur voisinage, puis elle reprennent dès que nous nous sommes un peu éloignés, comme si elles avaient été un moment distraites de leurs pensées par notre présence.
Les biographies des grands écrivains nous offrent de beaux exemples du lien indissoluble qui existe entre la pensée et la parole, principalement dans les parties de leurs œuvres qui portent le plus l'empreinte des passions qui agitaient leurs âmes. Alfieri, revenant à vingt ans de la Hollande, le cœur plein d'amour et de mélancolie, sentit la nécessité d'appliquer son esprit à quelque étude sérieuse. Il se mit à lire Plutarque. « Je lus quatre ou cinq fois ces Vies des grands hommes, mais avec de tels cris, avec de telles larmes et même avec une telle rage que celui qui aurait été dans une chambre voisine m'aurait pris j immanquablement pour un fou. » j
Honoré de Balzac, le célèbre romancier dont la merveilleuse fécondité n'est comparable qu'à l'étonnante fantaisie de son esprit, composa tellement d'ouvrages qu'on aurait de la peine à croire qu'il ait eu le temps de les corriger.
Mais il y a quelque chose qui surprend plus que sa facilité, c'est sa manière difficile et fatiguante de composer.
Voici comment il opérait : il méditait longuement son plan, puis il en traçait une esquisse informe en quelques pages. Ils les envoyait à l'imprimerie, qui les renvoyait sur des larges feuilles. Il y ajoutait sur le verso une foule d'additions et de corrections, de telle sorte que, de chacune d'elles, il semblait sortir un véritable feu d'artifice d'idées. Il retraçait une nouvelle esquisse renfermant le texte primitif avec ses nouvelles modifications. Il le remaniait encore, la corrigeait sans cesse et très profondément. Il lui fallut douze épreuves pour certains romans, et jusqu'à vingt pour d'autres. Les protes se désespéraient d'abord à composer de pareils manuscrits, et les éditeurs se refusaient à payer le prix de ses changements et de ses additions incessantes.
CHAPITRE XII
Le Surmenage
l, 1 « Je me suis abîmé par sept années d'études folles et , désespérées au moment où j'allais me former et où il fallait assurer ma constitution. » Ces quelques paroles de Jacques Léopardi résument merveilleusement tout ce qu'on peut dire sur le surmenage cérébral. Son âme souverainement bonne voulait éviter chez les autres un mal dont il avait tristement souffert pendant sa jeunesse.
C'est ainsi qu'il se lamentait à vingt ans, quand, après être sorti de son petit domaine de Recanati, et après avoir abandonné la demeure solitaire de ses aïeux, où il avait passé sa jeunesse, il se trouvait sans élan, épuisé par la méditation, affaibli par la lecture et ses nuits d'insomnie.
Alexandre de Humbold disait de lui-même. « J'avais dix-sept ans, et je ne savais rien; mes maîtres ne présageaient rien de bon sur mon avenir; mais, si j'avais adopté leurs méthodes, et si je m'étais plié à leurs exigences, mon corps et mon intelligence auraient été ruinées pour jamais. »
J'ai cité ces deux exemples parce qu'on y voit, nettement appréciée, l'influence désastreuse du surmenage dès le début de ce siècle. Et cependant ce n'est que dans ces dernières années que l'attention des médecins et des hygiénistes s'est tournée spécialement sur les désastres que le surmenage cérébral peut amener dans le cerveau de --
nos enfants. Je crois que c'est en 18/7, au congrès d'hygiène de Nuremberg, que l'on vit pour la première fois l'attention des savants attirée sur ce point par le professeur Finkelnburg. La conclusion de cette discussion au congrès fut que l'éducation allemande troublait le développement du corps et principalement celui de la vue, et que, d'autre part, le surmenage cérébral, qui était excessif, arrêtait le développement des enfants.
Les Allemands, grâce à la facilité qu'ils ont dans leur langue de créer des mots nouveaux, appelèrent ces excès de travail intellectuel, feberbuerdung, comme si on disait surcharge de l'esprit.
Les Anglais l'appelèrent overstrain et overwork, et les Français, en empruntant ce terme à la médecine vétérinaire, Surmenage, auquel ils ajoutèrent l'épithète d'intellectuel. A l'heure actuelle, nous ne possédons pas en italien de terme usuel pour désigner les excès intellectuels, probablement parce que l'attention de nos compatriotes n'a pas été tournée aussi fortement sur ce problème que dans les autres pays, parce que chez nous l'épuisement du cerveau est plus rare et moins manifeste.
Il me semble que l'expression Slrapazzo del cervello pourrait répondre à l'idée que nous voulons exprimer. Il ne s'agit pas ici de discuter l'excès des études : c'est laissant la cause ; nous ne désirons étudier que les effets du surmenage sur le cerveau, à la suite .d'un travail qui excède ses forces.
II
Les enfants arrachés à la vie tranquille qu'ils menaient dans leur famille et envoyés à l'école ne sentent pas au début un grand malaise et ne s'épuisent pas par le travail intellectuel, parce que la nouveauté des choses les distrait; mais, à la fin, leur attention longuement fixée commence à les fatiguer et à les épuiser d'autant plus que leur constitiition est plus débile; nous pouvons nous en rendre
compte en voyant la pâleur remplacer le beau teint rosé de cet âge; les enfants deviennent moins vifs, moins joyeux; ils perdent l'appétit, ils deviennent plus excitables et plus tristes et se plaignent de maux de tête.
Le professeur Finkelnburg a résumé ainsi les points principaux de la question : « Troubles de la vue et principalement myopie — congestion cérébrale se dét celant par des maux de tête — hémorragies nasales et vertiges — tendances à devenir voûté — inappétence et digestions mauvaises — prédisposition aux affections pulmonaires — déviation de la colonne vertébrale — maladies cérébrales — nervosisme — chez les jeunes filles troubles menstruels. »
A peine cette question était-elle soulevée, que congrès, académies, parlements, commissions en quantité innombrables s'occupèrent du problème ainsi agité. Il existe sur ce point déjà toute une littérature. Il y a même des journaux spéciaux, comme celui que Kotelmann publie à Hambourg chez Voss, qui s'occupent exclusivement d'hygiène scolaire. A l'Université de Berne, il y a même un cours spécial sur ce suj et. j Axel Key, professeur de physiologie à Stockolm, a publié i là-dessus un ouvrage très important, et ses recherches faites en Suède démontrent d'une façon irréfutable que l'enseignement devenait trop fatiguant et qu'il s'agissait du salut des enfants. Comme il arrive dans toutes les questions, il se produit sur le surmenage cérébral des enfants qui sont à l'école, des affirmations et des négations. On soutient et on attaque sans avoir réuni au préalable les J matériaux suffisants pour avoir une opinion définitive- j Certaines statistiques publiées récemment sont certaine. ment exagérées.
Axel Key montre que ce qui nuit surtout aux enfants, c'est l'immobilité prolongée, de telle sorte qu'il faudrait ] leur accorder un temps plus long pour courir libreme et un temps plus long aussi pour leur digestion.
De cette enquête, faite dans les écoles suédoises, il résulte que la moitié seulement des élèves était parfaitement saine. Une difficulté insurmontable se présente dans cette question : c'est que nous ne savons pas combien il y aurait de malades parmi ces enfants si aucun n'allait à l'école. Ce qui manque, c'est la notion de la moyenne normale, l'idée type de l'enfant sain, qui ne serait occupé qu'à végéter et à croître. Il ne serait cependant pas raisonnable de supprimer complètement chez eux l'école, pour nous permettre de faire ces études.
En Suède, les enfants des classes supérieures travaillent de onze à douze heures; 36 0/0 de ces enfants sont chlorotiques, et 10 0/0 de ces enfants ont la colonne vertébrale déviée. En faisant abstraction de la myopie, Axel Key a trouvé que 40 0/0 des enfants en Suède et en Danemark sont atteints d'affections chroniques ; cet épuisement et cette détérioration des enfants sont attribués par lui au surmenage occasionné par des devoirs trop difficiles et trop fatiguants. En Angleterre, bien que ce pays soit supérieur à tous les autres au point de vue de l'hygiène, la jeunesse souffre aussi du travail cérébral excessif auquel on la soumet. Ballantyne, professeur des maladies des enfants à l'université d'Edimbourg, a fait paraître il y a peu de temps dans la Lancette une étude sur le surmenage cérébral en Angleterre. Il dit que, suivant lui, l'idéal à atteindre dans une école serait une répartition de temps, égale entre le travail et les jeux, entre l'éducation physique et l'éducation corporelle. Il propose d'envoyer les enfants à la campagne quand les parents avertissent qu'ils dorment au milieu de leurs devoirs. Voici les conclusions de cet important article du docteur Ballantyne : compléter les dispositions hygiéniques de l'école et consacrer plus d'attention au développement physique des écoliers. - Instruction très variée, pour tenir en haleine l'attention des élèves, heures fixes et alternatives de jeux et de leçons — dispositions pour que les enfants ne soient
pas exposés à suivre la leçon avec les pieds humides — changements fréquents de local pour les classes. — Usage de tableaux explicatifs, — abolition des devoirs pendant les vacances.
Une des meilleures expériences à citer est celle qu'a faite Ch. Paget en Angleterre. Peu content des progrès d'une classe, il imagina de la scinder en deux sections. Une de celles-ci suivit les errements anciens, l'autre eut son temps divisé également entre les jeux et le travail. Au terme de la session scolaire, la section qui avait son temps également réparti entre les jeux et le travail surpassait l'autre section et comme diligence et comme savoir. C'est surtout dans les gymnases et dans les lycées que le surmenage fait des victimes. A l'université, sauf au moment de la période des examens, on peut dire que le repos ne manque pas dans le cours des études.
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Diogène de Laërte raconte que Théophraste, à son lit de mort, répondit à ses élèves qui lui demandaient s'il n'avait pas quelque dernière recommandation à leur faire : « Vivez heureux, et laissez là les études qui demandent une grande fatigue; ou cultivez-les avec ardeur, car elles rapportent de la gloire. » Voici un conseil que ne devraient jamais oublier les pères et les maîtres. Que les enfants qui ne peuvent supporter le surmenage cérébral embrassent un métier ou une profession où le cerveau ne soit pas exposé à des fatigues trop fortes pour ses forces, tout s'en trouvera mieux.
La rigueur des examens d'entrée pour les lycées est aussi nécessaire que l'examen médical qui interdit le régiment aux conscrits qui ne sont point aptes aux fatigues dés armes.
La physiologie ne peut dire encore avec certitude quel est le degré de fatigue cérébrale que l'on ne doit point dépasser et quel est le degré de résistance que le cerveau
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offre au surmenage, suivant les différents âges de la vie, sans qu'il en résulte du danger. Avant sept ans, il n'est certes pas bon de fatiguer un enfant à l'école. D'autre part, un exercice modéré est favorable au développement du cerveau, car les physiologistes disent que la fonction fait l'organe. Il y a là un réseau enchevêtré de causes et d'effets qui agissent réciproquementles uns sur les autres; on pourrait écrire sur ce sujet tout un ouvrage. On peut dire aussi que l'école est un des moyens les plus efficaces de combattre le crétinisme là où il existe à l'état endémique. Il faut cultiver un cerveau comme un champ, pour ne pas le laisser revenir à l'état sauvage. Pourtant, dès que l'effort cérébral épuise, il cesse d'être utile. Il faut fatiguer son cerveau, mais jamais l'épuiser.
Pour se régler judicieusement en ce qui concerne la fatigue intellectuelle, il faut tenir compte de soi-même et non de ce que peuvent faire les autres, pans les limites physiologiques, on peut certainement dire que le travail est utile au cerveau, comme le prouvent les statistiques fournies par Beard, qui a écrit un chapitre important sur la longévité de ceux qui travaillent du cerveau.
L'histoire des progrès humains, dit Beard, de l'état de sauvagerie à l'état de barbarie et de la barbarie à la civilisation, c'est-à-dire des états les plus inférieurs à ceux les plus élevés est l'histoire de l'augmentation de la moyenne de la longévité humaine, augmentation qui est proportionnelle au nervosisme qui l'accompagne.
L'humanité est devenue à la fois plus délicate et plus résistante, plus sensible à la fatigue et plus capable de travail, plus irritable, mais plus apte aussi à supporter de fortes excitations. Nous sommes faits d'une trame plus délicate, qui semble plus fragile, mais qui en réalité dure plus que les fibres grossières; de même qu'un tissu riche et coûteux dure souvent plus que l'étoffe commune et grossière.
IV
Cervantes, quand il veut rendre fou Don Quichotte, le fait lire beaucoup et dormir peu : le cerveau s'affaiblit, et adieu le jugement sain. C'est à partir de ce moment que commencent les sublimes extravagances que tout le monde connaît.
Le surmenage cérébral est moins fréquent chez les lettrés qu'on ne le croit généralement, parce que l'homme d'étude peut se reposer quand il est fatigué. Les hommes qui expérimentent et les artistes qui peuvent faire alterner le travail manuel et le travail mental, qui peuvent lire et écrire tour à tour, se trouvent dans des conditions favorables. Mais, même chez les artistes, je connais des exemples authentiques de surmenage. La fatigue des yeijx est une grave complication qui, lorsqu'elle peut être éliminée, simplifie beaucoup l'étude de la fatigue cérébrale. Je me rappelle le cas d'un de mes amis qui se traitait à l'arsenic pour un mal de tête qui le tourmentait très péniblement depuis un an environ. En consultant un collègue, il lui vint subitement à l'esprit qu'il s'était fatigué la vue et qu'il était atteint d'une presbytie précoce ; il cessa l'usage de l'arsenic, s'acheta une paire de lunettes et fut subitement guéri de son mal de tête.
Le surmenage est fréquent chez les gens d'affaire et les -hommes politiques. Pour le prouver, on n'a qu'à rappeler un des effets les plus terribles de l'épuisement cérébral : la folie. André Verga, dans son ouvrage intitulé le Bilan de la Folie en Italie, donne le relevé de cette affection de 1874 à 1888 et trouve que les Israélites forment la majeure partie du total, puisque le chiffre qu'ils fournissent dépasse trois pour mille. Ce phénomène se retrouve avec les mêmes caractères dans tpus Les États européens et doit être attribué à la tension cérébrale avec laquelle cette
forte et intelligente race sémitique suit ses intérêts. Mais les politiciens américains dépassent de beaucoup, à ce point de vue, les Israélites d'Europe. Dans le district fédéral de Colombie, il a 5,20 o/oo des cas de folie. J'ai retrouvé ce chiffre dans les tables statistiques de Schribner, et j'ignore les causes d'une proportion si énorme d'aliénation mentale. L'État de Vermont, qui vient immédiatement après, comme fréquence de la folie en a 3 0/00' et dans le Texas et les autres États ce chiffre tombe à 0,9 °/00 et 0,5 °/oo.
Pinel, le fondateur de la psychiâtrie moderne à la fin- du siècle précédent, a montré l'influence désastreuse qu'exerçait à ce point de vue sur une nation les commotions politiques. La dernière guerre civile des États-Unis (guerre de sécession), a été une triste et grandiose confirmation de ce fait avancé par le médecin français Pinel. ,'" La sclérose peut envahir le cerveau à la suite d'émotions morales prolongées et de surmenage cérébral. Il se Il produit du côté du cerveau ce que j'ai vu chez un homme * à la suite de marches fatiguantes trop prolongées. Je reviendrai là-dessus quand je mettrai plus particulièrement en regard l'une de l'autre la fatigue musculaire et la fatigue cérébrale.
V
Presque tous les hommes politiques s'usent et se détériorent rapidement.
La correspondance épistolaire de Cavour est pleine d'allusions à des nuits d'insomnie et de plaintes sur l'usure profonde du corps et de l'esprit que lui coûtaient ses luttes politiques. A peine avait-on voté la loi qui abolissait les corporations religieuses (pour citer un exemple entre mille), qu'il écrivait la lettre suivante à M. de la Rive.
« Après une lutte acharnée, lutte soutenue dans le Par--
lement, dans les salons, à la Cour comme dans la rue, et rendue plus pénible par une foule d'événements douloureux, je me suis senti à bout de forces intellectuelles, et j'ai été contraint de venir chercher à me retremper par quelques jours de repos. Grâce à l'élasticité de ma fibre, je serai bientôt en mesure de reprendre le fardeau des affaires, et, avant la fin de la semaine, je compte être revenu à mon poste.» Dans les lettres de Cavour, j'ai trouvé une expression heureuse, dont il s'est servi plusieurs fois pour indiquer une loi physiologique, c'est-à-dire la nécessité du repos après un travail cérébral excessif. Il disait qu'il fallait mettre le cerveau en jachère, comme un champ qu'on laisse reposer pour le semer ensuite l'année suivante.
J'ai interrogé sur le surmenage plusieurs de mes amis qui font partie du gouvernement. Un de ceux-ci m'a écrit que sa fatigue la plus grande, étant ministre, était de donner audience. Lorsque le soir, épuisé, il lui fallait recevoir de nombreuses visites, et talonner son esprit et sa mémoire sur des choses depuis longtemps écoulées, cet effort lui devenait insupportable. Pour plus d'exactitude, je vais rapporter un fragment de sa lettre. « En peu de mois, mes cheveux de noirs sont devenus blancs. J'ai souvent ressenti une véritable douleur au cerveau, bien différente des névralgies dont je souffre parfois. C'était une douleur sourde, obtuse, une pesanteur douloureuse que j'attribuais à l'épuisement de mon cerveau. Le fait le plus saillant était l'insomnie, ou un sommeil agité et dans lequel j'exhalais des plaintes, de telle sorte que plusieurs fois ma femme s'est levée croyant que je me trouvais mal. Mon estomac était atone, sans trace d'appétit, les désirs génitaux étaient supprimés. »
J'ai prié un de mes amis qui a été plusieurs années ministre, de me donner quelques renseignements sur ses conditions de santé, durant la lutte très vive et très longue qu'il dut soutenir pour faire passer un projet de loi. Voici
sa réponse : « Mon caractère s'était beaucoup modifié; je souffrais d'une excitabilité nerveuse extraordinaire. Au lieu de l'humeur tranquille et affectueuse que je montrais au sein de ma famille, j'étais devenu taciturne, irritable, et peut-être les choses seraient-elles allées en empirant si, averti par les miens, mes amis ne m'avaient pas forcé de passer quelque temps à la campagne.
« Mon appétit avait diminué, mais non ma force m useulaire; cependant le soir il me semblait que je ne pouvais plus bouger de mon siège. Ma vue était atteinte, et j'avais des secousses nerveuses qui survenaient à l'improviste..» Il est d'autant plus précieux de connaître les effets d'un travail excessif et continu qu'il s'agit d'un homme d'une très grande capacité, très énergique, qui se trouvait au pouvoir à la fleur de l'âge et déjà aguerri aux luttes parlementaires.
Pour avoir encore d'autres documents sur le surmenage chez les hommes politiques, j'ai dû m'adresser à l'amabilité de quelques confrères qui ont eu l'occasion de trai- ter ces genres de malades.
Les maladies de cœur, la neurasthénie s'aggravent rapidement chez les députés qui prennent part à la vie parlementaire. Je rappelle quelques faits qui m'ont été racontés par les médecins de ces personnes.
Il s'agit d'un député très actif, mais qui de temps en temps succombait à la fatigue cérébrale et devait recourir à l'assistance médicale.
Les premiers phénomènes du surmenage cérébral étaientchez lui l'insomnie et le mal de tête ; cela ne suffisait pas pour arrêter son activité brûlante. Il continua jusqu'à ce que, je ne sais plus dans quelle séance, il oublia ce qui avait été dit au commencement. Il était continuellement membre actif dans les discussions de la Chambre et dans les commissions d'affaire, et ces préoccupations le poursuivirent même pendant son sommeil.
C'est là un des plus graves symptômes de l'épuisement
cérébral, et, quand il se produit et qu'on se retrouve fatigué au réveil, il n'est pas même besoin de consulter un médecin : il faut se distraire ou craindre les complications les plus graves.
Un - autre député, que les travaux parlementaires avaient beaucoup fatigué, se trouvant à un banquet officiel où il aurait voulu prendre la parole, fut pris de telles palpitations qu'il ne put prononcer son discours et dut se borner à prononcer une allocution de quelques mots. A partir de ce moment, les palpitations se répétèrent plusieurs fois, et il avait des nausées quand il se mettait à sa table de travail. Il était pris d'insomnie et de tremblements notables des mains et des pieds qui survenaient par accès, principalement quand il se trouvait dans une réunion publique.
Un jour, pendant qu'il faisait un discours, il dut s'asseoir, tant il était gêné par le tremblement de ses jambes. La plus petite erreur de régime était suivie d'une diarrhée qui durait deux ou trois jours.
Ces phénomènes sont d'autant plus caractéristiques qu'il s'agit d'un homme jouissant d'une excellente constitution, n'ayant pas d'antécédents héréditaires, et qui jouissait d'une bonne santé avant d'entrer dans la vie politique. Il se plaignait à son médecin d'être devenu irritable. Il lui arrivait, à lui, qui était bon, affable, de se mettre dans des colères qu'il regrettait profondément.
N'ayant pas le courage d'interrompre ses pénibles occupations et de se porter malade, son état alla en empirant, .-et bientôt ses discours s'en ressentirent. Sa parole était plus rapide; il lui arrivait de sauter des syllabes et même des mots sans s'en douter. Sa mémoire lui paraissait moins sûre, les pensées se pressant en foule dans sa tête, et disparaissant rapidement, et c'était un véritable sup- J plice pour lui, dont l'imagination se trouvait échauffée et pleine d'images, de ne pouvoir s'exprimer que mal et d'une manière confuse, et en certains moments il préci-
pitait tellement son discours, que, sans qu'il y eût des
indices bien manifestes, on comprenait, à l'entendre, que cet homme ne se trouvait plus dans son état normal lorsqu'on observait son mode de prononciation et l'incertitude de ses expressions. En peu de temps, son poids diminua de 15 kilos. La nuit, il était pris d'insomnies et de sueurs profuses. Il suffit d'un mois de repos pour faire disparaître ces symptômes et améliorer l'état général.
Un de mes amis qui n'est pas médecin, mais qui savait que je réunissais des matériaux sur la fatigue intellectuelle, me raconta l'histoire d'un député qui retournait de Rome chez lui et avec lequel il fit le voyage. Ce député lui paraissait si surmené et si épuisé cérébralement que mon ami me demanda s'il ne s'agissait pas d'une grave maladie cérébrale amenée par des excès de travail.
Lorsqu'il conversait avec quelqu'un, ce député perdait constamment le fil de ses discours. La digression la plus petite suffisait pour le laisser interloqué, sans qu'il lui fût possible de rattraper ses idées. Il se démentait luimême à peu d'intervalles; mon ami l'en avertit à plusieurs reprises en plaisantant, puis, pris de pitié, il n'insista plus. Je sais que ce député a été nouvellement réélu ; il ne s'agissait donc pas d'une grave maladie cérébrale, mais bien plutôt de surmenage cérébral.
Un de mes amis m'a fait remarquer que les hommes politiques succombent rapidement aux maladies infectieuses et meurent jeunes, ce que l'on doit attribuer à la dépression du système nerveux.
J'aurais encore bien des choses à dire sur la fatigue des muscles et du système nerveux; mais la longueur, déjà considérable, des matières que contient ce volume aurait
pu indisposer le lecteur.
FIN
TOURS, IMP. E. ARRAULT