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Notice complète:

Titre : Vie de saint Dominique et esquisse de l'ordre des Frères-Prêcheurs / traduit de l'anglais par A.-H. Chirat,...

Éditeur : H. Casterman (Tournai)

Date d'édition : 1867

Contributeur : Chirat, A H (Abbé). Traducteur

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb336435869

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (VIII-400 p.) ; in-18

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Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k62279223

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-OO-328

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 09/07/2012

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VIE

DE SAINT DOMINIQUE.

o


i tll[jï imCltu

Toraaci, 14 Juin M67.

J.-B. PONCEAU. rie. -GE\.


VIE

I> E

SAINT DOMINIQUE

1, i

ESQUISSE DE L'ORDRE DES FRÈRES-PRËCHEURS;

TRADUIT DK L'ANGLAIS

,, ""Pa~A.-H. CHIRAT, Pr"lre du Ti.ersN Ordre de Saint - Dominique.

- rie pater Doniinice '0 Tuorum memor operum - Sta roram summo judi' * ̃̃ l'r') luo cœtu paupermn.

DFF. DE S'-DOMINIQUL.

PARIS * T -loi. LAROCHE , LIBRAIRE-GERANT Hue Bonaparte » ce.

> LEIPZIG L A. KITTLER, COMMIgStONNAIR* Querilrute, 34.

H. CASTERMAN TOURNAI.

X i. :


DÉCLARATION DU TRADUCTEUR.

Pour nous conformer au décret du Pape Urbain VIII, nous déclarons n'avoir l'intention d'ajouter qu'une foi purement humaine aux faits prodigieux dont il est question dans cet ouvrage, excepté en ce qui a été confirmé par la sainte Eglise.

Nous déclarons en outre qu'en qualifiant quelques personnages du nom de saint, de bienheureux, ou de vénérable, notre intention n'ezt pas de prévenir son jugement, reconnaissant qu'à elle seule appartient de donner ces titres d'une manière authentique.

Tous droits rèbervès.


AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR.

1

La pieuse fille de Saint-Dominique qui a tracé en anglais d'une manière simple et élégante, la Vie intime de notre grand Patriarche, fait précéder son œuvre d'un Avertissement où elle s'excuse d'avoir écrit de saint Dominique après l'illustre auteur, dont l'éloquence d'or en a si magnifiquement parlé dans notre langue.

Nous suivrons volontiers, et plus justement encore, l'exemple de l'auteur de la Vie que nous traduisons ; car s'il peut invoquer l'impuissance d'une traduction anglaise à rendre la beauté éminemment française de l'incomparable style du Révérend Père Lacordaire, nous comprenons, nous aussi, la nécessité -de nous excuser d'avoir osé oflrir en français une nouvelle Vie de saint Dominique, quand l'œuvre du Père Lacordaire avait déjà satisfait à la gloire de notre Bienheureux Père et à notre ambition filiale. Mais, qu'on nous permette de .le dire, la Vie de saint Dominique, écrite par le Restau-


rateur de son Ordre en France, nous semble la peinture du saint Patriarche, tel que fra Angelico en a fait apparaitre le portrait à nos yeux dans ses fresques presque célestes; c'est une magnifique apologie de notre Père, tandis que, dans la modeste Histoire qu'on va lire, nous avons voulu seulement rapporter les actions de, notre bienheureux Père, avec cette simplicité qui le caractérisait, et le montrer, tel que le souvenir nous en a été conservé dans une pieuse gravure, qui se voit encore à Sainte-Sabine dans la chambre autrefois occupée par -notre Glorieux Patriarche. C'est le Pauvre du Christ dépeint par sœur Cécile. C'est le Saint tout aimable, attirant les cœurs par le charme de spn ineffable bonté.

L'un de ces deux tableaux nous ravit, et nous éblouit même en quelque sorte; l'autre nous montrera Dominique sous un aspect plus simple, plus doux, plus aimable encore, et en quelque sorte, plus accessible à notre imitation. Notre auteur rapporte les faits nombreux de la Vie du Saint sans les commenter, il laisse aux biographes qui en ont l'attrait d'examiner la question de l'établissement de l'Inquisition. Il dédaigne la politique et la controverse, et.trace simplement devant nos yeux l'héroïque figure du Fondateur des Frères Prêcheurs.

Si nous considérons ces deux portraits nous présentant tous deux le même objet sous un jour différent, nous reconnaîtrons avec admiration le Saint dont la transformation en l'Homme Dieu était si parfaite, que sainte Catherine de Sienne, dans une de ses visions, aperçut le visage de Dominique ressemblant à celui de Jésus-Christ même1: image sensible de la transfor-

(1) Vie de S. Cath. de Sienne.


mation intérieure et spirituelle, qui s'était opérée; dans son âme et qui lui eût permis de dire dans un certain sens avec le Fils de Dieu : « Celui qui me voit, voit aussi mon Père. 1 » Cependant, si cette vie de saint Dominique est plus simple que celle tracée par le Père Lacordaire, elle n'échappe point à ce caractère d'élévation, qui distingue généralement tous les saints Dominicains, et qui leur vient de la tendance spéciale de l'Ordre à la science et à la contemplation. Cette double tendance élève nécessairement les âmes, et les porte à des hauteurs telles, que la tâche devient souvent difficile à un historien, qui veut mettre l'histoire des Saints, dont il trace la vie, à la portée des intelligences les plus simples.

Cette Histoire de saint Dominique est en grande partie tirée des Annales de Mamachi et des anciennes Chroniques réimprimées dans cet ouvrage, renfermant les Actes de Bologne, le Mémoire de sœur Cécile, et celui du Bienheureux Humbert ; de la vie du Bienheureux par Polydore, qui suit en beaucoup d'endroits les faits et souvent même reproduit le texte de la vie, écrite par le Bienheureux Jourdain; de l'Histoire de l'Ordre par Ferdinand Castiglio, et de la Vie de saint Dominique par Touron. Pour les notices sur les premiers pères de l'Ordre, l'auteur fait un grand usage du livre de Michel Pio, intitulé : « Genèse de l'Ordre en Italie, » dans lequel on trouve tous les détails donnés par Gérard de Frachet et les anciens écrivains. Le Journal Dominicain de Frère Marchèze a été souvent aussi consulté. Enfin

(1) Jean. 14. 9.


le sommaire de l'Histoire des Frères Prêcheurs après la mort de saint Dominique, a été composé d'après le grand ouvrage de Touron : « Les hommes illustres de l'Ordre de saint Dominique. >< Comme on le voit, les documents où l'auteur anglais a puisé, sont authentiques et célèbres, mais nous devons lui rendre l'hommage qu'il a trouvé dans son propre cœur une grâce simple et pieuse qui touche et captive.

Notre désir est d'en avoir conservé le parfum.

Nous devons avertir, avant de terminer cette Préface, qu'en plusieurs passages de son livre, l'auteur paraît excuser l'Eglise et saint Dominique d'être intervenus dans les affaires politiques. Nous avons dû nous ren- - fermer dans notre rôle de traducteur, et ne pas nous arroger le droit de changer ce que nous n'avions qu'à traduire. Sans doute cela est dit avec une grande convenance ; cependant nous sentons le besoin de prémunir le lecteur contre ces tendances libérales, et de reconnaître la souveraine liberté que possède l'Eglise, d'intervenir dans l'ordre des choses temporelles, quand le bien * spirituel des peuples l'exige.


VIE

DE

SAINT DOMINIQUE.

---o:=e::o-o--

CHAPITRE PREMIER

Naissance d* saint Dominique. Sa jetmesse et-sa vie à l'Université.

Dominique de Gusman, fondateur de l'Ordre des FrèresPrêcheurs, naquit en l'année 1170, sous le pontificat d'Alexandre III, dans le château de son père, à Calaroga, ville" de la Vieille Castille.

Une généalogie, quelque illustre qu'elle soit, doit à peine trouver place dans la biographie d'un Saint ; il fout le dire cependant, il est peu de familles qui en possèdent une aussi honorable que les Gusmans de Castille; nous ne rappellerons pas ici la longue lignée de leurs chevaleresques ancêtres, ni les royaux priviléges qui leur furent accordés par les Souverains d'Espagne. Toutefois, nous devons nommer les ancêtres immédiats de Dominique, qui eurent une si puissante influence sur sa vie. La famille de Dominique était une famille de Saints-L-e château de son père, Félix de Gusman, ressemblait plus a un monastère qu'à la demeure d'un chevalier. Sa mère, Jeanne d'Aza, a été honorée depuis sa mort d'un culte populaire, approuvé de nos jours par l'Eglise, et Mannes, l'ut de ses frères, a mérité les mêmes honneurs par


son héroïque sainteté. Quoique le titre de bienheureux n'ait point été décerné à Antoine, l'ainé des-trois fils de Félix et de Jeanne, il ne se montra pas cependant indigne de son illustre famine. Il fut prêtre séculier, et dédaignant les hautes fonctions ecclésiastiques auxquelles il pouvait aspirer, il distribua son patrimoine aux pauvres, et se retira dans un hôpital, consacrant le reste de sa vie au soin des malades.

La grandeur de son fils Dominique fut annoncée à Jeanne avant qu'il vit le jour : pendant un songe mystérieux, elle vit sortir de son sein un chien portant en sa gueule une torche enflammée., qui embrasait le monde; cette vision lui présageait que son fi!s dominerait et illuminerait un jour tous les cœurs par la puissance de sa doctrine et de sa parole. La noble dame qui le tint au baptême, vit une étoile brillante resplendir sur le front de l'enfant, au moment où l'eau sainte y était répandue; et cet événement miraculeux, qui est raconté dans la plus ancienne vie du Saint (celle du Bienheureux Jourdain) a un rapport frappant avec la description de son noble visage donnée plus tard par sa fille spirituelle, la pieuse Sœur Cécile : t Sur son front, dit-elle, et entre ses sourcils resplendissait une brillante lumière, qui inspirait aux hommes le respect et l'amour. » Les espérances inspirées par ces prodiges ne diminuèrent pas à mesure que Domini- que croissait en âge. Ses premières années s'écoulèrent à l'abri d'une sainte maison, et il reçut de sa bienheureuse mère ces impressions du matin, qui demeurent ineffaçables.

Son esprit devint en quelque sorte religieux dès le berceau, et les effets d'un si heureux commencement se perpétuèrent dans l'âge mûr de sa sainteté. On admire la tranquillité profonde et limpide de son âme, depuis l'aurore de sa vie, jusqu'à son déclin. Aussi loin et aussi profondément que nous puissions étudier cette sainte existence, nous n'y découvrons aucun des orages, ni aucune des agitations au milieu desquelles bien souvent l'homme doit chercher son


chemin vers Dieu. Rien ne semble avoir arrêté la marche de cette si belle âme vers les régions célestes; et les récits mêmes de ses combats contre les puissances infernales nous révèlent en Dominique la facilité du triomphe, bien plus que des luttes, dans lesquelles la victoire a coûté des souffrances.

Dominique, âgé de sept ans, fut confié à son oncle, archiprêtre à Gumiel d'Izan, ville proche de Calaroga. Là, il grandit au service des autels ; tout son plaisir était de visiter les églises, de réciter l'office divin, de chanter des hymnes et de servir la sainte messe. Il vivait, comme le jeune Samuel, dans le temple du Seigneur. Ses biographes s'étendent avec complaisance sur la dévotion qu'on éprouvait, en le contemplant, soit en présence du très-saint Sacrement, soit occupé à soigner et à orner les autels. A quatorze ans, il fut envoyé à l'Université de Palencia, une des plus considérables de l'Espagne. Il était bien jeune pour quitter l'ombre protectrice de la famille, et pour entrer dans un monde qu'il ne connaissait pas. Beaucoup d'autres y eussent rapidement perdu ce qui avait jusqu'alors rendu sa vie innocente et heureuse; pour Dominique, ce fut un champ plus vaste offert à ses progrès dans la perfection. Pendant les dix années qu'il passa à Palencia, il se fit remarquer par son application à l'étude et l'angélique pureté de sa vie : les plaisirs du monde n'offraient aucune séduction à celui qui, dès sa naissance, avait été attiré vers les choses de Dieu. La science profane même ne put contenter ses désirs, et il s'appliqua bientôt a l'étude de la théologie, comme à la seule source dont les eaux pures pouvaient désaltérer les ardeurs de son âme. Pendant quatre ans, il étudia avec la plus grande assiduité, la philosophie et les lettres sacrées. Il y passait ses jours ; la nuit l'y trouvait, et le lendemain l'y surprenait encore. Convaincu, d'ailleurs, que la science divine pénètre plus facilement et plus profondément dans un esprit qui a appris à dompter la chair, il vécut dans une rigide austérité, et ne rompit jamais la règle,


qu'il s'était prescrite au commencement de ses études, de s'abstenir de vin.

Ceux qui, livrés à leurs seules forces, n'auraient pas le courage d'imiter une sainte vie, en sijbissent malgré eux l'influence. Aussi les compagnons de Dominique, par le res- pect dont ils l'entourèrent, ont-ils rendu un témoignage (éclatant à la vertu sublime de leur ami. Jeune, comme il était alors, on ne pouvait l'approcher, sans éprouver le désir de mieux vivre, et sans être dominé par le charme souverain de sa personne : a C'était une chose merveilleuse à voir, rapporte Thierry d'Apolda, que ce jeune homme presque enfant par le nombre des années, et homme fait par sa sagesse. Il ne prenait aucun des plaisirs de son âge, ne soupirant qu'après la justice, et préférant le sein de l'Eglise, sa Mère, aux frivolités du monde, qui l'entourait. Le repos sacré des Tabernacles était son seul lieu de délices ; son temps était consaoré entièrement à la prière et à l'étude ; et Dieu récompensait largement le fervent amour, avec lequel il gardait ses commandements, par un esprit de sagesse et d'intelligence qui lui faisait résoudre, comme en se jouant, les plus graves et les plus délicates questions. » Citons deux traits qui peignent la douceur particulière et la tendresse d'âme de Dominique , et qui illustrèrent sa vie à l'Université de Palencia.

Ces expressions de douceur et de tendresse, appliquées à notre Saint, peuvent paraître étranges au lecteur qui n'aurait eu sous les yeux que le portrait falsifié du grand Patriarche, et pour nous-mêmes, elles seraient peut-être contradictoires, si nous ne connaissions parfaitement la vie de notre Bienheureux Père. Lorsqu'en ouvrant un des ouvrages qui prétendent nous faire connaître le treizième siècle et sa physionomie religieuse, nous trouvons ces injustes expressions : « Le cruel et saDglaat Dominique, » ou « le sombre Fondateur de l'Inquisition, » l'imagination frappée voit dans l'apôtre des Albigeois un sanguinaire et mystérieux zéla-


teur, sans une ombre de tendresse -humaine, jetant froidement dans les flammes les victimes de son fanatisme morose. L'Auteur d'un manuel du voyageur en Italie n'a pas craint de nommer « le sombre et mélancolique Cyprès, » l'arbre p!anté par Dominique dans le cloître de Bologne; il prétend même y trouver le symbole du caractère de notre Saint. Cependant la tradition nous dépeint Dominique joyeux et doux. Ses beaux cheveux blonds, son bienveillant sou- * rire, et les récits de tendre compassion, qui nous ont été laissés des vingt premières années de sa vie, forment un heureux et évident contraste avec les idées qu'on a généralement - conçues de l'Inquisiteur Espagnol. Nous le voyons, au milieu de la famine qui désolait l'Espagne, si touché des souffrances du peuple, qu'il vend ses vêtements pour nourrir les pauvres, après leur avoir distribué l'argent qu'il possédait. Mais il donna à ses compagnons d'étude un plus noble exemple encore, par le généreux sacrifice qu'il fit de ses livres, qui lui étaient chers et précieux, afin d'en donner le prix aux pauvres. Pour apprécier la valeur de cette action, nous devons nous rappeler qu'alors les manuscrits étaient fort rares et de haut prix, et que Dominique en avait copié plusieurs de sa main. Or, comme un de ses compagnons lui exprimait un vif étonnement de le voir se priver du moyen de poursuivre ses études, il lui répondit avec des expressions conservées par Thierry d'Apolda, et recueillies par ses autres biographes comme les premières qui sortirent de ses lèvres, pour passer à la postérité : « Pourrais-je étudier sur des peaux mortes, quand des hommes meurent de faim ? » Son exemple excita la charité des professeurs ainsi que des étudiants de l'Université, et leur inspira un zèle qui pourvut aux plus pressants besoins des malheureux. En une autre occasion, Dominique, témoin de la grande détresse d'une pauvre femme dont le fils avait été pris par les Maures, et n'ayant pas d'argent à lui donner pour sa rançon, lui offrit de se vendre pour le racheter. On l'empêcha de suivre l'instinct


de son grand cœur, mais ce trait nous le montre sous une couleur bien différente de celle dont le revôt la tradition yulgaire, qui peint sa sévérité et sa tristesse. Quelques auteurs assurent que les aspirations premières de sa vie l'avaient porté à la fondation d'an Ordre pour le rachat des captifs, semblable à celui qui fut établi plus tard par saint Jean de Malha, mais les écrivains de son Ordre n'ont jamais mentionné ce fait. Il est même probable que cette opinion a-été seulement inspirée par le trait touchant et digne d'admiration que nous venons de citer.

CHAPITRE II.

Dominique est nommé chanoine d'Osma. Sa mission dans le nord de l'Europe avec Diégo de Azévédo.

Dominique fut élevé à l'honneur du sacerdoce à l'âge de vingt-cinq ans. Jusqu'à cette époque, les desseins de Dieu ne lui avaient pas été clairement manifestés sur sa vocation ; mais des changements importants dans le diocèse d'Osma vinrent révéler au monde les richesses de son âme. Martin de Bazan gouvernait alors l'église d'Osma. C'était un homme d'une sainteté éminente, et très-zélé pour le rétablissement de la discipline dans l'Eglise. Suivant le plan qui venait d'être adopté dans plusieurs contrées de l'Europe, il avait entrepris la tâche difficile de réformer les chanoines de sa cathédrale, et d'en Jaire des chanoines réguliers. Cette réforme devait les soumettre à une discipline ecclésiastique plus stricte, et à la vie commune. Le pieux Evêque avait été assisté dans cette œuvre par un homme dont le nom a un attrait particulier pour les enfants de saint Dominique ; c'était Don Diégo de Azévédo, le premier prieur de la nouvelle communauté, et successeur de Martin au siège Epis-


copal d'Osma. Le nom de Dominique, et la réputation de ,sa sainteté, non moins que de sa science, étant connus de Martin de Bazan et de Diégo, ils résolurent de l'introduire dans le chapitre d'Osma, parce qu'ils étaient convaincus que la merveilleuse influence de ses vertus et de sa science, assurerait la réussite de leur projet de réforme. Il reçut donc à l'âge de vingt-cinq ans l'habit des chanoines réguliers;- la beauté ainsi que la sainteté de son caractère l'élevèrent bientôt à la dignité de sous-prieur, quoiqu'il fût le plus jeune des chanoines. Neuf années s'écoulèrent ainsi à Osma, pendant lesquelles Dieu prépara sans doute l'âme de Dominique à la grande oeuvre de sa destinée future. Jourdain de Saxe nous a laissé une belle esquisse de la vie de son Père à cette époque : « C'est alors, dit-il, qu'il commença à briller parmi ses frères comme un flambeau, répandant la lumière et la chaleur ; le premier par sa sainteté, le dernier par son humilité, il exhalait autour de lui une odeur de vie qui donnait la vie, et un parfum aussi doux que l'odeur du printemps. Jour et nuit, il était dans l'église, et sa prière était continuelle. Dieu lui - donnait des larmes pour les affligés et pour les pécheurs ; il portait leurs douleurs dans un sanctuaire intime, plein d'une sainte pitié, et cette tendre compassion pesant sur son cœur lui taisait répandre d'abondantes larmes. C'était sa coutume de passer les nuits en prières, et de parler à Dieu quand il était seul; mais souvent il était trahi par la véhémence de ses gémissements et de ses soupirs. Sans cesse, il implorait le don de la vraie charité, car il croyait ne pouvoir être réellement membre du Christ, qu'en se consacrant entièrement au salut des âmes, suivant l'exemple de Celui qui s'est offert sans réserve pour la rédemption des hommes. »

On trouve, dans les récits des premières années de Dominique, le titre des deux livres qui influèrent puissamment sur les tendances de son esprit ; ce sont les Conférences de Cassien. et les épltres de spint Paul; plus tard, il porta toujours avec lui une copie des épltres du grand Apôtre,


qu'il semblait avoir pris pour modèle de sa vie apostolique.

En 1201, Don Diégo de Azévédo fut promu à l'Evêché d'Osma, et deux ans plus tard, il était choisi par Alphonse VIII coi de Castille, pour négocier un mariage entre l'héritier du trône, et une princesse de Danemark. 11 partit- donc pour le Nord, emmenant avec lui Dominique, et ce fut en traversant le sud de la France qu'ils entendirent parler pour la premièee fois de l'hérésie des Albigeois, et qu'ils purent constater le développement effrayant qu'elle avait pris dams le Languedoc. Quoiqu'ils n'aient pu alors se livrée aux travaux apostoliques, dont ils reconnaissaient l'urgence, leurs ccesrs reçurent des malheurs de l'Eglise dans cette province, une impression désormais ineffaçable. Dominique comprit que Dieu lui dévoilait sa 'destinée, et l'œuvre qui allait - devenir le but de ses travaux. Ce sentiment intime de son âme fut fortifié par un fait qui se passa à Toulouse, où les detifc voyageurs s'arrêtèrent une nuit. La maison où ils reçorent l'hospitalité, était celle d'un homme qui appartenait à ta, secte des Albigeois ; Dominique l'ayant appris, essaya de gagner une âme à la vraie foi. Le temps était court, mais Dieu avait béni d'avance le résultat du combat, et après toute une nuit consacrée à la discussion, quand le matin fut venu, l'éloquence et la ferveur de l'hôte inconnu avaient triomphé de l'obstination de l'hérétique, qui fit sa soumission avant le départ des voyageurs, et rentra dans le 'sein de CEglise.

L'effet de cette première conquête remplit l'âme de Dominique d'une ineffable consolation et le détermina à fonder, aussitôt qu'il le pourrait, un Ordre dont la mission principale serait de.prêeher la Foi.

** Castiglio nous assure, dans son histoire des Frères Prêcheurs, que le but du voyage de Diégo et de Dominique n'était point le Danemark, mais qu'ils se rendaient à la cour du roi de France, et que Dominique, trouvant la reine Blanche dans une grande affliction, parce qu'elle n'avait pas


d'enfants, lui recommanda avec instances le pieux usage du Roiaire. Castigïio ajoute que la reine et son peuple accueillirent cette sainte dévotion avec un religieux empressement, et que l'enfant que Dieu accorda à ces ferventes prières fut le grand saint Louis.

Il est probable, d'après la date de la naissance du fils de 'Blanche de Castille, généralement fixée en l'année 1215, que les circonstances, que nous relatons ici, doivent être rapportées à un voyage postérieur de Dominique h la cour de France. Toutefois, bien qu'il y ait évidemment confusion dans les dates, nous ne trouvons pas improbable cette touchante tradition, nous la chérissons même, et tous les cœurs attachés à l'Ordre de Saint-Dominique doivent être émus en pensant qu'ils peuvent considérer saint Louis comme l'enfant du très-saint Rosaire.

CHAPITRE III.

Pèlerinage à Rome. Premiers travaux parmi les Albigeois

La mort de la princesse, dont Dominique et Diégo avaient à négocier le mariage, vint mettre un terme à la mission dont ils étaient chargés, et les laissa libres de s'en retournèr dans leur patrie. Toutefois, avant de rentrer en Espagne, ils voulurent visiter Rome, la ville Eternelle. Plusieurs motifs déterminèrent leur pieux pèlerinage; le plus puissant pour Diégo était d'obtenir du Pape Innocent III la permission d'abandonner son Evêché, pour aller porter la Foi chez les Cumans, peuplade barbare qui jetait la désolation dans le bercail du Seigneur, par les ravages qu'elle exerçait parmi les Hongrois et les peuplades environnantes. 'Cette détermination montre combien avaient été profondes les impressions qu'avait faites sur les cœurs de ces "deux


grands hommes leur voyage à travers l'Europe. Elles furent pour eux, comme l'aurore d'une vie nouvelle, toute pleine de dévoûment et d'abnégation. Ils y puisèrent le désir de donner à leurs travaux un champ plus vaste que les limites d'un diocèse; tous deux ils reçurent en Languedoc l'héroïque vocation de l'apostolat. Du reste, l'état de la sainte Eglise à cette époque était bien fait pour toucher des âmes marquées au coin de l'héroïsme : « Au dehors il y avait des combats, au dedans, des craintes t.» Tandis que des hordes de sauvages et de païens, serrant de près la chrétienté, inondaient la terre du sang d'innombrables martyrs, J'hérésie déchirait le sein de l'Eglise, en provoquant d'incessantes désertions.

Durant cette année mémorable, Diégo et Dominique furent témoins de ces imminents périls, puisque, pendant leur passage en France; ils rencontrèrent les Albigeois, et ils virent sans doute, en continuant .leur voyage vers le Danemark, à quelle autre sorte de dangers étaient exposés les peuples du Nord. Cependant le Pape, connaissant le mérite de Diégo, ne souffrit pas qu'il abandonnât l'Eglise dont Dieu l'avait chargé, et il l'engagea à rentrer dans son djocèse.

Après un court séjour à Rome, les deux amis se disposèrent donc à rentrer en Espagne ; on était alors au mois de mars de .l'année 4205. Diégo et Dominique étaient allés à Rome en pèlerins, et c'est pour faire un nouveau pèlerinage, que nous les voyons se détourner de la route, qui les rapprochait de leur patrie, et se diriger vers la célèbre abbaye de Citeaux. Cette visite charma Diégo, et sans doute, son retour à Osma fut un grand sacrifice à l'obéissance. Il souffrait de cet étrange et puissant désir de s'arracher ap monde, qui parfois étreint l'âme à l'heure même où d'impérieux devoirs l'y retiennent. Il serait volontiers resté à Clteaux, et souhaitait de commencer son noviciat à cette école de sainte vie, mais Osma le réclamait. Ne différant donc plus

(4) a.^îor. 7. 6.


son départ, il se contenta de prendre l'habit de l'Ordre, et de demander la faveur d'emmener en Espagne quelques religieux de Citeaux. Peut-être voulut-il suivre l'exemple de saint Thomas de Cantorbéry qui, persécuté pour la Foi-, chassé de son diocèse, exilé de son pays, vint aussi dans cette abbaye, pour y recevoir l'habit des Cisterciens et l'appui d'une fraternelle protection.

Après avoir pris l'habit monastique, Diégo ne retarda plus son départ; accompagné de Dominique et de plusieurs moines de Citeaux, il se dirigea vers l'Espagne, et lès saints voyageurs arrivèrent bientôt dans le voisinage de Montpellier.

C'est là que la volonté de Dieu les attendait. Les mouvements intérieurs qu'ils avaient sentis étaient vraiment les murmures os la voix divine, mais le rêve d'une couronne de martyr cueillie parmi les Cumans, ni la cellule d'un moine à Citeaux, n'étaient point le dernier mot de la Providence à ces deux grands cœurs, si bien faits - pour l'œuvre divine à laquelle ils étaient destinés. C'est une particularité de la vie de notre bienheureux Père, qui est vraiment digne de remarque. L'appel divin pour lui n'a été ni soudain , ni piiraculeux, ni même extraordinaire ; son avenir était préparé de loin, et par cela même plus sûrement ; Dieu lui envoyait des inspirations, quand les circonstances de sa vie, se combinant avec elles, venaient éclairer la voie, dans laquelle ces inspirations devaient être réalisées. Dominique était toujours conduit sans savoir où il allait. Nommé sousprieur d'Osma, il ne vit devant lui que la vie commune d'un chapitre de chanoines. Vint ensuite la mission du Danemark, dont le but manqua, il est vrai, mais dont la fin, selon les desseins de Dieu, fut accomplie, puisqu'elle lui fit rencontrer l'hérésie contre laquelle Dieu le suscitait.

Quoique nous ayons lieu de croire que depuis son premier voyage en Languedoc, Dominique ait conçu l'idéede son futur apostolat, il est évident qu'il n'avait alors aucune vue


arrêtée sur le plan qu'il devait adopter; les circonstances seules; et une autre volonté que la sienne l'empêchèrent d'aller mourir obscur missionnaire parmi les Cumans, et maintenant, riche de nouvelles pensées et de nouvelles espérances, qu'il semblait devoir oublier pour toujours, il était en route pour rentrer dans sa patrie, et reprendre son ancien genre de vie et ses premières occupations, interrompues pendant deux années. C'est à ce moment, où il fait généreusement le pénible sacrifice de ses grands désirs, que les desseins mystérieux de la Providence, nommée si injustement par les hommes : hasard ou coïncidence, ont préparé, sous les murs de Montpellier, une combinaison d'événements, qui lui révèle l'avenir Les progrès alarmants et le caractère de l'hérésie des Albigeois venaient enfin de déterminer le Souverain Pontife à la combattre activement. Une commission avait été nommée à cet effet, dont les membres les plus influents étaient Arnould, abbé de Ctteaux, Rodolphe et Pierre de Castelnau, légats du Pape. Tous trois étaient religieux Cisterciens. Plusieurs abbés du même Ordre s'étaient réunis à eux. A leur arrivée dans le Languedoc, ils trouvèrent une tâche difficile à remplir ; car le pays était tout entier au pouvoir du comte'Raymon'd de Toulouse, protecteur avoué des Albigeois, et malheureusement les évêques et le clergé, par leur indifférence et de coupables oublis de la discipline, avaient été eux-mêmes la cause de la propagation de l'hérésie. Innocent III, dans une lettre à ses légats, ne leur dissimule pas la grandeur du mal, et leur dépeint en termes amers, mais touchants, les désordres de ceux qui devaient - donner l'exemple : « Ceux tjue saint Pierre a appelés au partage de sa sollicitude pour guider le peuple d'israël, ne veillent pas la nuit sur le troupeau : ils dorment au contraire, et tiennent leurs mains retirées du combat, pendant qu'Israël est aux prisei avec Madian. Le pasteur est dégénéré en mercenaire ; il ne nourrit plus le troupeau, mais il


se nourrit lai-même ; il ravit le lait et la taine des brebis; il Jaisse faire les loups qui entrent dans le bercail, et ne s'oppose pas comme un mur aux ennemis de la maison du Seigneur. Il fuit comme un mercenaire, devant la perversité qu'il pourrait détruire, et en devient le protecteur par sa trahison. Presque .tous ont déserté la cause de Dieu, et beaucoup parmi les autres, lui sont inutiles. »

Aussi le scandale était-il devenu une arme puissante entre les mains des hérétiques. C'était pour eux un argument précis et triomphant, de montrer la vie déplorable du clergé, et de rappeler ces paroles -du Seigneur : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. >5 Trompés et confondus dans tous leurs efforts, les légats s'étaient réunis à Montpellier pour délibérer. Et pendant qu'ils discutaient ensemble sur les tristes résultats de leqr mission , ils apprirent l'arrivée des deux illustres voyageurs, Diégo et Dominique. Leur réputation et l'intérêt qu'ils avaient montré pour Je triste état de cette malheureuse province à leur premier passage en Languedoc, étant bien connus, les légats les 6rent prier de vouloir bien assister à leur conférence. Diégo et Dominique se rendirent à leur invitation, et bientôt ils purent juger d'une manière plus certaine des embarras et des perplexités de la situation, quand on l'eut exposée à leurs yeux. La principale difficulté de la position, c'était l'impossibilité de convaincre les hérétiques, que la vérité de la foi ne dépendait pas du bon ou du mauvais exemple donné par les catholiques , mais de la sûre et infaillible parole de Dieu transmise par l'Eglise.

Alors Diégo, homme saint, mûr, et plein de zèle pour la foi, s'informa avec le plua grand soin du genre de vie tenu par les légats et leurs adversaires, et il conclut que le plus grand obstacle à la conversion des âmes, était le mépris de la pauvreté évangélique parmi les missionnaires de la vraie foi. Car a il remarqua, dit le bienheureux Jourdain de SAXF, que les hérétiques attiraient à leur secte par des voies


persuasives, par la prédication et les dehors de la sainteté, tandis que les légats étaient entourés d'un grand et fastueux appareil de serviteurs, de chevaux et d'habits. Il leur dit alors : « Ce n'est, pas ainsi, mes frères, qu'il faut agir. Il me paraît impossible de ramener par des paroles ces hommes qui s'appuient sur des exemples. C'est avec le simulacre de la pauvreté et de l'austérité évangéliques qu'ils séduisent les âmes simples. En leur présentant un spectacle contraire, vous édifierez peu, vous détruirez beaucoup et jamais vous ne toucherez les cœurs. Combattez l'exemple par l'exemple.

Opposez à une feinte sainteté une vraie religion. On netriomphe du faste menteur des faux apôtres que par une éclatante humilité. J) Si les paroles de Diégo convainquirent les auditeurs, elles leur semblèrent toutefois un peu dures.

Aucun des prélats n'avait le courage de suivre ce sage conseil ; car ce qui leur manquait, c'était un chef dont l'exemple put à la fois les persuader et les entialner. a Père excellent, dirent les légats, quel conseil nous donnez-vous donc?

Il leur répondit : « Faites ce que je vais faire. » Et aussitôt, l'Esprit de Dieu s'emparant de lui, il appela les gens de sa suite, et leur donna l'ordre de retourner à Osma avec ses équipages et tout l'appareil, dont il était accompagné.

Il ne retint avec lui qu'un petit nombre d'ecclésiastiques, déclarant que son intention était de s'arrêter dans ces contrées pour le service de la foi. Il garda aussi près de sa personne le sous-prieur Dominique, qu'il estimait grandement et aimait d'une vive affection. C'est 'là le frère Dominique, le premier instituteur de l'Ordre des Frères Prêcheurs, qui, à partir de ce moment, ne s'appela plus le sous-prieur, mais le frère Dominique, homme vraiment du Seigneur par l'innocence de sa vie et le zèle qu'il avait pour ses commandements. Les légats, touchés du conseil et de l'exemple qui leur étaient donnés, y acquiescèrent sur-le-champ. Ils renvoyèrent leurs bagages et leurs serviteurs, et ne conservant que les livres nécessaires à la récitation de l'office divin et


à la réfutation des hérétiques, ils s'en allèrent à pied , dans un état de pauvreté volontaire, prêcher la vraie foi sous la conduite de Pévêque d'Osma. » Innocent 111, instruit de toutes ces circonstances, n'hésita plus alors à accorder à Diégo la permission qu'antérieurement il lui avait refusée pour les Cumans : il l'autorisa à se vouer à la défense de la Foi dans les.provinces françaises.

CHAPITRE IV.

Dominique en Languedoc. Les miracles de Fangeaux et de Montréal.

Fondation du couvent de Prouille.

Une nouvelle impulsion avait été donnée à l'entreprise des catholiques en Languedoc. L'esprit apostolique s'accrut rapidement au milieu des saintes austérités de la pauvreté Evangélique. C'était chose bien différente- d'aller prêcher l'Evangile à pied , « sans bourse ni ceinture* » comme Diégo l'avait obtenu de ses compagnons, qu'avec ùlle suite nombreuse et brillante. Après les conférences de Montpel- lier, ils se dirigèrent ensemble vers Toulouse, s'arrêtant sur la route pour prêcher, selon que l'Esprit de Dieu le leur inspirait, ou que les circonstances extérieures leur faisaient }uger que leur prédication seraitf utile. On assure qu'ils firent ce voyage pieds nus, se confiant à la divine Providence.pour leurs besoins quotidiens. Cette généreuse réforme porta bientôt des fruits nombreux. A Caraman, ville située près de Toulouse, et résidence de Baldwin et de Thierry, deux des principaux chefs Albigeois, les habitants de la ville reçurent les missionnaires avec tant d'enthousiasme, que le seigneur du lieu fut contraint de modérer leur zèle ; ils vou-

(1) Luc. 22. 35.


laient en effet chasser les hérétiques de leur territoire, et ils accompagnèrent Jes légats hors de leur ville avec de grandes marques de tespect, lorsque ceux-ci les quittèrent pour continuer leur course apostolique. Après Caraman, les missionnaires visitèrent Béziers, Carcassonne et d'auires villes environnantes, confirmant les catholiques dans la foi, et réconciliant les hérétiques avec leur Mère la sainte Eglise.

Jusqu'ici la part de Dominique a semblé secondaire dans cette lutte pour la foi ; nous l'avons vu compagnon de l'évêque d'Osma, plutôt que chef de l'entreprise. Peu de ceux qui assistèrent aux premières campagnes contre les Albigeois eussent pensé qu'une renommée immortelle devait échoir, non pas à Diégo de Azévédo, dont l'asprit prompt et formé avait si vite dominé ceux qui l'avaient choisi pour Maître, mais à un de ses compagnons, à celui qu'on connaissait sous le nom de frère Dominique ; car, comme nous l'avons dit plus haut, U avait quitté le titre de sous-prieur, et n'avait gardé que l'humble titre de sujet et de serviteur de .l'évêque d'Osma ; son pouvoir et la puissance de sa parole dans ses disputes avec les hérétiques, furent bientôt reconnus ; cependant ce qui le mit peut-être davantage en évidence, ce fut la haine amère que ceux-ci conçurent contre lui. Ils montraient les mêmes sentiments à l'égard du légat, Pierre de Castelnau, d'une manière si manifeste, que ses collègues le prièrent d'abandonner quelque temps l'entreprise, pour ne point exaspérer ceux qu'il voulait au contraire adoucir. Les puissants arguments et l'éloquence entraînante de Dominique, qui réduisait peu à peu ses adversaires au silence, et qui, vainquant l'obstination d'un grand nombre, les faisait rentrer dans l'obéissance à l'Eglise, avaient excité aussi un sentiment de vengeance contre lui dans ceux

qui, convaincus peut-être, ne voulaient cependant pas céder.

Ils parlaient de lui comme de leur plus dangereux ennemi, et ils ne cachaient même pas leur dessein d'attenter à sa vie, s'ils en trouvaient l'opportunité. Ce projet, dont Dominique


eut connaissance, ne troubla pas sa sérénité ; ses jours étaient consacrés aux disputes publiques, et ses nuits, il les passait avec de pauvres âmes, qui recherchaient ses conseils et plus encore ses prières : ses larmes et ses ardentes supplications étaient de plus puissantes armes sur le champ de bataille de la Foi, que la sagesse et l'éloquence cependant si merveilleuse de ses paroles.

Parmi les conférences tenues à cette époque, celle de Fangeaux fut la plus importante à cause des préparatifs qui avaient été faits de part et d'autre, et la manière singulière dont elle se termina. Les hérétiques s'étaient décidés à accepter un arbitrage pour résoudre le différend, et les catholiques avaient non-seulement répondu a leur appel, mais accepté comme juges trois personnes dont les sympathies pour les Albigeois étaient connues. Chaque partie avait préparé une défense écrite de sa cause ; celle des catholiques était l'ouvrage de Dominique. Les trois juges ayant entendu les deux parties et les apologies écrites, refusèrent de prononcer le jugement; dans cette perplexité, les hérétiques demandèrent à grands cris une autre épreuve, et ils proposèrent que les deux écrits fussent livrés aux flammes, afin que Dieu lui-môme pût montrer quelle cause était la sienne.

«A cet effet, dit le bienheureux Jourdain de Saxe, on alluma un grand feu, et les deux volumes y furent jetés; celui des hérétiques devint une poignée de cendres: l'autre qui avait été écrit par le vrai serviteur de Dieu, Dominique, non-seulement demeura intact, mais fut repoussé par les flammes devant l'assemblée tout entière; tn le rejeta dans le feu une seconde et une troisième fois, et toujours le même prodige manifesta quelle était la vraie foi et la sainteté de celui qui avait écrit le livre.) Ce miracle est rapporté par tous les écrivains contemporains, et est mentionné dans les leçons de l'office propre du Saint, composé par Constantin Medici, évêque d'Orviete, en 1254. Dans le siècle suivant, Charles-le-Bel, roi de France, acheta la maison où


l'événement avait eu lieu, et y fit ériger une chapelle sous l'invocation du Saint. Une large poutre sur laquelle le livre était tombé quand il avait été élevé par les flammes, existait encore au temps où Castiglio écrivait son histoire, et il ne paraît pas que les hérétiques aient fait aucune tentative pour nier l'authenticité de ce miracle. Cependant, malgré une preuve si manifeste de l'intervention divine en faveur des catholiques, les Albigeois ne voulurent pas paraître convaincus et l'histoire nous le dit avec une certaine tristesse, « Quelques hérétiques furent convertis, dit l'écrr..vain, a la vérité de notre sainte Foi, mais les autres ne furent pas changés : "c'était la juste punition de leurs péchés» et comme si chaque âge et chaque hérésie dussent reproduire les scènes du ministère du Christ et Judée, des signes, des miracles étaient accomplis, et ils ne voulaient - pas croire.

Ce n'est pas la seule occasion, dans laquelle arriva un miracle de cette sorte ; un prodige semblable eut lieu à Montréal dans d'autres circonstances. Dominique, au milieu d'une dispute avec les hérétiques, avait écrit sur une feuille de papier plusieurs citations des saintes Ecritures, dont il avait fait usage dans le cours de son argumentation. Il les donna à un hérétique, lui demandant de les bien considérer et de ne pas résister à la conviction qu'elles lui donneraient.

Le mèn e soir, comme cet homme était assis près de son foyer avec quelques compagnons, discutant ensemble les sujets de controverse, il prit le papier donné par Dominique, et proposa de le soumettre à l'épreuve du feu ; tous y ayant consenti, l'écrit de notre Saint fut jeté dans les flammes où ils le laissèrent un certain temps, et le retirèrent intact.

On réitéra plusieurs fois L'expérience, et toujours avec le même résultat. Mais les témoins d'un si grand miracle convinrent de le tenir caché, afin que les catholiques, pour lesquels il eût été un signe certain de victoire, ne passent parvenir à en avoir connaissance. L'un d'eux cependant


d'un esprit plus élevé que ses compagnons, et converti par ce qu'il avait vu, divulgua ce fait. C'est d'après son témoignage que ce nouveau miracle fut inséré par Pierre de Vaulx-Cernay dans l'histoire des Albigeois.

Nous n'avons pas de plus amples détails sur ces mémorables conférences, mais l'histoire nous assure que d'immenses succès suivaient en tous lieux les pas des intrépides'"t missionnaires, et que le nombre des catholiques allait croissant chaque jour. Aussi les hérétiques usèrent-ils de fraude et d'incroyables subterfuges, pour eonserver du térrain sur leurs adversaires.

Comme on le voit, nous n'avons point essayé d'établir la nature de l'hérésie des Albigeois, dont le nom restera inséparablement uni à celui de saint Dominique. On trouve des détails sur cette hérésie dans plusieurs ouvrages qui peuvent être consultés par le lecteur, et il nous semble inutile de consacrer notre temps à étudier ici son véritable caractère. En constatant combien cette hérésie a été liée à la vie de Dominique, on remarque aussi que ce rapport a été méconnu par ceux qui ont fait de sa biographie une histoire tout à la fois politique et ecclésiastique ; Dominique ne fut pas un homme politique. Son caractère et sa personnalité ont été perdus de vue, et confondus avec ies troubles de l'époque où il vécut ; le portrait du Saint a été noirci par l'ombre sanglante, répandue sur la croisade du comte de Monfort. Nous ne ferons allusion à l'histoire politique du temps, qu'autant que ce sera nécessaire pour faire un exposé vrai de la vie de saint Dominique. Il est hors de doute que l'hérésie albigeoise-, outre son effrayante immoralité et ses interprétations mensongères de la Foi, avait un caractère politique, et qu'elle était saisie d'un esprit révolutionnaire et séditieux, qui explique bien l'horreur de ces guerres civiles, dont il est l'inspirateur, parce que l'ébranlement des liens sociaux est l'effet immanquable des révolutions. Le sud de la France était plongé dans un état d'anarchie civile


qui arma le bras séculier contre les hérétiques. Une autre conséquence de cette révolution fut l'appauvrissement de plusieurs familles nobles, qui s'étaient engagées dans ces luttes. La pression des circonstances les avait amenées à cacher leur foi, et à souffrir que leurs enfants fussent élevés par des hérétiques. Le vigilant Dominique aperçut bientôt le mal, et il sentit si vivement la position de ces âmes malheureuses, exposées à la ruine de tout principe religieux, qu'il se détermina à pourvoir par un moyen hardi à l'éducation des filles des catholiques appauvris. Dans ce but, il résolut de fonder un monastère où, sous la protection d'une stricte clôture , et sous la direction de quelques saintes femmes, ces enfants pussent être élevées à l'ombre de l'Eglise. Le lieu choisi pour ce beau dessein fut Prouille, nom illustre dans les annales Dominicaines ; car ce fut-là que s'éleva la maison Mère d'un institut qui, à l'insu de son fondateur, devait couvrir le monde tout entier. Prouille était un petit village près de Montréal, aux pietjp des Pyrénées; une église dédiée à Notre-Dame y était en grande vénération parmi le peuple. Ce fut là qu'avec la sanction et la coopération de Foulques, évêque de Toulouse, Dominique fonda son monastère. L'Eglise dont nous avons parlé, fut donnée à la nouvelle fondation, et celle-ci fut à peine connue, que des offrandes sympathiques vinrent témoigner de l'approbation générale.

Pierre de Castelnau, étendu sur un lit de douleur, éleva les mains au ciel, pour remercier Dieu de ce qu'il regardait comme un signal de délivrance. Béranger, évêque de Narbonne, donna à la maison des terres oensidérables et des rentes, et tous les nobles catholiques à la suite du comte de Montfort, accordèrent un appui prompt et libéral à un projet dont ils espéraient de durables avantages.

La petite communauté se composa d'abord de neuf religieuses, toutes revenues à la vraie foi par les prédications et les miracles de Dominique; deux nobles dames appartenant


à.des familles catholiques les rejoignirent bientôt; Guillemette de Fangeaux, qui reçut l'habit la dernière, fut nommée prieure par Dominique, et conserva cette dignité jusqu'en l'année 4225. Mais le saint fondateur gouvernait lui-même le monastère, et reçut, à cause de cela, le nom de prieur de Pronille. Il résidait hors de la clôture, dans une maison attenant au couvent, quand ses travaux apostoliques le lui permettaient. La communauté avait pris possession de sa nouvelle retraite le 27 décembre 4206. L'habit des sœurs était blanc, avec un manteàu brun. Nous ne connaissons rien de la règle qui leur fut donnée, si ce n'est qu'elle obligeait à Péducation des jeunes filles, et à quelqu'ouvrage manuel, tel que filer. Prouille, associé plus tard à l'Ordre des Frères Prêcheurs, devint un florissant monastère, et ne compta jamais moins de cent religieuses ; il fut la souche db douze autres fondations, et eut plusieurs prieures de la maison royale de Bourbon.

CHAPITRE V.

Diégo retourne en Espagne. Il y meurt. - Dominique reste en Languedoc. Meurtre de Pierre de Gastelnau, et commencement de la guerre des Albigeois.

Diégo de Azévédo, après avoir assisté à la fondation du couvent de Prouille, resta deux ans encore dans les provinces françaises, puis il sentit la nécessité de-revoir son église et son troupeau. Il laissa donc le pays dans lequel il avait si réellement et si noblement travaillé, promettant de revenir bientôt avec de nouveaux ouvriers pour le soutien de la même cause. Mais cette promesse ne devait pas s'accomplir. Ses amis l'accompagnèrent jusqu'aux confins de la province de Toulouse, voyageant tous à pied, et prêchant


pendant leur route. Ces derniers travaux apostoliques de Diégo furent couronnés de nouveaux et éclatants succès.

A Montréal, cinq cents hérétiques abjurèrent leurs erreurs. Une conférence fut tenue dans cette ville, et une autre à Pamiers entre les légats et les chefs catholiques ; le courage et la force du parti catholique s'étaient visiblement accrus et quelques-uns des principaux chefs Albigeois avaient fait leur soumission avec des signes non équivoques de sincérité.

Après ce triomphe, digne couronnement de son apostolat, Diégo prit congé de ses compagnons T qui s'étaient réunis - pour lui dire adieu à sa sortie de France, et se dirigea à pied vers l'Espagne. Il revit Osma qu'il avait quittée depuis trois années, et mourut avant d'avoir pu mettre à exécution son projet de retourner en France. Ainsi Dominique et lui ne se rencontrèrent plus sur la terre. Comme ou le voit, Diégo a été le premier de cette nombreuse phalange de grands hommes, qui furent unis au fondateur des Frères Prêcheurs par les liens d'une vraie amitié, et il ne fut pas le moins digne d'entre eux. « Sa vie était si sainte et si pure, que les hérétiques eux-mêmes, nous rapporte le bienheureux Jourdain, étaient contraints de confesser qu'il était impossible de ne pas croire qu'un tel homme ne fût prédestiné à la vie éternelle, et qu'il n'eût été envoyé pour enseigner la vraie doctrine. 8 Son influence avait réuni les éléments faibles et dispersés du parti catholique en un corps ferme et compact, et sa perte fut sentie par tous, comme celle d'un père et d'un maître. Il semble même que sa mort dût briser en un moment le lien qui unissait les défenseurs de la cause de l'Eglise; ils furent de nouveau dispersés, et Dominique se trouva seul, quelques semaines après avpir appris la mort de son ami. Il est difficile de se faire une idée de cette solitude, qui se fit autour de Dominique; il restait seul avec lui-même devant une œuvre incomplète, séparé de ses compagnons de travail, et de l'ami qui l'avait assisté pendant


quatorze ans comme un frère! Cependant, il se montra à la hauteur de cette grande épreuve. Il vit les missionnaires partir l'un après l'autre, les ecclésiastiques espagnols retourner dans leur patrie, les Cisterciens à leur abbaye; pour lui, il demeura ferme et tranquille au poste où la Providence Iavait placé. La douceur des consolations humaines avait fui, mais la volonté de Dieu resplendissait à ses yeux, et elle était la loi de sa vie.

Si jusqu'ici il avait paru moins chef que compagnon du chef des Missionnaires, la crise présente allait le montrer au monde dans sa vraie lumière. Nous avons dit que Foulques, Evéque de Toulouse, avait coopéré à la fondation du couvent de Prouille; sa présence et son influence suppléèrent en quelque manière à la perte de Diégo. Jusqu'au jour de sa promotion à l'Episcopat, un des plus grands obstacles qu'avait rencontrés le parti catholique, c'était la froideur et

l'indifférence des Evéques, mais l'exemple du nouveau Prélat fut suivi par ses collègues et donna une nouvelle vie à l'administration ecclésiastique. Foulques était un homme remarquable, et l'ardeur de la jeunesse, vivante encore en lui, était transformée et sanctifiée par l'influence de la grâce.

Peu d'années auparavant, il avait paru dans le monde brillant courtisan, heureux Maître de e la gaie science, » personnifiant à lui seul le type Provençal, encensé et admiré ; mais bientôt l'admiration cessa ; car Dieu, voulant attirer à lui cette âme trop noble pour être séduite par les choses du temps, permit que la mort de ceux que Foulques avait aimés, dépouillât pour lui la vie de toute joie. Alors eut lieu ce combat douloureux et cette agonie qui précédent le dépouillement du vieil homme. Lorsque le combat fut termirié, la

Provence avait perdu son plus gai troubadour : Foulques était moine à l'abbaye de Citeaux. En 1206, il fut élevé à [archevêché de Toulouse. Cette dignité révéla la mâle énergie de son âme et l'ardeur éminemment chrétienne de son caractère, qui servirent à ranimer l'esprit craintif et froid de ses


collègues, et il fut toujours envers Dominique et ses compagnons, un bienfaiteur libéral.

Le départ et la mort de l'ami de Dominique avaient laissé celui-ci sans soutien. Il était non-seulement abandonné, mais il l'était au moment où les horreurs de la guerre rendaient la situation plus difficile. Ce conflit, associé étroitement aux intérêts religieux en souffrance, devait envelopper Dominique dans sa confusion. L'histoire a en effet persisté à ne pas séparer son nom de la croisade des Albigeois, et le lecteur de sa vie, plein de ce préjugé, l'ouvrira sans doute au chapitre de la croisade contre les Albigeois, s'attendant à y trouver les détails les plus intéressants sur l'homme, qu'il est accoutumé à en considérer comme le héros. Mais le contraire est littéralement vrai : c'est que pendant les dix années que 1a guerre dura dans le midi de la France, il nous est resté très-peu de détails sur la vie de Dominique. Son œuvre était si distincte des troubles, qui ensanglantaient ces malheureuses provinces, qu'ils l'ont fait presque oublier pendant toute leur durée. Çà et là on retrouve quelques traces de lui, mais ces traces ne constatent point sa participation aux mouvements guerriers et politiques du temps; ce sont des anecdotes d'une vie toute apostolique, dont le cours a été dépeint par le Bienheureux Humbert en quelques lignes que nous rapportons ici : « Après le retour de l'Evéque Diégo dans son diocèse, » dit le pieux auteur « saint Dominique demeuré presque seul avec un petit nombre de compagnons liés à lui par un simple vœu, défendit la foi catholique dans la province de Narbonne , particulièrement à Carcassonne et à Fangeaux, pendant l'espace de dix ans. Il Se dévoua entièrement au salut des âmes dans le ministère de la prédication, et il supporta avec un grand cœur pour le nom de Jésus-Christ, une multitude d'affronts, d'ignominies et de souffrances. a C'est tout ce qui a été conservé sur ces dix années de peines et de silencieux labeurs. On y voit seulement briller çà et là quelques traits de l'humilité et de la patience


du Saint au milieu des insultes de ses ennemis; on y trouve quelques paroles, de lui remplies d'un vif esprit de prière et de confiance en Dieu, que la tradition a fait parvenir jusqu'à nous à travers les siècles, ou enfin le récit de miracles accomplis dans les villes et les villages, où il s'arrêtait pour prêcher la foi en cherchant la brebis perdue, comme le maître dont il suivait lès traces. Ces quelques épisodes de sa vie respirent une simplicité et une douceur évangélique, qui, est au sein des troubles du temps, ce qu'est le chant de l'alouette dans les intervalles d'un orage, tour à tour suspendu ou perdu dans les bruits de la tempête, et se faisant entendre encore quand l'orage a passé. Nous rapporterons ces faits comme ils se présenteront, mais il est nécessaire de donner auparavant quelques détails sur les événements qui suivirent le départ de Diégo de Azévédo, et qui plongèrent les provinces méridionales de la France dans les sanglantes disputes dont nous avons déjà fait mention.

On doit se rappeler que Pierre de Castelnau a été nommé parmi les missionnaires et les légats que Dominique et Diégo rencontrèrent à Montpellier. La sévérité et la dureté de-son caractère avaient si violemment excité contre lui la haine des hérétiques, qu'on lui avait conseillé d'abandonner l'entreprise pendant un certain temps. Il disait souvent que la religion ne refleurirait pas en Languedoc, avant que ce soi ait été arrosé par le sang d'un martyr; son constant désir d'être choisi pour victime fut accompli. Le comte Raymond de Toulouse, souverain des Provinces révoltées, avait été le protecteur fidèle, mais non toujours avoué, des Albigeois, pendant 'le cours de son gouvernement. En réponse aux sollicitations du Saint-Siège, maintes fois il avait promis d'user de son autorité pour arrêter les désordres et défendre les propriétés et la liberté des catholiques, et toujours, quand la crainte de l'excommunication était dissipée, il manquait à ses engagements. Ce que nous disons de lui repose sur des faits que personne n'a été tenté de nier, et que nous nous bornons à exposer simplement. Raymond fut le héros d'un


parti et l'objet des haines d'un autre; il s'était engagé par des serments solennels à supprimer les désordres, dont les progrès effrayants avaient ouvert les yeux de son prédécesseur et l'avaient forcé à reconnaître que le glaive spirituel ne suffisait plus, et qu'il fallait tirer le glaive matériel. Ces serments étaient aussi souvent violés que formulés.

Pierre de Castelnau, après d'inutiles remontrances, prononça enfin contre lui la sentence d'excommunication. Le Comte y répondit par de pressantes instances, pour qu'il lui fût accordé une entrevue à Saint-Gilles; il espérait encore une fois rentrer dans le sein de l'Eglise. On accueillit favorablement sa requête. Mais à peine les légats furent-ils en sa présence, que Raymond, jetant le masque de l'obéissance, se montra d'une arrogance extrême, et les menaça de la prison, si la sentence portée contre lui n'était pas immédiatement révoquée sans condition.

Ces menaces ne pouvaient pas intimider des hommes, qui ne tenaient aucun compte de leur vie; aussi n'y répondirentils que par le silence. Le lendemain, près du Rhône sur les rives duquel les missionnaires avaient passé la nuit et qu'ils se disposaient à traverser, deux membres de la maison du Comte les atteignirent, et l'un d'eux plongea sa lance dans le corps de Pierre de Castelnau : ses vœux ardents étaient accomplis ; la grâce du martyre lui était accordée. Il tomba aussitôt, et réunissant ses forces défaillantes, il prononça ces paroles dignes d'un martyr : « Que Dieu vous pardonne, pour moi, je le fais; oui, je vous pardonne. Puis, se tournant vers ses compagnons, il ajouta : « Gardez la foi et servez l'Eglise de Dieu sans crainte et sans négligence. » Après avoir dit ces paroles, il expire. Aussitôt que la nouvelle de ce meurtre fut arrivée aux oreilles du Pape et des souverains catholiques de l'Europe, tous comprirent que le temps de la douceur était passé. Qu'on nous permette de rappeler ici que le midi de la France était au pouvoir des hérétiques depuis un siècle, et que pendant ce temps ces monstres que


les Protestants* appellent leurs ancêtres, avaient ravagé le pays comme des bandits, incendiant les églises, mettant les Prêtres et les Religieux à la torture , foulant aux pieds la sainte. eucharistie, 9t commettant les violences les plus révoltantes. L'Eglise pendant un siècle n'y avait opposé que des censures, des supplications et le zèle de ses missionnaires et de ses prédicateurs, sans jamais tirer l'épée. Elle s'était même interposée, lorsque le bras séculier s'était levé contre eux. Raymond de Toulouse, prédécesseur du meurtrier de Pierre de Castelnau et, comme lui, partisan des hérétique, avait fini par comprendre le danger que préparaient à son gouvernement et à l'existence de toute loi ces continuels excès. Il voulut trop tard arrêter le mal qu'il avait toléré et protégé. La tâche était au-dessus de ses forces ; il le vit, et saisi de terreur, il écrivit au roi de France une lettre demeurée mémorable et qui, venant d'une telle plume, doit être considérée comme un témoignage impartial. « Nos Eglises, » s'écrie-t-il, « sont en l'uines, les châtiments sont méprisés, la sainte Eucharistie est tenue pour une abomination ; tous les sacrements sont repoussés.

Cependant personne ne songe à résister à ces misérables. »

Il supplie alors le roi de venir à son secours, et il l'aurait obtenu, si le Pontife alors régnant, Alexandre III, ne fût intervenu pour proposer qu'une mission ecclésiastique fût envoyée dans les contrées ravagées, afin d'essayer encore une fois la miséricorde, avant d'employer les voies de rigueur.

Si une ambassade de Religieux et de Prédicateurs était le meilleur remède pour s'opposer à des erreurs théologiques, elle ne pouvait délivrer le Languedoc de ces essaims de bandits ; les souffrances de cette belle Province ne tenaient pas seulement à des points de doctrine. Etienne, abbé de Sainte-Geneviève, envoyé à Toulouse par le" roi, et témoin de -ce qu'il rapporte, dépeint ainsi les horreurs de la situation: CI Les églises sont brûlées et ruinées jusqu'aux fondements ; j'ai vu les habitations des hommes chaugées en


antres où se retirent les bêtes. » Peut-on s'étonner qu'après ces terribles désordres, qui durèrent plus d'un siècle, le meurtre du légat du Pape, accompli de sang-ftoidpar le chef armé des Albigeois, ait comblé la mesure de leurs iniquités?

La guerre éclata, et si jamais une guerre fut juste, ce fut bien celle-ni, commencée pour protéger la société outragée, et pour sauver la foi d'une ruine complète. On peut l'affirmer, sans approuver cependant la manière dont elle fut conduite, quand les passions humaines et les intérêts personnels furent une fois engagés. Mais ce que nous ne pouvons croire, c'est que l'acte, qui proclama la croisade contre les Albigeois, après cent ans de persécutions, que le Languedoc eut à souffrir de leur part, puisse être condamné par ceux qui liront consciencieusement cette lamentable histoire.

CHAPITRE VI.

Proclamation de la Croisade. - Simon de Montfort. Dominique parmi les Hérétiques. Ses travaux apostoliques.

La mort de Pierre de Castelnau arriva dans le mois de Février de l'année 1208. Au commencement du mois suivant, le Pape Innocent adressa des lettres aux rois de France et d'Angleterre, ainsi qu'aux seigneurs suzerains français, pour les supplier d'abandonner leurs querelles privées et d'unir leurs efforts contre la fureur de l'hérésie. L6s sujets du comte de Toulouse furent dégagés de leur serment envers lui jusqu'au moment où il rentrerait dans le sein de l'Eglise, et une nouvelle mission, composée dEvêques et d'Abbés, fut envoyée dans le pays de Toulouse, pour y prêcher la croisade et y soutenir les droits de l'Eglise. On ne voit pas que Dominique ait fait partie de cette mission ; Arnauld de Clteaux eut la direction de l'entreprise, et


son dur et inflexible caractère lui fit accomplir son devoir avec une sévérité qui ne pourra jamais être excusée. Si quelque ordre religieux peut être responsable devant la postérité des excès de la croisade, il semble que ce doive être les Cisterciens. On voit leur chef Arnauld de Citeaux participer avec ardeur à tous les mouvements de l'armée catholique, l'accompagner sur le champ de bataille, et mettre tout le pays en armes par l'énergie de ses prédications. Les nouvelles de la guerre arrivaient au Pape par son entremise et celle de ses compagnons; souvent données avec partialité, elles durent égarer les jugements du Pontife qu'elles devaient au contraire éclairer. Plus d'un an après l'ouverture des hostilités, Arnauld était le seul chef et le guide connu des forces catholiques ; et ce fut lui qui forma le plan malheureux d'exciter la rivalité des deux maisons de Montfort et de Toulouse, afin d'arriver à la destruction de cette dernière au moyen des haines suscitées par des vengeances personnelles. Cependant cet homme, qui a eu le principal rôle dans l'histoire de l'époque, et dont la vie est liée à tous les événements qui s'y passèrent, puisqu'il en était l'âme, est presque oublié par les écrivains protestants. Ils réservent leurs reproches pour Dominique, qui resta en dehors de l'action, et qui sans doute, dans leur secrète appréciation, est un personnage insignifiant en comparaison du légat Arnauld de Citeaux ; mais l'Eglise, dans son impartiale justice, a élevé celui-là à l'honneur des autels et laissé l'autre à l'indifférence des âges futurs. Ce fait même explique ce qui paraîtrait autrement un incroyable phénomène. Bien qu'Arnauld, nommé légat du Pape, fût zélé et actif pour la défense de la foi, l'Eglise ne s'était pas identifiée avec lui; il n'y a donc pas de raison pour attaquer ni lui, ni son ordre; et, par conséquent, les écrivains hérétiques ne les accusent pas des excès de l'époque. Mais il leur est plus facile de calomnier un Saint. Toutefois leur accusation est nulle, et Dominique n'en porte pas moins sur son front le sceau


indélébile de la "canonisation de l'Eglise; c'est pourquoi aucun protestant ne peut faire le récit de la gtferre des Albigeois- sans mentir à l'histoire de ce temps, en assurant qu'elle fut prêchée « par l'infâme Dominique, » ni parler de lui avec mille autres expressions qui lui donûent la triste responsabilité des faits accomplis pendant ces jours malheureux. Cette assertion parait vraiment inexplicable, quand on suit avec soin la marche des événements, puisqu'on ne trouve aucune trace de lui durant cette période.

Le manque de sincérité du comte de Toulouse rend du reste difficile l'étude d'une histoire, dans laquelle on le voit se soumettre en 4209 à une pénitence publique dans l'église de Saint-Gilles, et jurer en môme temps sur les Saintes Reliques et le Corps de Notre-Seigneur, de chasser les hérétiques insurgés, de réparer les églises, de replacer les Evêques sur leurssiéges ; tandis qu'on le trouve un an après, éludant les demandes du Concile, qui réclamait l'exécution de ses promesses, et persistant dans son refus de les accomplir, au moment où il supplie pour obtenir la liberté de se justifier.

Peu de temps après, on le voit à Toulouse, se préparer à prendre les armes contre les forces des catholiques qu'il a juré d'assister ; et, sans punir ce manque de foi, le pape Innocent III, espérant encore ramener cette malheureuse brebis, écrit à Raymond une touchante et affectueuse lettre, où il le presse et l'exhorte sans aucune menace à fare ce qu'il a lui-même promis. Alors eurent lieu plusieurs conférences et plusieurs subterfuges. En 1211, à une rencontre qui se fit à Montpellier, il paratt sur le point de céder, lorsque tout à coup il quitte la ville sans une parole d'explication.

Les foudres de l'excommunication tombent enfin sur sa tête une seconde fois, et la guerre recommence avec une nouvelle fureur.

Raymond avait outre la protection de son beau-frère, le roi d'Aragon, celle de plusieurs seigneurs suzerains du


midi ; mais les forces des Croisés sous la conduite de Simon de Montfort n'étaient pas trop inférieures aux siennes ; p^us de mille villes et cités étaient aux mains des hérétiques ; deux de ces villes, Béziers et Carcassonne, s'étaient rendues aux catholiques confédérés après une sanglante résistance, qui avait précédé la rupture définitive avec Raymond, au commencement de la guerre. Malheureusement les cruautés commises sur les habitants de Béziers imprimèrent à la guerre, dès son début, le caractère de la vengeance; les sanglantes exactions exercées par les hérétiques avaient rempli de fureur les catholiques du Languedoc. Aussi, quand tint le jour des représailles, et que le pouvoir de la vengeance fut aux mains de ces hommes qui avaient si longtemps souffert les plus sanglantes injures, ils la portèrent aux derniers excès. Nous ne voulons pas sans doute justifier ici l'attocilé des excès qui se commirent alors, quoiqu'il faille reconnaître un manque réel de bonne foi, pour ne pas dire une étonnante hypocrisie, dans ceux qui ne trouvent pas de paroles pour exprimer leur horreur du massacre de Béziers.

Ils oublient les tortures infligées aux femmes sans défense, la profanation des choses saintes, les meurtres et les oppressions dont avait été témoin le siècle qui venait de s'écouler.

Ce souvenir était probablement trop présent à la pensée des Croisés, pour qu'ils pussent trouver dans leurs cœurs le sentiment du pardon envers ceux qui étaient devenus victimes à leur tour.

Mais où était Dominique en ce temps-la? Plusieurs historiens disent qu'il fonda son ordre en 1207; ce qui est certain, c'est qu'il prit alors le commandement de la petite troupe de missionnaires restés avec lui après le départ de Diégo,

mais ils n'étaient unis à lui que par le lien d'un intérêt commun, Le seul motif qui ait pu donner lieu à cette supposition, paraît être qu'ils vivaient ensemble dans une espèce de commqnaulé, connus sous le nom de Frères Prêcheurs, sans former cependant un corps régulier, Dominique n'en


ayant pas probablement encore conçu le plan. On se formera ut,e idée de leur genre de vie à l'époque même à laquelle la guerre était la plus ardente, par quelques traits qui sont parvenus jusqu'à nous. Ainsi, l'on sait que les pieux missionnaires vivaient réunis, allant pieds nus de village en village prêcher la vraie foi. La seule prérogative, qu'ait retenue Dominique, était celle qu'il possédait déjà lors de sa première légation avec Diégo avant la croisade ; elle lui donnait le pouvoir de réconcilier les hérétiques avec la sainte Eglise, et de les admettre à la pénitence : office qui lui a fait donner le titre de premier Inquisiteur. Mais l'Inquisition ne fut ni constituée, ni établie à cette époque ; ce titre est donc une erreur ; elle n'existait pas avant le concile de Latran tenu en 1215, et ce ne fut pas avant 1230, c'est-à-dire neuf ans après la mort de Dominique, que le concile de Toulouse, ayant donné une nouvelle forme à' l'Inquisition, confia une grande part de son gouvernement à l'Ordre nouveau des Frères-Prêcheurs. Il peut paraître singulier aussi que la première commission pour dénoncer - les hérétiques au magistrat civil, ait été confiée aux Cisterciens; cependant il n'y a pas de doute que l'office de réconcilier les hérétiques, exercé par Dominique, ne soit le germe duquel est née l'Inquisition. Sous ce rapport, saint Dominique peut être appelé le premier Inquisiteur.'

(1J Il n'appartient pas à notre sujet d'étudier la question agitée si souvent, de l'Inquisition, et d'apprécier son caractère. Mais nous ne pouvons résister au désir de rapporter ici une autorité citée par le R. P.

Lacordaire dans son admirable Mémoire au peuple français, et tirée du rapport présenté aux cortès d'Espagne sur le tribunal de l'Inquisition en 18M, qui fut suivi de la suppression de ce tribunal. Si nous considérons que ce rapport a été fait par le parti le plus ardent ennemi de l'Inquisition, et que les progressistes Espagnols, héritiers de son esprit, ont réussi à abolir dans cette nation tous les ordres religieux, son témoignage aura à nos yeux une valeur particulière. Il Les premiers Inquisiteurs, dit le Rapport, s'opposèrent à l'hérésie avec les armes seules de la prière, de la patience et de l'instruction ; et cette remar-


La résidence habituelle de notre Saint était Fangeaux ou Carcassonne; il choisit Fangeaux à cause de la proximité de cette ville avec Notre-Dame de Prouille, et Carcassonne pour un motif particulier. « Pourquoi ne restez-vous pas à Toulouse où dans un autre diocèse? lui disait-on un jour.

C'est parce que je suis honoré à Toulouse par beaucoup de personnes, tandis qu'à Carcassonne tout le monde est contre moi. » En effet, les ennemis de la foi y insultaient de toutes manières le serviteur de Dieu, jusqu'à traiter de fou cet humble frère qui allait pieds nus par les rues. Ils le.

suivaient, en lui crachant au visage, attachant des pailles à son manteau par dérision, et le couvrant de boue. Lui, supérieur à tout, comme l'Apôtre, s'estimait heureux d'être jugé digne de souffrir des opprobres pour le Nom de Jésus.

Il ne paraissait pas y faire attention, et la tranquillité de son âme n'était nullement troublée par ces affronts. Quelquefois leurs insultes étaient accompagnées de blasphèmes et de menaces de mort : a Je ne suis pas digne du martyre, > c'était la seule réponse, qu'ils pussent obtenir de lui. Ayant appris une fois que des hérétiques devaient se mettre en embuscade pour l'assassiner, il reçut cet avertissement avec son calme habituel, et passa dans le lieu qui lui avait été désigné, en chantant joyeusement des hymnes. Les hérétiques qui n'étaient probablement pas prêts pour exécuter leur proj-et, l'accostèrent la première fois qu'ils le rencontrèrent, en lui disant: « Tu ne crains donc pas la mort? » Alors le grand et courageux esprit de Dominique se manifesta dans

que s'applique plus particulièrement à saint Dominique, suivant le portrait que les Bullandistes, Echard et Touron ont tracé de lui. Le vrai fondateur de l'lnquisition fut Philippe II. » Pour une appréciation plus minutieuse et plus exacte du changement introduit dans le caractère primitif de ce tribunal par l'influence royale, nous renvoyons nos lecteurs au célèbre ouvrage de Balmès : a Du Protestantisme et du Catholicisme comparés dans leurs rapports avec la civilisation de l'Europe. » -


une sublime et mémorable réponse : a Si je fasse tombé entre vos mains, dit-il, je vous aurais priés de ne pas môter la vie d'un seul coup, mais peu à peu, en me coupant les membres l'un après l'autre, et quand vous auriez fait cela, de m'arracher les yeux et de -m'abandonner ensuite, afin de prolonger mes tourments et d'enrichir ma couronne. » On raconte que ces paroles confondirent tellement ses ennemis, qu'ils cessèrent pendant quelque temps de le molester, convaincus que le persécuter, c'était lui donner la seule consolation qu'il désirât. L'endroit, qui avait été choisi pour attenter a sa vie, se voit encore entre Prouille et Fangeaux, et son nom Al sicari, dans le dialecte du pays, est un souvenir mémorable de cet inique dessein.

Dans une autre circonstance, une grande conférence avait été projetée avec les hérétiques, et un Evoque voisin (que quelques écrivains croient être Foulques de Toulouse) devait y assister. Il y vint en grande pompe; l'humble héraut du Christ lui parla en ces termes : a Mon père, ce n'est pas ainsi qu'il faut agir contre les enfants de l'orgueil. Les ennemis de la vérité doivent être convaincus par des exemples d'humilité, de patience, de religion, et de toutes les vertus, non point par le faste, et la vaine grandeur do siècle.

Armons-nous de la prière, et faisant reluire en notre personne des signes d'humilité, marchons pieds nus contre ces Goliaths 1 » L'Evêque se rendit à ses désirs. Tous ôTèrent leurs chaussures et allèrent au-devant des hérétiques, en chantant des hymnes; comme ils ne connaissaient pas leur chemin, ils le demandèrent à un passant. Ils le croyaient orthodoxe, mais c'était un hérétique. Celui-ci s'offrit à les guider pour les mener au lieu où ils devaient se rendre, ayant dans le cœur le perfide dessein de les fatiguer et de les mettre dans l'embarras; l'hérétique les conduisit donc à travers un bois plein d'épines où les pierres tranchantes et les ronces blessèrent leurs pieds, et bientôt leur sang coula.

L'Evéque et sa suite en étaient un peu déconcertés, mais


Dominique les encouragea à persévérer, et l'athlète de Dieu joyeux et patient comme toujours, exhorta ses compagnons à rendre grâces de ce qu'ils souffraient, en disant : « Confiezvous dans le Seigneur, mes bien-aimés, la victoire est à nous, puisque nos péchés sont expiés par le sang ; n'est-il pas écrit : Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui apportent i Evangile de la paix! » Alors le courage de ses compagnons s'étant ranimé au feu des paroles de Dominique, ils chantèrent avec lui un hymne joyeux. Le guide pervers, voyant la patience admirable du Saint, fut touché jusqu'au fond du cœur, et tombant à ses pieds, il confessa sa méchanceté et abjura son erreur.

Les traits de la vie de notre Saint ne peuvent pas être racontés dans l'ordre chronologique. Les anciens éctivains nous disent seulement en termes généraux que pendant le cours de ses voyages apostoliques, il souffrit beaucoup d'affronts de la part des hérétiques, mais qu'il les subjugua toujours par les armes d'une invincible patience. Puis ils nous donnent des récité bans liaison, et sans préciser l'époque à laquelle arrivèrent les faits dont ils parlent. Une circonstance, cependant, dans laquelle le pouvoir miraculeux du Saint paraît pour la première fois, est relatée avec une grande exactitude.

En 1214, tandis que les Croisés étaient sous les murs de Toulouse, et précisément dans le temps que les hostilités commencèrent avec le comte Raymond, Dominique se trouvait sur les bords de la Garonne. Or, pendant qu'il était là, une troupe de pèlerins anglais arriva dans le voisinage ; ils étaient environ quarante, et se dirigeaient vers saint Jacques de Compostelle. Afin d'éviter la ville qui était frappée d'interdit, ils prirent, pour -passer la rivière , un bateau qui étant trop petit et surchargé, fut submergé avec tous les passagers. Dominique priait au même moment dans une petite église située près du rivage ; les cris des malheureux et ceux de plusieurs soldats qui virent l'accident, l'ayant


arraché de son oraison, il vint aussitôt au lieu du sinistre où on ne voyait plus un seul des pèlerins. Alors il se prosterna contre terre dans une silencieuse prière, et se relevant plein d'une foi vive : a Je vous commande, s'écria-t-il, au nom de Jésus-Christ, de venir sur le rivage sains et saufs 1 » A l'instant, les corps de ces malheureux parurent à la surface du fleuve, et avec l'aide des soldats, qui leur jetèrent leurs boucliers et leurs lances, ils gagnèrent le bord en louant Dieu et son serviteur Dominique.

Plusieurs miracles sont rapportés comme ayant eu lieu vers le même temps. Ce sont les seuls vestiges qui soient demeurés des courses apostoliques de Dominique dans le Languedoc. Ainsi on sait qu'une fois il laissa tomber ses livres dans l'Ariège qu'il passait à gué, et qu'après trois jours un pêcheur les retrouva intacts et parfaitement secs. Dans une autre occasion, il traversa la même rivière dans un petit bateau, et se trouva sans argent pour payer le batelier.

Celui-ci insista pour être payé, a Je suis, dit Dominique, un serviteur de Jésus-Christ ; je ne porte ni or ni argent; Dieu vous paiera le prix de mon passage. » Mais le batelier tout en colère, le tenait par le pan de son manteau, disantl: « vous me laisserez votre manteau, ou vous me donnerez mon argent. » Alors Dominique, levant les yeux au Ciel, resta quelques instants en prière, puis regardant à ses pieds, il montra à l'homme qui réclamait son salaire, une pièce d'argent que la Providence lui avait envoyée, et il lui dit : a Mon frère, voilà ce que vous me demandez, prenez-le et laissez-moi poursuivre mon chemin. »

Le Cardinal Ranieri Capocci qui vivait du temps de saint Dominique, rappelle dans un sermon prêché peu de temps après la canonisation de notre Père, le fait qu'on va lire et dont il avait eu connaissance. Dans un voyage que Dominique fit avec un' religieux dont il ne comprenait pas la langue et qui n'entendait pas la sienne, ils s'entretinrent ensemble pendant trois jours comme s'ils n'eussent jamais parlé que le


même idiome. On lit encore que Dominique, après une nuit passée en longues disputes avec les hérétiques, se retira du lieu de la Conférence, accompagné d'un Moine Cistercien, dans une église voisine, pour y passer le reste de la nuit en prières, ainsi qu'il en avait l'habitude ; ils en trouvèrent les portes fermées, etr- furent obligés de s'agenouiller dehors.

Mais à peine avaient-ils commencé leur oraison, qu'ils se trouvèrent, sans pouvoir dire comment, dans l'église et devant le grand Autel, - où ils restèrent jusqu'au lever du jour.

Au matin, le peuple les y ayant trouvés, ies entoura et leur apporta les malades et les infirmes, pour qu'ils les guérissent.

Parmi eux il y avait plusieurs possédés, que saint Dominique fut prié de délivrer. Prenant alors une étole, il la croisa sur sa poitrine comme s'il allait dire la Messe; puis, la jetant autour du cou des possédés, il les délivra complètement.

Ces miracles, dont quelques-uns sont rapportés dans le procès de sa canonisation, étaient connus du peuple et racontés par les Croisés et les habitants de Toulouse. Ces derniers surtout éprouvèrent sensiblement les effets de la puissance du Saint : ce qui aida -à un haut point le succès de ses prédications; car, on peut le dire, tes merveilles opérées par sa simple éloquence étaient peut-être aussi grandes que les dons surnaturels dont l'enrichissait le Seigneur. Un jour qu'il priait dans l'église de Fangeaux, neuf femmes qui jusqu'alors avaient appartenu à la secte des hérétiques, vinrent à lui et se jetèrent à ses pieds. « Serviteur de Dieu, dirent-elles, si ce que vous avez prêché ce matin ,est vrai, _nous avons été jusqu'à présent dans une horrible obscurité; c'est pourquoi ayez compassion de nous, et ditesnous ce qu'il faut faire pour être sauvées. » Le Saint les regarda avec un visage gai et ouvert, et leur adressa quelques paroles d'espérance ; puis il'pria encore, et se tour- 1nant vers elles, il leur dit de prendre courage, et de ne pas s'effrayer de ce qu'elles allaient voir. A peine avait-il prononcé ces mots, qu'elles aperçurent au-milieu d'elles un


animal hideux et d'un aspect féroce, qui s'enfuit de l'église par le clocher. Elles furent fort effrayées, mais Dominique leur parla et les rassura : « Dieu vous a montré, mes filles, combien est horrible le diable que vous avez servi iusqu'à ce jour; bénissez le Seigneur ; car maintenant l'ennemi des âmes n'aura plus de pouvoir sur vous. » Ces femmes, qui étaient toutes de noble naissance, furent instruites dans la foi et reçues au monastère de Prouille.

Toutefois, les miracles et les prédications ne sont pas les seuls moyens, ni les plus puissants, par lesquels les Saints étendent le royaume de leur Maître. La silencieuse éloquence d'une sainte vie est un apostolat plus étendu qu'une savante dialectique et la multiplicité des guérisons miraculeuses.

Cette mystérieuse influence qui rejaillit d'un Saint fait comprendre l'ample moisson d'âmes gagnées à la foi par le seul exemple du Serviteur de Dieu. Plusieurs nobles Dames habitant les environs de Toulouse avaient été poussées à se joindre aux hérétiques, par l'austérité apparente de leurs missionnaires. Dominique, qui avait à cœur leur conversion, se détermina à prêcher le Carême dans cette -ville; il s'y rendit avec un de ses compagnons, et la Providence les fit loger précisément chez ces nobles Dames. Dominique demeura chez elles tout le temps de la station, et elles contemplèrent avec admiration la réalité de sa vie pénitente, qui différait étrangement de la vaine ostentation des hérétiques.

Ils ne se servirent pas des lits qui leur avaient été préparés : les deux Apôtres de la foi dormaient sur le plancher. Ils mangeaient à peine ; jusqu'à Pâques, ils ne prirent que de l'eau et du pain, et encore en petite quantité ; la nuit s'écoulait en prières et en austérités, le jour, en travaux pour Dieu; et cette vie sembla si nouvelle, si merveilleuse à ceux qui la virent, qu'elle ouvrait leurs yeux à la foi qui l'inspirait, parce qu'ils reconnaissaient l'amour dans le sacrifice, et la vérité dans l'amour. Avant la fia de la station, toute la maison avait abjuré son erreur. Dans la suite, Dominique


avait coutume d'exhorter ses frères à une vie mortifiée, en leur disant que c'était la meilleure des prédications, et leur rappelant que nous devons faire briller notre lumière devant les hommes pour la gloire de Dieu par de bonnes œuvres et par le bon exemple, plutôt que par de saintes paroles.

C'était cette sainteté de vie qui le rendait si merveilleusement cher à ceux parmi lesquels il passait. Trois fois l'épiscopat lui fut offert, mais il le refusa avec une sorte d'horreur.

Il avait coutume de dire qu'il s'enfuirait pendant la nuit avec son bâton, si on voulait l'élever à quelque dignité. Il ne put cependant se refuser à remplacer Guy, Evêque de Carcassonne , pendant que celui-ci était à la Croisade pour recruter de nouvelles forces et les joindre à l'armée du Comte de Montfort. Dominique remplit cette charge dans le Carême de l'année 1213. Il habitait le palais épiscopal, et remplissait les devoirs de son Office sans abandonner ses prédications ordinaires. On raconte que pendant ce Carême, il couchait sur la terre, et ne se nourrissait que de pain et d'eau: « Quand Pâques arriva, dit son historien, il sembla plus fort, plus vigoureux et de meilleure mine qu'auparavant. » Il faut remarquer ici combien la mission de Dominique était distincte des affaires militaires et politiques, dans lesquelles se trouvaient mêlés beaucoup de Prélats et d'Ecclésiastiques, puisque bien loin d'être le Prédicateur de la Croisade, il occupe la place, et remplit les devoirs d'un Evêque qui y est engagé, comme si le caractère purement spirituel de son ministère eût été généralement reconnu. Une fois, une seule fois, on trouve son nom en quelque sorte associé à une des procédures sévères de ce temps-là; le fait est raconté par Thierry d'Apo!da, mais il serait difficile d'en conclure que Dominique ait été le sanglant persécuteur.

tel que le représentent les fictions populaires ; comme nous allons le voir en effet, sa fonction était d'élargir le prisonnier mis à la question et nun pas de le condamner. « Quelques hérétiques, dit son historien, ayant été pris dans le Comté


de Toulouse, furent soumis à un jugement séculier, parce qu'ils refusaient de retourner à la foi, et on les condamna à être brûlés vifs. Dominique regarda l'un d'eux avec un cœur initié aux secrets de Dieu, et dit aux officiers du tribunal : Mettez à fart celui-ci, et gardez-vous de le faire mourir. Puis, se tournant vers l'hérétique avec une grande douceur : Je sais, mon fils, qu'il vous faudra du temps, mais qu'enfin vous deviendrez bon et un saint. Chose merveilleuse 1 Cet homme demeura vingt ans dans l'aveuglement de l'hérésie ; après un temps si long, touché de la grâce, il demanda l'habit de Frère Prêcheur, sous lequel il vécut bien et mourut en odeur de sainteté, » On comprend que Dominique put être présent à cette exécution, si on se rappelle qu'avant d'abandonner les hérétiques au bras séculier, on faisait toute espèce de tentatives pour les tirer de leurs erreurs et les réconcilier avec l'Eglise. Dans le cas où ils abjuraient,. leur sentence était cassée, et on les admettait à la pénitence canonique. Du reste, cette mesure était toujours suivie dans les procédures de l'inquisition; la part de l'Eglise a toujours été non pas de condamner, maisfde réconcilier, de convaincre, et, dans le fait que l'on vient de citer, on peut ajouter, de pardonner.

Cet office de dévoûment, exercé par Dominique, lui avait été confié non-seulement en vertu de la sainteté, qui donnait du - poids à sa parole, mais il en avait été investi par les légats du Saint-Siége; deux lettres, qui appuient cette assertion, nous ont été transmises par Echard, et quoiqu'elles soient sans date, il est probable qu'elles appartiennent à cette période de sa vie; les voici : « A tous les fidèles du Christ, auxquels' ces présentes lettres parviendront, Nous, Frère Dominique, chanoine d'Osma, humble Ministre Apostolique, salut et sincère charité dans le Seigneur. Nous faisons savoir - à votre discrétion, que nous avons permis à Raymond Guillaume de Haulerive Pélagianire, de, recevoir dans sa maison de Toulouse, pour y vivre d'une vie tranquille Guil-


laume Huguecion, qu'il nous a assuré avoi'r désormais renoncé aux habitudes des hérétiques. Nous le lui permettons jusqu'à ce qu'il en soit ordonné autrement ou à lui ou à Nous, par le seigneur Cardinal, et cette cohabitation ne devra tourner nullement à son préjudice ni le déshonorer. »

S'il peut sembler étonnant de nos jours qu'il ait été besoin d'une permission écrite pour recevoir des hérétiques dans sa maison, on doit se rappeler leur double caractère : Us n'étaient pas simplement engagés dans l'erreur, mais perturbateurs ennemis de la paix publique, et auteurs reconnus de toutes sortes d'outrages envers la société. Il n'est donc pas étonnant qu'on exigeât quelque gage de leur bonne conduite future.

L'autre lettre est plus sévère : « A tous les fidèles dans le-Christ, à qui-les présentes lettres parviendront, Nous, rère Dominique, chanoine d'Osma, paix et salut dans le Christ. Par l'autorité du seigneur abbé de Citeaux, qui nous a enjoint .cet office, nous avons réconcilié à -l'Eglise le porteur des présentes, Ponce Roger, converti par la grâce de Dieu de l'hérésie à la foi, et nous ordonnons, en vertu du serment qu'il nous a prêté, que pendant trois dimanches ou jours de fête, il aille de l'entrée du village à l'église, nu jusqu'à la ceinture et frappé de verges par .le prêtre. Nous lui ordonnons aussi de s'abstenir en tout temps, de chair, d'œufs, de fromage et de tout ce qui tire Son origine de la chair, excepté à Pâques, à la Pentecôte, et à Noël, où 'il en mangera pour protester contre ses anciennes erreurs. Il fera trois carêmes par an, jeûnant et s'abstenant de poisson, à moins que l'infirmité ou les chaleurs de l'été n'exigent une dispense. Il se revêtira d'habits religieux tant dans la forme que dans la couleur, et il y attachera aux extrémités extérieures deux petites croix. Chaque jour, si cela lui est possible, il ira à la -messe et entendra vêpres les jours de fête.

Sept fois par jour, il récitera dix' Pater. Nosler et il en dira vingt au milieu de la nuit. Il observera la chasteté, et une


fois par mois, il présentera ce papier au chapelain de Géré.

Nous désirons que ce chapelain ait grand soin que son pénitent mène une sainte vie et accomplisse tout ce que nous avons prescrit, jusqu'à ce que le Seigneur tegat en ait ordonné autrement. Que s'il néglige Ipar mépris ce que nous lui enjoignons, nous voulons qu'il soit excommunié comme parjure et hérétique, et séparé de la communion des fidèles. »

Telle était encore la discipline de l'Eglise au treizième siècle. Aujourd'hui que cette même discipline a été peu à peu, quoique à contre-cœur, relâchée à cause de l'affaiblissement de la foi et de la charité dans les-pénitents, on-est étonné sans doute de la sévérité de notre Saint, et disposé peut-être à l'accuser d'une trop grande dureté dans une pareille sentence. Mais il faut le dire, Dominique, dans ce cas, n'imposait aucune loi par lui-même; il formulait simplement les décisions de l'Eglise. Ainsi l'aote qui vient d'être cité , n'est qu'un de ces souvenirs immortels des pénitences canoniques que l'on rencontre dans le cours des premiers siècles de l'histoire Ecclésiastique. On comprend que ce souvenir excite l'étonnement de ceux qui sont accoutumés à considérer la récitation des Litanies, ou celle d'un Salve Begina, comme une expiation suffisante des péchés de toute une vie. Mais dans les temps de la primitive' ferveur, les chrétiens exécutaient véritablement les grandes pénitences dont nous sommes dispensés aujourd'hui, et la verge qui tombe si doucement suHa tête de l'étranger visitant les majestueuses basiliques de Rome., n'est que l'ombre de cette discipline pénitentiaire que nos pères subissaient avec tant de ferveur. Aussi 'ne devrions-nous jamais oublier la différence qui existe entre notre pénitence moderne et la leur, et nous humilier profondément, au lieu de blâmer la sévérité avec laquelle l'Eglise a toujours considéré le péché.


- CHAPITRE VII.

Institution du Rosaire. Concile de Lavaur. Bataille de Muret.

Les quelques traits que nous avons cités de la vie de Dominique, pendant le temps que la guerre se poursuivait avec fureur autour de lui, sont le résumé précis-de tout ce -que l'on sait de notre Saint pendant cette sanglante période de l'feistoire. C'est à ce moment cependant, quoiqu'il soit difficile d'en déterminer l'époque positive, qu'il institua la célèbre dévotion du Rosaire. Dévotion qui lui vaudrait à elle seule un droit à notre vénération, s'il ne se présentait à nous qu'avec le titre de fondateur de cette sainte confrérie. La tradition universelle atteste que cette dévotion fut révélée à saint Dominique par la bienheureuse Vierge Marie elle-même. Si l'on en considère le caractère presque surnaturel, puisque les plus simples prières y sont unies aux plus profondes méditations, ou si l'on rappelle le pouvoir extraordinaire dont elle a été revêtue, et son adoption dans toute l'Eglise comme le véritable alphabet de la prière , il est difficile de ne pas croire qu'elle soit un gage de l'amour de notre divine Mère, plutôt qu'une invention humaine. Quoi- * qu'il y ait de nombreux motife pour n'en pas douter, la tradition ne donne pas de détails certains sur cette révélation ; car les récits circonstanciés sur la manière dont le Rosaire a été donné à Dominique,- si populaires dans les écrivains modernes, ne se trouvent pas dans les plus anciens auteurs qui au contraire ne disent rien de précis sur la date et les circonstances dans lesquelles le Rosaire a été institué *.

(1) Une tradition locale atteste que c'est au sanctuaire de NotreDame de Dreche près d'Alby, qu'eut lieu la vision de la bienheureuse Vierge Marie; il est certain que ce sanctuaire avait de la célébrité pendant les troubles des Albigeois et était le-refuge de saint Dominique dans ses courses apostoliques.


- La vie de Dominique, à cette époque, fut solitaire et cachée, et ses communications avec le Ciel ne dépassèrent pas les limites de son propre coeur. Il ne fut pas de lui comme de bien d'autres saints sur lesquels cent yeux étaient toujours ouverts, occupés à constater les opérations de la grâce dans leur âme, et chaque phénomène de leurs extases dans la prière. Ses lèvres étaient îa seule source par laquelle les secrètes faveurs de Dieu pussent pu être connues, et certes elles furent les dernières à les redire. Quelque chose du caractère particulier qui distingue Dominique, se révèle dans l'institution du Rosaire. Le Rosaire n'était pas une dévotion nouvelle; il n'y avait rien d'innové dans la répétition fréquente de la Salutation Angélique ou du Pater. De temps immémorial, cette manière de prier était commune dans l'Eglise ; car on doit se rappeler que les ermites du désert comptaient leurs prières avec de petites pierres, de la même manière que nous nous servons des grains de nos chapelets. La nouveauté consistait dans l'union de la prière mentale à la récitation de prières vocales, que saint Dominique partagea en quinze séries, à chacune desquelles il - attacha la méditation d'un des mystères de notre Rédemption : mystères de la vie de Notre-Seigneur, qui furent pour la bienheureuse Vierge des sujets de joie-, de douleur ou de triomphe. Cette réunion de matériaux, que saint Dominique employa, mais dont d'autres s'étaient servis auparavant, constitue en lui .ce caractère particulier dont nous venons de parler, son humilité profonde. Et si on réfléchit à la manière dont toutes ses actions ont été accomplies , il est manifeste qu'elles partaient toutes d'une âme, dans laquelle rien n'excita jamais le plus léger désir de faire du bruit dans le monde , en s'illustrant par la fondation d'une institution ou la propagation d'une noble pensée, de telle sorte que son incessante humilité rappelle la manière d'agir du Sauveur Jésus. En effet, dans toutes les œuvres de Dominique, on


entrevoit cet oubri de soi-même, qui est le signe évident d'une véritable élévation d'esprit; c'est probablement la raison pour laquelle l'origine de tous ses actes est couverte d'une obscurité, que J'on rencontre rarement <i<ms les inventions du génie humain.

On doft considérer comme certain que le Rosaire a commencé à se propager avant l'année 1213. Les historiens assurent qu'il en fut fait usage par les soldats du comte de Montfort avant même la bataille de Muret qui eut lieu cette anoéeJa. Plusieurs merveilles illustrèrent dès le Commencement de son existence le Rosaire r malgré le ridicule et le mépré jetés par quelques personnes sur cette pieuse pratique. Une institution parait d'autant plus une œuvre divine, qu'elle est marquée au coin de la tribulation; Dominique l'éprouva, et eut la consolation de voir cette dévotion toute céleste s'étendre avec des succès toujours nouveaux, e triompher de ceux-là mêmes qui avaient paru la repousser avec le plus d'ardeur. Ainsi, on raconte qu'un des évêques

du Comté de Toulouse, ayant entendu Dominique prêcher le Rosaire, en parlait avec mépris, disant que c'était une pratique bonne pour les femmes et les enfants. Bientôt Dieu le fit revenir de son erreur; car ce même érêque ayant été, peu de temps après, grandement éprouvé, eut une vision dans laquelle il lui semblait être plongé dans une - boue épaisse, d'où il ne pouvait sortir. En levant les yeux; il vit au-dessus de lui Notre-Dame et Dominique, qui lui tendaient une cha)ne composée de cent cinquante anneaux, dont cinquante étaient d'or; il s'y attacha et fut aussitôt transporté sain et sauf sur la terre sèche; il comprit alors qu'il serait délivré de ses ennemis par la dévotion au saint Rosaire. Ce qui arriva, dès qu'il eut embrassé cette pieuse pratique. -

Une autre histoire raconte qu'une noble dame s'opposant de tout son pouvoir à l'établissement des confréries du RQ-,saire, fut convertie par la vision suivante, qu'elle eut une


nuit. Etant ravie en extase, elle vit une troupe irnombrable de femmes et d'hommes, environnés d'une grande splendeur et récitant ensemble le Rosaire. A chaque Ave Maria, une belle étoile portait de leur bouche, et les prières étaient aussitôt écrites en lettres d'or sur un livre. A:ors la bienheureuse Vierge lui dit : « Les noms des frères et des sœurs de mon Rosaire sont écrits dans ce livre, mais le tien n'y est pas. Et, parce que tu as persuadé plusieurs de ne pas entrer dans cette sainte Association, tu seras atteinte d'une maladie, que mon Fils fera servir à ton salut par miséricorde pour ton âme » Et en effet comme Marie l'avait annoncé, cette dame fut saisie peu de temps après par un mal très-grave. Reconnaissant alors la vérité de la prédiction, elle se fit inscrire, aussitôt qu'elle fut rétablie, parmi les membres de la confrérie. On comprend d'après cela, que l'extension rapide de cette salutaire dévotion ait pu être l'arme la plus puissante, dans l'œuvre de l'extinction de l'hérésie. Le fantôme de l'ignorance fuyait devant la lumière de la vérité; car tandis que les mystères de la Foi arrivaient graduellement. à l'esprit et au cœur du peuple, les mystères du mensonge disparaissaient aussitôt, la doctrine de l'Incarnation si particulièrement rappelée dans le Rosaire, apparaissant alors, comme elle l'est toujours, le boulevard de la vérité. Dans tous les lieux où la confrérie était érigée, et le nom de Marie invoqué, partout ce nom puissant, comme le chante l'Eglise, e détruisait lui seul toutes les hérésies. »

Pendant que Dominique exerçait l'office de vicaire de TEvêque de Carcassonne, la position des parties belligérantes en Languedoc, fut considérablement changée par l'arrivée de Pierre, roi d'Aragon, qui venait joind re sa puissante armée aux forces du comte de Toulouse. Pierre, allié de Raymond par sa femme, s'était contenté jusque-là de négocier à la cour de Rome en faveur de son beau-frère. Mais vers le commencement de l'année 4213, au concile tenu à


Lavaur, le roi réclama formellement des légats et des chefs catholiques, la restitution des villes et des terres prises dans le cours de la guerre au comte de Toulouse, ainsi qu'aux aulres nobles qui avaient embrassé sa cause. Pierre d'Aragon sollicita également leur réadmission dans la communion de l'Eglise. Le concile consentit seulement à admettre à la pénitence les comtes de Foix, de Comminges et de Béarn, quand ils se présenteraient, et refusa cette grâce au comte Raymond, que ses injures répétées contre l'Eglise, et son manque de bonne foi avaient rendu indigne de confiance.

Le roi d'Aragon, ne voyant dans cette réponse que le dessein anété de détruire la maison du comte de Toulouse, déclara qu'il prenait fait et cause pour lui et en appela au Saint-Siège des décisions du concile. Les légats, de leur - *ôté, représentèrent au Pape que la cause catholique était perdue, s'il n'exigeait l'exil de la maison de Toulouse et s'il ne la privait de ses droits héréditaires. Mais les appels et les rapports contradictoires faits à Innocent III, rendant son jugement difficile dans une cause si embarrassée, il ne voulut point agir avec une sévérité excessive à l'égard de Raymond et de lia famille, et dans deux lettres adressées au comte de Montfort, il le conjura 'de ne pas agir de façon qu'on put le supposer guidé par un intérêt personnel, plutôt que par le zèle de la défense de la foi. D'autre part, regrettant que le roi d'Aragon se fût mêlé de cette question, il lui enjoignit de suspendre sa marche contre 16 comte de Montfort, jusqu'à l'arrivée d'un Cardinal qu'il allait envoyer comme légat chargé d'examiner l'affaire. Il était trop tard : Pierre d'Aragon avait passé les Pyrénées, quand l'ordre du Pape arriva, et réuni aV troupes des comtes de Toulouse, de Foix, de Béarn et de Comminges, il s'avançait contre les Croisés. La position de ceux-ci était fort critique; car les forces des hérétiques surpassaient de beaucoup celles de l'armée catholique.

Un frère lai de l'ordre de Citeaux, qui observait les


progrès de la guerre avec une pénible anxiété, vint, accompagné d'Etienne de Metz, religieux du même ordre, consulter Dominique : « Maître Dominique, lui dit ce religieux, ces maux finiront-ils jamais?» Et comme Dominique se taisait, le bon frère le pressa de nouveau, sachant que Dieu lui révélait souvent l'avenir. Dominique restait toujours.

silencieux ; enfin il répondit : a Oui, ces maux finiront, mais non pas de sitôt; auparavant le sang d'un grand nombre sera encore versé, -et un roi périra dans une bataille. » Ceux qui entendirent cette prédiction craignirent qu'il ne voulût parler de Louis, fils aîné de Philippe-Auguste, qui avait réjoint les Croisés dans le mois de février précédent. « Non, répondit Dominique, ne craignez rien pour le roi de France; c'est la vie d'un autre roi qui s'éteindra dans le cours de cette guerre. » Cette prophétie devait bientôt s'accomplir, et Dominique lui-même se trouva au lieu dans lequel la prédiction se vérifia. Peu de temps après que -notre saint l'eut faite, Guy, évêque de Carcassonne, étant rentré dans son diocèse, Dominique quitta l'office de vicaire Episcopal et se dirigea sur Muret, où devait avoir lieu uiï" congrès de légats et de prélats catholiques. Il passa pendant son voyage, dans la ville de Castres où l'on conservait le corps du martyr saint Vincent. Etant entré dans l'église pour vénérer la châsse du saint, il y resta si longtemps que le prieur du collége des chancines, où il logeail, voyant que l'heure du repas était passée, l'envoya chercher par un clerc; le frère entrant dans l'église, vit Dominique élevé de terre d'une demi-coudée en face de l'autel. Il n'osa -Pas le déranger, et courut avertir le prieur qui trouvant notre Saint en cet état d'extase, put ainsi constater le miracle de ses propres yeux. Il conçut une opinion si haute de la sainteté de cet homme de Dieu, qu'il se réunit à lui peu de temps après, et fut un des premiers enfants de l'Ordre des Frères Prêcheurs. C'est le célèbre Mathieu de France,..prieur du couvent de Saint-Jacques à Paris, qui le premier et Je


dernier, porta dans l'Institut de Saint-Dominique le titre d'albé. Après avoir satisfait sa dévotion, le pieux fondateur continua sa route vers Muret.

Le dix septembre de la même année, le roi d'Aragon apparut tout à coup sous les murs de la place avec une armée forte, selon quelques écrivains, de cent mille hommes, ou de quarante mille, comme quelques autres l'assurent plus probablement. Ce fut à Fangeaux, que Montfort reçut la nouvelle de son approche; ce mouvement offensif surprit le chef catholique; car il y avait à peine quelques semaines qu'il avait été invité par le roi à une conférence amicale.

Les négociations pendantes à la. cour de Rome l'avaient rempli de tant d'espoir, qu'il ne s'était point préparé à la défense; huit cents chevaux seulement et un petit nombre d'hommes d'armes étaient restés auprès de lui ; telles étaient ses forces, pour aller au secours de la ville assiégée. Opposer celle si inférieure à une armée de Pierre d'Aragon, semblait presque une folie; cependant le comte de Montfort n'hésita pas. Le lendemain du jour où il reçut la nouvelle du siège de Muret, il quitta Fangeaux, suivi des évêques et des légats, parmi lesquels était Foulques de Toulouse, avec l'intention de tenter au moins un arrangement pacifique avant d'en venir aux mains. Dans le trajet, il s'arrêta au monastère Cistercien de Botbonne , et déposant son épée sur l'autel, comme pour recommander sa cause à Dieu, il resta quelque temps en prière ; puis reprenant son épée, qu'il ne considérait plus comme la sienne, mais celle de Dieu, il se dirigea vers Saverdun, où il passa la nuit a se confesser et à se préparer à la mort. Ses amis et ses soldats suivirent son exemple, et ils communièrent tous le lendemain, faisant généreusement à Dieu le sacrifice de leur vie.

Quelques auteurs nous disent que Dominique était dans l'armée avec les légats et les ecclésiastiques; d'autres assurent qu'il ne les joignit qu'à Muret; la première conjecture parait plus probable ; car si la tradition populaire doit être


«

regardée comme la moins douteuse, les Croisés ayant .attribué leur victoire à Marie, Reine du Rosaire, il est à croire - que Notre-Dame des Victoires ne fuL invoquée que d'après le conseil et les exhortations de notre Saint.

L'armée arriva à Muret du côté de la ville opposé à celui où les forces du roi d'Aragon étaient déployées ; mais avant d'y entrer, les évêques furent envoyés au camp ennemi pour demander la paix ; on ne leur répondit que par le sarcasme et le mépris. Ils retournèrent donc à l'armée, et effilèrent avec elle dans la ville. Ils y résolurent de tenter un dernier effort sur le cœur de l'ennemi, et le lendemain, de grand matin, ils députèrent au- roi un messager chargé de lui annoncer qu'ils allaient se présenter devant lui, pieds nus, pour traiter de la-réconciliation. Ils allaient exécuter leur projet, quand un corps de cavalerie attaqua tout à coup les - portes. Le roi avait donné l'ordre d'avancer, sans daigner répondre à la seconde ambassade des Croisés. ,

La scène qui avait eu lieu le matin même dans la ville de Muret était certes touchante et magnifique. Huit cents hommes s'y étaient fortifiés par la prière et le sacrement de la réconciliation, au moment où selon toutes les prévisions humaines ils devaient faice le sacrifice de leur vie à l'intégrité de leur foi; la sainte victime y avait été offerte devant.

la foule ae ces vaillants guerriers, et quand l'éfêque d'Uzès se retourna pour dire le dernier : Dominus vobiscum, Montfort couvert de son armure, s'était agenouillé devant lui en disant: « Je consacre mon sang et ma vie à Dieu et à sa Foi. D Alors les combattants déposèrent sur l'autel leurs épées et leurs boucliers, et lorsque la messe fut terminée, que les cavaliers étaient tous réunis et que le bruit de l'attaque se faisait entendre aux portes de la. ville, tous les soldats mirent encore une fois pied à terre et plièrent le genou, pour adorer de nouveau le crucifix que leur présenta l'évéque de Toulouse. Le Pontife veut leur dire un dernier adieu et les bénir, mais sa voix tremble, son œil devient


humide, il est vaincu par une vive émotion ; l'évêque de Commioges alors, debout à son côté, adresse une dernière parole à l'armée, prend le crucifix des mains de Foulques, x et bénit solennellement ces guerriers inclinés ; puis tous partent pour le combat, et les évêques retournent à l'église pour prier.. , - Rien n'est plus héroïque dans l'histoire de la Chevaiel-ie que la bataille de Muret. Ce fut une seule charge. Les Croisés s'élancèrent par les portes, et après avoir feint un mouve- ,ment de retraite, ils se retournèrent subitement contre les assaillants avec l'impétuosité d'un torrent. Prompts comme l'éclair, ils rompent les rangs des soldats qui veulent s'opposer à leur passage, les repoussent avec une énergie surnaturelle, et ne s'arrêtent qu'au centre de l'armée où était le roi lui-même, entouré de la fleur de la noblesse et da ses serviteurs. Là eut lieu une terrible mêlée. La mort du roi décida la fortune de la journée. Terrifiée par le choc de cette brusque charge, l'arméê entière prit la fuite. La voix et l'extmple de son chef auraient pu la rallier, mais ce secours lui manquait : Pierre earagon- était étendu mort sur le cti.p de bataille, et la prophétie de Dominique était accomplie.

En ce moment où était l'homme de Dieu? Quelle place occipe daus les annales de sa vie apostolique cette page de l'histoire de la chevalerie? L'éclair des armes et le galop des coursiers rapides nous ont étrangement éloignés de ses voyages tranquilles et solitaires inspirés par la charité, et charmés par le chant des hymnes et des litanies. Où le chercherons-nous dans cette mémorable circonstance? Certains écrivains ne craignent pas de nous le montrer marchant à la tête des croisés, un crucifix à la main, et les excitant au massacre.

La bataille de Muret est sans doute une épisode de la vie de Dominique ; il y a eu sa place, et cette fois seulement, il fut actear dans cette scène orageuse de la croisade. Il y a


eu sa place, mais pour la trouver, il faut quitter le champ de bataille et rentrer dans l'église de Muret, où une scène bien différente va frapper nos yeux.

Quand les chevaliers chrétiens furent partis pour combattre, les hommes de Dieu entrèrent dans l'église pour prier ; ils croyaient avoir envoyé à la mort leurs compagnons et leurs frères, et dans l'angoisse de leurs supplications, proslernés sur le pavé du temple, ils l'arrosaient de leurs larmes en élevant leurs âmes à Dieu. Frère Bernard, de l'Ordre des Frères Prêcheurs, qui vivait à Toulouse au commencement du siècle suivant, et qui a rapporté ces événements, quand la mémoire en était encore fraîche, les décrit ainsi : a Alors, allant dans l'église, ils prièrent. Elevant leurs mains au ciel, ils suppliaient Dieu en faveur de ses serviteurs exposés à la mort pour son amour, et ils le faisaient avec de tels gémissements et à si haute voix, qu'ils ne semblaient pas prier, mais crier. » Cependant ils furent distraits de leur attente si pleine d'angoisse, par les acclamations du peuple. Le cri de victoire résonne à leurs oreilles. Ils s'élancent vers les murailles, et voient la plaine couverte des troupes hérétiques débandées. Quelques soldats plongés dans les eaux de la Garonne, y mouraient tout armés ; d'autres, dans le désordre de la fuite, tiraient sur leurs compagnons; la plus grande partie périt par le glaive des croisés. On a compté plus de vingt mille hérétiques passés au fil de l'épée, tandis qu'on assure que huit catholiques seulement succombèrent dans le combat.

Comme le comte de Montfort parcourait ce victorieux champ de bataille, il arrêta son cheval près du corps sanglant et défiguré du roi d'Aragon. Si Montfort avait quelques-uns des défauts de sa race, il en avait toutes les vertus : il était le type héroïque de la chevalerie chrétienne.

Descendant de sa monture, il embrassa en pleurant ce corps inanimé et meurtri et donna des ordres , pour qu'il fût enseveli avec honneur ; puis retournant à pied vers Muret,


il se rendit d'abord à l'église pour remercier Dieu,, et donna aux pauvres son cheval et son armure ; action digne des âges de foi. Nous -ne devons point nous étonner qu'une si merveilleuse victoire ait été regardée comme miraculeuse et comme le fruit d'ardentes prières. Montfort lui-même la considéra toujours ainsi, et l'attribua à Dieu .et à l'intercession de Dominique. Son amour et sa reconnaissance envers le saint furent dès lors sans limites.

Ce triomphe se lie si intimement dans les chroniques du temps à l'institution du Rosaire, que la première propagation de cette dévotion doit être fixée à cette époque.

La bataille de Muret fut un coup terrible pour la cause du comte de Toulouse. Peu de temps après, Toulouse ellemême ouvrit ses portes aux armes victorieuses de Montfort.

Dans le concile, qui s'assembla fc Montpellier l'année suivante, on décida que la souveraineté du -pays lui serait confiée, jusqu'à ce que le concile général qui devait se tenir prochainement à Rome en eût statué autrement. te cardinal Bendenuti, qui était arrivé, dans la capitale du Languedoc, au moment même où le coup décisif avait été poi té, fut délégué pour recevoir l'alné des Raymond à l'absolution et mettre fin aux hostilités, mais on remit à plus tard de décider s'il continuerait à jouir des droits temporels, qu'il avait perdus de fait par la rupture de ses engagements. -

Deux fois encore, le nom de Dominique apparaît dans la carrière laborieuse de Simon de Montfort. Il baptisa sa fille et bénit le mariage de son fils aîné avec la fille du Dauphin de France. Mais la faveur du capitaine victorieux et la dissipation des camps et de la cour ne pouvaient séduire le saint. Les.chances de la guerre conduites par la Erovidence ouvraient la voie à l'exécution de ce dessein qui depuis si longtemps miroitait devant Toeil de sa pensée : les nuages qui couvraient ce lointain horizon se levaient enfin. Quand Toulouse ouvrit ses portes, que l'orage du combat fut calmé, - et que la faveur des hommes fut disposée à aider la vo -


lonté de Dieu, Dominique dans sa quarante-sixième année se prépara à ta fondation de l'Ordre qui devait porter son nom aux siècles à venir.

CHAPITRE VIII.

Dominique commence la fondation de son Ordre à Toulouse. Concession de Foulques. Seconde visite. de Dominique à Rome. Concile de Latran. Innocent III approuve le plan de l'Ordre. Rencontre de Dominique et de François.

Dominique arriva à Toulouse peu de temps après l'entrée des Croisés dans cette ville. Il y fut accueilli avec joie par Foulques et par le comte de Montfort. Cependant ni l'un ni l'autre de ces personnages si distingués ne devaient être 'ses coopérateurs immédiats dans la fondation de son Ordre. Pierre Cellani, opulent citoyen de Toulouse, et un autre de même condition, connu seulement sous le nom de Thomas, se donnèrent à lui avec tout ce qu'ils possédaient, peu de temps après son arrivée. Pierre offrit sa maison à Dominique et à ses compagnons. Ils n'étaient que six. Dans la suite, Pierre Cellani avait coutume de dire nue l'Ordre ne l'avait pas reçu, mais qu'il avait reçu l'ordre dans :-a maison.

Dominique revêtit ses six compagnons de l'habit des chanoines réguliers, qu'il portait lui-même, et commença une vie de pauvreté et de prière sous la règle et la discipliner religieuses; cependant il n'était point encore satisfait. Le premier dessein qu'il avait.conç'] et qu'il n'avait jamais abandonné, avait surtout pour objet le salut des âmes par le ministère de la parole divine, méditée et étudiée assez à fond pour défendre victorieusement les dogmes catholiques contre les assauts de l'hérésie et de l'infidélité. Ce but magnifique de l'Ordre des Frères Prêcheurs était tout entier


devant, t'amende Dominique, au moment de sa fondation ; le discours qu'il fit à ses six frères assemblés dans la maison de Pierre Cellani, le prouve clairement. Il leur expliqua l'étendue et la nature de son dessein, et il leur montra que pour le réaliser et devenir capables d'enseigner la vérité, il fallait d'abord qu'ils l'apprissent eux-mêmes. A Toulouse, il y avait précisément alors un célèbre docteur en théologie, nommé Alexandre, dont les leçons étaient en grand renom et très-fréquentées. Ce fut a lui que Dominique résolut de confier sa petite compagnie.

Le maûn même, Alexandre s'étant levé de grand matin, étudiait dans sa chambre, quand il fut surpris par un besoin de dormir irrésistible et inaccoutumé. Son livre lui échappa des mains, et il tomba dans un profond sommeil. Pendant qu'il dormait, il vit devant lui sept étoiles, d'abord petites el à peine visibles, mais dont la grandeur et la splendeur s'accrurent tellement qu'elles éclairaient le monde entier.

Quand le jour parut, Alexandre s'éveilla et se dirigea en toute hâte à l'école, où il donnait ses leçons. A peine y étaitil entré, que Dominique et ses compagnons se présentèrent à lui, tous vêtus de l'habit et du surplis des chanoines de Saint-Augustin. Ils s'annoncèrent comme de pauvres frères, qui voulant prêcher l'Evangile de Jésus-Christ, souhaitaient avant tout de profiter de ses instructions. Alexandre comprit qu'il avait devant lui les sept étoiles de son rêve mystérieux, et quelques années après, quand l'Ordre eut accompli sa destinée et rempli l'Europe de la renommée de sa science, il raconta lui-même avec un orgueil tout paternel, à la cour d'Angleterre, où il se trouvait alors, les circonstances qui l'avaient rendu le premier maître des Frères Prêcheurs.

Foulques, évêque de Toulouse, vit avec une satisfaction sincère, les premiers travaux des disciples de Dominique ; la piété et la ferveur qu'ils montraient, et l'ardeur avec laquelle ils marchaient sur les traces de leur père, qu'il


vénérait lui-même, le déterminèrent h donner à l'Ordre naissant le soutien de sa puissante protection. Avec le consentement de son chapitre, il assigna la sixième partie des dîmes du diocèse à l'entretien des Frères et à l'achat des livres nécessaires à leurs études. L'acte par lequel il fait cette donation n'est pas sans intérêt pour nous.

« Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, o y est-il dit, « faisons savoir à tous présents et à venir que Nous, Foulques, par la grâce de Dieu, humble ministre du siége de Toulouse, désirant extirper l'hérésie., déraciner le vice, enseigner la véritable Foi, et rappeler les hommes à une sainte vie, avons choisi le frère Dominique et ses compagnons pour être prédicateurs dans notre diocèse. Ils se proposent de le parcourir à pied, comme il convient à des religieux qui veulent suivre la pauvreté du Christ et prêcher les vérités évangéliques. Or, comme l'ouvrier a droit à un salaire et que nous sommes obligés de ne pas museler la bouche du bœuf qui foule le grain, et parce que ceux qui prêchent IrEvangile doivent vivre de l'Evangile, nous désirons que tout le temps qu'ils prêcheront dans notre diocèse, ce qui sera nécessaire à leur subsistance soit prélevé sur les ̃ revenus de ce même diocèse. C'est pourquoi, du consentement du chapitre de l'église de Saint-Etienne et de tout le clergé de notre diocèse, nous assignons à perpétuité aux susdits Frères-Prêcheurs et à tous ceux qui étant mus par le zèle de la gloire de Dieu et du salut des hommes, se joindront.à eux pour se dévouer à la prédication, la sixième partie des dlmes destinées à la construction et à l'ornementation des églises paroissiales dépendantes de notre gouvernement, afin qu'ils puissent se pourvoir d'habits et de tout ce qui leur sera nécessaire, se soigner, s'ils tombent malades, et se reposer de temps en temps de leurs fatigues.

» S'il reste quelque chose a la fin de l'année, on l'emploiera à l'ornementation des églises paroissiales mentionnées ou au soulagement des pauvres, selon que l'évêque le


jugera convenable. Bien qu'il soit établi par la loi qu'une partie des dîmes doit toujours être employée pour les pauvres, on ne peut douter que nous ne soyons tenus d'en assigner une certaine portion à ceux qui suivent volontairement pour l'amour du Christ la pauvreté évangélique, en travaillant à enrichir le monde de leurs exemples et d'une doctrine céteste, et ainsi nous satisfaisons à l'obligation que nous avons de répandre les biens temporels dans le sein de ceux qui nous dispensent les richesses spirituelles.

» Donné en l'an du Christ 1215, sous le règne de Philippe roi de France, le comte de Montfort tenant la principauté de Toulouse.

Le comte de Montfort ne se laissait pas vaincre en générosité dans ses largesses envers l'Ordre naissant. Il avait déjà fait plusieurs donations au monastère de Prouille, et dans le cours de cette année 1215, nous le voyons abandonner à Dominique et à ses compagnons le château et les terres de Cassanel. Pendant l'automne suivant, Foulques de Toulouse partit pour Rome, afin d'assister au Concile de Latran ; il prit avec lui Dominique; pour l'accompagner dans la ville éternelle.

Onze ans s'étaient écoulés depuis la première visite que le saint fondateur avait faite à Rome avec Diégo, évêque d'Osma ; ce long espace de temps, Dominique l'avait Employé à un travail pénible et solitaire, et l'œuvre dont il avait conçu le plan, commençait à peine à vivre. Il fallait qu'il y eût dans son âme un plus haut principe de force que celui d'un enthousiasme humain, pour qu'il ne fût pas.

ébranlé, lorsqu'en arrivant pour la seconde fois dans la ville éternelle, il vit derrière lui quarante-six années de sa vie déjà passées, remplies, il efet vrai, de beaucoup de travaux, .mais couronnées par un si mince succès. Oui, il lui fallait plus qu'un enthousiasme purement humain , pour considérer dans l'avenir, la tâche d'enseigner et de réformer le

monde, et ne voir dans le présent que ces six compagnons


inconnus et sans lettres, qu'il avait laissés derrière lui à Toulousè- , seuls instruments dont il pût disposer jusqu'alors pour accomplir son immense projet.

Innocent III était assis sur le trône apostolique, et le Concile de Latran fut le dernier acte mémorable de son pontificat, un des plus grands qui aient illustré l'Eglise.

Le 14 Novembre de l'année 1215, trois cents Evêques et Primats, plus de huit cents Abbés et Prieurs, et les représentants de toutes les maisons royales de l'Europe, se rencontrèrent dans l'ancienne et magnifique Eglise, mère et maîtresse de Rome et du monde.

Peu de Conciles, excepté celui de Trente, ont de plus hauts droits à norre vénération, que celui de Latran ; car plusieurs des points les plus importants de la foi catholique y furent définis. Les Albigeois, comme l'ont été tant d'autres hérétiques, furent alors le moyen dont Dieu se servit pour faire formuler par l'Eglise une déclaration explicite des doctrines et des disciplines, et pour établir dans l'observance chrétienne, des réformes et des. règles, qui ont puissamment contribué au bien-être général du corps ecclésiastique et de chacun de ses membres en particulier-, nous voulons parler des décrets concernant la nature des Sacrements, surtout de celui de la sainte Eucharistie, et l'établissement de la loi de la Gonfession et de la Communion annuelles. Tout en attestant la triste diminution de la ferveur primitive, ces décrets ont cependant mis à un nouveau relâchement une barrière, que les siècles suivants n'ont pu franchir. Aussi le Concile de a Latran a-t-il toujours excité l'amère rancune des Hérétiques ; ce qui est très-naturel, si l'on considère la vigueur et le succès avec lesquels il s'opposa aux maux qui existaient alors, et le merveilleux esprit de discernement, qui lui fit prendre pour Avenir des mesures, auxquelles le temps n'a rien fait perdre de leur gagesse et de leur stabilité. L'énergie remarquable déployée par ce célèbre Concile, et la nature de ses décrets sont une preuve de la triste situation, dans

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laquelle il avait trouvé le monde et l'Eglise; chaque jour était témoin d'une décadence et d'une ruine nouvelle. Les * vieilles institutions croulaient et perdaient leur pouvoir,

tandis qu'on voyait à chaque instant apparaître des signes d'une incroyable et incessante activité de l'esprit humain pour le mal. L'Europe avait eu besoin de plusieurs siècles pour lutter contre la barbarie qui l'avait inondée, après la chute de l'Empire Romain. Mais quand les eaux de ce grand déluge se furent abaissées, la vie était revenue peu à peu au monde submergé; et précisément cette époque vit se développer une vitalité, qui se manifesta dans le siècle suivant par une surabondance de sève.

C'était, dans l'histoire du monde, une de ces conjonctures, où Dieu se platt à faire surgir des grands hommes, qui étendent les mains sur les éléments en désordre et leur donnent une forme certaine ; nous pouvons compter sans présomption parmi ces grands hommes le Fondateur des Frères Prêcheurs.

Jusqu'alors l'Eglise possédait seulement les anciennes.

formes de la vie Monastique, avec quelques Institutions de création récente, dont l'objet était limité, ou l'influence seulement locale. Les Frères Mineurs, quoiqu'ils eussent précédé les Frères-Prêcheurs, n'avaient pas encore été érigés en Ordre religieux ; ils ne le furent même qu'après les Dominicains, en 1223; le plan de Dominique renfermait v donc un champ plus vaste que tout ce qui avait été tenté par les fondateurs de son époque. Il avait en vue un Ordre destiné à la prédication et à l'enseignement, qui s'adonnerait à l'étude des Lettres sacrées, dans le but spécial de sauver les âmes. Mais la prédication et l'enseignement avaient été jusques là considérés comme exclusivement réservés à l'Episcopat; récemment même un des décrets du Concile de Latran, après avoir énuméré les maux qui résultaient de la négligence ou du peu d'habileté des Evêques en ces offices, leur avait prescrit de se choisir dans chaque Diocèse


des auxiliaires qui pussent remplir les fonctions de prédicateurs à leur place. Ce décret, toutefois, n'avait pas en * vue un corps spécial de Prêtres' voués au ministère de la parole et remplissant cet office de droit ou d'aucune autre manière, que comme délégués des Evêques. Le plan de Dominique était donc entièrement neuf, et par conséquent il semblait plein de difficultés et même de danger, mais abstraction faite de toute autre considération, il faut reconnaître qu'il répondait admirablement aux besoins de l'époque.

Le monde était alors comme un enfant ignorant, qui entre dans l'adolescence, et qui est disposé à tout apprendre.

Pendant le XIe et le XIIe siècle, les sectes s'étaient succédé, et comptaient par milliers leurs adhérents, sans autre raison de leurs succès que la faveur qui s'attachait à la popularité de leurs chefs. Dominique résolut de faire connaître la vérité sous une forme populaire aussi, et par la bouche d'orateurs populaires. Il comprit que cette vérité avait été trop longtemps ensevelie dans le Cloître, ou la cellule de l'ermite, et que le temps était venu pour le monde, d'avoir lui aussi des évangélistes. En un mot, J'œuvre de Dominique avait surtout pour but de guider et d'adoucir les tendances barbares de son temps; elle se faisait remarquer par un caractère admirable de hardiesse et d'enthousiasme ; c'était la véritable chevalerie de la religion.

La réception que les Pères du Concile -et le Pape luimême firent au saint Fondateur, fut cordiale et flatteuse.

Réunis comme ils J'étaient, pour s'occuper surtout des questions qui venaient de - troubler la France, ils connaissaient le nom de Dominique et l'appréciaient. Avant l'ouverture du Concile, le pape Innocent lui avait accordé un Bref apostolique, par lequel il mettait le couvent de Prouille sous la protection du Saint-Siége et confirmait les donations qui lui avaient été faites. Mais lorsque le plan de l'Ordre lui-même eut été soumis à son approbation, sa nouveauté et ses immenses proportions l'alarmèrent d'abord. Le Ion-


dateur semblait empiéter sur les privilèges de l'épiscopat, et sa hardiesse pouvait être dangereuse dans un moment où l'esprit des hommes était si agité. Innocent avait la mémoire fraîche encore des troubles suscités par la secte des Vandois ; il se souvenait qu'elle avait pris naissance dans l'abus de la prédication usurpée par des hommes sans autorité et sans savoir. L'Eglise, en un mot, se défiait des innovations et avait précisément déclaré dans le Concile alors siégeant, qu'aucun nouvel Ordre ne serait plus autorisé.

En face de cette déclaration, il ne fallait rien moins qu'une grande hardiesse et une aussi grande confiance, pour présenter le système d'une nouvelle fondation et pour persévérer dans cette requête. Cependant Dominique le fit, et le résultat manifesta non-seulement la force de sa confiance, mais encore la source d'où elle venait.

Cinq années auparavant, lorsque François d'Assise avait visité Rome pour exposer devant le même pape le projet de l'institut qu'il voulait fonder, les mômes objections et les mêmes difficultés s'étaient élevées, et il est à croire que dans les deux conjonctures, Dominique et François étaient mus parune semblable disposition de la Providence.

Tandis qu'Innocent hésitait sur la réponse qu'il devait donner, il .eut une vision ; la Basilique de Saint-Jean de Latran, sur le point de s'écrouler, lui parut soutenue par Dominique. Un songe semblable l'avait déjà décidé à accueillir la demande de François, et la coïncidence des deux visions le détermina probablement à accueillir aussi celle de notre Saint.

Cependant la décision du Concile était trop formelle pour que le Pape n'y eût aucun égard ; en voici les termes : « Afin que la trop grande diversité des Ordres religieux ne soit pas une cause de désordre dans l'Eglise: de Dieu, nous en prohibons expressément toute forme nouvelle. Si quelqu'un désire se faire Religieux, qu'il entre dans un des Ordres déjà établis. Cependant si quelque autre désire fon-


der une nouvelle congrégation religieuse, qu'il adopte la règle et les statuts d'un Ordre déjà approuvé. »

Ne voulant pas agir contrairement à un principe si récemment et si formellement établi, Innocent fit appeler le serviteur de Dieu, et après avoir loué son zèle et son dessein, il lui dit de retourner en France, où de concert avec ses compagnons, il chercherait parmi les règles autorisées, celle qui serait le plus appropriée à leur projet. Il l'engageait, ce choix étant fait, à revenir à Rome, l'assurant qu'il recevrait alors du Siège apostolique l'approbation do nouvel Institut. Outre cet encouragement et cette promesse de protection pour l'avenir, Innocent fut le premier qui donna à l'Ordre le nom qu'il a toujours porté depuis. Les circonstances de cet événement sont remarquables et le souvenir nous en a été conservé avec soin.

Peu de temps après avoir donné une réponse favorable aux sollicitations de Dominique, le Pape ayant à lui écrire sur le même sujet, ordonna à un de ses secrétaires de faire la lettre. Quand elle fut terminée, celui-ci demanda à qui il fallait l'adresser : « Au frère Dominique et à ses compagnons » répondit Innocent.

Puis, un instant après, il ajouta : « Non, n'écrivez pas ainsi ; mettez : Au Frère Dominique et à ceux qui prêchent avec lui dans le pays de Toulouse. » Enfin, se reprenant une troisième fois, il dit : a Ecrivez ceci : A Maître Dominique et AUX FRÈRES PRÊCHEURS. » Quoique ce titre n'ait pas été spécialement formulé par Hcfhorius III dans les Bulles de confirmation, il fut cependant adopté, comme nous le verrons, et toujours conservé depuis. Dominique y tenait et le prenait en toute circonstance. Dès le mois de mai, 1^4, au sein de ses travaux solitaires et apostoliques en Languedoc, il apposa sur un -document son cachet, sur lequel on lisait : « Sceau de Frère Dominique, Prêcheur. J.) Le but de la visite de Dominique à Rome était pleinement atteint. Cependant il ne retourna pas en Languedoc avant V


le printemps de l'année suivante. Le Concile siégeait toujours, et il est probable que le-Saint était présent aux délibérations qui avaient trait aux affaires des provinces Françaises. Le résultat définitif de ces délibérations fut la déclaration formelle de la déchéance de Raymond de Toulouse, dont les droits passèrent à Simon de Montfort. Mais ces transactions n'intéressent plus la biographie de saint Dominique. Les rapports qui ont uni jusqu'à présent l'histoire de sa vie à celle des troubles albigeois, touchent a leur fin ; il ne devait plus appartenir au Languedoc ou à la France seulement, mais au monde.

Dominique, pendant son séjour à Rome, connut saint François dans les circonstances suivantes.

Une nuit, étant en prière, il eut une vision : l'image de Jésus-Christ, était suspendue en l'air au-dessus de sa tête.

Le divin Sauveur paraissait eti courroux. Il tenait à la main trois flèches, qu'il allait lancer sur le monde pour le punir de "son extrême perversité. Alors la bienheureuse Vierge, se mettant à genoux devant son Fils, lui présenta deux hommes, dont le zèle devait convertir les pécheurs et apaiser la justice divine irritée. Dominique se reconnut dans l'un de ces hommes ; jl ne sut point quel était l'autre. Mais le lendemain étant entré dans une église pour prier, il vit l'étranger qui lui avait été montré sous l'humble habit de mendiant ,“_et le. reconnaissant pour son compagnon et son frère, il court à lui, l'embrasse , il le baigne de ses larmes, et lui dit : « Vous êtes mon compagnon ; vous serez avec

moi ; soutenons-nous l'unTautre, et rien ne prévaudra contre nous. » Teile fut l'origine de l'amitié qui les unit et qui * dura autant que leur vie. Dès lors ils n'eurent plus qu'un cœur et qu'une âme en Dieu, quoique leurs Ordrer soient restég séparés, et que chacun accomplit de son côté la lâche - qui lui avait été assignée par la divine Providence. Un lien de charité unit toujours cependant les deux familles.

« Créées ensemble pour le service- de la sainte Eglise, »


ainsi que le dit le bienheureux Humbert, « elles sentirent que Dieu les avait destinées de toute éternité à la même œuvre du salut des âmes. »

Dans le siècle suivant, l'orage de la persécution resserra encore l'union des deux Ordres. Les coups dirigés sur l'uu tombaient sur l'autre, et les triomphes qu'ils remportèrent sur leurs ennemis, ils les durent aux magnifiques travaux des deux plus grands docteurs des deux Ordres , saint Thomas d Aquin-et saint Bonaventure, et ces deux illustres saints renouvelèrent entre eux l'amitié et la sainteté de leurs Pères 1.

Il est rapporté dans la vie de saint François qu'un religieux de l'ordre des Carmes, nommé frère Ange, qui fut

- (1 L L'amitié qui existe entre les deux Ordres n'est pas simplement l'effet du sentiment. Elle a été considérée comme une chose assez importante, pour être introduite dans la règle même des Dominicains.

Depuis le Chapitre de Paris, tenu en 1236, le décret suivant a toujours été en vigueur dans les Constitutions des Frères Prêcheurs.

a Nous voulons que tous nos Prieurs et nos Frères manifestent toujours et partout, et conservent soigneusement une grande et cordiale affection pour les Frères Mineurs ; qu'ils les louent de leur propre bouche ; et'que, dans tous leurs rapports extérieurs avec eux, ils les reçoivent avec bonté, et les traitent avec honneur ; qu'ils fâssent tous leurs effort? pour vivre en paix avec eux. Que s'ils agissent autrement, ils soient sévèrement punis. Que les Frères se gardent de parler des mineurs autrement qu'avec charité, soit entre eux, soit avec leurs amis.

Et si quelqu'un, se couvrant du prétexte de l'amitié, disait quelque mal des susdits Frères, les Frères ne doivent point facilement croire ces rapports, mais au contraire, faire tous leurs efforts pour les excuser. Et slil arrivait que les Frères Mineurs parlassent mal de nous, nous ne devons en aucune manière leur demander publiquement raison du. mal qu'ils nous auraient fait. »

C'est dans le môme esprit qu'il a été décrété que nous ferions toujours commémoraison de « notre bienheureux Père saint François, Il dans le petit office de saint Dominique. (Tel est le titre affectueux donné par les Frères Prêcheurs au fondateur de l'Ordre des Mineurs.) Enfin, en l'année 1855, Il a été ordonné que l'office entier des deux saints patriarches serait récité aux jours de leurs fêtes par les Frères des deux Ordifis.

W


plus tard martyr, prêchant dans l'église de Saint-Jean de Latran en présence de Dominique et de François, leur prédit Jeur future granfleur et l'élévation de leurs Oidres.

Quelques écrivains franciscains placent la rencontre des deux saints patriarches à Rome en l'année suivante, quand tous deux y vinrent de nouveau pour obtenij" la confirmation de leurs Instituts, mais les auteurs Dominicains attestent que leur première rencontre eut lieu cette année même. Cette différence d'opinion n'est pas au reste très-importante, et peut exister sans jeter l'ombre d'un doute sur l'authenticité du fait lui-même, qui est attesté par un des plus constants compagnons de saint François, et n'a jamais été mis en question.

CHAPITRE IX.-

.Retour de Dominique en France. - Les Frères s'assemblent à Prouille pour choisir une règle. Esprit de l'Ordre. Quelques détails sur les premiers compagnons de Dominique. Couvent de Saint-Romain.

Le Concile de Latran n'avait duré que trois semaines ; il se termina à la fin de novembre 42^5. Dans les premiers jours du printemps de l'année suivante, Dominique se trouva de tlouveau au milieu de ses frères. Leur nombre de sept s'était accru de neuf; ils étaient seize, et l'on peut se figurer la joie qui signsrla son retour. Le saint Fondateur exposa à ses frères le résultat de sa mission auprès du Saint-Siège et la nécessité où ils étaient de se choisir une règle. Il

les convoqua dans ce but à Notre-Dame de Prouille, où les attendaient deux autres frères , Guillaume Claret et- frère Noël, auxquels avait été confié le soin des sœurs. Le mois d'avril les vit tous réunis dans cette maison-mère de finstitut. Après d'ardentes prières et une fervente invocation à l'Esprit-Saint, les frères convinrent d'adopter la


règle de Saint-Augustin, sous laquelle Dominique avait luimême vécu comme chanoine Régalier, et qui, par sa simplicité, était le plus appropriée à leurs desseins. En choisissant cette règle, Dominique accomplissait tôut à la fois l'obligation, que le pape lui avait imposée, et échappait à la censure du Concile, tout en restant libre d'appliquer aux Constitutions particulières de son Ordre les principes généraux de vie religieuse laissés par saint Augustin.

Dominique n'était pas le premier, qui eût fait usage de cette Règle; les Prémontrés l'avaient adoptée avant lui.

En comparant le plan de saint Dominique avec l'Institut de saint Norbert, qui l'avait précédé de près d'un siècle, on trouve entre ces deux œuvres une ressemblance frappante.

La règle de Saint-Norbert était une réforme de celle des chanoines réguliers. Dans son dessein, le fondateur des Prémontrés s'éloignait des plus anciennes formes mmastiques, pour embrasser la vie apostolique et se vouer au salut des âmes. Son œuvre était consacrée à la prédication; il évangélisa les provinces de France et des Flandres, et obtint même du pape Gélase II, de prêcher partout où son zèle le porterait. Au premier aspect, il semble que l'esprit de ces deux Ordres ne soit pas différent et on ne peut mettre en doute que dans plusieurs points de discipline intérieure, Dominique n'ait pris pour modèle la règle des Prémontrés.

Cependant un examen plus approfondi démontre que les deux Instituts se ressemblaient beaucoup sans être idenLi« ques : ils étaient appelés à des travaux différents et devaient remplir une place distincte dans l'Eglise de Dieu. Les Ordres religieux, on ne doit pas l'oublier, sont le résultat d'un appel divin, et non de simples créations de l'intelligence humaine, et ces vocations de Dieu s'accomplissent par une infinité de moyens, que l'esprit de l'homme livré à ses propres forces n'aurait Jamais pu ni inventer ni exécuter. Les Ordres religieux sont variés comme les productions de la nature, dont les ressemblances et les différences multipliées sous toutes


les formes, attestent la puissance d'un Créateur infini. On est frappé de cet élément surnaturel dans la formation de l'Ordre des Frères Prêobeurs. A ne le considérer que comme une œuvre humaine, la critique pouvait trouver beaucoup à dire contre lui : si Dominique voulait seulement joindre la vie contemplative à la vie active, saint Norbert les avait réunies avant lui; pourquoi ne se faisait-il pas religieux Prémentré? Les Prémontrés suivaient la mênje Règle et portaient le même habit. Si vraiment saint François et lui étaient poussés vers un même but, pourquoi ne se réunissaient-ils pas, au lieu de fonder deux Ordres distincts? Ces objections paraissaient sages ; le samt Fondateur les rencontra certainement sur son - chemin ; car le monde a coutume de critiquer les serviteurs de Dieu. Mais on ne doit pas perdre de vue cette vérité, que les grands hommes et les grandes Institutions, les Papes, les Conciles et les Ordres Religieux ne sont que des instruments dans la main de Dieu, qui les conduit comme il lui platt selon ses desseins. L'Ordre des Frères Prêchenrs avait reçu de Dieu une mission, qu'aucun Ordre religieux n'avait encore remplie dans l'Eglise universelle, et qui n'a jamais été transportée à un autre, même dans la période de sa décadence. Cent ans seulement après sa fondation, Louis de Bavière , empereur d Allemagne, son ennemi avoué, qui durant toute sa vie, le persécuta à outrance, témpin de la remarquable vigueur avec laquelle les Frères Prêcheurs avaient attaqué une opinion erronée, soutenue par le souverain Pontife Jean XXII1, prononça cette célèbre sentence

(1) Ce pontife avant émis, comme individu, et ne parlant point au nom de l'Eglise, des opinions hétérodoxes sur l'état des âmes dans l'autre monde avant le jour du jugement. Mais par un bref que la mort seule l'a empêché de publier dans un consistoire, qu'il avait indiqué tout exprès, il proteste distinctement et formellement de son entier et cordial attachement à la doctrine de l'Eglise. (Rohrhacher, Histoire de l'Eglise Catholique Tom. 20, p. 227, 1rc édition.) Cette opinion donna naiSssance à une controverse, dans laquelle les Frères Prêcheurs pri-


tombée malgré lui de ses lèvres : l'Ordre des Frères Précheurs est l'Ordre de la Vérité.

Voilà la place que l'Ordre des Frères Prêcheurs a remplie et qu'il remplira toujours, nous en avons la confiance ; c'est celle que saint Dominique lui avait assignée dès le principe.

Le plan du Fondateur était triple. Le premier but de l'Ordre était le travail pour le salut des âmes ; maison y tendant, Dominique ne voulait rien abandonner du caractère religieux des anciens anachorètes. Au reste tout son dessein est exprimé dans ce passage des Constitutions où il est dit : « L'Ordre des Frères-Prêcheurs est principalement et essentiellement destiné à la Prédication et à l'enseignement, afin - de communiquer aux âmes les fruits de la contemplation, et de leur procurer le salut. »Dominique savait bien que pour sanctifier les autres, ceux qui enseignent doivent commencer par se sanctiifer euxmêmes. Il savait aussi que les moyens pour y parvenir ont toujours été puisés dans la rigoureuse pénitence du cloître, dans le silence, la pauvreté, la prière, le jeûne el dans la secrète et puissante influence de la vie commune. C'est pourquoi sa règle renferme tous les caractères de la vie monastique, en même temps qu'une certaine liberté d'action, jointe à la rigueur de la discipline, permet au Frère Prêcheur d'atteindre la grande et première intention du Fondateur : le salut des âmes.

Dans les Constitutions, nous trouvons en effet unie aux

rent une part distinguée ; on cite surtout- parmi eux te Frère Anglais Thomas Walent, comme IL un homme d'un grand zèle, d'un grand cœur, et d'une grande science. » Il prêcha avec un rare courage devant le Souverain Pontife, dénonçant l'erreur en des termes si peu modérés, qu'iLfut condamné à cause de son audace à un long emprisonnement. Les partisans de la doctrine contraire, qui jouissaient d'une grande influence, causèrent beaucoup de souffrances et d'affraots à l'Ordre, mais,\! ne recula point d'un seutpas dans sa courageuse défense de l'enseignement Catholique.


lais Je la discipline régulière, la latitude d'accorder certaines dispenses, quand une trop rigoureuse obéissance à la lettre de la règle pourrait embarrasser et entraver les Frères dans leurs travaux. On y voit aussi des Constituions expresses pour l'ordre des études et le règlement des écoles, de telle sorte que toutes les œuvres actives et apostoliques entrent dans la règle, au lieu de l'enfreindre, et participent à son esprit et à sa discipline.

H faut donc considérer la contemplation, le travail apostolique pour le salut des âmes, et l'étude spéciale de la théologie, comme les trois objets que Dominique voulait réunir dans la formation de son Institut.

Avec quel succès il y a travaillé, et avec quelle fidélité ses enfants ont conservé le caractère imprimé à l'Ordre par son Fondaleup, l'histoire est là pour le dire. La religion des Frères-Prêcheurs n'a jamais rien perdu de l'esprit monastique, et en même temps elle ne s'est jamais adonnée à la.pratiquc de cet esprit, au point d'oublier la vie active, que lui imposait sa vocation apostolique. Qps deux caractères du --- Frère Prêcheur sont restés intacts, et ont donné au monde à travers six siècles déjà le double spectacle d'un corps agissant dans la .plus parfaite unité de gouvernement et de vues, et produisant en même temps d'une part des Saints livrés a la plus haute contemplation ; de l'autre, des missionnaires apostoliques.et des théologiens illustres. La renommée de ses Docteurs nous étonne, et si nous tournons une page de la Chronique Dominicaine, nous trouverons des récits desaintes vies, toutes embaumées de la douceur et de la simplicité évangélique. Les Saints ne sont pas tous des grands hommes, comme le monde les comprend ; ils sont pris dans tous les rangs : parmi les bergers des montagnes d'Espagne, les mendiants dlltalie, les esclaves d'Amérique, aussi bien que dans les rangs des Princes et des Docteurs de l'Eglise. Si arrêtant nos regards sur ce côté du vaste tableau qui est devant nos yeux, pleins d'admiration pour les œuvres séra-


phiques de Catherine de Sienne et le doux mysticisme de Henri Suso, nous sommes tentés de croire que le génie de l'Ordre était alors exclusivement contemplatif, et qu'avec le temps il s'éloigna de la vie active, d'autres pages nous racontent les saisissants combats de ses martyrs. La Pologne, la Hongrie, l'Ethiopie, l'Amérique, la Chine et tant d'autres contrées ne furent-elles pas évangélisées par les enfants de Dominique, et arrosées de leur sang? Ce n'est pas tout, son Ordre a été constamment fidèle à sa vocation, comme organe de la vérité parmi les peuples, empruntant à chaque siècle son esprit, pour répondre aux hommes de chaque siècle. Ainsi quand le monde aimait à recevoir la science des lèvres d'orateurs vivants , l'Ordre de Saint-Dominique envoya des essaims de prédicateurs et de professeurs ; lorsque les livres devinrent le moyen le plus populaire d'ensei- gnement, les écrivains dominicains abondèrent; les arts enfin furent cultivés par les Frères Prêcheurs, entre les mains desquels ils exercèrent toute leur puissance. Que Je sermons nous a laissés le bienheureux Angélico de Fiesole sur les murailles de son couvent, dans ces fresques qui nous ravissent encore 1 Aussi après lui la peinture devint l'héritage de l'Ordre qui avait donné naissance à ce grand maître, et entre les mains des enfants de Dominique, cet art n'a jamais cessé d'être chrétien. Et si l'on ne peut pas dire du Dante, le plus grand poète du moyen-âge, qu'il était de la famille dominicaine," au moins faut-il reconnaître qu'il a revêtu ses vers d'une théologie, dont le maître est saint Thomas.

Ordre de l'Eglise par excellence , FOrdre des Frères Prêcheurs a partagé ses destinées et ne s'est jamais écarté de sa doctrine. Comme elle, il n'a jamais perdu son unité.

Nous ne voulons pas dire ni de l'un ni de l'autre que le temps n'ait jamais vu quelques-uns de leurs enfants se refroidir et devenir infidèles; mais l'Ordre de Saint-Dominique a eu toujours dans son .sein, comme l'Eglise, la puis-


sance de se réformer ; la seule époque où il eut à souffriir de la division de son gouvernement, ç'a été la mal- , heureuse période pendant laquelle l'Eglise elle-même était agitée par un schisme ; mais en même temps que l'Eglise retrouva son calme, l'Ordre retrouva le sien. Après ses moments de souffrances, nous le voyons toujours comme l'aigle, renouveler ses forces, et ce qui nous frappe, c'est l'extraordinaire vitalité qu'il possède encore aujourd'hui ; et cette puissance de résurrection, qui 'éclate maintenant en lui après six siècles de vie, atteste qu'il possède le principe d'une jeunesse éternelle.

Avant de terminer ce chapitre, nous devons jeter un rapide coup d'œil sur les Frères qui assistèrent aux délibérations de Prouille, et qui peuvent être considérés avec saint Dominique, comme les fondateurs et les propagateurs de l'Ordre. Ils étaient au nombre de seize, ainsi que nous l'avons dit plus haut. Mathieu de France, dont il a déjà été question et qui était Prieur de Saint- Vincent-de-Castres; Bertrand de Guarrigues petit village de la province de Narbonne, inséparable compagnon du Saint dans ses voyages et le plus fidèle imitateur de ses vertus et de ses austérités.

Le Saint, le voyant pleurer toujours ses péchés, lui en 6t une fois le reproche, et lui dit de pleurer ceux des autres.

«Cet ordre du bienheureux Dominique, dit Surius, eut un tel effet sur l'âme du Frère Bertrand, qtre depuis ce tempslà il ne pouvait plus pleurer ses péchés, mais quand il pensait aux péchés des- autres, ses larmes coulaient en abondance. » Ce fait nous en rappelle un autre qui, nous osons le dire, n'a jamais été bien compris, quoiqu'il ait été souvent répété. Il est également rapporté par Surius. « Ce Frère Bertrand était un saint homme et, dit-on, le premier Prieur Provincial de Provence. Il avait coutume de célébrer chaque jour la messe pour les pécheurs, et rarement pour les morts.

Interrogé par un certain Frère Benoît, homme prudent, du motif pour lequel il agissait ainsi, il répondit : Nous sommes


sûrs du salut des fidèles - qui sont morts, tandis que les vivants sont au milieu des périis. Alors, dit le Frère Benott, s'il y avait là deux mendiants, l'un avec des membres sains, et l'autre privé de l'usage des siens, duquel de.s deux auriez-vous plus grande compassion ? - De celui qui pourrait le moins pour lui-même, répliqua Frère Bertrand.

C'est donc des morts qu'il faut avoir plus de pitié, dit r Benott, car ils n'ont plus de bouche pour parler à Dieu, ni de }tiain pour travailler, et ils demandent noire-aide, fandis qt:e ceux qui vivent ont des lèvres et des mains, dont ils peuvent s'aider, pour gendre soin d'eux-mêmes. Or comme Frère Bertrand c'était pas persuadé, il vit, la nuit suivante, la terrible figure d'une âme séparée de son corps; cette àme-armée d'un fagot de bois, se mit à le presser et à peser sur lui, de telle sorte qu'il fut éveillé plus de dix fois pendant cette même nuit. Le lendemain matin, il appela Frère.

Benoît et lui raconta son rêve , et depuis il ne manqua pas d'offrir le saint sacrifice de l'autel avec ferveur et avec larmes pour l'âme des trépassés1 d Les autres compagnons de Dominique, qui sont mentionnés après Mathieu et Bertrand , sont Guillaume Glaret de Pamiers, et Noël natif de Prouille. Guillaume avait été un des premiers missionnaires parmi les Albigeois, au temps de Diego de Azévédo. Après être resté Frère-Précheur pendant vingt ans, il abandonna l'Ordre, se fit Cistercien et tenta

(1) Le P. Roger de Sainte-Marthe, (Histoire de l'églile de Stinl-Puultrois-Châteaux), raconte que Bertrand de Garrigues fut atteint de la maladie qui le conduisit au tombeau, dans l'abbaye de religieuses Cisterciennes de Bouscher, dans le diocèse de Saint-Paul. Il y avait été appelé pour animer ces saintes religieuses à remplir dignement leur tocation, et à persévérer dans la séparation du moade, à laquelle elles s'étaient engagées. Sa mémoire y est restée en singulière vénération, et l'on voyait, à l'époque où écrirait le Père Roger, dans l'église paroissiale, mne ancienne statue, qu'on dit être celle de ce grand serviteur de Dieu, et devant laquelle les habitants allaient faire leurs prières. -

(Nui: DU TfiASUCTEUR )


même, mais en vain, de perter les novices à suivre son exemple. & Suero Gomez, noble Portugais, qui avait quitté la cour pour se joindre à Simon de Montfort-et combattre avec lui les Albigeois, fut le cinquième disciple de Dominique. Il était présent, quand le Saint délivra les quarante pèlerine anglais, et l'aida à les sauver. Après peu de temps, il s'était joint au saint Fondateur. On dit qu'il se distingua - par de grandes vertus, et qu'il fut le promoteur de l'Ordre en Portugal.

Michel de Fabra, espagnol de noble naissance, fut le premier lecteur en théologie, de l'Ordre ; il remplit cet office au - couvent de Saint-Jacques, à Paris. C'était un prédicateur célèbre. Il accompagna le roi Jacques d'Aragon dans son expédition contre Majorque. L'histoire rapporte que l'armée avait pour lui une estime si grande, que pendant les quinze mois que dura le siège, rien ne fut décidé dans le camp par les soldats ou les capitaines sans son avis1. Tel étaitje respect qu'inspirait ce saint homme, qu'après la conquête de rUe, il en fut considéré comme le père et le gouverneur, et que son nom était toujours invoqué après celui de Dieu et de la sainte Vierge. Les apparitions surnaturelles dont il fut honoré et les secours qu'il obtint aux Espagnols, étaient si connus, que les Maures eux-mêmes avaient coutume de dire que la Vierge Marie et le Frère Michel avaient conquis l'Ile de Majorque.

Michel de Uzera fut le septième que le saint Fondateur envoya ensuite en Espagne pour y établir l'Ordre.

Frère Dominique, nommé lePetitouDominique-le-Second et que les historiens ont quelquefois confondu avec Dominique de Ségovie, ou le troisième, a été également un des compagnons du saint Fondateur dans les missions de Toulouse. M'était, dit son historien,, « petit de taille mais grand

(1) Michel Pio. Uomini illuslri. -


d'âme et de sainteté, D Merveilleux prédicateur, en un moment il purifia la cour du roi Ferdinand de tous les bouffons, courtisans et autres gens de mauvaise compagnie.

Laurgnt d'Angleterre, un des pèlerins sauvés par Dominique, fut le neuvième. Sa sainteté et le don de prophétie •et de miracles dont il fut doué, lui ont fait donner par un grand nombre le titre de Bienheureux.

On comptait encore parmi les premiers disciples du saint Fondateur un Belge, Etienne de Metz, homme d'uDe rare abstinence et d'une grande austérité de vie, qui brûlait de zèle pour le salut des âmes, puis Jean de Navarre que saint Dominique avait amené de Rome et qu'il avait vêtu luimême. C'est à ce frère que le Bienheureux donna cette célèbre leçon sur la pauvreté que nous citerons plus tard.

« Il était alors imparfait, dit son biographe, mais il fit plusieurs voyages avec saint Dominique et par ses conversations familières ave^lui, il apprit comment on devient Saint, et il le devint en effet. » Jean de Navarre fut an des témoins dans le procès de canonisation du saint Patriarche.

Pierre de Madrid, sur la vie duquel on n'a pas de détails, et les deux citoyens de Toulouse, Pierre Cellani et Thomas, sont nommés ensuite. Un frère convers, Odéric de Normandie, qui accompagna Matthieu de France à Paris a où il se fit connaître et vénérer pour la perfection de sa sainteté, » fut le quinzième.

Le dernier de tous, Mannès de-Gusman, frère de saint Dominique, le seul qui ait été solennellement béatifié par l'Eglise, « doué d'une grande contemplation, zélé pour le salut des âmes, s'illustra par sa sainteté. » Il prêchait admirablement quoique tout son attrait le portât vers la contemplation. Michel Pio nous trace en quelques mots son caractère : a Mannès aimait par-dessus toute chose la paix et la solitude, avait un goût prononcé pour la vie contemplative, dans laquelle il avança merveilleusement en vivant seul avec Dieu plutôt qu'avec les créatures. Il dirigeait les Sœurs de


Madrid. La sincérité et l'humilité brillaient particulièrement en lui. Plusieurs miracles attestèrent combien ce religieux était cher au Ciel. » Aussitôt que la petite assemblée de Prouille eut terminé ses conférences, Dominique retourna à Toulouse, où l'attendaient de nouveaux témoignages de l'amitié de Foulques.

Avec le consentement de son Chapitre, il lui fit don de trois églises : Saint-Romain, à Toulouse, et deux autres dont l'une était à Pamiers, et la seconde, dédiée à Notre-Dame, près de Puy-Laurens. Plus tard, elles eurent chacune un couvent, mais celui de Saint-Romain fut immédiatement commencé ; car la maison de Pierre Cellani ne pouvait plus contenir le nombre toujours croissant des religieux. On «bâtit à côté de l'église un cloître modeste, sur lequel s'ouvraient les cellules des Frères. Ce monastère, le premier de l'Ordre, fut abandonné en t 232 pour un autre plus grand et plus beau. Le couvent de Saint-Romain pauvrement bâti, comme il l'était, fut bientôt terminé. Les Frères en prirent possession pendant l'été de la même année 1216; la maison de Pierre Cellani servit plus tard de résidence aux Inquisiteurs, Avant son dernier départ pour Rome, Dominique, du consentement des Frères, avait fait aux religieuses de Prouille la cession des propriétés qu'il tenait de la libéralité du comte de Monffort. Il avait ensuite accepté, non sans répugnance, les revenus que lui avait offerts Foulques de Toulouse. Quoiqu'il se sentit attiré à pratiquer la pauvreté dans sa plus stricte observance, la mendicité, qui devint dans la suite une obligation de l'Ordre, n'était pas dans les Constitutions établies à Prouille, et primitivement adoptées.

On ne voulut point l'établir, avant d'en avoir fait l'expérience et le sujet de nouvelles délibérations. Toutefois la pauvieté n'était pas moins chère à Dominique qu'à François d'Assise; il la pratiquait lui-même et la faisait observer par ceux qui dépendaient de lui, et on assure que le couvent de

Saint-Romain fut bâti sous les yeux et sous les ordres du


Bienheureux, afin que toat y fût conforme à sa vertu favorite.

CHAPITRE X.

Troisième visite de Dominique à Rome. Confirmation de l'Ordre par Honorius III. Vision de Dominique à Saint-Pierre. Il est nommé maître du Sacré-Palais. Ugolin d'Ostie.

Dès que les Frères eurent pris possession du couvent de Saint-Romain, Dominique se prépara à retourner à Rome, pour soumettre au Souverain Pontife le résultat de ses délibérations avec eux. Avant son départ, la nouvelle arriva que le pape Innocent III était mort à Pérouse le 16 juillet, et que le cardinal Sabelli avait été élu le lendemain sous le nom d'Honorius III. Cette mort dut paraître un coup terrible porté aux espérances de l'Ordre naissant, car Innocent avait été pour lui un ami sûr et fidèle, et les Frères ne pouvaient attendre sans anxiété quelles seraient les dispositions du nouveau Pontife. Confirmerait-il un Institut inconnu et qui n'avait pas encore fait ses preuves? Dominique n'hésita pas cependant à partir pour Rome, confiant à Bertrand de Garrigues le gouvernement du nouveau couvent. 11 arriva en septembre dans la capitale du monde catholique, et ny trouva point le pape, qui était toujours à Pérouse. Ce contretemps apporta quelques retards à la conclusion de ses affaires, et en attendant le Souverain Pontife, il mena à Rome une vie pauvre et inconnue, n'ayant d'autre asile pendant la nuit que les églises.

Il semblait au premier aspect que l'entreprise de Dominique dût rencontrer beaucoup de difficultés ; car Honorius étatt engagé dans de nombreuses et difficiles négociations et sa" cour était pleine de dissensions; mais Dominique trouvait son recours dans une continuelle prière, et en dépit des


obstacles, il obtint les deux Balles de confirmation de son Ordre, le 22 décembre de cette année 1216.

La confirmation de celui des Frère? Mineurs fut donnée dans le même temps; François était alors à Rome, et le plus grand nombre des écrivains assurent que sa rencontre avec Dominique eut lieu à cette époque.

La première Bulle accordée à Dominique est très-étendue.

Elle lui donne une quantité de priviléges et d'immunités, et ratifie la donation de toutes les terres, de toutes les églises et de tous les revenus, dont il avait été gratifié par Foulques et d'autres bienfaiteurs. La seconde est plus courte et nous la reproduisons à cause d'une expression remarquable, qui prophétise les destinées de l'Ordre.

CI Honorius, évéque, serviteur des serviteurs de Dieu, à notre cher fils Dominique, Prieur de Saint-Romain de Toulouse, et à ses Frères qui ont fait profession ou feront profession de la vie régulière, salut et Bénédiction Apostolique. »

a Considérant que les Frères de cet Ordre seront les champions Jle la Foi, et les véritables lumières du mon$e, nous les confirmons dans toutes leurs possessions présentes et à venir, et nous prenons sous notre protection et gouvernement l'Ordre lui-même avec tous ses biens et ses droits. »

Ce fut à Sainte-Sabine, alors résidence du pape, que ces deux Bulles furent données le même jour. Dans aucune des deux, il n'est attribué au nouvel Ordre le titre qui lui avait été concédé originairement par Innocent III et qui était si.

cher à Dominique, mais dans une troisième Bulle donnée le 26 janvier 1217, cette omission est. réparée. Elle commence - ainsi : « Honorius, Evêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son cher fils le Prieur de Saint-Romain et aux Frères Prêcheurs qui prêchent dans le pays. de Toulouse, salut et bénédiction apostolique. »

Lorsque les Bulles eurent été accordées, Dominique voulut immédiatement retourner à Toulouse, mais il fut retenu à Rome par l'ordre exprès du Souverain Pontife, qui avait


conçu pour lui una haute estime et beaucoup d'affection.

Jour et nuit, le Bienheureux recommandait à Dieu ses enfants et son œuvre, surtout pendant ses longues veilles dans les églises, qui étaient sa seule habitation. Il aimait d'une-affection particulière celle des saints Apôtres, et c'est en priant sur leur tombeau qu'il fut honoré d'une seconde vision, dans laquelle il puisa un nouveau courage et une grande consolation. Les apôtres Pierre et Paul lui apparurent; le premier lui donna un bâton et le second un livre, en lui disant ces paroles remarquables : « Va et prêche, car c'est à ce ministère que tu es appelé. » Il lui sçmbla voir en même temps ses enfants aller deux à deux par la monde annonçant la parole de Dieu. Quelques écrivains ajoutent que le Saint-Esprit apparut en ce moment sur sa tête en forme de langue de feu, et qu'il fut alors confirmé en grâce et exempté de beaucoup de tentations. D'autres assurent que depuis ce jour il porta toujours sur lui le livre des saints Evangiles et les Epîtres de saint Paul. Dans tous ses voyages aussi il se servait toujours d'un bâton, probablement en souvenir de cette vision.

Si ces délais à Rome firent souffrir Dominique, ils profitèrent beaucoup à d'autres. A l'époque du Carême il s'y trouvait encore, et durant la sainte quarantaine il eut souvent occasion de prêcher. Ses succès en chaire donnèrent ai pape la pensée de lui confier la charge d'expliquer les Epîtres de saint Paul dans le Sacré Palais, en présence de la cour et des cardinaux. Un ancien auteur de la maison des Colonna, de l'Ordre des Frères Prêcheurs, dit « qu'on venait de tous côtés pour l'entendre et que docteurs et écoliers lui donnaient le titre de Maître. »

D'autres historiens, parmi lesquels est Flaminius, racontent ainsi l'origine de cette dignité, qui fut conférée àjsaint Dominique. Il était, dit-on, très-affligé de voir, pendant ses visites au Pape, les gens-de la suite des Cardinaux perdre leur temps dans les antichambres, et jouer à des jeux de hasard


alors que leurs maîtres étaient occupés aux affaires de l'Eglise. Il demanda donc au Pape si l'on ne pourrait pas employer quelques moyens de les occuper tout à la fois religieusement et utilement, en leur expliquant les saintes Ecritures.

Le pape entrant dans ses vues, l'en chargea lui-même et institua l'office de maître du Sacré-Palais, qui depuis lui a toujours été confié à un de ses enfants. Cette charge n'est pas simplement honorifique ; les devoirs du Maîtré du Sacré-Palais sont nombreux et importants, puisque la censure de tous les livres publiés à Rome lui appartient. Son titulaire est aussi théolpgien du Pape, et membre de son Conseil habituel dans toutes les matières théologiques.

Pendant ce troisième voyage à Rome, Dominique s'unit avec Ugolin Conti par les liens d'une amitié qui embellit toute sa vie.

C'était ce cardinal évêque d'Qstie, plus tard successeur d'Honorius sous le nom de Grégoire IX. Il fut le protecteur de François et des Frères Mineurs, et devint l'ami de Dominique, frère de François en sainteté. Son corps était courbé par les années, mais son âme conservait la vigueur et l'enthousiasme de la jeunesse. Il compta toujours au nombre des plus précieux priviléges de sa vie, les liens qui l'unirent à çes deux grands hommes, et c'est chez lui que Dominique rencontra Guillaume de Montferrat, jeune français qui était venu passer chez le cardinal les fêtes de Pâques. Le charme des paroles du saint apôtre, dont la grâce avait la puissance particulière de gagner les cœurs, le captiva si fort, qu'il prit l'habit de l'Ordre. Voici comment il rapporte ses premières relations avec le bienheureux Dominique. « Il y a environ seize ans, dit-il, que j'allai à Rome, pour y passer l'hiver, et le Pape aujourd'hui régnant, alors évêque d'Ostie, me reçut en sa maison.

A cette époque, le Frère Dominique, Fondateur et premier Maître des Frères Prêcheurs, était à la cour romaine et visitait souvent Monseigneur d'Ostie. J'eus ainsi l'occasion de le connaître. Sa conversation me plut et je commençai à l'aimer. Nous parlions ensemble du salut éternel de nos âmes


et de celui de tous les hommes. Je n'avais jamais trouvé quelqu'un d'aussi parfait, ni qui fût épris d'autant d'ardeur pour le salut du monde, quoiqu'én vérité j'aie eu de fréquents rapports avec des personnages d'une éminente sainteté. Je me déterminai donc à me ranger au nombre de ses disciples, après que j'aurais étudié la théologie pendant deux ans à l'université de Paris. Il fut ainsi arrêté entre nous, et nous convînmes également que quand il aurait établi-la discipline parmi ses Frères, nous irions ensemble convertir les païens de la Perse ou de la Grèce et ensuite ceux qui habitent les contrées Méridionales. »

Là encore se révèle à nos yeux l'âme de Dominique : le zèle du salut des pécheurs et des infidèles l'occupait uniquement. Comme il était grand et magnifique ce projet! Commencer par convertir la Perse et la Grèce, puis les pays du Sud 1 Vraiment; sous ce froc de moine battait un cœur de chevalier, et on peut se figurer le charme que des pensées si vastes et si brillantes, revêtues de l'éloquence dont Dominique avait le secret, devaient exercer sur les âmes de ses auditeurs.

Dominique voulut persuader à un de ses pénitents, Bar- thélemy dé Cluse, archidiacre de Mâcon et chanoine de Chartres, d'entrer dans le nouvel Ordre; car il voyait clairement que c'était la volonté de Dieu sur cet homme. Barthélemy cependant ne voulut pas lui obéir, et Dominique lui prédit qu'en punition de sa résistance a la grâce, plusieurs événements malheureux lui surviendraient. La prédiction se vérifia au dire de Barthélémy lui-même.

Parmi les œuvres qu'accomplit Dominique à Rome, l'histoire rapporte qu'il allait souvent visiter certaines recluses appelées Murati. C'étaient des femmes solitaires, qui résidaient dans les murs extérieurs de la ville. Elles vivaient ainsi séparées les unes des autres dans une pauvre petite cellule, et s'y enfermaient pour n'en plus sortir. L'amour de la solitude et de la mortification les portait à cette vie


extraordinaire. Presque chaque matin, après avoir dit la messe et récité l'office divin, Dominique allait converser avec elles sur des sujets pieux et les exhorter à la persévérance. Il leur administrait les sacrements- de pénitence et d'Eucharistie, et accomplissait à leur égard l'office d'un Directeur.

Quand le Saint n'était pas occupé à ces œuvres de charité ou à la prédication publique, on le'trouvait dans les églises, où il passait les nuits.

CHAPITRE XI.

Dominique retourne à Toulouse. Il disperse la Communauté de SaintRomain. Son adresse au peuple du Languedoc. Affaires de l'Ordre dans le pays.

Dominique ne put revoir Toulouse qu'au mois de mai de l'an 1217. Son retour remplit de joie ses enfants; cependant elle fut un peu diminuée, quand aussitôt après son arrivée, les ayant réunis, il leur adressa une fervente exhortation sur le genre de vie qu'ils avaient embrassé, et leur annonça son intention de disperser sa petite Communauté à peine formée et d'en envoyer les membres en divers pays. Ce plan paraissait être le comble de l'imprudence; aussi tous s'unirent pour l'en blâmer, et pour chercher à le dissuader. Mais Dominique fut inexoraLle. La vision qu'il avait eue au tombeau des Apôtres était devant ses yeux , et leur voix retentissait encore à son oreille. Foulques de Toulouse, Montfort, l'archevêque de Narbonne et ses compagnons eux-mêmes, le conjurèrent d'ajourner son projet, mais rien ne put l'en détourner. « Mes seigneurs et mes pères, dit-il, ne vous opposez pas à mon dessein, car je sais très-bien ce que je dois faire. J) Il sentait que la mission de ses enfants n'était


pas bornée à un seul pays, mais qu'elle embrassait toutes les nations; qu'ils n'étaient point religieux seulement pour eux-mémes, mais pour l'Eglise et le monde. q Le grain ajouta-t-il, fructifie, s'il est semé ; il tombe en poussière, si vous l'amassez. » Peu de temps après, il leur donna le choix entre la soumission à sa volonté, ou leur sortie de l'Ordre, mais quels que fussent leurs sentiments sur ce sujet, ils vénéraient trop profondément la personne et le caractère de leur père, pour opposer leur jugement au sien et ils accédèrent bientôt à ses désirs. Les événements prouvèrent combien sa résolution avait été inspirée par l'esprit de Dieu.

Mais pendant que Dominique préparait ainsi la dispersion de ses enfants, il montrait sa sollicitude pour conserver en eux l'observance et l'esprit de leur règle. Il désigna le couvent de Toulouse comme devant être le modèle de toutes les fondations à venir, et prit plusieurs dispositions pour en rendre l'arrangement plus parfait. Il pensa qu'il serait bien que les Frères pussent se réunir quelquefois pour s'aider et s'encourager mutuellement. Dans cette pensée, il 6t bâtir deux grandes salles, une pour contenir les vêtements de la Communauté, et l'autre pour les réunions des Frères* car jusqu'alors ils n'avaient eu comme les Cisterciens que leurs cellules et le réfectoire. Ces deux additions rendirent le couvent plus commode à ceux qui devaient y entrer, et ils y trouvèrent sans doute une nouvelle preuve de la sollicitude de leur père. Il leur prêchait surtout la stricte observance de cette partie de la Règle de Saint-Augustin, qui défend de rien posséder en propre. Il voulait que l'esprit de la sainte pauvreté ne fût jamais abandonné, même dans la chapelle, et en même temps il insistait pour qu'elle fût toujours tenue dans la plus exacte propreté, tout en y défendant l'élégance et les vains ornements. 11 avait même ordonné que les vêtements sacrés ne seraient pas en soie.

- Quant aux cellules des Frères, il voulait qu'elles fussent dans


une pauvreté absolue : un bois de lit en jonc et un misérable banc étaient les seuls meubles qu'il permettait. Elles n'avaient pas de porte,- afin que le Supérieur pût toujours voir les Frères; le dortoir ressemblait à celui d'un hôpital.

Pendant que le saint Patriarche s'occupait de régler tous ces points de discipline, dit le bienheureux Jourdain, il eut une vision qui lui prédit la mort du comte de Montfort. Il lui sembla voir un arbre immense, sur les branches duquel une quantité d'oiseaux avaient pris leur refuge ; l'arbre était vigoureux et magnifique ; il étendait ses rameaux sur la terre. Soudain il tomba et les oiseaux prirent tous leur vol. Il fut donné à Dominique de comprendre le sens de cette vision. Elle représentait la fin de celui qui avait mérité le nom de protecteur et de père des pauvres. Il périt malheureusement l'année suivante. Quand les deux Raymond reprirent Toulouse, le comte de Montfort succomba pendant le siège de la ville.

La connaissance que Dominique avait du renouvellement de la guerre lui fit probablement presser l'exécution de ses projets. Il fixa au jour de l'Assomption de cette même année l'assemblée des Frères à Notre-Dame de Prouille, avant leur prochain départ pour leurs différentes missions. Ces missions comprenaient Paris, Bologne, Rome, l'Espagne. Les deux couvents de Toulouse et de Prouille devaient recevoir aussi des enfants de Dominique. Lui-même laissait crottre sa barbe avec l'intention d'aller prêcher les infidèles, aussitôt que son Ordre serait répandu en Europe^ Tout cela, devait être accompli par seize Frères seulement, tant était grande la confiance que Dominique avait en Dieu. Au jour fixé, la petite compagnie se rencontra dans l'église de la maison-mère de Prouille, pour solenniser la fête de l'Assomption d'une manière toute extraordinaire. Ce dut être un spectacle bien touchant pour tous, et qui remplit l'âme de - Dominique d'une émotion profonde. Un grand nombre de personnes des pays environnants, ayant appris le but de la


réunion, vinrent pour être témoins de la cérémonie; on y remarquait le comte de Montfort et plusieurs prélats avides d'apprendre ce que le Saint allait faire de son petit troupeau.

Ce fut lui qui offrit le saint sacrifice, et qui encore revêtu des ornements sacrés, parla à l'assemblée dans un discours dont quelques lambeaux sont parvenus jusqu'à nous. La sév vérité de sa parole nous fait augurer peu favorablement du peuple du Languedoc ; c'est ainsi qu'il leur parla : et Depuis plusieurs années, je vous ai fait entendre les vérités de l'Evangile dans mes prédications et mes exhortations, par mes prières et mes larmes, mais selon le proverbe de mon pays, où les bénédictions ne font point profit, il faut se servir du bâton. Voici que les princes et seigneurs vont soulever leurs royaumes contre vous, et malheur à vous 1 Ils feront périr beaucoup d'entre vous par l'épée, ils désoleront les terres, jetteront à bas les murs de vos villes. Vous serez réduits en servitude, et alors vous verrez qu'où les bénédictions ne font rien, le bâton peut faire quelque chose. » Ces terribles prophéties se réalisèrent, quand l'armée du roi de France fut envoyée, contre le peuple de Toulouse. Elles semblent indiquer que les maux, dont ce malheureux pays était depuis tant d'années la proie, avaient produit un si terrible effet, que douze années du travail d'un ardent apôtre n'avaient pu en arrêter les ravages. Cet adieu solennel se changea donc en un avertissement prophétique.

Dominique se tourna alors vers ses Frères et leur rappela l'origine de leur Ordre, la fin pour laquelle ils avaient été institués et les devoirs auxquels ils étaient déjà liés. Ils les exhorta par-dessus tout à la confiance en Dieu et à un courage invincible pour se préparer à travailler dans des champs toujours plus vastes, et à être prêts à servi.¡¡,.rEglisd de quelque manière qu'elle les appelât à la conversion des pécheurs, des hérétiques et des infidèles. Ces paroles émurent vivement ceux qui les entendirent. Si quelque sentiment de mécontentement était encore demeuré dans les


cœurs de quelques Frères, ils en furent bientôt chassés par cet appel à leur héroïsme, et comme des soldats harangués par un chef aimé sur le champ de bataille, ils parurent enflammés de la même ardeur chevaleresque, et impatients de partir pour l'entreprise qui les attendait.

Quand Dominique eut terminé son discours, les seize Frères s'agenouillèrent dévant lui et firent entre ses mains leur profession solennelle, se consacrant à Dieu par les trois - vœux de la vie religieuse ; car jusqu'alors ils n'avaient eu d'autres liens que leur seule volonté. Les Sœurs de Prouille firent le même jour leur profession, en ajoutant aux trois vœux celui de clôture. La cérémonie étant terminée, Dominique annonça à chacun de ses enfants leur destination. Les deux pères qui avaient eu jusqu'alors la direction du couvent de Prouille la conservèrent encore, tandis que Pierre Cellani et Thomas de Toulouse furent assignés à Saint-Romain. Un bon nombre des autres furent désignés pour établir l'Ordre à Paris : c'étaient Matthieu de France, Bertrand, Oderic, Mannès, frère du saint Patriarche, avec Michel de Fabia, Jean de Navarre et Laurent d'Angleterre qui venait de prendre l'habit. Dominique garda pour compagnon Etienne de Metz, et les quatre Espagnols furent destinés à l'Espagne.

Avant qu'ils se séparassent, Dominique voulut pourvoir au gouvernement de l'Ordre dans le cas où il partirait, pour aller prêcher les infidèles; car il caressait toujours ce désir, 'dans l'espoir qu'il trouverait parmi eux la couronne du martyre. C'était son ancien rêve, qu'il avait formé depuis si longtemps avec Diégo de Azévédo, et qu'il n'avait jamais abandonné. Il voulut donc qu'on procédât à l'élection canonique de l'un d'entre eux, pour gouverner l'Ordre en son absence ou après sa mort. Leur choix tomba sur Matthieu de Franco, qui reçut le titre d'Abbé ; il fut le seul qui le portât; car après sa mort, les Frères se contentèrent du titre de Maître, pour celui qui gouvernait l'Ordre entier, tandis que les autres Supérieurs furent appelés Prieurs et sous-


Prieurs ; ces noms exprimaient mieux l'humilité qui est un des principaux caractères de l'Ordre. Cette élection étant faite, Dominique confia la Bulle de confirmation au nouvel abbé, pour la publier solennellement dans la capitale de la France, il exhorta ses Frères à garder leurs vœux, et à travailler de toute leur ardeur à la fondation de nouveaux couvents, à 13 prédication et aux études, et il les congédia après les avoir bénis. Un seul d'entr'eux montra de la répugnance à obéir; ce fut Jean de Navarre. Il partageait l'opinion des ecclésiastiques, qui condamnaient l'imprudence du saint patriarche, et demanda quelque argent pour son voyage. Sa requête paraissait raisonnable, mais Dominique découvrit les secrets sentiments de défiance et de mécontentement qui l'avaient inspirée ; il l'en reprit sévèrement, en lui rappelant l'exemple des disciples que leur Maître avait envoyés « sans bourse ni ceinture, » puis abandonnant aussitôt la sévérité pour la tendresse paternelle qui lui était ordinaire, il se jeta aux pieds du Frère, et le conjura avec larmes de mettre de côté des craintes si peu généreuses, et de s'armer d'une confiance absolue dans la protection de Dieu. Mais Jean persistant dans ses sentiments, et convaincu qu'on ne pouvait entreprendre sans argent un voyage de deux cents lieues, le Saint ordonna qu'on lui donnât douze deniers, et il le renvoya.

Quelques Cisterciens qui étaient présents témoignèrent, dit-on, leur surprise en des termes peu mesurés, qu'on osât envoyer des hommes sans lettres et sans science, pour enseigner et prêcher ; leurs expressions étaient plus que libres, elles étaient méprisantes ; Dominique supporta ces officieuses remarques avec l'égalité d'âme qu'il montrait toujours en pareille circonstance. « Que dites-vous, mes frères, répliqua-t-ii avec douceur, n'étes-vous pas un- peu comme les Pharisiens ? Je sais, je suis même certain que mes enfants voyageront sains et saufs, mais qu'il n'en sera pas de même de vous. »


Après la dispersion de son petit troupeau, Dominique prolongea son séjour à Toulouse pendant quelque temps, et avant de partir, il donna une nouvelle preuve de son désintéressement. Les deux Frères de Saint-Romain étaient engagés dans quelques difficultés avec les procureurs de la cour Episcopale, au sujet de la part des dîmes accordées 'par Foulques de Toulouse. Dominique trancha le différend, en faisant passer un contrat selon les vues des procureurs. Cet acte est daté du 11 septembre 1217. Le Saint, partit pour l'Italie peu de temps après ; il avait donné avant son départ, l'habit de l'Ordre à quelques nouveaux sujets, parmi lesquels était Ponce Samatan, qui fut fondateur du couvent de Bayonne; Raymond, qui appartenait à une famille noble des environs de Toulouse , et successeur de Foulques sur le siége de cette ville, enfin Arnaud de Toulouse, premier Prieur du couvent de Lyon.

Nous n'aurons plus maintenant que de rares occasions de parler du Languedoc, parce que le cours de la vie de Dominique va nous transporter en d'autres pays. L'étpile brillante, qui s'était levée en Espagne et dont le Midi avait si longtemps éclairé la France, allait vers le soir répandre sa lumière sur les plainès de l'Italie.

Montfort mourut l'année qui suivit l'assemblée de Prouille, et sous les murs de Toulouse, selon la prédiction de Dominique. Sa mort fut comme sa vie, celle d'un brave et chrétien chevalier. Les armes victorieuses des deux Raymond l'avaient privé de la plus grande partie des provinces qui lui appartenaient; voulant tenter un dernier effort pour les recouvrer, il mit le siége devant Toulouse, mais les forces dont il disposait ne répondaient pas à la diiïicuité de son entreprise. Le 25 juin, au lever du soleil, la nouvelle lui arriva d'une embuscade de l'ennemi. Il reçut le message avec calme, et s'armant de son courage habituel, il voulut i entendre la messe, avant d'aller sur le champ de bataille.

Une autre dépêche lui parvint au milieu du saint sacrifice :


l'ennemi cherchait à s'emparer des machines de guerre, ne viendra-t-il pas les défendre? « Laissez-moi, S'écria-t-il, je ne partirai pas que je n'aie vu le Sacrement de ma rédemption. » Cependant un nouveau messager saçrécipita encore dans l'église. Les troupes ne pouvaient plus tenir, il viendrà sûrement à leur aide ? Montfort se tournant du côté du -messager, lui dit avec un air sévère et mélancolique : a Je n'irai pas que je-n'aie vu mon Sauveur. » Sentant que sa dernière heure était proche, il faisait à Dieu le sacrifice de sa vie. Quand le prêtre eut élevé l'hostie, il dit : Nunc dimittis, et puis il partit pour le combat. Sa présence électrisa les siens et remplit de crainte les ennemis. Les habitants de Toulouse s'enfuirent vers la ville, poursuivis par les Croisés victorieux, mais une pierre lancée des murailles vint frapper leur noble chef qui expira en mettant la main- sur son cœur et recommandant son âme à Dieu et à Marie.

L'amitié de Montfort pour POrdce des Frères Prêcheurs lui survécut. Une de ses filles, nommée Amice, ou comme les Italiens la nomment plus doucement, Amicizia, femme du sire de Joigny, avait un amour si vif pour les enfants de Saint-Dominique, qu'elle fit tout ce qu'elle put pour porter son fils unique à revôtir leur habit. Il suivit cependant saint Louis à l'armée, mais pendant qu'il était prisonnier dans l'ile de Chypre, il fut atteint d'une maladie mortelle, et sur son lit de mort, se rappelant les prières de sa mère, il envoya chercher les Frères et reçut l'habit de leurs maint.

Quand Amice reçut cette nouvelle, elle en bénit le Seigneur, et à la mort de son époux, elle voulut elle-même entrer dans l'Ordre. La digne fille de Montfort répétait continuellement : « Si je ne* puis être Frère Prêcheur, je serai au moins une de leurs Sœurs. » Elle réussit, après beaucoup d'oppositions, à fonder le couvent de Montaigu où elle prit l'habit et mourut en odeur de sainteté vers l'année 1235.

Toulouse, berceau de l'Ordre des Frères Prêcheurs, continua à être intimement liée à son histoire pendant bien des


années, quoique après la mort du sire de Monttort, nous entendions moins souvent parler des triomphes de ses apôtres, que des souffrances de ses martyrs. Parmi ceux-ci, on cite le bienheureux Français de Toulouse, un des premiers qui reçurent l'habit et que Tsegius appelle un des plus intrépides prêcheurs du temps. Il tomba entre les mains des hérétiques, qui le tourmentèrent avec une cruauté toute païenne , mais au milieu de ses tortures , il ne cessait d'annoncer et de proclamer la foi catholique. Alors les bourreaux firent une couronne d'épines et la lui mirent sur la tête. François la reçut avec joie, se déclarant indigne de participer aux souffrances de son Sauveur, et toujours, tandis qne le sang coulait sur son visage, cr il confessait et ne niait point, » mais il prêchait hardiment la parole de Dieu et la foi de son Eglise. Il fut enfin percé de flèches, et ainsi, la face tournée vers ses ennemis, comme autrefois Sébastien, cette âme glorieusement couronnée d'épines s'en alla vers le Christ; c'était en 1260.

Quelques années auparavant, Toulouse avait reçu la confession de foi de plusieurs autres religieux de l'Ordre, parmi lesquels étaient Guillaume de Montpellier et ses compagnons, qui appartenaient au couvent de Toulouse. Le comte Raymond, héritier des possessions et de l'hérésie de celui des Raymond qui vivait au temps où Dominique Mait en Languedoc, irrité de leur hardiesse et des succès de leur zèle £ armi ses. sujets, essaya d'abord d&4es réduire par la famine. Il défendit sous peine de mort qu'on leur apportât de la nourriture et du vin, et que l'on eût aucune communication avec eux, et il établit dea gardes autour du couvent, afin que ses ordres fussent respectés.- Mais les Anges forcèrent la consigne et passèrent à travers les gardes avec des provisions. Alors Raymond chassa les religieux de la ville, leur enleva tout ce qu'ils possédaient et ordonna que leurs maisons fussent brûlées. Cet ordre ne troubla pas davantage les serviteurs de Dieu. Ils s'en allèrent en chan-


tant joyeusement le Credo et le Salve Regina. Bientôt cependant ils retournèrent dans leur province, et y portèrent partout au peuple, comme avant, les lumières de la vérité.

Leur zèle 6t prendre à Raymond, en 1242, des mesures plus violentes. Tandis qu'il était à son Château d'Avignonnet, assis à la fenêtre de ses appartements privés, Guillaume "et dix autres frères, tant de son Ordre que de celui des Frères Mineurs, furent amenés devant ce prince et cruellement torturés. Le comte contemplait avec plaisir cet horrible spectacle, et pendant que ses yeux étaient ainsi satisfaits, ses oreilles étaient charmées par un céleste concert. C'étaient les martyrs, qui sous les coups dont les accablaient leurs bourreaux, unissaient harmonieusement leurs derniers soupirs, pour faire monter vers le ciel un doux cantique. Ils chantaient haut et fort le cantique Te Deum, et enseignaientainsi à leurs meurtriers avec des voix expirantes, que le triomphe à cette heure appartenait aux victimes. Cet événement se passa en 1242, la veille de l'Ascension.

CHAPITRE XII.

Quatrième voyage de Dominique à Rome. Sa manière de Toyager.

Le mois d'octobre de l'année 1217 vit Dominique pour la quatrième fois traversant les Alpes à pied, et se dirigeant du côté de Rome. Il était accompagné d'Etienne de Metz.

Une grande obscurité règne sur ce voyage. Selon un récit envoyé à Rome-par les Pères du couvent de Saint-Jean et Saint-Paul à Venise, c'est dans cette ville qu'il s'arrêta d'abord avec l'intention de s'embarquer pour aller annoncer l'Evangile aux Sarrasins de la Terre-Sainte. Il prêcha publiquement à Venise dans diverses occasions avec un tel succès, que plusieurs des habitants demandèrent l'habit et que ë


les autorités de la République lui donnèrent, ainsi qu'à ses nouveaux Frères, le petit oratoire de Saint-Daniel.

Le document faisant mention de cette donation était ainsi conçu : « Dans l'année du Seigneur 1217, le Saint vint à Venise avec quelques Frères, et reçut de la République l'Oratoire appelé de Saint-Daniel, lequel fut appelé de Saint-Dominique après sa canonisation, et depuis l'année 1567 jusqu'à nos jours , la Chapelle du Rosaire. Près de cet oratoire d'abord très-restreint, saint Dominique érigea un petit couvent pour ses frères, et au lieu où est aujourd'hui le Noviciat, on peut voir dans les fenêtres et sur les murailles quelques restes de cet ancien bâtiment. » Voilà ce que rapporte une tradition contre laquelle on peut à-juste titre élever bien des doutes. Ce qui parait cependant probable, c'est que Dominique vint alors à Venise avec l'intention de s'embarquer pour la Terre-Sainte, désir qu'il avait exprimé, étant encore à Toulouse. On ignore les circonstances qui le firent renoncer à ce projet, et il n'existe aucun récit certain sur la manière dont il passa les quelques mois qui s'écoulèrent entre son départ de Toulouse et son arrivée à Rome, à la fin de l'année 1217. On sait cependant qu'il s'arrêta à Milan et y reçut une bienveillante hospitalité des Chanoines réguliers de Saint-Nazaire, qui l'accueillirent comme un frère; car il portait toujours ainsi que ses compagnons l'habit de Saint-Augustin ; ils ne l'échangèrent qu'après la vision du Bienheureux Réginald, de laquelle nous parlerons plus tard. - rAvant d'entrer dans la période la plus importante de la vie de Dominique, faisons pour ainsi dire plus ample connaissance avec lui ; dépeignons sur des rapports dignes de foi sa manière de voyager; puis nous laisserons nos lecteurs se représenter le saint traversant les Alpes à pied, parcourant les plaines de la Lombardie, les vallées de la Suisse et du Tyrol, et prêchant partout où il passe. v


Il voyageait toujours à pied avec son bagage sur les épaules et un bâton à la main. Quand il était sorti des villes et des villages qu'il avait traversés, il ôtait sa chaussure, poursuivant nu-pieds son voyage, quelque mauvaises que fussent les routes. Si une pierre aiguë on une épine entrait dans ses pieds, il se tournait vers ses compagnons avec cet air joyeux qui lui était propre et disait : « C'est une pénitence, » et ces sortes de souffrances lui plaisaient singulièrement. Arrivant une fois dans un lieu rempli de cailloux pointus, il dit à frère Bonvisi : « Ah! malheureux que je suis, j'ai été obligé une fois de mettre ici mes souliers. » Eh l pourquoi? dit le frère. a Parce qu'il avait beaucoup plu, » répliqua Dominique. Il ne voulait jamais permettre qu'un autre que lui portât son petit sac de voyage, quoique ses frères l'en suppliassent. Quand de la pente des collines, il apercevait la ville dans laquelle ils allaient entrer, il s'arrêtait et fixant les yeux sur elle, il pleurait sur les misères des hommes qui l'habitaient et sur les péchés qu'ils y commettaient. Puis poursuivant son voyage, quand il était sur le point d'entrer dans la ville, il reprenait sa chaussure et s'agenouittant, il demandait à Dieu que ses péchés n'attirassent pas sur les habitants de ce lieu les châtiments du Ciel. Il y avait dans son caractère un heureux mélange de cette franche et joyeuse bonhomie, qui est toujours unie dans un esprit élevé et chevaleresque à une mélancolie pleine de tendresse. Cette disposition d'esprit, qui n'a rien de morose, inspirée par un respect profond pour la sainteté de Dieu et par une vive horreur des outrages qui lui sont faits, remplissait l'âme de Dominique d'une exquise sensibilité.

Le Saint regardait rarement autour de lui, et surtout dans les villes et les autres lieux où il n'était pas seul. Ses yeux étaient presque constamment baissés , et il ne paraissait jamais voir les choses curieuses ou remarquables qui se trouvaient sur sa route. S'il avait à traverser une rivière, il faisait le signe de la croix, y entrait sans hésiter et arri-


vait le premier à l'autre bord. Si la pluie venait à tomber ou si quelque autre accident troublait le voyage, il exhortait ses compagnons à avoir confiance et entonnait son hymne favorite, l'Ave Maris Stella ou le Veni Creator. Plus d'une fois, la pluie cessa au son de sa voix, et les rivières débordées n'offraient plus d'obstacles à ses voyages. Il gardait fidèlement les jeûnes, les abstinences de règle, et le silence prescrit par les constitutions jusqu'à Prime ; il voulait que ce silence fût aussi observé par les autres. Cependant il était très-indulgent pour dispenser les Frères des austérités de l'Ordre, mais il ne s'en dispensait jamais luimôme. Dans ses courses de ville en ville, il trompait la longueur de la route, en s'entretenant avec ses compagnons des choses de Dieu, en les instruisant sur différents points de la doctrine spirituelle, ou en leur faisant des lectures, et il recommandait ce mode d'enseignement à ses frères, lorsqu'ils voyageaient avec des religieux plus jeunes qu'eux.Quelquefois il disait : « Allez en avant, et que chacun de vous pense à son Seigneur. » Il faisait ainsi quand il voulait entrer dans une plus profonde méditation ; il se retirait en arrière pour n'être pas vu, et commençait à prier a haute voix avec des larmes et des soupirs ; il oubliait alors qu'il était en voyage et qu'il pouvait être aperçu par ses frères; ceux-ci souvent obligés de revenir sur leurs pas pour le chercher, le trouvaient à genoux dans un taillis ou quelque lieu solitaire, ne craignant ni les loups, ni les autres périls. La peur d'un danger personnel fut toujours inconnue à Dominique. Son courage, quoi qu'il eût à souffrir, était héroïque. Maintes fois exposé aux assauts de ses ennemis, il connaissait leurs projets d'attenter à sa vie, mais jamais il ne changeait rien à si roule ni au plan de son voyage, et il gardait toujours une silencieuse indifférence.

Le caractère de la piété du saint Patriarche rappelle admirablement la ferveur du psalmiste qui disait à Dieu: c Je chanterai vers le Seigneur de toute ma force. Tant que


j'aurai un souffle de vie, je louerai le Seigneur. » Il n'avait pas de fausse compassion pour l'indolence et la recherche de soi-même dans le chant des cantiques sacrés, et comme il unissait toujours le sacrifice de son corps à celui de ses lèvres, il conviait tous ses compagnons à faire de même.

Il sentait que c'était une bonne et joyeuse chose de louer Dieu.

La merveilleuse constitution du Saint favorisait la ferveur de son âme. Au physique comme au moral on remarquait en lui ce caractère de noblesse, qui brille dans l'extérieur du guerrier. Il Qe comprenait pas que la fatigue, une indisposition ou des difficultés quelconques pussent excuser de faire moins pour Dieu. C'est pourquoi, quand il s'arrêtait en quelque lieu pour y passer la nuit, il choisissait de préférence une maison religieuse, disant à ses frères : « Cette nuit nous pourrons chanter matines » et il se chargeait de les éveiller.

Ces haltes dans les couvents de son Ordre, ou d'autres Ordres, étaient toujours profitables à ceux qui les habitaient.

Tous étaient avides de lui demander des conseils, et Dominique s'y prêtait volontiers; car il n'usait jamais du privilége des voyageurs fatigués, pour se donner quelques instants de repos. Si c'était un de ses couvents, aussitôt après son arrivée, il rassemblait les frères, et leur faisait un discours sur les choses spirituelles pendant « un bon espace de temps ; » ensuite, si quelques-uns d'entre eux étaient tourmentés par des tentations, par la tristesse ou d'autres souffrances, il ne se lassait pas de les consoler, jusqu'à ce qu'il eût rendu la paix et la joie à leurs âmes. Ces visites étaient si agréables aux religieux que très-souvent, lorsqu'il les quittait au matin, ils l'accompagnaient à quelque distance, quand il partait, afin de jouir plus longtemps du charme de ses discours, tant était irrésistible l'attrait de sa conversation.

S'il ne se trouvait aucun couvent dans la ville, il laissait


le choix du logement ti ses compagnons, et se montrait d'autant plus content qu'il était moins bien traité. Avant d'entrer dans la maison, il s'arrêtait quelques instants dans l'église la plus proche. Quand il était invité à la table de quelque grand, il étanchait d'abord sa soif à la première fontaine qu'il rencontrait, de crainte que le besoin ne lui nt dépasser les bornes de la modestie religieuse; prudence qui, dans un homme d'une aussi grande austérité, donne une singulière idée de son humilité. On le vit se contenter pendant ses maladies, de racines et de fruits, plutôt que d'accepter des mets délicats. N'étant encore que chanoine d'Osma, il ne mangeait jamais de viande; il prenait celle qui lui était servie, mais n'y touchait pas. Quelquefois il mendiait son pain de porte en porte,, remerciant ses bienfaiteurs de leur charité a genoux, et la tête découverte.

Il dormait tout vêtu sur le plancher de sa chambre, et souvent ceux qui étaient à côté de lui, s'apercevaient qu'il passait la nuit à prier, à répandre des larmes et à jeter de 1 grands cris vers Dieu pour le salut des âmes. Dominique s'arrêtait pour prêcher dans toutes les villes et les villages qui se trouvaient sur son passage, et que devait être cette prédication I a Quels livres avez-vous étudiés, mon Père?» lui disait un jeune homme, a vos sermons sont si pleins de la connaissance de la Sainte-Ecriture. » « J'ai étudié, mon fils, dans le livre de la sainte charité, » répliqua-t-il, a plus que dans aucun autre ; c'est le livre qui nous enseigne toutes choses. » « Il cherchait avec le plus grand zèle et de toutes ses forces, dit le Bienheureux Jourdain, à gagner des âmes au Christ, sans acception de personne et en aussi grand nombre que possible. Ce zèle était merveilleusement enraciné dans son cœur et avec une force incroyable. » Le moyen favori qu'il employait pour faire accepter les vérités divines, c'était la douceur et la persuasion, et cependant, comme on le voit par son discours" d'adieu au peuple du Languedoc, il savait selon sa propre expression, « se servir du bâton. »


« Enfin) pour citer encore une fois le Bienheureux JOlrdain « partout où il était, sur la route avec ses compagnons on avec ses convives et la famille des hôtes qui le recevaient, ou bien ap milieu de grands personnages, de princes ou île prélats, sa parole édifiait toujours, et les traits historiques qu'il avait coutume de citer, animaient les âmes de ses auditeurs à l'amour de Jésu^Christ et au mépris du monde.

Partout enfin, soit par ses paroles, soit parles œuvres, il se montrait l'homme selon l'Evangile. »

Le même témoignage fut aussi rendu de lui par les Frères qui déposèrent dans le procès de sa canonisation : « En tous lieux, dirent-ifs, au couvent ou en voyage, il parlait toujours de Dieu ou avec Dieu, et il voulut que cette pratique fût introduite dans les constitutions de son Ordre. »

Mais il faut mettre fin à l'intéressant récit des habitudes intimes de notre Saint et reprendre la suite de son histoire, qui va nous le montrer entrant pour la quatrième fois dans la ville Eternelle.

CHAPITRE Xin.

Le couvent de Saint-Sixte. Rapide accroissememt de l'Ordre. Miracles et popularité de saint Dominique. Visite des Anges.

Dominique fut reçu à Rome avec de nouvelles preuves d'affection et de faveur par le pape Honorius, qui le' seconda avec toute la bienveillance possible dans le projet qui l'avait ramené à Rome : Dominique voulait un couvent de son Ordre dans la ville des Papes. Il eut lui-même le choix de l'église, et le Pontife ratifia ce choix. Cette église avait déjà une vieille histoire et des traditions. L'intétêt qu'elle offtait ne fut certainement pas diminué pur sa donation à l'Ordre naissant des Frères Prêcheurs. On voit à Rome tfDe


loigue route, qui suit le cours de la voie Appienne si célèbre autrefois et déserte aujourd'hui, mais dont on reconnaît la trace aux églises abandonnées et aux tombes ruinées. Dans les jours de l'ancienne Rome, c'était le quartier Eatricien ; en descendant cette voie, on rencontrait le palais des Césars, et maintenant on y voit encore les gigantesques ruines des Bains de Caracalla, tandis que de vastes prairies couvrent l'endroit où s'élevait le grand Cirque.

Qiendon sait que ce quartier fut dans les temps de la splendeur de Rome, le plus fréquenté et le plus magnifique, on s'explique l'abondance des souvenirs chrétiens, qui s'y trouvent mêlés aux restes des souvenirs du paganisme, confondant les ruines et l'intérêt qu'ils portent-inséparablement avec eux. Là étaient autrefois les palais splendides des nobles et des personnages du sang royal, et quand les habitants de ces magnifiques demeures confessèrent la Foi et moururent martyrs de Jésus-Christ, la vénération des chrétiens fit de leurs maisons des églises destinées à être les perpétuels monuments de noms glorieux, qui ne devaient pas être oubliés. Mais avec le temps, la population de Rome se groupa de plus en plus du côté nord du mont Cœlius, et la voie Appienne fut dès lors abandonnée à une solitude qui - s'harmonise bien avec sa primitive destination, puisque c'était la voie des tombeaux. Là, mêlées aux tours ruinées et aux mélancoliques monuments que le paganisme élevait à ses morts, s'élèvent des églises désertes et toujours fermées, à l'exception de deux ou trois jours chaque année, pendant lesquels la foule accourt- en pèlerinage, pour, visiter lesrtUques des saints, dont aucun bruit pendant le reste de temps ne vient troubler le repos. Parmi ces églises, il en est une dédiée. à saint Sixte, Pape et Martyr; cinq autres Papes, aussi Martyrs, y sont ensevelis avec lui. Elle appartient aujourd'hui aux Dominicains Irlandais de Saint-

Clément.

Ce lieu fut chois^omroqtfe^ur sa première fonda-

iq. DOUIlq.

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tion à Rome, et Honorius n'hésita pas à le lui donner avec tous les bâtiments attenants. Innocent III voulait réunir dans cette demeure un certain nombre de Religieuses qui vivaient alors à Rome sans discipline régulière. Ce dessein n'avait pas encore été exécuté, et Dominique l'ignorait même, quand il demanda et obtint l'église de Saint-Sixte. Soivpremier soin fut de donner à la maison l'apparence d'un couvent, et de l'agrandir assez pour y réunir un nombre considérable de Frères. Dans ce but, il fut obligé de solliciter les aumônes des fidèles qui donnèrent abondamment; le Pape lui-même contribua de ses libéralités à une œuvre, pour laquelle il sentait un vif intérêt. Cependant Dominique nTinterrompait point ses travaux habituels de l'apostolat; tandis que les murailles de son couvent sortaient de terre chaque jour et prenaient une forme, il élevait un édifice spirituel dans les cœurs qu'il ravissait au monde et gagnait à Dieu.

Plusieurs influences aidaient sans doute ce qu'on appellerait de nos jours « le succès de Dominique et de François. »

Comme nous l'avons déjà dit, leur siècle avait besoin d'eux.

Le monde était agité par des idées nouvelles, qui remplissaient les hommes d'émotions dont ils ne se rendaient pas compte et ne savaient pas profiter. Nous ne devons donc pas nous étonner de l'enthousiasme avec lequel ils se donnaient aux deux chefs que Dieu leur avait envoyés ; car après tout, les grands hommes ne sont pas lès inventeurs de leurs idées et de leurs sentiments, qu'ils soient des saints, des héros ou des poètes. Ils sont grands, parce .qu'un principe caché au fond de ceux qui les entourent, s'est incarné et vit ouvertement en eux. Ce que tous peuvent sentir, eux seuls l'expriment et lui donnent la vie, et quand la parole qui révèle ce principe au monde est dite, chaque homme y reconnait sa propre pensée. Alors un plus long enseignement devient inutile ; car les hommes ont. grandi sans s'en douter dans ce principe et, dès que ce principe est formulé à leurs yeux, llardeur avec laquelle ils suivent ceux qui les


guident, est peut-être le sentiment le plus fort, dont la nature humaine soit susceptible. -C'est un composé non-seulement d'admiration, de foi et d'enthousiasme, mais surtout de cette gratitude qu'une âme ressent pour l'âme plus grande et plus forte, qui lui a révélé ses propres pensées et leur a donné la puissance et l'espace pour agir. Des eaux rapides longtemps comprimées flottent et écument sans cesse contre le canal qui les retient ; mais quand le passage devient libre, avec quelle impétuosité ne se précipitent-ellies pas! D'abord agitées et confuses, elles s'écoulent ensuite majestueuses, jusqu'à ce que le torrent devienne une rivière et la rivière un bras de mer, dont les vagues rompent toute barrière : tel est le mouvement populaire. L'Europe en a eu souvent le spectacle pour le bien comme pour le mal, mais elle n'en a jamais eu un plus universel et plus frappant, que dans la fondation des.

Ordres mendiants. François était descendu le premier dans l'arène, et le premier chapitre de son Ordre le trouva entouré de cinq mille compagnons ; mais la moisson était mûre et les Frères Mineurs ne devaient pas la récolter seuls. Dans l'espace de trois mois, Dominique réunit autour de lui à Rome plus de cent religieux, avec lesquels il commença sa nouvelle fondation. Il fallut agrandir le couvent de Saint-Sixte.

Dominique y établit l'exacte observance de la règle, comme elle était déjà pratiquée à l'aint-Romain de Toulouse.

Cette période de la vie du saint Patriarche, est remarquable à tous égards. Elle nous le montre sous un nouvel aspect. Jusqu'ici nous n'avons pu apprécier qu'imparfaitement sa vie occupée a un travail solitaire, et dont il était difficile de saisir le" but. Nous allons le voir maintenant manifesté au monde, à la tête d'une nombreuse communauté, dont il envoie les membres, pour être à leur tour les apôtres de leur époque. Son caractère nous apparaît dans tout son jour, et Dieu voulant révéler sa sainteté, confirme ses enseignements et ses prédications par des signes surnaturels. Le premier des miracles du Saint eut lieu pendant qiTon


élevait le couvent de Saint-Sixte. Un maçon qui creusait à côté de la construction, fut enseveli par un éboulement. Les Frères arrivèrent trop tard pour le sauver, mais Dominique leur commanda de le tirer des décombres, et commença à prier ; ils se mirent à l'ouvrage, et quand la terre eut été écartée, cet homme se leva sain et sauf. Quoique ce miracle eût beaucoup augmenté la foi et la ferveur de ses disciples, on en parla peu hors des murs du couvent, mais il fut suivi d'un autre qui fut bientôt connu de toute la ville.

Dominique prêchait ordinairement dans l'église de SaintMarc. Il y était suivi avec enthousiasme par une foule, dans laquelle se confondaient tous les rangs ; parmi ses plus constants auditeurs, était une veuve nommée Guatonia, ou Tuta de Buvaleschi. Un jour, plutôt que de manquer un des sermons du Saint, elle laissa à la maison son fils dangereusement malade. Lorsqu'elle rentra, elle le trouva mort. Quand ses premières angoisses furent passées, elle sentit s'élever dans son cœur une espérance extraordinaire, que par la miséricorde de Dieu et les prières de son serviteur Dominique, son fils pourrait revenir à la vie. Ferme dans sa confiance, elle se rend immédiatement à pied à Saint-Sixte, tandis que ses servantes l'accompagnaient portant le corps inanimé et déjà glacé de son enfant. Saint-Sixte n'était pas terminé et, pour ce motif la clôture n'y était pas encore établie. Guatonia pénétra facilement dans le cloitre, et rencontra Dominique à la porte du chapitre. C'était un petit bâtiment séparé de l'église et du couvent. Là tombant à ses pieds, elle déposa silencieusement devant lui le cadavre de l'enfant, et ses pleurs disaient le reste. Dominique touché de compassion s'éloigna pendant quelques instants et se mit à prier ; puis - retournant vers la pauvre Jemme, il fit le signe de la croix sur le corps de son fils, et le prenant par la main, il la rendit vivant et plein de sanïë à sa mère. Quelques-uns des Frères qui étaient présents témoignèrent de ce fait miraculeux dans le procès de canonisation du Bienheureux. Doini-


nique ordonna à la mère de garder le secret, mais elle lui désobéit comme autrefois la femme de Judée à un plus puissant que lui : sa joie était trop grande, elle débordait de son cœur. Cette histoire merveilleuse fut bientôt sue de toute la ville de Rome et arriva aux oreilles du pape. Honorius ordonna qu'elle fût publiquement annoncée dans toutes les chaires de Rome. La profonde humilité du Saint en fut grandement alarmée. Il alla trouver le pape le lendemain pour le supplier de révoquer l'ordre qu'il avait donné : « autrement, saint Père, lui dit-il, je serai forcé de m'enfuir et de prendre la yner pour aller prêcher les Sarrasins ; car je ne puis rester plus longtemps ici. » Le Pape lui défendit de partir, et il fut obligé de se résigner à la plus pénible épreuve des Saints, les honneurs publics et la vénération de la foule. On la lui témoigna avec cette passion, qui est un des caractères héréditaires de la nature italienne.

Petits et grands, jeunes et vieux, nobles ou mendiants, « le suivaient (pour nous servir des expressions d'un auteur contemporain,) comme s'il eût été un Ange. On estimait heureux ceux qui pouvaient l'approcher et couper quelques morceaux de ses vêlements. » Cet enthousiasme alla même jusqu'au point que le saint Patriarche y trouva l'occasion d'avoir l'extérieur d'un mendiant ; car on coupait de telle sorte son habit qu'il ne lui vînt bientôt plus qu'aux genoux.

Ses Frères voulurent une fois repousser assez rudement ceux qui l'entouraient et se permettaient de telles libertés, mais le bon- cœur de Dominique fut tout troublé, lorsqu'il aperçut la tristesse du pauvre peuple tout désappointé.

« Laissez-les faire, dit-il, nous n'avons pas le droit d'empêcher leur dévotion. » Un souvenir de ce fait est encore conservé dans l'église de Saint-Marc, dont nous avons parlé. Le jour de la fête du Patron de l'église, on expose à la piété des fidèles le trésor des reliques qu'elle possède ; peu de sanctuaires en ont de semblables. La, parmi ces précieux restes des apôtres et des martyrs, enfermés dans des châsses ornées


de sculptures et de pierreries, on voit dans un reliquaire d'or un- morceau de serge que les prêtres offrent à la vénération des fidèles. En présentant ce saint objet, ils disent : « Ceci est un morceau de l'habit du glorieux Patriarche saint Dominique qui, au commencement de son séjour à Rome, avait coutume de prêcher dans cette Eglise. a On croit que c'est la dévotion des fidèles qui a soustrait au Saint dans cette église même ce fragment de son vêtement.

Dans le temps de son séjour à Saint-Sixte, Dominique 6t encore d'autres miracles. Jacques de Mello, Romain de naissance et procureur du couvent, étant tombé si gravement malade qu'il reçut l'Extrême-Onction, les Frères en furent trôs-affligcs ; car c'était un homme habile dans son emploi et très-aimé. Dominique tout troublé des pleurs de ses enfants, les pria de quitter la cellule du malade, et fermant la porte, comme autrefois Elisée pour ressusciter le fils de la Sunamite, il se courba sur le corps du mourant en priant Dieu avec ardeur. Puis prenant Jacques par la main, celui-ci se trouva parfaitement guéri. Quand Dominique le rendit à Safi Frères, ils ne savaient comment contenir ni exprimer leur joie.

Parmi les Murées ou recluses dont nous avons parlé , que le saint Patriarche continuait à visiter et à diriger, quelques-unes s'étaient fait murer dans leurs cellules mêmes.

Personne ne pouvait communiquer avec ces pieuses solitaires et leur nourriture quotidienne leur parvenait par une fenêtre. Une des recluses qui avait nom Baona , habitait près de la porte de Saint-Jean de Latran ; une autre, nommée Lucie, avait sa cellule derrière l'église de Saintje-Anastasie ; toutes deux souffraient d'horribles et incurables maux, causés par la sévérité du genre de vie qu'elles avaient embrassé.

Un jour, après que Dominique eut administré le sacrement de pénitence et donné la sainte Eucharistie à Buona par sa petite fenêtre, après qu'il l'eut exhortée à supporter avec patienceses terribles épreuves, il fit sur elle le signe de la


croix et partit. Au même instant elle se trouva complétement guérie. Lucie fut rendue à la santé de la même manière, comme l'atteste le Frère Bertrand, qui était présent dans cette occasion.

Mais le plus intéressant de ces événements miraculeux est celui dont le souvenir est rappelé tous les jours dans chaque maison de l'Ordre des Frères-Prêcheurs. On dit que ce miracle arriva deux fois pendant le séjour de Dominique à Saint-Sixte ; le mémoire de Sœur Cécile n'en fait cependant mention qu'une seule fois. « Quand les Frères habitaient encore près de l'église de Saint-Sixte, dit-elle, et qu'ils étaient à peu près au nombre de cent, le bienheureux Dominique commanda un jour à Frère Jean de Calabre et à Frère Albert de Rome d'aller mendier par la ville; ils obéirent, mais quêtèrent sans succès depuis le matin jusqu'à environ trois heures après-midi. Ils retournaient donc au couvent.

Déjà ils étaient près de l'église de Sainte-Anastasie, lorsqu'ils furent rencontrés par une femme qui avait une grande affection pour leur Ordre-; voyant qu'ils ne rapportaient rien, elle leur donna un pain : « Je ne veux pas, dit-elle, que vous rentriez les mains vides. Un peu plus loin, ils trouvèrent un homme qui leur demanda la charité avec mstance; ils s'excusèrent, en disant qu'ils n'avaient rien à donner ; le pauvre insistant, ils se dirent l'un à l'autre : q-Que pourrons-nous faire avec un seul pain? Donnons-le-lui pour (amour de Dieu. » Ils le donnèrent donc, et le mendiant disparut sur-le-champ. Quand ils furent de retour au couvent, le Saint auquel Dieu avait tout révélé, vint au-devant d'eux, leur disant avec un air joyeux : « Enfants, ne rapportez-vous rien? » - Ils répondirent : « Non, père; » et ils se mirent à raconter ce qui était arrivé, et comment ils avaient donné à un pauvre le seul pain qu'ils avaient reçu. Alors il leur dit : « Cétait un ange du Seigneur. LE Seigneur saura bien nous pourvoir; allons prier. » Il entra donc dans l'église, et s'étant un peu écarté, il ordonna aux Frères


d'appeler la communauté au réfectoire. Ils lui dirent : « Mais, Père saint, nous n'avons rien à donner à manger aux Frères, » et ils tardaient à dessein d'obéir à l'ordre qu'ils avaient reçu.

Mais le Bienheureux fit appeler frère Roger, le cellérier, et lui commanda de rassembler les frères pour le dîner, rassurant que le Seigneur pourvoirait^ leurs besoins. On prépara doue les tables, on plaça les coupes, et la communauté entra au réfectoire. Le bienheureux Père donna la bénédiction, et tout le monde s'étant assis, Frère Henri le Romain commença la lecture. Pendant ce temps, Dominique priait les mains jointes sur la table, et voici que deux beaux jeunes hommes, ministres de la divine Providence, apparurent au milieu du réfectoire, portant des pains blancs dans des corbeilles. Ils se mirent à les distribuer en commençant par les derniers des frères, l'un à droite et l'autre à gauche, plaçant devant chacun un pain entier d'une grande beauté. Quand ils arrivèremt devant le bienheureux Père, ils lui donnèrent un pain comme à tous les autres. Après cela ils disparurent, sans qu'on sût d'où ils étaient venus, ni où ils allaient. Le Bienheureux dit alors à ses frères : « Mangez, mes enfants, le pain que le Seigneur vous envoie. » Il commanda ensuite aux frères convers de servir le vin, mais ils répondirent : « Père saint, nous n'en avons pas. » Alors le Bienheureux, rempli de l'esprit de prophétie, leur dit : « Allez et donnez aux frères, celui que le Seigneur envoie. : Les frères obéirent et trouvèrent les muids pleins, jusqu'au bord d'un excellent vin, qu'ils se hâtèrent d'apporter, et Dominique dit : « Buvez, mes frères ; c est le Seigneur qui vous le donne, » et ils burent autant qu'ils voulurent ce jour-là, le lendemain, et le surlendemain encore.

Mais après le repas du troisième jour, Dominique voulut qu'on distribuât tous les restes aux pauvres, et qu'on ne - conservât pas une miette de ce repas miraculeux. Pendant ces trois jours, personne n'alla demander l'aumône ; car le Seigneur .! raiL pourvu ses enfants en abondance. Dominique lit à ses frères à la suite de cela un magnifique discours dans


lequel il les exhorta à ne jamais douter de l'assistance divine, même dans la plus grande pauvreté. Frère Tancrède, prieur du couvent, frère Odon de Rome, et frère Henri le Romain, frère Laurent d'Angleterre, frère Gàudion, Jean de Rome et plusieurs autres étaient présents à ce miracle. Ils le racontèrent à sœur Cécile et aux autres sœurs qui demeuraient encore au couvent de Sainte-Marie de l'autre côté du Tibre, et ils leur portèrent même du pain et du vin, qu'elles conservèrent comme des reliques.

Frère Albert, un de ceux qui avaient été envoyés pour mendier, fut un des deux frères, dont Dominique avait annoncé qu'ils mourraient à Rome. L'autre était frère Grégoire, homme d'une grande beauté et d'une grande sainteté.

Il mourut le premier, après avoir reçu les sacrements. A trois jours de là, frère Albert, après avoir également reçu les sacrements, quitta cette sombre prison de la terre pour le palais céleste. Dominique prédit aussi la mort de deux autres de ses enfants : étant rempli du Saint-Esprit, il tenait un jour le chapitre des Coulpes. On remarqua qu'il était fort triste : <1 Enfants, » dit-il « apprenez que dans trois jours deux d'entre vous perdront la vie de leurs corps, et deux, celles de leurs âmes. » Dans cet espace de temps, les deux frères que nous venons de nommer moururent et deux autres, dont on tait les noms, retournèrent au siècle.

La visite des Anges au réfectoire de Saint-Sixte, si magnifiquement racontée par sœur Cécile, est rappelée chaque jour dans les maisons de l'Ordre. Car depuis cette époque, on adopta la coutume de servir d'abord les dernières tables et de finir par celle du Prieur. Cet usage devint une règle, lorsqu'il fut plus tard introduit dans les constitutions.


CHAPITRE XIV.

Le Monastère de Sainte-Marie in Transtevere. Dominique est choisi pour réformer la Communauté. Son succès. Etablissement des sœurs à Saint-Sixte. - Napoléon est rendu à la vie. Soeu Cécile.

Nous avons déjà dit quelques mots du projet formé par Innocent III, de donner l'église de Saint-Sixte à un certain nombre de religieuses, vivant à Rome sans clôture, et quelques-unes môme, dans la maison de leurs parents. On avait dû renoncer à les réunir sous une discipline régulière à cause des difficultés qui s'opposaient à la réalisation de ce projet. L'autorité Pontificale personnifiée par un homme de génie tel qu'Innocent, avait été impuissante à vaincre ces obstacles. Honorius qui ne désirait pas moins que son prédécesseur la réussite de ce projet si sage, résolut de confier l'affaire à Dominique, et le Saint ne put refuser de s'en charger. Mais sachant bien les obstacles qui l'attendaient, il posa pour condition que trois personnes revêtues d'une hante autorité lui seraient adjointes. Il sentait qu'il était plus facile de fonder plusieurs couvents que d'établir une réforme, parce qu'il s'agissait de réunir sous un seul- chef et en un seul corps un grand nombre de personnes n'ayant pas d'intérêt commun, n'obéissant point à une autorité unique. Ces Religieuses avaient été pendant longtemps très-mal gouvernées; on pourrait presque dire qu'elles ne l'avaient pas été du tout. Elles voulaient être dispensées de toute règle, et comme elles appartenaient à des familles puissantes, leurs parents les engageaient à résister à tout empiètement taoté sur leur liberté, comme à un acte de tyrannie, et en vérité dans l'état où en étaient les choses, on ne pouvait pas dire qu'elles fussent absolument obligées à l'obéissance. Aussi cette affaire exigeait-elle plus d'adresse que d'autorité, et si


quelqu'un possédait le don de la persuasion, c'était bien Dominique, « auquel jamais personne ne pouvait résister. »

La persuasion n'était pas en lui un effet de l'art, mais c'était sa nature même. Elle résultait dans sa personne de l'admirable union de la patience, de la prudence et de la fermeté,tempérées par le charme d'une galté douce et tranquille qui donnait une puissance céleste aux rapports qu'il avait avec les autres. Jamais peut-être ce pouvoir ne se manifesta avec plus de force que dans cette circonstance. Les coadjuteurs donnés à Dominique furent les cardinaux Ugolin, évêque d'Oatie, le vénérable ami de saint François, Etienne de Fosse-Neuve et Nicolas, évêque deTusculum. Les premiers pas faits par les prudents commissaires, soulevèrent un violent orage. Les cardinaux eurent beaucoup de peine à calmer les religieuses et à les amener à écouter les propositions du Pape ; celles qui ne voulaient pas se soumettre étaient puissamment soutenues ; l'opinion publique était pour elles. Il y eut comme unê tempête soulevée par les mauvaises langues, qui ne cessaient de déclamer contre la tyrannie, l'agression, les innovations « et en vérité, dit Gastiglio, la coutume était si ancienne qu'elle pouvait à peine se tenir sur ses pieds. Outre cela, ajoute-t-il, nous savons que s'il s'agit l de relâchement et de liberté, il y aura toujours dix mille personnes toutes prêtes a faire de grandes choses, mais que pour la vertu on ne trouvera personne prêt à faire un pas. v

Les religieuses étaient donc soutenues par l'opinion, et elles se servaient de leurs avantages avec une adresse remarquable. Elles recevaient des visiteurs tout le long du -jour, les excitaient par leurs discours, et ne voulaient rien entendre du Pape et des cardinaux. Les plus indociles étaient celles qui habitaient dans le Transtevere le couvent de Sancta Mariq". où l'on conservait une célèbre image de Notre-Dame, peinte, disait-on. par saint Luc. Cette peinture était en grande vénération parmi le peuple. La tradition.


disait qu'elle avait été envoyée de Constantinople à Rome plusieurs siècles auparavant, et que c'était celle que saint Grégoire-le-Grand avait portée processionnellement au temps de la peste, le jour de Pâques, quand le Eegina Cœli fut entendu pour la première fois, chanté par les choeurs des anges. Sergius III l'avait placée dans la Basilique de SaintJean de Latran, mais au milieu de la nuit elle était retournée d'elle-même à la vieille Eglise, qui semblait être son lieu de prédilection. La possession de cette peinture ajoutait à la popularité des religieuses, et elles étaient déterminées à ne jamais se dessaisir de ce trésor, au déplacement duquel de grandes difficultés semblaient s'opposer.

Le plan de Dominique pour soumettre les religieuses, était simplement de se conformer à celui du Pape Innocent III, c'est-à-dire, de réunir dans une seule et même communauté toutes celles qui n'avaient pas de discipline régulière, avec celles qui vivaient en dehors de la clôture.

Il se proposait de leur abandonner le couvent de Saint-Sixte^ l'échangeant contre celui de Sainte-Sabine au Mont-Aventin, que le Pape venait de lui donner.

Sa première tentative n'eut aucun succès ; dès qu'il eut prononcé les mots de clôture et de vie commune, Les religieuses donnèrent l'assurance très-positive, que nulle d'entr'elles ne recevrait, et ne recevrait jamais son contrôle, ni celui des cardinaux, ni celui du Pape. Mais Dominique qui ne se laissait pas facilement intimider, mit en usage toute l'habileté et la douceur dont Dieu l'avait doué; dans sa seconde visite, il gagna l'Abbesse aux vues du Pape, et après elle, toute sa communauté, à une seule exception près. Elles posèrent cependant comme condition qu'elles emporteraient la sainte image à Saint-Sixte, et que si elle Jevenait d'elle-même au Transtevere, comme au temps du Pape Sergius, elles seraient libres de la suivre. Dominique accepta la condition, et les amena à faire vœu d'obéissance entre ses mains, sauf cependant la clause dont nous


venons de parler. Lorsqu'elles y eurent consenti, il leur ordonna pour première épreuve de ne laisser pénétrer dans leur couyent sous aucun prétexte, ni leurs amis, ni leurs parents, les assurant que Saint-Sixte serait bientôt prêt à les recevoir. L'affaire semblait arrangée, « mais, » comme le dit le grave et judicieux Polydore, « l'instabilité de la nature humaine et celle des femmes en particulier, si mobiles au moindre souffle, détruisit en quelques heures ce qui semblait si bien établi. » Les langues médisantes eurent plus à faire que jamais, et on ne trouvait pas de termes assez forts pour dénigrer le changement du couvent. Ce serait la destruction d'un ancien et honorable monastère ; les religieuses se Jetteraient aveuglément sous un intolérable joug; et à l'obéissance de qui allaient-elles se soumettre? A celle d'un nouveau venu, d'un moine, du fondateur d'un Ordre, duquel personne ®îavait entendu parler jusqu'à ce jour ; d'un intrigant, comme quelques-uns l'appelaient. Elles avaient été ensorcelées. Les religieuses elles-mêmes commençaient à le croire, et plusieurs se repentirent de leur promesse, Tandis que cette nouvelle difficulté surgissait, Dominique faisait part aux Cardinaux et aux Evêques de l'heureux résultat de sa mission, mais le Saint-Esprit lui révéla les troubles qui venaient d'éclater.

Avant de prendre aucune nouvelle mesure, il laissa se calmer un peu l'excitation des esprits, et ne retourna au couvent qu'un jour ou deux après. Quand il eut offert le saint sacrifice, il rassembla toutes les religieuses au Chapitre, et leur adressa une longue exhortation, qu'il conclut ainsi : « Je sais, mes filles, que vous vous êtes repenties de la promesee que vous m'aviez faite et que vous voulez k présent détourner vos pieds des voies de Dieu. Que celles qui veulent spontanément aller à Saint-Sixte renouvellent donc leur profession entre mes mains. » L'éloquence de son discours, rehaussée par le charme extraordinaire et merveilleux, que tous reconnaissaient en lui, sans qu'ils pussent


se rendre compte de sa puissance, remporta la victoire.

L'Abbesse renouvela sa profession à l'instant même, et son exemple fut suivi par la Communauté tout entière; la même restriction fut conservée cependant au sujet de l'image miraculeuse. Dominique se montra satisfait de leur sincérité.

Toutefois il crut prudent d'ajouter une nouvelle et trèssimple précaution à cellelqu'il avait déjà prise : il garda luimême les clefs des portes du monastère, et y mit comme portiers quelques frères lais de son couvent avec l'ordre de pourvoir les sœurs de toutes les choses nécessaires, mais d'empêcher toute communication avec leurs familles.

- Le Mercredi des Cendres qui, cette année, tombait le 28 février, les Cardinaux se rendirent à Saint-Sixte : l'Abbesse et les religieuses y vinrent aussi en procession solennelle. On se réunit dans la petite salle du chapitre, où Dominique avait rendu à la vie le fils de la veuve. L'Abbesse fit l'abandon solennel de son autorité entre les mains de Dominique et de ses frères.

Pendant que ceux-ci, de concert avec les Cardinaux, traitaient des droits du gouvernement et des revenus du nouveau monastère, ils furent tout à coup interrompus par un incident, que nous laisserons raconter par un témoin oculaire.

« Tandis que le bienheureux Dominique était assis avec les Cardinaux, l'Abbesse de Sainte-Marie du Tibre et ses sœurs étant présentes, un homme entra en s'arrachant les cheveux, et en poussant de grands cris. Comme on le questionnait, il répondit : Le neveu de monseigneur Etienne vient de tomber de cheval, et il s'est tuél Ce jeune homme s'appelait Napoléon. Son oncle, en l'entendant nommer, - tomba évanoui dans les bras de Dominique. On s'empressa auprès de lui ; le bienheureux Père se levant, lui jeta 4bord de l'eau bénite, le remit dans les bras de ceux qui étaient là, et courut à l'endroit où était gisant le corps du jeune homme tout brisé et horriblement mutilé. Il commanda de le porter dans une autre chambre, et de l'y laisser; puis il dit au


frère Tancrède de tout préparer pour la célébration du saint sacrifice. Les cardinaux, les frères, l'abbesse et toutes les religieuses allèrent à l'endroit où était l'autel, et le bienheureux Dominique célébra la messe avec une grande abondance de larmes. mais quand il fut arrivé à l'élévation du corps de Notre-Seigneur, et qu'il le tenait très-haut entre ses mains, il fut lui-même élevé de terre. Tous les assistants virent ce prodige, qui les remplit d'une grande admiration.

La messe étant finie, le Saint retourna auprès du corps du défunt, suivi des cardinaux, de l'abbesse, des religieuses et de tous ceux qui étaient présents; quand il fut à côté du jeune Napoléon, de sa main très-sainte il arrangea ses membres; puis il se prosterna par terre priant et pleurant.

Par trois fois, il toucha le visage et les membres du mort, et trois fois il se prosterna. Quand il se leva pour la troisième fois, se tenant debout du côté où était la tête, il fit le signe de la croix ; alors, les mains étendues vers le ciel, et le corps élevé de terre de plus d'une coudée, il criav trois fois : 0 jeune homme 1 Napoléon 1 au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je te commande de te lever ! Immédiatement, à la vue de tous ceux qui étaient présents, le jeune homme se leva vivant et sans trace de blessure, et il dit au bienheureux Dominique : Père, donnez-moi à manger, et le Bienheureux lui donna à manger et à boire, et le rendit joyeux et plein de santé, au Cardinal son oncle. 1 a Quelle merveilleuse grandeur dans ce récit 1 On y voit à la fois l'alarme et l'émotion des assistants, et la tranquillité, le calme surnaturel du Saint, qui agissait par l'esprit de Dieu. Jamais peut-être miracle ne fut mieux certifié, ou plus minutieusement décrit. Comme nous le verrons plus loin, il porta des fruits abondants.

Quatre jours après, le premier dimanche de Carême, les religieuses prirent possession de leur couvent : elles étaient .1

(1) Narration de sœur Cécile.


en tout quarante-quatre, y compris quelques séculières et quelques religieuses d'autres couvents. Celle qui s'était jetée spontanément la première aux pieds de Dominique, et lui avait demandé l'habit de son Ordre, était cette sœur Cécile qui vient de nous faire elle-même le récit de la résurrection de Napoléon. Elle n'avait alors que dix-sept ans, et était issue de la maison des Césarini. Cécile était encore plus remarquable par les qualités de son âme, que par sa haute naissance. On a peu de détails sur elle, mais ce peu suffit pour la faire connaître. Son âme était assez grande, pour comprendre celle de Dominique; quoiqu'elle fût encore dans sa première jeunesse, elle avait reconnu et apprécié à leur véritable valeur les qualités de cet esprit, qui avait mis en ordre les éléments orageux et confus de la Communauté du Transtevere. Elle fut témoin du miracle que nous avons rapporté dans son magnifique langage, et l'admiration qu'elle avait déjà ressentie pour Dominique devint une vénération, qui fut aussi ardente que durable. On dit que le Bienheureux lui confiait les secrets les plus intimes de son âme, et on sent, en lisant la narration si noble et si touchante dans sa simplicité Evangélique, qu'elle nous a laissée, combien elle était digne d'une telle confiance.

L'exemple de sœur Cécile fut suivi par toutes les sœurs ; elles reçurent l'habit du nouvel Ordre, et firent le vœu de clôture..

Dominique attendit jusqu'à la nuit, pour faire transporter le tableau dont il a été si souvent parlé ; il craignait une émotion dans le peuple. Vers minuit, accompagné des deux Cardinaux Nicolas et Etienne et de plusieurs autres personnes, tous pieds nus et portant des torches, ils firent processionnellement la translation de la sainte Image ; les religieuses l'attendaient avec les mêmes marques de respect. Elle ne retourna pas au Transtevère, et son tranquille établissement dans la nouvelle maison consolida celui des sœurs qui l'habitaient. Bientôt vingt et une religieuses de


différents Ordres leslrejoigmrent à Saint-Sixte, et ainsi fut formé le second Monastère de femmes vivant sous la règle de Saint-Dominique.

CHAPITRE XV.

Affaires de l'Ordre en France. Premier établissement des Frères au couvent de Saint-Jacques à Paris. Fondation de Bologne. Caractère des maisons religieuses de l'Ordre. Etablissement des frères en Espagne et en Portugal. Frère Tancrède et frère Henri de Rome.

«

Avant de raconter l'établissement de saint Dominique au couvent de Sainte-Sabine, où les frères furent transférés, lorsque Saint-Sixte eut été donné aux religieuses, il est bon de rapporter ce qui arriva, après que le Saint eut* quitté Toulouse, l'aetomne précédent.

Plusieurs difficultés signalèrent la première dispersion des missionnaires de Prouille. Dominique de Ségovie et Michel de Uzero étaient revenus d'Espagne, sans avoir s'y établir, et avaient rejoint leurs frères à Rome. La petite compagnie destinée à Paris fut sur le point de ne pas mieux réussir, et aurait probablement abandonné aussi son projet sans frère Laurent d'Angleterre. « Car à mesure qu'ils avançaient vers la grande cité, ils sentaient croître en eux le doute et l'affliction. Leur humilité leur faisait redouter de prêcher dans une ville, dans laquelle une université célèbre renfermait tant de fameux Docteurs et de Maîtres versés dans les sciences sacrées ; mais Dieu voulut bien les encourager, en révélant à frère Laurent tout le bien qui résulterait de cette mission, les faveurs que Dieu et la bienheureus? Vierge leur accorderaient dans leur maison de Saint-Jacques, et les brillantes étoiles de sainteté et de savoir, qui s'élèveraient de ce couvent pour illuminer non-seulement l'Ordre, mais


l'Egli'se- entière. Cette révélation consola si -fort l'âme de frère Laurent, qu'il en fit part à ses compagnons pour les consoler eux-mêmes, et ceux-ci y ayant ajouté foi, (car ils avaient une haute idée de la sainteté de frère Laurent,) con- çurent une grande confiance; ils entrèrent donc avec joie , dans la capitale de la France, et toutes les choses arrivèrent comme elles avaient été prédites. 1 1 Malgré cette joyeuse entrée à Paris, ils passèrent dix mois dans une grande détresse. Aucun d'eux n'était connu dans la grande cité, excepté Matthieu de France qui, dans sa jeunesse, avait étudié a l'université. Laurent peu de temps après fut appelé à Rome, où il était arrivé avant la translation des frères de Saint-Sixte à Sainte-Sabine. Ce ne fut pas avant le mois d'août de l'année 12 ! 8, presque un an après leur départ de Prouille, que Jean de Barastre, un des chapelains du Roi, et professeur à l'université, vint à leur secours ; frappé des heureux effets de la prédication des frères et de leur patience dans la pauvreté, il persuada à ses collègues de leur donner la petite Eglise de Saint-Jacques, alors attachée - à un hôpital pour les pauvres étrangers. Cette maison devint la plus célèbre de l'Ordre.

Outre les missionnaires qu'il avait envoyés de Prouilie, Dominique ne tarda guère à disposer des compagnons qui s'étaient réunis à Rome sous sa bannière. Il paratt certain qu'il était encore à Saint-Sixte quand Jean de Navarre, arrivé de Paris avec Laurent, frère -Bertrand, frère Chrétien, et Pierre, frère convers, furent envoyés à Bologne, pour y établir une maison de l'Ordre. Leurs prédications attirèrent bientôt l'attention générale. C'était la première fois -que des religieux prêchaient en public dans cette ville. L'étonnement et l'admiration qu'excitait leur éloquence augmentèrent, quand on sut qu'ils étaient enfants de Domi-

(1) Extrait d'une courte notice sur frère Laurent dans l'ouvrage de Marchèse, intitulé « Diario Domenicano » tiré d'anciens auteurs.


nique, dont le nom n'était pas inconnu aux Bolonais. Deux maisons leur furent offertes avec une église voisine, qu'on appelait Sainte-Marie de Mascarella. Ils y furent bientôt rejoints par les deux frères qui étaient revenus d'Espagne, et quelques autres que Dominique envoya de Rome. La Communauté naissante eut à lutter contre plusieurs difficultés. Aussitôt qu'elles furent aplanies, on donna aux deux maisons une forme adaptée à la vie claustrale, en bâtissant un humble réfectoire et un dortoir. On voit en effet, en lisant l'histoire de leurs premières fondations, que les frères cherchaient d'abord à. disposer leurs maisons, de manière à ce qu'ils pussent religieusement pratiquer leur règle, môme quand la communauté ne se composait que de quatre ou cinq membres. Cela venait de la profonde conviction où ils étaient, de l'utilité des observances extérieures, mais ce n'était point par ostentation, ni par le désir de posséder de grands établissements. « Autant qu'ils pouvaient » est-il rapporté dans la fondation de Bologne a et selon l'espace dont ils disposaient, ils faisaient un dortoir et un réfectoire ; les cellules étaient si petites, qu'elles n'avaient guère que sept pieds de long sur quatre pieds deux pouces de large, et pouvaient à peine contenir un lit étroit et quelques objets de première nécessité ; mais ils étaient plus contents dans une si pauvre habitation, que s'ils eussent possédé les plus grands et les plus magnifiques palais. Ils y menaient une vie angélique, et leur observance de la règle était si admirable, leurs prières si continuelles et si ferventes, leur pauvreté si grande dans les habits, la nourriture et le coucher, qu'on n'avait jusqu'alors rien vu de pareil à Bologne.1 » Ils continuèrent à vivre sans croitre beaucoup en nombre, malgré la réception bienveillante qu'on leur avait faite, souffrant bien des affronts et des persécutions, jusqu'à la fin de l'année 1^118, époque à laquelle une nouvelle

(11 Michel Pio de Bologne


impulsion fut donnée à leur fondation par l'arrivée au milieu d'eux du célèbre Réginald d'Orléans.

Pour donner une idée du véritable esprit de l'Ordre, on ne saurait mieux faire que de raconter comment ces premières fondations étaient commencées ; l'on trouve à toutes les mêmes caractères.

Le grand travail de la prédication et du salut des âmes * était le but vers lequel on tendait, et on n'épargnait aucun moyen pour y parvenir. Aussitôt qu'un sujet s'était donné à l'Ordre, on l'envoyait là où on le croyait nécessaire ; Dominique ne se départait jamais de l'inflexible loi qu'il avait posée à Prouille : « Il faut semer le grain et ne pas l'amasser. » Sans doute la nature dut subir plus d'une angoisse dans de pareils sacrifices; ses enfants étaient séparés de lui, aussitôt qu'ils avaient appris à l'aimer, et, pour nous servir de l'expression du bienheureux Jourdain, parlant de son départ de Bologne, « ils pleuraient de quitter sitôt le sein de leur mère, mais toutes ces choses, ajoute-t-il, arrivaient par la volonté c'e Dieu. Il y avait quelque chose de merveilleux dans la manière dont Dominique dispersait les frères ici et là, à travers l'Eglise de Dieu, en dépit des représentations qui lui étaient souvent faites et sans que sa confiance en éprouvât l'ombre d'une hésitation. On aurait cru qu'il était sûr d'avance du succès et que le Saint-Esprit le lui avait révélé. Et vraiment qui oserait en router? Il n'avait avec lui pour commencer, qu'un petit nombre de frères, la plupart simples et illettrés, qu'il envoya à travers le monde deux à deux ou trois à trois, de sorte que les enfants du siècle, qui jugent selon la prudence humaine, l'accusaient de détruire ce qu'il avait commencé, au lieu d'élever un grand édifice; mais il accompagnait de ses prières ceux qui partaient, et Dieu les bénissait et les multipliait. »

Quoique la prédication fût la pensée première de Dominique, elle ne devait pas tellement occuper les frères , qu'ils fussent obligés de négliger les fondements de l'observance


religieuse. -Les Frères Prêcheurs devaient sacrifier leur bienêtre et toutes les choses de la terre, pour faire l'œuvre de Dieu; ils devaient endurer la pauvreté, les humiliations et souffrir les brisements du cœur dans ce qu'ils ont de plus pénible; il n'y avait qu'une seule chose dont ils ne devaient jamais se départir, c'était le caractère religieux et l'observance régulière. Les aumônes qu'ils mendiaient, étaient tout d'abord consacrées à donner à leurs pauvres habitations un caractère aussi monastique qu'ils le pouvaient. Une telle manière d'agir est sans doute loin de nos idées modernes, et cette différence est même plus grande qu'elle n'apparait à première vue. a Avoir d'abord les choses essentielles, » telle est l'expression favorite de nos jours ; « accomplissons notre œuvre ; les observances extérieures n'ont qu'une importance secondaire. » Mais le langage des saints et des hommes de foi est au contraire celui-ci : « Ayons avant tout l'esprit religieux; car sans lui, notre œuvre sera inutile.» Dans leur vive et profonde- humilité , ils reconnaissent n'avoir point la force de garder l'esprit d'oraison et de vigilance continuelle sur eux-mêmes, s'ils ne se servent de certains secours extérieurs, et s'ils n'opposent à la paresse natu-i relie certains obstacles que nos modernes faiseurs de théories croient avoir le privilége de mépriser. La sainte règle et les constitutions Dominicaines respirent cet esprit. Si le salut des âmes est toujours regardé comme la fin et l'objet de l'Ordre, la formation de l'homme religieux s'accomplit par des observances d'une minutie vraiment étonnante, et la disposition régulière d'une maison religieuse est regardée comme une des observances essentielles. Nous voulons ne pas affirmer que ce rapport nécessaire entre la forme extérieure et l'esprit intérieur soit exprimé en termes formels dans les constitutions ; car au Moyen-Age on s'occupait peu de discuter les théories et les principes ; mais on agissait, peut-être sans s'en rendre compte, sous la secrète influence de cette croyance, à laquelle nous obéissons sans nous en douter. 1


On croyait que, non-seulement l'âme, mais le corps aussi, c'est-à-dire la nature tout entière, devait être soumise au - Christ, et avec la simplicité de l'antique sagesse, on faisait des lois -qui réglaient toutes-choses : le travail et la prière, l'habitation et les vêtements. Le religieux devait toujours être au milieu d'une atmosphère embaumée de sainteté ; il devait briller d'une céleste lumière, projetée sur lui par les murailles môme du lieu qu'il habitait. C'est pourquoi, rien n'était négligé pour donner à ce lieu ce caractère particulier. Le couvent était comme le moule dans lequel l'âme du religieux devait insensiblement recevoir la forme qui, en le séparant du siècle, le pendait plus digne d'y annoncer la parole évangélique. Les archéologues nous enseignent que l'on ne doit jamais introduire l'ornement dans l'architecture pour le seul plaisir de l'employer ; le dessin et les plans, même dans ce qui semble davantage le fruit de l'imagination, doivent toujours être commandés par un usage, ou une secrète signification : ainsi, dans une maison conventuelle, l'utile et le nécessaire n'étaient pas sacrifiés à ce qui n'est commandé que par l'art ou l'agrément, mais une forme et une couleur entièrement religieuses étaient données à l'ensemble de la maison. Celui qui avait été appelé à la vie religieuse était alors placé dans un milieu où il ne voyait rien qui ne fût d'accord avec sa vocation. Le réfectoire différait autant que possible des salles, où les séculiers prennent leurs repas; c'était plutôt une chambre destinée à la prière qu'une salle à manger ; là étaient rangés sur un simple banc derrière de simples tables de bois, des hommes vêtus de blanc et d'une manière uniforme. Au haut de la table était la place du Prieur. Sur les murs on ne devait voir ni peintures ni ornements, mais seulement on grand crucifix que chacun saluait en entrant , car même dans les heures qui n'étaient pas consacrées au travail, le religieux devait se souvenir de son Dieu crucifié. On ne pouvait se livrer en ce lieu ni à des conversations, ni à des joies


bruyantes; le silence profond était prescrit au réfectoire, mais du haut d'une petite chaire un des frères faisait la lecture, parce que suivant laj-ègb de Saint-Augustin, «tandis que le corps prend des forces, l'âme doit recevoir sa propre Dourrilure. »

Cl La maison devait être pauvre et simple, sans objets précieux ni superfluités, comme sculptures, dalles et autres choses semblables, excepté dans l'église, a où un certain luxe était permis pour honorer la présence de Dieu. Le dortoir avait aussi un caractère particulier. Les cellules étaient tou- tes semblables en grandeur, et pourvues des mômes objets ; Er tout devait être égal. Elles étaient séparées afin que les frèrelLpussent y garder le silence et y être seuls avec Dieu, mais pas tellement fermées, que l'œil vigilant du Supérieur ne pût toujours y pénétrer; le corridor même du dortoir avait quelque chose de saint ; car il était ordonné, afin d'exciter à la dévotion envers la bienheureuse Vierge, Patronne spéciale de l'Ordre, qu'un autel en son honneur avec son image y fût érigé ; devant cet autel devait brûler une lampe pendant toute la nuit.

Chacun de ces lieux était illustré par une douce tradition.

Des anges, comme nous l'avons vu, avaient servi les frères au réfectoire ; à les voir faire, on eût dit qu'ils appartenaientà la maison ; les dortoirs avaient été sanctifiés par Marie, eLelle y avait donné sa bénédiction aux frères endormis, en les aspergeant de sa main maternelle.

Ces maisons étaient vraiment la porte du ciel. A chaque pas, on lisait sur les murs une pieuse sentence ; la pauvreté régnait partout, mais resplendissait surtout par la beauté et la majesté de cet esprit d'ordre qui a si justement été nommé CI la musique de I'oeli. o Tout était en commun, et disposé de manière à parler do Dieu. U n'y avait ni tristesse ni-mélancolie dans ces maisons bénies, mais plutôt quelque chose de gai et de joyeux, tempéré par le silence et le recueillement, de telle sorte que celui qui les voyait, pouvait*


avec raison s'écrier : a Qu'il est bon pour des frères de vivre ensetnble ! »

Au risque de paraître trop long sur un sujet qui peut ne pas paraître d'un intérêt général, qu'il nous soit encore permis de dire combien de fois nous avons serti à la lecture de nos pieux chroniqueurs qu'ils ont dû. recevoir dans de pareilles demeures l'inspiration de leurs plus belles pages. L'auteur des sentences suivantes en a sans doute puisé l'esprit dans un réfectoire religieux : a Celui qui lit les paroles de la sainte sagesse à son frère, offre du vin de choix aux lèvres de Jésus. » « Celui qui à table donne la meilleure portion à son frère nourrit Jésus du miel de la charité. Celui qui, pendant le repas, lit à son frère correctement et distinctement, sert une coupe céleste aux hôtes de Jésus; mais s'il lit mal, il ôte la saveur de la nourriture, et s'il balbutie, il tache la nappe qui couvre la table de Jésus *. »

Saint Dominique attachait donc une grande importance à la disposition de ses maisons conventuelles. La vie d'un saint ne consiste pas seulement dans ses voyages, ses fondations, la date de sa naissance et celle de sa mort; son âme vivante se trouve dans sa règle, et ce qu'il y a de remarquable dans celle de notre -Bienheureux Patriarche , c'est l'admirable alliance de son esprit doux et facile, avec cette immuable inflexibilité pour tout ce qui concerne les observances extérieures de la vie monastique. La mê-oe méthode était observée ^lans toutes les fondations de l'Ordre ; telle était la direction imprimée par le saint Fondateur.

Ce fait, plus que des volumes entiers, révèle son âme et son cœur. Il nous montre le Saint, tel qu'il était, avec ce double caractère de contemplation et d'action, dont l'union est la base de la vie Dominicaine. Notre Père était tout à la fois « le Jacob de la prédication et l'Israël de la contemplation ; » par sa propre vie, il nous a enseigné les conditions

(1) Thonjas à Kempis. Jardin des Roses, Ch. xvu.


essentielles de cette vie, ainsi que les moyens d'y parvenir.

Pierre de Madrid avait réussi à fonder un couvent dans cette ville, -mais aucun détail sur cet établissement n'est parvenu jusqu'à nous. Deux de ses compagnons avaient rejoint Dominique à Rome, comme on l'a vu. Le troisième, Suero Gomez, alla en Portugal, sa patrie. Là, l'infante Donna Sanche, dont il était connu, lui offrit un petit oratoire dédié à sainte Marie-des-Neiges, sur le mont Sacré à six milles d'Alancher. Il y bâtit un pauvre couvent ou plutôt un ermitage, formé de paille et de pierres cimentées avec de la boue, , Il vécut quelque temps seul dans cette fingulière habitation, mais bientôt une foule d'hommes de tous les rangs se présentèrent à lui pour recevoir l'habit, et quoiqu'ils fussent si nombreux et d'une telle noblesse, qu'ils eussent fait le plus grand honneur à un Ordre dans la sainte Eglise, cependant il ne voulut aucunement adoucir pour eux les rigueurs que le saint Fondateur avait enseignées, et quijdans les constitutions avaient force de loi. 1 Chaque jour, il prêchait dajis là ville qui se distingua bientôt par la sainteté de ses moeurs ; c'était un véritable enfant de Saint-Dominique « pensant uniquement à semer la parole divine sans souci. de son corps. »

Peu à peu l'oratoire d'Alancher devint un lieu de pèlerinage; la foule, qui s'y pressait pour voir et entendre celui qu'on rlgardait plutôt comme un ange ou un apôtre, que comme un homme ordinaire, le força à agrandir sa demeure, pour recevoir les pèlerins; de t4e sorte que, l'année suivante, quand Dominique vint lui-même en Portugal, il trouva au lieu d'un ermitage un couvent spacieux et bien organisé, qui devint chef-lieu de l'Ordre dans cette contrée. Ce qui distinguait Suero Gomez, c'était sa fidélité à la règle ; elle était mêlne passée en proverbe. Lorsqu'il vint à Bologne en 4220 pour le premier Chapitre général, il fit son voyage à pied, portant seulement un bâton et un bréviaire et deman-

(t) Michel Pio.


dant l'aumône. Suero fut le premier provincial d'Espagne.

Nous avons encore, quelques mots à dire sur les frères qui entrèrent dans l'Ordre à Rome.

Frère Tancrède, prieur de Saint-Sixte, fut appelé à l'Ordre d'une façon singulière. Il était né en Allemagne, et avait été courtisan de l'empereur Frédéric II. Quand les frères arrivèrent à Bologne, il s'y trouvait lui-même ; un jour qu'il sentait son âme profondément impressionnée par la grande pensée de l'éternité, et qu'une force inaccoutumée le retenait dans cette méditation, troublé et agité il pria la bienheureuse Vierge Marie de l'éclairer. La nuit suivante, elle lui apparut et lui dit : a Va dans ma maison, » Il s'éveilla, plein de perplexité sur le sens de ces paroles. Mais dans un second rêve, il vit deux hommes vêtus de l'habit de l'Ordre.

Le plus âgé lui parla ainsi : a Tu as demandé à Marie de te diriger dans la voie du salut ; viens avec nous et tu la trouveras. » Le matin, il demanda à son hôte de lui indiquer l'Eglise la plus voisine, afin d'y entendre la messe. Comme il y entrait, la première personne qu'il rencontra fut le vieillard de sa vision ; l'église était Sainte-Marie de Mascarella, et le frère était le prieur , qui se nommait Roger.

Tancrède comprit la voie qu'il devait suivre, et rompant tous ses liens, il se dirigea vers Rome, où il reçut l'habit des Frères Prêcheurs.

Henri de Rome, dont il a aussi été question, entra dans l'Ordre, malgré la vive opposition de sa famille. Comme ses parents exprimaient leur intention de l'enlever de force, s'il ne voulait pas quitter l'habit, Dominique le fit sortir de Rome par la voie Nomenlane avec quelques compagnons.

Ses parents le poursuivirent jusqu'aux bords de l'Anio.

Voyant qu'il ne pouvait plus leur échapper, frère Henri éleva son coeur à Dieu, en implorant son secours par les mérites de son serviteur Dominique ; alors les eaux du petit ruisseau s'élevèrent subitement et devinrent lia torrent si rapide, que les chevaux de ceux qui le poursuivaient ne


purent le franchir. Henri retourna ensuite à Saint-Sixte sans être inquiété.

Lorsque les sœurs s'établirent au couvent de Saint-Sixte, trente frères furent laissés sous le gouvernement de Tancrède, mais dans une maison séparée; car le couvent de Sainte-Sabine ne pouvait pas encore les contenir tous. Le frère Othon, Romain aussi de naissance, fut choisi pour prieur et directeur des Religieuses.

, CHAPITRE XVI.

Dominique à Sainte-Sabine. Vocation de Saint-Hyacinthe. Réginald d'Orléans. La bienheureuse Vierge lui donne l'habit de l'Ordre.

Si toutes les vies ont leur côté poétique, Je poème de la vie de Dominique va s'ouvrir à nos yeux ; aucune période de son histoire n'est en effet aussi riche en beautés légendaires, ni aussi pleine de grands et charmants détails, -que son séjour à Sainte-Sabine. Cette église, comme nous l'avons dit, lui avait été donnée par le pape Honorius, lorsqu'il- abandonna Saint-Sixte aux religieuses du Transtevère. Elle était atteinte au palais de la famille des Sabelli, à laquelle appartenait Honorius. Ce changement de résidence fut bien vu par tous les frères; car alors le voisinage de SainteSabine était plus peuplé que celui de Saint-Sixte, et l'Eglise était très-fréquentée. La situation respective de SainteSabine est de nos jours bien changée ; car la -population, en se retirant chaque année de plus en plus vers l'ouest, a laissé le Mont Aventin dans sa primitive et solitaire beauté. Bâti sur le sommet de cette colline, qui en cet endroit s'élève brusquement au-dessus du Tibre, le couvent de Sainte-Sabine se trouve entre la Rome ancienne et la Rome moderne.


D'un côté, il domine va long panorama d'Eglises et de Palais jusqu'au point où l'horizon resplendissant, qui couronne de ses feux Le Mont Mario, est coupé par le dônft merveilleux, qui s'élève sur le tombeau des apôtres. De l'autre côté, le spectacle qui s'offre aux regards , est tout différent. On aperçoit jetés çà et là dans une confusion presque fantastique, des ruines gigantesques d'arcs de triomphe, des murailles brisées, et d'anciennes tours qui s'élèvent au milieu des vignes ; derrière elles, s'étend comme une mer jusqu'à l'horizon la vaste campagne Romaine, coupée par la longue ligne des aqueducs qui semblent s'appuyer sur la base de ces montagnes, doet la Ville Eternelle est entourée, comme Jérusalem. Saint-Sixte n'est pas éloigné ; on y descend par de verts chemins ombragés d'amandiers; tout y semble encore plein du souvenir de Dominique, et quand l'histiire de sa vie nous est devenue familière, l'Aventin tout entier nous apparaît comme son reliquaire. 4

(1) Le couvent de Sainte-Sabine a subi peu de changements depuis le temps de saint Dominique, et de nombreux souvenirs de loi y sont conservés. Parmi eux, il y a dans la clôture du couvent un oranger, qu'on dit avoir été planté de sa main. Cet arbre poussa,il y a quelques années, un vigoureux rejeton qui crût rapidement, et porta des fleurs. On remarqua que ce fut pendant le noviciat du Père Laeordaire et de ses compagnons, auxquels est dû le rétablissement de la province Française. Cet incident fut considéré comme une prophétie du retour universel de tout l'Ordre à la primitive observance, dont l'impulsion date en effet de cette époque.

Une précieuse découverte a été faite récemment dans l'intérieur du cloitrs, dit le cardinal Wiseman dans un opuscule sur * Rome ancieme et moderne s publié le 31 Janvier <856. « Les bons religieux voulaient changer la disposition de leur jardin. Ils travaillaient eux-mêmes, et « furent bientôt récompensés de leurs fatigues. Ils trouvèrent une ouverture dans laquelle ils pénétrèrent et qui les introduisit dans une salle élégamment peinte. Plus loin ils rencontrèrent une autre chambre.

Quand j'ai entendu parler de cette découverte il y a une quinzaine de jours, on en avait découvert dix. Cette nouvelle a excité un vif intérêt ; car on n'aurait jamais soupçonné qu'il existât rien de pareil. Une des chambres est couverte dejoms qui appartiennent au Ille et 1 Va


Les frères se retirèrent à Sainte-Sabine, aussitôt que les sœurs eurent pris possession de Saint-Sixte. A peine y étaient-ils établis , que leur nombre s'accrut de sujets remarquables. Ivan Odrowaz, Evêque de Cracovie, était alors à Rome avec ses deux neveux, Ceslas et Hyacinthe, tous deux chanoines de sa cathédralë et d'une grande vertu.

Ils furent témoins de la résurrection du jeune Napoléon, et quand ils connurent plus intimement Dominique par l'entremise du cardinal Ugolin, la profonde impression qu'avait faite sur leur esprit le miracle, dont ils avaient été témoins, fut encore accrue par le charme de la sainteté et les manières aimables du Saint. Ivan le pressa d'envoyer quelques-uns de ses frères dans les pays du nord, majs les difficultés du langage semblaient mettre à ce projet un obstacle insurmontable. Dominique suggéra alors à l'Evêque que si quelques-uns de ceux qui étaient venus de Pologne avec lui, voulaient bien prendre l'habit de l'Ordre, ce serait le meilleur moyen de réaliser son désir.. Quelques jours après, Hyacinthe et Ceslas avec deux autres, Henri de Moravie et Herman, noble Allemand, vinrent à Sainte-Sabine se jeler aux pieds du saint Patriarche, pour lui demander d'entrer dans son Ordre.

Dominique les accueillit joyeusement, et leurs progrès dans la perfection furent aussi extraordinaires que rapides. Sans doute dans ces jours de primitive ferveur, la croissance de ces âmes plantées dans une atmosphère de sainteté était plus prompte et plus vigoureuse qu'aujourd'hui. On est vraiment porté a s'écrier : « Il y avait des géants dans ce temps-là, » quand on yoit ces quatre novices, six moisiaprès leur entrée

siècle; un seul a pu jusqu'ici être déchiffré. Mais cette découverte est très-importante sous un autre rapport car le premier morceau antique trouvé est une portion de la muraille de Servius Tullius, sixième Roi de Rome. Les jésuites, plantant de nouveaux ceps dans leur vigne, trouvèrent, il y a quelques années, cette même muraille à quelque distance de la partie, qui vient d'être mise à jour. Cette seconde découverte indique la direction de la muraille et les limites de l'ancienne Rome. »


dans l'Ordre, prêts à retourner dans leur patrie pour y être à leur tour fondateurs et propagateurs de l'Ordre. Les nouveaux frères retournèrent dans leur pays avec l'Evêque de Cracovie, et prêchèrent tout le long du chemin; mais la séparation, cette loi de la vie dominicaine, devait les atteindre aussi. Hyacinthe et Ceslas poursuivirent leur route vers le nord, qu'ils se partagèrent : Ceslas établit l'Ordre en Bohême, tandis que l'apostolat d'Hyacinthe s'étendit sur la Russie, la Suède, la Norwége, la Prusse et les nations du nord de l'Asie. L'ancien rêve de Dominique d'une mission parmi les Cumans, fut ainsi réalisé par les travaux du plus grand de ses fils. On peut dire que par saint Hyacinthe l'Ordre des Frères Prêcheurs a pris possession de la moitié du monde connu.

Henri se dirigea vers la Styrie et l'Autriche, où il fonda plusieurs couvents, celui de Vienne entre autres. Un trèsbeau récit nous a été laissé de sa mort. Il tomba malade - dans le couvent de Wratislaw. Voyant que sa dernière heure était proche, il fixa les yeux sur un cfúcifix, et chanta, tant qu'il en eut la force; puis il se tut, sourit, joignit les mains, et ses yeux parurent animés d'une Joie vive et extraordinaire ; après un peu de temps, il dit : a Les démons sont venus et voulaient troubler ma foi, mais je crois en Dieu le Père et en Dieu le Fils, et en Dieu le Saint-Esprit, » et il expira avec ces mots sur les lèvres.

Herman, le quatrième de cette sainte compagnie, fut laissé à Frisach pour gouverner le couvent, qui y avait été fondé ; c'était un homme d'une très-grande piété, mais de peu de science. A cause de sa simplicité et de son ignorance, il était souvent méprisé et tourné en ridicule par ses compagnons, mais il cherchait en Dieu sa consolation, et obtint à un tel point la connaissance des Saintes Ecritures, que sans aucune sorte\d'études, il devint capable de prêcher nonseulement en Allemand, mais même en latin, avec beaucoup d'éloquence et de succès. x


Dans la même année, "Ordre devait recevoir un autre disciple, dont la carrière a été plus courte, mais non moins brillante, et qui était destiné à exercer une influence cousidérable sur quelques-unes des premières fondations de l'Institut. ,

Il y avait en ce temps-là à Rome une réunion providen- ,tielle d'hommes dont les cœurs étaient prêts pour l'œuvre à laquelle ils étaient destinés. Celui dont nous allons parler n'était pas le moins disfingué d'entre eux. Réginald, diacre de l'église d'Orléans, était venu à Rome avec son-Evéque, dans l'intention de visiter le tombeau des saints Apôtres, et de passer ensuite à Jérusalem. Il était déjà connu pour un profond docteur en droit canon, et tenait la chaire de cette science à l'Université de Paris. Mais quelque brillante que fût son intelligence et là gloire qu'elle lui avait acquise, il n'était pas satisfait ; -car il y avait en lui quelque chose de plus grand que le génie, et une soif que les applaudissements du monde ne pouvaient élancber. Tandis que - tout Paris parlait de sa gloire , lui pensait à quitter toutes choses pour Jésus-Christ et à fuir les applaudissements, en se cachant dans quelque asiletoù il pourrait consacrer sa vie au service des âmes, et participer à la pauvreté et à la nudité du crucifié. Il avait entrepris son pèlerinage à Rome et à Jérusalem sous l'empire de cette pensée; et ce voyage faisait partie du plan qui devait lui donner les moyens de briser les liens de la vie présente, et de trouver Ja meilleure part, à laquelle il se sentait appelé. Le bienheureux Humbert va nous raconter comment il y parvint. « Réginald se prépara au ministère apostolique, sans savoir de quelle manière il s'y pourrait consàcrer; car il ignorait que l'Ordre des Frères Prêcheurs eût été institué. Or. il arriva que parlant un jour avec un Cardinal, il lui ouvrit son cœur tout entier, et lui raconta qu'il désirait ardemment tout quitter pour aller prêcher Jésus-Christ dans l'état de la pauvreté volontaire. Le Cardinal lui répondit : Voici qu'un Ordre vient d'être fondé, dont


le but est d'unir la pratique de la pauvreté à celle de la prédication, et le maitre de ce nouvel Ordre est ici au milieu de nous, prêchant la parole de Dieu. Mattre Réginald se hâta de chercher le bienheureux Dominique et de lui révéler le secret de son âme. La vue du Saint et la grâce de ses paroles, captivèrent son cœur, et il résolut d'entrer dans l'Ordre. Mais les difficultés qui traversent les plus saints projets, ne manquèrent point de l'éprouver. Il tomba tellement malade, que les médecins désespérèrent de sa vie. Le bienheureux Dominique, affligé à la pensée de perdre un epfant, a peine entré dans sa famille, se tourna vers la divine miséricorde , priant Dieu instammenf (comme il le raconta à ses frères ) de ne pas lui ravir sitôt ce fils, mais de prolonger sa vie, ne fût-ce que pour un peu de temps. Il priait encore, quand la bienheureuse Vierge, Mère de Dieu , Maîtresse du monde, accompagnée de deux jeunes filles d'une beauté remarquable, apparut à maître Réginald, qui était -couché, en proie à une fièvre brûlante, et il entendit la Reine du ciel, lui disarJ : « Demande-moi ce que tu voudras, et je te le donnerai, » et comme il cherchait en lui-même ce qu'il pouvait désirer, une des jeunes filles qui accompagnaient la bienheureuse Vierge, lui suggéra de ne rien demander, mais de laisser tout à la volonté et au bon plaisir de la Reine de miséricorde ; ce à quoi il consentit sur-le-champ. Alors la Mère de Dieu étendant sa main virginale , oignit ses yeux, ses oreilles, ses narines, sa bouche, ses mains, ses reins et ses pieds, prononçant des mots app-opriés à chaque onction. «Je n'ai entendu, dit Réginald, que ceux qu'elle dit à l'onction des reins et des pieds : Que tes reins soient ceints du cordon de la chasteté ; que tes pieds soient chaussés, pour que tu annonces l'évangile de paix. » Puis elle lui montra l'habit des Frères Prêcheurs, en lui disant : « Porte l'habit de cet Ordre e, et elle disparut à ses yeux. En même temps, Réginald reconnut qu'il avait été guéri par les onctions de la Mère de Celui qui


a le^ecret du saint des âmes et des corps. Le lendemain, quand Dominique vint" le voir, Réginald lui dit qu'il n'avait plus de mal et lui raconta sa vision. Tous deux en rendirent grâce à Dieu qui frappe et guérit, qui blesse et fait toutes choses. Trois jours après, Dominique vint encore auprès de lai, avec un religieux hospifalier de Saint-Jean. Comme ils étaient tous trois ensemble, la même scène se renouvela à la vue de tous.

On raconte qu'à sa première apparition, la bienheureuse Yierge avait promis de réitérer sa visite, et que Réginald le dit à Dominique, mais après cette seconde vision, il conjura le Saint, ainsi que l'autre religieux, de garder le secret de toutes ces circonstances jusqu'à sa mort. Dominique le lui promit, et en annonçant aux frères son intention de changer la forme de leur habit, il n'en donna la raison qu'après la mort de Réginald. Jusqu'alors l'habit des.chanoines réguliers avait été porté par tous les frères. Il fut échangé contre celui que Marie avait montré à Réginald, et que Dominique luimême avait vu à la seconde apparition. Le surplis de lin fut - abandonné, et on le remplaça par le long scapulaire de laine, cette partie de l'habit que la bienheureuse Vierge avait donné de ses mains à Réginald. Depuis lors il a été le signe distinctif de la profession religieuse parmi les Frères Pré5 cheurs, et les paroles qui en accompagnent le don, à la cérémonie de la vêtore, marquent son origine et le respect avec lequel ceux qui le portent, sont habitués à le considérer : a Recevez le scapulaire de notre Ordre ; c'est la partie principale de notre habit, le gage de l'amour maternel de la bienheureuse Vierge pour nous. » On ne peut s'étonner que l'Ordre des Frères Prêcheurs se glorifie d'être l'objet d'un amour de prédilection de la part de la très-sainte Vierge, si l'on songe aux signes merveilleux et nombreux par lesquels elle le lui a témoigné ; aussi, dans ces temps primitifs 1 de l'Ordre, un des noms populaires, sous lesquels les Frères étaient connus, était celui de a Fils de Marie. » Ce titre nous


révèle leur tendresse filiale pour la Mère, qui les avait vêtus de ses mains. On trouve dans les traditions de Sainte-Sabine d'autres récits, qui nous montrent la singulière et tendre protection, dont elle les a toujours entourés.

Nous donnerons dans les chapitres suivants quelques-unes de ces traditions, qui illustrèrent la vie de saint Dominique.

Nous ferons aussi l'esquisse des habitudes et de la manière de vivre de notre Saint dans le cloître; c'est le bienheureux Jourdain, qui nous a conservé ces détails. Ils nous feront probablement connaître le caractère particulier de notre Père, plus qu'aucune autre partie de son histoire.

Après sa guérison, Réginald d'Orléans s'en alla en TerreSainte, d'oû il ne revint pas avant la fin de l'année.

CHAPITRE XVII.

Vie de Dominique à Rome. –̃ Son Portrait. Sa manière de prier.

Son genre de vie.

Quand Dominique fut établi à Sainte-Sabine, il se vit entouré d'une multitude de soins et d'occupations, dont chacune aurait réclamé à elle seule les forces et le temps d'un homme ordinaire. Il avait le gouvernement de deux communautés : celui de son propre couvent, où une quantité de novices de tous les rangs et de tous les âges, non accoutumés à la règle et à la discipline, n'attendaient que de ses lèvres la science de la vie religieuse; puis celui des sœurs de Saint-Sixte, qui n'était pps une faible charge; car le Saint avait à lutter contre de longues habitudes de négligence et de relâchement, avant que l'esprit de ferveur et d'observance y pût être établi. On jugera de la difficulté pe la tâche par l'ardeur que mit Dominique à la poursuivre. 11 visitait tous les jours Saint-Sixte, et instruisait ses filles sur


les plus minutieuses parties de la règle. Il fit venir de Prouille k Saint-Sixte huit religieuses des plus expérimentées, et l'une d'elles. sœur Blanche, fut instituée prieure.

Les longs et patients travaux du Saint ne furent pas inutiles.

La clôture et l'observance produisirent leurs habituels et merveilleux effets, et transformèrent les religieuses indisciplinées du Transtevère, en miroirs de sainteté et de grâce.

Ces deux entreprises poursuivies en même temps/demandaient le génie du gouvernement à un point tel, que peu d'hommes l'ont possédé comme Dominique ; mais il avait dans SOD "Itrne de vastes ressources et-Une plénitude de lumières spirituelles, qui ne lui faisaient jamais défaut dans la conduite des autres. On est obligé de le reconnaître, quand on contemple le Saint seul et sans aide dans ces gigantesques tâches, et si l'on est curieux de savoir par quels moyens il les mena à leur fin, il faut les chercher dans cette règle qui peint si bien son caractère : a La perfection chrétienne qu'il enseignait, 9 (pour nous servir des admirables expressions de Castiglio) « consistait avant tout dans l'amour de Dieu et du prochain; en second lieu, dans le silence, la solitude, les jeûnes, les mortifications, les disciplines et les cérémonies, qui sont les moyens par lesquels nous arrivons à cette haute et excellente fin..

Ces cérémonies dont parle Castiglio, ne formaient pas une partie insignifiante du vaste plan de perfection spirituelle de Dominique. Son histoire ne nous laisse point ignorer avec quelle diligence il formait les religieuses aux règles et cérévionies, x- et l'on dit que saint Hyacinthe était devenu un IDIîLœ habile dans toutes les règles et cérémonies de l'Ordre pendant .son court noviciat. » La règle elle-même contient a* grand nombre de ces usages si pleins de signification en eux-mênoe, si profonds dans leurs buts, si grands dans leurs résultats. Cela vient en partie de la pénétration avec laquelle le Saint avait deviné combien est grande l'influence, qu'exerce sur l'intérieur de l'homme sa nature extérieure, et en partie


aussi d'un trait caractéristique de l'esprit de Dominique, l'amour de l'ordre. Tandis que son âme était absolument dégagée de l'étroitesse du [formalisme, elle se complaisait dans l'harmonie, qui est l'élément de la perfection. Son œil d'aigle semblait avoir admiré déjà l'ordre de la cour céleste, et l'on aurait dit qu'il eût voulu, dans les chœurs de ses couvents, en reproduire l'image peinte au fond de son âme. Peut-être les inclinations et les prostrations de ces blanches phalanges, qui donnent un aspect si beau et presque céleste à un chœur de religieux, avaient-elles été établies, pour rappeler et symboliser les scènes de ses visions spirituelles, dans lesquelles il avait contemplé les anges pliant et dépliant sans cesse teurs ailes devant Dieu, et jetant leurs couronnes d'or à ses pieds.

Quel était le genre de vie du saint Patriarche, à cette époque, et quelle impression faisaient ses discours et sas .exemples sur ceux qui l'observaient?

Traçons d'abord le portrait de sa personne. Il avait :un aspect très-nobie, si nous en jugeons par la description de sœur Cécile. « Le bienheureux Dominique, dit-elle, était de taille moyenne, mais .bien proportionnée. Son visage était beau et un peu coloré; ses cheveux et sa barbe blonds, ses yeux beaux, son front et ses cils resplendissaient d'une lumière radieuse, qui inspirait le respect et famour à ceux qui le voyaient. Il était toujours gai et agréable, excepté quand il était ému de .compassion pour son prochain. Ses mains étaient longues et belles, et sa voix claire, noble et harmonieuse ; jamais il ne fut chauve, et il garda toujours sa couronne religieuse tout entière, parsemée de rares cheveux blancs. » Voici comment Gérard de Frachet, qui a écrit par l'ordre du bienheureux Humbert, en 4257, fait l'intéressante description-de son habillement. a Tout da. le bienheureux Dominique respirait la pauvreté : Son bakit, ses souliers, sa ceinture, ses livres, et tout ce qui lui servait. Son scapulaire était très-court et il ne le couvrait pas avec son manteau, même en présence des grands personna-


ges. Il portait hiver et été la môme tunique, et elle était très-vieille et rapiécée; son manteau était des plus mauvais. »

C'est le même esprit de pauvreté, qui le porta à ne vouloir jamais ni cellule ni lit. Il dormait dans l'église. S'il rentrait tard, tout trempé par la pluie, il envoyait ses compagnons se sécher (et se reposer; pour lui, il allait dans l'église, comme il se trouvait. Là, ses nuits se passaient en prières, ou, si la fatigue venait à le vaincre, il dormait sur les marches de l'autel ou les dalles. A Sainte-Sabine, une inscription indique encore l'endroit où le bienheureux Patriarche avait coutume de s'étendre pendant la nuit. Si, en voyage, il s'arrêtait dans quelque endroit où il n'y avait pas d'église, il dormait, n'importe en quel lieu, ou sur le plancher, ou sur un banc, ou assis sur une chaise et toujours vêtu. * Trois fois chaque nuit, il prenait la diseil 'Ine jusqu'au sang : la première pour lui, la seconde pour les pécheurs, la troisième pour les âmes du purgatoire. Sa prière était pour ainsi dire continuelle. Il n'y avait ni lieu ni temps dans lesquels il ne priât, mais c'était surtout pendant les heures qu'il passait seul avec Dieu dans l'église. Souvent les frères le veillaient, sans qu'il s'en doulât, et ils étaient témoins de la manière avec laquelle il s'abandonnait à la ferveur de son âme. Quand il se croyait seul après Compiles, et que les autres allaient se reposer, il restait dans la chapelle, visitant tour à tour chaque autel et priant pour son Ordre et pour le monde entier. Quelquefois il priait et il pleurait avec tant d'ardeur, que ceux qui dormaient près de lui en étaient éveillés. Quoique ces exercices durassent souvent jusqu'à l'heure de Matines, il ne manquait jamais d'assister à l'office avec cette ferveur et cette joie toujours si remarquables en lui. Il était très-zélé pour l'exact accomplissement de ce qu'il considérait comme le premier devoir d'un religieux, et allait dans le chœur de l'un à l'autre de ses frères, leur recommandant de chanter avec attention et dévotion. Il ne passait - jamais devant un autel, où était une image de Notre-Sei-


gneur, sans faire une inclination profonde pour se rappeler son propre néant. Il enseigna à ses frères à faire de même au Gloria Patri, pour rendre hommage à la Sainte Trinité.

Il avait l'habitude de citer les paroles de Judith : a La prière cfë l'humble et du faible vous plaira toujours, ô mon Dieu I » Il priait souvent aussi dans le jardin, la face contre terre, à l'imitation de Jésus-Christ, et il restait longtemps dans cette position, répétant des passages des psaumes avec un sentiment de profonde humilité et en répandant tant de larmes, qu'on trouvait souvent tout mouillé l'endroit sur lequel il avait appuyé sa tête. Quelques-uns dès cri? qu'il poussait en priant, nous ont été conservés. a 0 Dieu, s'écriait-il, soyez miséricordieux à un pécheuz. J'ai péché, et j'ai mal agi. a Puis il ajoutait un moment après : a Je ne suis pas digne de contempler les hauteurs du ciel à cause de la multitude de mes iniquités ; car votre courroux s'est appesanti sur moi, et j'ai fait le mal en votre présence. Oui, mon âme est attachée à la terre, vivifiez-moi, selon votre parole. » Afin d'exciter ses disciples à prier ainsi, il leur citait l'exemple des Mages se jetant aux pieds de Jésus-Christ, et il ajoutait : « Venez, adorons Dieu, pleurons devant le Seigneur. Jetons-nous aux pieds de notre Dieu, qui nous a faits, » « Si vous n'avez pas de péchés à pleurer, disait-il aux plus jeunes novices, pleurez à l'exemple des Prophètes, des Apôtres et de Noire-Seigneur Jésus; gémissez pour les pécheurs qui sont dans le monde, afin qu'ils soient amenés à faire pénitence. » Une autre de ses dévotions favorites, c'était de tenir les yeux fixés sur un crucifix, pendant qu'il faisait cent génuflexions et plus. Il passait ainsi plusieurs heures, récitant des passages des psaumes, en s'agenouillant silencieusement, tout ravi dans la présence de Dieu, et alors dans son visage, sa personne tout entière et ses gestes, il semblait vouloir franchir la distance, qui le séparait de son bien-aimé. Souvent il resplendissait de l'éclair d'une sainte joie ; puis, se laissant aller à la tristesse, il répandait des


larmes en abondance. D'autres fois, on le voyait debout devant l'autel, les mains ouvertes devant lui, comme s'il eût tenu un livre dans lequel il semblait lire; tantôt il se couvrait le visage de ses mains, tantôt les élevait au-dessus de ses épaules. Dans ces postures il ressemblait à un prophète, parlant à Dieu et aux Anges, et méditant au-dedans de lOI-même ce qu'il avait entendu. Il étendait quelquefois aussi les bras en croix, prononçant par intervalles les paroles suivantes : « OlSeigneur, Dieu de mon salut, j'ai crié devant vous jour et nuit. J'ai crié vçrs vous, Seigneur ; tout le jour j'ai élevé les mains vers vous. Mon âme soupire après vous ; elle est comme une terre sans eau. » Il employait ce feode de prier, quand il voulait obtenir une grâce particulière ou un miracle, comme il l'avait fait pour la résurrection du jeune Napoléon ; dans ces circonstances, son visage resplendissait d'une inexprimable majesté, et les assistants restaient émerveillés de ce qu'ils voyaient, sans oser lui faire de questions.

Souvent on l'aperçut en extase élevé au-dessus de terre ; il remuait alors ses mains,-comme si Dieu lui eût donné quelque chose, et on l'entendait s'écrier : « Ecoutez, Seigneur, la voix de ma prière, quand je crie vers vous et quand félève les mains vers votre saint temple. b Lorsque les grâces après le dlner étaient dites, il se retirait seul dans quelque lieu écarté, et s'asseyant, il faisait le signe de la

croix et méditait sur les choses qu'il avait entendu lire; puis - il prenait le livre des évangiles qu'il portait toujours sur lui, le baisait avec respect et le pressait sur son cœur. Ceux qui 1 observaient, croyaient voir qu'en lisant il semblait discuter avec quelqu'un ; il souriait, pleurait, se frappait la poitrine,

se couvrait le visage de son manteau, se levait, s'asseyait de nouveau, suivant les différentes émotions de son âme. Nous ne devons point passer sous silence la remarquable dévotion, avec laquelle il célébrait le saint sacrifice de la messe. Il la chantait ordinairement. Au Canon et au Pater, ses larmes tombaient presque toujours en abondance. Ceux qui r, r-


vaient sa masse le remarquaient, et la tendresse de sa dévotion les faisait pleurer comme lui.

La règle qu'il suivait dans ses rapports avec ceux qui lui étaient soumis, était une invariable charité. Il était un père plein d'amour, même quand il devait les réprimander et les punir. Voici ce que rapporte à ce sujet Rodolphe de Faenza : « Il était toujours gai,patient, joyeux, miséricordieux et consolateur de ses frères. S'il voyait l'un d'entre eux tomber en quelque faute, il paraissait d'abord ne pas S'en apercevoir, mais ensuite avec un grand calme et une parole pleine de douceur, il lui disait : « Frère, vous avez mal fait, mais repentez-vous, » et c'était toute la pénitence ; mais quoiqu'il reprit ses religieux de leurs fautes avec tant d'humilité, il les punissait quelquefois sévèrement. Il châtiait avec rigueur les transgresseurs de la règle, et cependant « avec miséricorde, dit Jean de Navarre ; c'était toujours une grande peine pour lui d'avoir à punir quelqu'un des frères. D Un des témoins de sa vie, frère Frugerius, dit: « 11 était rigide dans l'observation de sa règle, et voulait qu'elle fût observée par les autres ; cependant il en punissait les transgresseurs avec une grande douceur. Il était doux et patient dans le trouble, joyeux dans l'adversité, aimant, miséricordieux, et le consolateur de ses frères et de tous les hommes.» A ce témoignage frère Paul de Venise ajoute : a II était si doux et si juste dans les corrections, que personne ne pouvait être indisposé par une punition, ou un reproche venu de lui. 1 Un autre de ses disciples dit : « Quoiqu'il sût user comme un père de la verge de la correction, il savait aussi cependant ouvrir comme une mère, son cœur pour consoler, et ses consolations étaient si suaves et si efficaces, que personne ne le quittait, sans avoir été soulagé. S'il voyait ses frères tristes et affligés, il les faisait venir à lui, il compatissait à leurs peines, et souvent les en délivrait par ses prières. »

Nous devons remarquer ici la frappante similitude des traits du caractère de Dominique, dessiné cependant par tant


de plumes différentes, et quand on lit les actes de Bologne intitulés : « Déposition des témoins pour la canonisation de saint Dominique, tJ) on est frappé de l'exacte ressemblance , qu'ils ont tous ensemble. C'est le portrait d'un homme dont les traits étaient trop marqués, pour n'être pas immédiatement saisis par celui qui les peignait; ils étaient l'expression en lui de la plus parfaite forme de la charité, et la mère de la charité qui brillait en lui, était une profonde humilité. *« On ne vit jamais un homme plus humble en toutes choses que Frère Dominique, c'est le langage d'un , des témoins dans sa canonisation , il se méprisait grandement et se comptait pour rien ; il était l'exemple de ses frères en toutes choses, dans ses paroles, son extérieur, sa nourriture, ses habits et toutes ses manières. Il était généreux aussi et hospitalier, donnant avec plaisir aux pauvres tout ce qu'il avait. Il dormait peu, et passait ses nuits en prières pour le salut des autres. » Le bienheureux Jourdain s'exprime ainsi sur son zèle pour le salut des âmes : « C'était en cela qu'il désirait davantage ressembler à son Seigneur. »

Nous finirons ce chapitre par le bel éloge que fait de lui le digne historien et successeur de ce grand patriarche.

« La bonté de son âme et la sainte ferveur avec laquelle il agissait, étaient si grandes que personne ne pouvait douter qu'il ne fût un vase d'honneur, orné de pierres précieuses.

Il avait une fermeté d esprit remarquable, toujours égale, excepté quand il était ému de compassion et de pitié. La paix et la quiétude de son cœur paraissaient sensiblement dans la douceur et la gaîté de son regard et il était si ferme et si résolu dans les décisions qu'il avait prises après une mûre réflexion, que jamais, ou presque jamais, on ne le voyait changer d'opinion. La sainte joie qui brillait en lui avait quelque chose de singulièrement attrayant pour tous ceux qui l'abordaient. Il embrassait tous les hommes dans une grande charité ; aussi était-il aimé de tous. La loi de sa vie était de se réjouir avec ceux qui se réjouissaient, et de


pleurer avec ceux qui pleuraient. Il était tout amour pour son prochain, tout compassion pour le pauvre. La simplicité de -sa conduite sans une ombre de dissimulation dans ses paroles ou ses actions, le rendait cher à tous. o Après avoir donné ce portrait du Saint, tel qu'il nous a été laissé par les témoins mêmes de sa vie de chaque jour, nous allons faire connaître quelques-unes des légendes qui se rattachent à cette époque de sa résidence à Rome et dont nous avons déjà cité quelques traits.

CHAPITRE XVIII.

Attaques du démon. - Légendes de Sainte-Sabine et de Saint-Sixte.

Le second dimanche de Carême, qui était le premier après l'établissement des sœurs à Saint-Sixte, Dominique prêcha dans leur église, se tenant « à la grille du chœur, » afin que son sermon pût être entendu par elles et par les fidèles assemblés. Pendant qu'il parlait, une femme possédée qui était au milieu de la foule, l'interrompit en disant : o Ahl vilain, ces nones étaient à moi, et tu me les as prises. Cette âme au moins m'appartient et tu ne me la prendras pas, car nous sommes sept à la posséder. » Alors Dominique lui commanda de rester en paix, et faisant sur elle le signe de la croix, il la délivra en présence de tous les assistants, du démon qui la tourmentait. Quelques jours après, elle vint Je trouver, et se jetant à ses pieds,..elle lui demanda et obtint l'habit de l'Ordre. Il la plaça dans le couvent de Saint-Sixte et lui donna le nom de sœur Amata, ou Aimée, pour rappeler l'amour dont Dieu l'avait aimée. Amata fut ensuite envoyée à Bologne, où elle mourut en odeur de sainteté.

Elle y fut ensevelie avec deux autres filles de Dominique,


Cécile et Diane. C'est cette dernière qui avait fondé le couvent de Bologne.

Il est à remarquer que dans les diverses occasions, où Dominique fut inquiété par le démon, jamais il n'en éprouva le moindre trouble ; jamais le démon n'eut le pouvoir de lui faire aucun mal dans son corps, ni de l'attaquer par des

tentations sérieuses, comme cela est arrivé à quelques saints, mais il fut toujours méprisé et déconcerté par Dominique, qui était comme un autre Michel parmi tous les Saints. Cependant quoique Satan restât toujours aussi petit que ridicule dans ses efforts, il ne cessait d'agir pour traverser et troubler Dominique et il dressait principalement ses embûches contre les frères de Sainte-Sabine et les sœurs de Saint-Sixte, les éprouvant par de continuelles distractions, comme s'il eût espéré au moins diminuer la ferveur de leur dévotion. Une nuit, il dirigea ses attaques contre la vie du saint Patriarche. Tandis que Dominique priait dans l'église de Sainte-Sabine , le démon lui jeta une pierre de la plus haute partie du toit, mais elle ne fit qu'effleurer sa tête et déchirer son capuce ; et tombant près du Saint sans le blesser autrement, elle pénétra dans le sol à côté de lui.

Elle fit tellement du bruit en tombant que les frères en furent éveillés, et accoururent en toute hâte pour savoir ce qui était arrivé. Ils trouvèrent les fragments du pavé brisé et la pierre gisant où elle était tombée, mais Dominique était resté tranquillement en prière et ne paraissait s'être aperçu de rien.

Un autre fait, qui eut des caractères semblables, est ainsi rapporté : , « Le serviteur de Dieu qui n'avait jamais ni lit, ni cellule en propre, avait recommandé à ses enfants de se coucher à une certaine heure, afin d'être éveillés et prêts plus promptement pour les Matines. Il fut scrupuleusement obéi. Quand il se fut retiré dans l'église auprès du Seigneur, selon son habitude, le démon lui apparut sous la forme d'un de ses


frères, et quoique ce fût après l'heure défendue, il resta à prier d'un air modeste et dévot. Le Saint croyant que c'était véritablement un de ses enfants, alla doucement vers" lui, et lui dit de se retirer et d'aller dormir. Le prétendu frère inclina la tête en signe d'humble soumission et fit ce qui lui était ordonné. Mais les deux nuits suivantes, il revint à la même heure et de la même manière. La seconde fois, l'homme de Dieu se leva doucement, et en vérité il avait raison d'être quelque peu irrité, puisqi^il avait le jour précédent réitéré à la communauté l'ordre qu'il avait donné; il dit donc encore au frère de s'en aller, et le frère partit ; mais à la troisième fois, il sembla au Saint que cette désobéissance et cet entêtement étaient trop grands, et il réprimanda le coupable avec quelque sévérité. Le démon, qui ne voulait que troubler sa prière, le mettre en colère et lui faire rompre le silence, poussant alors un éclat de rire et sautant en l'air, fui dit : « Je t'ai donc fait masquer au silence, et je t'ai mis en colère ! c Dominique lui répondit avec calme : « Non, car j'ai droit de commaflfcr, et ce n'est pas une colère coupable que de reprendre ceux qui font mal. »

A cette réponse, le démon prit la fuite.

- Dans une autre occasion, comme le Saint parcourait la nuit les cloîtres de Sainte-Sabine, gardant son troupeau avec la vigilance d'un bon pasteur, il rencontra dans le dortoir l'ennemi qui cherchait comme Je lion une proie à dévorer ; il le reconnut et lui jïrt : « Que fais-tu ici, méchante bête? Je fais mon office, répliqua le démon, et je m'occupe de mes profits. Eh quels profits fais-tu dans le dortoir?– Je gagne beaucoup; je trouble les frères de plusieurs manières ; j'empêche de dormir ceux qui veulent se lever pour Matines; à d'autres je donne une grande pesanteur de tête, eu -sorte que quand la cloche sonne, la fatigue ou la paresse les empêche de se lever, ou slils te lèvent et vont au chœur, c'est de mauvaise grâce et ite disent leur office sans dévotion. –& Alors le Saint l'emme-


nu dans l'église et lui dit : « Que gagnes-tu ici? Je les fais venir tard et partir tôt. Je les remplis de dégoût et de distractions, de sorte qu'ils font mal tout ce qu'ils ont à faire. Et ici ? a demanda Dominique en le conduisant au réfectoire. « Ils mangent trop ou trop peu, et ainsi ou ils offensent Dieu, ou ils nuisent à leur santé. » Alors le Saint l'ayant mené au parloir, où les frères pouvaient communiquer avec les séculiers et prendre leurs récréations, le démon se mit à rire avec malice et à sauter de joie, en disant : « Ce lieu est à moi. Ici ils rient, ils plaisantent, ils entendent cent vaines histoires; ils prononcent des paroles oiseuses et murmurent souvent contre leur Règle et leurs Supérieurs. Quelque chose qu'ils gagnent ailleurs, ils le perdent ici. - » Enfin ils arrivèrent à la porte du Chapitre, mais le démon ne voulut pas entrer, et essaya de fuir en disant : « Ce lieu est un enfer pour moi. Ici les frères s'accusent de leurs fautes et reçoivent les réprimandes, les corrections et l'absolution. Ce qu'ils ont perdu ailleurs, ils le regagnent ici. » A ces mots il disparut, et Dominique demeura seul tout surpris de cette révélation que le tentateur lui avait faite des piéges et des filets, qu'il tendait à ses frères. Il fit ensuite un long discours à ses religieux sur la nécessité de veiller sur eux-mêmes.

Mais il est temps de qoitter ces scènes de la malice infernale, pour porter nos regards sur des tableaux plus doux; nous les prendrons dans les Mémoires de la sœur Cécile.

Le premier trait par lequel nous devons commencer, nous donnera une preuve de l'amour maternel de Marie pour notre Ordre. Avant de le lire, rappelons-nous encore une fois que Dominique n'avait ni lit, ni cellule, et que s'il dormait, c'était à l'église ou dans le corridor du dortoir.

« Une nuit donc, étant resté à l'église pour prier, il en sortit à 1 heure de minuit et entra dans le dortoir, où étaient les cellules des Frères. Quand il eut fini ce qu'il était venu faire, il recommença à prier à l'une des extrémités du cor-


ridor du dortoir, et regardant par hasard à l'autre bout, il vit s'avancer trois femmes, dont une, celle qui était au milieu, paraissait la plus belle et la plus vénérable. Une de ses compagnes portait un vase magnifique rempli d'eau, et l'autre un aspersoir qu'elle présenta à sa maltresse, et avec lequel celle-ci aspergea les religieux, en faisant le signe de la croix. Mais quand elle arriva à l'un des Frères, elle passa devant lui, sans le bénir. Dominique ayant remarqué quel était ce Frère, alla droit à la-dame, qui était déjà arrivée au milieu du dortoir, près de l'endroit où la lampe était suspendue. Il tomba à ses pieds, et quoiqu'il l'eût déjà reconnue, il lui demanda qui elle était. A cette époque, la belle et dévote antienne Salve, Regina n'était pas chantée dans les couvents des Frères et des Sœurs à Rome ; elle était simplement récitée à genoux après Complies. La dame qui avait donné les bénédictions, dit donc à Dominique : Je suis celle que vous invoquez chaque soir, et quand vous dites : Eia ergo advocata nostra, je me prosterne devant mon Fils, pour lui demander la conservation de votre Ordre.

Alors le Bienheureux Dominique demanda quelles étaient les deux jeunes filles qui l'accompagnaient ; elle répondit : (Une d'elles est Cécile, et l'autre Catherine, o Le bienheureux Dominique demanda encore pourquoi elle avait passé devant un des frères sans le bénir, et il lui fut répondu : « Parce qu'il n'était pas dans une posture convenable ; » et ayant achevé de faire le tour du dortoir, et d'asperger le reste des frères, elle disparut. Le bienheureux Dominique revint prier à l'endroit où il était d'abord et fut bientôt ravi en Dieu. Il vit le Seigneur avec la bienheureuse Vierge Marie à sa droite, et il lui semblait que Notre-Dame était vêtue d'une robe de saphir, et regardant autour de lui, il aperçut des religieux de tous les Ordres, qui se tenaient devant Dieu, mais il n'en vit aucun du sien. Alors il commença à pleurer amèrement, et il n'osait pas s'approcher de Notre-Seigneur et de sa Mère ; mais Notre-Dame lui fit signe avec la main de venir ;


toutefois il n'osait pas lui obéir, jusqu'à ce que NotreSeigneur à ion tour lui eût fait signe d'approcher. Il vint alors et tomba prosterné devant eux en pleurant. Le Seigneur lui ordonna de se lever, et quand il se fuklevé, ii lui dit : « Pourquoi pleures-tu si amèrement ? » Dominique lui répondit : a Je pleure parce que je vois ici des religieux de tous les Ordres, excepté du mien. » Et le Seigneur lui dit: « Veux-tu voir ton Ordre? i Il lui répondit en tremblant : a Oui, Seigneur. » Le Seigneur plaçant alors sa main sur l'épaule de la. bienheureuse Vierge, dit au bienheureux Dominique : « Xai donné ton ordre à ma Mère. » Il dit encore : « Veux-tu absolument voir ton ordre ? » et Dominique dit: «Oui, Seigneur. » La bienheureuse Vierge ouvrant alors le manteau, dont elle était revêtue, et l'étendant devant les yeux de Dominique, de telle sorte que son immensité couvrait tout le ciel, il vit dans ses plis une multitude de ses frères. Dominique tomba à genoux pour remercier Dieu et sa mère, et laf vision disparut. Quand il revint à lui, il alla sonner la cloche pour appeler à Matines, et lorsqu'elles furent terminées, il rassembla ses enfants , leur fit un magnifique discours sur l'amour et la vénération qu'ils devaient avoir pour la bienheureuse Vierge Marie, et leur raconta sa vision. Ce fut en cette occasion qu'il commanda que les frères dormiraient toujours avec une ceinture et des bas. »

Nous allons rapporter un autre fait, tiré de la même source.

« C'était la coutume du vénérable Père de passer la journée entière à gagner des âmes en prêchant, en confessant ou en accomplissant d'antres œuvres de charité ; le soir, il allait chez les sœurs, et leur faisait un discours ou une conférence sur les devoirs de l'Ordre en présence des frères; car elles n'avaient pas d'autre maître que lui pour les instruire. Un soir qu'il avait tardé a venir plus qu'à l'ordinaire, les sœurs ne l'attendaient plus, et quand elles eurent terminé leurs prières, elles s'étaient retirées dans leurs cet-.


Iules. Tout à coup elles entendirent la petite cloche, que les frères avaient l'habitude de sonner, pour annoncer l'approche du Bienheureux. Elles s'empressèrent d'aller dans l'église, et quand la grille fut ouverte, elles trouvèrent le Père, qui était déjà assis avec les frères et qui les attendait.

Alors il dit : « Mes filles, je viens de la pèche et cette nuit le Seigneur m'a envoyé un gros poisson. » Il parlait du frère Gaudion, qu'il avait reçu dans l'Ordre. C'était le fils unique du seigneur Alexandre, citoyen romain, homme considérable. Puis il leur fit un long discours qui les remplit de consolation, et ensuite il dit : « Ce serait bien, mes enfants, si nous buwôns un peu. » Et appelant frère Roger, le Cellérier, il lui commanda d'apporter une coupe de vin.

Le frère l'ayant apportée, le bienheureux Dominique lui ordonna de la remplir jusqu'aux bords : puis il bénit le vin, en but le premier et après lui, les autres frères qui étaient au nombre de vingt-cinq, tant prêtres que laïques, et ils burent autant qu'ils voulurent; cependant le vin ne diminua pas. Quand tous eurent bu, le Bienheureux dit : a Je veux que mes filles boivent aussi, » et appelant sœur Nubia, il lui dit : « Allez à votre tour, prenez la coupe, et donnez à boire à toutes les sœurs. w Elle alla donc avec une compagne et prit la coupe pleine jusqu'aux bords, sans qu'une seule goutte' s'en répandît. La prieure but la première, et puis toutes les sœurs autant qu'elles voulurent. Le bienheureux Père leur disait : « Buvez à votre aise, mes filles. » EUes étaient au nombre de cent quatre, et elles burent autant qu'elles voulurent. Cependant la coupe resta pleine, comme si le vin y eût été versé air moment même, et quand on l'emporta, elle était encore pleine. Cela fait, le bienheureux Dominique dit : « Le Seigneurmeut maintenant que j'aille à Sainte-Sabine. » Mais frère Tancrède, prieur des frères, frère Odon, prieur des sœurs, tous les frères et la prieure des sœurs essayèrent de le retenir en disant : « Père saint, il estprès de minuit, et il ne convient pas que vous partiez, »


Cependant il refusa de faire comme on voulait et dit : « Le Seigneur veut que je parte et enverra son ange devant moi. » Il prit donc pour compagnons Tancrède et Odon et s'en alla. Quand il fut arrivé devant la porte de 1 Eglise, voici que selon sa parole, un jeune homme d'une grande beauté se présenta à eux avec un bâton à la main, comme étant prêt pour un voyage. Alors le Bienheureux fit passer ses compagnons devant lui , le jeune homme marchant le premier et lui le dernier; ils arrivèrent ainsi à la porte de l'église de Sainte-Sabine qu'ils trouvèrent fermée. Lt jeune homme s'appuya contre la porte, et elle s'ouvrit immédiatement. Il entra le premier, puis les frères, et en dernier lieu le bienheureux Dominique ; puis le jeune homme s'en alla et la porte se referma de nouveau. Frère Tancrède lui dit 3lors : « Père saint, quel est ce jeune homme qui était avec nous ? » et il répliqua : « Mon fils, c'est un ange que Dieu a envoyé pour nous garder. » Les Matines sonnèrent alors et les frères descendirent au chœur. Ils furent surpris d'y trouver Dominique et ses compagnons ; car ils savaient que la porte avait été fermée. »

Telles sont quelques-unes des légendes de ce temps, et on peut encore en trouver des traces dans les lieux où ces faits se sont passés. Sur la porte de l'église de SainteSabine, une fresque à demi-effacée rappelle la visite de l'ange, et dans l'église même, on conserve la pierre qui fut lancée contre Dominique en prière. L'endroit où il avait coutume de prendre son repcs, est indiqué par une inscription latine. On voit aussi la chambre où Hyacinthe et Ceslas reçurent l'habit, et le tableau qui est au-dessus du chœur, rappelle l'histoire de leur vocation singulière.

L'église et le couvent de Sainte-Sabine ont toujours appartenu à l'Ordre; les souvenirs qu'ils offrent, comme témoins des faits miraculeux de la vie de saint Dominique, n'ont rien perdu de leur fraîcheur. Le couvent de SaintSixte n'est plus habité. L'insalubrité du lieu, où il est


bâti, en chassa les religieuses dès l'année 1575, et depuis cette époque, elles habitent, sur le Quirinal, un monastère qui porte le nom de Saint-Dominique et Saint-Sixte. Mais au milieu de son abandon et de ses ruines, on voit encore un monument qui rappelle le passé de ce lieu. Cette petite salle du chapitre, sur le seuil de laquelle le fils de la veuve fut rappelé à la vie, et où Dominique et les sœurs étaient assemblés, quand on apporta la nouvelle de la mort du jeune Napoléon, existe encore. C'est un des restes précieux, si

rares à Rome, de l'architecture ogivale. On y a fait le premier essai de restauration de ce style qui a été en vigueur à Rome pendant trois siècles. Cette salle de chapitre a été récemment convertie en chapelle, dont les murailles sont ornées de fresques à la façon antique; elles représentent la vie de saint Dominique. Il est heureux que ces premiers pas vers la renaissance de l'art chrétien, aient été tentés dans ce monument de l'Ordre des Frères-Prêcheurs et par un artiste dominicain l.

En 1667, les deux couvents de Saint-Clément et de SaintSixte ont été donnés aux Dominicains Irlandais, chassés de leur patrie par la persécution. « Comme notre province d'Irlande, » dit le père Antoine Monroy, maltre général de l'Ordre a cette époque, « a souffert de longues eL cruelles persécutions, si bien que sep fils n'ont plus ni maisons, ni lieu pour se mettre à l'abri, nous les jugeons dignes de toute pitié. » Le bref leur concède formellement les deux couvents - « comme refuge pour la malheureuse province d'Irlande, D et aussi pour y établir un collège. Depuis cette époque, SaintClément et Saint-Sixte ont toujours été assignés aux religieux de cette nation.

L'église et les bâtiments de Saint-Sixte étaient, il y a quelques années, couverts de peintures et ,d inscriptions commémoratives de divers miracles et de faits de la vie de

(1 ) Le père Hyacinthe Bessou.


saint Dominique ; on montrait la chaire du haut de laquelle il prêcha et propagea le Rosaire ; mais beaucoup de ces peintures et de ces objets ont été détruits ou enlevés. Le cours des anpées et l'injure des temps n'ont pu cependant Wacer le souvenir du Saint en ce lieu, et dans le diplômé où Clément VII rend aux.Frêres-Prêcheurs le couvent, qui ne leur avait plus appartenu depuis un' certain temps, l'acte de donation est précédé du long sommaire des événements merveilleux, qui ont rendu ce lieu digne d'être compté parmi les- lieux saints de Rome. Le diplôme est çlaté du 19 Lonvier 4 614

CHAPITRE - XIX.

Dominique quitte Rome. Il visite Bologne en allant en Espagne. Incidents de son voyage. Il PJ-êcbe à Ségovie. Fondation qu'il y fait, ainsi qu'à Madrid. Son oraison continuelle.

Ce fut dans l'automne de 1218 que Dominique se prépara à quitter Rome, pour visiter les divers établissements fondés en une seule année par ses enfants, depuis leur dispersion à Saint-Romain. Cette mémorable année les avait vus s'établir dans presque toute l'Europe, et il sentit que le rapide accroissement de l'Ordre rendait sa présence et son inspec- tion nécessaires dans les nouvelles maisons. On dit aussi qu'un sentiment d'humilité le porta à quitter Rome. Ses prédications et ses miracles lui avaient conquis une réputation qui lui était pénible. C'est pourquoi nous le voyons s'éloignant de la Ville Eternelle, au mois d'octobre, accompagné de quelques frères, son bâton à la main, son sac de voyage sur hs épaules, muni comme toujours d'une copie des saints Evangiles. Un franciscain, nommé Albert, les joignit en chemin; Hyacinthe et ses trois compagnons partaient dans le même temps pour le Nord. Les pas de Domi-


nique se dirigeaient vers Bologne, où les frères étaient toujours dans leur couvent de Sainte-Marie de Mascarella, en butte à bien des embarras et des découragements, contre lesquels ils continuèrent à lutter jusqu'au mois de décembre suivant, lorsque, comme nous aurons occasion de le rapporter, l'arrivée de Réginald d'Orléans donna un nouvel élan à leur entreprise. ,

La visite de Dominique ne dura que quelques jours; néanmoins elle répandit la joie et la consolation parmi Les frères.

Pendant son séjour, le miracle qui avait eu lieu au réfectoire de Saint-Sixte, se renouvela ; les frères furent nourris par les Anges, et le fait est raconté avec tant de grâce par le bon père Louis de Palerme, que nous l'avons laissé parler lui-même.

« Après que notre très-doux Père saint Dominique eut fini l'œuvre difficile que lui avait confiée le saint Pontife à Rome, il se rendit à Bologne, et vint loger à Mascarella, où les frères demeuraient toujours, par la raison que les chambres à Saint-Nicolas étaient encore trop fraîches et trop humides ; or il arriva un joue qu'à raison de la multitude des frères, il n'y eut pas de pain, excepté qdBlques trèspetits morceaux. Le Benedicite ayant été dit, le bon Père éleva ses yeux et son cœur à Dieu, et voici que, les portes étant fermées, apparurent tout à coup deux beaux jeunes hommes portant des paniers pleins de pains blancs, et quoiqu'ils en donnassent un à chacun des frères, ils se multiplièrent tellement, qu'il en resta abondamment pour trois jours. Ce grand miracle arriva deux fois à Rome et deux fois à Bologne ; la seconde fois, après les pains, les Anges distribuèrent aux frères une poignée de figues sèches. Le frère qui raconta ce fait avec serment au pape Grégoire IX, ajouta qu'il n'avait jamais mangé de meilleures figues, ce à quoi le Pontife répondit : a C'était grâce à-mallre Dominique ; car - elles n'avaient pas été cueillies dans votre jardin. » Comme s'il eâL voulu dire que Dieu les avait


produites au même moment. Les frères qui en mangèrent étaient plus de cent. Benedictus Deits » Le père Louis de Palerme ajoute : « J'ai été dans les cellules bâties par les mêmes frères, et je les ai mesurées avec soin, dans l'année 1528. Elles avaient quatre pieds et demi de large et à peine six de long. Le prieur de Sainte-Marie de Mascarella, avec qui j'étais très-lié, m'a dit que chaque année a l'anniversaire du jour où les saints Anges ont apporté le pain miraculeux, de très-douces odeurs-se répandent dans le réfectoire et l'embaument pendant quarante heures. » La table sur laquelle les pains avaient été déposés, fut laissée à Sainte-Marie, quand les frères allèrent habiter Saint-Nicolas, et on la voyait encore contre le mur, et protégée par des barres de fer, quand le père Louis de Palerme écrivait.

Dominique quitta bientôt Bologne, avec le projet de se rendre dans son pays natal, qu'il n'avait pas revu depuis seize ans. Nous ne savons de ce voyage que deux traits. Il - est rapporté que quand Dominique et ses frères quittèrent Bologne en la compagnie du Franciscain dont nous avons parlé, ils furent attaqués par un chien furieux, qui déchira l'habit du pauvre frère, tellement qu'il ne pouvait continuer son voyage. Il s'assit donc dans sa désolation sur le bord du chemin, mais le Bienheureux appliqua un peu de boue sur le parement déchiré, et ce nouveau genre de raccommodage réussit parfaitement; quand la boue sécha, l'habit parut intact.

L'autre histoire est ainsi gaîment racontée par Castiglio : « Dominique arriva un jour dans une hôtellerie avec quelques compagnons ; l'hôtesse parut mécontente d'avoir à se déranger pour des voyageurs qui tout en étant nombreux, ne devaient lui rapporter qu'un gain médiocre, parce qu'ils mangeaient peu. Aussi, tandis que les serviteurs de Dieu s'entretenaient ensemble de choses spirituelles, elle allait et venait en proférant des murmures, des blasphèmes et toutes


les injures, qui lui venaient à l'esprit ; et plus le saint patriarche Dominique cherchait à l'apaiser par de bonnes paroles, plus elle devenait arrogante, ne voulant absolument pas entendre raison. A la fin, comme le tapage que faisait cette mégèçe, Jes empêchait complètement de s'entendre, Dominique lui dit : « Ma sœur, puisque vous ne voulez pas nous laisser la paix pour l'amour de--Dieu, je le prie de vous imposer silence. » A peine eut-il prononcé ces mots, que la femme perdit la parole et devint complètement muette. Elle demeura ainsi jusqu'au retour d'Espagne du saint Patria^he; comme il s'était arrêté au même lieu, l'hôtesse se jela à ses pieds, pour implorer son pardon, et il lui rendit la parole en lui recomjnandaBt de" s'en servir désormais poüria louange de Dieu.

C'est probablement pendant le cours de ce voyage que l'incident qu'on va lire arriva dans la ville de Faenza , comme l'attestent les anciens Mémoires de cette ville. Albert, évêque de Faenza, était si captivé par l'éloquence du Saint et le merveilleux attrait de ses discours, qu'il ne voulut point qu'il logeât autre part que dans son palais. Cela n'empêcha pas Dominique de suivre son genre de vie ordinaire. Chaque nuit, il se levait à l'heure de Matines et allait dans l'église ta plus rapprochée, pour assister à l'office divin. Les serviteurs de l'évêque, curieux de savoir comment il sortait secrètement , sans troubler le repos de personne, se mirent à l'observer. Ils virent deux beaux jeunes hommes, qui se • tenaient à la porte de sa chambre avec des flambeaux allumés, et le conduisaient ainsi que ses compagnons. Les portes s'ouvraient devant eux, et de cette manière, ils allaient chaque nuit en sûreté à l'Eglise de Saint-André, puis après le chant des Matines, ils revenaient comme ils étaient venus.

Quand l'évêque eut connaissance de ce miracle, il veilla lui-même, et Le jit de ses propres yeux; il en fut si frappé, qu'il donna l'église de Saint-André à Dominique, pour y fonder un couvent de son Ordre. Un souvenir de cette mer-


veille est demeuré dans le npm donné au terrain, qui slpare le Palais Episcopal de l'église Saint-André; on l'appelle « Le champ des Anges. »

Sans doute, plusieurs cités du nord de l'Italie reçurent la visite de Dominique, mais il n'y a à ce sujet aucune tradiLion certaine. Nous ne pouvons donc que représenter à notre imagination le Saint traversant les plaines de la Lombardie et passant les Alpes, pour le retrouver ensuite au couvent de Saint-Romain de Toulouse.

Le nombre des frères.s'étaiL beaucoup ccru mais la mort du comte de Montfort et les persécutions renouvelées par les hérétiques présentaient un sérieux obstacle à leur progrès ainsi qu'à celui de l'Eglise dans cette contrée.

Dominique resta quelque temps avec ses enfants pour les encourager, et nomma prieur frère Bertrand de Guarrigue, récemment arrivé de Paris. 11 continua alors sa route vers l'Espagne, et avant Noël il était à Ségovie, dans la vieille Castille. Alors un événement arriva, que nous ne devons pas omettre. Les frères qui l'accompagnaient, découragés peutêtre par leurs nombreuses fatigues, et plus encore par les difficultés dont ils avaient été témoins dans les couvents nouveaux encore de Bologne et de Toulouse, se répandirent 4 en murmures, et se déterminèrent même à quitter l'habit et à retourner au siècle. Quelques écrivains assurent que ces religieux ne venaient pas d'Italie avec le Saint, mais que c'étaient de jeunes novices Castillans, attirés à lui par la renommée de son éloquence et de ses miracles, et dont la ferveur tomba aussitôt qu'ils eurent fait plus ample connaissance avec l'austérité de sa règle; c'est la conjecture la plus probable. Quoi qu'il en soit, leur mécontentement fut bientôt découvert par Dominique. Il fit tout ce qu'il put pour les détourner de leur dessein, mais ce fut en vain; trois seulement restèrent avec lui ; les autres regardèrent en arrière, après avoir mis la main & la charrue et le laissèrent. Dominique se tournant alors tristement et avec douceur vers ceux


qui lui restaient fidèles, leur adressa les paroles que le Sauveur avait dites dans une occasion semblable : « Et vous, voulez-vous donc aussi m'abandonner ?o La mémoire de ce fait a été conservée dans un touchant passage des constitutions de l'Ordre, qui y fut ajouté plus tard : « Quand les novices, est-il dit, désireront retourner au siècle, nous commandons à tous les religieux de les laisser partir librement, et de leur rendre tout ce qu'ils auraient apporté. On ne les inquiètera pas à cause de leur départ, à l'exemple de celui qui, lorsque plusieurs de ses disciples l'abandonnèrent, dit à ceux qui restaient : « Et vous aussi, voulez-vous vous retirer ? »

Le plus grand nombre de ceux qui abandonnèrent Dominique revinrent bientôt à lui.

La ville de Ségovie, où Dominique s'arrêta d'abord, n'est pas loin d'Osma. Le cœur du Saint si tendre et si sensible dut être rempli d'émotion, lorsqu'il revit ces lieux pleins des souvenirs de son amitié avec l'évêque Diego, et des paisibles années, qu'il y avait passées pendant sa première jeunesse, avant que Dieu ne l'en eût tiré pour le montrer au monde.

Ce fut peut-être le sentiment d'une affection bien légitime pour des lieux remplis de souvenirs anciens et liés a une si chère mémoire, qui le détermina à choisir Ségovie pour sa première fondation en Espagne. On a conservé peu de détails sur le séjour qu'il y fit. Il logea chez une pauvre femme qui, pleine de vénération pour son hôte, s'avisa de lui dérober une dure chemise de crin qu'il avait quittée, pour en prendre une autre plus dure encore. A quelque temps de là, la maison ayant pris feu, tout y fut brûlé, excepté le coffre qui contenait cette précieuse relique. Cette chemise de crin a été longtemps vénérée dans le monastère de Valladolid.

Dominique prêcha en Espagne avec plus de succès qu'à l'ordinaire. La langue de sa patrie et l'aspect des collines espagnoles, qu'il revoyait après une si longue absence, enrichirent sans doute sa parole de nouvelles inspirations. Il


semblait aussi que Dieu voulût que des témoignages spéciaux de son miraculeux pouvoir accompagnassent les prédications de son serviteur. Une longue sécheresse avait afiligé les campagnes des environs de Ségovie et réduit les habitants à la plus grande détresse ; un jour qu'ils étaient réunis hors des murs pour entendre la parole do Dominique, celui-ci, après avoir commencé à parler, s'arrêta tout à coup, comme s'il eût été soudain inspiré de Dieu et il s'écria : « Ne craignez rien, mes Frères, mais confiez-vous en la divine miséricorde; je vous annonce de bonnes nouvelles; car aujourd'hui même, Dieu vous enverra une grande pluie et la stérilité sera changée en abondance. » Quelques instants'après, la prophétie commença à s'accomplir, car il plut si fort que la foule assemblée put à grand'peine regagner la ville, On montre encore le lieu où arriva ce miracle; une petite chapelle y a été érigée, pour en perpétuer le souvenir.

Dans une autre occasion, Dominique prêchant devant le sénat de la ville, parla ainsi : « Vous écoutez les paroles lr un roi de la terre, écoutez maintenant celles du Rôi éternel et divin. » Un des sénateurs s'offensa de la liberté de ces paroles, et montant à cheval, il tourna bride en s'écriant avec mépris : « C'est une belle chose en vérité que ce charlatan nous garde ainsi tout un jour pour entendre ses sottises.

Il est temps d'aller dîner. » Dominique le regarda tristement et dit en s'adressant à ceux qui restaient : « Il s'en va, mais avant un an il sera mort. » Peu de mois après, il fut tué au même endroit par son propre neveu.

Les prédications du Saint le rendirent bientôt populaire parmi les Ségoviens. Ils étaient fiers de lui, comme d'un compatriote, et l'entouraient, pour l'écouter, partout où il se montrait.

On rapporte que Dominique ne parlait jamais en public, avant de s'être mis a genoux devant une petite image de la Sainte Vierge, en répétant le verset : « Dignare me laudare


te, Virgo sacrata ; da mihi virtutem contra hostes tuos. » « Daignez me permettre, ô Vierge sainte, d'annoncer vos louanges, et donnez-moi de la force contre vos ennemis. »

C'est depuis lui aussi, dit le père Croiset, que l'usage s'est introduit parmi les prédicateurs de commencer leurs sermons par un Ave Maria.

En peu de temps, Dominique eut réuni à Ségovie un nombre assez considérable de nouveaux disciples, et il jeta les fondations d'un couvent, sous le titre de la Sainle-Cfoix.

Un de ceux qui s'étaient attachés à lui, nommé Corbolan, et connu sous le nom du c bienheureux Corbolan le simple » fut nommé prieur. Ce couvent était situé près de la petite rivière Eresma, sur les rives de laquelle Dominique avait coutume de parler aux multitudes. Tout près de là, on voit encore un autre endroit consacré par sa présence. C'est une grotte profondément creusée dans le roc où il se retirait habituellement la nuit, pour s'isoler de ses disciples, et se livrer au saint exercice de la prière et de la présence de Dieu. Les parois de cette grotte, comme témoignèrent ceux qui l'avaient observé en secret, étaient souvent mouillées de ses larmes et do son sang. Cette grotte- fait atijourdhui partie de la chapelle érigée en l'honneur du Saint et est réunie à l'église. Elle a été visitée par sainte Térèse qui déclara y avoir reçu tant de grâces et de consolations qu'elle aurait désiré passer sa vie dans ce saint liey.

Aussitôt que le couvent de Ségovie fut établi, Dominique partit pour Madrid. La maison que le frère Pierre y avait déjà fondée, lorsqu'il y fut envoyé de Toulouse, était en dehors de la ville. Cette pauvre maison, qui n'avait qu'une petite église et un dortoir étroit, sans séparations, n'était vraiment qu'un ermitage. Dominique résolut d'en faire un couvent de femmes; car il en trouvait les ressources et les revenus insuffisants pour les frères. Ce fut donc le troisième monastère de sœurs qu'il fonda. Il n'eut pas pour celles-ci moins de sollicitude que pour ses filles de Prouille et de


Saint-Sixte. On possède encore une magnifique lettre du

Saint, dans laquelle il les exhorte à remplir les devoirs de leur vocation. Nous allons en citer une partie, pour donner une nouvelle preuve de l'importance qu'il attachait aux - moyens extérieurs, qui favorisent l'observation stricte et entière de la règle.

« Frère Dominique, Maître des Frênes Prêcheurs, à la mère Prieure et à tout le couvent des sœurs de Madrid, salut et perfectionnement de vie par la grâce de Dieu. Nous nous réjouissons et remercions Dieu de votre progrès spirituel, et de ce qu'il vous a tirées de la fange du monde.

Combattez encore, mes filles, contre votre ancien ennemi par les veilles et les prières; car celui-là seul sera couronné, qui aura légitimement combattu. Jusqu'ici' vous n'a-viez pas de maison convenable pour suivre toutes les règles de notre sainte religion,. mais à présent il n'y aurait pas d'excuse, si., vous y manquiez; car maintenant, Dieu soit loué! vous avez un couvent où l'observance peut être facilement gardée. C'est pourquoi je désire que le silence soit observé dans tous les endroits prescrits par les constitutions : dans le choeur, le réfectoire, le corridor du dortoir, et que partout vous viviez suivant vos règles. Nous-chargeons notre cher frère Maurice, qui a tant travaillé pour votre maison et vous a établies dans votre saint état, de disposer toutes choses selon qu'il jugera convenable, afin que vous puissiez vivre saintement et religieusement. »

Le peuple de Castille reçut Dominique avec.de singulières marques d'honneur. Castiglio mentionne de nombreuses donations, faites à son Ordre par les magistrats de Madrid, en date du mois de mai 1219. Ses sermons étaient écoutés par une foule innombrable d'habitant, parmi lesquels se fit bientôt remarquer un changement merveilleux. Il fut si grand et si frappant que, au rapport de Gastiglio, a le Saint ne pouvait arrêter ses larmes, à cause du contentement céleste que lui faisaient éprouver les manifestes faveurs de


Dieu et, sa tendresse pour les pécheurs. » La prédication du Rosaire était comme toujours son grand instrument pour la conversion du peuple, et la propagation de cette dévotion fut la cause de plusieurs faits merveilleux. Lorsqu'enfin il se prépara à retourner à Toulouse, les regrets des citoyens furent sans bornes; « car ses manières et sa conversation, » continue Castiglio, « avaient captivé les âmes de tous. Ils se sentaient élevés en haut par de célestes et généreux désirs, tandis que leurs cœurs étaient attirés vers lui par une grande tendresse. » Il dut y avoir en effet quelque chose de particulièrement doux et familier dans ces communications entre lui et ces convertis de Madrid ; car il écrivit au pape pour lui faire part de leurs ferventes dispositions, et Honorius leur envoya ainsi qu'aux habitants* de Ségovie un bref, par lequel il leur donnait à tous sa bénédiction.

Plusieurs autres couvents étaient déjà fondés en Espagne, mais on ignore quelle participation Dominique a prise à leur établissement. Les auteurs ne s'accordent pas non plus sur les villes qu'il visita ; il parait certain qu'il fit un séjour dans la ville de Palencia, à l'université de laquelle il avait étudié dans sa jeunesse. On a un intéressant souvenir de cette visite dans le testament d'un certain Antoine, qui laissa une somme d'argent pour fournir de cire la confrérie du saint Rosaire, fondée dans cette ville par « le bon Dominique de Gusman, » comme il l'appelle. Nous voyons par cette pièce quelle date ancienne nous devons assigner à l'institution des confréries du Rosaire, qui furent en effet fondées partout où Dominique annonça la parole de Dieu, surtout dans le nord de l'Italie ; car partout où il passait, il suivait toujours le même plan de travail. Il prêchait sans repos ni trêve, et la relation de la plupart des miracles, que lui attribuent les traditions populaires, est mêlée à l'histoire de la propagation de cette sainte confrérie. Son temps ne lui appartenait jamais ; il l'avait depuis longtemps consacré à Dieu pour le salut des âmes. La vocation de Frère Prêcheur


lui semblait l'entier abandon de soi-même aux autres ; aussi, partout où il se montrait, il était suivi par des foules qu'attirait l'odeur de sa sainteté, et l'on avait coutume de dire que la pénitence était facile, quand elle était prêchée par maître Dominique. Quoiqu'il ne fût jamais seul, sa vie d'oraison n'était pas interrompue. Il connaissait bien le secret de cette perpétuelle union avec Dieu au milieu des distractions exlé-

rieures, si admirablement expliqué par la vie de la- plus grande de ses filles, sainte Catherine de Sienne, quand elle parle de la cellule intérieure, qu'elle s'était faite dans son cœur. C'est dans cette cellule qu'il trouvait son repos, et l'habitude de l'oraison avait uni si étroitement son âme à Dieu, que rien n'avait le pouvoir de le séparer de ce centre « dans lequel il reposait, » dit Castiglio, « avec une qaié, tude et une tranquillité merveilleuse. Il ne perdait jamais ce repos de l'âme qui est essentiel à l'esprit de prfère, mais dans tous ses -travaux et toutes ses sollicitudes, au milieu de la faim, de la soif, de la fatigue, des longs voyages et des distractions continuelles que lui donnait le salut des âmes, son cœur était libre et prêt à se tourner vers Dieu à toute heure, comme s'il n'eut connu que lui ; auss^jouissait-il de grandes consolations, qui n'étaient pas accordées aux autres.

Nous en avons la preuve dans ses paroles, son zèle et toutes ses actions, dans lesquelles paraissaient la grâce et la douceur du Saint-Esprit, qui montraient combien son âme était favorisée. 5 En effet, saint Dominique était surtout un homme de prière ; c'est le caractère le plus saillant de sa vie. Jour et nuit, seul ou avec d'autres, silencieux dans la contemplation, ou entouré des distractions de la vie apostolique, son eeeur resta toujours fixe dans ce centre inébranlable et fidèle, qu'il avait trouvé de si bonne heure en Dieur Dans ce seul fait se trouve tout le secret des grâces, dont sa belle âme était ornée; et la source de cette tranquillité extérieure, jointe à la douceur et à l'amabilité de s" manières, de


laquelle tous ont rendu témoignage, lui mérita d'être appelé « Rôse de patience. » Cet admirable état n'était autre chose qu'un parfum odorant, exhalé par la présence continuelle de Dieu, dans laquelle il vivait.

CHAPITRE XX.

Retour à Saint-Romain. Dominique part pour Paris. Jourdain de Saee. Entrevue avec Alexandre, Roi d'Ecosse. Retour en Italie.

Dominique revit les frères de Saint-Romain dans le mois d'avril de l'année 1219. Sa présence remplit de joie tous les cœurs. Ce n'était pas seulement parmi les frères qu'elle répandait le bonheur, mais, si nous en croyens un ancien écrivain, « les Juifs eux-mêmes et les Sarrasins, qui étaient si nombreux em Espagne, l'affectionnaient tous, excepté les , hérétiques qu'il réduisait au silence par ses victorieuses prédications.1 s Une fois encore, Toulouse entendit la puissante éloquence de cette voix qui, en des temps passés, avait déjà porljé l'Evangile de paix sur les collines et dans les villages du Languedoc. Une telle multitude de peuple accourait pour l'entendre, que Saint-Romain ne pouvant la contenir, ce fat dans l'église cathédrale de Saint-Etienne, devant l'Evêque et le Chapitre, qu'il fut obligé de prêcher, et ses sermons furent suivis d'ub grand nombre de conversions. Pendant son séjour à Toulouse, il se livra sans réserve à tous les travaux de la vie apostolique. Tout le jour il était dans la ville ou les pays environnants, prêchant et instruisant le peuple ; ses nuits étaient employées à la prière et à de rudes austérités. Il consacra aussi à ses frères une grande partie

(1) Jean d'Espagne.


de sa sollicitude et de son zèle, en, s'efforçant de les former kla sainteté. Prouille et Saint-Romain étaient pouclui alors, ce que Saint-Sixte et Sainte-Sabine avaient été à Rqme, et l'on dit qu'un nouveau miracle de multiplication des pains eut lieu au. réfectoire (!e Saint-Romain.

Il prit Bertrand de Guarrigue pour l'accompagner dans son voyage à Paris. Quelques-uns de ses jeunes disciples étaient aussi avec lui, et ce fut par cempassion pour leur faiblesse et leur fatigue qu'il changea, dit-on, miraculeusement de l'eau en vin, trait bien digne de son attentive charité ; a car, ainsi que le rapporte Gérard de Frachet, ils avaient été délicatement élevés dans le siècle. »

Les voyageurs se détournèrent un peu de leur route, pour visiter le sanctuaire de Roc-Amadour-près de Cjhors, où ils passèrent la nuit à prier dans l'église de Notre-Dame. Le joursuivant, comme ils poursuivaient leur chemin en chantant des litanies et récitant des psaumes de l'office divin, deux pèlerins allemands les-joignirent et se mirent a les suivre de près, entraînés qu'ils étaient par leur piécé. Quand ils arrivèrent au plus prochain village, ces nouveaux amis les invitèrent à s'asseoir et a dtner avec eux; ils marchèrent ainsi ensemble pendant quatre jours. Le cinquième, Dominique dit à Bertrand : « Frère Bertrand, cela me peine de moissonner ainsi les biens matériels de ces pèlerins, sans semer en eux les biens spirituelsmettons-nous à genoux, et demandons à Dieu de comprendre leur langue, et nous leur parlerons de Jésus-Cbrist. » Ils prièrent donc, et durant le reste du voyage ils furent en état de converser ensemble.

Ile se séparèrent près de Paris, et Dominique commanda à.

Bertrand de garder la chose, secrète jusqu'à sa mort : « autrement, dit-il, le peuple nous prendrait pour des saints, et nojis ne sommes que des pécheurs. » - Jourdain de Saxe rapporte de ce voyage une autre anecdote, qu'il avait apprise de Bertrand lui-même. Une violente tempête les ayant surpris pendant leur route, Dominique


Ht le signe de la croix, et ils continuèrent leur voyage, sans qu'aucun d'eux fût mouillé par les torrents d'eau, qui tombaient autour d'eux. Une autre fois que la pluie avait traversé leurs vêtements, ils s'arrêtèrent dans un petit village pour y passer la nuit, et les compagnons de Dominique s'approchèrent du feu pour se sécher, mais lui se rendit à l'église devant le Saint-Sacrement. Au matin, les habils des frères étaient encore mouillés, tandis que les siens étaient tout à - fait secs; le feu de la charité qui brûlait en lui, s'était communiqué à ses vêtements.

Nous avons déjà raconté la fondation du couvent de Saint-Jacques à Paris. En dépit de tous les obstacles, le nombre des frères s'était élevé à trente, et la présence du fondateur leur donna 4in nouvel élan. Son séjour parmi eux fut très-court, mais marqué par deux faits importants. Le premier soin de Dominique fut d'établir une maison régulière avec des cloîtres, un réfectoire, un dortoir et des cellules pour l'étude 1 ; car il faut se rappeler que les frères avaient d'étroits rapports avec l'Université ; ils y suivaient les cours de théologie et de philosophie avec les autres étudiants.

Son second soin fut de disperser les frères, selon la coutume qui était pour lui comme une loi. Les villes de Limoges, Reims, Poitiers et Orléans furent choisies pour les nouvelles fondations, et le petit troupeau si péniblement réuni fut presque aussitôt disséminé.

Pierre Cellani, ce citoyen de Toulouse, qui avait été le premier bienfaiteur et le premier disciple de l'Ordre, fut assigné à Limoges. Il essaya de faire valoir son incapacité pour prêcher: « Va, mon fils, va et ne crains rien 5, fut l'héroïque réponse de son chef, « deux fois chaque jour, je me souviendrai de toi devant Dieu ; ne crains rien, tu gagneras

(i) Ceci est tiré de l'histoire de Martène et doDrre une nouvelle preuve du système suivi par Dominique d'établir toujours Ir des maisons régulières. ̃


beaucoup d'âmes au Seigneur, et il sera avec toi. » Pierre obéit avec la simplicité qui lui était naturelle, et plus tard il racontait que dans toutes ses difficultés, il n'avait jamais invoqué Dieu et Dominique sans recevoir du secours.* Le saint patriarche eut le bonheur à Paris de donner l'habit à son vieil ami Guillaume de Montfertat, qui avait éUdié pendant deux ans à l'Université ; il y fit aussi la connaissance de Jourdain de Saxe, que le même motif avait amené à Paris.

L'histoire de la vocation de Jourdain est d'une admirable beauté. Il avait coutume de se lever toutes les nuits, pour assister aux Matines de Netre-Dame, 'et quelque temps qu'il fit, rien ne le pouvait retenir au lit. Un matin, craignant d'être en retard, il quitta son logis en grande hâte, et il arriva à la porte de l'église, avant qu'elle fût ouverte.

Comme il attendait le moment d'entrer, un mendiant vint lui demander l'aumône, mais dans son empressement, il avait oublié sa bourse chez lui. Toutefois, plutôt que de refuser l'aumône qui lui était demandée au nom de Dieu, il - ôta un riche ceinturon monté en argent, qu'il portait selon la mode du temps, et le donna au pauvre. Quand il entra dans Y église, il aperçut en se prosternant devant le crucifix son ceinturon autour du cou du Christ, et dans le même instant, il entendit au dedans de lui une voix puissanté7 qui l'appelait à servir Dieu plus parfaitement. Cet appel, et les désirs qu'il 6t naître, en lui, le poursuivirent sans relâche, et quand il entendit parler de la sainteté de Dominique, il résolut de lui découvrir l'état de son âme. Ses conseils et sa direction lui rendirent la paix, mais il ne prit l'habit qu'après avoir été gagné par l'éloquence de Réginald d'Orléans.

C'est dans ce voyage de Dominique à Paris, que le Saint eut une entrevue avec Alexandre II, roi d'Ecosse. Ce monarque était venu a Paris, dans l'intention de renouveler l'aniance qui avait autrefois existé entre l'Ecosse et la maison royale de France. La reine Blanche, mère de saint


Louis, avait une estime particulière pour Dominique et l'invitait souvent à venir à la Cour: C'est là probablement que le roi d'Ecosse rencontra pour la première fois le patriarche des Frères-Prêcheurs. Les particularités de leur entrevue ne sont point connues; d'anciens auteurs assurent que le Saint fut vivement sollicité par le roi d'envoyer quelquesuns- de ses frères en Ecosse et qu'il leur promit sa paternelle et royale protection. On ignore l'époque certaine à laquelle cette demande reçut son accomplissement1 mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'Alexandre bâtit dans son royaume plusieurs couvents pour les frères, et qu'il porta toujours à l'Ordre un amour particulier. Huit religieux furent envoyés en Ecosse, ayant pour guide un père, nommé Clément, qui fut plus tard évêque de Dublin. On ne bâtit pas moins de huit couvents sous le règne de ce pieux roi.

Dominique, a^nt terminé sa courte visite à Paris, reprit la route d'Italie, accompagné seulement de Guillaume de Montferrat et d'un frère lai qu'il avait amené d'Espagne.

Ces longs voyages accomplis à pied et le repos si court que Dominique s'accordait a lui-même, nous remplissent d'admiration pour l'énergie et le courage qu'ils manifestaient en lui. La disposition de son esprit fortifié par une sainte joie et plein d'une mâle vigueur, lui faisait mépriser toutes les fatigues et tous les dangers, dans ses courses au sein des contrées sauvages et incultes. En traversant la Bourgogne, il arriva à Châtillon - sur-Seine, où il fut logé avec une grande charité par un pauvre ecclésiastique; Dominique paya généreusement la bienveillance de son hôte ; car tandis qu'il était encore dans la maison, on apporta lilitouvelle que le neveu de l'ecclésiastique était tombé du haut d'un toit et qu'il s'était tué dans sa chute. Dominique alla au-devant de lui et le rendit à ses parents sain et sauf. D'autres guérisons

(1) La chronique de Mclrcsc dît q'Ie l'établissement de l'Ordre en hcosse ne remoute pas au delà de l'année 1 230-


miraculeuses signalèrent son passage dans cette ville. En la quittant, il se rendit à Avignon, où des souvenirs de lui existent encore ; on y voit un puits, sur lequel est gravée une inscription, qui rapporte qu'en 1219 le fondateur des Frères-Prêcheurs bénit l'eau du puits, qui a rendu «la santé à beaucoup de malades par la vertu de la bénédiction dû Saint.

Tous les- compagnons de Dominique n'étaient pas aussi robustes voyageurs que lui. Au moment où il traversait les Alpes Lombardes, le courage et les forces du pauvre frère Jean, ce frère lai, qui était venu d'Espagne , lui firent complétement défaut. Vaincu par la faim et la fatigue, il s'assit incapable de continuer. Le bon père lui dit : q Qdavez-vous, mon fils, pourquoi vous arrêtez-vous ainsi ? -« Père, parce que je meurs de faim. o « Prenez courage, mon fils, reprit le Saint, encore un peu de temps, et nous trouverons quelque endroit pour nous reposer. » Mais comme le frère Jean répondit qu'il était hors d'état d'aller plus loin, Dominique eut r- recours à la prière, puis il commanda au frère d'aller à un - endroit qu'il lui montra du doigt, et de prendre ce qu'il y trouverait. Le pauvre frère se traîna à l'endroit indiqué et y vit un pain d'une extrême blancheur. Il le mangea sur l'ordre du Saint, et sentit renaître ses forces. Après s'être informé de sa santé, Dominique lui ordonna de porter les restes du pain là où il l'avait trouvé. Le frère obéit, et ils continuèrent le voyage: Comme ils marchaient, le frère se prit à s'étonner de ce merveilleux incident : « Qui avait mis ce pain là? demanda-t-il, j'étais sûrement hors de moimême, pour l'avoir pris avee tant d'indifférence ! Père saint, d'où venait ce pain ? Dites-le-moi. » « Mon fils, répondit Dominique, n'avez-vous pas mangé, autant que vous aviez besoin ? » 1 Oui J, répliqua le frère. Alors, ajoute Gérard de Frachet, le bienheureux Dominique, ce véritable ami de l'humilité, lui répondit : « Puisque vous avez ce qu'il vous faut, remerciez Dieu, et ne vous inquiétez pas du reste. »


Bientôt Dominique foula une fois encore le soLde l'Italie, qu'il ne devait plus quitter jusqu'à sa mort ; c'était en l'été de 1219. Huit mois seulement s'étaient écoulés, depuis qu'il avait quitté Rome, et dans cet espace de temps, il avait répandu son Ordre dans toute l'Espagne et la France. Sa route nous est indiquée par les couvents qu'il semait sur ses pas. Asti, Bergame, Milan, le reçurent avec honneur ; il fut retenu à Bergame pa^ une grande maladie, qui l'empêcha de continuer son abstinence et ses jeûnes, fait sans exemple jusqu'alors dans sa vie. A Milan t il fut reçu comme l'envoyé de Dieu, et le chapitre de Saint-Nazaire en particulier l'accueillit avec des témoignages particuliers d'affection.

Trois célèbres professeurs, citoyens de Milan, prirent l'habit entre ses mains. Il partit avec ces nouveaux frères pour Bologne, où il arriva vers le mois d'août.

Mais il est temps de rapporter les progrès du couvent de cette ville depuis la dernière visite de Dominique, qui avait eu lieu l'année précédente. ,

CHAPITRE XXI.

Le couvent de Bologne. Effets de la prédication et du gouvernement du bienheureux Réginald. Ferveur de la communauté de SaintNicolas. Conversion de frère Roland et de frère Monéta. Dispersion des frères dans les cités du nord de l'Italie. Les novices du bienheureux Réginald. Bonviso de Plaisance. Etienne d'Espagne. Rodolphe de Faênza. - Réginald est envoyé à Paris.

Le bienheureux Jourdain entre dans l'Ordre. Succès de Réginald. Sa mort. Traits caractéristiques de l'Ordre.

Les progrès des frères de Bologne à leur petit couvent de Mascarella 'avaient été lents, et les difficultés qu'ils rencontrèrent avaient produit un grand découragement parmi eux jusqu'à l'arrivée de Réginald d'Orléans. Il s'était rendu à Bologne aussitôt après son retour de la Terre--Sainte, selon


les conventions qui avaient été faites entre lui et Dominique.

Il y arriva le 21 décembre 1218. Sa présence changea immédiatement la position des frères. Il fut nommé vicairegénéral en l'absence du saint fondateur et ses talents pour le gouvernement, unis a la brillante éloquence qui le distinguait, donnèrent une nouvelle vie à la communauté. Ceux qui avaient traité les frères avec mépris, vinrent en foule à leur église pour entendre le célèbre prédicateur.

Réginald avait une âme ardente qui entraînait tout par sa force*. Bientôt l'église fut trop petite pour contenir son auditoire, et il fut obligé de prêcher dans les rues et sur les places publiques. On arrivait des villes et des campagnes voisines pour l'entendre. Il semblait qu'on était revenu au temps des apôtres. Le feu des paroles du prédicateur produisait un effet merveilleux sur ceux qui l'entendaient; et tandis qu'on remarquait un changement général dans tous - les rangs des fidèles, un grand nombre d'entr'eux était saisi d'un saint et impétueux enthousiasme. Ils sentaient l'appel de Dieu dans leurs cœurs, laissaient le monde et demandaient avec instance l'habit religieux. c Réginald » dit le bienheureux Jourdain « était rempli d'une brûlante et véhémente éloquence qui embrasait les cœurs de ses auditeurs comme avec une torche enflammée. »

1 Dans l'espace de six mois, iLreçut plus de cent novices dans l'Ordre; parmi eux, il y avait plusieurs docteurs et des étudiants les plus distingués de l'Université. Ce fut bientôt comme un dicton populaire « qu'il n'était pas prudent d'aller entendre maître Réginald, à moins qu'on ne fût décidé à prendre son habit. » Cet accroissement rapide rendit bientôt le couvent trop étroit. Au commencement du printemps de 1219, les frères allèrent donc s'établir à l'église de SaintNicoIas-des-Vignes située hors des niurs 3e Bologne. Plusieurs signes miraculeux avaient présagé la sainteté future de ce lieu. Ceux qui travaillaient dans les vignes qui - y étaient plantées, avaient entendu- des anges, chanter au dessus de


leurs têtes et il y avait une tradition quitlésignail cet endroit comme devant être un séjour de prière et un but de pèlerinage.

La vie des religieux à Saint-Nicolas sous la conduite de Réginald, vérifia la prédiction ; car ce fut la plus fervente et la plus complète réalisation de la règle de Dominique, que l'on vit jamais.

Plusieurs des frères imitaient leur saint patriarche dans ses longues veilles, ses disciplines e.t les autres pratiques qui lui étaient chères. On ne pouvait entrer à quelque heure du jour ou de la nuit dans l'église, sans y voir quelques-uns des frères plongés dans une fervente oraison.Après Complies, ils visitaient tous l'autel, à l'imitation de leur saint fondateur, et le spectacle de leur dévotion, lorsqu'ils baignaient la terre de leurs larmes, remplissait les assistants d'admiration.

Après Matines, un très-petit nombre retournait se coucher; presque tous passaient la nuit en prière ou à l'étude, et tousse confessaient chaque jour avant de célébrer le saint sacrifice.

Ils professaient une tendre dévotion envers la Mère de Dieu. Deux fois chaque jour, après Matines-et après Compiles, ils visitaient son autel et en faisaient trois fois le tour, en chantant des hymnes en son honneur et se recommandant, ainsi que leur Ordre, à sa protection. Ils se faisaient un cas de conscience de manger, avant d'avoir annoncé la parole de Dieu à quelque personne; ils servaient aussi les malades dans les hôpitaux; joignant ainsi les œuvres corporelles de charité aux œuvres spirituelles. Enfin la joie de leurs cœurs, en brillant sur leurs fronts, les faisait ressembler à des anges cachés sous une forme humaine. L'observation du silence était étroite parmi eux, et elle est célèbre par le fait qu'on va lire.

Une nuit, un frère étant en prière dans le chœur, fut saisi par une main invisible et traîné si violemment dans l'église, quil appela au secours. Ces troubles, provenant de la malice du démon, étaient très-fréquents au commence-


ment de l'Ordre. Aux cris du pauvre frère , dont ils devinaient bien la cause, plus de trente religieux accoururent pour le secourir. Mais tous leurs efforts demeurèrent infructueux ; ils furent eux-mêmes rudement maltraités et traînés sans pitié dans l'église. A la fin, le bienheureux Réginald lui-même, arriva, et menant le frère infortuné à l'autel de Saint-Nicolas, il le délivra de son persécuteur.

Pendant tout ce temps, malgré la frayeur et l'horreur dont les frères étaient saisis, aucun d'eux n'osa prononcer un seul mot, ni faire entendre le moindre cri par respect pour le silence, du sorte que le seul bruit qui fut entendu cette nuit, fut l'appel du frère victime de cette méchanceté diabolique.

Cette admirable discipline était sans doute le fruit d'une rigide sévérité, mais cette rigueur même atteste tout à la fois la perfection de ceux qui en usaient pt de ceux qui l'acceptaient.

Le calme surnaturel et sans passion de l'acteur principal dans le fait suivant, rapporté par Gérard de Frachet, atténue son caractère de rigueur, qui pourrait blesser un lecteur vulgaire, et le revêt d'une dignité et d'une sublimité merveilleuses.

Un frère lai avait commis une légère infraction contre la pauvreté ; bien que convaincu de ses torts, il refusait cependant d'accepter la pénitence qui lui était imposée. Réginald résolut de détruire cet esprit d'insubordination naissante.

Il ordonna donc au coupable de mettre ses épaules a découvert, et élevant au ciel des yeux baignés de larmes, il prononça ces paroles avec calme et douceur, comme s'il eût présidé au chœur : « 0 Seigneur Jésus-Christ, qui -avez donné à votre serviteur Benoît le pouvoir de chasser le

démon du corps de ses moines par la verge de la discipline, accordez-moi de vaincre la tentation de ce pauvre frère par le même moyen, vous qui viveï et régnez avec le Père et le

Saint-Esprit dans .tous les siècles. Amen. » Alors il le


frappa si rudement que les frères qui étaient présents étaient émus jusqu'aux larmes. Mais le pénitent rentra en lui-même et ne retomba plus dans la même faute. C'était le moyen que Réginald employait ordinairement pour délivrer les frênes des assauts du démon, et nous nous tromperions beaucoup, en lui donnant les traits d'un homme dur et tyrannique. Bien au- contraire, ce qui distinguait surtout son caractère, c'était une sévérité mêlée de douceur ; ses rigueurs contre le démon lui étaient inspirées par la tendre affection qu'il avait pour ses enfants. Ils ne comprirent jamais autrement sa manière d'agir; car Réginald était aimé comme un père, et la renommée de sa rigide discipline n'empêchait pas les multitudes de la considérer comme le guide le plus sûr dans les voies du salut.

Le premier qui entra dans l'Ordre -après l'arrivée de Réginald à Bologne, fut Roland de Crémone, lecteur de philosophie à l'Université *. Sa vocation fut un heureux événement pour les frères; car ils ne s'étaient point encore relevés de leur découragement, et malgré la présence de Réginald, quelques-uns avaient résolu de quitter l'Ordre. Ils s'étaient même réunis au chapitre dans le but de conférer sur ce triste sujet, quand la porte s'ouvrit tout à coup, et Roland apparut, demandant avec instance à recevoir l'habit.

Réginald obéissant à une subite inspiration, prit son propre scapulaire-et le jeta sur les épaules du postulant. Cet événement rendit la fermeté et le courage à tous lés frères, et la conversion de Roland entraîna plusieurs de ses anciens amis à l'imiter. Celle du frère Monéta, lui aussi professeur à l'Université, ne fut pas moins remarquable. Avant l'arrivée de Réginald, il se moquait de la religion, et vivait sans aucune des contraintes qu'elle impose; cependant il ne voulut point s'exposer à la séduction de l'éloquence du célèbre prédicateur, et n'alla point entendre ses sermons,

(1) Lecteur ou professeur. (Note du Traducteur.)


dont il avait entendu raconter les merveilleux effets. Le jour de la fête de saint Etienne, quelques-uns de ses élèves firent leurs efforts pour le mener à l'église. N'osant ni refuser ni accepter, Monéta leur proposa d'entendre d'abord la messe à Saint-Procule. Ils s'y rendirent et assistèrent à trois messes.

Mais enfin, Monéta ne pouvant plus reculer, se vit obligé d'accompagner ses élèves à Sainte-Marie, où R,' ginald prêchait. L'église était tellement pleine, qu'ils ne purent entrer, et Monéta fut obligé de rester sur le seuil de la porte, d'où il pouvait, malgré la foule, tout voir et tout entendre, tant le silence était profond. Le prédicateur parlait de saint Etienne dont on faisait la fête, et avait pris ces paroles pour texte : « Je vois le ciel ouvert, et Jésus assis à la droite de Dieu. »

« Le ciel est ouvert aujourd'hui » s'écria-t-il, « !a porte est toujours ouverte pour celui qui veut entrer. Pourquoi attendez-vous? Pourquoi restez-vous sur le seuil? Quel aveuglement 1 quelle négligence 1 Les cieux sont ouverts 1 » "'randis que Monéta écoutait, son cœur était ému et il fut bientôt vaincu. Quand Réginald descendit de la chaire, il rencontra son nouveau pénitent qui s'abandonna à sa direction, et après qu'il eut passé une année d'épreuve dans le monde, il reçut l'habit et devint lui-môme fondateur de plusieurs couvents. La sainteté de sa vie égala alors le désordre des années de sa jeunesse, et il mourut plein de jours et de mérites, ayant, dit-on, perdu la vue à force de pleurer.

C'est dans sa cellule que mourut le saint patriarche comme nous le raconterons plus tard. # Telle était la situation de la communauté de Bologne, quand Dominique y arriva de nouveau. Son premier acte fut de renoncer à certains avantages, qui avaient été faits au couvent par un citoyen de la ville. Dominique déchira de sa main le contrat, en disant que tous les frères demanderaient leur pain, plutôt que d'abandonner la loi de la pauvreté. Sa seconde action diminua peut-être la joie qu'avait excitée son arrivée. Ce fut une nouvelle dispersion de la famille si nou-


vellement réunie. Des religieux'furent envoyés dans chacune des villes où il avait passé, et où il avait tout disposé pour les y assigner. En quelques semaines, Milan, Bergame, Asti, Vérone, Florence, Brescia, Faënza, Plaisance et d'autres villes de Toscane et de Lombardie, reçurent de petits détachements des nouveaux apôtres. Il y avait sans doute de graves raisons dans une telle extension de l'Ordre au nord de l'Italie. Il fallait lutter contre l'hérésie des Manichéens, qui la désolait alors comme elle avait désolé le midi de la France. C'était le grand ennemi, contre lequel était dirigé l'Ordre des Frères Prêcheurs, et-partout où use montrait, Dominique savait que lui et ses fidèles soldats avaient une mission à remplir.

- Si la communauté de Bologne était grandement réduite par ces colonies, qu'elle envoyait dans d'autres villes, de' nouvelles vocations vinrent bientôt remplir ses vides. Parmi ceux auxquels le saint Patriarche donna l'habit, il faut" citer Je Frère Roboald. Son nom devint fameux par les succès qu'il remporta sur les hérétiques à Milan. On rapporte une singulière aventure qui lui arriva pendant le cours de ses prédications dans cette ville. Les Manichéens étaient alors fort nombreux et traitaient les missionnaires catholiques avec la dernière violence. Un jour que Roboald était en prière devant le mattrc-autel d'une église, une bande de ces mécréants forma le projet de se divertir à ses dépens. Ils envoyèrent donc un des leurs, pour se jouer de lui. a Père, dit l'hérétique, je sais que vous éles un homme de Dieu, capable d'obtenir tout ce que vous voulez par la prière.

Je vous prie donc de faire sur moi le signe de la croix, car je souffre d- une fièvre cruelle, et je voudrais devoir ma guérison à vos mains. » Roboald reconnut la malice de son ennemi et répondit : « Mon fils, si vous 'avez cette fièvre, je prie Dieu de vous en délivrer, mais si vous ne l'avez pas, et que vous disiez un mensonge, je le prie de vous l'envoyer comme châtiment. » Cet homme sentit aussitôt les approches


de la maladie qu'il feignait d'avoir, et se mit à crier avec impatience : « Faites sur moi le signe de la croix, faites-lemoi, je vous en prie. Ce n'est pas votre coutume d'appeler r des malédictions sur les hommes, mais au contraire des guérisons. » Roboald répliqua : « Ce que j'ai dit est dit. Si vous avez la fièvre, que Dieu vous en délivre. Si vous ne l'avez pas, vous l'aurez çeftainement. » Pendant que cela se passait, les autres hérétiques étaient sur le seuil de la porte, riant de ce tour joué au Saint, comme ils pensaient ; mais leur gaieté s'évanouit bientôt, quand ils virent leur compa- gnon venir à eux avec tous les signes réels de la fièvre. Le résultat de tout ceci fut sa conversion, et celle de sa famille - entière. Roboald voyant son sincère repentir, lui rendit la santé et le reçut, ainsi que ses enfants, à la communion de

l'Eglise.

Bonvisi de Plaisance, un autre novice revêtu à Bologne des mains du saint Patriarchê, fut envoyé dans son propre pays, avant sa profession, pour y annoncer la parole de Dieu. Bonvisi n'y allait pas très-volontiers, parce que son humilité lui faisait craindre de ne pas réussir et de porter préjudice à son Ordre. Dominique cependant l'encouragea et lui dit : « Les paroles de Dieu seront dans votre bouche, mon fils : allez sans crainte et faites ce que je vous dis. »

Bonvisi ne sentit plus dès lors aucune difficulté dans la prédication. Il fut un de ceux qui déposèrent lors de la canonisation du Saint; il affirma que « pendant tout le temps qu'il le connut, il ne l'avait jamais vu dormir que par terre, ou sur un banc, et jamais dans un lieu particulier, mais quelquefois dans l'église, quelquefois dans le dortoir et souvent dans le cimetière. »

Etienne d'Espagne fut un des nouveaux disciples de l'Ordre. Sa conversion est remarquable. Il l'a racontée lui-même, étant à cette époque étudiant à Bologne. a Tandis que j'étais là, dit-il, maître Dominique arriva, et se mit à prêcher aux étudiants et aux autres. J'allai me Confesser à lui et je crus


reconnaître qu'il m'aimait. Un soir que j'étais assis pour souper avec mes compagnons, deux Frères vinrent à m oi t , me dirent : « Maître Dominique vous demande. » Je répondis que j'irais aussitôt que j'aurais soupé. Mais comme ils me dirent qu'ils m'attendait de suite, je me levai, laissant la table et mes amis. J'allai à Saint-Nicolas, où je trouvai Maître Dominique, entouré de ses Frères. Il se tourna vers eux et leur dit : fi Apprenez-lui à faire la prostration,» et eux me l'ayant enseigné, je la fis, et il me donna l'habit de Frère Prêcheur. Je n'ai jamais pensé à cela sans une grande surprise, me demandant par quelle inspiration il avait pu m'appeler et me donner ainsi l'habit, car je ne lui en ayafs jamais parlé. Aussi je ne doute pas qu'il-n'ait agi par une inspiration divine. D

Etienne fut témoin dans le procès de canonisation du saint Patriarche. Sa déposition est consignée dans les Actes de Bologne.

Un autre membre distingué de la famille de Bologne fut Rodolphe de Faenza dont nous ne parlons que maintenant, bien qu'il soit entré plus tôt dans l'Ordre. Quelques auteurs assurent qu'il était confesseur de saint Dominique, et on lit dans les Vies des Frères, qu'étant un jour très-ailligé de l'inconstance de plusieurs Frères, qui voulaient passer de son Ordre à celui de Cîteaux, Rodolphe fut favorisé d'une vision, dans laquelle il vit Notre-Seigneur, sa bienheureuse Mère et saint Nicolas, -étendant leurs mains sur sa tête et le consolant, puis ils le conduisirent sur le bord de la rivière qui coule à Bologne, et lui faisant voir un grand vaisseau chargé "de religieux revêtus du saint habit, ils lui dirent : « Vois-tu tous ceux-là, Frère Rodolphe? Ils sont tous de ton Ordre, et partent pour remplir le monde. » Rodolphe était procureur du couvent. Dans une certaine occasion, il ht unif légère addition aux deux mets fixés par la règle.'pela déplut beaucoup au saint Patriarche, qui ne mangeait jamais que d'un seul, et appelant près de lui le procureur, if lui dit


tout bas : CI Pourquoi voulez-vous gâter les Frères avec ces pitances?» On assure cependant que l'addition était fort légère. « Le dîner de Dominique, rapporte Rodolphe, était si frugal et si vite terminé, que souvent pendant qu'il attendait que les Frères eussent fini le leur, il s'endormait de fatigue à cause de ses longues veilles. »

Tels furent quelques-uns des Frères du couvent de SaintNicolas. -La réputation de sainteté de cette maison était si grande, qu'on en parlait comme d'un asile de salut. Nous en donnerons pour preuve le trait suivant, rapporté par Taëgius et quelques autres.

« Il y avait à Bologne un clerc de grand savoir, mais attaché au monde et dont la vie était tout autre que sainte.

Une nuit, il lai sembla tout à coup être au milieu d'un vaste champ. Au-dessus de lui, le ciel était couvert de nuages, la pluie tombait en abondance, et une horrible tempête éclata. Il regardait tout autour de lui, pour trouver un abri contre la grêle et le tonnerre, mais en vain. Il aperçut enfin une petite maison, et s'en approchant aussitôt, il frappa à la porte qui était soigneusement fermée. Une voix du dedans lui dit : a Que demandes-tu ? » « Un abri pour la nuit, à cause de l'orage qui gron de, » ja voix repartit : « Je suis la Justice. Cette maison est la mienn.e; mais tu ne peux y entrer parce que t-u n'es pas juste. » Le clerc s'éloigna tout triste, et alla frapper à une autre porte. On lui répondit : a Je suis la Paix, et il n'y a pas de paix pour le méchant, mais pour les hommes de bonne volonté. Cependant, comme mes pensées sont des pensées de paix et non de désolation" je vais te dire ce que tu as à faire. A quelques pas d'ici habite ma sœur, la Miséricorde, qui aide toujours les affligés. Va vers elle, et fais ce qu'elle te commandera. » Lui, continuant son chemin, vint à la porte de la Miséricorde, et elle lui dit : « Si tu veux te sauver de ,cette tempête, va au couvent de Saint-Nicolas où demeurent les Frères Prêcheurs.

Là tu trouveras la nourriture de la doctrine; l'âne de la


simplicité, le bœaf de la discrétion; Marie qui t'éclairera, Joseph qui te rendra parfait, Jésus qui te sauvera. » Le clerc rentrant en lui-même et pensant aux conseils de la Miséricorde, s'en alla vite trouver les Frères, et reçut le saint habit. » , Les grands talents et les succès du bienheureux Réginald déterminèrent Dominique à l'envoyer à Paris, dans l'espérance qu'il ferait pour le couvent qui y avait été établi ce qu'il avait fait pour celui de Bologne. Son départ causa aux Frères une vive peine. Ils pleurèrent quand il partit, comme si on les eût arrachés des bras de leur mère.

Mais le but du saint Fondateur fut pleinement atteint. dans la courte et brillante carrière qui attendait Réginald îiTaris.

Sa merveilleuse éloquence, dont la véhémence était irrésistible et toute surnaturelle, attira bientôt une grande foule à ses sermons. Quand il prêchait, les rues étaient désertes. Sa vie, au reste, correspondait si bien à ses paroles, qu'on le considérait comme un ange de Dieu. « Tous croyaient que c'était un envoyé du Ciel, » dit un vieil écrivain, et de fait les étudiants et les habitants de Paris étaient vraiment à même de comprendre le mérite de celui dont le sacrifice à la cause de la religion. s'était opéré sous leurs propres yeux.

- Matthieu de France, prieur du couvent de Saint-Jacques, qui avait été lui-même dans sa jeunesse étudiant à Paris, dans le temps que Réginald était professeur à l'université de cette ville, lui demanda un jour comment, après avoir été habitué dans le monde à une vie si brillante et si pleine de jouissance, il avait pu persévérer dans la sévère discipline de l'Ordre.Réginald baissant humblement les yeux: a Vraiment, mon Père, lui dit-il, c'est sans aucun mérite de ma part; car Dieu a rempli mon âme de tant de consolations, que les rigueurs dont vous me parlez m'ont été très-douces et très-faciles. » Sa vie tout entière en était en effet la preuve; car tandis qu'il se faisait constamment remarquer


par la rigueur de ses austérités, il accomplissait toutes choses avec tant de promptitude et de joie, qu'il enseignait à ceux qui le voyaient la douceur de la croix par la manière dont il la portait.

Parmi les disciples que Réginald attira à l'Ordre et qui reçurent l'habit de ses mains, fut le bienheureux Jourdain de Saxe. Nous avons déjà raconté sa première vocation a l'état religieux, mais ce furent les paroles persuasives de Réginald, qui le décidèrent enfin à prendre définitivement l'habit. Jourdain amena avec lui son intime ami, Henri de Cologne, alors chanoine d'Utrecht ; « je l'aimais dans le Christ, dit Jourdain de Saxe, d'une affection que je ne don- - nai jamais à ?urun autre. C'était un vase d'honneur et de perfection, tellement que je ne me, rappelle pas avoir, dans toute ma vie, trouvé une plus aimable créature. » Ils logeaient dans la même maison et suivaient les mêmes cours. Jourdain, dont l'esprit était plein des pensées de la vocation à laquelle il n'avait pas encore obéi, en parlait souvent à son ami et l'engageait à prendre le même parti que lui. Henri refusait constamment, et Jourdain avec non moins de persévérance continuait ses arguments. 11 nous a' fait dans un stylemagnifique le récit de ses efforts et de leurs résultats. « Je l'engageai, dit-il, a se confesser au bienheureux Réginald, et quand il revint, j'ouvris le prophète Isaïe, comme pour y chercher un conseil, et je tombai sur le passage suivant : « Le Seigneur m'a fait entendre sa voix, et je ne lui résisterai pas. » Je n'allai pas plus loin, et, comme f interprétais ce passage, qui répondait si bien à l'état de mon propre cœur, nous lûmes quelques lignes plus bas ces mots : « Restons ensemble, » qui semblaient nous avertir de ne pas nous séparer, mais de consacrer notre vie au même but » «Où est maintenant le : Restons ensemble? »

écrivait quelques années après, Henri a son ami, vous êtes à

Bologne et moi à Cologne. Mais c'était en vertu de la loi dominicaine de dispersion.


Une-vision acheva la conquête d'Henri. Il vit Jésus-Christ assis sur un tribunal à côté de quelqu'un et lui disant : « Vous qui êtes là, qu'avez-vous jamais abandonné pour * Dieu?» Remplie de trouble à ces paroles, son âme fut déchirée par une courte mais mortelle angoisse. Il désirait accomplir son sacrifice, mais il ne pouvait encore s'y résoudre.

Enfin il alla trouver Réginald, et cédant à la forte impulsion par laquelle Dieu attirait son cœur en dépit de luimême , il fit entre ses mains la promesse d'appartenir à l'Ordre. Quand il revint : « Je vis, dit Jourdain, son angélique figure baignée de larmes, et je lui demandai où il était allé. » 11 me répondit : « J'ai fait un vœu à Dieu et je l'accomplirai. » Les deux amis prirent l'habit ensemble à la fin du Carême.

Une révélation avait fait connaître à Jourdain la mort de Réginald, et ce qu'il serait lui-même dans l'Ordre an jour.

C'était vers le commencement de février. Il vit pendant son sommeil une fontaine limpide, qui jaillissant soudait dans l'église de Saint-Jacques, se tarit subitement aussi.

Comme il s'en attristait, parce qu'il comprenait que cette vision présageait la mort prochaine de Réginald, il vit à la place de la fontaine, un fleuve qui coulant des eaux transparentes, couvrit bientôt de ses flots le monde tout entier.

C'était un emblème de la destinée future de Jourdain, et de sa puissance si féconde en œuvres, qu'il revêtit, dit-on, mille novices de sa propre main.

Parmi les disciples qu'eut Réginald à Paris, il faut citer Robert Biliber Kilward, Anglais de naissance, qui devint archevêque de Cantorbéry sous Edouard Ier, et cardinal de l'Eglise Romaine. Il passait pour un des plus grands théologiens de son siècle et pour un Ministre d'Etat distingué.

Cependant dans toutes ces dignités il n'abandonna jamais ni le caractère, ni l'habit religieux. Il voyageait à pied et vivait dans la sainte pauvreté, tenant sa profession de Frère


Prêcheur pour la plus haute de toutes les dignités dont il était revêtu. Réginald mourut au commencement de mars 4220..

Quand les médecins eurent constaté que son-état était désespéré, Matthieu de France vint annoncer au malade leur décision et lui offrit le sacrement de l'Extrême-Onction.

« Je ne crains, pas la mort, dit le malade, depuis que Marie m'a oint h Rome de ses mains bénies. Toutefois comme je vénère les Sacrements de l'Eglise, je veux bien recevoir la sainte Onction des mourants, et je demande humblement t qu'on me la donne. » Son corps fut inhumé dans l'Eglise de Notre-Dame-des-Champs, et quoiqu'il n'ait jamais été solennellement béatifié, on peut juger de la vénération dont il a été l'objet, par les prières et les hymnes en son honneur que l'on trouve dans les anciens livres d'offices de l'Ordre. Il était sans doute de ces grands hommes, à qui la terre ne rend pas toute la justice qu'ils méritent. En lui se trouvait l'union si rare du génie et d'une sainteté héroïque, et lorsque l'élément surnaturel eut pris possession de toutes ses facultés, il les sanctifia, sans détruire la richesse de son imagination, ni l'impétuosité de son éloquence. Ces dons éblouissants mirent le monde à .ses pieds, mais il eut 4e rare bonheur de ne se servir des hommages et des bonnes grâces des hommes, que pour en renvoyer la gloire à Dieu. Nul jamais peut-être ne fit de plus nobles sacrifices, et a nul .peut-être ils ne coûtèrent moins qu'à lui. Réginald restera pour tous les âges un exemple du plus rare de tous les miracles de la grâce, une âme pleine d'un génie que Dieu avait consacré.

On peut dire de l'esprit d'un Saint, qu'il se multiplie et lui survit dans ses disciples, eL dans les caractères distinctifs, que leurs vies font briller a nos yeux, nous trouvons le moyen d'apprécier de nouveau le caractère du fondateur, après l'avoir étudié dans sa pmpre vie. Nous pourrions dire encore que le jugement le plus vrai, qu'on peut

porter sur un fondateur, est celui qui résulte de la comparai-


son faite entre lui et ses disciples. Si les traits du premier sont répétés de siècle en siècle dans ceux -qui viennent après lui, si sa vie surnaturelle a "été le modèle, d'après lequel ils ont surnaturalisé la leur, il faut conclure avec assurance que la similitude de ces vies n'est pas un accident, mais le résultat d'un grand principe, profondément enraciné dans son âme, qui a étendu son ombre de tous côtés sur ses disciples. S'il en est ainsi, on ne peut manquer d'être frappé d'une particularité surprenante dans - les premiers compagnons de Dominique. Il semble que, au * milieu de leur zèle et de leur ferveur, on devrait rencontrer en eux quelques traces du rigide fanatisme attribué au Patriarche et à son Ordre par les préjugés populaires, se trahissant dans les rangs pressés des Frères Prêcheurs, comme une maladie héréditaire. Au contraire, quand nous cherchons à y découvrir quelques indices de fausse piété, de sombre tristesse, ou d'un esprit jJe vengeance cruelle et sanguinaire, nous nous perdons dans un jardin plein de douceurs.

Pris dans tous les rangs de la société, chevaliers, courtisans, professeurs, hommes du monde, pénitents et saints, les novices de Dominique, aussitôt que son esprit a soufflé sur eux, déploient à nos regards dans la variété de leurs caractères, un trait qui est comme l'ineffaçable marque d'une ressemblance de famille ; c'est la douceur, cette vertu dont l'Ecclésiastique parle ainsi : « Accomplissez vos œuvres avec douceur, et vous obtiendrez l'amour et l'estime des hommes. » Nous apercevons d'abord ce trait distinctif dans le grand fondateur lui-même, duquel il est dit que a personne ne résista jamais au charme de ses discours, ou le quitta sans se sentir meilleur. » Cette douceur-se montrait dans sa voix grave et sonore; elle brillait dans la splendeur de son front étoilé, et dans la beauté de son visage, sur lequel étaient peintes la joie et l'aménité, au rapport de tous ceux qui l'ont vu. On dit cependant qu'il pleurait souvent et facilement, mais c'est quand il était ému par les souffrances des


autres. La tendresse de son cœur était si grande qu'il ne pouvait contempler de loin les nvurs d'une cité, sans être louché jusqu'aux larmes, «en pensant à ceux qui y vivaient dans l'esclavage du péché. Cette bonté de cœur fut comme le droit d'aînesse, héréditaire parmi ses enfants. On le voit dans Réginald d'Orléans, qui amenait malgré eux les hommes à la pénitence, dans Henri d'Utrecht à cette aimable créature, » comme Jourdain de Saxe l'appelle, sur l'angélique visage duquel brillait une joie toute céleste, tandis que sa voix respirait l'innocence d'un enfant. » Elle apparaît également dans Jourdain lui-même, dorct la simple bonhomie n'était pas moins ravissante. Il rendait la paix aux consciences par un regard, et n'était sévère qu'envers ceux qui l'étaient pour les autres. Cette bonté surabondait à tel point de son cœur, que les furets sauvages qu'il trouvait sur sa route venaient à lui, et il jouait avec eux.

Il est rapporté d'un autre enfant de Bominique:'Ctue comme il priait dans un jardin, ses regards étaient si doux, que les timides oiseaux venaient se poser sur ses bras en croix.

On poùrrait remplir des volumes entiers, si l'on voulait raconter la mort de ces fils si doux d'un Père qui était la mansuétude même. Un grand nombre mouraient en chantant, ainsi que l'atteste la tradition. Dans re couvent de Vienne, un Frère, après avoir chanté des versets à la bienheureuse Vierge avec une joie merveilleuse, engagea son compagnon à se réjouir avec lui, disant : « Frère, ne vous étonnez pas, mais il m'est impossible de ne pas chanter mon amour pour Marie. » Quelques instants après, il ouvrit encore les yeux et dit à plusieurs reprises avec allégresse : c Que tout ce qui respire loue le Seigneur » , et il expira, le sourire sur les lèvres.

Guillaume d'Anicy fut visité sur son lit de mort par les anges qui se rendirent visibles aux assistants. Un de ces envoyés célestes, se penchant vers lui, lui donna un baiser


sur le front, faveur qu'il avait méritée parce qu'il avait toujours vécu et parlé comme un ange.

Jean de Gascogne, véritable merveille de sainteté, -sem- blable au cygne qui chante avant de mourir, répétait dou-, cemftnt, en rendant le dernier soupir : « Je remets, Seigneur, mon esprit entre vos mains. Alléluia 1 Car vous m'avez racheté, ô Dieu de vérité 1 Alleluial alléluia I »

Nous possédons aussi des récits touchants sur le zèle qu'ils montraient pour établir ou maintenir la paix. Frère Roboald, entre autres, avait une vocation spéciale pour calmer les querelles et réprimer les désordres. Il opérait des miracles pour obtenir la réconciliation des ennemis, mais-son caractère angéUque avait peut-être une plus grande puissance que ses miracles. Un jeune noble Milatfais avait été tué par son ennemi mortel. Ses deux frères jurèrent de tirer vengeance de ce meurtre. Roboald, après avoir essayé, mais en vain. d'apaiser l'un d'eux, le prit par la main, et lui ordonna de ne pas se remuer, avant qu'il eût promis de faire la paix.

Il perdit au même instant la faculté de se mouvoir, et tandis qu'il était dans cet état, son autre frère arriva, proférant des malédictions, des blasphèmes, et jurant de ne point prendre de repos, avant d'avoir plongé son épée dans le sang du meurtrier. Cependant ni l'un ni l'autre ne purent résister à la douceur de Roboald, qui les subjugua au point qu'il les envoya chez leur ennemi, pour dîner avec lui. Le lendemain ils vinrent tous trois à l'église du couvent ensevelir leurs discordes au pied de J'autel.

Laurent l'Anglais, surnommé le Bienheureux à cause de son heureux caractère, était connu en France et en Espagne comme le réconciliateur des ennemis.

Enfin, regardons en tous lieux et dans tous les siècles.

Partout nous trouverons les pieds de ces vrais prédicateurs « portant l'Evangile de paix. D Ils étaient tous formés sur une même ressemblance, celle de leur saint Patriarche, 1 doux, miséricordieux, patient et sobre, ne rendant pas


malédiction pour malédiction, mais bénissant ceux qui lu maudissaient. a Telles sont les expressions de Bonvisi de Plaisance. Non, certes, ces disciples de Dominique n'étaient pas des fanatiques, et nous avons lieu d'être étonnés que beaucoup d'entre eux aient porté le titre d'inquisiteurs si horrible à nos yeux aujourd'hui.

Avant de clore ce chapitre, disons un mot de la fondation d'un couvent de femmes à Bologne. Elle fut faite par Diane d'Andala, fille spirituelle de saint Dominique. Sa constance et sa fermeté triomphèrent de tous les obstacles suscités par ses amis contre sa vocation, et son père même devint un des plus généreux soutiens de la nouvelle maison. Cécile et Aimée, toutes les deux sœurs de Saint-Sixte, comme noas l'avons déjà dit, vinrent à Bologne en 1223. Ces trois filles de saict Dominique furent ensevelies dans le même tombeau, - et leurs restes ont été deux fois découverts et honorablement transportés.

CHAPITRE XXII.

Voyages de Dominique à travers l'Italie et son retour à Rome pour la cinquième fois. Accroissement de l'Ordre. Caractère de* premiers Pères. Entrevue avec saint François. Faveurs du Saint-Siège. Fondation de Saint-Eustorge.

Après le départ de Réginald, Dominique étajt resté quelque temps à Bologne, occupé à calmer les dissensions qui s'étaient élevées entre les nobles et les citoyens. Ses efforts ne furent pas infructueux. Ils le choisirent comme médiateur de la paix, et ce fut l'origine de l'affection spéciale qu'on lui.- voua dans cette ville. Cette confiance des Bolonais pour Dominique s'accrut par la conviction qu'ils acquirent de son entier désintéressement dans toute cette affaire ; car lorsqu'ils voulurent se reconnaître envers lui par des présents


et des donations, il refusa constamment et inflexiblement de recevoir les plus petites offres, qui dépassaient la portion d'aumônes quotidiennes que les Frères quêtaient de porte en porte. Son respect pour la pauvreté n'était pas moins grand que celui qui a illustré saint François. S'il y avait assez de nourriture dans le couvent pour la journée, il ne voulait pas qu'on reçût des ressources pour le lendemain. Très-souvent il prenait pour lui l'office de la quête dans les rues, et il le pratiquait avec un singulier plaisir.

Le Saint quitta Bologne dans le mois d'octobre de la même année, et traversant les Apennins, il se dirigea vers Florence où quelques Frères l'avaient précédé, pour commencer la fondation. Là encore la malice du démon fut déjouée et servit à l'extension de l'Ordre.

Une femme, sans religion et de mauvaise vie, nommée Bénéta , qui .avait été violemment tourmentée par le malin esprit, fut convertie et délivrée de sa possession par les prières de Dominique. Elle prit le voile et le nom de sœur Bénédicte.

- De Florence, le Saint alla a Viterbe, où le pape était alors ; il en fut reçu à bras ouverts. Le récit des progrés que lui et ses Frères avaient faits depuis leur départ de Rome, remplit de consolation l'âme du Souverain Pontife.

11 témoigna à l'Ordre sa bienveillance, son estime et son affection, en adressant des Brefs aux prélats et autres supérieurs ecclésiastiques de toute la chrétienté pour leur recomder de protéggr et de respecter l'Ordre des Frères-Prêcheurs.

Ces Brefs portent la date de novembre et décembre 1219.

Bientôt après leur publication, Dominique visita Rome pour la cinquième fois. Il y arriva au commencement de l'année 4220. Une circonstance coïncidant avec son retour, est rapportée par sœur Cécile. Ce fait, qui est sans doute peu de chose en lui-même, peint le caractère de ce grand homme, plus que ne le feraient des volumes. Il avait rapporté d'Espagne des cuillères en bois de cyprès pour les religieuses


de Saint-Sixte. Sœur Cécile décrit ainsi cet affectueux et charmant incident : « Après un certain temps, Dominique revenant d'Espagne apporta aux Sœurs un souvenir affectueux : quelques cuillères de cyprès ; chaque Sœur eut la sienne. Le lendemain de son arrivée,-ayant terminé sa prédication et d'autres œuvres de charité, il vint trouver les Sœurs pour leur donner ces cuillères de son pays. » Au milieu de ses voyages et de ses travaux, il avait trouvé dans son cœur le moyen ^t le temps de réaliser une pensée si simple. La consolation de ses enfants et le plaisir qu'il pourrait leur faire, étaient toujours présents à ses yeux. Ces cuillères, portées à travers les collines d'Espagne et d'Italie dans le petit sac du Saint pendant des voyages de plusieurs mois, qu'il faisait toujours à pied, étaient sans doute de précieuses reliques pour ses filles. -

Bientôt de nombreuses occupations vinrent l'assaillir a Sainte-Sabine ; assidu au travail comme toujours, il prêchait la parole de Dieu au peuple romain. A cette époque de sa vie se rapportent un grand nombre de miracles et beaucoup de conversions, qu'il obtint par le Rosaire.

Les novices accouraient par torrents dans les cellules de Sainte-Sabine, et le Bienheureux leur donnait tous ses soins avec sa vigilance et sa tendresse habituelles. Selon Thierry d'Apolda, leur ferveur était admirable : a quand ils considéraient, dit-il, la beauté et la pureté de leur institut, tout leur regret était de ne pas l'avoir embrassé plus tôt. » Le Saint prenait un grand soin des novices pour leur instruction et leur santé; car il fallait toujours modérer leur zèle. Au lieu d'avoir à les éveiller pour l'office, il fallait les chercher dans des endroits solitaires, où ils s'étaient retirés pour prier, et les contraindre a prendre un peu de repos. L'abstinence qu'ils pratiquaient était remarquable. Plusieurs passaient huit jours sans boire, et mêlaient de l'eau froide à leur nourriture. Ils regardaient la prédication pour le salut des âmes comme la partie essentielle de leur Institut. Quand Domini-


que les envoyait prêcher, ils ne prenaient avec eux que la Bible ou le Nouveau Testament. Si l'on proposait quelque mission dans les pays infidèles, ou dans quelque autpe lieu fertile en souffrances, tous s'offraient pour y aller. Il y avait en eux une sainte émulation pour sauver les âmes et pour cueillir la palme du martyre.

C'est en ce temps, selon les conjectures les plus probables des historiens, qu'eut lieu la célèbre entrevue de Dominique et de François dans le palais du cardinal Ugolin. Les auteurs Franciscains disent cependant qu'ell, eut lieu à Péronne l'année 1219. Après une conférence spirituelle d'assez longue durée, le Cardinal leur demanda s'ils permettraien.t à leurs disciples d'accepter des dignités ecclésiastiques. Dominique répondit le premier que l'honneur de défendre la foi contre les hérétiques, suffisait à ses Frères. Les paroles de François sont également caractéristiques « Mes qnknts, dit-il, ne seraient plus Frères-Mineurs, s'ils devenaient grands. Si vous. voulez qu'ils portent des fruits, laissez-les comme ils sont. » Edifié par ces réponses, Ugolin n'abandonna pas toutefois ses propres vues; quand il fut élevé au pontificat, il promut un grand nombre de religieux des deux Ordres at'Episcopat, quarante-deux furent choisis parmi les Frères-Prêcheurs. Nous ne nous arrêterons pas à raconter ici les nombreuses faveurs, dont le Saint-Siège honora à cette époque Dominique et ses enfants, en leur donnant une multitude de brefs et de lettres. L'une d'elles publiée au commencement de cette année, nommait le saint Patriarche, Supérieur ou Maître Général de tout l'Ordre, office qu'il n'avait exercé jusqu'alors qu'en vertu d'une autorisation tacite, et qui lui fut formellement donnée alors en prévision du Chapitre général qu'on projetait.

Tandis que se faisaient les préparatifs de cette grande assemblée, les Frères gagnaient chaque jour. du terrain en Lombardie, et fondaient à Milan le grand couvent de SaintEustorge. L'église dq ce npm avait été donnée à l'Ordre par


l'entremise du cardinal Ugolin. Avant l'arrivée des Frères, un ermite avait contume de dire au peuple : « D'ici à peu de temps, cette maison sera occupée par des Frères appelés Prêcheurs, qui éclaireront le monde entier ; car toutes les nuits Je vois briller autour de l'église des lampes, qui illuminent toute la ville. » Les chanoines entendirent atissi la douce harmonie des chœurs.angéliques. autour des murailles de ce lieu, qui était devenu à cause de cela l'objet d'une grande vénération. Ce couvent devint le chef-lieu de 1 Ordre en Lombardie, et il fut toujours le premier à combattre les hérétiques.

Le Chapitre général avait été fixé à la Pentecôte de l'année 4220, précisément trois années après l'époque à laquelle on peut assigner le commencement de l'Ordre. Ses merveilleux progrès dans un laps de temps si court, nous semblent miraculeux, mais peut-être la froideur de nos jours n'eut-elle -pas paru moins incompréhensible aux hommes de cet âge héroïque, s'ils avaient pu lire dans l'avenir.

Nous sommes remplis d'humiliation, quand nous comparons notre état de faiblesse et notre langueur avec la vigoèur, Je-dirai presque la force impétueuse de la vie religieuse de ces jours, pareille à la gigantesque végétation du NonveaùMonde. Et ce qui n'est pas moins admirable à nos yeux que ces étonnants progrès, c'est la simplicité avec laquelle sont exposés les faits qui les constatent. C'est à peine si de la bouche de ceux qui en furent les témoins, nous pouvons recueillir un mot exprimant le sentiment du succès. L'oeuvrè était l'œuvre de Dieu, et pour sa part, chaqué Frèré avait dans une sincère humilité les sentiments, qui ont dicté ces paroles au saint Fondateur assis au milieu de ses enfants, dans le premier Chapitre général : « Je ne mérite que d'être chassé du milieu de vous ; car je suis devenu froid et relâché, et je ne puis pius vous êtrè utile. »

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CHAPITRE XXIII.

Premier Chapitre général à Bologne. Loi de pauvreté. L'Ordre se répand en Europe. - Dominique tombe malade à Milan. Il visite Sienne. Tancrède. Voyages apostoliques en Italie. Retour à Bologne et conversion de Maître Conrad. Jean de Vicence. -

Anecdotes.

Les Pères de l'Ordre se trouvèrent réunis le 27 mai au couvent de Saint-Nicolas de Bologne. Le bienheureux Jourdain qui a laissé le récit de leurs actes dans cette circonstance mémorable, y était lui-même présent; il avait quitté Paris trois semaines auparavant. Mais il y avait en eux si peu de désir de paraître grands aux yeux des hommes, que nous n'avons presque pas de détails sur ce premier chapitre,

et plusieurs circonstances qu'il nous eût été intéressant de connaître sont passées sous silence. Le nombre des FrèresMineurs présents au premier Chapitre de François été soigneusement conservé, mais il n'en fut pas de même pour celui des Frères-Prêcheurs. On sait seulement que la France, l'Espagne, l'Italie et la Pologne eurent des représentants à cette assemblée. Dominique avait alors cinquante ans ; il n'avait rien perdu de cette mâle vigueur d'esprit et de corps qui l'avaient toujours distingué. Si nous cherchons parmi les rares matériaux que l'histoire nous a laissés sur les commencements de l'Ordre, quelque trace des sentiments de son âme en un moment si grave et si solennel pour lui, nous reconnaîtrons que le pouvoir, le succès, le gouvernement de tant d'hommes, qui lui avait donné un empire sur les âmes dans toute une moitié de l'univers catholique, n'avait en rien changé la simplicité ni l'humilité de son cœur. Il tendait vers Dieu comme toujours, et son premier acte fut d'obtenir qu'il lui fût permis de renoncer à une supériorité dont il se trouvait indigne. Quelques-uns seront tentés de croire que


c'était peut être une modestie feinte, et qu'il était loin de penser que sa renonciation serait acceptée. Mais le témoignage de Paul de Venise prouve que même à cette époque, il n'avait point abandonné sa plus chère espérance de porter la lumière de l'Evangile aux païens, aussitôt que l'Ordre serait solidement établi : « Quand nous aurons complétement élevé notre Ordre, avait-il coutume de dire, nous irons prêcher la foi de Jésus-Christ aux Cumans. »

Cette pensée secrète et profondément enracinée dans son esprit, le dominait encore, quand il fit ses efforts pour quitter le gouvernement de l'Ordre. Il est inutile de dire que sa renonciation fut rejetée à l'unanimité, et qu'il fut contraint de garder une autorité, qu'aucun de ses Frères n'eftt acceptée pendant sa vie; il conserva donc sa charge, mais à condition que son pouvoir serait limité et contrôlé par un conseil de Définileurs1, dont l'office devait être de revoir tous les actes du Chapitre, et même de corriger et de punir le Mattre général lui-même en cas de nécessité.

Plusieurs des lois qui forment encore aujourd'hui une partie des Constitutions de l'Ordre, furent alors établies : celles entre autres qui ont rapport à l'abstinence et au jeûne, et plusieurs regardant les titres et l'autorité des Supérieurs locaux. Mais le principal objet de cette assemblée fut l'adoption définitive de la règle de la pauvreté, sur laquelle on n'avait encore rien défini. L'Ordre renonça aux terres et aux donations qu'il avait possédées jusque-là, et il fut résolu que rien ne serait accepté dans l'avenir, excepté les aumônes quotidiennes, nécessaires à la subsistance des Frères. La propriété des monastèresde Toulouse et de Madrid fut transférée -aux couvent? des religieuses, et l'Ordre réduit à la sévérité de la pauvreté apostolique. Si dans le cours de six

(1) Dans l'Ordre de Saint-Dominique, on appelle Définiteurs les délégués d'une province, ayant voix délibérative dans les chapitres généraux et provinciaux, (NOTE DU TRADUCTEUR.)


siècles, les changements subis par la société, ont nécessité l'abrogation de ce qui semblait à cette époque une loi fondamentale, cette modification ne doit ni nous surprendre, ni nous scandaliser. Quelque chère que fût la pauvreté au cœur de Dominique, il ne la posa pas comme la fin de son Ordre ; il s'en servit seulement comme d'un moyen, et à cette époque ce moyen était essentiel et principal. En effet, le but immuable de l'Insiiiut des Frères-Prêcheurs est le salut des âmes, et quand l'autorité vivante de 1 Eglise a dispensé plus tard de l'observance de la lettre-d'une loi qui n'était plus adaptée a ce but, elle a voulu qu'on en pratiquât strictement l'esprit, et elle a expliqué avec des expressions si concluantes et si lumineuses qu'elles ne laissent rien à désirer, le principe en vertu duquel ce changement a été fait.

Dominique souhaitait ardemment de pourvoir à la préservation d'une autre règle importante de son Institut, l'étude de la science sacrée, et à cet effet il proposa que toutes les affaires temporelles des couvents fussent laissées entre les mains des frères convers, afin de donner aux prêtres plus de loisir pour se livrer entièrement à la prière et à l'étude. Ce conseil fut désapprouvé par les Pères, l'expérience ayant montré dans d'autres Ordres le danger de cette coutume ; Dominique n'insista pas. On fit aussi quelques règlements concernant les cellules, leur dimension et leur arrangement, et ml convint qu'il serait placé dans chacune un crucifix et une image de la sainte Vierge.

Le Chapitre devait être tenu une fois par an à Paris et à Bologne alternativement. Cette règle fut abandonnée plus tard, quand l'extension de l'Ordre rendit impossible la fréquence de ces assemblées, et nécessita qu'on les tint dans d'autres villes, selon les circonstances. Cette combinaison avait été faite alors à cause du voisinage des deux universités, parce que l'on regardait -alorlJ les rapports de l'Ordre avec elles comme étant de la première importance.

Nous ignorons combien de temps dura le Chapitre, mais


nous savons que Dominique travailla de nouveau au commencement de l'été, à la fondation et a l'établissement de nouveaux couvents. Des Frères furent envoyés au Maroc, dans quelques autres contrées infidèles et en Ecosse, d'après quelques historiens. Luc, évêque de Galicie , écrit : « A cette époque, on ne voyait surgir que des fondations de Frères Prêcheurs et de Frères Mineurs, et partout où l'hérésie apparaissait, les enfants de Dominique, ajoute-t-il, se levaient pour la combattre et la subjuguer. » L'influence gibeline des empereurs allemands était sans doute la causeprincipale de cette tendance à Hérésie, si répandue dans le nord de l'Italie, et tous les efforts de Dominique se tournaient contre elle. De Bologne où il résidait, il faisait dans les diverses villes de la Lombardie, de nombreuses excursions, sur l'ordre desquelles nous ne pouvons rien dire de certain. Dans le courant db l'été, on le trouve de nouveau avec le frère Bonvisi, à Milan, où il tomba malade une seconde fois. Bonvisi a laissé le récit de cette maladie, et des détails sur la patience et la gaieté que le Saint montra au plus fort de la fièvre. « Je n'avais jamais aucun motif de me plaindre de lui, dit-il, il paraissait toujours en prière et en contemplation, et aussitôt que la fièvre dimintrait, il se mettait à parler de Dieu aux Frères. Il louait Dieu et se réjouissait de ses souffrances, comme c'était sa coutume. » Il se faisait lire les conférences de Cassien et les Epîtres de saint Paul, qui avaient toujours été ses livres favoris, et nous croyons qu'il n'est pas hors de propos de voir dans cet attachement persévérant aux mêmes lectures, la marque de la tranquille stabilité d'esprit, qui formait un des traits distinctifs de sa nature.

Il serait trop long de nommer toutes les fondations du Saint, et tous les disciples qui entraient journellement dans son Ordre. Nous en désignerons seulement quelques-uns, choisis parmi les-plus dignes d'attention. La date de la visite de Dominique à Sienne n'a pas été exactement conservée. U


parait cependant qu'elle eut lieu dans le cours de cette même année. Pendant qu'il prêchait dans une église de cette ville, Tancrède, jeune noble de haute naissance et de grand renom à cause de son savoir, se trouvait dans la foule. Tandis qu'il écoutait et regardait le célèbre prédicateur, il aperçut quelqu'un qui se tenait à côté de lui dans la chaire et lui parlait à l'oreille. C'était la bienheureuse Vierge, qui inspirait son fidèie serviteur. Cette vue remplit Tancrède d'admiration, et quand le Saint descendit les degrés de la chaire, la même glorieuse apparition de Marie semblait voltiger en se rapprochant de plus en plus de lui. Elle montrait de son doigt maternel la figure du Prêcheur, et d'une voix douce, elle murmura tout bas à l'oreille de Tancrède : a Sais cet homme, Tancrède, et ne te sépare pas de lui.. Depuis cette époque, Tancrède devint ce qu'il avait été si doucement appelé à être, l'intimé et fidèle compagnon de son illosiie maître. On a conservé de beaux souvenirs de sa vie. Il avait une étonnante familiarité avec les anges qui se tenaient à ses côtés, quand il priait. Un jour qu'il intercédait avec ardeur pour un pécheur obstiné, il entendit un de ses célestes amis lui dire : « Tancrède, votre prière pour cette âme sera inutile. D Mais le zèle et la charité de ce véritable Frère Prêcheur ne furent pas même ébranlés par cette parole. Seulement il éleva la voix comme pour être mieux entendu, et trois jours après, il vit l'âme pour laquelle il avait tant prié, s'envoler au ciel. On ne pourrait trouver un plus bel et plus instructif exemple de la puissance de la prière=.

Un grand nombre de personnes de toutes les candikuns étaient attirées par la renommée croissante du nouvel institut. On y voyait entrer des hommes de grand savoir et de grande sainteté, d'autres qui étaient imparfaits et ignorante.

Cependant on dit que Dominique n'hésitait pas à appliquer les derniers comme les premiers à l'œuvre de l'enseignement, dans la ferme conviction que Dieu parlerait par leur bouche aussi bien que par celle des plus érudits, et aussi"


parce que sa. méthode pour les former consistait en partie dans la pratique de cette œuvre. Ce travail d'éducation ne cessait jamais pour Dominique ; car c'est de sa propre main qu'il dirigeait lui-même tous ses nouveaux disciples. On peut à peine comprendre la prodigieuse part d'occupalion, qu'il se réservait à lui-même. Nous le voyons dans toutes les villes d'Italie, et nous le trouvons surchargé d'occupation à Bologne, qui était devenu son quartier général. Cependant son zèle.pour la prédication ne se ralentissait jamais; il s'y croyait lié par un engagement solennel. Des choses étonnantes se passèrent sans doute dans les églises oà il parlait. A Bologne, il prêchait tous les jours une fois et quelquefois davantage. La foule entourait sa chaire et parfois remplissait l'église, au point qu'un grand nombre d'audi-teurs étaient obligés de rester en plein air. On l'accompagnait ensuite jusqu'aux portes de son couvent, afin de le voir et de lui parler encore. Dans une de ces occasions, deux jeunes étudiants s'adressèrent au Saint et l'un d'eux lui dit : a Père, je viens de me confesser ; je vous prie d'obtenir de Dieu le pardon de mes péchés. » Dominique, après avoir réfléchi un instant, répliqua : « Ayez confiance, mon fils ; vos péchés vous sont pardonnés. » Son compagnon fit alors la même demande, mais la réponse fut différente : « Vous n'avez pas tout confessé, » dit Dominique, et le jeune homme, faisant un retour sur lui-même, découvrit un péché secret, qui avait échappé à sa mémoire.

Une autre fois, 'le Saint avait prêehé sur une des places publiques de la ville. Quand le sermou fut terminé, le gouverneur de San-Severino, qui t'avait entendu, fendit la foule et attendit à genoux la bénédiction de Dominique, quand il descendrait de chaire; dans son admiration, il ne s'en tint pas là; le sermon du Saint valut à l'Ordre le don d'un couvent et d'une église, et il fut la cause de l'établissement des Frères Prêcheurs dans les Marches d'Ancône. Tout le pays qui s'étend entre les Alpes et les Apennins fut foulé par


les pieds infatigables du grand apôtre. Il rencontra une fois à Crémone son ami et son collaborateur saint François, qui était dans cette ville avec sa fille spirituelle, sainte Claire.

Les deux Saints logèrent dans la même maison, et on a conservé un trait qui a signalé leur rencontre en ce lieu. L'eau du puits de la maison était devenue malsaine; on leur en présenta dans un vase, pour que l'un d'eux la bénit, et lui rendit sa salubrité. Une charmante contestation s'éleva alors; chacun d'eux souhaitait que l'autre fît ce miracle, mais ce fut l'humilité de François qui l'emporta. Dominique bénit l'eau, qui reprit immédiatement sa limpidité et sa douce saveur'. Dans le cours de ses voyages, Dominique se trouva une nuit devant les portes du couvent Cistercien de SainteColombe ; comme il était tard, il n'en voulut pas déranger les habitants : a Couchons-nous ici , dit-il à son compagnon, et prions Dieu qui prendra certainement soin de nous. »

Aussitôt après leur prière, ils se trouvèrent tous deux dans l'iptérieur du couvent. Ce fait montre que Dominique voyageait toujours avec la. même simplicité. C'était le pauvre Frère mendiant, avec sa valise sur le dos, n'ayant pour le distinguer des autres hommes, que la lumière qui brillait sur son noble front; il voyageait nu-pieds à travers les collines et les vallées de l'Italie, dans lesquelles nous pouvons compter maintenant les magnifiques fondations de SaintEustorge de Milan, de Saint-Jean et Saint-Paul de Venise, de cet autre couvent de Côme caché dans les ombrages de ses vertes collines, et de mille autres qui furent des pépinières de saints.

(1) Ceux de nos lecteurs qui ont lu les historiens Franciscains, seront étonnés qu'on ait omis dans ces pages beaucoup d'entrevues entre les deux grands Patriarches, mentionnées par ces écrivains; mais bien éloignés de les considérer comme fictives, nous ne les passons sous silence que parce qu'elles ne sont pas citées par les autorités dominicaines, et qu'il serait souvent difficile de les concilier avec la chronologie de l'Ordre.


La fête de l'Assomption ramena Dominique à Bologne, où l'attendaient autant de chagrins que de mécontentements.

Rodolphe de Faenza, procureur du couvent, avait en son absence augmenté les bâtiments d'une façon que le Saint jugea contraire à la sainte pauvreté. Avant son départ, il avait laissé des ordres pour les changements projetés, et même une sorte de plan ou de modèle, pour assurer l'ob- servance si chère à son âme de la loi de pauvreté, qu'il considérait comme une indispensable condition de la vie religieuse. Il regarda le nouveau bâtiment et des larmes coulèrent sur ses joues : « Voulez-vous bâtir des palais comme celuici, tandis que je suis encore vivant ? s'écria-t-il, sachez que si vous le faites, vous ruinerez l'Ordre : vous avez percé mon cœur. » Ces paroles percèrent aussi les cœurs de ceux qui les entendirent, et pendant tout le temps qu'il vécut, personne n'osa parler de terminer le couvent. On n'y posa pas une pierre, et cependant les cellules qu'il trouvait si inconvenantes étaient, après tout, pauvres, étroites et très-peu différentes de celles qui avaient été élevées auparavant. On jugwa de la pauvreté et de l'humilité des bâtiments, par une, autre circonstance qui arriva vers ce temps-là. Saint François était aussi venu à Bologne, pour visiter les religieux de \on Ordre, récemment établis en cette ville, mais les trouvant dans une grande et spacieuse maison, il en fut si indigné, qu'il ordonna à tous les Frères de la quitter, et il alla luimême se loger au couvent des Frères Prêcheurs, « qu'il trouva, dit le père Candide Chalippes, dans une maison plus a son gré, et auprès desquels il resta quelques jours en compagnie de son ami saffit Dominique. »

Peu de temps après le retour de ce dernier. à Bologne, une addition notatrle fut faite au nombre de ses disciples dans la personne de Conrad de Germanie. Il était professeur à l'Université, et les frères désiraient depuis longtemps avec ardeur de le compter dans leurs rangs. Le soir de l'Assomption, Dominique causant avec un prieur Cistercien,


lui dit : « Prieur, je vais vous dire une chose, que vous tiendrez secrète jusqu'à ma mort. Je n'ai jamais rien demandé à Dieu qu'il ne me l'ait accordé. D < Alors, père, répondit le prieur, je m'étonne que vous n'ayez pas encore demandé la vocation de maître Conrad, que les frères souhaitent si ardemment. » «La chose est difficile, reprit Dominique, toutefois, si vous voulez prier avec moi cette nuit, je ne doute pas que Dieu ne nous accorde notre requête. » Le Cistercien veilla toute la nuit dans l'église à côté de son ami, et à l'heure de Prime, comme ils entonnaient l'hymne Jam lucis orto sidere, Conrad entrait dans le chœur pour demander l'habit de l'Ordre.

Parmi ceux qui furent admis cette année dans la famille de Saint-Dominique, Jean de Vicence mérite une mention particulière. Martin Schio, son père, qui le destinait à l'étude des lois, l'avait envoyé dans cette intention à l'école de droit, dans la grande université de Padoue, où l'attendait une plus sublime vocation. Dominique passa dans cette ville, et comme aucune église n'était assez vaste pour contenir la foule qui voulait l'entendre, il prêcha sur la place Délia Valle ; Jean était présent à cette prédication ; elle le détourna à jamais de l'étude du droit. A peine le sermon était-il fini, qu'il alla trouver le prédicateur, lui demandant à entrer immédiatement parmi ses disciples et à recevoir l'habit de l'Ordre. Il fit son noviciat à Bologne, et retourna ensuite à Padoue, où il devint un des plus célèbres prédicateurs de son temps. On l'appelait l'apôtre de la Lombardie, et en effet cette pauvre contrée avait alors bien besoin d'un apôtre, déchirée comme elle l'était par les guerres, et désolée par les cruautés de Frédéric II et du tyran Ezzelin. Jean fut le prédicateur de la paix dans ces temps si malheureux. Il laissa un souvenir de lui dans l'usage de se saluer en disant : « Que Dieu vous sauve I a qu'il introduisit parmi les citoyens de Bologne pendant les troubles publics, pour les amener à traiter leurs adversaires avec, plus de douceur.


Cette coutume se répandit bientôt en Europe, et s'est continuée jusqu'à nos jours. On voyait les anges parler à l'oreille de Jean pendant qu'il prêchait, et toutes ses paroles aboutissaient toujours au même conseil : « la pureté et la paix. » Il aimait ardemment le Rosaire. Parfois, lorsqu'il prêchait cette sainte pratique, une rose brillante paraissait sur son front, ou une couronne d'or sur sa tête. Il exerçait un merveilleux pouvoir sur les animaux les plus gauvages ; les aigles lui obéissaient, et l'on raconte que d'un signe de sa main il soumit un cheval indompté. Il avait une remarquable dévotion pour la mémoire de Dominique. Le père Etienne d'Espagne assure que cent mille hérétiques furent convertis en entendant simplement le récit de la vie et des miracles du Saint, fait par son fidèle disciple. Le pape le choisit pour une mission de pacification dans le nord-de l'Italie et tels furent les succès de ses travaux, particulièrement après un discours adressé aux habitants, sur cette même place Della Valle, où il avait entendu pour la première fois son vénéré père, que toutes les parties divisées se rapprochèrent et firent la paix. Ezzelin seul ne céda point, et Jean eut à son sujet une étrange vision. Il vit le Tout-Puissant assis sur son trône, et cherchant un fléau pour punir la Lombardie.

Ezzelin fut choisi pour l'instrument de la vengeance divine, et certainement il n'y en avait pas de plus terrible. A cette époque Jean ne l'avait pas encore vu. La première fois qu'ils se rencontrèrent, quand il eut jeté les yeux sur ce tyran, il pleura, en le reconnaissant pour l'homme qui lui était apparu dans sa visiouj et il s'écria tout haut : a Voici le fléau de la Lombardie. Malheur 1 Malheur a loi, pauvre pays, car il te fera boire le. calice de la vengeance jusqu'à la dernière goutte. » Toutefois ce monstre fut quelque peu touché et adouci par la prédication de Jean.

11 serait difficile d'imaginer un plus merveilleux spectacle que celui dont la campagne de Vérone fut le théâtre, le jour de la fête de saint Augustin. Trois cent mille personnes se


rencontrèrent sur les rives de l'Adige avec les princes et les prélats de la moitié de l'Italie,*pour se donner la solennelle promesse d'une paix universelle. Sur le bord de la rivière, s'élevait une énorme chaire de soixante coudées €e haut; afin que Jean qui devait y monter pour haranguer et bénir l'immense assemblée, put être facilement aperçu. Ezzelin y était lui-même. Quelques semaines auparavant, il avait porté partout devant lui la flamme et la dévastation, et Mantoue, Brescia, Bologne s'étaient réunies, pour assiéger la malheureuse Vérore. Mais le chaleureux et puissant appel du Bienheureux Jean avait changé toute la scène; le soleil de ce jour se levait sur une multitude d'hommes, tous rangés suivant leurs dignités, et au milieu d'un profond silence,Jean la salua avec ces paroles du Seigneur : eJe vous laisse ma paix, je vous donne ma paix1 » Tel était le pouvoir de son éloquence, qu'Ezzelin lui-même cacha sa tête dans ses mains, et se mit à pleurer. Alors un seul cri s'éleu. de cette grande multitude, comme d'un seul homme: c Paix! paix!

Miséricorde 1 » entendait-on de toute part. Quand ils eurent donné un libre cours à leur émotion, Jean parla encore et les bénit au nom du Souverain Pontife. Tous se promirent la paix et l'union. Ezzelin et son frère Albéric furent proclamés citoyens de Padoue ; le soir on fit de grandes réjouissances, les premières que cette malheureuse contrée eût vues depuis bien des années. Pendant toute cette nuit d'été, des feux, des illuminations, de la musique, et des cris de joie et de bonheur célébrèrent la fête de la paix. Cette paix ne fut pas de longue durée. Cependant, quelque courte qu'elle fût, et malgré les troubles suscités par l'humeur toujours inquiète des hommes du mal, la gloire de cette journée valut mille bataille^ gagnées. Ezzelin ajouta bientôt l'hérésie à ses autres crimes, et tandis qu'il inoudait de sang la Lombardie, il y laissait

(1) Ces mots sont gravés au pied de son porLratlll. Vicenca–dus l'Eglise de Sainte-Croix.


répandre le poison de la fausse - doctrine. Les villes d'Italie se liguèrent enfin contre lui et en 1259 il fut fait prisonnièr.

Il refusa tout aliment et tout remède à ses blessures, et mourut en désespéré. Une grande obscurité règne sur les derniers jours de Jean de Vicence. Quelques écrivains ont dit qu'il était mort dans les prisons d'Ezzelin ; d'autres assurent qu'il mourut martyr parmi les Cumans. Toutefois l'Italie l'acclama Bienheureux. titre qui lui fut donné dé temps immémorial par le Souverain Pontife, quoique jamais il n'ait été ratifié par aucun procès formel de Béatification.

Mais revènons enfin à Dominique et à ses Novices. Lés vocations que nous avons racontées plus haut, étaient certainement très-remarquables, et souvent le résultat de ce que nous pourrions appeler un hasard providentiel. Ainsi, un certain prêtre entraîné fortement vers Dominique, employa pour mettre fin à ses hésitations, une coutume usitée en cé temps-là. Il ouvrit la Bible après avoir prié, et tomba sur ces paroles adressées à Pierre: « Lève-toi, et va avec eux sans hésiter ;-car c'est moi qui les ai envoyés. » Les mêmes moyens furent employés par Conrad, évêque de Porto, moine Cistercien, qui était tourmenté par de graves soupçons sur le caractère de l'Ordre. Il ouvrit son missel et lut les mots : Laudare, Benedicere, Prœdicare. La première fois qu'il rencontra le Saint, il l'embrassa et lui dit : « Je suis tout à vous. Mon habit est l'habit des Cisterciens, mais je suis de cœur Frère Prêcheur. Jl.. Parfois des vocations soudaines occasionnaient de violentes oppositions dans les, familles. Un jeune étudiant qui venait de prendre l'habit, eut à souffrir les obsessions de tous ses parents et de ses amis, qui menacèrent d'user du violence envers lui, s'il ne rentrait pas dans le monde. Les amis de Dominique l'engagèrent à s'assurer de la protection des magistrats : a Ne vous troublez pas, mes bons amis, r.épliqua-t-il, nous n'avons pas besoin

(1) Act. 30. 20.


de magistrats ; à présent même, je vois plus de deux cents anges autour de l'Eglise, qui la gardent contre nos ennemis, s Quelquefois cependant les menaces étaient mises à exécution.

Il y avait parmi les novices, un jeune homme que sa douceur angélique avait rendu cher à Dominique; son nom était Thomas de Paglio. Peu de temps après sa vêture, ses parents l'enlevèrent de force pendant une nuit, et le traînèrent dans une vigne, où ils le dépouillèrent de la robe des FrèresPrêcheurs, et le revêtirent des habits qu'il avait portés dans le monde. Dominique, à cette nouvelle, eut recours à son arme habituelle, la prière. Comme il priait, Thomas fut saisi d'une étrange et insupportable chaleur: « Je brûleI Je brûle 1 s'écria-t-il, enlevez-moi ces vêlements, et donnez-moi mon habit. » Quand il fut rentré en possession de sa tunique de laine, il s'en alla au Couvent en dépit de toutes les oppositions, et dès qu'il eut repris cette blanche robe d'innocence, il fut délivré de ses angoisses. Le même auteur qui raconte ce fait, dit que bien d'autres signes miraculeux que celui de l'efficacité de ses prières, paraissaient attachés à la personne de Dominique. Un étudiant de l'université, qui servait sa messe, attesta que tandis qu'il embrassait sa main, il sentit une odeur exquise qui le délivra de fortes tentations. Un usurier, auquel le Saint donnait la communion, sentit la sainte hostie le brûler comme un charbon ardent ; il fit aussitôt pénitence, et restituant ses gains illicites, il se convertit à Dieu.


CHAPITRE XXIV.

Hérétiques du Nord de l'Italie. Fondation du Tiers-Ordre. Dernière visite à Rome. Rencontre avec Foulque de Toulouse. Second Chapitre Général. Division de l'Ordre en Provinces. Le Bienheureux Paul de Hongrie. Saint Pierre Martyr. *

Les Hérétiques du Nord de l'Italie ne montraient pas moins de violence dans leurs attaques contre les propriétés des Catholiques, que leurs frères du Languedoc. Dans beaucoup de circonstances ils étaient protégés par les princes séculiers, qui au milieu de leurs querelles, s'en servaient comme d'instruments politiques pour s'emparer des biens de l'Eglise, tellement que, dans plusieurs contrées, le clergé était réduit à cet état de dépendance, qui avait produit déjà des effets si désastreux dans le Languedoc. ue fut pour réprimer cet abus, et' opposer une barrière à la corruption des mœurs, qui suivait partout les traces de l'hérésie manichéenne, que Dominique institua le Tiers-Ordre. En jetant un coup d'œil rapide et intelligent sur les besoins de son époque, il reconnut que l'Ordre qu'il avait fondé, serait imparfait, tant qu'il ne tendrait au salut des âmes que par le ministère de la prédication ou la discipline du cloître. C'était le monde lui-même qu'il fallait sanctifier; il devait donc tirer du monde même les instruments de sanctification du monde. Le nouvel Institut, appelé Milice de Jésus-Christ, rangeait sous l'étendard de l'Eglise les personnes des deux sexes, qu'un appel particulier du Seigneur n'avait pas tirées du monde, et qui désiraient cependant s'abriter sous l'aile de la vie religieuse. Le premier but de cette institution, la défense de la propriété ecclésiastique, était une très-petite partie de l'œuvre, à laquelle la Providence de Dieu l'appela dans la suite. Les Tiers-Ordres de Dominique et de François achevèrent la conquête du monde et placèrent l'habit religieux


sur la poitrine des guerriers et le manteau des rois. Ils ressemblaient à des ruisseaux, portant la fertilité du paradis à des régions arides et desséchées, et faisant naltre des roses au milieu des déserts. La barrière qui sépare le monde du cloître, se trouvait à demi-brisée, et la plus héroïque sainteté était mise à la portée de milliers de personnes, qui auparavant ne s'élevaient peut-être pas au-delà de la plus ordinaire piété.

Ces Tiers-Ordres nous ont donné une multitude de saints, qui nous sont peut-être plus chers et plus familiers que les autres, parce qu'ils nous sont un continuel témoignage qu'aucun sentier de la vie n'est tellement rempli d'occupations, hérissé de tentations, que la grâce de Dieu ne puisse le couvrir des fleurs de la plus haute sainteté. Les temps ont changé et avec eux les circonstances qui ont donné naissance au Tiers-Ordre ; la Militys de Jésus-Christ changea aussi de nom , et prit celui « d'Ordre de la Pénitence de Saint-Dominique. » Dès lors, cet Ordre se revêtit de plus en plus du caractère religieux, surtout depuis que l'exemple de sainte Catherine de Sienne lui eût donné une nouvelle forme, concernant son adoption par les personnes de son sexe. Dans sa vie et dans celle des saints innombrables qui ont marché sur ses pas, nous voyons le triomphe final et la réalisation de ce que nous oserons appeler le premier plan Dominicain, c'est-à-dire, nous y trouvons la preuve que les plus hautes voies de la vie coutemplative ne sont pas incompatibles avec l'exercice de la charité et le travail pour le salut de3 âmes dans la vie active, mais que l'union des deux est possible, et reproduit la mîê de Jésus-Christ d'une manière plus complète que la perfection de rune séparée de l'autre.

Les circonstances de l'établissement de cet Ordre ne nous sont point connues; plusieurs auteurs le reportent à une date bien antérieure ; ils émettent même l'opinion que ce fut le premier des trois, fondés par Dominique en Languedoc


contre les Albigeois. On peut supposer qu'il établit dès le commencement de la guerre une association parmi les catholiques confédérés, et que plus tard il lui donna une forme régulière, quand les empiétements successifs des hérétiques en Lombardie rendirent désirables de tels moyens de défense. Cette supposition est en harmonie avec le système général de l'action de saint Dominique. Et c'est une chose digne de remarque, que cette incertitude dans laquelle nous sommes sur la fondation de cet Inslitut et sur celle du grand Ordre lui-même; elle nous montre combien l'âme du grand patriarche semblait peu en peine de la louange des hommes ou de la célébrité. De même que le silence des Evangiles sur la vie de Marie peint son humilité sublime plus que ne pourraient le faire bien des paroles , ainsi dans le portrait de Dominique l'humilité et la simplicité sont, si nous ne nous trompons, les traits qui ressorlent davantage. C'est cependant à lui sans aucun doute que nous sommes redevables de cette forme'de vie religieuse; car le troisième Ordre de saint François, qui a si longtemps joui des faveurs de la chrétienté avec celui de saint Dominique, ne fut fondé qu'en 4224, trois ans après la mort du patriarche des FrèresPrêcheurs.

Le saint fondateur arriva de nouveau à Rome au mois de décembre 4220. Ce fut sa dernière visite à la ville qui- avait vu ses grands travaux et ses miracles. Elle est marquée par dç nouveaux brefs et des privilèges accordés b son Ordre par le pape Honorius, son ami fidèle et son bienfaiteur. Le premier de ces brefs était donné posr porter remèJe à certaines irrégularités dans l'ordination des Frères. D'autres étaient adressés aux Evéques et aux Prélats de l'Eglise, et recommandaient chaudement l'Ordre à leur protection. Celui qui porte la date du mois d'avril 1221 avait rapport aux religieuses de Saint-Sixte, auxquelles il assurait toutes les possessions dont elles jouissaient déjà au Traostévère. Pendant cette visite à Rome, Dominique fit une rencontre qui dut


remplir son cœur d'une bien douce joie. Foulques de Toulouse était alors a la cour pontificale. Trois ans s'étaient à peine écoulés depuis la dispersion, qui eut lieu en sa présence, des seize Frères de Saint-Romain, et il étaif maintetenant témoin du triomphe de l'Ordre, dont il avait été vraiment le père nourricier. Trois ans avaient changé le prieur de Prouille, le chef de cette petite troupe dévouée, dont la destinée était à tous les yeux , excepté aux siens, si obscure et si dénuée d'espérances, en Maître-Général d'un grand Ordre, dont les couvents étaient répandus dans toute la chrétienté. La situation était tout à fait différente, le Saint était resté le même. Aux yeux de Foulques, Dominique, l'Apôtre du Languedoc, ne différait pas de Dominique, Maître des Frères-Prêcheurs, excepté par la pauvreté plus grande encore de son habit, et ces quelques cheveux blancs que ses longs travaux plus que les ans avaient semés sur gatête-rasée. Mais le cœur héroïq ue, la douceur patiente, la joie simple et affectueuse de son ami, étaient les mêmes, et tel aussi était resté le désintéressement de son âme, que Foulques vit briller dans une transaction qui nous est res.tée. C'est la renonciation de Dominique à cette donation qui lui avait anciennement été faite par l'Evêque, de la sixième partie des dimes de ses revenus pour le soutien de l'Ordre, lorsqu'il était encore jeune'et sans protecteurs. Le principe de pauvreté avait été depuis lors strictement observé dans l'Institut, et Dominique croyait qu'il ne pouvait en conscience accepter ce revenu, qui cependant, d'après les termes de la donation, avait été donné comme une aumône aux pauvres de Jésus-Christ. Foulques, de son côté, confirma la donation de l'Eglise de Notre-Dame de Fangeaux aux religieuses de Prouille ; car il faut observer que le Saint modifia la rigide loi de pauvreté, à laquelle il soumit son Ordre, en faveur des communautés de femmes, parce qu'il estimait qu'un modeste revenu était nécessaire pour assurer leur subsistance. Nous regrettons qu'il ne soit


pas resté de plus amples documents sur lé dernier séjour du grand patriarche dans la capitale du monde catholique.

Rome avait été témoin de l'épopée de sa vie; désormais Saint-Sixte et Sainte-Sabine allaient devenir des noms classiques parmi ses enfants, et si, comme nous avons lieu de le croire, une lumière prophétique lui avait révélé que l'époque de sa mort n'était pas éloignée, il devait éprouver un charme particulier dans ces derniers adieux qu'il adressait au théâtre qui avait vu les scènes familières de sa vie.

Chaque jour le revit encore à la grille de Saint-Sixte, exhortant les sœurs à garder avec soin la sainte Règle, qui les avait amenées à une vie plus parfaite. L'affection profonde qu'il portait à ses filles. spirituelles est célèbre par un miracle fixé par sœur Cécile à cette époque. Il frappa un jour, à la porte du couvent, et sans entrer, il demanda a la portière des .nouvelles des sœurs Théodora, Tedrana et Ninfa. Elle répondit que les trois sœurs étaient malades de la fièvre : « Dites-leur de ma part, répliqua Dominique, que je leur commande d'être guéries. D Aussitôt qu'elles eurent reçu ce message, elles se levèrent en pleine santés La présence de Dominique à Rome était toujours bien vue. Le Saint était connu des cardinaux et de plusieurs personnages attachés à la cour pontificale, qui recherchaient avec empressement sa société ; car, selon qu'il est rapporté dans la bulle de sa canonisation, personne ne lui parla jamais sans devenir meilleur; mais la popularité était la dernière chose qu'il cherchait, et il est certain que la célébrité dont il Jouissait à Rome, fut un des principaux motifs qui le décidèrent à résider à Bologne, où il retourna au commencement du mois de mai. Le second chapitre général allait s'y tenir ; en s'y rendant, il traversa Bolséna. Il s'arrêtait souvent dans cette ville chez un habitant, qui donna plus tard un témoignage de son amitié à Dominique, en laissant à ses héritiers l'obligation de recevoir et de loger dans l'avenir tous les Frères-Prêcheurs qui passeraient par Bol-


sèna. Cette condition était encore fidèlement remplie à la fin du XIII* siècle, comme le raconte Thierry d'Apolda.

Une preuve d'estime si particulière était probablement un témoignage de reconnaissance; car une fois pendant son séjour dans cette maison, Dominique préserva les vignes de son hôte d'un violent orage, qui dévasta tous les vignobles environnants.

Le second chapitre de Bologne s'ouvrit le 30 mai 4221.

Dominique à la première session exposa dans un très-long discours aux Frères assemblés, l'état de l'Ordre dans les contrées où il était déjà établi, et proposa de l'étendre plus loin encore. Soixante couvents étaient déjà fondés etîl y en avait un plus grand nombre en voie de l'être. Pour obtenir nn gouvernement plus régulier, l'Ordre fut divisé en huit provinces, et un Prieur provincial, désigné pour chacune d'elles, savoir: l'Espagne, Toulouse, la France, la Lombardie, Rome, l'Allemagne, la Hongrie, et l'Angleterre.

Ces deux dernières contrées ne possédaient pas encore de colonies de Frères-Prêcheurs ; le choix et l'envoi de leurs premiers missionnaires fuL une des affaires qui occupa ce chapitre. Nous parlerons plus au long tout à l'heure de la province Anglaise. Le gouvernement de celle de Hongrie fut confié à un frère, natif de cette contrée On l'appelait Paul, et Dominique l'avait reçu nouvellement dans sa famille. Ce frère avait occupé la chaire de droit canon dans l'université de Bologne. Immédiatement après sa réception, Paul fut envoyé dans sa nouvelle province avec quatre compagnons, parmi lesquels se trouvait le-bienhenreux Sadoc de Pologne, dont le martyre avec celui de ses quarante-huit compagnons, forme un des plus intéressants épisodes des Annales de l'Ordre. La couronne du martyre était aussi réservée à Paul.

Il la reçut l'année suivante avec quatre-vingt-dix de ses frères, de la main des Tartares Cumans, qui infestaient les frontières de la Hongrie. Cette nation plus féroce que toutes les hordes sauvages qui harcelaient alors l'Europe chré-


tienne, paraissait vraiment destinée, sinon à être convertie par l'Ordre, du moins à grossir ses rangs d'une armée de martyrs. Un des premiers compagnons de Paul, le bienheureux Bérenger de Pologne, archevêque de Cracovie, fut massacré par ces barbares quelques années après, et en 1260, plus de soixante-dix frères allèrent le rejoindre dans la gloire; c'étaient tous des enfants et des disciples du glorieux saint Hyacinthe.

On peut apprécier par le nombre de ses martyrs le mou- vement extraordinaire de propagation qu'imprimèrent à l'Ordre ces premiers fondateurs dans ces contrées sauvages; car les qtratre-vingt-dix frères qui moururent avec Paul ont sans doute tous été pris parmi ceu* qui se donnèrent à lui dans le cours d'une année, depuis son départ de Bologne. Si c'eçl là à nos yeux une preuve évidente des conquêtes que faisaient en tous lieux les Frères-Prêcheurs, aussitôt qu'ils apparaissaient, nous serons tout disposés à ajouter foi au fait suivant, que les historiens assignent au moment même où le chapitre général allait se réunir.

Deux Frères, se rendant à Bologne, rencontrèrent sur leur route un homme qui les joignit, et chercha à lier conversation avec eux. Il s'informa du but de leur voyage, et intendant parler du prochain chapitre : « Quelle est, ditil, la grande affaire dont vous allez vous occuper?» a De l'établissement de nos Frères dans de nouveaux pays, répondit l'un des deux voyageurs ; l'Angleterre et la Hongrie sont parmi les contrées proposées. » a Et la Grèce aussi?

dit l'étranger, et l'Allemagne encore? » « Oui, répliqua le Frère, on dit que nous serons bientôt répandus dans toutes ces contrées. » Alors l'étranger jeta un cri plein d'angoisse et s'écria : « Voire Ordre est ma confusion. »

Il s'élança alors dans les airs et disparut. Les Frères .reconnurent la voix du grand ennemi de l'homme, contraint de rendre témoignage du pouvoir que les serviteurs de Dieu exerçaient contre lui.


Les couvents des Frères-Prêcheurs de la nouvelle province de Hongrie reçurent dans le sang cette semence de l'Eglise qui n'a jamais manqué de produire le centuple. « Ils étaient semés dans le sang, dit Marchèse, et ils croissaient dans le sang, et plus était grand le nombre des Frères immolés, plus ils devenaient nombreux, tellement qu'en peu de temps une nouvelle province d'une vaste étendue fut créée, qui comprenait la Moldavie, la Transylvanie, la Croatie, la Bosnie et la Dalmatie. » Elle fut à son tour divisée en deux provinces, dont la seconde qui prit le nom de Dalnaiie, contenait un grand nombre de couvents, devenus illustres par les martyrs et les saints qui y fleurirent. -

Dans son adresse aux Pères réunis , Dominique les exhorta ardemment à l'étude de la science sacrée, afin qu'ils s'élevassent à la hauteur de la mission que leur imposait leur vocation de prêcheurs. Il leur rappela que les Brefs .accordés si libéralement par le Vicaire de Jésus-Christ les recommandaient à la bienveillance de l'Eglise universelle; qu'ils étaient désignés comme des ouvriers travaillant pour l'honneur de Dieu et le salut des âmes, et que ce but ae pouvait être atteint sans une soigneuse étude des divines Ecritures. Il enjoignit donc à tous ceux qui étaient employés à l'office sacré de la prédication, de s'appliquer sans cesse à l'étude de la théologie, et de porter toujours avtc eux les Evangiles et les sept Epttres canoniques.

La lettre communément attribuée à saint Dominique et adressée par lui à ses religieux de la province de Pologne, après la conclusion du deuxième chapitre général, a été révoquée en doute par quelques auteurs. Sans oser décider cette question, nous ferons seulement observer avec quel soin l'étude des divines Ecritures est recommandée dans cette lettre,* et comme elle s'harmonise bien avec le discours de saint Dominique au Chapitre. Malvenda et Bzovius la citent comme étant son œ«vre certaine, et jusqu'au temps d Echard on n'éleva aucun doute à ce sujet. Tourou, dans sa Vie du


Saint, est entré dans un examen critique du fait, et se décide en faveur de l'authenticité de cet écrit, qui ne lui paraît point indigne de saint Dominique.

Il est empreint en effet d'un caractère de noblesse et d'élévation, et porte les Frères a une fervente observance de leur règle et à une vie digne de l'angélique ministère, dont ils sont chargés. « Appliquons-nous avec énergie, dit le Saint dans le dernier paragraphe, aux grandes actions que-Dieu demande de nous, » paroles et conseils héroïques, qui ont résonné depuis des siècles aux oreilles de ses enfants, et leur ont appris à viser à cette hauteur de la sainteté, qu'il leur propose comme l'objet de leur vocation.

Ce fut probablement avant la fin du Chapitre, que Dominique donna l'habit a celui qui devait être un des ornements les plus brillants de l'Ordre. Pierre de Vérone, fils de parents hérétiques, destiné à mourir martyr pour la défense de la foi, étudiait alors à l'université de Bologne, et quoique ce ne fût qu'un simple jeune homme de seize ans, sa vertu et son savoir lui avaient déjà concilié le respect de ses condisciples. Dominique ne vécut pas assez pour être témoin de la glorieuse carrière de ce jeune religieux ; cependant on apercevait en lui déjà des signes suffisants de ce qu'il devait être,pour qu'il devint particulièrement cher au cœur du Saint ; il se sentait attiré par une force puissante vers ce jeune homme, à cause de son angélique innocence unie à un courage extraordinaire dans la profession de la foi catholique.

9 Le marteau des hérétiques, » c'est ainsi qu'on l'appelait, mourut de leurs mains, en écrivant avec son sang sur la terre le mot : Credo, et parmi tous les disciples que saint Dominique laissa pour continuer son œuvre, il faut distinguer entre tous saint Pierre martyr, comme celui sur lequel on peut dire que le manteau du Père était tombé.

Laissons pendant quelques instants le cours de la vie de Dominique, pour peindre en quelques traits la fondation de l'Ordre en Angleterre.


CHAPITRE XXV.

L'Ordre en Angleterre. Arrivée à Oxford de Gilbert de Fresnoy. -

Anglais célèbres dans l'Ordre. Walter Malclerk, Bacon et Fishacre. L'Ordre et les Universités. La Province d'Allemagne.

Dominique, jeta les yeux sur Gilbert de Fresnoy, pour fonder l'Ordre en Angleterre. Cet établissement avait été résolu pour condescendre aux ardents désirs de plusieurs personnes distinguées de ce pays. Avant le deuxième Chapitre Général, il n'est pas fait mention de Frère Gilbert, mais nous savons qu'aussitôt après cette assemblée, il partit avec douze compagnons, à la suite de Pierre de Roche, Evéque de Winchester, dont la présenca à Bologne, b son retour de la Terre-Sainte, doit avoir hâté le départ des missionnaires anglais. Ils arrivèrent pendant le cours du mois de juin à Cantorbéry , où l'archevêque Etienne Langton résidait alors. Il reçut les nouveaux venus avec une grande bçmté, et insista pour que Gilbert prêchât au peuple le même jour: Ce dut être une tâche assez rude pour le prédicateur ; car il comprenait sans doute que de la bonne ou mauvaise opinion que l'archevêque se formerait de son sermon, dépendaient des faveurs sur lesquelles il comptait pour le succès de l'entreprise. Heureusement son discours fut accueilli avec des applaudissements unanimes. On déclara qu'il était profond, élégant et plein de sagesse, et ELienne promit à Gilbert et à ses compagnons qu'ils trouveraient toujours en lui un ami et un protecteur. Ils continuèrent leur route vers Londres, puis ils se dirigèrent vers Oxford qu'ils atteignirent le jour de la fête de l'Assomption. Leur établissement eut lieu sur la paroisse de Saint-Edouard ; ils érigèrent immédiatement un petit oratoire dédié à Notre-Dame, et ouvrirent une école, qui du nom de la Paroisse fut nommée Ecole 'de Saint edouard.


Par cette fondation, les enfants de Dominique se trouvèrent liés aux trois grandes universités de l'Europe, Bologne, Paris et Oxford ; mais ils ne furent pas élevés aux chaires de professeurs avant la fameuse lutte, qui eut lieu à Paris sept ans plus tard, malgré cela l'enseignement a toujours été reconnu comme le caractère particulier de leur Ordre, ce qui ressort évidemment de la lettre même de leurs constitutions; les mesuras qu'ils prenaient pour la mise en vigueur de leur système d'études et la réception des grades, le montraient évidemment. Cependant il est digne de remarque que la première fois qu'il est fait mention de leurs écoles, c'est au sujet de celles qu'ils ouvrirent à Oxford. Avant ce moment, on les voit paraître aux deux autres, universités plutôt comme étudiants que comme professeurs, excepté dans la chaire sacrée. Ils continuèrent à résider sur la paroisse de SaintEdouard, jusqu'à ce que le roi leur eût accordé un terrain au dehors des murs. Mais ce lieu n'était pas approprié à leur mission, à cause de son éloignement dq la ville; ils se mirent en prières pour obtenir les bonnes grâces des autorités universitaires ; leurs prières ne furent pas vaines ; car on leur donna bientôt après un établissement dans le quartier juif de la ville, afin, dit Wood, « qu'ils travaillassent à ramener les Juifs à la foi chrétienne, aussi bien par la sainteté de leur vie que par la prédication de la parole divine,- dans laquelle ils excellaient. » Peu après, les chanoines de Saint-Frideswide leur cédèrent un terrain * à bas prix, et aidés des bienfaits de la comtesse- d'Oxford et de Walter Malclerk, évêque de Carlisle , ils bâtirent sur les terrains achetés aux chanoines une église et un couvent, dont une partie était située sur la paroisse de Saint-Aldate. La convention, passée entre eux et ces chanoines pour l'acquisition de ce terrain , existe encore et semble quelque peu au préjudice des Frères. Toutefois, dit-on, ils vivaient parfaitement d'accord avec eux, ainsi qu avec tous les citoyens, « étant aussi bien vus des der-


Diers à cause de leur piété, que des premiers à. cause de leur savoir. » Quarante ans après, leur- maison était trop petite pour recevoir le nombre incroyable d'étudiants, qui accouraient pour les entendre. Ils se retirèrent dans une Ile agréablement située sur la rivière, aux faubourgs du sud.

Ils continuèrent à y résider jusqu'à la destruction des maisons religieuses, à l'époque de Henri VIII. Le premier qui enseigna à l'école de Saint-Edouard, fut Jean de SaintGilles, « habile, dit Matthieu Pâris, dans l'art de la médecine, grand professeur de théologie, plein de science, et instruisant d'une manière excellente. » Ils étaient très à l'étroit dans cette école, mais le couvent de l'île était beaucoup plus vaste ; les leçons de théologie étaient données dans l'église et la salle du Chapitre, et les leçons de philosophie dans le cloître. Ils devinrent avec le temps les plus grands ornements de l'université, qui se montra, dit-on, toujours supérieure dans les diverses branches de l'enseignement à cette époque.

Il serait impossible de compter tous les grands hommes que les Frères-Prêcheurs donnèrent à l'Angleterre. Cependant nous en nommerons quelques-uns. Walter Malclerk, leur premier bienfaiteur, devint dans la suite membre de leur communauté; il abandonna son évêché; et toutes les dignités qu'il possédait pour prendre leur humble habit. Sa noble naissance, ses manières gracieuses et son génie extraordinaire l'avaient élevé aux plus hautes faveurs à la cour de Henri III qui, après l'avoir nommé à l'évôché de Carlisle, le fit grand trésorier du royaume. Dans cette position, il rendit pendant plusieurs années de grands services à l'Etat.

Mais l'ambition vint ternir pendant quelque temps ses belles qualités et son caractère religieux. Après une courte période de disgrâce à la cour, on le trouve de nouveau en 1234 à la tête des affaires, et quand onze ans plus tard le roi sortit de Londres pour marcher contre ses sujets révoltés, il confia à Walter Malclerk la conduite du royaume pendant son

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absence. Mais la fin de sa vie devait nous offrir le spectacle d'une de ces conversions remarquables, si fréquentes dans les annales de l'Ordre de Saint-Dominique. On ne dit pas de quel moyen Dieu se servit pour briser sa vie et en arrêter les ambitieux désirs ; on ne sait pas ce qui lui inspira le dégoût * d'une carrière qu'il avait si ardemment poursuivie jusqu'alors. Mais aussitôt que la grâce eut touché son cœur, il se détermina à un généreux et complet sacrifice. Renonçant k son archevêché et distribuant aux pauvres tout ce qu'il possédait, il prit l'habit des Frères- Prêcheurs à Oxford, et s'adonna dès lors à une vie toute de pénitence et de ferveur religieuse. Cet acte d'héroïque renonciation remplit l'Angleterre de surprise; les Frères aux-mêmes étaient forcés d'admirer la merveille qui avait transformé un courtisan et un ministre d'Etat en humble novice d'un Ordre mendiant. Il mourut deux ans après et laissa plusieurs" savants ouvrages.

Un autre membre célèbre de l'Ordre fut Robert Bacon, frère ou oncle du célèbre Roger Bacon. Il entra dans l'Ordre a un âge avancé, à cause du grand amour qu'il avait voué à saint Dominique. Nous nommerons après lui son intime ami, Richard Fishacre, que l'Irlande appelle le « plus savant parmi les savants. » C'était un grand admirateur d'Aristote, et il en portait toujours les ouvrages avec lui.

a Il était, dit Wood, renommé comme philosophe et comme théologien, et fut pour cette raison si cher à Bacon qu'il en devint l'inséparable compagnon. Constamment unis dans la vie, ils ne purent point être séparés par la mort; comme la tourterelle meurt, en pleurant la perte de sa compagne, ainsi Fishacre ne put ni ne voulut survivre à Bacon. »

C'est le premier Frère Prêcheur anglais qui ait commenté le livre des Sentences. ,

D'autres couvents furent bientôt affiliés a la maison-mère.

Celui des Black-Friars a Londres est une de leurs premières fondations, et de fait c'est à juste titre qu'ils ont été populaires


en Angleterre, où il y avait aiors comme aujourd'hui nn peuple sympathique à la parole sacrée. Une foule si grande accourait pour entendre les nouveaux prédicateurs, que les sermons se faisaient généralement en plein air ; ce qui semble le prouver, c'est qlfil est souvent fait mention de chaires qu'on pouvait facilement transporter sur les places publiques.

D'Angleterre, les Frères-Prêcheurs passèrent bientôt en Irlande. Le père Ronald, Irlandais de naissance, et l'un des premiers missionnaires envoyés de Bologne, y alla peu de temps après l'établissement de ses Frères à Oxford. Il mourut archevêque d'Armagh, après a voir vu son Ordre s'étendre dans presque toutes les provinces de Ille. Le grand spectacle donné par Walter Malclcrk, se renouvela plus d'une fois dans un grand nombre d'hommes éminents des deux pays, qui dans les siècles suivants abandonnèrent toutes leurs dignités, pour devenir des enfants dans les noviciats des Frères-Prêcheurs.

Les Franciscains suivirent les traces de leurs frères, les Dominicains; il existe un intéressant récit de leur première arrivée à Oxford, où ils reçurent une hospitalité généreuse des Frères-Prêcheurs. Deux de ces Frères Mineurs, étrangers au pays et sans amis, avaient d'abord frappé à la porte des Bénédictins d'Abingdon. Comme on ne les connaissait pas, on les prit pour des comédiens ou des personnes déguisées, et on les mit ignominieusement à la porte. Ils auraient passé la nuit sur la route, si un jeune moine, touché de compassion, ne les eût pas secrètement cachés dans un fenil. Le lendemain, ils arrivèrent à Oxford, priant pendant leur route que « Dieu disposât en leur faveur les habitants de cette ville.

Leurs prières furent exaucées. Quand ils furent entrés à Oxford, ils allèrent directement-, mais sans beaucoup d'espoir, à la Juiverie, dans la maison des Dominicains ; ils y furent reçus et servis avec beaucoup de soin et de charité par les Frères-Prêcheurs, qui se montrèrent aussi obligeants pour eux, que les moines d'Abingdon avaient été sans pitié, et ils reçurent la double aumône de la table et du dortoir jusqu'au huitième Jour. »


Ces devoirs mutuels d'hospitalité entre les deux Ordres forment une des plus belles pages de leur histoire; nous pourrions citer d'innpmbrables traits du même genre.

L'Ordre, ainsi que nous l'avons vu, se mit immédiatement à Oxford comme à Paris et a Bologne, en rapport avec l'université. Cette liaison était en effet un des principaux objets, qu'on avait eus en vue dans les fondations faites en ces villes.

Le but des constitutions des Frères-Prêcheurs était de pourvoir à un système régulier d'études ; en même temps les choses étaient arrangées de façon à ce que l'étudiant restât sous la discipline monastique et que l'étude ne fut qu'une partie de son éducation religieuse. Les Frères n'étaient pss livrés à eux-mêmes dans le monde immense des universités, mais on voulait qu'il y eût dans tous les grands centres d'études une maison religieuse, à laquelle-seraient assignés les étudiants, pendant le temps qu'ils auraient à suivre les cours. La vie de l'unfversité et la vie du couvent se trouvaient ainsi liées ensemble, et les avantages intellectuels de l'une étaient placés sous la sauvegarde de l'autre. Les études étaient réglées et limitées, de manière que, si elles n'étaient pas exclusivement théologiques, elles portassent plus ou moins sur la science divine. Seulement les grades et les distinctions honorifiques accordés aux séculiers, n'étaient pas reconnus par l'Ordre, qui avait un système particulier de graduation ; ainsi, par une habile et sage législation, une des grandes idées Dominicaines reoevait déjà une réalisation active et pratique. L'intelligence était christianisée, la science humain6 n'était cultivée que pour devenir l'humble servante de la science divine, et les études se trouvaient placées sous la protection de la sujétion religieuse, servitude spirituelle qui garantissait l'humilité. Ce système , fondé par saint Dominique lui-même, produisit plus tard saint Thomas ; nous disons : fondé par saint Dominique ; car ce fut l'année même qui suivit sa première visite au .couvent de Saint-Jacques, que nous voyons cette communauté nommée


par le pape Honorius: « Les Frères de tOrdre étudiant la sainte Ecriture à Paris. » L'application de ce système aux besoins du jour donna sans doute à l'Ordre la puissance de produire ces résultats surprenants, immédiatement après la mort de saint Dominique. La science et la piété de l'Europe coulaient comme un grand fleuve dans KOrdre des FrèresPrêcheurs. Le bienheureux Jourdain, successeur du saint Patriarche dans le gouvernement de l'Ordre, revêtit plus de mille novices de sa propre main, comme nous l'avons déjà dit, et Marlène cité plus haut raconte de lui « qu'à Paris, tant de maîtres en théologie, tant de docteurs en loi, bacheliers et maîtres ès-arts, et un si grand nombre d'autres venaient lui jurer obéissance et entrer dans son Ordre, que le monde entier était émerveillé de la grâce attachée à ses prédications et des effets surprenants qu'elles produisaient. »

Avant de reprendre le fil de l'histoire personnelle de Dominique, il faut mentionner encore "la fondation de la province Allemande, qui eut lieu en même temps que celle d'Angleterre et de Hongrie. Le provincial envoyé en Allemagne par le Chapitre de Bologne, fut ce maître Conrad qui avait été gagné à l'Ordre d'une manière si extraordinaire par la puissante prière de Dominique, et quand, peu après son arrivée dans la nouvelle province, dont le gouvernement lui était confié, le peuple de Cologne demanda la fondation d'un couvent, Henri d'Utrecht fut choisi pour supérieur de cette maison qui devait être si célèbre dans les Annales Dominicaines. Depuis sa profession, qu'il avait faite à Paris avec Jourdain de Saxe, comme nous l'avons raconté dans un chapitre précédent, il était resté dans cette ville, où le charme de son caractère, non moins que celui de ses prédications, lui avait obtenu la faveur universelle. Mais la popularité ne put changer ni altérer le calme parfait et l'humilité de son âme. c On ne voyait jamais en lui, dit le bienheureux Jourdain, aucun, trouble, aucune émotion, aucune tristesse. La paix de Dieu et la joie d'une bonne conscience brillaient


tellement dans toute sa personne, qu'il n'y avait qu'à le voir pour apprendre à aL mer'%Dieu. » Lorsque la nouvelle de son entrée dans l'Ordre parvint à Utrecht, le chanoine qui l'avait élevé dès son enfance et deux autres de ses amis éprouvèrent un vif chagrin, et avant de partir pour Paris, afin de le voir et de le décider a revenir à Utrecht, ils passèrent une nuit en prières, pour obtenir les lumières du Sainl-Esprit. Pendant qu'ils priaient, une voix se fit entendre dans l'Eglise, qui disait : « C'est le Seigneur qui a fait cela, et il ne changera pas. » Délivrés de leur anxiété, ils abandonnèrent leur premier projet et exhortèrent Henri à persévérer fidèlement.

Le-couvent de Cologne fut fondé en -1224; Henri y alla seul, mais ses talents et le charme singulier de ses vertus réunirent bientôt plusieurs Frères autour de lui. Son influence sur le peuple était extraordinaire. Le vice dominant du pays était alors le blasphème; vice le plus difficile peut-être à déraciner, à cause de la force de l'habitude. Tel était cependant le pouvoir de l'éloquence d'Henri, qu'il inspira à toute la ville une horreur extrême pour l'imprécation t. Cologne devint dans le siècle suivant la pépinière de l'Ordre de SaintDominique. Dans ses murs, le bienheureux Ambroise de Sienne et saint Thomas d'Aquin reçurent ensemble les leçons d'Albert-le-Grand , noms célèbres auxquels nous pourrions ajouter un grand nombre d'autres, qui illustrèrent leur âge par la splendeur de leur savoir et la sainteté de leur vie. Lorsque plus tard la violence de l'hérésie dévasta plus d'un sanctuaire, et que les enfants de Dominique souffrirent en Allemagne pour une cause qu'ils avaient été destinés à défendre toujours, il ne manqua pas'de'saints religieux, qui par le généreux sacrifice de leur vie, dotèrent Cologne déjà si glorieuse, de la gloire de leurs martyres.

(1) Il y parvint en préchant au peuple la dévotion au très-saint Nom de Jésus. (NOTE DU TRADUCTECR.)


CHAPITRE XXVI.

Dernier voyage apostolique de Dominique. Son retour à Bologne. Sa maladie. Sa mort. Révélations de sa gloire. Sa canonisation et la translation de ses reliques.

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La carrière ide Dominique approchait cependant de son déclin. Cinq années lui avaient été données pour recueillir le fruit de ses longs et solitaires travaux, et quelque court que pût paraître ce temps, il lui avait suffi. Dominique avait assez vécu pour voir cette petite semence jetée dans les plaines du Languedoc, devenue un grand arbre dont les branches couvraient la terre, et son œuvre était accomplie.

Le Chapitre avait été terminé à la fin du- mois de mai. Le 30 du même mois, le Saint reçut des magistrats de Bologne un honneur inusité jusqu'alors. On lui conféra par un acte solennel les droits de citoyen , avec le privilége d'être admis au conseil et de voter sur toutes les questions d'intérêt public. Cette preuve de gratitude ne fut pas donnée à Dominique seul, mais il fut stipulé que tous ses successeurs dans le gouvernement suprême de l'Ordre la recevraient après lui. Si l'on se rappelle que c'est par lui que la paix avait été rendue à la ville, après qu'elle eût été pendant, tant d'années victime de cruelles dissensions civils, on ne sera point surpris de ce témoignage d'affection de la part des citoyens envers leur libérateur ; il semblera au contraire fort naturel.

Le mois suivant, Dominique quitta Bologne pour entreprendre son dernier voyage apostolique. A Venise, il rencontra le cardinal Ugolin et jeta les fondations du grand couvent de Saint-Jean et Saint-Paul. Quelques hisiorians disent qu'il visita cette ville, dans l'espérance qu'il se présenterait quelque occasion de passer aux pays infidèles ; car il n'avait jamais abandonné ce projet. Cependant il n'est pas


douteux qu'avant de quitter Bologne, il n'eût reçu de Dieu l'avis de la fin de son exil. Le bienheureux Jourdain rapporte que, Dominique étant une nuit en une fervente oraison, une puissante émotion et un désir extraordinaire de voir Dieu s'emparèrent de lui tout à coup; soudain un jeune homme d'une beauté ravissante lui apparut, et l'appelant par son nom, lui dit : Dominique, mon bien-aimé, viens aux noces que je t'ai préparées, viens. » On remarqua depuis lors un certain changement en lui, comme s'il eût connu que la fin de toute tristesse était proche. Un jour qu'il était assis, et causait familièrement avec quelques-uns des étudiants et des clercs de l'université, il parla quelque temps avec sa gaîté et sa douceur ordinaires, puis se levant pour leur dire adieu, il s'écria : « Vous me voyez en santé, mais avant l'Assomption de Notre-Dame je serai avec Dieu. » Ces paroles surprirent ceux qui les entendirent; car il n'y avait en lui aucun signe d'une maladie prochaine, ni de l'affaibiissemenl de cet esprit mâle et vigoureux, qui avait toujours brillé en lui.

Toutefois, lorsqu'après quelques semaines il revint a Bologne, il n'était plus le même. Ses cheveux s'étaient éclaircis sur ses tempes ; la chaleur excessive de l'été l'avait rendu languissant et abattu. Bien qu'il souffrit, comme il était facile de le voir,il n'avait abandonné aucun de ses travatfx habituels.

C'était le 6 du mois d'août. Il avait selon son habitude, fait à pied le voyage de Venise à Bologne, s'était arrêté à Milan et avait prêché durant son voyage. Il était saisi d'un zèle extraordinaire, comme s'il eût senti que le temps s'abrégeait, et désiré que la dernière heure le trouvât veillant et à l'œuvre. Non loin de Bologne, la chaleur étouffante de l'été le fit beaucoup souffrir. Il était nuit quand il arriva au couvent de Saint-Nicolas. Malgré sa fatigue, il s'entretint jusqu'à minuit avec le prieur et le procureur; puis il se rendit à l'église, où il resta en prière jusqu'à l'heure de Matines, quelque instance que fissent les deux pères, pour que cette fois au moins il allât se reposer pendant l'office. Aussitôt


que les Matines furent terminées, il ne put pas résister à l'ardeur de la fièvre, dont il avait jusqu'alors négligé les pre- ̃ mières atteintes. Les Frères le prièrent de se reposer un peu sur un lit, mais il refusa doucement, et voulut qu'on l'étendlt sur un sac qui était à terre. Son front était baigné de la sueur que lui causaient ses vives souffrances, mais alors même il ne voulut point s'épargner, et il commanda qu'on fit venir les novices autour de lui, pour qu'il pût leur parler; car il sentait que c'était la dernière fois qu'il allait les voir. Pendant tout ce temps, sa patience et sa douceur ne se démentirent pas, et la pâleur de la mort, qui se répandait sur ses nobles traits, ne put point en altérer la joie un seul instant.

Les Frères accablés de douleur espéraient qu'un changement d'air pourrait le soulager; ils le transportèrent donc à la maison de Sainte-Marie-des-Monts, située sur une colline, en dehors de la ville. Lui cependant, sachant bien qu'aucun secours humain ne pourrait opérer sa guérison, fit venir la communauté autour de lui; il voulait donner à ses enfants son dernier testament : « Ayez la charité dans vos cœurs, leur dit-il, pratiquez l'humilité à l'exemple de Jésus-Christ et faites votre trésor et vos richesses de la pauvreté volontaire. Vous savez que servir Dieu c'est régner, mais vous devez le servir par amour et de tout votre cœur. C'est seulement par une sainte vie et la fidélité à votre règle, que vous pourrez honorer votre profession. » Il parlait ainsi, couché sur le plancher, tandis que le frère Ventura et les autres Frères pleuraient autour de lui.

« Il ne poussa pas un seul gémissement, dit Ventura dans sa déposition : je ne l'entendis jamais prononcer des paroles si excellentes et si pleines d'édification. » Le recteur de Sainte-Marie interrompit cette triste scène d'une manière bien peu convenable, en insinuant que' si le Saint mourait dans cette maison, il ne permettrait certainement pas qu'on le transportât ailleurs pour l'ensevelir. Les Frères furent obligés d'en référer à leur père, qui répondit immédiatement


avec quelque énergie : « Faites attention que je ne sois enseveli que sous les pieds de mes Frères. Otez-moi d'ici, et portez-moi pour y mourir dans cette vigne ; alors personne ne pourra s'opposer à ce que je sois enterré dans notre église. »

Quoiqu'ils craignissent de le voir expirer pendant la route, ils obéirent à ses ordres, et le reportèrent en pleurant à Saint-Nicolas, à travers les champs et les vignes, enveloppé dans une couverture déchirée. Comme Dominique n'avait pas de cellule à lui, il fut mis dans celle du frère Monéta, et couché sur son lit. Il avait déjà reçu l'Extrême-Onction à Sainte-Marie. Après être resté paisible environ une heure, il appela auprès de lui le prieur et lui dit : « Préparez-vous. »

Il voulait parler de la recommandation de l'âme. Mais comme ils allaient commencer, il ajouta : « Vous pouvez attendre un peu, » et ce fut peut-être en ce moment que selon la révélation faite à sainte Brigitte, la Mère de Dieu, envers laquelle il s'était toujours montré un si loyal et si affectionné serviteur, lui apparut et lui promit de ne jamais retirer à son Ordre, son patronage et sa protection. Il s'affaiblissait alors si rapidement, que ses enfants virent qu'en peu d'instants ils seraient privés de leur Père, auquel leurs cœurs étaient attachés avec une si grande tendresse. Tous fondaient en larmes. Rodolphe soutenait sa tête, et essuyait doucement la sueur de la mort, dont son front était baigné ; Ventura se pencha sur lui, et lui dit : a Cher père, vous nous laissez désolés et afil.gés. Souvenez-vous de nous auprès de Dieu, et priez pour nous. » Alors le bienheureux mourant recueillit ses forces, qui l'abandonnaient peu à peu, et élevant les mains et les yeux au ciel, il dit d'une voix claire et distincte : 1 « Père saint, puisque par votre miséricorde, j'ai toujours accompli votre volonté, gardez et préservez ceux que vous m'avez donnés ; je vous les recommande. Gardez-les, préservez-les. » Puis, se tournant vers ses enfants, il leur dit tendrement : « Ne pleurez pas, mes enfants, je vous serai.

plus utile où je vais, que je ne vous l'ai jamais été en cette


vie. » Un d'entre eux lui demandant encore de leur dire où il voulait être enseveli, il répliqua comme il l'avait déjà dit : « Sous les pieds de mes Frères. » Il parut alors pour la première fois s'apercevoir qu'on l'avait placé sur un lit, et il recommanda aux Frères de l'en ôter et de le placer à terre sur des cendres. Les novices se retirèrent, et environ douze des Frères les plus anciens demeurèrent auprès de lui. Il fit sa confession générale au père Ventura, et quand elle fut terminée, il ajouta, en s'adressant aux Frères : « Grâces soient rendues à Dieu ! Par sa miséricorde, j'ai gardé ma virginité jusqu'à ce jour. Si vous voulez conserver la chasteté, fuyez toutes les conversations dangereuses, et veillez sur vos cœurs. » Mais un instant après, une sorte de scrupule parut le tourmenter, et se tournant vers le père Ventura, il lui dit avec une touchante humilité : « Père, je crains d'avoir péché, en parlant de celle grâce devant nos Frères. » On commença alors la recommandation de l'âme, et il suivit les prières; on voyait ses lèvres se mouvoir. Quand les Frères récitaient les paroles : a Subvenite, sancli ; occurrite, angeli Domini, suscipientes animam ejus., offerentes eavi in conspectu Allissimi. Saints de Dieu, secourez-le; venez à sa rencontre, anges du Seigneur; recevez son âne, et offrez-la en présence du Très-Haut, » il éleva ses bras vers le ciel et expira dans la cinquante-et-unième année de son âge. Ses enfants en pleurs restèrent quelque temps auprès de son corps, sans oser toucher à ses restes sacrés. Quand vint le moment de songer aux funérailles, ils commencèrent à dépouiller leur père de la tunique dans laquelle il était mort, et qui n'était pas à lui, mais au frère Moneta ; des larmes de tendresse coulèrent de nouveau de leurs yeux, quand ils découvrirent une chaîne de fer étroitement serrée autour de sa taille; aux cicatrices et aux marques qu'elle avait faites, ils reconnurent qu'il l'avait portée depuis *de nombreuses années. Rodolphe l'ôta avec le plus grand respect, et la donna plus tard au bienheureux Jourdain, successeur de Dominique


dans le gouvernement de l'Ordre, qui la garda comme une précieuse relique. Par un heureux concours de circonstances, les funérailles se firent en la présence de celui qui avait été pendant sa vie le plus véritable et le plus sincère ami de ce grand homme, Ugolin Conti. Il vint de Venise à Bologne, pour présider cette cérémonie, dans laquelle les Frères, tout orphelins et désolés que les laissait leur père, ne purent trouver aucune amertume ; Ugolin réclama cet office comme un -droit; ce fut lui qui célébra la messe des funérailles. Le peuple de Bologne qui avait montré une sympathie extraordinaire aux Frères pendant la maladie de Dominique, et qui avait fait de continuelles prières pour la guérison de son bienfaiteur, suivit en foule le corlége. Des Patriarches, des évêques et des abbés de toutes les contrées environnantes vinrent s'y joindre. Parmi eux, on remarquait un homme jqui avait été très-cher au Saint; c'était Albert, prieur du couvent de Sainte-Catherine de Bologne, personnage de grande piété, et d'un cœur aux fortes affections.

Comme il suivait le convoi, triste- et baigné de larmes, il observa que les Frères chantaient avec une certaine allégresse et un grand calme d'esprit; et le même effet se produisant sur lui, il essuya ses larmes et se mit à chanter avec eux. En même temps il se prit à réfléchir à la misère de la vie présente, et à la folie qu'il y a de pleurer comme un malheur l'absence d'une âme sainte, délivrée de la servitude de la terre et partie pour aller devant Dieu. Plein de cette pensée et poussé par l'élan de sa pieuse affection, il s'approcha du corps sacré, se pencha vers lui et dominant son émotion, il embrassa le corps froid de son ami, et le félicita de son bonheur. Quand il se releva, une merveilleuse expression de joie brillait sur son visage. Il aUa vers le prieur de Saint-Nicolas, et le prenant par la main, il lui dit_: « Cher père, réjouissez-vous avec moi, maître Dominique vient de me parler et il m'a assuré qu'avant la fin de l'année nous serions tous deux réunis dans le Christ. » L'événement vint justifier ces paro-


les ; car l'année n'était pas encore écoulée, qu'Albert alla rejoindre son ami.

Ce ne fut pas la seule révélation de la félicité de Dominique. Au moment même où il expira, le père Guallo Romanoni, Prieur du couvent des Frères Prêcheurs de Brescia, s'endormit appuyé contre le clocher de son église, et il lui sembla voir deux échelles, descendant du ciel par une ouverture au-dessus' de sa tête. Au sommet de l'une paraissait Notre-Seigneur; sa bienheureuse Mère était au sommet de l'autre. Des anges montaient et descendaient par ces échelles, et en bas il y avait un homme revêtu de l'habit de l'Ordre et la tête couverte de son capuce, comme on a l'habitude dans l'Ordre d'en couvrir la tête des Frères qui sont morts. Bientôt les échelles furent enlevées dans le ciel, et il vit le frère inconnu, admis en la compagnie des anges, entouré d'une gloire éclatante, et transporté aux pieds mêmes de Jésus-Christ. Guallo s'éveilla, mais il ne pouvait deviner ce que signifiait cette vision ; il se mit aussitôt en route pour Bologne, et apprit que 1e saint patriarche avait rendu le dernier soupir au moment même où il lui était àpparu, c'est-à-dire, à six heures du soir. Sa vision lui sembla alors une preuve que l'âme de Dominique était entrée dans la gloire. Le même jour, six août, Frère Raoul était allé de Rome à Tivoli, en compagnie de Taucrède, prieur de Sainte-Sabine. A l'heure.de Sexte, il célébra la messe, et se souvint devant Dieu, pendant le saint sacrifice, du saint fondateur qu'il savait être alors à l'extrémité à Bologne. Comm9 il priait, il lui sembla voir la grande route de cette ville, et Dominiq ue sortant de Bologne entre deux hommes d'un aspect vénérable, le front ceint d'une couronne d'or, et resplendissant de lumière.

On rapporte aussi qu'un étudiant de l'université, trèsattaché au Saint, et qui n'avait pu assister à ses funérailles, le vit la nuit suivante assis dans l'église de Saint-Nicolas, brillant d'une gloire extraordinaire. La vision était si dis-


tincte, qu'il s'écria : Q Comment êtes-vous encore ici, Maître Dominique? a « Je vis dans le ciel, lui dit le Saint, depuis que Dieu a daigné m'accorder la vie éternelle. » Quand il alla à Saint-Nicolas, il vit que Dominique avait été enseveli à l'endroit même où il lui était apparu'.

Nous n'entreprendrons pas de rapporter tous les miracles qui rendirent célèbre le lieu de la sépulture du Saint; ils remplissent des volumes consacrés a les rappeler. Les Frères de Bologne ont été sévèrement jugés par divers auteurs, parce qu'en dépit de la multitude des prodiges et des faveurs divines, ils laissèrent son corps sous la simple dalle, sous laquelle il avait primitivement été placé par Robert de Faenza, et sans aucun signe particulier qui pût le distinguer. De plus, malgré la foule qui s'y rendait jour et nuit en pèlerinage, et dont les témoignages de reconnaissance pour les grâces obtenues étaient attestés par une véritable forêt d'images de cire et d'autres ex-voto, aucune démarche n'était faite par les Supérieurs de l'Ordre, pour obtenir la canonisation du Saint. Cette conduite était taxée de coupable négligence. Mais peut-être faut-il plutôt la considérer comme la manifestation de la simplicité et de la modestie, que Dominique laissa en héritage à ses enfants.

La répoose de l'un d'entre eux, interrogé à ce sujet, peut donner une idée de l'esprit de l'Ordre entier : « Quel besoin y a-t-il de canonisation? dit-il ; la sainteté de Maître Dominique est connue de Dieu; il importe peu qu'elle soit déclarée publiquement par les hommes, D Cette manière de voir est restée héréditaire dans l'Ordre; aussi nos anciennes annales nous donnent très-peu de détails sur un grand nombre de nos plus illustres saints. Les Frères ne songeaient pas à rechercher les applaudissements des hommes, et quelque brillante que soit la renommée de l'Ordre Dominicain dans l'histoire de l'Eglise, on peut presque assurer que ses plus grandes œuvres n'ont jamais été connues.

Ce fut le hasard ou plutôt la nécessité qui obligea enfin


les religieux de Saint-Nicolas à faire la première tramietien des précieuses reliques. Le couvent avait besoin d'être agrandi à cause de l'accroissement de la communauté, et l'état de l'église demandait des réparations et des changements. Comme il fallait toucher à la tombe de Dominique, l'autorisa'ion. du Pape était obligatoire. Honorius III était mort, et son successeur, Ugolin Conti, avait été élevé au souverain pontificat sous le nom de Grégoire IX. Il accéda avec joie à la requête qui lui fut présentée, tout en réprimandant les Frères de leur longue négligence. La translation solennelle eut lieu le 24 mai 1233, pendant le Chapitre de l'Ordre, qui se tenait à Bologne, aux fêtes de Pentecôte, sous la présidence du bienheureux Jourdain de Saxe, successeur de Dominique dans le gouvernement de l'Ordre. Le Pape aurait désiré assister en personne à la cérémonie, mais comme il en était empêché, il délégua l'archevêque de Ravenne pour le représenter. Une foule d'autres prélats distingués accoururent aussi à Bologne. Trois cents Frères Prêcheurs de tous les pays se trouvèrent présents à cette cérémonie solennelle, mais ils n'étaient pas sans une crainte secrète que les restes sacrés de leur père ne fussent trouvés altérés. Aussi plusieurs d'entre eux passèrent dans une douloureuse inquiétude le jour et la nuit qui précédèrent la translation. Parmi ceux qui témoignaient le plus de crainte, était un certain Frère, Nicolas de Giovenazzo; mais Dieu voulut bien le fortifier par une révélation, ainsi que tous ceux qui partageaient sa timidité. Pendant qu'il priait, un homme plein de majesté lui apparut et lui adressa ces mots d'une voix claire et joyeuse : « Hic accipiet benedictionem a Domino et misericordiam a Deo salutari suo: Il recevra la bénédiction du Seigneur, et la miséricorde de Dieu son Sauveur. » Le Frère comprit que ces mots exprimaient la félicité dont jouissait saint Dominique, et qu'elles étaient un signe de l'honneur que Dieu réservait aux reliques du Saint.


La cérémonie de la translation eut lieu le 24 mai. Le Maître-Général et tous les Pères siégeant au Chapitre, avec les Evêques, les Prélats et les Magistrats, qui étaient venus pour assister à cette cérémonie, se tenaient en silence autour du tombeau, tandis qu'on l'ouvrait. Rodolphe de Faënza, qui exerçait toujours l'office de Procureur et qui avait été si tendrement aimé par le grand patriarche, commença à soulever la pierre sépulcrale. Aux premiers coups qu'il donna pour écarter le ciment qui l'entourait, une odeur extraordinaire se fit sentir, et devint de plus en plus intense et douce, à mesure qu'on creusait davantage, jusqu'à ce qu'enfin, lorsque le cercueil apparut et fut élevé à la hauteur du sol, l'église en fut tout entière remplie, comme si on avait fait brûler un parfum rare et précieux.

Tous ceux qui étaient présents tombèrent à geuoux, versant des larmes d'émotion, quand le couvercle ayant été enlevé, les traits de leur glorieux père apparurent à leurs yeux. Il n'était point changé, et ses restes avaient conservé cet air de tendresse et de majesté qui le distinguait pendant sa vie. Catimpré, dans son second livre De apibus, raconte une circonstance merveilleuse, répétée plus tard par Malvenda : Parmi les Pères présents à la cérémonie, se trouvait Jean de Vicense, doué d'un zèle et d'une sainteté qui l'avaient rendu cher à Dominique. Comme il était près du corps, il se retira pour faire place à Guillaume, évêque de Modène ; mais on vit les restes sacrés se tourner immédiatement du côté où il s'était placé. L'humilité de Jean l'ayant encore poussé à changer de place, le même fait fut observé.

Le Saint semblait vouloir montrer en cëjour, où les honneurs publics de l'Eglise lui étaient rendus pour la première fois, que sa véritable gloire consistait moins dans ces hommages, que dans la sainteté de ses enfants. Ce fut le bienheureux Jourdain qui tira du cercueil le corps de son père bien-aimé, et le déposa avec respect dans un coffre neuf.

Huit jours après, le coffre fut encore ouvert, pour satisfaire


la dévotion de quelques nobles et de plusieurs personnes qui n'avaient pu assister à la cérémonie. Le bienheureux Jourdain prit entre ses mains la tête de son père, l'embrassa en répandant des larmes de tendresse, et fit venir tous les pères du Chapitre, afin qu'ils la vissent pour la dernière fois. Ils vinrent, l'un après l'autre, baiser cette tête qui leur souriait encore d'un sourire paternel, et tous sentirent l'odeur merveilleuse qui s'exhalait de ces restes sacrés. Elle s'attachait aux mains et aux habits de ceux qui avaient touché le corps, ou s'en étaient seulement appro- chés. Ce miracle n'eut pas lieu seulement au moment de la translation. Flaminius qui vivait trois cents ans plus tard, écrivait en 1527 : « L'odeur sacrée s'exhale encore de nos jours des saintes reliques. » Nous ne finirions pas, si nous voulions donner le détail des nombreux miracles qui rendaient chaque jour plus glorieux le sépulcre de saint Dominique. On ne sentait même pas le besoin de ces miracles, pour attester sa sainteté ; car le sentiment général parmi le clergé et le peuple, était que sa canonisation ne se ferait pas attendre longtemps. La bulle, qui le mettait au nombre des Saints, fut publiée au mois de juillet 1234. Par une heureuse rencontre, le pape Grégoire IX, que des rapports d'une amitié si étroite avaient lié avec les fondateurs-des deux Ordres des Frères Mineurs et des Frères Prêcheurs, les éleva tous deux sur les autels pendant son pontificat.

Il avait coutume d'exprimer ainsi son opinion sur Dominique, et Etienne Salanco nous a transmis ses propres expressions : « Je ne doute pas plus de la sainteté de cet homme, que de celle de saint Pierre et de saint Paul. »

Trois Têtes ont été consacrées à la mémoire de saint Dominique, le quatre août, au lieu du six, anniversaire de sa mort, déjà consacré à la fêle de la Transfiguration; le vingt-quatre mai, en mémoire de la translation de ses reliques, et le quinze septembre, en l'honneur de l'image miraculeuse de Suriano. Cette dernière fête a été instituée plus


récemment. Il règne une certaine obsourité sur l'origine de la peinture de Suriano ; disons plutôt que tandis que l'Eglise a établi Js fête de la commémoraison de cette image, et accordé ainsi son bienveillant témoignage aux faveurs extraordinaires dont Dieu récompense la piété des pèlerins, elle est demeurée-silencieuse sur l'image même. Elle fut placée en 1531 dans le couvent et ne commença à être connue qu'à l'aurore du siècle suivant, lorsque les miracles et les conversions.obtenues devant elle en firent le but du pèlerinage du monde entier. Après plusieurs brefs accordés successivement par les Souverains Pontifes et un examen sévère des faits, Bénoît XIII fixa enfin au quinze septembre une fête pour perpétuer le souvenir des grâces reçues devant cette illustre image.

Une seconde translation des reliques de saint Dominique eut lieu en 1267 , mais les belles sculptures qui ornent aujourd'hui le lieu où il repose, et qui sont probablement les premières de ce genre, ne furent placées sur la tombe qu'en 1473. Elles sont le chef-d'œuvre de Nicolas de Bari.

CHAPITRE XXVII.

Ecrits de Dominique. Sa défense supposée du dogme de l'Immaculée Conception. Ses portraits par Fra Angelico et le Dante. Réflexions sur l'Ordre.

Nous aurions désiré, dit Polidoie, au dernier Chapitre de la Vie du Saint, pouvoir mettre sous les yeux de nos lecteurs tout ce que saint Dominique a écrit pour la défense de la Religion Catholique, afin que ses disciples pussent tirer des paroles de leur père une plus grande et plus magnifique idée de ses vertus. Mais il n'en reste rien, si ce n'est les Constitutions de son Ordre ajoutées à la Règle de Saint-Augustin,


la sentence de réconciliation à l'Eglise de Ponce Roger , et la faculté accordée à Guillaume Raymond de Hauterive, de recevoir dans sa maison l'hérétique Guillaume H^guecioa.

Il est cependant certain que Dominique écrivit plusieurs lettres à ses frères, les exhortant spécialement à l'étude de l'Ecriture Sainte, mais ces lettres n'exigent plus. L'authenticité de celle qui est adressée aux Frères Polonais et qui porte son ncm, a été révoquée en doute. Nous avons déjà parlé de cette lettre, et mentionné que les meilleurs et les plus sérieux auteurs sont favorables aux. droits qu'elle a à l'authenticité.

Quoi qu'il en soit, nous laisserons de côté cette question.

Les Commentaires de saint Dominique sur les Epitres de saint Paul, existaient encore au temps de Jean Colonne, et si nous nous souvenons que ces Epttres étaient la favorite et constante lecture du Saint, nous ne pourrions trop regretter la perte de leur interprétation, tracée de la main de celui qui suivit de si près les pas du grand apôtre, et qui parut avoir porté son manteau et reçu si complètement son esprit.

Lusitano dit que de son temps les sermons prôchés par saint Dominique sur ces mêmes Epitres au Palais Apostolique existaient encore, ainsi que les Conférences données à Bologne sur les Psaumes, les Epîtres-Canoniques et l'Evangile de saint Matthieu.. Mais depuis, ces œuvres ont été perdues, et c'est un malheur pour l'Ordre et pour l'Eglise, qu'à l'exception des courts écrits cités plus haut, rien n'ait été conservé des œuvres de ce grand homme.

Dans une des plus saisissantes anecdotes de la Vie du Saint, il est fait mention d'un livre qui, s'il existait encore, serait entouré d'une vénération particulière, non-seulement par respect pour son auteur, mais parce qu'il fut comme le témoignage de l'approbation divine de sa doctrine. Nous voulons parler du livre écrit par Dominique pour la réfutation de l'hérésie des Albigeois, et qui, jeté trois fois dans le feu, demeura intact, et fut rejeté par les flammes elles-mêmes du foyer embrasé, sans qu'eUes osassent le toucher. Ce


livre est comme les autres perdu pour nous, mais il existe à son sujet une tradition d'un grand intérêt en notre temps.

On en jugera par l'extrait suivant, tiré d'une lettre du Père Alexandre sancto Canale de la Compagnie de Jésus, publiée à Palermeen 1742 dans une Collection de Lettres sur l'Immaculée Conception. Voici ce qu'on y lit : « Tous les Ordres Religieux,suivant l'inclination de l'Eglise catholique leur mère, ont toujours montré un zèle courageux pour la défense de l'Immaculée Conception. Nous disons fous, parce qu'un des plus ardents en faveur de l'Immaculée Conception, a été le très-savant et très-saint Ordre des Frères Prêcheurs, même depuis son origine, c'est-à-dire du temps de saint Dominique, dans la dispute qu'il soutint à Toulouse contre les Albigeois, avec tant de gloire pour l'Eglise et pour lui. Depuis saint Dominique jusqu'à nos jours, on a conservé dans les archives publiques de Barcelonne une très-ancienne tablette, sur laquelle est écrite la fameuse dispute du Saint avec les Albigeois, et le triomphe de la vérité confirmé par le miracle du feu qui respecta le livre du Saint et réduisit en cendres celui des hérétiques. Voici ce qu'on lit de ce livre sur la tablette : a Saint Dominique écrivit un livre sur l'humanité de JésusChrist, et les Albigeois s'élevant avec fureur contre le Bienheureux dirent que la Vierge avait été conçue dans le péché originel. Le Bienheuteux Dominique répliqua par ce qui était contenu dans ce livre, que ce qu'ils soutenaient était Eaux, la Vierge Marie étant celle de laquelle le SaintEsprit a dit par Salomon : Vous êtes toute belle, ma bienaimée, et il Wy a pas de tache en vous. Dans ce livre de saint Dominique sur l'humanité du Christ, chapitre XVII, on voit le passage suivant, tiré des actes de saint André : De même que le premier Adam fut formé d'une terre vierge qui n'avait pas été maudite, ainsi il était convenable que le second Adam fût formé de la même manière1. »

(1) « Selon une opinion très-croyable, » dit Monseigneur Parisil,


Il semble probable que ce livre existait encore au temps où cette inscription fut faite, et que les passages cirdessus en avaient été tirés ; il ne nous parait pas difficile de croire que Dominique élevé dans les écoles dp Palencia n'ait été un défenseur ferme et convaincu de cette doctrine qui était pour ainsi dire l'héritage des théologiens espagnols1.

Deux hommes célèbres par leur génie nous ont donné dans un genre différent le portrait vivant de Dominique. Le premier est Angelico , un de ses enfants, qui rempli de l'esprit de l'Ordre, a tracé de son Fondateur un portrait, qui ne donne point la matérielle ressemblance de la chair et du sang, puisqu'il n'avait pas vu saint Dominique, mais un autre plus véritable, parce qu'il était celui de l'homme spirituel, de Dominique, tel qu'il avait apparu aux yeux de son âme dans ses oraisons et ses mystiques contemplations.

Il nous l'a représenté sur une multitude de fresques, dans des attitudes et sous des traits, auxquels le génie qui dirigeait son pinceau a su donner une admirable variété. Mais partout c'est la même idée ; partout c'est le même homme, avec son air joyeux, sa majestueuse beauté et sa vie de prière ; partout c'est le même, toujours noble, toujours

« saint Dominique professa en termes exprès sa croyance à l'Immaculée Conception. On dit même qu'il l'écrivit dans un certain livre, que les hérétiques lui firent jeter dans les flammes, etc. Il contenait, assuret-on, dans les termes suivants le précieux texte des Actes du Martyre de saint André. » Il continue en citant les paroles données plus haut.

Démonstration de l'Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu.

(1) Les enfants de saint Dominique n'ont cessé de défendre la tradition catholique touchant l'ImmacIJ ¡pc Conception de la très-sainte Vierge, dont notre Saint Père le pape Pie IX a défini le dogme glorieux, le 8 décembre 1854.-Nous renvoyons le lecteur qui voudra s'en assurer, à l'ouvrage du Rme P. M. Spada, de l'Ordre des ff. pp., traduit par le T. R. P. f. J. D. Sicard, du même Ordre; « Saint Thomas etllmmaculée Conception; » et à celui du T. R. P. Rouard de Card, provincial dos frères Prêcheurs en Belgique: Il l'ordre des frères Prêcheurs et l'Immaculée Conception. H , (Noie du Traducteur.)


simple, portant une brillante étoile sur son front et un lis à la main. On le voit au milieu d'une foule d'Anges et de Saints, à côté de la croix du Rédempteur ou tout auprès du trône étoilé de-la Madone, et partout nous reconnaissons en lui notre intime ami, celui qui entraînait tous les hommes par les charmes de son aménité, et du front duquel s'échappait la mystique lumière, qui attirait tous les coeurs.

L'autre peintre de Dominique est un poète, le Poète de l'Italie et du Moyen-Age. Si Dante a puisé ses inspirations à la source de l'imagination humaine, il doit à l'Ordre de Saint-Dominique le caractère religieux dont son poème est revêtu. Les chants du Dante sont à la poésie ce que les peintures d'Angelico sont à l'art : en effet, la nouvelle impulsion que ses œuvres donnèrent aux premiers artistes chrétiens, montre l'étroite harmonie qui existe entre leurs ouvrages et les siens. Mais s'il a droit à une sorte de fraternité avec le peintre angélique, il est lié au docteur angélique par des liens plus étroits encore. Sa théologie est celle de saint Thomas, et pour bien comprendre la Divine Comédie, il faut lire d'abord la Somme, et nous comprendrons pourquoi, quand il dessine le portrait du « saint Athlète de la foi chrétienne, » comme il appelle Dominique, ses paroles coulent puissantes, pleines de force et d'inspiration. Ne sentons-nous pas que quelque homflie plus grand que les autres se présente à nos regards, quand l'illustre poète nous annonce le fondateur des Frères Prêcheurs par ces tendres accents de la plus douce * harmonie, qu'il tire de sa lyre. « Là, » dit-il, a où la douce brise murmure et se joue parmi les jeunes fleurs qui s'ouvrent dans les champs de l'Europe ; non loin du rivage où viennent expirer les flots, derrière lesquels disparaît le soleil couchant, est assise la fortunée Calaroga. C'est là que naquit le fidèle amant de la foi chrétienne, le saint Athlète, doux à ses amis et terrible aux ennemis de la vérité.

On l'appelait Dominique, et il était l'ambassadeur et l'ami du Christ. Son premier amour fut pour le premier conseil


donné par Jésus. Sa nourrice le trouvait souvent couché par terre, comme s'il eût dit : C'est pour cela que je suis vénu. Ce fut à cause de son amour pour la divine vérité et non pour le monde, qu'il devint en peu de temps un grand Docteur, et il se présenta devant le trône de Pierre, non pour demander des dispenses ou des dîmes, ou de meilleurs bénéfices, ou le patrimoine du pauvre, mais seulement la liberté de combattre !es erreurs du monde par la parole de Dieu. Alors, armé de sa doctrine et de sa puissante volonté, il partit pour son ministère apostolique. De môme que le" torrent des montagnes se précipite dans la plaine du haut des rochers, ainsi le fleuve impétueux de Dominique se jeta sur les hérésies qui encombraient sa route, se répandit sur toute la terre, et se divisa en une multitude de ruisseaux, qui arrosèrent le jardin de l'Eglise. » Nous nous écarterions du plan que nous nous sommes tracé, si nous faisions ici l'examen critique du caractère et des vertus de notre Saint, comme il est d'usage de le faire dans les vies d'une plus grande étendue, et écrites dans un autre but que le nôtre. Nous avons seulement voulu montrer ce grand Saint sous un jour qui le mit à la portée de toutes les intelligences, espérant qu'il parlera lui-même au lecteur dans l'histoire de sa vie, et que les charmes de cette vie si aimable, que dépeignent avec tant de complaisance ses vieux biographes, engageront ceux qui nous liront à une étude plus approfondie de Dominique. Son Ordre est appelé :« L'Ordre de la vérité, » et son esprit est encore de nos jours aussi jeuae et aussi vigoureux que jamais. Il a acquis vraiment des droits à l'amour et à la vénération de l'Eglise, ce Saint, dont la merveilleuse intelligence a pu allier une discipline si rigide avec cette franchise allure, que sainte Catherine de Sienne appelle « le libre et joyeux esprit de son Ordre1.

(1) La tua religione tutta larga, lulta gioconda. Traité de l'obéissance.

CIi. 15.


Son austérité était pour lui-môme et pour ses enfants, mais quand il est question de sauver des âmes, nous ne trouvons plus en lui que ces douces manières, auxquelles les hommes ont donné le nom de magiques, parce qu'ils n'y pouvaient résister, cette familiarité, avec laquelle il se mêlait au peuple, et leur laissait mettre son habit en pièces, et la tendresse de son cœur, qui réservait toutes ses larmes pour les souffrances et Les péchés des autres, et qui faisait trouver la pénitence légère, comme disaient les Castillans, « lorsqu'elle était prêchée par Mattre Dominique. »

Tout travail le trouvait prêt, et la règle qui dans d'autres moments pèse parfois comme un joug de fer sur ceux qui lui sont soumis, devenait pour lui pleine de douceur, quand l'œuvre de Dieu le demandait. Et ce qu'il y a d'admirable, c'est que dans toutes ses œuvres et ses prédications, quelque populaires qu'elles fussent, l'élément théologique domine toujours. Il ne disait pas une parole qui ne fût basée sur la vérité catholique, et il visait à l'instruction plus encore qu'à l'éloquence et à la simple exhortation. Les Frères Prêcheurs devaient éminemment être frères enseignants, et » par les Mystères du Rosaire comme par la Somme de saint Thomas, nous les voyons toujours agir suivant le même principe, tendant à baser la piété sur une solide connaissance de la vérité chrétienne. Ainsi, l'Ordre le plus populaire fut en même temps le plus instruit, el alors que les Frères plaçaient leurs chaires dans les rues et les places publiques au XIIIe siècle, les hommes qui y montaient, saisissant l'attention et réveillant la conscience de leur ignorant auditoire, étaient ceux-là mêmes qui obtinrent dans les chaires de l'université une renommée si brillante, qu'ils peuvent passer à juste titre pour avoir inauguré une ère nouvelle dans les études théologiques.

Le double caractère qui forme le trait le plus distinctif de l'Ordre Dominicain, permet aux Frères Prêcheurs d'exercer une puissante action dans les pays populeux, qui ont


besoin d'instruction ; il a un enseignement spécial pour tous les besoins et tous les états. Pour les pauvres, il a son Rosaire, et pour les savants, sa théologie. Pour les fautes et les souffrances de toute sorte, il a la tendresse-du coeur de son illustre fondateur si doux et si paternel, qui vendait ses livres pour donner du pain à ses compatriotes et aurait vendu pour eux sa vie même. Ces deux actions sont la règle et le modèle de charité, qu'il a laissés à ses enfants.

On peut dire de tous les Fondateurs des Ordres Religieux qu'ils vivent encore dans l'histoire de leurs Instituts. Mais dans celui de saint Dominique , sa présence perpétuelle parmi ses disciples dans tous les âges fut le dernier legs de ses lèvres mourantes, et nous ne pouvons terminer cette histoire de sa vie par des paroles plus à propos que celles que l'Eglise met sur les nôtres, quand elle nous enseigne à lui dire : « Vous nous avez promis qu'après votre mort, vous aideriez vos enfants. Accomplissez ce que vous avez promis, ô Père ! et assistez-nous par vos prières. »


APPENDICE.

M ESQUISSE DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÈCHEURS.

, CHAPITRE I.

Progrès de l'Ordre après la mort de saint Dominique. - Missions. -

Une école de théologie Dominicaine s'élève. Albert-le-Grand et saint Thomas. Les universités. Influence de l'Ordre sur le langage, la poésie, et la société. Saint Raymond de Pennafort. Influence de l'Ordre sur d'autres Ordres religieux.

Nous n'aurions pas atteint le but que nous nous sommes proposé, si nous ne donnions à nos lecteurs un aperçu de ce que devint l'Ordre de Saint-Dominique après la mort de son fondateur. La vie d'un fondateur est nécessairement imparfaite sans l'étude de son institut, qui est l'expression la plus claire de son esprit et de son caractère. Le germe de tout ce qu'a fait son Ordre a dû être caché au fond de son âme, alors même qu'il l'ignorait peut-être, et ce qu'il nous a été difficile de retracer, en faisant l'histoire de sa vie, pourra être plus facilement étudié dans celle de son Ordre.

Les' rapides progrès de l'institut Dominicain pendant l'existence même du saint Patriarche, et la position qu'il occupa bientôt comme grand Ordre enseignant de l'Eglise, rendraient peut-être ce cougod'oeil jeté sur son histoire moins


nécessaire qu'il ne le serait pour beaucoup d'autres Ordres.

Cependant, quoique les principales lignes de la mission des Frères Prêcheurs fussent tracées et connues dans le monde avant la mort de leur fondateur, il était réservé au temps de montrer comment la création de leur Ordre répondait aux besoins des diverses époques, et comment ils ont tiré de leur trésor «des choses anciennes et des choses nouvelles1», pour se conformer aux exigences toujours nouvelles des sociétés. C'est ce que nous ne pouvons nous empêcher d'admirer quand, les suivant dans leur œuvre, nous les voyons conserver avec une sorte de jalousie l'unité de leur gouvernement, rester fidèles aux lois, aussi bien qu'à l'esprit de leur première institution, et se livrer avec une merveilleuse aptitude, à l'office d'instituteurs des peuples.

Nous ajouterons donc à la vie de saint Dominique, quelques mots sur l'histoire de son Ordre, dont les triomphes forment une partie de la gloire de son Fondateur au ciel, et nous révèlent de siècle en siècle les richesses dont son âme était ornée.

Le trait le plus saillant de l'Ordre des Frères Prêcheurs est la variété des moyens par lesquels il lui a été donné d'agir sur les destinées de l'Eglise et du monde. Comme apôtres, théologiens, hommes de lettres, évêques ou simples moines, dans toutes les branches de la science humaine, dans toutes les formes de la vie religieuse, les enfants de Saint-Dominique ont influé sur le monde. Deux de ces caractères s'étaient largement développés du vivant du saint Fondateur : - les travaux apostoliques de l'Ordre en particulier et-la culture de la science théologique, qui lui était expressément enjointe par ses constitutions ; aussi les Frères Prêcheurs avaient-ils déjà fixé leur résidence dans le voisinage des trois grandes universités de l'Europe. Cependant quoique durant la vie du Saint, les études théologiques eussent été spécialement

41) Matth. xiii, 52.


recommandées et qu'on y eût pourvu, les travaux apostoliques prirent un bien plus grand développement; cela parait fort naturel ; tandis que les théologiens étaient lentement et péniblement formés dans les écoles de Paris et de Bologne, un fervent noviciat sous la conduite du saint Fondateur suffisait pour former un apôtre, dont le pouvoir ne réside pas tant dans la profondeur de la science et le prestige de l'éloquence, que dans la sainteté de la vie. Le zèle apostolique était l'esprit qu'on développait avant tous les autres dans cet institut destiné au salut des âmes; ce qui le prouve, ce sont ces merveilleuses conversions rapportées dans les pages précédentes, dont sont remplies les premières annales de l'Ordre, et cette intensité de l'enthousiasme religieux, qui faisait .mourir les passions humaines, et leur survivait en héritant de leur puissance.

Le temps, en s'écoulant, fournit d'autres moyens pour arriver au même but. L'Ordre se servit de la science et des arts eux-mêmes comme d'instruments pour le salut des âmes. Mais dans la primitive ferveur de leur institution, les Frères Prêcheurs ne trouvaient pas de temps pour se livrer à ces travaux, et les premiers Pères de l'Ordre furent nécessairement et presque exclusivement des Prédicateurs et des Apôtres de la foi. Ce fut ce caractère apostolique qui répandit l'Ordre en Europe avec tant de rapidité, pendant les vingt premières années de sa fondation. Le second Chapitre de Bologne, que Dominique avait présidé peu avant sa mort, avait reconnu l'établissement de huit provinces, renfermant plus de soixante couvents; c'était le résultat de six années de travail ; avant sept autres années, quatre nouvelles provinces s'étaient formées sous le gouvernement du bienheureux Jourdain, pendant lequel les Frères s'étaient miraculeusement multipliés. Le nombre des novices qu'il a vêtus de sa propre main, est vraiment extraordinaire.

Quand il arrivait dans un couvent, son premier soin était, dit-on, de l'approvisionner d'étoffes, pour vêtir la foule des


- postulants qui demandaient à être admis. Cette prodigieuse expansion de l'Ordre n'avait pas lieu dans une contrée, plus que dans une autre ; car, si les sympathies et les premières liaisons de Jourdain l'inclinaient naturellement vers la Terre Sainte qui lui avait donné le jour, son attrait pour l'Orient n'empêcha pas l'accroissement de l'Ordre dans toutes les directions. Ainsi, tandis que la Grèce et.

la Palestine formaient deux nouvelles Provinces, d'autres étaient établies en Pologne et en Dalmatie.

Dans le court espace de temps, que vécut saint Dominique après la fondation de son Ordre, il donna l'habit à deux hommes destinés à devenir les plus grands de ses enfants et à être avec lui élevés par l'Eglise aux honneurs des Saints. Le premier est saint Hyacinthe, dont la vocation extraordinaire et la brillante carrière ont été rapportées plus haut. A côté de ce saint qui brille comme son plus grand apôtre, l'Ordre révère Pierre de Vérone, qui lui donna par l'effusien de son sang, les glorieuses prémices de ses Martyrs.

Nous ne pouvons point donner ici une esquisse des travaux .de saint Hyacinthe et des autres grands apôtres qui continuèrent son œuvre dans les siècles suivants ; l'islamisme a si bien détruit les traces de leur apostolat, que les noms mêmes des lieux où ils prêchèrent sont perdus pour nous. Cependant nous ne pouvous lire dans l'histoire sans un profond étonnement, quelle était la vaste étendue de l'empire de la croix au moyen-âge. Ces récits que nous sommes souvent tentés de croire fabuleux, reçoivent des découvertes faites de nos jours une admirable confirmation, et les vestiges de la doctrine chrétienne et des cérémonies catholiques parmi les TarUres actuels deviennent bien moins incroyables, si nous nous rappelons que non-seulement saint Hyacinthe prêcha la foi en Asie jusqu'aux frontières du nord de la Chine, mais qu'il le fit avec un succès attesté dans le milieu du XIIIe siècle par


les ambassades des princes chrétiens de ces contrées aux diverses cours européennes. Aucun détail exact des travaux de saint Hyacinthe ne nous a été conservé; lui seul aurait pu les écrire; mais, comme un de ses historiens l'observe justement, a son unique pensée était de gagner des âmes et non pas de nous raconter ce qu'il fit pour les sauver1. »

Si le fruit de ces œuvres prodigieuses a été en certains lieux totalement détruit, nous devons constater un fait que le même écrivain çapporte comme un des plus grands miracles du Saint, miracle toujours nouveau et subsistant encore aujourd'hui, c'est la conservation de la foi dans le malheureux pays qui lui donna naissance. Nulle part la foi catholique n'a soutenu de plus rudes assauts qu'en Pologne ; l'hérésie, le schisme, l'infidélité, la tyrannie d'un joug étranger, ont travaillé en vain à la déraciner. De nos jours' elle continue à offrir ses martyrs aux tortures et au glaive, et l'Ordre des Frères Prêcheurs, auqiïel elle doit son grand Apôtre, trouve encore un asile chéri dans son sein affligé et déchiré. -

Si saint Hyacinthe et ses successeurs ont fait resplendir le caractère apostolique de l'Ordre dans les contrées du Nord, on peut citer une longue succession de grands hommes qui furent pendant des siècles les soutiens de la foi en Orient. Sous le pontificat de Jean XXII, en 1330, on vit les Frères Prêcheurs s'établir en Arménie, et l'un d'eux, le bienheureux Barthélémy de Bologne, gouverner l'Eglise de cette nation comme archevêque de Naksivan. Par ses travaux, le schisme grec fut presque entièrement banni de ce pays, et les Arméniens rentrèrent en foule dans le sein de l'Eglise. Il fit aussi une résistance pleine de succès aux progrès du mahométisme, qui commençait a pénétrer en Orient. On peut se faire une idée de la situation de l'Ordre en Arménie par la tradition des chrétiens de ce pays, qui

(1) Touron.


ajQiïrment qu'à cette époque, furent fondées sept églises dont les évêques étaient des Frères Prêcheurs. Ces diocèses étaient établis en Perse, à Caffa, en Georgie, et sur les rives de la mer Noire. Même après le triomphe du mahométisme dans ces régions, les Dominicains y conservèrent leurs positions, et les maisons qu'ils y avaient construites existaient encore en Arménie à une époque qui n'est pas très-éloignée. L'archevéché de Naksivan, d'abord occupé par le bienheureux Barthélémy, existe encore. Son successeur orthodoxe gouverne de nos jours un diocèse très-étendu, dans lequel le libre exercice de la foi catholique a été toléré sous le joug successif des Tartares, des Sarrasins et du Perses ; à l'époque où Touron écrivait son histoire , les archevêques Arméniens étaient encore nommés par les supérieurs de l'Ordre, et choisis dans ses rangs.

En Perse, le succès des missions Dominicaines fut non moins brillant. Sou^Jean XXII, Franco de Pérouse fut nommé archevêque et métropolitain de Sultana, tandis que six religieux de son Ordre furent établis sur d'autres sièges.

Ce n'étaient pas là de vains titres d'honneur. Des brefs pontificaux nous fournissent des preuves nombreuses de la rapide extension de l'Eglise dans ces contrées. Ces brefs accordaient 2) l'archevêque le pouvoir de consacrer autant d'évêques que la nécessité en exigeait, et donnait aux communautés des Frères Prêcheurs la charge de toutes les églises privées d'un nombre suffisant de Pasteurs1.

Nous pouvons encore observer la bénédiction particulière, qui accompagna les travaux apostoliques de l'Ordre; car depuis que le primat d'Arménie eut été amené par le

(4) ne nos jours, la Perse et l'Arménie ont reçu des DomirtiBains Français qui l'évangélisent. Les manuscrits de la PropaianlkJOnt remonter jusqu'aux temps de saint Dominique la mission de Mossoul, reconstituée depuis près d'un siècle. Le Père Jandel l'offrit à la province de France, qui l'accepta avec reconnaissance en 18S6. (Vie du P. H. Besson, par E. Cartier, p. 279.) (Noie du Trad.)


zèle du père Franco, à reconnaître la primauté du siége de Rome, ses successeurs sont toujours restés dans la communion de l'Eglise romaine et portent le titre de a Catholiques 1. »

Quelques-uns de nos lecteurs connaissent peut-être les pages romanesques de Uretta, ses merveilleux récits des couvents de Plurimanos et d'Alleluia, habités par des milliers de religieux, ayant plus de quatre lieues de circuit et quatre-vingts dortoirs : chacun avait son église, ses offices et son réfectoire d'un mille de longueur. Si les légendes extraordinaires de l'écrivain espagnol appartiennent plus à la poésie qu'à l'histoire, on ne peut douter qu'il n'y ait un fonds de vérité dans cette narration exagérée, et quoiqu'il n'existe aucune relation authentique des progrès extraordinaires faits par l'ordre de Saint-Dominique en Abyssinie et en Ethiopie, il en reste du moins une trace dans l'auteur dont nous venons de citer les fabuleuses exagérations.

Un seul regard jeté sur l'histoire de ces contrées courbées aujourd'hui sous le joug mahométan, nous donne une idée de la merveilleuse extension du christianisme dans l'Orient et le Midi, et nous trouvons dans les annales de l'Ordre des renseignements exacts sur les martyrs sans nombre qui succombèrent pour la défense de ces Eglises maintenant presqu'inconnues. Partout l'apostolat des Frères Prêcheurs était semé dans le sang, et le premier siècle qui vit leurs travaux dans la Pologne, la Hongrie, l'Arménie et la Tarlarie, augmenta la glorieuse phalange des martyrs de l'Eglise..

L'autre élément dont nous avons parlé, la science théologique, se développait en même temps et dans les mêmes proportions..L'année même de la mort de saint Dominique avait vu entrer dans son Ordre celui qui peut être appelé

(l) Touron. -


les prémices des Frères Prêcheurs théologiens, Albert, cet ignorant novice de Souabe, réduit au désespoir pendant.

son noviciat parce qu'il avait l'esprit trop lourd pour pouvoir étudier, et qui rtçut des mains mêmes de Marie le don d'une profonde intelligence. Les siècles qui le suivirent le nommèrent Albert-le-Grand. Il fut véritablement le docteur et le maître de son époque, et son nom illustré par la légende est devenu aussi célèbre que celui de Faust ou de Cornelius Agrippa. Il serait difficile sans doute de reconnaître dans Albert poétisé le personnage historique qui porte ce nom, mais il faut que la science d'un tel homme ait été merveilleuse pour avoir inspiré de telles légendes.

Dans tout autre siècle que le XIIIe, la science seule n'eût certainement pas fait briller son nom d'un si grand éclat.

Nous vantons beaucoup les goûts scientifiques de notre époque, mais avec tout l'attirail de notre savoir, serions-nous capables de comprendre l'enthousiasme avec lequel nos pères du moyen-âge se jetaient dans l'arène de la philosophie et de l'enseignement scolaslique ? Une des principales causes de la popularité de la science en ce temps-là venait de la manière dont l'instruction était donnée. L'imprimerie n'étant point encore découverte, l'enseignement était oral.

Il venait aux auditeurs avec ce charme qui s'attache à la personne vivante du professeur; sa parole donnait à ses leçons une force infiniment plus puissante que celle de la lettce morte d'un livre ; ainsi la philosophie, la grammaire, la logique d'Aristote et les sentences de Pierre Lombard, dont la lecture pourrait paraître fort pénible dans notre XIXe siècle, étaient populaires au XIII0 et elles excitaient un très-vif enthousiasme, quand elles étaient revêtues de la grâce et de la magie de la parole. Nous pouvons appeler Ere Romantique de la science le siècle dans lequel se passa le fait que nous lisons dans la vie d'Aigert-le- Grand, en 1248, locs de son premier voyage à Paris. Il y venait pour expliquer les sentences, comme il l'avait déjà fait dans


toutes les villes de l'Allemagne. Sa renommée l'y avait précédé; aussi n'y eût-il dans l'université aucune salle assez vaste pour contenir la multitude qui se pressait pour l'entendre. Le professeur et les élèves se réunirent donc en plein air, et les subtiles leçons du grand maître furent données dans le lieu appelé maintenant « Place Maubert » par corruption des mots : « Place de maître Albert. » La sentence qui-sortit des lèvres de ses contemporains montre la variété des connaissances d'Albert : « Magnus in magia, major in philosophia, maximus in theologia. Grand dans la magie, plus grand dans la philosophie, très-grand dans la théotogie. » Mais quelle que fût sa distinction dans chacune de ces sciences, les disciples qu'il forma furent sa plus grande gloire. Sa prodigieuse intelligence fut l'étoile du matin de la science Dominicaine, qui entraîna aussitôt à sa suite une magnifique pléiade d'astres brillants : Thomas de Catimpré, le bienheureux Ambroise de Sienne, le bienheureux Jacques de Bevagna, le bienheureux Augustin de Hongrie, et andessus de tous saint Thomas d'Aquin, dont la renommée éclipsa bientôt celle de son maître et de ses compagnons1.

Tous illustrèrent l'université de Cologne. Heureux le siècle, heureux l'Ordre, qui parmi ses savants a la gloire de compter un Saint. Les enfants de Saint-Dominique peuvent jeter avec un légitime orgueil leurs regards sur cette époque ; car si leurs frères y furent, comme Albert, grands dans la science de la magie2, plus grands dans la philosophie, très-

(1) Parmi les autres élèves d'Albert-le-Grand, et compagnons de saint Thomas, il faut mentionner le bienheureux Thomas Joyce, anglais, qui entra dans l'Ordre avec cinq de ses frères et fut créé cardinal du titre de Sainte-Sabine par le pape Clément V. -

(2) Il n'est pas besoin de dire que « la magie, dont il est ici question, n'était que l'habileté dans la science naturelle, qui a fait donner à Roger Bacon le nom de Magicien ; bien loin de cultiver la science défendue de la magie, comme on le faisait en son temps, Albert a écrit pour en condamner expressément la pratique, et définit ce qui est permis et ce qui est défendu en termes clairs et précis,


grands dans la théologie, ils étaient les plus grands de tous dans une autre et plus profonde science, la science suréminente de l'amour divin.

Il est inutile de rappeler ici les droits qui donnent à saint Thomas le premier rang parmi les plus illustres docteurs de l'Eglise. Son nom seul en dit assez à une foule de personnes qui n'ont jamais lu une ligne de ses ouvrages et qui se contentent de savoir que l'Eglise le reconnaît presque comme le définiteur de sa foi. Lorsque les Pères réunis à Trente déposèrent sur la table du concile les saintes Ecritures, les décrets des papes et les œuvres du docteur angélique, ils complétèrent ainsi sa canonisation comme théologien.

Mais quelque puisse être le degré de réputation accordé à saint Thomas par la voix des six siècles qui se sont écoulés, depuis qu'il à réuni les matériaux épars de la théologie dogmatique, morale et spéculative en un seul et grand édifice, nous n'estimerions pas son mérite à sa juste valeur, si nous ne savions de combien de dangers son enseignement sauva la science et la philosophie.

Pendant le XIIe et le XIIIe siècle, la résurrection de la science avait conduit à de dangereux excès. Les hommes poursuivant leurs recherches philosophiques sans le contrôle d'une autorité, et avec l'ardeur d'une passion qui ne connaissait pas de frein, étaient tombés dans l'abîme du scepticisme et les universités étaient devenues plutôt les écoles de l'erreur que celles de la foi. Les philosophes de cet âge ne reconnaissaient qu'un maître et malheureusement ce maître était un païen. « Aristote, dit le père Lacordaire, fut à cette époque le représentant de la Sagesse, et par malheur Aristote et l'Evangile n'étaient pas toujours d'accord, a Mais outre les conséquences fort naturelles , qui dérivaient du choix d'un philosophe païen donné pour guide et pour maître de la pensée à des étudiants chrétiens, l'enthousiasme qui caractérisait ce siècle rendait surtout ce choix dangereux, a Au premier regard que nous jetons sur cette


époque, dit Balmès1, nous voyons qu'au milieu de la barbarie intellectuelle qui paraissait devoir tenir les nations dans un silence abject, il y avait alors au fond de l'esprit humain une inquiétude qui l'agitait et le troublait étrangement. C'était une époque d'ignorance, mais d'une ignorance qui a conscience d'elle-même et qui soupire après la science.

Dans certaines parties de l'Europe, on découvre je ne sais quel germe et quel indice des plus grands désastres; d'horribles doctrines se lèvent parmi les masses et les agitent; de terribles désordres signalent les premiers pas des nations dans le chemin de la vie ; des rayons de lumière et de chaleur pénètrent déjà le chaos informe et présagent l'avenir réservé à l'humanité. Mais en même temps l'observateur est saisi d'alarmes ; car il comprend que cette chaleur pourra produire une fermentation excessive, et engendrer la corruption dans le champ même qui promettait de devenir un jardin enchanteur. Le monde courait le danger d'être trompé par la premier fanatique venu, et dans un tel moment, le sort de l'Europe* dépendait de la direction donnée à l'activité universelle, a Cette fermentation intellectuelle, pour nous servir du (Jlot expressif de l'écrivain espagnol, donna lieu à d'incroyables extravagances. Nous la voyons pervertir la volonté, et donner naissance aux étranges et criminels excès des Manichéens et d'autres sectes fanatiques tandis -que dans les écoles, l'intelligence était obscurcie et égarée par de nombreuses subtilités.

Avant donc que les principes de la philosophie chrétienne eussent été inébranlablement assis, plusieurs s'embarquant sans guide sur la mer périlleuse de la pensée, faisaient le naufrage de leur foi. Dans le chapitre de son grand ouvrage sur la civilisation, que nous venons de citer, après nous avoir présenté le tableau de la confusion et de l'effervescence

(1; Le protestantisme et le catholicisme comparés dans leurs rapports avec 14 civilisation de l'Europe. Ch. XLIII.


des temps, Balmès n'hésite pas à attribuer le salut de l'Europe à l'influence exercée sur la société par les Ordres mendiants. Cette influence ne fut nulle part plus puissamment sentie, et le danger n'était nulle part plus imminent que dans les écoles de l'Université. Ce danger de la propagation des fausses doctrines naissait du-mode d'enseignement de ces temps, alors que la chaire d'un professeur attirait à elle des foules accourues de contrées éloignées pour entendre un maître fameux, surtout si son talent venait ajouter encore à la passion et à l'intérêt avec lequel on s'adonnait à la poursuite de la science. Il était difficile à un homme qui se voyait l'objet de l'enthousiasme populaire, de résister aux séductions de la vanité, et la vanité le tentait souvent de sacrifier la vérité à la nouveauté, pour devenir fondateur d'un nouveau système. C'est dans la confusion des opinions nouvelles que saint Thomas fut donné au monde pour déterminer les limites de la philosophie chrétienne. Il ne chercha pas à imposer silence à la langue philosophique par des termes nouveaux, mais il adapta adroitement le langage d'Aristote à la science chrétienne et l'obligea à se plier au service de l'Eglise. Pour employer l'expression d'un écrivain moderne, « il fit la conquête des œuvres du philosophe, en leur donnant un sens chrétien. » Ainsi, l'oeuvre que saint Dominique avait commencée, en dirigeant l'enthousiasme de la volonté vers un but religieux, fut complétée par son grand disciple, saint Thomas, quand il jeta sur l'esprit enthousiaste de son époque, les chaînes de la foi. Une route large et élevée, sûre et visible pour tous, fut tracée par sa main de mattre sur les sables mouvants de l'opinion, et tandis que ceux qui l'avaient précédé comme champions de la chrétienté, avaient pour la plupart plaidé contre ce pouvoir intellectuel, dont les excès étaient au-dessus de leur contrôle, saint Thomas réclama hardiment les droits de ce pouvoir, mais en même temps il soumit le rebelle orgueilleux au joug de la foi.. Son but principal, dit BalmèH, fut


de faire servir la philosophie du temps à la défense de la religion. » A cet effet, il adopta la méthode et les termes d'Aristote plutôt que ceux des pères de l'Eglise, comme l'avait fait le maitre des sentences ; il arracha les hommes aux dangers de la philosophie, en en mettant les richesses à profit ; pour nous servir des paroles de l'écrivain déjà cité, « trouvant les écoles dans l'anarchie, il les ramena à l'ordre, et k cause de son intelligence angélique et de son éminente sainteté, il en fut regardé comme le sublime Dictateur1. »

Cet astre brillant se leva cependant sur le monde au milieu des orages de la controverse et de la persécution.

Les deux Ordres de Saint-François et de Saint-Dominique avaient déjà enseigné publiquement la théologie dans leurs écoles, quoiqu'ils fussent encore exclus des chaires des Universités. Mais si ces chaires étaient gardées avec jalousie par l'autorité séculière, celle-ci voyait quelquefois, non sans un vif dépit, les hommes illustres qui les occupaiént, les abandonner pour embrasser l'Institut de leurs rivaux détestés. Les deux premiers membres des deux Ordres qui enseignèrent la théologie dans les écoles de Paris furent deux Anglais, Jean de Saint-Gilles et Alexandre de Halès. Le premier était remarquable par son habileté dans les sciences naturelles et théologiques. Ses leçons sur la médecine lui avaient acquis une précoce réputation, mais il laissa de côté cette étude, pour se dévouer exclusivement à celle de la religion, reçut le grade de docteur, puis enfin une chaire à l'Université de Paris. Le temps vint enfin, où il offrit au monde une de ces grandes leçons plus éloquentes que des paroles. Le Chapitre Général des Frères-Prêcheurs était alors assemblé à Paris, sous le gouvernement du bienheureux Jourdain. Un jour, Jean de Saint-Gilles parut dans la chaire de Saint-Jacques pour prêcher devant la foule im-

(1) Balmès, chapitre LXXI.


mense de ses admirateurs. Le sujet de son sermon était la vanité du monde, le néant de ses richesses, de ses honneurs et de tout ce qu'il peut offrir. Au milieu de son auditoire passionné qui l'écoutait dans un profond silence, il s'arrêta soudain, descendit de chaire, et s'agenouillant aux pieds de Jourdain, lui demanda l'habit de l'Ordre. L'avant reçu, il termina son discours, donnant ainsi tout à la fois le précepte et l'exemple. Toutefois les sollicitations des étudiants le déterminèrent à continuer ses leçons comme professeur ; telle fut, selon Nicolas Trivet, l'origine de l'inauguration de la chaire Dominicaine de théologie à l'Université. Il ajoute que beaucoup d'autres, aussi illustres par leurs vertus que par leur science, renoncèrent alors à toutes les choses du monde pour embrasser la pauvreté volontaire de Jésu,Christ dans l'Prure des Frères-Prêcheurs ou des Frères Mineurs. Alexandre de Halès se fit Franciscain.

Mais parmi les plus célèbres Dominicains de cette époque, nul ne le fut davantage que Bacon et Fishacre, dont nous avons déjà parlé. Matthieu Pâris assure que l'Angleterre ne possède aucun docteur qui leur soit comparable pour l'étendue de leur savoir et la sainteté de leur vie. Ils prirent tous deux l'habit des Frères-Prêcheurs à Oxford à peu près dans le temps que Jean de Saint-Gilles embrassait le même Institut à Paris. Comme lui, ils continuèrent à occuper leurs chaires de Professeurs, ajoutant à leurs études l'exercice des devoirs apostoliques.

Les menées du recteur de l'Université de Paris, Guillaume de Saint-Amour, excitèrent bientôt la jalousie du clergé séculier contre la position occupée par les deux Ordres dans la capitale de la France, et préparèrent contre eux un violent assaut. Durant les quarante années, que dura la querelle entre l'Université et les Ordres mendiants, rendue à jamais célèbre par les plaidoyers simultanés de saint Thomas et de saint Lùnaventure, champions de leurs Ordres respectifs, les séculiers se firent remarquer par la violence de leurs


invectives et la grossièreté de leurs libelles. Selon eux, les frères étaient des hypocrites, des faux prophètes, et tout ca qui est contenu dans les Ecritures sur les précurseurs de l'antéchriat, ils le leur attribuaient; c'est seulement en 1255 que cette célèbre querelle fut terminée par le décret du pape Alexandre IV. Ce décret mit les deux Ordres en possession des privilèges qu'on leur contestait, et entr'autres, du précieux droit de l'éligibilité aux chaires de 1 Université. De fait, quand la lutte fut terminée, on peut dire que les Dominicains prirent possession de toutes les universités d'Europe.

Jean de Saint-Gilles occupa dans quatre universités la chaire de théologie, et les deux chaires déjà reclamées par l'Ordre à Paris, lui furent assurées par l'autorité de saint Louis, tandis qu'Oxford et Bologne qui avaient déjà donné tant de leurs docteurs au nouvel institut, prenaient a leur tour dans ?es rangs les professeurs les plus renommés. De cette période date le développement de la seconde grande mission des Frères-Prêcheurs, leur influence sur la théologie et. la science. Ils comptaient déjà un grand nombre d'apôtres et de martyrs; ils devaient être aussi féconds en docteurs.

Leurs écoles marchaient partout de pair avec les nombreuses universités que cet âge d'enthousiasme scientifique produisait à Orléans, à Toulouse, à Montpellier, et dans d'autres villes, qu'il serait trop long de citer. Ils créèrent l'université de Dublin, tandis que leur influence continuait-à dominer dans celles d'Oxford, de Paris et de Bologne où, dit un écrivain de nos jours, « ils contribuèrent plus que tous les autres maîtres, à donner à l'enseignement universitaire ses formes distinctives. » -Mais l'influence produite par les études des Dominicains, n'était pas bornée à la théologie ; leur Institut avait pour but de christianiser la source même de la science, afin que aux flots de ses mille ruisseaux, qui coulaient au loin pour arroser et fertiliser le monde, se joignissent les eaux douces et salutaires de la vie véritable. Nicolas Trivet, historien An-


glais, membre de l'Ordre, est cité, par exemple, comme a un bon religieux, un bon prêtre, un bon philosophe, un grand mathématicien et un profond théologien. » L'enseignement, il faut le rappeler ici, n'était point puisé dans les livres, mais il tombait des lèvres de prédicateurs habiles et éloquents ; aussi, par leur vocation et leur office, les Dominicains possédaient le grand moyen d'instruire les masses à cette époque. C'est à peine si l'on peut se figurer les effets puissants produits par la prédication des Ordres mendiants; non-seulement la religion, mais le langage et les habitudes des peuples en ressentaient la salutaire influence ; les intelligences, aussi bien que les volontés, étaient séduites par les sermons de maîtres, tels que Taulère et Suso. L'enseignement n'était plus, comme auparavant, enfermé dans les villes et les universités, ni réservé aux savants et aux riches ; il n'y avait pas de montague, pas de village, qui ne fût visité à son tour par le frère itinérant, et pour enseigner à son simple auditoire les éléments de la pensée et du langage, le prédicateur employait les paroles avec lesquelles il lui avait prêché la foi et la pénitence. Tel fut le bienheureux Jourdain de Pise, qui, au dire de ses contemporains, « fut un prodige de la nature et un miracle de la grâce, » mais dont la réputation, comme celle de beaucoup de ses frères, lui survécut à peine, tellement l'Ordre auquel il appartenait, s'inquiétait peu d'immortaliser le souvenir de ses membres les plus illustres. Il vivait à la fin du XIIIe siècle, au moment où la langue italienne était encore informe et ne présentait qu'un mélange confus des dialectes barbares introduits par les invasions des hommes du Nord. La langue toscane même n'avait pas de vocabulaire, et on dit que le bienheureux Jourdain en harmonisa et rassembla le premier les éléments dispersés. Doué d'une éloquence riche d'érudition classique, servi par les grâces de son génie, il s'énonçait dans un style à la fois neuf et intelligible pour tous ses auditeurs tellement que les fragments de ses ser^


mons sont encore aujourd'hui des modèles du pur et harmonieux italien. Lui aussi fut une des nombreuses illustrations de son Ordre. Non-seulement il fut grand philosophe et grand théologien, u réunissant en lui l'éloquence de Tullius a la mémoire de Mithridate, » mais encore « il fut un maître parfait dans l'art d'enseigner les hommes sur tous les sujets avec une égale facilité1. » Citons encore dçux autres Frères Prêcheurs, dont l'influence sur le perfectionnement du langage ne fut pas moins remarquable. Le premier natif aussi de Pise, est Barthélemy de Sainte-Concorde, qui florissait au milieu du XIVe siècle. Il écrivit dans la langue de son pays, et son petit ouvrage intitulé : « Enseignements des anciens » est loué par Léonard Salviati, qui parle de « la force, de la concision, de la clarté, de la beauté, de la grâce, de la douceur, de la pureté et du naturel de ce petit livre écrit dans un langage digne de la meilleure époque de la littérature. »

Il ajoute : « Le style de cet ouvrage est le meilleur et le plus noble qu'on ait encore vu en ce siècle ; il serait heureux pour notre langue que cet ouvrage fût plus étendu. » L'autre écrivain, dont nous voulons parler, est le père Passavanti. Son a Miroir de la véritable pénitence, » originairement composé en latin, fut traduit par lui-même en italien2.

C'est ainsi que l'apprécie l'éditeur de l'Académie della Cruscan qui le réimprima en 1681. « Le Miroir de la véritable pénitence, par le père Passavanti, florentin de naissance et Dominicain, écrit dans le style de son temps, mais orné de l'or de la plus exquise éloquence, a obtenu un succès plus qu'ordinaire, tant à cause de la matière toute sainte qu'il traite, que par le charme et la beauté de sa composition ; et comme plusieurs ont pensé que ce livre pouvait sans désavantage être comparé aux écrits des savants Pères de l'Eglise, nous croyons que son auteur n'est pas non plus

(1) Marchéze, cité par Albert Léaûder.

(2) Cet ouvrage a aussi été traduit en français. (Noie du traducteur.)


inférieur aux maîtres les meilleurs et les plus renommés de la langue toscane. » Ces auteurs, avec un autre Frère Prêcheur, Dominique Cavalca, sont nommés par Pignotti parmi les Pères de la littérature italienne. La poésie aussi, cette partie la plus populaire de la littérature, a été cultivée par l'institut des Frères Prêcheurs, dont la mission était de populariser la Foi en l'introduisant dans la science, et d'enseigner les hommes par tous les moyens. Nous avons déjà parlé de l'influence de la théologie de l'Ordre sur la muse de Dante. Sans un tel frein quel aurait été le sort de ce génie aussi hardi que sauvage? Mais plus heureux que beaucoup d'autres, pour lesquels les lauriers ont été une couronne empoisonnée, son imagination reconnaissait l'autorité de la Foi, et ses vers impérissables ont immortalisé les dogmes du Docteur Angélique. Si les Dominicains peuvent avec un certain droit réclamer ce poète comme leur théologien, ils peuvent avec le même droit réclamer pour leur grand théologien le laurier du poète. Personne ne peut lire ces hymnes magnifiques, dont la plume inspirée de saint Thomas a doté l'Eglise 1 , sans reconnaître leur supériorité poétique et religieuse, et ceci est vrai surtout de la prose Dies irœ, que nous ne craignons pas d'appeler le plus beau modèle de la poésie lyrique dans toutes les langues. Quoique l'auteur de cette prose soit contesté, il y a de grandes probabilités qu'elle a été composée par le Cardinal Malabranca, dit Frangipani, Dominicain, qui mourut en 42I942.

La plupart des célèbres prédicateurs dp l'orire n'ont pas

(1) L'Adoro te, le Pange lingua, le VeJ-barn supemum, le Lauda Siou, l'O sacrum, le Sacris solemnns. 1

(2) Ozanam, tom. V. Poètes Franciscains, ch. V, l'attribue au pape Innocent 111, mais ce qui semblerait confirmer l'opinion de notre auteur, c'est que cette prose n'était point encore en usage en 1255 ; car elle ne se trouve pas dans l'exemplaire primitif de l'office Ecclésiastique, dû au zèle du vénérable Humbert de liomans, mattre de l'Ordre, écrit cette


laissé de monument, qui nous permtt de mesurer la -grandeur de leur intelligpnce et le travail qu'ils accomplirent.

Nous ne pourrions nous faire qu'une idée générale, mais qui ne laisse pas de nous remplir d'étonnement, des prédicateurs du moyen-âge par la, position qu'ils occupèrent dans l'histoire de leur temps. Quels admirables tableaux presque romantiques nous trouvons dans les vies de saint Antoine de Padoue, le célèbre Frère-Mineur, du bienheureux Matthieu Carreri, dominicain et de cent autres que nous pour-rions nommer et qui semblaient conduire le monde par la puissance de leur éloquence. Nous ne pouvons apprécier qu'imparfaitement l'influence produite par ces Ordres sur la société ; car elle s'exerçait journellement sur les masses par le double ascendant de leur parole et de leur présence. Rappelons seulement la sainteté et le savoir qu'on trouvait dans les cloîtres, et le pouvoir merveilleux que possédaient sur leurs plus irréconciliables ennemis, ces hommes qui avaient renoncé au monde pour toujours. Les déserts de Ctteaux et de la Chartreuse, ou les sommets du Mont Cassin avaient jusqu'alors soustrait la sainteté aux yeux de la foule ; maintenant elle resplendissait au grand jour; le pauvre pouvait la regarder et s'approcher d'elle, car elle venait à lui sous les livrées de la pauvreté. Le riche et le savant sentaient sa puissance; car d'humbles habits cachaient les dons de l'intelligence auxquels ils étaient obligés d'obéir, sans pouvoir résister. L'influence de la religion et de l'éducation, ainsi popularisée et largement répandue dans tous les rangs de la société, doit avoir égalé, sinon surpassé l'action de la presse sur le monde ; on ne peut ouvrir un livre qui traite de ces temps sans en être convaincu. Les Frères étaient les cûn-

même année, et qui était conservé dans le couvent de Saint-Jacques à Paris, à l'époque où Quétif écrivait.

Innocent 111 est mort en 1216 ; si c'était lui qui avait composé le Dit,, Ira, Humbert eût sans doute connu celle prose, et l'eût introduite dans l'cffice dominicain. (Note du traducteur.)


fesseurs favoris des rois, et leurs rudes habits se voyaient fréquemment à la cour. Cependant ils étaient aussi les frères et les compagnons du pauvre. Une grande partie de nos dévotions populaires, celles qui sont destinées à émouvoir le cœur du peuple, nous ont été enseignées par des moines. Ainsi l'origine de la dévotion du chemin de la Croix est attribuée au bienheureux Alvare de Cordoue, de l'Ordre des Frères-Prêcheurs. Le bréviaire nous apprend qu'il érigea dans son couvent de Scala-Coeli, des images des saints lieux de la Palestine, consacrés par la passion de NotreSeigneur. Les mystères de notre rédemption y étaient représentés et offerts tous ensemble à la vénération des fidèles.

L'usage s'en répandit bientôt dans les autres couvents et plus tard l'Ordre de Saint-François propagea la pratique du chemin de la Croix dans toute l'Eglise. La plus populaire, et on pourrait dire, la plus chrétienne de toutes nos dévotions, puisqu'elle rappelle aux hommes trois fois par jour la pensée de l'Incarnation de Jésus-Christ, et leur fait plier les genoux sur le champ même de leur labeur ou dans les chemins, pour saluer l'aurore de leur rédemption, quand la cloche retentit à leurs oreilles, l'Angelus, a été instituée par saint Bonaventure et propagée dans tout l'univers après le Chapitre général des Frères-Mineurs, tenu à Pise en 1262. H est impossible de calculer l'influence du Rosaire, cette pratique particulière à l'Ordre de Saint-Dominique. Le Rosaire a été le boulevard même de la foi contre l'hérésie et l'incrédulité, et il ne faudrait pas moins d'un immense traité, pour nous dire- toutes les merveilles opérées sur la société par cette seule dévotion. Elle donna naissance à une multitude de confréries établies pour les personnes séculières et dans un but pieux ; ces associations, qui naquirent en même temps que les Dominicains, furent propagées avec une égale ardeur par les Franciscains, si bien que dans les annales des Frères Mineurs, le premier établissement de ces saintes sociétés est attribué à saint Bonaventure.


Les Frères étaient accueillis avec empressement en tous lieux par un peuple plein de reconnaissance, et qui savait - que le blanc scapulaire de saint Dominique et le cordon de saint François apportaient avec eux une bénédiction particulière. Nous trouvons à chaque pas des preuves de l'accueit cordial fait aux Frères Mendiants par les peuples qu'ils venaient prêcher. Cet enthousiasme explique leur rapide extension en Europe ; car leurs églises et leurs monastères surgissaient comme par enchantement, partout où ils paraissaient ; on raconte qu'après les sermons de saint François, il était d'usage que le peuple de la ville ou du pays où il prêchait, lui offrit de bâtir un couvent. C'est ainsi que le Mont Alverne lui fut donné par Orlando ; les délicieuses chroniques de l'Ordre racontent de ce lieu que quand les Frères furent envoyés pour prendre possession de la chapelle et du monastère, ils furent salués dans cette solitude par les chants des oiseaux qui leur souhaitèrent à leur manière la bienvenue. Si nous considérons les œuvres de charité active pratiquées par les Frères, qui tombèrent en si grand nombre victimes de leur zèle, en servant les pestiférés, les innombrables hôpitaux et les instituts de charité qui ont été fondés par eux, entre autres les orphelinats établis par saint Vincent-Ferrier dans presque toutes les villes d'Espagne, nous "pourrions donner une immense étendue à l'étude de leur bienfaisante influence sur la société, sans parler de Jeurs écrits et de leurs travaux apostoliques. Si nous traitions ce sujet plus à fond, nous étonnerions nos lecteurs par la variété des inventions et des institutions d'utilité pratique et sociale1, complétement distinctes de la religion, qui doivent leur origine aux deux Ordres, et qui témoignent de leur active sympathie pour les besoins du peuple, et de leur

(1J L'institution du Mont-de-Piété, par exemple, si connue dans les contrées catholiques, est attribuée à un Frère Mineur,Barnabo de Terni, qui en fit la première expérience à Pérouse, sous le pontificat de Léon X.


influence universelle pour l'amélioration et la civilisation de la société, a Si, comme le dit Balmès, l'illustre Espagnol Dominique de Guzman et le merveilleux homme d'Assise n'occupaient pas une place sur nos autels, pour y recevoir la vénération due à leur éminente sainteté, ils mériteraient que la société et l'humanité élevassent des statues en leur honneur. » Puis, après avoir rapidement esquissé le changement heureux, qui commença à se faire sentir quand les Ordres mendiants furent institués, il trace le portrait de ces nouveaux Ordres dans des termes que nous citerons textuellement : « Ce ne sont pas, dit-il en parlant des Frères, des anachorètes vivant dans des déserts lointains, ni des moines abrités dans de riches abbayes, ni des prêtres dont les fonctions et les devoirs sont limités à un lieu déterminé ; ce sont des hommes sans demeure fixe, qui visitent tantôt de populeuses cités, tantôt de misérables hameaux; aujourd'hui au milieu du vieux continent, demain sur un vaisseau qui les porte à de périlleuses missions sous des climats meurtriers.

On les rencontre dans les palais des rois , admis à leurs conseils et prenant part aux plus hautes affaires de l'Etat; on les trouve dans d'obscures familles, consolant les infortunes, apaisant les différends et donnant des avis sur les affaires domestiques. Les mêmes hommes qui se sont couverts de gloire dans les chaires des universités, apprennent le catéchisme aux enfants dans les plus humbles bourgades ; d'illustres orateurs qui ont prêché dans les cours devant les rois, vont annoncer l'Evangile dans les plus petits villages.

Le peuple les rencontre partout, soit dans ses jours de félicité, soit dans ses heures de tristesse. Ils sont toujours prêts enfin à prendre part à ces heureuses fêtes d'un baptême qui remplit une maison de joie, ou à compatir au malheur qui vient de la couvrir de deuil. Il est facile de s'imaginer, continue Balmès, la force et l'ascendant de pareilles institutions.

Leur influence sur l'esprit des peuples dut avoir une portée incalculable ; les nouvelles sectes qui tentaient d'égarer les


multitudes avec leurs doctrines empoisonnées, se'trouvèreM en face d'un adversaire infiniment supérieur. Elles avalent voulu tromper les simples par des dehors d'austérité, par l'ostentation de la mortification extérieure et d'un pauvre vêtement, mais les nouvelles institutions se présentaient avec ces mêmes signes; la vraie doctrine possédait tous les attributs dont l'erreur se faisait accompagner. De virulents3 déclamateurs cherchent à s'emparer de l'esprit desmuttitudes par une fougueuse éloquence, mais voici que par toute5 l'Europe on rencontre de brûlants orateurs qui plaident la cause de la vérité; connaissant à fond les idées, les goûts du peuple, ils savent l'intéresser et se servir pour la défense de la religion, de ce dont les autres profitaient pour l'attaquer. On les vit partout où il y avait à combattre les efforts des sectes; libres de tous liens, n'appartenant à aucune église, à aucune province, à aucun royaume, ils ont la facilité de passer rapidement d'un point à un autre , et paraissent toujours au moment où leur présence est réclamée par une nécessité urgente1. »

Mais il y a dans la mission des religieux sur la société en général, une particularité sur laquelle nous devons dire- quelques mots. C'est le rôle qu'ils ont joué comme pacificateurs du monde. Soit que nous considérions ce qu'ils ont*" fait comme prédicateurs mendiants répandus sur la surface du monde, ou bien l'influence exercée par leurs chefs et leurs grands dignitaires, nous découvrons toujours en eux le même esprit ; et les persécuteurs du peuple , les ennemis de la liberté , comme quelques auteurs ont bien voulu les représenter, sont avant tout les hommes de la paix. Comme ils étaient beaux les pieds des apôtres de la bonne nouvelle, qui apaisaient les discordes et les guerres de ces siècles turbulents 1 Nous lisons de quelques-uns, comme de Laurent l'Anglais et de saint Vincent Ferrier, qu'ils ne laissaient pas

(1) Le Protestantisme et le catholicisme comparés. Ch. XLIII.


une ville ni un village, sans avoir apaisé toutes les haines et toutes les discordes du lieu. D'autres, comme Crescent en Russie, étaient des ambassadeurs de paix dans ces contrées lointaines. Les pontificats de deux Papes Dominicains, Innocent V et Benoit XI, quelque courts qu'ils aient été, furent célèbres par les efforts couronnés de succès qu'ils firent contre les rivalités et les sanglantes factions de ces temps. Le cardinal Latino Frangipani parcourut l'Italie pour accomplir cette mission céleste, et reçut le titre de « prince de la paix, 0 qui pourrait êjre donné à un grand nombre d'autres personnages dont les noms rempliraient un volume1. Mais pour que nos lecteurs puissent se former une idée du caractère enchanteur de ces missions de paix, nous citerons un passage de la vie du bienheureux Ventura de Bergame. C'était un de ces hommes sympathiques et doux, dont la tendresse attire les plus grands criminels, et adoucit les cœurs endurcis par leur charité et leurs larmes. Odéric Raynald décrit ainsi ses travaux à Bergame pour la cause de la paix. Les fruits de ses prédications paraissaient dans une foule de pénitents qui, après avoir abjuré leurs anciennes inimitiés, se réunissaient en Confréries, et partaient en pèlerins pour Rome sous la conduite du bienheureux Père. Ainsi, pendant que les seigneurs et les tyrans de l'Italie, occupés à poursuivre leurs desseins ambitieux et à satisfaire leur avarice et leur cruauté, inondaient leurs villes de sang, Yentura, enflammé par le zèle du salut des âmes, fut inspiré d'opposer aux desseins du démon une compagnie -de chrétiens, qui conduits par un tout autre esprit, n'avaient pas d'autres armas que la Croix et pas d'autre devise que ces trois mots : 1 Paix, pénitence, miséricorde. D Ces pieux pèlerins, au nombre de dix mille, et suivis par une grande multitude, voyageaient à pied, revêtus de robes blanches et de manteaux Meus. Sur un côté de leur vêtement brillait la

ri) Mœurs catholiques. Livre iz, Ch. xn.


croix, et sur l'autre une colombe tenant à son bec un rameau d'olivier. Dans leurs mains ils portaient des instruments de pénitence et en marchant ils chantaient les louanges du Seigneur et ne cessaient de répéter ces paroles : « Paix, pénitence, miséricorde 1 » L'ordre qu'ils observaient dans leur voyage était admirable; ils allaient deux à deux, conservant avec soin toutes les règles prescrites par leur saint conducteur. Les pèlerins allèrent ainsi jusqu'à Rome, où ils scellèrent solennellement leur réconciliation sur le tombeau des Apôtres. On assure que le spectacle de cette singulière procession, et les paroles qu'ils prononçaient en marchant, ramenaient la paix et la charité dans les villes où ils passaient, et remplissaient de componction les coeurs des plus grands, pécheurs.

Tous les prédicateurs primitifs de J'Ordre présentent le même caractère : Angélo de Pérouse, auge de paix de la ville de Florence, y apaisa toutes les haines, les querelles et les rivalités, et réconcilia les principales familles de la ville.

Jean de Vicence dont nous avons parlé plus haut, fut aussi un éloquent prédicateur de la paix. Nous ne pouvons nous empêcher d'insérer ici la description de ses travaux, telle qu'elle nous a été laissée par un ancien historien : a Jamais, dit-il, depuis le temps de Notre-Seigneur, on n'avait vu de telles multitudes réunies en son nom, comme autour de ce Frère prédicateur de la paix. Il avait un tel pouvoir sur les esprits, que partout on le laissait dicter lui-même les termes des réconciliations, et par respect pour lui, on avait coutume de l'écouter pieds nus. Plusieurs ennemis mortels émus par sa parole se donnaient spontanément le baiser de paix1.

A propos de ses prédications célèbres dans les plaines de Vérone, une chronique contemporaine dit : « On n'avait jamais vu en Lombardie une aussi grande multitude réunie sur les rives -du fleuve, à une lieue de Vérone. Il prit

(I) Vie de Richard, comie de Saint-Boniface.


pour texte ces paroles du Christ : Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix. Et il prêcha la paix à la Lombardie et à toute 1 Italie, donnant des avertissements et des menaces à ceux qui oseraient dans l'avenir rompre cette bienheureuse paix. »

Il est temps de mettre fin à cette digression, qui était du reste nécessaire pour dépeindre l'influence des Frères sur la société, influence exercée bien plus par leur présence en tous lieux et dans toutes les circonstances que par leurs écrits, mais dont si peu de monuments nous restent, que le plus souvent ceux qui ont fait les œuvres les plus grandes, sont les moins connus de la postérité. Nous avons parlé des prédications de Tauler et de Henri Suso, mais ils furent aussi écrivains1, et leurs œuvres qui sont demeurées parmi

(1) Frédéric Schlegel, un des plus grands écrivains modernes de l'Allemagne, comparant la langue des âges catholiques à celle que le protestantisme a mise en honneur, s'exprime ainsi : CI Outre Thomas à Kempis, le XVe siècle donna plusieurs écrivains religieux, et même on en trouve à une période plus éloignée, qui moins connus eurent le même esprit, surtout ceux qui écrivirent dans la langue latine alors en usage, et même en Allemand, comme Tauler. Si pous mettions en parallèle l'aimable simplicité et la charmante clarté de pensées et d'expressions qui règne dans les ouvrages de ces écrivains, avec les productions du siècle suivant tout rempli de combats et de querelles barbares, nous pourrions apprécier à leur juste valeur les deux époques. »

Il est étonnant que Schlegel n'ait pas consacré uno notice particulière à Henri Suso, dont les œuvres au point de vue du style, se rapprochent plus de celles de Thomas à Kempis, que les écrits de Tauler.

Il aurait pu ajouter que, outre le charme de la simplicité qui les distingue, les œuvres de ces anciens auteurs Allemands sont remplis d'un pathétique et d'une beauté d'imagination, inconnus aux faiseurs de controverses des temps modernes. Nous croyons qu'aucun auteur n'a encore surpassé la charmante et inimitable tristesse du style de Suso ; Suso et Tauler nous sont, pour ainsi dire, personnellement connus, grâce aux excellentes biographies qui précèdent leurs œuvres.

Le cardinal Bellarmin, qui savait bien quels avantages on pouvait retirer de l'étude des œuvres de Tauler, lui a donné le titre glorieux et b:en mérité de a Prêcheur éminent par sa piété et sa science. » Et le célèbre Louis de Blois, qui a justifié la pureté de l'enseignement du


nous, ont sauvé leur renommée et leur ont assigné un rang élevé dans l'école de la théologie mystique. Mais, comme nous l'avons déjà dit, ce n'est pas seulement comme théologiens que les Dominicains se sont distingués dans le premier siècle de leur existence; la part qu'ils ont prise dans la renaissance générale de la science, a été importante ; nous savons avec quelle application ils apprenaient les langues orientâtes ; cet enseignement est devenu traditionnel dans l'Ordre. Jean le Teutonique, quatrième Général des FrèresPrêcheurs, au Chapitre général tenu à Metz en 1251, ajouta aux Constitutions la plus grande partie des statuts qui ont rapport au règlement des études, et c'est lui qui de concert avec saint Raymond de Pennafort, mit en honneur dans 1 Ordre l'étude spéciale de la littérature orientale. Ces grands hommes ne peuvent toutefois réclamer l'honneur d'avoir rendu les premiers cette science populaire en Europe. Pendant le temps de la domination des Maures en Espagne, la philosophie arabe toute aristotélicienne était devenue a la mode, et l'ardeur fiévreuse avec laquelle on l'étudiait dans le XIIIe siècle, avait paru assez dangereuse à Innocent III, pour mériter une censure décisive. Mais si les Dominicains chérissaient l'orientalisme, c'était moins pour l'amour d'une vaine philosophie, que pour y trouver, comme il convenait à leur vocation apostolique, une aide et un instrument nécessaire pour la défense de la foi chrétienne. Les Juifs et

docteur contre le zèle indiscret et peu charitable de ceux qui cherchaient à la mettre en doute, ne craint pas de lui donner le oom de o zélé défenseur de la foi catholique, dont les-écrits ne sont pas seulement orthodoxes, mais même divins. » Sponde, le célèbre é%èque de Pamiers, qui a coniinué l'histoire du cardinal Baronius, assme hardiment que Tauler est un homme vraiment digne d'admiration, et que ses écrits sont pleins de l'onction et de la glâce du Saint-Esprit. Il ajoute que par une sorte d'instinct prophétique, il a prédit les hérésies qui se sont élevées dans les derniers siècles, et qu'il a versé des larmes sur les blessures que rEglise n'a reçues que longtemps après sa mort.

(Préface des Institutions de Tauler, 168J.)


les Maures étaient alors les plus formidables adversaires de la religion; ils possédaient plusieurs sources de science dont l'accès était fermé aux chrétiens, et ce fait, que la Somme de saint Thomas fut principalement dirigée contre leurs controversistes, peut nous donner une idée de la position qu'ils occupaient alors comme ennemis de la foi. L'Espagne était le vaste champ de bataille de la chrétienté contre l'infidélité.

C'est là qu'au milieu de ses autres grands travaux, saint Raymond de Pennafort usa de son influence auprès des rois d'Aragon et de Castille, pour l'établissement de collèges, dans lesquels on étudierait spécialement les langues orientales, pour se servir d'elles comme d'une arme indispensable dans les disputes avec les docteurs Juifs et Mahométans.

C'est aussi probablement à saint Raymond que le monde doit le grand ouvrage de saint Thomas, que nous venons de nommer ; car on raconte qu'il fut écrit sur sa demande. Ses efforts ne furent pas vains. L'adoption de ces études dans les colléges de l'Ordre, permit à la chrétienté de tenir tête à l'infidélité, et Clément VIII n'hésita pas à 'dire que par là saint Raymond avait contribué tout à la fois à la gloire de l'Espagne et de l'Eglise et avait favorisé la conversion de milliers de personnes. Il nous en donne lui-même le témoignage dans une lettre à Humbert, successeur de Jean le Teutonique dans le gouvernement de l'Ordre. Il y est dit que depuis qu'on avait commencé à se livrer à ces études, dix mille Sarrasins avaient embrassé la foi chrétienne, parmi lesquels se trouvaient un grand nombre d'hommes très-instruits. La culture du grec et de l'hébreu est expressément recommandée dans les Constitutions et après un sérieux examen, il est facile de reconnaître que les plus grands écrivains de l'Ordre ont été remarquables par leur habileté dans ces études et dans celles de la science biblique et de l'herméneutique, qui leur sont étroitement liées. 1

1) Le bienheureux Jacques de Voragine, archevêque de Gènes,


Nous ne pourrions nommer tous les savants que leur talent a fait briller comme des étoiles dans le ciel dominicain, mais puisque nous venons de parler de l'étude de la bible, nous ne pouvons passer sous silence un religieux distingué par ses travaux dans cette branche de la science divine ; c'est Hugues de Saint-Cher, cardinal de l'Ordre, et auteur de la première concordance de la Bible. Mariana dit que cinq cents religieux, de l'Ordre travaillèrent sous sa direction à cet ouvrage, et que les concordances faites ensuite par les Juifs et les Grecs, n'étaient que des imitations de celle-là. Nous ne pouvons apprécier assez l'encouragement qu'un tel ouvrage doit avoir donné à l'étude de la SainteEcriture. La piété de Hugues était égale à sa science et il ne travailla pas en vain k l'établissement de la Fête-Dieu.

La propagation de la dévotion au Saint-Sacrement était un des objets, auxquels on peut dire qu'il avait consacré sa vie tout entière.

Cependant la science de l'Ordre de Saint-Dominique est le moins remarquable des traits qui le distinguent dans le

premier siècle de son existence. Ce qu'il faut surtout étudier dans les premiers enfants du saint Patriarche, c'est cette force extraordinaire et cet héroïsme de leur caractère, qui seul explique la rapide extension de l'institut à travers le monde. Jetons un regard sur les cinq maîtres généraux qui succédèrent à saint Dominique. Un groupe plus remarquable se rencontra-t-il jamais? C'est d'abord le bienheureux Jourdain, doué d'une simplicité angélique à laquelle étaient unis une rare bonhomie et un courage indomptable, qui lui faisait dire les vérités les plus fortes à des hommes comme Frédéric Il. C'était Raymond de Pennafort dont nous parlerons bientôt; puis vint Jean le Teuto-

auteur de la légende dorée, fut le premier traducteur de la Bible en langue vulgaire, Sa version italienne de l'Ancien et du Nouveau Testament parut environ en 1254.


nique, le hardi prédicateur de la Paix, dont la franchise gagna, comme relie du bienheureux Jourdain, l'amitié et la confiance de Frédéric II. Malgré la difficulté de sa position, placé comme il l'était entre les intérêts du Pape et ceux de l'Empereur, il déploya une fermeté et une prudence à la hauteur du gouvernement d'un royaume. Sous lui, l'Ordre fut à l'apogée de sa gloire, et son généràlat est la plus brillante période de l'histoire des Dominicains. Paris, Bologne, Cologne Montpellier et Londres virent des chapitres des Frères-Prêcheurs, qui passaient pour des assemblées de saints. On nous pardonnera de rapporter un extrait de la lettre adressée au prieur de Montpellier par Guy Fulcodi, qui fut ensuite pape sous le nom de Clément IV. Guy était venu dans cette ville accompagné de sa soeur, pour assister aux délibérations des Pères. C'était la fête de la Pentecôte ; il décrit ainsi la solennité à laquelle il assista : « Nous entrâmes dans notre église où tandis que ma soeur priait humblement prosternée sur le pavé, et demandait à Dieu de regarder favorablement ceux qui travaillaient pour sa gloire, elle sentit sa confiance augmenter avec son insistance, et comme les Frères entonnaient le Veni Creator, elle vit descendre une grande flamme qui couvrit tout le chœur, et qui resta jusqu'à ce que l'hymne fût terminée. »

Que dirons-nous du bienheureux Humbert, successeur de Jean et auteur de ces chroniques dont le charme et la eâce n'ont jamais été surpassés? Qui pourrait lire ses lettres à ses frères et ne pas sentir son propre cœur enflammé du zèle héroïque qui y respire a chaque ligne? Quelles pensées nobles et élevées, quel grand cœur, que celui qui répand ainsi ses exhortations ardentes et pleines de charmes, répétant sans cesse ce vieux cri de guerre de l'Ordre : « l'Honneur de Dieu et le salut des âmes! »

Et dans tous ces hommes, avec leurs splendides qualités, nous chercherions en vain une étincelle da l'ambition si commune aux hommes illustres, dont la grandeur n'est pas


enchaînée par l'humilité des saints. Saint Raymond de Pennafort résigna sa charge , après l'avoir remplie pendant deux années ; Humbert en fit autant au Chapitre de Londres, après un gouvernement de neuf années. « Il est regardé, dit Touron, comme le parfait modèle d'un sagp, zélé et vigilant supérieur, plein de bonté pour supporter les infirmités du faible, mais incapable de rien tolérer qui pût énerver la vigueur de la discipline régulière. » C'était un grand écrivain et de nos jours encore l'Ordre ressent son influence et peut puiser l'esprit qui l'animait, dans les commentaires » et les explications nombreuses, qu'il a laissés sur les règles et les constitutions.

Comme confesseurs et guides des âmes, l'influence des Frères était encore plus universellement sentie que comme prédicateurs et hommes de science. Conseillers des rois, ils agirent puissamment pour donner au XIIIe siècle cette empreinte chrétienne, qui forme un des traits les plus saillants de son histoire. Où trouver par exemple un plus bel idéal de la monarchie chrétienne qu'un saint Louis, roi de France, Jacques d'Aragon, Alphonse 111 de Portugal, et saint Ferdinand de Castille? Ce sont les plus nobles types de la royauté et ils ont excité l'enthousiasme des publicistes protestants eux-mêmes. Or il est impossible de douter que la sainteté qui les rendit admirables, n'ait été en partie l'œuvre de leurs conseillers spirituels, tous Dominicains. Le bienheureux Pierre Gonzales était confesseur de saint Ferdinand; Geoffroy de Beaulieu remplissait les mêmes fonctions auprès de saint Louis; saint Raymond de. Pennafort jouissait de la con fiance illimitée de Jacques d'Aragon, et enfin on rapporte que pendant le gouvernement de Jean le Teutonique les rois de France, d'Angleterre, de Castille, d'Aragon, de Portugal et de Hongrie choisirent invariablement leurs chapelains et leurs confesseurs dans les rangs des Frères-Prêcheurs. L'histoire de saint Pierre Gonzalès et de saint Raymond nous les peint comme des hommes à moitié


politiques, travaillant a sanctifier les cours et les armées, et quoique la célébrité de saint Raymond comme canoniste, la valeur de ses ouvrages sur la pénitence, et la part qu'il prit à la rédaction des Constitutions de l'Ordre lui donnent un rang distingué parmi ses écrivains. Cependant ce n'est pas comme auteur qu'il est connu davantage. Il nous apparaît sous des traits plus élevés, sous ceux d'un grand homme et d'un grand saint, et comme la qualité d'écrivain n'est après tout qu'une qualité humaine, nous allons cesser un moment d'étudier saint Raymond comme auteur, pour jeter nos regards sur une œuvre de sa vie intimement liée à une autre gloire de son Ordre ; nous voulons parler de son influence sur l'établissement et la réforme d'autres corps religieux. Dans l'ouvrage que nous avons déjà cité si souvent, Balmès nomme parmi les plus remarquables œuvres du XIIIe siècle, la fondation des Ordres pour la rédemption des captifs. De nos jours où l'abolition de l'esclavage est devenu un thème si populaire, et la liberté un désir si véhément, ne devrait-on pas honorer d'une sympathie particulière l'héroïque dévouement des deux instituts de Notre-Dame de la Merci et de la Trinité ?

Bien des faits nous prouvent que l'Ordre des FrèresPrêcheurs ressentit un vif intérêt pour l'œuvre de la rédemtion des captifs. Nous avons dit comment saint Dominique, ému par les souffrances de ses frères en Jésus-Christ, avait voulu se vendre aux Maures pour racheter le fils d'une pauvre femme. Plusieurs écrivains de l'Ordre ajoutent qu'il avait résolu d'employer sa vie à cette œuvre, mais que Dieu lui fit connaître par une révélation particulière, qu'elle était réservée à saint Jean de Matha, et que sa vocation à lui était de travailler à la conversion des hérétiques. Nous croyons que ces deux grands hommes se connurent l'un l'autre, et que saint Jean s'associa aux travaux de saint Dominique contre les Albigeois ; car il est dit que dans l'année 4202, il fut chargé par le Pape Innocent III d'une


mission auprès du comte de Toulouse et des Albigeois et qu'il prêcha dans le Languedoc, en revenant de Rome pour aller en Espagne , ce qui semble probable; car son Ordre a été à cette époque établi en Provence. Si les deux fondateurs, comme tout l'indique, se connurent personnellement, on peut se figurer la sympathie qui dut exister entre deux âmes, dont le but et les désirs se ressemblaient autant.

Ce n'est pas cependant de l'Ordre des Trinitaires que nous voulons parler ici, mais de celui de la Merci, à l'établissement duquel saint Raymond de Pennafort eut une si grande part, et dont le fondateur était probablement ami de Domique ; car la première fois que nous rencontrons le nom de saint Pierre Nolasque, nous le voyons dans les rangs des héroïques soldats de Simon de Montfort. Pierre, alors âgé de vingt-cinq ans, joua un rôle distingué à la bataille de Muret, et quand le roi d'Aragon fut mort et que la fortune de la guerre jeta son fils encore enfant entre les mains du conquérant, le chevaleresque Montfort, ému de compassion pour son jeune prisonnier, choisit Pierre, comme le plus beau et le plus noble de ses chevaliers, pour être le gardien et le tuteur du prince, et il les envoya tous deux à Barcelonne, alors capitale du royaume d'Aragon. Jacques dut à ce soldat brave et chrétien le bienfait d'une éducation religieuse, et put avec raison considérer la défaite de Muret comme une des bénédictions particulières de sa vie. L'enfance de ce prince fut ainsi liée à un des principaux incidents de la vie de Dominique, et son adolescence fut abritée par l'Ordre des Frères-Prêcheurs; saint Raymond de Pennafort était en effet, comme nous l'avons dit, son conseiller intime et dirigeait son âme ainsi que celle de saint Pierre Nolasque.

Les cii confiances de la fondation de l'Ordre de la Merci s(nt évidemment surnaturelles. La bienheureuse Vierge apparut dans la même nuit et dans trois visions distinctes à saint Pierre, à Jacques, roi d'Aragon, et à saint Raymond, leur commandant d'instituer un Ordre pour la rédemption


des chrétiens captifs parmi les Maures ; elle Jeur -promit en même temps son patronage et son secours. On exécuta le commandement de la Reine du ciel, et le jour de la fête de saint Laurent, en 1223, le roi et saint Raymond conduisirent saint Pierre à l'église cathédrale de Barcelonne, où l'évêque Béranger reçut sa profession religieuse, dans laquelle il ajouta aux trois vœux essentiels celui de consacrer sa vie, sa fortune et sa liberté au rachat des esclaves. Alors se passa une de ces scènes pleines d'émotion, si fréquentes dans les âges de foi; saint Raymond monta en chaire, annonça au peuple assemblé la révélation d'en-Haut, qui avait donné lieu à cette fondation, et déclara de quelle manière la volonté de Dieu et la faveur de Marie s'étaient simultanément fait connaître du roi, de saint Pierre et de luimême. Ensuite il donna l'habit du nouvel Ordre à saintPierre, comme nous J'apprend Mariana. Les Constitutions primitives de la Merci furent entièrement rédigées par saint Raymond, dont l'habileté et le coup d'œil sûr étaient bien connus ; on le regarde même comme le second fondateur de l'Ordre. Mais rien, ce nous semble, dans cette histoire singulière, ne présente un si grand intérêt, que les paroles du Saint lui-même, conservées dans une lettre à saint Pierre Nolasque. Après bien des années, il lui rappelle l'heureuse nuit où ils avaient contemplé tous deux le visage de Marie.

Saint Pierre, surchargé par le poids de l'cutorilé dans son Ordre, pensa un instant à imiter l'exemple de saint Raymond et à déposer le gouvernement de son institut, pour chercher le repos dans une position plus obscure. Saint Raymond sentant combien il était nécessaire qu'il restât à la tête d'une œuvre qu'il avait foudée, écrivit à saint Pierre pour le détourner de son dessein , et cette lettre existe encore.

Comme il avait lui-même résigné le généralat des FrèresPrêcheurs, il fut obligé d'user d'une ingénieuse humilité, pour persuader à son ami qu'en agissant ainsi, il n'avait pas établi un précédent, et il continue dans les termes suivants :


a Mais pour vous, cher frère, réjouissez-vous dans le Seigneur, ou du moins ne vous affligez pas d'être à la tête de votre Ordre ; car ce n'est pas par vctre propre choix, mais par celui de la Mère de Dieu elle-même que vous avez été placé où vous êtes. A quel autre Pasteur cette Reine des Vierges a-t-elle jamais. dit : a Nourrissez mon troupeau? »

Voulez-vous-maintenant résister à sa volonté? Je ne puis le supporter de vous. Je vous conjure donc par le saint amour que nous devons tous porter à cette bienheureuse Vierge de - ne jamais abandonner le troupeau qu'elle a mis entre vos mams. Rappelez-vous, cher père, la pensée si douce et si consolante de l'heureuse nuit, qui fut illuminée comme par un rayon de l'éternité, et lorsque à cause de vos mérites je fus assez heureux pour participer à la béatitude des citoyens célestes. Je veux parler de la nuit où nous fûmes tous deux honorés par l'apparition sensible de celle dont la beauté divine surpasse la beauté et la splendeur du soleil. Ah 1 comment pourriez-vous céder à la tristesse, vous qui avez été consolé par les chœurs des anges-et par les regards favo-rables de celle qui conçutje Verbe même de Dieu? Cela eût-il pu arriver pour la perte de quelqu'un? Ou plutôt n'est-ce pas pour le salut de ceux qui périssent que la Mère de la miséricorde a ainsi daigné se montrer à ses serviteurs? Si c'est un sentiment d'humilité qui vous porte à résigner votre charge, rappelez-vous de quelle manière vous y avez été appelé. Songez que ce qui serait contraire à cette vocation divine ne pourrait pas venir de Dieu. »

Il y a quelque chose de fort intéressant dans cette allusion à l'apparition de Marie , et on ne trouve dans la vie des Saints rien qui prouve davantage un événement surnaturel, que ce récit qui en rappelle avec tant d'affection et d'amour tous les détails.

En nommant les Ordres à la fondation ou à la réformation desquels les Dominicains prirent part, on ne peut oublier les Servites ou Serviteurs de Marie.


Sept riches marchands de Florence, membres d'une pieuse confrérie dédiée à Notre-Dame de Louange, priaient dévotement un jour de l'Assomption dans leur oratoire, lorsque chacun d'eux se sentit vivement inspiré de se consacrer d'une manière spéciale à Dieu et à Notre-Dame ; après s'être communiqué leurs impressions, ils résolurent de distribuer leurs richesses aux pauvres et d'abandonner le monde pour embrasser une vie austère et érémitique. Ils se retirèrent en conséquence dans quelques cellules sur le Mont-Senario, éloigné de la ville d'environ six milles, et lorsqu'ils parurent pour la première fois dans les rues de Florence, revêtus du rude habit qu'ils avaient choisi, le peuple qui les connaissait les entoura avec surprise et les enfants se mirent à crier : « Voyez I ce sont les serviteurs de Marie. » Ce cri fut, dit-on, répété par un enfant de cinq ans, qui était dans les bras d'une servante; ce fut plus tard Philippe Béniti, un des grands ornements de l'Ordre des Servites. Le nom qu'il avait donné à la pieuse compagnie lui resta.

L'Eglise souffrait alors des désordres des Manichéens, et saint Pierre martyr soutenait noblement l'étendard de la foi dans les provinces du nord de l'Italie. Il remplit l'office d'Inquisiteur sous les Pontifes Grégoire IX et Innocent IV.

Lorsque ce dernier monta sur le trône pontifical, la charge d'examiner l'esprit de la nouvelle société des Servîtes, dont les membres s'étaient rapidement accrus, fut confiée à saint Pierre. Ses recherches l'amenèrent à donner de leur esprit et de leur manière de vivre une vive et chaude approbation, qui fut aussitôt suivie de la confirmation formelle de leur Ordre par le Souverain Pontife. Sans aucun doute, la dévotion si tendre et si particulière que le grand Martyr des Fi ères- Prêcheurs professa toujours pour la Mère de Dieu, fut un des motifs de l'appui qu'il donna aux serviteurs de Marie. Ceux-ci, depuis le commencement de leur association, avaient fait des douleurs de Marie l'objet spécial de leur vénération, tellement qu'ils peuvent être considéréa comme


les' grands propagateurs de cette touchante dévotion.

Quelques écrivains affirment que la première idée d'ériger la pieuse Association en Ordre religieux émana de saint Pierre ; on croit même que c'est lui qui suggéra le dessein de les faire sortir de leur vie exclusivement contemplative et solitaire, et de les employer à un travail actif pour le salut des âmes. Touron dit seulement que saint Pierre examina leur règle avec soin, et qu'il plaida devant le Saint-Siège pour la confirmation de leur Ordre, mais dans les anciennes chroniques de l'Ordre des Servites, l'origine de leur fondation.est rapportée avec des circonstances toutes surnaturelles.

Touron les éloigne souvent de ses récits ; elles forment cependant le charme particulier des anciens historiens. Or, selon frère Michel, le chroniqueur de l'Ordre des Servites, il paraîtrait que le dévouement plein d'affection de saint Pierre pour les Ermites du Mont-Senario fut le résultat

d'une révélation divine. Plusieurs fois, étant en extase, if vit10 des yeux de son âme une montagne entourée d'une Drii?an4 1 d'II fi l', .,¡tiJn¡ H.3h.l101,~~ lumière et de mille fleurs aux couleurs variées p is une "QJh)l(l1irI1li~ ta. Jo' If> blancheur éblouissante les surpassaient, èn1!)0eafôéJ§l?,,î en parfum. Son étonnement et gtm- aamuia[lo au me Ite- f S é <'~WQn, ni-b~)jlJjm~.1:, londi rent, quand il vit des anges lè'^iidlll]?eVleT^resemere £ pîâ Mère de Dieu, qui paraS^îPl'e39'àc28plfeïvaveSnift? vi^j^e i) gracieux. Il pensa ^eBÏ^'Çe't?^ ~m'~aPs~e~ (M*[ la signification" «y1 ae~e'nar?~~ La vue 'dTOs^ftTOpb<?enya pour-He cdn~crer~è't'~9!otre'-Qat~~ wHriltf* 1 t l, d d 1 1,.noIJ6f'llol.¡;;;. ":..b la contemplation de ses douleurs, parut exp Iquer a saint Pierre ce mystère, et une lumière intérieure lui fil découvrir la gçâce^i>h&bltai{

leurs sept fondateurs, de sorte quelles profegea'tîesormais^" généreusement, ainsi que leur Ordre. Les Servites ne se mon trèrent point ingrats envers saint Pierre martyr ; ils l'ont toujours honoré comme leur second fondateur, et après sa glorieuse mort et sa canonisation, ils lo mirent au nombre de


leurs saints protecteurs et patrons. La notice de son martyr insérée dans leurs chroniques, lui donne le nom a d'ami de notre Ordre1. » Nous pourrions citer d'autres Ordres, qui ressentirent aussi l'influence des Frères-Prêcheurs, et en particulier les Carmes.

L'austérité de leur règle paraissant excessive à plusieurs religieux, ils en appelèrent au pape Innocent IV pour l'interprétation de quelques points obscurs, et Hugues de SaintCher, Cardinal du titre de Sainte-Sabine, fut choisi pour accomplir cette tâche. Trois siècles après, les Dominicains prirent une grande part à la réforme du même Ordre. Sainte Térèse rappelle ainsi leurs premiers rapports avec les Carmes: « Nous observons, dit-elle, la règle de Notre-Dame du Mont Carmel sans aucune mitigation, comme elle fut établie par le père Hugues, Cardinal du titre de Sainte-Sabine, et confirmée par le Pape Innocent IV. » La révision de la règle des Carmes eut lieu sous le généralat de saint Simon Stock.

A ces Ordres illustres, il faut ajouter encore la congrégation des Barnabites de Saint-Paul ; l'examen de leur règle, avant sa confirmation, fut confié par Pie IV à Léonard de Marini, dominicain, nonce du Pape au concile de Trente ; la règle de l'Ordre de Grandmont fut révisée par Bernard Giraldi, nommé visiteur de l'Ordre par Honorius IV en 1282 ; les hommes éminents de l'Ordre des Frères-Piêcheurs eurent aussi une part considérable dans plusieurs réformes Bénédictines. Il est temps de clore ce Chapitre, pour entrer dans l'histoire générale de l'Ordre pendant le second siècle de sa fondation.

(4) Voyez Touron, vie de saint Domin;que, livre V, et les Chronique.

de l'Ordre des Servîtes, p. 11 - f 5 -


CHAPITRE II. -

Le XIVe Siècle. - Peste de 1348. Le Grand Schisme. Sainte Catherine de Sienne. Réforma de l'Ordre. Saint Vincent Ferrier. Splendeur de l'Ordre durant cette période. Ses Missions Etrangères. Ses Prélats. Saint Antonin. Le Concile de Bàle. Zèle de l'Ordre pour la défense durSaintSiége. Concile de Florence. Jean de Torquemada.

Le coup d'œil que nous avons jeté dans le chapitre précédent sur quelques-uns des grands hommes et des écrivains distingués de l'Ordre de SdlUt- Dominique, nous a fait abandonner le cours de son histoire.

Le débat avec les Universités ne fut pas la seul que l OpJre eût à soutenir, et la seconde grande lutte dans laquelle il fut engagé, va nous amener à considérer ce que nous pourrions appeler son influence sur la politique de l'Eglise.

Si le XIIIe siècle fut agité par les disputes des écoles, le XIVe fut en butte à des maux plus graves : c'est le siècle du schisme. Les deux grandes factions des Guelfes et des Gibelins, italiennes dans leur origine, avaient répandu dans toute l'Eglise leur esprit ; leurs effets se faisaient sentir partout et dans chaque contrée de l'Europe, les priviléges ecclpsiastiques avaient à combattre le redoutable empiétement du pouvoir civil. Le plus important de ces conflits fut. sans aucun doute, celui que l'on a nommé du nom des deux factions, je veux dire, la lutte entre les empereurs et les Papes. Dans l'histoire si longue et si compliquée de cette querelle, l'Ordre des Frères-Prêcheurs donna à la chaire de Pierre un appui dont la fidélité et le dévouement n'ont point été surpassés, même par l'illustre société qui s'est engagée par un vœu à soutenir la papauté. Les Empereurs et les antipapes ont eu une antipathie instinctive pour les Frères-Prêcheurs, parce qu'ils voyaient en eux leurs ennemis naturels, et en consé-


quence Louis de Bavière et son pape schismatique Nicolas V arrachaient tous les Dominicains de leurs couvents d'Allemagne et des cités du nord de l'Italie, qui étaient soumises à leur pouvoir. Pendant trois ans, l'Ordre souffrit une terrible persécution à cause de son union au pontife légitime, Jean XXII, et cette persécution ne se termina qu'à la mort de l'Empereur et à la chute de l'antipape.

En 1348, une nouvelle calamité tomba sur l'Eglise dans la terrible peste, qui ravagea l'Europe et désola des provinces entières, tellement que des contrées restèrent, dit-on, entièrement dépeuplées, les animaux domestiques devinrent sauvages et des régions cultivées furent transformées en de vastes déserts. Le grand écrivain qui nous a fait l'esquisse de ces temps, nous a tracé aussi le tableau de leur effroyable démoralisation. Les hommes s'étaient tellement familiarisés avec la mort, qu'ils avaient cessé de la craindre, et alors apparut au milieu d'eux cette étrange forme du sensualisme, qui consistait à jouir sans frein des courtes heures qui les séparaient de la mort et à attendre le fléau au milieu des hontes de la volupté, comme pour le défier; ce sensualisme a été renouvelé de nos jours et il a trouvé de nos jours aussi un publiciste, qui n'a pas craint de nous en dépeindre les abominations.

L'année même où la peste apparut vit briller un des plus splendides ornements de l'Ordre de Saint-Dominique.

On peut difficilement se figurer l'état du monde pendant les trente-trois années que sainte Catherine de Sienne en fut le glorieux Apôtre. C'était une période de décadence universelle, et les Ordres religieux la subissaient en même temps que l'Eglise. Les Frères-Prêcheurs qui s'étaient noblement exposés au fléau de la peste, étaient tombés par milliers ; les plus illustres d'entre eux étaient morts victimes de leur charité pour les malades et les mourants. La diminution-âè-J leur nombre ne fut pas le plus grand des maux qui Mes aéca?

blèrent. Un temps d'épidémie n'est jamais un tempes HiWiéltt


observance, le nombre de ceux qui avaient survécu au fléau était réduit à un dixième ; quelques couvents avaient même été entièrement dépeuplés , d'autres réduits à deux ou trois religieux aux lieux mêmes où auparavant on les comptait par centaines. Les Dominicains finirent par céder aux raisonnements de la prudence humaine, et pour remplir leurs Blets éclaircis, ils reçurent toute espèce de sujets à toute sorte de conditions, relâchant la règle, dispensant même en quelques lieux de la vie commune, pour ouvrir les portes de l'Ordre à des hommes qui étaient en réalité impropres aux devoirs et aux austérités qu'il impose.

Un grave et universel relâchement fut l'inévitable conséquence de cette malheureuse politique, et quand le grand Schisme d'Occident éclata en 1378; quand l'Europe, souffrant déjà de l'influence destructive d'une longue peste et de la famine, fut encore troublée par l'anéantissement de l'unité dans l'obéissance religieuse , l'état de la société devint si misérable, qu'il est difficile de s'en faire une idée et impossible de le décrire. Sainte Catherine vécut et écrivit pendant cette période, et il faudrait étudier d'abord les causes et l'extension de l'effroyable corruption, contre laquelle elle fut suscitée par le Ciel pour y porter remède, si nous voulions apprécier à sa Juste valeur son caractère historique. Il fut sans doute bien extraordinaire, mais il était créé pour l'époque dans laquelle vivait la Sainte , et il faut connaître la dégradation de ce siècle, pour comprendre les dénonciations sévères et hardies tout à la fois de tous ces vices, qu'on trouve dans ses écrits inspirés. Soutien de la papauté, et Apôtre de son siècle, sainte Catherine possède bien d'autres titres à la vénération des fidèles et son nom est resté illustre, bien au delà des jours qu'elle a passés sur la terre. Comme écrivain mystique, elle tient dans l'Eglise le plus haut rang, et le mot : inspiré., que nous avons appliqué à ses écrits, ne paraîtra pas exagéré à ceux qui sont familiarisés avec leurs enseignements profonds et célestes. Comme Sainte, elle est


le type le plus parfait de l'idéal dominicain, qui ait encore été donné au monde. Son esprit, sa vie et ses écrits sont empreints de l'essence môme de l'esprit de l'Ordre : large et libre, plein d'enthousiasme et de bon sens, chevaleresque dans toutes ses vues et dans tous ses desseins, dévoué au Saint-Siège avec une fidélité au-dessus de la foi du serment, rempli d'une science divine et infuse. Nous trouvons réunis dans Catherine tous ces traits du caractère dominicain.

Nous ne pourrions trouver nulle part ailleurs une plus parfaite image de l'idée première qui présida à la fondation de l'institut, l'union de la vie contemplative et de la vie active, que dans l'existence de celle qui atieignit les plus hauts sommets de la contemplation non dans la solitude d'un clottre, mais au milieu des contrariétés et des troubles, que causent les devoirs ordinaires de la vie domestique ou les distractions d'une carrière publique et politique. En Catherine sont réunis les traits caractéristiques qui semblent opposés entre eux dans les autres saints, la sagesse et la théologie des docteurs de l'Eglise avec-la simplicité de François d'Assise, dont elle partagea le titre de Séraphique et les mystérieux privilèges de ses souffrances1.

Le grand Schisme dura soixante et dix ans, et il ne faut pas nous étonner, que dans les perplexités de ce malheureux temps, on ait vu des hommes remarquables par leurs vertus se prononcer difleremmeat sur les droits des candidats rivaux. Il est aujoutd'hui facile de résoudre le problème, parce que déjà bien des historiens l'ont discuté et résolu, et d'en arriver à conclure qu Urbain était Pape légitime, Benoît

(1; Le titre de séraphique donné communément à tout POrdre de Saint-François n'a été accordé à aucun Saint en particulier si ce n'est à ""illt Bonaventure, le Docteur Séraphique, à sainte Catherine et à saint François. Ces deux derniers ont reçu le privilège tout particulier des stigmates , et l'Eglise l'a reconnu et consacré en établissant un jour chaque année pour la commémoraison de cette faveur insigne ; distinction qui leur est exclusivement propre.


et Clément antipapes. Mais les difficultés de cette époque doivent avoir été bien grandes et quelque triste que soit le fait du Schisme, nous ne devons pas porter sur lui un jugement précipité, quand nous voyons une partie de l'Ordre des Frères-Prêcheurs participer au Schisme, et les provinces de France , de Castille, d'Aragon et d'Ecosse avec leur général, Elie Raymond, obéir aux antipapes, tandis que le reste de l'Ordre élail fortement attaché à la cause d Urbain VI et de ses successeurs. Dans l'histoire des Ordres religieux, comme dans celle de l'Eglise, la période de relâchement est suivie de la période de la réforme. Si nous en croyons" Michel Pio, qui écrivait dans le XVIIe siècle, le relâchement dut être bien grand ; car on en sentait encore les effets à l'époque où il vivait. Cependant la réforme, à laquelle travaillèrent surtout Raymond de Capoue et Barthélemy Texier, révéla d'une manière remarquable la vitalité de "la^ègle Dominicaine qui, même dans ses périodes de décadence, a toujours conservé en elle-même le pouvoir de la régénération. Quand il s'agit de réforme, on ne 6t ni ordonnances, ni règles nouvelles, et il est bon de remarquer qu'on doit entendre le mot de réforme, s'appliquant à l'Ordre Do- minicain, dans un tout autre sens que celui qu'il devrait avoir, si nous parlions des Capucins ou des Cisterciens; ceux-ci, en retournant à la règle primitive, se séparèrent en même temps de la tige originelle. Au contraire, l'unité du gouvernement Dominicain n'a jamais été brisée et les réformes de l'Ordre n'ont consisté que dans le retour à l'observance de la Règle, à la sagesse de laquelle rien ne put être ajouté. Ce retour à la stricte observance ne fut toutefois pas universel; comme chez 11'8 Franciscains, le degré de ce retour a été quelquefois indiqué par les termes de Conventuels et d'Observants ; néanmoins le gouvernement de l'Ordre n'a jamais été divisé, excepté pendant le grand Schisme.

Durant cette réforme commencée par Raymond de Capoue, l'Ordre produisit une abondante moisson de Saints


et de grands hommes, dignes de ses meilleurs jours et des temps de sa ferveur primitive. Marcolin de Forli et Jean Dominici de Florence, que l'Eglise a élevés au rang de ses bienheureux, eussent été de dignes novices de Dominique et de Réginald, et ils répandirent un doux parfum de sainteté sur cette époque agitée. L'extinction du schisme peut être attribuée en grande partie à Jean Dominici, qui siégea au concile de Constance comme Cardinal Légat pour le Pape Grégoire XII. Il travailla à obtenir que les prétendants au trône pontifical résignassent leurs droits ; il y réussit enfin, et cette victoire fut suivie de l'élection de Martin V, qui rendit la paix à l'Eglise.

Il est impossible de parler du grand schisme sans nommer l'homme illustre, dont les travaux apostoliques répandirent quelque lumière sur l'obscurité de cette malheureuse époque, et qui prit une part active à cette grande et orageuse question. Nous voulons parler de saint Vincent Ferrier, le thaumaturge de son Ordre, et un de ses ornements les plus distingués. Avant la décision du Concile de Cpnstance, dans le temps de la grande controverse, il s'était mis avec ses concitoyens du côté de Pierre de Lune (Benoît XIII), mais s'il appuya les droits de celui-ci, ce ne fut point de sa part une flatterie ; au contraire, il s'efforça toujours de l'amener à renoncer à ses droits, parce que c'était le seul moyen de rendre la paix et l'unité à l'Eglise. Il vivait dans la plus étroite amitié avec Jean Dominici et les autres partisans du pape Grégoire, et sa conduite, au moment de l'électioi de Martin V, est un des plus admirables exemples de soumission à l'Eglise. Attaché à Pierre de Lune, par le double lien de l'amitié et de son intérêt personnel, il n'hésita pas dans la ligne qu'il devait suivre, lorsque le doute qui divisait depuis si longtemps l'Eglise en deux obédiences, fut enfin dissipé.

Aussitôt que le décret du Concile eut été publié, il cessa de reconnaître l'autorité de celui qu'il avait considéré jusqu'alors comme pasteur légitime, et employa le reste de sa vie à


d'infatigables travaux, pour éteindre entièrement le schisme et pour amener les royaumes de France et d'Aragon à reconnaître l'autorité du Pape Martin V1. La carrière de Vincent comme Apôtre fut extraordinaire. Ses miracles sont les plus étonnants qu'on ait jamais vus, et sa vie fut ellemême un miracle. Il ne fut pas seulement l'Apôtre d'une province ou d'un pays, mais du monde tout entier. Dans presque chaque ville et chaque village de l'Espagne, de la France, de l'Italie, de l'Angleterre, de l'Ecosse et de l'Irlande, il prêcha avec un succès qui n' a pas d'égal dans l'histoire. En Espagne, il convertit plus de huit mille Maures et trente-cinq mille Juifs, et même, si nous en croyons les récits des rabbins,- au lieu des auteurs chrétiens, ce serait deux cent mille Juifs qu'il aurait fait entrer dans le sein de l'Eglise. Gerson n'hésita pas à lui appliquer la prophétie de l'Apocalypse : «Et j'ai regardé ; et voici qu'un cheval blanc apparut, et celui qui le montait, avait un arc, et il lui fut donné une couronne, et il s'en alla pour conquérir. 2 » D'autres-lui appliquent encore la prophétie faite par le même

(1) De crainte que nos lecteurs ne s'imaginent que saint Vincent puisse être accusé d'avoir trempé dans le schisme par le fait de son obéissance à un antipape, nous citerons les paroles de Gerson qui vivait dans ce temps-là : « A propos de ce schisme dont le principal caractère est l'ambiguïté, il serait bien hardi, injurieux et scandaleux d'affirmer que ceux qui embrassèrent l'un ou l'autre parti ou restèrent neutres, encoururent quelque censure ou purent être soupçonnés d'hérésie; car il n'y eut jamais de schisme, dans lequel il y eut plus de place pour le doute ; les opinions des plus grands docteurs et des plus grands Saints étant des deux côtés si diamétralement opposées. » Saint Vincent n'est pas le seul Saint que nous trouvions attaché à un parti universellement regardé aujourd'hui comme celui de l'erreur ; le Bienheureux Pierre de Luxembourg, béatifié par Clément VII, adhéra à un autre Clément, l'un des prédécesseurs de Pierre de Lune. Il faut ajouter aussi que Jean de Puinox, Général de la partie de l'Ordre qui reconnaissait Benoit XIII, devint ensuite confesseur de Martin V et qu'il usa, comme saint Vincent, de toute son influence auprès de Benoît pour l'engager à résigner le

pontificat.

(2) Apoc. cap. 6. v. 2.


évangéliste, de l'Ange prêchant l'Evangile éternel et volant travers les cieux ; les artistes chrétiens le représentent ordinairement avec des ailes. De fait, l'influence sans limite qu'J exerça sur les hommes de son temps ne peut être niée.

Cependant il est du nombre de ceux qui ont laissé peu de monuments à la postérité. Quelques sermons, quelques lettres et un traité d'or sur la vie spirituelle, c'est tout ce qui nous reste d'authentique de cet homme merveilleux, dont la grandeur était bien celle que nous avons décrite comme le type particulier des Ordres consacrés à la prédication et à la vie apostolique.

Nous ne voulons pas nous étendre davantage sur le schisme qui, au milieu de ses plus douloureuses et humiliantes circonstances , et à l'époque de décadence religieuse où il apparut, fit cependant resplendir un des traits qui caractérisent l'Ordre de Saint-Dominique : son étonnante vitalité.

Il ne peut être anéanti et ne tombera pas en décadence; lorsqu'il semble mort, il renaît tout à coup à une vie nouvelle, non pas comme d'autres Ordres, à l'aide de nouvelles Constitutions, ou de nouveaux fondateurs, mais toujours le même, avec la même règle, le même gouvernement et le même habit que portaient les religieux à l'époque de sa fondation. Nous avons parlé de l'influence de l'Ordre sur ce que nous avons nommé la politique de l'Eglise, et en particulier de son dévouement au Saint-Siège, pour le défendre contre les attaques des empereurs gibelins; ce dévouement ne fit défaut dans aucun des assauts contre lesquels le pouvoir pontifical eut à lutter dans le XIIIe et le XIVe siècle. Conrad de Brescia, réformateur du couvent de DJlogne, tomba au pouvoir des insurgés, quand la province Bolonaise était en guerre ouverte avec le Saint-Siège. Enfermé dans leur cité, il était à la merci de leur pouvoir. La ville avait été frappée d'interdit et personne n'avait osé le publier, jusqu'à ce que Conrad n'écoutant que son dévouement à la chaire de Pierre, le proclama hardiment sur la grande place. Il fut immédia-


tement saisi et jeté en prison, où on le laissa sans nourriture pendant plusieurs jours. Le Bienheureux mis en liberté et emprisonné une seconde fois, fut enGn condamné par le parti populaire à mourir de faim, et la sentence eût été exécutée sans la protection manifeste du Ciel; car ses ennemis furent contraints de reconnaître, après une longue épreuve, que a tout homme ne vit pas seulement de pain, » et que les Saints de Dieu ont une nourriture que les hommes ne connaissent pas. « En effet, dit Albert Léander, la prison de Conrad était un paradis plus qu'un lieu de tourments, à cau*e des consolations célestes dont le Seigneur le favorisait. » Voyant que la privation de nourriture n'avait pas de pouvoir sur un homme qui vivait de prières, ils le mirent une seconde fois en liberté; quand on vint lui donner la nouvelle qu'il allait être libre, il soupira et dit : « J'avais pensé que les noces étaient proches et que vous veniez m'appeler aux fiançailles, mais que la volonté de Dieu'soit faite.

Je ne suis pas digne de mourir pour Jésus-Christ. » La pourpre lui fut offerte par Martin V qui le considérait comme un martyr par le désir, et qui attribuait aux sacrifices héroïques de cet admirable religieux la paix qui se fit bientôt entre la Papauté et les Bolonais révoltés, mais il refusa toutes les dignités et demanda pour seule récompense de ses services, la grâce de consacrer sa vie aux intérêts de son Ordre et de l'Eglise. 11 mourut, comme il l'avait sou.haité, au service des pestiférés, à l'âge de trente et un ans , et quoiqu'il n'ait jamais été solennellement béatifié, aucun écrivain ne parle de lui qu'en le qualifiant du titre de Bienheureux.

Cette Gdélité traditionnelle envers le Saint-Siège exposa en tous temps les Frères-Prêcheurs aux persécutions des ennemis de l'Eglise. On ne peut douter que cette Gdélité ne fut leur signe caractéristique, quand on voit le Concile schismatique de Bâle, parmi les premières mesures qu'il prit, annuler les priviléges accordés aux Dominicains, pendant


qu'il dirigeait ses présomptueuses attaques contre Eugène IV.

Si nous examinons aussi la tendance et le caractère des écrivains qui ont attaqué et déprécié l'Ordre, comme Matthieu Pâris et d'autres, nous les verrons invariablement imbus des principes gibelins. Nous avons parlé des temps de décadence et de réforme de l'Ordre ; il faut parler maintenant de l'époque de sa résurrection.

Les travaux de Raymond et de Texier furent couronnés d'un merveilleux succès, et si l'on veut des preuves de l'extension donnée à l'Ordre par la nouvelle impulsion qu'il reçut, on les trouvera dans la crainte exprimée par les Supérieurs, que sa grandeur même et l'élévation de ses membres aux dignités ecclésiastiques ne fussent pour lui un grand danger. Chaque province était alors riche en hommes remarquables par leur sainteté et leur savoir. Le monde avait cru que l'Ordre était dégénéré et mourant; il s'étonna de voir apparaître de tous côtés des Religieux pleins de zèle pour la discipline primitive et remplis de l'héroïsme propre à leur Institut. L'esprit apostolique renaquit, et des missionnaires furent de nouveau envoyés dans le nord de la Russie et dans les provinces schismatiques de l'Orient. Les travaux apostoliques de l'Ordre n'avaient cependant pas été entièrement interrompus, même quand le schisme qui désolait l'Eglise avait arrêté, ou du moins entravé leurs succès.

C'est vers le milieu de ce temps désastreux que le bienheureux Alvarès de Cordoue poursuivit ses difficiles et infatigables travaux dans la Terre-Sainte, et les prédications des Dominicains dans l'empire d'Orient qui croulait chaque jour sous les armes victorieuses des Turcs, n'étaient pas sans succès même parmi les conquérants Musulmans. Les missions d'Orient, aussi bien que celles des Franciscains, celles des Dominicains et des autres corps religieux, semblèrent avoir reçu un coup fatal en 1453, a la chute de Constantinople, qui fit triompher les armes turques dans tout l'Orient. Mais quelque grands que fussent devenus les


obstacles qui s'opposaient alors aux succès des Missionnaires du Christ, ils n'abandonnèrent jamais leur œuvre apostolique, et la Providence donna dans ces temps difficiles une série de Pontifes, dont le zèle dévoué seconda leurs efforts par un appui et des encouragements continuels.

Depuis le temps de saint Hyacinthe, il avait existé dans l'Ordre une congrégation pour l'extension de la Foi, appelée « la Congrégation des Pèlerins de Jésus-Christ. D Elle avait été supprimée en 4 462 par frère Martial Auribelli, maître général de l'Ordre, mais elle fut rétablie sous le gouvernement de son successeur, Conrad d'Asti, et fortement encouragée par Pie II. On peut juger de l'importance des œuvres apostoliques, que les Frères-Prêcheurs entreprirent en ce temps-là, par le nombre des provinces et des couvents appartenant à cette Congrégation. Outre plusieurs maisons qu'elle avait fondées en Orient, elle en avait en Hongrie, en Pologne, en Lithuanie, en Podolie, en Russie, en Moldavie et en Valachie. Le Supérieur de cette Congrégation était frère Benoît Filicaja, « homme, dit Fontana, qui ne désirait que de mourir pour Jésus-Christ et pour l'Evangile. » Les fruits du rétablissement de cette compagnie furent très-grands. Dans la Russie seule qui était alors une contrée sauvage et presque idolâtre, nous voyons un dominicain dErfurth convertir cinq mille personnes a la religion chrétienne, et le succès des autres Frères était dans la même proportion.

Nous ne pouvons entreprendre de donner même la plus légère esquisse des missions dominicaines; car ce sujet demanderait autant de volumes que nous avons de pages a lui consacrer. Espérons que les vastes trésors cachés dans les documents inédits sur les origines de l'Ordre seront un jour publiés.1 L'indifférence marquée de l'Ordre de Saint-

(i-J Uo religieux du couvent de Lyon vient, au moment où nous écrivons ces lignes, de faire paraître l'histoire des Missions Domlnicai-


Dominique pour la publication de ses travaux prodigieux, est un de ses plus saillants caractères.1 Mais, en admirant son humilité, nous regrettons d'être privés d'une partie aussi importante de l'histoire de l'Eglise. Si imparfaits que soient les détails de ces labeurs apostoliques, ils sont d'un profond intérêt ; plusieurs circonstances concoururent à donner en ce temps une vive impulsion au zèle des missionnaires en dépit de l'échec que les armes victorieuses des Turcs avaient fait éprouver à l'Eglise.

De nouvelles découvertes ajoutaient chaque jour de nouvelles contrées au monde connu. Les Portugais, grâce au zèle et aux encouragements que leur donna le prince Henri de Portugal, occupèrent le premier rang parmi ceux qui tirent des découvertes, et partout où apparaissaient des navigateurs Espagnols et Portugais ouvrant au commerce Européen des lies et des continents inconnus jusqu'alors,

nes dans l'extrême Orient. (Chez Bauchu, Place BelLeeour, à Lyon).

Puisse cet ouvrage être suivi de beaucoup d'autres, pour l'honneur de l'Ordre de Saint-Dominique et la gloire de la sainte Eglise.

(NOTE DD TRADUCTEUR )

(1) Les Frères-Prêcheurs n'ont jamais pensé qu'à faire leur devoir, sans songer à la postérité. On connaît leur indifférence même pour la canonisation de leur saint Fondateur, a Tout le monde, n disaient-Us, « sait que c'était un Saint; dans quel but ferait-on un procès pour le prouver? » Plusieurs des biographies de leurs grands hommes sont perdues ou imparfaitement conservées ; ce peu de soin que l'Ordre a montré pour conserver l'histoire des admirables travaux de ses missionnaires que le monde ignore, nous le retrouvons dans les individus.

Thomas Turco, par exemple, général de I'drdie en 1649, ne publia jamais aucune de ses œuvres, tandis qu'il surveillait la réimpression de celles des autres; la simplicité et l'absence de toute vanité littéraire sont très-remarquables dans Louis Souza, historien Portugais de l'Ordre. Il fut choisi pa Philippe IV, pourécriie une hidû.re de la vie et du règne de Jean III de Portugal ; après avoir terminé son ouvrage, il confia son manuscrit au Vice-Roi chargé de le faire publier; la publication ne se fit pas, nous ignorons pourquoi ; Souza perdit ainsi son manuscrit, parce qu'il n'avait pas eu la précaution de le faire copier, tellement il ignorait l'ambition et l'ostentation naturelle aux auteurs.


ils étaient bientôt suivis par les infatigables missionnaires de Saint François et de Saint-Dominique. C'est une chose bien consolante que cette union intime des deux Ordres dans leurs travaux apostoliques, a une époque où ils étaient souvent engagés dans des camps opposés dans des questions de controverse, et que des différences dans leurs systèmes théologiques semblaient les mettre parfois en rivalité.

Quelles que fussent leurs disputes comme Théologiens, ils combattaient comme Apôtres, côte à côte, avec un égal et généreux dévouement, sans qu'on pût découvrir une seule trace de la jalousie que les circonstances dans lesquelles ils étaient placés eussent facilement fait naître. En Livonie par exemple, où les Frères-Prêcheurs avaient commencé la mission, on vit le grand Maître de l'Ordre Teutonique, souverain de cette contrée, accourir à leur secours, quand le travail était au-dessus de leurs forces, et fonder trois couvents de Franciscains pour les aider dans leurs laborieux efforts contre les infidèles sur les limites de la chrétienté.

Nous trouvons de même les Dominicains travaillant dans la Terre-Sainte, dont les Franciscains étaient les gardiens reconnus, et pas une marque de jalousie n'apparaît du côté des Frères-Mineurs, qui les admettaient de bon cœur à partager leur œuvre glorieuse. Quelquefois cependant, comme dans les premiers temps de la prédication de l'Evangile au Congo, les honneurs de l'inauguration de la foi sont disputés par les historiens des deux Ordres, mais la rivalité naturelle aux auteurs semble avoir été toujours inconnue aux missionnaires, et les controverses des historiens sont une nouvelle preuve que les Frères-Prêcheurs et les FrèresMineurs étaient engagés à la même époque dans la même œuvre, avec une égale énergie et les mêmes succès. Etudier l'histoire des missions fondées par un de ces Ordres, c'est étudier l'histoire de l'autre ; car durant les trois premiers siècles de leur fondation, ils furent presque exclusivement les Apôtres du monde.


Nous reviendrons sur le caractère apostolique de l'Ordre, lorsque nous aurons à parler des travaux des Frères-Prêcheurs en Amérique et en Chine à une date plus récente ; nous allons reprendre maintenant l'histoire générale de l'Institut dominicain à cette époque qui peut être considérée comme celle de sa plus grande gloire et de son plus parfait développement. Nous avons déjà dit le grand nombre d'Ev:êques choisis dans ses rangs pendant les deux siècles qui suivirent la fin du schisme d'Occident. Ils jouissaient d'une telle renommée, qu'une des plus bienfaisantes influences que l'Ordre devait répandre sur l'Eglise, fut certainement celle de ses grands Evêques. Dans tous les temps l'Ordre des Frères-Prêcheurs a produit de grands prélats ; car bien souvent les Souverains Pontifes ne tenaient pas compte des objections faites par les fondateurs des deux Ordres mendiants contre l'élévation de leurs membres aux dignités ecclésiastiques. Grégoire IX, auquel le désir de saint François et de saint Dominique avait été exprimé, alors qu'il n'était que Cardinal, fut le premier qui n'en tint pas compte, quand il contraignit Jean le Teutonique, plus tard Maître Général des Frères-Prêcheurs, à accepter l'Evéché de Bosnie. Hugues de Saint-Cher, un des premiers Théologiens de l'Ordre, fut aussi son premier Cardinal; il reçut la pourpre en 1244 des mains d'Innocent IV. 11 serait trop long d'énumérer les grands Evêques donnés à l'Eglise par les Frères-Prêcheurs; nous n'en citerons qu'un seul qui fut le modèle des pasteurs. Notre choix tombe naturellement sur le grand saint Antonin , archevêque de Florence, un des plus beaux modèles de TEpiscopat Dominicain. Il faut ici remarquer la similitude frappante qui distingue tous les prélats de l'Ordre; il y a entre eux comme une ressemblance de famille. Les quatre papes dominicains, parmi lesquels un est canonisé et un autre a été béatifié par la sainte Eglise,

(1) Saint Pie V, et le B. Benoit XI.


saint Antonin de Florence, Barthélemy des Martyrs , Jérôme Laquza et d'autres dont les noms ne sont point oubliés, se ressemblent tous dans les grandes lignes de leur vie. En public ils parlaient et agissaient comme de grands Evéques; tous se distinguaient par leur zèle pour la conservation ou le rétablissement de la discipline ecclésiastique, mais dans le secret de leur vie, ils n'étaient que de pauvres religieux, gardant la règle et portant l'habit de leur Ordre.

Leurs revenus étaient répandus dans le sein des pauvres, et leur grande occupation était la réforme des mœurs et une protestation vivante contre la corruption du temps. Dans saint Antonin et Barthélemy des Martyrs, cette ressemblance frappe davantage, à cause de la similitude des circonstances dans lesquelles leur vie s'est passée. Leur zèle et leur charité se sont montrés également à une époque de peste et de famine ; ils soignaient les malades de leurs propres mains et assistaient les mourants, quand d'autres fuyaient, repoussés par la crainte et le dégoût. Leurs vies à tous deux furent exposées au fer des assassins qu'ils convertirent par leurs prières, et la douceur et l'amabilité du caractère de l'un et de l'autre ne les empêcha pas de poursuivre vigoureusement au sein du clergé et parmi les séculiers l'oeuvre de la réforme. Ils faisaient à pied leurs visites pastorales, comme de simples religieux, à travers les neiges et les torrents des montagnes, et tous deux se montraient infatigables dans ces travaux. Quand on se rappelle que saint Antonin fut choisi par Pie II pour tenter la réforme du cardinalat et que cette réforme fut ensuite plaidée avec tant de courage et de succès par Barthélemy des Martyrs au Concile de Trente, la ressemblance. parait singulièrement remarquable entre ces deux frères de la même famille, qui vécurent cependant à un siècle et demi d'intervalle. Les évêques dominicains furent toujours les premiers à l'œuvre de la réformation du clergé, et le parti qu'ils prirent toujours si ardemment en faveur de la pauvreté


évangélique a bien pu leur être inspiré par le premier pas que fit leur saint Fondateur dans la carrière apostolique, lorsqu'il protesta contre le faste des légats et des évêques unis à lui dans la mission contre les A bigeois.

Le nom de saint Antonin n'est pas seulement illustre par ses mérites comme Pasteur, mais aussi comme Docteur de l'Eglise. La science Théologique est en quelque sorte l'apanage des hommes remarquables de son Ordre, et saint Antonin est au nombre de ses plus illustres Théologiens.

Mais sa Somme de Théologie morale n'eût-elle jamais été écrite, nous chéririons encore la mémoire du grand Archevêque de Florence comme celle d'un parfait modèle de sainteté dans l'épiscopat. a Les mains du pauvre, dit le Pape Pie II, étaient les dépositaires de tout ce qu'il possédait. » Les revenus de son diocèse étaient employés en entier à leur soulagement; car il observait dans son palais la même règle sous laquelle il avait vécu dans les cloitres de Fiésole et de Saint-Marc. « Il y avait, pour nous servir des expressions de Touron, dans sa manière de gouverner un héroïsme qui produisait d'étonnants résultats. » Il réussit à réformer les mœurs de Florence, projet dont l'exécution paraîtrait aujourd'hui le rêve d'un visionnaire, mais saint Antonin était armé de l'extraordinaire et irrésistible pouvoir de la sainteté. « Il surmonta, dit son biographe, toutes les difficultés, et ncn-seulement il soumit sou chapitre et son clergé à la discipline des canons de l'Eglise, mais le peuple lui-même ressentit l'influence de son gouvernement apostolique et paternel, tellement qu'en peu de temps, les jeux et les blasphèmes devinrent inconnus à Florence, l'usure et d'autres désordres de la société furent abolis, les querelles privées et les dissensions s'apaisèrent, « toutes les inimitiés furent bannies de la ville, dit le Pape Pie IL SdinL Antonin fat en quelque sorte canonisé de son vivant dans tous les cœurs et dans l'opinion universelle. Le Pape Nicolas V ordonna que les appels eontre ses décisions ne seraient


point reçus à Rome, et Pie II conclut par ces remarquables expressions l'éloquent éloge de ce Pontife, qu'il a inséré dans ses commentaires : a Depuis le jour de sa mort, il a été avec raison regardé comme un habitant de la rité céleste. D Les Dominicains ont joué, en tant que Théologiens, un grand rôle dans les Conciles de l'Eglise, et au temps dont nous parlons, ils se distinguèrent d'une manière particulière dans celui de Bâle par leur zèle contre l'hérésie des Hussites, et dans celui de Florence, par leurs efforts pour la réunion des Grecs schismatiques à l'Eglise. Le siècie abondait en hérésies, et dans la Bohême le fanatisme des sectateurs de Jean Huss et de Zisca avait produit une sanglante et désastreuse insurrection. Ceux qui sont portés à croire que l'Eglise n'a jamais employé d'autres armes contre les hérétiques que le feu et l'épée, devraient lire le manifeste du Père Jean Nyder, l'un des Nonces du Pape envoyés par les pères de Bâle contre les révoltés bohémiens. Cet écrit, rapporté dans son entier par Bzovius, est un modèle de douceur, de modération et de haute piété.

Mais notre but principal, en parlant ici du concile de Bâle, est de montrer que son histoire fait admirablement ressortir le dévoûment des Dominicains aux intérêts du Saint-Siège. La malheureuse conclusion de ce concile est bien connue. Lorsque le pontife Eugène IV voulut transférer l'assemblée à Ferrare, non-seulement les prélats firent à sa résolution une opposition qui pouvait être justifiée par les négociations entreprises avec les hérétiques bohémiens ; mais comme le pape persistait dans son dessein, ils se mirent en opposition ouverte contre lui et allèrent jusqu'à prononcer sa déchéance du trône pontifical. Sans entrer dans la grande question théologique, qui occupa la plume de tous les controversistes réunis à Bâle, nous ferons remarquer combien fut admirable la ligne suivie par les théologiens Dominicains dans cette terrible crise, et comment ils dé-


fendirent résolûment l'autorité du Saint-Siège. Les services rendus par eux aux pères du concile pendant le cours de leurs procédures contre les Hussites, les travaux de Nyder, Monténégrin, ceux surtout de Jean Torquemada, maître du Sacré-Palais, touchèrent vivement l'assemblée des éyêques.

Il est évident que les Dominicains entraient dans les vues de ceux qui considéraient le déplacement du concile comme un acte dangereux et peu sage; toutefois, dès qu'ils virent le SaintSiége menacé d'une attaque contre son autorité, la fidélité instinctive de l'Ordre pour la chaire de Saint-Pierre se manifesta. Sans doute la crise devait avoir de graves conséquences; les actes du concile de Constance étaient considérés par quelques-uns comme appuyant ceux du concile de Bâle, quoique de fait les circonstances fussent tout à fait différentes dans les deux conciles. Cependant les événements de l'époque et les dangereux effets d'un long schisme avaient contribué à diminuer le respect pour la suprématie papale, et a exalter l'autorité des conciles. Le danger de cette opinion, au moment môme où l'hérésie rugissait autour du troupeau des fidèles, était surveillé par les yeux vigilants des théologiens Dominicains qui quittèrent Bâle, pour se rendre avec empressement au nouveau concile, assemblé à Ferrare par la volonté du Souverain Pontife.

C'est dans ces circonstances que Torquemada publia ses deux traités sur le pouvoir des papes et l'autorité des conciles généraux, et à Florence, où les prélats de Ferrare se rendirent bientôt après, il se distingua d'une manière si remarquable par sa défense des dogmes latins et particulièrement de la primauté Romaine, définie par le concile et reconnue par les évêques Grecs, qu'il reçut d'Eugène le glorieux titre de « Défenseur de la Foi. »

Torquemada fut en effet un des hommes les plus illustres de ce siècle, et ce n'est que quand on connaît bien les dangers de l'époque où il vivait, qu'on peut estimer à leur juste valeur les services que lui et d'autres membres de son


Ordre rendirent à l'Eglise par leur ferme résistance à l'esprit schismatique alors si général, et par leur zèle et leur-énergie pour maintenir intacte cette suprématie du siège de Pierre, à laquelle les siècles suivants se sont de plus en plus attachés, comme au boulevard de la Foi chrétienne.

Torquemada, cardinal-légat et ambassadeur du Saint-Siège dans la moitié des cours de l'Europe, occupait une position élevée aux yeux des hommes, et cependant l'esprit du monde avait eu si peu d'action sur lui, que nous le voyons se retirer dans son couvent de Florence pendant deux années, « travaillant à sa propre sanctification et faisant les œuvres d'un simple religieux. » Ses grandes dignités, dit Albert Léandre, n'interrompirent aucunement ses exercices ordinaires de piété et de pénitence, et ne diminuèrent en lui rien de la modestie religieuse. Son habit et son extérieur restèrent les mêmes; ce qu'il était parmi ses frères, il l'était parmi les princes de l'Eglise : humble, recueilli, pénitent, plein de zèle pour le salut des âmes, de tendresse pour les pauvres et d'amour pour son Ordre, qu'il honora plus encore par ses vertus que par la pourpre *.

'Nous allons passer maintenant à un sujet qui, bien qu'étroitement lié avec la période de la réforme religieuse, nous transportera sur un théâtre tout autre que celui sur lequel nous venons de voir les conciles et leurs discussions.

Il serait difficile de donner une plus juste idée de la largeur et de la diversité du génie Dominicain, qu'en montrant à côté des grandes questions d'intérêt ecclésiastique et politique dans lesquelles étaient engagés les théologiens de Bâle et de Florence, la douce et non moins puissante influence de l'art, qui devait trouver, comme la

(1) Il ne faut pas confondre Jean Torquemada, cardinal de Saint-Sixte, dont nous venons de parler, avec son neveu, Thomas Torquemada, célèbre inquisiteur Espagnol, dont le nom est devenu terrible à cause des mesures sévères qu'il prit pour la défense de la religion chrétienne alors furieusement attaquée par les Juifs et les Sarrasins.


théologie, « son plus admirable maître a dans les rangs des Frères-Prêcheurs.

En étudiant l'histoire de cette période d'activés contestations et de controverses, il nous est doux de tourner nos regards vers les collines radieuses et les cloîtres silencieux de Fiésole, où le glorieux génie d'un moine, que l'opinion générale a béatifié, enchaînait avec force et douceur l'esprit et le cœur de la chrétienté. L'Ordre qui avait déjà produit un docteur Angélique, donna alors au monde le saint artiste au nom duquel le titre d'Angélique devait être perpétuellement uni.

CHAPITRE III.

Sainte Marie nouvelle. Passavanti. Liaison de la Réforme Religieuse et de l'art. Le bienheureux Jean Dominici. Fonda.tion du couvent de Fiésole. Frère Angelico. Savonarole. Son opinion sur l'art chrétien et la littérature. Quelques mots sur sa vie. Frère Barthélémy des Martyrs à la cour de Pie IV. -

Artistes de l'Ordre.

L'union de l'art chrétien à l'Ordre de Saint-Dominique date presque de l'époque de sa fondation. C'est en 1278 que la première pierre de l'église de Santa Maria Novella de Florence fut posée, au milieu de mémorables et singulières circonstances. La discorde était alors à son comble entre les Guelfes et les Gibelins ; frère Latino Malabranca, neveu du pape Nicolas V, après avoir prêché la paix et la réconciliation dans toutes les villes de la Romagne, arriva à Florence pour y commencer la même œuvre de miséricorde. Il assista à la bénédiction de la première pierre de la nouvelle église, et saisit cette occasion pour s'adresser à la foule assemblée. Dieu lui donna une telle éloquence, que les factieux consentirent à oublier leurs inimitiés, et se jetant dans les bras les uns des autres, ils s'embras-


sèrent comme des frères. La même scène se reproduisit peu de temps après dans les murs du nouveau bâtiment, lorsque Latino proclama solennellement la paix du haut de la chaire de vérité; on peut donc dire que cette église devenue si célèbre dans l'Ordre, fut fondée dans la charité.

Deux frères lais, fra Sisto et fra Ristoro, en furent les architectes et les peintres. Le glorieux temple s'éleva sous leur direction, exclusivement construit par les mains des religieux, sans l'assistance d'aucun séculier, « chose trèsrare, » dit Marchèse, « dans l'histoire de l'art. »

Il n'est pas nécessaire de vanter une œuvre que MichelAnge a louée dans des termes connus de tous. Il appelait cette église sa douce et belle « Fiancée. » Les droits de ce temple à notre admiration ont été célébrés dans un traité, que Savonarole cite dans un de ses discours et qui porte ce titre : de Pulchritudine sanclœ Mariœ Novellœ1.

Cette église offrira toujours un intérêt particulier aux amis de l'art chrétien. En écrivant l'histoire des six siècles écoulés depuis sa fondation, ils diront comment ses murs furent dotés de leurs premières fresques par ces artistes grecs que la république avait appelés., et qui trouvèrent leurs premiers et leurs plus généreux protecteurs parmi les FrèresPrêcheurs. Pendant que leurs pinceaux produisent d'immortels chefs-d'œuvre, voyez-vous se glisser dans l'église cet écolier paresseux, fuyant ses livres et les leçons qu'il reçoit dans l'école ouverte par les frères aussitôt après leur installation. Il vient admirer ces peintures dont le coloris et le dessin laissent-bien loin derrière eux tout ce qu'on avait vu jusqu'alors à Florence. C'est l'élève le plus dissipé de l'école ; il s'appelle Cimabue. L'Ordre des Frères-Prêcheurs ne peut pas le réclamer au nombre de ses membres sans doute, mais ce fut dans les murs de l'un de ses plus illustres temples que le fondateur futur de l'école de pein-

(t) De la beauté de santa Maria Novella.


ture Florentine, puisa ses premières inspirations ; biea des années après, son chef-d'œuvre, la Madone, fut apporté en procession par ses enthousiastes concitoyens, dans la chapelle de Ruccellai t.

On n'en finirait pas si l'on voulait raconter toutes las gloires artistiques de santa Maria- Novella. a Le XIV8 siècle fut, dit Marchèse , un temps fécond en artistes, et glorieux pour l'art chrétien. Chacun désirait lire sur les murailles des églises les plus sublimes histoires de la Bible, les légendes populaires des saints et les chants immortels du Dante. La religion était alors la source de l'inspiration des artistes, et la peinture était employée comme un moyen d'enseignement moral, digne d'un peuple chrétien. » De fait, il y a un contraste frappant entre le système de composition en vigueur à cette époque, et celui qui est en usage dans les écoles modernes de peinture. La seule pirfection de la forme et de la couleur n'était pas l'objet principal de l'étude du peintre; le but d'artistes, tels que Memmi, Orgagna, ou Taddeo Gaddi, était de donner un corps aux idées religieuses, nous pourrions dire à la théologie; ainsi le crayon de l'artiste était souvent guidé par le théologien et consacré à la représentation d'un système complet de doctrine ou de dévotion. En effet la peinture était inconnue comme art de luxe ou comme ayant une

(1) L'histoire de cette peinture témoigne de l'enthousiasme de ce siècle pour l'art chrétien. Cimabue était occupé à donner les dernières teintes à sa Madone, quand Charles d'Anjou passa dans la ville et manifesta l'intention de visiter l'atelier de l'artiste. Jusqu'alors personne n'avait été admis à voir ses peintures, mais la nouvelle que le prince voulait visiter l'atelier s'étant répandue, une foule immen&e le suivit, et insista pour que les portes fussent ouvertes au public.

Tout Florence accourut. L'admiration et la joie qu'excita la vie du chefd'œuvre furent si grandes que la partie de la ville que le peintre habitait reçut la nom de a Borgo allegri D et la p»int«re elle-même fut, comme nous l'avons dit, portée en triomphe à la chapelle où on la voit encore.


autre mission, que celle d'instruire le peuple; et il est à remarquer, que les cabinets de peinture, c'est-à-dire, que les tableaux uniquement destinés à embellir les murs d'un appartement privé, ne furent en usage qu'a une époque bien plus éloignée. Jusqu'au temps dont nous parlons, on ne voyait des peintures que sur les murs des églises et des cloîtres, sur les portes des tabernacles et des reliquaires, et dans les lieux où l'art pouvait le mieux remplir sa grande mission de servir de livre aux ignorants. C'est ainsi que l'église de santa Maria Novella devint, sous la direction des générations successives, un véritable musée de l'art chrétien. Les Frères travaillèrent beaucoup par eux-mêmes et ils contribuèrent en même temps à la formation d'une haute école de sculpture et de peinture religieuse, nonseulement par leurs propres travaux, mais par leur patronage et l'encouragement qu'ils donnaient aux autres artistes.

Personne n'eut une plus grande part à cette entreprise que le célèbre frère Jacques Passavanti, l'auteur du « Miroir de la vraie Pénitence, # dont nous avons déjà parlé, et l'un des premiers pères de la langue italienne. Son goût si pur et si délicat le lia intimement avec les artistes les plus distingués de l'époque, tels que Orgagna et d'autres ; sur sa demande, ils complétèrent l'édifice sous la surintendance de frère Jacques Talenti, et en firent une galerie presque inimitable de peinture sacrée. Nulle part peut-être le caractère particulier de la théologie du moyen-âge n'a été si parfaitement représenté et conservé. Le génie et l'imagination de Dante semblent incorporés sur ces murs et nous avons déjà indiqué les sources, où le grand poète avait puisé l'inspiration religieuse de ses chants. Pour montrer combien dans ces jours étaient étroits les rapports entre la peinture et la théologie, il faut remarquer que tandis qu'Orgagna était occupé à peindre ces merveilleuses fresques qui représentent les terreurs de l'enfer, Simon Memmi ornait le cloître des mystères de l'Eglise triomphante et


militante. Nous trouvons, au nombre de ces peintures, le sacrement de Pénitence représenté comme la porte de l'Eglise triomphante ; l'idée de chaque sujet était tirée de l'œuvre de Passavanti. On raconte même que ce fut ce dernier qui surveilla le travail, et que les idées et la manière de les rendre furent toutes suggérées par lui ; cette circonstance explique l'accord remarquable qui existe-entre le dessin et l'enseignement qui résulte de l'ensemble de t'ouvre.

Mais ce n'est pas seulement par la protection des arts que les Frères-Prêcheurs manifestèrent leur influence comme instruments de l'instruction populaire ; ils étaient eux-mêmes artistes, et l'on trouve dans l'histoire des beaux-arts cultivés par les Dominicains, un trait remarquable qu'il faut placer ici. Ce n'était pas simplement une école chrétienne de peinture qui florissait dans l'Ordre de Saint-Dominique [ mais l'existence de cette école résultait comme une œuvre nécessaire, de l'esprit de la discipline et de la réforme religieuses. Tandis que les artistes modernes ne se sont que trop souvent fait un nom malheureusement fameux, parce qu'ils ont appartenu à une époque de luxe et d'abaissement moral, les artistes Dominicains soumettaient les arts dans leurs cloîtres aux exigences de la primitive discipline, et s'en servaient même comme de moyens pour la rétablir, quand elle s'affaiblissait ; aussi les principaux patrons des arts parmi les Frères-Prêcheurs, ont toujours été les plus grands et les plus austères réformateurs de l'Ordre, de telle sorte que, si nous tracions une esquisse de ses peintres et de ses sculpteurs, les noms de ses saints et de ses ascètes viendraient nécessairement s'y placer. Le bienheureux Jean Dominici, saint Antonin et Jérôme Savonarole firent les plus remarquables nourriciers du génie artistique dans ces mêmes cloîtres, où ils introduisirent une réforme si austère et si primitive. Ce fait explique le sublime caractère de spiritualité, dont sont revêtues ces productions nées dans


le temps où ressuscitait l'observance religieuse, et souvent elles furent les instruments de cette résurrection.

Il n'y a peut-être pas de réformateur plus célèbre dans l'Eglise en général, et daas son Ordre en particulier, que celui dont nous avons déjà si souvent parlé, le Bienheureux Jean Dominici, Cardinal de Saint-Sixte. On le cite dans l'histoire comme un de ceux, qui travaillèrent le plus à l'extinction du Schisme d'Occident. Il prit aussi l'initiative de la réforme de son Ordre, et fonda plusieurs Couvents, dans lesquels il établit la plus stricte observance, pour qu'ils fussent des pépinières de saints et des modèles pour tout l'Institut. Il n'était point lui-même un artiste sans mérite, et pendant les premières années de sa vie religieuse, au couvent de Santa Maria Novella, il se fit remarquer comme peintre en miniature ; plusieurs des livres choraux qu'il enlumina existent encore. L'expérience, plus que la théorie, lui enseigna le profit qu'on pouvait tirer de l'art religieux, pour parvenir à la réforme des Communautés, et l'on dit que, arrivé à un âge avancé, il s'efforça d'introduire dans tous les Couvents d'hommes et de femmes, qu'il réforma ou fonda, « le bel art de la peinture, dont l'objet est d'élever l'âme et le cœur vers de chastes et saintes pensées. » Plusieurs lettres qu'il écrivit à ce sujet aux Sœurs du Couvent du Corpus Domini à Venise nous restent comme le témoignage de son zèle pour répandre la culture des arts. Il y exhorte les religieuses à se perfectionner dans l'art de peindre la miniature, c'est-à-dire, d'orner les livres choraux de pieuses enluminures, et offre d'en terminer quelques-unes, parce qu'il eût été trop difficile pour elles de donner les dernières teintes1.

Nous ferons en quelques mots l'histoire d'un de ces couvents de stricte observance, parce que l'art Dominicain y a jeté un plus vif éclat ; nos lecteurs se formeront à l'aide de

(1) Marchése.


cette narration, une idée plus complète de l'esprit de l'Ordre à cette époque de sa résurrection, que ne pourrait la leur donner une notice séparée des hommes les plus illustres qui en rendirent célèbre la fondation, C'était en l'année 1406. Jean Dominici , après avoir rétabli dans tous les Couvents de la Province Romaine la discipline régulière, se détermina, comme nous l'avons dit, à établir plusieurs maisons nouvelles, où la stricte observance de la règle serait gardée, et l'esprit de l'Ordre porté à sa plus haute perfection. La radieuse colline de Fiésole fut choisie pour recevoir une de ces maisons, et si le spectacle des beautés de la nature fut considéré par son fondateur comme un pieux secours aidant la contemplation divine, un lieu plus favorable ne pouvait être choisi pour ce nouveau couvent de Saint-Dominique. Le terrain fut donné par Altovito , évêque de Fiésole, dominicain lui-même. A peine eut-on mis la main à l'œuvre que le bruit se répandit partout que ce lieu devait être une retraite de Saints, et qu'on y verrait le beau idéal de la perfection monastique. Saint Antonin se présenta parmi les premiers, pour y être admis, attiré par la renommée de cette nouvelle fondation. Il fut suivi deux ans après par les deux frères Mugello, plus connus sous le nom de Fra Benedetto et Fra Giovanni Angélico de Flésola. Comme il n'y avait pas encore de noviciat établi au couvent, ils furent envoyés à Cortone, où le Bienheureux Laurent de Ripafratta devint leur maître des Novices.

Celui-ci avait rempli le même office auprès de saint Antonin, qui a laissé un éloge de son vénérable guide et maître dans la vie spirituelle. Ce témoignage a été confirmé de nos jours par l'approbation solennelle de son culte. « A cause de la pureté de son cœur, dit Bzovius , saint Antonin ne craignit pas de l'appeler « Bienheureux. D Constant de Fabriano vint se réunir à eux dans une sainte amitié; il fut depuis réformateur d'Ascoli, et s'illustra par ses miracles, et le don de la prière. Pierre Capucci, qui appartenait aussi à cette


sainte compagnie, reçut également le titre de Bienheureux.

Cortone et Fiésole furent des pépinières de saints : c'est dans typp. telle maison et dans une si sainte société que le génie d'Angelico reçut l'empreinte de la sainteté. De tous les peintres de l'école mystique, Angelico est sans aucun doute le plus élevé. Nous entendons par cette école les imitateurs et les disciples de Giotto, en opposition aux peintres de nature, qui reçurent un encouragement si puissant des Médicis. Le mérite d'Angelico comme peintre, bien plus, la singulière et irrésistible influence de ses œuvres, au point de vue spirituel, a été reconnue même par le critique Vasari, dont les tendances sont toutes différentes. Le tableau qu'il a tracé du peintre dominicain, est si plein de beauté et de vérité, que nous allons le donner textuellement : « Frère Jean, dit-il, avait des mœurs pures et simples ; sa vie était sainte ; il se montra toujours l'ami du pauvre sur la terre, et je suis persuadé que son âme est maintenant dans le ciel. Il peignait toujours, et ne voulait peindre que des Saints ; il avait coutume de dire que la véritable richesse consiste à se contenter de peu. Il aurait pu aisément arriver aux plus hautes dignités, mais il n'en faisait pas de cas, et disait que la seule dignité qu'il désirait, était d'échapper a l'enfer et de gagner le paradis. Il était très-doux et très-sobre, et répétait souvent que les artistes ont besoin de calme, que rien d'étranger à leur art ne devrait les distraire ; il disait aussi que celui qui peint l'image du Christ devrait être toujours en union avec lui. On ne le vit jamais en colère, et quand il avait à faire des remontrances à quelqu'un, c'était toujours avec un doux sourire. Lorsqu'on réclamait quelque œuvre de son pinceau, il répondait avec une extrême amabilité que, si le prieur l'agréait, il ne refuserait pas. Enfin en paroles et en actions, il était très-humble et très-modeste, et sa peinture simple et pieuse. Les figures de saints, sorties de son pinceau, étaient vraiment des figures de saints, bien plus que celles d'aucun autre artiste. Il ne retouchait ni n'embellissait jamais


aucun de ses ouvrages, mais il les laissait comme ils étaient sortis de son pinceau, croyant que telle était la volonté de Dieu. On assure qu'il ne prenait jamais sa palette avant d'avoir prié. Chaque fois qu'il peignait un crucifiement, les pleurs ruisselaient sur son visage, et il est facile de voir dans les contenances et les attitudes de ses personnages la pureté de son cœur et la vivacité de sa foi. » En effet, pour nous servir des expressions d'un critique moderne , a peindre était sa prière ordinaire , » le vrai moyen qu'il employait pour élever son cœur vers Dieu. Comment pourrait-on s'étonner ensuite que les œuvres d'un tel homme portassent dans leur silencieuse éloquence quelque chose de cet étrange pouvoir sur les âmes, qui est attaché aux paroles ou aux écrits des saints, pouvoir que le génie tout seul, même celui de Raphaël ou de Michel-Ange ne peut atteindre, quand l'élément surnaturel manque ?

L'influence exercée par la poésie de Dante sur les peintres de l'Ecole mystique est remarquable. On sait que Giotto était l'ami et le compagnon intime du grand Florentin et l'on peut dire de lui qu'il a illustré la divine comédie par son pinceau. Angélico ne fut pas étranger non plus aux influences produites par ce grand esprit. a Le Dante, dit Marchèse dans son ouvrage sur les peintres Dominicains, ornait la doctrine de saint Thomas de l'harmonie de ses vers, et je ne crains pas de dire qu'Angélico incarnait et colorait les conceptions de ces deux grands hommes. » Nous ajouterons que l'étude des ouvrages de ces trois génies nous donne l'idée la plus parfaite du christianisme au moyen-âge; elle nous prouve combien était répandue dans toutes les classes de la société la Théologie de saint Thomas, illustrée et popularisée comme elle le fut par le génie du Poète et du Peintre ; traduite par le pinceau de fra Angélico, elle put exercer un puissant empire sur la philosophie chrétienne.

Qu'elle est grande la distance qui sépare cette école toute surnaturelle, des écoles plus récentes I Deux mots s'échappent


de nos lèvres, quand nous contemplons quelques-unes des œuvres d'Angélico : Foi et Simplicité ; ces deux qualités caractérisent l'esprit et les peintures d'Angélico ; elles sont aussi l'expression de l'esprit religieux de son siècle. La puissance de son influence pour maintenir àson époque la spiritualité et l'ascétisme, ressort évidemment de la comparaison que nous pouvons établir entre les différents siècles. Jetons un regard sur les productions d'une école moderne : étudions ces restaurations d'églises par les artistes enthousiastes de l'art païen; ces murs inondés de couleurs par ces grossiers imitateurs de la nature, pour lesquels l'art du peintre n'est que la fidèle reproduction de la chair et du sang , et quand nous voyons la pernicieuse influence de ces peintures, et le pouvoir qu'elles ont d'effacer dans les âmes les impressions spirituelles, pour substituer a leur place les images sensuelles, nous comprenons en même temps combien différentes et complètement célestes devaient être les pensées et l'esprit de ces hommes élevés dans la prière et la contemplation, au milieu de cette atmosphère toute empreinte de surnaturel, que prêchaient les murs eux-mêmes des églises et des cloîtres.

La réforme commencée par Jean Dominici fut continuéa dans le même esprit par son disciple, saint Antonin, qui avant son élévation au siége de Florence, gouverna successivement les couvents de Rome, Naples, Gaëte, Cortone,Sienne, Fiézole et Florence ; Come de Médicis ayant donné aux Frères Prêcheurs le couvent de Saint-Marc, qu'il enrichit avec sa munificence habituelle, saint Antonin fut nommé prieur de cette nouvelle maison ; Angelico et son frère y furent bientôt assignés, et ils y ont laissé les monuments les plus glorieux de leur génie. Le couvent de Saint-Marc devint bientôt un autre Fiézole, une maison et une pépinière de saints, et tout à la fois une galerie des plua glorieuses productions de l'art chrétien. Nous savons en effet que saint Antonin, comme son prédécesseur Jean Dominici, n'encourageait pas seule-


ment les arts, mais il était lui-même fort habile en peinture, et plusieurs des livres de chœur du couvent de Saint-Marc conservés encore aujourd'hui, réclament l'honneur d'avoir reçu leurs enluminures de ses mains vénérables. Quelque différente qu'ait été dans la vie de saint Antonin et de frère Angélico la part que Dieu fit à chacun d'eux, le nom d'Antonin, miroir des évêques , réformateur de son Ordre, docteur de l'Eglise, est cependant étroitement uni par de doux liens à celui d'Angélico, dont la vie fut toujours si cachée et si contemplative, et qui ne savait autre chose que son pinceau. Tout le monde connaît l'histoire de sa visite à Rome, et comment Eugène IV fut si frappé de sa sainteté, qu'il l'aurait élevé sur le Siège Archiépiscopal de Florence, si le peintre n'avait décliné cet honneur et nommé frère Antonin, comme l'homme le plus digne d'une si grande élévation ; de telle sorte que, puisque nous n'avons pas de raison pour douter de ce fait, nous pouvons attribuer l'épiscopat de saint Antonin à la recommandation de son ami. Ceux qui connaissent son histoire, se souviennent aussi de ce charmant exemple de sa naïve simplicité, qui peint admirablement son caractère : Il refusa un jour une invitation à dîner avec le Saint-Père, alléguant qu'il ne pouvait faire gras, sans la permission de son Prieur, et oubliant tout a fait que le Souverain Pontife avait le pouvoir de le dispenser du maigre. Il repose dans l'Eglise de la Minerve-, et l'on dit que le Pape lui-même composa l'inscription gravée sur sa tombe ; inscription remarquable, parce que le titre ajouté à son nom, immédiatement après sa mort, a été sanctionné, sinon par la déclaration formelle de l'Eglise, du moins par l'opinion publique. Voici ceUe Epitaphe: CI-GIT LE VÉNÉRABLE PEINTRE, FRÈRE JEAN DE FLORENCE, DE L'ORDRE DES PRtcBEURS.

Frère Angélico n'avait pas de disciples parmi ses frères;


toutefois, quoiqu'on ne puisse pas dire qu'il ait formé une école, plusieurs marchèrent sur ses traces, mais nul ne l'égala. Parmi eux, l'on cite un Frère, Jérôme Monsignori, dont le portrait ressemble à celui du grand Peintre, a Il se distinguait surtout, dit Vasari, par son amour pour la prière et la solitude, et son indifférence pour le monde.

L'argent qu'il gagnait avec ses peintures et celui qu'il dépensait pour l'achat des couleurs, était placé dans une vieille boite sans couvercle, de telle sorte que tous ceux qui avaient besoin d'argent, pouvaient en prendre. Pour éviter toute préoccupation à l'égard de la nourriture, il faisait cuire tous les lundis un pot de fèves, et cela lui suffisait pour la semaine. Quand Mantoue fut affligée par la peste, et que tous s'enfuyaient saisis de frayeur, il refusa à cause de la charité qui le remplissait, d'abandonner les pères malades et il les soigna de ses propres mains. Sacrifiant ainsi sa vie à Dieu, il fut pris par la contagion, et mourut à l'âge de soixante ans. D Comme elle rappelle bien aussi l'esprit religieux d'Angelico, l'inscription qu'on lit sur l'une des fenêtres peintes de l'église de Saint-Dominique à Pérouse. Il y est dit que ce vitrail est consacré « à l'honneur de Dieu et de la très-sainte Vierge, de saint Jacques, du Bienheureux Dominique et du chœur céleste par Frère Bartholoméo', le plus petit dans,l'ordre des Frères Prêcheurs, qui, avec l'aide de Dieu, le termina - en l'année 1411. » La peinture sur verre était un art spécialement cultivé dans l'Ordre ; il produisit le seul peintre qui ait été solennellement béatifié; c'est le Bienheureux Jacques d'Um, frère lai du Couvent de' Bologne et chef d'une école d'artistes qui rivalisèrent avec lui en génie et en sainteté.

Il est temps de passer à une autre époque, dans laquelle la liaison entre l'art chrétien cultivé par l'Ordre de SaintDominique, et la réforme religieuse, va nous apparaître d'une manière plus complète et plus frappante que dans la personne du Cardinal Jean Dominici. Mais il faut que nous


remontions à une époque antérieure à celle par l'histoire di laquelle nous avons terminé notre précédent chapitre, et comme nous ne voulons point revenir sur ce sujet, nous nous bornerons à citer un ou deux faits qui méritent notre attention, quoiqu'ils soient en dehors de l'ordre chronologique de notre récit ; il ne nous semble pas que nous puissions trouver une plus convenable place, pour esquisser l'histoire d'un homme dont l'enthousiasme pour l'art chrétien est sans doute un des traits les plus saillants de son caractère. Nous voulons parler de Savonarole.

Nous avons déjà vu que Côme de Médicis avait donné aux Frères Prêcheurs le couvent de Saint-Marc à Florence.

Côme fut le premier de sa famille qui exerça un gouvernement absolu dans la république Florentine, et sous lui et ses successeurs on peut dire que Florence n'était pas une république. Le seul nom de sa famille porte avec lui l'idée do l'élégance et de la splendeur, la restauration des études, l'encouragement de la science et du commerce, et pardessus tout, le patronage spécial des arts. Il faut avouer cependant qu'à cette brillante époque du XVe siècle, l'art chrétien n'eut pas de plus grands ennemis que les illustres membres de la famille des Médicis, parce qu'ils encourageaient la littérature, la philosophie et Fart païens, dont les funestes effets se font encore aujourd'hui sentir dans le monde. La chute de Constantinople amena en Europe une multitude d'étudiants et d'artistes grecs, qui ne reçurent nulle part un accueil plus empressé que dans le palais de Côme de Médicis. Les études classiques devinrent à la mode ; Platon prit la place de saint Thomas, et les auteurs populaires commencèrent à exposer bien plus a les vertus philosophiques et les sublimes Mystères du Platonisme » que les vertus et les Mystères de l'Evaugile. a En effet, dit un historien moderne, Florence était paganisée par les Médicis, et la philosophie païenne était devenue la règle de vie des écoliers et des sages de cette nouvelle Athènes du raffine-


ment intellectuel. » Ce fut seulement pendant le règne de Côme, que ce mal prit naissance.

La splendeur de l'époque des Médicis a trop souvent aveuglé ses historiens et caché à leurs yeux le fatal caractère de cette révolution, qui s'effectua dans la société pendant le XV" siècle. Si nous considérons quelques-uns des éléments qui étaient alors mis en œuvre, il nous est facile de reconnaître que le monde ne pouvait échapper à une crise intellectuelle. Tout l'attirail de l'ancienne science classique était apporté dans les capitales de l'Occident, après la chute de l'empire d'Orient, par la foule des écoliers en fuite et des philosophes qui venaient demander un asile à Rome et aux villes du nord de l'Italie ; en même temps aussi l'art nouveau de l'imprimerie prêtait son aide à la diffusion de ces nouvelles études, et, comme dit Marchèse, « répandait au loin la semence de la science païenne, o Les vieux principes reparaissaient : Aristote et son école d'interprètes - chrétiens étaient abandonnés. On mettait Platon à sa place et on aurait cru lui faire injure, en lui donnant uu interprète chrétien; sans doute, aucun siècle ne compte autant de noms illustres dans la littérature, mais, quand nous observons le caractère de leur génie, nous ne pouvons voir sans trembler un si grand pouvoir d'intelligence uni à une si profonde dépravation. Il semblait que le monde secouait le joug de la force brutale qui avait pesé sur lui pendant les âges barbares , et le peuple déniait obéissance a ces seigneurs féodaux dont le pouvoir tombait partout devant les raffinements de la civilisation de l'époque ; il ne se doutait pas qu'il devenait esclave d'une autre tyrannie habilement déguisée; c'était l'époque du Machiavélisme, et les principes de la politique, nous pourrions dire de l'iniquité gouvernementale, étaient dans toute la vigueur de leur premier développement. o Aucun siècle, dit Marchèse , ne surpassa le XVe dans la perversité de la politique, car on ne combattait pas alors avec les armes et la valeur mais avec la fraude


et le poison ; aucun siècle n'égala la corruption des mœur de celui-là. » En Toscane, les Médicis, pour s'assurer I pouvoir suprême, non-seulement s'inquiétaient fort peu di sauvegarder les principes de la morale, mais la licence de: mœurs, qu'ils accordaient au peuple, était pour eux ui moyen d'arriver à leur but. La ligne de conduite de tow ceux qui ont cherché à usurper l'autorité, a toujours éti d'amuser et d'animer les multitudes par des fêtes et dei spectacles qui éblouissent leurs sens et leur ferment les yeua sur le danger réel qui les menace. C'était la politique dei Médicis, et tant que le peuple applaudit, tant que le peuple leur resta soumis, ils se mirent bien peu en peine de h licence qui répandit bientôt son venin dans toutes les classes de la société. Florence consentit à sacrifier ses privilèges en échange d'une liberté effrénée, qui corrompit les, arts dont les Médicis aimaient à se dire les grands et magnifiques protecteurs. Hélas 1 ces grands patrons des arts n'en étaient que trop les véritables corrupteurs ; que pouvait-on espérer d'un mouvement intellectuel si profondément et si essentiellement païen dans ses tendances, qu'il a pu inspirer des folies dont nous ne citerons qu'un exemple. C'est celui d'un chanoine Florentin, qui dans son idolâtrie pour Platon s'égara au point de tenir toujours une lampe allumée devant l'image de son philosophe favori.

Quel que soit donc le mérite des Médicis comme restaurateurs de la science classique et protecteurs des arts, le prestige de leur magnificence nous apparaît terni, quand nous le regardons de près. Les arts avaient été jusqu'alors les armes employées par le christianisme contre le monde ; ils devinrent les armes du monde contre le christianisme.

Ecoutons un auteur moderne, écrivant le règne de Laurent de Médicis à Florence : « Parmi les moyens employés par cet homme illustre et astucieux , pour consolider son pouvoir qui grandissait toujours, il imagina un nouveau genre de poésie qu'il appela Cante Carnascialeschi, ou Chants du


Carnaval, pour donner plus .d'éclat à certaines mascarades, qui représentaient des triomphes ou d'autres sujets païens. Il n'épargna aucune dépense pour rendre ces orgies brillantes et pleines d'attraits. Les chars et les cavalcades parcouraient la ville depuis l'après-dlnée jusqu'à deux et même trois heures de la nuit ; des hommes richement vêtus, à cheval et couverts de masques, les suivaient avec des flambeaux et des torches. Ils traversaient ainsi toute' la ville, accompagnés de musiciens, chantant des ballades et des madrigaux qui expliquaient les mascarades. » Il cite ensuite le nom de ces représentations dont quelques-unes étaient des fables païennes comme : « le Triomphe de Bacchus et d'Ariane; » d'autres étaient d'un genre satirique ; il n'est pas besoin de dire que toutes ces fêtes et la poésie qu'on y chantait étaient en grande partie indécentes et immorales 1.

On ne peut excuser le Mécène ou l'Auguste de Florence, comme l'appelaient ses courtisans, d'avoir formé un plan pareil, pour corrompre les goûts et les mœurs de son peuple, afin d'assurer son pouvoir. Quel art a-t-il véritablement encouragé et ressuscité ? Nous pouvons citer un écrivain français de nos jours, un de ces généreux champions de la foi qui grâce a Dieu effacent dans la littérature de leurs pays les traces qu'y avait creusées l'infidélité du siècle passé. « La sensualité seule de l'art antique, dit Garlier, fut patronée par les Médicis ; leur amour pour .l'art païen n'était pas un goût classique, mais une passion voluptueuse.

En littérature, Ovide, Catulle et Tibulle étaient en plus grande faveur auprès d'eux qu'Homère, Cicéron et César.

Leur célèbre jardin de Florence devint le sanctuaire du naturalisme dans l'art. Le soin de la forme, la pure manifestation de la beauté physique, les statues de ces divinités qui présidaient de temps immémorial aux orgies du vice le plus effréné, voilà ce qui attirait l'admiration du public ; voilà ce

(1) De Riaus.


à quoi un culte divin était rendu par la critique obséquieuse, la poésie et même la science philosophique'.

Tel était l'état des choses à Florence, quand la Providence réunit deux hommes célèbres au chapitre général de l'Ordre tenu à Reggio en f 485 ; le premier était Savonarole, le second était l'un des hommes les plus' remarquables de cet illustre siècle, Jean Pic de la Mirandole, « le Phénix des intelligences, » comme on l'appelait, un prodige de science, dont l'esprit merveilleux avait de bonne heure puisé aux sources sacrées de la théologie, qui purifièrent toutes choses en lui.

Merveille intellectuelle de son siècle, il pouvait dire avec l'inébranlable conviction d'un homme qui a approfondi l'étude de la vie : « La philosophie cherche la vérité, la théologie la trouve, et la religion la possède 2. » Parmi les grands esprits que les Médicis avaient appelés à leur cour, aucun n'était aussi distingué que le jeune prince de la Mirandole par ses vastes connaissances, son goût exquis, son doux et irréprochable caractère ; à sa première rencontre avec Savonarole, a le génie s'élança vers le génie » et il se forma entre eux une amitié qui dura toute leur vie. A son retour à Florence, Pic de la Mirandole employa toute son influence auprès de Laurent de Médicis pour attirer le célèbre moine dans la capitale, et cinq ans après, Savonarole vint au couvent de Saint-Marc et en fut presque immédiatement élu Prieur.

De tous les hommes illustres de l'Ordre de Saint-Dominique, aucun n'a excité un si universel intérêt que Savonarole. Quelque chose du charme qui attirait les hommes à lui pendant sa vie presque malgré eux, est resté attaché à sa mémoire, et les éclairs de l'enthousiasme qu'il excitait par son extraordinaire éloquence brillent encore parmi nous.

Sa carrière, depuis le moment de son entrée à Florence jusqu'au jour de sa mort, occupe le court espace de huit

(1) Carlier, Esthétique de Savonarole.

(2) Lettre de Jean Pic de la Mirandole.


années ; durant ce temps, il combattit seul contre la licence des mœurs, la corruption du gouvernement et le paganisme dans la littérature et les arts. Comme religieux, il était le plus austère et cependant le plus doux des réformateurs. Il nous semble le voir se promener dans ces - glorieux cloîtres de Saint-Marc, riches des plus belles créations d'Angélico, avec - la tête de mort en ivoire qu'il avait l'habitude de porter dans sa main ; ses yeux conservaient toujours ce doux regard, et tout son extérieur, ce calme qui était, dit-on, le secret de son influence et qui remplissait d'une indicible consolation ceux qui l'approchaient. Sa première œuvre comme réformateur, celle qui fut la plus abondante en fruits, c'est la réforme de son Ordre. Partout il cherchait à introduire l'esprit de la pauvreté primitive et la simplicité religieuse, tendance peu d'accord sans doute avec les mœurs de son temps, mais qu'il parvint à rétablir par la richesse et la fécondité de son génie. Que ne peut obtenir un grand esprit, quand il sait ajouter à sa grandeur et à sa puissance le charme d'un commerce familier avec tous les rangs et tous les âges ; quand il sait être grave avec les hommes qui ont le cœur triste et les vieillards, et s'abaisser jusqu'à l'enfance, lorsqu'il sait discourir des choses divines, commenter les saintes Ecritures avec les théologiens, ou rassembler les novices et les petits du Sauveur Jésus et mettre à les amuser toute son habileté et une aimable galté. Tel était le prieur de SaintMarc. On le voyait dans le jardin du couvent chantant des cantiques avec les novices, ou assis à l'ombre d'un figuier, confectionnant des tourterelles avec la moelle des arbres ; d'autres fois, il leur enseignait de simples jeux qui rappelaient la vie pure et pieuse de quelque saint, et il leur faisait chanter des louanges et des hymnes en l' honneur de l'Enfant Jésus et de la Bienheureuse Vierge Marie. Telle était une partie de sa méthode de direction ; une autre consistait à donner a chacun des membres de sa communauté un art quelconque à exercer. Il réussit à faire prédominer son


système parmi ses frères, et l'un de ses plus puissants moyens pour conserver l'esprit et le caractère primitif de l'Ordre, fut la culture de l'art chrétien. Dans tous les cou-vents où il exerçait son influence, et dans tous ceux qu'il- fondait, soit d'hommes, soit de femmes, il introduisait les arts de la peinture et de la sculpture et il voulait que la culture de ces arts fût soumise à ces principes, que notre siècle commence à reconnaître, comme les règles de la véritable beauté.

Nous dépasserions les limites de notre sujet, si nous-donnions des extraits des- sermons ou des écrits, dans lesquels Savonarole trace les règles de la vie spirituelle et attaque avec une éloquence hardie et intrépide les profanes et abominables peintures de l'école naturaliste, qui avaipnt pénétré jusque dans le lieu saint. L'art était a ses yeux un des grands moyens de moraliser et de christianiser les hommes. Il le considérait comme un besoin pour le peuple, et bien différent de quelques-uns de ceux qui avaient entrepris la tâche de la réforme en proscrivant les arts, il les encourageait de toute la force de son enthousiaste éloquence. Il ne flétrissait que le naturalisme, qui osait s'intituler un art. Nous renvoyons le lecteur au magnifique ouvrage de Rio, la Poésie dans l'art, aux Vies des Peintres et Sculpteurs Dominicains de Marchèse, et à l'article de Carlicr sur l'Esthétique de Savonarole 1, s'il veut se faire une idée de la corruption que le prieur de Saint-Marc attaquait et des principes qu'il lui opposait. Personne ne peut lire ces auteurs, ni les passages des propres écrits de Savonarole sur ce sujet, sans être convaincu que l'illustre dominicain avait une connaissance profonde et délicate de cet art surnaturel et spirituel qu'Angélico avait incarné dans ses peintures, et en même temps il trouvera dans ces ouvrages une juste appréciation du caractère de la renaissance classique, si vantée par les

(1) Publié dans les Annales Archéologiques, 1847.


admirateurs des Médicis. Dans ses sermons du carême, le grand orateur attaque avec. l'indignation de son éloquence, le mauvais goût de ces décorateurs d'églises, et définit avec non moins de vigueur ce que c'est que le beau en dehors de la forme : une chose dont le principe et l'essence doivent être lumière et pureté ; elle a dû être bien puissante cette éloquence, puisqu'au dire de Burlamaccbi, elle avait une influence magique même sur les âmes dégradées et endurcies des-,artistes florentins. Comme au temps des Apôtres, ils venaient déposer à ses pieds leurs profanes peintures.

Baccio della porta, connu en Teligion sous le nom de Fra Bartolomeo, et plusieurs de ses amis vinrent un jour apporter à Savonarole tous leurs dessins et leurs toiles immorales, en lui offrant de les détruire devant lui. D'autres venaient lui promettre de ne plus jamais dégrader les arts de .la sculpture et de la peinture, en les prostituant à l'encouragement du vice. Le changement opéré par sa chaude éloquence se fit merveilleusement sentir non-seulement parmi les artistes, mais dans tous les rangs de la société et dans toutes les professions. Les cœurs vifs et ardents des Florentins se laissaient captiver par cette éloquence, dont les charmes enchanteurs surpassaient tout ce que le monde avait jamais entendu. « Le peuple, dit Burlamacchi, se levait à minuit pour aller au sermon, et attendait sans abri que les portes de la cathédrale fussent ouvertes ; jamais il ne se plaignait d'aucun inconvénient, ni du froid, ni du temps qu'il lui fallait rester en hiver sur le marbre nu, et dans la foule il y avait des jeunes gens et des vieillards, des femmes et des enfants de toutes les classes, tous remplis d'une grande joie et allant au sermon comme à des noces. On gardait dans l'église un profond silence ; on n'y entendait pas un murmure jusqu'à l'arrivée des enfants qui chantaient des hymnes avec une telle douceur que les cieux semblaient ouverts. Tous attendaient ainsi trois ou quatre heures, avant que le père montât en chaire. On n'entendait plus de chansons profanes ; elles


étaient remplacées par des cantiques spirituels, dont plusieurs étaient de la composition de Savonarole lui-même; souvent on les chantait sur les grandes routes à deux chœurs, comme les religieux font dans leurs églises; on voyait des mères réciter l'office dans les rues avec leurs enfants. Les femmes vêtues avec modestie , et les enfants eux-mêmes envoyaient des députations aux gouverneurs de la ville, pour les prier de rendre des lois pour la protection des bonnes mœurs. » Toutes les classes de la société accouraient auprès du moine merveilleux et approuvaient avec enthousiasme son plan de réforme sociale. « Les grandes intelligences, que les Médicis avaient attirées à leur cour, dit blarchèse, s'inclinaient toutes devant la majesté de son invincible éloquence. » Autour de Savonarole, on voyait le comte de la Mirandole, qui, après avoir renoncé à son gouvernement, voulut entrer dans l'Ordre de Saint-Dominique, mais la mort empêchant l'exécution de son dessein, il demanda qu'au moins son corps fût enseveli avec le saint habit, ce qui lui fut accordé. On y voyait aussi Zan obi Acciajuoli, l'écolier classique de son temps, et Politien, le plus élégant et le plus cultivé des courtisans de Laurent. Tant de nobles florentins sollicitèrent l'habit., qu'on dut agrandir Saint-Marc, et à la mort de Savonarole, le couvent comptait plus de deux cents frères et quatre-vingts novices, qui tous, nous l'assure-t-on, persévérèrent. Quant aux artistes auxquels Savonarole inspira ses magnifiques idées sur le beau, Vasari dit que leur enthousiasme allait jusqu'au délire. Ils se jetaient dans l'Ordre eomme des volontaires venant se rallier au drapeau de la patrie, et en vérité à cette époque, la purification de l'art et de la littérature était considérée comme une œuvre patriotique.

D'un côté, il y avait a Florence ceux qui la gouvernaient en despotes et employaient le sensualisme comme un moyen de conserver le pouvoir ; de l'autre côté, était la cause de la république. Comme Savonarole le pensait bien, cette cause était intimement liée à la réforme sociale et à la restauration


de la pureté chrétienne dans la morale, les lettres et l'éducation. Ce fut un terrible combat, et nous savons comment il se termina. Cependant, avant que le sang de la grande victime ne coulât, elle avait remporté une victoire dont le souvenir ne devait pas être effacé même par la fureur des Arrabbiati.

Afin de ne pas nous étendre trop longtemps sur l'histoire d'une époque dont l'intérêt nous fait dépasser les limites que nous nous sommes prescrites, nous donnerons le récit qu'a laissé Burlamacchi d'une seule des fêtes du carnaval après la réforme. Un an ou deux auparavant, ces jours de fêtes avaient été des fêtes en l'honneur du vice. Savonarole en fit la solennelle inauguration du christianisme renaissant.

a. Au commencement du carnaval de 1497, le père ordonna une très-solennelle procession, dans laquelle devaient être représentés beaucoup de mystères, et il fit élever sur la place des Seigneurs une grande tente, où furent réunis tous les vains et abominables objets que les enfants avaient pu recueillir dans la ville. Les charpentiers avaient construit une pyramide, et on l'avait remplie d'une grande quantité de bois et de poudre. Sur les degrés de la pyramide étaient rangés les objets scandaleux qui devaient être brûlés.

Sur le premier, de précieuses tapisseries, couvertes de figures indécentes; au-dessus, les portraits ou les statues des plue belles jeunes filles de Florence ; sur une autre marche, des cartes, des dés et d'autres inventions diaboliques; on y voyait aussi des instruments de musique de toutes sortes, des ornements de femmes, de faux cheveux, des miroirs, des parfums, des poudres odorantes, toute sorte d'objets pour la toilette, des masques, des barbes et autres folies de carnaval. Puis les ouvrages des poètes latins et modernes, Boccace, Pétrarque et d'autres semblables, de magnifiques sculptures, des dessins, des figures en ivoire et en albâtre, dont un marchand Vénitien avait offert vingt mille couronnes ; mais au lieu de les lui vendre, on fit son


portrait en grandeur naturelle et on le plaça sur tous les objets de vanité, comme leur souverain. Ensuite, on mit le feu à la pyramide , les flammes s'élevèrent jusqu'au ciel et toutes les vanités furent consumées. »

Quelques-uns de nos lecteurs penseront peut-être que cette destruction totale des chefs-d'œuvre des artistes Florentins donne une preuve étrange des services rendus par Savonarole b la cause de l'art, et joignant ce fait à celui de la guerre qu'il déclara aux œuvres de l'école païenne, ils s'imagineront que ce n'était qu'une rivalité d'écoles, et que le moine Dominicain ne déployait tant de zèle que pour faire triompher le moyen-âge, renfermer l'art chrétien dans le style de cette époque et résister à la renaissance du x\° siècle, parce qu'elle s'écartait de l'ancien type ecclésiastique. Soutenir un pareil principe et s'y attacher serait non-seulement une méprise, mais un danger ; ce serait donner raison à cette insidieuse erreur inséparable de l'hérésie, qui renferme l'expression de la vérité dans quelques formes arbitraires, et lui refuse le pouvoir d'adopter tous les styles et tous les systèmes, en les appropriant à ses besoins ; ce serait surtout encourager la tendance à exalter l'antiquité au détriment de l'autorité vivante de l'Eglise. Cette tendance, lors même qu'elle n'en vient pas jusqu'à une révolte ouverte contre l'enseignement ecclésiastique, n'a jamais été sympathique pour l'Eglise ni pour les idées qu'elle représente ; elle a été le jansénisme de tous les âges.

On ne doit pas oublier que quelle que soit la manière de voir de chacun dans de telles matières, l'orthodoxie n'a jamais été mise en question dans le combat entre l'art du moyenâge et celui du xv° siècle. S'il y eut même un secret danger caché dans la renaissance d'un style intimement lié au paganisme , l'Eglise pouvait annuler le mal, en faisant servir les formes classiques à des œuvres chrétiennes ; elle l'a fait, elle a permis au goût moderne de prévaloir dans le centre de la chrétienté sur le style du moyen-âge, et cet accueil


fait à l'art profane par l'Eglise, ne doit point être sans signification pour ceux qui parmi nous voudraient enfermer l'art et l'architecture catholique dans le style d'un siècle unique, choisi par eux. Nous savons que les champions de la moderne renaissance classique allant plus loin, non-seulement s'étonnent que les formes du moyen-âge, qu'ils appellent barbares, pvisseit être préférées à la reproduction plus vraie de la nature et au dessin plus hardi de l'école d'artistes qui se forma sous le règne des Médicis, mais ne craignent pas d'alirmer que le génie des grands hommes du xv8 siècle a créé une nouvelle ère dans l'esthétique chrétienne. Le résultat de cette création, ajoutent-ils, a été l'emploi des fermes classiques pour exprimer l'esprit plus chaud et plus joyeux, qui caractérise l'Eglise moderne, et l'établissement d'un style par lequel cet esprit doit être presque exclusivement exprimé. Bien des artistes de nos jours ont puisé le sentiment religieux catholique seulement dans la contemplation du dôme merveilleux de Michel-Ange, ou des autels découverts de la Rome moderne; ils ont trouvé dans les Madenes de Raphaël et de ses contemporains le plus haut idéal de la beauté humaine ; est-il étonnant qu'ils en viennent à associer avec le culte catholique, tel que leur âme énervée le comprend, l'architecture grecque et les productions d'une école de peinture, qui demande ouvertement ses inspirations à la vie sensuelle et à la nature ? Faut-il s'étonner, quand on les voit excuser avec une indulgente partialité, le sensualisme dont trop souvent la beauté artistique est empreinte, s'ils réclament la prééminence dans l'art chrétien pour ce style qui s'est identifié dans leur esprit avec la Rome moderne ?

Nous ne voulons point sans doute imposer les règles sévères du goût ancien à ceux avec le génie desquels il ne s'harmonise plas ; on peut, sans crainte de se tromper, appliquer au monde en général ce que les écrivains spirituels disent de l'âme individuelle : a Le coeur, dit sainte Gatkerine


de Sienne, 1 ne reçoit pas toujours selon le même mode les visites divines, comme si Dieu n'avait pas pour agir sur les âmes - une infinité de moyens. » N'oublions pas non plus qu'un des secrets de la force de l'Eglise se trouve dans cette puissance qu'elle possède, d'absorber toutes les passions populaires et de les plier au service de la foi. Quand elle vit l'enthousiasme militaire d'un siècle à moitié barbare, elle créa la magnifique institution de la chevalerie chrétienne ; plus tard elle triompha du rationalisme des écoles, en adaptant leur propre système à son plan de philosophie religieuse ; ainsi de siècle en siècle elle a gardé son empire sur le monde, moins en anéantissant qu'en dirigeant les diverses formes de l'enthousiasme populaire qui a dégénéré en sauvages et fanatiques excès, quand il s'est soustrait à son action bienfaisante. Il ne faut donc point douter que ç'a été une grande sagesse de sa part, d'offrir un bon accueil à la renaissance classique, et de la purifier de son caractère païen, en la faisant servir au culte chrétien.

Le zèle de Savonarole ne connaissait point de mesure dans sa croisade contre le sensualisme dans l'art; il le poursuivait partout où il le trouvait, mais nous ne voyons pas qu'il ait condamné un style plutôt qu'un autre. Loin d'imposer des restrictions sévères à l'imitation et à l'étude de la nature, ou d'engourdir l'art dans des formes définitives, qui n'étaient plus en harmonie avec le goût et les tendances populaires, on sait que les disciples qu'il forma d'après ses propres principes, ne suivirent pas les inspirations du moyenâge, et que le plus grand d'entre eux, celui qui sans doute était le plus imbu de l'enseignement de son maître, Fra Bartolomeo, passe avec raison, à cause de la hardiesse de ses conceptions et de son dessin, pour avoir marché de près sur les traces de Michel-Ange, à qui on l'a comparé souvent.

Nul doute que l'œil d'aigle du moine Dominicain n'ait vu le

(4; Dialogue, ch. 71.


point faible de l'école nouvelle, et n'ait prévu à quelle inévitable conséquence on se soumet, si l'on puise dans la beauté humaine l'idéal de la beauté divine. Quand il dénonçait en des termes si terribles le grossier matérialisme, prenant la place des créations purement spirituelles d'une époque plus ancienne; quand, dans des discours dont la sublimité n'a jamais été dépassée, il présentait à ses auditeurs l'image de Jésus comme le type de l'humanité régénérée, si alors il montrait peu de pitié pour le génie défiguré par ce qu'il appelait l'empreinte corruptrice d'un caractère licencieux, ce n'était point de la bigoterie du moyen-âge, surtout si nous nous représentons son œil de prophète plongeant dans les siècles suivants , et voyant le naturalisme dans l'art amener sa dégradation. Nous pouvons certainement, sans courir le risque de paraître imposer des opinions particulières comme règle du goût, demander si l'art chrétien n'a pas souffert, quand il a consenti à puiser ses inspirations à la même source à laquelle les artistes païens ont puisé les formes dont ils ont revêtu leurs divinités profanes ; pouvait-il en être autrement, alors que la nature seule fournissait les modèles d'idéals surnaturels ? Et quand on pensait qu'une beauté humaine, la première venue, pouvait fournir le modèle de la Vierge immaculée, alors les études des artistes non-seulement perdirent leur caractère religieux, mais on en vint à les considérer comme une dangereuse école pour les moeurs. Nous pouvons citer a l'appui de ce que nous disons, un fait bien frappant. Quoi que l'on puisse dire de la supériorité incontestable de l'école moderne des peintres considérés simplement. comme artistes, le cœur chrétien aurait cru faire injure à sa dévotion, en leur payant un tribut d'hommage. Les magnifiques toiles de cette époque remplissent bien moins nos églises, que des musées et des salles à manger ; de toutes les incarnations de grâce et de beauté, que Raphaël nous a laissées dans ses Madones , nous n'en connaissons pas une, qui ait mérité les honneurs


d'un culte populaire, t et la multitude, toujours vraie dans ses instincts religieux , reste fidèle à ces anciennes images qui possèdent, il est vrai, moins les beautés matérielles, que le caractère plus élevé de la dévotion, et ont été honorées par ces grâces miraculeuses, refusées aux plus magnifiques productions du génie humain. Sans doute, les Madones de Raphaël mériteront l'hommage de notre admiration, aussi longtemps qu'elles subsisteront ; mais elles n'attireront jamais à elles l'amour et le culte populaire, du fond de ces vieux sanctuaires, dans lesquels les images de Marie n'empruntent rien de leur pouvoir au génie du peintre, laissent apercevoir une surnaturelle beauté au milieu de la grossièreté du dessin, et ne présentent aucun des caractères de l'école sensualiste.

On nous pardonnera cette digression ; mais il nous a semblé nécessaire de la faire, pour dire la vérité dans un sujet, sur lequel il est si facile d'écrire ou d'enseigner avec esprit de parti. Le nom de Savonarole est trop étroitement uni à la défense de l'art chrétien et à la condamnation du

(1) Nous ne voulons pas dire ici qu'aucune peinture moderne ne soit devenue l'objet de la vénération populaire, ou n'ait été honorée par l'obtention de grâces miraculeuses ; trop d'exemples sont là pour prouver le contraire, mais nous devons dire que nous ne trouvons rien dans les peintures vénérées, qui rappelle le mérite artistique ou le peu de piété des grands maîtres. C'est ce qui ressort de la considération d'un tableau en particulier, peint, il y a quelques années, par un novice dans l'art des fresques, très-ignorant des mystères du clair-obscur, raide et maladroit dans son dessin, comme s'il avait voulu copier une mosaïque ancienne; cependant cette peinture a un caractère de pureté et de douceur inexprimable, ou bien la petite chapelle de la Mère admirable est si pleine de dévotion, que nous ne pouvons nous empêcher d'attribuer en partie la sainteté de ce lieu à la peinture elle-même.

Elle se trouve dans le couvent de la Trinité du Mont à Rome ; les grâces nombreuses, accordées dans ce petit sanctuaire, sont connues de tous ceux qui ont visité la ville sainte, et la munificence des Souverains Pontifes a enrichi ce tableau d'unecourunne d'or, et l'autel, d'un grand nombre d'indulgences, pour ceux qui vont prier dans la chapelle.


paganisme dans l'art et la littérature, pour qu'on ne soit incliné à ne voir dans une apologie de ses principes en cette matière autre chose qu'un moyen de rappeler des questions si chaudement discutées de nos jours , et Savonarole pourrait encourir l'accusation d'avoir voulu étouffer l'art, loin de le spiritualiser. Mais à ceux qui seraient tentés d'interpréter ainsi la scène de La Piazza dei Signori, que nous avons racontée, nous rappellerons que l'homme qui a su décider ses concitoyens à sacrifier sans pitié ces vains et lascifs objets d'art, est le même qui, en ressuscitant la primitive observance à Saint-Marc, résolut, dit Marchèse, de promouvoir l'étude des beaux-arts comme un élément essentiel de sa réforme. Il ordonna que les frères lais particulièrement se consacreraient à la pratique d'un art, qui ne les distrairait pas de leurs obligations religieuses, tel que la sculpture, la peinture, l'architecture, l'écriture, etc. NevF des plus illustres artistes de Florence reçurent l'habit de ses mains; il les encouragea à ne point abandonner leur art, mais à sanctifier leur génie dans l'intérieur de ces cloîtres, que le pinceau d'Angélico avait déjà immortalisés. Même dans les couvents Dominicains de femmes, -il introduisit la culture du dessin, et surtout dans le couvent de SainteCatherine de Florence fondé par Camilla Ruccellaï; il voulut que les religieuses y cultivassent la peinture et le dessin ; d'excellentes artistes s'y succédèrent, et y fleurirent jusqu'à l'époque de la suppression des ordres religieux dans le siècle dernier. Les deux sœurs Plautilla et Pétronilla Nelli appartinrent à cette communauté ; la première d'entre elles avait acquis dans la peinture une célébrité peu commune ; l'autre s'était adonnée à la littérature , et a laissé parmi d'autres ouvrages, une vie de Savonarole dont le manuscrit nous est parvenu. Vasari compare Plautilla Nelli à la célèbre et infortunée Properzia de Rossi qui avait, dit-il, trouvé sa rivale dans la religieuse Dominicaine. Mais si elles étaient égales par le génie, combien elles se ressemblèrent peu par


leurs vies l Properzia mourut victime de la plus cruelle de toutes les douleurs ; Plautilla consacra son beau génie au service de Dieu, et se montra plus admirable encore par la piété et la sagesse avec laquelle elle gouverna son monastère, que par ses talents qu'elle n'estimait que comme des moyens d'honorer son divin époux. 1 Tout le plan de Savonarole semble être la substitution des idées chrétiennes dans la littérature et dans l'art, aux idées païennes. Son moyen favori, c'était l'emploi des chants et des peintures, pour populariser la dévotion ; et en effet il a rendu ainsi d'admirables services à la religion dans le combat qu'elle a livré à l'hérésie moderne. Ses Laudes, ou chants divins, ont été composées pour prendre la place de ces chansons licencieuses du carnaval, qu'il avait anéanties, et nous sommes sârs qu'aucun de ceux qui lisent ses exquises poésies, comme celle de «Jésus parlant à l'âme, » et d'autres de mérite égal, ne pourront refuser à Savonarole la véritable inspiration poétique , quoiqu'il ait brûlé les œuvres de Pétrarque parmi les vanités de son feu de joie. L'on sait que saint Philippe de Néri, si étroitement uni pendant sa vie avec l'école, que nous pourrions appeler : Ecole populaire moderne, passa sa jeunesse et reçut ses premières inspirations religieuses sous les cloîtres de Saint-Marc, dans lesquels l'esprit et les principes de Savonarole étaient encore chéris et soigneusement conservés. Ce fait suffit pour montrer que les principes du moine de Florence n'étaient point ceux d'un homme idôlatre exclusif des formes anciennes.

L'histoire de la carrière politique de Savonarole est étrangère au but que nous nous sommes proposé, en parlant de lui dans notre esquisse ; nous n'avons rappelé ici son nom, que pour montrer la part que l'Ordre de Saint-Dominique

(1) Lisez l'intéressant chapitre de Marchèse : Des artistes Dominicains, consacré aux femmes auteurs et peintres de l'Ordre do SaintDominique.


a toujours prise dans la direction de l'art chrétien. L'histoire du priear de Saint-Marc n'a pas cessé jusqu'à nos jours de fournir matière à des disputes et à d'amères controverses, et c'est sans doute une chose bien singulière, qu'après quatre cents ans le nom du moine florentin peut encore réveiller l'enthousiasme de ses amis et de ses ennemis et se susciter encore des partis. Sans doute, la pureté de la cause à laquelle il a dévoué sa- noble vie, et l'héroïque constance avec laquelle il a combattu seul contre la corruption de son époque, doit lui attirer la sympathie de tous les nobles ccurs ; le nom de Jérôme Savonarole demeurera toujours ui des noms les plus grands de l'Ordre. Il n'appartient point à notre sujet de raconter dans quelles circonstances Savonaroie a terminé sa carrière. En parlant dans ce chapitre des services que l'Ordre de Saint-Dominique a rendus à l'art carétien, nous n'avons dû considérer le prieur de SaintMarc, que comme ami et propagateur de l'art. Nous ne voulons pas et nous ne pouvons pas le juger, mais nous savons qu'au moment où nous traçons ces lignes, des écrivains consciencieux préparent sa réhabilitation commencée par le Souverain Pontife Jules II, comme nous le dirons bientôt.

Savonarole est mort d'une mort violente ; il est mort comme tant d'hommes célèbres, qui n'ont eu que le défaut d'être trop grands et trop généreux, au milieu de l'époque et des hommes, parmi lesquels ils ont vécu ; sur le front de Savonarole brillent toutes les gloires ; il fut religieux, artiste, orateur, législateur, prophète ; ce qui arrive à tous les grands hommes lui est arrivé ; sa célébrité a éveillé autour de lui des jalousies et soulevé contre sa personne une faction. Ce n'étaient pas les luxurieux vieillards, les professeurs de littérature profane, les mauvais prêtres et les mauvais moines anathématisés par sa puissante parole, qui résolurent de le perdre ; ce furent les banquiers et tous les hommes d'argent de la république Florentine. Son crime à leurs yeux, c'était d'avoir conseillé le placement dqs capitaux au mont-de-piété,


pour soustraire les citoyens pauvres aux exactions des usuriers ; c'était d'avoir troublé le petit commerce florentin, par le cri de malédiction qu'il avait jeté contre les vanités étalées partout; c'était d'avoir dit aux pères de famille que l'éducation profane qu'ils donnaient a leurs enfants, préparait à Florence de mauvais citoyens ; c'était d'avoir voulu renverser un gouvernement tout entier entre les mains des capitalistes, pour établir parmi les Florentins une constitution démocratique, quoiqu'il préférât ouvertement le gouvernement monarchique.1 Voilà les griefs que les principaux citoyens de Florence avaient contre lui ; du mécontentement qu'ils manifestaient, naquit bientôt une faction qui sut trouver de l'écho à Rome, où la famille tristement célèbre des Borgia commettait des crimes énormes, qui avaient la triste faveur de rester impunis.

Cette faction représentée à Rome par un parti qui ne manquait pas de puissance, obtint après huit années de haine la chute du célèbre moine. Ce qu'il y a de certain, c'est que Alexandre VI, dont les sentiments personnels envers Savonarole étaient pleins d'affection, joua dans toute l'affaire de sa condamnation un rôle passif. Le grand crime imputé à Savonarole, c'était d'avoir été la cause de l'expulsion de Florence de Pierre de Médicis. La famille des Médicis avait plusieurs cardinaux pour elle, parmi lesquels il faut compter le cardinal Ascanio Sforza, frère de Louis le Maure, qui avait à exercer contre le moine une vengeance personnelle. Louis XII, roi de France depuis quelques jours, s'empressa d'écrire en faveur de Savonarole une lettre affectueuse et suppliante. Mais elle arriva trop tard ; la grande victime avait déjà expiré, et ses cendres avaient été jetées dans l'Arno. La Providence ne laissa pas longtemps impuni un crime pareil. Le roi de France, devenu maître du Milanais, envoya mourir Louis le Maure en exil, et après

(1) Sermon pour le 2e Dim. de l'Avent et pour le 3e.


que les Médicis eurent signé leur pacte avec Charles-Quint, de cruels maux s'abattirent sur Florence, qui finirent par la ruine de sa liberté,1 Quand les Arrabiati vinrent en foule, le 9 avril 1498, assiéger le couvent de Saint-Marc défendu par les partisans de Savonarole, et que le court combat livré à ses portes se fut terminé par la remise de la grande victime entre les mains de ses ennemis, ceux auxquels la catastrophe qui finit sa vie porta le coup le plus terrible, furent ces artistes de Florence, qui avaient adopté les principes de sa réforme.

Plusieurs payèrent de leur vie leur dévouement à sa cause.

D'autres, dit Marchèse, abandonnèrent, quand là terrible tragédie fut terminée, la culture des arts qui avaient fait leurs délices pendant la vie de frère Jérôme. Parmi ces derniers fut Baccio della Porta qui, pendant l'attaque du couvent de Saint-Marc, avait fait le vœu que si Dieu lui conservait la vie, il prendrait l'habit de Saint-Dominique et finirait ses jours dans le clottre. Il tint sa parole, et après le drame effrayant du 23 mai, quand Florence si fidèle dans sa ressemblance avec Athènes eut jeté dans les flots de l'Arno les cendres du plus grand de ses enfants.

(1) De l'art chrétien, Rio, 28 vol. ch. 12. passim. L'auteur de l'ouvrage que nous traduisons, a porté sur le moine Florentin un jugement sévère ; nous n'avons pas cru devoir le traduire ici ; il est certain que la métnoire de Savonarole sera réhabilitée, et le moment approche où la noble figure de ce grand homme sortira pure et sans tache des études nombreuses, que l'on fait actuellement de sa vie et de ses œuvres. Savonarole appartient à une époque, qui n'est point la nôtre, et à un autre peuple que nous ; il fut poursuivi par des haines amères , affreusement calomnié par les meneurs de la faction qui avait juré de le perdre ; il n'est pas étonnant que sa mémoire soit restée souillée dans les siècles qui ont suivi sa mort ; pour nous, il nous semble que nous sommes davantage dans la vérité, en le jugeant comme l'ont jugé les saints qui l'ont connu, et en ne prenant pas la divine lumière de. la sainteté, qui l'illumina, pour le feu d'un enthousiasme qui l'aurait égaré dans les voies de l'illusion et de l'erreur.

(Note du Traducteur.)


il laissa tout son patrimoine à son frère, et renonçant pour toujours au monde et aux arts, comme il l'avait décidé, il embrassa la vie religieuse dans le couvent de Prato. Mais le génie de Baccio della Porta devait ressusciter plus splendide dans fra Bartholomeo, dont le nom était destiné à prendre dans les annales dominicaines , le premier rang après celui d'Angélico. Tout d'abord, il est vrai, l'amertume de sa douleur lui rendit pénible la pensée de reprendce ses pinceaux. Mais à son retour à Florence, il y trouva Sanctès Pagninus, membre de la Communauté de SaintMarc, disciple lui-même et admirateur de Savonarole. Cet homme célèbre, de l'immense savoir duquel nous aurons ailleurs occasion de parler, devenu prieur du couvent, encouragea fra Bartholomeo à reprendre la culture de son art, et Pagninus devint ainsi pour Porta ce que saint Antonin avait été pour Angélico. Il acquit bientôt une réputation , qui justifie le nom que lui donne Rosini : l'Etoile de l'école Florentine. Et quand, en 4 506, le jeune Raphaël d'Urbino vint à Florence pour étudier les œuvres de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, il s'inspira des enseignements du peintre dcminicain, comme étant le plus rapproché de ces deux grands artistes par son habileté dans le coloris, et à son tour fra Bartholomeo reçut de son illustre élève des leçons plus parfaites de perspective ; l'amitié qui s'établit [entre ces deux grands maîtres est un des faits les plus consolants de l'histoire de l'art; on n'y trouve pas l'ombre la plus légère de la jalousie entre gens de la même profession ; plus d'une peinture existe, à laquelle ils ont travaillé tous deux ; Raphaël, à l'apogée de sa gloire, ne dédaignait pas de terminer des sujets commencés par Della Porta.

Ses œuvres élevèrent sa renommée après sa mort, a la hauteur de la gloire de Buonarotii ; il est peut-être celui qui lui a le plus ressemblé par le caractère grandiose et majestueux de son dessin; vivant à une époque où l'art avait


atteint son apogée, où les écoles rivales de Venise, de Florence et de Rome produisaient les plus grands artistes que le monde avait encore admirés, son nom est rangé parmi les plus illustres d'entre eux. Go serait néanmoins une erreur de chercher à établir qu'il a ressuscité l'école surnaturelle de peinture , qui a eu dans Angelico son inimitable représentant. Il n'a jamais sans doute abandonné les principes qu'il avait reçus de son premier maître Savonarole , et l'art ne s'avilit ni ne se dégrada jamais entre ses mains; mais nous ne trouvons pas en lui la spiritualité mystique de son prédécesseur, quoique Bartholoméo prit toujours pour guide et pour modèle la vie du saint artiste. Il fut un vrai et excellent religieux. Vasari nous dit qu'il parvint a la longue à n'interrompre jamais pendant ses travaux manuels la contemplation de la mort. Il fut'aussi, comme tant d'autres disciples de Savonarole, un poète et un musicien, et l'on a trouvé quelques vers pleins de piété, tracés de sa propre main sur le revers de ses toiles. Il mourut à quarante-huit ans, après avoir produit pendant l'espace de dix-sept ans un grand nombre de tableaux , dont Marchèze donne la liste. Son intime amitié avec Raphaël n'a peut-être pas-peu servi à procurer ce que Marchèze appello l'éclatante réhabilitation religieuse de Savonarole, la preuve la plus évidente de son innocence et de la perfidie de ses persécuteurs.

Nous voulons parler de l'introduction de la personne du célèbre réformateur dans la plus grande œuvre du génie de Raphaël : la dispute sur le Très-Saint Sacrement, où le frère Jérôme est représenté parmi les docteurs de l'Eglise, avec l'exacte ressemblance de ses traits, tels que délia Porta les avait peints quelques années auparavant. Cette œuvre magnifique ne fut exécutée que dix ans après la mort du religieux; elle avait été entreprise par les ordres de Jules II, pour être placée dans les salles du Palais Pontifical, et peut être considérée comme la justification complète du nom de Savonarole de toutes les injures dont ses ennemis l'ont


couvert. Paul 111 n'hésita pas plus tard à déclarer qu'il regardait comme hérétique colui qui oserait accuser Savonarole d'hérésie. Au XVIe siècle, quand il s'agit de canoniser sainte Catherine de Ricci, du Tiers-Ordre de Saint-Dominique , qui avait souvent invoqué Savonarole comme un saint, on fut obligé de revenir à la cour Romaine sur l'histoire du moine de Florence ; pendant le temps que dura le procès , saint Philippe de Néri qui avait lui-même une grande dévotion à Savonarole, se mit en prières pour que l'effet de ce procès fût la réhabilitation complète du moine.

Ayant reçu la révélation que la mémoire du grand homme en sortirait pure et sans tache, il ne put cacher les transports de sa joie, et la cour de Rome, dit Bartoli, se montra si indulgente, qu'elle laissait circuler des médailles représentant Savonarole, avec le double et glorieux titre de docteur et de martyr1. 0 , Mais nous avons déjà bien dépassé les limites que nous nous sommes assignées, en traitant des rapports qu'a eus 1 Ordre de Saint-Dominique avec l'art religieux, et il faut nous hâter de terminer ce chapitre. Il y a dans l'Ordre une multitude de noms illustres, qui prouvent que les Dominicains n'ont jamais abandonné la culture et la sanctification des arts, parce qu'ils les considéraient comme des moyens d'influencer les peuples et de mener les hommes à Dieu, en se rendant maîtres de toutes les avenues par lesquelles ils pouvaient les atteindre. Quelques-uns d'entre eux étaient de simples frères lais ; d'autres, comme Ignace Dante, de la famille du poète, arrivèrent aux plus hautes dignités ecclésiastiques. L'art encouragé par les peintres et les sculpteurs Dominicains a été toujours essentiellement chrétien, et les dénonciations de Savonarole contre la corruption de l'art et de la littérature par le paganisme ont été renouvelées par d'autres champions de la pureté chrétienne. Dans le

(4) De l'art chrétien, Rio. 2e vol. ch. 12. passim.


siècle suivant, les imitateurs de l'art classique ne reconnurent plus d'autre règle que leur fantaisie; le monde était inondé de littérature païenne, et les beaux monuments des siècles de foi ne furent que trop souvent écartés, pour faire place à de grossières imitations de l'art païen. Papes et cardinaux rivalisaient entr'eux dans leur enthousiaste patronage de la brique et du mortier et dans le mauvais emploi qu'ils en faisaient, mais dans la cour même de Pie IV, nous entendons un Dominicain élever la voix contre cette corruption de l'art, alors en honneur. Le Pontife était lui-même un zélé protecteur de la renaissance classique à la mode. Il aimait a bâtir, et prenait sous sa protection les architectes et les hommes de goût. Dans l'été de 1561, il causait avec un Prélat, qui paraissait insensible à tout ce qu'il voyait; ce n'était point grossière ignorance ; car Barthélémy des Martyrs, primat de Portugal, n'était point un homme sans science ; néanmoins, quand le Pape lui montra les nouvelles constructions du Belvédère, il se contenta de baisser la tête. a Que pensez-vous du Belvédère, Monseigneur de Braga ? lui « demanda le Pape. « Je n'ai qu'à admirer et non point à juger, » répondit l'Evêque. « Votre excellence cependant a l'intention d'agrandir son palais de Brqga ; on m'a dit qu'il était du style ancien, qui ne peut aucunement s'accorder avec notre goût moderne. » a Votre Sainteté sait probablement que je n'ai point d'argent pour bâtir. » « Je voudrais bien cependant connaître votre opinion sur mon architecte; je veux savoir ce que vous pensez du Belvédère et de ses statues; elles sont, sans nul doute, très-remarquables. » a Puisque Votre Sainteté m'ordonne de lui dire ce que je pense, répondit enfin l'imperturbable archevêque, je pense qu'un jour le Fils de Dieu viendra pour brûler de pareils palais ; je pense qu'ils sont vraiment dignes de leur architecte, mais non pas de Votre Sainteté, que Dieu a placée dans son Eglise pour lui élever des temples vivants. Quant aux peintures, je n'estime que celles qui rappellent Dieu aux


âmes des hommes ; voilà, Saint-Père, mon avis. » C'est là sans doute un bel exemple de la franchise Dominicaine, et les paroles de Barthélemy sont remarquables" sous tous les rapports. Le pape répondit: « Je vois ce que c'est; voos et Charles Borromée, vous avez vécu ensemble ; vous vous ressemblez bien; il ne fait pas plus de cas que vous de mes statues, et je réponds qu'à Milan son palais sera la copie du vôtre. D Les sentiments de deux hommes, tels que Barthélemy et saint Charles, étaient sans doute les mêmes, non-seulement sur la dépense, mais encore sur le caractère de ces décorations. Barthélemy ne pouvait pas être insensible aux droits réclamés par l'art religieux, dont le patronage était héréditaire dans son Ordre; ses censures n'étaient point dirigées contre les fresques d'Angelico, qui se détérioraient alors sur les murs de leur chapelle abandonnée, mais contre cette école restauratrice du paganisme, qui n'avait point hésité à placer dans la Basilique de Saint-Pierre, et sur les tombes mêmes des Pontifes, des statues que notre pudeur moderne a été obligée de voiler. Mais les tendances de cette époque étaient trop fortes pour qu'on pût leur résister. Pendant trois siècles, l'art fut presqu'entièrement ravi à la cause de la religion , et comme toutes les créations de l'imagination, quand elles ne sont plus soumises au contrôle de la foi, il devint le ministre du sensualisme. A cette époque même, nous avons des preuves que le lien, qui unissait l'Ordre de Saint-Dominique avec l'art pour le service du christianisme, ne fut jamais entièrement brisé. A côté de ces architectes et de ces sculpteurs du dix-septième et du dix-huitième siècles, dont parle le père Marchèze dans son ouvrage, nous - trouvons çà et là quelques détails sur la culture de 4d peinture, parmi quelques missionnaires de l'Amérique du Sud, et pour un but entièrement religieux. Gonzalvo Lucero, provincial de Mexico en 4550, plein du génie particulier qui caractérisait son Ordre, avait représenté sur la toile tous


les principaux mystères de la foi, et il les prêchait au peuple en les lui montrant, suivant le vieux proverbe de Passavanti, que les tableaux sont les livres des ignorants. Le même fait nous est rapporté d'autres' missionnaires dans la même contrée, à une époque moins reculée.

Sans doute, nous n'avons pas la prétention de dire que tous les artistes Dominicains ont suivi les traces d'Angelico, et que le génie d'hommes tels que àfzcillat, puisse être regardé comme ayant augmenté la gloirp de l'Ordre. Mais ce sont des exceptions; en général, la dévotion et la spiritualité sont les caractères des peintres et des tableaux Dominicains.

Parmi plusieurs noms, nous pourrions choisir celui de frère Paolino Signoraccio ; n'étant encore que jeune novice dans le couvent de Prato", il manifesta de si grandes dispositions pour les beaux-arts, que ses supérieurs le confièrent à fra Bartholoméo ; parmi ses premiers essais, on cite des statues d'argile, qu'il modela pour la grotte de Noël de l'hôpital de Sainte-Madeleine, dans les mémoires duquel on trouve citées ces statues a faites par le petit Paul de Pistoie, » avec cette remarque qu'elles étaient déjà. dures ; car il y avait trois ans qu'il les avait faites et il les avait peintes à l'honneur de Dieu, de saint Dominique et de sainte Madeleine. Le petit Paul, comme il est nommé dans ce mémoire, n'avait que treize ans, quand il commença sa carrière d'artiste. II suivit le style de son maître, fra Bartholoméo, et s'il lui fut inférieur dans la hardiesse et l'originalité du dessin, il l'a surpassé pour la piété et la céleste beauté de ses figures de la Madone. Paolino était un digne et excellent religieux, simple, vertueux, dévot, modeste et obéissant. Il fut l'ami de sainte Catherine de Ricci et de Plautilla Nelly , et il s'efforça toujours d'utiliser son talent pour la cause de la religion.

Damien de Bergame fut plus célèbre encore dans l'art qu'il cultivait ; il avait un talent remarquable pour la marqueterie en bois, ou la Tarsia, pour ntius servir du mot


technique. Ses magnifiques ouvrages surpassent de beaucoup tout ce qui avait été fait jusqu'à lui en ce genre, et étonnent encore tous ceux qui les voient. Ils excitèrent la défiante admiration de Charles-Quint, qui visitant un jour l'église des Frères à Bologne, ne voulut point croire que ce qu'il avait sous les yeux était réellement travaillé avec du bois; il s'en convainquit lui-même, en tirant son épée pour en couper un morceau. Il témoigna son admiration pour le mérite singulier de l'artiste, en le visitant dans son humble cellule; à cette occasion , Damien donna au plus grand monarque de la chrétienté une grande leçon d'indépendance religieuse. L'Empereur était suivi d'Alphonse d'Este, duc de Ferrare, et Damien lui refusa de le laisser entrer, parce que les officiers du duc s'étaient rendus coupables de quelques exactions injustes et tyranniques, et le fier religieux avait résolu qu& jamais le duc'ne verrait ses œuvres, avant qu'il ne lui eût rendu justice. Son indépendance de caractère n'avait rien cependant, qui rendit pénible la vie avec lui; il était aimé dans son couvent, et s'il fut un homme de génie, il fut aussi un saint et excellent religieux.

Nous avons déjà cité le nom d'Ignace Dante, qui se rendit célèbre moins comme artiste que comme mathématicien et ingénieur. Ses belles cartes géographiques, que l'on voit encore dans les galeries du Vatican, manifestent un goût et une science considérables. Il fut nommé surveillant des travaux exécutés au Vatican , sous le Pontificat de Grégoire XIII, et son influence fut très-heureuse ; car à la connaissance artistique qu'il possédait, il joignait, dit-on, des mœurs sans tache. On peut dire la même chose de fra Portigiani, architecte et célèbre ouvrier sur bronze, dont la piété et la dévotion sont citées dans les annales de son couvent de Saint-Marc.

Pciganelli, autre ingénieur de l'ordre de Saint-Dominique et architecte de Paul V, était très-versé dans les sciences sacrées, et s'acquit une grande réputation. Devenu membre


de l'Ordre, et toujours plein de zèle pour conserver la discipline ecclésiastique dans toute sa pureté, il fut un des Dominicains choisis par le Concile de Trente, pour s'occuper de la réforme du clergé.

Nous ne devrions point ouvrir les pages de notre esquisse à l'art du génie militaire, et sans doute nos lecteurs pourront être surpris de trouver quelques moines qui l'aient cultivé; mais les Frères-Prêcheurs étaient les hommes de leur siècle ; toujours ils étaient prêts à consacrer leurs talénts aux besoins qui se présentaient ; ainsi, quand la république de Gênes luttait de toutes ses forces , pour défendre ses libertés contre la tyrannie de Charles-Emmanuel de Savoie, les citoyens pleins d'enthousiasme, travaillant jour et nuit aux muraiHes, ne firent pas appel en vain au patriotisme de frère Vincengo Maculano, le plus célèbre ingénieur de l'époque, qui remplit l'office d'inquisiteur dans la capitale des Génois. Après avoir épuisé toutes les ressources de son génie pour la défense de Gênes, il fut appelé à Rome où il s'éleva à uûe haute réputation comme théologien, et devint maître du Sacré-Palais. Son talent, comme ingénieur militaire, devait être mis encore une fois à contribution, et dans une cause qui n'était point indigne de sa profession religieuse. Il présida aux travaux qu'on fit à Malte, en 1640, quand l'Ile était menacée par les Turcs, et à son retour à Rome, il fut fait cardinal et nommé archevêque de Bénévent par Urbain VIII. Marchèze assure que deux fois il ne lui manqua qu'une voix pour être élevé au Souverain Pontificat, dont le rendaient digne ses vertus et ses talents.

De nos jours, les arts trouvent encore parmi les Frèresr.

Prêcheurs, des hommes qui les aiment et les cultivent dans un esprit véritablement chrétien. La grande église de Bologne, qui contient le tombeau du saint fondateur de l'Ordre, a été depuis peu restaurée dans un goût exquis sous la direction d'un frère lai, fra Girolamo Bianchedi de Faenza, qui a aussi présidé à la restauration de la Minerve à Rome.


Cette église, quartier-général de l'Ordre, élevée par deux Dominicains de Florence, est un des restes peu nombreux de l'ancien style ecclésiastique, que l'on voit encore à Rome.

La restauration de ce monument n'a été faite qu'en partie.

Girolamo mourut victime de la dernière révolution, avant d'avoir pu terminer son œuvre. 11 ne vécut point assez pour être témoin de ce Jour glorieux- dans les fastes de son Ordre, de la fête de saint Dominique en 1855, quand l'Eglise fut rouverte par le pape en personne, et que les reliques de sainte Catherine de Sienne , qui avaient reposé depuis la mort de la Sainte dans la chapelle du très-saint Rosaire, furent solennellement transférées au grand-autel, sous lequel elles reposent maintenant. Ce fut un beau jour, avons-nous dit, pour l'Ordre; car pendant la soirée de ce jour, ces rues qui quatre cents ans auparavant avaient été foulées par les pieds de la séraphique vierge de Sienne, étaient remplies des longues lignes d'une immense et splendide procession, au milieu de laquelle ses reliques portées dans.une urne d'argent et couvertes de fleurs, étaient offertes à l'enthousiaste vénération de la multitude. Le pape régnant a sanctionné le talent de fra Girolamo, qui avait eu le bonheur de restaurer les deux églises de son Ordre, gardiennes des cendres de ses deux plus grands Saints, et par là même il a préconisé les principes, suivant lesquels l'artiste a dirigé cette restauration, sans jamais s'écarter des règles de l'art chrétien ; car à l'époque où Pie IX était encore évêque d'Imola, il employa l'artiste Dominicain dans les réparations de sa cathédrale en cette ville. Nous pourrions fournir d'autres preuves, que l'esprit artistique de l'Ordre n'est point perdu parmi nous1, mais nous avons déjà dépassé nos

(1J Les Dominicains de Lyon viennent d'en donner une preuve évidente dans la construction de leur magnifique église, due à l'intelligence artistique du R. P. F. A. Danzas, actuellement prieur du couvent des Dominicains de Lyon, et au talent de M. Bresson architecte. Cette


limites. Nous ne pouvons cependant résister au désir de terminer ce chapitre par les paroles d'un auteur déjà bien souvent cité : a La mission de notre Ordre, dit Marchèze, est de communiquer une vie nouvelle à des cœurs corrompus par les influences de notre époque; elle est de consacrer notre énergie à l'amélioration du peuple, et de prouver que la religion, quelque inflexible opposition qu'elle apporte à un progrès faux et trompeur, est cependant la plus vraie protectrice de la saine science et la plus zélée patronne de la prospérité des nations. N'oublions pas non plus les arts; car il nous appartient de les vivifier par de nobles et sublimes

église, avec ses proportions tout à la fois grandes et simples, est l'heureuse et vraie reproduction des magnifiques cathédrales du moyen-âge, bien mieux que tous ces petits essais de constructions ogivales à bon marché, dont on a doté pendant ces derniers temps une quantité de nos paroisses rurales. Sans doute, nous applaudissons aux eflorts faits par quelques-uns de nos architectes modernes, pour sortir de ce qu'ils appellent peut-être à tort l'exclusivisme en architecture. Mais nous croyons que ce n'est pas être exclusif que d'admirer les grands modèles et de chercher à les reproduire d'une manière sérieuse. C'est dans les grandes et sublimes conceptions architecturales du moyen-âge, que nous voyons cet art à l'apogée de sa gloire, et les temples catholiques revêtir dans leur ensemble et leurs détails ce symbolisme, ces proportions et ces formes, qui les font vivre pour ainsi dire, et les dotent d'une admirable spiritualité.

On a fait, il y a quelque temps, aux Frères-Prêcheurs de Lyon, le reproche d'avoir brisé avec les traditions de l'art dans le passé de leur Ordre. Ce reproche est m3l fondé; pour y répondre, nous nous contentons de traduire ici la description de l'église de l'ancien couvent des Dominicains à Lyon, telle que la donne Mamaehi, dans les annales de l'Ordre des ff. pp. vol. 1. Rome, 1756. in-f°. p. 489.

« Le style de l'église est ogival, et d'une très-grande pureté. Elle est divisée en trois parties. Au fond du temple, au milieu, se trouve une élégante tribune, ou plutôt un presbytère, plus élevé que le reste du sol; on y monte par des degrés disposés de chaque côté. Deirière le presbytère et jusqu'à l'extrémité du mur, règne un chœur étroit et caché. Les degrés sont soutenus par des colonnettes en marbre. Deux appareils taillés en parallélélipipèdes les coupent par le milieu; leurs extrémités sont terminées par des appareils taillés de même. Sur ceux


sentiments et de les associer avec tout ce que la religion sanctifie. Que celui qui ne peut point parler du haut de la chaire des églises ou des écoles parle avec le ciseau ou le crayon, mais parlons tous un noble et saint langage. N'oublions jamais que nous avons sauvé les arts aux jours où ils étaient la proie d'une dévastation barbare, et que nous les avons défendus et protégés à l'époque de la Renaissance.

N'oublions jamais que nous les avons échauffés à la brûlante haleine de nos cœurs, et que nous les avons cultivés, pour qu'ils servent à l'honneur et a la gloire du christianisme.

Ainsi nous fournirons la preuve que nous comprenons la

qui se trouvent au bout des degrés, sont placées des boules de marbre, et sur les autres, quatre lions de marbre blanc soutiennent des lampes.

L'autel du presbytère est orné très-richement de colonnettes de marbre et d'or, et dédié à Dieu eu l'honneur de saint Jean-Baptiste, qui y est représenté dans une très-belle peinture. Après le presbytère, se trouve jin espace entouré d'une barrière de fer. Puis le chœur orné avec beaucQup de magnificence, s'étend jusqu'au quatrième des piliers, qui soutiennent les retombées de voûte , et sépare en deux parties la longueur du temple entier. La façade extérieure du chœur, qui s'étend jusqu'aux deux cm:és du temple, est construite en marbre et incrustée de marbres de différentes couleurs. Trois portes y sont pratiquées.

Deux colonnes de marbre ornent magnifiquement celle du milieu, qui donne accès dans le chœur. Dans la travée que supportent ces colonnes, et au dessus d'elles est placée un crucifix aussi en marbre. Les deux autres portes sont ornées de jambages en marbre. Celle de droite conduit au cloître et aria sacristie; par celle de gauche, on monte, à un petit oratoire placé à côté du presbytère. L'espace qui s'étend entre ces petites portes et la grande, est occupé par un mur de quatre pieds de haut, incrusté de marbre, dont les deux côtés sont ornés des statues relevées en bosse de saint Jean-Baptiste et de saint Dominique. Ces stylobates et les colonnes de marbre sont disposées dans cette clôture, de manière à empêcher l'entrée dans la partie haute de l'église, sans obstruer la vue du grand autel placé sur la partie élevée du chœur, comme nous l'avons dit. Une architrave réunit les chapiteaux do ces colonnes. Quoique la façade dont nous venons de parler, s'étende jusqu'aux deux côtés de l'église, le chœur n'occupe cependant que la largeur de la grande nef, et il est séparé des 'deux nefs latérales par des colonnes de marbre, dont nous avons décrit la construction. »

(NoIe du Traducteur}.


haute sublimité de notre vocation, et en récompense des bienfaits que nous répandons sur le peuple, nous recevrons les bénédictions des cœurs reconnaissants. 1

CHAPITRE IV.

Fin du quinzième siècle. Découverte de l'Amérique. Premières Missions Dominicaines dans le Nouveau Monde. Barthélemy de Las-Cazas.

Jérôme Loaysa. Saint Louis Bertrand. Les îles Philippines.

Quand nous arrivons à la fin du quinzième stècle et au commencement du seizième, nous entrevoyons une scène toute nouvelle ; l'enfance du monde est passée, et son éducation complète ; sa volonté; son intelligence, scn imagination, tout a mûri en lui; l'enfant est devenu un homme; il est à même de défendre son indépendance et d'entrer dans une carrière, dans laquelle il pourra déployer toute son énergie. Deux grandes découvertes marquent le commencement de cette époque, et aident puissamment les desseins de la Providence : Colomb donne un nouveau monde au commerce Européen par la découverte de l'Amérique, et l'invention de l'imprimerie produit la plus grande révolution sociale qu'on ait jamais vue ; désormais les deux tiers de l'humanité seront gouvernés par la presse. Les Dominicains avaient jusqu'alors pris leur part dans chacune des influences nouvelles, qui avaient dominé le monde depuis la fondation de leur Ordre, et ils ne pouvaient point rester inactifs devant le nouveau champ qu'ouvrait à leurs travaux apostoliques la découverte de l'Amérique, ni insensibles aux progrès que l'essor donné à la littérature par la.découverte de l'imprimerie offrait à leur Ordre, considéré comme Ordre enseignant.

La petite .flottille, qui mit à la voile le 3 août 4 492, destinée à donner un nouveau monde au christianisme, portait


sur le-vaisseau amiral trois frères, représentant'trois Ordres religieux, un Franciscain, un Dominicain, et frère Solorzano, de l'Ordre de la Merci, confesseur de Colomb et aumônier de la flotte. Ces trois frères mendiants allaient prendre possession au nom du Christ de cette immense contrée que le navigateur Génois devait donner à la domination Espagnole, et le grand rôle que les frères de ces trois Ordres jouèrent dans la suite sur le sol du nouveau continent, donne un intérêt tout particulier S leur présence, au moment où les Européensfflirent pour la première fois leur pied sur cette terre inconnue. De fait, si Colomb a gagné le consentement et la protection de Ferdinand, il le doit en grande partie aux Ordres de Saint-Dominique et de Saint-François. Ses deux grands protecteurs à la cour d'Espagne, furent le Franciscain Jean Pérez de Marchéna, et le Dominicain Diégo Déza, - professeur de théologie à l'université de Saiamanque ; Rémésàl ne craint pas de dire que l'Espagne doit en partie à frère Diégo la découverte de l'Amérique. Marchéna dirigea sur Haïti, l'année suivante, une compagnie de missionnaires de son Ordre, et la petite hutte qu'il étigea k Isabella, et où il célèbra la messe immédiatement après avoir mis pied - à terre , fut la première église catholique élevée par les Espagnols dans le Nouveau-Monde. Diégo ne prit pas part à l'apostolat en Amérique, mais son neveu, Pierre Déza, fut le premier archevêque de Xaragua, et primat d'Amérique.

Quand on a lu les termes solennels, dans lesquels la bulle d'Alexandre VI confie le Nouveau-Monde à la sollicitude des rois d'Espagne, et les charge du soin des âmes de ses habitants et de leur instruction dans la foi chrétienne, « par la mémoire de leur baptême et. les entrailles de la miséricorde de Notre-Seignéur Jésus-Christ, D il est triste de se rappeler que dix ans seulement après sa publication, les atrocités commises par les conquérants espagnols étaient à leur comble, et que la'cruaulé avait déjà été érigée en système, que ne pouvaient détruire ni l'indignation , ni les courageuses


remontrances des missionnaires catholiques. La reine Isabelle mourut en 4504; sa mort fut, dit Las-Cazas, le signal de la destruction des aborigènes, et son dernier testament, tracé sous la profonde impression qu'avait faite sur elle l'ordre du pape Alexandre VI, était à peine écrit, que déjà il était violé. Six ans après, nous voyons s'ouvrir en Amérique la première mission régulière sous la direction des Frères-Prêcheurs, et la même année, Barthélemy de LasCazas chanta à Véga la première grand'messe, qu'eut jamais entendue le Nouveau-Monde. C'était aussi sa première messe à lui-, il n'était alors que simple prêtre séculier; mais déjà il se sentait attiré par une enthousiaste tendresse vers les ,naturels du pays, dont il avait appris la langue, pour consacrer sa vie à leur service et les convertir. La célébration de la première messe de Barthélemy formerait un beau sujet pour un tableau historique.

Par l'ordre de Diégo Colomb, la cérémonie fut environnée d'une grande pompe. a Tous les habitants de la Véga y assistèrent, dit Herrera, et un grand nombre de ceux qui habitaient d'autres parties de l'Ile s'y trouvèrent aussi, parce que c'était l'époque où on recueillait l'or. Ils arrivaient de tout côté avec des quantités du précieux métal qu'ils offraient au nouveau prêtre, et celui-ci les donnait à son parrain au saint autel, ne gardant pour lui que quelques pièces mieux fondues que les autres. » Il était beau de voir le simple et conBant peuple de l'Amérique, entourant instinctivement son futur protecteur, et lui offrant volontairement ses hommages. Peu de temps auparavant, Barthélémy, déjà plein de compassion pour les souffrances des Indiens, fut décidé par l'étude plus approfondie qu'il fit des cruautés exercées contre eux, à embrasser leur cause comme la sienne propre, et abandonnant les charges qu'il avait acceptées du vice-roi d Espagne , il résolut de travailler et de souffrir pour délivrer les victimes de ses cruels concitoyens, de la tyrannie dans laquelle ils languissaient.


Il fut vivement encouragé dans son généreux projet par les missionnaires Dominicains et Pierre de Cordoue, qui était arrivé à Haïti au moment où ils commençaient leurs hardies et infatigables protestations contre l'injustice et la rapacité Espagno!e. Leur défense vive et déterminée de la vérité Evangélique éleva bientôt un. orage ; Antonio de Montésino, principal avocat des Indiens, fut envoyé en Espagne, pour plaider leur cause devant le roi Ferdinand , et quoiqu'en réalité il ne soit résulté que peu de fruit de cette démarche, la défense des Américains à la cour de Burgos est un triomphe dont leurs généreux protecteurs peuvent s'enorgueillir à. bon droit. Ii devint bientôt évident que pour que les missionnaires possédassent toute la liberté nécessaire, à leurs travaux, ils devaient agir indépendamment des autorités espagnoles, et prêcher la foi même dans les provinces où elles n'avaient encore fait aucun établissement, ni élevé aucun obstacle contre la prédication du nom de Jésus ; en conséquence, en l'année 1512, on commença sur le continent de l'Amérique ces missions qui ont donné tant de martyrs à l'Ordre des Frères-Prêcheurs, et tant d'âmes à la foi de Jésus-Christ. Et ici encore nous pouvons admirer ce remarquable caractère de l'union établie dans les travaux des deux Ordres de Saint-François et de Saint-Dominique. Quand, en 1516, Las-Cazas intéressa si vivement le gouvernement Espagnol à la cause à laquelle il s'était con* sacré, quand il fut nommé protecteur général des Indiens, et que Ximénès, alors à la tête des affaires, embrassa chaudement ses vues, une vive impulsion fut donnée au zèle des différents Ordres religieux, et le frère Rémy, franciscain, plein d'initiative et de courage, qui était retourné en Europe, après avoir passé plusieurs années parmi les infidèles, s'occupa d'organiser une nouvelle compagnie de travailleurs apostoliques, qu'il réunit de tous les pays, et avec lesquels il se prépara à se rendre de nouveau sur la scène de ses premières missions. Ils étaient quatorze en tout ; parmi eux


se trouvait frère Rémy Stuart, membre de l'infortunée maison royale de ce nom en Angleterre. Il était le frère du roi d'Ecosse, Jacques IV, et ne se distinguait pas moins par son zèle pour la religion que par son illustre naissance.

Quand la petite troupe de Franciscains fut prête à partir, Ximénès lui adjoignit quelques Dominicains, qui reconnurent Rémy pour leur supérieur et leur guide.

En 1518, la conquête de Mexico fut entreprise par Fernand Cortèz, et les premiers missionnaires qui entrèrent dans cette possession nouvelle étaient de l'Ordre de la Merci. Ils y furent bientôt suivis par les Franciscains, sous la conduite de l'illustre Martin de Valence, le bienheureux Martin, nom qu'il mérite à tant de titres; ce saint religieux, nous dit Wadding, commença à prêcher la même année que Luther commençait à répandre sa doctrine en Allemagne, « de telle sorte qu'il paraissait que la Providence de Dieu avait ordonné qu'un Martin gagnerait par la conversion de nouveaux royaumes , ce que la parole corruptrice d'un autre Martin devait faire perdre à l'Eglise. » Peu de temps après que le pays fut tombé sous la domination Espagnole, les Dominicains y furent envoyés par l'ordre de Charles-Quint ; nous lisons qu'ils furent reçus par les Franciscains avec autant de charité que de joie, et ils demeurèrent avec eux pendant trois mois, jusqu'à ce que leur maison eût été préparée. 1 Ils étaient au nombre de douze et ils devaient devenir les fondateurs de ces provinces d'Oaxaca et de Guatemala, dont les chroniques ne le cèdeut pas, pour l'intérêt et le pathétique de la narration, aux pages les plus fabuleuses d'Uretta.

Les noms de Dominique de Betanços, fondateur de plus * de cent couvents, et de Gonzalvo Lucero, son diacre et son disciple, nous rappellent des traits d'une si grande beauté, que leur narration séduisante nous entraînerait hors des

(t) Fontana. Monumenta Dominicana.


limités que nous nous sommes assignées. Les épreuves des missionnaires furent d'abord bien terribles ; une fois, Dominique resta seul prêtre de son Ordre à Mexico; les autres étaient morts, ou avaient été obligés de retourner en Espagne , et l'une des plus curieuses circonstances de la vie de Lucero nous le montre seul habitant de son couvent, chargé du soin d'un vaste district à évangéliser, et maintenant dans son intégrité la règle et la discipline religieuse, qu'il n'abandonna jamais. Sa solitude ne dura pas longtemps; bientôt un grand nombre de missionnaires arrivèrent en Amérique, parce que l'Empereur avait défendu qu'aucun vaisseau quittât l'EFpagne, sans emporter un certain nombre de religieux, et tel était le zèle et la sainteté de Betanços, qu'une foule de jeunes Castillans qui avaient laissé leur pays pour courir après les richesses et les aventures, abandonnèrent leurs rêves de fortune mondaine et reçurent de ses mains l'habit religieux. Cependant Las-Cazas travaillait, et ses travaux étaient sans succès. Plusieurs fois il retourna en Europe, afin de plaider sa cause et de proposer de nouveaux projets au conseil du roi pour la protection des indigènes. Son premier plan dont les conséquences peu prévues par son auteur ont jeté sur son nom un blâme qu'il ne méritait pas, était d'augmenter l'importation dans le Nouveau-Monde des nègres Africains, pour les mettre à la place des Américains, dont la délicate et faible constitution ne convenait point pour de durs travaux. Las-Cazas ne fut pas le premier auteur de ce plan ; il avait été imaginé dès le commencement du siècle. Pour nous servir des paroles d'un historien protestant bien connu l, CI c'était un plan suggéré par la piété et une erreur tout à la fois ; mais en considérant les circonstances et l'époque au milieu desquelles ce projet fut proposé, on doit le pardonner à Las-Cazas, d'autant plus que quand il en eut aperçu les

(1) Prescott.


conséquences, il confessa avec une grande humiliation son regret d'avoir soutenu une pareille mesure, puisque, disait-il lui-même, « la même loi fut également appliquée aux nègres et aux indiens. »

L'autre projet était plus hardi et caractérisait davantage l'esprit ardent et inventif de Barthélemy. Il demandait la concession 'd'un vaste district, pour y établir une colonie chrétienne, qui ne serait pas soumise à l'autorité militaire dont les atrocités avaient rendu le nom des Européens odieux aux indigènes. Il imagina l'adoption -d'un autre habit, qui devait être blanc avec la croix de Calatrava, afin de faire croire aux Indiens que les nouveaux colons n'étaient pas de la même nation que leurs persécuteurs. Cinquante Dominicains devaient accompagner la colonie, et un Ordre militaire devait être établi pour sa défense. L'éloquence de Barthélemy plaidant sa cause devant l'Empereur, fut victorieuse, et il obtint la permission d'essayer de réaliser son projet. Il ne réussit point à cause de la malveillance des Espagnols d'up district voisin, et forcé d'abandonner son entreprise, il alla cacher dans le couvent Dominicain d'Hispaniola son humiliation et son chagrin. « On est obligé de reconnaître, dit Prescott, dans le plan général de Las-Cazas, la main d'un homme plus habitué à étudier des théories dans les livres, qu'à agir au milieu des populations ; il médita ses plans pour le salut de ses protégés, sans calculer les obstacles qu'il pouvait rencontrer sur son passage, et il espéra avec trop de confiance de rencontrer dans les autres le même enthousiasme qui brûlait son propre cœur. » Il ne fut cependant pas sans consolation au milieu de ses déboire* et de sa défaveur; alors que la sympathie des religieux lui restait pour seule ressource, il fut appelé lui-même à se faire religieux; devenu membre de l'Ordre pour lequel il avait toujours eu une affection profonde, il passa quelques années dans la retraite et l'accomplissement des devoirs que lui


imposait son nouvel état ; ce fut à cette époque qu'il commença sot) grand ouvrage de l'histoire des Indes, qui ne fut terminé que peu d'années avant sa mort.

Quand nous le retrouvons à la cour d'Espagne, plusieurs années avaient passé sur sa tête, mais ses desseins et sa constance étaient toujours les mômes. Un grand changement s'était opéré au contraire dans le conseil royal. La présidence du conseil des affaires des Indes avait été confiée à Garcias de Loaysa, confesseur de l'Empereur et général de l'Ordre des Frères-Prêcheurs. Les nouvelles démarches de Las-Cazas obtinrent des règlements très-importants en faveur des Américains, sujets de la couronne d'Espagne, et un code de lois fut établi, «dont l'objet spécial était l'affranchissement de cette race opprimée; dans la sagesse et l'humanité des dispositions de ce code, il est facile de reconnaître la main du prolecteur des Indiens.1 » Il faut admettre, pour être vrai, que le gouvernement Espagnol n'eut pas de torts, ou du moins qu'il en eut peu dans la manière avec laquelle il a agi envers ses colonies ; pour citer encore l'historien auquel nous venons d'emprunter déjà quelques mots, a l'histoire de la législation des colonies Espagnoles est l'histoire de la lutte impuissante du gouvernement contre l'avarice et la cruauté de ses sujets, » et jamais sans doute, ni Ferdinand ni Charles ne se montrèrent insensibles aux prières que le Souverain Pontife leur adressa au sujet des nouveaux royaumes que la Providence leur avait donnés, pour prendre soin des âmes de leurs habitants. En 1544, Barthélemy de Las-Cazas, alors âgé de soixante-dix ans, fut fait évêque de Cliiapa ; il était usé par le travail et les souffrances qu'il avait endurées pour la cause Américaine ; quatre fois il avait traversé l'Atlantique pour aller à la cour de Castille, et il n'hésita point cependant à retourner dans sa patrie d'adoption, avec le nouveau poids de l'épiscopat sur

(1) rrCrCOlt


ses vénérables épaules. Il avait besoin de tout l'héroïsme de son courage, pour résister à l'orage qui se déchaîna contre lui, dès qu'il eut remis le pied sur la terre d'Amérique. Les colons Voyaient en lui l'auteur de ce code nouveau, qui mettait un frein si puissant à leur cruauté et à leur rapacité. Partout il fut reçu avec des cris de haine et de mépris, qu'il accepta, dit Touron, comme l'apanage de son apostolat.

Quelquefois même on en vint a des violences contre sa personne , mais jamais les flots de l'opposition montant contre lui ne furent assez puissants pour lui faire céder un point de ce qu'il estimait être la cause de Dieu. Jusqu'à la fin, il refusa d'admettre a la participation des sacrements ceux qui retenaient les Indiens en esclavage contre les règlements du nouveau code.

Mais il était impuissant contre ce torrent de l'injustice, qui désolait cette malheureuse contrée. De ses propres yeux il. vit les énormités que sa plume a si énergiquement retracées; il a vu des enfants arrachés du sein de leurs mères, brisés contre les -murs, ou jetés dans les rivières. Il a vu ces malheureux indigènes, le nez et les membres coupés, jetés en pâture à des chiens, pour divertir des maîtres sanguinaires. Il a vu les conquérants et farouches espagnols parier une bagatelle sans valeur pour prix de leur habileté à trancher d'un seul coup de sabre la tête d'un Indien. Il raconte des massacres dans lesquels cinq cents caciques étaient égorgés par jour ; il dépeint le meurtre de quatre mille Indiens, parmi lesquels sept cents furent jetés vivants dans un profond précipice, de telle sorte que l'atmosphère était obscurcie par leurs corps comme par un nuage, à -mesure qu'ils étaient précipités, et ils se brisaient en mille morceaux contre les rochers. Dix-huit millions d'Indiens périrent dans ces massacres, et le nombre d'entre eux qu'on faisait brûler chaque jour ou qu'on jetait aux bêles sauvages était si grand, qu'un vaisseau, dit Las-Cazas, put faire le voyage cFune De assez éloignée jusqu'à Saint-Domin-


gue, sans boussole, guidé seulement par les cadavres qui flottaient par milliers sur les eaux. 4 -Les espérances et le courage de Las-Cazas faiblirent à la longue devant les travaux et la lutte, et il se décida à s'éloigner d'une scène d'abominations, qu'il n'avait plus le pouvoir d'empêcher. Ikrésigna les fonctions de son Epjs-.

copat et retourna en Europe, pour mourir parmi ses frères ; il apparut encore une fois comme le champion des Indiens, dans la fameuse dispute avec Sépulvéda, qui avait entrepris de justifier los actes des conquérants Espagnols dans un ouvrage intitulé : Justice de la guerre du roi d'Espagne contre les Indiens. Le savant auteur de ce livre s'efforce d'établir que la domination des Espagnols dans le NouveauMonde leur avait été accordée par la bulle d'Alexandre, et il en déduit comme conséquence qu'ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient de leur propriété. Le livre fut interdit sur les instances de Las- Gazas, mais Sépulvéda finit par obtenir une dispute solennelle sur cette question devant le conseil royal entre lui et son adversaire. Dominique Soto fut nommé arbitre, et le vieux champion qui avait défendu les Indiens eut ainsi l'occasion de frapper un dernier coup en faveur de la cause qu'il avait si fidèlement et si généreusement servie. Ses arguments furent triomphants, surtout quand il démontra clairement que la concession des contrées américaines par le Saint-Siège, n'avait été faite qu'à la, condition de la conversion des indigènes au christianisme, et quoique cet argument semblât attaquer la justice des possessions coloniales des Espagnols , la cour respectait trop LasGazas pour s'offenser de ses paroles. Il mourut âgé de quatre-vingt-douze ans au couvent d'Atocha, près de Madrid.

Son caractère est un de ceux sur lesquels les jugements des historiens ont le moins différé. Protestants et catholiques ont rivalisé pour rendre justice à son héroïque mémoire.

(1) Touron. Histoire de la destruction des Indiens.


« Il éfcût une de ces âmes inspirées, dit Prescott, qui possèdent la révélation de ces glorieuses vérités morales toujours immobiles comme les étoiles -dans les cieux, et qui, bien connues maintenant, étaient alors cachées à tous, excepté à ces intelligences d'élite, par les ténèbres uniitersellea du temps dans lequel ils vivaient. Une grande et glorieuse idée l'inspirait, et était le mobile de toutes ses pensées et de tous les actes de sa longue vie. C'est eUe qui le poussa à élever la voix pour réprimander les. rois à travers les menaces d'un peuple furieux, à traverser les mers, les montagnes et les déserts, à encourir l'aversion de ses amis, les injures de ses ennemis, à endurer les blâmes, les insultes, les persécutions. » « Sa seule faute, dit le père Chariewx, jésuite-et historien de Saint-Domingue, fut une imagination trop ardente, par laquelle il se laissait quelquefois trop facilement entraîner. » En un mot, ses fautes furent celles d'un enthousiasme trop généreux ; ses vertus, celles d'un véritable héros chrétien.

Nous avons parlé si longuement de tous les premiers missionnaires Dominicains de l'Amérique, que nous sommes obligéajnaintenant de passer rapidement sur les noms de ceux qui réclament aussi que nous les rappelions. Le plus grand nombre des premiers évêques Américains fut choisi dans l'Ordre des Frères-Prêcheurs1; parmi eux nous distinguons Jérôme de Loaysa, premier évêque de Carthagàne, plus tard premier archevêque de Lima, qui nous offre le parfait modèle d'un apôtre. On peut dire de lui qu'il fuL le germe de toute la gloire future de l'Eglise Péruvienne, et Lima si riche en personnages pieux et en saints, doit à son premier primat une dette de reconnaissance dont elle ne pourra jamais s'acquitter. Il travailla tout a la fois à la conversion des Indiens et à la tâche si dure de christianiser - les

(I) Consultez la liste dei évéques, qui siégèreut aux deux premiers conciles provinciaux de Lima, dans l'histoire de l'Amérique par Touron.


colons espagnols, et tel fut son succès, qu'en le jugeant avec toute la sévérité qu'impose la vérité historique, on peut dire de lui qu'il a réparé, par les âmes qu'il a gagnées au Christ dans le Nouveau-Monde, les pertes que faisaient souffrir à l'Eglise en Europe les doctrines hérétiques de Luther. Nous avons dit que Lima doit une grande partie de sa gloire religieuse aux travaux de Loaysa. Il y a fondé une université et ce célèbre couvent du Rosaire, qui lui a donné ses plus illustres professeurs. Nous ne voulons point citer ici toutes les congrégations, les Ordres, les religieuses et charitables institutions dont il -dota la ville ; qu'il nous suffire de faire remarquer que l'établissement des Tertiaires à Lima a été son œuvre, et sur cette tige fleurit la première et la plus douce Sainte du Nouveau-Monde, sainte Rose de Lima. La sainteté de cette illustre vierge suffirait pour glorifier le pays qui lui a donné naissance, quand bien même il n'aurait pas le droit de donner le nom de Saint à un grand nombre de ses enfants, parmi lesquels noua devons citer l'esclave Indien, Martin Porrez, frère lai dans le couvent Dominicain du Très-Saint Rosaire t. Valverdo, premier évêque de Casco, mourut de la mort d'un martyr, saisi par les cannibales de la Puna et mis en pièces, pendant qu'il célébrait les saints mystères. La vie de Bernard Albuquerque, évêque de Guaxaca, nous offre un récit p!ein de charmes et d'un caractère héroïque, et l'on ne sait qu'admirer le plus en lui, de ses travaux infatigables et prodigieux, de

(1) La béatification de ce saint religieux est une éclatante manifestation de l'Esprit Dominicain en Amérique.; en élevant sur leurs autels un esclave, les Dominicains ont noblement condamné ces préjugés, qui pendant trois siècles ont déshonoré le muude chrétie&-Et pendant que nous voyons les républiques les plus protestantes se livrer à de terribles combats, pour revendiquer le droit d'avoir des esclaves rt de les traiter sans pitié, la vénération dont l'Eglise Catholique a entouié plubiuuLS membres de cette classe méprisée, ferme un contraste que nous n'avons pas besoin de faire remarquer à nos lecteurs-


sa vie de prières, ou de sa douce et extraordinaire humilité qui faisait dire à ses collègues même les plus mondains, qu'il savait mieux être un Saint, qu'un évéque.

Il faut cependant nous hâter de clore ce chapitre et de terminer notre courte esquisse des missions dans l'Amérique du Sud, en citant le plus grand nom, parmi ceux que nous avons déjà rappelés, saint Louis Bertrand, le Xavier de l'Occident. L'histoire de ce grand missionnaire nous ramène nécessairement a une époque plus ancienne ; avant de parler des travaux de ce religieux, le plus illustre apôtre, que l'Ordre ait produit depuis saint Hyacinthe: nous prions nos lecteurs de bien remarquer, qu'en parlant des services rendus à la foi en Amérique par cet Ordre, nous n'avons nullement l'intention de réclamer exclusivement pour lui les honneurs de l'Apostolat Américain. Les Franciscains ont partagé d'une manière toute particulière cette gloire avec les Frères-Prêcheurs; nous pouvons môme dire qu'il n'y a pas eu un Ordre religieux, qui n'eût ses représentants dans les premières missions de l'Amérique du Sud, et qui ne se soit distingué, par la défense des droits de l'humanité et de la justice. Les étroites limites que nous nous sommes assignées nous obligent à nous renfermer dans une seule branche de notre sujet, mais ce qu'il y a de sûr, c'est que tous les historiens, même ceux qui n'appartiennent point à la foi Catholique, sont unanimes a donner aux Dominicains la première place dans la défense des intérêts des Indiens opprimés. Leur zèle présente des caractères si frappants, qu'il a forcé des écrivains, tels que Robertson, à lui rendre hommage, et l'auteur Américain que nous avons déjà si souvent cité, parle en faveur des Dominicains dans des termes qui montrent combien il était peu disposé vis-à-vis des Frères-Prêcheurs. « Les Frères de Saint-Dominique,, dit-il, se sont montrés dans toutes les occasions les champions avoués des Indiens, et les avocats aussi dévoués à la cause de la liberté dans le Nouveau Monde, qu'ils lui avaient été


hostiles dans l'ancien 1. » Cette contradiction, qu'il fait ressortir dans la manière d'agir des Frères-Prêcheurs, il ne juge nécessaire ni de la justifier ni de l'expliquer.

Saint Louis Bertrand , dont la réputation de sainteté était déjà établie dans son pays, arriva à Carthagène en 1562, et trouva la semence de la foi chrétienne abondamment répandue en Amérique par les Dominicains, les Franciscains et les religieux de la Merci. L'admirable harmonie qui unissait ces trois Ordres dans leurs travaux , - mérite un tribut de louanges de la part d'un historien, et au milieu de toutes les rivalités et les jalousies que nous rencontrons sur notre chemin, quand nous entrons dans l'histoire politique ou littéraire d'une société particulière, nous trouvons le sujet d'une continuelle consolation dans cet évangélique amour qui a toujours réuni les missionnaires de ces Ordres différents. A l'époque dont nous parlons , nous voyons monter sur le siége épiscopal de Sainte-Marthe Jean de Los Barrios, religieux de l'Ordre de la Merci, et le premier acte de son Episcopat fut rétablissement dans sa ville de deux communautés, l'une de Saint-Dominique, et l'autre de Saint-François. Les Frères-Augustins y avaient aussi un établissement, et les religieuses de chacun de ces Ordres étaient répandues dans tout le diocèse. La charge de l'éducation fut confiée aux Dominicains, qui jetaient à Lima les fondations de son université. Quant au travail de la prédication , il était commun à tous. Le diocèse voisin de Carlhagène était gouverné par un dominicain, Grégoire de Bététa, et l'arrivée de saint Louis fut saluée par les deux prélats avec une joie extraordinaire. Il se mit presqu'aussitôt à l'oeuvre, et parcourut en -apôtre les provinces septentrionales du continent avec un tel succès que dix mille Indiens furent gagnés par lui au Christ dans le court espace de trois ans. Les prodiges et les grâces pro-

(1) Prescott.


mises aux apôtres ne manquèrent point aux prédications de cet homme extraordinaire. Il avait demandé à Dieu dang sa première prière, d'être compris par les multitudes auxquelles il prêcherait, et il reçut le don miraculeux des langues, si souvent accordé à saint François Xavier. Quoiqu'il ne parlât que le Castillan, il était compris par les différentes tribus et les nations auxquelles il s'adressait.

Mais les miraples sont la partie la moins merveilleuse et la moins admirable de l'histoire d'un Saint. Des malades guéris par l'attouchement ou la prière d'un serviteur de Dieu, des tempêtes apaisées, des animaux féroces adoucis et apprivoisés par le signe de la Croix, tout cela parait peu de chose en face de la constance, de la mansuétude et du sacrifice, qui ont donné aux prédications de saint Louis un plus grand pouvoir , que toutes les merveilles qp'il accomplissait. Les pèuplades sauvages s'assemblaient étonnées autour de lui; les cœurs s'ouvraient à sa parole; entraînés par un charme irrésistible, les infidèles venaient et mettaient leurs idoles en pièces devant le missionnaire ; de leurs propres mains ils élevaient des autels au vrai Dieu, et juraient d'embrasser la doctrine de la pureté et l'enseignement de la Croix. Ainsi saint Louis passa de Carthagène à Tabara, et quand il n'y eut plus là d'infidèles à convertir, il entra dans- les contrées de Cipacoa et de Paluato. Sa renommée le précédait; les Indiens ne le connaissaient que sous un seul nom : Le religieux de Dieu, et ils descendaient de leurs montagnes et des profondeurs de leurs forêts, pour le rencontrer sur son passage. Quelquefois cependant il n'était pas si bien reçu. Dans une mission qu'il fit à Paluato, il ne put convertir que deux âmes ; mais la moisson n'était que retardée, et à une autre de ses prédications, la tribu tout entière embrassa la Foi véritable.

Une fois qu'il prêchait à l'ombre d'un arbre devant une vaste multitude, une bande de sauvages armés d'arcs et de lances, fit irruption avec le projet bien visible d'immoler le con-


tempteur de leurs idoles. On pria Louis de s'enfuir. « Ne craignez pas, répondit-il; ils ne pourront point faire sur' moi ce qu'ils veulent. » Les sauvages, en effet, dès qu'ils furent arrivés devant lui, loin de lui faire aucune violence, s'arrêtèrent, vaincus par un sentiment extraordinaire d'admiration. Il continua à prêcher, et quand il eut fini, deux cents de ces malheureux qui étaient venus pour faire couler son sang, se jetèrent à ses pieds et demandèrent le baptême.

Il pénétra même tout seul au milieu des tribus des Caraïbes, parmi lesquels il courut de nombreux dangers, mais il les évita tous, et fit plusieurs conversions; on dit même que quelquefois il triomphait de ces peuples farouches par les charmes de la musique. Enfin, après huit ans de ces pénibles travaux, il retourna en Espagne, usé par la dureté du cœur non pas des sauvages païens , mais des chrétiens espagnols. A sa mort, le peuple de la Nouvelle-Grenade le réclama avec justice pour son Patron, et il en fut solennellement déclaré le Protecteur par Alexandre VIII.

Nous ne pouvons parler dans cette courte esquisse de

tous les grands prélats que notre Ordre donna aux provinces de l'Amérique du Sud; cependant les noms de Barthélemy Ledesma, Jean Ramirez, Pierre de Féria et plusieurs autres, mériteraient une place parmi ceux qui ont honoré davantage l'épiscopat. Il faut se souvenir que ces hommes Apostoliques qui ont évangélisé les vastes territoires du continent américain, ne se contentaient pas de prêcher et de convertir des âmes, mais ils asseyaient l'Eglise sur des fondements solides et durables; partout où apparaissaient des Dominicains missionnaires, tôt ou tard on voyait s'élever des hôpitaux, des couvents et des collèges, où l'on donnait tous les genres d'enseignement. Ils ont fonde à Lima la grande université qui fut entièrement dirigée par eux , et où eux seuls étaient professeurs. A Puebla, dans le Mexique, et dans plusieurs autres Wlles, comme plus tard à Manille, dans les Philippines, leurs colléges reçurent les privilèges


universitaires. L'hôpital de Saint-Alexis, à Guatemala, où les indigènes malades étaient servis et soignés par les religieux, doit son érection au zèle héroïque et au dévoûment dn frère Mathieu de la Paix; 1 et il n'y a presque pas de ville dans le Pérou et le Mexique, qui ne conserve encore aujourd'hui les marques des pieux - travaux de ces hommes admirables, dont les noms inconnus et oubliés par le monde n'existent plus que dans les chroniques de leur Ordre et l'histoire de leur vie.

Pendant que ces choses se passaient à l'occident du Nouveau-Monde , les découvertes que faisait Magellan dans l'Archipel oriental, n'étaient pas moins importantes dans leurs résultats. Ce fut en J521 que le navigateur Portugais découvrit ce groupe d'Iles, dont Philippe Il prit formellement possession en 1555, et qui reçurent de lui le nom d'Iles Philippines. Les Frères Augustins et les Franciscains furent les premiers qui visitèrent ces terres nouvelles, mais bientôt après, frère - Jean de Castro, l'un des plus illustres missionnaires Dominicains de l'Amérique du sud, fut nommé vicaire-général de la nouvelle mission destinée a évangéliser l'Orient, et il devint le fondateur de la célèbre -

(1 ) L'bistoire'de cette fondation nous donne une belle idée du caractère de ces anciens missionnaires. Mathieu , tout jeune encore, se dévoua entièrement au service des naturels Américains; il demandait l'aumône dans les rues pour subvenir à leurs besoins et partageait toutes leurs peines et letrs souffrances. Il avait bâti à Guatemala un petit sanctuaire en l'honneur de Notre-Dame, dans lequel il réunissait chaque jour les Indiens, et les préparait à la réception des sacrements.

Il recevait les malades dans une petite cabane, bâtie de ses. propres mains à côté de la chapelle, avec de la paille-et. des branches d'arbres.

Il les y soignait, et chaque jour cet humble serviteur des esclaves méprisés, ne cessait de demander à la charité publique des objets qu'il portait sur son dos dans son petit hôpital. Telle était sa vie; ni l'infection dans laquelle il passait ses jours, ni les difficultés qu'il rencontrait parmi les Indiens, ne purent lasser sa patience. Ainsi commença l'hôpital de Saint-Alexis, construit plus tard dans de plus grandes proportions, et desservi par les Dominicains de Guatemala.


province Philippine du Très-Saint Rosaire 1. En 1579, le Dominicain Dominique Salazar avait été nommé premier évêque de Manille, et ce fut probablement cinq ans environ après son élévation à l'épiscopat, que les nouveaux missionnaires arrivèrent dans son diocèse. Parmi eux, nous trouvons le nom de Michel Bénavidès, qui fut le successseur de Salazar sur le siège de Manille, quand ce siège reçut le titre d'archevêché. Avant son élévation, il avait cherché à réaliser l'héroïque projet toujours si cher aux missionnaires catholiques, de pénétrer en Chine. L'établissement dans les Philippines offrait de grandes facilités pour accomplir ce projet ; ce qui donnait à ces Des une grande importance comme possession religieuse , c'était leur position à michemin entre les provinces de l'Amérique du Sud et la Chine. Bénavidès réussit à entrer dans l'Empire céleste, mais il fut obligé de retourner à Manille, sans avoir pu venir à bout d'une entreprise durable. Depuis cette époque, l'influence des Dominicains devint prépondérante dans les lies Philippines, et elle a continué à l'être jusqu'à nos jours.

Une longue suite d'illustres évêques de leur Ordre a gouverné l'Eglise de Manille, et quand presque toutes les maisons religieuses furent supprimées à l'époque des révolutions de l'Espagne, on jugea nécessaire de laisser subsister un couvent, celui des Frères-Prêcheurs d'Ocagna, pour le service des missions de la province des Philippines.

Pendant ce siècle et le siècle suivant, les apôtres de l'Ordre des Prêcheurs se répandirent dans toutes les contrées Orientales. Dans l'Hindoustan, ils précédèrent les Jésuites ; nous pouvons compter par centaines les noms de leurs missionnaires et de leurs martyrs dans les Moluques, à Ceylan, à Siam, dans la Corée et dans la Chine. Les vieux pays de l'Arménie et de la Perse n'étaient point délaisséj.

(1) VÓlr: Les missions Dominicaines dans l'extrême Orient, par le R. P André Marie des Frères-Prêcheurs de la Province de l'Immaculée.

Conception. Tom. 1. p. 131. (Note du Traducteur).


pour ces terres nouvelles ; de l'île de Schio, qui était comme une patrie et une pépinière de l'Ordre, une foule de zélés missionnaires partaient pour toutes les côtes de l'Archipel et du Levant. Et nous devons remarquer le caractère particulier de l'œuvc.e entreprise par l'Ordre de Saint-Dominique.

Son but était toujours l'établissement solide de l'Eglise dans les contrées qu'il évangélisait, par le moyen des institutions pour l'éducation, et Séraphin Siccus, maître de l'Ordre en 1632, agit d'après l'esprit et l'exemple de ses prédécesseurs, en établissant le collège de Nakchivan en Arménie ; l'Ordre ne s'arrêta pas là, mais il fonda, quelques années après, un autre collège arménien à Rome, dont les règlements furent arrêtés dans le chapitre général en 1644.

Nous pouvons affirmer sans crainte que les généraux de l'Ordre, au seizième et dix-septième siècles, se montrèrent dignes d'une charge que leurs prédécesseurs avaient si admirablement illustrée. Des hommes, tels que Séraphin Siccus, Nicolas Rodolphe, Thomas Turcus, et leurs successeurs , nous offrent des modèles achevés de supérieurs d'Ordre, et l'étude de leurs biographies nous donne une idée de la vaste domination spirituelle qu'exerçait l'Ordre des Frères-Prêcheurs. Son influence atteignait tout l'univers connu, et il n'a cessé d'être illustré pendant ces siècles par une suite non interrompue de martyrs et d'apôtres. A l'époque même où l'Ordre commençait à perdre un peu de son influence en Europe, et qu'il montrait des symptômes de langueur et de décadence, il ne perdit jamais rien de sa généreuse et primitive ardeur dans le travail de l'apostolat.

L'antique bénédiction est demeurée sur cette œuvre qui n'a jamais vu se refroidir la première ferveur de ses missionnaires, et les annales de la Chine au dix-huitième et au dix neuvième siècles, nous offrent des tableaux de constance et de générosité, aussi beaux que ceux que nous trouvons dans la vie des premiers missionnaires de la Tartarie et de

l'A mérique.


CHAPITRE V.

Seizième siècle. - Renaissance des études bibliques. Zénobius Acciajoli. Giustiniani. - Santés Pagnmus. Sixte de Sienne. Cajétan. Scènes de la Réforme. Persécutions en Irlande. Martyrs Irlandais. Papes Dominicains. Concile de Trente.

Pendant que les découvertes des navigateurs ouvraient chaque jour de nouveaux champs aux travaux des missionnaires dominicains, l'Ordre ne restait point inactif dans ses couvents. Bien des événements se pressent dans l'hisloire-du soizième siècle, et la malheureuse révolution religieuse qui le distingua, ne manqua pas de développer toute l'énergie et les talents de cet institut qui mérita d'être surnommé le marteau des hérétiques. Mais n'eût-il pas eu ce stimulant a son activité, il ne pouvait que multiplier ses efforts et son travail dans un siècle qui fut par excellence l'âge de la renaissance des lettres, et en effet a cette époque l'Ordre de Saint-Dominique fut plus fertile que jamais dans les sciences, et s'illustra dans la littérature.

Et ici nous devons remarquer combien fut grande l'influence de l'enseignement de Savonarole sur la génération qui lui succéda. Tous les hommes supérieurs formés à son école avaient reçu une direction particulière dans leurs études; l'utilité de cette direction dans les questions qui agitèrent ensuite le monde, avait été prévue par Savonarole à l'époque même où il cherchait à l'imprimer. Nous voulons parler de l'étude critique de l'Ecriture sainte et de 1 enseignement des langues Orietitates, eubslitués à l'cnspignement scolastique et classique. Cette substitution fut généralement acceptée par ses disciples et elle donna à la culture renaissante de ce que nous appelons les sciences bibliques, la même impulsion que nous avons déjà remarquée au treizième


siècle. On peut considérer comme une circonstance providentielle, et l'une des plus importantes dans ses résultats, cette restauration de l'enseignemenl. biblique, à l'époque même où les hérétiques Allemands commençaient à réclamer les Ecritures comme la seule règle de foi, et quand les traductions faussées du texte sacré allaient être placées entre les mains d'une multitude ignorante.

L'un des plus célèbres disciples de l'enseignement de Savonarole fut Zénobius Acciajoli, dont nous avons déjà parlé comme de l'ami et du compagnon de Pic de la Mirandole, de Marcile Ficin et d'autres hommes de science el de génie, qui illustrèrent la cour des Médicis, et dont l'étude favorite était celle de l'Orientalisme. Devenu Frère-Prêcheur, Zénobius consacra toute Si science au service de la religion, et nous lisons dans la préface de sa traduction d'un traité d'Eusèbe contre Hiéroclès, qu'il dédie à Laurent de Médicis a ce premier fruit de ses études depuis son entrée dans l'Ordre de Saint-Dominique, dont la profession spéciale est de ne négliger rien de ce qui peut contribuer à la défense de la foi Catholique. »

Son principal travail fut la traduction des œuvres de Justin le martyr et de Théodoret ; ce dernier travail lui a été, dit-il, suggéré par Jean-François de la Mirandole, comme un remède à l'idolâtrie de Platon, alors si universellement répandue. Il reçut de Léon X une charge qui lui convenait parce qu'elle avait du rapport avec ses travaux ; c'est celle de directeur de la bibliothèque Vaticaue; il y trouva de nombreuses occasions de poursuivre ses recherches favorites parmi les trésors de la littérature Grecque et Hébraïque.

Nous voyons presque tous les savants de l'Ordre à celte époque s'occuper de semblables études, parmi eux, nous pouvons nommer Auguste Giusliniani, membre de l'illustre maison qui enrichit de tant de noms célèbres les annales des Frères-Prêcheurs. Il était entré dans l'Ordre, à l'époque "où le système do Savonarole prenait faveur, et


les œuvres qu'il publia ensuite prouvent, dit Touron, que le Grec, l'Hébreu, l'Arabe et le Chaldéen lui étaient aussi familiers que le Latin. Il ajoute naïvement que Giustiniani s'appliquait à cette étude purement par esprit de pénitence ; elle devint ensuite pleine de charmes pour lui. Invité par François Ier à se rendre à Paris, il attira l'attention des prélats et des littérateurs Français par l'importance de cette science, et introduisit l'étude des langues Orientales dans l'université de cette ville. Son psautier en cinq langues n'est qu'un échantillon de ce qu'il se proposait de faire ; il voulait donner des versions semblables de tous les livres sacrés, mais il lui manqua un soutien qui l'assistâl dans cette gigantesque entreprise.

Pour ne point multiplier la simple nomenclature des noms de savants, nous nous contenterons de citer dans cette renaissance des études bibliques, celui de Santès Pagninus, la merveille de cette époque, qui, comme tant d'autres savants, avait été amené par le mouvement commun à s'occuper de l'étude critique de l'Ecriture sainte et des langues Orientales. Sa traduction latine de la Bible obiint l'approbation de Léon X. Ce grand pape, que les critiques protestants n'ont pas craint d'accuser comme ayant des goûts païens, fut le plus généreux promoteur des études sacrées, que le monde eut encore vu, et la mort seule l'empêcha d'entreprendre à ses frais la publication de l'ouvrage de Pagninus. Cette œuvre occupa, dit-on, son auteur pendant plus de trente ans ; ce qui ne lui empêcha pas de publier pendant ce temps d'autres savanls ouvrages, dans le but de faciliter l'étude des langues Hébraïque et Chaldéenne. Ce religieux fut aussi l'apôtre du midi de la France et un héros de la cllariLé. Des dix-sept années qu'il habita à Lyon, il en passa quatorze au milieu des horreurs de la peste, et Lyon a à le remercier de ce magnifique hôpital qui fut bâti pour les pestiférés par Thomas de Gadagne, d'après les conseils du saint religieux.


Le nom de Sixte de Sienne réclame que nous le citions non pas seulement à cause de son mérite comme auteur, mais parce que son histoire est liée à celle de la première partie de la vie de S. Pie V. Il convient que nos lecteurs fassent un peu connaissance avec un inquisiteur Dominicain, et nous ne savons s'il en existe un plus digne de leur être présenté que Michel Ghislieri. Sixte était juif de naissance; nous ignorons les circonstances de sa conversion, mais nous savons que son hardi génie lui faisait concevoir des idées originales et dangereuses. Un jour de l'année 4 550, frère Michel Ghislieri entra dans les prisons de l'Inquisition, afin d'accomplir les fonctions de commissaire-général du Saint-Office ; ce n'était pas pour surveiller les tortures, comme quelques-uns de nos lecteurs pourraient le penser, mais pour voir les prisonniers, causer avec eux et s'informer par lui-même de leur état. Il y trouva Sixtus, alors âgé de trente ans, condamné à mort comme coupable, non-seulement d'hérésie, mais d'être retombé dans l'hérésie. Ghislieri fut touché de compassion; il fit tous ses efforts pour convaincre de ses erreurs cet homme infortuné, et il l'engagea à abandonner l'orgueilleuse résolution qu'il avait prise de mourir plutôt que de se soumettre et de reparaître dans le monde humilié et déshonoré. Le commissaire de l'Inquisition quitta la prison, pour aller se jeter aux pieds du Souverain Pontife et obtenir le pardon du condamné ; ce n'est pas tout; il prit la résolution de se charge?, lui et son Ordre, du soin de ce génie dévoyé et indompté ; son ardente et charitable prière obtint du Pape la permission bien rarement accordée, si non jamais, de recevoir l'hérétique condamné mais repentant, parmi les Frères-Prêcheurs.

Quinze ans après, quand Sixte dédia a saint Pie V son grand ouvrage, la Bibliothèque sainte, il parle ainsi à son généreux libérateur : « Je ne puis trouver un protecteur plus ami ni plus puissant que vous, qui m'avez délivré dans ma jeunesse des portes même de l'enfer, m'avez ramené à la


lumière de la foi, et m'avez fait embrasser un état plus parfait. Quand vous daignâtes me recevoir dans votre Ordre, vous voulûtes bien me vêtir de votre propre main, me donner même votre propre habit, et depuis cette époque vous m'avez adopté comme votre enfant spirituel. »

En effet, saint Pie V avait sauvé dans Sixte une âme glorieuse. La forte puissance de la discipline religieuse, en saisissant son cœur, en avait complété la conversion commencée par les paroles charitables et affectueuses de Ghislieri dans les prisons de Rome. Sixte ne retomba plus dans l'hérésie; dès ce moment il mit au service de la foi sa grande science et sa forte intelligence. Il dirigea surtout ses efforts contre le Judaïsme, alors si actif et si puissant dans ses attaques contre le christianisme. Les matières de ses leçons et de ses écrits sont considérables. Nous avons la liste de ses nombreux ouvrages, qui se composent surtout de critiques sur les livres saints et la langue Biblique, mais avec l'impétuosité de son caractère, il les jeta tous dans les flammes de sa propre main, à l'exception delà Bibliothèque sainte, seul ouvrage que la mort lui permit de terminer.

Cet ouvrage contenant des critiques et des commentaires sur les livres saints et une immense et curieuse érudition biblique remarquable par sa variété, nous donne le compte exact de tous les auteurs qui avaient traité de semblables matières jusqu'au milieu du seizième siècle ; il y fait l'histoire d'un grand nombre d'auteurs distingués de son Ordre.

Nous en avons peut-être assez dit, pour donner à nos lecteurs une idée de la direction imprimée aux études Dominicaines, justement à l'époque où cette science allait être nécessaire pour les besoins de l'Eglise. Nous pourrions citer bien d'autres noms ; nous nous contenlerons de nommer Thomas de Vio Cajetan , connu de tous ceux qui ont lu l'histoire de la réforme protestante, sous le nom du cardinal Cajetan; Martin Luther avait fait à Cajetan, comme légat du pape, une profession solennelle de sa bonne volonté de


9 se soumettre au-jugement de la cour Romaine, et il lui avait donné par écrit la déclaration qu'il se repentait de son crime d'irrévérence envers la personne du Pape, et ne voulait plus qu'obéir à la décision du Saint-Père. Avant d'être décoré de la pourpre, Cajetan avait été général de son Ordre, et avait défendu les prérogatives du Saint-Siège dans un traité où il compare l'autorité du Souverain-Pontife et celle des conciles généraux, ce vieux et traditionnel champ de bataille des défenseurs Dominicains de la Papauté. Il a aussi commenté la Bible, et exposé la doctrine de l'Eglise sur les points attaqués par les Luthériens. 1 Mais ce qui a rendu ce religieux illustre, c'est peut-être moins ses ouvrages, que la publicité donnée à son nom par la ferme opposition qu'il fit toujours au divorce de Henri VIII. Quand il tomba au pouvoir des impériaux pendant le sac de Rome , Clément VII pleura, dit-on, davantage sur la perte de cet homme que sur celle de sa capitale, et il nomma le cardinal de Saint-Sixte, la lumière de l'Eglise.

Son nom nous rappelle un des grands caractères de ce siècle extraordinaire, duquel, comme du commencement des temps modernes, date une ère nouvelle dans les destinées de l'Europe et l'histoire de l'Eglise. Sans doute nous sommes bien loin de dire de cette époque, ce que nous ne pourrions dire d'aucun siècle, sans blesser gravement la vérité et outrager la Providence divine, c'est-à-dire, qu'il n'a porté que de mauvais fruits ; au contraire nous sommes persuadés que l'Eglise catholique qui a eu alors à pleurer des royaumes entiers enlevés à l'unité de la foi, a gagné beaucoup à avoir à se battre face à face avec une forme d'incrédulité ouvertement en dehors de sa communion, et que l'époque 4e la réforme faussement nommée ainsi, a été pour elle une époque de vraie réforme; les dogmes de sa foi

(1) Il a aussi donné des commentaires sur la Somme de sainl Thomas.

(Note du traducteur.)


y ont reçu alors les dernières et les plus exactes définitions, et sa discipline y a retrouvé quelque chose de cette beauté primitive, qu'elle avait perdue pendant les troubles des siècles précédents.Malgré ces avantages, l'histoire du siècle de la Réforme est un livre rempli de tristesse et de deuil. Et l'Ordre qui n'a cessé de suivre la destinée de l'Eglise, comme une garde d'honneur, toujours attaché au chef, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune ; cet Ordre auquel nous avons vu un Souverain Pontife donner le nom d'Ordre de la vérité, prit sa part dans toutes les souffrances de cette malheureuse époque. Dans ces terribles combats, au milieu de ces graves désordres, pendant lesquels le sang coulait après les prédications des nouvelles doctrines, les Dominicains donnèrent une foule de martyrs à l'Eglise. En France seulement, on compte trois mille ecclésiastiques et neuf mille religieux, qui périrent sous les coups des Huguenots jles profanations et les crimes qui accompagnaient ces meurtres, sont trop affreux pour que nous osions les raconter.

On a beaucoup parlé du massacre de la Saint-Barthélemy, mais la France pourrait raconter bien d'autres histoires moins connues, celle par exemple de trente-cinq couvents de l'Ordre seul de Saint-Dominique brûlés par les Huguenots, pendant que leurs habitants en étaient chassés, torturés, 1 ou passés au fil de l'épée. En Allemagne, ils souffrirent plus encore. Ils furent obligés d'abandonner des

(1) Un des moyens de supplice, employé par les Protestants était de lier les prêtres à un crucifix, et de viser sur eux avec leurs arquebues. a Qui pourrait raconter toutes les souffrances et les persécutions endurées par les prêtres, dit Micbel Pio, non-seulement sur un point de la France, mais dans toute son étendue? Les uns étaient mis en pièces; d'autres jetés dans des puits, traînés par terre" empoisonnés, ou percés "avec des épées ou des flèches ; D puis assouvissant leur rage sur leurs cadavres, ils les remplissaient d'avoine et de foin, et en faisaient des auges pour donner à manger à leurs chevaux. a Pendant qu'ils se livraient à ces cruautés, ajoute Pio, les Huguenots ne craignaient pas de crier ; Vive l'Evangile 1 b (Travagli dell' l'Ordine. p. 863.)


provinces entières avec leurs couvents, en Pologne, en Moravie, en Bohême. Dans les Pays-Bas, on exerça contre eux d'affreuses cruautés; à Gand, par exemple, les Frères furent saisis au nombre de cent, liés deux à deux et placés dans leur réfectoire pour y mourir de faim ; à la fin du troisième jour, leurs persécuteurs se déterminèrent à les percer de flèches pour se débarrasser de l'ennui de les garder ; ils allaient exécuter leur dessein, quand le sénat intervint et se contenta de chasser les religieux du pays ; ce qui fut fait immédiatement; les Frères à demi-morts de faim, furent obligés, quoiqu'ils pussent à peine se tenir droits, de commencer leur voyage pendant lequel plusieurs périrent sur le bord des routes, de faim et d'épuisement.

Peut-être pourrait-il paraître inconvenant que des catholiques se plaignissent des souffrances qu'ils ont endurées, comme si, h cette époque de cruautés, leurs adversaires eussent joui du monopole de la persécution. On doit le dire, les Huguenots en France ont souffert eux-mêmes, en même' temps qu'ils faisaient souffrir les catholiques. Mais nous allons jeter les yeux sur un pays dans lequel les persécuteurs ont été tous d'un même côté; un pays, dans l'histoire duquel les catholiques apparaissent souffrant seuls, poussant des gémissements qui ont été entendus jusqu'aux extrémités du monde, et rougissant le sol du sang de leurs martyrs.

Nous ne dirons que quelques mois de la suppression de l'Ordre des Frères-Prêcheurs en Angleterre, où quarantedeux couvents furent détruits par Henri VIU, avec les scènes ordinaires de sacrilège et de violence, qui accompagnaient les actes de ce fameux réformateur ; la nation montra combien elle appréciait la renaissance des lettres, en faisait brûler publiquement les œuvres du docteur Angélique. La province Anglaise fut complètement détruite, et quoique la reine Marie l'eût en partie restaurée, elle fut définitivement anéantie par les nouvelles persécutions d'Elizabeth. Michel Pio cite une lettre fort intéressante du provin-


cial Anglais de cette époque, frère Richard Hargrave, au maître général de l'Ordre; il y décrit l'exil d'une communauté de religieuses Dominicaines de Dartford, et l'état d'indigence dans lequel elles vivaient dans l'tle de Zélande.

L'une des religieuses de cette petite communauté, unique reste de la province Anglaise, était la soeur * du martyr Fisher, évêque de Rocbester, et elle ne montra pas, dit frère Hargrave, dans son martyre moins de constance et de résolution que son frère.

En Irlande, les souverains Anglais trouvaient quelques difficultés à l'exécution de leurs projets de destruction contre l'Ordre de Saint-Dominique, et ne réussissaient pas aussi complètement que dans l'Angleterre proprement dite. Ils n'avaient pas pour eux en Irlande le soutien du peuple, et quoique les lois contre les catholiques eussent été portées pour les deux pays, ils ne pouvaient point déraciner l'Eglise ni les Ordres religieux, comme ils l'avaient fait en Angleterre. Néanmoins, les religieux Irlandais eurent beaucoup à souffrir. Voici un exemple du système suivi par la reine Elizabetb ; nous le tirons de l'Epilogus chronologicus du père Jean O'Heyne. En l'année 1602, un grand nombre de religieux Bénédictins, Cisterciens et autres, et sept Dominicains, forent réunis dans llle de Scattery, condamnés à quitter le royaume. Un vaisseau royal de guerre les prit à son bord sous le prétexte de les transportér sur les côtes de France ou d'Espagne. C'était là le dessein qu'on avouait, mais le capitaine avait reçu des ordres secrets dans un décret royal, et dès que le vaisseau ne fut plus en vue de la terre, les prisonniers au nombre de quarante-deux furent jetés dans la mer. Dès que les officiers furent revenus, après avoir exécuté ses ordres royaux, Elisabeth, profondément hypocrite, les 6t jeter en prison , eux et tous ceux qui étaient à bord. Mais que l'on ne croie pas que ce fut là une marque de mécontentement de la part de la reine ; au contraire, dès qu'elle eut, par cet acte, sauvegardé extérieure1


ment sa réputation de justice et de tolérance, elle rendit la liberté aux prisonniers peu de jours après, et par un autre décret,.elle les récompensait du service qu'ils lui avaient rendu, en leur donnant les propriétés de leurs victimes.

Comme de juste, les écrivains protestants ne citent pas de pareils traits, et les lecteurs protestants ne manquent pas de célébrer la gloire de cette lumineuse étoile de l'Occident, dont le lever vint mettre un terme aux affreuses cruautés des Papistes. C'est à peine si l'on peut appeler cela de l'ignorance, qui refuse de connaître la vérité; les martyrs catholiques Irlandais sous Elizabeth sont en grand nombre et l'histoire en a conservé le souvenir dans ses annales. Leurs souffrances feraient honte à l'inquisition; on croyait que la suspension était un supplice trop doux pour les victimes de la tolérance religieuse. Les persécuteurs imitaient le génie des sauvages Indiens, dans invention de nouveaux et épouvantables supplices. On les faisait rôtir; on les tourmentait jusqu'à ce qu'ils mourussent ; on leur arrachait lentement les ongles de leurs mains et de leurs pieds ; on les faisait mourir de faim et de froid ; leurs persécuteurs se fatiguaient à inventer des moyens nouveaux d'exercer leurs cruautés. Quel horrible supplice, par exemple, que celui qui fut infligé à Dermot Hurle, dominicain, archevêque de Cashel? On le condamna à être pendu ; mais avant son exécution, on le soumit à un affreux supplice : ses jambes et ses pieds furent entièrement couverts d'un onguent corrosif fait de poix, d'eau-de-vie, de soufre, de sel et d'autres matières brûlantes , qui consumaient lentement sa chair; l'application était renouvelée d'heure en heure, jusqu'à ce que les artères et les muscles eurent été consumés et que les os apparurent, et ses ennemis, après avoir satisfait leur sauvage méchanceté , le conduisirent alors à l'échafaud avant l'aube du jour, dit-on, pour que le peuple ne pût pas apprendre les circonstances qui avaient précédé sa mort.


Un grand nombre de religieux de l'Ordre souffrirent pendant les règr.es de Jacques Ier et de Charles le", et il survit cependant en dépit des tortures et des gibets. Pendant la conquête de l'Irlande par Cromwell, cette lie infortunée but jusqu'à la lie le calice du malheur. Nous ne pouvons ni nous ne voulons raconter toute la barbarie de ce champion de la liberté religieuse; nous nous bornerons à citer deux noms parmi les illustres martyrs, dont la mort a donné un nouvel éclat à la province Irlandaise des FrèresPrêcheurs, et qui rappelle les actes des premiers martyrs du christianisme. Le premier est le frère Richard Barry, prieur de Cashel, qui fut saisi dans l'église avec d'autres catholiques, séculiers et ecclésiastiques, après avoir ordonné à ses frères de chercher leur salut dans la fuite. C'était un homme d'un extérieur noble et majestueux ; quand le chef de la troupe ennemie se présenta devant lui, Il fut tellement frappé de son air imposant, qu'il lui offrit d'épargner sa vie, s'il voulait seulement consentir à quitter son habit. Mais le Père Barry refusa avec un héroïque mépris : « Cet habit, dit-il, est la livrée du Christ et me rappelle sa Passion ; il est le drapeau du service militaire, dont je m'acquitte pour lui ; je l'ai porté depuis ma jeunesse et jamais je ne le quitterai. »

Enragés par cette opiniâtreté, les soldats firent un feu de bois sur le rocher de Cashel, et brûlèrent lentement le religieux en commençant par les pieds; ils terminèrent enfin ses souffrances par un coup de sabre. Qu'elle est encore belle l'histoire du Père Laurent O'Férall de Longford, qui, renvoyé à trois jours, priait Dieu secrètement que la palme du martyre ne lui fût pas refusée. Quand on le conduisit à l'échafaud, il jeta son Rosaire autour de son cou, et cachant paisiblement ses mains sous son scapulaire, comme on le fait dans l'Ordre, il s'abandonna à l'exécuteur d'un air aimable et joyeux. Pendant qu'il était suspendu en l'air, il tira, par l'effet d'un merveilleux prodige, une de ses mains de dessous son scapulaire, et tint sa croix élevée au-dessus de


sa tête, en signe de victoire et de triomphe, jusqu'à ce qu'il mourut.

Cependant, ni les torrents de sang Dominicain qu'on faisait couler, ni les bannissements continuels des religieux, ne purent anéantir la province Irlandaise; la chaîne de ses provinciaux est restée ininterrompue jusqu'à nos jours.

Clément VIII avait donné à la branche Irlandaise de notre Ordre les couvents de Saint-Clément et de Saint-Sixte, à Rome. Elle possède encore d'autres établissements étrangers, tels que le collége de Louvain, érigé par la permission de Philippe IV, en 1655, et celui de Lisbonne fondé en 4615, dont le premier prieur, frère Dominique O'Daly, a laissé plusieurs ouvrages d'un grand intérêt sur l'histoire et les persécutions de son Ordre.

Jetons maintenant un coup d'œil sur quelques-uns de ces grands théologiens, dont les services étaient réclamés par les exigences de cette époque. Dans l'histoire de la Réforme Protestante, les noms de quelques-uns des Dominicains qui ont défendu la foi, ont acquis une immortelle célébrité.

Aucun n'a présenté aux sectaires une si formidable opposition que Jean Faber, l'un des principaux théologiens catholiques de la célèbre conférence de Bade, dans laquelle les doctrines de Luther et de Zwingle furent définitivement condamnées ; il assista aussi à la diète de Spire. Les deux Soto, Dominique et Pierre, soutinrent avec Melchior Cano la réputation théologique de l'Ordre en Espagne. Pierre Soto était l'ami du cardinal Pôle , le dernier Dominicain qui fit entendre sa voix dans l'école d'Oxford. Pendant la restauration temporaire de la foi en Angleterre, sous Philippe et Marie, il fut nommé professeur à l'Université, et ressuscita pendant quelque temps les anciennes études théologiques et scolastiques , qui y avaient anciennement fleuri. On trouve associés avec lui dans la même œuvre plusieurs autres religieux de son Ordre, tels que Barthélemy Carranza et Jean de Villagracia ; et nous savons qu'ils


obtinrent de nombreuses conversions. Dominique Soto fut l'un des théologiens Dominicains, qui prirent une large part dans les délibérations du Concile de Trente ; pendant les six premières sessions de cette assemblée, il représenta W général de l'Ordre. Il fuL toujours à la tête de tous les théologiens envoyés par l'Empereur ; on le considéra comme le plus célèbre parmi les cinquante pères de son Ordre, qui assistèrent à cet auguste Concile, et ce n'est pas un petit éloge de ce religieux, quand on connaît les Dominicains qui prirent place parmi les Pères de Trente. On y voyait dans la dernière période des sessions, Léonard Marinis, archevêque de Lanciano, qui s'assit au concile comme l^gat du Pape, et reçut avec deux religieux de son Ordre, Gilles Foscarari et François Forerio, la commission d'écrire le catéchisme du Concile de Trente. Il y avait Barthélemy des Martyrs, le saint archevêque de Brague, l'infatigable promoteur de la réforme ecclésiastique, l'ami et le conseiller de saint Cbarles-Borromée, et, nous osons ajouter, le modèle d'après lequel il se forma l'idée de la sainteté. On .y voyait encore le compagnon et l'ami préféré de Barthélémy, Henry de Tavora, plus tard archevêque de Goa, homme d'une grande et primitive simplicité. Ces religieux avec d'autres -également illustres, représentaient l'Ordre des Prêcheurs dans ce grand Concile dans lequel ils se distinguèrent par une admirable unité de sentiments , comme champions de la réforme de l'Eglise. On ne se méprendra pas sur le sens que nous donnons à ces paroles, et certainement l'Ordre des Dominicains n'est point une société capable d'être suspectée de favoriser les nouveautés et les innovations. La réforme à laquelle les Pères de. Trente ont travaillé, était l'universelle restauration de cette discipline primitive, qui se manifeste dans les épiscopats de Barthélémy des Martyrs, de saint Charles-Borromée, de Lanuza et d'autres saints prélats, qui illustrèrent un siècle rendu plus illustre encore, comme le siècle de la réforme Ecclésiastique, par le Pontificat de saint Pie V.


Il est hors de doute que les plus sévères mesures pour le rétablissement de la discipline ecclésiastique, furent proposées et soutenues par les Dominicains, membres du Concile. Un des prélats qui y siégeaient, s'opposait vivement à quelques-unes d'entre elles ; il voulait entre autres choses que les cardinaux fussent exempts de l'effet des décrets de réforme. « Les illustrissimes et révérendissimes cardinaux, dit-il, n'ont pas besoin de réforme, a Barthélemy des Martyrs se leva aussitôt pour lui répondre : « Les illustrissimes et révérendissimes cardinaux ont bèsoin d'une illustrissime réforme, » et son adversaire fut bientôt obligé de céder devant la réponse du primat Portugais. Nous avons déjà fait connaître son jugement sévère sur les goûts de Pie IV en architecture. Son Dom doit être béni, comme l'une des plus glorieuses figures de pasteur et d'évêque, que l'Ordre ait encore produites, et comme le guide et le maître de saint Charles, qui, quoique l'effaçant par la gloire de sa canonisation, est cependant toujours demeuré son disciple et l'imitateur de sa vie épiscopale. Ce fut sans doute après quelques scènes, comme celle des jardins du Belvédère, dont nous avons parlé plus haut, que le jeune cardinal Borromée le suivit dans sa chambre, et lui ouvrit tout son cœur, comme à l'homme qui lui paraissait le plus digne de toute sa confiance. a II n'y a ici que Dieu et nous, lui dit-il, en fermanl la porte, et.je vous prie do m'écouter un peu ; car je vous ai aimé dès que je vous ai vu, et je vois bien que c'est pour moi que Dieu vous a envoyé ici. Vous voyez ce que c'est que d'être le neveu d'un Pape ; je suis jeune, et sans attachement pour toutes ces splendeurs. Je veux résigner toutes mes dignités et me retirer dans un monastère d'étroite observance; car je n'ai qu'un désir, celui de sauver mon âme. » Si saint Charles demeura fidèle dans sa haute position, et devint le modèle des évêques de tous les siècles, il le dut aux avis et à la direction de Barthélemy dans ce moment critique pour lui. L'ouvrage de celui-ci, intitulé


Stimulus Pastoruni, contenant des instructions pour ceux qui embrassent la carrière pastorale, fut, dit-on, le compagnon inséparable du cardinal Borromée; il le portait dans son sein, et l'exemple vivant de son incomparable auteur fut la règle sur laquelle il se guida toujours.

Nous avons déjà dit un mot du Pontificat de saint Pie V.

Deux autres membres de l'Ordre des Frères-Prêcheurs étaient déjà montés sur la chaire de Saint-Pierre ; le premier, Pierre de Tarentaise, sous le titre d'Innocent V, accomplit pendant un règne de cinq mois seulement, la réconciliation des Guelfes et des Gibelins en Toscane, et laissa un nom si cher et si vénérable, que, quoique l'Eglise ne lui ait pas accordé les honneurs d'un culte public, son nom est souvent précédé du titre de Bienheureux. Nicolas Bocasini, neuvième général des Dominicains, qui obéissant aux instincts de fidélité de son Ordre, demeura auprès de l'infortuné pontife Boniface VIII, quand il était abandonné de tous, au jour de la triste scène d'Anagni, devint son successeur et est connu dans l'histoire sous le nom du bienheureux Benoît XL Son Pontificat dura moins d'un an; mais, comme celui du pape Innocent, il fut assez long pour avoir été mis au nombre des pontificats célèbres ; il eut le temps de remplir l'Eglise si troublée au quatorzième siècle, de la douce et aimable odeur de la paix. c Quand Benott apparut, dit un ancien auteur, cité par Oderic Raynald, les guerres et les discordes s'enfuirent de Rome. » Par ses soins paternels, la paix fut aussi rétablie entre la France et le Saint-Siège ; il "apaisa les griefs qui étaient nés sous le règne de Boniface VIII, et concilia toutes choses. Le bienheureux Benott envoyait dans tous les royaumes des légats qui prêchaient l'Evangile de paix et de réconciliation, et si, comme on le prétend, sa mort prématurée fut causée par le poison que lui donnèrent ses ennemis, nous pouvons prononcer son éloge en nous servant des paroles de Tourou, et dire que « victime et martyr de la paix, il ne vécut que pour


prêcher la doctrine de la paix, et il ne régna que pour la faire régner.

Benoit XI a été béatifié solennellement. L'Eglise devait décerner un plus grand honneur encore au troisième Dominicain, qui porta la sacrée tiare. C'était Michel Ghisliéri, dont nous avons déjà dépeint le caractère comme grand inquisiteur. Le mouvement général, qui a guidé le pontificat de saint Pie V, est celui de la réforme de l'Eglise ; et si le gouvernement de ce Pontife parait quelquefois sévère, il faut remarquer que le plus souvent cette sévérité était dirigée, non pas contre des séculiers et des hérétiques, mais contre des ecclésiastiques. Rome, sous son administration, devint encore une fois digne du titre de sainte cité, et il n'y eut pas dans toute la chrétienté un pays qui ne ressentit les effets de sa paternelle sollicitude. On ne trouve dans les annales d'aucun pontificat, à l'exception de celui d'Innocent III, de pareils exemples de vigilance sur tous les peuples et toutes les églises, vivant sous la houlette de Pierre, comme on en rencontre dans l'histoire de saint Pie V. Et quand nous nous reportons à l'époque à laquelle il a tenu les rênes du Souverain Pontificat, alors qu'une moitié de l'Europe était bouleversée par la malice des sectaires, et que l'autre moitié était sous le coup de l'invasion des Ottomans, qui s'avançaient de jour en jour, détruisant les uns après les autres ses boulevards protecteurs, nous serons plus à même d'apprécier les qualités de celui qui a apparu si grand à l'église et au monde, dans son triple caractère de pontife, de roi, et de saint. Son élection a la chaire de Saint-Pierre a été l'œuvre de saint Charles Borromée, dont l'influence a dominé le conclave qui suivit la mort de Pie IV. Pie V peut être considéré comme le dernier, et, sous quelques rapports, comme le plus grand de tous les Papes, dont l'autorité temporelle et politique égala presque l'autorité spirituelle. Après lui, l'influence politique des papes déclina peu à peu ; elle avait pour base l'unité reli-


gieuse des états Européens ; quand cette unité fut brisée, le Siège de Rome qui en était le centre, perdit naturellement beaucoup de son primitif pouvoir. Mais, quoique les causes de ce changement eussent pris naissance pendant le règne de saint Pie V, elles n'avaient fait que commencer leur œuvre, et l'épouvantable événement qui, au milieu du seizième siècle, mit presque l'Europe entre les mains des Turcs, fut la dernière occasion, où Fon vit un pontife romain agir comme le Père du monde catholique, excitant seul les Souverains divisés à prendre courage et à s'unir, et dirigeant tout ce qui restait encore en Europe, de foi et de chevalerie, contre la multitude des Turcs envahisseurs. Saint Pie V créa la ligue chrétienne, dont la victoire à Lépante détruisit la puissance maritime des Musulmans, et sauva l'Europe d'indicibles maux ; il ne fallait rien moins que son inébranlable constance, et l'influence de son autorité vénérable, pour cimenter une pareille alliance dans un temps de si grandes divisions; la glorieuse conséquence de ce fameux combat appartient à lui et à son Ordre; cette victoire, aussi bien que l'habileté et le zèle pieux de celui qui était le président et l'esprit de la confédération chrétienne, fit dire à Bacon ces mémorables paroles : « Je m'étonne que l'Eglise Romaine n'ait pas encore canonisé ce grand homme, o Les honneurs de la canonisation furent en effet accordés, le siècle suivant, à saint Pie V ; l'enthousiasme populaire l'avait déjà depuis longtemps proclamé saint. Il les a mérités non-seulement parce qu'il a été le victorieux défenseur de la chrétienté, mais à cause de l'importance de son pontiGcat, pendant lequel il s'est toujours efforcé, non sans succès, de rendre à l'Eglise sa pureté et sa beauté primitive. La part qu'il a prise dans la publication des décrets de réforme da Concile de Trente, fut très-considérable, et il mit encore plus d'activité à les faire observer. A ceux qui, se le représentant comme le promoteur aveugle de l'ancienne discipline, pourraient penser qu'il n'était guidé que par un étroit


esprit de piété mal comprise, refusant de se prêter aux vues et aux besoins de son époque, nous répondrons en le montrant l'ardent défenseur de l'éducation populaire, le fondateur de l'association de la Doctrine Chrétienne, le généreux protecteur des écoles et des ateliers paroissiaux,. pour l'établissement desquels il dépensa cent mille écus, aGn de tirer le peuple de sa paresse et de son ignorance. L'Eglise lui doit encore de la reconnaissance pour des bienfaits moins importants. Suivant les traditions de son Ordre, il fit prévaloir les principes de l'art chrétien contre les abûs de la Renaissance. 1 Le sensualisme, qui avait dégradé les arts de la peinture et de la sculpture, avait au milieu du seizième siècle, répandu avec non moins de subtilité son poison dans a musique ; le Concile de Trente, après avoir sévèrement condamné le caractère des statues et des peintures, alors introduites dans les églises, s'était vu obligé de censurer pareillement cette musique profane et efféminée, qui avait remplacé le chant ecclésiastique. Saint Pie V n'étant encore que cardinal, fit partie de la commission chargée d'examiner et de décider si, en conséquence de ces abus, l'usage de cette musique pleine d'ornements et d'expression, ne devait pas être abandonné. Le génie de Palestrina arrêta seul l'exé- cution de ce projet. La Messe, connue sous le nom de Messe de Marcellus II, décida la question. Le compositeur, qui savait que la condamnation ou la justification de son art dépendait du jugement qu'on porterait de son œuvre, avait tracé sur le papier d'une main tremblante, ces mots : Deus, adjuva me. Tous ceux qui entendirent cette messe, demeurèrent convaincus que la musique, comme la peinture, entre des mains religieuses, pouvait servir la religion. La question cependant resta indécise jusqu'au moment où Pie V, élevé

(1) Par l'ordre de saint Pie V, on enleva de la galerie du Vatican toutes les statues d'un caractère répréhensible, et celles qui avaient un mérite artistique furent placées dans la collection du Capitole.


sur le siège pontifical, nomma Palestrina maître de la chapelle papale, dans laquelle vivent encore l'esprit et les traditions de ce grand maître d'harmonie sacrée.

Le nom de saint Pie V mérite en Angleterre une vénération toute spéciale ; il montra toujours une vive et paternelle sympathie pour les souffrances de ce peuple, et sa correspondance avec Marie Stuart, la malheureuse victime de la tyrannie d'Elizabeth, ne remplit pas une des pages les moins intéressantes de sa vie.

L'Ordre des Frères-Prêcheurs ne cessait pas cependant de produire des savants, parmi lesquels nous devons nommer trois hommes qui ont acquis comme historiens une véritable réputation. Ce fut Albert Léandre Malvenda, annaliste de son Ordre, et Bzovius, auquel fut confiée la tâche de compléter les annales de Baronius. En Espagne, nous voyons apparaître cette pléiade d'illustres Dominicains, dont les noms sont associés à la réforme de sainte Térèse, parmi lesquels on compte saint Louis Bertrand lui-même, ami et soutien de la Sainte, au milieu des obstacles qu'elle rencontra, et Dominique Bannès , son confesseur pendant la plus difficile période de sa vie. L'union étroite de l'Ordre avec cette grande Sainte pendant sa vie, est un des faits les plus intéressants de son histoire, et si la Providence de Dieu a voulu que plusieurs Saints de l'Ordre Dominicain coopérassent à ses œuvres, il en a été récompensé par les précieux témoignages d'estime, qu'elle lui a donnés dans ses écrits.

Parmi les Dominicains espagnols du seizième siècle, ilnefaut point oublier un nom, peut-être plus connu de-nos lecteurs que tous ceux que nous avons cités jusqu'ici, celui de Louis de Grenade, dont les œuvres ont été traduites dans toutes les langues, et sont estimées même par ceux qui ne partagent pas les convictions catholiques. Il a eu, parmi les écrivains mystiques de l'Ordre, une plus grande influence et une réputation plus étendue qu'aucun de ceux qui l'ont précédé.


Sans doute, on ne doit pas chercher dans ses écrits le doux et antique mysticisme de Suzo, ni la grande majesté de Taulère ; il se présente à nous sous des formes et un esprit plus modernes; néanmoins l'auteur de la Guide. des Pécheurs, est certainement l'un de ceux, auxquels le monde chrétien a le plus d'obligations. De son temps, ses ouvrages étaient estimés et lus dans toute l'Europe, et encore est-ce moi ns son génie, que sa sainteté, que nous aimons à rappeler ici.

Une beauté particulière s'attache toujours aux amitiés des saints, et il y a dans la vie de Grenade peu de passages plus charmants que ceux où nous le voyons en rapports familiers avec saint Louis Bertrand et le grand archevêque de Brague. Il pouvait aspirer à tous les offices et à toutes les dignités de l'Eglise ; on les lui offrit presque toutes ; il les refusa toujours, et quand Grégoire XIII voulut le forcer d'accepter la pourpre, il répondit aux sollicitations du Pontife par les paroles de Job : « Je veux mourir dans mon petit nid i. »

Nous le répétons encore une fois, ce n'est point surtout comme écrivains et hommes de lettres, que nous présentons les enfants de Saint-Dominique à l'admiration de nos lecteurs.

Pendant ce siècle même,.alors que les hérétiques déclamaient si haut contre la corruption de l'Eglise et des Ordres religieux, il est remarquable que l'Ordre des Frères-Prêcheurs, et même toute l'Eglise, furent plus riches en saints, en hommes vénérables, et en femmes pieuses, que peut-être en aucun autre temps2. L'esprit religieux n'avait point aban-

(1) Job. xxix, 18.

(2) Le siècle de la réforme protestante a été illustré dans l'Eglise catholique par l'apparition de quelques-uns de ses plus grands saints.

Saint Pie V, saint Philippe de Néri, saint Ignace de Loyola, saint Louis Bertrand, saint François de Borgia, sainte Térèse, sainte Catherine de Ricci, slint Pierre d'Alcantara, saint Charles Borromée, saint André Avellin, saint François Xavier, saint Pascal Baylon, saint Stanislas Kostka, saint Louis de Gonzague, et plusieurs autres saints aussi distingués, vivaient tous à la même époque.


donné les clottres des Frères-Prêcheurs, et ceux que le monde a admirés à cause de leur science et de leur mérite littéraire, étaient en plus grande estime parmi leurs frères, à cause de leur sainteté et de leur esprit de prière. Et pour que nos lecteurs ne se figurent point que les leçons, les argumentations, et les dangers d'une réputation scientifique avaient détruit la simplicité monastique des premiers âges, citons Barthélémy de Valenza, disciple de saint Louis Bertrand, et professeur renommé de théologie à cette époque.

Quand il parlait à ses élèves, ses classes prenaient toujours malgré lui, dit-on, la forme d'une prière. Il parlait continuellement avec Dieu, et ne s'adressait point à ses disciples; ainsi il disait : «Jésus, mon amour, dans cette question, ton serviteur saint Thomas considère la différence qui existe entre le temps et l'éternité; délivre-moi du temps, et conduis-moi dans la sainte éternité ; conduis-moi à toi, ô mon Dieu. Amen. Dans les arguments de ton serviteur Thomas, il y a des difficultés que je ne sais comment expliquer; ô maître de mon âme, donne-moi ton saint Esprit, afin que je comprenne ce que je verrai un jour.– Ton serviteur Cajetan parle ainsi sur tel ou tel sujet. Qu'il jouisse pour toujours de ta bienheureuse vision, lui qui, par ton inspiration, a parlé de toi si bien et avec tant de sagesse. - Mais il me semble qu'il y a ici telle ou telle distinction à faire ; pardonne à mon audace, ô Seigneur des Anges, ces êtres créés dans le temps, et qui goûtent maintenant l'éternité, et fais-moi la grâce, malgré mes péchés, de jouir un jour da ciel avec eux, par les mérites de ton sang. Amen. » Il procédait ainsi, mêlant ses argumentations avec ses prières, souvent ravi en extase, pendant que ses auditeurs l'écoutaient en pleurant, remplis d'un profond respect, comme s'ils assistaient à un entretien céleste. Nous ne proposons pas sans doute cette manière de faire comme un modèle aux professeurs de théologie ; nous ne voulons qu'établir une chose : c'est qu'à cette époque de vives et amères disputes, quand le sentiment


religieux des temps primitifs allait en s'affaiblissant toujours, les preuves ne manquent pas que le professeur Dominicain était plas qu'un simple savant, et qu'il pouvait sans rougir réclamer pour ses ancêtres, les religieux du treizième siècle, qui ont illustré leurs chaires par leur sainteté encore plus que par leur science.

CHAPITRE VI.

Décadence de la religion au XVIIe siècle. Principaux réformateurs de l'Ordre. Sébastien Michaêlis. Antoine Lequieu. JeanBaptiste Carré. Cardinal Howard. Massoulié. Noel Alexandre. Religieuses célèbres. Julienne Morelle. Victoire Dolara.

Quoiqie la révolution religieuse du seizième siècle eût été un bénéfice pour l'Eglise, en ce qu'elle y trouva l'occasion d'opérer dans son sein une réforme réelle, bien différente de ce schisme malheureux qui se décora de ce nom, on ne pevt cependent nier que ses résultats immédiats furent pour la religion la cause de désastres et de ruines nombreuses.

« Il serait impossible, dit Touron, de trouver des couleurs assez vives, pour peindre le mal fait à l'Eglise au seizième siècle, par l'esprit d'erreur et de licence, soufflé par toutes les puissances de l'enfer. D Notre but n'est point de dépeindre la fatale contagion répandue par un pareil esprit ; elle atteignit dans une certaine mesure les Ordres religieux, qui souffrirent à cette époque, comme ils avaient déjà souffert pendant la grande peste du quatorzième siècle, et avec des résultais à peu près semblables. Des milliers de religieux étaient tombés sous les coups des Huguenots et des sectaires allemands, et les vides laissés par leur mort ne se remplissaient pas aisément; car ceux qui étaient les' plus disposés à répandre leur sang pour la foi, étaient les membres les plus 'dignes de leur Ordre. Tous les religieux n'avaient point


été purifiés par la parsécution, et quand Vincent Giustiniani, l'un des derniers provinciaux anglais, fut élu maître de l'Ordre, il trouva, dans le cours de ses visites dans les couvents, bien des signes de relâchement et de déclin, milieu de religieux pleins d'un noble zèle et d'une généreuse fidélité. Sans doute le mal n'était que partiel ; néanmoins , nous savons que dans la description que sainte Térèse donne d'un grand Ordre, que l'opinion générale dit être celui de saint Dominique, et qui doit prendre dans les derniers temps une vie nouvelle pour la confusion de l'hérésie, elle le représente comme étant, à son époque, au commencement de sa décadence. Rien ne doit nous étonner en cela; car il en est des Ordres religieux, comme des dynasties eL des royaumes ; ils se lèvent et tombent, et leur histoire nous offre bien des vicissitudes. L'Ordre des Frères-Précheurs n'était sans doute alors ni suranné, ni usé; mais l'ère de sa plus grande gloire était passée, et la nouvelle Société de Jésus, pleine de la sève toute neuve de sa première jeunesse, remplie de la ferveur de la première génération de ses saints et de ses héros, prenait en quelque sorte sa place, et devenait, sinon le plus populaire, du moins le plus puissant Ordre des deux siècles suivants.

Cette époque de décadence partielle fut néanmoins illustrée par le zèle de plusieurs hardis et fervents promoteurs de la réforme re!igieuse. Pendant qu'Hippolyte Beccaria donnait des lois à l'Ordre , et travaillait avec un zèle infatigable à la restauration universelle de la discipline religieuse, la province de Provence était gouvernée par un homme bien capable de faire réussir les desseins du général.

C'était Sébastien Michaëlis, qui ne se proposait rien moins que de revenir entièrement à l'esprit et à la discipline des premiers temps. Il faisait ses visites provinciales dans l'esprit et selon la manière de saint Dominique. Peut-être les souvenirs historiques de cette province, berceau de l'Ordre, lieu des premiers et plus héroïques travaux de


saint Dominique, contribuaient-ils à l'animer de ces sentiments ; car il nous semble assister à une scène de la vie du samt Patriarche, quand nous lisons l'histoire du chapitre tenu par Michaëlis à Fangeaux, le lieu du célèbre miracle qui manifesta le triomphe de notre bienheureux Père sur l'hérésie albigeoise. Les travaux de Michaëlis portèrent leurs fruits, et les communautés qu'il réforma, surtout celle de Toulouse, devinrent, comme aux premiers temps, des pépinières de saints. Et ce n'était pas seulement en France, mais encore en Espagne et en Italie, principalement à Naples et à Salamanque, que les couvents réformés firent reparaître l'observance régulière de la règle avec une sévérité et un zèle vraiment extraordinaires. Nous avons dans Marchèze la description du couvent de Salamanque, auquel il appartenait, et nos lecteurs ne peuvent pas nier que si notre Ordre a eu quelques relâchements à déplorer, l'esprit religieux ne se perdit cependant jamais parmi les Frères-Prêcheurs.

« Dans ce couvent, dit Marchèze, l'heureux état des premiers temps de l'Ordre semblait durer toujours. -C'était une succession perpétuelle de prière et d'étude, de telle sorte que les religieux étaient sans cesse occupés à la louange de Dieu ou au salut des âmes. Là on se montrait sans indulgence pour les rigueurs du jeûne, la sévérité de la clôture et l'observation du silence qui n'était en vérité point difficile; car le travail des religieux était si continuel, que, si quelqu'un d'eux eût désiré parler, c'est a peine s'il en eût trouvé le temps. 1) Quelques-unes des études les plus intéressantes que cet écrivain nous a laissées, nous font connaître les religieux Napolitains, qu'il avait lui-même connus, et dont les vies prouvent suffisamment que les cloîtres des Frères-Prêcheurs contenaient encore des âmes choisies et capables de s'élever jusqu'à une sainteté béroiquè.

La réformation de l'Ordre et la défense de l'Eglise contre les progrès de l'hérésie étaient les deux objets, vers lesquels se dirigeaient alors les efforts des Dominicains; et nul d'en-


treeux ne se distingua davantage par son zèle et son dévoûment à ces deux objets que le célèbre Antoine Lequieu, qui embrassa la vie religieuse dam le couvent de l'Annonciation, fondé par le Père Michaëlis, pour être la maison-modèle tle sa réforme. Il fut dans ce couvent le maître de plusieurs novices, qui plus tard devaient ressusciter le véritable esprit religieux dans l'Ordre ; mais la stricte observance de cette fondation nouvelle ne put même satisfaire le Père Antoine, et son ardeur lui faisait former les plans d'une autre fondation, dans laquelle l'exacte observance des constitutions serait unie à un apostolat pour l'extinction de l'hérésie dans toutes les provinces, où les nouveaux couvents seraient bâtis. C'est à peine si nous pourrions trouver un Ordre, dans l'histoire duquel nous ne soyons frappés de la singulière ressemblance de famille, qui existe parmi tous ses grands hommes; nonseulement nous voyons leurs vertus, mais encore leurs faiblesses se reproduire continuellement , et il nous parait évident que la même règle et le même esprit attire des hommes de même nature. S'il est permis d'établir en système cette simple remarque., nous serions inclinés à dire que l'infirmité héréditaire des Frères-Prêcheurs a été une sorte d'héroïsme et un enthousiasme , qui quelquefois a emporté ceux qui en étaient atteints au delà des limites de la prudence, mais toujours noble et chevaleresque. Ce caractère donne à leurs plans les plus parfaits, comme nous l'avons vu dans la vie de Barthélemy de Las-Cazas, quelque chose de plus idéal que pratique, et dans la tentative d'Antoine Lequieu, nous voyons ce religieux emporté au delà des constitutions mêmes, dont il ne voulait faire revivre que l'exacte observance. Nicolas Rodolphe, général de l'Ordre, entra vivement dans ses vues, et après avoir reçu la bénédiction du Souverain Pontife, le Père Antoine se disposa à commencer son œuvre, et fonda dans différentes provinces de France six couvents, unis ensemble et portant le nom de Congrégation du Saint-Sacrement. Ce qu'il y a de


plus admirable dans cette congrégation, c'est la perfectio avec laquelle son fondateur réalisa la grande idée qui domine l'institut Dominicain, cest-k-dire, l'union de la contemplation et de l'action ; ses religieux étaient des hommes de prière et des apôtres, et dans la description que nous avons de ces couvents , comme dans ceux fondés par Michaëlis, il nous semble voir reparaître les anciennes fondations de Saint-Dominique. L'imprudence du Père Lequieu, dont nous avons déjà parlé, était son désir d'introduire la coutume de marcher nu-pieds ; cette pratique n'avait jamais existé dans l'Ordre, n'était point contenue dans la règle, aurait inévitablement causé un schisme dans l'Ordre, et brisé son unité encore intacte, l'une de ses plus grandes gloires et de ses plus précieux privilèges. Le projet ne fut pas admis par le général, et Lequieu fut obligé de se contenter du degré de pauvreté et d'austérité prescrit par la règle.

Dix années avant sa mort, il commença ses missions apostoliques sur le territoire de Genève. Les hérétiques du midi de la France avaient déjà appris à le craindre, comme déjà leurs ancêtres avaient redouté les prédications de son Père Dominique, et bientôt tout le diocèse d'Annecy, où l'évêque avait transporté son siège épiscopal, sentit l'influence de cet homme extraordinaire. 1 Partout où il prêchait, dit son biographe, le Père Archange, il introduisait la dévotion des Quarante-Heures. Il prêchait deux fois, souvent trois fois par jour, entendait les confessions pendant dix ou douze heures, et passait les nuits au pied de l'autel. Son repas consistait en un morceau de pain ; quel- - quefois on le voyait manger son pain sur le bord des chemins, à côté d'un ruisseau dout il buvait l'eau, et il avait alors soixante-quinze ans. » Sa dévotion singulière pour le Saint-Sacrement lui avait inspiré de faire une fondation dans le but de l'honorer. Il établit à cette intention, en 4659, à Marseille, un couvent de religieuses, dites de l'adoration perpétuelle ; c'est l'un des premiers établissements


de ce genre, que l'on rencontre dans l'histoire 1. Elles suivaient la règle de Saint-Augustin, avec des constitutions particulières, dressées par Lequieu, et approuvées par le Saint-Siège. Ce couvent existait encore quand Touron écrivait son histoire 2.

Le dernier des réformateurs que nous nommerons, est Jean-Baptiste Carré, fondateur du noviciat- général de Paris, qui était, comme Lequieu, disciple de la réforme de Michaëlis, et avait reçu son éducation religieuse dans le couvent de Toulouse. Il remplit le même office de maUre des novicesau couvent de l'Annonciation, et quand, en 1632, on exécuta l'admirable projet d'un seul noviciat pour toutes les provinces de France, Nicolas Rodolphe, général de l'Ordre, lui en confia la direction. La France était à cette époque le lieu de ralliement de l'Institut Dominicain. En dépit du Jansénisme qui répandait alors ses doctrines, et des attaques contre la liberté de l'Eglise, qui caractérisent l'histoire Ecclésiatique en France au dix-septième siècle, il n'y a peut-être pas d'époque, dans laquelle les rangs de son clergé furent remplis de membres plus illustres. L'Ordre de Saint-Dominique peut réclamer comme un des siens le plus illustre d'entre'eux, parce qu'il était Tertiaire Profès. C'est M. Olier, fondateur do séminaire de Saint-Sulpice, l'un de ceux qui eurent la

(1) Nous disons : l'un des premiers ; car le premier couvent de ce genre est sans doute celui qui fut fondé à Paris en l'an 1653, par Catherine de Barr sous le patronage d'Anne d'Autriche. Cette communauté suivait la règle de Saint-Benoit. Marchèze cite un couvent de Dominicains établi en Espagne, à la même époque, où l'on faisait l'adoration perpétuelle. En effet, la dévotion au Très-Saint Sacrement a toujours été un des traits distinctifs de l'Ordre des Frères-Prêcheurs; l'archiconfrérie du Très-Saint Sacrement a été établie à la Minerve par Paul III, en 1539; c'est à elle que les autres confréries en l'honneur du Très-Saint Sacrement sont affiliées ; il est probable cependant que celle de Saint-Martin à Liège est d'une date plus ancienne.

(2) Ces religieuses ont été rétablies depuis la Révolution, et elles possèdent plusieurs monastères très-florissants. (Vote du Traducteur.)


plus grande influence sur la société de cette époque. L'on sait que ce saint homme doit surtout à l'influence de la vénérable mère Agnès de Jésus, la sainteté à laquelle il est parvenu, et son dévoûment à l'œuvre qui a fait tant de bien au clergé français; un grand nombre de prêtres de SaintSulpice reconnaissent la vérité de ce fait. Peut-être fut-ce son intime rapport avec cette célabre religieuse de l'Ordre de Saint-Dominique, qui lui inspira le désir de s'attacher lui-même à son Ordre. Quand il s'agenouilla pour recevoir le saint Scapulaire dans la chapelle de Saint-Sulpice, il reconnut avec une vive émotion devoir à l'Ordre de SaintDominique toutes les grâces qu'il avait reçues jusqu'à ce jour. « Je me réjouis, ajouta-t-il, d'être un enfant de SaintDominique, et plus encore, d'être un frère de la révérende mère Agnès de Jésus, à laquelle je dois tant. » Imitant son exemple, plusieurs autres prêtres du Séminaire entrèrent à cette époque dans le Tiers-Ordre.

En parlant des réformateurs de l'Ordre, les Dominicains anglais ne peuvent point oublier celui à qui ils doivent en grande partie la restauration de l'Ordre dans leur pays. Ce religieux se nommait Philippe Thomas Howard^ de la noble maison de Norfolk, qui entra dans l'Ordre en 1645; il fonda, pendant le protectorat de Cromwell, un monastère de religieux anglais à Bornheim, en Flandre, et un couvent de religieuses du second Ordre à Vilvorde, qui plus tard fut transporté à Bruxelles, et sa propre sœur, 1 Antoinette

(t) Nous avons nommé sœur Antoinette Howard, sœur du cardinal, en nous appuyant sur Touron, mais d'après un manuscrit inédit contenant des mémoires sur la communauté de Vilvorde, établie maintenant à Atberstone dans le comté de Warwick, il ne parait pas qu'elle lui fut unie par des liens si étroits.

Elle n'avait que-seize ans, quand elle prit l'habit, après sa sortie du couvent de Tempes, qu'elle avait quitté avec deux religieuses de cette communauté, pour commencer la nouvelle fondation ; elle est la première femme anglaise, dit le manuscrit, qui ait pris l'habit de notre Bienheureux Père, depuis la malheureuse destruction de la religion en


Howard, est la première Anglaise qui se consacra à celle fondation. A l'époque de la révolution Française, dans le siècle suivant, alors que tant de communautés religieuses

Angleterre. Peu de temps après le commencement de son noviciat, il plut à Dieu de lui envoyer une grave maladie, pendant laquelle il récompensa ses vertueuses intentions et son fervent désir de se consacrer à lui dans un saint Ordre, en lui montrant distinctement sa divine mère, la bienheureuse Vierge Marie, environ une heure avant sa mort, qui arriva le 8 octobre 1661, quatre mois après qu'elle eut pris le saint habit. Après avoir donné quelques détails sur sa maladie, le manuscrit continue ainsi : « Quelques moments après, elle fut ravie en extase, et pendant un quart d'heure, elle paraissait tout à fait morte; puis elle se mit à sourire, et ouvrit les yeux, en donnant de grands signes de joie; quelques instants après, elle eut une autre extase, qui ne dura pas si longtemps; les signes de joie et de satisfaction, qu'elle donna, furent bien plus remarquables que les premiers; le père, son confesseur, lui demanda la cause de sa joie ; elle ne lui fît pas de réponse, et se contenta de le regarder, ainsi que nous qui étions à ses côtés, pleins d'une douce joie, et elle fit avec sa main quelques signes que nous ne pûmes comprendre. Alors son confesseur surpris de voir sa joie si extraordinaire à un pareil moment, lui dit : « Mon enfant, je vous commande au nom de la sainte obéissance, de me dire la cause de votre joie à ce moment terrible, quand vous allez subir un sévère jugement sur toutes vos pensées, vos paroles et vos œuvres ; Dieu les examine avec une si grande sévérité, que les plus grands saints ont tremblé à la pensée de ce jugement. » Elle, sans se troubler, répondit: a Jo la vois. aa Mon enfant, dit le Père, que voyezvous? dites-moi ce que vous voyez? o « Je vois, dit-elle, notre Bienheureuse Mère, tenant d'une de ses mains une couronne, et de l'autre, un rosaire. Oh quelle belle couronne! » aJMon enfant, dit le Père, faitesattention à ce que vous dites ; voyez-vous notre Mère bénie? » Elle répondit avec une grande joie : « Oui, je vois notre Mère bénie tenant une belle couronne et un rosaire. 0 la belle couronne! ô le beau rosaire!

Je ne désire plus rien voir en ce monde ! a Alors son confesseur, le Père William Collings, lui dit : a Mon enfant, voulez-vous que je vous donne l'indulgence du très-saint Rosaire? » Elle répondit : Il Je vous l'ai demandée depuis longtemps par signes, depuis que je ne peux plus parler. » Alors elle se prépara dévotement à la recevoir, je la lui donnai, et aussitôt après, d'un air joyeux et le sourire sur les lèvres, elle passa de cette malheureuse vie à l'éternelle félicité. « Elle fit profession sur son fit de mort.


vinrent demander un refuge au sol anglais, ces deux maisons furent fermées, et celles qui les habitaient s'établirent en Angleterre; ainsi fut restauré l'Ordre dans cette nation, deux cents ans après que les religieuses de Dartford en avaient été chassées, comme nous l'avons dit. L" père Howard fut honoré de la pourpre en 1675, et sur la demande de Jacques II, il fut déclaré Cardinal, protecteur de l'Angleterre; il fonda un collège a Louvain, en faveur des religieux de son Ordre et de son pays.

Vers la fin du dix-septième siècle, les opinions des Qaiétistes commençaient à troubler l'Eglise ; Taulère avait déjà minutieusement décrit et réfuté leurs erreurs ; quand elles reparurent dans une forme moderne, elles trouvèrent un vigoureux adversaire dans le père Antonin Massoulié, l'enthousiaste défenseur de la doctrine de saint Thomas, des principes duquel il se servit dans ses traités célèbres sur la prière et l'amour de Dieu, pour combattre les doctrines erronées des hérétiques. D'autres célèbres écrivains fleurissent à la même époque, parmi lesquels nous pouvons citer Goar, l'illustre schismatique Grec converti, et en particulier, le théologien et l'historien de l'Eglise, Noël Alexandre, dont les œuvres, dit le Cardinal Orsini, composent à elles seules une bibliothèque.

Parmi les auteurs de ce siècle, le nom d'un écrivain, dont la célébrité présente quelque chose d'extraordinaire, mérite que nous en parlions un peu plus longuement. L'on sait qu'un grand nombre de religieuses de l'Ordre de Saint-Dominique a dans tous les siècles manifesté un vif amour pour les sciences et les arts, dont la culture forme un des traits distinctifs de 1 Ordre, et ont trouvé les moyens d'unir l'étude aux vertus de leur vocation d'une admirable manière. Nous avons déjà parlé de deux sœurs, Plautilla et Pétronilla Nélli, l'une peintre, l'autre auteur, du couvent Ruccellai, à Florence. Pendant le même siècle, on voit de nombreux talents se développer à l'ombre des cloîtres des religieuses


Dominicaines. Les sœurs de Florence étaient les plus ardentes et les plus zélées dans l'art de l'imprimerie. Leur directeur spirituel, frère Dominique de Pistoie, établit dans leur couvent une presse d'imprimerie, et elles travaillaient de leurs propres mains. Marchèze mentionne la sœur Aurélia Fiorentini, du couvent de Lucca, dont une peinture se voit encore sur le maître-autel de l'église de Saint-Dominique de cette ville, où elle remplaça la madone de la Miséricorde , chef-d'œuvre de fra Bartholoméo. Outre un grand nombre de religieuses peintres, dont les noms sont rappelés par Marchèze, le couvent de Prato, illustré par la résidence de Sainte-Catherine de Ricci, était habité par une religieuse bien connue par ses poésies élégiaques; elle se nommait Laurence Strozzi. Echard a donné d'elle une longue et intéressante notice. Après son entrée en religion, elle s'appliqua à l'étude des langues, et devint habile dans la connaissance du grec et du latin. Ses hymnes et ses chants latins, pour les fêtes de l'Eglise, ont été traduits en vers français, et étaient fort estimés. Mais la science de la sœur Laurence disparaît devant la célébrité de Julienne Morelle, de laquelle nous avons déjà parlé. Elle était née à Barcelone , et avant qu'elle entrât en religion, son père, Antoine Morelle, avait désiré qu'elle développât ses talents naturels, et lui fit faire des études que son sexe ne comporte pas ordinairement; à l'âge de douze ans, elle parlait le Castillan, le Français, l'Italien, le Grec et l'Hébreu avec une rare facilita. Chaque jour, elle consacrait neuf heures à l'étude, et elle arriva à une si grande habileté dans les sciences de la logique, de la physique et de la morale, que, en 4607, à l'âge de treize ans, elle soutint en public, à Lyon, des thèses de philosophie, qui plus tard furent publiées et dédiées à Marguerite d'Autriche. Elle étudiait encore la métaphysique, la jurisprudence, et la musique. Son père voulait qu'elle prit ses grades de Docteur en droit, et il la conduisit à Avignon dans cette intention. Toute la ville fut


sur pied à son arrivée, et les personnages les plus distingués s'empressaient d'aller la voir et de lui parler. Elle s'attira l'admiration universelle par son habileté et sa science, mais plus encore par sa modestie et son humilité, et le vice-légat d'Avignon, désirant avoir une preuve de sa science, fixa un jour pour une dispute publique, dans son palais, en présence de la duchesse de Condé, d'une foule de religieux et d'ecclésiastiques illustres, et d'autres personnes distinguées et honorables. Une seconde fois, Julienne fut obligée de soutenir des thèses publiques, répondant à tous les arguments et à toutes les objections, avec une si grande profondeur et une telle promptitude, que toute l'assemblée en fut étonnée. Mais, au milieu de tous les éloges dont on l'accablait, son humilité ne l'abandonna point ; la simplicité et l'air de sainteté, que respirait toute sa conduite, la rendaient bien plus digne de louanges, que tout son savoir, dont son père et tous les autres faisaient si grand cas. Elle prit de bonne heure la résolution de se soustraire aux regards du monde et d'entrer en religion; elle prit le voile dans le couvent de SaintePraxède, à Avignon, n'étant âgée que de quinze ans, si court avait été le temps nécessaire, pour arriver à une si extraordinaire célébrité.

Si quelques-uns de* nos lecteurs n'ont pas admiré cette jeune enfant déjà docteur, et disputant en public, ils ne pourront pas s'empêcher de payer un tribut d'éloges à la pureté et à la haute spiritualité d'une âme, qui pouvait unir de semblables dons et une si extraordinaire réputation , avec les vertus de la vocation religieuse. La science de Julienne serait-elle une faute à leurs yeux, ils lui pardonneront sa science, quand ils sauront comment elle se conduisit pendant son noviciat. Au milieu des épreuves les plus humiliantes, auxquelles ses supérieures crurent devoir la soumettre, pour éprouver sa vocation et l'empêcher de s'enorgueillir de sa science extraordinaire, elle se montra toujours également humble, patiente, soumise et aimable


pour toutes ses sœurs. Jamais elle ne faisait usage de ses talents qu'avec la permission de ses supérieures, ou pour le service de ses compagnes. Quand, afin de l'éprouver, elles montraient du dédain pour les explications qu'elle donnait sur quelque sujet, Julienne ne perdait rien de sa douceur et de son humilité habituelles. Elle observait très-exactement sa règle, et fut plusieurs fois élue mallresse des novices et prieure de sa communauté, offices qu'elle remplit toujours avec beaucoup de zèle, de douceur et une grande discrétion spirituelle. Elle avait un grand amour pour les pauvres, et leur distribuait tout ce qu'elle pouvait donner. Elle mourut en 1653, après trente-cinq ans de maladies continuelles, et plusieurs cures miraculeuses lui furent attribuées après sa mort. Cette célèbre religieuse, dit l'auteur du dictionnaire universel, que plusieurs savants n'ont pas hésité à appeler l'honneur de son sexe, la merveille de son siècle, la gloire de son monastère, et l'un des plus brillants ornements de son Ordre, a laissé plusieurs ouvrages spirituels, parmi lesquels nous citerons une retraite de dix jours sur l'Eternité, un beau commentaire sur le traité de la vie spirituelle do SaintVincent Ferrier, un autre sur la règle de Saint-Augustin, quelques prières latines, et l'histoire de la réforme de son monastère de Sainte-Praxède. En outre, elle a écrit une courte exposition des dispositions pour la profession religieuse. Lopez de Véga, et plusieurs autres auteurs, en parlent avec beaucoup d'éloge. Plus tard et dans le même siècle, Sœur Marie Villani, du couvent de Naples, arriva à une plus grande célébrité, comme auteur mystique. Peu de biographies peuvent rivaliser avec la sienne pour la beauté et l'intérêt; car elle menait une très-sainte vie. Elle a laissé onze gros volumes, remplis de la plus profonde doctrine, dit Echard, qui donne une liste de ses ouvrages dans son Histoire des écrivains Dominicains, où nous trouvons des notices intéressantes ?ur toutes les religieuses illustres de l'Ordre.

Leur réputation a été continuée à une époque plus rap-


prochée de la nôtre, par la sœur Anne Victoire Dolara, prieure du monastère de Sainte-Marie-Madeleine, au mont Cavallo, fondé par Madeleine Orsini, et maintenant habité par les religieuses de l'adoration perpétuelle. Elle se fit remarquer par sa piété, son talent poétique, et son génie dans l'art de la peinture. Quand Pie VI fut emmené en exil par les soldats de la république française, ils épargnèrent le couvent des sœurs, tout en le privant de ses moyens d'existence. Dans cette occasion , Victoria Dolara s'efforça de procurer à ses sœurs leur subsistance, en travaillant activement avec sa plume, et ce fut à cette époque de souffrances pour son couvent, qu'elle écrivit les plaintes des vierges Romaines, petit poème singulièrement beau et touchant.

Cette femme accomplie possédait une grande connaissance de la langue latine; elle était aussi fort habile dans la musique vocale et instrumentale, et elle avait coutume de consoler ses sœurs dans leurs amictions par ses accords mélodieux.

Pie VII, qui estimait beaucoup la sœur Dolara la visitait souvent, et plus d'une fois posa devant elle pour son portrait.

Elle reproduisit admirablement ses traits, et Léon XII accorda le même honneur à cette religieuse, l'ornement de son couvent. Ainsi reparurent dans l'habile Victoria Dolara les talents de Plautilla Nelli, la célèbre peintre, et de Laurence Strozzi, l'illustre auteur. Dolara mourut en 1827, âgée de soixante-trois ans.

CHAPITRE VII.

Pontificat de Benoit XIII. Missions et martyrs en Chine.

- Riints Dominicains. Conclusion.

A la mort d'Innocent XIII, en 1724, le cardinal Orsini, archevêque de Bénévent, fut le quatrième et dernier Dominicain, qui monta sur le siège de Saint-Pierre, sous le nom


de Benoît XIII. Son Pontificat, qui ne dura que six ans, fut principalement remarquable, comme ceux de ses prédécesseurs, par les mesures qu'il prit pour la paix et la conciliation, et aussi par le zèle singulier, déployé par le vénérable Pontife, dans l'accomplissement non-seulement des fonctions Pontificales, mais encore des fonctions Pastorales. L'époque n'était point héroïque, pas plus que les circonstances n'étaient favorables au développement de grandes et de brillantes qualités ; néanmoins l'histoire du Pontificat de Benott est empreinte d'une touchante simplicité, qui la rend intéressante, au défaut d'actions éclatantes. Mais si l'histoire de l'Eglise en Europe au dix-huitième siècle, n'est point brillante et sublime, nous ne pouvons point dire la même chose des annales de ses missions. Nous avons été obligés de passer sous silence bien des faits, qui nous auraient montré l'Ordre des frères Prêcheurs dans tout l'éclat dont il brille dans l'Eglise, comme Ordre apostolique. Cependant les missions et les martyrs en Chine sous le Pontificat de Benoit XIII, forment une si remarquable partie de son histoire, que nous ne pouvons ici les passer sous silence.

Le nombre des chrétiens s'était beaucoup accru en Chine dans le cours du dix-septième siècle par les travaux des missionnaires de différents Ordres religieux, principalement des Jésuites et des Dominicains. Parmi les derniers, JeanBaptiste Morales, Dominique Navaretto, et Grégoire Lopez, Chinois de naissance, qui entra dans l'Ordre de SaintDominique, et fut le premier chinois, évêque catholique, évangélisèrent une vaste étendue de pays, dont la foi fut conservée en dépit des cruelles persécutions, que l'on faisait souffrir aux nouveaux convertis. Ce fut en 1715 que Pierre (le Martyr) Sanz mit le pied sur Je sol de la Chine, et peu de temps après, il fut fait évêque de Mauricastro, justement à l'époque, à laquelle le gouvernement méditait une nouvelle persécution contre les chrétiens. Le nombre des conversions faites par Sanz et ses compagnons fut extraordinaire et la


rage des gouverneurs du pays était excitée par le grand nombre de Chinois de haut rang, qui étaient gagnés au Christ. Mais ce qui rend plus remarquables les travaux apostoliques de lEvêque de Mauricastro, ce fut non-seulement le succès qu'il obtint dans la conversion des Chinois, mais la haute perfection a laquelle il les éleva. Le nombre des vierges chrétiennes, désireuses de se consacrer à Dieu par des vœux, était si grand, qu'il rappelait les temps de la primitive Eglise, et Sanz ne trouva pas d'autres moyens de réaliser leurs désirs, et d'imprimer un caractère durable à ces aspirations à la vie religieuse, qui s'étaient développées parmi elles, que d'établir en Chine la troisième branche de son Ordre, dont un nombre considérable de nouvelles converties demandèrent l'habit.

Ce fut le signal d'un renouvellement extraordinaire de ferveur, mais les chrétiens ne restèrent pas longtemps en paix. Au mois de juin, 1746, l'Evêque et ses quatre compagnons furent saisis, et amenés devant les tribunaux; en même temps, on arrêtait onze femmes pieuses du TiersOrdre, sous la prévention d'avoir assisté et caché les missionnaires. Les chinois, en cette circonstance, semblèrent avoir perdu leur timidité. Ils montraient l'attachement qu'ils avaient pour leurs pasteurs, par les signes de l'affection la plus extraordinaire. Ils les suivaient sur la route de Foclleu, chef-lieu de la province, baisant leurs chaînes et leurs habits, et ils ne voulaient pas être séparés de leurs pères. « Ces chrétiens, dit un des gouverneurs, honorent les Européens, comme s'ils étaient des Dieux, ou leurs propres pères. »

A Focheu, on les soumit à la torture. Les réponses courageuses, que firent les vierges chrétiennes étaient dignes des saints des premiers siècles; cinq d'entre elles, après avoir souffert d'horribles tourments, furent renvoyées dans leurs maisons; les autres furent condamnées a la cangue et à d'autres supplices, mais on épargna leur vie. Quant à l'évéque, il fut condamné a mort, comme coupable « d'avoir


perverti les âmes des hommes, » et après qu'on l'eut torturé d'une manière barbare, qu'on l'eut battu et qu'on eut lacéré son visage avec des gantelets garnis de pointes de fer, la sentence fut exécutée le vingt-six mai, 1747. Ce glorieux martyre reçut un nouveau lustre par la magnifique allocution que le souverain Pontife Benoit XIV prononça l'année suivante, dans un consistoire secret, sur la mort de Pierre Sanz. Plusieurs le regardaient comme le premier martyr de la Chine, mais le Pape releva cette erreur, en decernant cet honneur à un autre Dominicain, frère François de Capillas, qui avait souffert la mort dans le courant du siècle précédent.

Les noms des quatre compagnons de l'évêque méritent notre souvenir: c'étaient François Serrano, Joachim Royo, Jean Alcober, et François Diaz1. Quand le saint Prélat eut été condamné à mort, la même sentence fut prononcée contre les autres missionnaires, et marquée en caractères chinois sur leurs visages. On les laissa en prison pendant vingt-huit mois, à la fin desquels on les étrangla secrètement. Pendant ce temps, on dirigeait principalement la persécution contre les Tertiaires chinois, dont le nombre était fort grand. Un noble confesseur de la foi, Lin Matthias, qui appartenait à l'Ordre, avait trois filles consacrées à Dieu sous l'habit de Saint-Dominique. Ce fut en vain que les mandarins l'invitèrent à abandonner sa profession religieuse, et à marier ses filles. « Je ne renoncerai jamais à la sainte Loi de Dieu, répondit-il, et je ne marierai point mes filles, qui sont consacrées à Dieu par le vœu sacré de virginité. » C'est avec un singulier intérêt, que nous suivons l'histoire de ces frères et de ces sœurs de l Ordre, Chinois de nation, qui, par leur dévoûment et leur héroïque chanté reproduisaient les vertus de ceux dont ils portaient les noms. Une femme,

(I ; Voyez les missions Dominicaiues,dans l'extrême Orient. parle R. P.

Marie André, de l'Ordre de Saint-Dominique, de la province de l'immaculée Conception. vol. p. 177. (Notedu Traducteur )


admirable par son courage, expira au milieu des souffrances du martyre, et les sœurs du Tiers-Ordre de Lienha, où elle mourut, bravèrent tous les dangers pour entourer son lit et l'assister à ses derniers moments. Plusieurs d'entr'elles furent envoyées en exil ; d'autres furent jetées en prison et cruellement insultées.. Quelques-unes paraissent avoir vécu ensemble dans une sorte de communauté; nous le savons par une lettre d'un mandarin, chargé de diriger la persécution ; il y décrit son entrée dans une maison habitée par quatre femmes pieuses, Ursule, Lucie, Pétronille et Isabelle ; il saisit dans cette maison des livres, des tableaux, des rosaires, et. des objets, qui avaient rapport à leur « doctrine perverse. » Il est sûr que des familles entières de chrétiens convertis par les missionnaires martyrs étaient unies à l'Ordre par des liens particuliers ; nous ne savons pas comment tous ont terminé leur vie; mais quoiq ue probablement peu d'entre eux aient souffert la mort, leur souvenir doit, ce semble, trouver place à côté de celui des martyrs Dominicains en Chine.

De nos jours aussi l'Ordre a versé son sang sur le sol ingrat de ce pays. Toute la province du Tong-King Oriental peut être considérée comme une mission Dominicaine; ce fut dans cette mission que en l'année 1838, Ignace Delgado, qui avait rempli la charge de vicaire apostolique de la Province pendant quarante ans, expira en prison par suite de ses souffrances, tandis que son compagnon et son coadjuteur, Dominique Hénarez, fut décapité peu de jours après avec plusieurs religieux de son Ordre ; sept frères du Tiers-Ordre répandirent aussi leur sang pour le Christ a la même époque.

L'un d'entr'eux, Joseph Cank, âgé de soixante ans, demanda d'être mené au lieu de l'exécution avec l'habit blanc de son Ordre. Cinq autres n'étaient que novices , et comme le missionnaire de leur district ne pouvait point pénétrer dans la prison, ils lui envoyèrent leur profession dans une lettre, au mois d'août de 1 année 1839. L'expression simple de leur ferveur et de leur foi est admirable: a Nous sommes, écri-


virent-ils, tous cinq, novices du Tiers-Ordre, et nous pouvons observer souvent, sinon toujours, les jeûnes prescrits par notre règle. Nous demandons donc à notre père qu'il ait pour nous de l'indulgence, et qu'il pardonne à ses enfants.

De plus, nous demandons qu'il nous soit permis de faire notre profession selon la règle du Tiers-Ordre , et nous conjurons le Père de recevoir notre Profession, ici écrite comme si nous la faisions entre ses mains. C'est pourquoi, à l'honneur de Dieu tout-puissant, Père, Fils, et Saint-Esprit, nous, François Xavier, Dominique, Thomas, Augustin, et Etienne, en votre présence, révérend Père Jean, eu la place du Révérendissime Maître-Général de l'Ordre des frères Prêcheurs, et du Tiers-Ordre de la pénitence de SaintDominique, nous faisons profession, et nous promettons de vivre selon la règle et les constitutions du Tiers-Ordre de Saint-Dominique, jusqu'à la mort. D « N'est-ce pas un touchant spectacle, dit le Père Jandel, actuellement Général de l'Ordre, dans sa préface du manuel du Tiers-Ordre, de voir cinq jeunes gens, soumis depuis plus d'un an, à toutes les horreurs d'une cruelle captivité, s'accusant, et demandant pardon de n'avoir pas toujours observé les jeûnes et les abstinences de leur règle assez exactement? » Un grand nombre d'infidèles, emprisonnés avec ces généreux confesseurs de la foi, furent instruits et baptisés par eux, et partagèrent leur martyre, qui arriva enfin dix-buit mois après leur première arrestation. Ils furent tous étranglés, le dix-neuf décembre, 1839, pendant qu'ils invoquaient le nom de Jésus. Grégoire XVI déclara vénérables ces sept tertiaires; à l'exemple de Benoit XIV, il prononça l'éloge de ces martyrs de la persécution chinoise, dans un consistoire secret, tenu en février, 1840, et approuva l'introduction du procès de leur béatification et de leur canonisation, au mois de juin suivant; cette approbation fut confirmée par un décret, qu'il donna en 4843; il est probable qu'un jour l'Ordre de Saint-Dominique pourra rendre


à ces héroïques martyrs les plus grands honneurs de l'Eglise.

Notre tâche est presque terminée. Nous ne prétendons pas, sans doute, avoir donné dans cette notice si rapide et si imparfaite une esquisse complète de l'Ordre Dominicain ; c'est même à peine si nous avons indiqué les traces de ses plus illustres enfants ; moins que tout cela peut-être, avonsnous donné dans notre livre une idée de ce qui constitue la véritable grandeur d'un Ordre, c'est-à-dire, la nomenclature de ses Saints. Le nombre des Saints d'un Ordre, c'est là cependant la vraie mesure de sa sainteté I a Comptez, si vous le pouvez, les étoiles du Ciel, ï répondit un Pape à quelqu'un qui lui demandait le nombre des saints Dominicains.

Ils offrent une admirable variété : des hommes et des femmes de toute condition et de tout pays, tous les genres et les degrés'de sainteté, les uns connus, les autres inconnus, des saints actifs, d'autres contemplatifs, et dans tous, un zèle héroïque pour le salut des âmes, qui est le caractère propre à l'ordre de Saint-Dominique.

Outre le grand Patriarche de la famille Dominicaine, treize de ses enfants ont été canonisés : Saint Hyacinthe, saint Raymond de Pennafort, saint Pierre martyr ,saint Thomasd'Aquin, saint Vincent Ferrier, saint Antonin, saint Louis Bertrand, saint Pie V,saint Jean de Gorcum,sainte Catherine de Sienne, sainte Agnès de Montepulciano, sainte Catherine de Ricci, et sainte Rose de Lima. Soixante-treize ont été béatifiés, parmi lesquels se trouvent vingt-deux femmes. Trois des Saintes canonisées appartiennent au Tiers-Ordre, ainsi que dix-oeuf des Dominicaines béatifiées ; parmi les hommes, le bienheureux Martin Porrès et Albert de Bergame étaient Tertiaires. Les autres appartiennent aux deux premières branches de l'Ordre. Mais le chiffre, que nous venons de donner, n'est pas le nombre exact de tous ceux dont la sainteté est en honneur et populaire, et dont on fait précéder le nom du titre de Bienheureux. Il ne se passe presque pas une année, sans que la liste de nos Saints ne s'augmente, et les nouveaux


béatifiés sont en général ceux des premiers siècles, qui ont été connus et honorés comme tels dans l'Ordre.

Et l'Ordre de Saint-Dominique n'est point encore suranné ; il a subi sans doute les effets de la décadence générale des institutions religieuses dans le siècle dernier, mais aujourd'hui nous le voyons reprendre une vie et une yigueur nouvelles.

La France, qui, à une époque, a été le foyer de l'irréligion, et que la Providence semble appeler maintenant à être le foyer de la régénération catholique, a donné son sang le plus généreux à L'Ordre des Frères-Prêcheurs. La restauration de cet Ordre dans toute la pureté de sa discipline primitive, marche de pair avec les progrès de l'Eglise Catholique. Le père Lacordaire a rouvert la France à saint Dominique; c il était important, dit-il, qu'un peu de ce sang généreux coulât sous le vieil habit de Saint-Dominique, » Depuis lui, les sujets Français abondent dans les maisons religieuses de l'Ordre ; plusieurs d'entre eux jettent en ce moment sur lui un vif éclat, et le travail de sa réforme s'accomplit sous la direction d'un Maître-Général Français.

Nous ne donnerons qu'une preuve de la popularité de l'Ordre en France, c'est que cinq ans seulement après qu'il y eut reparu, le Tiers-Ordre, rétabli par le R. P. Lacordaire, comptait déjà deux mille frères, et le nombre s'en est considérablement augmenté.

Mais la France ne reparaît pas seule au banquet du saint Patriarche ; partout se montre le blanc scapulaire de SaintDominique : l'Italie, la Belgique, l'Amérique, l'Angleterre, regardent avec admiration la nouvelle naissance de cette impérissable famille, qui suit la fortune de l'Eglise, et comme elle, ne meurt jamais. Ceux qui dans le présent cherchent à découvrir l'avenir, prédisent à l'Eglise une ère de triomphe et de splendeur; il n'est pas douteux, si cette prédiction se vérifie, que 'l'Ordre des Frères-Prêcheurs aura encore une grande œuvre à accomplir. Nous ne voulons pas cependant qu'on se méprenne sur DOS paroles : en nous servant des


mots de résurrection et de restauration, nous ne faisons point allusion à un chimérique retour à des mœurs et à des manières de voir, peut-être impossibles aujourd'hui. Mais si nous avons prouvé' quelque chose dans le coup d'œil que nous avons jeté sur l'histoire des Frères-Prêcheurs, c'est que les Dominicains sont essentiellement les hommes de leur époque, et sont capables de répondre à ses besoins, non pas par des essais inutiles pour revenir à des temps passés, 'mais en adaptant leurs vastes ressources aux nécessités du temps présent.

Quelle direction l'éternelle Providence de Dieu donnerat-elle à la nouvelle vigueur de l'Eglise au milieu de notre génération nouvelle, le temps seul pourra le dire ; mais si l'Ordre des Frères-Prêcheurs doit voir reparaître sa gloire dans les derniers temps, selon la prédiction de sainte Térèse, nous sommes sûrs que l'Ordre se développera toujours, comme anciennement, dans un ferme attachement aux principes éternellement vivants de l'Eglise, et que dans tous les lieux et de quelque manière que l'Eglise poursuive sa

céleste mission, l'Ordre de S^t^DpjÏÏhw^iue combattra tou-

j onr& au premier rang.

FIN.



T;À B L È.

1

1. Naissance de saint Dominique. Sa jeunesse et sa vie à l'Université 1 IL Dominique est nommé chanoine d'Osma Sa mission dans le nord de l'Europe avec Diégo de Azévédo 6 III. Pèlerinage à Rome. Premiers travaux parmi les Albigeois. 9 IV. Dominique en Languedoc. Les miracles de Fangeaux et de Montréal. Fondation du couvent de Prouille 15 V. Diégo retourne en Espagne. Il y meurt. Dominique reste en Languedoc. Meurtre de Pierre de Castelnau, et commencement de la guerre des Albigeois. 21 VI. Proclamation de la Croisade. Simon de Montfort. Dominique parmi les Hérétiques. Ses travaux apostoliques 28 VII. Institution du Rosaire. Concile de Lavaur. Bataille de Muret. 43 VIII. Dominique commence la fondation de son Ordre à Toulouse. Concession de Foulques. Seconde visite de Dominique à Rome. Concile de Latran. Innocent III approuve le plan de l'Ordre. - Rencontre de Dominique et de François 54 IX. Retour de Dominique en France. Les Frères s'assemblent à Prouille pour choisir une règle. Esprit de l'Ordre. Quelques détails sur les premiers compagnons de Dominique. Couvent de Saint-Romain 65 X. - Troisième visite de Dominique à Rome. Confirmation de l'Ordre par Honorius Ill. Vision de Dominique à Saint-Pierre.

11 est nommé maître du Sacré-Palais. Ugolin d'Ostie 76


XI. Dominique retourne à Toulouse. Il disperse la Communauté de Saint-Romain. Son adresse au peuple du Languedoc.

- Affaires de l'Ordre dans le pays 81 XII. Quatrième voyage de Dominique à Rome. Sa manière de voyager 90 XIII. Le couvent de Saint-Sixte. Rapide accroissement de l'Ordre.. Miracles et popularité de saint Dominique. Visite des Anges. - 96 XIV. Le Monastère de Sainte-Marie in Transtevere. Dominique est choisi pour réformer la Communauté. Son succès. Etablissement des sœurs à Saint-Sixte. Napoléon est rendu à la vie. Sœur Cécile .106 XV. Affaires de l'Ordre en France. Premier établissement des Frères au couvent de Saint-Jacques à Paris. Fondation à Bologne. Caractère des maisons religieuses de l'Ordre. Etablissement des frères en Espagne et en Portugal. Frère Tancrède et frère Henri de Rome 113 XVI. Dominique à Sainte-Sabine. Vocation de saint Hyacinthe. Réginald d'Orléans. La bienheureuse Vierge lui donne l'habit de l'Ordre 123 XVII. Vie de Dominique à Rome. Son portrait. Sa manière de prier. - Son genre de vie. 130 XVIII. Attaques du démon. Légendes de Sainte-Sabine et de Saint-Sixte. , ., 138 XIX. Dominique quitte Rome. Il visite Bologne en allant en Espagne. Incidents de son voyage. Il prêche à Ségovie.

- Fondation qu'il y fait, ainsi qu'à Madrid. - Son oraison continuelle 147 XX. Retour à Saint-Romain. Dominique part pour Paris. Jourdain de Saxe. Entrevue avec Alexandre, Roi d'Ecosse. Retour en Italie. 158 XXI. Le couvent de Bologne. Effets de la prédication et du gouvernement du bienheureux Réginald. Ferveur de la communauté de Saint-Nicolas. Conversion de frère Roland et de frère Monéta. Dispersion des frères dans les cités du nord de l'Italie. Les novices du bienheurenx Réginald. Bonviso de Plaisance. Etienne d'Espagne. Rodolphe de Faënza. Réginald est envoyé à Paris. Le bienheureux Jourdain entre dans l'Ordre. Succès de Réginald. Sa mort. Traits caractéristiques de l'Ordre


XXII. - Voyages de Dominique à travers l'Italie et son retour à Rome pour la cinquième fois. - Accroissement de l'Ordre. Caractère des premiers Pères. - Entrevue avec saint François.

Faveurs du Saiiit-Siége. - Fondation de Saint-Eustorge ..181 XXIII. Premier Chapitre général à Bologne. Loi de pauvreté.

L'Ordre se répand en Europe. Dominique tombe malade à Milan. II visite Sienne. Tancrède. Voyages apostoliques - en Italie. Retour à Bologne et conversion de Maître Conrad.

Jean de Vicence. Anecdotes 186 XXIV. Hérétiques du Nord de l'Italie. Fondation du TiersOrdre. Dernière visite à Rome. Rencontre avec Foulque de Toulouse. Second Chapitre Général. Division de l'Ordre en Provinces. Le bienheureux Paul de Hongrie. Saint Pierre martyr 196 XXV. L'Ordre en Angleterre. Arrivée à Oxford de Gilbert de Fresnoy. Anglais célèbres dans l'Ordre. Walter Malclerk, Bacon et Fishacre. L'Ordre et les Universités. La Province d'Allemagne. 208 XXVI. -7 Dernier voyage apostolique de Dominique. Son retour à Bologne. Sa maladie. Sa mort. Révélation de sa gloire. - Sa canonisation et la translation de ses reliques,. 2t6 XXVII. Ecrits de Dominique. Sa défense supposée du dogme de l'Immaculée Conception. Ses portraits par Fra Angelico et le Dante. - Réflexions sur l'Ordre 227

APPENDICE.

ESQUISSE DE L'ORDRE DES FRÈRES PRÊCHEURS.

1. Progrès de l'Ordre après la mort de saint Dominique. , Missions. Une école de théologie Dominicaine s'élève. Albert-le-Grand et saint Thomas. Les universités. - Influence de l'Ordre sur le langage, la poésie, et la société. Saint Raymond de Pennafort. Influence de l'Ordre sur d'autres Ordres religieux. 236 II. Le Xl V. Siècle. Peste de 1348. Le Grand Schisme.

Sainte Catherine de Sienne. Réforme de l'Ordre. Saint Vincent Ferrier. Splendeur de l'Ordre durant cette période.

Ses Missions Etrangères. Ses Prélats. Saint Actonin. Le Concile de Bàle. Zèle de l'Ordre pour la défense du SaintSiége. - Concile de Florence. - Jean de Torquemada. 273


III. Sainte Marie nouvelle. Passavanti. Liaison de ly Réforme Religieuse et de l'art. Le bienheureux Jean Dominici.

Fondation du couvent de Fiésole. Fra Angélico. Savonarole. - Son opinion sur l'art chrétien et la littérature. Quelques mots sur sa vie. Frère Barthélémy des Martyrs à la cour de Pie IV. Artistes de l'Ordre 292 IV. Fin du quinzième siècle. Découverte de PAmérique. Premières Missions Dominicaines dans le Nouveau Monde. Barthélemy de Las-Cazas. Jérôme Loaysa. - Saint Louis Bertrand. Les îles Philippines 335 V. Seizième siècle. Renaissance des études bibliques. Zénobius Acciajoli. Giaitiniani. Sanctès Pagninus.– Sixte de Sienne. Cajétan. Scènes de la Réforme. Persécutions en Irlande. Martyrs Irlandais. Papes Dominicains. Concile de Trente. , 354 VI. Décadence de la religion au dix-septième siècle. Principaux réformateurs de l'Ordre. Sébastien Michaëlis. Antoine Lequieu. Jean-Baptiste Carré. Cardinal Howard. Massoulié. Noél Alexandre. Religieuses célèbres. Julienne Morelle. - Victoire Dolara.., 375 VII. Pontificat de Benoît XIII. Missions et martyrs en Chine.

- Saints Dominicains. - Conclusion. 387

Tournai, typ. H. Casterman.