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Titre : Constant Dutilleux : sa vie, ses oeuvres / par Gustave Colin

Auteur : Colin, Gustave (1828-1919?). Auteur du texte

Éditeur : impr. de A. Brissy (Arras)

Date d'édition : 1866

Sujet : Dutilleux, Constant (1807-1865)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb302565775

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (157 p.) : fac-sim. ; in-8

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Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6328511g

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LN27-22066

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/11/2012

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Si ce livre ne devait être lu que de ceux qui prennent l'étendue du succès pour base de leurs jugements, il serait inutile. Le peintre qu'on y veut étudier fut un artiste sincère et convaincu, mais sa réputation n'a pas franchi le cercle restreint de quelques départements, et d'un certain nombre d'amateurs et d'amis. Heureusement il y a encore des hommes que l'amour de la sincérité tient en éveil, et qui, jugeant par eux-mêmes, ne dédaignent pas de rechercher l'élévation et la conscience dans l'art, et d'admirer ces rares qualités partout oublies se trouvent. C'est donc à ceux-ci qu'on s'adresse et non aux indifférents et aux habiles. Cette étude aura du moins le mé-


rite, à défaut d'autre, de se rattacher à une cause saine et d'honorer un artiste remarquable.

Les peintres convaincus et chercheurs arrivent difficilement aujourd'hui à la célébrité. Ils lui font mal la cour d'ordinaire, et s'éloignent trop des routes battues pour intéresser à leurs œuvres la grande portion insouciante et blasée du public. La poursuite d'un sentiment personnel, ou d'une idée qui ne s'inspire pas absolument des traditions, et avant tout le travail sincère, mènent à l'isolement, à un excès de dignité ou de modestie.

Que l'homme initié à des intimités secrètes, se sentant fier à juste titre de quelques découvertes, refuse de sonner lui-même la trompette, et attende qu'on le salue dans son obscurité, — rien n'est plus naturel. Qu'habitué à des luttes difficiles, il se trouve de plus en plus humble à mesure que la grandeur du résultat dont il approche lui fait paraître mesquines ses premières victoires;

cela n'a rien qui surprenne non plus. Ce sont des instincts contraires à la fortune, mais logiques et qu'on ne peut qu'estimer.


La brièveté de la vie hàte l'effort; à peine entrevoit-on ce qu'on cherche. Est-ce l'homme convaincu et absorbé qui distraira de son temps les heures de la réclame, si importante de nos jours ? Le voudra-t-il d'ailleurs ? La croyance en soi ne donne-t-elle pas la confiance dans les autres ?

Mieux vaut peut-être l'obscurité pour certaines âmes trop délicates, que la lutte ouverte contre l'indifférence et les organisations secondaires. Du travail isolé surgissent au moins pour elles des joies pures qui sont près de Dieu. Mais- de- quel; dégoût, de quelle horrible douleur ne sont-ellespas accablées quand, rentrant dans la vie, elles sentent, — doublement intelligentes qu'elles sont après leur concentration, — qu'on rira de leurs sentiments et que la foule n'en a pas besoin.

Tant de travail inutile ! Alors le vautour de Prométhée les ronge, — et, si leur foi s'ébranle, elles sont perdues; car elles n'ont pas d'ordinaire l'activité qui dompte par la force, mais seulement le courage passif de la conscience.


La médiocrité vite satisfaite n'a pas tant d'écueils sur sa route. Demandant peu elle obtient.

beaucoup. Elle ne dépasse pas le niveau commun.

Tous peuvent embrasser ce qu'elle comprend.

Habile d'ailleurs à manier les moyens de célébrité, toujours libre d'esprit, elle obtient facilement les triomphes dont le génie lui-même,—ce prophète lapidé, — malgré les éclairs qui forcent le public à voir, ne jouit qu'imparfaitement au milieu des convulsions et des tourmentes.

Aussi doit-on tenir en singulière estime les artistes convaincus, qu'on voit songer à l'œuvre plutôt qu'à la couronne, et attendre pleins de confiance qu'on leur apporte ce qui leur est dû, leur part de soleil et d'applaudissements. Ce sont les croyants. Race éternelle commençant au premier homme qui grava sur le roc, qui a ses victorieux et ses martyrs, ses triomphateurs et ses oubliés, de laquelle fut le potier de terre Palissy, et qui, à travers les époques d'indifférence ou de vénalité, entretient la flamme toujours pure et sacrée. La foi ne donne pas infailliblement le gé-


nie, mais l'homme qui l'a reçue de la nature, ne saurait être un artiste médiocre. Il appartient à cette série d'hommes, marqués sans doute pour être les pionniers d'un avenir inaperçu ; il se rattache à la grande chaîne qui relie les écoles entre elles, et, glorieux ou ignoré, il a droit à sa place dans les annales de l'art.

Ce fut un croyant, le peintre dont on lira la vie. Lui-même la racontera presqu'entière. Chacune de ses lettres est un pur rayon de sa pensée, et sa pensée, comme ses œuvres, a cette rare distinction et ce charme pénétrant que peuvent donner la noblesse du cœur et la conscience dans le travail,



1



1

Henri-Joseph-Constant DUTILLEUX est né à Douai (Nord) le 5 Octobre 1807. Il fut le septième et dernier enfant de la famille. Son père, médecin des hôpitaux militaires, mourut de la peste à Breda, le laissant orphelin dès l'âge de trois ans et demi. Un cousin, M. Dutilleux, notaire à Douai, qui était en même temps son parrain, le recueillit et l'éleva comme son propre fils. Le jeune Constant fut mis au collége de Douai où il fit de bonnes études. Il allait terminer sa philosophie, quand parut un décret de l'Université qui exigeait de chaque élève un billet de confession. Dutilleux ne voulant pas « subir une telle » tyrannie exercée sur sa conscience )), ainsi qu'il le dit lui-même, quitta le collège, et, sous la di-


rection de M. Félix Robaut, son beau-frère, artiste lithographe distingué, commença ses premières études de dessin.

Destiné, malgré cette explosion d'une indépendance précoce, à succéder à son parrain dans l'exercice du notariat, il perdit cette position toute faite dans des circonstances qu'il serait inutile de raconter, mais dans lesquelles sa volonté fut nulle. Tout porte à croire qu'il ne le regretta pas. Le notaire Dutilleux mort, son jeune protégé dut songer à s'assurer une existence.

Il quitta Douai (mai 1826) pour aller à Paris chercher un emploi dans une imprimerie. Il n'était pas lourd d'argent et n'en était pas plus triste. (c 98 marches à monter, écrit-il; mais je suis » maigre; plus tard nous descendrons. » Arrivé le 26, il écrit le 27 : « Je ne comprends pas qu'au » milieu de tant de merveilles on puisse trouver » de l'ennui. — On peut s'amuser en province, » sans doute, mais ici on admire. — Le cœur » obtient davantage là-bas. — L'esprit est plus » satisfait ici ».— Après beaucoup de démarches, il entre chez l'imprimeur Fain, rue Racine, le 15 juin. Dès le 27, il va au Luxembourg et au Louvre, et il écrit: « Je n'aurais jamais cru que la » peinture pût produire sur moi un tel effet, » j'étais hors des gonds. »


L'apprenti imprimeur allait vite, comme on voit. — Il est vrai que la veille du jour où il devait entrer dans l'imprimerie, il disait à son beau-frère : « C'est demain que j'entre dans une » imprimerie, et j'en tremble. » Alors commença pour lui ce dur apprentissage que les artistes illuminent avec l'espoir et la gaieté : « Je déjeûne » avec quatre sous, et je dîne avec dix-sept sous. »

Les gens riches" prétendent que ce régime développe le génie, je le veux bien, mais je désirerais que quelques-uns en fissent l'essai. L'économie de Dutilleux était extrême, on ne le voit guère faire de dépense que pour le théâtre.

En juillet, il se sent enivré par le souvenir du pays natal,— c'est à l'époque de la fête patronale de Douai: cc Vous me dites de faire un bon dîner » en mémoire de la fête, écrit-il, mais vous savez » bien que les plaisirs des sens et surtout ceux » de la table ne sont pas les miens. Ceux de l'es» prit et du cœur avant tout. Ainsi dimanche, » pour me désennuyer, je fus au théâtre Français.

» Dire que j'y ai été, c'est dire que je m'y suis » plu, j'ai vu jouer Duchênois— » Cette lettre est pleine d'affection pour sa famille; elle commence ainsi : cc J'ai eu bien de la » peine a vaincre mon ennui : pour la première


» fois à Paris, le temps m'a paru bien pesant; » n'était-ce pas pour moi jadis le plus beau jour » de l'année? Ne-vous voyais-je pas tous alors?

» Enfin n'y songeons plus. Ce sera Gayant1 pour » moi quand je verrai quelqu'un d'entre vous.» 1 Cèpendant, le métier d'imprimeur le fatigue beaucoup. Il est malade. — « Je ne sais vraiment » si je doiS continuer. Ce n'est pas l'argent que je » désire, mais le bonheur. — Les chefs-d'œuvre » des maîtres, loin de me décourager, n'ont fait » qu'augmenter en moi le goût de la peinture ».

Le 12 août, il écrit : « J'ai cessé d'aller à l'im» primerie, — il était temps. — J'irai remercier » mon patron. Aller remercier les gens de vous )) avoir tué, - il faut être honnête homme.» Enfin, le 29 août, son rêve caressé s'accomplit.

Il est peintre, — il entre dans l'atelier d'Hersent.

« Enfin, écrit-il, mon cher frère, beau-frère et » confrère, me voilà casé. Je respire » Son entrée dans l'atelier des élèves est décrite d'une façon piquante : « Je me rendis à l'atelier

1 Gayant, nom d'un géant qu'on promène dans les rues de Douai à la fête. Cérémonie qui a son équivalent à Pampelune et à Sarragosse (en Espagne), en souvenir des Maures.


» de suite. Les sarcasmes commencèrent à voler » de toutes parts. — Monsieur, vous êtes des » nôtres?^ Oui, Messieurs, leur dis-je; si toute» fois vous voulez bien me recevoir parmi vous.

» Ma politesse leur plut; je n'en fus pas moins » la risée des élèves pendant un quart d'heure.

.t) Je supportai tout avec patience, et je ripostai » avec gaîté. On me montra tout ce qu'il y avait » de beau dans l'atelier; ici c'était un nez comme » une citrouille, là un squelette. On me ques» tionna sur mes principes religieux et monar» chiques, on me conseilla d'éviter certaines » rues, et cela avec des assaisonnements qui » excitaient les rires universels. On me parla » latin, je n'eus garde de répondre. — On aurait )) pu me croire pédant, et ce défaut-là ne se par» donne pas. — Enfin, je n'ai pas eu à me » plaindre.

» Aujourd'hui on parlait des charges qu'on » fait aux nouveaux,— à celui-ci, a dit le massier, » on n'en fera pas. Madame Hersent m'a dit que » le jeune homme avait l'air bien timide, et » qu'elle craignait qu'on ne le tourmentât. —

» Cela fit cesser les projets, et on a dit qu'on se » bornerait aux propos. M'en voilà quitte pour » la peur. »


Toutes les lettres de cette époque montrent un jeune homme timide, non sans tact et sans finesse, bon et plein d'enthousiasme. Peu de violences et d'allures vagabondes. — A l'Opéra, il n'éprouve que du dégoût en voyant exécuter « des » danses lascives. » Il travaillait énormément.

Le dimanche, il prenait l'air.

« X est ici. Nous ne nous sommes pas quittés.

» Dimanche dernier, partis de chez nous à quatre » heures du matin, nous arrivâmes à six heures )) au Père La Chaise, séjour charmant où la » mort animée semble respirer les suaves odeurs » parsemées sur les tombeaux. Nous y dessi)) nâmes jusqu'à midi. Enfin, chassés par le soleil » et par les gardes qui nous défendaient de nous )) asseoir, nous nous dirigeâmes vers le bois de » Vincennes qui nous prêta un asile sûr et tran)) quille. Nous en sortîmes avec le portefeuille » garni de quelques études et nous acheminâmes » assez fatigués vers Paris.

» Ce soir, comme le ciel se charge de nuages, » je vais, pour me délasser, gagner doucement » le Pont-Neuf, et admirer quelque temps un » spectacle aussi magnifique. J'irai seul, tout )) seul, je jouirai de toutes mes forces et sans » être dérangé. »

Ne dirait-on pas une page de Jean-Jacques?


A peine initié, il disait, en exposant le projet d'un tableau. — « Il ne suffit pas de peindre pour » être peintre, il faut savoir penser, il faut sur» tout sentir, frissonner et pleurer quelquefois.

» C'est dans une exquise sensibilité qu'il faut » chercher le talent. »

A 21 ans, Dutilleux jugeait, sans s'en douter, toute son œuvre. Poète autant, si pas plus que peintre, il sautait par-dessus les moyens, et posait la synthèse de son avenir.

Pour subvenir aux frais d'une vie si modeste, Dutilleux donnait des leçons de latin et de français : il ne s'en plaignait pas ; il pouvait peindre.

On sent qu'il adorait le théâtre : cc Mars, la divine Mars jouait. Elle voulut » parler, on l'applaudit six fois. C'est fermer la » bouche aux gens d'une manière honnête. Je » ne demanderais pas mieux qu'on m'empêchât » de parler ainsi. »

Son âme tendre trouvait des formes charmantes pour exprimer l'amitié : cc

» D'abord, mon cher, une question: Pourquoi » adresser à L une lettre, dont plus de la » moitié m'appartient? Tu ne sais pas qu'il en » résulte pour moi deux inconvénients : le pre-


» mier, c'est que ma délicatesse souffre plus que » ma bourse ne souffrirait; le second, c'est que » je ne puis garder une lettre qui ne m'est pas » adressée, et cependant je tiens à conserver » tout ce qui vient de toi. »

Voici quelques lignes bonnes à faire étudier aux jeunes gens que leur famille envoie à Paris, au sortir du collège. « C'est du temps perdu que » celui du sommeil ; si tu savais quel courage à D Paris ! Il est une heure du matin, mon cher » R.. , il y a quelque temps que je ne t'ai écrit : JD je le fais une bonne fois, et, pour que cela ne )) dérange en rien le travail journalier, je ne me )) couche pas. Un jeune homme qui vit sage i> comme une fille, peut bien, de temps en temps, » se donner de ces libertés-là! »

Cependant, malgré son amour pour Paris, il songeait au retour, et il disait : « Je ne retour)) nerai au pays que lorsque je saurai peindre un » portrait à l'huile. » Il y revint en mai 1827 et y demeurer jusqu'en octobre de la même année.

Il peignit, pendant ce laps de temps, quelques portraits et tableaux.

Ce fut vers cette époque qu'il cOJllprit, pour la première fois, le genre d'Eugène Delacroix.


Le grand coloriste venait d'exposer son Christ aux Oliviers. Les remarques de Dutilleux à ce propos sont intéressantes : « Je voudrais, dit-il, » un peu plus de majesté dans le.Christ; les an» ges sont composés comme Raphaël. » Un élève d'Hersent et de l'école des Beaux-Arts admirer le révolutionnaire artistique : quelle audace!

A propos du beau tableau de Deveria, la Naissance de Henri IV, il s'écrie : « C'est un tableau » délicieux, étonnant ; c'est la perle du salon. »

Deveria était alors, du reste, au nombre de ses amis, et Dutilleux est ravi de ce succès.

Il nous apprend qu'il allait à l'Académie, à l'atelier d'Hersent, à l'école des Beaux-Arts, qu'il prenait des leçons de perspective, copiait au Louvre, enfin, ne perdait aucune occasion de s'instruire dans son art. C'était un travailleur acharné.

Hésitant encore dans ses projets d'avenir, il songe à vivre neuf mois de l'année en province et trois à Paris ; — selon lui c'est le moyen de faire des progrès. On le voit revenir à Douai pour la seconde fois aux vacances de Pâques 1828, et, en septembre de la même année, obtenir une médaille de bronze à l'exposition de Cambrai.


L'année 1829 le trouve de nouveau à l'œuvre.

Séduit par le bon accueil de ses amis de l'atelier d'Hersent, il paraît vouloir se fixer à Paris. « Je » suis, sous le rapport du cœur, à l'abri du sé» jour de Paris, où je cherche à me fixer. Il n'est )) qu'une chose que je veuille oublier, c'est le » mal qu'on m'a fait ailleurs. Je ne hais per» sonne, mais j'aime encore mieux ceux que j'ai » toujours aimés, et je sens encore plus vivement » leur absence, fatigué que je suis de la vie de » garçon, vie que je tâcherai d'abréger autant » que possible. »

Il demeurait alors rue Git-le-Cœur, no 5, « 17 francs de logement, bottes comprises. » Son horreur pour les visites et les démarches lui fait alors perdre la copie d'un grand tableau. Ses copies au Louvre l'absorbaient beaucoup.

L'hiver de 1829 à 1830 fut, comme on sait, un des plus rigoureux de ce siècle. Les galeries du Louvre, d'ordinaire remplies de jeunes peintres et de copistes, étaient désertes. A peine quelques rares enthousiastes se hasardaient-ils, au milieu des salles froides, à poser leurs mains sur les barres de fer glacées qui séparent les tableaux du public. On gelait même en regardant Rubens.

Ces âpretés atmosphériques n'arrêtèrent pas


Dutilleux. Juché sur sa chaise haute, il travaillait avec un égal courage tous les jours, ne sortant qu'à l'heure de la fermeture. Bien des fois il se trouva seul, objet d'effroi et d'étonnement sans doute pour les gardiens, - ces lugubres contemplateurs de merveilles !

Ce courage n'est-il pas intéressant au plus haut point? Un observateur passant par-là, et voyant ce tout jeune homme si maître de son corps, se fût demandé d'abord si le besoin n'était pas le mobile d'une telle vaillance. Bientôt, détrompé par sa mise modeste mais convenable, et par le genre de ses études, il n'eût pas manqué de deviner une organisation d'élite, une nature forte et dominée par des passions élevées.

Spectacle admirable en vérité que la vie de ces braves jeunes gens, qui, forts de leur instinct et de leur conviction, n'ambitionnent rien d'autre, au milieu de la cohue des galans et des titres, que le droit d'étudier et d'égaler un jour, dans la mesure de leur force, les œuvres des grands maîtres. Enfants perdus dans la foule, qui répondent au dédain par la fierté, et, à l'âge où le sang bouillonne, savent mettre au service d'un sublime amour, les forces et les ardeurs


que tant d'autres émiettent et gaspillent au hasard du moment, et du vice qui tente !

Dutilleux copiait beaucoup Rembrandt : « J'ai » chez moi des pochades de tous les Rembrandt » de la galerie. » Ce peintre, à face et à tempérament de lion, domina longtemps tous les autres dans l'esprit du jeune homme. Cette sympathie le conduisit à l'intelligence de Delacroix. Les natures tendres et fines s'étonnent volontiers des grandes dissemblances; elles sont aussi plus portées à les comprendre, à cause d'une sorte d'impartialité instinctive. « Delacroix et Ingres, » écrit-il le 17 novembre 1829, sont des hommes » dont le pinceau ne peut pas errer. »

On s'intéresse à la précocité de cette admiration pour le puissant artiste que la France vient de perdre, et dont l'amitié a été une des plus belles récompenses de la vie de Dutilleux. Plus tard, il changera à propos de Ingres, mais on comprend le sincère enthousiasme du néophyte pour l'intrépide obstination et la facture parfois étonnante du peintre de la source. Au reste, Dutilleux distingua vite le maître dans les deux. « Il existe » un peintre, un véritable peintre, maintenant » le seul qui ne copie point: c'est Delacroix. Voilà n mon grand homme, yoilft celui dont les ta-


)) bleaux portés au Louvre ne feront point u~~ » tache/ comme tels et tels introduits dans la » grande galerie depuis quelque temps. Il vient » de paraître de lui deux belles lithographies, » un lion et un tigre. C'est beau comme un » Delacroix. » (3 mars 1830.) Il ne faut pas oublier que Delacroix était alors violemment contesté et qu'on lui marchandait déjà une gloire que la postérité doublera sans faute. C'était la belle époque de la lutte entre les romantiques et les classiques. Dutilleux n'hésita pas longtemps à se ranger du coté de la vie, de l'invention et de l'indépendance.

Ici se placent deux fragments de lettres qui manifestent l'homme. « Je méprise les cancans » et la race cancanière. Ma conduite est basée » sur des règles fixes et invariables ; j'espère » qu'elle sera toute ma vie celle d'un honnête » homme. Mon cœur est exempt de haine et »' n'est point oublieux du bienfait. »

« Pour le moment je n'ai besoin d'aucun sc» cours de mes chers frères. — Si les circons» tances étaient contraires, je n'hésiterais pas à )) implorer leur appui. Toutefois, je chercherai D à ne leur causer aucun embarras, car je sais » par expérience qu'on se met, pour ainsi dire,


» sous la dépendance de celui qui vous oblige ; » et comme il est possible que je ne me conduise » pas toujours selon votre manière de voir. et vos » désirs, je veux au moins que vos conseils ne » ressemblent en rien à des ordres. »

Ces sentiments concordent avec un commencement de lassitude de la vie parisienne.

« Il y a quatre ans, j'aurais fait le tour du » monde. Rien n'égale la présomption d'un élève » sortant du collège. Il y a trois ans, j'aurais fait » volontiers le voyage de Rome. Il y a deux ans, » je suis encore venu volontiers à Paris. Il y a » sept mois j'y suis venu à contre-cœur. Je » m'arrange de manière à pouvoir m'en passer » pendant un certain temps. Je suis plus que las » de cette vie errante et vagabonde, je veux » chercher enfin à reposer ma tête. Un voyage » de cette espèce (on lui proposait un voyage » en Suisse) ne me plairait plus. Je n'ai point » une santé à supporter tant de fatigues, et puis, » le profit que j'en retirerais serait bien mince.

» Eh ! mon Dieu ! pourquoi courir si loin ? la » nature est là sous la main, il s'agit de la bien » voir, de la bien comprendre. Il n'est point de » nature ingrate qui ne puisse se plier à la )) peinture, il s'agit de la saisir par son vrai


» caractère. Je compte retourner à Douai vers » Pâques, mais je n'y demeurerai pas.

» Quant au goût décidé de mon gentil filleul » pour la peinture, je désire beaucoup qu'il » l'abandonne au plus tôt dans son intérêt. Je » sais ce qu'il en coûte pour devenir artiste.

» Défions-nous de l'ambition, elle nous tue, )) bornons nos désirs. Il est vrai que la » vie de l'artiste est une des mieux employées » selon la nature, et cette idée me console. Elle » procure parfois des jouissances infinies, in» connues au vulgaire. Cette vie est libre » comme l'air (ô jeune homme), et sous ce » rapport, elle mérite bien qu'on fasse pour elle » quelques sacrifices. »

Trois mois après avoir refusé le voyage de Suisse, en mars 1830, Dutilleux revint à Douai, riche de souvenir, de courage et d'études, mais allégé de tout l'argent qui composait le faible héritage de ses parents. Il y demeura tout l'été, et, parmi d'autres ouvrages, peignit le portrait de M. Dubois de Nehaut, d'Ernemont, un ami fidèle qu'il retrouva trente-cinq ans plus tard au Tréport, en 1865, quelque temps avant sa mort.

Dutilleux avait alors vingt-trois ans. L'affection qu'il portait à son cousin et ami M. Seiter,


l'amena plusieurs fois à Arras. M. Setter l'engagea vivement à s'y fixer. L'artiste céda à ces instances, et s'installa, dans cette ville qu'il devait habiter trente ans, en septembre de la même année.

Malgré ses travaux et le cours qu'il dirigeait chez M. Seiter, il faisait de fréquents voyages à Douai, et, deux ans plus tard, le 7 mai 1832, il "épousait Virginie-Julie Hallez, à l'église SaintPierre, de Douai.


Il



Il

« J'ai assez d'élèves et d'occupation, mainte» nant me voilà casé et je me trouve bien, » écrivait Dutilleux, un mois après son mariage. — Un enfant vint au jeune ménage, l'année suivante.

Sa petite famille déménagea alors et vint habiter une maison plus grande, rue Saint-Jean-enLestrées, près de l'hôpital. Une presse lithographique avait été achetée. Voilà Dutilleux établi.

En même temps il ouvrit une école, dans laquelle vinrent étudier Edmond Wagrez, également de Douai, qui est devenu un peintre très-distingué, et Destrez, mort à Valenciennes, professeur à l'école de dessin de. cette ville.

« J'aurais pourtant désiré, écrivait le jeune


» père, que tu visses mon enfant. Oh ! que je » chercherai à former son cœur surtout. Oh !

» que je chercherai à lui inspirer la charité pour » tous et surtout pour ses parents. »

Le portrait qu'il fit de lui à cette époque, et qui est peint du goût de Rembrandt, montre un jeune homme à la physionomie fine et nerveuse.

De 1834 à 1838, on le voit travailler beaucoup, il avait des commandes pour des églises de campagne. Plusieurs fois aussi il alla à Paris et y fit quelques études. Il paraît que le débit n'était pas égal à la production, car il disait gaiement: « Si les amateurs de tableaux passaient par » Arras, j'en ai une certaine quantité que je leur » céderais volontiers. »

cc En 1838, - dit un des élèves de ce temps, » M. Charles. Deusy, — 1 l'atelier commença à » être beaucoup plus fréquenté et prit même » plus d'éclat. Le maître grandissait chaque » jour en talent et partageait avec joie, avec » une espérance qui devait s'évanouir bientôt, » l'admiration que faisaient naître les essais j) d'Edmond Leclercq. C'est ici surtout qu'il faut

1 Lettre à M. Robaut, du 11 novembre 1865.


» s'arrêter pour considérer le désintéressement » de M. Dutilleux. Il était heureux du succès de » tous ceux qui font bien : sa sincérité à cet » égard n'a jamais pu être mise en doute, et il » n'a jamais manqué d'encourager et de se» conder autant qu'il l'a pu, tous ceux qui don» naient quelques lueurs d'espoir. Et c'est là » surtout ce qui le distinguait entre tous. »

Il y avait deux ateliers, le grand et le petit.

Le grand atelier n'était ouvert qu'aux heureux qui déjà maniaient la brosse. L'éveil de l'art était donné et beaucoup accouraient, quelques uns pleins de talent. La nature sympathique du maître, et son âge, l'unissaient facilement à ses élèves. De là, beaucoup de gaieté, d'entrain et d'enthousiasme. Rembrandt était le Dieu en ce temps-là; il courait là dessus un air d'ancienne école. Des amateurs prenaient souvent la route de ce logis réservé.

En 1837, la ville mit à la disposition de Dutilleux, quelques salles du bâtiment de SaintVaast, pour lui faciliter l'exécution de travaux considérables commandés pour des églises de campagne. Une exposition eut lieu à Arras. Le lithographe Collette, puis Sanson, mort si jeune,


accrurent, pendant quelque temps, le nombre des amis. Dutilleux restaurait alors la descente de croix qui est à l'église Saint-Jean-Baptiste, d'Arras.

Dans ce temps, M. Ch. Deusy présenta A. Grigny à l'atelier. Dutilleux reçut à bras ouverts le jeune artiste, alors inconnu; il devina vite en lui « l'héritier direct des sublimes » maçons du moyen âge (1). » l'encouragea et l'aida de tout son pouvoir. Cet appui intelligent et fraternel, fortifia souvent dans ses traverses et dans ses luttes, l'admirable architecte, que la postérité glorifiera, en regrettant qu'il n'ait pas eu à reconstruire l'ancienne basilique de sa ville natale, la Cathédrale gothique d'Arras.

Cependant la réputation du peintre se faisait dans la ville et dans le département, et le rude travailleur de vingt ans pouvait espérer que ses efforts ne seraient pas vains. Une Suzanne au bain qu'il peignit dans ce temps atteste une grande préoccupation de Rembrandt. La vibration des effets semble le séduire surtout. Les esquisses de ses élèves montrent aussi qu'il les dirigeait dans la voie flamande.

(1) Discours de réception à l'Académie d'Arrns de C. Dutilleux.


Toutefois, il existe de cette époque une toile inachevée, qui paraît être le premier jalon de la route que le peintre entrevoyait peut être et qui a un vif intérêt au point de vue du souvenir. C'est une réunion de ses élèves, peints dans l'attitude d'hommes qui regardent un tableau. L'extrême simplicité des têtes, l'allure naïve et tout à fait naturelle du mouvement, indiquent un commencement d'hésitation, et la personnalité qui se développe.

En 1839, Dutilleux envoya son élève favori Leclerq, à Paris. Il l'adressa à Eugène Delacroix.

Une correspondance s'établit à ce sujet, et depuis lors les relations entre les deux artistes, ne firent que se développer pour aboutir enfin à une amitié honorable pour tous les deux.

Jusque-là tout allait bien, — Dutilleux avait trois filles,- il désirait un garçon, - c'était le bon moment pour le sort de frapper. Le fils appelé, fut enlevé quelques jours après sa naissance. « Dieu nous l'avait prêté seulement pour » quelques jours, il ne nous appartient pas de » nous révolter contre sa puissante volonté! que » son saint nom soit à jamais béni ! »

Heureux qui trouve sa force dans la résigna-


tion. Fort qui sait abaisser ainsi le légitime orgueil de l'intelligence !

Le père de famille qui plus tard devait être adoré des siens, se préoccupait déjà vivement de l'avenir des enfants. Voici les conseils qu'il envoie a une mère (juin 1841).« Donne-moi des nou» velles de F.? chez quelle sorte de gens est-il ?

» quel âge a son patron ? quel âge a sa femme ?

» Hélas, bonne sœur, vous autres femmes, » vous êtes assez heureuses pour ignorer tous » les dangers qui s'accumulent autour d'un jeune » homme abandonné seul à Paris. Quelle force » a cet enfant pour lutter contre ses propres pen» chants et contre des tentations de toute sorte.

» Il faut avoir vu cela de près comme moi pour » se faire une idée d'un pareil dédale. Ah! qu'est» ce que l'avenir pécuniaire ou matériel d'un » garçon auprès de son avenir spirituel ! Combien » qui tout en faisant fortune ont perdu leur bon » cœur et leurs bonnes qualités naturelles! Je » ne pense pas à ton fils sans trembler. Tu sais » que j'aime cet enfant comme un des miens. Il » a un cœur excellent et c'est justement à cause » de cela que je crains tout pour lui. L'air de » Paris est empesté. La jeunesse si avide, si cu» rieuse respire cet air qui l'énivre. Il faut qu'elle


» succombe, si elle n'a pas un préservatif puis» sant et durable. Il faut être cuirassé, armé de » pied en cap pour résister dans un pareil combat, » et ton fils a-t-il cette armure. Ses principes, s'il » en a, sont-ils bien établis ? sur quoi reposent» ils? Pardonne, ma chère sœur, si j'ajoute en» core peut-être à tes inquiétudes. Mais il est des » mOlnents dans la vie où il n'est plus permis à » une mère de ne pas faire de réflexions sé) rieuses. Il n'est plus temps de s'étourdir sur » certaines vérités. Il faut tout voir, tout exami» ner. La responsabilité est immense. »

En 1842, Dutilleux perd une petite fille. Il devient malade, et va au Tréport prendre des bains de mer. « il est bon parfois de souffrir, d écrit-il, cela nous rapproche de Dieu. »

Quatre ans plus tard, en 1846, autre perte.

Cette fois, c'est un second petit garçon qui meurt.

« Si j'ai tardé à t'écrire jusqu'à présent, c'est » que je n'ai pas eu le courage de le faire ; je » suis encore sous l'impression du coup qui » vient de nous frapper. Ah ! c'est surtout lors» que je veux écrire que je sens la tristesse me » reprendre et me remuer jusqu'au fond des en» traîlles, et pourtant, ce cher petit ange est


» bien heureux, et son sort est digne d'être , , » » enVIe. »

Sui t ce fragment, ou pour mieux dire, cette prière : ce Je prie Dieu chaque jour de nous » venir en aide dans cette vie, et de nous faire » vivre de manière à ce qu'un jour, enfants du » même père, nous nous retrouvions tous dans » un monde meilleur. Daigne le Seigneur exau» cer ces vœux et ces prières. Souvent, nous » ne savons pas nous résigner et nous contenter » de notre position, et toutefois, si nous faisions » attention à ceci : que notre sort serait envié » par des millions d'autres hommes, peut-être » serions-nous un peu plus résignés! »

27 septembre 1846.

Au printemps de l'année 1847, il visita l'Exposition. Ému par les tableaux de G. Corot, il résolut d'acheter une œuvre de ce peintre, alors si contesté. Il lui écrivit. Sa lettre tomba entre les mains du père de Corot qui, jusque là, avait refusé de croire au génie de son fils. Sa forme, l'enthousiasme qu'elle respirait desillèrent les yeux de M. Corot, père. C. Corot céda à Dutilleux une toile ravissante, et dès lors, se lia entre eux une amitié que la mort seule dénoua.


Quelques mois auparavant, en janvier, il avait reçu en don, de Eug. Delacroix, l'esquisse de l'Éducation d'Achille, (fragment des peintures murales du Corps législatif). Cette année fut bien remplie pour l'artiste ; il alla, après l'exposition, faire un voyage au Trêport, avec le sculpteur Bion, et en septembre retourna à Paris visiter Delacroix. Le père, rudement mis à l'épreuve, se consolait un peu dans ces belles intimités, et le peintre qui, depuis 1830, avait abandonné les expositions de Paris, reprenait vaillance aussi, et désir de mieux faire.

La révolution de 1848 ne le détourna pas de ses travaux. « j'ai bon espoir, écrit-il à ce pro» pos, et je tache de le faire partager par nos » amis. Tu sais que je me suis toujours ressenti » de mon éducation première, aussi, la répu» blique ne m'a pas effrayé et, dussé-je souffrir » un peu dans mes intérêts, (1) si la France est » prospère, je ne regretterai point le sacrifice » que j'aurai dû faire. »

Toujours souffrant, il envoya pourtant deux tableaux à l'exposition de 1849; un paysage avec

(1) En dehors de la lithographie, Mme Dutillcux dirigeait un magasin de papeterie et d'objets de luxe et d'art.


ruines, et un autre intitulé fantaisie (aujourd'hui appartenant à monsieur A. Bollet.) A partir de ce jour il né cessa plus d'exposer chaque année.

Dutilleux avait perdu trois enfants, mais il lui en restait alors six, de neuf qu'il avait eus.

Grâce à son talent, et à l'appui dévoué et intelligent qu'il trouva près de lui pendant toute sa vie/ et qui sut écarter des yeux de l'artiste, les tristesses matérielles si pénibles aux poètes, il en était arrivé à ce point où il pouvait considérer avec calme, l'avenir assuré de toute sa famille. Dégagé des difficultés les plus sérieuses, encouragé par l'amitié de" deux grands artistes, il allait pouvoir plus librement entrer dans son œuvre et développer son génie particulier.


III



Ill.

La vie de Dutilleux entre dans une nouvelle phase. Plus libre: plus indépendant, il va pouvoir se permettre chaque année une vacance : Fontainebleau, le Tréport, Calais, Dunkerque, Gravelines, le verront successivement poursuivre les secrets de la nature. Jusque-là, les portraits, les tableaux d'église, des leçons à donner, son atelier d'élèves, sa lithographie à diriger, enfin tout le travail marchand avaient absorbé son temps. Chaque soir, pour se délasser, il dessinait ces riches albums si originaux, esquisses colorées, réhaussées de deux ou trois pointes de couleur, dans lesquelles il semaitles trésors de son imagination. Il composait de souvenir, d'entrain, au hasard de l'inspiration, vif, ardent,


infatigable. Une seule promenade alimentait sept soirées de travail. Dans une après-midi de dimanche, il trouvait le labeur de la semaine.

Le séjour qu'il fit à Barbizon en août et septembre 1851, décida une vocation jusque là hésitante. Il s'énamoura de la nature, et sentit qu'elle lui rendrait quelque chose de ses caresses.

L'œuvre du paysagiste commençait. Plus de tergiversation, plus d'indécisions inavouées. Cet homme honnête, à l'aise avec la pureté, sut d'un pays privé de grandes allures, tirer une suite d'études, ou plutôt de tableaux, peints sur nature avec un amour et un sentiment exquis.

Nous l'avons vu, nous, ses élèves, à l'œuvre.

Rien ne l'arrêtait, ni la tempête, ni le froid, ni la neige, ni la maladie. Levé avant le jour, il arrivait à l'étude au moment où parait la lumière. Il revenait vers dix heures accomplir le travail des leçons, et le soir il retournait à la campagne. Son courage, sa persévérance furent sans bornes.

Non que son œuvre de portraits se ressentit de cette puissante diversion, il ne fit que progresser dans ce genre. Mais, depuis 1851, sa principale tendresse, fut pour les bois et les prairies, et cet amour ne se démentit pas.


Chaque année, son ami Corot vint passer quelque temps à Arras. Chaque année aussi, Dutilleux alla à Paris, plus ardent à la peinture que jamais.

Cet enthousiasme ne changea en rien les sentiments de l'homme et du père. Seulement, l'homme pieux s'était développe à mesure que sa famille grandissait et que les épreuves faisaient saigner son cœur. Voici une lettre datée de décembre 1853 :

« Tu es réellement pieuse, j'en ai l'intime con» viction, et tu sais que la vraie piété ne consiste » pas à aller chercher au loin les bonnes œuvres, » à passer beaucoup de temps dans les églises, » non, l'âme véritablement pieuse sait qu'elle » doit d'abord accomplir les devoirs de son état, » et, parmi ces devoirs, le premier c'est de pra» tiquer la charité, dans le vrai sens du mot, » c'est-à-dire d'être douce et agréable à tous » ceux qui t'entourent.

» Tout ne marche pas droit dans la vie, tant » s'en faut, et pour personne au monde ; chacun » a ses contrariétés, c'est une nécessité; depuis » longtemps j'ai pris l'habitude d'offrir tout cela » au bon Dieu et je m'en trouve très-bien. Un » père de famille doit avoir, autant que possible, » l'humeur douce et surtout égale, et il faut s'y


» appliquer de bonne heure. Regardons souvent » le ciel et les choses de la terre nous tourmen» teront peu. Mais je ne veux pas prêcher. »

Le 24 mai 1854, C. Dutilleux fut honoré du titre de membre de l'Académie d'Arras. Il pro-

nonça un remarquable discours de réception sur cette thèse : « La science c'est souvent la lettre qui tue.

» Le sentiment c'est l'esprit qui vivifie. »

En cette même année il fit avec Corot le voyage de Hollande. Les deux peintres délaissèrent vite les magnifiques musées de ce pays, pour étudier d'après nature. La campagne faisait oublier Rembrandt à son ancien disciple. A Rotterdam ils se quittèrent, se donnant rendez-vous à Douai pour le mois de septembre. Dutilleux revint par Givet, où il passa huit jours chez son ami le commandant Trœschler; Corot, revint à Douai par la Normandie.

Mais le sort n'était pas fatigué; notre pauvre peintre fut frappé en pleine poitrine par un coup terrible, son dernier enfant, une petite fille charmante, mourut (mars 1855).

Je fus témoin de sa douleur, et je sais ce qu'elle a été : je le rencontrai un jour au travail dans


les champs, il pleurait, et, pour secouer cette amertume, marchait de long en large en croquant une croûte de pain qu'il trempait de ses larmes.

Le peintre était vaincu.

Cependant Dutilleux nourrissait un projet, dont l'établissement des ainés de ses enfants allait bientôt lui permettre la réalisation. Il songeait à s'établir à Paris ; il ne se dissimulait pas les difficultés de l'entreprise. Se sachant fier, incapable de transactions, il n'attendait rien du caprice ou de la protection ; habitué aux traverses de la vie, il comptait sur lui-même et souhaitait surtout ardemment d'être réuni à Corot et à Eug. Delacroix.

Je le voyais souvent alors, soit à Fontainebleau, soit à Arras. Il étudiait énormément d'après nature, ce qui ne l'empêchait pas de faire beaucoup de portraits et de paysages à l'atelier, et de .continuer ses leçons.

De cette époque date cette innombrable suite d'études, dont nous nous occuperons plus tard.

Nous en rapportâmes une ensemble du village de Saint-Laurent, où j'avais travaillé avec lui tout l'été. On était alors à la fin de l'automne ; la neige, le vent, nous fouettaient la figure, nous


avions toutes les peines du monde à maintenir nos toiles en état contre la tempête : « Il faut » les arracher, disait-il en riant. » Jamais il n'était aussi joyeux qu'à la campagne.

Je passai avec lui une saison à Anzin, à une lieue d'Arras. Tous les jours, quelque temps qu'il fit, il y venait. Nous étions trois : lui, Ch.

Desavary et moi. C'était merveille de le voir enfoui sous son parasol, bravant la pluie, l'humidité et s'acharnant à l'ouvrage.

Plusieurs artistes de renom s'étaient liés avec lui; à Fontainebleau il avait connu Millet, Rousseau, Aligny. En 1855 il visita la forêt avec tous ses élèves et une partie de sa famille. Je les rejoignis un matin, et les trouvai déjeunant à l'ombre du chêne le Charlemagne. C'était comme une fête que semblait saluer, en se courbant sous le vent d'un beau jour, la haute futaie voisine.

Souvenir plein de jeunesse et de fraîcheur! Une fois l'heure du travail marquée par le soleil, chacun retournait à l'œuvre, imitant l'ardeur du maître.

Ce fut dans ces dernières années de séjour à Arras qu'il fonda la Société Artésienne des Amis des Arts. Cette société prospéra vite, grâce à l'ini-


tiative intelligente de son chef et au goût de la peinture, dont il avait accru le développement dans sa ville d'adoption.

Enfin, le 20 janvier 1860, avant marié ses deux filles cadettes,jl alla se fixer à Paris, laissant sa maison de commerce et la suite de ses leçons à son gendre et élève, M. Ch. Desavary.



IV



IV

Le séjour de Dutilleux à Paris s'annonça bien.

A l'exposition de 1861, il eut quatre toiles qui furent remarquées : un dessous de bois à Fontainebleau, un saint Jérôme en prières, un enfant nu et une vue des dunes de Dunkerque. Voyez l'homme, il écrit avant l'exposition : « comment » serai-je placé ? Je n'en sais rien et ne m'en » inquiète pas. » Cependant, le jury le récompensa.

Il s'était vite créé de belles intimités, celles des grands statuaires Barye et Preault, et du paysagiste bien connu, Paul Huet. Néanmoins, il sortait peu et vivait isolé des hommes, se rapprochant plus volontiers des vieux maîtres du


Louvre. Encore entouré d'une partie de sa famille, (Madame Dutilleux et ses trois fils l'avaient accompagné) il-travaillait le soir au milieu des siens, comme à Arras. La sérénité d'un intérieur ami l'inspirait davantage. Le jour, on l'arrachait difficilement à son travail. Sa vie fut la même pendant les cinq années de son séjour à Paris.

Une grande part de ses affections était restée en province, il ne l'oubliait pas. Un malheur frappe un de ses enfants, il écrit : « depuis longtemps, » mon lot à moi, est de voir toujours souffrir » quelqu'un des miens, ou plutôt de souffrir tou» jours dans un de mes membres. Pourquoi me » plaindrais-je, si je vous conserve tous? .» Chaque été il revint à Arras. « J'ai une quan» tité de portraits à faire à Arras, dit-il, et j'y » serai retenu, je ne sais jusqu'à quelle époque.

» C'est vraiment trop pour une fois. »

Sa ville d'adoption ne l'avait pas oublié. Atteint au commencement de 1863 d'une dyspepsie chronique, il commençait à recouvrer la santé lorsqu'arriva. la maladie d'Eugène Delacroix.

Dutilleux fut un des premiers appelés auprès de l'illustre moribond.

« Paris, août 1863.

» Je viens de faire une visite bien triste.


» M. Delacroix, le grand peintre de la France, » m'a fait prévenir hier par sa bonne, qu'il est » fort malade. Et, en effet, je le crois très-sé» rieusement attaqué. Ce n'est plus l'estomac » qui souffre, c'est la poitrine. Et j'ai des craintes » bien vives. Je ne suis resté avec lui que quel» ques minutes, et je l'ai quitté bien triste. Ce » sera une grande perte pour le monde, et sur» tout pour moi. Cette attention qu'il vient d'a» voir de me faire prévenir, donne la nature » de l'amitié qu'il voulait bien me porter, amitié » dont je serai toujours heureux et fier, car il » n'était guère prodigue de lui-même. Adieu, » très-chers enfants, tous, je me sens de plus en » plus rentrer dans la vie (il allait mieux de son » mal), et c'est pour vous aimer tous davantage, » et je suis heureux de vous le dire. »

a Barbizon, 7 octobre 1862.

» Comme je l'ai bien pensé, la mort de Dela» croix m'a fait et me fera longtemps éprouver » une peine profonde. Je l'ai vu le dimanche » qui a précédé sa mort, et voici quelles ont été » ses dernières paroles, qu'il ne m'est plus pos» sible d'oublier. Comme je lui disais que ma » visite avait été longue pour lui, peut-être?

» Non, non, me répondit-il, votre visite est


» comme un baume, et je vous remercie. »

On sait que Dutilleux avait été désigné pour être un des sept exécuteurs testamentaires de Delacroix. Le grand peintre laissait à chacun d'eux à titre. de souvenir, le choix d'un dessin dans son œuvre. Dutilleux prit une aquarelle représentant Orphée, civilisant le monde.

Ce n'était pas le seul présent qu'il eût de Delacroix : j'extrais de la correspondance que les deux peintres entretinrent ensemble, cette lettre qui affirme le degré d'amitié qui les unissait.

« Paris, ce vendredi 8 mai 1863.

» Mon cher ami, » Quand j'ai vu avant hier dans vos mains et » sous vos yeux, la petite esquise de Tobie, elle » m'a paru misérable, quoique cependant je » l'eusse faite avec plaisir. Enfin, quoiqu'il en » soit de cette impression, je me suis rappelé » après votre départ que vous aviez regardé avec » plaisir le petit lion qui était sur un chevalet.

» Je souhaite bien ne pas me tromper en pen» sant qu'il a pu vous plaire. Je vous l'aurais » envoyé tout de suite, sans les petites touches » nécessaires à son achèvement et que j'ai faites » hier. Recevez-le avec le même plaisir que j'ai


)) à vous l'envoyer, et vous me rendrez bien » heureux.

» Votre sincère et dévoué, �. » EUG. DELACROIX.

» Il est encore frais dans certaines parties. —

» Évitez la poussière pendant deux ou trois » jours. »

Mais il restait à Dutilleux le grand et bon Corot, celui duquel il disait : « Je ne sais pas si » Corot n'est pas encore supérieur à Delacroix.

» Corot est le père du paysage moderne. Il n'est » pas un paysagiste, qu'il en ait conscience ou » non, qui ne procède de lui. »—« Je n'ai jamais » vu un tableau de Corot qui ne fut beau, une » ligne qui ne fut quelque chose. »—<c Parmi les » peintres modernes, ajoutait-il, Corot est celui » qui, en tant que coloriste, a le plus de points » d'analogie avec Rembrandt. La gamme est » dorée chez l'un, et grise chez l'autre; mais » tous deux se servent des mêmes moyens pour )) arriver à la lumière, et faire valoir un ton » l'un par l'autre, dans l'entière harmonie. En » apparence leurs procédés semblent contraires, » mais le résultat voulu est le même. Dans un » portrait de Rembrandt, tous les détails se » fondent dans l'ombre, pour forcer le regard à


» se porter sur un point unique mieux caressé » que les autres, les yeux souvent. — Corot, lui, » sacrifie au contraire les détails qui sont dans » la lumière, extrémités d'arbre et autres, et vous » ramène toujours à l'endroit où il a décidé de » toucher l'œil du spectateur. »

A cette appréciation doit se joindre le fragment suivant sur Delacroix, que renferme une de ses lettres.

« Je suis depuis bien longtemps au-dessus de » toutes ces misères, Dieu merci, il ne me reste » qu'un désir et une ambition. C'est de laisser » quelques œuvres qui ne soient pas trop indi» gnes des maîtres que j'ai eu le bonheur de » connaître et d'aimer, qui soient bien l'expres» sion de ma pensée, et surtout de mon sentiment, » résultat qui m'est peut-être dû après tant de » travaux La mort du maître (Delacroix), l'a » fait encore grandir dans mon estime. Je veux •» dire son œuvre, car quant à l'homme, il a tou» jours été pour moi un géant. Delacroix est un » maître immense qui n'a pas eu d'égal jusqu'à » nos jours, dans cette partie si importante de l'art » qu'on appelle l'expression. Et par l'expression » je n'entends point les grimaces de tel ou tel » visage ou physionomie, mais ce qui résulte de


» l'agencement général des lignes, du mouvement » complet du corps et des membres, du jeu de » tous les muscles, puis de l'effet obtenu par un » choix de couleurs en harmonie avec ce sujet. A » ce titre, je le répète, Delacroix n'a point de de» vancier qui puisse lui être comparé; nul n'a eu » à un degré égal cette force et cette souplesse.

» Courrier au jarret d'acier que nul obstacle n'a » effrayé et qui dépasserait plutôt le but que de » ne pas l'atteindre. Nous avons parlé de l'Hélio» dore de Raphaël à propos de celui de Saint» Sulpicc; j'ai revu les deux à cette occasion, et » dussé-je passer pour un fanatique, sinon pour » un ignorant, je n'hésite pas à dire que le héros )) a été beaucoup mieux compris, beaucoup mieux » exprimé par Delacroix. »

En 1864, M. Alfred Robaut, gendre de Dutilleux, fit une série de fac-similé d'après les dessins de Delacroix. Cette étude eut un succès légitime qui ravit notre peintre à double titre. Père d'une famille de plus en plus nombreuse, il ne l'oubliait jamais, et devenait plus tendre à mesure qu'il approchait d'une fin qu'il était loin heureusement de soupçonner.

cc Soyons toujours unis comme un seul fais» ceau, dit-il, dans un sentiment d'amour. Ce


» que je désire avant tout, ce n'est pas de » réussir dans telle ou telle exposition, d'arriver » à obtenir quelque récompense, tout cela ce » n'est pas la vraie vie, - ce qui me rendrait » heureux ce serait votre bonne santé à tous, et » peut-être avant cela une bonne santé morale, » c'est-à-dire une parfaite harmonie entre nous » tous. »

Je ne puis résister au désir de citer une lettre écrite au 1er jour de l'an 1863.

« C'est par vous, très-chers enfants, que je si» gnale l'année 1863. C'est à vous que j'adresse » mes premières pensées en entrant dans cet » inconnu. Quoi qu'il puisse vous apporter de » fâcheux cet inconnu redoutable, si nous con» servons notre entière affection, notre trésor » sera sauf. J'ai hâte de vous remercier de » votre charmant bouquet. Aucune fleur ne 3» manque, et la précocité de la petite J., lui » permettra bientôt de se joindre à vous. J'aime » ces épitres en commun, — elles témoignent » d'une pensée d'amour et d'harmonie que » mon plus vif désir est de voir régner, tou» jours dans notre nombreuse famille : de près » ou de loin, aimons-nous les uns les autres, » c'est le secret de bien douces consolations, et » peut-être aussi le secret d'une grande force. »


En 1864 il expose deux paysages: — une étude sous bois, — dont nous nous occuperons plus tard: — et un souvenir du Bas-Bréctu.

Cette année il alla en Suisse avec son ami M. Bellon et ses deux fils. cc J'ai vu les Alpes, m'é» crivit-il, et surtout la vallée de Chamouni : cela » est très-beau, mais j'y aurai vite le spleen. »

Ce pays de touriste ne pouvant plaire à l'amant des solitudes. Il revint vite à Fontainebleau, son pays bien-aimé.

L'hiver se passa dans le travail. Il composait un Macbeth rencontrant les sorcières, — et se préoccupait vivement de nouvelles œuvres, dans lesquelles il comptait mettre la grande science qu'il avait acquise. Je l'avais vu en mai 1864. Me trouvant à Paris à l'époque de l'exposition, j'avais été le visiter dans son atelier du boulevard Montparnasse. Il me reçut comme toujours, à bras ouverts, je le trouvai un peu vieilli, mais lui ne s'en doutait pas. Il était toujours ardent, un peu railleur, plein d'entrain. On voyait une foule de toiles sur les chevalets. Il parlait d'art avec passion; je m'aperçus qu'il abordait une autre route que celle des études, mais je ne le lui observai pas, le sachant absolu dans ses idées.

Nous nous donnàmes rendez-vous pour l'hiver


suivant et nous nous embrassâmes : nous ne devions plus nous revoir.

En juin 1865 il m'écrivait: « Triste, triste est » la vie. Pour ma part, c'est une besogne que » je ne voudrais pas recommencer; assez pour » une fois! et encore, nous autres, nous avons le » travail, la lutte incessante, inextricable réseau; » peut-être ferions-nous bien d'effacer la nuit » ce que nous avons fait le jour. Mais là n'est » pas la question.. Pendant cette rude besogne, » le temps n'a pas pesé sur nous trop lourde» ment et l'ennui n'est pas entré dans l'ate» lier. »

« Quant aux peintres français qu'ils se tien» nent bien, car du moment que le parti est » pris de ne trouver bon que ce qui est exécuté, » s'ils veulent abandonner l'esprit pour la let» tre, ils seront rapidement débordés par les » étrangers. Les allemands les dépasseront » vite. » ., L'homme se souvenait des difficultés, et le peintre, fidèle à ses instincts, déplorait le règne des faiseurs.

C'est la dernière lettre que j'aie reçue de lui.

Ce qui reste est triste à dire. Atteint dans le courant du mois de juin 1865 d'une sorte de


congestion au cerveau, venue sans doute à la suite d'excès de travail, il se rétablit assez promptement, et put même peindre une partie de l'été dans la campagne de Douai. Etrange hasard qui ramenait ce poëte, tant amoureux de la nature, aux champs du pays natal, et lui faisait donner sa dernière caresse, son dernier sourire de peintre, à la lumière qui avait éclairé son berceau.

On le croyait tout à fait rétabli. Il écrivit en octobre une lettre de remerciements à ceux qui l'avaient soigné : « Ces chers enfants ont fait, pour » m'être agréable, tout ce qui était en leur » pouvoir, je ne les en aime pas davantage, cela » est impossible, mais je me réjouis de plus en » plus de voir que nous ne faisons qu'une seule » âme; qu'il en soit toujours ainsi. »

Le 14 octobre, il partit pour Paris, il allait rejoindre C. Corot, avec lequel il devait passer huit jours à Marlotte, près de Fontainebleau. Le temps était froid. Il monta seul dans un compartiment, sans vouloir prendre de manteau.

Que se passa-t-il en route ? Son fils aîné qui l'attendait à la gare de Paris, ne le voyant pas sortir avec les autres voyageurs, s'inquiéta. Il pénétra dans la gare, et après des recherches pénibles, trouva, son père sans connaissance et


glacé. Il était huit heures du soir: On eut peine à trouver un médecin, on courut de pharmacies en pharmacies. Enfin, chez lui on put commencer à le soigner, bien tard hélas ! C'était un samedi; jusqu'au mardi on eut peu d'espoir, mais le mardi, le malade reprit connaissance et retrouva sa sérénité. Il charmait ceux qui l'entouraient par la douceur de ses paroles et la fraîcheur de ses pensées, par sa bonté qui se surpassait encore. Aucune pensée de mort ne lui venait, il parlait de l'avenir comme un homme guéri. La Providence voulait sans doute épargner à son cœur aimant, l'implacable déchirement des séparations éternelles. Subitement, le vendredi à sept heures et demie du soir, une violente douleur lui fit perdre connaissance, et à une heure de la nuit, C. Dutilleux rendait son âme à Dieu, entre les bras de sa femme et de ses enfants.

Il repose dans le cimetière d'Arras.


V



V

L'œuvre de C. Dutilleux est multiple. Il a peint des tableaux religieux, des portraits, des tableaux de genre, des paysages; mais ses portraits et surtout ses paysages, sont plus nombreux de beaucoup, et résument plus particulièrement son organisation de peintre. Les tableaux religieux épars dans quelques églises de campagne, à Diéval, à Gauchin, à Dechy, près Douai, à Havrincourt et dans d'autres encore.,, sont peu connus. Dutilleux a fait aussi des copies au Louvre. La plus complète est une copie de la Vierge au Donataire, de Van Dyck, que j'ai toujours vue dans son atelier et qui est fort bonne.

En plus, dans les derniers temps de sa vie, il a peint quelques tableaux de nu.


Bien avant que son grand instinct de paysagiste se développât, Dutilleux peignit le portrait.

Il commença par là; tout plein encore de ses études du Louvre, il débuta par des têtes accentuées, un peu jaunes, sur fond sombre. Rembrandt fut d'abord son homme, et un peu les vieux flamands en général. On peut considérer comme le point de départ de cette voie, le petit portrait de lui que possède M. Desavary, et qui est de 1834.

Mais, du jour où Dutilleux s'appliqua à étudier le paysage d'après nature, il entra dans une phase toute différente, son œil prit une personnalité, et l'amour abstrait vers lequel l'entraîna cette étude, profita aux portraits nouveaux, qui gagnèrent d'abord en fraîcheur et en limpidité, deux qualités mieux enseignées par le plein air que par les écoles.

Il en est souvent ainsi ; une étude spéciale n'esti jamais absolue chez un peintre. Le nu sert au, paysage, comme le paysage au nu ; c'est pourquoi Dutilleux, bitumineux et convenu dans ses premiers paysages et dans ses premiers portraits, devient clair et simple à la fin, qu'il peigne une tête ou un buisson.

A tort ou à raison, Dutilleux ne fouilla pas


aussi avant dans l'étude des portraits que dans celle du paysage, C'est à cela peut-être, qu'on doit ses meilleures têtes : fleurs écloses dans des jours de repos, qui, hâtées de se produire, le font avec la grâce de l'imprévu et le parfum de la simplicité. Un peintre n'a pas toujours la conscience .de l'état moral dans lequel il se trouve.

Devinez l'instant où cesse la fatigue d'un long travail, demandez-lui qu'il vous peigne un tableau tout à fait en dehors de la recherche des jours passés, souvent vous aurez une œuvre réussie; incubation et explosion, tout est là. Les indifférents disent que c'est un hasard : point.

C'est un travail inconnu, parmi les mille travaux inconnus de ce creuset infini qu'on nomme l'esprit humain.

L'ensemble des portraits signés par Dutilleux est considérable. Ils sont à Arras, à Douai, en France ; cette œuvre peut se diviser de suite en deux séries assez nettes.

Ce n'est pas d'ordinaire la composition, la grande tournure, l'arrangement, qu'il faut chercher dans ces portraits, comme nous le verrons plus tard, mais bien le charme, la distinction et la sincérité. Toutefois, avant que l'artiste se fut exclusivement épris de la simplicité, lorsque


Rembrandt avait encore toute son influence sur lui, il peignit un certain nombre de portraits fantaisistes, d'un ragoût piquant et avec des intentions de tableau. Plus tard, il fut plus fin, plus sobre, mais il négligea un peu l'arrangement et se contenta facilement sous ce rapport ; il n'eut de caresses que pour la vérité de l'harmonie.

Parmi les plus remarquables échantillons du genre fantaisiste, je citerai : 1° le portrait de M.

C. Le Gentil. La figure, vue presqu'entière, de grandeur réduite, est noyée dans un fond noir ; le visage seul et les mains sont en lumière ; la pose est fière, résolue ; la tête, d'un modèle trèspuissant, est peinte plutôt au point de vue de l'effet que du rendu des chairs ; très-nette, elle vibre par les oppositions et non par la qualité même du ton ; aussi, les ombres sont-elles convenues. Comme accent, Dutilleux n'a guère mieux fait ; le dessin du bras laisse à désirer : les noirs des habits sont excellents.

20 Le portrait de M. 0. Petit, en pied, grandeur réduite, également conçu dans un parti pris de lumière sur fond très-sombre, exposé en 1850.

M. Petit est représenté assis devant un chevalet tenant une palette à la main ; la pose a beaucoup de naturel ; la tête est saisissante de vie et d'éclat ;


la recherche des tons vrais s'y fait plus sentir que dans le portrait précédent ; les mains, les accessoires, sont peints grassement, avec beaucoup de soin et de finesse. On peut regretter la nudité du fond, dans une toile ayant une intention de tableau. Cette excellente peinture commence la transition que nous verrons s'accomplir dans l'œuvre du peintre. Quelle que soit la volonté de l'énergie dans l'effet, le coté nature, pour ainsi dire, s'y montre davantage: moins de tonalités convenues, plus d'attrait pour la copie littérale.

Dans ces intentions d'effets vigoureux sur fond sombre, est conçu aussi le portrait en pied, grandeur nature, de M. Damiens père, daté de 1846. Si l'on ne tient compte que de la valeur de l'exécution, de la force du modelé, je ne vois pas que Dutilleux ait progressé depuis ce temps.

La touche de ce portrait est magistrale. Passons condamnation sur la volonté noire, et regardons la tête, ce morceau de peinture valeureusement et soigneusement peint, vivant, carré, superbe.

Les chairs sont comprises dans cette unité de ton que cherche toujours le peintre, — d'un gris riche et vivace. L'œil vit. — La bouche, fortement écrite, est admirable de rendu. La main, puissamment dessinée, a le même relief que la


tête, et rappelle la lumière vers le bas du cadre.

La figure est debout, bien campée. Un portrait hors ligne sans conteste.

Ce ne fut qu'en 1855 que le peintre répudia complètement les fonds sombres. Il faut observer toutefois que le portrait de M. Damiens, grand comme nature, n'a pas une intention d'effet violent, comme les portraits - de MM. Le Gentil et 0. Petit. Mais, toutes les notes vives éteintes à dessein, attestent la volonté de porter l'attention au 'visage et aux mains seulement.

Neuf ans plus tard, Dutilleux cherchait absolument le contraire, et, plus indépendant, obtenait un résultat également harmonieux, en ne sacrifiant plus rien. — Le progrès est grand au point de vue de la science et de la lumière.

Quoiqu'il en soit, les qualités d'exécution et de relief développées dans les trois toiles que nous venons de citer, n'ont pas été surpassées par le peintre. Cette remarque a son intérêt. On le comprendra plus tard, quand on verra Dutilleux si habile, si maître de sa main, en suivant la tradition, refuser ce moyen trouvé, et ne plus s'en servir que comme d'un aide à une volonté entière de naturel et d'imprévu.

En 1852 et en 1853, Dutilleux exposa deux


portraits, ceux de M. Félix Robaut et de Madame Thésée Hallo. — Tous deux déjà plus clairs, plus simples, plus tendant à l'oubli de tout arrangement convenu. A propos du premier, le peintre reçut une lettre du docteur Escalier de Douai, dont le goût pour la peinture est bien connu; cette lettre finit ainsi : « Il y a dans tes » toiles, mon bon Dutilleux, ces qualités pour » lesquelles on n'a pas de mots dans la théorie; » cela se sent bien plus que cela ne se dit ; l'au» teur lui-même ne les prémédite pas, — elles » éclatent sous sa main. »

En cette même année 1852, Dutilleux exposa une belle esquisse que possède le Musée d'Arras, Monseigneur de la Tour d'Auvergne sur son lit de mort. — Ce morceau de peinture, fin et vrai, passa inaperçu de la foule. — Pourquoi?

En 1857, ce fut le portrait de son fils Pierre, âgé de sept ou huit ans, qui parut à l'exposition.

— Perle ravissante qui tiendrait sa place dans un Musée national. L'enfant, coiffé d'un grand chapeau, est vu de trois quarts jusqu'à la poitrine. Cela a la saveur des bijoux précieux ciselés.

C'est de 1857 qu'est aussi daté le portrait de madame E. Deusy; cette toile que je considère


comme une des plus belles du peintre, est de premier ordre. La gamme générale, a, dans son harmonie, une élégance saisissante. Les épanouissements d'un travail caressé, débordent du cadre et sautent à l'œil. Le sentiment qui domine tous les autres quand on regarde, c'est celui de l'imprévu. Là, Dutilleux a touché le but complètement, cela vit, respire, — plus d'art, plus d'artifice, — la grandeur naît de l'absence de recherche. La figure ne monte pas plus haut que les deux tiers de la toile. Elle est assise par hasard, chez elle — l'air l'enveloppe — aucune combinaison.

Les chairs sont d'un ton exquis, vrai, délicat, - on se décide avec peine, à constater des vices de dessin dans les bras — l'eau de la couleur en est si pure ! Quant à la robe, elle est magnifiquement peinte, et d'une douceur, d'un accord qui enchantent l'œil — grise avec des ruches bleues. — L'intérêt est grand, car si la tonalité des chairs peut rappeler Van Dick, dans les bras et les mains surtout, la facture, la volonté, pour qui a étudié l'œuvre de Dutilleux, sont de sa main, je veux dire de son exécution propre. Là, il est maître.

Entier dans son intention de fuir tout élément convenu, il a donné une indécision — qu'il a


rendue charmante — au mouvement de la tête.

On ne sait pas si elle s'incline ou non. Elle est dans ces moments de transition doux et rapides qui sont la vie. Mérite de réussi à considérer attentivement.

N'est-ce pas la douleur éternelle de l'artiste, de ne pouvoir fixer ces riens victorieux qui chatouillent si vivement son goût et sa raison, ces ondulations, ces courbes, qu'on ne fait qu'entrevoir — ces palpitations spontanées dans lesquelles vit tout le charme du beau dessin, du dessin vrai?

De cette époque aussi date le portrait de l'artiste par lui-même, tête d'étude un peu molle, d'une exécution très-simple qu'il fit pour se rendre bien compte des moyens qu'il avait en lui pour définir sa volonté.

Cette volonté, je vais essayer de l'expliquer autant que possible. L'extrême ténuité des nuances en art, rend ces sortes de théories bien pauvres à côté du sentiment du peintre.

A mesure que l'artiste développait sa personnalité, et ce désir sincère d'effacer presque l'apparence de la peinture, que nous expliquerons plus amplement en parlant de ses paysages, il


abandonna toute intention de composition, et imagina pour arriver plus facilement à son but, de se contenter du premier mouvement venu de son modèle. Cette pensée sans être neuve absolument, partait d'une conviction bien établie.

« Tout est bien dans la nature, disait-il. Pour» quoi tant de recherches ? Copions ce qui est » — la ressemblance sera supérieure. » — Evidemment de ce parti pris devait se dégager une saveur plus imprévue, un attrait plus vivace.

Cela se comprend.

L'arrangement visible disparaissant, la personne représentée, se montre mieux dans sa vie, dans son action ordinaire. En outre, les peintres ont tant abusé depuis la renaissance des tournures traditionnelles, des mouvements trouvés et connus, qu'il est naturel qu'un artiste savant et chercheur, essaye d'écarter une convention devenue banale à force d'être exploitée.

le but est bon, intéressant au plus haut point, seulement la route en est bordée de dangers. Il n'est pas possible de nier le choix dans la forme, et, exagérer le principe de l'imprévu, au point de se contenter de tout, c'est s'exposer souvent à froisser le goût. Il y a un accord à trouver. Cet accord est dans le portrait de madame Deusy. Mais il faut dire que Dutilleux,


malgré sa distinction native, n'a pas toujours aussi bien réussi.

Pour exemple je prendrai l'un des plus beaux portraits, celui de madame Cabuil, qui, séduisant par des qualités d'un ordre élevé, n'est pas à l'abri de fautes et d'écarts. Les œuvres remarquables font saillir mieux que les ordinaires, les côtés défectueux. Quand on regarde un portrait, on va d'abord, instinctivement, à la figure, néanmoins le regard embrasse l'ensemble en même temps. Vis-à-vis du portrait de madame Cabuil, l'œil exercé comprend vite que la tête n'a pu être peinte que par un artiste d'un talent assuré; la finesse, la mélodie des carnations, le charme de l'œil, le goût dans la coiffure, ne laissent pas de doute à cet égard : mais, au même instant, il se demande pourquoi ce mouvement indifférent, cette pose inutile pour ainsi dire, cette absence de volonté dans le choix? Pourquoi ce manque d'intérêt des bras et des mains, d'ailleurs peu dessinés? Pourquoi ces fautes de l'abstraction exagérée ?

Cela contrarie d'autant plus vivement que la tête est fort belle, et l'exécution abondante et habile. Cependant de cette figure posée pres-¡ qu'au hasard dans le cadre, s'exhale un je ne sais quoi d'attrayant qui saisit dès qu'on a secoiiéj


ces premiers embarras de lignes fâcheuses. Ainsi débarrassée de tout mouvement d'emprunt, elle semble plus nette, plus rapprochée ; c'est donc plutôt un regret qu'un reproche qu'on doit formuler. Toutefois, il est bon d'insister sur ce point, pour que les personnes peu exercées ne se trompent pas sur l'importance relative de la défectuosité, et ne la considèrent pas comme une ignorance, mais bien comme un excès du parti pris.

Jugeant ce portrait qui me plaît fort d'ailleurs, au point de vue du pur sentiment, je le trouve plein de saveur. Il a une harmonie douce et noyée qui attire et retient. Evidemment c'est une œuvre distinguée avant tout, et délicate.

Le peintre y a travaillé beaucoup, on le sent.

11 a ce quelque chose qu'on dit mal, mais qui émeut.

Je cite encore parmi ceux que j'ai vus (ne pouvant les étudier tous), les portraits de Madame 0. Ad vielle, de M. Desgardin-Desvignes, de M. Dourlens, de M. Filleau, ancien principal du collége d'Arras, de Madame Bacouël-Meraut, de M. Alphonse Brissy, un des derniers; puis celui de Madame H. Prévost, auquel l'artiste travaillait quelques jours avant sa mort. A celui-ci je


m'arrête de vive force; je n'ai pas besoin de chercher : Je suis saisi. C'est un fragment de grande composition,—la fleur d'une inspiration.

Je l'ai regardé avec soin, avec l'intérêt qui s'attache à une dernière œuvre, et plus je l'ai considéré, plus il m'a étonné. A quoi bon parler encore de facture, de modelé? Me trompè-je?

Mais il me semble qu'il y a plus que cela. C'est en le peignant que l'artiste a du répéter tout bas sa formule favorite : cc fermeté dans la forme et » - dans l'effet, douceur dans l'exécution. » Quelques détails secondaires ne sont pas achevés, je crois. Qu'importe ? Le charme du rendu arrête l'analyse ? Dutilleux généralement peu chercheur de la grande tournure, l'a trouvée ici d'instinct ; serait-ce le chant du cygne des anciens ?

A côté des portraits suivis et étudiés, se place une série pleine de verve et de spontanéité : C'est la série des petits portraits, plus grands ou plus petits que nature, médaillons ou autres, enlevés au bout de la brosse, en une ou en quelques séances. Plus d'effort ici, de volonté directe, rien que du sentiment; aussi, faut-il voir, les petites têtes d'après M. Luez, Emile Thomas, Damiens, père, E. Deusy, Vaillant, père, E. Lallart et tant d'autres. J'ai retenu surtout, celles-


là dont la vitalité est saisissante et le Ion exquis.

M. Le Gentil possède une tête (grandeur nature), achevée en deux séances, d'après sa fille, enfant, qui est délicieusement sentie et rendue. L'expression est fine, les carnations délicates et tendres, la lumière douce et argentée.

Peinte avec des moyens si simples qu'ils échappent à l'analyse, elle ravit et étonne. Toile doublement précieuse parce qu'elle a un reflet de la tendresse humaine de l'artiste.

Dans ses préparations, Dutilleux était vif, ardent, coloré. A mesure qu'il travaillait, sa nature consciencieuse éteignait un peu cet éclat, et ce que la tête perdait en brillant, elle le gagnait en modelé et en simplicité. C'est pourquoi ses portraits esquisses, quoique montrant la même main, ont plus de brio, d'entrain et parfois de ressemblance. Ce qu'on remarque donc surtout dans l'ensemble de ces portraits, c'est l'amour de la vérité et l'horreur du banal, l'instinct sûr des masses, le don de l'enveloppe, et l'harmonie fine du ton.

Les contours sont noyés comme cela se voit


- dans la nature, — d'abord dans des fonds noirs, - plus tard dans l'argent de la lumière, et le flou de l'air. — Point de duretés sous le prétexte de dessin. Coloriste d'abord, Dutilleux n'est pas aussi soigneux dans l'étude de la forme. Sur ce point, il n'est pas toujours sans reproches. Entraîné par l'étude absorbante de la simplicité dans le' faire, il a oublié quelquefois les lois absolues des proportions. Pour ce qui est de sa pâte, elle a été plus ou moins savoureuse, mais toujours nourrie et large.

Il y a deux ans, me trouvant au musée de Madrid, je songeais au tempérament de Dutilleux en étudiant la peinture du grand Velasquez, Dutilleux n'a pas connu cette œuvre prodigieuse, mais il l'a devinée. C'est que le génie de Velasquez doit sa principale force à la sincérité. Le don de nature est plus ou moins robuste, mais tous les peintres consciencieux sont dans la même route. Ainsi se conservent par une filiation inexpliquée, les fortes et saines vertus de l'art.

On comprend que je n'ai pu voir tous les portraits de Dutilleux: on en compte environ 150.

Guidé par des conseils intelligents, et connaissant avec assez de certitude, l'ensemble de l'œuvre,


je me suis appliqué à étudier les plus beaux parmi ceux que j'ai eus sous les yeux. Je ne pense pas qu'il en ait fait qui soient supérieurs à ceux.ci; les autres, assurément, se distinguent entre eux par des degrés de valeur, mais, comme il y a en peinture des qualités d'un tel ordre qu'elles ne peuyent jamais être perdues par l'artiste, on peut affirmer que celles qui brillent d'un éclat si vif dans les portraits dont j'ai parlé, doivent forcément se retrouver dans tous, plus ou moins parfaites, suivant l'inspiration, mais apparentes.

On cherchera dans les portraits qui ont été faits avant 1850 environ, la vigueur du modelé, la fermeté de la touche, l'attrait de l'effet ; et, dans les derniers, la sincérité, la caresse et l'imprévu.

Partout on trouvera l'harmonie, la finesse, et surtout le charme qu'y laisse instinctivement la nature poétique du peintre.

Les tendances du paysagiste, que nous tenterons de définir, feront mieux comprendre ce qui rehausse les derniers, et leur donne le mérite spécial qu'ils ont. Belles et hçnnes œuvres, pouvons-nous dire toujours, pleines de saveur, de distinction et de conscience.


VI



VI

c( Tout réside dans la masse et rien ne vaut » que par les détails : alliance terriblement diffi» cile et qui seule peut constituer le beau. »

C. DUTILLEUX.

J'ai souvent montré Dutilleux s'expliquant luimême comme homme; dans ces lignes, retrouvées au dos d'une carte de visite, le peintre explique la principale période de sa vie. Cette pensée fut, selon moi, la raison dominante du travail opiniâtre qu'il accomplit dans les quinze dernières années, travail qui semble à beaucoup un changement complet de manière, et qui n'est


que le développement d'une nature chercheuse, mue par un désir de perfection littérale.

Si Dutilleux était purement un paysagiste, c'est-à-dire un peintre composant des tableaux dits de paysage, il suffirait de citer ses meilleures toiles et d'en apprécier la valeur; quelques renseignements sur sa dominante et sa manière, achèveraient de le faire connaître. Mais il n'en est point ainsi. La pensée qui lui fit embrasser la nature avec l'amour qu'on verra, le rattache aux initiateurs. Il fut persuadé longtemps que la composition est une erreur, lorsqu'il n'y a rien dans la nature qui ne soit plus intéressant que les conceptions du souvenir les mieux réussies.

Et voilà pourquoi son œuvre abondante, parfois irrégulière ou en contradiction avec son but, demande une étude spéciale, qu'elle exige, nonseulement à cause de l'éclat des morceaux réussis, mais encore à cause de l'admiration que tout artiste convaincu doit avoir pour un tel effort.

À une époque où le faire et l'habileté sont arrivés à un degré tel que la lettre absorbe presqu'entièrement l'esprit, quel artiste ne s'intéresserait aux tentatives des rares chercheurs, dont l'amour et la conscience marchent en avant dans des routes peu frayées.


Les premiers paysages de Dutilleux s'inspirent des maîtres. L'influence de Rembrandt s'y lit clairement comme dans la Suzanne au bain, dont j'ai parlé en écrivant sa vie. Ce sont des niasses colorées dans des tons uniformes, des accents soigneux et précis de lumière. La couleur en est un peu. bistrée et bitumineuse. Ils valent surtout par le goût* pittoresque de la composition et le relief de l'effet ; largement peints du reste, et d'une allure libre et souple, — noyés dans les contours comme ses têtes.

Généralement il n'arrêtait pas tout à fait son plan avant de les faire; car il était habile au dernier point à se servir de ces accidents, qu'on méprise trop en les nommant hasards, puisqu'en somme ils ne seraient rien entre les mains d'un peintre qui ne les verrait pas.

Les quelques tableaux de genre qu'il a peints dans ce tem "S, sont traités de la même façon.

Ce sont d'ordinaire des intérieurs un pau saucés, mais rendus piquants par l'effet. Les croquis sur papier d'emballage, dessinés à l'encre, et agrémentés de touches à l'huile, semblaient lui donner la gamm3. C'est à proprement parler de sa première visite à Fontainebleau, que commence l'œuvre du pnysagiste, et l'applica-


tion de l'axiome qui est en tête de ce chapitre.

A partir de ce moment, Dutilleux s'identifia pour ainsi dire avec la nature. Il la creusa, l'étudia, l'admira sous tous ses aspects. Il voulut arriver sans doute à la connaissance intime et positive de ces détails, au moyen desquels tout vaut! Rude tâche.

Tableaux et études se confondent dès lors dans un effort commun. La vérité, par tous les moyens, et le plus de vérité possible, voilà le cri de l'artiste. Mais, l'écueil d'une telle route ne tarda pas à surgir. La nature prit le dessus sur l'art, — et de cet état violent pour un cerveau d'artiste, sortirent des années de lutte acharnée, et des œuvres peu comprises, mais saisissantes que j'essaie d'analyser.

En 1853, il m'écrivait : « Mon cher ami, - » Deux mots encore, vous plaît-il ? Vous » connaissez l'adage : trop parler nuit. Ne pourri) rait-on pas dire à plus juste titre : trop pen» ser nuit. Toujours est-il, que creuser son » cerveau est un triste métier qui porte à la » mélancolie, mélancolie! nom ignoré des an-


)) ciens, dit-on, et c'est possible, mais chose à » coup sûr connue depuis le commencement du )) monde, des hommes qui n'ont point voulu » suivre les routes battues, ni se laisser traîner » à la remorque comme le reste de la gent » moutonnière. Je vous dis ceci à propos d'une » singulière tristesse qui me prit le soir d'un )) de ces beaux jours d'automne, où je fis une » dernière étude d'après nature. Suprême adieu » peut-être, me disais-je (à mon âge il est per» mis de penser à mourir, mais pas au vôtre), » aux arbres, aux champs, à l'air imprégné de » vapeurs, à ce je ne sais quoi de frais, de suave » et d'indéfinissable qu'exhale tout ce qui vous » entoure; et, plongé dans une espèce de rêve, » doux et poignant tout à la fois, impuissant à » rendre la millième partie de ce que j'éproud vais, je me faisais cette question : qu'est-ce » donc que l'art d'abord; et après, qu'est-ce » donc que la peinture; et enfin, qu'est-ce donc » que la peinture de paysage ? Et je dois dire » que tout ce que j'ai lu, vu, entendu ou écouté » sur ce sujet, me paraissait bien maigre et bien » peu substantiel.

» La voix des maîtres pendant ce temps me » disait avec emphase, qui : mais l'ordonnance, .)) mais le dessin, et le rapport des lignes! qui :


» mais la couleur, mais l'harmonie! Et la chute » d'une feuille jaunie doucement emportée par )) le vent, et les cris d'une voletée de moineaux » derrière un buisson me faisaient prendre en » pitié et les maîtres et leurs leçons. De la li» gne, de la forme, de la couleur, sans doute, je )) vous l'accorde, ce sont là des moyens pour » arriver au but, soit! mais à la condition que » tout cela soit tellement perdu, dissimulé, » noyé, que, comme devant ma bonne nature, » je n'aie pas à m'en inquiéter, à m'en sou» cier.

» Me voici devant un grand étang : au fond, » un rideau de grands peupliers presque dé» pouillés; près de moi, quelques saules, un » bout de terrain, un peu d'herbe, et je suis » dans l'extase. Le ciel est clair, profond, la lu» mière ruisselle, anime tout. Je fais moi-même » partie de cet ensemble, tout cela me pénètre » et j'entre dans tout cela, nous ne faisons plus » quun. »

» La ligne! mais est-ce que je m'en occupe, » est-ce que je la vois? Tous les contours sont » émoussés, perdus, fondus, entremêlés. La » couleur! mais elle ne se voit pas. Il n'y a là, » ni jaune, ni rouge, ni bleu, ni vert, ni gris, ni » blanc. Il y a de l'air, de la lumière : il y a de


)) quoi me rendre fou de bonheur et de jouissance » intime. Et il n'y aurait pas là de quoi faire D un tableaul ■ » Paysagistes!.. Maintenant, groupez, compas» sez, coupez, assemblez, pillez, empâtez, glacez, » brossez, dissertez, condamnez: qu'a de commun » votre occupation avec l'émotion que j'éprouve?

» Admire qui veut votre ligne, votre coup de » brosse, votre habileté, si c'est ma tête seulement » et mon esprit que vous voulez occuper, je vous » l'accorde : bravo ! Cela est parfaitement fait ; » je ne chercherai même point d'où cela vient ; » je ne constaterai pas mêlne la paternité : je » regarde bien de la mosaïque, pourquoi ne jet» terais-je point les yeux sur ce que vous faites?

» Toute belle facture a son mérite, qu'elle s'ap» plique à un meuble ou à une pierre précieuse; » quant à mon cœur, à mon âme, à ce qui fait )) l'essence et le fond de mon être, rien, rien pour » vous. Je conserve ce précieux trésor pour la » nature d'abord, et ensuite pour ceux qui, » comme moi, l'auront contemplée avec la vraie » béatitude, et qui, tout bonnement et naïvement, » auront répété quelques phrases, quelques mots » qu'ils auront pu lire ou épeler dans ce grand » livre qu'on ne peut ouvrir qu'avec son cœur.

» Voilà ce que je voulais vous dire encore, mon


» bon ami. Je vous rends mal ma pensée, mais » je sais que vous la comprendrez : nous sentons )) d'une manière trop sympathique pour que » nous ne nous comprenions pas à demi-mot..

» »

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'ajouter quelque chose.

Poussin disait que les peintres qui s'isolent trop dans la nature se vouent à la folie ou à l'impuissance. Ces paroles sont l'exagération d'une vérité. Si les axiomes sont rarement justes, encore moins doivent-ils l'être quand on s'occupe d'art, la chose la plus variée, la plus multiple du monde, et qui admet autant d'expressions que de tempéraments d'artistes. Cependant, il peut arriver au peintre qui s'enivre éperdûment de la nature, qu'il en vienne à ressembler au virtuose qui, s'enfermant dans sa chambre, ne voudrait être entendu que de quelques amis de choix. Rien n'est triste, sans doute, comme l'écho du cœur mal répercuté ! Mais, si la recherche de la vérité est infinie, il est certain que chaque homme ne dispose que d'une dose de forces proportionnelles et qu'il lui est difficile de préciser le point où il peut s'arrêter.

Entraîné par la puissance gourmande de son


affection, Dutilleux s'avoua-t-il que l'œuvre humaine est limitée ? Ou bien, ne songeant jamais plus à'l'applaudissement de la foule qu'il ne le fait dans la lettre qu'on a lue, préféra-t-il à tout combat le champ modeste et sublime de ses jouissances? J'opinerais, moi, pour ce dernier parti. Il est certain pourtant, que, dans les dernières années de sa vie, il parut vouloir se résumer, et les toiles de cette époque montrent le commencement d'un travail issu de la science et du souvenir.

La plus grande partie de l'œuvre des paysages de Dutilleux reste donc composée de toiles peintes d'après nature.

Nul ne peut assurer qu'il eût dû s'arrêter plus tôt; et nous, qui sommes du parti des chercheurs, voire même des utopistes, nous ne saurions l'accuser, — à Dieu ne plaise!

Ce que nous pouvons dire, avant d'exprimer l'admiration que nous inspire son amour poétique, c'est qu'il s'attaqua à une violente difficulté et la vainquit souvent. On comprend, en effet, que, pour suivre un tableau sur place, surtout avec' l'enthousiasme de Dutilleux, lorsqu'il n'est pas un jour, pas une heure qui ne change d'effet, il faut une mémoire et une science non moins


grandes. Deux dangers se présentent. D'abord, rien n'est plus habituel en pareil cas, que de changer le lendemain ce qu'on a fait la veille, et souvent ainsi, de détruire une gamme et un elfet pour en reconstruire d'autres; un temps perdu, une peine inutile. Que si on réussit à pousser l'œuvre jusqu'au bout, il arrive que l'imagination, prenant une allure purement subjective , voit la nature plus que le tableau, et ne s'aperçoit pas qu'elle a gardé le parfum de la sensation pour elle, et n'a mis que la fleur dans l'œuvre. Ce mirage de la pensée n'a rien qui surprenne; il est pareil à celui qui se produit dans le souvenir, à propos d'une personne aimée; lorsqu'on la retrouve, on ne la voit pas telle. qu'elle est, on la voit telle qu'on l'a aimée.

Dutilleux est tombé dans ce danger plus d'une fois : c'était infaillible ; mais, si on fait la part de la difficulté et de l'étonnant de ce travail, on est surpris de voir qu'il l'a dominé bien plus souvent qu'il n'y a succombé. Ce qui le défend, c'est son puissant amour qui rachète toujours par un coin adorable, les fatigues parfois monotones de l'ensemble, et se dégage même des lourdeurs ou des épuisements momentanés.

Les anciens paysagistes flamands ne paraissent


pas avoir connu l'étude d'après nature ; 011 11e conserve d'eux que des dessins à la plume ou au crayon, quelques sépias, des eaux fortes, mais de toiles peintes, aucune. Aussi, chacun d'eux s'en est-il tenu généralement à un effet favori et à une exécution conventionnelle ; le choix du sujet, et le plus ou moins d'habileté, les distinguent seuls par ce côté : je ne parle pas du sens psycologique particulier.

Parmi les maîtres des autres écoles, il n'y a que Velasquez, un peintre de figures, qui ait fait-du moins que je sache — des études de paysage d'après nature. Le seul paysagiste qui n'ait pas encore été dépassé, peut-être atteint, Poussin, (les autres ont été souvent surpassés par nos modernes) a laissé des dessins dans lesquels il se préoccupe de l'effet vrai ; — c'est un acheminement vers l'étude.

L'école moderne, en introduisant cet élément régénérateur, a ouvert une route toute nouvelle.

Cependant quelque cas qu'elle fasse de l'étude d'après nature, elle ne l'accepte que comme moyen; la pluralité des effets de la nature, ne pouvant se rendre sur place. Cela se comprend.

Tout ce qui est rapide, saisissant, actif, ne fait que passer, et change à chaque instant.


Dutilleux qui appartient tout entier à l'école moderne, plus épris de la nature elle-même, que de ses caprices et de ses drames, se contenta des aspects continus, à la condition d'entrer plus avant dans son intimité secrète. Il le fit sans doute d'abord, dans le but de savoir davantage, et d'arriver à la simplicité. Nous avons vu qu'il fut entraîné par sa passion, à oublier presque l'art, pour ne s'occuper que de la nature. Plus tard, il revint au tableau, mais l'étude vue par ce côté absolu, prit entre ses mains une importance du plus haut intérêt, et cet enthousiasme qui eût pu nuire à d'autres, constitua sa positive originalité.

Je sais ce qu'on peut dire de cette volonté qu'on peut traiter d'exagération. Par exemple : que l'impression est courte, et que le souvenir qu'on en conserve a plus de vivacité, et de force productrice, que la continuité presque impossible de la contemplation. On peut citer le mot de Jean-Jacques, écrivant qu'il ne chantait jamais mieux la campagne, que l'hiver, emprisonné dans les murs d'une ville. Il est certain que le charme d'un paysage provient souvent du demi-oubli, plutôt que de l'absolue vérité.

L'intérêt de la composition ne peut être nié, — tout cela est incontestable. Mais il en résulte


que Dutilleux était doué d'un tempérament personnel, et que c'est précisément à ce point de vue qu'il faut l'étudier. Cet amoureux qui caressait les arbres, de la main ne pouvait se contenter du souvenir; se fiant d'ailleurs à sa continuité d'impression surprenante, il pouvait suivre une toile d'après nature, un mois sans la fatiguer.

Qu'avec un pareil tour d'esprit, il ait eu horreur de l'adresse et de l'habileté vulgaire, cela s'explique de soi; mais ce qui me semble difficile à faire comprendre, c'est sa volonté de conserver le moins d'apparence possible de peinture, qu'il peignit un paysage ou un portrait.

Qu'on ne confonde pas cette intention avec le désir des toiles vulgairement dites, trompe l' œi l ce n'est pas cela, c'est presque le contraire. Faire en sorte que ce qui se présente à l'œil dans le cadre, soit imprévu, sans prétention, comme si on passait par hasard, — c'est à peu près cela.

Enfin retrouver la naïveté et l'écrire avec la science.

Evidemment pour arriver à 'ce but, cherche en haine de toute affectation, de toute rouerie, il

^»e-^QUvait mieux taire que de suivre pas a pas, eïiMQent précis, et l'harmonieuse simplicité des méévAilles qui peuplent la terre.

.des merveilles qui peuplent la terre.

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Si ces études n'étaient' qu'un travail préparatoire, plus ou moins réussi, elles n'auraient qu'un attrait secondaire; mais il n'en est point ainsi. En dehors même du talent qui les a exécutées, elles forment chacune un sujet complet.

Bien des tableaux ne valent pas de pareilles études., ou pour mieux dire, ces études sont des tableaux, qu'on peut appeler de pur sentiment.

Quelques-uns, précisément à cause de cela, s'élèvent à une élévation poétique extrêmement rare.

Et c'est pourquoi je déclare que cette personnalité sincère et subjective me touche beaucoup, et que je ne regrette pas que Dutilleux ait plus songé à son œuvre qu'à la célébrité. Qui sait d'ailleurs le pourquoi des destinées, et s'il eût été aussi lui, aussi finement délicat, acceptant ce que conseillent les traditions et les lois généralement observées?

L'intime liaison de Dutilleux avec C. Corot, augmenta encore cette passion de nature. J'ai quelquefois entendu dire à ce propos, que notre peintre subit l'influence de Corot dans une mesure excessive et nuisible à son individualité.

Je ne puis être de cet avis. Qu'il ait été ému par le beau génie de son ami, je ne le nie pas et n'y


vois rien d'étonnant. Il ne me surprend pas que, fortement imbu du souvenir des vieux flamands, il ait été saisi, comme par un événement, devant les moyens simples et le rendu original de Corot. Mais il faut remarquer que Dutilleux connut ce grand artiste, précisément à l'heure où, commençant à se débarrasser du bagage d'étudiant, il entrevoyait lui-même la nature, par son côté simple et sincère. Les accidents fortuits et instantanés sont rares;—presque toujours ils sont sourdement préparés à l'avance. Certainement, de tous les paysagistes modernes, Corot était celui que Dutilleux devait préférer, et l'influence de cette prédilection fut heureuse et excellente. Elle ne pouvait aller trop loin d'ailleurs. Le peintre artésien portait en lui un amour si profond, que la nature lui lit dix ans oublier la peinture. Devant le modèle, Dutilleux, doué de bien moins de force objective que C. Corot, ne songeait à rien qu'à son émotion, nous l'avons vu, il nous l'a dit.

Préoccupé, dans les moments où la pensée dominait le sentiment, de l'union du détail et de la masse, sans sacrifice et sans maigreur, c'est par ce point important que nous développerons, qu'il est surtout personnel. Si de Corot il a étudié la finesse argentée, certes, ce n'est pas moi


qui m'en plaindrais; j'aime mieux l'argent que le bitume.

Ceci, du reste, pour les amateurs de classifications et les discoureurs de l'art, car qu'importe à l'observateur s'il est ravi, — et, si ravis vous voulez être, hommes qui aimez naïvement le ciel, les eaux, les arbres, venez regarder avec moi les toiles dont je vais vous parler. - A Fontainebleau, à Arras, à Douai, à Dunkerque, au Tréport, à Gravelines, aux environs de Paris, Dutilleux a peint d'après nature une portion considérable de toiles. Les paysages du nord de la France, moins complexes que ceux de Fontainebleau, brillent surtout par la tendresse, la fraîcheur, la finesse et la justesse locale; ils sont aussi plus variés d'effets et de motifs, tous amoureusement faits.

Dans l'été de 1852, l'artiste planta sa tente chez M. Leçon te, à Saint-Nicolas. De cette saison datent des paysages ravissants ; trois surtout m'enchantent :

lo Un effet de printemps sur les bords de la Scarpe.

2o Une aube par un temps brumeux. On voit le village de Saint-Nicolas dans le fond, derrière


des tas de charbon ; le ciel est d'une profondeur

rêveuse adorable.

3o Un tournant de la Scarpe vers le soir. Quelques saules se penchent sur l'eau ; par une échappée on aperçoit un bout de campagne baigné dans l'or du ciel; des pêcheurs couchés et debout, animent cette scène délicieuse ; c'est un des plus beaux hymnes de l'artiste.

On ne peut pas tout citer ; en voici pourtant quelques-uns qui ne le cèdent en rien aux précédents : Une saulée à la Longuimère, près Saint-Michel (appartenant à M. Tesse, à Paris), toile veloutée, d'une douceur charmante.

La Scarpe à Saint-Nicolas (soir).

Un paturage à Saint-Nicolas, avec vaches, d'un gris délicat.

Les dunes de Dunkerque (appartenant à M. Bellon, de Rouen ); d'une tonalité très-fine.

Le port de Gravelines, très-fin.

Vue des dunes de Gravelines. Le ciel de cette petite toile est d'une lumière argentée, douce et puissante à la fois.

Un printemps. Une petite fille vêtue de


blanc, coiffée d'un chapeau de paille, cueille des fleurs au premier plan.

Une prairie .plantée arbres, à St-Nicolas.

Étude étonnante; à droite, un élève du peintre habillé d'une blouse bleue.

Le chemin de la forge à Saint-Laurent (appartenant à M, Bellon).

Une étude de bois-blancs à Saint-Nicolas.

Une chaumière dans le fond; d'un gris argenté très-fin.

Une marine (chenal de Gravelines) (appartenant à M. L. Bonnet). Fine et claire.

Plusieurs rues de village. Friandes de ton.

Un ruisseau à Saint-Nicolas , d'une vive' fraîcheur.

Un pont à Achicourt.

Deux petits paysages d'Achicourt, lumineux (appartenant à Mme Dutilleux).

Et tant d'autres toiles étudiées avec une volonté passionnée qui attire de plus en plus à mesure qu'on les pénètre. La lumière y est cherchée avec tant de prudence, qu'elles semblent d'abord un peu éteintes; analysées, elles s'aèrent étonnamment.C'est l'absence volontaire de métier,


et le parti pris de douceur qui causent ce phénomène. En tout, le peintre voulait s'effacer, et ne rendre que ce que son œil percevait suivant sa force.

En 1862, il exposa un intérieur de forêt par temps couvert, qui fut récompensé; cette toile, achetée par la société des Amis des Arts d'Arras et gagnée à la loterie annuelle de la société par * Mlle Laure Petit, sans résumer entièrement les qualités du peintre, les montre presque toutes.

Elle est fine, profonde, douce et modelée dans les tons uniformes. Peu d'accent. Même dans les effets de soleil, Dutilleux était plus saisi par la douceur aérienne que par l'éclat et Téblouissement. Les aurores un peu languissantes, les soirs embrumés d'or fluide, les jours argentés et couverts, convenaient mieux à son œil que les splendeurs exaltées de midi. Fils d'un pays, brumeux, il avait la tendresse des sites mélodieux et réservés, et eût passé deux jours à rendre l'ondulation du roseau qui se penche et semble baiser l'eau de la rivière.

La grande forêt de Fontainebleau, avec ses arceaux de feuillage et ses colonnades de chênes, silencieuse et pleine de mystères, l'enchantait particulièrement; mais, amoureux absolu, il ne


se soucia, pas plus là qu'ailleurs, de ce qui pouvait intéresser le public. Tout lui fut bon, parcequ'il sentait tout, et ce tempérament très-particulier, s'absorba dans des chants réservés et des jouissances personnelles. Cette expression abstraite d'un enthousiasme ardent, rendit plus difficile la renommée de toiles, originales sans doute, mais trop intimes pour être vite acceptées et applaudies.

Le cor de Weber résonne dans ces mélopées de couleur, peu saisissantes d'aspect, mais profondes et singulièrement émues. Le côté dramatique, l'éclat, le résonnant s'y montrent rarement.

Rien n'émmivait autant Dutilleux que la fraîcheur, la vie intime, pour ainsi dire, de la végétation ; c'est à rendre le velours des mousses, les coquetteries des bruyères, les sourds et étranges lointains qu'on devine, les infinis des futaies, qu'il- employait sa science et sa belle exécution.

Poète de la sérénité, il ne demandait que la jeunesse des bois , éternellement ravivée par les bains de la lumière.

Je dois reconnaître qu'il montra une obstination singulière à ne vouloir se servir d'aucun moyen pour faire valoir ces études. Bien des fois on lui fit observer qu'à force de se ressembler elles devenaient monotones, que s'il les peuplait


de'figures, il doublerait l'intérêt, sans rien perdre de l'harmonie et de l'aspect ; il refusa opiniâtrement : « je ne l'ai pas vu, disait-il. D Rien n'y fit.

Au reste, dans la forêt, il fuyait les endroits fréquentés, il gagnait les coins les mieux fermés; il disait trouver là à des sensations pénétrantes.

Il entrait dans l'écorce des chênes, pour ainsi dire, et vivait de leur vie.

Aussi, est-il difficile de classer ces paysages, de leur donner un titre.

Ce sont des chemins dans la forêt, des coins de bois, des rochers, des bouleaux mariant leur feuillage palpitant, des lointains baignés de lumière, toutes œuvres terminées ou non, qui sortent d'un même sentiment d'amour enthousiaste.

J'en ai vu dans son atelier de Paris qui sont superbes ; une surtout, qu'il n'a jamais voulu exposer et dont on ne peut dire que ceci : que c'est une merveille de ton et de finesse; c'est un Chemin sablonneux qui monte parmi des bouleaux ; un homme, vêtu de noir, cueille des mûres à droite.

«

Mme Dutilleux a conservé la Sablière du BasBréau, qui fut exposée en 1857 : un morceau fin et lumineux.

M. Bellon possède un magnifique Effet de soleil au mont Ussy.


Mais le chemin sous bois, exposé en 1864, est, sans doute, la toile la plus complète de cette série.

Elle n'a de secrets pour personne.

Le choix du sujet est d'un grand goût : le dessin des arbres ferme et complet ; le ton voulu arrive à des résultats vraiment étonnants. Il y a là une conviction qui se dégage magistralement du travail, et doit saisir les ignorants comme les initiés. C'est une toile de Musée.

Il en est de moins complètes, que je préfère personnellement à cause de leur saveur locale et primesautière; mais il me semble qu'aucune ne réunit autant des grandes qualités que voulait Dutilleux.

L'effet est soleilleux, dans des notes douces, mais pleines d'harmonie et de vérité. Rien n'est oublié, rien en trop, rien en trop peu.

Je ne sache pas qu'aucun peintre ait fait dans ce sens, sur nature, rien qui soit comparable à cette toile.

Un jour, dans la forêt, s'arrêta derrière Dutilleux, un homme de taille moyenne, à la figure énergique, aux traits fortement accentués. Cet homme le regarda longtemps travailler, puis lui


parla. Dutilleux comprit aux premiers mots qu'il n'avait pas affaire à un spectateur vulgaire. Aux éloges savants qui lui étaient adressés, il devina un artiste. Il ne se trompait pas; cet inconnu, c'était Decamps, qui le félicitait et lui disait presque naïvement qu'il n'aurait jamais cru qu'on pût conduire aussi loin, et aussi bien, une toile d'après nature. Louanges et observations doublement intéressantes et flatteuses, puisqu'elles venaient d'un peintre célèbre, à juste titre, mais épris comme pas un, des roueries, des adresses du métier, et qui doit sa gloire à tout autre chose qu'à l'amour de la simplicité dans le rendu.

Dutilleux, si absolu dans sa volonté de paysages sans animation, sans drame, sans accompagnement de figures, sentait pourtant les palpitations colorées de la vie. L'œuvre bouillante d'Eugène Delacroix le passionnait étrangement; au point qu'il n'acceptait aucun des reproches faits à ce grand homme. Il niait tout, et. peut-être avait-il raison. Nous n'avons pas à juger ce point délicat. Mais cette admiration exclusive n'influençait pas sa nature plus tendre. Après avoir parlé avec feu du pont de Taillebourg ou de telle autre œuvre emportée de Delacroix, il retournait à ses prairies, ou à sa forêt, joyeux, plein d'entrain. la


boîte sur l'épaule, oubliant, mais aussi un peu oublié.

Aussi il a vécu dix ou quinze ans cueillant bien des amours, épanchant son âme toujours vibrante. Il est impossible de citer parmi ses études de petites dimensions, celles qu'il faisait en -voyage ou pour se délasser d'un plus important travail, — le soir, au retour, ou au hasard de l'effet. Le nombre en est très-grand, toutes plus ou moins réussies, suivant l'impression du moment, mais toujours exhalant le charme qui avait convié le peintre à les faire.

En regardant cette œuvre que la mort a rassemblée, et dans laquelle il a laissé sa pensée, je ne pouvais m'empêcher de songer au magnifique don qu'ont les âmes sensibles et facilement émues de vibrer à chaque pas dans la vie. Je ne me lassais pas de suivre ces notes pleines de mélodie, ces accents joyeux ou mélancoliques qu'écrivait la brosse presqu'à l'irisu de la main, sous le seul vouloir du cœur. Et quelle variété! quelle abondance d'amour! Tout lui plaît : ce bout de haie d'où s'échappent quelques modestes arbrisseaux, ce coin de prairie, ce tournant de rivière, enveloppés dans les brumes ouatées du soir, cette humble maison se mirant dans l'eau! Ce bois palpitant de sève, tous ces aspects de l'im-


mense nature l'enivrent. On le voit, la, peinture n'est qu'un aide.

Parmi les dernières, celles qu'il peignit à Douai, dans l'été de 1865, les plus belles peut-être, il y en a qui touchent profondément, par les mêmes moyens que les notes d'une musique amoureusement sentie.

Mais Dutilleux n'a pas travaillé seulement d'après nature. lia fait à l'atelier un grand nombre de paysages. Les deux plus importants que je connaisse appartiennent à M. Alphonse Brissy et à M. E. Pamart. Peints à dix ans d'intervalle, ils sont intéressants à regarder au point de vue historique de l'œuvre.

Le premier, daté de 1855, est ample, calme, bien nourri, conçu dans de belles lignes. Il représente un soir au bord d'un étang. La-composition rappelle les souvenirs d'autrefois du peintre. C'est un paysage du Nord de la France, plein de grandeur et de mélodie; l'arrangement eu est peut-être plus original que l'exécution; mais ce léger défaut est racheté par un modelé souple et riche.

Le second, qui date de 1865, moins complet dans l'ensemble que le précédent, montre à côté de faiblesses singulières, des morceaux plus


maître. Labouré de retouches, il manifeste une production difficile et voulue. La masse d'arbres à droite, la montagne, le terrain ont la fermeté simple qu'on admire dans les paysages de Poussin. Le ton en est superbe; mais les fonds, mais le ciel, alourdis, sans fuite, attestent les préoccupations qui semblent avoir vers la fin tourmenté Dutilleux.

Il est certain, en effet, que depuis son retour à Paris, il revenait à l'estime de la composition et que la peinture reprenait ses droits.

Pris alors d'une part par les maîtres, de l'autre par ses études de dix ans, il s'énamourait un jour de Claude Lorrain, le lendemain de Rubens.

De cette lutte intérieure proviennent ces accents irréguliers dans leur force qui, chez un homme aussi habile, accusent l'enfantement d'un travail nouveau.

Malgré lui cependant, la préoccupation principale de sa vie l'emportait sur ces enthousiasmes momentanés. Seulement il arrivait à -ce moment où sachant ce qu'il avait cherché avec tant d'ardeur, il voulait rendre son but plus intéressant en le complétant.

C'est à cette réaction qu'on doit la femme nue, vue de dos, couchée au bord d'une rivière, qui


appartient à M. Camûs. Cette toile est datée de mai 1864. Je ne m'arrêterai pas à remarquer la vulgarité de la tête, le dessin défectueux des bras et des mains, le manque de certitude dans la forme ; ce qui saute aux yeux, c'est la splendeur des carnations, leur harmonie, leur finesse, et pardessus tout la simplicité des moyens employés pour arriver à un tel résultat. C'est là ce qui attache, ce qui intéresse, ce qui montre bien ce que veut l'artiste. Entraîné par la recherche des moyens simples, qui sont la plus haute expression de la force, il a oublié la grâce et la proportion, mais il y serait revenu. L'important était d'abord d'être maître de sa volonté.

Dutilleux admirait beaucoup Rubens dans les dernières années. Cela se sent dans la femme nue, sans qu'une influence directe lui enlève son franc caractère. Aussi a-t-elle la saveur des choses personnelles, jointe à un goût spécial qui la lie aux nus du grand flamand.

Ce n'est certes pas par défaut d'imagination que Dutilleux a peint si longtemps et si invariablement ses paysages d'après nature. Ses dessins,- ses fusains, ses croquis innombrables prouvent suffisamment le contraire. Peut-être s'est-il attardé dans le chemin des amoureux. Pour que


ce poète ait préféré la copie la plus exacte à la composition rêvée, il fallait qu'il vît un but. La lettre citée au commencement de ce chapitre J'explique suffisamment : cc Moyens tellement per» dus, dissimulés, noyés, que comme devant » ma bonne nature je n'aie pas à m'en soucier. »

En ce qui touche le tableau peint sur nature, le but a été atteint; dans ce sens, C. Dutilleux se montre souvent non - seulement paysagiste de premier ordre, mais encore paysagiste unique dans sa volonté. Nul ne sait ce qui serait sorti de l'ère de développement qui commençait, succédant à cette vaste étude.

Ce qui existe est suffisant en beauté. C'est uneœuvre pure, de foi et de sentiment, que les paroles expliquent mal, et qui, malgré la forte science qu'elle révèle, s'adresse plus à l'âme qu'aux admirations raisonnées de l'esprit.


VII



VII

En dehors de l'œuvre que nous avons essayé d'analyser, Dutilleux laisse un grand nombre de petites toiles, dispersées chez les amateurs; esquisses de paysages, tableaux de genre vivement faits et valant par la couleur, nymphes au bain, tout cela dans des proportions réduites, et aussi quelques natures mortes d'autrefois, d'un ton friand. On compte de lui plus de 3,000 dessins et croquis : à l'encre, rehaussés de couleur à l'huile, au fusain, à la plume. Libres et ingénieux à la fois, ils font connaître l'ardeur d'une imagination fortement dominée devant la toile ou la nature par la sincérité. On y trouve généralement plus de puissance d'effet que dans les tableaux. Sous la traînée du fusain, se lisent des richesses de *


ton que le peintre délaisse souvent pour courir à la sobriété, une fois qu'il a la brosse à la main.

N'ayant pas été généralement compris comme étude devant servir au tableau, chacun de ces dessins forme une composition. Les fusains sont presque tous des paysages. C'est surtout au-dessus du recueil de croquis faits sur papier roussi à dessein, et relevés de touches à l'huile (un genre qui lui est particulier et duquel il a tiré des résultats charmants) qu'on voit flotter la grande ombre de Rembrandt; cela, non-seulement à cause du parti pris d'ombres et de lumières fortement accentuées, mais aussi à cause d'une intention de goût extrême dans le détail pittoresque.

Il composait ces croquis le soir ; il les écrivait avec n'importe quoi, plume, bâton ou roseau, le plus souvent avec le doigt, et le lendemain il les animait avec des notes de couleur. On trouve dans cette collection des groupes, des sujets, des intérieurs, des paysages.

Le travail prompt du fusain, convenait à la nature impressionnable de Dutilleux. Il en laisse un grand nombre, qui ont' cet intérêt particulier aux œuvres primesautières des artistes de sentiment.


VIII



VIII

Nous avons vu toute la jeunesse de Dutilleux subir l'influence de maîtres flamands. On trouve dans ses premières peintures, les tons roux, les empâtements dans la lumière, les parti-pris rissolés et bitumineux, des huiles, des glacis, des fonds noirs derrière les têtes, des terrains fauves et cuits, monochromes dans les paysages.

Quant à la belle partie de ses œuvres, elle est de l'école des indépendants. Cette école a pour maîtres la nature et la sincérité; bons patrons, mais difficiles à contenter.

Cela posé, j'entre dans l'examen du développement heureux qui se fit dans la manière de sentir et d'exprimer de notre peintre lorsqu'il commença


à étudier le paysage d'après nature. Pour moi, c'est là qu'il faut chercher l'homme.

C. Dutilleux est surtout remarquable en tant que paysagiste, par son instinct égal du détail et de la masse; cette alliance, terriblement difficile, comme il le dit, et qu'il a menée si loin. Ce don, joint à un rare savoir et à une grande habileté de main acquise par l'étude des maîtres, l'aida considérablement dans sa vaste entreprise sur nature; entreprise bravement conduite, et dans l'accomplissement de laquelle il n'a trouvé d'autre écueil, que celui de tous les chercheurs, l'excès de la passion. Et, peut-on appeler un écueil, la préférence qu'il donna à la nature sur l'art, lorsqu'on voit qu'elle agrandit sa person-nalité.

Il faut reconnaître, en effet, que peu de peintres ont su caresser le détail avec autant de soin, en l'absorbant dans la masse, sans sacrifices, en le rendant pour ainsi dire inapparent malgré sa présence. C'est là sa qualité dominante.

Ce n'est ni par des repoussoirs, ni par des sécheresses, par des adresses de métier ou des malices de brosse qu'il procède. Sa lumière est la même partout : celle qui éclaire le premier , plan, éclaire le dernier, décroissant d'intensité


suivant le lointain, mais ne se forçant pas. Le ton local ne se voit pas, et il existe; beau résultat, trop peu apprécié.

Si vous regardez une des meilleures études de Fontainebleau, le chemin sablonneux, je suppose , — celui-là n'a qu'un bout de ciel pour concentrer le rayon visuel, double difficulté, — vous êtes frappé tout d'abord de la beauté de la gamme, de l'aspect argenté de l'ensemble; — l'harmonie est pleine. Analysez, vous trouverez la bruyère exprimée dans ses mille variétés, la feuille du bouleau fièrement écrite, le tronc modelé avec soin, la branche strictement dessinée ; rien ne manque. Chaque détail intéressant et nécessaire a été rendu dans sa forme et dans son esprit, et la masse n'a rien perdu. Par exemple, les nuances particulières au mouvement des broussailles, ont leur note personnelle. — Et tout cela est peint avec ampleur et abondance. Une des dernières études, celle de l'Exposition de 1864, est arrivée à un résultat qu'on peut dire extraordinaire, et qui semble en faire la tête de l'œuvre de paysage de Dutilleux.

J'appuie beaucoup sur ce point. Il y a là une force qu'une grande science et un grand amour peuvent seuls donner.


Généralement les études se font en vue du tableau; ce sont des moyens. Dutilleux, lui, en fait un but: but réel, apparent, visible à tous. Je comprends que toutes ne séduisent pas d'abord, mais en revanche, il y en a qui n'ont de secrets pour personne ; la sincérité a du mal à se faire jour; mais quand elle arrive au but, le résultat doit être absolu.

Comme tous les artistes intelligents, Dutilleux a marché du sombre au clair. Plus il avance, moins il a besoin de ressources. Plus il vit dans la nature, plus il s'aperçoit que le noir n'existe pas, et que la fraîcheur et la santé sont partout où est la lumière. L'œuvre formidable de Paul Veronèze, ce couronnement sublime de l'art de la Renaissance, n'a pas de noirs.

Nous avons vu que de sa grande fréquentation du plein air, notre peintre avait retiré la fraîcheur, l'argent, la simplicité de ses derniers portraits.

L'exécution de Dutilleux changea avec sa manière. D'abord, elle fut adroite, empâtée, légèrement sensuelle, et vouée aux tons fauves, — toujours fine malgré cela, — il n'en pouvait avoir d'autre. Celle qu'il adopta dans les quinze dernières années est difficile à préciser. Il cherchait


à la rendre nulle. Elle tend, à mesure qu'il avance, à devenir simple, à vivre plutôt par le ton que par la façon; autrefois, il modelait plus vigoureusement; elle intéresse par le grand but qu'elle montre. Dans beaucoup de toiles enlevéés d'après nature, il a la verve, l'enveloppe et la mâle force, depuis quelques années surtout. Là, il est maître, — il domine. Dans les grandes études terminées sur place, on perd la trace de la volonté ; l'exécution disparaît, — grand mérite.- Les chairs de quelques-uns de ses portraits de femme sont éblouissantes, surtout cêlles du portrait de Mme H. Prévost, à peine achevé. Jamais il n'avait été aussi loin en ce sens.

J'ai parlé de son dessin. — Celui des paysages est plus régulier, plus voulu aussi généralement que celui des figures. La grande étude de 1864 est écrite avec une grande énergie. Les branches des chênes ont le relief et le modelé superbes.

L'allure n'y gêne pas la vérité. Rien de convenu.

Les paysages sont bien assis en général.

Un grand goût, suivi volontiers, préside à la forme. Peu de fautes. Les terrains aussi ont un modèle intérieur précis. Les mouvements des ramures, qui sont l'essence de l'arbre, étaient adorés de Dutilleux; il a apporté à les


rendre un soin précieux, toujours dominé par le vrai, et l'intérêt qu'il attache à toutes les variétés de la forme.

C'est à propos de ce dessin, qu'on peut bien se rendre compte de l'importance de l'effacement du peintre. Cette robustesse des chênes, n'est point obtenue par des violences de brosse ou des heurts d'effet; nullement. Simple dans ses moyens, comme la nature, elle arrive à plus d'éclat. Ainsi nous saisit davantage l'orateur concis et ferme, qui n'a pas besoin d'étendre sa pensée, parce qu'il la définit vite.

Dutilleux, si fin, si amoureux, si patient dans le dessin des arbres, des nuages, des terrains, des têtes de ses portraits, s'est pourtant laissé aller, surtout dans les derniers temps, à une singulière négligence, lorsqu'il s'est agi de placer des figures dans le paysage.

Nul ne se douterait, à les voir, que celui qui les a mises là, a fait d'aussi beaux portraits.

Quoique ses croquis à l'encre montrent des groupes bien trouvés, il ne semble pas avoir eu le don de l'agencement des personnages réunis.

Peut-être son refus d'intéresser ses paysages par des figures venait-il d'un instinct secret. S'il peint le nu, en effet, il s'en tient presque toujours


à un seul personnage. Son Ève retrouvant le corps d'Abel, et les Sorcières de Macbeth, ne sont pas d'une heureuse composition.

Portraitiste et Paysagiste, tel il se présente surtout.

Comme coloriste, Dutilleux est avant tout fin; la finesse est son point de départ. Les éblouissements, les vaillances, les éclats, les accents vibrants et hautement passionnés ne sont pas dans ses instincts ordinaires. Il a surtout la fraîcheur, la justesse, la lumière, l'harmonie.

, « Fermeté dans la forme et dans l'effet, disait-il » souvent, douceur dans l'exécution. »

9 Mais sa qualité dominante, celle qui dirige les autres, et les soumet à un vouloir instinctif : c'est la conscience.



IX



IX

Je fus présenté à Dutilleux en 1849. Son visage qui portait déjà les traces de la fatigue, avait ce commencement de beauté sereine qui se développa plus tard, et que l'âge donne aux hommes qui ont eu la vie pure, et l'ont emplie de fortes pensées.

Je n'ai point à peindre son caractère; assez Font connu plus longtemps que moi, qui peuvent mieux se charger de ce soin. Pour moi, j'ai toujours trouvé en lui un homme juste, indépendant, bienveillant et désintéressé, un artiste profondément épris de son art, et en parlant d'une façon remarquable. Il m'accueillait dans sa famille à cœur ouvert. Le souvenir et les bienfaits


que j'ai conservés de cette amitié, me resteront toujours.

Je ne puis l'oublier tel que je l'ai connu dans sa maison d'Arras, entouré des siens qui l'adoraient. Quand je revenais de Paris, je me faisais une fête de le revoir. En entrant dans l'atelier, je me trouvais transporté par la pensée, dans le temps des vieux peintres. Les élèves épars, les chevalets chargés, la belle figure du maître, me souriant, formaient un tableau doux à contempler pour un homme à peine sorti du tumulte parisien. Là, venaient quelques amis de choix et de mérite. On y vivait dans une atmosphère discrètement intelligente et joyeuse.

Dutilleux prenait un vif intérêt à écouter les nouvelles artistiques que je lui rapportais de Paris. Son rêve était de vivre dans le grand centre. Il sentait sa force, et, voyant l'âge s'avancer, se rattachait volontiers à une idée de plus vaste liberté. En outre, je l'ai dit, la vive amitié qui l'unissait à C. Corot et à Eug. Delacroix, l'attirait invinciblement.

Parmi les détails de cette époque, je me souviens de celui-ci. Un jour se présente un étranger, désireux d'acheter une belle collection d'anciens pots que Dutilleux voulait vendre. L'intrus,


garde son chapeau sur la tête en formulant sa demande. cc Gustave, me crie Dutilleux, prêtezmoi votre chapeau! » ; et, se couvrant, il répond à son interlocuteur : « Mes pots ne sont plus à vendre, Monsieur » Quand le soir emplissait d'ombre l'atelier, nous nous asseyions au coin du feu, et nous causions en fumant. C'est dans ces longues causeries que j'ai connu sa bonté, et cette extrême sensibilité qui n'excluait pas l'énergie, quand il le fallait, mais qu'il s'efforçait de dissimuler sous les apparences du calme. Il avait appris depuis longtemps qu'on doit cacher ce don précieux, mieux qu'on ne ferait pour un vice, ou un ridicule. Il avait horreur du mal, et tressaillait surtout à la pensée que certains hommes en torturent d'autres à coups d'épingle. Cela lui semblait le plus atroce des crimes.

- Un jour je lui lisais une poésie de V. Hugo sur les enfants, j.e dus m'arrêter : il étouffait. Bien qu'il n'eût jamais souffert de privations matérielles, les secousses douloureuses reçues, l'avaient ébranlé, en raison de sa nature nerveuse et impressionnable à l'excès.

Excepté en ce qui touchait C. Corot et Eug.


Delacroix l, à propos desquels il ne varia jamais, il obéissait beaucoup, dans ses opinions sur les peintres, à la sensation du moment. Quoique ses principes dans l'appréciation de leurs œuvres fussent à peu près invariables, comme il était fort enthousiaste, ses affections demeuraient plus constantes que ses prédilections.

Il disait qu'en art, lorsque la tête l'emporte, on a les hommes froids et méthodiques, les dessinateurs, ceux qui arrangent et composent.

Que lorsque le cœur domine, on a les coloristes, les fougueux, les strapassés; avec le cœur et la tête réunis concluait-il, on trouve Corrége, Titien, Veronèze, Rubens.

Donc, on ne fait pas un peintre; il naît tel.

L'organisation physique est indispensable, — les organes peuvent se développer, — mais leur préexistence est nécessaire.

Tâchez de trouver à la fois, la largeur et la finesse, disait-il encore; — trop de largeur n'atteint pas le but, — trop de finesse le dépasse.

Dans les derniers temps, il se préoccupait

1 Il collectionnait tout ce qui se publiait en tout genre sur eux, et conservait cette collection, unique peut-être, avec un soin jaloux.


beaucoup d'éteindre les vives lumières, de préparer les transitions de l'ombre. Abandonné tout à fait à lui-même, et surtout en touchant à la vieillesse, il devait laisser prendre le dessus, à la douceur et à la tendresse qui étaient les instincts profonds de son âme.

Il adorait la musique, mais ne cherchait pas à en entendre souvent ; il redoutait les trop vives excitations. Sa plus cofnplète admiration était pour Beethoven; mais je crois que s'il lui eût été donné de connaître les compositions religieuses de Palestrina, de Stradella, de Marcello, et des vieux maîtres italiens, il eût trouvé là surtout, l'écho de sa vraie sympathie.

Esprit cultivé, il avait pris part dans sa jeunesse aux grandes luttes littéraires de 1830. Les œuvres de V. Hugo le passionnèrent toujours par leur côté palpitant et souverainement artiste; toutefois vers la fin de sa vie, épris de la douceur et du charme sévère, il s'était énamouré de Racine. Cherchant la perfection, il croyait mieux la trouver dans la simplicité un peu vide de l'illustre tragique, que dans les ardeurs vivaces de notre grand poète.

Il parlait comme il écrivait, — sans recherche, - affectionnant surtout les tours de phrases fa-


miliers, mais sachant trouver le mot expressif, le mot qui convient. Aussi, sa doctrine était-elle claire et sentie.

Sa manière d'enseigner procédait de son tempérament. Tout ceci l'explique suffisamment. Ce qu'il proscrivait surtout, c'était la confiance dans l'adresse. Lui-même se défendait contre sa main habile. Mais le meilleur précepte qu'il put donner, c'était son exemple, travaillant autant qu'homme peut le faire.

On ne compte pas moins de 225 élèves qu'il a dirigés. Comme on le voit, il aida à développer le sens de l'art chez ses concitoyens. Ce fut son admiration pour Eug. Delacroix et Corot, qui les initia aux œuvres de ces deux grands peintres.

La considération publique récompensa ces efforts.

La création de la Société artésienne des Amis des Arts, qui, comptant parmi ses membres, Barye, Millet, Diaz, Corot, a eu Delacroix pour Président honoraire, ne témoigne pas moins de l'ardeur que mettait Dutilleux à éclairer le goût dans son pays d'adoption. Grâce à cette association, la trace du bienfait restera, et les élèves, fidèles au souvenir du maître, pourront faire produire le sillon qu'il a tracé.

Dutilleux n'était pas né pour le tumulte. Au


temps où les écoles se développaient dans les villes d'une importance secondaire, il n'eut peut-être pas quitté les lieux où toute sa vie s'était passée, et qui s'étaient meublés de tous ces fantômes de regrets et de plaisirs parmi lesquels l'homme est heureux de vieillir. Quoique trèsnerveux, il n'aimait ni le bruit ni l'éclat. Il eût été incapable, tant sa conscience d'artiste et d'homme était excessive, de l'intrigue la plus innocente.

Il faut insister sur ce point. La pensée de la démarche la plus simple le révoltait. Il ne voulait même pas se défendre. On peut donc dire qu'il aima l'art d'un amour peu commun. Les déceptions de l'artiste, les douleurs de l'homme ne purent vaincre ce robuste enthousiasme et ce farouche enfermement. Ne se plaignant jamais d'ailleurs, supportant tout, dominant l'ingratitude fatale de son peu de réputation, de toute la force de sa foi et de sa sincère passion.

Considérez cet homme, ayant à son entrée dans la vie, pour principale fortune, son courage et son talent, partagé pendant trente ans, entre le souci d'élever une nombreuse famille et le culte d'un art adoré, luttant contre ces difficultés avec une rare énergie morale, arrivant à force d'amour et d'abnégation au but du père, et non lassé par un si grand travail, mourant sur la brèche le


pinceau à la main, aussi ardent que le premier jour, et dites si ce n'est pas un exemple digne de respects et d'éloges?

S'il eut cette grande passion pour la nature, ne nous en étonnons point; l'esprit de Dieu n'estil point dans son œuvre? Dutilleux l'embrassa éperdument, et cette âme de poète se prépara à l'éternité, au milieu des joies profondes et mystérieuses d'un amour universel.


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En essayant de définir l'œuvre généreuse d'un homme dont j'ai été l'élève et l'ami, je n'ai point eu la vaine pensée de m'ériger en critique. A Dieu ne plaise ! ce n'est pas mon métier, et mon but n'a pas été celui-là. Recueillir tout ce qui peut faire la lumière sur un artiste sincère, peu connu, lorsque tant de peintres de nos jours demandent le succès au faux goût qu'ils développent en lui obéissant; glorifier la dignité et la conscience dans l'art, en étudiant un peintre de mérite élevé, qui porta si haut ces deux nobles qualités, voilà


plutôt ce que j'ai voulu. La vie modeste et sévère de Dutilleux, ses lettres, ses pensées 1, en montrant cette belle dualité de l'honnête homme et de l'honnête peintre, ne pouvaient que m'encourager à les produire au jour. La valeur de ce livre est dans son intention.

A mesure que j'étudiais les toiles de Dutilleux, je dois avouer que je m'intéressais de plus en plus à leur mérite. C'est le sort des œuvres issues du pur sentiment, de frapper moins que les autres, mais de produire une impression durable et croissante. Voilà donc,' me disais-je, des tableaux , des portraits, des paysages, parmi lesquels beaucoup ont une valeur hors ligne, que le grand soleil de la renommée n'a pas éclairés encore. Conçus et exécutés à l'ombre d'une existence singulièrement simple et digne, doivent-ils à cause de cela, ne point être entourés du prestige qu'ils méritent. Il n'est donc pas vrai ce beau vers :

Sois petit comme source, et sois grand comme fleuve 2.

1 Je dois la communication de ces lettres et documents à l'amitié de MM. Robaut et Desavary, envers lesquels je suis particulièrement reconnaissant.

2 Victor Hugo.


A qui donc cet admirable conseil s'adresse-t-il si ce n'est aux vrais poètes, aux croyants ?

Il faut reconnaître, à l'honneur de ses concitoyens, que Dutilleux a été apprécié de tous ceux qui s'intéressent à l'art dans son pays. Dans le cœur de plus d'un, il a trouvé un écho sympathique. Mais que Paris, la ville qui absorbe tout, ne dise pas son mot, et voilà que la sûreté du jugement s'ébranle dans l'esprit des indifférents, et que la réputation demeure restreinte et limitée.

Cette impossibilité de réaction que semble avoir la province vis-à-vis de la métropole est pénible à constater. Cependant, le séjour de Paris ne convient pas à tous. Le travail cyclopéen de la pensée qu'accomplit la cité énorme, épouvante les sensations intimes. Rien n'y porte à l'impression, — tout doit sortir du cerveau ; air peu favorable aux âmes subjectives, déjà suffisamment oubliées dans une époque où l'art n'est qu'un accessoire peu important de la vie. Dutilleux redouta toujours les asservissements. Tout jeune, il formait le projet de vivre neuf mois de l'année en province, et trois mois à Paris. Guidé par l'instinct, comme toutes les natures impressionnables, il sentait déjà que le bruit et le


combat ne pouvaient être que des accidents dans son existence.

En effet, il ne fit jamais rien pour produire ses tableaux d'une façon, je ne dirai pas habile, mais au moins nécessaire. A Arras, il trouvait sa joie au milieu de sa famille, parmi ses élèves, dans le travail; peu mêlé au monde, du reste, et n'écoutant rien des choses du dehors. A Paris, sa vie fut la même. Enfermé dans son atelier, il n'y recevait que quelques amis. Quand il exposait, il ne s'en occupait en aucune manière. En 1857, le petit portrait de Pierre Dutilleux était caché par d'autres cadres; — il ne réclama pas. En 1861, le hasard voulut que la route du gros Fouteau fut placée à hauteur d'œil; on le récompensa. En 1864, Y étude sous bois était accrochée si haut que je ne pus la voir. Je fus singulièrement étonné de sa beauté en le retrouvant chez lui.

Dutilleux se garda bien de faire une observation.

Ainsi voulut-il. Pour moi, je ne m'étonne pas qu'un artiste vivant dans l'intimité continue de ce qu'il y a de plus pur et de plus saint au monde, ait négligé de songer à la nécessité d'être célèbre pour être compris, et je l'en estime davantage.

Sachant peut-être ce que coûte la réputation, il préférait son repos au cercle brûlant de la lutte.


Les songeurs qui s'enferment dans l'abstraction, sont peu sensibles aux voix extérieures. Une fois une œuvre accomplie, ils s'occupent d'une autre.

Voilà tout. A ceux qui s'étonneraient ou feindraient de ne pas comprendre, on demandera de regarder avec soin et sincérité les portraits de M. Damiens, de Mme Deusy, de Mme Cabuil, de MM. Joseph et Pierre Dutilleux, de Mme Prévost, de Mlle Le Gentil, et quelques-uns seulement des plus beaux paysages. On n'aura plus rien à faire observer, s'ils ne reconnaissent pas que ces toiles exposées avec précaution, dans une bonne lumière, à hauteur d'œil, eussent amplement suffi à établir ce qu'on appelle, un nom à Paris.

L'homme qui a vécu dans la confiance en Dieu, et dans l'amour de la création, a bien rempli sa vie, — tout est dit. — Paix à ceux qui sont morts hommes de bien. Mais c'est surtout en songeant à l'enseignement qu'il y a à tirer de ces œuvres remarquables avant tout par leur conscience, qu'il est utile et important d'empêcher que l'oubli se fasse pour elles.

Dutilleux a la gloire d'avoir été du petit nombre des artistes que n'a pu entraîner la mode, cette prostituée qui depuis trop longtemps viole le sanctuaire. Quand on voit le public d'ailleurs


si peu enthousiaste de nos jours, s'extasier devant des œuvres hybrides, sans dessin et sans couleur, quoiqu'elles feignent de réunir les deux qualités, et louer des productions douceâtres et lymphatiques, qui sont aussi loin de la peinture que la prose dite poétique l'est de la poésie, on sent le besoin légitime de défendre la sincérité méconnue. Moins le cœur du peintre a vibré, plus on l'applaudit aujourd'hui. Plus il râtisse, plus il émonde, plus il paraît mince et maladroit copiste, malgré sa rouerie, des grandes choses mal comprises, plus on exalte sa réputation passagère.

Il est vrai que ces renommées tombent vite à plat, et ne se relèvent pas de leur chute. Ce que le caprice avait donné, le caprice le reprend. Mais l'école des neutres ne manque pas d'adeptes, qui, pas à pas, avec un soin de spéculateur avide, ont suivi la méthode de l'ex-grand homme et s'empressent, sous un autre nom, de recommencer la même œuvre.

Voici ce qu'écrivait en 1831, Gustave Planche, à propos du salon où Eug. Delacroix et Decamps, n'eurent qu'un succès médiocre, comparativement à celui qu'obtinrent Paul Delaroche et Léopold Robert: « MM. Eug. Delacroix et De» camps, réalisent avec une admirable et triste


» précision, une parole échappée à la mélanco» lique rêverie d'un génie obscur et méconnu : » ce qu'il faut à la multitude, c'est la médiocrité » du premier ordre; au-delà, il n'y a pour elle » que la nuit et l'éblouissement. »

Hélas! ce qui était vrai en 1831 l'est encore aujourd'hui. Les éclairs que l'école française a fait jaillir depuis un quart de siècle, n'ont pas désillé les yeux du public. Il aime autant que jamais, le semblant du correct, les figures mièvres, mais adroitement et proprement exécutées ; il prend la pauvreté pour la distinction, et les fades répétitions des choses faites pour la tradition.

S'il s'agit d'une bataille, il craint l'action, la vie, l'éclat, et demande le côté amusant et anecdotique. On le voit évoquer les souvenirs des demidieux de la Renaissance, à propos de Venus en carton, dont la chair ne saurait frémir, et qui, portées dans des coquilles de Muséum, sur des flots d'outremer n'étonneront jamais la postérité, mais le font trépigner momentanément d'admiration. — Et surtout, oh! surtout, il se pâme à froid devant ces tableautins qu'on peut regarder à la loupe, microscopiques paillardises, ou photographies enluminées, et il n'a pas assez d'or pour les couvrir. Œuvres banales, sans grands


vices, comme sans grandes qualités, dont il ne se soucie en réalité que secondairement, et qu'il est prêt à déprécier le lendemain, s'il est de bon ton de le faire. Mais ne lui parlez pas d'invention, de recherche, de passion, de grandeur.

Qu'importe à cette indifférence, à cette regrettable absence de goût élevé, le profond enthousiasme de la conviction? Faut-il s'étonner, lorsqu'on assiste au spectacle du génie passionné et vigoureux, sacrifié par l'opinion à des gloires éphémères, de voir méconnaître des peintres qui ont exclusivement consacré leur vie au culte des fortes vertus de l'art. Combien est supérieure pourtant, aux tièdes productions vantées par la mode, et rejetées ensuite par elle au rebut, l'expression consciencieuse et fière de la sincérité !

Aussi, si les œuvres du peintre Artésien ne doivent malheureusement avoir de renom que dans le pays, où elles ont été surtout faîtes et connues, que du moins ceux qui les possèdent exaltent leur valeur et en entretiennent le sentiment. Ce sera une tradition bienfaisante pour les jeunes peintres de l'avenir.

L'enseignement qui en ressort est en effet sain à l'esprit. Ce n'est pas à nous qu'il appartient


d'assigner à des œuvres qu'une réputation étendue n'a pas classées jusqu'ici, une place fixe et arrêtée; mais ce que nous ne craignons pas d'affirmer, c'est que quiconque les étudiera, qu'il soit novice ou peintre fait, pourra retirer de cette étude un profit excellent et positif, mérite important, qui relie l'individualité aux côtés larges et généraux de la peinture. Tel peintrè pourra avoir une organisation plus puissante qui fournira moins à l'étude. Il y a des personnalités si absolues et si opulentes qu'elles se résument complètement elles-mêmes, posant l'alpha et Y oméga de leur volonté; tandis que certaines œuvres de tempéraments moins complets, offrent des trésors ouverts à ceux qui cherchent ou qui bégayent encore. Variété infinie qui rend l'art éternel, et concourt à son triomphe.

Que l'on considère la route suivie par le modeste et vaillant artiste, dont ce livre s'occupe, ou, qu'on s'attache à une de ses toiles importantes, portrait ou paysage, on est forcé de reconnaître qu'il a grandi à mesure que s'est développé son instinct personnel, et qu'il doit la belle simplicité et les expressions sereines de ses dernières années, à ce noble maître qu'on ne saurait trop nommer, la conscience. Il enseigne


donc que le sentiment peut s'élever par sa propre force à une grande hauteur, et que la meilleure, manière est celle qui se conforme sincèrement au tempérament individuel. S'il montre que le succès éclaire difficilement les routes abstraites ou nouvelles, il encourage les esprits indépendants et convaincus, par les résultats importants qu'il leur laisse.

La réputation n'a rien à démêler avec ces purs instincts. La raison des destinées de chaque homme nous échappe; à peine pouvons-nous mieux expliquer les réactions parfois si tardives de la postérité. Mais l'art comme la justice est au-dessus des décisions humaines. La. renommée repose de la fatigue de l'effort, et illumine la route, mais elle n'est pas le but de l'artiste convaincu. Elle n'est jamais pour lui que l'appui, qui le soutient dans ses nouvelles tentatives. Les peintres de race, — et Dutilleux fut de ce nombre, — n'ont pas besoin de l'éperon du succès pour marcher en avant. La misère, l'insuccès, l'infortune, peuvent les abattre un instant; la Providence seule peut les écraser.

Insondable dans ses desseins, elle les couche fréquemment à terre, au moment où ils s'apprêtaient à saisir le fruit tendu à leurs lèvres: ou


bien elle les tue avec la folie. Mais toute volonté des hommes est impuissante à détruire le sentiment qu'ils ont reçu du ciel. Il brille, ce sentiment vivace, dès que reparaît le jour propice, pareil à un arbuste déraciné par une troupe d'enfants, qui, après avoir été traîné dans les chemins, effeuillé, maculé, dépouillé, tordu, déchiqueté, atone, ne demande qu'un peu de terre, de soleil et d'eau, pour pousser au printemps sur ses pauvres bras mutilés, les feuilles blondes et fraîches de la saison nouvelle.



APPENDICE.



APPENDICE

Nous avons déjà cité quelques-unes des œuvres les plus importantes de Dutilleux. L'exposition ouverte dans les galeries du Musée d'Arras, en a remis en lumière plusieurs que nous n'avions pas vues depuis longtemps. Nous regretterions de ne pas écrire au moins leur nom dans ce livre ; nous avons remarqué : Le portrait de Joseph Dutilleux (no 7 du catalogue), d'une facture si riche et si souple, vrai bijou de couleur.

Le portrait de M. N. Boucher (no 21), franche et vivace peinture, pleine d'accent et de verdeur.

Sœur Aleocandrine Leriche,prieure du couvent


des Augustines (no 242), œuvre d'un caractère précis et saisissant.

Le portrait de Mme Canzûs (no 156), un peu sombre, mais distingué d'arrangement et de coloration.

Une étude d'enfant nu (no 204), solidement modelée ; appartenant à M. A. Robaut.

Et parmi les paysages : Futaie dans les Fosses rouges (no 64), appartenant à M. Bellon.

La Carrière (no 264), appartenant à M. Bellon.

Chemin dans les hêtres (nQ 158), appartenant à M. Camûs.

Chemin de ronde du Bas-Bréau (no 168).

La Madeleine en prières (no 157, composition) appartenant à M. Camûs.

Vieux chênes du Bas-Bréau (no 165).

Et d'autres encore, mais le temps nous presse, et d'ailleurs, ce n'est pas, comme on a pu le voir, la critique partielle des tableaux de Dutilleux que nous avons voulu faire, en écrivant l'étude qui précède. -

18 janvier 1866.


TABLEAUX DE G. DUTILLEUX, NÉ A DOUAI EN OCTOBRE 1807, MORT A PARIS EN OCTOBRE 1865, ADMIS AUX EXPOSITIONS DE PARIS :

1834. — Un Ermite en prières (vendu à M. de Chauvigpy).

1849. — Paysage, ruine.

Paysage, fantaisie (vendu à M. de Linas, aujourd'hui propriété de M. Bollet, notaire).

1850. — Portrait de M. 0. Petit.

l'vature morte (achetée par M. de Galametz).

1852. — Portrait de M. F. Robaut.

Le cardinal de la Tour d'Auvergne, sur son lit de mort (acheté par le Mu séc d'Amis").


1853. — Portrait de Mme Th. Hallo.

1857. — Route de Barbizon ci Fontainebleau, Bas-Bréau (appartenant à M. Bellon).

Vue, prise dans les rochers du BasBréau.

Vue de la sablière, près l'épine (appartenant à Mmc Dutilleux).

Portrait de Pierre Dutilleux.

1859. — Vue, prise dans les dunes de Dunkerque (appartenant à M. Bellon).

1861. — Saint Jérôme, paysage, effet de soir.

Un chemin dans le gros Fouteau (acheté par la Société artésienne de Amis des Arts).

Vue, prise dans les dunes de Dunkerque (appartenant à M. Bellon).

Un jeune garçon, étude de nu (appartenant à M. Robaut).

1863. — Aux refusés : Adam et Eve retrouvant le corps d'Abel.

Paysage, soir.

Étude en foret.

1864. — Élude sous bois.

Souvenir de la foret.


1865. - Les trois Sorcières attendent le passage de Macbeth et de Banquo.

Temps de neige.

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Mention honorable à Paris en 1861.

Médaille de vermeil à Amiens en 1860.

- de bronze à Rouen en 1861.

— d'argent à Amiens en 1862.

Musée d'Arras. — Le cardinal de la Tour d'Auvergne sur son lit de mort.

Dessin au fusain, gagné à la loterie de la Société artésienne des Amis des Arts.

Musée de Lille. — Un paysage.

— — Des dessins.

Musée de Daffaiintête d'étude.

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ERRATA.

Pages.

18 au lieu de : nous acheminâmes lisez : nous nous acheminâmes 31 id. sa petite famille lisez : la petite famille.

32 id. du goût de Rembrandt dans le goût de Rembrandt 38 id. sa lettre S^[\ 1 lifl, ez :f letti'e.




IL NE RESTE OU'UN TRES-PETIT NOMBRE D'EXEMPLAIRES.