HISTOIRE
D K S
PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES EN ESPAGNE
P.UtlS. IMP. SIMON flAÇON ET COMP., 1, RIT It'nilFUKTIl
HISTOIRE
DES
PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES 4 EN ESPAGNE
J U 1 F 5 - M 0 R E 5 - PRO T E 5T AN T 5
PAR
E: L1 RIGàUDIÈRE
PARIS LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A. BOURDILLIAT ET C 1E, ÉDITEURS Droits de Iraduclion eL de reproduction réservés.
1860
PRÉFACE
Les persécutions auxquelles les Juifs et les Mores furent en butte pendant leur séjour en Espagne, les violences inouïes qui étouffèrent les tentatives de réforme faites dans ce pays au seizième siècle, forment comme une trilogie sanglante que j'ai voulu raconter. Le récit de ces outrages à la liberté religieuse offre un des plus curieux chapitres de l'histoire de la tolérance. La tolérance! mot nouveau que
le siècle dernier eut la gloire de faire passer dans la langue française, principe saint inscrit par notre immortelle révolution dans le droit public, mais qui n'est point encore accepté sans arrière-pensée de toutes les consciences. Quand on songe aux flots de sang répandus pour la défense de ce droit imprescriptible, au souvenir de tous les martyrs qui de siècle en siècle, périrent victimes de l'intolérance, l'esprit se trouble involontairement. Qui de nous, saisi d'une sainte indignation, ne s'est parfois écrié avec le poëte : Exterminez, grand Dieu ! de la terre où nous sommes, Quiconque avec plaisir répand le sang des hommes !
C'est là, cependant, un sentiment mauvais. Rendre anathème pour anathème, seuls, les partisans des dogmes impies ont ce droit funeste. Tout appel fait à la violence est un aveu de faiblesse et d'impuissance intellectuelle. La vérité doit triompher par la discussion et non par la force.
Les Juifs, plus que tous les autres ennemis de la religion chrétienne, furent victimes de la persécu tion. A mesure que grandissait le catholicisme, et que,
s'éloignant de plus en plus du christianisme, son berceau, il devenait un dogme intolérant, détruisant par le fer et le feu les obstacles qui se dressaient devant lui, les persécutions contre les Juifs devaient redoubler. Le Juif! cet éternel ennemi du Sauveur que ses ancêtres avaient cloué sur le bois ignominieux du Calvaire. Cruel était le sort de ce pauvre Juif, objet de tous les mépris, contraint de vivre dans un quartier spécial où nul chrétien ne pouvait pénétrer, n'ayant le droit d'exercer aucune des industries des peuples libres, haï, jalousé par les populations irritées contre 'lui, traqué par les ordonnances royales, qui resserraient de-plus en plus le cercle étroit où il lui était permis de vivre. Le fanatisme montait parfois des classes populaires jusqu'au trône royal, parfois aussi de ce siège élevé où aurait dû régner la justice, s'abaissait jusqu'à ce peuple qui, à certaines époques, et comme saisi d'une fureur endémique, se précipitait dans les juderias, tuant, égorgeant; massacrant hommes et femmes terrifiés par leurs cris barbares, et laissant au feu le soin de consumer ce qui avait échappé à sa furie.
Tel fut le sort du-peuple juif pendant le moyen âge, tel surtout le sort des Juifs en Espagne. Quand parfois, avec l'apaisement de la violence et grâce à un peu d'oubli, les Juifs, à force de patience, de ruse aussi, - d'industrie et d'habiles manœuvres, étaient parvenus à conquérir un peu de fortune, les préventions populaires renaissaient, et, avec elles, les massacres et toujours le pillage. Combien d'énergie ne fallut-il pas à ce peuple sans cesse battu par l'orage pour n'être point brisé par lui ! La persécution apaisée, d'une main courageuse, il relevait son foyer à moitié dispersé, se mettait hardiment au travail, réparait les brèches faites à son industrie, toujours
ferme dans sa foi profonde, qu'il transmettait à ses enfants comme le plus précieux héritage. Qui ne serait ému de respect en lisant cette histoire? Il s'agit ici d'un peuple qui, retiré au fond de ses juderias, vit de la vie de famille, offrant les meilleurs exemples, et conserve au fond du cœur, comme dans un saint tabernacle, les Tables de la loi. Toujours prêts à venir au secours de leurs frères malheureux, ils ne formaient qu'une seule famille, de jour en jour plus intimement resserrée par les souffrances et les persé-
cutions. Vous sentez-vous le courage de reprocher à ce peuple son amour de l'or, le seul bien dont la possession ne lui fût pas interdite, et qui représentait pour lui les joies de la famille, et ne craignesvous pas, vraiment, qu'il retombe sur les persécuteurs, l'anathème que vous lancez contre les victimes?
Ce n'est que justice de dire avec un historien moderne : « Les usures des Juifs nous paraissent être l'argument le plus fort que l'on puisse diriger contre eux. Cette accusation est générale, et ce n'est pas le - produit du fanatisme religieux. Cette unanimité n'est pas aussi imposante qu'on pourrait le croire au premier coup d'œil. Rappelons-nous que l'accusation d'usure fut intentée contre les Juifs dans ces temps d'ignorance où les peuples et les gouvernements ho noraient le commerce de leurs dédains et tournaient leur animosité contre ceux qui cultivaient ce champ fertile. Les Juifs mirent à leur argent un prix trop élevé : la concurrence pouvait seule le faire baisser.
Transportez la scène à quatre ou cinq siècles en arrière et vous verrez qu'on appelait alors du mot grossier d'usure ce qu'on appelle aujourd'hui cours
du change, intérêts composés, hausse ou baisse des effets publicsl. » Quels que soient, du reste, les torts qu'aient pu avoir les Juifs, ils n'ont été que trop expiés. Lorsque, cédant aux conseils les plus funestes, les rois catholiques ordonnèrent à ce peuple de recevoir le baptême ou de quitter un pays que, pendant tant d'années, il s'était habitué à regarder comme une patrie d'adoption, ce peuple offrant le plus admirable exemple de fidélité religieuse, part résigné à tous les sacrifices, et va chercher à l'étranger le droit d'adorer en paix le Dieu de ses pères. Noble et touchant exemple qui parle plus éloquemment encore à notre époque de scepticisme universel, et permet de ne pas désespérer de la nature humaine, capable de si grands sacrifices.
Je veux aller au-devant d'une objection qui pourrait être faite avec un prétexte spécieux contre le titre de ce livre : Histoire des persécutions religieuses. Ne voyez-vous pas, dira-t-on, que le catholi-
1 Les Juifs d'Occident, par Arthur Beugnot, un vol. in-8°. 1824.
Discours préliminaire, p. 45, 46.
cisme (puisqu'il faut parler franchement) est loin d'être persécuteur; il est lui-même persécuté. Je ne dirai point que cette situation nouvelle ne saurait exciter de Kien vives répulsions chez les amis de la liberté, et que le catholicisme a trop longtemps été persécuteur pour inspirer, dans ses infortunes, la sympathie qui s'attache aux victimes du despotisme. Non, ceux qui aiment sincèrement la liberté se sentent frappés au cœur des blessures faites à la liberté même dans la personne de ceux qui se sont montrés le plus indignes d'elle. Mais n'est-ce pas hier encore que l'affaire Mortara soulevait l'indignation générale? Le catholicisme a-t-il cessé de régner dans les cœurs? Ne jouit-il pas toujours en fait d'une suprématie contre laquelle lutte vainement le souvenir des principes de liberté et d'égalité que la Révolution de 1789 a inaugurés dans le monde? Que dis-je, par des calculs que réprouve toute âme honnête, ceux-là mêmes qui, pendant tant d'années ont proclamé la déchéance intellectuelle et morale du catholicisme, sont les premiers à s'incliner devant sa puissance. Et cette comédie que l'on a tant reprochée à un philosophe contemporain, de tirer son
chapeau à l'erreur, ce sont les plus sincères amis de la liberté qui s'en font les principaux acteurs.
Je le demande aux plus intrépides champions du temps présent, sont-ils bien sûrs que l'avenir ne viendrapas détruire nos plus précieuses conquêtes? Tous les progrès que le monde moderne doit à plusieurs siècles de luttes et de souffrances pourraient être perdus en un seul jour. Que faudrait-il pour atteindre un si triste résultat? La volonté ou le caprice d'un seul homme.
Le même Louis XIV, qui, dans sa jeunesse, infligea un châtiment humiliant au souverain pontife, pour n'avoir pas respecté l'ambassadeur de la France, le même Louis XIV, qui, pendant la période glorieuse de son règne, lutta contre les envahissements des doctrines ultramontaines et opposa à leurs flots toujours croissants les digues de la Déclaration de 1682,
devait, dans sa vieillesse, en proie aux terreurs religieuses, et pour faire sanctionner par le clergé son mariage avec madame de Maintenon, donner à la France une nouvelle édition de la Saint-Barthélemy par la révocation de l'édit de Nantes. La France, déshonorée par ses violences, aux yeux de l'étranger,
devait, en un seul jour, perdre trois cent mille de ses plus laborieux habitants et ruiner son industrie naissante.
Sachons profiter des enseignements de l'histoire.
Interrogeons le passé, afin de lui demander des leçons pour l'avenir. Mably l'a dit excellemment : « C'est parce qu'on dédaigne par indifférence, par paresse ou par présomption de profiter de l'expérience des siècles passés, que chaque siècle ramène le spectacle des mêmes erreurs et des mêmes calamités. De là ces vicissitudes, ces révolutions capricieuses et éternelles auxquelles les états semblent être condamnés. Nous faisons ridiculement et laborieusement des expériences malheureuses, quand nous devrions profiter de celles de nos pères1. »
Quant à l'esprit dans lequel ce travail a été conçu, est-il besoin de dire que l'amour de la tolérance et la haine de tout fanatisme ont pu seuls m'inspirer?
Écrivant en dehors de tout esprit de secte, j'ai maudit la violence partout où je l'ai rencontrée,
1 De l'étude de l'histoire. Œuvres complètes, t. XII, p. 12 et 1 Londres, 1789,. in-8.
me sentant le cœur plein de sympathie pour ceux qui souffraient et l'âme émue d'admiration pour les nobles victimes de croyances qui ne sont pas les miennes.
A une génération qui, lasse des efforts qu'ont faits nos pères, et à l'ombre des bienfaits conquis par eux, s'endort dans le calme de l'indifférence et le dédain de toute pensée virile, j'ai cru qu'il n'était ni sans intérêt ni sans profit pour elle de montrer par quels efforts sans cesse renouvelés et par quels courageux martyrs Ion dogme immortel a été conquis, ô sainte tolérance !
DES SOURCES DE CETTE HISTOIRE
11 appartenait aux écrivains de l'Espagne contemporaine de raconter l'histoire des. Israélites et des Mores pendant leur séjour dans ce pays, ainsi que les tentatives de réformes faites dans le seizième siècle. C'était là une faible et tardive réparation réservée à ces victimes de l'intolérance.
En 1847, M. Adolfo de Castro publiait à Câdiz,
sous le titre de Historia de los Judios en Espana, un petit volume rempli de faits très-curieux et qui se recommande par les sentiments les plus libéraux et une haine vigoureuse de la violence. L'année suivante, un savant professeur de l'Université de Madrid, membre de l'Académie de l'Histoire, faisait paraître, sur le même sujet, un très-important travail intitulé Estudios his i Óricos, politicos y literarios sobre los Judios de Espana 1. Le livre de M. Amador de los Rios est une étude complète des Juifs de la Péninsule au point de vue historique et littéraire. C'est un excellent ouvrage, que devront consulter avec soin tous ceux qui voudraient se faire une idée exacte de la situation de ce peuple pendant son séjour en Espagne. Quoique plusieurs des opinions de l'auteur sur les motifs qui décidèrent les Rois catholiques à établir l'inquisition ne doivent pas être acceptées sans réserve, ce livre témoigne d'une intelligence rare et de sentiments élevés. Je dois consigner ici, avec l'expression de reconnaissance que m'a inspirée
1 J'ai rendu compte de cet ouvrage dans la Libre Recherche, numéro de mars 1859.
cette lecture, l'aveu de l'utilité qu'ont eue pour moi' les deux ouvrages de MM. de Castro et Amador de los Rios, auxquels j'ai fait plus d'un emprunt, contrôlant, l'un par l'autre, les documents qu'ils me fournissaient. Ces deux historiens ont un avanLage auquel je ne pouvais prétendre, celui d'avoir eu accès dans toutes les bibliothèques de l'Espagne,- et je ne pense pas qu'il soit possible d'ajouter aux découvertes faites sur les Juifs par M. Amador, et dont il a enrichi un livre qui est le résultat de plusieurs années d'études.
Pour ce qui concerne l'histoire des persécutions dirigées contre les Mores, j'ai consulté avec fruit un ouvrage publié en Espagne, dans ces dernières années, sous le titre de Condition social de los Moriscos de Espnna, par don FLORENCIO JANER (Madrid, 1857). C'est un très-intéressant mémoire sur les causes de l'expulsion des Morisques et les conséquences qu'elle a produites dans l'ordre économique et politique. Ce livre qui, dans le concours ouvert en 1857 par la Real Academia de la Historia de Madrid, a obtenu la seule récompense qu'on ait jugé à propos de décerner, mérite la distinction qu'a
reçue l'auteur. C'est surtout par l'importance des documents que se recommande cet ouvrage, et l'on voit que M. Janer a pu consulter à loisir le riche dépôt d'archives de Simancas. Il me faut encore nommer parmi les travaux qui m'ont été d'un grand secours l'intéressante Histoire des Mores mudejares et des MORISQUES ou des Arabes d'Espagne, du comte Albert de Circourt (3 vol. in-8°. Paris, 1844). J'ai plus d'une fois mis à contribution cet excellent livre.
Enfin tout ce qui a rapport à l'histoire de la réforme en Espagne est résumé d'après l'ouvrage que M. Adolfo de Castro, auquel on était déjà redevable de travaux sur les Juifs de ce pays, a publié sous le titre de
Historia de los protestantes espanoles y de su persecucion por Felipe II (Cádiz, 1851). C'est une excellente
étude, remplie de recherches très-intéressantes sur cet important sujet) et écrite avec la verve et la passion qui distinguent ce publiciste, l'un des esprits de la Péninsule les plus sincères et les plus complètement dégagés de tous préjugés. Sur ma demande, l'auteur de ce savant ouvrage a eu l'obligeance de m'envoyer quelques notices inédites sur des protestants dont il h'avait pas fait mention. Qu'il reçoive ici l'expression
de ma vive reconnaissance. Puisse ce travail ne pas lui paraître indigne de sa sympathie ! A défaut d'autre mérite, il y trouvera, je l'espère, la preuve de sentiments libéraux, et avec la haine profonde de l'intolérance le respect de toutes les opinions sincères.
HISTOIRE
DES
PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES EN ESPAGNE
LES JUIFS D'ESPAGNE
1
Arrivée des Juifs en Espagne. - La période fabuleuse. - L'archisynagngue de Tolède et la .condamnation de Jésus.– Leltres écrites à ce su jet.
- Réponse du président de la synagogue de Jérusalem.
L'histoire des Juifs en Espagne n'a pas échappé aux légendes el aux traditions fabuleuses qui entourent le berceau des peuples. Jetons un coup d'œil sur ces récits que la science historique doit repousser, mais où se complaisent la vanité et le désir d'antiquité qui tourmentent toutes les nations. Si l'on en croit quelques écrivains, Nabuchodonosor, roi de Babylone, après avoir renversé les murailles de Jérusalem et mis en captivité le peuple juif, pour-
suivit le cours de ses conquêtes et détruisit Tyr, l'Egypte et les villes situées sur les rivages de l'Afrique. Bientôt, pour se venger des Phéniciens qui avaient donné des secours aux habitants de Tyr, ce monarque porta la guerre sur le terriloire de l'Espagne. Il soumit les habitants de cette contrée, où il laissa un' certain nombre de Juifs qui avaient suivi ses armées. Ce furent ces Israélites qui jetèrent les fondements de Tolède, de Séville et des plus anciennes villes de la Péninsule.
Cette tradition doit être rejetée. Tertullien , Eusèbe de Césaréc, saint Clément d'Alexandrie, qui parlent des conquêtes et des navigations entreprises par Nabuchodonosor dans la Libye et dans toute l'Asie, jusqu'en Arménie, ne disent pas un mot de cette prétendue conquête de la Péninsule ibérique par le monarque assyrien. Lors même que des armées de Nabuchodonosor seraient venues dans ce pays, elles n'auraient point amené d'Israélites avec elles, tant était grande l'animosité qui divisait ces deux peuples. Il est contraire à toute vraisemblance de supposer que, victorieux, Nabuchodonosor eût laissé ses ennemis les plus acharnés jouir en paix d'un pays dont il se serait rendu maître au prix des plus prodigieux efforts.
Rejetons également la légende qui fait venir les Juifs en Espagne à la même époque avec leur capitaine Pyrrhus.
Ils auraient, dit-on, fondé des établissements en deux contrées, l'une appelée Toledo et l'autre Lucina ou Lucena. On va même jusqu'à faire dériver le nom de Tolède, en espagnol Toledo, du mot hébreu toledot, qui signifie génération.
Un historien sérieux1 allègue que, lorsque les Juifs
1 Tomas Tamayo de Vargas, Novedades anliguas de Toledo. Madrid) 1624.
furent conquis par les armées de Nabuchodonosor, ceuxci avaient déjà établi des synagogues dans les principales villes de l'Espagne. La plus importante de toutes était celle de Tolède. Il ajoute que, lors de la condamnation de Jésus au supplice de la croix, les scribes et les pharisiens, qui, dans les circonstances solennelles, étaient dans l'usage de consulter les synagogues de l'univers entier, adressèrent des lettres à l'archisyuagogue de Tolède. On a, dit cet écrivain, la lettre même écrite par eux, et ce document, dont l'authenticité ne peut pas être soutenue, ne laisse pas d'être fort curieux. Les Juifs de Tolède se montrèrent tolérants et refusèrent de souscrire à la condamnation qui frappait le Nazaréen. Quant aux autres Juifs de l'Espagne, ils approuvèrent la terrible sentence. La lettre dont nous avons parlé fut, dit-on, trouvée à Tolède, lorsque Alonso VI enleva cette ville aux Maures. Écrite en langue hébraïque, cette lettre fut traduite en arabe par l'ordre d'un savant roi more nommé Galifre. A son tour, Alonso VI la fit transcrire dans l'idiome castillan de l'époque, et elle fut conservée, jusqu'en 1494, dans les archives de la ville de Tolède. Lors du décret d'expulsion, les Juifs, en quittant l'Espagne, emportèrent le curieux document. Voici la traduction de cette lettre faite sur le texte espagnol du temps d'Alonso VI :
« Levi, archisynagogne, et Samuel, et Joseph, hommes bons de la synagogue de Tolède, à Éléazar, très-grandprêtre, et à Samuel Canut, et Anne, et Caïphe, hommes bons de l'aljama de la Terre sainte, salut dans le Dieu d'IsraëL
« Azarias, votre homme, maître dans la loi, nous a remis les lettres que vous nous avez envoyées, par lesquelles
vous nous faites savoir comment va l'affaire du prophète de Nazareth , que l'on dit faire de nombreux miracles. Il n'y a pas longtemps, passa dans cette ville un certain Samuel, fils d'Amasias, et il parla avec nous, et il nous raconta beaucoup de bontés de cet homme, Qui, dit-il, est un homme humble et doux, et parle avec les pauvres ; qu'il fait à tous le bien, et qu'en faisant mal à lui, qui ne fait de mal à personne, et que c'est un homme fier avec les superbes et les hommes méchants, et que vous, méchamment , l'avez pour ennemi, quand lui en face vous découvre vos péchés; car, puisque vous faites cela, vous avez mauvaise volonté, et nous demandons de dire en quelle année, mois et jour, cet homme est né, et que vous nous disiez que nous nous sommes trompés lorsque le jour de sa nativité furent vus, dans ces contrées, trois soleils qui, peu à peu, finirent par n'en plus former qu'un seul. Et comme nos pères regardèrent ce miracle, armés, ils dirent que bientôt naîtrait le Messie, et que, par bonheur, il était déjà né. Regardez, frères, s'il est déjà venu et que vous ne l'ayez point aperçu. Le susdit homme racontait aussi que son père lui avait appris que certains mages, hommes de beaucoup de science, vinrent pour sa nativité dans la terre sainte, en cherchant le lieu où l'enfant saint était déjà né, et qu'Hérode, votre roi, considéra et mit en dépôt près d'hommes savants de la ville, et s'informa d'où naîtrait l'enfant dont se préoccupaient les mages. Et ceux-ci répondirent : Dans Bethléem de Juda, ainsi que Micheas de Pergino le prophétisa, et ces mages dirent qu'une étoile d'une grande clarté les conduisit de loin à la terre sainte. Prenez garde que ce ne soit cette prophétie : Les rois chanteront et marcheront dans la clarté desanativité. De même, prenez garde, ne persécutez pas celui que vous serez obligé d'honorer beaucoup et de recevoir
de bon gré, mais faites ce qui vous semblera conforme à la raison. Nous vous disons que ni par notre conseil, ni par notre arbitre, nous ne consentirons à sa. mort ; car, si nous faisions cela, bientôt se dresserait contre nous la prophétie qui dit : Ils se réuniront de concert contre le Seigneur et contre son Messie. Et nous vous donnons ce conseil, encore que vous soyez des hommes de muette sagesse, que vous ayez un grand soin sur un si grand événement, parce que le Dieu d'Israël, fâché contre vous, nous détruira la seconde demeure de votre second temple; car vous êtes certain qu'il doit être détruit, et, pour cette raison, nos ancêtres, qui sortirent de la captivité de Babylone, ayant pour leur capitaine Pyrrhus ,̃ envoyé par le roi Cyrus, en amenant avec nous de nombreuses richesses, qu'il emporta de Babylone la soixante-neuvième année de la.captivité, furent accueillis à Tolède par des gentils qui y demeuraient, et ils bâtirent une grande synagogue , et ne voulurent pas retourner une autre fois à Jérusalem. De Tolède, le quatorzième jour du mois Nizan, dix-huitième année du règne de César et la soixante et onzième d'Auguste Octavien. »
Il est inutile de faire ressortir l'invraisemblance de ce document écrit « dans un langage barbare, mélange confus d'espagnol ancien et moderne, avec un peu de portugais et de gallicien. » Cependant le P. Quintana Duefias, dans une œuvre posthume, écrite en langue latine et qui porte le titre de Singularia, adopte cette tradition et il ajoute à ce sujet : « Je ferai remarquer toutefois que, si quelqu'un prouvait qu'il descendait des Hébreux qui ne donnèrent en aucune façon leur consentement à la mort du Christ, s'il est prouvé qu'il s'y soit opposé et que depuis la publication de la loi de grâce il ne soit point tombé une seconde fois dans le
judaïsme, on pourra l'admettre dans les ordres et dignités ecclésiastiques. Et non-seulement dans les ordres religieux, mais aussi dans les ordres militaires dont l'accès est interdit, par les statuts, à tous ceux qui descendent d'un lignage juif 1. »
Il existe encore une autre tradition apocryphe relativement aux Juifs d'Espagne. Dans l'année 55 de l'ère chrétienne, les Israélites de ce pays envoyèrent à Jérusalem deux messagers nommés Atanasio et José chargés, au nom des Juifs de Tolède et de l'Espagne tout entière, de protester de vive voix et de s'opposer par tous les moyens en leur pouvoir aux volontés des Scribes et des Pharisiens.
Enfin, lors du crucifiement de Jésus, l'archisynagogue de Tolède envoya une seconde ambassade à la mère du Sauveur ainsi qu'à Pierre pour qu'ils enseignassent à leurs messagers la foi du Christ. Ce fut à cette occasion qu'Éléazar, qui présidait la synagogue des Juifs espagnols à Sion, écrivit à ses coreligionnaires de Tolède pour leur faire savoir que c'était par les machinations d'Anne et de Caïphe que Jésus était mort sur la croix. Il leur annonçait aussi que l'Espagne allait recevoir dans son sein un disciple de la nouvelle religion chargé d'en prêcher les doctrines : c'était Jacques, fils de Zébédée, qui fut, on le sait, le premier apôtre chrétien envoyé dans ce pays.
Voici la lettre adressée aux Juifs de Tolède :
LETTRE D'ÉLÉAZAR A LA SYNAGOGUE DE TOLÈDE.
«' Eléazar, archisynagogue ou président de la synagogue et population espagnole à Jérusalem, et les anciens de
1 Voici le texte exact du livre du P. Quintana: Singularia moralis theologiæ ad quinque præcepta Ecclesiæ necnon ad ecçlesiasticas censuras et pœnas; opus posthumum, Madrid, 1652.
son conseil à Lévi, archisynagogue de Tolède, et aux anciens Samuel et Joseph, salut dans le Dieu d'Israël.
« Sachez, mes frères, que dans cette ville de Jérusalem prêche un homme juste appelé Jésus de Nazareth ; lequel fait de nombreux miracles, ressuscite les morts, guérit les lépreux, donne la vue aux aveugles, redresse les boiteux et rend l'usage des membres aux paralytiques. C'est un-hemme bienfaiteur de tous, humble, doux, miséricordieux, sérieux et beau plus que tous les enfants des hommes, agréable dans ses paroles, puissant dans les œuvres et dans toutes ses actions; il surpasse les autres hommes. Beaucoup le vénèrent comme le Messie. Jean, fils de Zacharie, homme saint, nous l'a montré du doigt, en disant : Celui-là est l'Agneau de Dieu. Pour nous, nous n'avons pas voulu consentir à sa mort que complotèrent Anne et Caïphe et les princes des prêtres. Et aussi nous vous intimons l'ordre que ni vous ni ceux des douze tribus qui habitent l'Espagne vous ne donniez votre consentement à une action si sacrilège. Souvenez-vous d'Aman, qui ordonna de faire périr par l'affreux supplice du gibet nonseulement nos ancêtres, mais encore un grand nombre d'Hébreux disséminés dans diverses provinces ; et à la fin Dieu voulut que ce fût lui qui pérît sur le gibet préparé pour notre père Mardochée. Nos pères reçurent des lettres d'Artaxerxès, et par elles ils apprirent à l'instant que dans un temps très-court devaient s'accomplir les semaines de Daniel, dans lesquelles le juste devait mourir. Souvenezvous également que nos pères furent avertis par Daniel, quand il fut à Babylone, d'où par son ordre et sa volonté ils vinrent en Espagne. Celui-ci leur prophétisa la mort du juste, le motif pour lequel devait être détruit le temple de Jérusalem, et que Jérémie et d'autres prophètes pensaient
mal des Juifs qui restaient à Jérusalem, ne voulant pas venir en Egypte avec Jérémie, tandis qu'ils parlaient avec éloges des bons Juifs envoyés par Dieu en Espagne. Enfin je vous prie, si des Juifs de Jérusalem arrivent avec des lettres et vont bientôt en Espagne, de ne pas les recevoir.
Si par hasard vous les recevez, que ce ne soit seulement que Jacques, fils de Zébédée, homme bon et disciple du Christ crucifié qui (ainsi que l'annoncent ses disciples) est déjà ressuscité. Recevez-le avec empressement, ainsi que tous les autres disciples des apôtres. Dieu vous garde! »
« Dans Jérusalem le cinquième jour du mois de Nizan. »
A l'époque de la domination romaine en Espagne, les Juifs connaissaient peu les contrées de l'Occident et restaient étrangers aux événements qui s'y accomplissaient.
Éloignés des pays voisins de la mer, ne voyageant pas même pour faire le commerce, les Israélites n'éprouvaient pas le moindre désir de visiter des contrées nouvelles.
Aussi ne connaissaient-ils que les peuples qui étaient leurs voisins. Quand ils apprirent les exploits des Romains, lorsqu'ils surent que ceux-ci avaient trouvé dans le cœur de l'Espagne des mines d'or et d'argent aussi nombreuses qu'importantes, les Juifs envoyèrent aux vainqueurs des messagers pour les féliciter de leurs conquêtes et faire amitié avec des peuples aussi puissants. Les Israélites chargés de cette ambassade s'en allèrent directement à Rome, mais aucun d'eux ne s'établit dans la capitale du monde. C'est ce qu'affirment Flavius Josèphe et Justin.
Quoique très-voisins de la Grèce, les Israélites ne voyagèrent pas non plus dans cette contrée ; on ne trouve, dans les historiens de ce pays, nulle trace de leur passage.
Lorsque, grâce aux dissensions d'Aristobule et d'Hir-
canus, le grand Pompée prit Jérusalem et rendit la Judée tributaire de Rome (l'an 65 avant J. C.), quelques Israélites vinrent à Rome. Un -plus grand nombre fut conduit bientôt par Gabinius et Crassus. C'est ce qui explique pourquoi il se trouvait alors à Rome tant de Juifs qui prêtèrent à Pompée un concours actif dans les guerres que ce dernier soutint contre Jules César.
L'empereur Auguste accorda sa protection aux Hébreux.
Il leur permit de vivre dans un quartier séparé de Rome sur la rive opposée du Tibre. Ce fut le premier asile que les Juifs eurent en Europe. Toutefois Tibère retira l'autorisation accordée par son prédécesseur et expulsa les Juifs de la ville de Rome. Les consuls levèrent parmi le peuple quatre mille hommes de troupes qui furent expédiés en Sardaigne. Ceux qui se refusèrent à prendre les armes furent punis de mort.
il
Les Juifs pendant leur séjour en Espagne. Le concile d'illiberis (300501). Invasion des Goths en Espagne. Le quatrième concile de Tolède. Serment contre les Juifs imposé à tout roi d'Espagne en montant sur le trône.–Pétition adressée par les Juifs au roi Rekeswinlh pour ne pas manger de la chair de porc. Conspiration juive découverte sous Egiza. - Mémoire présenté pour demander l'expúlsion des Juifs de l'Espagne. Les Juifs prennent parti pour les mahométans commandés par Muza et Thareck (711).
Abandonnons le domaine des conjectures et entrons dans l'histoire. À quelle époque faut-il placer l'arrivée des Juifs en Espagne? Si l'on en croit Strabon, qui vécut sous
Auguste et sous Tibère, les Juifs arrivèrent en Espagne lors de leur dispersion sur toute la terre. Il est du moins incontestable qu'après la destruction de Jérusalem par Titus un grand nombre d'Hébreux se réfugièrent dans cette contrée. C'est ce qui résulte du quarante-neuvième canon du concile d'Illiberis célébré dans les années 500 et 501 et qui est ainsi conçu : « On avertit les maîtres des propriétés de ne pas permettre aux Juifs de bénir les fruits que Dieu leur donne, pour ne pas rendre notre bénédiction superflue. »
C'est aussi une preuve de mépris qu'avaient pour les Juifs, dès cette époque, les prêtres chrétiens de l'EspagneLe même concile allait jusqu'à interdire tout rapport avec les Israélites.
« Le clergé ou fidèle qui mangera avec les Juifs devra être éloigné de la communion pour qu'il se corrige. »
Grâce à l'invasion des Goths en Espagne, les Israélites accoururent en foule dans cette contrée. Habiles, dissimulés et toujours prêts à prendre le parti du vainqueur, ils se consacrèrent à l'étude des sciences les plus utiles à l'usage de la vie. Dans la crainte qu'ils ne vinssent à dominer un jour, le troisième concile de Tolède interdit aux Juifs l'accès des emplois publics, ainsi que le droit de prendre parmi les chrétiennes des femmes, des maîtresses ou des esclaves. On les obligea de vivre désormais dans des quartiers séparés qui reçurent le nom de juderias (juiveries). Le quatrième concile de Tolède ordonna « d'enlever les enfants à leurs pères pour les instruire dans la religion chrétienne, » tout en accordant la réserve dérisoire « que les Juifs ne devaient pas être contraints de croire par force. » Les Israélites, indignés de ces persécutions, se révoltèrent et, dans l'année 620, Sisebut, à l'instigation de l'empereur de Constantinople, lança un
édit qui forçait les Juifs de quitter la Péninsule ou d'embrasser la religion chrétienne. Ceux qui se refusaient de recevoir le baptême, frappés de peines infamantes, telles que la décalvation 1, le fouet ou l'exil, voyaient leurs biens confisqués. Un grand nombre d'entre eux abandonna l'Espagne et se réfugia dans la partie de la Gaule qui était encore au pouvoir des Francs. Plus de quatre-vingt-dix mille se convertirent, ou du moins consentirent à recevoir le baptême pour échapper à la persécution ; mais, à la mort de Sisebut, ces nouveaux catéchumènes s'empressèrent de revenir à leur première religion 2.
Le sixième concile de Tolède, célébré en 655, se montra moins cruel à l'égard des Israélites. Il défendit « qu'on les contraignit à croire par force, excepté ceux qui avaient reçu le baptême du temps du roi Sisebut. » Mais, bientôt ramenés par la tendance naturelle de l'époque à l'intolérance, les pères du concile déclaraient « que les enfants des Juifs devaient être séparés de leurs parents, lorsque ceux-ci voudraient les circoncire et même dans tous les cas, pour qu'on les élevât dans la foi chrétienne ; que le juif baptisé n'aurait aucun commerce avec les Juifs infidèles sous peine du fouet et de l'esclavage, et enfin que les Juifs seraient exclus de tous les emplois. »
Dans l'année 657, on remit non-seulement en vigueur les canons des conciles précédents contre le peuple juif, mais on décida que « désormais aucun roi ne serait mis en
1 La décalvation était un supplice atroce qui consistait à arracher les cheveux ainsi que la peau du crâne.
2 Il faut dire, à la louange de l'historien saint Isidore, qu'en racontant les violences de Sisebut à l'égard du peuple juif il blâme fortement ce monarque : « Sisebut, dit ce chroniqueur, n'agit pas, dans son zèle pieux, selon la sagesse, et contraignit par la violence ceux qu'il fallait persuader par le raisonnement. »
possession du trône sans qu'il eût expressément juré de ne point favoriser les Juifs et de ne pas même permettre à quiconque ne serait pas chrétien de vivre librement dans le royaume. i) Dix-sept ans après cet édit, les Israélites adressèrent au roi Rekeswinth une pétition pour obtenir l'autorisation « de ne pas manger de la chair de porc, et cela parce que leur estomac, qui n'était pas accoutumé à cette viande, ne pouvait la supporter. » Ils affirmaient que ce n'était point par scrupule de conscience, et ils s'offraient, pour preuvede leur bonne volonté, à manger des mets préparés avec cette viande. » On leur accorda l'autorisation qu'ils avaient demandée.
Les canons du seizième concile de Tolède, tenu en 695, donnèrent aux Juifs convertis le droit d'entrer dans toutes les carrières de l'État dont ils étaient précédemment exclus. Egiza voulut de plus que ceux d'entre eux qui embrasseraient le christianisme fussent regardés comme nobles et qu'on les exemptât de tous tributs. Une conspiration fut découverte , qui répandit la terreur parmi la population chrétienne de l'Espagne. Les Juifs avaient, ainsi que nous l'avons dit, obtenu par les décrets du seizième concile que ceux qui se convertiraient pourraient être admis aux emplois publics et jouir des privilèges mêmes de la noblesse. Un grand nombre d'entre eux avaient, dans ce but, feint d'abjurer. Leur haine contre le catholicisme n'en persistait pas moins. Tous ceux des Israélites qui, grâce aux persécutions, avaient dû quitter l'Espagne, s'étaient réfugiés dans la Tingitane, où, moyennant un impôt modéré, ils trouvaient un asile hospitalier. Les Juifs d'Espagne s'entendirent avec leurs coreligionnaires de ce pays et cherchèrent à livrer aux Arabes la Péninsule, à condition qu'on leur assurât le droit de professer libre-
ment leur religion. Egiza découvrit le complot. Dans le dix-septième concile de Tolède, ce monarque fit présenter un mémoire sur l'impérieuse nécessité de chasser les Juifs de l'Espagne. C'était le seul moyen de les empêcher de mettre leur projet à exécution. Les prélats espagnols décidèrent que tous les Israélites seraient vendus comme esclaves et que tous leurs biens seraient confisqués. On leur enleva les enfants dès l'âge de sept ans pour les élever dans la foi chrétienne. Witiza, qui succéda à son père Egiza, fut plus bienveillant pour les Israélites et leur accorda même sa protection. Le concile convoqué sous le règne de ce roi révoqua tous les décrets portés contre les Juifs ; aussi les écrivains ecclésiastiques n'ont pas voulu reconnaitre la légalité de ce concile, qui ne se contenta pas de donner la liberté de conscience aux Israélites, mais alla même jusqu'à prétendre réformer les mœurs dissolues du clergé de l'époque. Tentative bien criminelle et digne des temps modernes !
Rodrigo gouvernait depuis deux ans à peine lorsque les armées mahométanes, commandées par Muza et Thareck, se précipitèrent en Espagne. Les Juifs, haineux et vindicatifs par suite de tant de mauvais traitements, livrèrent les villes aux assaillants, et, trop inégale en force, l'Espagne dut succomber (26 juillet 711).
III
L'Espagne sous la domination musulmane.-Les Juifs sont traités avec sympathie par les Mores. Privilége donné aux Mozarabes par Alonso VI. - La charte de Sépulveda. - Massacres de Tolède (1108).
Alonso X le savant; il protège les Israélites; reconnaissance de ces derniers, - Le Fuero viejo de CasLille. - Les Tables Alphonsines et les savants juifs. Heureux effets de la tolérance d'Alonso.
La haine des Juifs pour les chrétiens n'avait point été aveugle, et leur sympathie pour les Mores ne les trompait pas. Avec la domination musulmane commence, pour ce peuple si longtemps proscrit, une ère nouvelle. La religion de l'Islam se montra plus bienveillante à leur égard que ne l'avait été le catholicisme. Persécutés comme eux la veille, les mahométans virent dans les Israélites-des frères malheureux et firent cesser la proscription dont ils étaient frappés. Grâce à la merveilleuse activité dont ils sont doués, les Juifs imprimèrent une impulsion très-grande au commerce. A une époque où la guerre était la seule occupation du peuple espagnol, le commerce tout entier passa entre les mains des Israélites, et les industries les plus importantes furent également exercées par eux. De là, chez les chrétiens, une jalousie sourde qui grandit peu à peu jusqu'à la haine. Les Israélites se consacrèrent également à l'étude des sciences : les progrès qu'ils firent dans cette partie furent bientôt tels, que la sotte crédulité de ces temps les accusait d'être sorciers et nécromants.
Comme tels, dans l'année 845, on brûla un grand nombre de Juifs. Quant au mépris qu'ils inspiraient, il suffit pour en avoir une preuve de consulter le privilège donné en 1091 auxMozarabes par le roi don Alonso VI. Une des clauses autorisait ces derniers, en cas de vol ou de meurtre, à l'égard d'un Juif ou d'un More, à ne payer que la cinquième partie de l'amende ordinaire. Et cependant ce monarque, qui conquit Tolède, accorda aux Israélites ainsi qu'aux Arabes, qui se trouvaient en très-grand nombre dans sa nouvelle capitale, le droit d'exercer paisiblement leur religion et de se régir d'après leurs lois spéciales. Us furent même déclarés admissibles aux emplois publics. Mais l'intolérant Grégoire VII crut devoir s'élever .contre les privilèges donnés aux Juifs et la bienveillance dont ils étaient l'objet 1.
Dans la charte de Sepulveda, accordée quinze ans auparavant par le mêmeAlonso, le prix à payer, pour le meurtre d'un Juif, était de cent maravédis. Quant au Juif homicide, il était puni de la peine de mort, ses biens confisqués, et un châtiment était infligé à ses enfants et à toute sa famille. Le fuero de Najera, accordé également par le même roi, en 1076, punissait tous ceux qui se rendaient coupables d'homicide à l'égard des Juifs aussi sévèrement que lorsqu'il s'agissait d'un crime contre les gentilshommes et les moines.
Au mois d'août de l'année 1108, des massacres terribles eurent lieu à Tolède contre les Israélites. Le peuple se précipita furieux dans le quartier juif, pillant, saccageant et mettant tout à feu et à sang. Les synagogues furent envahies par une populace ivre de rage, et les rab-
* Voir Epist. xxxiv, p. 1183. Voir aussi Baronius, An. ecclesiastici ad annum 1080»
bins, égorgés au pied de leurs chaires. Les Israélites, pour échapper désormais à ces terribles exécutions populaires, prirent la résolution de payer un tribut nouveau, sans compter les impôts auxquels ils étaient soumis. Ainsi ils espéraient désarmer la haine des peuples en achetant leur pardon. Mais nous verrons trop souvent ces scènes déplorables se renouveler. Bien plus, cette résolution alla même contre le but qu'ils se proposaient. Elle eut pour effet d'aggraver les persécutions auxquelles ils étaient en butte. Les rois donnèrent à leurs favoris le droit de percevoir-pour leur propre compte les impôts volontaires auxquels les Juifs s'étaient soumis. Par cupidité, les courtisans persécutaient les Israélites, afin d'en arracher par la violence des sommes- plus importantes, et la justice de l'époque restait sourde aux plaintes de ces malheureux.
Les persécutions dirigées en Orient par le calife Cader, de la dynastie desFatimites, contre les Juifs forcèrent ces derniers à chercher un refuge en Espagne, où leurs coreligionnaires vivaient en paix à l'ombre de la domination musulmane. Les plus savants Hébreux de l'Orient s'exilèrent, et bientôt, grâce à eux, fut fondée la première académie juive de l'Espagne. Cordoue eut la gloire d'attacher son nom à cette créationdansl'année948. Les chefs de cette académie furent le rabbi Moseh et son fils le rabbi Hanoc, les deux plus illustres savants des académies de Pombeditah et de Mehasiah en Perse. Tolède accueillit aussi quelques-uns de ces illustres proscrits.
La célèbre bataille de las Navas de Tolosa avait, dans l'année 1212, décidé du-sort de l'Espagne. Alonso VIII, grâce au concours des rois d'Aragon et de Navarre, avait terrassé les musulmans dans les gorges de Muradal. En 1224, Fernando III inaugurait la conquête de l'Andalou-
sie par la prise de Baeza. En 1250, don Jaime d'Aragon obtenait l'île de Mayorque. Quelques années plus tard (1236), Cordoue, la patrie et le siège des califes espagnols, succombait; deux ans après, Valence avait le même sort.
En 1248, la capitale de l'Andalousie, ainsi que tout son territoire, tombait au pouvoir des rois de Castille. Au même instant, le royaume de Murcie reconnaissait l'autorité d'Alonso X. Ainsi la première moitié du treizième siècle ne s'était pas écoulée que déjà le christianisme, presque entièrement vainqueur, pouvait concevoir l'espérance de chasser du sol de l'Espagne les musulmans qui y restaient encore.
Alonso le Savant se montra plein de bienveillance pour les Israélites. Il leur donna un des plus importants quartiers de Séville, ainsi que trois des mosquées construites par les Mores, avec l'autorisation d'y établir leurs synagogues. En témoignage de leur reconnaissance, ces malheureux, si souvent persécutés, offrirent au roi une clef d'un travail infini, entourée d'inscriptions hébraïques, et que l'on conserve encore dans la cathédrale de Séville. Il leur permit, en outre, de fonder des chaires d'hébreu à Séville, à Tolède et dans les principales villes. Toutefois, en 1256, Alonso fut obligé de concéder à l'église métropolitaine de Séville le droit que la plupart d'entre elles avaient sur chacun des Juifs qui habitaient leur diocèse.
Cette redevance consistait en un tribut de trente deniers que chaque Israélite devait payer à partir de l'âge de dix ans. Alonso employa à leur égard un système de bascule politique, en faisant, dans ce siècle d'intolérance, ce qu'on pourrait appeler la part du feu.
Dès l'époque d'Alonso VIII, le Fuero viejo de Castille contenait quelques dispositions légales qui avaient pour but d'assurer aux Juifs la libre jouissance de leurs pro-
priétés. Mais la gloire d'accorder à ces derniers l'accès aux fonctions publiques et de leur permettre de conquérir les honneurs, ainsi que les chrétiens, était réservée au savant auteur des Siete partidas. Alonso X commençait, il est vrai, par interdire aux Israélites : « De prêcher publiquement les doctrines du judaïsme, de se réunir le vendredi saint, et de sortir même ce jourlà de leurs maisons ou de leurs juderias, sous peine d'être exposés aux injures et aux outrages des peuples. » Il défendait à tout chrétien de vivre avec des Juifs et ne permettait pas à ces derniers d'avoir des esclaves chrétiens. De plus il les contraignait à porter une marque pour qu'on les distinguât à première vue Mais, ces concessions faites à l'intolérance de l'époque, Alonso le Savant relevait les Juifs de l'anathème lancé contre eux et les autorisait à réédifier leurs synagogues, avec quelques prohibitions, mais aussi en frappant des peines les plus sévères les chrétiens qui troubleraient l'exercice de leur culte. Aussi n'était-il pas permis de contraindre en aucune façon un Juif le jour du sabbat, sauf les cas de meurtre ou de vol. Il accordait aux Juifs convertis le droit d'hériter de leurs coreligionnaires et les déclarait habiles à acquérir tous les honneurs.
1 C'était se conformer au désir du quatrième concile de Latran, célébré au commencement du treizième siècle. Cependant une bulle d'IIonorius III, du mois d'avril 1219, dispensait, le roi de Castille de cette obligation. En 1254, Grégoire IX exigeait de'chacun des rois de la Péninsule ibérique qu'il remplît les prescriptions du concile relativement au costume des Juifs. Grégoire IX ne se contenta pas de cette mesure qui séparait au premier coup d'œil les Juifs des Chrétiens. Il adressa au roi de Castille et aux prélats d'Espagne la recommandation d'enlever aux Israélites le Talmud. Cette prétention, par trop tyrannique, ne put alors être satisfaite. (Archives de la cathédrale de Tolède.) Voir Amador de los Rios, Estudios histÓriegs, etc., p. 56, en note.
Voici le texte de La sixième loi qui contient ces clauses importantes : « Nous ordonnons que les Juifs qui se convertiront soient honorés par nos seigneurs, et que personne n'ait l'audace de leur reprocher comme un outrage, à eux ou à leurs enfants, d'avoir professé la religion israélite.
« Nous voulons qu'ils conservent leurs biens et qu'ils partagent toutes choses avec leurs frères et héritent de leurs père et mère et de tous autres parents, comme s'ils étaient encore Juifs; qu'ils puissent enfin obtenir tous les emplois et tous les honneurs comme les autres chrétiens. »
Alonso le Savant, pour composer ses Tables, se servit des plus illustres Juifs et Arabes. Dans le prologue d'un très-vieux recueil des Tables Alpnonsines, on lit ces curieuses paroles : « Le roi ordonna à Aben Rajel et à Alquibicio, ses maîtres de Tolède, de se réunir, ainsi qu'Aben Musio et Mahomat de Séville, et Joseph Aben-Ali et Jacob Abvena de Cordoue, et plus de cinquante autres qu'il fit venir de Gascogne et de Paris avec de grandes récompenses, et il leur ordonna de traduire le Quadripartite de Ptolémée, et de réunir les livres de Mentesam et Algazel.
Il confia ce soin à Samuel et Jehuda, le conheso alfaqui1 de -Tolède, le chargeant de venir dans l'alcazar de Galiana, et de discuter sur le mouvement du firmament et des étoiles. Quand le roi n'y était pas, Aben Rajel et Alquibicio présidaient. Ils eurent beaucoup de discussions depuis l'année 1258 jusqu'en 1262, et à la fin ils firent des tables aussi illustres que l'on sait. Après qu'ils eurent fait cette grande œuvre et après leur avoir donné beaucoup de récompenses, le roi les renvoya satisfaits dans leurs
1 Grand prêtre che» les Mores.
pays, en les comblant de richesses, et les exemptant, eux et leurs descendants, de droits et d'impôts. Et il y a de tout cela des lettres faites à Tolède le douzième jour du mois courant de mai de l'année 1500. » (Année 1265.) La bienveillance avec laquelle Alonso X traita les Israélites produisit des résultats excellents : la tolérance, bien mieux que la persécution, sut conquérir les âmes et un grand nombre de savants se convertit au christianisme.
Des rabbins illustres dans les lettres sacrées, dans l'astronomie, que cultivait le monarque, dans la médecine, commencèrent alors à embrasser la religion catholique. Quant aux académies juives, qui depuis.le dixième siècle étaient établies à Cordoue, elles furent alors transférées à Tolède, à la cour du roi de Castille.
La fortune des Israélites, grâce à cette bienveillance dans les prescriptions de la loi, parvint à un haut degré de prospérité; aussi leur nombre s'accrut prodigieusement. A quel chiffre s'élevait alors la population juive?
D'après le recensement fait dans la ville de Iluete, à la fin du treizième ou au commencement du quatorzième siècle, la population juive, en Castille seulement, comptait huit cent cinquante-quatre mille neuf cent cinquante et un habitants; elle payait aux chapitres et aux prélats une somme de vingt-cinq millions six cent quarante-huit mille cinq cents deniers.
IV
Les Juifs sous les descendants de don Sancho. - Fernando el Emplazado (l'Ajourné). Les Juifs refusent de payer l'impôt. - Réclamations du chapitre de Séville. -Alonso XI confie l'administration des finances du royaume à Yusaph de Ecija. - Haines populaires. Le mépris qu'on a pour les Juifs sauve la vie à l'ancien trésorier. - Doii Pedro le Cruel; sa conduite à l'égard des Juifs. Massacres à Tolède. -Dédommagements accordés aux Juifs. Don Pedro meurt assassiné. Les Juifs de Burgos et Bertrand Duguesclin. - Tentatives impuissantes d'Enrique II pour protéger les Juifs. -.L'arcliidiacre Hernando Martinez et ses prédications sanguinaires. - Massacres en Aragon et en Navarre.
L'habileté de Maria de Molina parvint à conserver à son fils Ferdinand IV, el Emplazado (l'Ajourné), l'héritage d'Alonso X. Toutefois le règne de ce roi fut rempli de luttes et de révoltes. Ce dernier prit conseil d'un Juif, qui obtint à la cour une grande faveur. Les Israélites cherchèrent à se soustraire à l'impôt qu'ils devaient payer. Un historien nous a conservé le texte de la loi que porta ce monarque contre les Juifs récalcitrants : « Don Fernando, par la grâce de Dieu, roi de Castille, de Tolède, de Léon, de Galice, de Séville, de Cordoue, de Murcie, de Jaen, de l'Algarbe et seigneur de Molina, à la synagogue des Juifs de Ségovie et autres synagogues des villes et des lieux de ce même évêché que cette lettre ou la copie certifiée par un notaire public verra, salut et grâce « Sachez que l'évêque et le doyen m'ont envoyé se plaindre et ils disent que vous ne voulez pas leur donner ni leur envoyer, à eux ou à leurs mandataires, les trente deniers que chacun de vous doit leur donner en raison du
souvenir de la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ quand les Juifs le mirent en croix; et, comme je veux que vous les payiez en or, je trouve convenable que vous le leur donniez dans cette monnaie, qui a cours maintenant, ainsi que le donnent les autres Juifs de mes divers royaumes. C'est pour cela que je vous ordonne, à chacun de vous, de donner, de rendre et de faire parvenir chaque année à l'évoque, au doyen et au chapitre, à eux ou à ceux qui devraient les recouvrer à leur place, les trente deniers dans la monnaie qui a cours maintenant bien en bonne forme, de manière que cette somme ne perde rien en aucune façon.
« Et si, pour l'accomplissement de ce décret, il est nécessaire qu'ils aient aide, j'ordonne à tous les conseils, alcades, jurats, justiciers, alguazils et à tous les autres aportellados1 qui verront cette lettre ou la copie certifiée par le notaire public ou à quiconque d'entre eux qui irait avec eux, de les aider dans le but d'accomplir ce que j'ordonne.
« Donné à Palencia le vingt-neuvième jour d'août, ère de mil trois cent quarante2. »
Don Fernando étant mort, sa mère, Maria, n'hésita pas à reprendre la direction des affaires publiques qu'elle avait abandonnée. Les infants don Juan et don Pedro, oncles du roi Alonso, encore en bas âge, furent appelés à partager avec l'épouse de don Sancho le lourd fardeau qui lui incombait. Dès les premiers capitulas, donnés à Burgos en 1315, il était -dit : « Que désormais, à partir de ce moment, aucun Juif ou aucun More ne prenne le nom de chrétien, ou, s'il le prend, qu'on en fasse justice comme hérétique. En outre,
1 Juges qui rendent la justice assis aux portes des grandes villes
2 Plorez-Reinas cafÓlicas, t. II, f. 589, 5" édition.
que les chrétiens ne vivent pas avec les Juifs ou les Mores ni n'élèvent leurs enfants. »
Sous le règne d'Alonso XI les Juifs parviennent au pouvoir. Les revenus du roi sont administrés par un Israélite
de grand mérite, nommé Yusaph de Ecija. « Depuis longtemps, dit un chroniqueur, on était accoutumé à voir en Castille des trésoriers Juifs dans la demeure des rois.
C'est pour cela qu'Àlonso, à la prière de l'infant don Felipe, son oncle, prit un Juif pour trésorier. Il se nommait don Yusaph de Ecija et il eut un emploi élevé dans la maison du roi et un grand pouvoir dans le royaume, grâce à la faveur que le roi lui accordait; il le prit en effet pour son conseiller1. » Cet Israélite fit tous ses efforts pour protéger ses coreligionnaires. Dans l'année 1527, les Juifs qui habitaient Séville se plaignirent que le doyen et le chapitre de cette ville ne se contentaient pas d'exiger d'eux l'impôt fixé par Alonso X, qui consistait, ainsi que nous l'avons dit, dans le payement de trente deniers par tête. Le roi ordonna qu'on fit une enquête à ce sujet; elle eut pour résultat de faire payer à tous les Juifs, sans exception, à partir de l'âge de seize ans, trois maravédis par personne, le maravédis de dix deniers. Cette contribution équivalait aux trente deniers fixés précédemment par le roi Alonso X.
La bienveillance que le roi montrait aux Juifs eut pour résultat d'exciter contre eux les haines populaires. Sur des plaintes adressées au roi, Yusaph de Ecija est destitué, après une enquête défavorable sur sa gestion. Il fut décidé que jamais aucun Israélite ne pourrait remplir les fonctions de trésorier. Si l'on en croit l'historien Mariana, le mépris seul qu'inspirait la race juive sauva la vie à Yusaph
1 Chronique-du roi Alonso XI, ch. XLIV.
de Ecija 1. Cependant peu de temps après un autre Israélite, qui était médecin du roi, obtint à prix d'argentle droit de battre monnaie. Samuel Abenhuer acheta ce privilège, moyennant une rente déterminée. Il acquérait- aussi le droit de se procurer le marc d'argent à un prix moindre que le prix ordinaire.
Le roi avait espéré, par ce moyen, relever ses finances; un tout autre résultat fut obtenu. Bientôt toutes les denrées alimentaires et les objets de première nécessité subirent une très-forte augmentation. On comprend l'effervescence dans laquelle ce résultat plongea le peuple tout entier. Une conjuration terrible se préparait contre Samuel et ses coreligionnaires que la haine populaire associait à ces spéculations. Mais la prudence du roi arrêta à temps l'explosion en retirant un privilége qui avait eu de si tristes conséquences pour le bien-être du peuple.
Don Pedro 1er (le Cruel), qui succéda à son père Alonso, ne justifia pas son surnom à l'égard des Israélites, car il se montra non moins bienveillant que son prédécesseur.
Sans tenir compte des lois, il confia à un Israélite nommé Samuel Lévi le soin de faire recouvrer et d'administrer tous les revenus de la couronne. En Juif habile et rusé, Samuel sut, malgré les lois existantes, protéger ses frères trop longtemps persécutés. La bienveillance du roi pour les Israélites excita les haines des populations chrétiennes.
Dans l'année 1355, divers chevaliers du parti de donFadrique, maître de Santiago, et de don Enrique, comte de Transtamare, ayant à leur tête ces seigneurs, s'approchèrent des murs de la ville de Tolède qui s'était déclarée pour le roi. Un de leurs amis leur donna accès, par une porte dérobée, dans l'intérieur de la ville. Cette troupe
1 Histoire générale despagiie, 1. XV, cl), xx
pénétra dans les rues de Tolède : elle s'empara de l'Alcazar et de la juderia qui s'appelait YAlcana- et massacra tous les Juifs qui y demeuraient (au nombre de plus de douze cents, tant hommes que femmes) pour s'emparer de leurs trésors. Delà les soldats se dirigèrent vers la Juderia-Mayor, mais leur tentative échoua. Reconnus par les Juifs ceux-ci se barricadèrent et se défendirent avec intrépidité. Aux cris poussés par les Israélites, les troupes royales arrivèrent et dispersèrent cette bande fanatique.
En dédommagement des maux qu'ils avaient soufferts, le roi Pedro accorda aux Juifs de Tolède le droit de rebâtir leur synagogue. C'est l'église connue aujourd'hui sous le nom d'el Transito et qui appartient aux chevaliers de l'ordre de Saint-Jean. Cette synagogue érigée en 1360, par don Meir Aldeli, fut construite avec tout le luxe que l'art arabe permit de déployer à cette époque. Aussi, en témoignage de leur reconnaissance pour le roi qui leur accordait une faveur si inestimable, les Juifs firent graver plusieurs inscriptions à sa louange. Voici la traduction d!une de ces inscriptions gravées en langue hébraïque : « Voyez le sanctuaire qui a été sanctifié dans Israël et la maison qu'a construite Samuel et la tour de bois pour lire la loi écrite et les lois ordonnées par Dieu et composées pour éclairer les intelligences de ceux qui cherchent la perfection.
« Voilà la forteresse des lettres parfaites : et les paroles et les œuvres qui ont été faites devant Dieu pour réunir les peuples qui viennent, devant les portes, entendre la loi de Dieu dans cette maison.
« Les miséricordes que Dieu a voulu nous faire en nous donnant des juges et des princes pour nous délivrer de nos ennemis et de nos persécuteurs, n'ayant point de roi dans Israël qui pût nous délivrer depuis la dernière captivité de
Dieu qui, pour la troisième fois, fut élevé par Dieu en Israël en nous dispersant les uns dans ce pays et les autres dans diverses contrées où ils sont, eux désirant leur terre et nous la nôtre. Et nous, habitant cette contrée, nous bâtissons cette maison avec un bras fort et une haute puissance. Le jour où elle fut bâtie fut grand et agréable pour les Juifs, lesquels, par la renommée de l'événement, sont venus des confins de la terre pour voir s'il y avait quelque espoir de voir se lever parmi nous un maître qui fût pour nous comme une tour de forteresse, avec la perfection de l'entendement pour gouverner notre république. Il ne s'est pas trouvé une pareille chose parmi nous qui étions dans cette contrée. Mais Samuel s'est levé parmi nous pour notre aide et Dieu fut avec lui et avec nous. C'était un homme de combat et de paix : puissant parmi tous les peuples et grand architecte. Cela est arrivé du temps du roi don Pedro. Que Dieu lui vienne en aide; qu'il agrandisse son État, qu'il le fasse prospérer, qu'il l'élève et qu'il place son trône par-dessus les autres princes!
Que Dieu soit avec lui et avec toute sa maison ; et que tout homme s'humilie devant lui, et que les grands et que les forts qui sont sur la terre le connaissent ! Et que tous ceux qui entendront son nom se réjouissent de l'entendre dans tous ses royaumes, et qu'il soit manifeste qu'il s'est fait le défenseur et l'appui d'Israël !
« C'est avec son secours et sa permission que nous nous sommes déterminés à bâtir ce temple. Que la paix soit avec lui et avec toute sa génération et soit un soulagement dans tout son travail ! Maintenant Dieu nous a délivrés du pouvoir de notre captivité, et il n'est point arrivé parmi nous un autre refuge. Nous avons fait cette construction avec le conseil de nos sages. La grande miséricorde de Dieu a été avec nous. Don Rabi Myr nous a éclairés et
guidés : que sa mémoire soit en bénédiction ! Celui-là est né afin d'être un trésor pour notre peuple, car avant lui les nôtres craignaient chaque jour le combat aux portes. Ce saint homme a donné un tel aide et soulagement aux pauvres, qu'ils n'en avaient eu de pareils ni dans les premiers jours ni dans les années anciennes. Ce fut un prophète donné par la main de Dieu : homme juste et qui marchait dans la voie de la perfection. C'est un de ceux qui craignent Dieu et prennent soin de son saint nom. En outre, il voulut construire cette maison de prière pour le nom et la renommée du Dieu d'Israël. C'est ici la maison de fête pour ceux qui désirent savoir notre loi et chercher Dieu. Il commença à bâtir cette maison et sa demeure et il l'acheva dans une très-heureuse année pour Israël. Dieu favorisa un grand nombre de ses fidèles, depuis que pour lui fut construite cette maison. Et ces hommes furent grands et puissants afin que d'une main forte et d'un pouvoir puissant se soutînt cette demeure. Il ne se trouvait pas de gens dans toutes les contrées du monde qui fussent avant cela moins en faveur. Mais, ô Seigneur notre Dieu !
ton nom étant fort et puissant, tu as voulu que nous achevassions cette maison pour le bien et dans des jours bons et des années heureuses, afin que ton nom prévalût en elle, et que la renommée de ceux qui l'ont élevé fût proclamée dans tout le monde et que l'on se dise : « C'est ici « la maison de prière que tes serviteurs élevèrent pour y « invoquer le nom de Dieu leur rédempteur. » Mais le bonheur dont les Juifs jouissaient ne fut pas de longue durée. Les frères du roi et les grands du royaume firent assassiner don Pedro par ambition1. Sa
1 Il fut livré par trahison à son frère, le bâtard Enrique de Trastamara (Henri de Transtamare), qui l'égorgea, de nuit, dans une sorte de combat singulier, sous les murs du château de Montiel.
mort donna le signal d'une guerre civile à laquelle les Juifs furent contraints de prendre part. Un écrivain français, qui a écrit l'histoire de Bertrand Duguesclin, raconte que, lorsque l'aventurier hreton s'approchait avec ses bandes victorieuses de la ville de Burgos, les habitants se réunirent pour délibérer sur la conduite qu'ils devaient tenir et savoir s'ils devraient ouvrir ou non les portes de la ville. Les chrétiens, les Juifs et les Sarrasins habitant les trois quartiers qui formaient la division de la ville de Burgos se réunirent. Les chrétiens prirent les premiers la parole. Ils furent d'avis d'ouvrir à don Enrique les portes de la ville. Quand vint le tour des Juifs de parler, l'un d'entre eux se leva et dit : « Avant de faire connaître notre opinion, nous vous prions de nous promettre et de nous jurer, par votre foi et sur votre loyauté que, si nous voulons quitter Burgos, vous nous laisserez partir sains et saufs, avec tous nos biens, afin de passer en Portugal ou en Aragon, et nous établir dans l'endroit qui nous plaira le mieux. Après cela nous ferons reconnaître en toute franchise quelle est notre opinion. »
Les chrétiens prirent l'engagement que les Israélites leur demandaient. Alors le Juif qui avait porté la parole au nom de ses frères continua en ces termes : « Nous disons, et en cela nous sommes tous d'accord, qu'il est méprisable l'homme qui manque à sa loi. Aucuii bon chrétien n'a jamais manqué à la sienne. Et si un Juif disait qu'il fuit la compagnie des chrétiens, nous lui refuserions toute foi. Nous ne dirons rien de plus. »
Cette réponse, en termes si enveloppés d'obscurité, fut cependant accueillie avec faveur, et comme l'engagement pris par les Juifs été partager le sort des chrétiens.
Cependant Séville fut livrée par la trahison de deux d'entre
.eux nommés Turquant et Daniot, qui, chargés du soin de .défendre les portes de la juderia, en facilitèrent l'accès aux soldats commandés par Duguesclin. Bientôt la ville de Tolède, à son tour, fut le théâtre de sanglantes scènes.
Douze mille Juifs périrent par le fer et le feu : leurs boutiques et leurs magasins furent incendiés et les synagogues livrées au pillage. Le roi, pour punir les Israélites du concours qu'ils avaient prêté aux traîtres, leur imposa une amende de vingt mille doblas d'or. Le payement de cette somme, exigé avec une grande rigueur, acheva de jeter les Juifs dans une ruine profonde. L'ordonnance du roi don Pedro est datée du 28 juin de l'année 1407 (Archives de la cathédrale de Tolède).
La mort de don Pedro donna aux chrétiens le prétexte de nouvelles vengeances contre les disciples de la loi de Moïse.-C'est en vain que don Enrique Il s'effbrça d'apaiser les haines. Ses tentatives furent impuissantes. Ce roi fit décréter, en 1571, dans les cortès de la ville de Toro, que les Juifs, indépendamment de la marque distinctive qu'ils devaient porter sur leurs vêtements, ne pourraient désormais prendre les noms que les chrétiens avaient l'usage de choisir. Il décida aussi que dans les procès entre des chrétiens le témoignage des Juifs serait de nul effet. Les cortès de Valladolid décidèrent que les chrétiens ne pourraient « vivre avec les Juifs, ni élever leurs enfants, soit par bienfait, soit pour un salaire ni d'une autre manière. »
Il fut encore interdit aux Israélites d'être officiers du roi, trésoriers de la reine, des infants, ou de qui que ce soit, ni receveurs, ni caissiers, ni collecteurs d'impôts.
C'était les pousser au désespoir par la misère. La haine populaire n'était cependant pas satisfaite. A une époque où, dans leur zèle fanaLique, les chrétiens s'élançaient vers l'Orient pour y conquérir le tombeau du Christ, et que,
suivant le mot célèbre d'un historien, la folie des croisades emportait toutes les âmes, était-il besoin de passer les mers à travers mille dangers, pour faire un acte agréable à Dieu? N'avait-on pas près de soi l'ennemi même du Christ, celui dont les ancêtres avaient crucifié le Sauveur?
Telles étaient précisément les pensées qui agitaient alors le cœur d'un chanoine de la métropole de Séville.
Une foule ivre de sang, de prédications et de carnage se pressait au pied de la chaire de l'archidiacre Hernando Martinez. Le chapitre de la cathédrale de Séville écrivit, en 1588, au roi don Juan 1er pour se plaindre de ces excitations forcenées. Malheureusement, les lois de l'époque ne s'opposaient pas à de pareilles attaques, et le roi don Juan Ier n'eut pas la force de les comprimer. Le roi se borna à recommander au chapitre de prendre garde que l'archidiacre n'enflammât pas les passions populaires, « bien que son zèle fut saint et bon. » Disons à la louange de don Pedro, alors archevêque de Séville, que ce prélat comprit, lui du moins, les devoirs de son ministère. Pendant qu'une consulte de théologiens et de juristes examinait les propositions énoncées dans la chaire par Hernando Martinez, l'archidiacre reçut de son supérieur une notification officielle qui lui interdisait le droit de prêcher, d'entendre les fidèles en confession et d'exercer aucune des attributions que le sacerdoce lui avait conférées.
Le roi don Juan Il mourut peu de temps après (1590).
Le jeune prince don Enrique n'avait alors que onze ans, et son père avait fixé à quinze ans l'âge de la majorité de son successeur. Le conseil de régence, dans le but de fortifier son pouvoir intérimaire, convoqua à Madrid les cortès du royaume. Cette assemblée était à peine réunie lorsqu'elle apprit la nouvelle d'un massacre épouvantable qui avait éclaté à Séville. Les publications du moine Hernando
Martinez avaient porlé leurs fruits. Le silence imposé par l'archevêque à ce forcené exalta encore son fanatisme. Le peuple, en voyant fermer la bouche à son favori, accusa le clergé de trahir les intérêts de la foi catholique. De là une haine sourde qui couva lentement. Un jour, sur la place publique, des groupes se réunirent à la voix de l'archidiacre. Les Juifs, bientôt maltraités, sont forcés à la retraite et se retranchent dans leurs quartiers spéciaux.
La justice veut mettre fin à ce trouble naissant. Le comte de Niebla y Alvar Perez de Guzman, alguazil major de la ville, fait saisir deux des plus' mutins et les fait fouetter en place publique. Ce châtiment ne fit qu'exciter la colère du peuple, qui se jeta sur les gardes du comte, et, après une lutte acharnée, les prisonniers furent rendus à la liberté.
Pendant quelques jours le tumulte parut apaisé. Mais le 6 juin, dès le matin, sans qu'on en connût le motif, la juderia est envahie par une foule irritée. Trop faibles pour opposer quelques résistances, les Israélites ne peuvent lutter contre ce torrent déchaîné : ils sont emportés, engloutis par lui. Les Juifs périssent égorgés sans que rien pût fléchir la fureur d'une multitude excitée encore davantage par la parole sainte d'un meurtrier fanatique.
Hâtons-nous de dire que les cortès de Castille et le conseil du gouvernement écoutèrent avec horreur le récit de ces sanglantes scènes. Ils envoyèrent à Séville et dans les différentes contrées du royaume des juges sous le nom, alors redouté, de priores, avec la mission de rechercher les causes de ces troubles. Les perquisitions n'amenèrent aucun résultat. Les coupables ne purent être trouvés, et l'instigateur même de ces massacres, l'archidiacre Hernando Martinez, resta impuni. Comme toujours, les Juifs furent victimes : on alla jusqu'à leur enlever les
deux synagogues situées dans le quartier juif de Séville.
Elles furent consacrées au culte catholique sous l'invocation de Santa Cruz et de Santa Maria la Blanca. On ne leur laissa désormais qu'une seule synagogue (aujourd'hui San Bartolomé).
Le 5 août de la même année, les juderias de Burgos, de Valence, de Cordoue, de Tolède, de l'île Mayorque, furent également saccagées et leurs riches magasins furent entièrement brûlés. Laissons parler à ce sujet un des historiens de la ville de Tolède : « Dans chacun de ces endroits, le peuple était si soulevé et si indocile, la cupidité si effrénée, la voix du prédicateur si écoutée, qu'ils pouvaient en bonne conscience voler et tuer ce peuple; et, sans respect ni crainte des juges ni des ministres, ils saccageaient, ils volaient et tuaient que c'était effrayant. Chacune de ces villes fut en ce jour une Troie ! Les cris, les lamentations, les gémissements de ceux qui, sans motif, se voyaient ruinés et égorgés, à mesure qu'ils désolaient ceux qui n'y prenaient point part, excitaient encore davantage la cruauté de ces pervers. Ils usaient seulement de clémence et conservaient la vie et les biens à ceux qui voulaient être chrétiens et demandaient à grands cris le baptême. Jugement inique sous couleur de religion, funeste erreur cause de mille erreurs parce que beaucoup de Juifs, voyant qu'on leur pardonnait à condition de se faire baptiser, demandaient hypocritement le baptême en conservant toujours la volonté de rester dans leur secte; aussi, chrétiens en apparence, ils judaïsaient chaque jour. Enfin, quelque soin que les juges missent à les châtier et à les surveiller, cela ne servit à rien. C'était une grande faute de châtier et de détruire une ville et tout un peuple pour rétablir et sauver une juiverie et surtout quand la mutinerie se cou-
vrait du prétexte de la religion et se mettait à l'abri derrière l'archidiacre qui le méritait bien1. »
Les mêmes scènes se reproduisirent en Aragon. Parmi -les -villes où les massacres furent le plus terribles il faut citer Barcelone. Au mois d'août de l'année 1591, la ville venait de célébrer la fête de saint Dominique dans le couvent de l'ordre célèbre où s'étaient réunis non-seulement le peuple de la cité, mais encore les populations de la campagne. Cette populace transportée d'un zèle fanatique s'élance dans la synagogue et dans le quartier juif. Tout est en proie au pillage et au massacre comme si un Dieu cruel exigeait la mort de ces malheureux. Les marchandises qui par leur nature échappent au pillage sont brûlées. Le conseil de la ville s'émeut de ces violences. Quelques-uns des plus coupables sont, par- ses ordres, jetés en prison. Loin de se calmer, la fureur du peuple redouble et, pendant plusieurs jours, les compagnies des cincuuntenes y deenes repoussées par le peuple sont contraintes à battre en retraite. Les Juifs se sont retranchés dans le Castillo nuevo, abandonnant leurs richesses à la rapacité des bandes fanatiques. « Trois cents cadavres, raconte un historien, attestèrent dans le quartier juif et dans le Castillo nuevo la férocité et la fureur de cette populace. Les Juifs qui survécurent, forcés d'abjurer la religion de leurs pères, durent en embrasser tout à coup une autre, au milieu du sang et des angoisses de l'agonie.
Leurs maisons dévastées furent en partie détruites. Devant eux la misère, tout autour les menaces, les soupçons et la mort, et dans le cœur l'abattement, le désespoir et l'épouvante. »
Disons à la louange du roi don Juan Ier qu'il s'empressa
1 Lozano, Reyes nuevos de Toledo.
de punir ces scandaleuses scènes de violence. Vingt-six des plus coupables périrent étranglés ou eurent -la tête tranchée. Les autres prisonniers échappèrent à grand'peine à ce juste châtiment. Quant aux Israélites, ils perdirent d'énormes richesses. Le quartier juif de Barcelone resta, malgré tous les efforts, ruiné et désert. Le trésor public s'empara de la majeure partie des maisons qui le composaient et donna les autres aux courtisans et aux habitants du palais.
Ce n'était pas seulement le droit et la justice qui souffraient de ces violences impies. La richesse nationale de l'Espagne était atteinte du même coup. C'est ainsi que les nombreux tisserands de Tolède et de Séville furent ruinés. Quant aux bazars où les Juifs entassaient tous les trésors de l'Orient, les soies de Perse et de Damas, les peaux de Tafilet (Afrique) et les joailleries des Arabes, ils étaient périodiquement saccagés à ces époques de rage forcenée qui saisissait les populations surexcitées par les prédications du catholicisme.
En Navarre les mêmes scènes de meurtre et de carnage se reproduisirent. Déjà, dès le commencement du quatorzième siècle, les Juifs y avaient été victimes de la cruauté des peuples. Les rues d'Estella i, de Funes 2 et de San Adrian 5 avaient été tachées du sang de ces malheureux. Comme à Séville, la populace était excitée par les prédications d'un moine : il se nommait Pedro Olligoyen.
Si l'on en croit l'annaliste Moret, dans la seule année 1529,
1 Petite ville de d,300 habitants, située dans la province de Navarre, à dix lieues de Pampelune.
2 Village de moins de 200 habitants, situé à treize ou quatorze lieues de la même ville.
5 Petit village à peu près à la même distance que le précédent de Pampelune.
dix mille Juifs périrent par le fer. Les revenus publics en éprouvèrent un grand dommage. Le roi imposa les populations d'une amende de dix mille livres. Les juiveries de Pamplona (Pampelune), d'Estella et de Tudela, qui étaient les plus nombreuses de la Navarre, contribuèrent dans l'année 1575, la première pour deux cent soixante florins, la seconde pour cent vingt florins et la troisième pour plus de cinq cent vingt-cinq florins. Il résulta de tout cela que, dans la seule ville de Pamplona, de cinq cents pecheros ou contribuables, il n'en resta plus que deux cents qui étaient les plus pauvres. Les revenus royaux se trouvèrent extrêmement réduits. Non-seulement il fallut exempter les Juifs des impôts extraordinaires, mais même de payer l'encabezamiento 1.
Pour éviter les persécutions, les Israélites voulurent intéresser les grands à leur sort. Ils promirent de nouveaux impôts à condition qu'on les laissât vivre en paix, retirés dans leurs juderias. Sous le règne de Juan Ier, les Juifs implorèrent la bienveillance delà reine dona Leonor, dont on louait les sentiments généreux. Elle était connue par ses largesses à l'égard des pauvres qui professaient la religion chrétienne. Mais son orthodoxie s'effraya à la pensée de voir d'un œil secourable ceux dont les ancêtres avaient persécuté Jésus, et cette reine pieuse repoussa la main suppliante que lui tendait le peuple juif en disant que jamais ils ne lui demandassent aucun service, parce qu'ils la maudiraient en secret.
Grâce à la tranquillité intérieure que le roi don Enrique III avait maintenue en Castille, les Juifs vécurent en paix pendant plusieurs années. Mais sa mort, sur-
1 Archives des comptes de Navarre (ms.) Voir Amador de los Rios, Estudios, etc., la note de la page 76. ,
venue en 1406, vint changer cette paisible situation. Enrique avait pour médecin un Israélite nommé don Mayr.
Le roi, dont la santé avait toujours été déplorable, mourut à peine âgé de vingt-six ans. La haine populaire crut à un empoisonnement, et accusa hautement Je médecin juif. Mis à la torture, l'infortuné s'avoua coupable d'un crime qu'il n'avait point commis. La fureur publique ne connut plus de bornes, et il fallut toute la prudence et la résignation du peuple juif pour qu'elle n'éclatât point en scènes de carnage.
Par la mort de don Enrique, la Castille avait à sa tête un prince qui n'était pas encore âgé de deux ans. La guerre était déclarée à Grenade, et les grands penchaient pour donner la couronne à l'infant don Fernando, que son frère avait nommé gouverneur avec la reine dona Catalina. Le désintéressement de Fernando, qui avait mérité de porter le nom d'Antequera, ville qu'il avait conquise sur les Mores, en conservant à son neveu la couronne de la Castille, préserva ce pays des horreurs de la guerre civile.
-v
Ordonnance de la reine Catalina contre les Juifs (1412). Prédication de Vicente Ferrer (saint Vincent Ferrier). Assemblée de Tortosa.– Discussion entre les rabbins juifs et Geronimo de Santa Fé. - Conversion des rabbins. - Bulle de Valence contre les Israélites (liio) ; interdiction portée contre ces derniers de se livrer à l'ctude de la médecine et de la chirurgie. - Concile de Castille.
Si l'on veut se faire une idée exacte de la situation dans laquelle se trouvaient .placés les Juifs à cette époque, il
faut lire l'ordonnance rendue parr la reine Catalina, le
2 janvier 1412 (Sobre el encerramiento de los Judios y de Los Moros).
Le premier article ordonnait (f que tous les Juifs vécussent éloignés des chrétiens dans un lieu séparé des ville, bourg ou village où ils seraient voisins, et qu'ils fussent enclos par une clôture tout alentour, n'ayant qu'une porte seule par laquelle ils pénétreraient dans ce cercle. »
Le second article leur interdisait de vendre aux chrétiens des viandes ou des comestibles d'aucune espèce, et leur défendait d'avoir des boutiques ou des tentes.
Le cinquième article les déclarait inhabiles à exercer les emplois publics, tels que ceux de procureurs, trésoriers, majordomes, fermiers, courtiers et changeurs. Il leur était également interdit de se servir ni de porter des armes dans un endroit habité.
Le septième article obligeait les Juifs à soumettre leurs procès, tant criminels que civils, aux alcades royaux.
Toutefois ces derniers devaient, dans leurs jugements, se conformer aux coutumes et aux ordonnances adoptées par les Juifs. Il leur était interdit, par le douzième article, de prendre la particule aristocratique don, soit en parole, soit par écrit. Les trois articles suivants, relatifs au costume que les Juifs devaient porter, leur interdisaient l'usage des chaperons, con chias luengas et des grands manteaux. Ils devaient se contenter de porter de longues capes jusqu'aux pieds sans cendal2, sans collier, et des toques sans or. Tout Juif ou Juive qui contrevenait à cette pres-
1 Partie d'un vêtement de gala, appelé beca, en drap fin, en forme de turban, qui se plaçait sur la tête et d'où descendaient deux bandelettes, l'une sur le cou et l'autre sur les épaules, et qui servaient à se draper (etnbozarse). Ce vêtement était un insigne de noblesse et d'autorité.
2 Espèce d'ornement pour le vêtement.
cription devait perdre son vêtement et même jusqu'à sa chemise. Même punition était infligée à celui qui portait du drap dont la valeur excédait trente maravédis la varai.
Le seizième article défendait aux Juifs de changer de demeure, et l'article suivant recommandait aux seigneurs des villages et des différentes localités de leur refuser l'hospitalité. Ils devaient même les renvoyer avec tout ce qu'ils emportaient dans l'endroit où ils demeuraient précédemment. Par le dix-huitième article, il était interdit aux Israélites de se couper la barbe ou les cheveux. Le vingtième leur défendait d'être vétérinaires, charpentiers, tailleurs, tondeurs, cordonniers, fabricants de bas, mégissiers, ni bouchers. Le vingt et unième étendait cette prohibition au trafic du miel, de l'huile, du riz et des autres marchandises.
Citons, pour donner une idée du sentiment qui inspirait l'ordonnance rendue contre les Juifs, l'article onze, qui est ainsi conçu : « Qu'aucune chrétienne, mariée ou célibataire, ou maîtresse, ou fille publique, ne soit assez osée pour entrer dans le cercle où lesdits Juifs demeurent, ni pendant la nuit, ni pendant le jour. Toute femme chrétienne qui y pénétrera, si elle est mariée, payera autant de fois cent maravédis qu'elle sera entrée dans ledit cercle. Si elle est célibataire ou maîtresse, qu'elle perde la robe qu'elle portera sur elle. Si c'est une femme publique, on lui donnera en justice cent coups de fouet, et qu'elle soit chassée de la ville, du village ou du lieu où elle vivra. »
Telle était la rigueur de cette ordonnance, que ses prescriptions échappèrent à là pratique ; aussi, deux ans plus tard (1414), Fernando de Antequera se crut obligé de re-
1 Mesure dont la longueur équivaut à trois pieds espagnol?.
mettre en vigueur les dispositions de cette loi, qui n'était pas exécutée.
Cependant, après tant d'entraves de toutes sortes imposées au libre exercice des droits les plus imprescriptibles, après tant de persécutions odieuses, on résolut de faire appel à l'esprit de charité. Déjà dans l'année 1407, à la voix éloquente de Vicente Ferrer (saint Vincent Ferrier), quatre mille Juifs de Tolède avaient abjuré leur religion.
L'un d'eux, Josué Halorqui, célèbre rabbin et médecin distingué, avait été choisi en cette dernière qualité par l'antipape Benoît XIII (don Pedro de Luna), qui résidait alors à Avignon. Josué, qui était un des plus célèbres talmudistes de son siècle, emporté par son zèle de néophyte , se fit fort de prouver aux Israélites, par l'examen même du Talmud, que le vrai Messie était venu. Dans ce but, Geronimo de Santa-Fé (c'était le nom qu'avait pris Halorqui en embrassant le christianisme) obtint du pape l'autorisation de convoquer une assemblée qui se composerait des plus célèbres rabbins et des Juifs les plus instruits de l'Espagne. Le pape y consentit et désigna la ville deTortosa comme le siège de ces conférences. Les Juifs des principales synagogues se rendirent dans cette ville.
Ils choisirent Vidael Benvenista, un des plus savants rabbins de l'époque, et lui confièrent le soin de porter la parole dans le cours des conférences. Introduits dans le palais de Benoît XIII, ce pontife les accueillit avec affabilité et Yeilla à ce qu'ils fussent traités avec tous les égards possibles, et que rien ne leur manquât pendant leur séjour dans cette ville.
Dès le lendemain dé l'arrivée des rabbins espagnols eut lieu la première conférence (7 février 1413). Le pape avait fait préparer une des salles de son palais ; les personnages d'un haut rang y assistèrent, et soixante fauteuils furent
réservés pour les cardinaux, les évêques et les autres prélats d'importance. La session, qui était présidée par le pape, fut ouverte par un discours en latin prononcé par Geronimo de Santa-Fé 1. Il avait pris pour texte ces paroles d'Isaïe : « Venite nunc et disputabimus. » Quatorze rabbins assistèrent à ces conférences, qui ne furent termi- nées qu'au mois de novembre de la même année. Elles s'élevèrent au nombre de soixante-neuf, et on y discuta seize propositions capitales , dont voici le texte : 1 ° Des points sur lesquels s'accordent les chrétiens et les Juifs , relativement à la foi, et de ceux sur lesquels ils diffèrent.
2° Des vingt-quatre conditions attribuées au Messie.
5° Comment les termes signalés pour la venue du Messie se sont accomplis dans le temps. "=' 4° A savoir si à l'époque de la destruction de Jérusalem le Messie était déjà né.
5° Que, lorsque fut prédite la destruction du temple de Jérusalem, leMessie n'étaitpoint encore né et qu'on n'avait pas même annoncé sa venue.
6° Que le Messie était déjà venu au monde en l'année où eut lieu la passion et la mort du Sauveur, Notre-Seigneur Jésus-Christ.
7° Que les prophètes qui parlent des œuvres du Messie, ainsi que de la réparation du temple et de la réduction d'Israël dans un peuple, et de féliciter Jérusalem, doivent s'entendre dans le sens moral et non dans le sens matériel.
1 Voir dans la bibliothèque de l'Escurial un manuscrit intitule : « Hieronimi de Sanctâ Fide, medici Benedicli XIII, processus rerum « et tractatuum et questionum 401, qui in conventu Hispaniæ et « Europae Rabinorum ex unâ parte, ac catolicorum ex aliâ, ad cona Yincendos Judseos de ad\entu Messiœ, factus anno 1413. Codex « originalis. » Voir aussi Rodiguez de Castro, Biblioteca rabinicoespaiiola, et Amador de los Rios, Estudios.
8° De douze demandes adressées aux Juifs sur les actions du Messie pendant son séjour sur la terre.
9° Que la loi de Moïse n'est ni parfaite ni perpétuelle.
10° Du saint sacrement de l'Eucharistie.
11° De l'époque et du motif pour lequel on composa le traité connu sous le nom de Talmud.
12° A savoir si les Juifs sont obligés de croire toutes les choses contenues dans le Talmud, soit les gloses de la loi, jugements, cérémonies, oraisons, présages, soit gloses ou inventions faites sur ledit Talmud, ou s'il leur est permis d'en nier quelque chose.
15° De ce qu'on doit entendre par article de la loi; prouver que ce n'est point un article de la loi hébraïque, celui que le Messie n'est point venu.
14° De ce qu'est la foi, de ce qu'est l'Écriture et de ce qu'est un article.
15° Sur les abominations, les immondes hérésies et les inutilités que contient le livre intitulé Talmud.
16° Que les Juifs ne sont dans la présente captivité que par le péché de la haine volontaire qu'ils ont déployée contre le vrai Messie Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Parmi les rabbins qui prirent part à ces conférences, deux seulement refusèrent de se convertir : ils se nommaient Ferrer et Joseph Albo. Geronimo de Santa-Fé en éprouva un violent dépit, à cause du savoir profond et de l'immense influence que possédaient ces deux rabbins.
Quant aux autres, ils consentirent à se convertir. Le Rabbi Astruch lut, dans la dernière séance, une cédule par laquelle en son nom et au nom de tous les Juifs, ils se déclaraient entièrement revenus des erreurs de la religion juive. Voici les termes de sa déclaration : « Et moi Astruch Lévi, avec l'humilité due, la soumission et la révérence de la révérendissime paternité et do-
mination du seigneur cardinal et des autres révérends pères et seigneurs ici présents, je réponds en disant : qu'il est permis que les autorités talmudiques alléguées contre le Talmud, tant par moi, révérendissime seigneur aumônier, que par le digne Geronimo de Sancta-Fé, ainsi qu'elles apparaissent littéralement, soient rejetées. Soit parce qu'en premier lieu elles paraissent hérétiques, soit parce qu'elles offensent les bonnes mœurs, et enfin parce qu'elles sont erronées. Et tout ce que par la tradition de mes maîtres j'ai su, ce qu'eux savent ou peuvent savoir dans un autre sens, je confesse que je l'ignore aussi. C'est pour cela que je ne prête aucune foi aux dites autorités, ni à aucune autre autorité quelconque, ni ne crois en elles, ni n'essaye de les défendre. Je révoque toute réponse donnée en ce lieu par moi qui ne serait pas conforme avec cette mienne dernière réponse et la tiens pour non dite en tout ce qu'elle contredirait cette déclaration. »
Touslesrabbins, excepté les deux que nous avonsnommés
plus haut, s'écrièrent à haute voix : « Et nous aussi, nous nous conformons à cettedite cédule et nous y adhérons. »
Toutefois, avant que l'assemblée se séparât, le pape crut devoir déclarer que, « quoiqu'il eût bien voulu faire preuve de tolérance en permettant la discussion des croyances respectées par tous les chrétiens, comme des dogmes saints, il ne pouvait dissimuler sa colère à l'égard de ceux qui, fermant les yeux à la lumière, persisteraient dans des erreurs reconnues, abjurées et condamnées par tous ceux de la race juive qui étaient ici présents. »
Le 11 mai 1415, le pape expédia dans la ville de Valence une bulle dont la stricte observation devait réduire le peuple juif à la dernière extrémité. Voici les défenses portées dans cette bulle, dont le texte nous a été conservé dans la Bibliothèque des rabbins espagnols, par RodriguezdeCastro:
1° Il est interdit, en général, à tout le monde, sans exception de personne, d'entendre, de lire ou d'enseigner, en public où en secret, la doctrine du Talmud, et il est ordonné de réunir, dans le délai d'un mois, en l'église cathédrale de chaque diocèse, tous les exemplaires que l'on pourrait trouver du Talmud, de ses gloses, apostilles, résumés, abrégés ou tous autres écrits quels qu'ils soient, qui, directement ou indirectement, auraient rapport à cette doctrine. Les diocésains et les inquisiteurs devront veiller à l'exécution de ce décret en visitant par euxmêmes ou par d'autres, au moins tous les deux ans, leurs juridictions où il y aurait des Juifs, et châtier avec toute sévérité ceux qu'ils trouveraient coupables.
2° Qu'aucun Juif ne se permette d'avoir, de lire ou d'entendre lire le livre intitulé MAR MAR JESU, parce qu'il est rempli de blasphèmes contre notre rédempteur JésusChrist, ni tout autre livre ou écrit qui soit injurieux pour les chrétiens ou qui parle contre quelqu'un de ses dogmes ou contre les rits de l'Église, en quelque idiome.qu'il soit écrit. Que le contrevenant à ce décret soit châtié comme blasphémateur.
5° Qu'aucun Juif ne puisse faire, ni composer, ni même avoir dans sa maison, sous quelque prétexte que ce soit, des croix, des calices ou des vases sacrés. Qu'il ne puisse relier les livres des chrétiens dans lesquels se trouve écrit le nom de Jésus-Christ ou de la très-sainte Vierge. Et que soit excommunié le chrétien qui, pour quelque motif que ce soit, donnerait aux Juifs quelques-uns de ces objets.
4° Qu'aucun Juif ne puisse exercer l'office de juge, même dans les procès qu'ils auraient entre eux.
5° Que soient fermées toutes les synagogues érigées ou réparées nouvellement. Que dans les lieux où il n'y en aurait qu'une seule, qu'elle subsiste à condition de n'être
point somptueuse. S'il y en a deux ou plus de deux, que la plus petite seule reste ouverte. Mais, s'il est prouvé que quelqu'une desdites synagogues a été une église dans les temps anciens, qu'elle soit fermée à l'instant.
6° Qu'aucun Juif ne puisse être médecin, chirurgien, boutiquier, droguiste, pourvoyeur, ni entremetteur dans les mariages, ni exercer aucun autre emploi public qui nécessite l'obligation de se mêler des affaires des chrétiens.
Les Juives ne pourront être accoucheuses, ni prendre des chrétiennes pour élever leurs enfants. Les Juifs ne pourront avoir à leur service des chrétiens, ni leur vendre ou leur acheter des viandes pour la nourriture de chaque 1 jour, ni prendre part avec eux à aucun banquet. Il leur est interdit de se baigner dans les mêmes eaux que celles dont se servent les chrétiens pour le même usage. Ils ne pouvaient être intendants ni agents d'affaires pour ces derniers, et il leur était également interdit d'apprendre, dans les écoles des chrétiens, aucune science, aucun art ou aucun état.7° Que dans chaque ville, village ou lieu quelconque où il se trouvera des Juifs, il leur soit réservé pour demeures des quartiers séparés des chrétiens.
8° Que tous les Juifs ou Juives portent dans leur vêtement une certaine devise de couleur incarnat et jaune de la grandeur et de la forme qui sont indiquées dans la bulle : les hommes dans leurs vêtements extérieurs, sur la poitrine, les femmes sur le front i.
1 Dans lepilotné de la crÓnica de don Juan II, par José Martinez de la Puente (Madrid, 1078), on lit ce qui suit : « Par les conseils de saint Vicente Ferrer il fut enjoint aux Juifs des deux royaumes de porter des tabardvs (c'était une espèce de cape espagnoledelonne ancienne), avec une marque vermeille. Les Mores devaient porter des capuces verts avec une lune claire. »
9° Qu'aucun Juif ne puisse faire le commerce ou passer aucun contrat avec les chrétiens, pour éviter les tromperies dont ils ont l'habitude de se rendre coupables, ainsi que les usures qu'ils prélèvent d'ordinaire.
10° Que tous les Juifs ou Juives convertis à la foi, et que tous les chrétiens qui ont une parenté de sang avec les Juifs non convertis, en puissent hériter, lors même que, par testaments, codicilles, dernières volontés ou donations entre-vifs, ils auraient été exclus de l'héritage de leurs biens.
11° Que dans toutes les villes, villages ou lieux où se trouverait réuni le nombre des Juifs que le diocésain aurait accepté, l'on prêche en public trois sermons dans trois jours distincts de l'année, l'un le second dimanche de l'Avent, l'autre dans le jour de Pâques de la Résurrection, et le dernier, le dimanche dans lequel on chante l'évangile Cum apropinquasset Jésus lerosolymam videns civitatem, flevit super eam. Que l'on oblige tous les Juifs qui auront l'âge de douze ans et au delà d'assister à ces trois sermons dont les sujets devront être de leur démontrer, dans le premier, la venue au monde du vrai Messie, en se servant pour cela des passages de la sainte Écriture et du Talmud qui ont été débattus dans l'assemblée de Tortosa; dans le second on devra leur faire comprendre les erreurs, les folies et frivolités qui sont contenues dans le Talmud ; et dans le troisième sermon on leur prêchera la destruction de la ville et du temple de Jérusalem et la perpétuité de leur esclavage, d'après les paroles de JésusChrist et des saints Prophètes. A la fin de chaque sermon, on leur lira cette bulle, afin que, s'ils y contreviennent, ils ne pèchent pas par ignorance.
Ce décret, en leur interdisant surtout l'élude et l'exercice de la médecine et de la chirurgie en même temps
qu'il enlevait à l'Espagne les plus illustres savants qui se distinguaient dans ces deux arts si importants, atteignait les Israélites dans ce qu'ils avaient de plus cher et de plus précieux. C'était par cette double voie qu'ils étaient parvenus à exercer une si grande influence sur le peuple espagnol. A la suite de ce décret, un grand nombre d'Israélites abjurèrent leur religion. Les plus savants rabbins de la Péninsule embrassèrent le christianisme. A Saragosse, à Catalayud et à Alcaûiz (royaume de Léon), plus de deux cents rabbins abandonnèrent la foi de Moïse. Dans l'Aragon, à Daroca, à Fraga, à Barbastro, plus de cent vingt familles abjurèrent ; à Caspe et à Maella, le nombre des convertis s'éleva à plus de cinq cents personnes. Tous les habitants juifs des villages de Tamarit et d'Alcolea reçurent le baptême. (Zurita, Annales d'Aragon.) Ces conversions furent-elles sincères? Il est permis d'en douter en présence de ces odieuses mesures qui plaçaient les Juifs dans la cruelle alternative de la misère ou de l'apostasie. Ces décrets furent rendus exécutoires dans toute l'Espagne, seule contrée qui reconnût alors la souveraineté de l'antipape Benoît XIII. Le concile de Bàle, dans sa dix-neuvième session, Paul IV et plus tard PieV, approuvèrent cette bulle; ce dernier ordonna même que ses décrets fussent exécutés avec la dernière rigueur dans tout le mpnde chrétienl.
Pendant qu'en Aragon se célébrait le concile deTortosa, dont nous venons de parler, un spectacle à peu près semblable était donné aux populations chrétiennes de la Castille. Le 10 janvier 1415, un concile était convoqué à Zamora par don Rodrigo, évêque de Santiago, auquel prirent part les évêques de Soria, de Ciudad-Rodrigo, de
1 Voir Rodriguez de Castro, Biblioteca rabinica, t T, 1. XIV, p. 224.
Plasencia et d'Avila. Le but qu'on se proposait était de mettre un terme aux outrages dont on accusait les Juifs de se rendre coupables à l'égard de la foi catholique. Les prélats qui s'assemblèrent pensèrent qu'au lieu de procéder par le raisonnement il valait mieux recourir à l'extermination. Le résultat de leurs conférences fut de promulguer treize décrets qui avaient une grande ressemblance avec ceux de la bulle de Valence, que nous avons fait connaître plus haut. Voici en quels termes s'exprimait le préambule qui précédait les décrets rendus par la pieuse réunion des évêques: « Nous ordonnons sur tout ce qui est ici contenu : premièrement, comme don Clément Y, par la grâce de Dieu évêque de la sainte Église - de Rome, parmi les autres constitutions qu'il donna dans le concile de Vienne, a voulu que les Juifs n'usassent point des privilèges qu'ils auraient obtenus des rois ou de princes séculiers, qu'ils ne pourraient être condamnés en jugement dans aucuntemps par le témoignage de chrétiens et qu'ils avertissent lesdits rois et princes séculiers que désormais ils n'accordent pas de privilèges ni ne respectent ceux accordés; et ordonne àNous et à tous les prélats qui prendront part à cedit concile, qu'aussi cette même constitution, comme les autres constitutions faites contre lesdits Juifs pour contraindre et empêcher leur dissimulation et leur présomption, avec lesquels ils s'éloignent des chrétiens1.,. »
Quant aux interdictions portées contre les Juifs, elles étaient les mêmes que celles du concile de Tortosa. Un
1 Les constitutions de ce concile furent écrites en latin par Fray Pascual Gardeen, à cette époque, et traduites presque en même temps, en espagnol, par Juan Alfonso Martinez, escribano de Medina del Campo. Elles se trouvent en manuscrits à la bibliothèque nationale de Madrid. Voir Amador de los Rios, Estudios, p. 109, en note.
- de ces décrets leur défendait de sortir de leurs maisons les mercredis de ténèbres et leur ordonnait de fermer, le vendredi saint, leurs portes et leurs fenêtres, afin de ne pouvoir tourner en raillerie les chrétiens, qui, dans ces jours, étaient plongés dans la tristesse.
Il est probable que le pape Benoît XIII, en formulant les décrets de sa bulle de Valence, eut sous les yeux les prescriptions du concile de Zamora.
VI
Les Juifs sous le règne de Juan Il.-Pragmatique d'Arévalo (6 avril 1445).
Les Juifs de Ségovie et l'évèque Juan de Tordesillas. - Part importante que prennent les Juifs au mouvement littéraire qui signale le règne de Juan II. Persécutions d'Enrique IV. Discussions sur la doctrine du Compelle intrare. Troubles de Valladolid. Troubles en Andalousie. -Répartition faite entre les Aljamas de Castille (1474).– Misère de l'Espagne. Ruses des Juifs pour dissimuler leurs fortunes.- Réunion de l'Aragon à la Castille par le mariage de Fernando avec Isabel. - Les dominicains demandent l'inquisition; les rois catholiques l'accordent.- Approbation donnée par le pape. Conspiration des Juifs de Séville. - Débordements du Guadalquivir. - Violences des premiers inquisiteurs.–L'inquisition à Cordoue.–Plaintes portées à Rome par les Juifs d'Espagne contre le tribunal de la Foi. Preuves de judaïsme jugées suffisantes pour entraîner la condamnation.
Pendant le long règne de don Juan II, qui dura trentecinq ans, les révoltes incessantes de la noblesse ainsi quj les guerres contre les Mores avaient quelque peu détourné la fureur populaire des persécutions contre les Juifs. Disons, à la louange de Juan II, qu'à l'instigation d'Alvaro de Luna, son ministre, ce roi accorda une pragmatique pour sauvegarder les droits méconnus du peuple juif. La
pragmatique donnée à Arévalo 1, en date du 6 avril 1443, déclarait que le roi prenait sous sa garde et sous sa protection, comme chose sienne et de sa chambre, tous les Juifs de ses États. Cette loi révoquait toutes les dispositions adoptées dans les conciles de Zamora et de Tortosa. Le pape Eugène IV avait ratifié par une bulle toutes les mesures violentes prises contre les Juifs; Juan II crut que cette bulle portait atteinte aux droits de la royauté. Conseillé par Alvaro de Luna ou cédant peut-être à ses propres inspirations, le roi ordonna à ses sujets de traiter désormais les Juifs avec humanité, ainsi que l'exigeaient leurs droits et les lois.
Il leva de plus toutes les défenses qui leur interdisaient le commerce et leur accorda le droit d'exercer à l'avenir toutes les professions dont ils étaient exclus par les précédentes ordonnances. Sous des peines très-sévères, il fit défendre aux municipalités de porter des lois de proscription contre les Israélites. Malheureusement, cette pragmatique devançait par ses prescriptions généreuses les temps funestes dans lesquelles elle fut accordée. Les Juifs ne purent guère profiter des libérales intentions du roi don Juan Il à leur égard.
A Ségovie, les rabbins d'une des synagogues de la ville, ayant été accusés de sacrilége, furent condamnés par l'é– vêque Juan de Tordesillas à être traînés, pendus et écartelés; la synagogue fut confisquée et consacrée au culte catholique sous le nom de Corpus Christi. Pour se venger, les Juifs soudoyèrent le maître d'hôtel du pré- lat et cherchèrent à l'empoisonner; leur tentative échoua : les coupables furent punis des mêmes supplices que les
1 Petite ville d'environ trois mille habitants et située dans la VieilleCastille.
rabbins dont ils avaient voulu venger la mort. Ce crime excita les haines populaires contre tous les Israélites, et il fallut toute la popularité dont jouissait l'évêque pour contenir l'explosion des vengeances catholiques.
Pendant que le règne de Juan II offrait le triste spectacle des dissensions civiles, la littéralure jetait un vif éclat dans ce royaume. Les Juifs prirent une part importante à ce mouvement littéraire qui honora le règne de ce monarque. Nous citerons parmi eux les rabbins convertis Pablo de Santa Maria (Selomoh Halevi), qui devint évêque de Burgos; son frère, Alvar Garcia, et ses deux fils, Gonzalo Garcia et Alonso; et Pedro de Cartagena, Alonso de Baena, fray Alonso de Espina, Juan le Vieux, etc. Les rabbins dont la science jeta un grand éclat sur les lettres à cette époque furent loin de se distinguer par leur bienveillance à l'égard de leurs anciens coreligionnaires. Dans leur zèle de néophytes, ils se mêlèrent à la foule des persécuteurs, et l'un d'eux (Alonso de Espina) réunit dans un volume toutes les attaques dirigées par les Juifs contre la religion chrétienne, afin d'augmenter contre eux la haine populaire, qui n'avait pas besoin d'un pareil aliment. On enleva aux Juifs le droit de recouvrer les impôts l'année même où périt don Alvaro de Luna sous les vengeances des nobles ameutés contre lui 1, Sous le règne d'Henrique IV l'lmpuissant, les persécutions contre les Juifs se renouvelèrent. Pendant les troubles incessants de ce règne, les grands du royaumé imposè-
1 Voici en quels termes un historien raconte ce fait : « Le roi-ayant recouvré Escalona, villa de don Alvaro, vint à Avila, où il manda l'évêque de Cuenca, le prieur de Guadalupe, fray Gonzalo de Illescas, déterminé à les nommer gouverneurs. Il décida que les villes se chargeraient de recouvrer les rentes royales, se passant ainsi de la teigne infernale des fermiers et des receveurs de rentes. »
Colmenarès, Histoire de Ségovie, ch. XiX.
rent au souverain, comme condition de leur soumission, l'ordre d'expulser de sa cour et de ses États les Juifs et les Mores, qui souillaient la religion et corrompaient les mœurs. Ceci se passait en l'année 1460. Le roi, oubliant les dispositions prises par son père £ l'égard des receveurs généraux, avait confié aux Juifs le recouvrement des rentes de la couronne. Des troubles éclatèrent l'année suivante à Tolosa, village de Guipùzcoa. Pendant que le roi était à Fuenterrabia (Fontarabie), un Juif nommé Gaon voulut recouvrer un impôt connu sous la désignation de pedido. Le peuple, jaloux qu'on lui enlevât ses libertés et ses privilèges, se révolta, et Gaon périt massacré.
Ce meurtre resta impuni et les receveurs Juifs de Navarre et de Castille eurent à subir une sanglante persécution.
Mariana raconte qu'à cette époque et pendant qu'Enrique IV était à Ségovie, il y eut entre deux frères une grande discussion dans la chaire chrétienne sur la manière dont on devait traiter les Juifs. L'un s'élevait contre la bienveillance que l'on avait pour le peuple juif, disant qu'on devait agir contre lui avec la dernière rigueur. L'autre, s'inspirant plus directement de l'Évangile, prétendait que la doctrine du Compelle intrare était odieuse et indigne de vrais chrétiens. Ce dernier frère s'appuyait, du reste, sur les lois de la Castille, qui avaient pour but de mettre un frein aux violences exercées contre le peuple juif. Mais bientôt un événement imprévu vint réveiller les haines populaires.
A Sepùlveda, dans l'année 1468, le jour du dimanche - de la Passion, les Juifs, à l'instigation du rabbin Salomon Picho, s'emparèrent d'un enfant et le mirent en croix, en souvenir de la Passion du Christ. Ce fut du moins le bruit public. Cette nouvelle se répandit avec rapidité, en excitant l'indignation générale. Une instruction fut dirigée
parl'évêque Juan Arias deAvila, en sa qualité de juge supérieur dans toutes les causes qui intéressaient la religion catholique. Seize Juifs, parmi les plus coupables, furent menés à Ségovie. Quelques-uns périrent sur le bûcher, les autres furent pendus et traînés sur la claie. Le peuple ne se contenta pas du châtiment infligé aux coupables, et, dès qu'on sut que l'évêque bornait là sa vengeance, les habitants de Sepùlveda se précipitèrent furieux dans les jaderias, massacrant tous les Israélites qu'ils rencontraient.
Les autres durent chercher leur salut dans la fuite.
- On avait du moins respecté jusqu'alors ceux qui embrassaient le christianisme; mais, à partir de ce moment, la haine qu'inspirait ce peuple s'étendit même à ceux qui abj uraient, et le nom de Juif devint odieux à tout Espagnol.Bientôt des troubles éclatèrent à Valladolid. En vain les Juifs persécutés portèrent plainte au roi Enrique, qui séjournait à Ségovie. Ils ne peuvent en obtenir que de vagues promesses. Deux années plus tard, c'est le tour de l'Andalousie : les principales villes de cette contrée sont le théâtre de sanglants méfaits. Un historien célèbre s'exprime en ces termes : « Ce fut à Cordoue qu'éclata la tempête. Le peuple furieux se précipita contre cette malheureuse race, sans aucune crainte de châtiment. Les personnes prudentes attribuaient cela à un châtiment de Dieu, parce que, disaient-ils, plusieurs d'entre eux (les convertis) abandonnaient et apostasiaienl la religion chrétienne qu'ils avaient auparavant paru embrasser. A Cordoue, on imita les peuples de l'Andalousie : mais le plus fort de la tempête tomba sur Jaën. Le connétable Iranzu voulut protéger ce peuple, afin qu'on ne lui fit aucun mal, et tenir tête à la foule furieuse. Cela fut cause que la haine et l'envie de la multitude se tournèrent contre lui, et à un tel point, que, grâce à une conjuration qui éclata à un
jour donné, on le tua dans l'église pendant qu'il entendait la messe. » La Castille imita bientôt les peuples de l'Andalousie.
Voici surtout ce qui se passa à Ségovie, pendant l'année 1474. Don Juan Paclieco, tombé en disgrâce aux yeux du roi Enrique, crut qu'il recouvrerait sa faveur perdue s'il parvenait à chasser de l'Alcazar de Ségovie l'alcade Andres de Cabrera, mari de dona Beatrix de Bobadilla, dame d'honneur de la princesse Isabel, qui lui avait accordé toute sa confiance. Dans ce but, JuanPacheco séduisit un certain nombre de personnes distinguées de la ville. Sous prétexte de s'armer contre les Juifs persécutés par le peuple, les conjurés devaient tout à coup diriger leur attaque contre Cabrera, le faire prisonnier et s'emparer de l'Alcazar. L'alcalde eut vent de cette conspiration quelques heures seulement avant l'exécution. Elle éclata à l'heure dite :'ces gens en armes se précipitèrent dans les maisons des convertis, massacrant tous ceux qu'ils trouvaient .sans défense. Le mal eût été bien plus considérable si Cabrera ne fût venu au secours des Israélites. La conspiration échoua, les Juifs échappèrent à leur triste sort, mais l'instigateur de ces troubles, Juan Pacheco, n'expia point son crime : crime d'autant plus odieux de la part de celui qui ne craignait pas de sacrifier tant d'infortunés à son ambition, qu'il avait dans les veines du sanghébreu l.
Pour avoir une idée exacte de la situation des Juifs en Espagne au milieu du quinzième siècle, il faut consulter un document de cette époque qui nous a été conservé. Je
1 Sa grand'mère, Maria Fernandez Tavira, qui avait épousé Lope Fernandez Pacheco, fondateur de cette race, était fille d'un juif nommé Rui Capon.
,VoirleTizonde Espaiia, note cilée par M. Amador, Estudios, p. 435.
veux parler de la Répartition faite entre les Aljamas de la couronne de Castille du service et du demi-service que les Israélites devaient payer dans l'année 1474, pendant laquelle arriva la mort d'Enrique IV. En voici le commencement : « Senores contadores mayores du roi notre seigneur, la répartition que moi, Rabi Jacô Aben Nunez, physicien du roi notre seigneur, et son juge mayor et répartiteur des services et demi-services que les assemblées des Juifs de ses royaumes et seigneuries doivent donner à Sa Seigneurie chaque année, s'élevant à quatre cent cinquante mille maravédis que lesdites assemblées doivent donner à Son Altesse pour le service et le demi-service de cette année 1474. »
On s'aperçoit -déjà que les prescriptions interdisant aux Juifs l'emploi de trésoriers étaient tombées en désuétude.
Il faut remarquer, en outre, que ce répartiteur prend encore le nom de juge mayor (juez mayor), malgré les décrets de la bulle de Valence de l'année 1415, qui refusaient aux Juifs le droit de juger aucun procès, même ceux qui s'élèveraient entre coreligionnaires.
En considérant ce document, on voit que chaque vecino juif payait au roi, pour l'impôt du service et du demi-service, la somme de quarante-cinq maravédis. Quelques villes importantes par le nombre des Juifs qu'elles contenaient précédemment, telles que Tolède, Cordoue, Séville et Burgos, ne payaient plus maintenant qu'une contribution insignifiante. Et il ne faut pas s'en étonner après les massacres dont ces différentes villes avaient été le spectacle, et après la prédication de Vicente Ferrer, qui avaient enlevé au judaïsme un nombre considérable de familles restées jusque-là fidèles à la foi proscrite. La couronne de Castille contenait douze cent dix-sept synagogues : la
somme à payer par les populations Israélites des différentes contrées s'élevait à quatre cent cinquante mille maravédis. Si on calcule que chaque maravédi valait alors six deniers, on saura qu'à cette époque il se trouvait en Castille douze mille vecinos juifs ou environ soixante mille
âmes. Voici du reste le tableau de la répartition faite par Aben Nunez.
Synagogues de l'évêché de Burgos. 30,800 maravédis.
Évêché de Calahorra. 50,100 de Palencia. 54,500 de Osma. 19,600 de Siguenza. 15,500 de Ségovie. 19,750 d'Avila. 59,950 Salamanque et Ciudad-Rodrigo.. 12,700 Zamora. 9,600 l,éon et Astorga. 37,100 Archevêché de Tolède. 64,300 - Évêché de Plasencia. 57,500 de l'Andalousie (Basse-Estramadure) 59,800 451,0001
L'Espagne, à cette époque, offrait un triste spectacle. Son commerce était perdu. La culture des champs, à peu près délaissée, ne pouvait pourvoir à la nourriture des habitants. Le roi Enrique IV avait, par une pragmatique, fixé le prix des denrées alimentaires, qui allaient augmentant chaque jour de prix. Citons les premières lignes de ce curieux document : « Attendu que nous sommes obligé au bon gouvernement et à l'utilité de nos vassaux, et à la garde et conservation de nos royaumes et seigneuries, nous mandons et
1 Il y a une erreur en plus de mille maravédis qui provient sans doute de l'inadvertance d'un copiste; ou peut-être du répartiteur.
M. A. de Castro prétend que cette somme de mille maravédis était gardée par le répartiteur pour frais de perception.
ordonnons que dans tout le royaume et dans notre cour la fanega 1 de froment vaille de quinze à dix-huit maravédis ; celle d'orge, quarante; le seigle, douze maravédis vieux; celle d'avoine , six; la livre de mouton, deux maravédis ; celle de vache, un maravédi ; celle de beurre de vache, quatre ; la livre de porc, trois maravédis vieux. Le marchand ou la marchande vendra la perdrix cinq maravédis ; le lièvre, trois; le lapin, deux; la poule, quatre; le poulet, deux ; l'oie, six; le cochon , huit; la palombe, deux maravédis vieux; le bœuf de Guadiana et nourri à Guadiana vaudra deux cents maravédis vieux; celui de la contrée, cent quatre-vingts, » etc.
En présence de la misère générale, les Juifs, pour ne pas exciter la convoitise, mettaient le plus grand soin à cacher leurs richesses. A mendiant, mendiant et demi. Le Juif affectait de porter des costumes sordides; l'œil éteint, son long visage s'amaigrissait à vue d'œil, et il faisait parure de ses haillons, qui étaient pour lui le passe-port de sa pauvreté. Ils enfouissaient leurs trésors au plus profond des retraites mystérieuses pour les dérober à l'avidité des chrétiens ; aussi bientôt la raréfaction de l'or fut complète.
Le peu qu'il y en avait à cette époque se trouvait entre les mains des Juifs. C'était miracle de voir circuler une pièce d'or; elle venait, cette pièce fortunée, du coffre-fort d'un banquier ou du changeur de monnaie, qui étaient presque tous des Juifs convertis. Il y avait aussi quelques chrétiens qui se livraient à ces spéculations, mais ils étaient commandités par des Israélites qui partageaient avec eux les bénéfices d'un trafic auquel, par prudence, ils n'osaient pas se livrer eux-mêmes.
Les Juifs, dont l'intelligence pour les affaires était hors
1 Sorte de mesure qui contient environ six boisseaux.
de toute contestation, portèrent; en ne se livrant point au commerce, un tort considérable à la fortune publique de l'Espagne. Toutes les marchandises tombèrent à vil prix.
La vara de drap d'Echillon valait soixante maravédis; celle de Lombai et de Bruxelles, cinquante maravédis vieux; l'écarlate de Gand, soixante; celle d'Ypres, cent dix, et enfin les draps de Montpellier, de Bruxelles, de Londres et de Valence, soixante maravédis vieux.
Dans l'année 1473, de nouveaux troubles éclatèrent, et les révoltés s'attaquèrent aux Juifs qui avaient adopté le christianisme, prétendant que ces derniers pratiquaient les rites de leur ancienne religion. Le vrai motif qui guidait ces forcenés n'était autre que celui du pillage. Don Miguel Lucas, connétable de Castille, défendit, dans la ville de Jaén, les Juifs en proie aux outrages et dispersa les bandes de ces dévastateurs. La populace fanatique jura de tirer vengeance du connétable. Elle ne tarda point à mettre à exécution son odieux projet. Un jour que ce dernier assistait, dans la principale église de Jaën, au sacrifice de la messe, une cohue de paysans, que n'arrêta pas la sainteté du lieu, s'approcha du connétable. On l'entoura, et bientôt il tomba frappé de plusieurs coups de poignard.
Sa mort donna le signal du massacre. Les Juifs se virent égorgés, et les plus riches d'entre eux eurent leurs maisons livrées au pillage. Chose plus triste, à Andujar, à Cordoue et dans d'autres villes, le peuple, surexcité par ces odieux exemples , imita la conduite des habitants de Jaën, et se livra contre les Israélites à de-sanglantes persécutions. L'autorité, trop faible pour tirer vengeance des assassins, les laissa impunis. Déplorable époque que ce règne d'Enrique IV, où la loi, sans force, se voyait obligée d'assister impassible aux plus odieuses persécutions !
Enfin mourut Enrique IV, et le trône de Castille passa
aux mains de sa sœur dona Isabel. En vain le roi de Portugal chercha à faire valoir les droits de sa femme Juana (la BeUranejal) à la couronne de ce pays. La bataille de Toro assura à Isabel la tranquille possession de la Castille.
Bientôt même, par la mort de Juan d'Aragon, cette dernière contrée fut réunie à la Castille. Le mariage de Fernando, roi d'Aragon, avec la reine de Castille, scella l'union de ces deux puissantes provinces et data pour l'Espagne l'ère la plus florissante et la plus glorieuse.
Bientôt ces deux rnonarques (Isabel possédait non moins que son mari les qualités viriles qui font les grands princes) donnèrent la preuve de leur grande habileté. Dans l'année 1480, ils créèrent des conseils royaux, et, parmi ceuxci , un conseil de finance qui supprimait l'emploi des receveurs et fermiers juifs. Grâce à un système ingénieux de perception, les rois connurent dès lors les revenus certains de leurs États, et les peuples ne furent plus surchargés d'impôts. C'était supprimer les abus sans porter la moindre atteinte aux revenus du royaume.
Le frère Alonso de Ojeda, prieur du couvent des moines dominicains, à Séville, voyant le zèle dont la reine était animée à l'égard de la religion catholique, représenta à cette princesse les outrages que recevait la religion de la mauvaise conduite des Juifs convertis. Pour y porter remède, il la supplia de permettre aux frères de l'ordre de Saint-Dominique de devenir les inquisiteurs du crime de l'hérésie. Vaincue par ses instances , Isabel consentit à ce qu'il demandait, à l'imitation de ce qui se passait en Ara-
1 Juana, née du mariage d'Enrique IV avec Blanche de Navarre, etait, dit-on, la fille de Beltran de la Caeva, que le monarque, accuBé d'impuissance, avait introduit dans le lit de sa royale épouse.
La rumeur publique accueillit du moins ce bruit, et Juana ne lut plus désignée que sous le nom de la Dellraneja (fille de Beltran).
gon, où quelques-uns des frères chargés de rechercher les hérétiques étaient nommés par le pape ou par leurs supérieurs provinciaux. La reine, dont l'âme était compatissante, malgré son zèle ardent pour la foi catholique, recommanda aux prêtres, et spécialement aux frères dominicains, de prêcher avec un grand zèle pour ramener dans le chemin de l'orthodoxie les âmes qui vivaient éloignées des enseignements de la doctrine du Christ. A cet effet, le cardinal Pedro Gomez de Mendoza composa un catéchisme et prit quelques mesures pour châtier ceux qui ne suivraient pas les préceptes de la religion catholique.
L'année suivante, en 1478, on découvrit qu'à Séville, pendant la nuit du jeudi saint, un certain nombre de Juifs s'étaient réunis pour prier Dieu suivant les rites de la foi d'Israël. Saisis et menés en prison, on les réconcilia, parce qu'ils donnèrent des marques de repentir. Les religieux profitèrent habilement de cette occasion pour demander avec plus d'instances que jamais, à la reine, de vouloir bien consentir à l'établissement dans ses royaumes du tribunal de l'inquisition, qui déjà fonctionnait dans la Sicile. Le motif religieux était-il le seul guide de leurs désirs? 11 est permis d'en douter, quand on sait que l'inquisition de Sicile avait décidé que le tiers des biens confisqués aux hérétiques deviendrait la propriété des familiers du saint-office. La fortune considérable dont jouissaient certains Juifs de l'Espagne laissait espérer aux nouveaux inquisiteurs des sources abondantes de revenus inespérés.
Bien plus, Fernando avait, par ses entreprises militaires, appauvri le trésor public. Il avait opprimé le peuple par ses gabelles et vendu une grande quantité de l'argent qui se trouvait dans les églises. Les ecclésiastiques eux-mêmes n'étaient pas restés à l'abri de ses exactions , et il avait fait peser sur eux le poids de ses impôts. Engagé
désormais dans une voie sans issue, il se voyait dans l'impossibilité de faire face aux charges de toutes sortes qui incombaient au trésor royal. On peut, sans trop d'invraisemblance, supposer que ce monarque altéré vit s'ouvrir devant lui les sources inattendues d'un or si utile à ses besoins. Aussi donna-t-il de grand cœur son acquiescement à la demande des dominicains. Comme tant d'autres mesures importantes, la création de l'inquisition entra par la porte du déficit.
Dans cette même année 1478, les rois catholiques se trouvaient à Séville, lorsqu'ils apprirent que le pape avait, par une bulle, consenti à l'établissement si désiré de l'inquisition. La reine, qui se dirigeait en tout selon les avis du cardinal Mendoza, s'opposa à cette bulle, en disant avec raison que les Juifs convertis avaient bien assez de peine à vivre en paix sans qu'on les inquiétât sous prétexte de s'informer de leurs mœurs, de leurs croyances, de leurs paroles, bien plus, de leurs pensées. Elle fit observer à son royal époux que la mesure qui attribuait aux inquisiteurs le tiers des biens confisqués aux hérétiques aurait pour effet de développer les mauvais penchants du cœur humain et exposerait le clergé à de dangereuses séductions. Toutefois, pour apaiser le zèle des fidèles qui se scandalisaient de voir les Juifs vivre tranquillement dans les royaumes catholiques de l'Espagne, il fut décidé dans les Cortès célébrés en 1480, à Tolède, que tous les sectateurs de la loi de Moïse vivraient dans des quartiers séparés de ceux des chrétiens et qu'ils porteraient les marques distinctives auxquelles ils étaient assujettis par les anciennes ordonnances. Il fut également décidé que les Juifs non baptisés devraient se retirer dans leurs quartiers avant le coucher du soleil, laissant tout commerce interrompu jusqu'au lendemain matin. On voit
aussi que les prescriptions qui interdisaient tout achat 3t toute vente entre les Juifs et les chrétiens étaient tombées en désuétude. La reine Isabel, malgré son bon cœur, vaincue à la fin par le besoin d'argent qui tourmentait son mari, cédant aussi aux pressantes supplications des moines, donna son consentement à la création d'un tribunal dont l'histoire a conservé un souvenir impérissable : l'Inquisition !
En 1480, Fernando et Isabel nommèrent comme inquisiteurs Miguel de Morillo et Juan San Martin, et comme assesseur le prêtre Juan Ruiz de Medina, docteur en droit canon. Ces personnages reçurent ordre d'exercer leurs fonctions dans l'archevêché de Séville et dans l'évêché de Cadix. Les rois catholiques leur donnèrent des lettres de faveur pour les accréditer auprès des villes désignées et afin qu'ils y exerçassent leur nouveau ministère.
Voici le préambule de la lettre adressée au conseil de Séville.
« Sachez que Nous voyant dans nos royaumes et seigneuries qu'il y avait et qu'il y a quelques mauvais chrétiens, apostats, hérétiques et convertis, lesquels, malgré qu'ils ont reçu le sacrement du baptême et furent baptisés, et ont le nom de chrétiens, se sont tournés et convertis et se tournent et se convertissent à la secte et superstition et perfidie des Juifs, etc. Et Nous désirant et voulant remédier à cela et pour éviter de grands maux et dommages, qui pourraient augmenter encore, si ce qu'on vient de dire n'était point puni, etc. Nous supplions notre très-saint Père de pourvoir à tout cela par un remède salutaire; et Sa Sainteté, à notre supplication, nous a octroyé et concédé une permission afin que nous puissions choisir et que nous choisissions deux ou trois personnes qualifiées en certaine manière pour être inquisiteurs, et procéder par
la faculté apostolique contre les tels infidèles et mauvais chrétiens, et contre ceux qui les favorisent et les accueillent, et les poursuivre et les châtier avec autant de droit que l'usage leur permettra de les saisir et de les châtier.
En vertu de ladite permission à Nous concédée, el en l'acceptant et nous en servant, nous choisissons, nommons et députons comme inquisiteurs de ladite infidélité, apostasie et hérétique dépravation, les vénérables dévoués Pères frère Miguel de Morillo, maître en Sainte Théologie, et frère Juan de San Martin, backiller jiresentado en la Sainte Théologie, prieur du monastère de San Pablo, de la ville de Séville, de l'ordre des prédicateurs, etc. »
Toutefois les inquisiteurs nommés à Séville ne purent remplir leurs fonctions nouvelles qu'en l'année 1481, à cause des nombreuses difficultés qu'ils eurent à vaincre.
Une conspiration fut ourdie dans cette ville; les Israélites y prirent part et cherchèrent à mettre à mort les inquisiteurs. Un récit manuscrit nous a conservé quel- ques détails sur cette tentative. En voici quelques fragments : « Dès que les inquisiteurs et les officiers du saint-office entrèrent à Séville, la cité se divisa en deux partis sur cet événement : les uns étaient pour les inquisiteurs et les autres leur étaient opposés. Ce qui causa le plus de scandale et d'étonnement, ce fut que cette opinion fut partagée par beaucoup de personnes puissantes, élevées en offices et en dignités, qui favorisèrent la partie la plus dangereuse de cette opinion.
« La noblesse et les prébendiers se déclarèrent pour la sainte foi de Jésus-Christ et de ses ministres, car ils furent les recevoir jusqu'à une lieue et les autres jusqu'à Carmona, en leur faisant bon accueil et hospitalité, et en les visitant en détail.
« Les inquisiteurs s'en furent bientôt au chapitre de la sainte église, où ils présentèrent et montrèrent les bulles et les provisions royales, et bientôt ils trouvèrent à la porte du chapitre le régiment en ordre qui les conduisit à leur logement, par dehors des grilles, et les établit dans le chapitre et les reçut. Et bientôt des deux chapitres se réunirent prébendiers et échevins, et ils décrétèrent une procession générale avec le clergé, et un ordre pour le dimanche suivant, lequel se fit très-solennellement, et l'inquisition fut reçue par le peuple.
Il Et au milieu de ce temps se réunirent dans le chapitre Suson, père de la Suzanne, que l'on appelle la belle femme; Benadeva, père du chanoine; Abalofia, le parfumé, qui régissait les douanes pour le compte du roi et de la reine; Aleman, sang vil, le père des nombreux fils Alèman;. les Adalfe de Triana, qui demeuraient dans le château même; Cristôbal Lopez Mondadura, de San Salvador, et beaucoup d'autres riches et puissants qu'ils firent venir-et qui habitaient les villes d'Utrera et de Carmona.
« Ceux-ci se dirent entre eux : Ne vous seitible-t-il pas qu'ils viennent contre nous? Ne sommes-nous pas les principaux de cette ville par nos biens et parce que nous sommes chéris du peuple? Formons des troupes. Vous, un tel, amenez tant de vos hommes ; et vous, préparez tous ceux que vous pourrez fournir. C'est ainsi qu'ils se répartirent entre eux les armes, les personnes, l'argent et les choses qui leur parurent nécessaires. Et s'ils viennent pour nous prendre, avec le monde que nous aurons et le peuple nous mettrons la sédition parmi tout cela ; puis nous les tuerons et nous nous vengerons d'eux. Ce fut alors qu'un vieillard juif qui se trouvait là leur dit : « Mes enfants, « le monde me paraît être bien à point, telle soit ma vie,
a mais quoi! les cœurs, où sont-ils ? Donnez-moi les « cceui's 1. » La conspiration ayant été découverte, les inquisiteurs firent mettre en prison un grand nombre de ceux qui y avaient pris part; et, comme si la nature eût été opposée à la création d'un tribunal si barbare, des inondations épouvantables vinrent à la même époque affliger les villes de l'Andalousie. « Il y eut, dit un contemporain, dans cette année de 1481, depuis le commencement de Noël et ensuite, beaucoup de pluies et de débordements, de manière que le Guadalquivir emporta et laissa perdre le copero, où se trouvaient quatre-vingts vecinos, ainsi que plusieurs autres lieux de la rivière, et le débordement monta par les petits créneaux de Séville , par le chemin creux de Loria, au point le plus élevé qu'il avait jamais atteint, et, pendant trois jours, il ne descendit pas, et la ville fut dans une très-grande frayeur de se voir submerger par l'eau. Dans ce temps commença aussi une violente peste qui désola ces contrées avec une grande rigueur et une grande obstination, jusqu'en l'année 1488. Il mourut à Séville plus de quinze mille personnes, autant à Cordoue et à Xérès ; il périt à Ecija plus de huit à neuf mille personnes, et il en fut ainsi de toutes les autres villes et bourgs s.
Malgré ces affreux désastres, les inquisiteurs saisirent et châtièrent tous les Israélites qui, sous la frayeur des persécutions, avaient abjuré leurs croyances et conservaient au fond de leur cœur le culte de là religion judaïque. « Les premiers inquisiteurs (dit Bernaldez)
1 Manuscrit cité par Adolfo de Castro, dans son Historia de los Judios, p. 115-115. - , 'LJ H- -- ---- - - - - 1 r-
8 Voir l'Historia de los Reyes catvlicos Fernando é Isabel, Ms., cap XLH, par André Bernaldez.
firent construire ce bûcher dans Tablada 1, avec ces quatre prophètes de plâtre, et en peu de jours, par divers moyens et de différentes manières, ils connurent la vérité de l'hérétique méchanceté, et ils commencèrent à saisir des hommes et des femmes parmi les plus coupables et les plus honorés, et des veiniicuatros, et jurats, et bacheliers, et lettrés, et hommes de beaucoup de faveur. Et ils commencèrent à porter des sentences pour brûler dans le feu.
Et, pour la première fois, ils sortirent pour brûler à Tablada six hommes et femmes, qu'ils brûlèrent. Et prêcha frère Alonso Hojeda de San Pablo, zélé pour la foi de Jésus-Christ , celui qui aida le plus à donner à Séville cette inquisition. Très-peu de temps après cela, ils brûlèrent trois des principaux de la ville et des plus riches, lesquels étaient : Diego de Suson, dont la fortune était, dit-on, de dix millions, qui était grand rabbin, et, d'après ce qui paraît, mourut comme un chrétien, et l'autre était Manuel Sauli, et l'autre Bartholomé Torralba. Et ils saisirent Pedro Fernandez Benedeba, qui était majordome de l'église des seigneur, doyen et chapitre, qui était des principaux d'entre eux, et avait dans sa maison des armes pour armer cent hommes, ainsi que Juan Fernandez Abalasia, qui avait été pendant longtemps alcade de la justice, et était grand lettré, et de beaucoup d'autres très-importants et très-riches , lesquels furent aussi brûlés, et jamais leur fortune ne put les protéger. Et avec tout cela ceux qui avaient avoué furent épouvantés et avaient grand'-peur, et fuyaient de la ville et de l'archevêché, et ils les mirent dans Séville avec défense d'en sortir, sous peine de mort; et ils placèrent des gardes à la porte de la "ville.
1 A Séville, le bûcher, qui subsistait encore en 1809, fut détruit par les troupes françaises lors de la guerre de l'Indépendance.
Beaucoup s'enfuirent dans les terres des seiCTneurs en Beaucoup s'enfuirent dans les terres des seigneurs, en Portugal et dans le pays des Mores. »
Laissons quelque temps encore la parole au chroniqueur, dont le zèle frénétique fait bien comprendre l'intolérance de l'époque : a Je ne veux plus maintenant décrire les méchancetés de cette hérétique dépravation; je dirai toutefois que, puisque le feu est allumé, il brûlera jusqu'à ce qu'il soit venu à bout du bois sec qu'il sera nécessaire de brûler jusqu'à ce que soient épuisés et morts ceux qui ont judaïsé.
Qu'il n'en reste aucun, pas même leurs fils, ceux qui auront plus de vingt ans, et, s'ils sont tous atteints de la même lèpre, lors même qu'ils auraient moins. »
Pendant qu'à Séville l'inquisition déployait de pareilles rigueurs, Cordoue ne restait pas en arrière. La première personne brûlée dans cette ville, sous prétexte de judaïsme, fut le trésorier de l'église, Pedro Fernandez de AIcaudete. La découverte de son crime contre la foi eut lieu, dit la légende, d'une façon miraculeuse. Pendant la procession du jeudi saint de l'année 1483, au moment où, sur le monument élevé dans la cathédrale de Cordoue, on élevait le saint sacrement, les assistants remarquèrent que du soulier du trésorier s'échappait du sang qui enveloppa bientôt son pied. Ses voisins le lui firent remarquer, et, dans son trouble, le trésorier ne se hasarda pas à proférer la moindre parole. Les chanoines l'emmenèrent dans une des chapelles, et, après l'avoir déchaussé, on trouva dans son soulier l'hostie qu'il avait reçue le matin même à la communion.
Cette légende, qui laisse voir tout ce que la haine des catholiques savait inventer contre les Juifs, ne peut pas soutenir l'examen. Voici le vrai motif de l'arrestation du trésorier de la cathédrale de Cordoue. On avait arrêté une
concubine que Fernandez de Alcaudete entretenait dans sa maison. Cette femme, accusée de judaïsme, commença par nier; mais, bientôt obligée de s'avouer coupable, elle déclara que, bien qu'il fût trésorier de la cathédrale et qu'il parût vivre dans la foi chrétienne, son amant appartenait en réalité à la foi de Moïse. Les inquisiteurs envoyèrent des gardes pour s'emparer du trésorier, mais celui-ci, avec raide de ses domestiques, opposa une vive résistance.
L'alguazil mayor, qui cherchait avec plus d'intrépidité que les autres à se saisir de Fernandez, reçut la mort dans la mêlée. On parvint, non sans peine, à se rendre maître d'Alcaudete. Transféré dans les prisons du saint-office, iLy resta enfermé jusqu'au 28 février de l'année 1484. Ce jour-là, il fut dégradé de ses fonctions ecclésiastiques et dépouillé de tous ses vêtements. On ne lui laissa qu'un sàyo de drap et on le livra en cet état au bras séculier.
Dans cet auto-de-fé, on lui mit un aljuba1 jaune avec des manches larges, un collet fait en forme de capuce, finissant par un long gland de couleur, puis une inscription en très-grandes lettres, ainsi conçue : « CELUI-LA A JUDAïsÉ. ))
Ce fut dans ce costume que le malheureux trésorier, monté sur un âne, fut conduit à l'endroit où se trouvait Le bûcher et livré aux flammes.
De pareils châtiments jetèrent la frayeur dans l'Andalousie : les malheureux qui ne se sentaient pas à l'abri de la délation du premier misérable venu s'empressaient de fuir à l'étranger, cherchant le droit de vivre en paix.
Voici en quels termes le chroniqueur des rois catholiques
1 Certain habillement des Mores, fait en jupe ou casaque, qui va jusqu'au genou.
raconte les malheurs qu'occasionna à l'Espagne l'établissement du saint-office : « Il manqua, surtout à Séville et à Cordoue et dans les villes et villages de l'Andalousie, à cette époque, quatre mille chefs de maisons et plus, où demeuraient beaucoup de ceux de ce lignage, lesquels s'absentèrent de ce pays avec leurs femmes et leurs enfants. Et comme l'absence de ce monde dépeupla une grande partie de cette terre, il fut notifié à la reine que le commerce diminuait ; mais estimant peu la diminution de ses rentes et tenant surtout à la pureté de ses pays, elle désirait que tout intérêt fût mis de côté, elle voulait purger la contrée de ce péché de l'hérésie, parce qu'elle comprenait que c'était le service de Dieu et le sien. » Quelques-uns de ces Juifs allèrent à Rome et portèrent plainte auprès du pape de la conduite des inquisiteurs de l'Espagne. Sixte IV, qui occupait alors le trône pontifical, adressa un bref, daté du 29 janvier 1481, aux rois d'Espagne Fernando et Isabel, pour leur faire connaître les plaintes qu'excitait la conduite des inquisiteurs de Séville.
Ce bref se terminait en disant que les frères Morillo et San Martin, inquisiteurs de Séville, devaient être privés de leurs fonctions, et que, si le pape ne prenait pas une aussi grave détermination, c'était seulement par respect pour l'autorité des rois catholiques. Ajoutons que, deux ans plus tard, la reine Isabel ayant adressé au pape une lettre pour lui demander quels moyens il y avait à prendre afin de recueillir les meilleurs fruits de l'établissement de cette institution nouvelle, le pontife lui fit connaître ses plaintes au sujet des inquisiteurs de l'Espagne. La lettre du pape est datée du 25 janvier 1485. En voici quelques fragments : « Il parait que vous avez des doutes si Nous, en voyant
votre soin de châtier avec sévérité les perfides qui, feignant d'être chrétiens, blasphèment le Christ, le crucifient avec une infidélité judaïque et restent obstinés dans leur apostasie, nous pensons que vous le faites plus par ambition et convoitise des biens temporels que par le zèle pour la foi et la vérité catholique et la crainte de Dieu.
Mais vous devez être certaine que nous n'avons pas eu même le plus léger soupçon de cela ; et, bien que quelques personnes aient murmuré quelques apparences pour couvrir les iniquités de ceux qu'on châtiait, nous n'avons pu t'accuser d'injustice, ni toi, ni ton illustre époux, notre très-cher fils. Nous connaissons votre sincérité, votre piété et votre religion envers Dieu. Nous ne croyons point à tout esprit. Bien que nous prêtions l'oreille aux plaintes de tout le monde, nous ne leur donnons cependant pas crédit 1. »
'"Le tribunal de l'inquisition commença à exercer ses fonctions le 2 janvier de l'année 1481, par la publication d'un édit, bientôt suivi de quelques autres, et exigeant de tout le monde qu'on aidât les familiers du saint-office à arrêter et à accuser tous ceux qu'on saurait être coupables ou qu'on soupçonnerait hérétiques. Ce premier décret, dit Llorente, était la première intervention méditée du nouveau tribunal dans la juridiction civile ; il était dirigé en partie contre la noblesse d'Andalousie, qui protégeait les Juifs fugitifs. On berçait les hérétiques de l'illusoire promesse d'absoudre ceux qui confesseraient leurs erreurs dans un temps déterminé. Pendant que la peste exerçait ses ravages à Séville, l'inquisition n'en continua pas moins ses odieuses persécutions. Toutes les provinces de l'Andalousie furent également en proie à ce pieux fléau. Dans la seule année 1481, le nombre des personnes brûlées vi-
1 Llorenle, Rist. critique de l'Inquisition. Pièces juslificatives, n° 3.
vantes s'éleva à deux mille ; quant à celui des personnes brûlées en effigie, il dépassa de beaucoup ce chiffre. Plus de dix-sept mille personnes furent réconciliées, et l'on sait que cette transformation de la peine capitale en une peine moins sévère n'en entraînait pas moins la perte de tous les biens des condamnés, et parfois même la prison perpétuelle.
« L'Église, dit un historien, qui est une mère de miséricorde et une fontaine de miséricorde, contente des pénitences qu'elle impose, concède généreusement la vie à un grand nombre de ceux qui ne la méritent pas. Elle ordonne que ceux qui persistent obstinément dans leurs erreurs, après avoir été faits prisonniers sur le témoignage de témoins dignes de foi, soient mis à la torture et condamnés aux flammes, où ils périssent misérablement, les uns en déplorant leurs erreurs et invoquant le nom de Christ, au même moment que d'autres invoquent celui de Moïse : Quant au grand nombre de ceux qui se repentent sincèrement, elle les condamne seulement à la prison perpétuelle, malgré l'odieux de leurs péchés 1. »
Les présomptions que l'on regardait comme des preuves suffisantes de judaïsme sont assez curieuses pour qu'on les fasse ici connaître. Tout accusé était considéré comme coupable s'il portait, le jour du sabbat, des vêtements plus neufs ou une chemise plus blanche que les autres jours de la semaine, ou s'il n'avait pas laissé de feu dans son foyer la nuit précédant ce jour. Le fait seul de s'être assis à la même table avec des juifs, ou d'avoir mangé de la chair d'animaux égorgés par leurs mains, ou d'avoir accepté quelque breuvage qui était fort de leur goût, telles étaient des preuves du judaïsme, ainsi que d'avoir lavé quelque
1 L. Marineo, Cosas mem., fol. 1G4.
cadavre avec de l'eau chaude, ou tourné, en mourant, le visage vers le mur, ou d'avoir donné des noms hébreux à ses enfants. Il faut rappeler ici que le roi Enrique II avait, par une loi, défendu aux Juifs, sous peine des plus sévères châtiments, de donner à leurs enfants des noms chrétiens.
De là, pour ces malheureux, un terrible dilemme auquel ils ne pouvaient échapper.
Effrayés des persécutions qui les frappaient, les Juifs voulurent fuir. Quelques-uns parvinrent à s'érhapper et s'en furent, les uns à Grenade, les autres en France, en Allemagne et en Italie. Bernaldez, dans son Histoire des rois catholiques, raconte qu'à Séville on plaça des gardes à la porte de la ville pour s'opposer à la sortie des Juifs qui y demeuraient. Cette émigration était, du reste, interdite très-sévèrement. Mais la peur du redoutable tribunal leur fit braver cette menace, et un certain nombre d'entre eux, ainsi que nous venons de le voir, parvint à émigrer.
Comme le tribunal de l'inquisition accueillait toutes les dénonciations, même les dénonciations anonymes, le nombre des victimes devint tel, qu'on jugea prudent de transférer la résidence des inquisiteurs du couvent de San PaWo dans l'intérieur de la ville, à la vaste forteresse de Triana, située dans les faubourgs. Un des historiens de Séville nous a conservé l'inscription latine qui se trouvait sur la porte de l'édifice où se tenaient les redoutables séances de l'odieux tribunal :
SANCTUM INQDISITIOXIS OFFICUTH CONTRA HiERETICOEUM PHAVITATEM IN HlSrAfil« HEGNIS INITIATUM EST 1IISPALI, ANNO HCCCCLXXXI. SEDENTE IN TROHO APOSTOLICO SIXTO IV A QUO FUIT COXCESSUM ET IlEGNAXTIBUS IN UISTAKIA FERDISAXDO V ET
ELISABETH, A QUIBUS FUIT IMPRECATUM. GKNERALIS INQUISITOR PRIMUS FUIT FRATER THOMAS DE TORQUEH A- DA, PRIOR CONVENTUS SANCTE CRIICIS SEGOVIENSIS, ORDINIS PREDICATo- RUM. FAXIT DEUS UT IN FIDKI TCTE-
LAH , ET AUGMENTUM IN FIXEM USQUE SÆCULI PER1IANEAT.
EXURGE DOMINE JUDICA CAUSAM TUAM CAPITE NOBIS VULPESI.
VII
Recherches historiques sur l'inquisition. Opinion de Mariana sur ce tribunal.-Torquemada nommé inquisiteur; ses victimes.–Ce qu'était l'inquisition.–Sa procédure.- De l'influence de la communion pascale sur les dénonciations. –Enquêtes. –Prisons du saint-office. - Tortures.
Défense du prévenu. - Publication des preuves. - Jugement. Le Sanibénito. - La réconciliation.– Vauto-de-fé. - Récit de l'acte de foi célébré en l'honneur du mariage du roi d'Espagne, Carlos Il.
L'établissement de l'inquisition était-il une création nouvelle et qui n'avait point eu de précédents? Non; à proprement parler, ce n'était qu'une concentration entre les mains d'un seul tribunal de différents pouvoirs accordés à divers évêques. Quelques détails rétrospectifs sont ici nécessaires.
Après quelques modifications, le soin de rechercher et de punir les hérétiques avait été confié exclusivement aux
1 Dicgo Ortiz de Zúiiiga, Annales ecclesiasticos y seculares de la muy noble y muy leal ciudad de Sevilla, metropoli de la Andaluzia.Madrid. Imprenta Real, allO 1677.
dominicains. En 1233, sous le règne de saint Louis et le pontificat de Grégoire IX, fut composé un recueil pour tracer à ce tribunal la manière dont il devait procéder.
Successivement adopté en Italie et en Allemagne, ce tribunal fut introduit en Aragon, où, dans l'année 1242, on décréta quelques dispositions complémentaires dans le concile de Tarragone, mais en prenant pour base celles de 1255, que l'on peut parfaitement considérer comme les règles primitives du saint-office en Espagne1.
La première inquisition employait les mêmes moyens que la seconde : même secret impénétrable dans la manière de procéder, mêmes moyens insidieux d'accusation, mêmes piéges tendus à la bonne foi de l'accusé, mêmes tortures infligées au prisonnier. Elle mérite les mêmes réprobations. Un inquisiteur aragonais du quatorzième siècle, Eymerich, a composé un Manuel pour l'instruction des juges du saint-office, dans lequel il recommande d'employer ces formes tortueuses d'interrogations qui pouvaient arracher le secret du coupable et parfois des aveux lorsqu'il n'y avait pas de culpabilité 2. Ce tribunal sévit pendant les treizième et quatorzième siècles contre les Albigeois, qui, à cause de la proximité et des relations politiques de l'Aragon et de la Provence, étaient devenus très-nombreux dans le premier de ces royaumes. Aucun fait ne permet de supposer que le saint-office, malgré les bulles pontificales expédiées à cet effet, se fût étendu en
1 Sismondi, Histoire des Français, t. VII, ch. ui.– Llorente, t. 1, p. 110. Cons. égal. Prcscoll, trad. espagnole, p. 96 de l'édil de Madrid, 1855.
2 « Nous devons au code des Wisigoths toutes les maximes, tons les principes et toutes les vues de l'inquisition d'aujourd'hui : et les moines n'ont fait que copier contre Les Juifs des lois faites autrefois par les évêques. »
MONTESQUIEU, Esprit des Lois, liv. XXVIII, ch. i.
Castille avant le règne d'Isabel. Cela peut s'expliquer par le petit nombre d'hérétiques qui se trouvaient dans ce royaume. Mais il faut se garder de croire que les souverains de ce pays aient fait preuve de tiédeur, car, pour ne citer que Juan II, le père d'Isabel, ce monarque donna la chasse aux infortunés hérétiques de la Biscaye, les traquant dans ces âpres montagnes comme des bêtes fauves et montrant le zèle le plus farouche pour la foi orthodoxe t. Vers le milieu du quinzième siècle, l'inquisition d'Aragon avait presque complètement extirpé l'hérésie albigeoise, et il semblait que, son œuvre terminée, elle devait se reposer désormais.
Quant à la Castille, le soin de juger les crimes commis contre la religion était réservé aux évêques dans toute l'étendue de leurs diocèses. Ces prélats punissaient les coupables avec une sévérité excessive, et les peuples accueillaient ces condamnations avec un profond respect.
Les rois catholiques se bornèrent à concentrer dans un tribunal unique les pouvoirs et les priviléges des évêques.
La royauté eut ainsi des attributions suprêmes qu'elle n'avait point eues jusqu'alors, et ce fut une arme terrible contre la libre pensée.
Il est curieux de veir en quels termes un historien, qui est très-célèbre en Espagne, raconte l'établissement de l'inquisition. Le jésuite Mariana s'exprime ainsi : « Un événement plus favorable et plus heureux pour l'Espagne, ce fut l'établissement fait à cette époque, en Castille, d'un nouveau et saint tribunal de juges sévères et graves, dans le but de rechercher et de châtier la perversité hérétique et l'apostasie. Ce tribunal différait de celui des évêques, à l'autorité desquels ce soin était an-
1 Mariana, Histoire d'Espagne, liv. XXI, ch. XVII.
ciennement réservé. Les pontifes romains donnèrent à ces juges le pouvoir et l'autorisation nécessaires à cet effet, et il fut enjoint aux princes de les aider de leur protection et de leur puissance. Ces juges furent appelés inquisiteurs, à cause de leurs fonctions, qui consistaient à rechercher et à s'enquérir. Cet usage était déjà suivi dans d'autres pays, tels que l'Italie, la France, l'Allemagne et même le royaume d'Aragon. La Castille ne voulut point que désormais aucune nation la devançât dans le désir qu'elle avait toujours eu de punir des crimes aussi grands et aussi coupables. On avait conservé le souvenir de quelques inquisiteurs qui avaient exercé ces fonctions, au moins pour un temps ; mais ils ne l'avaient point fait de la même manière et avec autant de sévérité que les autres les exercèrent désormais.
« Le principal auteur et l'instrument de ce décret trèssalutaire fut le cardinal d'Espagne ; il s'était aperçu que, grâce à la grande liberté qui avait existé dans les années précédentes, et par le mélange des Juifs et des Mores avec les chrétiens, et à leurs conversations sur toute espèce de sujets avec ces derniers, la dépravation dans le royaume allait grandissant. Cette liberté devait avoir pour résultat infaillible de relâcher le zèle d'un grand nombre de chrétiens. Quant aux Juifs, beaucoup d'entre eux, après avoir abandonné la religion chrétienne f qu'ils avaient embrassée de leur propre volonté, apostasiaient de nouveau et se tournaient vers leur antique superstition. Ce fut surtout à Séville, plus qu'en tout autre endroit, que parut grand cet excès; aussi commença-t-on par cette ville à faire des perquisitions secrètes et à châtier sévèrement ceux qui furent trouvés coupables. Si les délits étaient très-grands, après avoir laissé les coupables longtemps en prison, on les torturait, puis on les brûlait.
Si les fautes étaient légères, on punissait les coupables en jetant l'infamie perpétuelle sur toute leur famille.
« On confisqua les biens d'un grand nombre, puis on les condamna à une prison perpétuelle; un nombre plus considérable furent recouverts du sambenito, qui est une façon de scapulaire de couleur jaune avec une croix rouge en forme d'aspa, afin qu'ils allassent distingués, et que ce fût un avertissement qui effrayât et corrigeât par la grandeur du châtiment et de l'infamie. Plan que l'expérience a montré être très-salutaire, bien qu'au commencement les habitants aient trouvé que cela était très-pénible. Il leur semblait surtout étrange que les fils payassent pour les crimes des pères ; que l'on ne connût pas, que l'on ne produisît pas l'accusateur et qu'on ne le confrontât point avec l'accusé; qu'il ny eÛt pas d'audition publique de témoins, toutes choses contraires à ce qui était anciennement en usage dans les autres tribunaux. De plus, il leur semblait tout nouveau que de telles offenses fussent punies de la peine de mort; mais, résultat plus important, ces perquisitions secrètes les privaient de la liberté de communiquer leurs pensées et de parler entre eux, car il y avait dans toutes les villes, dans tous les villages, dans toutes les bourgades, des personnes chargées de donner avis de ce qui s'y passait. Cela semblait à quelques-uns une servitude bien horrible et presque aussi cruelle que la mort.
« Sur ce point il y eut alors des avis différents. Quelques personnes pensaient que de tels délits ne devaient pas être punis de la peine de mort; mais, à part cela, ils avouaient qu'il était juste qu'on les châtiât d'une aulre façon. Parmi les personnes de cet avis se trouvaient Hernando del Pulgar 1, esprit intelligent et élevé, dont on a imprimé l'his-
1 Dans ses Claros Varones.
toire de la vie et des événements du roi don Fernando.
D'autres, dont l'avis était meilleur et plus juste, pensaient qu'ils n'étaient point dignes de la vie, ceux qui avaient l'audace de violer la religion et de changer les cérémonies très-saintes de leurs ancêtres, mais qu'ils devaient, en outre de la peine de mort, être punis par la perte de tous leurs biens et par l'infamie, sans tenir compte de leurs enfants ; car il est bien jugé par les lois que, dans quelques cas, la peine des parents passe aux enfants, afin que leur amour pour ces derniers les rende plus prudents. Ils pensent aussi que, le jugement étant secret, on évite beaucoup de calomnies, de fourberies et de fraudes, en ne châtiant seulement que ceux qui confessent leurs délits ou en sont manifestement convaincus; que les anciennes coutumes de l'Église se transforment ainsi que les temps le réclament, et qu'enfin, -puisque la liberté est plus grande dans le péché, il est juste que le châtiment soit plus sévère. L'événement a prouvé que tout cela était vrai, et l'utilité de cette institution a dépassé de beaucoup les espérances qu'on avait osé concevoir.
« Afin que ces juges n'usassent point mal du grand pouvoir qu'on leur octroyait, ni ne contraignissent point le peuple, ou ne commissent des dommages, on leur donna dès le principe de bonnes lois et des instructions. Le temps et l'expérience plus grande des choses en firent ajouter beaucoup d'autres. Ce qui est surtout important, c'est que, pour cet emploi, on recherche des personnes d'un âge mûr, très-intègres et très-saintes , choisies dans toute la province, ainsi qu'il convenait pour des personnes aux mains de qui l'on confiait les biens , la réputation et la vie de tous les habitants. Ce fut alors qu'on nomma comme inquisiteur général Thomas de Torquemada, de l'ordre de Saint-Dominique, personnage très-avisé, très-savant et fort
en crédit auprès des rois comme étant leur confesseur, et prieur du monastère de son ordre à Ségovie. Au commencement son autorité était bornée au royaume de Castille ; quatre années après, elle fut étendue à l'Aragon, et l'on retira l'emploi qu'ils exerçaient suivant la manière ancienne aux inquisiteurs frère Cristoval Guabbes et au maître Ortes, du même ordre des prédicateurs.
« Ledit inquisiteur principal envoyait ses commissaires dans différents lieux, suivant les circonstances qui se présentaient, sans qu'il y eût alors aucun tribunal déterminé.
Les années suivantes, l'inquisiteur mayor, avec cinq personnes du conseil suprême à la cour, où se trouvaient les autres- tribunaux suprêmes, traita des plus importantes affaires relatives à la religion. Les causes de moins d'importance et les affaires en première instance sont confiées aux soins de deux ou trois inquisiteurs répartis dans différentes villes. Les villes où résident les inquisiteurs sont en ce moment : Tolède, Cuenca, Murcie, Valladolid, Santiago, Logrono, Séville, Gordoue, Grenade, Ellerena, et dans la couronne d'Aragon : Valence, Saragosse, Barcelone.
« Ledit inquisiteur mayor publia différents édits, dans lesquels il offrait le pardon à tous ceux qui se présenteraient de bonne volonté. Sur cette promesse, il réconcilia, dit-on, jusqu'à dix-sept mille personnes, tant hommes que femmes de tout âge et de toute condition. Deux mille personnes furent brûlées, sans compter un nombre plus considérable de ceux qui s'enfuirent dans les pays voisins.
Dès le commencement cette institution a conquis une si grande autorité et exercé un tel pouvoir, que les méchants ne connaissent pas de plus grand épouvantail, et qu'il n'y a point de meilleurs secours pour la chrétienté. Remède trèsutile contre les maux qui se préparaient et qui corrom-
pirent plus tard les autres pays; envoyé par le ciel, car sans doute les conseils et la prudence des hommes n'auraient pas suffi à prévenir et à nous préserver des dangers aussi grands que ceux qu'on a subis et que l'on souffre encore dans les autres contréesl, » De si odieuses paroles peuvent se passer de commentaires. On voit jusqu'où peut entraîner la doctrine impitoyable du compelle intrare : jusqu'à la violation la plus complète des règles les plus élémentaires de la justice.
Par une bulle du pape Sixte IV, en date du 11 février 1482, fray Tomàs de Torquemada2 fut nommé inquisiteur d'une des audiences que l'on établissait et bientôt après président du conseil de la Suprême. Les premiers inquisiteurs, par leur violence et leur injustice, dépassèrent le but que Fernando et Isabel s'étaient proposé.
Ils condamnèrent un certain nombre de personnes innocentes, et ils allèrent même jusqu'à déterrer des ossements et à les livrer au feu, sous prétexte d'hérésie. Envoyant de pareils excès, les rois catholiques auraient bien voulu revenir sur la détermination qu'ils avaient prise; mais, ne pouvant le faire, ils écrivirent au pape, afin qu'il modérât le zèle des nouveaux inquisiteurs. Cela eut pour but de décider la formation de lois et d'ordonnances qui devaient servir pour la conduite de ces juges à l'égard des hérétiques. Les instructions qui furent composées contenaient primitivement vingt-huit articles. En 1490, on en ajouta onze et quinze autres dans l'année 1498. Voici en quels termes était conçu le sixième article : « Que, les hérétiques et les apostats étant infâmes de droit, bien qu'ils se convertissent, qu'on leur impose pour
1 Mariana, Histoire d'Espagne.
2 Torre quemqda, turris çremata, tour brûlée,
pénitence celle de ne point exercer d'emploi public, de ne point porter de vêtement avec de l'or, de l'argent, de la laine fine, des coraux, des perles, des diamants, ni autres pierres précieuses ; qu'ils ne puissent monter à cheval, ni porter d'armes, sous peine, s'ils contreviennent à cette défense, d'être considérés comme relaps dans l'hérésie. »
Le vingtième article s'exprimait ainsi : « Que si l'inquisition avait des procès desquels il résulterait que quelque défunt aurait été hérétique et serait mort en état d'hérésie, lors même que, depuis son décès, trente ou quarante ans se seraient écoulés, que l'on ordonne au fiscal d'instruire la cause et que, dans ce but, on cite les fils, les petits-fils, les descendants et héritiers du défunt, et que l'on poursuive jusqu'à sentence défininitive; et, s'il résulte que l'accusation élait bien prouvée, qu'on la déclare telle : On ordonnera de déterrei, le cadavre en le destinant à un lieu profane, et l'on décidera que tous les biens qui resteront du mort appartiennent au fisc royal, avec tous les fruits et rentes postérieures. et les héritiers seront condamnés à cette restitution. »
Torquemada organisa ses terribles phalanges, ne respectant rien, ne craignant rien ; son zèle ne connaissait pas d'obstacles. Il parvint bientôt à soulever contre lui les plus grandes inimitiés. Des plaintes furent adressées au pape Alexandre VI, et Torquemada dut envoyer près de lui, pour se défendre, ses plus habiles agents. Il y réussit à merveille, car le pape se contenta de recommander à l'inquisiteur de se soumettre aux décisions du conseil suprême. Le trop célèbre Torquemada mourut en 1498. Si l'on en croit Llorente, pendant les seize années de son pouvoir, ce dernier fit périr par le feu huit mille huit cents personnes ; six mille cinq cents furent brûlées en effigie, et quant au nombre des personnes condamnées à l'infa-
mie, à la prison perpétuelle et à la confiscation de tous leurs biens, il s'éleva à quatre-vingt-dix mille. Torquemada s'attaqua de toutes les manières à la liberté de conscience.
Dans l'année 1490,il fit brûler publiquement quelques Bibles en hébreu, et, peu de temps après, plus de six mille volumes de littérature orientale, sous l'imputation de judaïsme, de magie et d'hérésie, dans les auto-de-fé qui eurent lieu à Salamanque, la mère patrie de la science à cette époque. (Llorente, -Hist. de Vlnq., t. Ier, ch. vin.) Cela fait souvenir de semblables sentences rendues quelque cinquante ans auparavant par le dominicain Lope de Barrientos contre les livres du marquis de Villena. Heureusement pour la littérature naissante de l'Espagne, la reine Isabel ne confia point, comme le firent ses successeurs , la censure de la presse aux juges du saint-office, bien que l'inquisiteur général s'arrogeât ce droit dans certaines circonstances i.
En 1485, les inquisiteurs, voulant, après la célébration d'un auto-de-fé dans Guadalupe, justifier les sanglantes exécutions dont le peuple était témoin sans s'y être encore familiarisé, sollicitèrent quelque miracle de la Vierge.
Il y a précisément, dans ce pays, un sanctuaire célèbre dans toute l'Espagne, et les inquisiteurs voulaient avoir l'approbation évidente de la Vierge en faveur du nouveau tribunal. Leur demande fut suivie d'une telle profusion de miracles, que le docteur Francisco Sanchez de la Fuente, qui exerçait les fonctions de secrétaire, après en avoir écrit soixante, jela la plume de fatigue, ne pouvant suivre la rapidité avec laquelle ils s'accomplissaient 2.
Voyons donc ce qu'était l'inquisition : examinons la
- Voir Prescott, Hist. de los Reyes catÓlicos, p. 106, en note.
2 Voir Paraino, de Origine Inquisitionis, lib. II, t. II, cap. m.
manière dont on instruisait les procès des personnes ac cusées d'hérésie ; pénétrons dans ces prisons où tant de milliers de victimes expièrent le crime de n'avoir pas adopté sans protestation les croyances du catholicisme.
Cette histoire de l'inquisition, pour laquelle il faut feuilleter bien des livres qui, par le sérieux de leur contenu, ont échappé à la plus grande partie des lecteurs, cette histoire nous offrira de grands enseignements. Elle est du reste entièrement liée aux récits des persécutions dont les Israélites furent victimes en Espagne. Qu'en lisant ces incroyables détails sur la procédure, sur les prisons, sur les tortures auxquelles les accusés d'hérésie furent en proie, le lecteur ne se hâte pas de rejeter les documents que nous lui soumettrons. C'est à Llorente, l'écrivain le plus autorisé en semblable matière, que nous emprunterons la plupart des détails. Sa courageuse Histoire de l'Inquisition a été écrite sur les documents les plus authentiques du saint-office : la prolixité seule de l'auteur a nui à la popularité de cet ouvrage. Nous avons également consulté avec fruit l'Histoire de l'Inquisition et de son Origine, par Marsolier, chanoine d'Usez. (Cologne, Pierre Marteau, 1693, in-12.)
Et maintenant que nous avons donné ces renseignements, entrons en matière et faisons connaître la procédure de l'inquisition.
Les procès du saint-office commençaient par la dénonciation ou par quelque avis qui en tient lieu, tel que la découverte qui résultait incidemment d'une déposition faite devant le tribunal dans une autre affaire. Il n'y avait pas une seule dénonciation, même anonyme, qui ne fût accueillie avec empressement.
Lorsqu'elle était signée, elle prenait la forme d'une déclaration, dans laquelle le délateur, après avoir juré de
dire la vérité, désignait par leur nom ou de toute autre manière les personnes qu'il croyait pouvoir déposer contre le dénoncé. Celles-ci étaient entendues, et leurs dépositions, jointes à celles du premier témoin, composaient l'information sommaire ou l'instruction préparatoire.
Les dénonciations n'étaient jamais plus fréquentes qu'aux approches de la communion pascale, parce que les confesseurs en faisaient un devoir à ceux de leurs pé, nitents qui disaient avoir vu, entendu ou appris des choses qui étaient ou qui paraissaient contraires à la foi catholique ou aux droits de l'inquisition. Tel était le pieux résultat obtenu par la lecture des mandements qui se
faisait pendant deux dimanches du Carême dans les églises. L'un imposait l'obligation de dénoncer, dans le délai de six jours, sous peine de péché mortel et d'excommunication majeure, les personnes qui se trouvaient dans le cas dont nous avons parlé. L'autre anathématisait ceux qui avaient laissé passer ce délai sans se présenter au tribunal pour faire leur déclaration, et tous ceux qui ne s'y soumettaient pas étaient frappés des censures canoniques.
Parfois il se trouvait certains chrétiens peu éclairés qui, après avoir entendu quelques discours, se faisaient un scrupule de ne pas les avoir révélés, ne sachant trop s'ils étaient suspects d'hérésie. Dans leur perplexité, ils avaient recours à leurs confesseurs, qui adressaient à l'inquisition les aveux de leurs pénitents. Lorsque celui qui avait fait quelque déclaration savait écrire, on le chargeait de la rédiger. Dans le cas contraire, le confesseur prenait la plume pour le pénitent. Telle était la rigueur de cette mesure, qu'elle obligeait jusqu'aux plus proches parents de l'inculpé. C'est ainsi que le père et le fils, le mari et la femme, se dénonçaient réciproquement, parce que le confesseur ne leur accordait l'absolution que tout autant
qu'ils avaient, dans le délai prescrit, fait la déclaration exigée par l'inquisition.
Lorsque le tribunal des inquisiteurs avait jugé que les actions ou les discours dénoncés méritaient que l'on fit une enquête pour en établir la preuve et que la déclaration par serment, faite par le dénonciateur, avait été reçue, on examinait les personnes qui avaient été citées comme étant instruites de l'objet de la déclaration, et on leur faisait promettre, par serment, le secret sur ce qu'on allait leur demander.
Il faut bien se garder de croire que les choses se passassent comme dans les tribunaux ordinaires. Loin de là : on ne faisait connaître à aucun des témoins le sujet pour lequel on l'appelait à déposer. On se contentait de lui demander, en général, s'il n'avait rien vu ni entendu qui fitt ou qui parût contraire à la foi catholique ou aux droits de l'inquisition.
« Une expérience personnelle, dit Llorente, qui fui secré- taire de l'inquisition, m'a prouvé que plusieurs fois le témoin, qui ignorait pour quel objet on l'avait fait venir, se rappelait des faits étrangers à celui-ci, sur le compte d'autres personnes, qu'il faisait connaître, et qu'il était ensuite interrogé sur le compte de ces derniers, comme si son interrogatoire n'avait pas eu d'autre motif. On ne reprenait le cours de la première affaire que lorsqu'on n'avait plus rien à demander sur l'incident qui était survenu. Cette déposition accidentelle tenait lieu de dénonciation. On en prenait acte au secrétariat du tribunal et l'on commençait un nouveau procès, auquel on ne s'était pas attendu. »
Mais les conséquences étaient bien autrement importantes dans le cours du procès si le témoin ne savait ni lire ni écrire. En effet, les déclarations étaient rédigées par le commissaire ou par le greffier, et ceux-ci s'acquit-
taient de ce travail de manière à aggraver la dénonciation, tout autant que pouvait le permettre l'interprétation arbitraire qu'ils donnaient aux expressions impropres ou équivoques dont s'étaient servies des personnes peu instruites.
Il est vrai de dire qu'on lisait aux témoins la déclaration qu'ils venaient de faire, et au bout de quatre jours on leur en donnait une seconde lecture en présence de deux prêtres qui n'étaient point attachés à l'inquisition, quoique engagés au serment par secret. Mais cette mesure n'améliorait pas la situation du dénoncé, parce que les témoins ignorants ne manquaient pas d'approuver ce qu'on avait écrit, quoique souvent ils n'en comprissent pas le sens ou la portée.
Le mal était bien plus grand lorsque trois personnes conspiraient pour en perdre une autre ; car, si après que l'une avait fait sa dénonciation, les deux autres, dont elle avait fait mention comme de co-témoins, étaient interrogées pour l'appuyer, le dénoncé était perdu sans ressources : la réunion des trois témoins établissant la preuve complète, même contre l'innocence, à cause du secret qui enveloppait la procédure.
Lorsque le tribunal examinait l'instruction préliminaire, s'il y découvrait des raisons suffisantes de passer outre, il adressait une circulaire aux autres tribunaux de province, afin que s'il existait dans leurs registres quelques charges contre le dénoncé, elles lui fussent envoyées pour grossir le dossier de l'accusé. Cette opération était connue sous le nom de Revue des registres. On en faisait extraire les propositions suspectes que des témoins avaient imputées aux accusés. Si chacun les avait rapportées en termes différents, comme cela arrivait presque toujours, elles étaient envoyées comme autant de propositions avancées en différentes occasions.
D'ordinaire les qualificateurs étaient choisis parmi les moines théologiens plongés dans la scolastique ; presque entièrement étrangers à la véritable théologie dogmatique, ces hommes imbus de fausses idées poussaient la superstition et le fanatisme jusqu'à voir des hérésies ou des apparences d'hérésies dans tout ce qu'ils n'avaient pas étudié. Aussi ont-ils très-souvent frappé de leurs censures théologiques des propositions que l'on trouve dans les premiers Pères de l'Église.
Lorsque la qualification- avait été faite, le procureur fiscal demandait que l'accusé fût conduit dans les prisons secrètes du saint-office. Le tribunal avait trois sortes de prisons : les prisons publiques, intermédiaires ou secrètes.
Les premières étaient celles où le saint-office faisait enfermer les personnes qui, sans être coupables d'aucun crime contre la foi, étaient accusées de quelque délit, dont la répression appartenait, par privilège, à l'inquisition. Les secondes étaient destinées à ceux des employés • du saint-office qui avaient commis quelque crime ou quelque faute dans leurs fonctions, sans qu'il y eût le moindre soupçon d'hérésie. Les détenus de ces deux espèces de prison avaient le droit de communiquer avec les personnes du dehors, excepté dans le cas où, d'après le droit commun à tous les tribunaux, les inquisiteurs ordonnaient la mise au secret. Les prisons secrètes étaient réservées pour les hérétiques ou ceux qui étaient soupçonnés de l'être. On ne pouvait communiquer qu'avec les juges du tribunal dans les cas prévus et d'après les mesures commandées par les constitutions.
Ces prisons étaient horribles : c'étaient des lieux souterrains et infects. On y descendait par quantité de détours, dans la crainte que les cris et les plaintes des malheureux qui les habitaient pussent être entendus et toucher
quelqu'un de pitié. Le jour n'entrait jamais dans ces sombres lieux, afin que ceux qui y étaient détenus fussent privés de lire ou de s'occuper d'autre chose que de leurspeines et de la triste pensée des maux qui leur étaient préparés. Il ne leur était permis dans cet état de voir ni de parler à personne. Si la proximité d'un cachot à l'autre leur permettait de s'entretenir, on leur défendait toute communication; et, si on les entendait parler ou seul ou avec quelqu'un, l'on entrait et on les déchirait à coups de fouet1.
Ce qui rendait leur séjour vraiment très-redoutable, c'est qu'on n'y entrait point sans être à l'instant flétri dans l'opinion publique, infamie à laquelle aucune autre prison, soit civile, soit ecclésiastique, n'expose les prisonniers; c'est qu'on y tombait dans une tristesse inexprimable, par suite de la solitude continuelle à laquelle le malheureux prisonnier se trouvait condamné ; c'est qu'on n'y connaissait jamais l'état de la procédure dont on était l'objet, et qu'on ne pouvait ni voir ni s'entretenir avec son défenseur; c'est qu'enfin on était plongé, pendant l'hiver, dans des ténèbres de quinze heures parwour, car il n'était point permis au prisonnier d'avoir de la lumière après quatre heures du soir, ni avant sept heures du matin ; et tout cela dans un endroit où l'on n'avait jamais allumé de feu.
Dans les trois jours qui suivaient l'emprisonnement, on donnait au prévenu trois auditions de monitions ou d'avis pour l'engager à faire connaître toute la vérité, sans se permettre de mentir ni de rien cacher de ce qu'il avait fait ou dit, ou de ce qu'il savait que d'autres auraient dit
1 Histoire de l'Inquisition et de son origine, par Marsolier, chanoine d'Usez, p. 191.
de contraire à la foi. On lui donnait l'assurance que s'il se conformait à ce qui lui était prescrit, on prendrait pitié de lui; mais que, dans le cas contraire, il serait traité avec la dernière rigueur. ,
Jusqu'à ce moment le prisonnier ignorait le motif de son arrestation. Les inquisiteurs se bornaient à lui -dire que personne n'était traduit dans les prisons du saintoffice sans qu'il existât des preuves suffisantes qu'il avait parlé contre la foi catholique ; qu'ainsi, il était de son intérêt de confesser volontairement, avant d'être décrété d'accusation, les péchés de cette nature qu'il avait commis.
Quel avantage avait-on à faire des aveux ? Celui d'abréger la procédure et de n'être passible que de peines moins fortes lors de la sentence définitive. Mais, quelques promesses que l'on fit au prisonnier, il ne devait pas espérer, s'il s'avouait coupable d'hérésie, d'éviter la honte du sambenito et la mort dans un attio-de-fê, ni de sauver ses biens et son honneur. Bien des coupables crurent se racheter de la mort en faisant des aveux sincères, qui périrent dans les bûchers ^uxquels ils auraient échappé faute de preuves suffisantes contre eux.
Un autre usage non moins perfide consistait à interroger le prévenu sur sa généalogie et sa parenté, puis on examinait avec soin les registres du tribunal, afin de voir si, dans sa famille, il ne se trouvait pas quelqu'un qui eût été condamné comme coupable d'hérésie. On aimait à supposer que l'accusé avait hérité des doctrines erronées de ses ancêtres. Les inquisiteurs s'assuraient aussi de l'instruction religieuse du prévenu et lui faisaient réciter le Pater, le Credo, les articles du Symbole, etc. Toute marque d'ignorance était considérée comme une preuve indirecte d'hérésie.
Lorsque les inquisiteurs jugeaient que l'accusé n'avait pas fait une confession entière, ils ordonnaient la torture dans le but de lui faire avouer tout ce qui formait déjà la matière du procès.
Il y avait trois sortes de tortures, toutes très-rigoureuses : la première était la corde, la seconde l'eau, et la troisième le feu. La torture de la corde se donnait en liant l'accusé à une corde par les bras renversés par derrière, ensuite on le soulevait avec une poulie.
Après l'avoir laissé quelque temps suspendu, on le faisait retomber de toute la hauteur du lieu où il était placé jusqu'à un demi-pied de terre, avec des secousses qui disloquaient le corps du patient et lui faisaient jeter des cris horribles. Cette torture durait une heure et quelquefois davantage, selon que les forces du malheureux le permettaient.
Lorsque cette torture ne suffisait pas, on passait à celle de l'eau. On en faisait avaler une grande quantité à l'accusé, puis on le couchait dans un banc creux qui se fermait et serrait à volonté. Le banc, qui était traversé par un bâton, tenait le corps du patient comme suspendu, et lui rompait l'épine du dos avec des douleurs incroyables.
La torture du feu était la plus rigoureuse de toutes. On allumait un feu très-ardent, puis on frottait la plante des pieds de l'accusé avec du lard ou d'autres matières pénétrantes et combusiibles. On le couchait ensuite par terre, les pieds tournés vers le feu, puis on les lui brûlait jusqu'à ce qu'il eût fait l'aveu de tout ce qu'on voulait savoir.
Quant à l'endroit où se donnaient ces tortures, c'était une grotte souterraine où l'on descendait par une infinité de détours, afin que les cris fussent étouffés. Il n'y avait
dans ce lieu que des sièges pour les inquisiteurs, qui étaient toujours présents quand on donnait la torture, aussi bien que l'évêque du diocèse, son grand vicaire ou tout au moins quelque délégué de sa part. Ce souterrain n'était éclairé que par deux flambeaux sombres qui ne jetaient qu'une faible lumière. Elle suffisait cependant à montrer au patient les instruments de sa torture, et les bourreaux qui le devaient tourmenter. Ceux-ci étaient vêtus à peu près comme les pénitents, d'une grande robe de treillis noir, et leur tête et leur visage étaient recouverts d'un capuchon noir qui avait des trous pour les yeux, le nez et la bouche.
Ce fantôme venait saisir l'accusé et le mettait tout nu, sauf les parties que la pudeur ordonne de cacher. Avant que l'accusé reçût la torture, les inquisiteurs s'approchaient de lui et l'exhortaient à faire l'aveu de ses fautes.
S'il persistait à nier, le bourreau lui donnait la torture à laquelle il était condamné.
Le conseil de la Suprême Audience se vit souvent obligé d'interdire d'employer plus d'une fois la torture dans le cours du même procès. Cette défense fut presque inutile.
Les inquisiteurs, usant du plus abominable sophisme, donnèrent alors à la cessation du tourment le nom de suspension, qui était impérieusement commandée par le danger imminent où les victimes se trouvaient de perdre la vie. Ce moment était annoncé par le médecin qui assistait au supplice; et, lorsque le torturé ne mourait pas dans son lit des suites de la question, les tourments recommençaient quand les forces lui étaient revenues. Cet odieux tribunal regardait cette nouvelle torture comme la continuation de la première.
Du reste, la torture ne servait qu'à faire avouer aux malheureux tout ce dont l'inquisition avait besoin pour
les condamner ensuite comme convaincus par leur propre confession.
Le réquisitoire ou l'accusation du procureur fiscal n'était jamais communiqué textuellement par écrit à l'accusé, afin qu'il ne pût en méditer les articles dans le calme de sa prison, ni se préparer à y répondre. Le prisonnier était conduit dans la salle des audiences : là, un secrétaire lisait en sa présence et devant les inquisiteurs et le fiscal les charges qui pesaient sur lui. Il s'arrêtait à chaque article et interpellait l'accusé, qui devait répondre instantanément s'il était ou non coupable de ce qu'on lui reprochait.
Après la lecture des charges et de l'accusation, les inquisiteurs demandaient au prévenu s'il était dans l'intention de se défendre. Dans le cas de l'affirmative, on donnait ordre de prendre copie de l'accusation et des réponses.
Puis on faisait passer à l'accusé une liste des avocats titulaires du saint-office, les seuls parmi lesquels il lui fût permis de choisir un défenseur.
Du reste, rien n'était moins sérieux qu'une pareille défense. Il n'était pas permis à l'avocat de voir le procès original, et ïlnepouvait communiqiier en particulier avec celui qu'il avait mission d'arracher à la mort. Un des greffiers remettait au défenseur une copie du résultat de l'instruction préliminaire. On relatait les dépositions des témoins, sans faire mention de leurs noms ni des circonstances de temps et de lieu, et l'on omettait toutes les dépositions faites en faveur de l'accusé. A cette copie était joint le résultat de l'interrogation de l'accusé, fait par le fiscal.
Tels étaient les documents qu'on remettait à l'avocat dans une salle où les inquisiteurs lui avaient ordonné de venir. Là on lui faisait promettre de défendre l'accusé s'il croyait que sa cause était juste, et, dans le cas contraire,
d'employer son influence à le.déterminer à faire un aveu sincère de toutes ses fautes et à demander de rentrer en grâce avec l'Église.
L'accusé avait le droit de récuser les personnes qu'il regardait comme ses ennemis, en exposant les raisons et en faisant connaître les motifs de sa méfiance à l'égard de chacun d'eux en particulier. Il devait écrire en marge de chaque article le nom des personnes qui pouvaient attester les faits qui motivaient sa récusation. Mais, dans l'ignorance absolue où il se trouvait des personnes qui avaient déposé contre lui, ce n'était que par le plus grand des hasards que l'accusé parvenait à récuser son calomniateur. A son tour, le procureur fiscal, pour contre-balancer les récusations faites par le prévenu, établissait la preuve secrète de la moralité des témoins.
Aussi, en réalité, le droit de récusation n'était qu'une odieuse mystification.
Quand la preuve était établie, le tribunal faisait connaître l'état du procès et décrétait la publication des témoignages et l'action en jugement. Le secrétaire donnait lecture des déclarations faites et rédigées à l'usage du défenseur. Cette lecture était un nouveau piège tendu à l'accusé, auquel on se gardait bien de rappeler ses réponses précédentes. Aussi malheur à lui s'il se trouvait entre les réponses précédentes et les nouvelles la moindre contradiction! il était soupçonné, sur-le-champ, de duplicité, de réticence ou de faux aveu, et pouvait être condamné à des peines bien autrement sévères.
On remettait aux théologiens qualificateurs toutes les pièces du procès (instruction sommaire, réponses de l'accusé, déclaration des témoins, etc.); puis on les chargeait de qualifier de nouveau les propositions émises par l'accusé.
Les qualificateurs se donnaient à peine le temps d'écouter une lecture rapide du dossier de l'accusé, et se hâtaient d'établir leur opinion avec une légèreté coupable qui attirait sur le prévenu les plus horribles châtiments.
Ensuite on convoquait l'ordinaire diocésain, afin que lui et les inquisiteurs prissent une résolution sur ce qu'il convenait de faire désormais. L'accusé ne pouvait appeler de leur jugement, qu'auprès du conseil de la Suprême Audience, conformément à ce qui avait été statué à ce sujet par les bulles des papes. Toutefois, en certaines circonstances, l'appel à Rome était permis.
Le ministère des consulteurs ayant cessé d'être utile, on se dispensa d'avoir recours à eux. Si quelques personnes , sur leurs pressantes sollicitations, reçurent désormais ce titre, ce ne fut plus qu'un titre honorifique.
Ce ministère ne pouvait être exercé que par des hommes d'un sang pur, ainsi, du reste, que tous les autres emplois de l'inquisition. Il fallait prouver qu'on ne descendait ni de juifs, ni de Mores, et qu'on n'avait point parmi ses ascendants de personnes condamnées ou notées par le saint-office, ou qui ait exercé quelque profession vile ou mécanique.
Les sentences d'absolution furent si rares, avant le règne de Philippe III, que souvent on n'en trouvait pas une sur mille ou deux mille jugements. Le moindre doute sur l'innocence complète de l'accusé décidait les qualificateurs à le déclarer suspect de levi, c'est-à-dire au moindre degré.
Par suite, les inquisiteurs infligeaient au condamné des peines plus ou moins graves, et le forçaient à faire une abjuration de toutes les espèces d'hérésies. On faisait mettre le coupable à genoux, puis il demandait pardon à Dieu de ses fautes, prononçait la formule d'abjuration, et, après l'avoir signée, déclarait qu'il consentait à être traité
avec la dernière sévérité s'il se laissait traduire une seconde fois en jugement.
Les jugements n'étaient communiqués aux victimes que lorsqu'on avait déjà commencé leur exécution. On envoyait le condamné à l'auto-de-fé pour le réconcilier ou pour le livrer au bras séculier, après l'avoir affublé du sambenito, la mitre de carton sur la tête, la corde de genêt au cou, et une torche de cire verte à la main. En sortant de la prison, le condamné recevait des familiers ces différentes marques d'infamie, qu'il devait porter pendant qu'on le conduisait au lieu du supplice.
Lorsqu'il y était arrivé, on lui lisait la sentence, qui était suivie, soit de la réconciliation, soit de la relaxation au juge laïque, c'est-à-dire de la condamnation au feu par la justice du roi.
Lorsque l'inquisition nouvelle fut établie en Espagne, le sambenito était une espèce de scapulaire aussi étroit que le corps et qui ne descendait que jusqu'au genou, afin de ne pas le confondre avec l'habit que portaient certains moines. C'est parce motif que les inquisiteurs adoptèrent pour le sambenito une étoffe de laine ordinaire, teinte en jaune, avec une croix de couleur rousse, et bientôt toute ressemblance entre l'habit des victimes de l'inquisition et celui de quelques ordres religieux disparut.
Telle était sa forme, en 1514, lorsque le cardinal Jimenès de Cisneros fit remplacer les croix ordinaires par des croix de Saint-André.
Parmi les réconciliés, qui avaient la vie sauve, toute personne déclarée légèrement suspecte d'hérésie, si elle demandait à être relevée des censures lancées contre elle, devait prendre un sambenito appelé zamarra, et qui n'était autre chose que le scapulaire de laine jaune ordinaire, sans croix eu sautoir. Si le condamné faisait abjuration
comme violemment suspect, il portait une moitié de cette croix; et, s'il faisait abjuration comme hérétique formel, il la portait entière.
Quant aux condamnés à mort, il y avait pour eux trois espêces de sambenito.
Le premier était réservé aux accusés qui se repentaient avant d'être jugés. 11 était formé d'un simple scapulaire jaune et d'une croix en sautoir entière, de couleur rousse, et d'un bonnet rond pyramidal, connu sous le nom de coroza, de la même toile que le sambenito, et garni de croix semblables.
Le deuxième servait aux condamnés qui s'étaient repentis après le jugement. Le sambenito et le coroxu étaient faits de la même toile que ceux de la première catégorie. Dans la partie inférieure du scapulaire, ainsi que sur le coroza, on voyait représenté un buste sur un brasier, et tout le reste était dessiné en flammes, dont la pointe était renversée, pour indiquer qu'elles ne brûlaient pas le coupable parce qu'il ne devait pas subir la peine du feu, mais y être seulement jeté, après avoir été étranglé.
, Le troisième était destiné aux coupables qui mouraient dans l'impènitence finale. Le sambenito et le coro%a étaient parsemés de flammes, pour indiquer que celui qui les-portait devait être brûlé par elles. On voyait aussi sur ses vêtements des figures bizarres et grotesques de diables qui indiquaient que les esprits du mensonge avaient fait élection de domicile dans le corps de ces damnés vivants qui allaient être, après ïauto-de-fé, plongés dans les flammes vengeresses de l'enfer.
« Les tristes effets de l'inquisition, dit Voltaire1, sont
1 Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, édition Furne, grand in-8j p. 414.
peu de chose en comparaison de ces sacrifices publics qu'on nomme auto-da-fé, acte de foi, et des horreurs qui les précèdent.
« C'est un prêtre en surplis, c'est un moine voué à l'humilité et à la douceur qui fait, dans de vastes cachots, appliquer des hommes aux tortures les plus cruelles.
C'est ensuite un théâtre dressé dans une place publique, où l'on conduit au bûcher tous les condamnés, à la suite d'une procession de moines et de confréries. On chante, on dit la messe, et on tue des hommes. Un Asiatique, qui arriverait à Madrid le jour d'une telle exécution, ne saurait si c'est une réjouissance, une fête religieuse, un sacrifice ou une boucherie; et c'est tout cela ensemble. Les rois, dont ailleurs la seule présence suffit pour donner' grâce à un criminel, assistent nu-tête à ce spectacle, sur un "siège moins élevé que celui de l'inquisiteur, et voient expirer leurs sujets dans les flammes. On reprochait à Montezuma d'immoler des captifs à ses dieux. Qu'aurait-il dit s'il avait vu un auto-da-fé? » Allons donc jusqu'au bout de ces horreurs et donnons ici le récit d'une de ces exécutions pieuses qu'on nommait acte de foi, comme si le Dieu de toute miséricorde pouvait voir d'un œil satisfait l'effusion du sang humain.
Sombre et cruelle histoire qu'il ne faut apprendre que pour-la haïr ! Ce récit, que nous empruntons à l'Histoire de V Inquisition et de son origine, par Marsolier, dont nous avons déjà parlé, est la relation d'un auto-de-fé célébré en l'honneur du mariage du roi d'Espagne Carlos Il.
« L'on dressa, dit l'historien, dans la grande place de Madrid, un théâtre de cinquante pieds de long. Il était élevé à la hauteur du balcon destiné pour le roi, sous lequel il finissait.
« A l'extrémité et sur toute la largeur de ce théâtre
s'élevait à la droite du balcon du roi un amphithéâtre de vingt-cinq ou trente degrés destiné pour le Conseil de l'inquisition et pour les autres conseils d'Espagne. Au-dessus de ces degrés, l'on voyait, sous un dais, la chaise du grand inquisiteur, beaucoup plus élevée que le balcon du roi. A la gauche du théâtre et du balcon, l'on avait dressé un second amphithéâtre de même grandeur que le premier, où les criminels devaient être placés.
« Au milieu du grand théâtre, il y en avait un autre fort petit, plus long que large, qui soutenait deux manières de cages ouvertes par le haut, où devaient être mis les criminels pendant la lecture de leur sentence.
« Il y avait encore sur le grand théâtre trois chaises préparées, deux pour les relateurs ou lecteurs des jugements, et la troisième pour un prédicateur, et l'on avait enfin dressé un autel auprès de l'amphithéâtre des conseils.
« Les places de Leurs Majestés Catholiques étaient disposées en sorte que la reine était à la gauche du roi et à la droite de la reine mère. Toutes les dames des reines occupaient le reste de la longueur du balcon de part en part.
1J y avait d'autres balcons préparés pour les ambassadeurs, les seigneurs et les dames de la cour, et des échafauds pour le peuple.
« Un mois après la publication de l'acte de foi, la cérémonie commença par une procession qui partit en cet ordre de l'église Sainte-Marie : cent charbonniers, armés de piques et de mousquets, marchaient les premiers, parce qu'ils fournissent le bois qui sert au supplice de ceux qui sont condamnés au feu. Ensuite venaient les do-
mig.ir.aiQS, précédés d'une croix blanche. Le duc de Medina /pslfêfe^ait ensuite; il portait l'étendard de l'inquisition, ége héréditaire de sa famille; cet étendard
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est de damas rouge; sur l'un des côtés est représentée une épée nue dans une couronne de laurier, et sur l'autre les armes d'Espagne.
« L'on portait ensuite une croix verte entourée d'un crêpe noir. Plusieurs grands et autres personnes de qualité, familiers de l'inquisition, marchaient après, couverts de manteaux ornés de croix blanches et noires bordées d'un fil d'or. La marche était fermée par cinquante hallebardiers ou gardes de l'inquisition, vêtus de blanc et de noir, qui étaient commandés par le marquis de Poüar, protecteur héréditaire de l'inquisition du royaume de Tolède.
« La procession, après avoir passé en cet ordre devant le palais, se rendit à la place; l'étendard et la croix verte furent placés sur le théâtre. Les dominicains seuls y restèrent, les autres s'étant retirés. Les religieux passèrent une partie de la nuit à psalmodier, et, dès la pointe du jour, ils célébrèrent sur l'autel plusieurs messes jusqu'à - six heures du matin.
« Le roi, la reine d'Espagne, la reine mère et toutes les dames parurent sur les balcons une heure après. A huit heures la marche de la procession commença, comme le jour précédent, par la compagnie des charbonniers, qui se placèrent à la gauche du balcon du roi : la droite était occupée par ses gardes. Trente hommes portaient ensuite des effigies de carton grandes comme nature; les unes représentaient ceux qui étaient morts en prison, dont les os furent aussi apportés dans des coffres avec des flammes peintes alentour, et les autres figures représentaient ceux qui, s'étant sauvés des -mains de l'inquisition, avaient été condamnés par contumace. Les figures furent placées dans une des extrémités de l'amphithéâtre.
« Douze, tant hommes que femmes, arrivèrent après
eux, la corde au cou, la torche à la main avec des coracas (corozas) ou bonnets de carton hauts de trois pieds, sur lesquels leurs crimes étaient écrits ou représentés de différentes manières.
« Cinquante autres suivaient ces premiers une torche à la main, couverts d'un sanbénit op casaque sans manche de couleur jaune, avec une grande croix rouge de SaintAndré devant et derrière : c'étaient des Juifs pris pour la première fois et repentants. On les condamne d'ordinaire à quelques années de prison ou à porter le sanbénit.
Chaque coupable de ces deux ordres était conduit par deux familiers de l'inquisition.
« Derrière eux venaient vingt Juifs, hommes ou femmes, relaps pour la troisième fois, et condamnés au feu. Ceux qui avaient témoigné se repentir devaient être étranglés, selon la coutume, avant que d'y être jetés. Les autres, obstinés dans l'erreur, devaient être brûlés vifs; ils portaient des sanbénits de toile peinte qui représentaient des diables et des flammes; leurs bonnets étaient peints de la même manière. Cinq ou six d'entre eux, plus obstinés que les autres, avaient des bâillons à la bouche pour les empêcher de blasphémer.
« Ceux qui étaient condamnés au dernier supplice, outre l'escorte des deux familiers, étaient entourés de quatre ou cinq religieux de divers ordres qui les exhortaient pendant le chemin.
a Ces criminels passèrent en cet ordre au-dessous du balcon du roi d'Espagne, et, après avoir fait le tour du théâtre, ils furent placés sur l'amphithéâtre de main gauche, chacun entre les familiers et les religieux qui les avaient accompagnés. Quelques grands, du nombre des familiers, se placèrent sur deux bancs qui leur étaient destinés au bas de l'autre amphithéâtre.
« Le clergé de la paroisse de Saint-Martin, arrivant ensuite, se plaça près de l'autel ; les officiers du conseil suprême de l'inquisition, les inquisiteurs, les qualificateurs, les officiers de tous les autres conseils, et plusieurs autres personnes considérables, séculiers et réguliers, qui formaient une longue cavalcade, arrivèrent ensuite et se placèrent sur l'amphithéâtre de main droite, aux deux côtés de la chaire préparée pour le grand inquisiteur. Il marchait le dernier, vêtu de violet, accompagné du président du conseil de Castille ; quand il fut monté à sa place, le président se retira.
« Alors l'on commença la messe, au milieu de laquelle le célébrant quitta l'autel, et s'assit sur un siège qui lui était préparé ; le grand inquisiteur descendit de sa place, et, s'étant fait revêtir d'une chape, la mitre en tête, après avoir salué l'autel, il s'avança vers le balcon du roi ; il y monta les degrés du bout de l'amphithéâtre avec quelques officiers de l'inquisition qui y portèrent la croix, les évangiles et un livre qui contenait le serment par lequel les rois d'Espagne s'obligent de protéger la foi catholique, d'extirper les hérésies et d'appuyer de toute leur autorité les procédures de l'inquisition.
a Le roi d'Espagne, debout et tête nue, ayant à ses côtés un grand qui tenait l'épée royale élevée, jura d'observer le serment dont un conseiller du conseil royal et de l'inquisition venait de faire la lecture. Il demeura en cette posture jusqu'à ce que le grand inquisiteur fût retourné à sa place, où il quitta ses habits pontificaux.
« Alors un secrétaire de l'inquisition monta dans une chaire préparée et lut un semblable serment qu'il fit prêter aux conseils et à toute l'assemblée; ensuite un dominicain monta dans la même chaire et fit un sermon rempli des louanges de l'inquisition et contre l'hérésie.
« Il était près de midi lorsqu'on commença à lire les sentences de ceux qui avaient été condamnés. On lut d'abord celle des coupables qui étaient morts dans la prison, ou qui avaient été jugés par contumace ; leurs effigies furent portées sur le petit théâtre et mises dans les cages ; ensuite l'on continua la lecture des sentences à chaque criminel, qu'on fit entrer l'un après l'autre dans les mêmes cages, afin qu'ils fussent reconnus de tout le monde.
« Parmi les vingt personnes condamnées au feu, six hommes et deux femmes ne voulurent jamais reconnaître leurs erreurs ni se repentir de leur impiété; une jeune femme fut renvoyée en prison, parce qu'elle protestait toujours de son innocence et qu'on crut devoir encore examiner son procès.
« Enfin on fit la lecture des sentences rendues contre ceux qui étaient convaincus de bigamie, de sortilège, de profanation de choses saintes et de plusieurs autres crimes, aussi bien que contre les juifs repentants, ce qui dura jusqu'à neuf heures du soir.
« Ensuite l'on acheva la messe, et le grand inquisiteur, revêtu de ses habits pontificaux, donna l'absolution solennelle à ceux qui se repentirent. Le roi s'étant retiré, les criminels condamnés au feu furent livrés au bras séculier, et conduits sur des ânes à trois cents pas hors de la porte de Foncaral. Ils furent exécutés après minuit ; les obstinés furent brûlés vifs, et les repentants furent étranglés avant d'être jetés au feu. Ceux qui étaient condamnés au fouet furent le lendemain promenés,par les carrefours, montés sur des ânes, et furent fouettés par toutes les rues et places publiques.
« Outre ces exécutions générales de l'inquisition, il s'en fait tous les ans de particulières sur la fin du carême, le vendredi qui précède immédiatement le vendredi saint.
Les inquisiteurs, dans ces occasions, sont accompagnés des magistrats, des officiers de justice, de ceux du roi, des gouverneurs de la noblesse, de l'évêque et de tout le clergé séculier et régulier. Enfin tout s'y passe à peu près avec les mêmes cérémonies1. »
Une institution qui a recours à de pareils moyens est bientôt jugée par ses propres actes. Est-il d'ailleurs besoin d'attaquer et de combattre l'inquisition? L'indignation et la haine qui se sont attachées à une pareille création répondent assez de l'opinion publique à son égard. En vain les défenseurs de l'inquisition prétendent-ils que le but que se proposèrent les rois catholiques était de maintenir l'unité religieuse en épargnant à l'Espagne ces terribles guerres de religion qui désolèrent les autres contrées de l'Europe. Il n'est pas permis à un pareil prix de conquérir l'unité de foi. Les événements ont prouvé que Ferdinand et Isabel se sont trompés dans leurs calculs. S'ils ont obtenu que le catholicisme triomphât dans la péninsule Ibérique, ce n'a été qu'aux dépens du caractère national, qui s'est avili sous les frayeurs du redoutable tribunal. En voulant étouffer toute contradiction, l'Espagne s'est suicidée elle-même et a tué en germe tous les progrès que l'Europe entière doit à la liberté de conscience et au libre examen. Pour nous en tenir à l'histoire des Juifs d'Espagne, l'inquisition fut jugée insuffisante à leur égard par les rois catholiques : quelques années à peine s'étaient écoulées depuis la création du farouche tribunal, lorsque les souverains de l'Espagne s'aperçurent que le judaïsme ne périssait pas, ainsi qu'ils l'avaient espéré. De là une mesure terrible dont nous avons à parler : l'expulsion des Juifs de cette contrée.
1 Histoire de l'Inquisition et de son origine, p. 215 à 223.
VIII
L'expulsion des Juifs de l'Espagne (1492). Décret des rois catholiques. Torquemada et Judas Iscariote. –Lettre adressée par les Juifs d'Espagne à leurs frères de Constantinople. Réponse de ces derniers.- Le décret d'expulsion est accueilli avec joie par le peuple. Prédications des prêtres catholiques. Courage des Israélites. Les Juifs de Ségovie.
« Vous savez et vous devez savoir, disaient les rois catholiques, que parce que nous fûmes informés qu'il y a dans nos royaumes et qu'il y avait quelques mauvais chrétiens, nous ordonnâmes dans les cortès, que nous réunimes dans la ville de Tolède, dans l'année passée de 1489, de séparer les Juifs dans toutes les villes, villages et lieux de nos royaumes et seigneuries, en leur donnant des juiveries et des lieux réservés où ils pourraient vivre dans leur péché, afin que dans leur retraite ils se repentissent. Et de plus nous avons décidé et donné ordre, comme faisait l'inquisition dans nos royaumes et seigneuries, laquelle, comme vous savez, a, depuis plus de douze ans qu'elle est instituée et fonctionne, trouvé un grand nombre de coupables, ainsi qu'il est notoire et que nous en sommes informés par les nombreux inquisiteurs et par beaucoup d'autres personnes religieuses, ecclésiastiques - et séculières : il est constant et il paraît qu'il est trèsgrand, le dommage que les chrétiens éprouvent et ont éprouvé dela participation, conversation et communication qu'ils ont eue et qu'ils ont encore avec les Juifs, lesquels
se vantent de s'efforcer toujours, par toutes les voies et les moyens qui sont en leur pouvoir, de détourner les chrétiens de notre très-sainte foi catholique, etc. Et, afin que lesdits Juifs et Juives puissent, pendant ledit temps, jusqu'à la fin dudit mois de juillet, donner une meilleure disposition d'eux-mêmes et de leurs biens et de leurs finances, par la présente nous les prenons et les recevons sous notre secours et protection et défense royale; et nous les assurons eux et leurs biens, afin que pendant tout ledit temps jusqu'audit jour, fin dudit mois de juillet, ils puissent aller et être en toute sécurité, afin qu'ils puissent vendre, troquer et aliéner tous leurs biens meubles et revenus, et disposer librement à leur volonté, et que durant ledit temps il ne leur soit fait ni mal, ni dommage, ni injure dans leurs personnes ou dans leurs biens, contre la justice, sous les peines qu'encourent ceux qui violent notre protection royale. Et même nous donnons licence et permission auxdits Juifs et Juives de faire sortir de nosdits royaumes et seigneuries tous leurs biens et possessions, par mer et par terre, pourvu que ce ne soit ni or, ni argent, ni monnaie monnayée, ni autres choses défendues par les lois de nos royaumes, et excepté les marchandises qui sont défendues ou recouvertes. »
Mariana prétend à tort que les rois catholiques se préoccupèrent longtemps des désastreuses conséquences que l'exil des Juifs devait exercer sur la fortune publique de l'Espagne. Un historien moderne (Prescott) dit que la plus grande partie des capitaux que possédaient les Israélites sortirent d'Espagne par le moyen des lettres de change.
Tout l'or et tout l'argent monnayé qu'ils possédaient furent, grâce à leur ruse et à leur habileté, soustraits à la vigilance des employés du fisc. On lit à crsujet, dans la Centinela contra Judios :
a Les personnes qui devront s'expatrier auront à apporter avec elles tout ce qui leur est nécessaire pour leurs aliments; et quant au surplus, qu'elles le fassent venir en des lettres de change sur Lyon (France), Venise et autres villes d'Italie. Que ces lettres soient remises à deux personnes, celles en qui vous aurez le plus de confiance, et chacune d'elles, insolidum, dira qu'elle payera tant de cruzades1 d'or en or, ou tant d'écus d'or en or, parce que, supposé que l'on dise que l'on payera tant de cruzades, ce sont des monnaies qui ne valent chacune que trois cent trente-six maravédis; la cruzade et les écus ne valent que trois cents, tandis que la cruzade d'or en or vaut trois cent soixante-huit maravédis. »
Ce terrible décret d'expulsion, qui ordonnait aux Juifs de se convertir à la foi chrétienne ou de quitter l'Espagne dans un délai de quatre mois, était daté de Grenade, nouvellement conquise, du 31 mars de l'année 1492. Cette mesure mettait le comble à l'ingratitude des rois catholiques à l'égard des Juifs, qui venaient de prêter à ces derniers un actif concours dans la guerre soutenue avec tant de bonheur contre les Mores, et leur avaient été d'un secours extrême en veillant à l'approvisionnement de l'armée espagnole.
On raconte que les Juifs, ayant appris, par la rumeur publique, le projet qu'on avait de les chasser du sol de l'Espagne, confièrent à l'un d'entre eux le soin d'aller trouver les rois catholiques et de leur offrir une somme de trente mille ducats, sous prétexte de subvenir aux dépenses de la guerre contre les Mores, mais en réalité pour acheter une fois encore le droit de séjourner dans ce pays. La né-
1 Monnaie de Portugal, frappée sous Alphonse V, vers l'au 1457, à l'occasion d'une croisade.
gociation paraissait avoir quelques chances de réussite, lorsqu'elle fut brusquement interrompue par l'arrivée soudaine de l'inquisiteur Torquemada. Pénétrant dans la salle de l'audience où se trouvait l'envoyé des Israélites, ce moine tira de dessous sa robe un crucifix, et, l'élevant aux yeux de Ferdinand et d'Isabel : Judas lscariote, s'écriat-il, a vendu son Dieu pour trente deniers, vous allez le vendre pour trente mille. Tenez, le voici, vendez-le! Puis il sortit brusquement. Ce coup de théâtre réussit; la négociation resta interrompue. Le sombre génie de l'inquisiteur avait étouffé encore une fois, dans le cœur de ces monarques, l'avarice, plus puissante peut-être que l'humanité et la justice.
Lorsque la publication du fatal décret de Grenade eut levé toute incertitude et arraché du cœur des Israélites toute pensée d'espérance, ils furent en proie à un cruel désespoir. Alternative également cruelle : l'exil! mais il fallait abandonner la terre qui les avait vus naître, qui était pour eux une patrie d'adoption et où reposaient les ossements de leurs ancêtres; l'abjuration! c'était trahir la religion de leurs pères, pour laquelle ils avaient tant souffert, et qui était entourée, à leurs yeux, de ce prestige que donne la persécution.
La tradition raconte que, dans des circonstances aussi critiques, les Juifs de Tolède écrivirent à leurs frères de Constantinople pour leur demander conseil. Voici cette lettre apocryphe :
LETTRE DES JUIFS D'ESPAGNE A CEUX DE CONSTANTINOPLE.
« Juifs honorés, salut et grâce. Sachez que le roi d'Espagne, par crieur public, nous force à embrasser le christianisme, et veut nous enlever nos biens, et nous enlève
la vie, et nous détruit nos synagogues, et nous fait d'autres vexations, lesquelles nous tiennent confus et incertains de ce que nous devons faire. Par la loi de Moïse, nous vous prions et nous vous supplions d'avoir pour agréable de venir à notre aide et de nous envoyer, en toute rapidité , la délibération que vous aurez prise à ce sujet. CHAMORRO, prince des Juifs en Espagne. » RÉPONSE DES JUIFS DE CONSTANTINOPLE.
« Frères aimés en Moïse, nous avons reçu votre lettre, qui nous fait connaître vos tourments et les infortunes que vous souffrez, auxquels nous prenons une part aussi grande que la vôtre. L'avis des grands satrapes et des rabbins est le suivant : A ce que vous dites que le roi d'Espagne vous force à embrasser le christianisme, faitesle donc, puisque vous ne pouvez faire autrement. A ce que vous dites qu'il vous ordonne de perdre vos biens-, faites vos fils marchands, afin qu'ils leur enlèvent leurs biens.
A ce que vous dites qu'ils vous prennent la vie, faites vos fils médecins et apothicaires, pour qu'ils leur prennent la leur. A ce que vous dites qu'ils détruisent vos synagogues, aites vos fils prêtres , afin qu'ils profanent et détruisent leur religion et leurs temples. Pour ce qui est des autres vexations qu'ils vous font, tâchez que vos fils entrent dans les emplois de la république, afin qu'en les soumettant vous puissiez vous venger d'eux. Et ne sortez point de cet ordre que nous vous donnons, parce que vous verrez par expérience que de vaincus vous parviendrez à être importants en quelque chose. USUFF, prince des Juifs de Constantinople S
1 Le texte de ces deux lettres se trouve cité par A. de Castro, Hisloria de los Jttdios, p. 158-140. Voir aussi Amador de los Rioaj
Il faut bien avouer que cet odieux décret, qui frappait tout un peuple, fut accueilli par les catholiques avec des transports de joie. Les Juifs avaient atteint le plus haut degré d'allimosité et de haine ; ils étaient vus avec horreur par les populations de l'Espagne. On lit dans la Chronique du curé de los Palacios, qui vivait en Andalousie à cette époque, de curieux détails sur les motifs de la haine qu'excitait le peuple Juif : « Cette race maudite se refusait à faire porter ses enfants pour qu'on les baptisât, ou, s'ils le faisaient, dès qu'ils étaient de retour dans leurs maisons, ils les lavaient de cette tache. Ceux qui appartenaient à cette souillure préparaient leurs viandes et leurs mets avec de l'huile, au lieu de beurre frais. Les Juifs s'abstenaient de la chair de porc; ils observaient la Pâque, ils mangeaient de la viande dans le carême et envoyaient de l'huile pour remplir les lampes des synagogues, ainsi que beaucoup d'autres rites abominables de leur religion. Ils n'avaient aucun respect pour la vie monastique, et fréquemment ils profanaient le sanctuaire des maisons religieuses en violant" ou en séduisant les vierges qui y demeuraient.
C'étaient des gens extrêmement habiles et ambitieux, qui s'emparaient des emplois municipaux les plus lucratifs.
Ils préféraient acquérir leur subsistance par le trafic, dans lequel ils obtenaient des bénéfices énormes, bien mieux que par le travail manuel ou les arts mécaniques. Ils se
Esludios, p. 202-205. Ces lettres font partie de manuscrits qui se trouvent dans la Bibliothèque de Madrid, et qui ont été recueillis par le P. Andrés de Burriel, pour former la collection donnée par Philippe Y à la Bibliothèque de cette ville. On a prétendu que ces lettres furent supposées par le cardinal Siliceo, pour exciter la haine populaire contre les juifs. Il est plus probable qu'elles ont été découvertes.
par cet inquisiteur général dans les archives de la cathédrale de Tolède.
considéraient au pouvoir des Égyptiens (gitanos), qu'ils regardaient comme un mérite de tromper et de frauder.
Et, enfin, ayant amassé de grandes richesses par tant de mauvais moyens, ils s'efforçaient de s'unir par le mariage avec les nobles familles des chrétiens. »
La vraie cause de la haine populaire dont les Juifs restèrent environnés se trouve peut-être indiquée dans les lignes suivantes de Pierre Martyr, qui n'est ici que l'interprète de l'opinion de ses contemporains : « Cum namque viderent, Judseorumtabido commercio, quihâc liorâ sunt in Hispaniâ innumeri, christianis ditiores, plurimorum animos corrumpi4. »
Pendant le délai accordé aux Juifs pour leur conversion ou leur départ de l'Espagne, le clergé de ce pays redoubla de zèle pour les décider à abandonner la religion hébraïque. Ce n'était partout que des sermons à leur intention, et les prêtres ne furent occupés qu'à chercher à enlever à leurs croyances ces infortunés que l'exil attendait.
Disons-le à l'honneur de ce peuple : il se montra admirable de courage et de constance. Les rabbins encourageaient de leur parole leurs frères au martyre, comparant ce décret d'expulsion à la persécution qui avait frappé leurs pères sous les Pharaons d'Egypte. Les Israélites plus riches venaient au secours de ceux d'entre eux qui étaient pauvres, et raffermissaient leur courage en leur donnant toutes les consolations qui étaient en leur pouvoir. Aussi, lorsque le jour arriva où ils durent prendre un parti définitif, tous furent prêts pour le martyre et l'exil. Comment dépeindre la détresse de ce peuple infortuné? Comme s'il n'était point assez malheureux d'être
1 Reyes catôlicos, Ms., ch. XLIU.
- I'ctr. Martyr, Epist. xcn.
réduit à quitter l'Espagne, le farouche Torquemada prit contre lui les mesures les plus sévères. Cet inquisiteur, pendant le délai fixé pour la conversion des Israélites, rendit, au mois d'avril de l'année 1492, un nouveau décret qui interdisait aux fidèles tout rapport et toute relation avec ces derniers, « sans qu'il fût permis à personne, à partir de ce moment, de leur donner des aliments, ni autre chose nécessaire, sous des peines trèsgraves pour qui ferait le contraire. »
Les Juifs, résolus à quitter l'Espagne, cherchèrent à vendre leurs biens. Mais les chrétiens qui savaient que ceux-ci, à l'heure du départ, seraient forcés de les abandonner, ne voulurent les acheter qu'à vil prix. C'est ainsi que ces infortunés durent « donner une maison pour un âne et une vigne pour un peu de drap et de toile. »
Dans son Histoire de Ségoviè, Diego de Colmenarès raconte qu'avant de quitter cette ville les Israélites passèrent trois jours et trois nuits dans le cimetière où reposaient ceux qui leur étaient chers, en versant d'abondantes larmes et attendrissant tous les chrétiens qui furent témoins de leur désespoir.
Plus de trois mille Juifs quittèrent l'Espagne, se dirigeant vers Bragance, dans le Portugal, pour aller à Bénévent. Trente mille autres se dirigèrent par Zamora, vers Miranda, en Portugal, et trente-cinq mille par Ciudad Rodrigo, pour Villar, également en Portugal. Quinze mille Israélites partirent d'Alcantara pour aller vers Marban en Portugal : par Badajoz dix mille d'entre eux gagnèrent Yelves, petite ville de ce pays. De la Castille seule, plus de quatre-vingt-dix mille Israélites passèrent dans le Portugal.
De Rioja, plus de deux mille Juifs firent route pour la Navarre. La Biscaye fournit environ cent familles,
qui vinrent au port de Laredo s'embarquer pour les pays d'outre-mer. Huit mille Hçbreux de l'Andalousie ou du territoire de Santiago se dirigèrent vers Cadix.
« Grâce à cette sainte et rigoureuse loi, dit un historien, plus de vingt-quatre mille familles et chefs de maisons juives sortirent de Castille. Les Israélites vendirent tout ce qu'ils avaient, et s'ils passaient la mer, ils payaient au roi deux ducats par tête. Beaucoup d'entre eux s'en allèrent en Portugal, d'où ils furent chassés aussi plus tard.
D'autres s'en furent en France, en Italie, en Flandre et en Allemagne. J'ai même connu à Rome l'un d'eux qui avait été vecino de Tolède. Un très-grand nombre passa à Constantinople, à Salonique ou Thessalonique, au Caire et en Barbarie. Ils y transportèrent notre langue, et ils la conservent encore et s'en servent bien volontiers ; et il est certain que dans les villes de Salonique, de Constantinople, d'Alexandrie et du Caire, et dans -d'autres villes de trafic, ainsi qu'à Venise, ils n'achètent, ils ne vendent, et ne font les affaires qu'en se servant de la seule langue espagnole.
J'ai connu, à Venise, des Juifs de Salonique, qui parlaient l'espagnol comme des gens distingués aussi bien et mieux que moi. C'est un très-grand profit que celui que tire le Grand Turc de ces peuples par les tributs qu'ils lui payent. Aussi dit-on que Bajazet qui vivait alors quand ces Juifs s'en vinrent dans ces contrées, avait l'habitude de dire lorsqu'on vantait les rois catholiques comme trèssages et fort habiles : « Je ne sais comment les rois d'Espagne sont si sages : puisqu'ils avaient dans leur pays des esclaves tels que ces Juifs et qu'ils les ont chassés 1. »
1 Gonzalo de Illescas. Historia pontifical. Barcelonaj 1602;
IX
Du nombre des Juifs qui quittèrent l'Espagne. Opinions émises à ce sujet par les différents historiens anciens et modernes. Dispersion des Juifs d'Espagne. Massacres de Lisbonne (1506). Les Juifs en Italie, en Afrique, en France et dans le nord de l'Europe. Les imprimeries israélites d'Amsterdam.
A quel chiffre s'éleva le nombre des Israélites qui, en présence du terrible décret de Grenade, crurent devoir chercher à l'étranger le droit de suivre en paix la croyance de leurs pères ? Voici une question assez difficile à résoudre. Bernaldez, d'après la narration d'un rabbin espagnol, dit que le nombre des Juifs expulsés s'éleva à plus de cent soixante mille. D'après Zurita, ce chiffre devait être porté à quatre cent mille. Pedro de Abarca (Annales de la Corona de Aragon), dit que le nombre seul des familles atteignit cent soixante mille. Enfin Mariana pense que plus de huit cent mille Juifs abandonnèrent leur ingrate patrie.
On chercherait vainement les motifs qui auraient pu porter cet historien jésuite à enfler le chiffre des proscrits. Parmi les écrivains modernes, M. Adolfo de Castro se contente de faire connaître les chiffres que nous venons de citer sans préciser le nombre qu'il croit vraisemblable. M. Amador de los Rios, après avoir également indiqué les chiffres des contemporains, ajoute « qu'il n'est pas possible de déterminer un nombre que l'on puisse considérer comme
certain1. » L'opinion de M. Rosseeuw Saint-Hilaire se trouve résumée dans les lignes suivantes : « Quant au nombre « des proscrits, tout en rabattant de beaucoup sur les « exagérations des historiens, on peut encore l'évaluer « à deux ou trois cent mille âmes 2. »
Un historien, dont la sagacité et l'érudition ne peuvent être contestées, adopte le chiffre le moins élevé. Voici en quels termes Prescott expose les motifs de son opinion : « Le nombre total des Juifs expulsés d'Espagne, par Fernando et Isabel, a été calculé avec une grande variété, depuis cent soixante mille personnes jusqu'à huit cent mille. Cette divergence indique suffisamment la rareté de données authentiques. La majeure partie des historiens modernes, par le goût que l'on a généralement pour l'extraordinaire, ont accepté ce dernier calcul, et Llorente l'a posé comme base de quelques autres fort importants qu'il fait dans son Histoire de l'inquisition. Mais l'examen de toutes les circonstances de cet événement nous conduit tout naturellement, et sans aucune hésitation, à adopter le calcul le plus modéré5 dont l'exactitude se trouve, en
1 Estudios, etc., p. 209.
a Histoire d'Espagne, t. VI, p. 47.
5 D'un curieux document existant dans les Archives de Simancas, et qui consiste dans une relation faite aux souverains espagnols par leur contador mayor Quintanilla, en 1492, il résulte que la population du royaume de Castille, à l'exclusion de celle de Grenade, s'évaluait alors à 1,500,000 vecinos (Mem. de la Acad. de la Historia. Apend., num. 12), dont le nombre, à raison de quatre et demi individus par famille, donne un total de 6,750,000 habitants. D'après l'assertion de Bernaldez, il résulte que le royaume de Castille contenait les cinq sixièmes de la totalité des Juifs que possédait la monarchie espagnole; et, d'après ces données, si l'on considère le nombre de 800,000 comme étant le total de ces derniers, il s'élèverait en Castille à celui de 670,000, soit un dixième pour cent de la population générale du royaume. Il est, par conséquent, très-invraisemblable qu'une partie si grande de la nation, notable en outre par ses ri-
outre, mise hors de toute contestation par le témoignage explicite du Curé de los Palacios. Cet écrivain raconte qu'un rabbin, ou docteur de la loi des Juifs exilés, revint ensuite en Espagne où il fut baptisé par lui. Ce dernier, dontBernaldez loue le talent, calculait le nombre total de ses frères non baptisés, dans les États de Fernando et d'Isabel, à trente-six mille familles, lors de la publication de l'édit. Un autre auteur juif, cité aussi par ce même curé, élevait ce nombre à trente-cinq mille : et ces chiffres, en prenant pour base quatre et demi par famille, composent un total de cent soixante mille individus environ, ce qui est conforme aux calculs de Bernaldez. Il y a peu de raison de supposer que cette somme ait souffert quelque diminution dans la bouche de cet écrivain ou de celle du rabbin : parce que ce dernier devait bien plus tôt exagérer, afin d'exciter de plus en plus les sympathies en faveur de ses compatriotes, tandis qu'à son tour, le premier se serait efforcé naturellement de grandir les glorieux triomphes de la croix 1. »
En acceptant même les calculs les moins élevés, on voit encore que le nombre des Israélites qui s'exilèrent fut très-considérable.
L'annaliste Abarca raconte que les Juifs d'Espagne en-
chesses et son illustration, ait été estimée si peu, que les Juifs le furent certainement, ou ait souffert en silence, pendant tant d'années, d'aussi grandes persécutions que celles qu'ils souffrirent, ou que le gouvernement espagnol, enfin, se soit décidé à prendre une détermination aussi hardie que l'exil d'une classe si nombreuse et si opulente, et cela avec si peu de précautions, en apparence, que s'il se fût agi de chasser du pays une troupe errante de bohémiens.
Prescott. Eistoria del Reinado de los Reyes catÓlicos, édit. de Madrid, p. 186 et 187.
1 Bernaldez, Reyes catôlicos, Ms., cap. ex. Llorente, Histoire de l'Inquisition, t. I, ch. vu, sect. 7. Mariana, Hist. de Espafia, lib. xxvr, cap. i Zurita, Annales, t. V, fol. 9.
voyèrent quelques-uns des leurs en Portugal pour connaître l'esprit des habitants de cette contrée à leur égard.
Ceux-ci répondirent : « La terre est bonne, la nation est sotte, l'eau est à nous; vous feriez bien de venir, car tout finira par nous appartenir. » Ces renseignements parurent les satisfaire, car, ainsi que l'écrit l'historien Marianâ, « un grand nombre d'Israélites passèrent en Portugal avec la permission du roi don Juan II qui la leur accorda, sous la condition que chacun d'eux payerait huit écus d'or pour prix de l'hospitalité qu'ils allaient recevoir, et que, dans un espace de temps déterminé, qu'il leur fit connaître, ils sortiraient du royaume. Il les prévint qu'à l'expiration du délai ils seraient vendus comme esclaves, ainsi qu'il arriva à beaucoup d'entre eux. Mais, dès le commencement de son règne, le roi don Manuel leur rendit la liberté. »
Cependant ces infortunés n'étaient pas au bout de leurs persécutions. Sous un fallacieux prétexte, le roi Juan II manqua à sa parole. Il avait accordé une autorisation de séjour à six cents familles juives qui, sur la foi de la promesse royale, vinrent en Portugal. Le monarque qui avait fait concession à don Alvaro de Camina, du gouvernement d'une île nouvellement découverte, qu'on avait surnommée l'île des Lézards et qui reçut plus tard le nom de SaintThomas, fit enlever aux Israélites leurs enfants dès l'âge le plus tendre, et après les avoir fait baptiser, les remit au gouverneur de cette île pour la peupler. L'insalubrité de ce pays condamnait ces malheureux à une mort certaine.
Quant aux Israélites, qui ne purent payer l'imposition fixée, ils furent vendus comme esclaves. En mourant, Juan II laissa le trône de Portugal à son beau-frère Manuel. Dans l'année 1495, ce nouveau roi fixa un délai de trois mois après lequel les Juifs devraient se convertir à la religion chrétienne ou quitter le Portugal. Les Israé-
lites accoururent en foule dans les ports qui avaient été désignés pour leur embarquement. Mais, par d'odieux retards, les navires ne furent pas prêts à mettre à la voile, dans le délai fixé, et ces malheureux payèrent de leur liberté le sacrifice qu'ils faisaient à leur conscience.
Ces cruautés ne devaient pas être les seules. Ne pouvant vaincre leur obstination à rejeter le catholicisme, on conduisit les Israélites dans des églises, et là, de vive force, on leur jeta de l'eau sur la tête pour les baptiser. Indignés de ces violences, un grand nombre d'entre eux se percèrent le cœur, et d'autres se jetèrent tout vivants dans des puits et des citernes où ils trouvèrent une mort horrible!
Après les persécutions du roi, les persécutions du clergé. Pendant le mois d'avril de l'année 1506, la populace de la ville de Lisbonne fut vivement intéressée par un miracle qui s'opérait, grâce aux subterfuges de deux moines dominicains. Il s'agissait de l'exhibition d'un Christ qui jetait une très-vive lumière. Un juif converti eut le malheur de faire observer que cette lumière était produite par la réverbération du soleil sur un rideau. Le bruit s'en répandit promptement dans la ville. Alors, pour ne pas perdre les profits que ce miracle attirait au couvent, les moines excitèrent cette foule pieuse contre les Juifs.
Un massacre s'ensuivit; mais le roi don Manuel, justement irrité de ces scènes odieuses, fit arrêter les meneurs de cette échauffourée, qui furent châtiés sévèrement. Quant aux deux dominicains qui avaient excité la sédition ils furent pendus, le couvent fermé et la ville de Lisbonne fut privée, pendant trois années, du droit de s'appeler très-noble et très-loyale.
Tant de persécutions émurent enfin le saint-siége. Clément y II, qui régnait alors, prit de concert avec le consistoire, une décision par laquelle tous les Juifs d Espagne ou
de Portugal étaient autorisés à venir chercher dans ses États un asile où ils pourraient vivre conformément à la loi de Moïse. Le roi don Juan 111, de Portugal, et son frère, le cardinal Enrique, tentèrent de s'opposer à la volonté du pontife, et firent publier dans leur royaume un édit qui interdisait aux Israélites de quitter ce pays sans l'autorisation du souverain. Cette détermination donna lieu à de sérieuses difficultés avec la cour de Rome. Les principaux souverains de l'Italie, legrand-duc de Toscane, Cosme de Médicis, Hercule de Ferrare, et Emmanuel de Savoie suivirent l'exemple du pontife de Rome et donnèrent aux Juifs l'accès de leurs États.
Un grand nombre d'entre eux firent route pour l'Italie.
Mais, arrivés à Naples, la peste se déclara parmi les Israélites qui avaient beaucoup souffert pendant la traversée, entassés qu'ils étaient dans d'étroits navires. L'épidémie éclata avec tant de violence, que dans moins d'un an elle fit périr, dans la seule ville de Naples, plus de vingt mille habitants. Puis elle s'étendit à l'Italie entière.
Un écrivain de cette époque nous a conservé le récit des souffrances auxquelles ces malheureux exilés furent en proie : « Personne, dit-il, ne pouvait assister sans s'émouvoir aux infortunes des Juifs ; une grande partie périrent de faim, surtout les enfants.. Les mères, presque sans forces pour soutenir leurs corps défaillants, portaient dans leurs bras leurs fils et mouraient tous deux en les étreignant avec désespoir. Un grand nombre fut victime du froid, d'autres de la soif plus dévorante, parce que leurs maladies avaient été aggravées par les incommodités inhérentes à un voyage par mer auquel ils n'étaient point accoutumés. Je ne m'arrêterai point à parler de la cruauté et de l'avarice des patrons de barques qui les transportèrent depuis l'E-
pagne et qui furent une cause de nombreuses souffrances ; car non-seulement ces derniers assassinèrent quelques Juifs, pour satisfaire leurs appétits de convoitise, mais ils obligèrent les autres à vendre leurs enfants pour payer les frais du voyage. Ils arrivèrent à Gênes par troupes ; mais, quoiqu'on ne leur permît point de s'arrêter dans cet endroit pendant longtemps, à cause d'une ancienne loi qui prohibait le séjour de la ville pour plus de trois jours aux voyageurs juifs, cette autorisation leur fut accordée tout le temps nécessaire pour faire réparer leurs navires, et pour se remettre aussi des fatigues du voyage. On les aurait pris pour des spectres, en voyant leurs corps amaigris, leurs visages cadavériques et leurs yeux creusés : en réalité, ils ne différaient en rien de cadavres, si ce n'est par la faculté de se mouvoir qu'à peine, si on peut le dire, ils conservaient encore. Un grand nombre enfin moururent dans le môle, seul endroit où il fut permis à ces malheureux expatriés de résider, parce que la mer l'entourait de tous côtés. Mais l'infection produite par une multitude de morts et de moribonds, bien qu'elle ne se fît pas sentir d'abord, ne laissa pas, une fois l'hiver passé, de se manifester par des ulcères auxquelles les juifs commencèrent à être en proie. Et cette maladie, qui fut peu à peu s'étendant à la ville, dégénéra l'année suivante en épidémiel. »
Les Juifs qui habitaient le midi de l'Espagne voulurent chercher un asile en Afrique. Vingt-quatre bâtiments chargés d'Israélites partirent des ports de Cadix et de SantaMaria faisant voile pour Oran. Dix-sept d'entre eux, commandés par Pedro Cabron, furent surpris en mer
1 Senarega, apud Muratori, Rerum Ital. scriptores, t. XXIV, p. 531-552.
par la plus effroyable bourrasque qui causa de nombreux dégâts. Aussi ces navires durent-ils relâcher à Carthagène. Dans cette ville, cent cinquante de ces infortunés implorèrent le baptême et se dirigèrent vers la VieilleCastille. De Carthagène on fit voile pour Màlaga, où, vaincus par les souffrances, quatre cents autres Israélites se firent chrétiens. Quant à ceux qui arrivèrent à Fez, ils durent traverser à pied 1'A.tlas, où, en proie à d'affreuses tortures, cheminant sans guide et presque sans vivres, ils se traînèrent exténués et mourants de faim auprès de leurs frères, qui les accueillirent avec des transports de joie.
Les Juifs qui habitaient la région méridionale de l'Espagne furent chercher un asile sur les côtes et dans les contrées du Levant; ceux du littoral de l'Océan se dirigèrent vers le nord, qui fut plus hospitalier que les autres contrées. Ils abordèrent en France, où ils trouvèrent dans les principales villes, telles que MarseiHe, Toulon, Lyon, Perpignan, Bayonne, Bordeaux et Nantes, l'accueil le plus empressé1. Douvres, Londres et York en Angleterre; Bruxelles, Aix-la-Chapelle, Leyde, Amsterdam dans les Pays-Bas ; Upsal, Halmstad, Copenhague en Suède et en Danemark ; Hambourg, Nuremberg, Leipsick et Berlin en Allemagne : tels furent les principaux centres où ces proscrits infortunés vinrent demander un asile.
Dans ces nouvelles résidences, les Israélites, pour ne pas perdre leurs traditions, s'empressèrent de fonder des synagogues. Leurs savants se consacrèrent à l'étude des Saintes-Écritures et firent de nombreux commentaires sur la Bible, ce précieux héritage d'une religion qui a
1 Henri II, par lettres patentes du mois d'août 1550, leur accorda l'état civil. - Le parlement de Bordeaux, en 1574, rendit un arrêt qui défendait de molester les Juifs espagnols et portugais domiciliés dans son ressort.
survécu à toutes les persécutions. Lors de la découverte de l'imprimerie par Guttemberg, cette prodigieuse révolution fut du plus grand secours pour les Israélites, qui purent ainsi transmettre à leurs coreligionnaires les dogmes et les croyances qui auraient, peut-être, souffert de l'éloignement dans lequel ils se trouvaient les uns des autres. Quelques-uns d'entre eux se consacrèrent entièrement à l'exploitation des imprimeries qui furent fondées en Allemagne vers le milieu du seizième siècle. Leur génie industriel tira un grand parti de cette découverte, et ils firent un commerce de livres d'autant plus considérable, qu'ils en avaient perdu un plus grand nombre dans les différentes émigrations forcées auxquelles ils avaient été astreints. Un Israélite s'est plaint, dans les termes suivants, de la rareté des livres hébraïques : « En Espagne, il y avait beaucoup de livres manuscrits d'une très-rare perfection, parce qu'une Bible correcte et bien écrite se payait cent écus d'or et souvent davantage.
Après que les rois don Fernando de Castille et don Manuel de Portugal nous eurent chassés de leurs États, tous les livres qui s'y trouvaient furent dispersés, selon que leurs maîtres s'en furent habiter dans les différentes' parties du monde. Je sais plus particulièrement que dans la ville de Fez, en Afrique, et dans celle de Salonique, en Grèce, et aussi dans la Terre-Sainte, on trouve encore aujourd'hui quelques livres très-parfaits de ceux qui furent écrits en Espagnel. »
Aussi s'empressèrent-ils de réimprimer tous ces livres, ce qui devint pour eux la source d'énormes profits.
C'était surtout à Amsterdam, à Anvers et à Bruxelles que les principales familles juives de l'Espagne et du Por-
1 Imanuel Aboab. Nomologia. IIe partie, ch. m.
tugal avaient cherché un asile. Elles ne tardèrent pas, grâce à la considération qui s'est attachée à toutes les époques à la fortune, à conquérir une énorme puissance dans ces villes profondément industrieuses. Aussi fondèrent-elles dans ces contrées des synagogues qui parvinrent bientôt à une grande renommée. La synagogue de la ville d'Amsterdam reçut le nom poétique des Sept montagnes sacrées, à cause de sa situation pittoresque. Quant à leurs rabbins, ils se consacrèrent à l'étude de la religion hébraïque et obtinrent un grand crédit auprès de leurs coreligionnaires dispersés.
Amsterdam devint donc le centre du judaïsme dans le Nord, grâce aux considérations que nous venons d'indiquer non moins que par sa situation géographique, excellente pour toutes les transactions du commerce. C'est dans cette ville qu'accouraient les Israélites de toutes les contrées qui n'étaient point parvenus à se tirer d'affaire : ils y trouvaient, avec le libre exercice d'une religion chère à leur cœur, les secours généreux de leurs frères opulents et l'espérance de conquérir une fortune qui jusqu'alors avait trahi leurs désirs. Cette ville se distingua aussi par le grand nombre d'imprimeurs israélites qui s'y établirent. Ce genre de commerce, grâce aux relations avec le Levant, prit une extension rapide. Pendant les seizième et dix-septième siècles, des familles juives héréditaires se firent un nom dans cet art : citons les noms de Mosseh Diaz, de David, de Castro Tartaz, de Joseph Atias, de Samuel ben Israël Soeiro, de Menasseh ben Joseph ben Israël, de Baltasar Vivien, de Tomâs Van Geel, de Jahacob Alvarez Sotto, de Mosseh ben Hiacar Brandon, de Isahak ben Selemoh Refael Jehuda Leon, et de Benjamin Joîtngh. De leurs presses sortirent un grand nombre d'éditions espagnoles d'ouvrages écrits par les Israélites. Di-
sons aussi que beaucoup d'entre eux se consacrèrent à l'art de la gravure sur bois, ornant de leurs dessins et de leurs vignettes les ouvrages destinés à l'impression. Il faut citer, parmi ces artistes, R. Salom, Jahacob ben Isahak Mendez, Joseph Lopez de Pinna, et Abraham Lopez de Oliveira. Ce dernier surtout illustra un grand nombre d'ouvrages et se distingua par le mérite avec lequel il gravait les hiéroglyphes.
Les Israélites qui avaient émigré en Suède y trouvèrent également une sérieuse protection à l'aide de laquelle ils parvinrent à conquérir le bien-être et la fortune. En.
montant sur le trône de Suède, la reine Christine donna une impulsion vigoureuse aux sciences et aux lettres. Les Juifs espagnols, qui se distinguaient dans ces branches des connaissances humaines, participèrent aux faveurs que dispensa la main généreuse de la nouvelle reine. C'est ainsi que plusieurs d'entre eux obtinrent toutes sortes de distinctions et d'honneurs; on confia même à des Israélites des postes diplomatiques de la plus haute importance.
Christine prit pour son gentilhomme de chambre et pour son secrétaire lsahak Vossio (Vossius), dont le père avait été chassé d'Espagne lors de l'expulsion des Juifs de cette contrée : elle nomma également Isahak Teixeira comme son ministre résidant auprès de l'importante ville de
Hambourg.
X
Des Juifs restés en Espagne après le décret d'expulsion. Les chrétiens nouveaux de Séville et la reine doila Juana (1511). Auto-de-fê à Séville (1665). Les bûchers de Cordoue (1625). Les Juifs dans l'île de Mayorque. Conséquences funestes pour l'Espagne de l'expulsion des Juifs.
Le nombre des Israélites qui consentirent à recevoir le baptême pour rester en Espagne fut de beaucoup moins considérable 4jue celui des exilés volontaires. Il ne s'éleva qu'à trente-cinq mille. Ceux qui restèrent reçurent le nom de chrétiens nouveaux; ils furent soumis à une surveillance incessante et parfois même exclus des emplois publics. Ce ne fut qu'au dix-huitième siècle qu'il n'y eut plus, en Espagne, qu'une seule sorte de chrétiens.
Les Israélites, étrangers à l'Espagne, et qui par conséquent n'avaient point été soumis au décret d'expulsion, se hasardaient à venir dans ce pays où les attiraient les intérêts de leur commerce. Ils prétendaient, non sans quelque apparence de raison, être en dehors des interdictions portées dans ce pays contre leurs coreligionnaires. Instruits de ces voyages qui se renouvelaient assez fréquemment, les rois catholiques donnèrent, le 5 septembre 1499, une pragmatique pour étendre les sévères ordonnances du décret de Grenade à tous les Juifs qui abordaient en Espagne.
Tous ceux qui contreviendraient à cet édit devaient être
frappés de la peine de mort, et tous leurs biens confisqués faisaient retour à l'État.
Quelques années plus tard (1511), les chrétiens nouveaux qui rcssortissaient de la juridiction du saint-office de Séville firent, avec la reine dona Juana, un accord, pendant la régence du roi Fernando, son père. Voici la traduction de ce document, dont une copie se trouve dans les manuscrits de la bibliothèque impériale de Paris. Que le lecteur ne s'effarouche pas des termes quelque peu barbares et de la diffusion avec laquelle le tabellion de l'époque a formulé les conventions passées entre les Israélites convertis et le pouvoir royal : « La très-noble et très-loyale ville de Séville, lundi vingtdeux du mois de novembre de l'année de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, de 1511, dans ce jour, étant dans l'étude du notaire public, de moi Diego Lopez, notaire public de Séville, qui est sur la place de San-Francisco, devant le nommé Gonzalo Matute, alcalde ordinaire dans cette ville de Séville, pour Ses Altesses, et en présence de moi Diego Lopez, notaire public de Séville, susdit, et des notaires de Séville, de mon emploi, qui furent présents, « Parut devant ledit alcalde, Alonso Hernandez, secrétaire de Ses Altesses et de cettedite ville de Séville, et au nom et à la voix de senor Pedro de Villacis, veinticuatro de Séville, et présenta devant ledit alcalde une lettre de la reine, notre maîtresse, écrite sur papier et scellée de son sceau de cire rouge sur les revers, signée du roi don Fernando, notre maître, et contre-signée par Ruis de Carcana, son secrétaire, ainsi que le montre la teneur de cette lettre, qui s'exprime ainsi : « Dona Juana, par la grâce de Dieu, reine de Castille et de Léon, de Grenade, de Tolède, de Cordoue, de Murcie, de Jaën , des Algarbes, d'Algésiras , de Gibraltar, des îles
Canaries, et des îles Juives, et de la terre ferme, de la mer Océanique, princesse d'Aragon et des Deux-Siciles , de Jérusalem, et archiduchesse d'Autriche, duchesse de Bourgogne et de-Brabant, comtesse de Flandre et de Tyrol, senora de Biscaye et de Molina.
« Et attendu que, de la part des vecinos et des habitants de la ville de Séville, et de ses archevêché et évêché de Cadix, Ecija et Fregenal, Cepe et Ayamonte, et les environs, qui furent réconciliés à notre sainte foi catholique du crime de L'hérétique dépravation, et des enfants et petits-enfants des condamnés pour ledit délit, depuis un délai de trente années jusqu'à ce moment que l'office de la sainte inquisition soit exécuté dans ladite ville et son archevêché, et les lieux susdits, pour raison de nosdites réconciliations et condamnations de nos pères et aïeuls, vous avez encouru l'incapacité et l'infamie notoire de nos personnes ; aussi par disposition du droit, comme par sentence des inquisiteurs, vous êtes et étiez inhabiles et incapables d'exercer et d'user des offices et honneurs dont les chrétiens catholiques non souillés usent et qu'ils exercent, Et qu'ensuite, si vous êtes tombés depuis dans ladite incapacité jusqu'à aujourd'hui, vous avez gardé et vous gardez en conformité de ne point user ni exercer le susdit, qui ainsi vous a été défendu ; étant comme, vous avez été et vous êtes, depuis vos réconciliations, bons catholiques et chrétiens. Et, prenant cela en considération, les inquisiteurs apostoliques vous donnèrent des dispenses, afin que vous puissiez user et que vous vous serviez de quelles que soient les choses qui, par eux, vous furent arbitrairement prohibées et défendues, et que vous les exerciez et en usiez.
Vous nous avez priée et demandé que, considérant tout ce qui est dit plus haut et encore tout ce que vous avez souffert desdites peines et fatigues, et inhabiletés, qu'usant de
miséricorde et de clémence, nous vous dispensassions, et que vous deveniez habiles et capables pour toutes les choses qui, par ladite raison, vous avaient été défendues par le droit, les lois, les pragmatiques et de toutes autres manières, et que de tout cela vous puissiez user et jouir, ainsi qu'en usent et jouissent les fidèles catholiques chrétiens.
« Ayant vu votre supplication, et ayant été informée de toutes les choses susdites et par nous déclarées, et voulant user avec vous de ma susdite bénignité et de ma clémence, afin que vous puissiez vivre et que vous viviez dans mes royaumes, parmi les fidèles catholiques chrétiens, sans aucune marque, ni infamie, ni taches de celles susdites, et parce que vous me servez une certaine somme et quantité de nos payements faits selon les autres accords.
Qu'on paye et qu'on achète les rentes et les tributs qui suffisent pour remplir et payer les salaires des inquisiteurs et des autres officiers de la sainte inquisition de cette ville de Séville et de son archevêché, pour qu'elle reste toujours le châtiment de ceux qui vivent et sont en dehors de notre sainte foi catholique.
« Ayant consulté et d'accord avec le révérendissime excellentissime père le cardinal d'Espagne, archevêque de Tolède, inquisiteur général de mes royaumes et seigneuries, et de mon conseil, et avec les autres inquisiteurs généraux , il fut convenu que nous devions accorder cette lettre. Ladite raison, je l'ai eue pour agréable de mon propre mouvement, par ma connaissance certaine et pouvoir royal et absolu, dont je veux, dans cette paix, user et dont j'use pour faire le bien et ordonner. Je leur accorde et octroye les choses suivantes : a Premièrement, à tous les réconciliés, et fils, et petits-fils de réconciliés pour ledit délit, et des condamnés
pour ledit délit de l'hérétique dépravation et apostasie, d'user désormais, à partir de la date de cette lettre, dans tout l'archevêché de Séville et évêché de Cadix, Ecija, Fregenal, Ayamonte, Cepe et la Redondela, hommes et femmes, nos fils et descendants, je veux que vous soyez habiles et capables d'user de quels que soient les offices publics et les choses que les droits et les pragmatiques de nos royaumes vous interdisent et défendent, et qui vous sont arbitrairement prohibés et défendus. Je vous replace dans l'état où vous étiez avant que vous soyez tombés dans ladite incapacité, et comme si jamais vous n'y étiez tombés, excepté toutefois que vous ne puissiez être ni assistentes 1 corrégidors, ni alcaldes, qui ont juridiction criminelle.
« Et je vous octroie pardon de quelles que soient les peines que vous ayez encourues pour avoir violé publiquement ou en secret les pragmatiques ou toutes autres ordonnances royales ou des révérends inquisiteurs.
« De même que quelle que soit la personne qui jouisse de cet accord et de cette aptitude, si ses père et mère furent condamnés à partir de ce moment pour ledit délit, que, pour cela, ils ne tombent pas dans cette nouvelle incapacité, et parce que lesdits réconciliés ont confessé leurs fautes et leurs péchés avec autant de soin qu'ils y étaient obligés, afin qu'ils aient plus de liberté pour se confesser et se convertir à notre foi catholique. C'est ma volonté que, quel que soit celui desdits réconciliés qui aurait ladite habileté, s'il était condamné pour celle-ci, que, nonobstant cela, lui et ses descendants soient habiles et jouissent de cette capacité.
« De même que vous puissiez trafiquer avec les Indes et y rester pendant l'espace de deux années depui&le jour
1 Officiers de justice.
où vous arriverez, que vous ne soyez point malade dans chaque voyage, et, de même, vous puissiez voyager par mer et par terre, en quelque pays de chrétiens que ce soit, et vous servir de toutes les choses qui vous sont et vous ont été défendues, ainsi que les autres fidèles chrétiens catholiques en usent, s'en servent et vivent. Je veux, et c'est ma volonté, qu'à partir du jour de la date de ma lettre, vous puissiez user et être bien et d'une façon accomplie de tout ce qui est contenu dans ma lettre, sans qu'on vous mette aucun obstacle ou empêchement, car, pour tout cela, vous pouvez être habiles et capables de la manière qu'il a été dit.
« Et j'ordonne que le récepteur Pedro de Villacis, avec un ou deux de ceux qui vous furent envoyés, et en notre défaut par celui qui est nommé, vous donnent à chacun de vous une lettre d'habileté, ainsi que ma lettre jointe à celle-ci et signée de ses noms, pour que l'ayez et teniez pour la garde de votre droit; et par ma lettre ou copie, signée d'un notaire public, je prie et charge les révérendissimes inquisiteurs, et j'ordonne à l'assistente, à l'alcalde et aux autres employés de justice, de quelque droit et juridiction qu'ils soient, et aussi de ladite ville de Séville, et aux seigneurs archevêque et évêque de Cadix et de la ville d'Ecija, et des villes de Fregenal, Cepe, Ayamonte et la Redondela, ainsi que de quelques autres villes, villages et lieux de mes royaumes et seigneuries, de vous accomplir et conserver et qu'ils vous fassent accomplir et conserver tous les chapitres contenus dans ma lettre. De même je vous octroie tout ce qui, dans chacun d'eux est contenu en tout et partie, selon le contenu de ma lettre, et que vous consentiez à user et à jouir de ladite habileté et de tout ce qui est susdit et - de chaque chose ou partie de ce qui est contenu dans ma
lettre. N'allez point contre la teneur, ni forme de ces articles, ni n'importe quelque chose, ni dans aucun temps, ni en aucune manière, nonobstant les fueros, les droits, ordonnances, lois et pragmatiques de nos royaumes, contre cela je renverse par la présente tout ce qui est relatif à cela, je les casse et annule, et regarde comme brisées et rompues, et sans aucune valeur ni effet. Et j'ordonne que l'on n'use ni d'elles ni d'aucune autre, dans cette contrée, contre les susdits, dans aucun temps, ni d'aucune manière, comme si elles n'avaient jamais été faites ni promulguées, restant en sa force et vigueur pour les autres parties excepté tout ce qui a été dit plus haut.
Ne le faites en réalité d'aucune manière, sous peine de payer dix mille maravédis pour ma maison.
« Et j'ordonne à l'homme qui vous montrera ma lettre, qui vous citera que vous paraissiez devant moi, à ma cour, partout où je serai, pendant les quinze premiers jours de la citation. Et sous ladite peine, j'ordonne à quelque notaire, qui pour cela serait appelé, et ensuite à celui qui vous la montrera, que vous y voyiez un témoignage signé, avec sa signature, afin que je sache comment s'accomplit mon ordre.
« Donné, dans la ville de Séville, le quinzième jour du mois de juin de l'année mil cinq cent onze, de la naissance de notre Sauveur Jésus-Christ. Moi le roi, moi Juan Ruiz de la Serna, secrétaire de la reine, notre maîtresse, qui le fit écrire par ordre du seigneur roi, son père.
« Sur les revers de ladite cédule étaient écrites les signatures suivantes : M. Magister et protonotariiis licenciatus de AguÍrre, Petrus, dotor.
«Licenciatus Amagueco, registrada licenciat-us Gimenes Casetañeda, chanciller.
« Et ladite lettre de Ses Altesses, ainsi présentée et lue
par ledit notaire public, ledit alcalde el ledit Alonzo Hernandez, attendu que ledit Pedro de Villacis a besoin d'envoyer ladite lettre de Ses Altesses dans quelques contrées où il leur convient que l'on craigne et redoute leur autorité, qu'en envoyant cette lettre, elle peut se perdre, ou tomber dans l'eau ou dans le feu, ou qu'on la vole, ou qu'il arrive quelque événement imprévu par lequel son droit périsse. Pour ces raisons, Pedro de Villacis demanda audit alcalde d'ordonner à moi, susdit écrivain public, de faire ou de faire faire de ladite lettre une copie ou deux, ou ce qu'il sera nécessaire, étant signée de son nom et de moi, susdit notaire public, qu'il mette son autorité et décret judiciaire pour qu'elle ait de la valeur et fasse foi et témoignage, que ce soit pour le bien et aussi parfaitement pour avoir de la valeur et faire foi, ladite lettre originale de Son Altesse paraissant ainsi qu'on le demande comme témoignage.
« Et bientôt ledit alcalde prit la lettre de Son Altesse dans ses mains, la regarda, l'examina, la considéra et ne la trouva ni brisée ni décachetée en aucune partie suspecte, mais n'ayant ni défaut ni suscription. De ce qui est ensuite dit, il ordonna et j'ordonne à mon notaire public de tirer et de faire tirer de ladite lettre originale une copie ou deux, ou plus de ce qui est nécessaire d'avoir, lesquelles seraient signées de son nom, et signées et contre-signées de moi, ledit notaire public, je dis qu'il rendit son décret judiciaire pour qu'il fit foi et autorité en jugement et fît pour le bien d'une façon aussi accomplie et comme ayant la même valeur et la même foi que ladite lettre originale; apparaissant comme témoins les personnes qui furent présentes : ledit notaire Gonsalo de AImoracid et Andrés Perès, notaire de Séville; Gonsalo Matute, alcalde ordinaire, et moi, Gonsalo de Almoracid,
notaire de Séville, qui fus présent à ladite autorité dudit alcalde et de ce qui est copié.
« Moi Diégo Lopez, notaire public de Séville, lequel fit écrire et fut présent à ladite autorité dudit alcalde et apposai ici ma signature 1. »
L'inquisition ne cessa d'exercer une active surveillance contre les Juifs qui avaient adopté le christianisme. Un grand nombre d'entre eux périrent dans les bûchers ; d'autres s'expatrièrent et furent rejoindre leurs coreligionnaires, assez heureux pour avoir trouvé des asiles où ils exerçaient librement les rites hébraïques. Dans l'année 1660, le 14 avril, quatre-vingts personnes, hommes ou femmes, périrent dans un auto-de-fé célébré à Séville, sous l'inculpation de pratiquer le judaïsme. Le même bûcher consuma les effigies de plusieurs fugitifs parmi lesquels se trouvait Enriquez de Paz, plus connu sous le nom d'Antonio Henriquez Comez, vecino de Ségovie, chevalier de l'ordre de San Miguel et poëte distingué.
On raconte que, se trouvant à Amsterdam, il fut rencontré un jour par un de ses amis, nouvellement arrivé dans cette ville, qui s'écria, surpris de le voir : « Oh ! senor Henriquez, j'ai vu brûler votre effigie à Séville ! » Le poëte lui répondit, avec un éclat de rire : « Je voudrais que tous mes malheurs ressemblassent à celui=-là. »
A la même époque, voyageait aussi à l'étranger, fuyant les vengeances du tribunal redouté, un poëte juif nommé Juan Pinto Delgado, auteur de plusieurs poèmes bibliques et d'un certain nombre de poésies qu'il fit imprimer à Paris, sous le règne de Louis XIII.
Dans l'année 1625, un autre auto-de-fé fut célébré il
1 Bibliothèque impériale de Paris.– Manuscrits. Fonds SaintGermain) n° 1583.
Cordoue. Voici en quels termes le licencié Juan Paez de Valenzuela nous a conservé le récit d'un épisode de cette sanglante cérémonie; il s'agit d'un certain Manuel Lopez, qui fut remis au bras séculier : « Bien que, par une affection toute particulière, on employât tous les moyens possibles pour le décider à faire connaître la vérité, personne n'y réussit. Et comme on lui demandait s'il voulait prendre la résolution de sortir de son obstination, il répondit qu'il marchait dans le chemin de la vérité et que tous les autres se trouvaient dans l'erreur : qu'il prétendait sauver son âme, ce dont il était certain, en
suivant sa loi. Une réunion d'un grand nombre de consulteurs et de qualificateurs très-savants du saint-office s'étant efforcée de le tirer de son erreur et de lui faire connaître la vérité, il était toujours resté persistant, opiniâtre et obstiné, disant que la loi qu'il suivait était la vraie et celle qu'il devait conserver. Persévérant toujours dans sa résistance et son obstination, il fut condamné à être remis en personne et livré au bras de la justice royale pour être brûlé vivant. Il était neuf heures du soir lorsque la justice du roi eut prévenu le bourreau, les alguazils, les ministres, les crieurs publics, et fait préparer les bêtes de somme que devaient monter les condamnés pour être transportés hors de la ville, dans un endroit préparé pour le bûcher, que l'on nomme el Marrubial; c'est un champ aplani où se trouve un pilori en pierre de marbre, près duquel se trouvent placés cinq madriers et sur l'un d'eux un carcan, et où l'on a apporté une grande quantité de bois. En arrivant, ils donnèrent d'abord le garrote à trois femmes et audit Antonio Lopez; et, après avoir achevé de les étrangler, ils préparèrent du bois et y mirent le feu, dans lequel ils jetèrent l'une après l'autre les effigies condamnées en appelant le nom des personnes qu'elles représentaient.
Après avoir fait cela, ils attachèrent au bois où se trouvait le carcan ledit Manuel Lopez, qui persistait; et, vivant encore, ils commencèrent à lui donner du feu. Avant qu'on incendiât l'endroit où se trouvaient tous les condamnés, les religieux qui les avaient accompagnés, dominicains, franciscains, carmélites, trinitaires et membres de la compagnie de Jésus avaient fait de grands efforts pour amener affectueusement Manuel à sa conversion; comme cela n'avait point été possible, et que les prières et les larmes, en apparence sincères, de ces noirs pères n'avaient servi à rien malgré leurs démonstrations renouvelées à plusieurs reprises dans ce jour, on activa les flammes du bûcher sans que Lopez témoignât la moindre douleur. Telle était la puissance avec laquelle le démon s'était emparé de son corps et de son âme; tels étaient son obstination, son entêtement et son opiniâtreté, bien que le feu devenu furieux se fût emparé de son corps, de manière que, sans perdre de sa violence, il le réduisit en cendres ainsi que les autres. Le monde qui était sorti pour assister à ce lamentable spectacle était tel, que, bien que le champ fût vaste, ni les carrosses, ni les cavaliers, ni les personnes, ne pouvaient se mouvoir. Et il faut faire remarquer pour la confusion de ceux-ci et de la plupart des Juifs, qu'un religieux franciscain, avant de lui attacher la tête au pilori, ayant adressé à Lopez quelques paroles salutaires pour lui faire connaître NotreSeigneur Jésus-Christ et l'arracher à son erreur, il lui répondit ces paroles : « Je renie Dieu, et le diable m'emportera avant que je confesse Jésus-Christ. » J)ans la seule année de 1691, quatre auto-de-fé furent célébrés dans l'île de Mayorque. L'un d'eux vit périr trentequatre condamnés, parmi lesquels se trouvaient deux Juifs et une Juive que l'on brûla vivants. Ils se nommaient Ra-
fael Valls et Rafael Terongi, et la femme Catalina Terongi.
« Quant ils se virent entourés par les flammes, dit l'auteur de la relation, ils commencèrent à entrer en fureur, s'efforçant avecrage de s'arracher au pilori, duquel Terongi parvintà se détacher, quoiqu'il ne pût se tenir, et il tomba de côté sur le feu. La Catalina se sentant enveloppée par les flammes, s'écria à plusieurs reprises qu'on l'enlevât de là, bien que persistant à ne pas invoquer le nom de Jésus.
Valls, se sentant saisi par le feu, se défendit, se couvrit et fit des efforts tant qu'il put jusqu'à épuisement. Il était gros et prit feu dans l'intérieur, de sorte que, lorsque les flammes ne l'atteignaient pas, ses chairs brûlaient comme un tison; et, se crevant par le milieu, ses entrailles tombèrent dans le bûcheri. »
Est-ce assez d'horreurs ainsi! et quelles âmes avaient donc ces bourreaux tonsurés pour assister impassibles à de pareilles scènes de tortures ! Quoi ! rien ne les émouvait, ni les cris arrachés par la souffrance à des hommes si invincibles dans leur foi, ni les pleurs d'une femme montrant un tel courage, que, même au milieu des plus atroces douleurs, elle se refusait à prononcer le nom qui l'aurait arrachée à ses persécuteurs.
Avant d'examiner les conséquences du renvoi des Juifs de ce pays, il convient de se rendre compte des motifs qui déterminèrent les monarques catholiques à prendre une mesure aussi cruelle.
Il faut bien l'avouer, c'est le fanatisme religieux, c'est ce puissant besoin d'unité de foi qui tourmente le moyen âge en général et l'Espagne en particulier. C'est cette odieuse
1 Francisco Garau. La fe triurlfante en cilatro autos celebrados en Mallorca el ano de 1691.
intolérance qui est au fond du catholicisme et cherche à supprimer violemment tous ses contradicteurs, tendance funeste qu'on se flatterait vainement de comprimer, car elle est la tendance même de toute religion révélée.
« Le fanatisme, dit à ce sujet M. Amador de los Rios, ne fut le fruit de la politique d'aucun roi, mais il fut l'esprit dominant du moyen âge, la pensée, le sentiment, unanime qui présida à tous les actes de nos aïeux. Il se trouva naturellement établi sans que la politique ait eu besoin d'y contribuer en rien. Par cela seul que la religion était devenue une puissance politique, son influence devait se faire sentir, quoique avec des caractères différents, chez toutes les nations de l'Europe, parce que chez chacune d'elles se trouvaient réunis les mêmes éléments, et que la religion catholique en était le principal mobile. » Aussi, en chassant les Juifs de l'Espagne, les rois catholiques ne firent-ils que réaliser un programme populaire. Les transports de joie qui accueillirent cette mesure montrèrent bien que Fernando et Isabel restaient fidèles à l'esprit de la religion dominante. Après la prise de Grenade et la soumission des Mores, la haine séculaire qui avait existé contre ces derniers allait se tourner avec plus de violence contre les Israélites. Peut-être n'y a-t-il point de paradoxe à prétendre que le seul moyen d'arracher les Juifs aux vengeances populaires, c'était de les renvoyer de l'Espagne.
« Avant que les rois catholiques n'expulsassent les Juifs, écrit encore un illustre publiciste de la Péninsule, ceux-ci avaient été persécutés et égorgés dans plusieurs villes sous les règnes d'Enrique III, de Juan II et d'Enrique IV. Le pouvoir, loin de favoriser cet esprit fanatique, protégeait les persécutés, contenait les persécuteurs et parfois les châtiait. Mais aucun peuple ne peut être gouverné contraire-
ment au torrent de ses idées, et les rois catholiques ne trouvèrent d'autres moyens de maintenir la paix de la nation que de lui ôter de devant les yeux les objets d'une aversion si profonde1. »
S'il était besoin de démontrer encore que le désir d'assurer à l'Espagne l'unité religieuse a dicté la mesure prise par les souverains de ce pays en chassant les Juifs, j'en trouverais une preuve dans le décret rendu par Philippe 111 en 1610. On sait que ce roi ordonna aux Mores et à tous ceux qui avaient dans les veines du sang arabe de quitter l'Espagne. Plus cruel que Fernando et Isabel, Philippe III ne fit grâce à aucun de ceux qui étaient d'origine arabe et refusa même d'épargner ceux qui consentaient à recevoir le baptême. Ce roi ne fit que pénétrer plus avant dans la route qui lui avait été tracée par ses prédécesseurs, lorsqu'ils expulsèrent les Juifs de l'Espagne. C'est la réalisation d'une même pensée, c'est le sacrifice de tous les intérêts terrestres à l'unité de croyance. Philippe III est bien réellement l'imitateur des rois catholiques. Grâce à sa logique, un million de Mores quittèrent l'Espagne, qui perdit en eux des agriculteurs actifs, et les terres de ce pays, désormais incultes, restèrent comme l'expiation de l'impolitique mesure.
Par l'expulsion des Juifs, l'Espagne fut privée du concours de commerçants industrieux et habiles; aussi, lorsque la découverte du Nouveau Monde vint donner à ce pays ses stériles trésors, il n'avait plus dans son sein ce peuple si intelligent exercé depuis les premiers jours de son existence aux spéculations du commerce. Si l'Espagne n'avait point commis le crime d'arracher de son sol les Israélites
1 Alberto Lista, Ensayos literarios y criticos, Sevilla, 1844, cité par M. Amador, Estudios, p. 199.
si industrieux, elle serait devenue, grâce à la découverte de l'Amérique, la plus puissante des nations de l'Europe.
En vain cette contrée ira rêvant, sous Charles-Quint, la monarchie universelle ; et, pour obéir au génie fatal de l'inquisition, défendra, le glaive à la main, sur les champs de bataille de l'Europe, la religion catholique que la Réforme venait combattre. En vain Philippe Il étouffera avec une cruauté sans seconde les germes naissants du protestantisme, au sein même de l'Espagne. Plus tard, Philippe III prendra la grande mesure dont nous venons de parler, et, victimes de ses ordres impitoyables, un million de Mores devront s'expatrier. L'Espagne, ce pays de la paresse (le mot est de Voltaire) restera privée de son commerce et de son agriculture au milieu d'une population que le travail effraye, et le sacrifice qu'elle a fait à sa foi, elle l'expiera par la perte de sa suprématie dans le monde.
En lisant le récit des persécutions dont les Juifs furent victimes en Espagne et surtout le décret fatal qui les chassait de ce pays, on pense tout naturellement à cette terrible mesure que décida Louis XIV et qui s'appelle la Révocation de l'édit de Nantes. A deux siècles de distance, les mêmes scènes de terreur, les mêmes violations à la liberté de conscience, se reproduisent : c'est que le bourreau reste éternellement le même, et que, derrière le bras séculier ou les dragons qui tuent, on aperçoit le catholicisme qui commande. On sait quels ravages produisit dans notre commerce et notre industrie naissante l'exil de ces trois cent mille courageux protestants qui portèrent à l'étranger leur concours précieux. Grâce à sa puissante vitalité, la France se remit à la longue de l'intempestive et cruelle mesure. L'Espagne, moins heureuse, devait descendre au rang des moins puissantes nations de l'Europe.
A une époque où ce pays fait de courageux efforts pour reprendre sa légitime influence dans l'Europe moderne, pourquoi s'obstine-t-il à rester dans la voie qui lui a été tracée par l'inquisition et tous ces rois qui, depuis Fernando et Isabel jusqu'à Philippe 111, ont pris contre la liberté de conscience les mesures les plus funestes ? Dans ces dernières années, au lendemain d'une révolution démocratique, l'Espagne, en tête de la plus libérale des constitutions qu'elle ait jamais eues, inscrivait le principe de la religion d'État, c'est-à-dire le principe même de l'intolérance et la négation de la libre pensée !
LES MORES D'ESPAGNE
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Invasion de l'Espagne par les Mores. - Le rêve de Mahomet. Bataille du Guadalété (31 juillet 711). Les montagnes des Asturies. - Influence du sort des esclaves sur l'agriculture. Droits absolus des maîtres sur leurs esclaves. Les convertis, les esclaves, les affranchis et les mudejares. Privilége accordé aux Mores par don Jaime el Conquistador. Efforts tentés par don Pedro III d'Aragon pour convertir les Mores. L'inquisition à Valence (1422).
Si l'on en croit un auteur arabe, racontant la conquête de l'Espagne par ses compatriotes, dans une de ces visions prophétiques qui servaient à enflammer le zèle de ses sectaires, Mahomet s'écria : « Les royaumes du monde se sont présentés devant moi et mes yeux ont franchi la distance de l'Orient et de l'Occident. Tout ce que j'ai vu fera partie de la domination de mon peuplei. »
1 Description géographique et historique de l'Espagne (en arabe) par Maccary, cité par Reinaud, p. 1, voir la note.
Afin que le rêve glorieux devînt une réal'té, les Arabes soumis au prophète s'élancèrent d'un côté vers les rivages de l'Oxus et de l'Indus, et de l'autre, vers l'Espagne. Les Arabes de l'Afrique avaient trouvé dans l'intérieur de ce pays des tribus nomades appelées Berbers, qui se joignirent à -eux pour la conquête du monde. C'était en l'année 710.
L'Afrique était gouvernée, au nom du khalife, par Muza, fils de Nossayr. L'Espagne, alors au pouvoir des Goths, avait pour roi Rodéric (Rodrigo). La conquête de l'Espagne, qui pouvait devenir la première étape d'une marche victorieuse à travers l'Europe, tenta l'ambition de Muza. Aussi fit-il faire quelques tentatives par des Berbers. Ceux-ci débarquèrent dans l'endroit où s'éleva plus tard Tharifa, parcoururent les côtes de l'Andalousie, et, après les avoir ravagées, revinrent en Afrique avec un nombreux butin.
L'année suivante, douze mille hommes, presque tous Berbers, sous les ordres de l'affranchi Thareck, fils de Zyad, débarquèrent sur un rocher appelé Gibraltar1. Rodéric tente inutilement de s'opposer à leur marche sur le territoire espagnol. Dans la célèbre bataille donnée sur les bords du fleuve Guadalété (51 juillet 711), les Goths furent vaincus et leur roi fait prisonnier. Rodéric est mis à mort par les vainqueurs, et sa tête envoyée comme un trophée sinistreà la cour de Damas. En moins d'une année, Thareck s'empara de Cordoue, de Màlaga et de Tolède.
Un succès aussi rapide ne se comprendrait pas sans l'appui que les vainqueurs trouvèrent dans les Juifs, qui, pour se venget des persécutions qu'ils avaient subies, ouvrirent les portes de l'Espagne aux Arabes.
Muza, désireux de partager la gloire de ses armées, accourut du fond de l'Afrique. Ses succès ne furent pas
y
Mot altéré de Gibel-Thareck, ou montagne de Thareck.
moins rapides, et il se rendit maître de Mérida, de Saragosse. Bientôt la conquête de l'Espagne fut entière, à l'exception toutefois des montagnes des Asturies, où se réfugièrent ceux qui ne voulurent pas courber la tête sous la domination arabe.
Les vainqueurs laissèrent aux Visigoths l'usage de leurs lois, de leurs mœurs et de leur religion. Ils étaient loin de croire que l'unité de foi serait le lien qui réunirait des peuples vaincus par la force en faisant naître en eux le sentiment de l'indépendance nationale. Les vaincus réfugiés dans les montagnes des Asturies, comme dans une arche sainte, se groupèrent autour de don Pelayo (Pélage).
Le courage leur revint avec l'espérance, et bientôt ils descendirent des montagnes de Covadonga, pour combattre ceux qui les avaient vaincus sur les rives du Guadalété.
Cette glorieuse lutte, dont l'indépendance nationale était le but final à conquérir, devait durer bien des siècles. Que de flots de sang ne faudra-t-il pas répandre avant que l'Espagne, brisant le joug que les mahométans font peser sur elle, reconquière un jour sa liberté ! Toutefois la lutte de ces deux peuples ne fut pas toujours aussi acharnée : avec le temps, elle devint moins cruelle. Aussi Alfonso Ier, surnommé El Catôlico, n'hésitait pas à faire entrer dans son lit nuptial une belle captive musulmane. De cette union naquit Mauregato, qui succéda plus tard au trône de son père.
De même que les Sarrasins employaient les chrétiens vaincus à la culture des terres, par de justes représailles, les chrétiens répartissaient entre les principaux chefs asturiens les Arabes faits prisonniers par eux, et ces nouveaux esclaves étaient envoyés aux travaux des champs. Ce fut un bienfait dans l'ordre économique, d'une très-grande influence, surtout pour une société dont les force? étaient
entièrement dirigées vers la guerre. Elle créait, de plus, entre vainqueurs et vaincus, des relations jusqu'alors nouvelles, de maîtres, esclaves et affranchis. C'eût été le meilleur moyen d'opérer la fusion entre ces deux races, si le génie espagnol n'eût pas été profondément antipathique à toute fusion et si la religion catholique n'avait pas montré dans le More un ennemi de la foi du Christ.
C'est à partir du huitième siècle que s'ouvre la lutte nationale entre les mahométans et les peuples de la Péninsule. Les rochers escarpés de Covadonga sont, pour ainsi dire, le berceau de la nationalité espagnole, que n'a pu dompter la furie des sectateurs de l'islam. En vain, ceuxci envoient des armées dans ces montagnes ; les habitants du pays s'y retranchent, et, derrière ces formidables barricades dressées par la nature, reçoivent courageusement les attaques des mahométans. Le cri d'indépendance jeté aux échos fut entendu des peuplades voisines, et cette contagion sacrée de l'indépendance d'un peuple gagna bien des cœurs dans la Catalogne, l'Aragon et la Navarre1.
L'histoire des premières années de la lutte soutenue dans ces contrées se tait sur les rapports des populations avec les Sarrasins vaincus et soumis aux lois de la guerre.
En Asturie, la paix du nouveau royaume fut troublée par les révoltes des esclaves et des affranchis Mores. Quel était au juste le sort des vaincus ? C'est une question pour
1 1 Je ne puis raconter ici les péripéties de cette lutte héroïque d'un peuple pour reconquérir son indépendance, et qui forme la période la plus dramatique de l'histoire d'Espagne. On en trouvera tous les détails dans les cinq premiers volumes de M. Rosseeuw Saint-Hilaire, ainsi qu'un récit plus abrégé dans le livre de H. de Circourt. On peut également consulter l'intéressante Histoire des Arabes et des Mores (FEspagne, de M. Louis Yiardot, dont le travail, bien qu'antérieur aux deux autres, ne doit cependant pas être oublié.
laquelle l'histoire manque de documents précis. Il est du moins incontestable que, dans les premiers siècles, les Mores et les chrétiens disposaient de leurs esclaves comme ils l'entendaient. Un grand nombre de ces derniers étaient donnés aux églises etauxmonastères. Un document de l'an- née 1295 est formel sur ce point, qui, au reste, n'estpas contestable. Quant aux autres esclaves, ils étaient distribués entre les grands du royaume, ou mis en réserve pour être échangés contre les chrétiens qui tomberaient au pouvoir des Mores. Le sort de ces malheureux était entre les mains des grands qui pouvaient les affranchir. Un moyen à peu près sûr de fléchir la dureté des maîtres, c'était d'adopter le christianisme. Les enfants et les petits enfants des mahométans, subjugués et affranchis, chrétiens par le baptême de leurs pères et celui qu'ils avaient eux-mêmes reçu, pouvaient prétendre à la cléricature1.
A mesure de l'agrandissement des royaumes d'Asturie et de Léon, de l'Aragon et de la Navarre, la guerre cesse de devenir une nécessité aussi impérieuse. Il s'agit moins d'étendre les conquêtes que de les conserver.
Malgré les haines religieuses qui divisent profondément les deux peuples, la politique influe sur les décisions des rois, et les grands préfèrent tirer un parti avantageux des travaux de leurs esclaves, plutôt que de les garder dans une servitude infructueuse, ou les égorger sans profit sur le champ de bataille. Bientôt un traité se fera entre les vainqueurs et les vaincus, et ceux-ci, en échange de leur vie, deviendront les tributaires des premiers.
Voici l'époque où apparaissent dans l'histoire d'Espagne les vassaux mudejares. L'Espagne, soumise à l'empire du
1 Voir Risco. Espafia sagrada, t. XXXVII, ép. VII, p. 565, cité par Janer, p. 8, note.
croissant, avait accepté les mozarabes, pour conserver ce qui avait été conquis par les mahométans. Les mudejares doivent la naissance à la tolérance chrétienne et à l'intérêt mieux compris par le vainqueur de gagner les peuples par le respect des traités. Aussi, les rois de Castille et ceux d'Aragon comptèrent bientôt au nombre de leurs vassaux des populations musulmanes tout entières, dont elles respectèrent à la fois les biens, les lois, les coutumes et la religion. Ces époques de paix et de modération étaient d'autant plus honorables, que les vainqueurs avaient, lors de la conquête, dispersé les monastères et livré aux outrages les vierges consacrées à Dieu, et mis tout à feu et à sang. Le premier exemple du respect des croyances musulmanes se trouve dans la capitulation de Sena, en 1058. Elle eut un grand nombre d'imitations, notamment dans les conquêtes de Huesca, de Lerida, de Guadalajara et de Tolède.
« Dès ce moment, il y eut, dit un historien 1, deux différentes sortes de sujets sarrasins : les vassaux mores et ceux appelés proprement mudejares. Les premiers étaient des princes, des chefs ou des capitaines qui, vaincus par les armes chrétiennes, rendaient hommage à nos rois, et promettantde leur garder fidélité conservaient sous cette forme de vasselage leur liberté civile et politique.
Les seconds étaient des citoyens qui, protégés par la puissance des monarques et abrités par des capitulations plus ou moins étendues, vivaient en paix dans les villes arrachées à la domination de l'islam au milieu de la population chrétienne, contents d'être respectés dans l'exercice de leur religion et de leurs lois. Le vasselage des uns
1 Amador de los Rios, Esludios historicos sobre los Mozarabes, mudejares y lIloriscos, cité par Janer, p. 10.
consistait à payer certains tributs annuels aux États chrétiens, avec l'engagement.formel d'assister aux cortès du royaume et de ne pas porter les armes contre celui-ci, jouissant, en échange, de tous les bénéfices de cette espèce de protectorat qui les mettait à couvert des outrages des rois plus audacieux ou plus puissants. Celui des autres consistait à se reconnaître comme vassaux de la couronne, dans l'acception vraie du mot, sans toutefois déposer les armes, et en conservant la seigneurie et la garde des forteresses et des châteaux où ils furent vaincus ou reçurent des héritages au nom et sous l'obéissance des mêmes souverains. »
Au fur et à mesure des progrès de la conquête la condition sociale et politique des Mores reçoit des changements. A dater de la prise de Valence par don Jaime el Conquistador et de celles de Cordoue et de Séville par Fernando, nous voyons, sous les sceptres d'Aragon et de Castille, à côté des mudejares, surgir de nouvelles classes de Sarrasins, à savoir : les convertis, les esclaves et les affranchis.
Examinons rapidement ces divers états : Le converti était celui qui par la conviction entrée dans le cœur, grâce aux prédications ou tout autre motif, embrassait la religion chrétienne. Parfois aussi des considérations d'un ordre purement mondain guidaient la conscience du néophyte. En recevant le baptême le converti acquérait les mêmes droits que le chrétien d'origine qu'on appelait cristiano viejo, sauf le droit de devenir jamais èvêque.
Le nouveau converti ne trouvait partout que mauvais traitements, injures. Il lui était difficile de se marier à une chrétienne de race. Une loi des Siete Partidas (VII, t. XXV, loi 111) défendait, sous peine de trois cents maravédis, d'a-
dresser des insultes à un converti (ordonnance de 1580).
Les conjoints unis avant d'avoir adopté le christianisme ne pouvaient ni se séparer ni être séparés, ainsi que cela était permis aux chrétiens de race, sous le prétexte qu'il existait entre eux parenté au degré prohibé. Entre chrétiens et musulmans, les promesses de mariage n'étaient valables qu'à la condition que Je baptême précédât la cérémonie nuptiale.
Nous retrouvons l'intolérance habituelle à l'époque qui nous occupe dans les lois terribles portées contre les apostats. Le père de famille devait déshériter son fils qui reniait la foi du Christ. La femme qui abandonnait le catholicisme perdait sa dot. Le renégat, s'il était saisi, périssait dans les flammes : on avait le droit de poursuivre en justice, pendant un délai de cinq ans après la mort du condamné, pour obtenir la confiscation de ses biens. Celui qui sortait du christianisme ne pouvait racheter à la fois sa vie et son patrimoine que par un grand service rendu à l'État; l'abjuration seule ne le relevait d'aucune des incapacités qui le frappaient, c'est-à-dire de l'incapacité de posséder, par conséquent d'hériter et de tester, de celle de témoigner et d'intenter une action judiciaire, pas même à sa femme, qui se serait rendue coupable (Vadultère.
Une loi des Siete Partidcis (t. Y, 1. XLV, p. 1) interdit aux prélats de prêcher aux hérétiques les choses secrètes de la religion et de les discuter publiquement avec eux, de peur de donner aux ignorants motifs de se scandaliser.
Le sort des esclaves en Espagne était déplorable et celui des esclaves musulmans plus déplorable encore. L'esclave dépendait du caprice de son maître, tyrannique ou généreux à son gré. Ce dernier pouvait le tuer, lui faire subir les plus cruelles tortures, séparer le mari de la femme, rnlever les enfants à leur père et à leur mère. Un coin-
mentateur des Siete Partidas va même jusqu'à prétendre qu'il est permis de violer les femmes des esclaves devant eux1. Indépendamment de la captivité, l'esclavage pouvait provenir de deux autres manières : d'une vente consentie librement par un homme de vingt ans au moins, et par la naissance. À cet égard les enfants suivaient la condition de la mère: l'enfant d'une esclave affranchie qui naissait plus de cinq mois après l'affranchissement de sa mère, était libre.
Les esclaves n'étaient point regardés comme des hommes, mais comme du bétail. Tout dommage commis sur leur personne était réparé à prix d'argent. On remboursait au propriétaire tous les héritages que l'esclave tué aurait recueillis. En prix moyen un esclave valait vingt maravédis ou cinq dix-huitièmes d'une livre d'argent. Il était soumis aux droits de péage comme les bestiaux. Les dommages qu'il faisait subir à des tiers étaient payés par le maître. L'esclave était frappé de toute sorte d'incapacités : il ne pouvait rien posséder, tout ce qu'il gagnait, en quelque façon que ce soit, appartenait au maître. Son témoignage n'était pas accepté pour les actes civils ; il n'était point admis à fournir caution. Tout'mariage contracté par lui avec une femme libre était nul de plein droit ; la barragana (femme esclave reconnue) ne pouvait devenir ni la femme ni la maîtresse d'un noble ; les enfants d'un caballero avec une femme veuve ou affranchie étaient qualifiés de spurios et déclarés inhabiles à hériter. Toutefois on permettait à l'esclave, d'épouser une autre esclave, même sans le consentement des maîtres. Il ne pouvait paraître en justice et son témoignage n'y était pas reçu.
Don Alonso Diaz de Montalvo, qui vivait sous le règne d'Isabel.
Glose des Siete Partidas, part. 2, tit. 29, J. I, cité par de Circourt, t. I, p. 243.
Cependant la loi lui permettait de se présenter en justice pour réclamer son affranchissement, malgré la volonté du maître. L'esclave devait, sous peine de mort, « défendre le corps de son maître, » même en tuant l'agresseur, et s'opposer à ce que son maître commit aucun acte de violence sur sa propre personne, sur celle de sa femme ou de ses enfants.
Le maître pouvait contraindre son esclave à travailler, même par des châtiments corporels, pourvu qu'il ne l'estropiât ou ne le tuât point. Il n'avait droit de vie sur lui que dans le cas d'adultère flagrant avec sa femme, ou de commerce criminel avec sa fille. Les juges, lors d'un adultère, devaient mettre à la torture tous les esclaves et les affranchis de l'accusé avant de prendre leur témoignage. Cette forme de procédure fut, à cause de sa violence, rejetée par le code de Valence. Elle resta seulement en vigueur dans les États soumis à la couronne de Castille.
Pour séduction de nonne, de veuve ou de vierge, l'esclave était jeté au feu. Il était livré aux bêtes féroces pour vol d'enfants libres ou serfs.
L'affranchissement s'obtenait, en Aragon et en Castille, parla simple profession de foi du christianisme. Le code de Valence abolit cet usage.
Trente années de prescription donnaient le droit à l'affranchissement; il suffisait de vingt années, si l'esclave n'était pas en fuite. L'esclave était aussi déclaré libre s'il dénonçait un cas de trahison. La simple promesse d'affranchir l'esclave d'un autre était valable aux yeux des juges.
L'esclave nommé tuteur des enfants de son maître ou.
héritier de ses biens était aussi affranchi de droit.
Le maître conservait sur son ancien esclave un droit de patronage qu'il ne perdait que pour des torts graves. Afin
d'empêcher l'émigration des affranchis, le code de Valence exigeait comme droit de péage le payement d'un besant de celui d'entre eux qui -voulait passer à l'étranger, et cette monnaie équivalait à l'interdiction d'émigrer. -
Dans les procès avec les chrétiens, les esclaves étaient jugés par les tribunaux ordinaires, et il fallait, pour les convaincre, le témoignage d'un More joint à celui d'un chrétien; institution équitable qui dura peu. Défense était faite aux esclaves de travailler en public le dimanche.
Les Mores, en Castille, étaient assimilés aux juifs, sans signe extérieur. Ils ne pouvaient être ni notaires ni avocats.
Il ne leur était pas permis d'avoir des esclaves ou des serviteurs chrétiens, de manger avec les chrétiens, de se baigner avec eux ; après leur mort, ils étaient portés dans des cimetières spécialement réservés pour eux.
Les impôts payés par les Morep ne devaient être que d'un dixième des revenus bruts, farda.
Quand ils se trouvaient en nombre suffisant, dans un village, pour être administrés séparément, on donnait à cettfrréunion, le nom d'aljama, c'est-à-dire communauté.
L'aljama payait au seigneur, le jour de la Saint-Martin, une redevance qui reçut le nom de martiniega.
Le procureur du royaume, ou cort, s'appelait en Aragon le justicia. C'était un officier nommé par le roi, choisi par les caballeros, et qui avait pour mission de veiller au maintien des privilèges et fueros.
Les propriétés des Mores étaient garanties par la loi.
On condamnait ceux qui y portaient atteinte à en restituer le double de la valeur. Dans les foires, les Mores étaient protégés par les mêmes lois que les chrétiens. En Aragon, le roi les avait pris sous sa protection spéciale et ils ne pouvaient être jugés que par son bailli.
A Valence, le procureur du royaume jugeait les Mores soumis au vasselage de la noblesse et toutes les accusations qui entraînaient la peine de mort. Parmi celles-ci, figurait en première ligne le commerce criminel d'un More avec une chrétienne. Les lois de Castille condamnaient le coupable à être lapidé et celles de Valence à périr dans les flammes.
Les mudejares1 furent de tous les Mores ceux qui obtinrent les conditions les plus favorables pendant toute la longue période où les chrétiens reconquirent leur royaume les armes à la main.
Citons comme exemple de tolérance le privilège accordé par don Jaime el Conquistador aux Mores de la vallée d'Uxô2, où il leur permit de résider. On leur pardonnait leurs fautes et il leur était fait remise de leurs dettes contractées vis-à-vis des juifs. Ils avaient le droit de conserver leur zuna ou lois particulières, d'enseigner à lire en public le Koran à leurs enfants, et à faire également en public toutes leurs prières selon le rit mahométan. On leur accordait de faire le commerce dans tout le royaume en payant les droits d'usage, et encore furent-ils exemptés de ces droits pendant une année. Une autorisation royale leur permit de juger eux-mêmes les procès auxquels donnaient lieu la conduite des eaux dans les champs cultivés ; d'administrer les rentes des mosquées et de nommer les alcaldes et les officiers chargés des poids publics, toujours d'après leurs anciens usages. Il faut dire toutefois que quelques restrictions furent mises à l'égard des mudejares, conformément à l'esprit d'intolérance de l'époque.
1 Ce mot vient probablement du verbe dajara, qui signifie être petit, faible et vil. Voir de Circourt, t. III, p. 507.
2 Bourg d'environ quinze cents habitants, situe dans la province de Valence.
Ainsi que nous l'avons vu pour les juifs, il n'était pas permis aux Mores de prendre des esclaves ou des domestiques chrétiens : ils ne pouvaient ni manger avec eux, ni se baigner dans leur compagnie, ni les soigner quand ils étaient malades. Faisons observer cependant que jamais les Mores n'inspirèrent la même répulsion que les juifs.
On ajoutait foi à la parole d'un mahométan, s'il avait pris Dieu à témoin de la vérité de ses paroles. Les Morisques n'avaient d'autres impôts à payer que-le dixième de leurs revenus., qui se partageait entre l'État, les seigneurs, les chapitres et les prélats dans la juridiction desquels ils se trouvaient.
Bien qu'on laissât aux Mores leurs mosquées, les vainqueurs étaient dans l'usage de consacrer l'une d'entre elles au culte catholique. C'était d'ordinaire la plus importante, comme cela arriva à Jaen, à Cordoue et à Séville. En 1254, Alonso el Sabio établit dans cette dernière ville des chaires de latin et d'arabe, exemptant de tous droits les personnes qui en suivaient les cours.
Du temps de la guerre de Grenade, sous le règne des rois catholiques, plusieurs places se rendirent, grâce à la douceur des rois et aux exemptions de contributions et d'alcabalas accordées aux vecinos qui ouvraient sponta.
nément les portes de leurs villes-. Quand elles résistaient trop longtemps, les habitants faits prisonniers étaient vendus comme esclaves, sans obtenir aucun traité qui adoucît la rigueur de leur sort 1.
En Aragon, Pedro III ne mettait pas moins d'empressement à faire entrer les Mores de son royaume dans le giron du catholicisme. A cet effet, il appelait à son se-
1 Et cela arriva fréquemment. V. Janer, p. 14, en note. Voir*aussi les Annales de Séville, de Zúîïiga.
cours l'éloquence de Fray Juan de Puigventôs, religieux dominicain, qui savait à merveille l'arabe et qui prêchait à Valence. Les dominicains de cette dernière ville enseignaient cette langue dans leurs couvents, qui se trouvaient ainsi fréquentés par un grand nombre de disciples mahométans. Don Jaime II ordonna même que tous les Mores de Valence et de l'Aragon entendraient ces sermons. De plus, il prescrivit (1515) à tout More de plier le genou ou de s'éloigner quand viendrait à passer le saint sacrement. Il leur interdit également de réciter des prières à haute voix dans les rues et sur les places publiques. En 1548, Pedro IV défendit aux Mores toute relation charnelle avec les chrétiennes sous les peines les plus sévères.
Sous les règnes de Juan IV, de Martin el Humano et de Fernando de Antequera, grâce au zèle de l'antipape Benedicto de Luna et des prédications de Vicente Ferer, dont nous avons parlé dans l'histoire des Juifs, des milliers de Mores se convertirent également au christianisme. Quelques-uns des nouveaux convertis étant revenus à leur première religion, le roi Alonso V demanda au pape Martin V l'établissement d'un tribunal particulier de l'inquisition à Valence. Elle fut accordée par lin bref expédié en 1422. L'inquisiteur général fut André Ros.
II
Fin de la domination musulmane en Espagne et prise de Grenade (2 janvier H92). - Capitulations en vertu desquelles cette ville se rendit aux Rois catholiques. Les riches familles mores quittent l'Espagne.- Nomination d'un archevêque, d'un capitaine général et d'un secrétaire chargé de l'exécution du traité. Jiménès envoyé à Grenade; son zèle intolérant. - Persécutions suivies de tentatives de révolteb. - Les Morisques se réfugient dans les Alpujarras.-Redoublement de haine entre les deux races. - Charles-Quint à Grenade (1526). - La révolte éclate à Grenade.–Aben-numéya.– Don Juan d'Autriche envoyé par l'Empereur. Mort d'Aben-Huméyà et défaite des Morisques. Les vaincus sont transportés dans l'intérieur de l'Espagne. - Ruineuse conséquence pour ce pays de l'expulsion des Mores.
•
Avec la prise de Grenade, sous Fernando et Isabel, finissent les Mudejares. C'est au tour des Moriscos de paraître sur la scène de l'histoire. -
Après huit cents ans d'une lutte continuelle et acharnée s'écroilait en Espagne l'empire des musulmans, qui formait comme l'avant-garde de l'islamisme en Europe.
Grenade, ce dernier rempart du mahométisme sur le sol de l'Espagne, voyait flotter sur ses tours, naguère surmontées du croissant, les royaux étendards de Fernando et d'Isabel. On était bien loin de la fière réponse de MuleyHassan aux ambassadeurs espagnols réclamant le tribut : « qu'ils savaient seulement fabriquer des lances et des épées pour les tourner contre les chrétiens. » -La croix dominait
depuis les Pyrénées et Covadonga jusqu'aux monts couverts de neige des Alpujarras.
Voici les capitulations en vertu desquelles Grenade ouvrit ses portes aux rois espagnols, le 2 janvier 1492 :
CAPITULATIONS EN VERTU DESQUELLES GRENADE SE RENDIT AUX ROIS CATHOLIQUES 1 : « Premièrement, que le roi more et les alcades, alfaquis, cadis, muftis, alguazils et savants, et les chefs et les hommes bons, et tout le peuple de la ville de Grenade et de son Albaicin et des faubourgs, donneront et livreront à Leurs Altesses, ou à la personne qu'elles choisiront, avec amour, paix et bonne volonté, vraie dans les paroles et les œuvres, dans le délai des quarante premiers jours qui suivront, la forteresse de l'Alhâmra et Alhizan, avec toutes leurs tours et portes, ainsi que toutes les autres forteresses, tours et portes de la ville de Grenade et de l'Albatcin et faubourgs qui sont situés près de la campagne, avec ordre qu'elles les occupent en leur nom et à leur volonté avec tous leurs gens. C'est à condition que l'on ordonnera aux justicias de ne pas consentir à ce que les chrétiens montent sur le mur situé entre l'Alcazaba et l'Albaicin, d'où l'on aperçoit les maisons-des Mores; et que si quelqu'un monte sur ce mur, il soit bientôt châtié avec rigueur.
« Que, lorsque le délai des quarante jours sera accompli, tous les Mores se soumettront à Leurs Altesses librement et spontanément, et accompliront ce que sont obligés d'accomplir les bons et loyaux vassaux vis-à-vis des rois et de leurs seigneurs naturels. Et, pour la sécurité de cette
1 Voir Luis del Màrmol Carvajal : Rebelion y castigo de los Moriscos de Granada.
soumission, un jour avant la remise des forteresses, ils donneront en otage à l'alguacil Jucef Aben Comixa cinq cents personnes choisies parmi les fils et les frères des principaux habitants de la ville, de l'Albaicin et des fau- bourgs, afin qu'ils restent au pouvoir de Leurs Altesses dix jours pendant qu'on livrera et que l'on s'assurera des forteresses en y mettant des troupes et des munitions et approvisionnements. Pendant tout ce temps, on leur donnera tout ce dont ils pourront avoir besoin pour leur subsistance. Les forteresses une fois livrées, les otages seront mis eu liberté.
« Que, les forteresses étant remises, Leurs Altesses et le prince don Juan, son fils, pour lui et pour les rois ses successeurs, recevront, comme leurs vassaux et sujets naturels, sous leur parole, protection et secours royal, le roi Abi Abdilehi, et les alcades, cadis, alfaquis, muftis, savants, alguazils, chefs et écuyers, et tout le peuple, petits et grands, tant hommes que femmes, vecinos de*Grenadeet de l'Albaicin, et des faubourgs, et des forteresses, villages et lieux de sa terre, et des Alpujarras, et des autres contrées qui participeront à cet accord et à cette capitulation de quelque manière que ce soit. On les laissera dans leurs maisons, propriétés et héritages, alors et en tout temps, et pour jamais; et il ne sera point permis de leur faire mal et dommage sans que la justice intervienne, ni qu'il n'y ait de motif, ni de leur enlever leurs biens ou leurs propriétés, pas même en partie. Loin de là, ils seront respectés, honorés et considérés par leurs sujets et vassaux comme le sont tous ceux qui vivent sous leur gouvernement et leurs ordres.
« Que le jour dans lequel Leurs Altesses enverront prendre possession de l'Alhâmra, ils feront entrer ce peuple par la porte de B:b-Lacha, ou par celle de Bibnest, ou
par la campagne hors de la ville, afin qu'il n'y ait pas de scandale en entrant dans les rues.
« Que le jour où le roi Abi Abdilehi livrera les forteresses et les tours, les Altesses lui ordonneront de livrer son fils avec tous les otages, ainsi que ses femmes et ses domestiques, excepté ceux qui se seraient faits chrétiens.
« Que ses Altesses et leurs successeurs laisseront vivre à jamais le roi Abi Abdilehi et ses alcades, cadis, muftis, alguazils, chefs et hommes bons, et tout le peuple, grands et petits, dans leurs lois, et qu'ils ne permettront pas qu'on leur enlève leurs mosquées ni leurs tours, ni les muezzins, ni leurs revenus ou rentes qu'ils consacrent à cela, ni de troubler leurs usages et les coutumes qu'ils possèdent.
« Que les Mores soient jugés dans leurs procès et leurs lois par le droit du xara qu'ils sont dans l'usage de conserver, avec l'avis de leurs cadis et juges.
« Qu'on ne leur laissera prendre ni qu'on ne consentira à leur laisser prendre, soit maintenant, soit jamais, les armes ni les chevaux, excepté les canons, grands et petits, qu'ils devront remettre promptement à celui que Leurs Altesses ordonneront.
« Que tous les Mores, petits et grands, hommes et femmes, aussi bien ceux de Grenade et du territoire que ceux des Alpujarras et des autres contrées, qui voudraient aller vivre en Barbarie ou dans d'autres contrées où ils jugeraient convenable, puissent vendre leurs propriétés, meubles et immeubles, de quelque manière que ce soit, à celui qui et comme il leur conviendrait, et que Leurs Altesses et leurs successeurs, en aucun temps, ne les prendront ou ne permettront de les prendre à ceux qui les auront, achetés; que si Leurs Altesses voulaient les
acheter, ils puissent les prendre pour l'estimation qui en aura été faite, bien qu'ils ne se trouvent pas dans la ville, en laissant des personnes munies des pouvoirs de ces derniers pour en recevoir le prix.
« Que Leurs Altesses accorderont aux Mores qui voudraient s'en aller en Barbarie ou dans d'autres contrées un passage libre et sûr avec leurs familles, leurs biens, meubles, marchandises, joyaux, or, argent et toutes sortes d'armes, sauf les instruments et canons Et, pour ceux qui voudraient partir bientôt, on leur donnera dix gros navires qui, pendant un délai de soixante-dix jours, les conduiront aux ports désignés par eux, et les mèneront en liberté et avec sécurité dans les ports de Barbarie où viennent d'ordinaire les navires des marchands chrétiens pour faire le commerce. Et, en outre de cela, tous ceux qui, dans le délai de trois ans, voudraient s'en aller, pourront le faire, et Leurs Altesses ordonneront de leur donner des navires pour la contrée qu'ils demanderaient, où ils seraient conduits en sécurité, à la condition d'avertir cinquante jours auparavant, et l'on ne prendrait ni fret ni autre chose à cause d'eux.
« Que lesditcs trois années écoulées, toutes les fois qu'ils voudront passer en Barbarie, ils puissent le faire et qu'on leur en accorde la permission, en payant à Leurs Altesses un ducat par tête et le fret des navires qui les trans porteraient.
« Que, si les Mores qui voudraient aller en Barbarie ne pouvaient vendre les biens immeubles qu'ils auraient dans la ville de Grenade ou de l'Albaicin et des faubourgs, et dans les Alpujarras et les autres contrées, on pourrait les laisser confiés à des tierces personnes avec pouvoir de recouvrer les revenus, à condition que tout ce que toucheraient celles-ci pourrait être envoyé à leurs maitres en
Barbarie, où ils se trouveraient, sans qu'on puisse y mettre le moindre empêchement.
« Que Leurs Altesses ni le prince don Juan, son fils, ni ceux qui leur succéderont, ne pourront jamais ordonner que les Mores qui auraient été ses vassaux portent des marques sur leurs vêtements, ainsi qu'en portent les Juifs.
« Que le roi Abdilehi, ni les autres Mores de la ville de Grenade ni de son Albaicin et des faubourgs, ne payeront les contributions qu'on perçoit pour les maisons et les biens pendant le temps des trois premières années, et que seulement ils payeront les dixièmes d'août et d'automne, et le dixième du troupeau qu'ils auraient au temps de la dîme, dans le mois d'avril et dans celui de mai, c'est-àdire de celui qui est élevé, ainsi que les chrétiens ont coutume de le payer.
« Qu'à l'époque de la reddition de la ville et des villages, les Mores soient obligés à donner et à livrer à Leurs Altesses tous chrétiens captifs, hommes et femmes, afin qu'on les mette en liberté, sans que pour cela ils puissent demander ou prendre quelque chose; et que si quelque More avait vendu quelque chrétien en Barbarie et qu'on le lui demandât en disant qu'il est encore en son pouvoir, le More devra, en pareil cas, jurer sur sa loi et donner des témoignages qu'iï l'a vendu avant ces capitulations; il ne lui sera plus demandé, et celui-ci 11e sera pas obligé de le donner.
« Que Leurs Altesses ordonneront qu'on ne pourra à aucune époque prendre au roi Abi Abdilehi, ni aux alcaldes, cadis, muftis, chefs, alguazils ni écuyers, leurs bêtes de charge ni leurs domestiques pour aucun service, si ce n'est avec leur volonté, et à la condition de payer leurs journées avec équité.
« Que l'on ne permettra pas aux chrétiens d'entrer
,dans les mosquées des Mores où ils font leur zalâ 1 sans la permission des alfaquis, et que celui qui entrera d'une autre manière soit châtié pour cela.
« Que Leurs Altesses ne permettront pas que les Juifs aient pouvoir ni commandement sur les Mores, ni soient collecteurs d'aucunes rentes.
« Que le roi Abdilehi et ses alcaldes, cadis, alfaquis, muftis, alguazils, savants, chefs et écuyers, et tout le peuple de la ville de Grenade et de l'Albaicin et des faubourgs, soient respectés et bien traités par Leurs Altesses et ministres, et que leurs raisons soient entendues; qu'on leur gardera leurs coutumes et leurs rites, et qu'on laissera tous les alcades et alfaquis recouvrer leurs rentes et jouir de leurs prééminences et libertés, comme ils sont dans l'usage de le faire, et il est juste qu'on le leur conserve.
« Que les Altesses ordonneront qu'on ne renvoie pas les hôtes des Mores, ni qu'on prenne à ces derniers leurs robes, ni leurs oiseaux, ni leurs bêtes, ni leurs provisions d'aucune sorte sans leur volonté.
« Que les procès qui surviendraient entre les Mores soient jugés par la loi Xara, qu'on appelle de la Zuna, et par leurs cadis et juges, d'après leurs coutumes; que, dans le cas d'un procès entre chrétien et More, le jugement soitrendu par l'alcalde chrétien et le cadi more, afin que lesparties ne puissent pas se plaindre de la sentence.
« Qu'aucun juge ne puisse juger ni contraindre aucun More pour un délit qu'un autre aurait commis, ni que le père ne soit prisonnier pour le fils, ni le fils pour le père, ni le frère pour le frère, ni un parent pour un autre; que celui-là seul qui a fait le mal le paye.
1 Inclination religieuse des mahométans.
« Que Leurs Altesses accorderont un pardon général à tous les Mores qui se trouveraient dans la prison de Hamet-Abi-Ali, son vassal, et aussi à eux, comme aux habitants de Captil, pour les chrétiens qu'ils ont tués et pour les torts qu'ils ont faits à Leurs Altesses, il ne leur serait fait mal ni dommage, ni on ne leur demandera rien de ce qu'ils ont pris ou volé.
« Que si, en quelque temps, les Mores qui sont captifs au pouvoir des chrétiens fuyaient à la ville de Grenade ou dans d'autres lieux que ceux contenus dans les présentes capitulations, qu'ils soient libres, et que leurs maîtres ne puissent leur demander ni que les juges ne puissent leur ordonner de donner, à moins toutefois qu'ils ne soient des Canaries, ou nègres de Gelofe ou des îles.
« Que les Mores ne donneront ni ne payeront à Leurs Altesses plus de tributs que ceux qu'ils étaient dans l'habitude de donner aux rois mores.
« Qu'à tous les Mores de Grenade et du territoire de l'AIpujarra qui se trouveraient en Barbarie il sera accordé un délai des trois premières années suivantes, afin que, s'ils veulent, ils puissent venir participer à cet accord et jouir de ses bénéfices.
« Que si le roi ou quelque autre More que ce soit, après avoir passé en Barbarie, voulait retourner en Espagne, n'étant point content du pays ni du traitement de ces contrées, Leurs Altesses lui donneront une permission pendant un délai de trois ans pour pouvoir le faire et jouir de ces capitulations comme tous les autres.
« Que si les Mores qui accepteraient ces capitulations et ces accords voulaient s'en aller avec leurs marchandises pour se livrer au commerce et aux affaires en Barbarie, on leur en donnera permission pour qu'ils puissent
le faire librement. Il en sera de même dans tous les lieux de Castille et de l'Andalousie, sans payer les péages et autres droits que les chrétiens ont accoutumé de payer.
« Qu'on ne permettra à aucune personne de maltraiter, en-parole ou en action, les chrétiens ou les chrétiennes qui, avant ces capitulations, se seraient faits Mores; et que, si quelque More avait pour femme quelque renégate, elle ne sera pas forcée à être chrétienne contre sa volonté; seulement elle sera interrogée en présence de chrétiens et de Mores, et on respectera sa volonté. Il en sera fait de même pour les garçons et filles nés d'un More et d'une chrétienne.
« Qu'aucun More ou Moresque ne seront forcés contre leur volonté à être chrétiens, et que si quelque jeune fille, ou mariée, ou veuve, par quelque motif d'amour, voudrait revenir au christianisme, elle ne sera pas accueillie avant d'avoir été interrogée, et si elle a enlevé quelques robes ou bijoux de la maison de ses pères ou de toute autre part, on les rendra à ses maîtres, et les coupables seront châtiés par.justice.
« Que Leurs Altesses ni leurs successeurs ne demanderont en aucun temps au roi Abi Abdilehi ni à ceux de Grenade et de sa contrée, ni à ceux qui. accepteraient ces capitulations, de restituer les chevaux, les bagages, les troupeaux, l'or, l'argent, les joyaux ni autre chose de cequ'ils auraient gagné en quelque manière que ce soit peadant la guerre et la rébellion, soit de chrétiens, soit de Mores rnudejares ou non mudejares; que si quelques personnes reconnaissaient les choses qui leur auraient été prises, ils ne puissent pas les demander ; que, loin de-là, ils soient châtiées s'ils les demandent.
« Que, si quelque More avait blessé ou tué un chré.
tien ou une chrétienne devenus ses captifs, il ne lui sera rien demandé ou réclamé en aucun temps.
« Que, les trois années des franchises expirées, les Mores ne payeront pas de rentes des propriétés et des terres royales au delà de ce qu'il semblera juste qu'ils doivent payer d'après la valeur et la qualité de ces biens.
« Que les juges, alcades et gouverneurs, que Leurs Altesses devront mettre dans la ville de Grenade et son territoire seront des personnes telles qu'elles honoreront les Mores et les traiteront avec amour, et respecteront ces conventions. Que si quelqu'une d'entre elles faisaient une chose illégitime, Leurs Altesses devront les changer et les châtier.
« Que Leurs Altesses et leurs successeurs ne demande- ront ni ne s'enquerront auprès du roi Abdilehi, ni d'aucune autre personne de celles nommées dans ces capitulations, des choses qu'ils auraient faites, de quelque nature qu'elles soient, jusqu'au jour de la reddition de la ville et des forteresses.
« Qu'aucun alcalde, écuyer ni domestique du roi Zagal n'ait, en aucun temps, autorité ou commandement sur les Mores de Grenade.
« Que pour bien faire, et grâce au roi Abi Abdilehi et aux vecinos et habitants de Grenade et de son Albaicin et des faubourgs, on ordonnera que tous les Mores captifs, tant hommes que femmes, qui se trouveraient au pouvoir des chrétiens, seront libres sans payer quoi que ce soit, ceux qui se trouveront en Andalousie, dans le délai de cinq mois, et ceux de Castille dans celui de huit mois ; et que deux jours après que les Mores auront livré les chrétiens captifs qui se trouvaient à Grenade, Leurs Altesses leur ordonneront de livrer deux cents Mores et Moresques. En outre, ils mettront en liberté Aben Adrami, qui est au pou-
voir de Gonzalo Hernandez de Côrdoba, et Hozmin, qui est au pouvoir du comte de Tendilla, et Reduan en celui du comte de Calva, et Aben Mueden, et le fils del'alfaqui Hademi, qui tous sont au nombre des principaux vecinos de Grenade, ainsi que les cinq écuyers qui furent faits prisonniers dans la déroute de Brahem Abencerrax, quand on saura où ils sont.
(kie tous les Mores de l'AIpujarra qui viendraient au sejBice de Leurs Altesses donneront et livreront, dans le dêkLde quinze jours, tousles captifs chrétiens qui seraient en leur pouvoir, sans qu'on leur donne pour eux aucune chose. Et si quelqu'un avait promis de donner en troc un autre More, Leurs Altesses ordonneront que les juges fassent sur le champ exécuter la promesse.
t Que Leurs Altesses ordonneront de garder les usages que les Mores avaient relativement aux héritages, et que poir touLcela les cadis seront pris pour juges.
« Que tous les autres Mores, indépendamment de ceux compris dans cet accord, qui voudraient venir au service de Leurs Altesses dans le délai de trente jours le puissent faire et jouir des prérogatives qui y sont contenues, excepté de la franchise des trois années.
« Que les revenus et les rentes des mosquées, et les autres choses que l'on est dans l'usage de donner aux mudJUilras, et études et. écoles où l'on enseigne les enfants, resteront à la charge des alfaquis, pour qu'ils les distribuent et les répartissent comme ils le jugeront à propos, et que Leurs Altesses ni leurs ministres ne se mêleront de cela, ni même en partie, ni ordonneront de les prendre, ni de s'en emparer en aucun temps ni jamais.
m a Que Leurs Altesses ordonneront de donner sécurité à tous les navires de Barbarie qui seraient dans les ports du royaume de Grenade, pour qu'ils s'en aillent librement,
pourvu qu'ils n'emportent aucun chrétien captif et que, pendant qu'ils seraient dans les ports, on ne consente point à ce qu'on leur fasse subir aucun outrage, ni qu'on leur prenne quelque chose de leurs biens. Mais s'ils embarquaient ou passaient quelques chrétiens captifs, cette assurance ne les protégerait plus, et pour cela ils doivent être visités au départ.
a Que les Mores ne seront point appelés ou contraints par aucun service de guerre contre leur volonté, et que si Leurs Altesses voulaient se servir de quelques-uns d'eux dans la cavalerie, en les envoyant dans quelque village de l'Andalousie, on donnerait ordre de payer leur solde depuis le jour de leur départ jusqu'à celui de leur retour dans leurs maisons.
Que Leurs Altesses ordonneront de garder les ordonnances des eaux de fontaines et des canaux qui entrent à Grenade, et qu'elles ne consentiront point qu'on les change ou qu'on les modifie en partie, et que si quelque personne le faisait, ou jetait dedans quelque immondice, qu'il soit châtié pour ce fait.
« Que si quelque captif more, ayant laissé un autre More en gage pour sa rançon, avait fui dans la ville de Grenade ou sur son territoire, qu'il soit libre, que ni l'un ni l'autre ne soient obligés de payer une telle rançon et que lajustice ne les y puisse contraindre.
« Que les dettes qui existeraient entre Mores avec perception et écritures devront être payées effectivement, et qu'en vertu du changement de seigneurie, on consentira seulement à ce que chacun paye ce qu'il doit.
« Que les boucheries des chrétiens soient séparées de celles des Mores, et que les vivres des uns ne soient pU mêlés avec ceux des autres. Que si quelqu'un n'observe pas cette prescription, qu'il soit châtié pour cela.
« Que les juifs natifs de Grenade, de l'Albaicin et des faubourgs, et ceux de l'Alpujarra et de tous les autres lieux contenus dans ces capitulations, jouiront de ces privilèges, à condition que ceux qui ne seraient point chrétiens passeront en Barbarie dans le délai de trois années, qui courront depuis le 8 décembre de cette année.
« Et que Leurs Altesses ordonneront d'observer tout le contenu de ces capitulations, depuis le jour où seront livrées à jamais les forteresses de la ville de Grenade. De quoi elles ont ordonné de donner et ont donné leur lettre et provision royale signée de leurs noms, et scellée de leur sceau, et contre-signée par Hernando de Zafra, son secrétaire; sa date dans la Vega (plaine) de Grenade le vingthuitième jour du mois de novembre de l'année de notre salut 1491. »
Il convient de faire remarquer que, malgré ces capitulations solennellement jurées, la majeure partie des Mores qui possédaient de la fortune refusa d'accepter la domination des vainqueurs et de vivre désormais dans une ville où allait flotter l'étendard des rois catholiques. Les familles des Abencerages, des Abdilvares, des Aldoradines passèrent le détroit de Gibraltar et s'établirent à Fez.
Lesnouveaux vainqueurs nommèrent fray Hernando de Talavera archevêque de Grenade.
Inigo Lopez de Mendoza, second comte de Tendilla, fut nommé capitaine général.
Hernando de Zafra, actif secrétaire des rois, fut chargé de l'exécution et de l'interprétation du traité.
Ces trois "nominations étaient excellentes, car ces trois personnages convenaient à merveille pour cimenter par la douceur la fusion entre les deux peuples. Ceux-ci, habitués à être gouvernés despotiquement par les rois Bend-Na-
zares, accueillirent avec joie le traitement bienveillant de l'archevêque. Grâce à ses ardentes prédications et à son zèle vraiment apostolique, l'archevêque obtint d'abondantes conversions. En un seul jour plus de trois mille Mores reçurent le baptême.
Mais, par malheur, les rois catholiques, pour venir en aide au zèle du pieux archevêque, envoyèrent, en 1499, le trop célèbre archevêque de Tolède Francisco Jimenès de Cisneros. Dans son zèle impatient, ce dernier préférait le baptême imposé par la force à la prédication et à la douceur. Au mépris des promesses les plus solennelles, les prêtres persécutèrent des Mores qui avaient abandonné le christianisme. Justement indignés les habitants de l'Albaicin assiégèrent le palais de Jiménès. Les troubles s'apaisèrent grâce à l'intervention pacifique du vieil archevêque Hernando. Furieux, Cisneros quitta Grenade et s'enfuit à la cour des rois catholiques. Par ses instances, il arracha de ses souverains l'ordre imposé aux musulmans de recevoir le baptême ou d'abandonner leur patrie.
Les Mores, plutôt que de se soumettre, se retirèrent dans les montagnes inaccessibles des Alpujarras1 et se déclarèrent en révolte ouverte. Trois fois les chrétiens dureut tirer le glaive du fourreau pour combattre leur rébellion dans les vallées d'Alméria et de Honda ou sur les crêtes escarpées d'Harabal, de Villaluenga et de Bermeja. Fernando, qui commandait lui-même l'armée, vit périr un grand nombre de guerriers.
L'obligation ayant été imposée aux Mores de recevoir le baptême ou de se retirer en Barbarie, les mahométans de l'Andalousie s'expatrièrent en 1502. Ils furent contraints
1 Territoire qui s'étend, pendant une \iiigtaine de lieues, de l'est à l'ouestdepuis Molril, dans la province deGrenade, jusqu'à Alincria.
de laisser leurs fils et leurs filles âgées de moins de quatorze ans, ainsi que l'or et les pierres précieuses qu'ils possédaient.
L'insurrection des Mores et leur retranchement dans les sierras fut la conséquence de ces rigoureuses mesures.
L'infanterie espagnole tomba sur ces malheureux rebelles, qui, pour échapper aux persécutions, ne virent d'autre moyen que de recevoir le baptême. Toutefois ceux-ci présentèrent des pétitions pour qu'on leur accordât le droil de conserver pendant quarante années le nom et les mœurs musulmanes. Ceux d'entre eux qui reçurent le - baptême furent appelés moriscos ou nouveaux convertis, afin qu'on les distinguât des cristianos viejos ou chrétiens de vieille race.
La haine, qui n'avait jamais entièrement disparu entre les deux peuples, éclata avec une fureur nouvelle lorsque les Morisques virent le mépris qu'on avait pour les capitulations jurées avec tant de solennité. Le baptême de la plupart d'entre eux n'était à leurs yeux qu'une formalité qu'ils devaient subir. Après avoir assisté en public aux offices catholiques, ils rentraient dans leurs maisons pour y célébrer les fêtes musulmanes. Ils firent alliance avec les populations turques et berbères, effrayèrent les populations des côtes et causèrent d'immenses maux à l'agriculture et viu commerce.
Pendant un séjour de Charles-Quint à Grenade, eu 1 6, les prêtres lui portèrent leurs plaintes sur la conduite des Mores. Une commission ecclésiastique est nommée. Le résultat de sa mission fut que l'on devait empêcher les musulmans de parler leur langue et de porter leurs vêtements nationaux. Charles-Quint rendit un décret conforme aux exigences du clergé. Toutefois, cédant aux pressantes sollicitations des Mores, il en suspendit l'exécution. Pen-
dant que l'empereur était absent de l'Espagne, dans l'année 1530, la régente envoya des cédules à l'archevêque de Grenade pour défendre aux Mores de porter « leur vêtement déshonnête et de mauvais exemple. » Malgré les efforts de saint Tomas de Villanueva, l'instruction religieuse des Mores ne faisait pas de progrès.
Les escadres de Barberousse, qui avaient abordé plusieurs fois sur les côtes de Valence et de Murcie, ranimaient l'esprit national de ces peuples. « Le funeste exemple de la polygamie, dit un historien1, se faisait ressentir d'ans les mœurs des chrétiens, et le voisinage des corsaires effrayait les prêtres. » Sous le règne de Philippe II, on célébrait à Valence un concile synodal, présidé par l'archevêque Martin de Ayala. L'èvêque Segrian affirma que, bien que quarante années de prédications se fussent écoulées, les Morisques étaient restés aussi Mores que précédemment. Ces derniers, en proie aux insultes des populations, se voyaient chargés des plus lourds impôts. Une junte, célébrée à Madrid en 1566, décida que, dans un délai de trois années, les Mores devaient parler la langue espagnole. Il était défendu de lire, d'écrire ou de parler arabe, soit en secret, soit en public.
Quant aux livres écrits dans cette dernière langue, ils devaient être remis dans le délai d'un mois au président de l'audience de Grenade. Les Morisques chargèrent leur coreligionnaire Nunez Muley, vieillard illustre et plein de prudence, de parler au président de la chancellerie pour obtenir la révocation de l'ordre fatal. Le marquis de Mondejar, qui était venu à Madrid dans l'espérance de faire accorder une suspension, dut retourner à Grenade pour faire exécuter la redoutable sentence. Tant de vio-
1 Florencio Janer. Condiciolt social de los Moriscos, p. 30.
lences avaient irrité les Mores, et la révolte était imminente.
Elle éclata le 24 décembre de l'année 1568. Grenade n'avait point de garnison, et les vaisseaux des côtes de l'Andalousie étaient au service du roi dans des régions lointaines. Le chef Farag pénétra dans l'Albaicin en s'écriant : « Il n'y a d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. » Le marquis de Mondejar organisa ses moyens de défense et demanda à la cour d'Espagne de l'argent et des secours. Les Morisques des Alpujarras nommèrent pour leur chef un jeune descendant des princes Ommyades appelé Fernando de Valor, et à qui les Mores avaient donné le nom d'Aben-Huméya. Ce dernier eut l'habileté de choisir Farag comme alguazil mayor. Pendant que le nouveau roi recommandait la tolérance à ses partisans, Farag commettait les plus cruels excès. Suivi de trois cents Morisques, il parcourait le royaume en mettant tout à feu et à sang. D'horribles scènes de carnage eurent lieu à Lanjaron, Jubar, Bayarcal et d'autres contrées.
Tout en désapprouvant de pareils excès, Aben-Huméya organisait sa maison sur un pied royal. Il formait un sérail, nommait des capitaines, s'organisait pour la résistance, demandant des secours aux Mores d'Afrique. Dans ce but, il envoya à Alger son frère Abdallà.
Cependant, le 5 janvier 1569, le marquis de Mondejar, à la tête d'une armée, venait secourir Orjiva1, entourée par les Morisques révoltés; puis il parcourut le district de Poqueiria, les villages de Pitres et de Jubiles, Ujijar, Cadiar, Paterna et Andarax. Ses soldats se livrèrent à de
1 Village de plus de sept cents habitants, situé dans la province de Grenade et à environ dix lieues de cette ville, dans une vallée située sur les versants méridionaux de la Sierra Nevada.
cruelles représailles. Pour terminer plus rapidement la défaite des Morisques, Charles-Quint envoya son propre frère don Juan d'Autriche, qui, à la tête de ses régiments aguerris, fit son entrée dans Grenade avec une grande solennité. Dès ce jour une discipline sévère régna dans l'armée espagnole.
Aben-Humèya, dont l'audace était soutenue par le concours de quelques Turcs et de capitaines hardis, annonçait dans une proclamation le secours d'une puissante escadre d'Aluch-Ali, gouverneur d'Alger. Le marquis de Velez, qui avait succédé, comme capitaine général à Mondejar, fut assiégé par dix mille Morisques, &ous les ordres d'Aben-Humèya, dans la ville de Berja 1, où le général espagnol avait son quartier principal et des troupes considérables.
A Grenade, don Juan d'Autriche ordonnait l'expulsion des familles morisques qui avaient vécu tranquillement jusqu'alors dans cette ville; et cette prescription cruelle fut exécutée avec une promptitude plus cruelle encore.
Les Morisques auraient lutté plus longuement encore contre les chrétiens si un événement imprévu ne fût venu faire pencher la balance en faveur des chrétiens. AbenHuméya, qui était amoureux d'une fort belle jeune veuve, courtisée également par un Morisque appelé Alguacil, fut assassiné par les amis de ce dernier. Il n'était âgé que de vingt-guatre ans. Sa mort enlevait aux Morisques un chef intrépide et exerçant un grand empire sur leurs volontés.
On lui donna pour successeur Aben-Abô, qui parvint à réunir huit mille arquebusiers, à l'aide desquels il entoura la ville d'Orjiva, chassa le duc de Sesa qui venait la dé-
1 Gros bourg de plus de deux mille habitants, situé dans la province d'Alméria.
fendre et s'empara de la place. Vers la fin de 1565, don Juan d'Autriche pénétra par les confins d'Alméria et s'empara des châteaux forts de Galera, Peron, Tijola et Purchena. De son côté, le duc de Sesa s'emparait de Velez, de Benandalla et de Lenteji. Le capitaine Antonio de Luna fortifiait Competa, Maro et Nerja, apaisait la côte d'Al- munecar et expulsait, dans l'intérieur de l'Espagne, les Morisques de Borge, Comares, Cutar et Beuarmagosa.
Quant aux Morisques de Grenade, ils devaient quitter cette ville avec promesse d'être indemnisés de leurs biens et de leurs troupeaux. Ils furent conduits principalement dans la Mancha et dans les Deux-Castilles. Un grand nombre d'entre eux s'établit à Castellar, Villamanrique, Valdepenas, Ciudad-Real et Almagro, petites villes de ces provinces.
Les parents d'Aben-Huméya vengèrent sa mort en faisant assassiner Aben-Abô par Zatahari et Zenix. Sa tête fut exposée à Grenade dans une cage de bois. Les vallées de VAlpujarra, les rochers escarpés de la Sierra de Bonda et les défilés de la Sierra Bermej-a furent occupés par les soldats de don Juan d'Autriche. Les Morisques de ces différentes contrées se virent dirigés vers Cordoue, et de là dans l'Estramadure et laGallicie. D'autres furent envoyés de l'autre côté du Guadalquivir et embarqués bientôt dans les escadres de Sanclio de Leyva.
Les conséquences de l'expulsion des Morisques de Grenade furent désastreuses pour le trésor public. En vain la
confiscation des immeubles fut-elle ordonnée (24 février 1571). En vain l'on accorda « différentes franchises, libertés et exemptions à ceux qui iraient cultiver les terres laissées abandonnées et sans culture. » Rien ne put combler le vide immense que faisait le départ des Mores, ces intelligents et actifs cultivateurs des terres fertiles de
cette riche contrée. Joignez à cela la dévastation habituelle aux hommes de guerre qui, semblables'aux fléaux de l'Egypte, ravagent les contrées qu'ils parcourent. On persécuta inutilement les chrétiens qui étaient débiteurs des Mores. Les colons, écrasés d'impôts, se laissaient exproprier, dans l'impuissance où ils étaient de les payer.
Les revenus royaux ne s'élevèrent, dans l'année 1592, qu'à la somme d'environ cinquante-deux mille francs.
Alors, mais alors seulement régna dans ce pays la paix de la solitude.
III
Les Morisques d'Aragon. - Les seigneurs demandent qu'on ne persécute pas les Mores. - Ftiero accordé à. 31onzon (1510). - Les Germanias de Valence. Persécutions des Morisques. Ravages causés à l'agriculture et au commerce de ce pays. Baptême imposé à seize mille morisques.
-Cédule de Charles-Quint (4 avril 1525). -Clément VII délie l'Empereur du serment qu'il a prêté aux Morisques. - Junte théologique pour la conversion de ces derniers. - Ordre royal pour la conversion des Mores du royaume de Valence. –Le baptême imposé aux Morisques.
- Nouvelle junte ecclésiastique pour la conversion de ces derniers. Recommandations de l'archevêque de Valence aux prêtres de son diocèse.
Prédictions d'un prédicateur. De la terreur qu'inspiraient les Morisques.–Les seigneurs prennent leur défense. - De l'extrême développement de la population more. - Préjugés de Cervantès à ce sujet.
Les Mores qui quittèrent Grenade pendant la guerre de 4569 à 1571, ainsi que ceux qui fuyaient devant l'épée victorieuse de don Juan d'Autriche, se réfugièrent dans l'Aragon, à Valence et dans la Catalogne.
Quant aux Mores du faubourg de Teruel, en Aragon,
ils demandèrent le baptême. Les seigneurs de cette contrée, craignant de perdre leurs meilleurs vassaux, obtinrent de Fernando de ne point innover en ce qui concernait les Morisques. Un fuero donné dans les cortès célébrées à Monzon1, en 1510, calma sur ce point la crainte des seigneurs de cette contrée.
Les Germanias de Valence, ainsi que les comunidades de Castille, ne furent à proprement parler qu'une vraie lutte entre la noblesse et le peuple. Les populations morisques eurent à souffrir d'horribles cruautés et de nombreuses dévastations de la part du peuple sans d'autre motif à ses yeux que d'être les vassaux de ses ennemis.
Forcés d'opter entre la hache du bourreau et l'eau du baptême, les Morisques n'hésitèrent pas à prendre ce dernier parti, qui était le moins violent 2. Toutefois leurs souffrances ne cessèrent pas ainsi qu'ils l'avaient espéré.
Informés que les comuneros de Valence imposaient le baptême aux Mores et que le pape Clément VII, par une bulle adressée à Alonso Manrique, archevêque de Séville, inquisiteur général de l'Espagne dans l'année 1554, avait conseillé d'exiger des Mores le baptême, sous peine d'ex-
1 Village d'un peu plus de quatre cents habitants, situé dans la province de Huesca.
2 Dans un des villages du marquisat de Dénia, six cents Mores qui se détendaient avec intrépidité dans le chateau fort se virent contraints, à bout de forces et privés de vivres, à capituler. On leur garantit la vie sauve et la conservation de leurs bagages. Sur la promesse qui leur avait été faite, ils descendirent dans la plaine et reçurent le baptême. La cérémonie terminée, un des chrétiens s'écria que «jamais ils ne seraient mieux préparés pour l'éternité, et qu'en les tuant c'était envoyer des âmes au ciel et des écus dans leur?
bourses. » Cette horrible plaisanterie ayant été approuvée, les soldats se précipitèrent sur les Mores et les égorgèrent jusqu'au dernier (Voir Escolano, Decadas de la historia de la insigne ciudad y regno de Valencia, 1610, t. II, colonne 1581.)
clusion, Charles-Quint se décida à suivre ce dernier parti.
Le nombre des Mores baptisés par les germanos de Valence, s'élevait à seize mille. Ces Mores étaient-ils chrétiens? Évidemment non. Pouvaient-ils être soumis à l'inquisition? Pas davantage; à moins qu'ils ne demandassent à faire partie de l'Église chrétienne. Mais de pareils scrupules ne tourmentaient pas Charles-Quint : ce monarque, dans le préambule de la cédule expédiée à Madrid le 4 avril 1525, et lue à Valence le 14 mai suivant, s'exprimait ainsi : (f J'ai assemblé des gens instruits dans les lois et craignant Dieu, tels que ceux des conseils de Castille, Léon, Séville, Cordoue, Grenade, Aragon, Valence, Catalogne, Naples, Sicile, du conseil de notre empire et de celui de la sainte Inquisition, avec quelques évêques, auxquels tous j'ai donné la charge d'examiner et de déclarer sur leur conscience si les Mores, baptisés avec la violence qui est connue, étaient véritablement chrétiens, afin que moi, comme prince christianissime, et suivant le vif désir que j'ai de contribuer à l'exaltation de notre sainteloi, je puisse ordonner en ce cas ce que la justice demande; et quoi- qu'il nous eut suffi, si nous l'avions désiré, de faire usage de notre pouvoir absolu, nous avons préféré suivre cette voie de l'examen par le moyen de personnes de sainte vie, de science et de conscience, afin que notre conscience à nous soit plus tranquille, et Dieu servi plus sûrement selon ses vues. »
Jules de Médicis, cardinal-archevêque de Florence, nouvellement élu pape sous le nom de Clément VII, commença par refuser son approbation aux projets de Charles; mais il céda sur les instances de l'ambassadeur espagnol et par une bulle signée le 12 mai 1524, releva l'empereur de ses
serments à l'égard des Moresi. Malgré le fuero accordé à Monzon, le souverain pontife engageait Charles à hâter la conversion des Mores de Valence, en leur montrant en perspective l'esclavage qui attendait les récalcitrants. Disonscependant que, par un bref particulier, Clément conseillait au souverain d'user de quelque modération. Et quelle modération ! Celle de confier la conversion des Mores aux inquisiteurs, et de permettre à ceux qui persévéreraient, de quitter l'Espagne. Déjà un grand nombre de familles mores s'étaient expatriées et les seigneurs de Valence se plaignaient à l'Ellipereur du grand dommage" que ces départs causaient à l'agriculture. Mais le projet de Charles était très-arrêté : il se contenta, pour le moment, de le dissimuler2
Au mois de février de l'année suivante (1525), l'Empereur confia à une junte composée de théologiens et d'hom-
1 Voici le texte de cette bulle : « Majestatem tuam in Domino adhortandam duxiinus, ut dilectis « filiîs Inquîsitoribus liaereticœ pravitatis, in tuis Regnis ac Princi« patu Cathalonias députa lis, seu deputandis, et in tuis regnis, et in « principatu ab eis subdeputandis, per tuas literas comittere velis, « ut verbum Dei dictis Mauris, Regna et Principatus hujusmodi in« colentibus prsedicare, ac -via veritatis et salutis 'eisdem fidelibus « aperire procurent. Quod si in suâ illi perfidià, et cordis duritiâ « permanseriut, etse ad Christi fidem infra terminum per dictos In« quisitores prsefigendum accedere nolucrint, eosdem Maures sub « pœnâ servitutis, et captilritatis perpetuse, ut a dictis Regnis et « Principatu recedat, moneant : quod si facere neglexerint, elapso « termino praefixo, servi tui sint, et esse intelligaQlur. » (Voir le livre intitulé Justa expulsion de los Moriscos de Espana, del maestro fray Datniano Fonseca. Roma, 1612.
2 Quelques historiens ont prétendu que ce souverain avait été poussé à exiger la conversion des Mores par une conversation avec François Ier, qui se trouvait alors prisonnier à Madrid. M. de Circourt réfute parfaitement l'invraisemblance de ces propos qui sont contredits par la date même du bref accordé par le pape à CharlesQuint. Voir l'Histoire des Mores mudejares et des Morisgues, t. IL p. 189 et 190.
mes d'État le soin- de décider sur la validité du baptême imposé aux Mores par la violence. Après de longues délibérations, il fut déclaré que ce baptême était valable. Aussi par décret du. 4 avril, l'Empereur envoya trois commissaires ecclésiastiques chargés de donner la confirmation aux chrétiens nouveaux de Valence et de baptiser leurs enfants. Par cette même cédule, il prononçait la confiscation définitive des mosquées dans lesquelles on avait célébré la messe. Ces trois commissaires arrivèrent le 10 mai à Valence. Cette mission ne devait pas présenter de sérieuses difficultés parce que le nombre des chrétiens nouveaux n'était que peu considérable. Dans chaque village qu'ils parcoururent, les commissaires donnèrent l'absolution aux apostats, la confirmation aux baptisés et catéchisèrent les nouveaux convertis. Quatre mois et demi suffirent pour cette opération qui n'était que la première partie des mesures que Charles Quint avait résolu de faire exécuter contre les Morisques.
Charles-Quint jugea le moment venu de faire exécuter la bulle du pape. Le 13 septembre de la même année (1525) il publia un ordre dont voici le texte :
OliDRE ROYAL POUR LA CONVERSION DES MORES DU ROYAUME DE VALENCE.
Alami, jurés et Aljaina des Mores de.
« Sachez que nous, mus par la grâce et l'inspiration du Dieu tout-puissant, nous avons déterminé que, dans tous nos royaumes et dans tous les lieux de notre domination, sa religion sainte serait observée à la gloire et louange de son saint nom Ainsi, désirant procurer le salut de vos âmes et vous tirer de l'erreur et du mensonge dans lequel vous vivez, nous vous prions, exhortons et ordonnons de
vous faire tous chrétiens et de recevoir l'eau du baptême.
Si vous le faites, nous commanderons que l'on vous accorde toutes les libertés et franchises auxquelles vous aurez droit comme chrétiens, suivant les lois du royaume.
Si vous ne le faites pas, nous serons forcé de recourir à d'autres moyens. Puisqu'il ne peut y avoir de changement dans nos intentions, ne laissez donc pas de reconnaître le bien et la grâce que l'on vous fait, et conformez-vous à la volonté de Dieu.
« Donné à Valladolid, le treizième jour de septembre de l'année de Notre-Seigneur quinze cent vingt-cinq. Moi le Roi. » Fray Antonio de Guevara, historiographe et prédicaleur de Sa Majesté, rassembla, le & du mois suivant, les Mores de Valence dans une église et leur fit un sermon qui se terminait par des menaces. Dix jours étaient accordés à ces malheureux pour recevoir de bon gré le baptême, après quoi la violence aurait son tour. Il va sans dire qu'il était interdit pendant ce temps aux Mores de quitter leurs domiciles ; et comme ces derniers s'empressaient de vendre leurs biens à tout prix, il leur fut interdit de le faire désormais. Tout More qui quitterait son village pourrait être arrêté dans le village où on le trouverait.
Enfin, le 16 novembre, fut promulgué l'édit royal qui abolissait d'une façon définitive l'exercice du culte mahométan. On leur interdisait le commerce de l'or, de l'argent, des pierres précieuses, des soies, des bestiaux, des troupeaux et de toutes les marchandises. Les Morisques étaient obligés de porter une marque sur leur chapeau (une demi-lune bleue de la grosseur d'une orange). Forcés d'assister aux offices et aux sermons de leurs paroisses, ils devaient se découvrir et s'agenouiller quand passerait le saint sacrement ou que sonnerait la cloche de l'église.
Ils étaient forcés de respecter la solennité du dimanche.
Toute prière publique était interdite aux Mores, et l'on fermait leurs mosquées. Tout Espagnol devait, sous peine de censure, dénoncer au saint office les transgresseurs de ces prescriptions. Enfin, pour en terminer complètement, on indiqua le jour où les musulmans devaient être baptisés ou quitter le:royaume.
Ce fut le docteur Ferra qui, le 25 novembre, lut en pleine cathédrale le fameux bref du pape que Charles tenait en réserve depuis plusieurs mois. Ce bref, on s'en souvient, portait excommunication majeure contre tout sujet espagnol qui n'exécuterait pas les ordres du roi. Le jour fixé pour leur expulsion était le 10 décembre. Ce jour-là, l'alguazil de l'Inquisition, sur l'ordre des commissaires ecclésiastiques, et au nom de l'empereur et du pape, enjoignit aux Mores de quitter leurs domiciles. On avait tracé leur itinéraire. Ils devaient, le 31 du même mois, se réunir à Siete-Aguas, dernier village du royaume de Valence, et se diriger de là, par Requena, Madrid et Yalladolid, sur les ports de Laredo, de Santander et la Corogne. Passé le 51 janvier 1526, pour tout délai, les Morisques restés en Espagne devaient être considérés comme esclaves.
Après la publication du ban d'expulsion, les inquisiteurs de Valence, prévoyant qu'il s'élèverait des difficultés matérielles à surmonter, frappèrent d'une amende de mille florins quiconque refuserait de leur prêter main forte. En même temps les commissaires ecclésiastiques enjoignaient à tout seigneur de renvoyer ses cultivateurs mores, sous peine d'une amende de mille ducats.
Le bailli général, sous la dépendance duquel se trouvaient tous les Mores, enjoignit à ces derniers de venir chez lui, après le parfait payement de leurs dettes, pour
recevoir de lui des lettres de quittance avec des passeports.
Les Morisques demandèrent à la vice-reine, Germaine de Foix, l'autorisation d'envoyer une ambassade à l'empereur, ce qui leur fut accordé. Douze Morisques, nommés par les aljamas de Valence, partirent munis d'un saufconduit et se rendirent auprès de l'empereur, qui refusa d'abord de les recevoir. Ayant consenti à les entendre sans vouloir accepter la demande qu'ils faisaient d'obtenir un répit de cinq années, sous la promesse de cinquante mille ducats, Charles-Quint les renvoya devant Alonso Manrique, l'inquisiteur général. Les délégués morisques remirent à ce dernier un mémoire détaillé qui fut examiné par l'inquisiteur avec plus de bienveillance qu'on était en droit de l'attendre de sa part. Ce dernier leur promit qu'on les traiterait désormais comme les chrétiens nouveaux de Grenade, qui ne pouvaient être poursuivis qu'en cas d'apostasie formelle et bien constatée. On devait distribuer une partie des biens des mosquées aux alfaquis, et l'usage de la langue arabe et des coutumes moresques était toléré pendant dix années. Les délégués des Mores retournèrent à Valence avec ces conditions plus humaines que le décret rendu par l'empereur. Un grand nombre de Morisques consentirent à recevoir le baptême, et quand vint le jour fixé, les commissaires ecclésiastiques jetèrent avec l'hysope l'eau du baptême sur les fronts de ces Morisques agenouillés devant eux. Un certain nombre d'entre eux se couchèrent au même moment, afin que pas une seule goutte de ce baptême expéditif ne touchât leurs fronts.
Une loi promulguée par Philippe II, le 20 juillet 1572, excita de nombreuses réclamations. Elle exemptait de l'esclavage les garçons, âgés de moins de onze ans et les
filles de moins de dix, faits prisonniers pendant l'insurrection, à la condition qu'ils resteraient, jusqu'à l'âge de vingt ans, chez des personnes d'une piété éprouvée. Il va sans dire que cette loi fut éludée par tous ceux qui avaient en leur pouvoir ces jeunes enfants incapables de faire aucune réclamation. Les Morisques fugitifs étaient également poursuivis et condamnés à recevoir cent coups de fouet et à passer quatre années aux galères.
Cependant, malgré ces sévères prescriptions, un grand nombre d'entre eux s'enfuirent dans les Alpujarras, à cause de l'extrême facilité qu'ils trouvaient là de s'embarquer sur de petites barques dont les côtes de Valence se trouvaient toujours garnies. Don Juan de Ribera, archevêque de Valence, recommandait, en 1569, aux prêtres de son diocèse de redoubler de zèle pour convertir les Morisques. Mais ceux-ci, comptant sur la facilité avec laquelle ils se sauvaient en pleine mer, grâce aux barques turques et barbaresques, refusaient opiniâtréruent de se laisser instruire dans la foi chrétienne. Aussi le marquis d'Aytona, vice-roi de Valence, lança un décret qui obligeait les Morisques à quitter le royaume dans le délai de dix jours, menaçant de mort les contrevenants (50 juillet 1586).
En Aragon et dans le royaume de Valence, des tentatives de révolte furent faites. Une conspiration fut découverte à Saragosse ; elle avait pour chef un habitant de Ségorbe, qui prenait le titre de roi et se nommait Jaime Izquierdo. Celui-ci avait choisi pour lieutenant Francisco Rascon, aragonais. Un renégat, nommé Faraute, était venu d'Afrique pour diriger le complot. Les coupables furent exécutés sans qu'on parvînt à découvrir les ramifications du complot. « A mesure qu'en Espagne, dit un écrivain du temps, on faisait justice de quelques-uns de
ces démons pour crime contre la foi, les Morisques en donnaient avis à ceux de Barbarie, afin qu'ils fissent subir le même sort aux chrétiens captifs. » (Mémorable expulsion de Màrcos de Guadalajara.) Philippe II rendit une ordonnance, datée du 22 avril 1.582, qui défendait aux Morisques, sous peine des galères perpétuelles et d'une amende de cinquante ducats, de s'approcher de la côte même pour y cultiver les terres, à moins d'une permission par écrit qui n'était valable que pour un jour, du lever au coucher du soleil. Une autre ordonnance, rendue quelques années après, édictait des peines plus sévères : tout Goupable, âgé de plus de dix-huit ans, pouvait être condamné à mort. Il était enjoint aux seigneurs et aux officiers du roi de s'opposer à l'émigration, sous peine d'une amende de trois mille florins d'or.
En 1564, une junte ecclésiastique avait été créée à Madrid pour convertir les Morisques. Les rapports qu'elle adressait déclaraient que ceux-ci ne recevaient aucune instruction religieuse. Le clergé de Valence répondit à ces plaintes qu'il n'avait pas assez de prêtres pour exercer les fonctions de prédicateurs. Aussi, malgré le privilège dont jouissait ce clergé de se recruter uniquement dans son diocèse, une bulle du pape (27 février 1597) ordonna de mettre des prêtres étrangers au royaume de Valence dans les paroisses où se trouvaient des Mores.
De là un grand tiraillement chez le clergé de cette contrée. Au reste, la rigueur n'était pas moindre contre les Morisques. Le P. Vargas, prêchant à Ricla, le 14 avril 1578, le jour même où naissait Philippe III, s'écriait, comme doué d'une seconde vue prophétique : « Puisque vous ne voulez pas venir au Christ, sachez qu'aujourd'hui est né le prince qui doit vous chasser de l'Espagne. »
On sait que le code des Siete Partidas défendait aux
évêques de prêcher aux Mores la doctrine catholique et s'exprimait ainsi dans son langage intolérant : « Ainsi que le dit l'Évangile, il ne faut pas mettre les pierres précieuses devant les pourceaux, ce qui veut dire qu'on ne doit pas enseigner les nobles secrets de notre foi aux hérétiques. » L'archevêque Juan de Ribera renouvelait ces prescriptions tombées en désuétude et disait aux prêtres qui étaient sous sa direction : « Ne visitez pas les femmes morisques, parce que leurs maris sont jaloux. Ne parlez pas contre Mahomet, parce que vous ne parviendriez qu'à les irriter et à les éloigner de vous. Enfin ne leur expliquez pas les dogmes de notre foi, parce qu'ils sont ignorants et ne peuvent les comprendre, et qu'on ne doit point entrer en discussion avec eux. »
Il défendait aussi aux prêtres de donner l'absolution aux Morisques, à moins qu'ils ne se confessassent du crime d'infidélité. Il était interdit de leur donner la communion, même sous forme de viatique. Jamais on n'exposait pour eux le saint sacrement. Un docteur alla jusqu'à prétendre que l'usage des sacrements devait être absolument interdit aux Morisques, et cependant, s'ils ne les recevaient pas, ils pouvaient être condamnés comme coupables d'apostasie.
Le jour même où se célébrait à Valence le mariage de Philippe III avec Marguerite d'Autriche, fille de l'archiduc Charles et de Marie de Bavière, ceîoi publiait un édit de grâce qui accordait le pardon aux Morisques qui adopteraient la foi catholique. Une réunion de théologiens délibéra sur les questions suivantes : 1° Si les Morisques étaient notoirement hérétiques apostats; 2° S'il était convenable de baptiser leurs enfants, sachant que les pères étaient infidèles;
3U Si, en présence de leur obstination dans leur fausse et abominable secte, il ne serait pas préférable de ne pas les obliger à entendre la messe ni à recevoir les sacrements, afin d'éviter des sacrilèges; 4° S'il conviendrait d'expulser des villages leurs maîtres ou alfaquis 5° Enfin, si on pourrait leur permettre d'exposer leurs doutes à l'égard du catholicisme.
Après bien des discussions, les théologiens ne purent se mettre d'accord que sur un seul point, celui de faire part à la reine des avis différents qui s'étaient produits et de lui demander un nouvel édit de* grâce qui donnerait aux Morisques le temps de se convertir.
Par une juste représaille, la terreur qu'inspiraient les Mores, dans les commencements du dix-septième siècle, aux populations du littoral ne connaissait pas de bornes.
C'était en vain que, dès 1571, avait eu lieu la célèbre bataille de Lèpante, gagnée contre les Turcs, le nombre des mahométans était resté le même. Les traités de Vervins et de Londres, faits avec l'Angleterre et la France, avaient permis à l'Espagne de diriger ses flottes dans la Méditerranée. Les expéditions commandées par les marquis de Santa Cruz et de Villafranca, en t 605 et 1605, celle de Luis Fajardo, en 1609, qui avait été jusqu'à la Goulette détruire une flotte ancrée au rivage : toutes ces expéditions, bien qu'elles eussent été heureuses, n'avaient amené aucun résultat important. L'heure approchait où la nation espagnole voulait en finir avec les Mores. Le patriarche d'Antioche, dans un mémoire adressé au roi, en 1602, réclamait comme une impérieuse nécessité l'expulsion de la race convertie. Nous verrons bientôt
1
1 Nom donné aux principaux docteurs de la loi de Mahomet.
l'archevêque de Valence, Juan de Bibera, présenter également deux mémoires à ce sujet et reprocher aux Morisques le zèle avec lequel ils se consacraient à l'industrie, au commerce et à la culture des terres.
Pendant qu'un parti était si acharné contre les Morisques, un autre, composé de seigneurs propriétaires de fiefs, défendait ces malheureux avec une extrême ardeur. On comprend aisément l'intérêt que trouvaient les seigneurs à avoir dans leurs domaines des cultivateurs aussi laborieux qu'intelligents. A ce parti se joignaient les curés, qui tiraient un grand parti de leurs paroissiens, et enfin des protecteurs achetés à prix d'argent : le comte d'Orgaz à Madrid, et à Rome monseigneur Quesada, référendaire du pape, qui touchaient chacun une pension de deux mille ducats1. Quelques prêtres, ne partageant pas les vu es intolérantes de leurs confrères, demandaient qu'on fit aux Morisques des prédications en arabe, disant que toutes leurs erreurs ne provenaient que de l'ignorance.
Les Morisques de Castille, vêtus à l'espagnole, se consacraient aux travaux des champs. Ceux de Valence, au contraire, se livraient plus volontiers aux métiers lucratifs du commerce et de l'industrie, tels que tailleur, tisserand, cordonnier, maquignon. On trouvait chez eux d'habiles médecins. Doués d'une extrême sobriété et fort actifs, ils l'emportaient aisément sur les indigènes, qui ne pouvaient lutter avec eux. Écrasés d'impôts, soumis à des extorsions inouïes, ils n'en étaient pas moins heureux et gais. Ils vivaient fort longtemps; les centenaires parmi eux n'étaient pas rares. Ils se mariaient excessivement
1 Bleda, Cronicade los Moros, cité par de Circourt, L. lIT, p. 160.
Ce Jaime Bleda était un frénétique dominicain qui ne se croyait nullement obligé à garder le secret de la confession faite par les Morisques. Voir son livre, p. 884.
jeunes et regardaient comme un déshonneur de rester sans femmes. Aussi la population morisque du royaume de Valence, qui, après les guerres de 1526, était à peu près nulle, s'élevait déjà, cinquante ans plus tard, à dixneuf mille huit cent une familles. Le recensement de 1599 portait le chiffre à ving-huit mille soixante et onze ; celui de 1602 donnait deux mille familles de plus. La même augmentation avait eu lieu en Castille. Dans les cortès célébrées à Madrid de 1592 à 1598, on adressa une pétition au roi pour arrêter le recensement, qui aurait révélé aux Morisques le nombre des leurs. La mort de Philippe II (25 septembre 1598) l'empêcha de réaliser les projets qu'il avait conçus pour mettre un terme à l'accroissement des Morisques.
Voici en quels termes un historien de l'Espagne contemporaine explique l'énorme développement de la population morisque : « Les Morisques, addnnés à la pratique de l'agriculture, du commerce, des arts mécaniques et des arts utiles, dont ils étaient parvenus à se rendre presque les maîtres, économes, sobres et frugals, si l'on veut, jusqu'au point de dégénérer en avarice et en misère, sans luxe dans les maisons ni dans les vêtements, malgré les énormes impôts dont ils étaient accablés, étaient parvenus à accaparer l'argent et à acquérir un bien-être qui dépassait de beaucoup celui des Espagnols ou des chrétiens de vieille race, moins laborieux et plus prodigues qu'eux. N'admettant point chez eux le célibat, n'entrant pas dans des couvents, en se mariant tous assez jeunes, leurs hommes n'étant point décimés par la guerre, à laquelle on ne les appelait point, n'émigrant point dans le nouveau monde et vivant aussi sobrement, comme nous l'avons dit, même au milieu de la proscription et des exils les Morisques
avaient été se multipliant d'une manière prodigieuse. Voilà une des choses qui, indépendamment du principe religieux, influaient le plus sur la haine avec laquelle ils étaient regardés par la population chrétiennel. m Veut-on savoir jusqu'à quel point un des plus grands esprits dont s'honore l'Espagne partageait les préjugés populaires à l'égard des Morisques? On n'a qu'à lire ce que dit Cervantès dans son Dialogue des deux chienss.
1 Hisloria général - de Espaiia, par Modesto Lafuente.
- « Par miracle, dit-il, il s'en trouvera un parmi tant de gens, qui croira tout simplement à la loi sacrée du christianisme. Tout leur but est d'entasser et de garder l'argent entassé, et, pour y parvenir, ils travaillent et ne mangent pas. Quand un réal tombe en leur pouvoir, comme il n'est pas sans tache, ils le condamnent à une prison perpétuelle et à une obscurité éternelle, de manière que, gagnant toujours et ne dépensant jamais, ils attirent et amoncellent la plus grande quantité de l'argent qui se trouve en Espagne. Ils sont sa tirelire, sa teigne, ses démangeaisons, ses belettes; ils entassent lout, ils cachent tout, ils avalent tout. Que l'on considère qu'ils sont nombreux, et que chaque jour ils gagnent et cachent un peu ou beaucoup, et qu'une fièvre lente donne la mort aussi sûrement qu'une fièvre pourprée. Et comme ils vont croissant, les cachettes vont augmentant, et elles croissent et doivent croître à l'infini, ainsi que l'expérience le montre. Parmi eux il n'y a point de chasteté ; ni les hommes ni les femmes n'entrent en religion. Tous se marient, tous multiplient, parce que la vie sobre développe les causes de la génération : la guerre ne les dévore pas, ni aucun exercice qui les fasse travailler à l'excès. Ils nous volent sans bouger de place, et avec les fruits de nos héritages, qu'ils nous revendent, ils deviennent riches. Ils n'ont point de domestique, parce que tous sont leurs propres domestiques. Ils ne dépensent rien pour les études de leurs enfants, parce que leur science n'est autre que de nous voler.
Des douze enfants de Jacob, qui, d'après ce que j'ai entendu dire, entrèrent en Égypte, quand Moïse les fit sortir de leur captivité, naquirent six cent mille hommes, sans enfants ni femmes. De là on peut conclure quelle est la prodigieuse multiplication de ces dernières, qui, sans comparaison, sont en plus grand nombre. »
IV
Les Morisques sous Philippe Ill. - Mémoires adressés au roi par l'archevêque Juan de Ribera. - LetLre de Philippe à l'archevêque. Ordonnance rendue contre les Morisques de Valence (22 septembre 1609.) Lettre écrite par Philippe III aux jurés, députés et état militaire de la ville de Valence. Révolte des Morisques. Leur renvoi du royaume de Valence.
Le 22 juin de l'année 1599, Je grand inquisiteur fit annoncer aux Morisques de tout le royaume que le pape leur avait accordé un édit de grâce dont la durée, d'abord fixée à un an, fut étendue à dix-huit mois. L'archevêque de Valence, Juan de Ribera, et les évêques soumis à sa juridiction nommèrent onze missionnaires étrangers à l'hiquisiuon, avec l'ordre de publier l'édit dans deux diocèses et d'y prêcher le grand jubilé du commenr cernent du siècle. « Faites-leur bien savoir, à eux et à leurs seigneurs, disait l'archevêque à ses missionnaires, que ceci est une dernière démarche. S'ils n'y répondent pas, le roi avisera aux moyens de vaincre leur obstination. « Les prédications n'amenèrent aucun résultat; les Morisques qui passaient pour être alfaquis furent jetés en prison et exhortés inutilement. Comme dernier effort, l'archevêque consacra soixante mille livres de la mense épiscopale à augmenter les ressources du collège des Morisques, et quarante mille autres à la fondation d'un établissement d'éducation pour les femmes ; mais
presqu'au même moment, dans son impatience, il se décidait à réclamer l'expulsion des Morisques.
Dans le courant de l'année 1602 Juan de Ribera adressa au roi Philippe III un premier mémoire sur la nécessité de renvoyer les Mores. Le trop zélé archevêque établissait que tous les Morisques étaient renégats; que les évêques, en permettant de baptiser les enfants morisques, avaient la certitude de penser que ceux-ci deviendraient apostats comme leurs pères ; que chaque jour les sacrements étaient profanés et les cristianos viejos troublés dans l'exercice de leur culte ; qu'il disparaissait une grande quantité de chrétiens qui étaient enlevés par les Mores et transportés dansla Barbarie, où on leur faisait subir lesplus odieux outrages. L'archevêque terminait en disant que de même que la défaite de l'Invencible Armada avait été pour Philippe II un avertissement de frapper sur les Morisques, de même l'échec éprouvé par Philippe 111 cette année même devant Alger était un signe manifeste de la vengeance de Dieu. « La gloire d'expulser les Morisques vous est réservée, disait-il à ce monarque. Vos prédécesseurs auraient pu l'avoir, ils ne l'ont pas voulu, ils vous l'ont laissée.
L'archange saint Michel apparut autrefois au pieux confesseur frère Francisco Jimenès, lorsqu'il écrivit son Traité de la nature angélique, le chargea de reprocher aux rois d'Espagne la tolérance qu'ils accordaient aux Mores pour un vil profit, et de leur annoncer qu'ils verraient leur royaume troublé par des révoltes jusqu'à ce qu'ils eussent accompli la prophétie du sixième sceau de l'Apocalypse, en chassant ces infidèles. Prenez pour vous le reproche du confesseur et remplissez les ordres de l'archange1. »
* Escolano, Decadas, t. II, liv. X, cli. UUI. Voir de Circourt, t. III, p. 168 et 169.
Celte péroraison ne se trouve pas dans le mémoire de Juan de Ribera, cité par son biographe. Voici quels sont, d'après lui, les dernières paroles prononcées par l'archevêque de Valence en demandant instamment au roi l'expulsion des Mores : (\ Je veux finir en rappelant à Votre Majesté le conseil donné par le Saint-Esprit dans les divines lettres : Ne te fie jamais, dit-il, à ton ennemi, car de même que la rouille ronge le fer et le détruit secrètement, de même la malice de l'ennemi ne cesse de faire mal ; et, bien que tu le voies pauvre et qu'il feigne d'être humble, ne cesse pas pour cela de prendre garde avant qu'il soit sur toi, et de te défier de lui. Ne le tiens pas près de toi, ne le IIlets pas dans une bonne place, parce que certainement il t'enlèvera la tienne, et il s'asseoira sur ta chaise, et alors lu comprendras que je te conseillais bien, et tu t'affligeras sans remède de n'avoir point suivi mon conseil1 »
Pressé par les sollicitations de Juan de Ribera, archevêque de Valence, de hâter la conversion des Morisques de cette contrée, le roi Philippe 111 lui adressa la lettre suivante :
« 4 août 1609.
(1 LE ROI, « Mon très-révérend père dans le Christ, patriarche archevêque de Valence, de mon conseil. Vous vous souviendrez que, dans différentes lettres de vous, mû par votre piété et votre zèle religieux, vous m'avez représenté qu'il convenait beaucoup de porter remède à l'hérésie et à l'apostasie des Morisques de ce royaume, contre lesquels
1 Vida del illustrissimo y excellentissimo senor don Juan de Ribera, patriarca de Antiochia, y arçobispo de Valencia, por el padre Francisco Escrivà, de la Compailia de Jésus. En Valencia, en casa de Pedro PaLricio Ney, junto à Sant Martin, 1612.
Nôtre-Seigneur est si offensé, quevous avez souvent pensé que cela a pu être le motif des mauvaises réussites des journées d'Angleterre et d'Alger ; vous n'en avez point .trouvé d'autres que de souffrir et de dissimuler des offenses si publiques et si graves que celles que cette nation avait commises et commettait chaque jour, en vivant dans leur secte et en exerçant les rites et les cérémonies, et vous m'avez exhorté d'y porter remède. Vous supposiez que je pourrais faire ordonner pour leurs personnes et leurs propriétés tout ce que je voudrais ; car la gravité, la notoriété et la continuation de leurs délits les tient convaincus du crime de lèse majesté, divine et humaine. J'ai lu ces différentes lettres avec beaucoup d'attention, et c'est ainsi que cette matière a été traitée par des personnages graves, très-zélés pour le service de Dieu et le mien, et la conservation et la sécurité de ces royaumes; et désirant encore réduire ce peuple par des moyens doux et conciliants (bien qu'il parût à vous et à d'autres que leur diabolique obstination les privât complètement de ce bien), j'ordonnai de faire la réunion que vous avez vue. Mais j'ai su depuis, par des voies différentes et très-certaines, que les Morisques de ce royaume et ceux de Castille ont envoyé des personnes au Turc et dans le Maroc, au roi Muley-Cidan, et à d'autres princes nos ennemis, en leur demandant d'accourir à leur aide et secours l'année suivante; ils les ont assurés qu'ils trouveront cent cinquante mille personnes, tant Mores que d'habitants de la Barbarie, prêts à leur porter secours avec leurs personnes et leurs biens, et ont ajouté, pour les décideriï cette entreprise, que ces royaumes sont dégarnis de soldats, d'armes et de munitions ; et tous ont offert de leur venir en aide.
« Et, considérant le peu de confiance que l'on a, et en
particulier celle que vous avez montrée de la conversion de cette race, et que lors même on pourrait bien attendre l'effet de nouvelles tentatives, ce fruit serait si long à recueillir, que, pendant ce temps, le Turc se débarrasserait de la guerre de Perse et de ses rebelles; que déjà, d'après les derniers avis, il était déjà d'accord avec eux tous, et que Muley-Cidan, qui règne maintenant en Barbarie, et s'est montré ennemi irréconciliable des chrétiens, consoliderait son royaume et. entameroit d'autres négociations avec les autres princes nos ennemis, et que, nous chargeant tous en même temps, ils nous mettraient dans un danger que l'on doit considérer. Par toutes ces causes, et principalement parce que je désire servir Notre-Seigneur et lui plaire, et en même temps mettre fin à des offenses aussi graves que celles que commet ce peuple contre lui, et aussi parce que j'aime et je désire surtout procurer le bien et la sécurité des fidèles sujets de ce royaume, après avoir recommandé à Dieu et fait recommander beaucoup cette affaire, me confiant dans sa divine faveur, j'ai résolu de chasser cette mauvaise race de ce royaume. Et vous recevrez des détails plus particuliers sur tout cela par notre maître de camp don Agustin Mejia, de mon conseil de guerre, qui vous donnera cette lettre et vous dira ce que pour ce but j'ai ordonné de faire.
« Vous voyez que cette résolution n'est pas moins salutaire que forcée, parce que si les autres affaires ont l'habitude de s'améliorer avec le temps, en semblable matière, plus grand est le retard, plus le mal empire.
Ainsi donc il ne faut pas perdre une seule heure à se créer des difficultés, ni proposer d'autres moyens, si ce n'est celui de les vaincre et mettre en cela le soin que l'on met à sauver la vie quand elle est en péril. Il ne sera
* pas non plus nécessaire d'exagérer l'importance de l'affaire, ni le service que vous rendrez à Notre-Seigneur en en facilitant la possibilité, ni de vous charger d'y prendre soin, parce que je sais que vous comprenez très-bien la première chose, et que, pour la seconde, vous y mettrez tout le zèle que vous avez toujours eu pour le service de Dieu et le mien, pour l'augmentation de notre sainte foi et le bien de ces royaumes; et je suis certain quç, relativement à la difficulté la plus sérieuse qui se présente pour l'expulsion de cette race, c'est-à-dire en ce qui concerne les seigneurs qui ont des vassaux morisques, votre autorité et votre persuasion doivent être d'un grand poids.
Et pour cela je vous recommande beaucoup d'user des trésors de science et de vertu que Dieu vous a donnés, puisque la chose est si claire et si manifeste, que l'on ne puisse mettre en doute ni en discussion que cela est non-seulement convenable, mais forcé, et que ce serait une grande témérité et tenter Dieu de perdre le tout pour la partie, comme sans doute cela arriverait si on retardait l'exécution de ce qui est résolu. Et quoi qu'il en soit ainsi, et qu'il doive en résulter une dépréciation de biens et des désagréments pour les maîtres des Morisques, cela peut être réparé, et par ce seul moyen. Et, une fois délivré de cette maudite engeance et du danger qu'offre sa conservation, on viendra en aide à la perte des intéressés, et, pour ma part, j'y tendrai par tous les moyens possibles. »
Voici le texte de l'ordonnance d'expulsion rendue par Philippe III contre les Morisques du royaume de Valence, publiée dans la capitale le 22 septembre 1609 1 : « Le Roi, et par Sa Majesté don Luis Carillo de Toledo,
1 Ordonnances et prohibitions de la cour civile de Valence de l'année 1G14, f° 54, décret 50.
marquis de Caracena, seigneur des villes de Pinto et Inès, et commandeur de Chiclana et Montison, vice-roi et lieutenant, et capitaine général dans cette ville et royaume de Valence, par le Roi notre maître. Aux grands, aux prélats, aux titulaires, aux barons, aux chevaliers, aux gens de justice, aux jurats des villes, villages et bourgs, baillis, gouverneurs et autres ministres en quelque façon de Sa Majesté, citoyens, vecinos particuliers de cedit royaume.
« Sa Majesté, dans une royale lettre du 4 août dernier de la présente année, signée de sa royale main et contresignée par Andrés de Prada, son secrétaire d'État, nous écrit ce qui suit : « Marquis de Caracena, mon cousin, mon lieutenant et capitaine général de mon royaume de Valence, sachez qu'après avoir, pendant le cours de longues années, essayé d'obtenir la conversion des Morisques de ce royaume et de ceux de Castille, et les édits de grâce que je leur ai accordés et les diligences qui ont été faites pour les instruire dans notre sainte foi, tout cela n'a produit que peu de résultats, puisqu'on n'a vu aucun d'eux se convertir, et que, loin delà, leur obstination a redoublé; et quoique le péril et des dommages irréparables qui pourraient arriver en les dissimulant, il m'a été réprésenté, il y a quelques jours, par de très-nombreux et de très-savants et saints hommes, en m'exhortant à un prompt remède, auquel en conscience j'étais obligé pour apaiser Notre-Seigneur, qui est si irrité contre cette nation, en m'assurant que je pouvais, sans aucun scrupule, les châtier dans leurs vies et leurs propriétés, parce que la continuation de leurs crimes les tenait pour convaincus d'hérésie, d'apostasie et d'être coupables de lèse-majesté divine et humaine. Bien que je pusse procéder contre eux avec la rigueur que leurs fautes méritaient, désirant tou-
tefois les réduire par des moyens de douceur et de bonté, j'ordonnai de faire dans cette ville l'assemblée que vous savez, à laquelle vous avez concouru, vous, le patriarche et les autres prélats et personnes savantes, afin de savoir si on pouvait être excusé de les chasser de ces royaumes; mais, comme on a su que ceux de ce pays et de la Castille persévéraient dans leur coupable intention, et que j'ai appris, par des avis certains et véridiques, qu'ils continuaient à rester dans leur- apostasie et trahison ; ils ont essayé et essayent, par le moyen de leurs ambassadeurs et par d'autres voies, de perdre et de jeter le trouble dans nos royaumes. Et désirant remplir l'obligation que j'ai d'assurer leur conservation et leur sécurité, et en particulier celle de ce royaume de Valence et des bons et fidèles sujets, dont le danger est très-évident, comme aussi de faire cesser l'hérésie et l'apostasie, et l'ayant fait recommander à Notre-Seigneur, et me confiant à sa divine faveur pour tout ce qui intéresse son honneur et sa gloire, j'ai résolu de chasser tous les Morisques de ce royaume et de les renvoyer en Barbarie. Et afin que la volonté de Sa Majesté s'accomplisse et reçoive une exécution réelle, nous avons ordonné de publier l'ordonnance suivante : « 1° Tous les Morisques de ce royaume, tant les hommes que les femmes, avec leurs enfants, dans le délai de trois jours après la publication de cette ordonnance dans les lieux où ils résident et où ils possèdent leur maison, devront partir et aller s'embarquer dans le port que le commissaire qui sera chargé de ce soin leur désignera. Ils devront suivre et exécuter ses ordres ; chacun d'eux n'aura le droit de prendre que les meubles qu'il pourra emporter avec lui, avant de s'embarquer dans les galères et les navires qui sont prêts à les passer en Barbarie, où on les débarquera sans qu'ils reçoivent mauvais
traitements ni ennuis contre leurs personnes ou ce qu'ils emporteraient, soit en actions, soit en paroles, en les avertissant qu'on leur fournira dans le navire tout ce qui sera nécessaire pour leur nourriture pendant la traversée, et qu'eux-mêmes devront porter pour eux tout ce qu'ils pourront. Et celui qui n'accomplira pas cela et manquera en un point au contenu de cette ordonnance encourra la peine de la vie, qui sera exécutée d'une façon irrémissible.
« 2° Quel que soit celui desdits Morisques qui, cette ordonnance publiée et après les trois jours accomplis, sera trouvé indocile hors de son propre séjour, dans des chemins ou des villages, jusqu'à ce que s'opère le premier départ, toute personne pourra, sans encourir aucune peine, le prendre et le dévaliser, en le remettant à la justice du lieu le plus voisin, et, s'il se défend, il pourra le tuer.
« 5° Que, sous la même peine, aucun Morisque, après la publication de cette ordonnance, comme il est dit, sorte de son village pour aller dans aucun autre, mais bien qu'ils restent paisibles jusqu'à ce que le commissaire qui doit les conduire à l'embarcation arrive près d'eux.
« 4° De même que qui que ce soit desdits Morisques, qui cacherait ou enterrerait une partie de sa fortune, afin de ne pouvoir l'emporter avec soi, ou y mettrait le feu, et ainsi qu'aux maisons, aux semis, aux jardins, aux bouquets d'arbres, reçoive ladite peine de mort des vecinos de l'endroit où cela arriverait; et nous ordonnons que cela soit exécuté avec d'autant plus de sévérité que Sa Majesté a jugé à propos de faire don de ces propriétés, biens et meubles, qu'ils ne pourraient emporter avec eux, aux seigneurs dont ceux-ci seraient les vassaux.
« 5° Et, afin d'assurer la conservation des maisons, fabriques de sucre, récoltes de riz et des rigoles, qui pour-
raient servir de modèle aux populations nouvelles qui viendront, Sa Majesté a, sur notre demande, accordé que, dans chaque village de cent maisons, on gardera six Morisques, les enfants et la femme qu'ils auraient, pourvu que les enfants ne soient pas mariés ou ne l'aient point été ; mais que cela soit seulement pour ceux qui sont à marier et se trouvent sous la domination et la protection de leurs parents. En conformité de cette prescription, et selon que chaque village dépasserait ou non ce nombre, le choix des familles qui doivent, ainsi qu'il a été dit, rester dans lesdits lieux, sera fait par lesdits seigneurs, lesquels seront ensuite obligés de nous donner le compte des personnes qu'ils auront nommées ; et quant à ceux qui devront rester dans le pays de Sa Majesté, dans le nôtre, nous ferons remarquer que, dans les uns et les autres, ce doivent être les plus vieux; qu'ils ont seulement pour emploi de cultiver la terre, et qu'on devra les choisir parmi ceux qui ont donné le plus de marques de chris tianisme, et que l'on ait le plus d'assurance qu'ils se soumettront à notre sainte foi catholique.
« 6° Qu'aucun chrétien de vieille race, ni qu'aucun soldat, qu'il soit natif ou non de ce royaume, n'ose maltraiter par des paroles ou des voies de fait, ni atteindre dans ses biens aucun desdits Morisques, aucune de ses femmes, de ses enfants, ni personne d'eux.
« 7° Que, de même, ils ne les cachent pas dans leurs maisons, ils ne prêtent aide ou concours pour cela ou afin de fuir, le tout sous peine de six années de galères, et qui seront exécutées sans rémission, et d'autres peines que nous réservons à notre arbitre.
« 8° Et afin que les Morisques comprennent que l'intention de Sa Majesté est seulement de les renvoyer de ses royaumes, et qu'on ne leur fasse subir aucune vexation
dans le voyage, et qu'on les débarque sur les côtes de Barbarie, nous permettons que dix des Morisques qui se seront embarqués dans le premier voyage reviennent afin de donner connaissance de ces faits aux autres, et que, pour chaque traversée, on fasse la même chose. Il sera écrit aux capitaines généraux des galères et armées de navires pour qu'ils l'ordonnent ainsi, et qu'ils ne permettent pas qu'aucun marin ni soldat les traite mal, soit en parole ou par action.
« 9° Que les jeunes garçons ou jeunes filles, âgés de moins de quatre ans, qui voudraient rester, avec le consentement de leurs pères et leurs curateurs, s'ils ne sont point orphelins, ne seront point renvoyés.
« 10° De même, que les jeunes garçons ou jeunes filles, âgés de moins de six ans, qui seraient fils de chrétiens de vieille race, restent et leurs mères avec eux, lors même qu'elles seraient Morisques; mais, si le père est Monique et elle chrétienne de vieille souche, qu'il soit chassé et que les enfants de moins de six ans restent avec la mère.
a i to De même ceux qui, depuis un temps assez considérable, comme seraient deux années, vivraient avec des chrétiens, sans aller aux réunions des aljamas.
(f 12° De même ceux qui recevront le très-saint sacrement avec la permission de leurs prélats, ce qui doit s'entendre des recteurs des lieux où s'ont situées leurs habitations.
« 13° De même Sa Majesté accorde et a pour agréable que si quelques-uns desdits Morisques voulaient passer dans d'autres royaumes, ils puissent le faire sans entrer dans aucune des contrées de l'Espagne en quittant ce pays, dans le terme dudit délai qui leur est accordé.
Telle est la loyale et persévérante volonté de Sa Majesté,
et aussi que les peines portées par cette ordonnance soient exécutées comme elles seront exécutées sans rémission , et afin qu'elle vienne à la connaissance de tous, il est ordonné de la publier dans la forme accoutumée.
« Donné dans le palais royal de Valence, le vingtdeuxième jour du mois de septembre de l'année seize cent neuf. Le marquis DE CARACENA. Par ordre de Son Excellence. Manuel de Espinosa. » , En même temps le roi donnait aux autorités du royaume de Valence des instructions pour réaliser la pensée qu'il avait conçue relativement à la conversion des Morisques.
Lettre écrite auxjurats, députés et état militaire de la ville de Valence, par Philippe III, le 11 septembre 1609.
« Ayez pour bien entendu qu'après un si long cours d'années que l'on a essayé la conversion des chrétiens nouveaux de ce royaume, après les édits de grâce qu'on leur a accordés, les autres diligences faites pour les instruire dans notre sainte foi et le peu de résultat que cela a donné, puisqu'on n'a pas vu qu'ils se soient convertis, mais ils ont, au contraire, grandi de jour en jour dans leur obstination et le désir et la volonté qu'ils ont toujours eus de comploter contre ces royaumes; et bien que le péril et les dommages irréparables qui pouvaient arriver en dissimulant, de très-doctes et très-savants hommes m'ont représenté, il y a bien des années, en m'exhortant au prompt remède auquel j'étais en conscience obligé, en m'assurant que je pouvais les châtier dans leurs vies et leurs biens, parce que la notoriété et la continuation de leurs délits, et leur atrocité et leur gravité, les tenaient pour convaincus d'être hérétiques, apostats et traîtres à la Majesté sacrée divine et humaine, et que l'on pourrait
procéder contre eux avec la rigueur que leurs fautes méritaient. Toutefois, désirant les réduire par des moyens doux et pacifiques, j'ordonnai de faire à Valence la réunion que vous avez vue, dans le but de leur faire donner une nouvelle instruction et afin de diminuer notre responsabilité, et voir pi on pourrait s'empêcher de les renvoyer; mais, ayant su depuis, par différentes voies très-sûres, que les Morisques de ce royaume et ceux de Castille persévéraient dans leur dangereuse intention, puisque, au même moment où l'on s'occupait de les réduire, ils envoyaient des personnes à Constantinople pour traiter avec le Turc et le roi Muley-Cidan, en leur demandant d'envoyer l'année prochaine toutes leurs forces à leur aide et à leur secours, en les assurant qu'ils trouveraient cent cinquante mille hommes pour combattre, tant Mores que ceux de Barbarie, qui viendraient à leur secours avec leurs vies et leurs fortunes, et que l'entreprise serait très-facile, parce que ces royaumes sont très-dégarnis de monde, d'armes et peu familiarisés avec les services militaires. En outre, ils ont aussi des conférences et des intelligences avec les hérétiques et les autres princes qui détestent la grandeur de notre monarchie, et les uns et les autres leur ont offert de les aider de toutes leurs forces. On sait, de source certaine, que, pour envoyer son armée, le Turc s'est concerté avec les Persans et les rebelles qui troublent le pays.
Le roi Muley-Cidan va affermissant son royaume, et il a traité avec les hérétiques des terres maritimes du septentrion, pour qu'on leur préparât des navires afin de passer ici avec leur monde, et on le leur a accordé ; et si ceux-ci et les autres de nos ennemis fondent sur nous au même instant, nous nous trouverons dans un danger que l'on peut comprendre.
« Donc, en considérant tout ce qui a été dit et désirant
accomplir l'obligation où je suis de procurer la conservation et la sécurité de mes royaumes, et en particulier celle des bons et fidèles sujets, parce que le péril est très-évident, et afin de faire cesser l'hérésie et l'apostasie de cette mauvaise race dont Dieu, Notre-Seigneur, est si offensé; après lui avoir beaucoup recommandé et fait recommander cette affaire, me confiant dans sa divine faveur, pour tout ce qui importe à son honneur et à sa gloire, j'ai résolu de chasser de ce royaume tous les Morisques qui s'y trouvent, dans la forme que vous trouverez là. Et, bien que le zèle que vous avez pour le service de Dieu et le mien, et la sécurité et la conservation de ce royaume et de vos personnes, que j'estime tant, m'assurent que vous comprendrez la gravité de cette affaire, et combien est nécessaire et salutaire la résolution que j'ai prise, et que vous ferez vos efforts pour en faciliter l'exécution, toutefois j'ai voulu vous avertir des motifs qui m'ont décidé à prendre cette résolution. Aussi je vous recommande, et je le fais très-particulièrement, de donner l'exemple aux seigneurs des vassaux morisques de ce royaume, en faisant comprendre aux vôtres que, pouvant les châtier justement dans leurs vies et dans leurs fortunes, c'est une grande faveur que je leur fais de les laisser aller, en leur permettant d'emporter de leurs biens meubles tout ce qu'ils pourront porter avec eux pour aider à leur subsistance. Que puisque cela doit s'exécuter sans que, dans aucun cas ou pour aucune considération, on doive admettre un autre moyen, il serait fort utile que les autres voient ce que vous faites, afin d'agir de la même manière. Et parce que j'ai confié le soin de faire conduire ce peuple au port où il doit s'embarquer, au maître de camp, général don Agustin Mejia, de mon conseil de guerre, je vous recommande d'avoir avec lui de bonsrap-
ports et de l'aider dans tout ce qu'il vous avertira qu'il convient de faire. Que le reste de ce que vous ferez pour accomplir ce qui a été dit plus haut soit conforme au devoir des vrais chrétiens et fidèles vassaux. Vous me rendrez par là le plus agréable service que vous puissiez me rendre; et, de plus, vous entendrez. du marquis de Caracena la partie qui vous intéresse relativement aux fortunes de vos vassaux; soyez certain que je viendrai réparer, par tous les moyens qui seront en mon pouvoir, le dommage et le désagrément qui suivront le départ des Morisques. Et pour tout ce qui touche à l'accomplissement de ma volonté, je m'en réfère à ce que le vice-roi vous dira de ma part, en vous chargeant et vous recommandant de vous y soumettre et de l'exécuter.
«De San Lorenzo, le 11 septembre 1609. »
Poussés à bout par tant de violences et de persécutions, forcés de quitter l'Espagne, les Morisques, résolus à tenter la fortune dans un suprême effort, en appelèrent aux armes. Le 2.5 octobre 1609, les habitants de Finestrat, de Sella et de Relleu1 montèrent à la sierra au bruit du tambourin qui battaitla charge et en déployant comme drapeau l'étendard de l'Église. Là ils élurent comme roi Jerônimo Millini, naturel de Confides, et pour chef Turigi. Après avoir nommé un conseil et choisi des capitaines pour les commander, les révoltés envoyèrent des ambassadeurs dans la Barbarie et des émissaires chargés d'annoncer leur révolte à leurs frères d'Aragon, de Catalogne, de l'Andalousie et des Castilles. Comme leurs prédécesseurs, dans les Alpujarras en 1568, ces nouveaux révoltés se rendirent coupables des mêmes excès envers les chrétiens.
1 Petites villes situées dans la province d'Alicante.
En apprenant ces nouvelles, le maître de camp, Agustin Mejia, arma les paysans, réunit son infanterie et sortit de Valence le 29 octobre. Il établil son armée dans la petite ville d'Oliva et envoya aux rebelles des messagers qui ne firent que les fortifier dans leur résistance. Les Morisques avaient choisi la sierra de Pop, qui était inaccessible et coupée par des précipices. Elle était-à la fois sauvage et jouissait en même temps d'une température agréable. Le chef chrétien établit son quartier général dans la petite ville de Murla. Il envoya bientôt un détachement qui prit, sans trop de difficultés, Benicembla et peu après le château de las Azabaras, qui, par sa position, était la clef du marquisat de Dénia. Le premier rocher de la Sierra était ainsi tombé au pouvoir des chrétiens, dont la petite armée se composait de plus de quatre mille six cents hommes.
La lutte de 1609 ressembla à celle soutenue à Grenade quarante ans auparavant. Laissons à ce sujet parler un historien célèbre de l'Espagne contemporaine : (cCe qu'avaient fait là-bas les marquis de Mondejàr, celui de los Velez et don Juan d'Autriche, fut fait ici par don Saucho de Luna, don Agustin de Mejia, le comte de Castellà et d'autres chevaliers valenciens., en pénétrant dans leurs étroites vallées, en montant au sommet de leurs fourrés, en donnant l'assaut à leurs rustiques châteaux, en égorgeant sans pitié hommes, femmes et enfants, ou en les précipitant dans des défilés profonds, et en perdant à leur tour un grand nombre de leurs soldats égorgés par les hommes féroces et par le mélange du sang des chrétiens et des Morisques qui teignent les rochers, les torrents et les précipices de ces lieux effrayants'. »
1 Modcsto Lafuente, Historia general de Espana.
La petite armée, enthousiasmée par le courage du vieux Mejia, escalada les rochers avec une intrépidité héroïque.
Par malheur pour les Morisques, leur roi, ayant voulu s'avancer pour ranimer le moral ébranlé de ses sujets, périt l'un des premiers. Ceux qui l'accompagnaient revinrent se réfugier dans le château fort.. Exténués de fatigue, morts de faim et de soif, ces malheureux durent mettre bas les armes. Treize mille d'entre eux quittèrent l'Espagne et vinrent s'embarquer à Denia et à Sabia.
Toutefois la rébellion des Morisques n'était pas complètement domptée. Restaient encore ceux qui, sous le commandement de Turigi, s'étaient réfugiés dans la Muela de Cortès. En vain trois mille de ses soldats avaient accepté le sauf-conduit offert par le vice-roi, l'intrépide chef persistait dans sa courageuse révolte. La trahison de quelques-uns de ses soldats put seule avoir raison de son énergie. Sa tête ayant été mise à prix, Turigi eut le même sort que le chef des Alpujarras. Fait prisonnier, il est conduit à Valence sur un âne. Là il subit les plus odieux châtiments : il fut tenaillé, pendu et écartelé. Sa tête, comme un sanglant trophée, est placée sur l'une des portes de la ville.
Après l'expulsion des Mores du royaume de Valence, cette contrée, la plus florissante de l'Espagne, se métamorphosa en un désert sec et aride. Une récompense de vingt écus était offerte à quiconque rapporterait la tête d'un More. Aussi le peu qui restait de ces malheureux était poursuivi, traqué comme des bêtes fauves dans les montagnes. Des cent cinquante mille Morisques qui sortirent de ce royaume, c'est à peine si la moitié de ces proscrits put gagner les ports qui leur étaient désignés pour quitter l'Espagne.
V
Désarmement des Morisques d'Aragon. -Leurs complots avec la France.
Mémoire adressé à Henri IV par les Morisques d'Espagne. Expulsion des Morisques de l'Andalousie, de Castille, de l'Aragon et de la Catalogne.- Lettre royale adressée au comte de Salazar pour prévenir les fraudes que pourraient commettre les Morisques à leur départ.
Décision prise pour éviter la mauvaise vente de leurs biens. - Décret d'expulsion proclamé à Saragosse (25 mai 1610).- Du nombre des Morisques réduits à quitter l'Espagne. Conséquences économiques et politiques de l'expulsion des Mores.
Au mois d'avril 1595, les Morisques d'Aragon furent désarmés. Ils remirent aux commissaires, chargés d'opérer le désarmement : un pierrier, trois fauconneaux, quatre cent quatre-vingt-neuf arbalètes, trois mille six cent quatre-vingt-treize arquebuses, quarante-quatre mousquets, treize cent cinquante-six lances et sept mille soixante-six épées1. Le duc de Lerma mit sur pied un corps de milice permanente, nommée milice effective, commandée par don Francisco de Miranda, qui créait mille vexations aux Morisques et leur inspira l'idée d'appeler à leur secourg les princes étrangers, Henri IV et Élisabeth d'Angleterre, alors en guerre avec l'Espagne.
Les mémoires du duc de la Force, publiés dans ces
1 Voir de Circourt, Histoire des Mores mudejares et des MorÎ/iques, t. III, p. 154, en note.
dernières années, contiennent des renseignements trèscurieux, et inconnus jusqu'à ce jour, sur l'état de ce peuple infortuné, ainsi que sur les relations qu'il entretint avec Henri IV1. Dans l'année 1602, les Morisques adressèrent au roi de France une supplique pour l'engager à favoriser leur rébellion. Ils joignirent à leur demande le mémoire suivant, qui faisait connaître les forces dont ils pouvaient disposer. En voici le texte :
utMOIRE ADRESSÉ A HENni IV PAR LES MORISQUES n'ESPAGNE.
« Sacrée Royale Majesté, « Nous, les Morisques d'Espagne, vos esclaves de cœur, prions Dieu, Notre-Sei-gneur, pour votre conservation et victoire, et vous pouvez nous tenir pour vos loyaux serviteurs ; à votre occasion et pour votre service royal, nous mourrons grands et petits.
« Excellentissimes seigneurs, « Nous n'avons jamais été traîtres à notre loi ni à notre roi, parce que nous sommes Mores de nature et des plus anciens qu'il y ait au monde, car nous demeurons en Espagne depuis le temps que le roi Muley-Jacop Al-Mançor la conquit, et lui et ses descendants possédèrent longtemps le royaume d'Espagne; ensuite, voyant que les chrétiens commençaient à conquérir l'Espagne, beaucoup d'entre eux se décidèrent à retourner en Barbarie. Les rois chrétiens, de leur côté, voyant que tous les Mores al-
1 Mémoires de Jacques Nompar Caumont, DUC DE LA FORCE, publiés par le marquis de la Grange. Paris, Charpentier, 1845. 4 vol. in-8, tome I, p. 541-545.
laient en Barbarie, et que les terres restaient dépeuplées, firent annoncer par tout le pays que ceux qui voudraient demeurer en Espagne, les rois chrétiens leur engageaient leur foi et leur parole qu'ils les laisseraient, avec confirmation de leurs fors et privilèges, vivre en notre loi ; mais les rois n'ont rien gardé de leurs paroles. Lorsque ceux du royaume de Grenade furent conquis la dernière fois, non contents de les faire chrétiens par force, ils voulurent les obliger à quitter le langage, les noms et le costume arabes, ce qui fit que ceux du royaume de Grenade se soulevèrent seuls et avec peu d'armes, parce qu'ils étaient déjà désarmés, et firent la guerre au roi Philippe, qui mourut sans avoir pu dire qu'il les eût vaincus un seul jour ; et de même que le roi Philippe, comme il était père des artifices, voyant qu'ils lui donnaient beaucoup à faire, les séduisit par une paix fallacieuse, déclarant à ceux qui le suppliaient qu'il leur pardonnait et qu'ils retournassent dans leurs maisons, et qu'ils y vécussent comme ils voudraient, confirmant de nouveau leurs privilèges. Aussi ils terminèrent la guerre ; les voyant paisibles dans leurs maisons et villages et sans se tenir sur leurs gardes, il les allait chassant de leurs habitations avec de grandes forces, et les éparpilla par toute la Castille, faisant la plupart d'eux esclaves par contrainte et sans raison; d'où il résulte que beaucoup sont dispersés en Espagne. Le nombre de leurs maisons dépasse cent trente mille, plutôt plus que moins, attendant tous l'occasion de se venger de la tyrannie espagnole, et, nous voyant commencer, ils ne s'endormirent point; car on ne peut leur donner le signal plus sûrement, attendu qu'ils sont fort séparés les uns des autres, quoique cependant ils aient aussi des syndics, gens considérables et auxquels on peut se fier parfaitement.
n Excellentissimes seigneurs, « Nous, ceux du royaume de Valence, sommes soixanteseize mille maisons, plutôt. plus que moins, tous réunis dans des -villes et de riches villages, race vaillante et gens courageux ; quand besoin sera nous pourrons faire soixante mille -hommes sans dépeupler nosdites maisons, ni sans qu'il en coûte rien au roi, qui sera notre appui. Bien plus, lui donnerons-nous de l'argent s'il le faut, parce que certainement nous ne manquons de rien, sinon d'armes, et que, pour ce qui concerne le royaume de Valence, nous en sommes les maîtres, et nous ne voulons rien que savoir la volonté de sa Royale Majesté le roi de France, attendu que nous le voulons pour notre roi et protecteur, nous prêtant assistance et faisant cette faveur de nous délivrer de la tyrannie d'Espagne ; car véritablement, nous autres du royaume de Valence, nous ne pouvons vivre, puisqu'ils ne savent quels moyens employer pour nous perdre, nous dépouillant de nos biens par la voie de l'Inquisition, et ne se contentant pas que les Morisques du royaume de Valence payent aux inquisiteurs chaque année deux réaux par maison, ce qui s'élève à cent cinquantedeux mille réaux par an, et le roi y donne son consentement ; et que les inquisiteurs nous disent qu'il nous a fait grâce en ne nous prenant pas nos biens, lorsqu'ils nous les prennent par l'Inquisition. Et comme ce qu'ils ne nous peuvent enlever par cette voie, ils cherchent à nous l'ôter par d'autres subtilités, et si le roi n'en était point content, ils ne le feraient pas.
« C'est ainsi que le roi d'Espagne nous a fait beaucoup d'injustices, et nous en fait chaque jour, ne se bornant pas à ne point nous maintenir nos fors et privilèges que les rois ses prédécesseurs accordèrent à nous du royaume de Valence et à ceux d'Aragon; mais on nous les fit por-
ter à la cour du vivant de l'empereur, où on les brûla sans aucune faute de notre part, et soudain nous fit-on baptiser par force. Peu de temps après, ils nous désarmèrent et nous envoyèrent les inquisiteurs, qui, depuis lors, nous tourmentent tellement, que nous ne pouvons vivre, mais qu'il nous faut chercher nos remèdes là où nous les trouverons ; et comme nous trouvons dans nos prophéties que nous devons être secourus par les mains du roi de France, que Dieu le fasse comme il en a le pouvoir, et qu'aussi sa Royale Majesté ne doute point qu'avec sa faveur elle ne remporte la victoire. Nous autres du royaume de Valence sommes cinq tribus, et, dans chaque tribu, nous avons trois syndics des principaux de notre nation, ce qui fait quinze syndics pour tout le royaume de Valence ; et il suffit que ceux-ci le sachent et en soient avertis. Dans le royaume de Valence, il n'y a rien à craindre des Espagnols, parce qu'ils sont dans nos villes et villages, et que nous en sommes les maîtres, car il s'y trouve tout au plus un chrétien ou deux, comme alcade. Il n'y a qu'un seul château qui ait garnison, lequel se nomme le château de Vernia, et c'est pour garder la mer et empêcher les Morisques de s'en aller en Alger ; il y a aussi un autre château à Sativa, ville chrétienne. Il est grand et délabré, sans aucune pièce de canon. Effectivement le royaume de Valence n'est rien pour nous si sa Royale Majesté nous favorise de quelques hommes qui entendent la guerre et de quelques armes, telles qu'arquebuses et pièces de canon, afin de commencer par prendre Valence. Nous trouvons dans nos prophéties que cette ville se rendra sans coup férir et sans recevoir aucun secours.
i La ville prise, il s'y trouvera des armes ; le secours qu'il est nécessaire que nous recevions devra venir par Dénia, qui est un bon port de mer. Il n'y a rien à craindre
du côté de la ville, parce que, avant que la flotte arrive, ils s'enfuiront tous ayant peur de nous, et pensant que c'est la flotte turque, parce que la plus grande partie de notre nation se trouve près de Dénia; et tout ira à bonne fin avec la faveur de Dieu, selon que nos prophéties en rendent témoignage.
« Sacrée Royale Majesté, « Nos bons frères aussi de notre nation, les Tagarinos, du royaume d'Aragon, sont comptés passer quarante mille maisons, plutôt plus que moins ; ce sont de braves gens qui désirent se voir déjà au milieu de la lutte, pour se venger des affronts qui leur sont faits chaque jour plutôt qu'à tout autres, et ils suivent le même ordre que ceux du royaume de Valence, parce que nous sommes tous traités de même pour le bien et le mal, et ils payent les mêmes charges que nous payons à la tyrannique Inquisition. Ils ont ^gaiement leurs syndics qui les gouvernent, qui sont les principaux de la nation; ainsi donc nous mourrons tous les uns pour les autres. Comme les Aragonais sont riches, nombreux et réunis dans leurs villes et villages, ils pourront fournir quarante mille soldats, tous attentifs à l'heure de notre bien, et il suffit que leurs syndics le sachent, à qui on pourra bien se fier pour le mot d'ordre. Ils manquent aussi d'armes, quoique pas autant que nous, parce qu'il y a peu de temps qu'ils ont été désarmés, et qu'ils auront encore quelques armes cachées, priant Dieu que vienne le moment d'en faire usage ; d'autant plus que si sa Royale Majesté marche par la Navarre, elle aura plus de monde de son côté dans la royaume d'Aragon que ceux qui seront du côté opposé. Outre ceux de notre nation, elle aura encore beaucoup de chrétiens pour auxiliaires, parce que Sa Majesté s'est fait beaucoup de partisans en
Espagne, qui prient Dieu chaque jour pour son triomphe.
[1 y a aussi de notre nation en Catalogne environ trois mille maisons, qui se gouvernent par les Valenciens et les Aragonais ; il se trouve également une autre nation en Castille, qui se nomme les Mudegales (mudejares), Mores comme nous, qui seront de cinq mille maisons. Ils mourront avec nous ; et d'autres nations qu'il y a en Espagne, qui sont de la religion du Christ et d'autres de la loi de Moïse, se rangeront du parti de la France, et ceux-ci sont nombreux, quoiqu'ils vivent fort cachés. Nous les connaissons bien, et nous nous consolons les uns les autres, priant Dieu qu'il se présente occasion d'agir contre ceux d'Espagne.
« Ainsi donc, excellentissimes seigneurs, je vous recommande le secret pour l'amour de Dieu, et que l'on rende compte à Sa Royale Majesté que ce que je vous dis de notre nation est véritable, que nous mourrons tous à son royal service quand l'occasion s'en offrira ; et si Sa Royale Majesté veut plus de sûretés de nous, je lui conduirai trois personnes des plus considérables de notre nation : l'une de Valence, l'autre de Grenade, et la dernière d'Aragon; je les lui amènerai secrètement à sa cour au mois d'avril; elle connaîtra ainsi mieux nos intentions. Que si Sa Majesté n'approuve pas ce projet, elle veuille bien me donner un homme en qui elle se fie qui puisse lui faire connaître la sincérité de nos volontés. Que Sa Majesté ne laisse pas échapper ces favorables occurrences, car l'Espagne est épuisée et plus mal gouvernée de jour en jour. C'est ainsi que Votre Majesté se vengera de ses ennemis avec la faveur de Dieu, lequel je prierai toute ma vie pour sa conservation et pour sa victoire, en qualité de son bon esclave de cœur. « HAMETE Musnir. x
Ainsi qu'on l'a vu par ce Mémoire, il y avait soixante-
seize mille maisons morisques dans le royaume de Valence, quarante mille en Aragon, cinq mille en Castille et trois mille en Catalogne. Les Morisques se trouvaient également en grand nombre dans les trois provinces voisines d'Andalousie, de Grenade et de Murcie. Ils manquaient généralement d'armes, mais ils possédaient de nombreuses richesses et ils offraient des sommes considérables à ceux qui viendraient leur tendre une main secourable et favoriser leur rébellion.
Henri IV accueillit avec empressement les ouvertures faites à ce sujet. Il chargea le duc de la Force, alors gouverneur du Béarn et de la Navarre française, d'envoyer un émissaire auprès des Morisques d'Espagne. Ce dernier y resta quinze mois sous prétexte de commerce. On lui adjoignit, sur la fin de sa mission, un gentilhomme français nommé Jean de Panissaulti, qui séjourna environ trois mois dans ce pnys, dressa des plans, et assista à l'assemblée de Toga, où se réunirent les principaux Morisques.
Les envoyés du roi reconnurent que ceux-ci avaient dit vrai, et rapportèrent en France des renseignements exacts sur leurs dispositions. L'année suivante, 1605, les Morisques d'Aragon promirent au roi de se révolter s'il voulait les appuyer. En juillet et octobre 1604, les Morisques des autres provinces d'Espagne envoyèrent à deux reprises des députés au duc de la Force, et remirent entre ses mains l'engagement de lever quatre-vingt mille hommes de gardes et de donner les clefs de trois villes, dont l'une était un port de mer, ainsi que la promesse de faire payer dans le château royal de Pau une somme de cent vingt mille ducats comme garantie de leurs engagements.
1 Ce même Panissault devait, quelques années plus tard, trahir la confiance du duc de la Force, et, bien que protestant, livrer Bergerac au roi, en 1621. Voir les Mémoires de la Force, t. II, p. 70.
« Le sieur de la Force voulut mener au roi le gentilhomme même qui avait vu tout, et lequel Sa Majesté connaissait de longue main. De plus, il lui fit voir la carte qu'il avait dressée de tous les passages et lieux qu'il jugeait nécessaire de fortifier, et de l'ordre qu'il fallait suivre pour l'exécution de ce grand dessein, qui n'allait à rien moins qu'à porter toutes les terres du roi d'Espagne à une subversion générale. »
Un autre émissaire, nommé Paschal de Saint-Estève, avait été également chargé du soin de poursuivre ces né- gociations. Il s'était acquitté de cette périlleuse mission avec non moins d'habileté que de persévérance, et déjà une révolte générale allait éclater, lorsque la trahison de Lhoste, secrétaire de Villeroy, et les révélations d'un Anglais mirent la cour de Madrid sur les traces du complot.
Saint-Estève, arrêté à Valence au mois d'avril 1605, fut appliqué à la torture, condamné à mort, et périt par le garrote, au mois de juillet suivant. Pour éviter toutes poursuites, les Morisques remirent à des temps meilleurs l'exécution de leurs projets.
EXPULSION DES MORISQUES DE ¡,'AISDALOUSIE, DE LA CASTILLE, DE L'AIIAGON ET DE L\ CATALOGNE.
La cour voulait en finir avec les Morisques. Aussi confia-t-elle à don Juan de Mcndoza, marquis de San Gerînan, le soin d'expulser ceux qui restaient encore à Murcie, à Grenade, à Jaen, à Cordoue et à Séville. L'ordre fut publié dans cette dernière ville le 12 janvier 1610. Il leur était accordé trente jours pour quitter l'Espagne, sans pouvoir passer par Valence et par l'Aragon, et avec la défense d'emporter de l'Espagne de l'or, de l'argent, des bijoux, ou des lettres de change. Quatre-vingt-dix
mille d'entre eux quittèrent cette contrée; et, malgré les réclamations faites en faveur de l'agriculture et du commerce par les députés de ce pays, la cour d'Espagne resta inflexible.
En Aragon, le roi Philippe chargeait le marquis de Aytona, vice-roi et capitaine général de cette contrée, de s'informer auprès de l'archevêque de Saragosse de tout ce qui concernait les Morisques. « Ceux-ci, dit un historien, vivaient troublés, inquiets et tremblants, considérant d'une part l'événement- subit de Valence et d'une autre la sollicitude des inquisiteurs pour prendre les gens les plus illustres de leurs aljamas, et enfin par les injures, les menaces et les outrages que leur faisaient les chrétiens de vieille souche, qui finirent par prendre le fruit de leur travail et de leurs semences. Pour les rassurer, le marquis fit de grandes diligences par le moyen de ses seigneurs et de personnes d'autorité, et il fit publier de nouveau l'ordonnance de la sauvegarde royale que Sa Majesté leur acôorda quand ils furent désarmés. Malgré toutes ces sécurités, ceux-ci vendaient en toute hâte et à vil prix tous les meubles et les bijoux qu'ils possédaient.
Une partie de leurs seigneurs était préoccupée d'un grand soin, en pensant à la grande perte qu'ils allaient faire si l'expulsion de ces Morisques allait être exécutée dans ce royaume. Les propriétaires censiers et les créanciers ne pouvaient pas consacrer quelques heures au repos, et ils s'efforçaient de rentrer dans leurs créances et dans leurs dettes avec toute la rigueur possible, et leur dureté causait un trouble violent et augmentait les craintes l. » Le désaccord qui régnait à cette époque entre les cours de
1 Memorable expulsion y justisimo destierro de los Moriscos, par Fr. Màrcos de Guadalajara y Javier.
France et d'Espagne, les apprêts militaires faits par ce premier pays, qui menaçait les côtes du littoral et de l'Espagne, devaient faire hâter le moment de l'expulsion, sans qu'on tînt compte des énergiques réclamations formulées en faveur de l'agriculture par les propriétaires des campagnes de l'A ragon
Lettre royale adressée au comte de Salazar, pour prévenir les fraudes que pourraient commettre les Morisques à leur départ.
« LE ROI : « Pour prévenir les fraudes qui pourraient avoir lieu dans la sortie des Morisques, qui, en vertu de l'ordonnance que j'ai fait publier, quitteront ces royaumes, j'ai résolu qu'indépendamment du contenu de ladite ordonnance, l'on publie, l'on accomplisse et l'on exécute ce qui suit : « Qu'avant qu'aucun Morisque sorte de la contrée dont il serait natif et quitte le royaume, il devra venir devant la justice de ce pays pour le dire, ainsi que la manière dont il part. On devra enregistrer devant eux leurs personnes, avec les marques et tout ce qu'ils porteraient, de quelque genre que ce soit, et leur donner un certificat de cet enregistrement, afin que, munis de cette pièce, il ne leur soit fait aucun mal dans les chemins et dans les contrées par où ils passeraient. Vous m'enverrez aussi à moi dans le plus bref délai un autre certificat semblable à celui que vous aurez donné à chacun de ceux qui partiraient, à l'adresse d'Andrés de Prada, mon secrétaire d'État. -
« Que tous les Morisques qui s'en iraient en France soient obligés de passer par la ville de Burgos, et de se présenter avec les témoignages et les certificats qu'ils
porteraient, et avec tous leurs biens, devant le comte de Salazar, de mon conseil de guerre, à qui j'ai ordonné d'aller demeurer dans cette ville afin de donner les certificats et de veiller à ce que ce peuple effectue heureusement son départ et qu'on ne lui fasse subir aucun outrage, en lui donnant l'appui nécessaire à cet effet.
Je vous charge et j'ordonne que vous fassiez bientôt publier dans les contrées soumises à votre juridiction et que vous teniez la main à ce qu'on l'exécute rigoureusement. Vous m'informerez de la réception de cette dépêche et de la manière dont elle aura été publiée. Et si quelques Morisques s'écartaient de ce qui est prescrit, vous les arrêteriez et remettriez audit comte, ou du moins vous l'avertiriez de la manière dont vous les tenez prisonniers; vous auriez le soin de mettre sous séquestre tout ce qu'ils porteraient, en le remettant à des personnes chargées d'en être les dépositaires après avoir fait dresser un inventaire par escriba.no, et vous exécuterez les ordres que ledit comte vous aurait donnés sur ce qui a été dit plus haut.
« En outre de ce qui a été dit, j'ai résolu de même que tous lesdits Morisques emploieraient leur or, argent et joyaux qu'ils posséderaient depuis les lieux qu'ils quitteraient et dont ils seraient natifs, jusqu'à la ville de Burgos, .à l'achat de choses qui leur sont permises par l'ordonnance ; parce qu'après Burgos on ne devra pas leur permettre d'emporter plus d'argent qu'il ne leur sera strictement nécessaire pour faire la route, et le reste de ce qu'ils posséderont devra être employé aux choses permises par l'ordonnance, sous peine de perdre tout ce qu'ils emporteraient. Donné à Madrid, le 19 janvier de l'année 1610. »
Décision royale pour éviter la mauvaise vente des biens des Morisques, adressée aux justiciers et cmrégidors des villes.
« LE ROI : « J'ai appris que de toutes parts les Morisques sont occupés à vendre leurs biens, aussi bien les immeubles que les biens meubles et qui se transportent. Et parce que, indépendamment de ce qu'ils n'ont pas de motifs pour faire cela, il s'ensuit quelques inconvénients qu'il est bon de prévenir et auxquels il faut porter remède, je vous ordonne et je veux qu'en recevant cette dépêche, vous fassiez proclamer dans tous les lieux de votre district ; qu'aucun Morisque ne soit assez osé pour vendre les biens immeubles, sous peine de perdre tous ses biens- Et la même peine sera appliquée à tout chrétien de vieille souche ou à toute autre personne qui achèterait desdits Morisques des biens immeubles. Et vous tiendrez un soin tout particulier, que cela s'accomplisse et s'exécute fidèlement par tout le monde, sans exception d'aucune personne, car cela importe à mon service. Et vous m'aviserez de la forme en laquelle cette ordonnance aura été publiée.
Indépendamment de ce qui a été dit, vous donnerez à entendre de vive voix (comme venant de vous) auxdits Mo- risques, que ma volonté est que l'on ne déracine aucun de ceux qui sont enracinés. Et qu'ainsi ils ne doivent point faire aucun soulèvement, puisqu'il n'y a point motif pour cela, et qu'en le faisant il pourrait en résulter pour eux un grand mal.
« De Madrid, ce 14 novembre 1609. a
Agustin Mejia, qui avait acquis une grande expérience dans les luttes soutenues par lui contre les Mores, fit pro-
clamer à Saragosse le décret d'expulsion (25 mai 1610).
Les nobles et les seigneurs de ces contrées éprouvèrent, comme ceux de Valence, une grande perte par l'enlèvement subit de leurs plus habiles agriculteurs. Mais loin de s'y opposer, on vit quelques-uns d'entre eux, pour faire leur cour au duc de Lerma, faciliter l'exécution de la rigoureuse mesure. Le plus grand nombre des Morisques sortit par les Alfaques 1; près de dix mille d'entre eux se dirigèrent en France par la Navarre. Douze ou quatorze mille furent s'embarquer au port de Campfranch.
En'Catalogne, même douloureux spectacle fut offert à l'avidité des populations chrétiennes. Cinquante mille Morisques durent sortir de cette contrée, chassés par le viceroi, duc de Montéleon, qui ne leur accorda qu'un délai de trois jours pour quitter ce pays.
Restaient encore les Morisques qui avaient été transportés du royaume de Grenade et se trouvaient dans les Ueux-Castilles, dans la Mancha et une partie de l'Estramadure. Le duc de Lerma se préparait à lancer contre eux le décret d'expulsion. Dans leur judicieuse prévision, les Morisques se hâtaient de vendre leurs biens, lorsqu'une ordonnance du duc vint enlever ce droit aux malheureux
1 Si l'on en croit un chroniqueur de l'époque, la libéralité du roi de France ne fut pas désintéressée.
« En arrivant en France, les Morisques payèrent un ducat par personne aux ministres du roi très-chrétien et on leur accorda de bonne grâce le droit de s'armer, ce qu'ils firent avec empressement et à grands frais, car ils désiraient vivement de se voir-armés. Ils éprouvèrent bientôt que cette courtoisie et cette libéralité française consistait à leur enlever tout doucement leur argent, car peu de temps après on leur enleva leurs armes sans en restituer le prix qu'ils avaient payé. Un certain nombre de ces troupes fut dispersé dans différentes parties de la France ; mais bientôt, voyant qu'on les forçait de vivre en chrétiens, ils changèrent de résidence. et ce résultat fut désastreux ! »
(Mem. expuls., deMârcos de Guadalajara.)
qui fuyaient (28 décembre 1609). Bernardino de Velasco, comte de Salazar, fut chargé de surveiller et de diriger leur départ. Seize mille sept cent treize Morisques, dont les noms ainsi que les biens, furent enregistrés quittèrent l'Espagne en traversant Burgos.
Enfin, les Morisques originaires de Grenade qui avaient été transportés dans les Deux-Castilles durent, malgré 1 tir prétention d'être réellement les propriétaires du territoire, tandis que les Espagnols qui en avaient fait la conquête n'étaient que des usurpateurs à leurs yeux, les Morisques de ce pays furent contraints de partager l'exil qui frappait leurs frères, à quelque contrée qu'ils appartinssent. Une cédule royale du 51 mai 1611 les enveloppa tous dans un commun anathème. Onze mille trois cent llix-sept d'entre eux prirent le chemin de l'exil par Burgos et dix mille autres par Carthagène. Le nombre de ceux qui s'en allèrent par l'Andalousie fut immense. Un chiffre sera le plus éloquent des commentaires. On évalue à plus de cent mille le nombre des Morisques qui, dans l'espace de deux années, furent chassés des Deux-Castilles.
Comme si tant de décrets d'expulsion ne suffisaient pas, un ordre royal, du 20 avril 1615, condamna à l'exil les Morisques qui restaient encore cachés. Les derniers qui sortirent furent ceux des villes d'Almagro, de Yillarubia, de Daimiel, etc , situées dans le champ de Calatrava, qui ,jouissait encore des privilèges accordés aux mndejares par les rois catholiques. Les enfants des proscrits qui restèrent en Espagne et quelques jeunes filles morisques, en s'unissant à des chrétiens de vieille souche, perpétuèrent dans la nation espagnole le sang musulman, que ni les conquêtes, ni les persécutions, ni la mort, ni l'exil, n'avaient pu parvenir à proscrire.
A quel chiffre s'élève le nombre des Mores contraints
par les différents décrets à quitter l'Espagne? « Selon les historiens qui parlent de l'expulsion, dit un écrivain, le chiffre que l'on indique des Morisques émigrés varie.
Les uns, comme Salazar de Mendoza, le réduisent à trois cent mille; d'autres, comme Jaime Bledn, disent cinq cent mille ; quelques-uns, comme Escolano et Màrcos de Guadalajara, laissent entendre qu'ils furent six cent mille, et quelques autres, comme Llorente, font monter le chiffre jusqu'à un million. Ni les uns ni les autres ne tiennent compte qu'avant l'expulsion quelques milliers d'entre eux, craignant ce qui pouvait arriver, s'enfuirent; qu'un trèsgrand nombre périt, soit dans des escarmouches, soit assassiné par les chrétiens ; que l'on n'a pu dresser une statistique exacte au moment de l'embarquement, et que celte statistique n'existait alors aucune part, car le recensement des Morisques de Valence avait été suspendu sept ans auparavant, et celui de Castille se faisait dans l'année même où l'on ordonna l'expulsion. Sans entrer dans des calculs sur ceux qui se trouvaient dans ce pays quand fut lancé l'édit de Valence, en 1609, ni sur ceux qui périrent dans les révoltçs, de main armée, de soif, de faim ou noyés, nous croyons pouvoir fixer approximativement à neuf cent mille ceux qui parvinrent à mettre le pied hors de la Péninsule, en s'éloignant pour toujours des côtes et des frontières de l'Espagne. Ce chiffre nous le déduisons de l'examen et de la comparaison des uns et des autres écrivains, des listes d'expulsés qui nous sont' restées, des données de certains récits, des états et des documents examinés dans cette seule intention *. »
Même, par l'exil, les Morisques qui s'étaient réfugiés en
1 Florencio Janci-, Condicien de los Moriscos de gçpafla, p. 95. Voir la note.
Turquie, en France et en Italie, ne parvinrent pas à jouir de la tranquillité et de la tolérance que l'Espagne leur refusait. Les Mores et les Turcs les persécutèrent comme chrétiens : et les chrétiens, ne voyant en eux que des mahométans, persécutèrent les ennemis de la foi du Christ. Ils furent en butte aux outrages et aux vols de la part des peuples où ils étaient venus chercher tin asile. La régence de Tunis fut le seul pays qui leur accorda quelque protection, et là seulement ils trouvèrent le calme, devenu si nécessaire pour eux, après les tempêtes violentes du passé.
CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES DE L'EXPULSION DES MORISQUES.
A la fin du règne de Charles-Quint, l'agriculture et le commerce de l'Espagne avaient acquis le plus haut degré de développement. Il en était de même dans l'industrie.
Dans les vertes prairies des provinces basques et des , Asturies, paissaient de nombreux troupeaux. L'Aragon K les Deux-Castilles fournissaient le blé à toute l'Espagne.
L'Andalousie était le*verger de toute la Péninsule, et déjà la Catalogne était renommée par l'industrie de ses habitants.
On récoltait en abondance des vins et de l'huile; des fruits de toute sorte, du miel, de la cire, du lin, du chanvre, du coton, de l'avoine ainsi que toutes les céréales.
L'exportation de ces produits si variés donnait une vie extrême à tous les ports qui entourent l'Espagne.
Mais c'était surtout la Vega de Grenade, dont la prodigieuse fertilité ne connaissait pas de rivale. La merveilleuse activité de la race more avait su par ses canaux et ses norias porter la fécondité jusqu'aux crêtes les plus
escarpées des montagnes au sommet desquelles la vigne et les oliviers venaient former comme une couronne de végétation. Il en était de même dans la contrée de Valence, qui contrebalançait la prospérité de Grenade. L'Espagne, en un mot, était dans une excellente situation, produisant non-seulement tout ce qui était nécessaire à sa subsistance, mais encore à l'exportation étrangère.
Même abondance dans les produits de l'industrie de ces différentes contrées. On recherchait les cuirs, les draps et les soieries de Tolède, de Cuença, de CiudadReal, de Ségovie, de Grenade, de Cordoue, de Baeza et de Séville. Les toiles de Barcelone étaient recherchées à Naples et en Sicile. La fabrication des draps se faisait à Cuença, Huete, Ségovie, Villacastin.
Grenade était renommée pour ses soies crues et travaillées; Tolède pour ses cuirs et ses bordures de soie, or et argent. La plus importante fabrication de gants se faisait à Ocana. Enfin, tous les produits du sol et les produits manufacturiers formient l'objet de spéculations nombreuses dans les foires célèbres de Burgos, de Valladolid, de Medina del Campo et de Medina de Rioseco.
L'avant-dernière de ces villes était le centre d'importantes affaires en métaux précieux (or et argent) et en lettres de change. On assure que les négociations de ces foires ont quelquefois dépassé cinquante-trois millions de maravédis.
Le long des côtes, un grand nombre de navires marchands, depuis les ports de Catalogne, de Valence, de Màlaga et de Cadix, transportaient en Italie, en Afrique et jusqu'aux Indes orientales les produits de la Péninsule. Aussi la marine marchande de l'Espagne l'emportait à l'époque sur toutes celles du continent. Les relations de l'Espagne s'étendaient avec Mejico, le Pérou, la
Barbarie, et en Italie avec Venise, Gênes, Florence, Naples, Milan et Rome.
L'expulsion des Mores porta le coup le plus funeste à la prospérité de ce pays. Dès 1570, Grenade comprit l'irréparable perte qu'elle avait faite par le renvoi des Mores (plus de 400,000 d'entre eux avaient dû fuir à l'étranger). Aussi les habitants de cette contrée s'empressèrent-ils d'affermer toutes les habitations et tous les champs que les Mores louaient précédemment. On envoya chercher dans la Galicie, les Asturies et les montagnes de Léon et de Burgos des colons pour cultiver la terre. On ne put réunir à grands frais que 12,542 familles, qui servirent à peupler 270 villages des 400 qui se trouvaient abandonnés par le départ des Mores.
Sur l'immense perte qu'entraîna pour l'Espagne le renvoi des Mores, il n'y a qu'un cri chez tons les écrivains de ce pays. « Le commencement de décadence de nos manufactures, dit le célèbre Campomanès, peut être fixé à partir de l'année 1609, où commença l'expulsion des Morisques. Depuis lors commencèrent aussi, avec les ruines des fabriques, les clameurs renouvelées de la nation, et bien que nos politiques attribuent la misère du dix-septième siècle à d'autres causes, quoiqu'elles y aient contribué, elles ne donnèrent pas un coup aussi imprévu et duquel la nation n'a pas encore pu se remettre. »
N'exagérons rien toutefois. Ce n'est pas seulement à l'expulsion des Morisques qu'il faut attribuer la dépopulation de l'Espagne pendant les seizième et dix-septième siècles. Il est encore d'autres causes qu'il nous faut indiquer ici : Et d'abord, ainsi que nous l'avons dit, le décret lancé contre les Juifs, qui enlevait à l'Espagne les plus habiles et les plus industrieux de ses commerçants ;
Le nombre toujours croissant d'ecclésiastiques qui, pendant les règnes des rois catholiques, de Carlos Ier etde Philippe II, peuplèrent les églises et les couvents de l'Espagne La découverte du nouveau monde entraîna hors de la Péninsule un nombre considérable de ceux qui avaient tenté jusqu'alors la fortune rebelle et furent séduits par les récits merveilleux des premiers explorateurs de ces riches contrées. Les luttes de Hernan Cortès et de Pizarro virent périr une grande quantité de nationaux espagnols ; Enfin il faut encore faire entrer en ligne de compte les soldats de ce pays morts dans les grandes guerres de Charles-Quint et de Philippe II sur tous les champs de bataille de l'Europe. Les luttes terribles contre la France, l'Allemagne, les Turcs, les Indiens, les Africains dévorèrent les plus intrépides de ces guerriers, dont le sombre fanatisme effrayait les populations. Ainsi que le fait re marquer un historien moderne" de l'Espagne, que ces guerres fussent victorieuses ou non, les triomphes d'Ingolstadt et de Muhlberg n'étaient pas moins funestes que les défaites d'Inspruck et de Passau, puisqu'elles enlevaient à l'agriculture, aux arts et à l'industrie de ce pays ses plus jeunes et ses meilleurs habitants. L'agriculture, n'était, diureste, nullement protégée. Le pâturage réglementé de la rnesta, ou droit des troupeaux qui paissaient dans les landes laissées en friche, était incompatible avec une bonne culture et l'augmentation de la population rurale. D'excellentes terres, abandonnées sans culture et indivises, seraient devenues des champs fertiles si le sentiment d'appropriation personnelle, sous l'influence de l'activité
1 Y. Janer, ouvrage cité, p. 105.
2 M. Lafuentc, Histoire d Espagne.
individuelle, eût fait jaillir du sol les fertiles trésors qui y restaient enfouis. (V. Capmany. Cuestiones criticas.) A ces causes de dépopulation il convient encore d'ajouter les pestes et les épidémies qui assaillirent l'Espagne du quinzième au dix-septième siècle. « Indépendamment de la rareté des vivres, de l'inclémence du temps, de l'agglomération des armées, des incommodités des campements, des fatigues excessives et des agitations d'esprit dont souffrait tant et les assiégeants et les assiégés, il ne manquait pas d'autres causes pour infecter l'air et produire des maladies dangereuses. Les chevaliers avaient coutume de couper les têtes des vaincus, de les porter avec eux, comme trophée de gloire, attachées à l'arçon de la selle de leurs chevaux, pour les clouer ensuite aux portes et aux murailles. D'ordinaire, les cadavres restaient dans les champs, privés de sépulture, et le plus grand soin que l'on prît, c'était de les jeter par dessus les murailles des châteaux ou des villages, en les abandonnant ainsi aux bandes de vautours, de loups et de chiens, qui les dévoraient; car les chrétiens croyaient se souiller en donnant la sépulture aux Mores, et ceux-ci aux chrétiens. Dans presque tous les villages, ordinairement fortifiés, gisaient d'innombrables captifs, enchaînés dans d'étroits et durs cachots, où le local réduit, le défaut de lumière et de ventilation, le mauvais traitement et le peu de nourriture, l'inquiétude cruelle et les passions de l'âme produisaient des maladies pestilentielles qui se propageaient jusque chez les vainqueursl. »
Après le départ des Mores les campagnes restèrent presque sans culture; les canaux n'allérent plus porter
t Janer, Exdtnen histôrico-crhico delinflujo que haya tenido en la poblacion, industria y comercio de Espaiia su domination en America.
la fraîcheur et la vie sur un sol d'une extrême sécheresse, laissé désormais, sans la bienfaisante action des eaux, à l'ardeur du soleil. Quant aux manufactures de drap, de soieries, de cuirs travaillés, elles perdirent, en perdant les Mores, les ouvriers les plus actifs, les plus industrieux. Les rois d'Espagne ne tardèrent pas à comprendre la faute immense qu'ils avaient commise en chassant du pays les plus utiles de ses habitants. Dès 1623, nous voyons Philippe IV autoriser par un décret l'entrée des ouvriers et des cultivateurs des contrées étrangères.
La bonne pensée qui avait dicté cette mesure ne put recevoir son exécution. Les guerres continuelles de cette époque absorbèrent tous les hommes valides qui auraient consacré leurs forces aux travaux des champs. Aussi est-il vrai de dire que l'Espagne « d'Arabie heureuse était changée en une Arabie déserte, » et de Valence particulièrement « que le plus beau jardin de l'Espagne n'était plus qu'une campagne triste et infertile1, o On peut encore ajouter avec un historien contemporain : « L'expulsion des Morisques, considérée sous le point de vue économique, fut pour l'Espagne la mesure la plus calamiteuse qui se puisse supposer ; et on peut presque tolérer l'exagération avec laquelle un homme d'État étranger, le cardinal de Richelieu, s'avança jusqu'à l'appeler le conseil le plus audacieux et le plus barbare dont fasse mention l'histoire de tous les siècles antérieurs. Certes, la blessure qu'en reçut la richesse publique de l'Espagne fut telle que ce n'est pas imprudence de dire qu'elle n'a point encore réussi à la guérir2. » Richelieu est loin d'avoir exagéré les conséquences funestes de cette déplorable me-
1 Escolano.
2 Lafuenlc, Histoire générale d'Espagne.
sure. La postérité n'a fait que confirmer son jugement, et les événements n'ont pas tardé à prouver la justesse de ses aperçus. Ce n'est, après tout, que la répétition des violences exercées contre les juifs d'Espagne, et comme le renouvellement du décret que les Rois catholiques avaient lancé contre les ennemis de la religion chrétienne. Cette fois, du moins, le châtimept ne devait pas se faire attendre, et le fanatisme de Philippe III allait, par la ruine de l'agriculture et du commerce, entraîner l'Espagne vers la dépopulation et la décadence.
LES PROTESTANTS D'ESPAGNE
i
La réforme en Espagne au seizième siècle. Des tentatives de réforme avant la réforme. - Corruption, ignorance et simonie du clergé.- L'archiprêtre de Hita. Lopez de Ayala.-Juan de Padilla.-Torrès Naharro et la Propaladia. - Lettre d'un religieux de Burgos. - L'Abécédaire spirituel et Je Guide-dit ciel. - Cristôval de VjlJalon. - Les proverbes contre les moines et le clergé. Superstitions populaires. Défense de lire la Bible en langue vulgaire. Blâme porté à ce sujet par Antonio Porras. - Traductions en vers de la Bible.– Juan de Sépulvéda. Réprobation des superstitions et des sorcelleries. Alfonso de Yiruês et la doctrine de Mélanchthon.-Les politiques et la réforme.
- Le livre de Furiô Cériol. - Le silence imposé par l'inquisition.
Le grand mouvement de réforme qui, dans le seizième siècle, a ébranlé toutes les nations de l'Europe, en ramenant la religion catholique aux voies austères du christianisme primitif, ne devait point laisser indifférente l'Espagne elle-même. Dans ce pays de l'intolérance et du
sombre despotisme germèrent les idées de réformation, et si le catholicisme a triomphé au point d'étouffer toute semence d'erreur, ce n'a point été sans de violentes luttes et l'emploi des remèdes les plus énergiques. Nous avons vu avec quelle fureur l'Inquisition arracha du sein de l'Espagne les Juifs et les Mores pour conquérir l'unité religieuse. Une histoire moins connue est celle de l'hérésie protestante en Espagne. Affirmer l'existence du protestantisme au delà des Pyrénées, cela doit paraître à certaines gens quelque chose de par trop paradoxal. On est tellement habitué à voir dans le catholicisme la seule religion chrétienne de l'Espagne, il a si bien triomphé- qu'on a quelque peine à se persuader qu'il n'y ait pas toujours régné tranquillement et sans partage depuis sa victoire sur le judaïsme et l'islamisme. Et cependant, sur ce sol où fumèrent pendant tant de siècles les bûchers de l'Inquisition, la libre pensée peut revendiquer des ancêtres.
Interrogez la cendre de ceux qui périrent dans les autode-fé, vous retrouverez dans ces martyrs de la conscience des disciples de Luther, qui sacrifièrent à leur foi leur repos et leur vie. Martyrs obscurs de la plus sainte des causes!
En Espagne, comme dans plusieurs autres contrées de l'Europe, on peut trouver des précurseurs à l'œuvre à laquelle Luther a attaché son nom. Il y a eu des tentatives de réforme avant la réforme du seizième siècle. Ce serait une erreur de croire que les voix qui s'élevèrent pour de-
mander que le clergé améliorât ses mœurs fussent sans autorité. Loin de là. Dès le quatorzième siècle Juan Ruiz, archiprêtre de Hita, que l'on pourrait appeler le Pétrone de
cette époque, tonnait avec fureur contre les vices du clergé. Sa verve hardie allait même jusqu'à flétrir les odieux scandales qu'offrait la simonie du Saint-Siège :
Si tovieres dineros habras consolacion, Placer é alegria, del Papa racion, Comprarás parayso, ganaras salvacion.
Do son muchos dineros es mucha bcndicion
Yo vi en córt.e de Roma, dó es la SanLidat, Que todos al dinero fasen gran homilidat: Gran honra le fascian con gran solenidat; Todos á él se homillan como á la majestat.
Fasia muchos priores, obispos y abades, Arzobispos, doctores, patriarcas, potestades; A muchos clérigos nescios dábales dinidades, Fasie de verdat mentiras et de menliras verdades.
Fasia muchos clérigos é muchos ordenados,
Muchos monjcs é monjas, religiosos sagrados.
El dinero los daba por bien examinados, A los pobres decian que no cran lelrados t.
« Si tu as de l'argent, tu auras des consolations, plaisir et joie, prébende du Pape, tu achèteras le Paradis, tu gagneras ton salut. Où il y a beaucoup d'argent, se trouve force bénédictions.
« J'ai vu à la cour de Rome, où est Sa Sainteté, que tous s'humiliaient profondément devant l'argent, ils lui rendaient de grands honneurs en grande solennité. Tous devant lui se courbaient comme devant une majesté.
« Il faisait de nombreux prieurs, évêques et abbés, archevêques, docteurs, patriarches, puissances. Il faisait donner des dignités à un grand nombre de clercs igno1 Coleccion de poesias castellanas anteriores al siglo quince, recogidas por D. Tomâs Antonio Sanchez. Madrid, 1790.
rants. Il faisait des vérités des mensonges et des mensonges des vérités.
« Il faisait de nombreux prêtres et ordonnés, de nombreux moines et nonnes, religieux consacrés. L'argent les faisait passer comme ayant bien subi leurs examens. Aux pauvres, on leur disait qu'ils n'étaient point lettrés. »
Dans le même siècle les mêmes excès étaient blâmés avec non moins d'énergie par un autre poète. Lopez de Ayala dans son Rimado de Palacio s'exprimait ainsi :
La nave de Sant Pedro esta en grand perdieion, Por los nuestros pecados et la nuestra ocasion.
Mas los nuestros perlados no lo tienen en. cura ; Asaz han que fazer porIa nuestra ventura; Cohecban los sus subditos sin ninguna mesura, E ohidan la consciencia é la sancta escriptura.
Desque ]a dignidad una vez han cobrado, De ordenar la eglesin toman poco cuydado, El como seran ricos mas curan (j mal pecado!) Et non curan como esto les sera demandado.
Cuando van á ordenarse tanto que ticnen plata, Luege pasa l'examen sin ninguna barata; Cá nunca el obispo por tales cosas cata : Luego les da sus letras con su scello et data-
Si estos son ministros, sonlo de Satanas, Cá nunca buenas obras tu facerlos veras.
En toda la aldea no ha tan apostada Como la su manceha et tan bien afeytada : Cuando él canta misa, ella le da el oblada Et anda (jmal pecado!) tal orden bellacada.
« Le vaisseau de saint Pierre est dans un grand danger par notre faute et nos péchés. Mais nos mauvais prélats n'en ont point souci, ils ont assez à faire pour notre bon-
heur. Ils achètent leurs sujets sans aucune mesure et ils oublient leur conscience et la sainte Écriture.
« Une fois qu'ils ont obtenu leur dignité ils ne s'inquiètent pas de faire régner l'ordre dans l'Église, du moyen de s'enrichir ils prennent plus souci (péché maudit!) et ne s'occupent pas du compte qui leur en sera demandé.
a Quand ils vont se faire ordonner, ceux qui ont de l'argent passent leurs examens sans convention. Car jamais l'évêque ne se préoccupe de pareilles choses; et bientôt il leur donne leurs lettres revêtues de son seing et de la date.
« Si ce sont là des ministres, ce sont des ministres de Satan, car tu ne les verras jamais accomplir de bonnes œuvres.
« Dans tout le village, il n'y en a pas de plus élégante que sa maîtresse et d'aussi bien parée; et quand il chante la messe, c'est elle qui donne l'offrande. Ainsi va (péché maudit!) cette engeance de fripons ! »
Dans les siècles suivants l'exemple donné par l'archiprêtre de Hita et Lopez de Ayala trouvait des imitateurs. Le frère Juan de Padilla (el cartujano), moine chartreux qui vivait, à la fin du quinzième et au commencement du seizième siècle, dans un poème qui a pour titre : Les douze triomphes des douze apôtres, lance l'anathème contre la simonie qui déshonorait alors le clergé :
Y es simonia tan miscro mal, Que sin la pecuna las cosas sagradas, Muchas vegadas se dan solapadas Por los honores de lo temporal.
Anda con esto la mano fiscal, La mano no ménos con sus promissioncs : Pactos anexos con mill condiciones, Ilaziendo terreno lo espiritual Y mas temporales los celicos dones.
« Et la simonie est un si grand mal, que sans l'argent les choses sacrées sont souvent voilées pour les honneurs du temporel. Vient après cela la main du fisc ainsi que ses offres : pactes annexés avec mille conditions, rendant matériel ce qui est spirituel et plus temporels les dons du ciel. »
Un autre ecclésiastique qui est en même temps un des plus illustres poëtes satiriques de l'Espagne, Torrés Naharro, dans la Propalàdia imprimée à Naples, en 1517, flétrissait les scandales que présentaient la papauté et les clergés d'Espagne et d'Italie.
Justicia en olvido, razon deslerrada; Verdad ya en cl mundo no haya posada : La fe es fallecida y amor es ya muerto, Derecho esta mudo, reinando lo tuerto.
Pues, i,la caridad? no ay della memoria, Ni ay otra esperanza, si, de vana gloria, Ni en otro se entiende sino en trampear.
Quien sabe mentir, sabrd triunfar; Quien usa bondad la cuelgue del cuello, Quien l'uere e1 que deLe que muera por cllo.
« La justice est dans l'oubli, la raison exilée, et la vérité n'a déjà plus d'asile dans ce monde. La foi n'existeplus et l'amour est déjà mort. Le droit est muet, l'injustice règne.
Et la charité? on n'en a plus souvenir et il n'y a d'autre espérance que celle d'une vaine gloire. Et l'on ne s'entend à rien autre chose si ce n'est à escroquer. Qui sait mentir, saura triompher; qui use de bonté se l'attache autour du cou. Quel que soit le débiteur, qu'il meure pour cela! »
Ainsi à la même époque que Luther et au sein du pays le plus profondément catholique, la voix d'un prêtre resté orthodoxe demandait à grands cris la réforme des mœurs ecclésiastiques.
On pourrait, peut-être, croire que, par un privilège inhérent à la nature de leur esprit, les poëtes exagéraient les vices qu'ils reprochaient au catholicisme de leur temps.
Ce serait une erreur. Un grave historien qui fut attaché à la personne de Charles-Quint, en qualité de chroniqueur, se fait l'écho des mêmes plaintes. Le frère Prudencio Sandoval nous a conservé dans son histoire une Lettre, qu'un religieux de Burgos adressait aux évêques, aux prélats, aux gouverneurs et ecclésiastiques et aux cabal:"leros et hidalgos et à la très.-noble université d'Espagne.
C'est une peinture très-vive des scandales qu'offrait ie clergé de l'époque; en voici quelques extraits : « Et puisque je ne veux pas laisser dans l'oubli les monastères qui ont des vassaux et de nombreuses rentes, lorsque les moines entrent en religion ce doit être avec le désir de servir Dieu et de sauver leurs âmes. Mais après .qu'ils sont entrés, qu'on les a fait prêtres, comme ils se trouvent alors seigneurs, ils ne se connaissent plus. Bien plus, ils s'enflent, ils ont de l'orgueil et une vaine gloire de l'estime qu'ils font d'eux-mêmes. Et comme ils devaient donner l'exemple à leurs sujets, en dormant dans le dortoir et en suivant le chœur et le réfectoire, ils oublient tout cela, ils s'invitent à boire et à manger, traitant mal leurs sujets et leurs vassaux qui sont, peut-être, meilleurs qu'eux. Aussi est-ce bien dommage qu'ils héritent et fassent des acquisitions, parce que ceux qui les ont dotés en leur faisant de bonnes rentes pour tout ce qui leur est nécessaire, ne l'ont fait qu'au grand préjudice du roi, car tous ceux qui entrent en religion ne payent ni dîmes, ni prémices, ni impositions, ni autres droits. Et plus ils possèdent, et plus ils se montrent pauvres et s'en vantent et moins ils font l'aumône. Et les prélats des monastères se concertent les uns avec les autres et se fontréci-
proquement la barbe , afin que l'autre leur fasse la tonsure (c'est ainsi qu'ils parlent); mais ils ne soient pas leurs fautes, ni ne les évitent. Loin de là, ils les recouvrent et 01 sont jaloux et passent à travers comme un chat sur des braises. Et quelques autres ont soin de faire des majorats pour leurs fils qu'ils appellent leurs neveux. C'est ainsi qu'ils dépensent méchamment les rentes de la sainte Église. Quant aux pauvres et aux églises, non-seulemenl ils ne leur font aucun bien, mais ils s'efforcent de prendre et de voler les calices que possèdent ces dernières. Telle est la manière de procéder des prélats vis-à-vis de leurs églises. Voyez comme ils châtieront les mauvais prêtres, s'ils les châtient ce sera pour les volera » Le frère Francisco de Osuna et le frère Pablo de Léon, l'un dans son Abecedario espiritual, publié en 1542, et l'autre dans son Guia del cielo (1555); font entendre les mêmes plaintes.
« Tous les évêques et tous les prélats que nous voyons, dit le premier de ces écrivains, vivent de façon à ce que les dignités leur servent à eux, et non point eux aux dignités.
Quant à la rente des pauvres qu'ils ont, ils la dépensent comme s'ils en avaient hérité de leurs pères où l'avaient gagnée par leurs sueurs. Il faut savoir qu'il y a deux sortes d'évêques : les uns sont institués par Dieu notre Seigneur, et ce sont ceux qui, au moyen de bonnes œuvres et de saintes doctrines, édifient et gouvernent par leurs bons conseils et leur exemple l'Église du Christ en se rendant utiles autant qu'ils le peuvent au troupeau du bon pasteur des pasteurs. Il y a une autre sorte d'évêques qui ont un anneau et une crosse et une grande autorité pour manger et se parer avec le patrimoine du Cru-
1llistoria del emperador Carlos V, t. 1er.
cifix. Ces derniers seraient mieux appelés méchants évêqites t, et ils sont représentés par les évêques que l'on 'fait des pourceaux en Castillfc2, où l'on réunit beaucoup de petits morceaux et d'os, en les faisant très-remplis de diverses choses pour les jeter dans une olla podrida el convier beaucoup de monde. Cet évêque n'a point de mitre, bien qu'il ait une grande autorité pour faire que de toutes parts des hommes honorables se réunissent à sa table pour manger de sa propre chair : et quant aux os, il lui arrive de les donner aux pauvres. En regardant de cette façon tu trouveras dans l'Église du Christ beaucoup plus d'évêques de la seconde catégorie que delà première; parce que les méchants sont toujours plus nombreux que les bons.
Ceux-ci sont pleins de bonnes bouchées et d'os et d'épices, qui sont les dîmes, les prémices et autres revenant-bons qu'ils jettent dans leur grosse bourse: Que personne ne porte envie à ces méchants évêques qui choisissent les hommes et dispensent leurs faveurs humaines, parce que le jour de leur mort le diable fera en eux un grand festin. Il doit les vider comme on vide l'évêque du porc, et il ne leur laisseront que la. peau séparée de la chair, qui est la vie charnelle dont ils auront vécu précédemment, parce que déjà ils ne pourront plus en jouir : mais plutôt jouiront de lui ces chiens infernaux qui léchaient les plaies de Lazare, parce que ceux-ci se tourneront -avec rage contre l'évêque riche et avare afin de venger la mort des pauvres, dont ils engloutissaient les rentes et les employaient à marier leurs parents »
1 Obispotes, terminaison injurieuse du mot obispo (évêque).
2 Pour l'intelligence de cette plaisanterie d'un goût un peu équivoque il faut savoir, qu'en Espagne, on donne le nom d'obispo à une espèce de gros boudin fait à l'époque où l'on tue les porcs, et qui se compose de chair hachée, d'npufs et d'épices.
Quant à l'auteur du Guia del cielo, il est encore plus véhément. Sa parole emprunte une grande autorité au caractère dont il était revêtu. Pablo de Léon, maître en théologie, appartenait à l'ordre des prédicateurs. Son livre contient des reproches très-violents adressés au clergé de l'époque ; malgré cela l'ouvrage échappa aux rigoureuses censures de l'inquisition. Après avoir dépeint en termes énergiques la corruption qui souillait le clergé de son époque, cet honnête prédicateur faisant remonter jusqu'à Rome la source même des dépravations dont il était témoin, ajoutait : « Mais que dirons-nous de ceux qui viennent de Rome, tant évêques, que chanoines, archidiacres et des autres qui ont des dignités, qu'ils ne sont que des idiots, des soldats, des pourvoyeurs de cardinaux, des domestiques pour les voyages, des garçons de chevaux et d'écuries, des savants dans le mal et des ignorants dans la vertu et la science. Et de ceux-ci toute l'Espagne est pleine ainsi que les cathédrales. Et s'il y en a d'autres, ce sera parce qu'ils auront été élevés par quelque évêque, ou leur parent, ou leur fils, ou leur neveu, ou le fils ou le parent d'un autre chanoine (qui est une merveille !) et ainsi ils verront dans l'Église de Dieu quelques idoles entièrement vêtues de soie, remplies d'honneur, de domestiques et d'argent. Et en eux il n'y a pas plus de vertu et de science que dans une brute. Ce sont de tels hommes qui gouvernent l'Église de Dieu : de tels hommes qui la commandent. Et aussi comme eux sont ignorants, de même toute l'Eglise est remplie d'ignorance. tout n'est que honte, méchanceté, malice, luxure, orgueil, et ils ne savent autre chose qu'augmenter et élever leur race, faire des majorats et acquérir des biens, comme ils peuvent, bien ou mal. Aussi y a-t-il des chanoines ou des archidiacres qui ont dix ou
vingt bénéfices et qui n'en servent aucun. Voyez quel compte, ceux-ci rendront à Dieu des âmes et de la rente si mal gagnée. » Dans un ouvrage publié à Valladolid, en 1546, sous le titre de « Exortacion à la confesion » le licencié Christôval de Villalon donnait les conseils suivant aux prêtres de son époque : « Il convient beaucoup que le confesseur soit sage, prudent et qu'il ne manque pas d'instruction. Sur co point l'Église de Dieu a aujourd'hui besoin d'une grande réforme. Car à chaque pas vous verrez une multitude de confesseurs ignorants, imprudents et très-vains, lesquels, poussés par la cupidité d'un misérable intérêt, se mêlent du soin de confesser avec autant de négligence que s'il s'agissait de faire des souliers ou toute autre chose d'encore moins d'importance. Il conviendrait que ces gens-là fussent chassés avec grand soin de la république plutôt que de garder le mal qu'ils y font. «
Ce n'était pas seulement les hommes les plus considérables de cette époque, par leurs vertus ou leur science qui reprochaient au clergé les vices qui déshonoraient la plupart de ses membres. Il n'y avait qu'un cri dans toute la nation sur l'ignorance, la sottise ou l'inconduite des moines, des prêtres ou des religieux de ce pays. Un écrivain nous a conservé les proverbes de ce temps 1, qui
Réunis, en 1555, par le commentateur Hernan Nunez, professeur de rhétorique et de grec à la célèbre université de Salamanque.
Voici le texte des proverbes traduits plus loin : IN une a" vide cosa menos que de Abrites, y obispos buenos.
Obispo de Calahorra que haze los asnos de corona.
Keniego de sermon que acaba en DACA.
Clérigo, fraile ô judio no lo tengas por_amigo.
Bula del Papa, pônla sobre la cabeza y pâgala de plata.
Bien se esta San Pedro en Roma, si no le quitan la corona Camino de Roma, ni mula coja, ni boisa floja.
Roma, Roma, la que à los locos doma y à los cuerdos no perdona.
Fraile que su regla guarda, toma de todos y no da nada.
nous donnent une idée bien exacte du sentiment populaire de l'Espagne à cet égard. Rien n'est plus piquant, et à la fois plus curieux que cette étude saisie au cœur même du dicton familier sous la forme ingénieuse que revêt toujours la Sagesse des nations. V oici quelques-uns de ces proverbes : « Rien de plus rare que de bons mois d'avril et de bons évêques. »
« C'est l'évêque de Calahorra qui fait les ânes avec une couronne (la tonsure). »
« Je ne veux pas d'un sermon qui finit par : Donnez. »
« Prêtre, moine on juif, ne les prends point pour ami. »
« Bulle du Pape, pose-lit sùr la tête et paye-la avec de l'argent. »
« Saint Pierre est bien à Rome, si on ne lui enlève pas la couronne. »
« Sur la route de Rome, il ne faut ni mule boiteuse, ni bourse vide. »
« Rome, Rome, toi qui domptes les fous et ne pardonne pas aux sages. »
« Moine qui garde sa règle, prend de toutes mains et ne donne rien. »
En présence du sentiment qui animait le peuple d'Espagne à l'égard des corporations religieuses et du clergé de cette époque, on comprend que la fui devait aller diminuant de jour en jour, à mesure que baissaitle niveau de la considération qui s'était jusqu'alors attachée à eux.
Le peuple perdait toute croyance, et les superstitions les plusgrossières régnaient sans partage. Pourles combattre, l'Inquisition ne trouva pas de meilleur remède que d'interdire la lecture de la Bible en langue vulgaire. Il convient de faire remarquer que presque tous les ouvrages publiés en Espagne au seizième siècle sur les matières religieuses venaient de personnes qui, par leur caractère
et leurs études, s'étaient consacrées aux travaux spéciaux qu'elles exigent. Les laïques avaient circonscrit leur activité intellectuelle dans le champ de l'histoire, de la philosophie, de la médecine, etc. Bartolomé de Caranza, dont nous aurons à parler plus longuement et qui fut archevêque de Tolède, approuvait cette interdiction, ainsi qu'on le voit dans son Catéchisme de la doctrine chrétienne. Toutefois un certain nombre de savants s'éleva contre la défense du saint-office. Antonio Porras dans son Traité de l'oraison, publiéen 1552, s'étonnait que le clergé interdît la lecture d'ouvrages aussi moraux : « Eh quoi, s'écriait-il avec raison, Notre Seigneur Christ a-t-il enseigné des choses aussi obscures et ténébreuses que seuls les théologiens puissent les comprendre? Et s'il est vrai que la doctrine enseignée par Christ est claire, facile et nécessaire à tout l'univers, dans quel but réserver pour quelques-uns ce qui est commun à tous?. Plût à Dieu que toutes les femmes ne fussent occupées à lire autre chose que les Évangiles et les épîtres de saint Paul!.
Plût à Dieu que les laboureurs et les ouvriers rie chantassent d'autres chants, pour ranimer leur travail, si ce n'est ceux de l'Évangile! Plût à Dieu que tous les voyageurs cheminassent en racontant de pareils contes et de semblables fables, que toutes les conversations des chrétiens n'eussent d'autre objet que la doctrine évangélique!. »
Au même moment l'Inquisition défendit la traduction, même pai Lielle, de la Bible, dont le livre de Job venait d'être traduit par Alonzo Alvarez, de Tolède. Le décret frappait aussi la version des Morales de saint Grégoire, faite par le même écrivain.
Toutefois, les traductions en vers ne semblaient pas frappées de cette interdiction; aussi un grand nombre de poëtes commencèrent-ils à prendre la Bible pour le sujet
de leurs inspirations. Après avoir terminé la publication de l'édition polyglotte de la Bible, faite à Anvers aux frais de Philippe II, Arias Montano traduisit les psaumes de David en vers latins et en vers espagnols. Cet exemple eut un grand nombre d'imitateurs ; les moines surtout s'adonnèrent à cette pieuse besogne. « Mais les traducteurs de ces ouvrages n'eurent jamais le droit de se servir de la prose, si ce n'est seulement pour les commentaires et les interprétations. Et si quelqu'un, pour son malheur, osait s'élever contre les ordres rigoureux du saint-office, les cachots, les tortures et parfois le bûcher venaient le punir d'avoir voulu instruire le peuple l. »
Un autre chroniqueur de Charles-Quint, Juan de Sepûlveda, dans un dialogue intitulé Democrates (1541), s'élève contre la décadence de l'Église en des termes si véhéments qu'on pourrait croire que l'auteur était protestant, si on ne trouvait, en d'autres passages, les preuves de son profond respect pour le catholicisme. C'est encore dans le même esprit que fut publié l'ouvrage qui a pour titre, Réprobation des superstitions et des sorcelleries. Dans ce livre, publié en 1539, par Pedro Ciruelo, chanoine de la cathédrale de Salamanque, nous trouvons des critiques fort judicieuses contre plus d'une des superstitions qui n'ont point encore perdu tout prestige : « La troisième manière de commettre des péchés dans les prières consiste en ce qu'on les fait avec quelques vaines cérémonies et en croyant que sans elles la prière n'est pas utile, et est impuissante à nous faire accorder les faveurs que nous demandons à Dieu. J'appelle cérémonies-vaines celles qui ne sont ni approuvées, ni faites par les bons chrétiens dans l'Église catholique. Je dis cela
1 de Castro. Historia de los protestantes espanoles, p. 55.
parce qu'il en est quelques-unes dont onsesert communément parmi les chrétiens, comme de choses qui excitent les hommes à avoir plus de dévotion dans les prières qu'ils disent, ainsi, par exemple, de poser les genoux à terre, de lever les yeux au ciel, de joindre les mains, de se frapper la poitrine, de se découvrir la tête et autres cérémonies semblables. Cependant les catholiques ne font pas ces cérémonies en pensant qu'elles sont si nécessaires, que, sans elles, leurs prières n'auraient pas de valeur, parce que les malades couchés dans leurs lits et les voyageurs à cheval, et les prisonniers enchaînés et d'autres personnes semblables récitent dévotement leurs prières, sans faire ces cérémonies. Le péché commis de cette manière dans l'oraison n'est, à proprement parler, que superstition, idolâtrie et sorcellerie, parce que l'homme place son espérance dans une vaine cérémonie qui, en soi, n'a aucune vertu pour produire cet effet et n'est qu'un artifice trouvé par le diable pour entraîner les méchants chrétiens à des cérémonies très-abominables. »
Nous arrivons à un des plus savants théologiens de l'Espagne au seizième siècle. C'était un moine bénédictin; Alfonso de Viruès, accusé de protestantisme par l'Inquisition, fut absous, gràce à la faveur de Charles-Quint, qui .lcnomma évèque des Canaries. Viruès publia en latin une philippique contre la doctrine luthérienne de Mélanchthon Cette œuvre, parue à Anvers en 1551, était écrite « avec tout le zèle d'un bon catholique dans la partie qui concerne le dogme et avec toute la véhémence d'un homme qui ne peut faire moins que de s'indigner des châtiments sévères de l'Inquisition contre ceux qui tombent dans de opinions hérétiques1. » Citons de cet auteur une page sur
1 A. de Castro. Historia de los protestantes espanoles, p. 61 et 62
la tolérance et n'oublions pas qu'elle a été écrite au seizième siècle, en Espagne, lorsque l'Inquisition sévissait avec le plus de rigueur, frappant de son bras redoutable tous ceux qui paraissaient hostiles au catholicisme; « Quelques personnes veulent que l'on procède avec douceur vis-à-vis des hérétiques, et que l'on essaye de tous les moyens avant de porter les choses à l'extrémité. Et quel est ce remède? Les prêcher et les convaincre par des paroles, par de solides raisonnements, des décisions de conciles, des témoignages de la sainte Écriture et des interprètes sacrés. Toute écriture inspirée par Dieu est utile pour l'enseignement, pour l'argument, pour la correction et pour la sagesse, ainsi que le déclarait Paul à Timothée.
Et comment nous servira-t elle de secours quand nous n'en usons point dans les occasions que nous signalé l'Apôtre?
Je vois la coutume qu'ont beaucoup de personnes d'offenser, par la parole et par les écrits, les hérétiques qu'ils ne peuvent châtier cruellement avec le fouet et par la perte de la vie. S'ils prennent quelque malheureux contre lequel il leur soit p-ermis de procéder en toute liberté, ils le soumettent à un infâme jugement, lequel, quoiqu'on l'absolve promptement s'il paraîtpur de toute faute, ne laisse jamais de lui conserver les marques de ce crime.
Mais si, séduit par la trahison, ou circonvenu par l'intrigue, il était tombé dans quelque erreur, on ne le convaincra point par une doctrine solide, ni par de tendres persuasions, ni par de paternels avis (bien qu'ils aiment à se donner le nom de père), ils le châtieront avec des prisons, le fouet, les faisceaux et les haches, comme si par les supplices du corps on pouvait changer les opinions de l'âme. Seule, la parole divine est plus vive, plus efficace et plus pénétrante qu'une épée à deux tranchants. »
Les ecclésiastiques éminents n'étaient pas seuls à faire
entendre un semblable langage. Les politiques eux-mêmes invoquaient la tolérance en matière religieuse. Un d'entre eux, et des plus distingués, Fadrique Furiô-Ceriol, gentilhomme de Valence, publia à Anvers, en 1559,.un livre avec le titre de : Concejo y concejeros del principe 1 et dédié « au grand catholique d'Espagne Philippe 11. » Dans cet ouvrage nous lisons les nobles paroles suivantes : « C'est une preuve certaine d'un mauvais esprit de parler mal, -et avec passion, de celui qui est d'une opinion contraire, ainsi que des ennemis de son prince ou de ceux qui suivent une secte différente ou appartiennent à des races étrangères, bien qu'ils soient mores, ou gentils, ou chrétiens. Un grand esprit voit, dans toutes les contrées, sept lieues de mauvais chemin ; partout il y a du bien et du mal, il loue le bien et l'adopte, il blâme le mal et l'abandonne, sans blâmer la nation où il se trouve.
Il n'y a que deux terres dans tout le monde, la terre des bons et la terre des méchants. Tous les bons, encore qu'ils soient juifs, mores, gentils, chrétiens ou de toute autre secte, sont de la même terre, de la même famille, du même sang. Il en est de même de tous les méchants. » Éloquentes et saintes paroles qui devançaient la fraternité des peuples cachée encore dans les profondeurs de l'avenir. Paroles d'autant plus belles qu'elles furent prononcées à une époque de lutte et d'extermination religieuse. Je veux encore citer de ce publiciste quelques lignes écrites dans un sentiment digne des doctrines de liberté, et qui montrent bien que son auteur ne partageait pas les honteuses doctrines des partisans du despotisme : « C'est une règle très-certaine et sans exception, que
1 Conseil et conseillers du prince. Sur le titre de l'ouvrage, voir Adolfo de Castro, p. 65, la note.
tout hypocrite et tout avare est ennemi du bien public, et aussi ceux qui disent que tout appartient au roi, et que le roi peut tout faire à sa volonté, et que le roi peut mettre autant d'impôts qu'il le veut, et même que le roi ne peut errèr. »
Le saint-office n'eut pas connaissance du livre de Ceriol, du moins l'auteur ne fut pas inquiété, grâce, peut-être, à l'habile précaution qu'il avait prise de mettre son ouvrage sous la sauvegarde du nom redoutable de Philippe Il en le lui dédiant.
On le voit, au sein même de l'Espagne du seizième siècle, des protestations nombreuses s'étaient fait entendre en faveur de la liberté de conscience. Des voix éloquente's et hardies avaient rappelé au clergé que son ministère lui imposait de rigoureux devoirs et des mœurs pures. Les violences du saint-office contre les écrivains coupables d'avoir rappelé en termes véhéments la corrup1 ion qui régnait au sein du clergé et des corporations de tout ordre, ces violences purent seules fermer la bouche aux protestations. Mais, ainsi que le fait remarquer fort judicieusement l'auteur de l'Histoire des Protestants espagnols : « Le silence, dans cet âge d'oppression, ne doit pas être regardé comme un défaut de connaissance des crimes dont quelques mauvais prêtres se rendaient coupables, mais seulement de ce qu'on n'avait aucune liberté de se plaindre. Une raison d'État faisait voir des dangers à ne pas châtier, par de barbares supplices, les délits des hérétiques ; mais l'opinion des savants était opposée à une telle manière de procéder contre les coupables l. »
1 A. de Castro, p. 69 et 71.
II
Des progrès du protestantisme en Espagne.– Les relations de ce pays avec les Flandres et l'!llemagne. - Les théologiens et l'esprit nouveau. Cipriano de Yaléra. Brefs du pape Léon X. Ligue de Clément VII et de François 1" contre Charles-Quint.–Le pape enfermé au château Saint-Ange. Juan de Valdès. Son dialogue entre Caron et Mercure. Les idées démocratiques au seizième siècle. Alfonso de Valdès. - Rodrigo de Valera. - Le docteur Egidio. - Francisco de Enzinas.–Francisco de San Roman.-Juan Diaz est assassiné par son frère. - Charles-Quint, retiré à Yuste, apprend la découverte de deux foyers de protestantisme (27 avril 1558); il donne les ordres les plus sévères; ses lettres à la régente.–Rapport adressé à l'empereur par l'inquisiteur général (14 mai). Liste des personnes arrêtées à Talladolid. -Nouvelle lettre de l'empereur à la princesse Juana.- Càarles-Quint écrit à son fils. Lettre de Philippe II à la régente. Lettre de Luis Quijada à l'empereur.
Malgré les légitimes terreurs qu'inspiraient les violences dont l'inquisition se rendait coupable envers la libre pensée, les progrès du luthéranisme furent rapides dans cette contrée. Les relations continuelles de l'Espagne avec les Flandres, les guerres entreprises dans l'Allemagne par l'ambition de Charles-Quint avaient contribué puissamment à un pareil résultat. Tout semblait favoriser le développement des idées nouvelles ; à cette époque les familles nobles de l'Espagne envoyaient leurs enfants suivre les cours des universités de l'Allemagne où la Réforme était en pleine efflorescence. Les principaux théologiens de l'Espagne étaient venus à la cour de Charles-Quint respirer, presque à leur insu, les idées nouvelles qui faisaient
battre les cœurs les plus généreux, et les champions nés du catholicisme s'étaient faits, sans s'en douter, les partisans des idées nouvelles. Aussi les progrès accomplis par la Réforme furent si rapides en Espagne à cette époque, qu'un historien du temps s'est exprimé en ces termes : « On avait coutume, dans les années précédentes, de prendre et de brûler telle ou telle personne, en Espagne : mais tous ceux que l'on châtiait ainsi, étaient des étrangers, Allemands, Flamands ou Anglais. On avaitcoutume, à d'autres époques, de faire monter sur les échafauds, et de mettre dans les églises le sambenito aux gens vils et d'une caste abjecte. Mais, dans ces dernières années, nous avons vu les prisons, les échafauds et même les bûchers peuplés de gens nobles (et ce qui est encore plus digne de pleurs), de personnes illustres et distinguées dans le monde par leur science et leurs vertus. Quant à leurs noms, j'ai voulu les taire ici pour ne pas souiller l'excellente renommée qu'ils avaient reçus de leurs ancêtres, ainsi que la générosité de quelques illustres maisons atteintes de ce venin. Ils étaient si nombreux, et tels que l'on crut que, si l'on tardait deux ou trois mois de plus à porter remède à ce danger, l'Espagne tout entière viendrait à s'embraser, et que nous éprouverions le plus affreux malheur qui s'y soit jamais vu i. »
Donnons maintenant la parole à un protestant espagnol qui, pour échapper aux persécutions du tribunal d& la foi avait dû chercher un refuge à l'étranger. Nous voyons par le témoignage de Cipriano de Valéra que la violence avait eu pour effet d'augmenter le nombre des prosélytes en redoublant leur zèle.
1 Gonzaio de Illcscas. Histoire pontificale, t. II.
« Il n'existe point de ville, écrit-il, et pour ainsi dire de village ou de lieu, il n'existe pas de maison noble en Espagne qui n'ait pas eu ou ne possède pas quelqu'un ou quelques-uns que Dieu, dans son infinie miséricorde, n'ait éclairé de la lumière de son Évangile. C'est aujourd'hui un dicton populaire en Espagne, en parlant de quelque homme rempli de science : « Il est si instruit qu'il est en danger de devenir luthérien. » Nos adversaires ont fait tout ce qu'ils ont pu pour éteindre cet.w lumière de l'Evangile. C'est ainsi qu'ils ont châtié un grand nombre de personnes par la perte de leurs biens et de leur vie et de leur honneur. Et il faut remarquer que plus ils outragent, plus ils uagellent, plus ils ensambénitent, plus ils jettent dans les galères ou les prisons perpétuelles, plus ils brûlent el plus grand devient le nombre des martyrsl. D Les progrès que firent les idées nouvelles en Espagne furent tels que le pape Léon X crut devoir adresser deux brefs au connétable et à l'amiral, chargés tous deux du gouvernement de.ce pays pendant l'absence de l'empereur Charles-Quint. Le but de ces deux brefs était d'interdire en Espagne l'entrée des livres du réformateur allemand. Pour se conformer aux volontés du souverain pontife, le cardinal Adriano, inquisiteur général, ordonna par un édit du 7 avril 1521, de réunir les œuvres de Luther et de les retirer de la circulation. Quelques années plus tard ces prescriptions, qu'on avait éludées, furent renouvelées.
Malgré la foi profonde du peuple espagnol dans le catholicisme, il était loin de professer une grande vénération
1 La Bible. Amsterdam, M. D. C. II. Ces paroles que nous venons de citer se trouvent dans un préambule qui précède la traduction.
pour le saint-siége. Une circonstance nouvelle vint enflammer les haines de l'Espagne contre le pape. Le nouveau pontife, Clément VII dans sa fureur contre CharlesQuint se ligua avec François Ier pour déposséder de ses états d'Italie le petit-fils des rois catholiques. L'empereur fit marcher ses troupes contre Rome qui fut saccagée. Le pape dut fuir en toute hâte au château Saint-Ange, où on le fit prisonnier. Pendant sa captivité, des soldats allaient chaînant sous ses fenêtres une paraphrase en vers grotesques du Pater noster. Le pape n'obtint sa liberté qu'au prix d'une forte rançon. A cette nouvelle il ne manqua pas d'hommes politiques qui blâmèrent Charles-Quint d'avoir fait la paix avec un adversaire aussi redoutable et de n'avoir point enlevé au pape le pouvoir temporel, clef pour ouvrir et fermer les guerres. Hurtado de Mendoza, célèbre historien et diplomate distingué, était de cet avis.
Un des plus illustres protestants de l'Espagne, c'est Juan de Valdès. Né probablement à Cuença, il devint un des jurisconsultes célèbres de l'époque. Il se distingua aussi dans les sciences philosophiques, dans l'étude de la théologie et des langues savantes, En considération de son grand talent, il fut nommé secrétaire du vice-roi de Naples. Ce fut dans cette ville qu'il professa avec éclat les doctrines luthériennes qui, grâce à lui, se répandirent parmi un grand nombre de prosélytes. Dans le but de faire pénétrer les idées de réforme en Espagne, Valdès écrivit deux dialogues remplis de finesse et d'esprit. L'un deux est un colloque entre Caron et Mercure qui, sur les bords du Styx, s'intéressant aux événements politiques de la terre, s'entretiennent des nouveautés religieuses que l'ardenteparole du moine allemand avait répandues dans toute l'Europe. Le second est un dialogue entre un cheva-
lier nommé Lactancio et un archidiacre, relativement à la prise de Rome en 1527, par les Allemands et les Espagnols.
Le premier de ces dialogues ne se borne pas à traiter des questions religieuses; on y trouve des idées politiques empruntées aux plus pures doctrines de la démocratie, et certaines de ces pages ne dépareraient point le Contrat social de Rousseau. Voici quelques-unes des pensées du politique espagnol du seizième siècle : « Considère qu'il y a un pacte entre le prince et le peuple et que si tu ne fais pas ce que tu dois vis-à-vis de tes sujets, ceux-ci ne seront point tenus à te rendre ce qu'ils te doivent. »
« De quel front leur demanderas-tu tes rentes, si tu ne leur payes pas les leurs ? Souviens-toi que ce sont des hommes et non des bêtes, et que tu es pasteur d'hommes et non le seigneur de moutons. » « Puisque tous les hommes apprennent l'art de vivre, pourquoi n'apprendrais-tu pas l'art d'être prince, qui est de tous les arls les plus élevé et le plus excellent? Si tu te contentes du nom de roi ou de prince, tu dois le perdré et l'on doit t'appeler tyran; car il n'est pas vraiment roi ou prince celui qui l'est de race, mais bien celui qui par ses œuvres s'efforce de l'être. Il est roi et libre, celui qui se commande et se gouverne lui-même; il est esclave et serf, celui qui ne sait se refréner. Si tu te vantes d'être libre, pourquoi servir tes appétits, ce qui est la plus honteuse et la plus vile de toutes les servitudes? J'ai vu beaucoup d'hommes libres servir et beaucoup d'esclaves être servis L'esclave est esclave par force et on ne peut l'en blâmer car cela n'est plus en son pouvoir. Mais l'homme vicieux qui est esclave volontaire ne doit pas être compté parmi les hommes. Aime donc la liberté et apprends à être vraiment roi. »
Ce dialogue imprimé clandestinement à Venise fut interdit par le saint-office, en Espagne, sous les peines les plus sévères. Toutefois plus heureux que ses ouvrages, ce célèbre protestant échappa aux rigueurs de l'Inquisition et mourut paisiblement à Venise dans l'année 1540. Sa mémoire resta longtemps vénérée d'un grand nombre de disciples que son éloquence avait gagnés aux idées nouvelles qu'il professait avec tant d'éclat.
Alfonso de Valdès, fils de Fernando de Valdès, corrégidor de la ville de Cuença, fut le frère ou l'un des parents de Juan Valdès, dont nous venons de parler. C'était un ami du célèbre Pierre Martyr, de Angleria1. En 1520, il lui adressa de Bruxelles une lettre dans laquelle il rendait compte à ce réformateur des progrès de l'hérésie naissante en Allemagne. Il exerça pendant plusieurs années les fonctions de secrétaire de l'empereur Charles-Quint.
Son livre le plus important a pour titre : Avertissement' sur les interprètes de la sainte Écriture.
, Le premier protestant qui prêcha la doctrine réformée dans le cœur de l'Espagne fut Rodrigo de Valéra, né à Ubrija, petite ville de l'Andalousie. Il vivait à Séville vers 1540. Si l'on en croit ce qu'a écrit un autre partisan de -la foi nouvelle, Valéra « passa ses premières années dans les vains exercices du monde, comme lajeunesse riche a coutume de le faire. On ne sait comment ni par quel moyen Dieu le toucha pour qu'il en vînt à les détester autant qu'il les avait aimés précédemment et se consacrât à des exercices de piété, à lire et à méditer la sainte Écriture, ce à quoi lui servit un peu de connaissance qu'il possédait de la langue latine. Il avait chaque jour à Séville,
i Né en Italie et mort à Grenade en 1526. Historien et diplomate à l'époque des rois catholiques et de Charles-Quint; ses Lettres sont un des documents les plus curieux de cette époque.
où il résidait, des disputes continuelle et des débats contre les prêtres et les moines. Il leur disait en face qu'ils étaient la cause de toute la corruption qui régnait, non-seulement dans l'état ecclésiastique, mais encore dans toutela république chrétienne. Et cette corruption, il la disait si grande qu'il n'existait pas d'espérance d'y porter remède. Il parlait ainsi non point dans les carrefours, mais au milieu des rues et des places et devant les théâtres de Séville 1. » llfut appelé devant l'inquisition qui le relâcha comme fou, non sans avoir soin de confisquer tous ses biens. Malgré cet avertissement, -ce courageux apôtre dela libre pensée continua ses prédications. Repris par l'inquisition, il fut condamné à un emprisonnement perpétuel. Pendant le sermon auquel on le forçait d'assister chaque dimanche en compagnie des autres condamnés, Valéra se levait pour contredire la doctrine du prédicateur. Enfermé dans un monastère de San Lucar de Barrameda, il y mourut âgé de cinquante et quelques années. Pendant longtemps on conserva le sambenito dont on l'avait revêtu et ses disciples le vénérèrent comme un martyr.
Un autre réformé, le docteur Juan Gil, plus connu sous le nom d'Egidio" fut nommé par acclamation, et contre l'usage habituel, chanoine magistral de la cathédrale de Séville, en 1557. Un pareil succès excita la jalousie de ses rivaux,-qui ameutèrent lâchement contre lui les haines populaires. Sur des dénonciations perfides l'Inquisition s'empara du docteur et le jeta dans les prisons où il fut enfermé pendant plusieurs années. Après qu'il eut abjuré on lui rendit la liberté. Il se rendit alors à Valladolid, où il eut des conférences qecrètes avec les protestants de ce pays. De retour â Séville en 1556, il y mourut. Le saint-of-
1 Cipriano de Yalcra. Tr&tado de ioe Papas-
fice ayant appris les relations qu'avait eues Egidio avec les disciples de la foi nouvelle, ordonna qu'on déterrât son cadavre et que son effigie fût brûlée dans un auto-de-fé.
Cette odieuse sentence fut exécutée le 22 décembre 15G0.
Francisco de Enzinas, né à Burgos, fit ses études à l'université de Louvain où il acquit une grande réputation de théologien. Il eut pour maître Mélanchthon, qui l'initia aux doctrines réformées. Ayant traduit en espagnol le Nouveau Testament, il le publia à Anvers en 1543 et dédia son œuvre à Charles-Quint. Il traduisit également la Vie des hommes illustres de Plutarque. Vivement attaqué par les théologiens catholiques,Enzinas fut arrêtépar l'Inquisition.
Après une captivité assez courte il parvint à briser ses fers et se sauva, en 1545, dans FAllemagne où Mélanchthon l'accueillit avec joie. Il resta dans cette contrée jusqu'à la fin de ses jours Ses œuvres, assez nombreuses, témoignent d'une érudition profonde et sont écrites avec une grande élégance.
Un autre habitant de Burgos, Francisco de San Roman, qui fit aussi ses études à l'université de Louvain, adopta avec empressement les idées de réforme. Il publia un catéchisme et différentes œuvres ascétiques qui furent condamnées par l'inquisition. Bientôt fait prisonnier à Ratisbonne sur les ordres mêmes de Charles Quint, ce courageux protestant fut conduit en Espagne et plongé dans les cachots du saint-office. On instruisit son procès et il fut condamné à périr dans un auto-de-fé célébré à Valladolid. Dans cette cruelle cérémonie, il déploya un grand courage. Bartolomé de Carrallzn, qui devait être bientôt après élevé aux fonctions d'archevêque de Tolède, et dont nous parlerons plus longuement, prononça le sermon destiné à éloigner les fidèles des opinions hétérodoxes. La mort de ce glorieux martyr a dû arriver en 1545 ou 154G.
La même année {1546) périt également dans les flammes de l'inquisition Juan de Enzinas, le frère du traducteur du Nouveau Testament et des Vies de Plutarque.
Après des études faites en Flandre et en Allemagne, il s'en était allé habiter Rome, où il prêcha les idées qu'il avait adoptées et pour lesquelles il eut la gloire de mourir.
Mais celui dont la destinée fut incontestablement la plus cruelle, c'est le docteur Juan Diaz. Il avait étudié la théologie pendant treize années dans l'université de Paris, et, en 1545, il partit pour Rome en compagnie d'un de ses frères nommé Alonso, avocat de la sacrée Rote 1. Ce fut dans cette ville que Juan se lia avec le docteur Enzinas, qui l'initia aux doctrines protestantes. Après sa conversion, Diaz s'enfuit à Genève, où il eut des conférences avec Calvin. De là il passa en Allemagne et choisit Neubourg pour sa résidence. Martin Bucer prêchait alors dans cette ville les doctrines réformées. La réputation que Juan Diaz eut bientôt acquise fut telle qu'on le désigna, ainsi que Bucer, pour aller représenter la ville de Neubourg au concile qui se réunit àRatisbonne, par ordre de CharlesQuint.
Les théologiens de la catholique Espagne s'indignèrent de voir un de leurs compatriotes chargé des intérêts religieux d'une ville protestante de l'Allemagne. Des amis du docteur Alonzo, frère de Juan, lui écrivirent pour se plaindre du scandale que-donnait son frère. L'avocat de la sacrée Rote en conçut une douleur si vive, et bientôt une exaspération telle, qu'il abandonna précipitamment ses affaires à Rome, et prit la route de Ratisbonne dans l'intention de ramener Juan Diaz au catholicisme ou de
1 Tribunal de la cour romaine composé de douze ministres qu'on appelle auditeurs, dans lequel se décident, en leur rang d'appel, les causes ecclésiastiques de tout le monde catholique.
lui arracher la vie. Les tentatives auprès du réformé espagnol ayant été inutiles, ce fanatique saisit une épée et en perça le cœur de son frère. Un cri d'indignation retentit en Allemagne contre ce misérable, qui trouva des panégyristes dans son pays. A la nouvelle du crime, Charles-Quint donna l'ordre de s'emparer du meurtrier, qui bientôt, sur les sollicitations des catholiques toutpuissants sur l'esprit de l'empereur, fut rendu à la liberté.
Juan Perez, de Séville, docteur en théologie, professa également les opinions luthériennes. Pour échapper aux persécutions dirigées contre lui, il se réfugia à Venise, où il publia un grand nombre d'ouvrages, et notamment une traduction de l'Ancien et du Nouveau Testament. En 1556 et 1557, il donna une édition nouvelle du commentaire sur les épîtres de saint Paul aux Romains et aux Corinthiens, par Juan de Valdès, en y joignant un prologue et dès dédicaces. 11 composa un catéchisme en langue espagnole qui contribua fortement à propager dans ce pays les doctrines réformées. Pour éviter la persécution à laquelle l'exil volontaire ne l'aurait point soustrait, Perez fit habilement courir le bruit que son ouvrage avait été autorisé par l'inquisition ; mais le grand succès qu'il obtint éveilla l'attention du saint-office, qui, après examen, défendit le livre sous les peines les plus rigoureuses.
A cette époque, Charles-Quint, lassé du fardeau pesant que son rêve de suprématie universelle l'avait forcé de soutenir, venait d'abdiquer la souveraine puissance entre les mains de son fils Philippe II. Retiré du monde et au fond d'un cloître de l'Estramadure, dans le monastère de Yuste, l'ex-empereur suivait d'un œil attentif, dans sa laborieuse retraite, les grands événements auxquels présidait la politique ambitieuse de l'Espagne. Tout à coup il
apprend par don Juau Vazquez de Molina, secrétaire d'État, la découverte de deux foyers importants de protestantisme. « L'un existait au centre de la Vieille-Castille, à Valladolid, où résidait la cour; l'autre dans la ville la plus commerçante, la plus éclairée, la plus considérable de l'Andalousie, à Sévillel. »
Voici la lettre que Vazquez écrivait de Valladolid à l'empereur ; elle est datée du 27 avril 1558 : « Il y a quatre jours, le docteur Cazalla, allant prêcher à Belen, fut arrêté et conduit à la maison de l'inquisition, ainsi qu'une de ses sœurs et d'autres femmes de ce village qu'on regardait comme très-recueillies ; et l'on dit même qu'ils ne s'arrêteront pas là; que d'autres personnes de plus de qualité sont également coupables. Domingo de Rojas, fils du marquis de Poza, est absent; c'était un frère dominicain tenu en grande vénération. La cause n'a point été encore rendue publique, et l'on prétend aussi qu'il y a d'autres individus amenés de Zamora. Ce sont des choses d'une grande importance qui demandent un prompt remède; aussi l'inquisiteur général et les membres du conseil font de grandes diligences pour couper court à ce mal, qui déjà commençait à tant se répandre.» Non moins surpris qu'irrité, Charles-Quint écrivit à la princesse doila Juan a, qui était régente du royaume en l'absence de Philippe II, alors en Flandre, pour lui recommander la plus grande rigueur contre les protestants.
1 CharlÉS-Quint, son alJdïcation; son séjour et sa mort au monastère de Yuste, par M, Migïièt, 3e éd;, p. 555. Tout ce qui a rapport au protestantisme, en Espagne, est résumé dans cet ouvrage avec la merveilleuse clarté qui distingue l'auteur. Voir aussi l'Histoire du Hgne dé Philippe It, de PRESGOTT, traduction française, t. II; p. 54 k 82.
« Yusté, 3 mai 1558.
« Sérénissime princesse, etc., par la lettre que vous m'avez écrite le 27 du mois passé, nous avons appris les personnes qui, dans cette cour, dans Zamora et autres contrées, ont été arrêtées comme luthériennes, et ceux que l'on pensait prendre et qui se sont absentés, et les recherches que les membres du conseil de l'inquisition ont faites et sont encore occupés à faire pour les arrêter et en découvrir le plus grand nombre possible. De tout cela j'ai eu et j'éprouve la peine et la douleur que je dois avoir avec raison, ainsi que l'importance du fait l'exige.
Et bien que je sois certain que, puisque cela est une chose qui intéresse tant l'honneur et le service de NotreSeigneur et la conservation de ces royaumes, où par sa bonté on a préservé si bien les choses de la religion, on fera, pour la vérification de cela, tout ce qui est possible, et même plus, je vous prie Aussi instamment que je puis le faire que, non contente d'ordonner à l'archevêque de Séville de ne pas s'absenter pour le moment de la cour, car, en y restant, il pourra pourvoir et prévenir tout ce qui viendrait de toutes parts, de le charger, ainsi que ceux du conseil de l'inquisition, de ma part et très-étroitement, de faire dans cette affaire ce qu'ils jugent convenable, et je me confie à eux pour arrêter rapidement un aussi grand mal. Je vous recommande, dans ce but, de leur donner et de prescrire qu'on leur donne toute la faveur et le zèle qui sera nécessaire, pour que ceux qui seraient coupables soient punis et châtiés avec la rigueur et la sévérité que leurs fautes mériteraient, et cela sans exception d'aucune personne. Que si j'étais avec des forces et en mesure de pouvoir le faire, je chercherais aussi à diriger mes efforts dans cette conjoncture, et à prendre
quelque peine pour trouver de mon côté le remède et le châtiment de ce qui a été dit, malgré tout ce que j'ai souffert pour eux ; mais je sais que cela ne sera pas nécessaire, et qu'en tout on fera ce qui convient. » L'archevêque de Séville, Valdès, inquisiteur général du royaume, adressa, de son côté, à l'empereur une Relation des événements survenus dans le domaine religieux confié à ses soins.
14 mai 15581.
« L'archevêque étant à Valladolid, et ayant appris les événements qui étaient arrivés touchant ces matières à Séville, et aussi en d'autres choses très-importantes pour la foi, survenues dans les inquisitions d'Aragon, de Valence et de Murcie, quoique n'appartenant pas à ces erreurs, il arriva qu'il vint à sa connaissance que quelques personnes en grand secret, et, sous couleur d'enseigner et de prêcher des choses qui paraissaient saintes et bonnes, mêlaient des choses mauvaises et hérétiques, ce qu'elles allaient faisant peu à peu, selon la disposition où elles trouvaient les personnes qu'elles tentaient. L'archevêque apprit cela de quelques-unes des personnes tentées, qui s'étaient scandalisées de ce qu'on commençait à leur enseigner, quoiqu'on n'eût pas été très-loin avec elles. On ordonna à ces personnes de retourner en grand secret, et avec une complète dissimulation, vers ceux qui les avaient instruits, en disant qu'ils désiraient entendre mieux et prendre les doctrines par écrit, pour les fixer dans leur mémoire, les contempler et se consoler avec cela, et s'entretenir avec les personnes qui l'entendaient mieux.
(i C'est ce qui arriva en effet, et fort heureusement, parce
1 Gachard. Retraite et mort de Charles-Quint, t. II, p. 419-425.
que la cause fut encore mieux éclaircie, et l'on apprit, par
écrit et par lettres, quelques-unes des mauvaises erreurs qu'ils enseignaient, ainsi que quelques-uns des auteurs de la doctrine ; mais on agissait encore en grand secret et avec dissimulation, afin de pouvoir mieux entendre et connaître un nombre plus considérable de personnes qui y avaient pris part.
« Les affaires en étant à ce point, il arriva que l'évêque de Zamora fit publier dans une église certains édits que l'on a l'habitude de publier dans le carême, afin que ceux qui connaîtraient quelques péchés publics ou quelques superstitions vinssent le dire. C'est ainsi que différentes personnes se présentèrent devant l'évêque pour dénoncer quelques-unes de ces erreurs, d'un habitant de cette ville nommé Padilla, et l'évêque le fit arrêter et jeter dans une prison publique. Mais comme l'événement fut divulgué et que Padilla, dans sa prison, eût la liberté de parler avec les personnes qu'il voulut, ainsi que d'écrire des lettres et des avis dans différents endroits, et quoique l'évêque le fit dans une bonne intention, comme il n'avait point l'expérience du secret avec lequel ces choses ont coutume de se traiter, ce fut un malheur, parce qu'il donna occasion d'épouvanter la chasse. Aussi quelques-unes despersonnes les plus coupables commencèrent à fuir, et forcèrent l'archevêque et l'inquisition d'arrêter de suite quelques-uns des criminels, à savoir : le docteur Cazalla, ses frères, ses sœurs, sa mère, et don Pedro Sarmiento, et sa femme, et dona Ana Enriquez, sa mère, fille du marquis d'Alcanicès, et don Luis de Rojas, petit-fils du marquis de Poza et héritier de sa maison, et d'autres vecinos ou vecinas de Valladolid, de Toro et de quelques endroits de cette contrée. On envoya aussi en toute hâte surveiller les ports, afin d'arrêter ceux qui avaient fui. Dieu a voulu qu'on ait
arrêté en Navarre don Carlos de Sesso, vecino de Logrono, qui fut corfègidor à Toro, et fray Domingo de Rojas, qui était vêtu en séculier. Ce fut un grand bonheur, parce qu'ils avaient déjà un sauf-conduit du vice-roi de Navarre pour passer en France, et ils l'avaient obtenu en trompant le vice-roi. Ils portaient des lettres de recommandation de quelques autres personnes pour la princesse de Béarn et pour les gardes du port. C'est ainsi qu'ils furent conduits prisonniers, en compagnie du licencié Herrera, alcalde de Sacas dans Logrono, qui, indépendamment de ce qu'il avait participé à la faute, avait dissimulé et favorisé la fuite du frère Domingo et de don Carlos. On emmena le frère avec l'habit laïque dont il était porteur ; il est ainsi vêtu dans sa prison, car on ne lui a point permis de reprendre ses habits. Ils furent escortés par douze arquebusiers familiers du saint-office ; venaient à cheval les officiers qu'on avait envoyés pour les chercher. Et c'est ainsi qu'ils firent toute la route jusqu'à Valladolid, sans qu'on leur permît de parler entre eux, ni qu'aucune personne pût leur adresser la parole ; et dans tous les villages où ils passaient sortaient pour les voir une foule d'hommes, de femmes et d'enfants, qui témoignaient le désir de les brûler sur-le-champ. Le moine avait grand' peur que ses parents le tuassent dans la route. On fit en sorte de les faire arriver de nuit à Valladolid pour éviter que les enfants et le peuple ne leur jetassent des pierres, parce que la foule était si indignée contre eux que cela aurait pu avoir lieu.
« De tous les fugitifs il ne s'en est échappé qu'un seul qui, bien qu'étant un homme de basse extraction, est trèscoupable. On sait ce qu'il est devenu. Il s'est embarqué à Castro de Urdiales, sur un brigantin frété par un marchand flamand, et quand arrivèrent ceux qui le suivaient
il s'était déjà embarqué. On a vu quelques-unes des lettres qu'il avait écrites à une personne qui lui était dévouée, maintenant prisonnière, et il l'avertissait qu'il allait avec ce navire en Flandre, se réfugier dans la maison de l'archevêque de Tolède ou du frère Juan de Villagarcia, son compagnon, où il dit qu'il sera bien reçu, et qu'on le trouverait là, indiquant aussi le nom sous lequel on devait le demander, parce qu'il avait changé son propre nom.
« Il a été de tout cela donné avis au roi notre maître et à son confesseur, et aussi au capitaine Pero Menendez, qui est allé là-bas, et est homme actif, afin que, s'il est possible, il l'arrête et l'envoie ici. Tous les jours se présentent devant l'inquisition de nouveaux témoins que l'on examine en toute hâte et en secret. Il est venu se présenter et l'on a arrêté un chevalier de Toro, qui s'appelle Juan de Ulloa Pereyra, et quant aux autres, on a négligé de les prendre, parce qu'il n'y a pas de prison où l'on puisse les garder en sûreté, - et par la grande difficulté que l'on a d'entendre ces jours derniers les prisonniers, et à cause du peu de familiers dont on dispose. Des deux inquisiteurs de Valladolid, l'un est à Avila, occupé à d'autres affaires importantes, et il n'a pu se rendre ici à cause de quelques bonnes raisons. A son défaut on a envoyé le docteur Diego, inquisiteur de Cuença, pour qu'il vint résider à Valladolid; et l'on doit aussi en faire venir un autre de Murcie, parce qu'on n'a pas trouvé plus près d'autres inquisiteurs qui pussent convenir pour ce dont il s'agit maintenant.
« L'archevêque reste seul dans le conseil avec Diego de los Cobos et le docteur Andrés Perez, théologien, pour expédier les affaires générales des autres inquisitions. Et chaque jour on vient lui demander compte de ce qui se fait avec les prisonniers dans l'inquisition, et chaque jour l'archevêque présente un rapport à la sérénissime pnn-
cesse sur ce qui se dit et se fait. Il reste convenu avec Son Altesse que quand il sera nécessaire que quelques-uns des membres du conseil royal quittent leurs travaux pour s'occuper de ces affaires, ils pourront le faire. Et quand les procédures seront en mesure d'être vues et examinées, on pourra appeler quelques-uns des auditeurs de la chancellerie, comme c'est l'usage, et aussi quelques membres du conseil royal, ou tous, si l'on juge convenable qu'ils y prennent part. Et, indépendamment de tout cela, il est convenu avec Son Altesse que, pour plus d'autorité, au moment de voir les procès, on appellera les évêques de Palencia et de Ciudad-Rodrigo, qui ont fait partie du conseil de l'inquisition. La lettre que Sa Majesté Impériale a écrite à Son Altesse, que l'archevêque a montrée à tous ceux qui l'ont voulu voir, en faisant comprendre au peuple l'intérêt que l'on porte à ces affaires, a donné à tout cela une grande faveur et plus d'autorité.
« L'archevêque est aussi d'accord avec Son Altesse que, pour donner plus d'activité et d'importance à ce qui se fait dans l'inquisition de Séville, il convenait d'envoyer là quelqu'un des prélats choisis parmi ceux qui ont appartenu à l'inquisition; car ceux de cette qualité qui se trouvent le plus près sont les évêques de Jaen et Ciudad-Rodrigo, et il ne convient pas qu'ils s'occupent de ces affaires-là, parce qu'ils ont à Séville un grand nombre de leurs principaux parents, dont quelques-uns même sont prisonniers. Il nous a semblé que nul ne convenait mieux que l'évêque de Tarazona, qui a été inquisiteur pendant bien des années : c'est un bon esprit et un homme de beaucoup d'expérience, et aussi Son Altesse l'a envoyé chercher, et il a répondu qu'il viendrait bientôt à Valladolid, bien qu'il ne sache pas s'il acceptera d'aller à Séville.
« Les choses en étant à ce point, arriva à l'Abrojo 1 Luis Quijada, et il a parlé à Son Altesse et aussi à l'archevêque.
D'après ce qu'il a dit et ce qu'on voit par le paragraphe de la lettre que vient de recevoir tout dernièrement Son Altesse, on comprit la grande peine et le souci que Sa Majesté avait éprouvés de ces affaires. Juan deVega est venu aussi à l'Abrojo parler de tout cela à Son Altesse ainsi qu'à l'archevêque. Et en apprenant la marche de l'affaire et ce qu'on a ordonné, il paraît qu'il n'y a plus rien à pourvoir; mais malgré tout cela il reste décidé que lorsque Son Altesse ira à Valladolid, on l'y rejoindra. Et s'il y a une autre détermination à prendre, on la prendra en toute hâte. »
A ce rapport était jointe la liste suivante des personnes arrêtées pour opinions contraires à l'orthodoxie catholique :
LISTE DES PERSONNES ARRÊTÉES ET ENFERMÉES DANS LES PRISONS DE VALLADOLID
Fray Domingo de Rojas.
Don Pedro Sarmiento, son frère.
Dona Mencia de Figueroa, sa femme.
Don Luis de Rojas, petit-fils du marquis de Poza.
Dona Ana Enriquez, fille du marquis d'Alcanizes.
Don Carlos de Sesso.
Le docteur Cazalla et deux de ses frères prêtres, ainsi que deux de ses soeurs, et Juan de Bivero, frère dudit docteur, marié avec dOlÌa Juana de Silva, fille du marquis de Montemayor, et Isabel, servante d'une sceur du docteur.
Dona Francisca de Çúñiga, fille du licencié Baeça.
Dona Catalina de Hortega, fille du licencié Hernando Diaz.
Juana Velasquez, servante de la marquise d'Alcanizes.
Le licencié Errezuelo, vecino de Toro.
Juan de Ulloa, commandeur de l'ordre de Saint-Jean, vecino de Toro.
1 Résidence royale située près de Valladolid.
Cristdbal de Padilla, vecino de Zamora.
Le licencie Herrera, alcalde de Sacas de Logrono.
Juana Sanchez, beate, vecina de Yalladolid.
Anton Pason, domestique de Luis de Rojas, prêtre.
Pedro de Sotelo, vecino de Aldea el Palo.
Un orfèvre qui se nomme Juan Garcia, et autres1.
Le 25 du même mois, dans sa préoccupation à attirer contre les protestants découverts à Valladolid, les rigueurs de l'Inquisition, l'empereur écrivait de nouveau à la régente la lettre suivante : « Yuste, 25 mai 1558.
« Relativement à ce que vous dites que vous avez écrit au roi, en lui réndant compte de ce qui se passe touchant les personnes qui ont été arrêtées comme luthériennes et de celles qui sont découvertes chaque jour, et que vous avez montré ma lettre que je vous écrivis à ce sujet, à l'archevêque de Séville et à ceux du conseil de l'inquisition, et la protection que vous leur avez accordée, et les diligences dont on use sur ce point, tout cela m'a paru bien. Mais croyez, ma fille, que cette affaire m'a jeté et me tient encore dans un grand embarras, et donné tant de peine que je ne saurais vous le dire; en voyant que pendant que le- roi et moi nous nous étions absentés de ces royaumes, ils ont été dans une telle tranquillité et exempts de ce malheur, et maintenant que je suis revenu dans mes royaumes pour m'y retirer et m'y reposer et servir NotreSeigneur, il arrive en ma présence et en la vôtre une si grande effronterie et fourberie, et que de semblables personnes ont encouru ce châtiment, sachant que sur cela j'ai souffert et supporté en Allemagne tant de travaux et de dépenses et perdu une si grande partie de ma santé, que
1 Retraite et mort de Charles-Quiut, par Gacbard, t. II, p. 401-402.
certainement, si ce n'eût été la certitude que j'ai que vous et ceux de vos conseils qui sont là présents, porteront un remède radical à ce mal, car ce n'est qu'un commencement sans forces et sans fondements, en châtiant les coupables très-sérieusement, pour empêcher qu'il n'aille pas plus loin, je ne sais si j'aurais eu la patience de ne point sortir d'ici pour aller y remédier. Aussi, comme cette affaire importe plus que toutes les autres au service de Notre-Seigneur, au bien et à la conservation de ces royaumes, et pour être, comme il est déjà dit, au début, et avec si peu de forces qu'on peut facilement châtier, il est nécessaire de faire la plus grande diligence et les plus grands efforts pour donner un prompt remède ainsi qu'un châtiment exemplaire. Et je ne sais si pour cela suffira celui dont on se sert ici dans les mêmes circonstances, par lequel, conformément au droit commun, tous ceux qui sont tombés dans cette faute, en demandant miséricorde et en se reconnaissant coupables, voient leur justification admise, et pour la première faute on les pardonne moyennant quelque pénitence. Il resterait alors à ces personnes la liberté de causer le même danger, en se voyant en liberté, et encore plus en étant des personnes signalées, exaspérées de l'affront reçu pour cela et en quelque sorte poussées vers la vengeance; et surtout comme ayant été presque entièrement les inventeurs de ces hérésies. Mais il semble que ceci est différent de la fin pour laquelle on a dû ordonner ce qui a été dit plus haut, parce que le crime est si énorme et si pernicieux, que, d après ce que vous m'avez écrit, si une année encore s'était écoulée avant qu'on le découvrît, les coupables se seraient enhardis à prêcher leurs doctrines en public. On peut conclure de là combien était mauvais le but qu'ils poursuivaient, parce qu'il est clair qu'ils ne se seraient décidés à le faire, si ce
n'est avec l'aide et le concours d'un grand nombre de personnes et les armes à la main. Et ainsi on doit considérer si l'on peut procéder contre eux comme envers des séditieux, des gens de scandale, des perturbateurs et des gens qui troublent l'État, et qui avaient pour but de tomber dans le cas de rébellion, parce qu'ils ne peuvent se prévaloir de la miséricorde. Et puisque cela vient à propos, je veux vous raconter tout ce dont je me souviens de ce qui s'est passé et se passe, relativement à cela, dans les États de Flandre, bien que vous puissiez l'entendre plus particulièrement de la reine de Hongrie : désirant établir l'inquisition pour le remède et le châtiment de ces hérésies qui sont nées grâce au voisinage de l'Allemagne et de l'Angleterre, et même de la France, il y eut une grande opposition chez tout le monde, car on disait qu'il n'y avait point de Juifs parmi eux; aussi, après quelques demandes et quelques réponses, on se décida à publier une ordonnance qui déclarait que les personnes, de quelque état et de quelque condition qu'elles fussent, qui tomberaient dans l'un des cas prévus, seraient ipso facto brûlées, et que leurs biens seraient confisqués. Pour l'exécution de cette ordonnance, on nomma cértaines personnes chargées de s'informer, de rechercher et de découvrir les coupables, et d'aviser de tout cela les magistrats dans la juridiction desquels ils se trouveraient, afin qu'après que la vérité serait certifiée on brûlât vifs ceux qui persisteraient, et que ceux qui se réconcilieraient eussent la tête tranchée *, comme, cela s'est fait et cela s'exécute, quoiqu'ils en aient une vive douleur, et non point sans raison, puisque l'ordre est si rigoureux.
1 C'est dans le placard du 10 juin 1555 contre les anabaptistes que cette disposition spéciale est contenue. L'ordonnance du 25 septembre 1550 décerne la peine de mort par le fer, la fosse et le feu, contre les hérétiques en général. (Note de Gachard.)
Mais, vu la nécessité qui a existé de cela, j'ai été forcé, dans mon temps, d'agir ainsi. Je ne sais ce que le roi mon fils aura fait depuis, mais je crois que, pour le même motif, il aura continué, parce que je l'avertis et le priai beaucoup d'être ferme pour le châtiment à infliger à ces hérétiques. Et puisque cela est ainsi, et qu'en Angleterre on a fait et l'on fait tant et de si rudes justices, jusqu'aux évêques, d'après l'ordre qu'il a donné là-bas, comme s'il en était son roi naturel, et qu'ils le lui permettent, il y a encore plus de raison pour qu'ici, d'où il est roi, et où tous sont si chrétiens, on déploie en cela la rigueur que l'importance du mal exige. C'est de quoi il m'a semblé devoir vous avertir et vous prévenir, afin que, vous étant concerté avec ledit archevêque et ceux du conseil de l'inquisition, et ceux avec qui il conviendra le mieux, de manière à faire cesser les conflits qu'il y a eu dans le passé sur les juridictions, ils voient ce que l'on peut et l'on doit faire relativement à cela. Parce que, croyez, ma fille, que si, dans le début, on ne châtie pas et l'on ne porte pas remède pour faire cesser un aussi grand mal, sans exemption d'aucune personne, je n'ose me promettre que désormais le roi, ni personne soient en état de -l'arrêter. Et ainsi je vous prie, autant que je le peux, d'agir en tout cela le plus tôt possible; puisque l'importance de l'événement l'exige. Et pour que l'on fasse en mon nom la diligence qui convient, j'écris à Luis Quijada d'aller làbas, de se rendre près de vous et de parler aux personnes et dans la forme que vous lui direz. »
En même temps qu'il donnait des instructions si sévères à la régente, Charles écrivait à son fils Philippe II, pour l'informer de ce qui se passait dans le royaume et lui faire part des mesures qu'il avait cru devoir prendre en faveur du catholicisme menacé par les progrès de la
réforme. Sa lettre est aussi datée du 25 mai (1558).
« .La princesse m'ayant dénoncé les personnes qu'on avait découvertes et arrêtées comme luthériennes, je lui écrivis dans une lettre particulière ce qui me parut convenir, et en outre de cela, une autre lettre dont une partie de la copie sera envoyée avec celle-ci, afin qu'elle pût la montrer à l'archevêque de Séville et à ceux du conseil de l'inquisition; et m'ayant ensuite répondu à cela, et fait connaître ceux qu'on a pris de nouveau et que l'on prend chaque jour, je lui écrivis ce que vous verrez dans un paragraphe de ma lettre qui se trouve ici 1. Et bien que je sache, monfils, que, vu l'importance de l'affaire qui intéresse le service de NOJre-Seigneur et la conservation de ces royaumes, vous ordonnerez de pourvoir à ce qui convient pour le. châtiment exemplaire des coupables, et le remède de ce malheur, puisqu'il peut être appliqué en le faisant rapidement, car ce n'est seulement qu'un commencement sans force ni racine; je vous prie toutefois, avec toute la tendresse qui m'est possible; que, si je me trouvais en mesure de pouvoir le faire, je ne me contenterais pas seulement de l'écrire ni d'envoyer Luis Quijada. s DE LA SIAIN DE LEMPEREUR :
« Mon fils, cette noire affaire qui s'est élevée ici m'a scandalisé au point que vous pouvez le penser et le juger.
Vous verrez ce que j'écris à votre sœur relativement à cela. Il est nécessaire que vous écriviez, et que vous donniez des ordres impitoyables, afin qu'on agisse avec beaucoup de rigueur, et qu'on inflige un châtiment exem-
1 Philippe II avait écrit en marge de ce passage : lui baiser les mains, pour les ordres qu'il a donnés en cette affaire; le supplier de la suivre; lui dire que d'ici on agira dans le même sens, et l'informer de ce qui s'est fait jusqu'à présent.
plaire. Et comme je sais que vous avez beaucoup de volonté, et que vous userez de zèle plus que je ne saurais ou ne pourrais le dire ni le désirer, je ne m'appesantirai pas plus longuement sur cela.
« Votre bon père, CiBLOS. »
On n'a point la réponse de Philippe II à cette pressante et inflexible lettre de Charles-Quint. Mais nous en avons une du roi à la princesse Juana, dans laquelle il recommande à sa sœur de laisser la direction de cette affaire à la prudence de l'habile empereur.
« En ce qui concerne, dit-il, le docteur Cazalla et les autres personnes arrêtées, nous vous avons déjà écrit le 5 juin sur ce qui nous semblait devoir être fait. Depuis j'ai vu ce que l'archevêque de Séville, et ceux du conseil de la sainte inquisition nous ont écrit, ainsi que les ordres envoyés par l'empereur, mon maître, et le saint zèle qu'il a eu et qu'il a pour la conservation et l'augmentation de la foi catholique. Et je tiens pour certain que l'on a fait, et que l'on fait toutes les diligences nécessaires et possibles contre ceux qui sont coupables, et que l'on ne cessera de s'occuper de cette affaire, jusqu'au moment où ils seront punis et châtiés d'une façon exemplaire et avec toute rigueur, ainsi que l'exige l'importance du cas, la chose intéressant le service de Dieu Notre-Seigneur, le bien et la tranquillité et le calme de ces royaumes. Et pour qu'il n'y ait pas de retard dans ce qui sera nécessaire, en prenant conseil par lettre de ma personne, pendant que je suis ici à la guerre, j'écris auxdits archevêques et au conseil de l'inquisition, de rendre un compte particulier de ces affaires à Sa Majesté, étant certain qu'elle jugera à propos de prendre la peine de les entendre, de
décider et de déterminer ce qui conviendra. C'est ainsi que je la supplie dans une lettre de ma main, et que j'ordonne aux autres de m'avertir de ce qui se ferait, et de ce qui leur semblerait le plus à propos. Ainsi donc je vous prie de nouveau, le plus tendrement que je puis; que pour votre part vous ayez un soin spécial de tout ce qui touche à cela, ainsi que vous le faites. Et afin que l'on puisse diriger et conduire cette affaire, d'une si grande importance, il nous semble qu'il conviendrait d'appeler l'évêque de Jaen, et don Diego de Cordoba, quand celui-ci sera consacré, ainsi que les autres prélats qui ont été inquisiteurs, quoiqu'ils soient dans leurs Églises, à cause de la longue expérience qu'ils ont de ces choses, de façon à ce qu'ils sachent qu'ils doivent revenir résider, et ne pas s'occuper davantage de ce dont ils ne peuvent se dispenser. Si cela est nécessaire faites-leur écrire, en donnant des ordres selon et comme il conviendra ; dans cette substance j'écris audit archevêque et audit conseil. »
LUIS QUIJADA A L'EMPEREUR.
« Valladolid, 1er juin 1558.
« J'ai reçu le vingt-huit du mois passé la lettre de votre Majesté du vingt-cinq du même mois, avec Espinosa t.
Après avoir pris connaissance de ce que Votre Majesté m'ordonne, je partis le jour de Pâques pour venir ici, où je trouvai que la sérénissime princesse était allée à l'A-
1 S'agit-il ici de don Diego de Espinosa, que Philippe Il fit depuis conseiller d'État, président du conseil de Castille, grand inquisiteur et cardinal? C'est ce que les documents que nous avons à notre disposition ne nous permettent pas de vérifier. (Note de Gachard.
Retraite et mort de Charles-Quint, t. le', p. 289.)
brojo, et le lundi suivant je fus lui porter le pli de Votre Majesté, et je lui parlai en conformité et d'après l'ordre qu'elle me donna, faisant entendre à Son Altesse la douleur et la peine qu'avait Votre Maj esté, de ce qui est arrivé, et combien il convenait d'arrêter cette affaire; car on pouvait le faire facilement au début et y porter un prompt remède, en châtiant les coupables avec rigueur et d'une façon exemplaire, et que le cas exige que la chose soit faite le plus rapidement possible.
« Son Altesse me répondit combien elle était peinée que, sous son administration et pendant le temps que Votre Majesté prenait du repos, un semblable outrage auquel on était si loin de s'attendre se présentât, mais qu'elle espérait qu'avec l'aide de Dieu on y porterait remède, de façon à en arrêter les progrès. Et après s'être entretenue un long moment de cela, elle m'ordonna de parler à l'archevêque de Sévillé 1, qui était avec Son Altesse à l'Abrojo, et de lui annoncer tout ce que Votre Majesté me disait. Ce que je fis, très-longuement. Je lui dis aussi combien il importait de se presser, et de procéder avec plus de rapidité qu'on n'a l'habitude de le faire à l'égard de ceux qui ont avoué, à quoi il me répondit qu'un grand nombre de personnes lui avaient tenu le même langage, et que le peuple aussi le disait publiquement, et de cela il était fort content parce qu'il paraissait n'être pas infecté, et désirer que l'on fit justice d'eux ; mais que cela ne convenait pas, parce qu'en le faisant avec tant de rapidité, on ne pourrait vérifier ni achever, de connaître les ramifications de cette affaire, ce qui devait s'entendre des chefs, mais, que jusqu'à présent, il lui semblait qu'il ne conve-
1 Fernando de Valdès, archevêque de Séville et inquisiteur général.
nait pas de la guider et de la poursuivre plus rapidement qu'elle l'était, mais la conduire de façon à découvrir la vérité, et que pour la savoir il était nécessaire d'aller conformément à l'ordre que l'on avait reçu, parce que si les coupables ne faisaient pas d'aveu un jour, ils en feraient un autre, par des persuasions et des promesses ; et, si cela ne suffisait pas, par des mauvais traitements et des tortures, et qu'il pensait qu'on découvrirait ainsi la vérité »
III
Les jésuites viennent en aide aux familiers du Saint-Office.–Atilo-de-fé aélébré à Valladolid le 21 mai 1559.-Protestants brûlés ou réconciliés.
- Leonir de Vibéro. - Agustin Cazalla. Herrezuelo et sa femme.– Nouvel aulo-de-fé à Valladolid (8 octobre 1559).- Serment prêté par Philippe II de défendre l'inquisition.–Don Cârlos de Seso. - Religieux et religieuses condamnés pour cause de protestantisme. Approbation donnée à ces massacres par le pape Paul IV.
Jusqu'à ce moment, les persécutions dirigées contre les protestants l'avaient été sans une trop grande rigueur.
Mais, grâce aux instigations des jésuites qui commençaient à étendre leurs ordres dans l'Espagne, les poursuites contre les protestants devinrent plus fréquentes et eurent un caractère de sévérité inconnu jusqu'alors : « Chez le peuple espagnol, dit un historien, la haine contre les jésuites était grande. Elle arriva à ce point qu'à Saragosse ceux-ci furent obligés, pour sauver leur vie de la fureur du peuple révolté, de fuir de la ville et de cher-
cher un asile dans les domaines de certains chevaliers qui leur étaient dévoués.
« Les jésuites, voyant augmenter de jour en jour en Espagne la haine qu'on avait contre eux, cherchèrent le moyen de conquérir la faveur publique et de tirer en même temps vengeance de tous ceux qui, par leurs paroles ou leurs écrits, avaient attaqué la société. Et comme la majeure partie de ceux qui criaient contre la compagnie de Jésus étaient de la bande des protestants, les théatins commencèrent à les dénoncer au tribunal du saint-office1. »
Les jésuites que l'on a vus depuis, dans le but de capter la faveur des souverains, flatter leurs mauvaises passions et abaisser la morale au niveau des plus lâches complaisances, devaient signaler les commencements de leur ténébreuse puissance, en déployant une cruauté sanguinaire contre de malheureux prisonniers qui n'étaient coupables d'autres crimes que celui d'avoir écouté la voix de leur raison. Les jésuites mirent un empressement cruel à favoriser les poursuites des familiers du saint-office, prêtant l'oreille à toutes les dénonciations et secondant de tout leur pouvoir cette œuvre de persécution. Aussi François de Borja écrivait confidentiellement à Ribadeneyra, qui avait suivi Philippe II dans les Flandres : « La Compagnie a mis le bout du doigt (cornadillo) dans cette affaire., de telle sorte que les inquisiteurs du saintoffice ont compris qu'elle ne leur a point été d'un faible secours. C'est ce qu'ils laissent entendre avec une grande satisfaction2. »
Les prisons furent bientôt remplies de protestants et l'on instruisit longuement leur procès. Un très-petit
1 A. de Castro, Historia, etc., p. 154 et 155.
2 Idem, p. 155.
nombre fut relâché; quant aux autres, on les condamna à figurer dans la redoutable cérémonie par laquelle le saint-office vengeait la religion catholique.
Le 21 mai 1559, sur la Plaza, Mayor de Valladolid, fut célébré un auto-de-fé contre un certain nombre de luthériens espagnols. Cette horrible cérémonie eut lieu en présence de la princesse Juana, du prince don Carlos et des plus illustres autorités du royaume. Quatorze personnes furent jetées vivantes dans les flammes. Seize autres hérétiques furent réconciliés, avec différentes pénitences qui variaient suivant leur plus ou moins de culpabilité. On précipita également dans le bûcher les ossements d'une femme qu'on avait déterrée par ordre dé l'inquisition. Ce cadavre, arraché au repos sacré de la tombe, était celui d'une grande dame, nommée Leonor de Vibéro, morte depuis déjà bien des années. Par la dénonciation de la femme d'un bijoutier de Valladolid, on apprit que la maison de cette courageuse protestante avait servi de réunion à ceux qui partageaient sa croyance. Les fils et les petitsfils de Leonor de Vibéro furent condamnés à une infamie perpétuelle. On confisqua ses biens, la maison qu'elle habitait fut rasée et l'on éleva sur son emplacement une colonne destinée à perpétuer le souvenir de son ignominie.
En 1809, cette colonne subsistait encore : un des généraux de l'armée de Napoléon fit renverser cet adieux trophée !.
Le fils de cette dame était le docteur Agustin Camlla, né en 1510. Après d'excellentes études faites à Alcalà de Hénarès, le jeune docteur fut choisi par Charles-Quint comme l'un de ses prédicateurs et le suivit en Allemagne.
Ce fut dans ce pays que Cazalla adopta les idées nouvelles et fit une abjuration secrète. De retour en Espagne, le nouveau converti chercha à répandre les croyances luthériennes et il devint à Valladolid le chef de la réforme
protestante. Dénoncé au saint-office, il avoua l'abjuration faite par lui en Allemagne, s'offrant d'abandonner publiquement la croyance réformée si on lui faisait grâce de la vie. Sa faiblesse ne désarma point les juges; pour toute faveur il obtint d'être étranglé par le garrote, avant qu'on le jetât dans le bûcher.
Cette famille des Gazalla-eut encore la gloire de donner deux autres martyrs à la cause de la liberté de conscience : Francisco de Vibévo Cazala et Beatrix, l'un frère et l'autre sœur du célèbre prédicateur de Charles-Quint.
En même temps périrent : AlfonsoPerez, prêtre de Palencia (royaume de Léon); Cristôbal de Ocampo, vecino de Zamora; Cristôbal de Padilla, chevalier de la même ville; Juan Garcia, orfèvre de Valladolid; le licencié Perez de Herrera, juge des contrebandes de la ville de Logrono; Catalina de Ortega; Catalina Roman; Isabel de Estrada et Juana Blazqîlez.
Venaient ensuite le bachelier Herrezuelo, savant jurisconsulte, et sa femme Leonor de Cisneros, âgée de vingtquatre ans, et douée d'une admirable beauté. Les tortures brisèrent le courage de la jeune femme qui obtint sa grâce en abjurant. Quant au mari, en proie à une violente douleur de la faiblesse de sa femme, il resta fidèle jusqu'à la dernière heure aux croyances réformées. Un témoin oculaire raconte ainsi sa mort : « Seul, le bachelier Herrezuelo resta inébranlable et se laissa brûler vivant avec la plus grande fermeté que l'on ait jamais vue. Je me trouvais si près de lui qu'il me fut possible de voir et de remarquer tous ses mouvements. Il ne put parler, parce qu'à cause de ses blasphèmes, il avait un bâillon à la langue. Mais en toutes choses il parut être un homme obstiné et inflexible, et comme son courage ne faiblit pas, il préféra mourir dans les flammes que
croire ce qu'avaient cru plusieurs autres de ses compagnons. Je remarquai beaucoup en lui que, quoiqu'il ne se plaignît pas et qu'il ne fît aucun mouvement qui trahît la douleur, il mourut, malgré tout, avec la plus étrange tristesse sur le visage que j'aie jamais vu, et cela au point que c'était effrayant de regarder sa figure1. »
En voyant le chagrin profond causé à son mari par l'abjuration de ses croyances, en contemplant le courage qu'il déploya, Leonor fut saisie de cruels remords. Elle revint à sa foi première, confessant hautement les doctrines luthériennes. Après neuf années d'ardent prosélytisme, elle obtint les honneurs du martyre et fut jetée vivante dans les bûchers du saint-office. (
Ceux qui échappèrent à la mort, mais en perdant tous leurs titres et tous leurs biens, furent : Pedro de Sarmiento de Rojas, vecino de Palencia, che: valier de l'ordre de Saint-Jacques, commandeur de Quintana et fils de don Juan de Rojas, premier marquis de Poza. Sa femme, dona Mencia de Figneroa, fut également revêtue du sambénito et condamnée à la prison perpétuelle. Leur fils aîné, don Luis fde Rojas, dut vivre loin de Madrid, de Yalladolid et de Palencia, sans pouvoir quitter l'Espagne; Dona Ana Henriquez de Rojas, fille d'Alfonso Henriquez de. Almansa, marquis d'Alcanicès, alors âgée de vingtquatre ans, était une femme d'une grande érudition et" fort versée dans la lecture des œuvres de Calvin et du protestant espagnol Constantino Ponce de la Fuente. Elle fut contrainte à rester enfermée dans un monastère pour le reste de ses jours. Sa tante dona Maria de Rojas, sœur
i Le docteur Gonzalo de Illescas, cité par A. de Castro; Historia, etc.; p. 169: -
de dona Elvira de Rojas, marquise d'Alcanicès, religieuse au couvent de Santa Catalina, à Valladolid, fut condamnée à une réclusion éternelle dans sa communauté et privée de tout droit de participer aux différents votes.
Venaient encore : dona Francisca Zúniga de Baeza, sœur quêteuse de Valladolid et fille d'Alonso de Baeza, contador du roi ; Constanza de Vibero Cazalla, sœur du docteur Agustin et veuve de Hernando Ortiz, également contador du roi ; Juan de Vibero Cazajla, vecino de Valladolid et frère du célèbre protestant de ce nom. Sa femme, Juana Silva de Ribera, fille naturelle du marquis de Montemayor. Le mari et la femme furent condamnés à la prison perpétuelle et à la perte de tous leurs biens. Leur domestique; Isabel Minguez, figura aussi dans la redoutable cérémonie ; Anton Minguez, frère de cette dernière, et Daniel de la Cuadra, tous deux vecinos dePedrosa.
Don Juan de lJlloa Pereira, chevalier et commandeur de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, condamné par la sentence du tribunal à la prison perpétuelle, à l'infamie et à la dégradation de tous les honneurs. Il fut, en 1564, relevé de toutes les peines dont il avait été frappé. C'était un général distingué qui avait mérité de recevoir son grade des mains mêmes de Charles-Quint; celui-ci, dans les guerres de l'Allemagne et de la Hongrie, lui avait confié sous ses ordres le commandement de ses nombreuses armées.
Le sermon habituel que l'on prononçait dans les autode-fé, sous le nom de sermon de foi, fut prêché par Melchor Cano, illustre théologien, et appartenant à l'ordre des frères prêcheurs 1. Pendant la cérémonie, l'inquisi-
1 Il assista au concile de Trente, et, bien qu'il eût été nommé évêque des Canaries, il ne put obtenir du pape les bulles nécessaires à sa consécration. Melchor Cano mourut en 1560.
teur s'approcha du trône où siégeaient la princesse Juana et le jeune don Carlos, et leur demanda de jurer de * défendre les prérogatives de l'inquisition et de lui rendre compte de tout ce qui se ferait ou dirait contre les croyances de la foi, en s'engageant à dénoncer toutes les entreprises tentées contre le catholicisme, dont ils auraient connaissance. La princesse et le jeune prince prêtèrent le serment qu'on leur demandait. C'était la première fois que l'inquisiteur avait l'audace d'exiger ainsi des souverains un serment qui abaissait la majesté du trône devant l'omnipotence d'un tribunal aussi odieux que redouté.
Un nouvel auto-de-fé fut célébré à Valladolid le 8 octobre de la même année (1559). Le roi Philippe Il, de retour en Espagne, jugea à propos d'assister à cette cérémonie pour y ajouter de l'éclat par sa présence. Il était accompagné de son fils, de son neveu le prince de Parme, de trois ambassadeurs de France, de l'archevêque de Séville, d'un grand nombre d'évêques et de la cour tout entière. « On célébra très-solennellement cet auto d'hérétiques sur la Plaza Mayor; les condamnés furent placés sur un échafaud fait tout récemment dans l'intention qu'ils pussent être vus de toutes parts. Tous les conseillers et les personnages importants furent réunis sur des échafaudages. Et tel fut le concours de monde venu de toute la contrée que, réunis au peuple, on put croire qu'il se trouvait là plus de deux cent mille personnes1. j)
Après le sermon de foi, le cardinal archevêque de Séville, Hernando de Valdès, inquisiteur général, s'écria : « Domine, adjuva nos. » Philippe II, se levant, tira son épée
1 Manuscrit de don Diego de Simancas, secrétaire du saint-office, qui se trouve dans la bibliothèque de la cathédrale de Séville, cité dar A. de Castro, Historia, etc., p. 176 et 477.
du fourreau et la brandit en témoignage de la protection qu'il accordait au saint-office. L'archevêque donna ensuite lecture de la déclaration suivante : a Puisqu'il est ordonné par les décrets apostoliques et les sacrés canons que les rois doivent jurer de favoriser la sainte foi catholique et la religion chrétienne, que Votre Majesté jure par la sainte croix que sa royale main droite tient à son épée, qu'elle accordera toute la faveur nécessaire au saint-office de l'inquisition et à ses ministres contre les hérétiques et les apostats et contre ceux qui les défendraient et favoriseraient, et qui, directement ou indirectement, porteraient atteinte aux effets et aux choses du saint-office : qu'elle forcera tous ses sujets et tousses naturels d'obéir et de garder les constitutions et les lettres apostoliques données et publiées pour la défense de la sainte foi catholique contre les hérétiques et contre ceux qui les croiraient, leur donneraient asile et les favoriseraient. »
Philippe II répondit : Je le jure ainsi.
Les victimes qui périrent dans cet auto-de-fé furent : Don Carlos de Seso ou Sessé, chevalier de Vérone, appartenant à l'une des plus illustres familles d'Italie. C'était un homme d'une grande érudition et qui avait longtemps servi Charles-Quint dans les guerres de l'Allemagne. Venu en Espagne, il avait exercé les fonctions de corrégidor dans la petite ville de Toro. Grâce à sa propagande, les idées de réforme firent un grand nombre de prosélytes à Valladolid, à Palencia et à Zamora. Arrêté par l'inquisition, il écrivit, dans les cachots, une courageuse profession de foi luthérienne; qui a mérité les éloges suivants de Llorente : « Il est difficile de peindre la vigueur et l'énergie avec laquelle sont écrites ces deux feuilles par un homme con-
damné à mourir dans l'espace de quelques heures1. »
Pendant la cérémonie, qu-and il passa devant le trône de Philippe II, il demanda au roi « comment il faisait périr par le feu un chevalier aussi distingué que lui. A quoi répondit le monarque fanatique : « Si mon fils était aussi méchant que vous, je porterais moi-même le bois pour le faire brûlerâ. » Et il donna l'ordre de le bâillonner. Pendant que Carlos marchait au supplice, les moines qui l'escortaient le poursuivaient de leurs instances pour qu'il abjurât. Quant on lui eut retiré le bâillon, il se retourna vers eux et leur dit : « Si j'avais le temps, vous verriez comment je vous démontrerais que vous condamnez ceux que vous n'imitez pas. Mettez le feu à ce bûcher pour que j'y meure. » Et il se livra courageusement au bourreau ; Fray Domingo de Rojas, prêtre religieux dominicain, fils des marquis de Poza. Il était accompagné de plus de cent religieux de son ordre, qui obtinrent de lui faire dire qu'il croyait à « notre sainte mère l'Église de Rome. »
Aussi consentit-on à ne pas le brûler vivant ; Juan Sanchez, domestique du curé de Pédrosa, s'était sauvé dans les Flandres. Il écrivit à Catalina Ortega, qui se trouvait dans les prisons du saint-office pour lui faire connaître sa retraite. La lettre étant tombée entre les mains de ces juges redoutables, on donna l'ordre de l'arrêter. Conduit à Valladolid, il fut condamné à être brûlé vivant. Pendant le supplice il déploya un courage héroïque.
Les autres condamnés à mort se confessèrent pour éviter d'être jetés vivants dans le bûcher. On les fit périr par le garrote. Voici leurs noms :
1 Histoire critique de l'inquisition.
2 Voir l'Histoire de Philippe II, par Cabrera.
Pedro Cazalla, curé de Pedrosa, au service duquel se trouvait Juan Sanchez, dont nous venons de raconter la mort.
Domingo Sanchez, prêtre, né à Villan.ediana, près Logrono.
Quelques religieuses également convaincues d'hérésies périrent dans cet auto-de- fé. Parmi elles se trouvaient dona Eufrosina Rios, de l'ordre de Sainte-Claire, à Valladolid; dona Marina de Guevara, de l'ordre de Cîteaux; Catalina de Reynoso et Margarita de Santisteban; Maria de Miranda, du même couvent.
Une béate, Juana Sanchez, de Valladolid, ayant été arrêtée par l'inquisition, craignit que les souffrances ne lui permissent pas de rester fidèle à ses croyances. Elle se perça la gorge avec des ciseaux. Dans son insatiable fureur, le redoutable tribunal ordonna que le cadavre de la suicidée fût jeté dans les flammes.
Voici le nom des personnes qui furent revêtues du sambénito et condamnées à la prison perpétuelle avec confiscation de tous leurs biens : Dona Isabel de Castilla, femme de don Carlos de Seso; Dona Catalina de Castilla, sa nièce ; Dona Francisco, de ZÙniga y Reynoso; Dona Felipa de Heredia et dona Catalina de Alcaraz, ces dernières religieuses des couvents de Belen, dont nous avons déjà parlé.
Le roi Philippe II, qui se trouvait présent à l'endroit même où l'on brûla ces infortunées, prit soin que ceux qui l'escortaient aidassent dans leur cruelle besogne les bourreaux de l'inquisition.
« Le récit de cet auto-da-fé fut envoyé au pape Paul IV, qui le goûta beaucoup et le fit lire en présence de quel-
ques cardinaux. Il dit que c'était par l'inspiration du Saint-Esprit que les rois catholiques avaient ordonné l'établissement de l'inquisition en Espagne, afin que les hérésies ne prévalussent pas dans ce pays. Et il accorda de grandes faveurs au saint-office1. »
IV
La réforme à Séville.– L'Abrégé de la doctrine chrétienne. Julian le Petit.
Ponce de la Fuente, prédicateur de Charles-Quint. Il est dénoncé par les dominicains; sa mort en prison. - Le comte de Bailen.–Les jésuites s'emparent de l'éducation des enfants. Les moines du couvent de San Isidro convertis au protestantisme.–Le Docteur blanc. - Les femmes dans les prisons. Odieuse conduite des inquisiteurs à leur égard.
Nous avons vu que deux protestants, Rodrigo de Valera et le docteur Juan Gil, "plus connu sous le nom d'Egidio, étaient de Séville. La réforme ne tarda pas à faire de rapides progrès dans cette contrée. Un des adeptes de la religion nouvelle, Juan Perez de Pineda, directeur du collège appelé la Doctrina, fut dénoncé à l'inquisition. Pour éviter les poursuites, il s'enfuit en 1555, avec différents protestants, sur une terre étrangère. Deux ans après il publiait à Venise un Abrégé de la doctrine chrétienne, et le fit parvenir à ses amis restés à Séville, afin que son livre servît à la propagande des croyances réformées.
1 Diego de Simancas, Ms., cilé par A. de Castro, Historia, etc., p 183. -
L'introduction en Espagne des ouvrages défendus n'était pas chose aisée : il fallait tromper la vigilance des nombreux limiers du saint-office, qui faisaient une guerre active à tous les livres venus de l'étranger. Le zèle d'un arriero1 fort intelligent vint en aide au prosélytisme des protestants. Il se nommait Julianillo Hernandez2. Grâce à sa profession, il passait les frontières et rentrait en Espagne sans éveiller de défiances, et chacun de ses voyages servait à la propagande des livres défendus. Il en fit pénétrer en contrebande plusieurs ballots qui furent cachés par lui dans le monastère de San Isidro à Séville. La lecture de ces ouvrages produisit sur l'esprit des moines de ce couvent l'effet des boissons fermentées sur les têtes qui n'y sont pas habituées. Un très-grand nombre de moines lurent les œuvres du docteur Juan Perez, et devinrent les adeptes des idées nouvelles. Sur une dénonciation, plus de huit cents personnes sont arrêtées. Julianillo est jeté en prison. L'instruction de son procès dura trois années. Pendant ce long emprisonnement, l'intrépide constance de Y arriero ne se démentit pas.
Bravant les tortures, défiant ses-bourreaux, il chantait iiprès chaque audience le couplet suivant :
Voncidos van los frailcs, Vencidos nll.
Corridos van los lobos, Corridos van.
« Vaincus s'en vont les moines, ils s'en vont vaincus.
En fuite s'en vont les loups, en fuite ils s'en vont. »
Julianillo, condamné à mort, périt dans les flammes de
1 Muletier.
2 Fort connu en France, il reçut le surnom de Julian le Petit à cause de l'exiguïté de sa taille.
l'auto-de-fé célébré le 22 décembre 1560, conservant jusqu'à la fin un courage héroïque.
Le plus illustre des protestants de Séville fut le docteur Constantino Ponce de la Fuente, chanoine magistral de cette ville, prédicateur célèbre et aimé de Charles-Quint.
Son talent oratoire réunissait autour de sa chaire un nombreux auditoire. Telle était la hardiesse de ses paroles que le jésuite François de Borja l'ayant entendu prêcher, le compara au cheval de Troie, et il écrivit au P. Suarez, recteur de Salamanque, de venir fonder immédiatement à Séville une maison de la compagnie de Jésus pour arrêter les progrès de l'hérésie naissante.
L'illustre chanoine ne pouvait tarder à devenir suspect aux ennemis de la raison. « Les frères dominicains, dit un historien, excités parles persuasions des jésuites, accouraient à la cathédrale toutes les fois que Constantino prêchait. Le but des disciples de saint Thomas d'Aquin était de garder dans leur mémoire les paroles du protestant qui auraient un sens hérétique et de les rapporter au saint-office. Constantino devina leur intention, et aussi, dans l'un de ses discours, il s'excusa de parler trop longuement sur cette matière, disant que ces chapelles lui dérobaient la voix, et il montrait celles de l'Église, afin que les catholiques le crussent ainsi, mais en faisant allusion aux chapelles des frères dominicains qui se trouvaient présents (comme des tigres guettant leur proie) et pour montrer à ses fidèles de garder le secret.
Mais tout cela lui servit peu, car les frères dominicains dénoncèrent un grand nombre de ses propositions au saint-office1. »
Le tribunal fit comparaître devant lui l'illustre prédica-
1 Diego Ortiz de Zúiiiga, Anales de Sevilla (Madrid, 16b7).
teur. Après son interrogatoire, ses amis lui demandèrent avec inquiétude le résultat de l'entrevue : « Ils veulent me brûler, leur répondit-il courageusement, mais ils me trouvent encore trop vert i. 11 A partir de ce moment, Ponce redoubla de prudence et fit cacher chez une honnête dame luthérienne tous les livres protestants ainsi que tous les écrits hétérodoxes qu'il possédait. Malheureusement cette dernière ne tarda pas à être arrêtée : l'inquisition ordonna des recherches dans sa maison, et l'on trouva dans une cachette tous les livres qui avaient été confiés par le chanoine de la Fuente. A la suite de cette découverte il fut emprisonné. On le plaça dans un affreux souterrain, humide, noir, où il était forcé de satisfaire aux plus impérieuses nécessités. Il y contracta rapidement une dyssenterie, et, pendant le délire de ses lièvres, l'illustre victime s'écriait : « Mon Dieu, n'auriez-vous pu me jeter entre les mains de sauvages, de Caraïbes ou d'autres êtres plus cruels et inhumains, plutôt que de m'avoir mis entre les mains de ces barbares? »
Ponce de la Fuente mourut enfin des souffrances endurées pendant sa réclusion. Ses ennemis firent courir le bruit qu'il avait mis volontairement fin à ses jours et son effigie fut brûlée dans Yauto-de-fé public du 22 décembre 1560.
Don Juan Ponce de Léon, second fils de don Rodrigo, comte de Bailen, eut l'honneur d'être l'un des amis du chanoine de Séville. Bien qu'il appartînt aux plus illustres familles du pays, l'inquisition refusa de lui faire grâce. 11 périt par le garrote, après s'être confessé, pour ne pas mourir dans les. flammes. Ses enfants, appartenant à la
1 A. de Castro, Historia, etc., p. 268 et 269.
ligne masculine, furent déclarés inhabiles à porter le titre de comtes de Bailen.
Un médecin de cette même ville, le docteur Cristôbal de Losada, se fit protestant par amour pour une jeune fille de cette religion. Il devint l'un des disciples assidus du docteur Egidio et profita si bien de ses enseignements, qu'il fut élu comme ministre secret de l'Église réformée de Séville. Arrêté par l'inquisition, il mourut avec un trèsgrand courage.
Isabel de Baena, dame illustre de Séville, avait ouvert sa maison aux disciples de la religion réformée. Elle fut également arrêtée et périt dans l'auto-de-fé du 24 septembre 1559. Sa maison fut rasée; on y jeta du sel, puis on éleva sur l'emplacement une colonne de marbre destinée à perpétuer le souvenir du châtiment.
Le licencié Juan Gonzalez, prêtre de Séville et fameux prédicateur de l'Andalousie, adopta les croyances réformées. Amid'Egidio et de Constantino de Ponce, il prêcha avec zèle ses opinions nouvelles. Arrêté par l'inquisition, il est condamné à périr dans les flammes. Sur le bûcher, il entonna le psaume : « Deus laudem meam ne tacueris, » et ses deux sœurs, également converties à la religion réformée, répétèrent ce cantique en périssant glorieusement avec lui.
Fernando de San Juan, maître d'école de la doctrine chrétienne à Séville, partagea les idées de réforme. Ayant été arrêté par l'inquisition, la peur des supplices lui arracha une rétractation de ses croyances. Mais bientôt, saisi de remords, il désavoua l'acte peu courageux qu'il avait commis et obtint de mourir dans l'auto-de-fé du 24 septembre 1559, où il fut conduit bâillonné.
La découverte des opinions protestantes du maître d'école effraya les familles orthodoxes de Séville. Cédant à
leur insu à la volonté de leurs femmes qui suivaient ellesmêmes les inspirations du confessionnal, un grand nombre de pères confièrent aux jésuites l'éducation de leurs enfants. En quelques années, plus de neuf cents élèves furent réunis dans les colléges de ces ennemis de la libre pensée. « À partir du moment où l'on confia l'éducation a ces hommes, la valeur de l'Espagne tomba épuisée, l'éloquence devint muette et la liberté gémit enchaînée pendant un espace de deux siècles 1. »
Un certain nombre de moines du couvent de San Isidro, où Yarriero Julianillo Hernandez avait déposé les ouvrages protestants, adoptèrent les idées de réforme. Parmi eux se distingua Garci-Arias, surnommé le docteur blanc, à cause de la couleur de ses cheveux. Bien qu'il partageât les croyances protestantes, la peur de l'inquisition le força à une grande dissimulation ; il alla même jusqu'à persécuter ses co-religionnaires qui s'affligeaient de cette désertion coupable. Et cependant la prudence excessive du timide moine ne désarma pas les soupçons du redoutable tribunal. Traduit devant lui, Garci-Arias, se voyant perdu, sentit renaître son courage. Il confessa hautement qull ne croyait plus à la religion catholique et fut condamné au dernier supplice. Pendant la redoutable cérémonie, il fut harcelé par ses confrères, restés fidèles au catholicisme, qui le sommaient de revenir à sa foi première.
Il leur répondit avec dédain : « qu'ils feraient mieux d'aller se joindre à une troupe d'ânes que de prendre place pour juger des matières de foi, car ils n'y entendaient rien. » Le couvent de San Isidro, l'un des plus riches de Séville, devint une pépinière de déformés. Avec Garci-Arias périrent fray Casiodoro et fray Cristôbal de Arellano,
1 A. de Castro, Historia de [Os protestantes espanoles, p. 286.
dont les inquisiteurs eux-mêmes vantaient la science ; le P. Morcillo périt par le garrote.
Diego Lopez, Domingo de Churruca, Gaspar de Porsas et Bernardo de San Gerônimo furent réconciliés dans le même auto-de-fé (22 décembre 1560).
La défaveur ayant gagné le couvent à cause du grand nombre de réformés qui s'y étaient trouvés, le supérieur de San Isidro ne trouva pas de meilleur remède pour purifier l'esprit de ses moines que de confier, pendant deux années, la prédication aux jésuites qui acceptèrent avec empressement l'offre qui leur était faite. Désormais une foule nombreuse et aristocratique assista aux sermons de l'orateur jésuite, qui lançait l'anathème contre les idées nouvelles dans l'endroit même où la réforme de Séville avait pris naissance.
A la même époque et pendant que les auto-de-fé se multipliaient à Séville, le docteur Juan Perez, qui avait cherché un asile à l'étranger, fit imprimer une épître pour consoler les fidèles de Jésus-Christ qui souffrent persécution pour la confession de son nom. (Genève, 1560.) Ce livre, dont le titre indique bien le but que se proposait l'auteur, eut pour effet de rendre courage à ceux que les violences de l'inquisition avaient quelque peu terrifiés.
Les femmes elles-mêmes tinrent à partager le sort de - ceux qui mouraient pour leur foi nouvelle. Dona Maria de Bohorquès. fille naturelle d'un des principaux chevaliers de Séville, à peine âgée de vingt et un ans, fut arrêtée et condamnée an bûcher. Elle périt dans Vauto-de-fé de septembre 1559. Sa sœur Juana fut également arrêtée; mais comme elle était enceinte, on attendit que l'accouchement eût eu lieu. Quelque temps après on la fit com- paraître devant le redoutable tribunal, et, comme elle persistait à proclamer ses croyances protestantes, on la
soumit à la torture. Trop faible pour résister aux souffrances, ses entrailles se brisèrent et elle rendit par la bouche une grande quantité de sang. Les supplices cessèrent pour elle; on la reconduisît dans sa prison, où elle succomba au bout de huit jours des suites des mauvais traitements qui lui avaient été infligés. Dona Francisco, de Chavès, religieuse professe de l'ordre de Saint-François d'Assise, au couvent de Sainte-Isabel à Séville, périt également dans l'auto de décembre 1560. Citons encore dona Maria de Viruès, Maria Cornel, et un grand nombre de femmes qui furent brûlées.
Ce n'était pas la mort seule qui attendait ces femmes courageuses, qui confessaient hautement la foi aux croyances protestantes. Un grand nombre de ces infortunées furent condamnées, dans les cachots où elles étaient plongées, à subir les derniers outrages de la lasciveté des inquisiteurs. Les misérables, protégés par le secret qui régnait dans les prisons, abusaient de la faiblesse des femmes, leur promettaient de les sauver par le sacrifice de leur honneur.
« Mais surtout, ô malfaiteurs, dit un écrivain juif du dix-septième siècle, comment n'avez-vous ni pudeur, ni honte? Car après joui des femmes et des filles qui tombent en votre pouvoir, après en avoir joui vous les livrez au feu. 0 impies! pires que les vieillards de Suzanne4. »
Ces accusations odieuses sont encore confirmées par Cipriano de Valera, dans son Traité des papes : « Il y eut un inquisiteur, dit-il, qui par bel air et par genre, dit d'un autre de ses compagnons qu'il ne se con-
1 Miguel de Monserratc, dans son livre très-rare intitulé : In cœnâ Domini, cité par A de Castro, Historia de los protestantes espdnoles, p. 295-296.
tentait pas de presser le raisin mais de le manger, parce qu'après avoir fait fouetter une belle jeune fille qu'on avait jeté en prison comme juive, il dormit avec elle et la fit ensuite brûlerl. »
V
Le procès de Carranza, archevêque de Tolède. - Son enfance. - Il est envoyé au concile de Trente. –Ses ouvrages.–Carranza accompagne Philippe II en Angleterre. - Sa mission dans les Flandres. - Il retourne en Espagne. Hostilité de Valdès, archevêque de Séville. Ténébreuses intrigues de ce dernier. - Carranza est fait prisonnier par ordre de l'inquisition (22 août 1559). Instruction préparée- contre lui. Le pape Pie V évoque à lui Je procès de l'archevêque de Tolède. Long emprisonnement de ce dernier. - Sentence rendue contre lui.–Mort de Carranza. Épitaphe inscrite sur son tombeau.
Nous avons à raconter l'histoire d'un moine dominicain, qui, après avoir rendu à la religion catholique des services signalés en frappant avec la dernière rigueur les hérétiques de l'Angleterre et des Flandres, fut élevé par la reconnaissance de Philippe II aux plus hautes dignités ecclésiastiques en Espagne, mais qui ayant respiré, comme malgré lui, l'air des doctrines réformées, fut, par la jalousie d'un de ses rivaux, dépouillé des fonctions qu'il exerçait et jeté dans les prisons, où la terrible vengeance
1 A. de Castro, Historia, p. 286 (en note).
de l'inquisition devait le poursuivre pendant plus de vingt années, malgré l'intérêt que prit à son sort la catholicité tout entière, sans que cessât de peser sur lui la redoutable influence du tribunal jusqu'à l'heure où fut prononcée la sentence de condamnation. Le trop célèbre procès de Carranza, archevêque de Tolède, nous fera voir jusqu'où peuvent aller la haine et la vengeance d'un prêtre qui sait invoquer l'intérêt de la religion menacée, et appeler à son aide la puissance d'un tribunal aussi redoutable que l'inquisition.
Bartolomé Carranza de Miranda naquit, en 1503, à Miranda de Arga, petite ville du royaume de Navarre, de Pedro Carranza et de Maria Musco, famille noble et des plus illustres du pays. Il fit ses études à l'Université d'Alcalà sous la tutelle du docteur Sancho, son oncle. A l'âge de dix-sept ans, Carranza prit l'habit de dominicain, et commença à professer dès l'année suivante. Après qu'il eut étudié la théologie à Salamanque, on le nomma à une chaire de faculté des arts à Saint-Grégoire de Vallaqolid; il était alors âgé de vingt-cinq ans.
Après quelques années de professorat, il fut élu régent des études. Sa réputation de savant ayant grandi, Carranza partit comme délégué pour le chapitre général de son ordre, célébré en 1559, au couvent de la Minerve à Rome.
De retour à Valladolid, il se consacra avec un zèle tout particulier à l'étude de l'histoire ecclésiastique et des conciles; ses succès excitèrent la jalousie de ses rivaux qui le dénoncèrent comme l'ennemi de l'autorité absolue du pape, et le partisan des doctrines d'Erasme sur le • sacrement de la pénitence. Mais l'inquisition ferma alors l'oreille à ces dénonciations.
En 1546, Charles-Quint choisit Carranza pour aller au concile de Trente en qualité de commissaire impérial,
avec fray' Domingo de Soto et don Martin de Velasco, auditeur de la chancellerie de Valladolid. Ce fut à cette époque que Carranza publia entre autres ouvrages : La Somme des conciles et la Résidence de.') évêques. L'empereur, pour récompenser son mérite, le nomma confesseur du prince Philippe, mais il refusa cet important honneur ainsi que l'évêché des Canaries. Dans l'année 1550, il fut élu provincial de l'ordre des dominicains.
Jules III, ayant encore convoqué le concile de Trente, en 1551, Carranza assista à ces nouvelles délibérations où il montra le même dévouement pour la foi catholique.
Philippe II lors de son mariage, en 1554, avec la reine Marie, emmena avec lui Carranza en Angleterre.
« Tel fut le zèle déployé par lui, que des hérétiques, les uns furent punis de différentes peines, les autres livrés au feu, quelques-uns réconciliés ; quanta ceux qui étaient morts dans leurs erreurs, leurs ossements après avoir été déterrés furent brûlés, et leur mémoire vouée à la malédiction. Carranza montra le même zèle pour l'expurgation des livres, principalement des bibles, dont les textes altérés étaient les principales armes. dont se targuaient les prétendus réformateurs. Selon quelques auteurs le nombre des personnes qui furent, à cette époque, exilées d'Angleterre pour cause de religion, dépassa trente mille1. » Carranza pendant les trois années qu'il séjourna dans ce pays, mérita si bien la haine des protestants qu'il fut l'objet de plusieurs tentatives d'assassinat. Le peuple anglais le désignait sous le nom de : « moine noir. » Au bout de ce temps, Philippe II fit venir près de lui dans les Pâys-Bas ce dominicain trop orthodoxe, et le
i Coleccion de dôcumentos inéditos para la historia de Espdna, por demandez Navarre te, Miguel Salvâ. y Pedro Sainz de Baranda. Madrid, 1844, t. V, p. 597 et 398.
chargea de concert avec Francisco de Castilla, alcalde de la maison et de la cour, de visiter les universités, notamment celle de Louvain, de faire arrêter les personnes suspectes, et de faire saisir chez les libraires les ouvrages hostiles à la religion catholique. Parfois, Carranza ne pouvant, à cause des franchises dont jouissaient certaines villes, mettre la main sur quelques personnes convaincues d'hérésie dut employer la ruse et les attirer, sous un fallacieux prétexte, hors de l'enceinte des murailles.
Les ouvrages protestants de l'époque étaient imprimés en Allemagne, et envoyés dans la Flandre qui était le dépôt général de l'Espagne ; ils traversaient ensuite la France par Lyon, et on les expédiait en Navarre et en Aragon. Le libraire d'Anvers, Yilman, avait un dépôt à Medina del Campo et à Séville. Les livres de Francfort étaient vendus à bon marché 1, car l'argent destiné à l'impression était envoyé d'Espagne. Les protestants de ce pays adressaient également des secours à ceux de leurs frères infortunés qui avaient dû chercher un refuge sur la terre d'exil. L'Angleterre envoya aussi à Càdiz de nombreuses traductions des psaumes, et nous avons vu un Espagnol introduire à Séville deux grandes tonnes remplies de livres protestants.
En 1557, l'archevêché de Tolède, le plus important de l'Espagne, étant venu à vaquer, Philippe Il qui voulait avoir un prélat sur la rigidité duquel il pût compter pour terrifier l'hérésie naissante, choisit Carranza, simple religieux dominicain à l'exclusion des plus illustres compétiteurs. Ce dernier fut consacré à Bruxelles par l'évêque d'Arras, Antoine Perrenot de Granvelle, le 27 février 1558.
Nous devons dire, à la louange du nouvel archevêque,
1 Ce sont les paroles mêmes du procès de Carranza.
qu'il signala son entrée en fonctions en supprimant les droits payés par ceux auxquels on conférait les titres et les dignités ecclésiastiques, il défendit aussi de donner des titres à ceux des prélats qui ne résidaient pas dans leurs diocèses. Du reste il était inflexible sur ses droits; la justice ayant fait fouetter les domestiques de l'archevêque, qui s'étaient opposés à ce qu'elle arrêtât un condamné réfugié dans le palais même du prélat, celui-ci fit comparaître en sa présence l'alcalde mayor et douze de ses agents, et les força à entendre la messe le jour des Cendres, la corde au cou. Il ne les réconcilia qu'après qu'ils eurent demandé pardon de l'outrage qu'ils avaient commis.
Carranza n'exerça ses fonctions que dix mois et neuf jours (du 15 octobre 1558, jusqu'au 22 août de l'année suivante).
Trois causes ont contribué à la disgrâce qui frappa l'archevêque de Tolède : la première c'est l'inimitié de quelques-uns de ses rivaux qui ne lui pardonnèrent pas de les avoir éclipsés au concile de Trente par sa science, ainsi que l'opinion qu'il avait émise sur la résidence des évêques 1 ; le second motif provenait de la jalousie des dominicains et de leur haine qu'il s'était attirée.; le dernier motif, et le plus important de tous, c'était son élection au siège primatial de l'Espagne, ce qui donna lieu à Carranza de dire, avec beaucoup de finesse : « que son meilleur ami était son innocence, mais que son plus grand ennemi c'était l'archevêché de Tolède. » Au premier rang de ses ennemis marchait Fernando Valdès, archevêque de Séville, « -homme plein d'ambition, intrigant, peu scrupuleux dans les moyens, et qui ne
1 Coleccion de documentos histÓricos, t. Y, p. 404.
put jamais supporter de se voir supplanté par Carranza à l'archevêché de Tolède. » Grâce à l'autorité de l'inquisiteur général et à la condescendance des conseillers de la suprême audience qui étaient ses créatures, Valdès parvint, à la faveur du nom redoutable de ce tribunal, à effrayer les amis de Carranza. Mais comment entamer le cœur du roi dévoué à ce dernier? Pour y parvenir, il fallut tout le machiavélisme d'un prélat fourbe et hypocrite.
L'archevêque de Séville fit envoyer, par des courriers à Bruxelles, des extraits de la déposition des témoins et des censures de théologiens contre la doctrine de son collègue de Tolède.
Ses ennemis ne voulurent pas attendre que Philippe II revint de Flandre, et pendant que l'archevêque visitait son diocèse, il fut arrêté, par ordre de l'inquisition dans le petit village de Torrelaguna. C'était dans la nuit du 22 août 1559 : Diego Ramirez inquisiteur de Tolède, se rendit à la chambre où dormait l'archevêque : Seigneur illustrissime, lui dit-il, j'ai l'ordre du saint office d'arrêter Votre Altesse.
Vous avez l'ordonnance nécessaire pour entreprendre ce que vous faites? répondit le prélat.
Oui, illustrissime seigneur.
Ces seigneurs là, ne souvent donc point, répondit Carranza, qu'il ne peuvent être mes juges, puisque, par ma dignité et ma consécration, je suis soumis immédiatement au Pape et non point à un autre ?
Un des familiers argua, faussement d'un bref de Paul IV, qui était conçu en termes généraux.
Le lendemain, 25 août, l'archevêque monté sur une mule, et escorté par quarante hommes à cheval, fut conduit à Valladolid et enfermé dans une étroite prison.
Jeté au fond d'un obscur cachot dont on ne renouvelait pas la paille, presque entièrement privé d'air, le malheureux archevêque ne faiblit cependant pas sous le poids de ces cruelles souffrances.
Au bout de deux ans, les inquisiteurs vinrent faire la déclaration d'enquête, demandant à Carranza « s'il avait enseigné quelque chose contre la doctrine de l'Église, et s'il soupçonnait le motif de son emprisonnement. » Le prélat répondit que, pendant toute sa vie, il avait toujours été fidèle à la foi catholique, et que, quant aux motifs des vexations employées contre lui, il fallait les attribuer à une haine dont il ne s'expliquait pas les motifs.
Le 21 septembre de la même année, le fiscal remit à l'archevêque l'accusation intentée contre lui, en trenteun chapitres, dont voici la substance : « Que l'archevêque avait enseigné le dogme de la justification à la façon des luthériens.
« Qu'il avait prêché que Jésus-Christ avait donné une entière satisfaction pour nous, sans que nos œuvres fussent nécessaires, et qu'il n'y avait ni purgatoire, ni péché, ni mort éternelle, ni enfer, ni démons. »
Le 5 juin 1562, le fiscal lui remit une autre accusation fondée sur la déclaration de quarante-huit témoins, parmi lesquels se trouvaient Pedro Cazalla, l'évêque de Salamanque, l'évêque de Huesca, Diego de Mendoza, le confesseur du roi, fray Bernardo de Fresneda, et quelques femmes.
On l'accusait de se servir -de l'expression faire la messe (hacerla misa) ; d'invoquer l'Esprit saint, au lieu de saluer la Vierge au commencement de ses sermons, etc. Un des plus graves chefs de l'accusation intentée contre Carranza, fut celui « d'avoir dit à l'empereur Charles-Quint, lorsqu'il l'assistait à l'heure de sa mort, de ne point craindre pour ses péchés, car le Rédempteur avait déjà satis-
fait entièrement pour eux tous, et de l'avoir absous sans confession. 1 » L'illustre accusé prépara une réponse écrite avec une grande énergie, aux reproches qui lui étaient adressés.
Il disait relativement aux dernières consolations qu'il avait données à l'empereur sur son lit de mort : « Que commece dernier était d'un caractère très-timoré, il l'avait fortifié dans l'espérance de se sauver, grâce à la miséricorde de Dieu, mais qu'à ce moment, Charles s'était confessé et avait communié bien souvent. Le souverain aimait beaucoup qu'on lui répétât le verset : « Veniant mihi miserationes lux et vivam. » Dans ce but, ayant demandé un crucifix à Carranza pour se consoler à cette dernière heure, celui-ci releva son courage en faisant observer que, puisque Sa Majesté avait rempli ses devoirs sur la terre, elle devait avoir confiance dans les mérites de Jésus-Christ, qui avait payé pour ses péchés. Il ajouta qu'il n'avait jamais absous l'empereur sans confession bien qu'il lui eût donné l'absolution générale qui, d'après les théologiens, diffère de l'absolution sacramentelle, et dans sa forme et dans ses effets. Quant au reste, il niait avoir jamais dit qu'il n'y avait point de vie éternelle, d'enfer, de démons, faisant remarquer en passant que les accusations devaient avoir au moins quelque apparence de vérité, quand elles étaient dirigées contre des hommes d'un jugement sain 2. »
Don Martin Azpilcueta, surnommé le docteur Navarro, qui s'était chargé de la défense de Carranza, fit parvenir au roi Philippe II une longue et éloquente apologie de
1 Coleccion de documentos inéditos sobre la historia de Espaiia, t. V, p. 423. - - -
2 Coleccion de documentos inéditos sobre la historia de Espaiia, p. 426.
l'infortuné archevêque. Pendant ce temps, Melchior Cano dénonçait cent quarante-une propositions du catéchisme de Carranza. Il convient de faire remarquer que pendant qu'il était à l'archevêché de Tolède, Carranza s'était opposé à ce que Melchior Cano fût nommé provincial dans un chapitre de Ségovie, et que ce dernier ayant été élu malgré cette opposition, l'archevêque fit annuler le vote par lé général de Rome.
Le dominicain Luis de la Cruz, plongé alors dans les prisons du saint-Office, à Valladolid, déclara que le procès de Carranza était « une autre des calomnies de Cano, son rival, ennemi déclaré de tout bien, homme d'un grand talent, mais turbulent.1 »
L'incident le plus grave, qui déconcerta à la fois et l'inquisition et le roi lui-même, ce fut l'intérêt que prirent au prisonnier les pères du concile de Trente, réunis pour la troisième fois. Sur leurs instances, Pie IV envoya un messager extraordinaire, chargé de remettre au roi un bref par lequel il lui faisait connaître la demande du concile.
Philippe II répondit qu'un bref aussi impératif était attentatoire aux droits de sa puissance. L'inquisition sut habilement exciter l'amour-propre du roi, qui fit tenir à Rome et au concile de Trente un langage qui n'admettait pas de réplique. -
Sur ces entrefaites, monta sur le trône pontifical Pie V qui, eu sa qualité de dominicain, voulut évoquer à lui une cause intéressant un de ses frères, et qui traînait en longueur depuis plus de sept ans. Déjà son prédécesseur Pie IV, avait nommé en 1565, des juges chargés d'aller rendre en Espagne leur sentence dans le procès de Carranza. C'étaient le cardinal Buoncompagm, l'archevêque
iLlorente, Histoire de l'inquisition, t. III, p. 71.
de Rosano, l'auditeur de Rote Aldobrandini, et le général des franciscains, qui, depuis, fut pape sous le nom de Sixte-Quint. L'inflexible Pie V menaça Philippe II de l'excommunier, ainsi que les inquisiteurs eux-mêmes, si on refusait de lui livrer le prisonnierl. En même temps il destitua l'inquisiteur don Fernando Valdès.
Craignant que Pie V n'exécutât la menace d'excommunication qui, dans la catholique Espagne, aurait excité alors des troubles ardents, Philippe Il se décida enfin à remettre entre les mains du pape le soin de juger le procès de l'archevêque de Tolède. Aussi l'illustre prisonnier fut-il envoyé à Rome et partit pour cette ville le 5 décembre 1566, après avoir subi en Espagne une captivité de sept ans et quelques mois.
Carranza n'arriva à Rome que le 28 mai de l'année suivante. Le pape l'accueillit avec de grandes démonstrations de joie et lui fit donner une habitation spacieuse dans le château Saint-Ange. Par les ordres du Souverain Pontife, les œuvres de Carranza, ainsi que les pièces relatives aux procès, furent traduites en latin, afin d'atténuer les erreurs dogmatiques de l'accusé. Six années se passèrent de la sorte, et le pape, rempli de bienveillance pour Carranza, .se disposait à porter un jugement favorable à ce dernier, lorsque la mort le frappa subitement. Il eut pour successeur sur le trône pontifical Grégoire XIII.
Pendant ce temps, le saint-office d'Espagne, à l'instigation de l'archevêque de Séville, dont la disgrâce était loin d'avoir diminué la soif de vengeance, décida le roi Philippe Il à envoyer à Rome une commission de théologiens, composée de Francisco Sancho, professeur de Salamanque, de Diego de Chaves, confesseur du roi, de Juan
1 Coleccion de documentes inéditos, t. V. p. 450.
de Ochoa et de Juan de la Fuente, tous deux moines, auxquels s'adjoignirent différents archevêques, évêques et docteurs fameux qui remirent au pape un relevé des propositions hérétiques et mal sonnantes de l'illustre Carranza.
Enfin le 14 avril 1576, le pape, assis sur son trône et entouré des cardinaux, des prélats et de plus de deux cents personnages appartenant à sa chambre apostolique, fit lire une sentence qui déclarait que Carranza « avait bu à la source empoisonnée des hérétiques, tels que Martin Luther, Jean Œcolampade, Philippe Mélanchthon et autres prétendus réformateurs. » Il maintenait la condamnation du catéchisme, prononcé par l'inquisition d'Espagne et le forçait d'abjurer les seize propositions suivantes : 1° Les œuvres faites sans la vertu de la charité sont des péchés et des offenses à Dieu ; 2° La foi est le principal moyen d'obtenir la justification; 5° L'homme est formellement juste par la justice même du Christ, par laquelle il a mérité pour nous; A0 Personne n'obtient la justice de Jésus-Christ, sinon en croyant fermement et avec la foi positive qu'il l'a obtenue; 5° Il ne peut exister de vraie foi chez les pécheurs qui, par le péché, ont perdu la grâce; 6° La raison naturelle dans les choses de religion est contraire à la foi; 7° Le levain du péché reste chez les baptisés sous la propre raison de péché; 8° Ceux qui sont en péché mortel ne peuvent comprendre les saintes Écritures, ni discerner les choses touchant la foi ;
9° La pénitence est égale au baptême et elle n'est rien de plus qu'une nouvelle vie;
10° Jésus-Christ a satisfait d'une manière si efficace pour nos péchés, qu'il n'y a pas nécessité d'une plus grande satisfaction pour notre part; 11° La foi sans les œuvres suffit pour se sauver; 12° Jésus-Christ n'a pas été un législateur, et il n'entrait pas dans son plan de donner des lois ; 13° Les actions et les œuvres des saints peuvent seulement nous servir d'exemple, mais non nous aider en aucune autre chose; 14° L'usage des images et la vénération des reliques des saints sont des lois purement humaines ; 15° L'Église actuelle n'a pas les mêmes lumières ni la même autorité que l'Église primitive; 16° L'état des apôtres et celui des religieux ne diffère pas de l'état commun de la plupart des chrétiens.
Le prélat était condamné à la suspension de ses fonctions archiépiscopales pendant cinq années et enfermé pendant le même espace de temps à Orvieto, dans un couvent de son ordre, et de plus à réciter un certain nombre de messes, ainsi qu'à visiter les principales basiliques de Rome.
Pendant la lecture de la sentence prononcée contre lui, Carranza versa d'abondantes larmes. Quelques jours après il avait commencé, suivant la pénitence imposée, à visiter les différentes basiliques lorsqu'il fut pris d'une forte rétention d'urine qui s'aggrava rapidement. A ses derniers moments, l'archevêque, alors au couvent de la Minerva, reçut le viatique et prononça à haute voix une rétractation dont voici le commencement : « Je prends pour témoins la cour céleste et pour juges ce souverain Seigneur qui vient à moi dans ce sacrement,
et les saints anges qui sont avec lui et que j'eus toujours pour avocats. Je jure par ce même Seigneur et par l'état où je suis, et par le compte que je pense rendre si promptement à sa divine majesté, que dans-tout le temps pendant lequel j'ai lu dans ma religion, et ensuite j'ai écrit, j'ai prêché, j'ai enseigné, j'ai disputé en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, que j'ai eu toujours pour but et pour prétention d'exalter la foi de Notre-Seigneur JésusChrist et de combattre les hérétiques. »
En apprenant la maladie de Carranza, le pape lui accorda une absolution entière. L'archevêque ne tarda pas à rendre le dernier soupir. Sa mort arriva le 2 mai 1576, c'est-à-dire dix-huit jours seulement après la condamnation prononcée par le Souverain Pontife. Ce dernier le fit enterrer et l'on grava sur la tombe de l'illustre prélat l'inscription suivante :
Deo Optimo Maximo. Bartholomceo Carranza, Navarro, Dominicano, Archiepiscopo Toletano, Hispaniarum Primati. Viro genere, vitâ, doctrinâ, concione, atque eleemosynis claro. Magnis muneribus a Carolo V et a Philippo II Rege Catholico sibi commissis egregie functo. Animo in prosperis modesto et in adversis æquo.
Obiit anno MDLXXVI die secunda maii, Athanasio et Antonino sacro, ætatís suæ LXXIII.
VI
Des protestants espagnols cherchent un asile à l'étranger. Cassiodoro de Reyna. Cipriano de Valera. Gonzalez de Montés. Le moine Carrascon. - Juan de Nichôlas y Sacharles. -Il se réfugie en France et de là en Angleterre. Tentative d'assassinat dirigée contre lui. Un père fanatique. L'ambassadeur d'Angleterre et Philippe II. Conséquences funestes des persécutions dirigées contre les protestants d'Espagne. Conclusion.
Pour fuir les persécutions qui redoublaient de tous côtés, les réformés, cherchant un asile à l'étranger, allèrent jusqu'en Hollande, en Suisse et en Angleterre.
Ce fut dans cette dernière contrée que se réfugia Cassiodoro de Reyna, né à Séville, étudiant de l'université.
Il quitta l'Espagne en 1557, au plus fort de la violence de l'inquisition. La reine d'Angleterre, Elisabeth, chargea le comte de Bedford de donner des secours à l'expatrié.
On mit à la disposition des réformés espagnols une chapelle de l'évêché. Alvaro de la Cuadra, ambassadeur de Philippe II en Angleterre, se plaignit à son roi des faveurs que l'on accordait à ces malheureux proscrits. Au bout de quelques années Cassiodoro passa à Bâle, où il fit imprimer une traduction espagnole de la Bible, à laquelle il travailla douze ans. Il s'en vendit près de trois mille exemplaires, et l'auteur reçut des témoignages de distinction qui adoucirent un peu les douleurs de l'exil auquel il s'était volontairement condamné. On ignore le nom de la
villeoù mourut Cassiodoro, ainsi que la date de cet événement.
Cipriano de Valéra, né à Séville en 1532, étudia la théologie avec l'illustre Arias Montano et eut occasion d'entendre fréquemment Gil et Ponce de la Fuente, dont il partagea les croyances réformées. Pour fuir les poursuites dirigées contre lui il se réfugia en Angleterre, où il se maria. Il passa ensuite à Genève, où il publia deux traités, le premier : Du pape et de son autorité; le second, De la messe, d'après les docteurs, les conciles et la sainte Écriture. (Arnoldo Harfildo, 588, in-8°).
Publié sans nom de ville, cet ouvrage sortait probablement des presses de Hambourg. Cipriano de Valéra traduisit également le livre célèbre de Calvin : l'Institution de la religion chrétienne (1597, Genève). Il publia ensuite un Catéchisme réformé, ainsi qu'une nouvelle édition de la traduction espagnole de la Bible, faite par Cassiodoro de la Reyna.
Les nombreux ouvrages de ce protestant et le zèle infatigable qu'il déploya lui méritèrent de la part des inquisiteurs le surnom de l'Hérétique espagnol. Le seul de ses ouvrages qui, de son vivant, ait circulé en Espagne, c'est sa traduction du livre de Calvin. Il va sans dire qu'elle était frappée d'interdiction.
Reinaldo Gonzalez de Montés, de Séville, s'enfuit à Londres en 1558 et de là en Allemagne, où il publia, quelques années plus tard, un ouvrage dans lequel il dévoilait les iniquités commises par l'inquisition de son pays.
Voici le titre de ce livre : « Sanctæ inquisitionis Hispanix artes aliquot detectx ac palam traductx, traduit en français sous le titre d'Histoire de l'inquisition d'Espagne (1568).
TQmas Carrascon, moine espagnol de l'ordre de Saint-
Augustin, qui, par ses opinions réformées; était devenu suspect à l'inquisition, s'enfuit à l'étranger. C'était un homme d'un grand savoir et fort versé dans l'étude de la théologie. Le roi Jacques le chargea de traduire en espagnol la Lithurgiaingh'sa, et, en récompense de son mérite et de son zèle, il lui donna un canonicat dans la cathédrale d'Herford. Ce réformé a publié sous le titre : De las Cortesy Medrano en Cintruéiiigo Nodriz-a, ano de 1655, un ouvrage burlesque dans lequel il tourne en ridicule 'le catholicisme et surtout lesordres religieux de l'Espagne.
Juan de Nichôlas y Sacharles naquit dans la Catalogne, au milieu du seizième siècle. Il termina ses études à Lerida, dans l'année 1596, sous la direction de Bartolomé Hernandez, homme très-savant. Nichôlas a écrit de lui même : « Quand pour la première fois je revêtis le capuchon de l'ordre de Saint-Jérôme, le plus renommé d'Espagne, je n'avais point encore accompli ma dix-septième année. » # À vingt-six ans, il connaissait parfaitement les langues latine et grecque, la rhétorique, la poétique, la logique et le cours complet de la philosophie d'Aristote, et il avait commencé à étudier la médecine Dans le monastère il se consacra à la théologie et à la lecture quotidienne de la Bible « et afin, dit-il, que je terminasse plus promptement ces études, on m'envoya au riche et fameux collège de San Lorenzo de l'Escorial, et la première messe que je célébrai, ce fut là que je la chantai, en présence du roi Philippe III. »
Ses supérieurs lui confièrent le soin de la bibliothèque de l'Escorial. « J'étais chargé, dit-il, de la surintendance et de la surveillance de la librairie de notre monastère, de sorte que personne ne pouvait, sans ma permission,
prêter ou emporter dans sa chambre aucun livre de la librairie ; j'avais coutume, chaque samedi, de revoir tous les livres et de les remettre à leur place. Et comme je faisais cela, selon mon habitude, je trouvai une fois dans un pupitre, parmi d'autres livres entassés, un certain livre espagnol dont le titre est : Deux traités. » La lecture de ces livres du protestant Cipriano de Valéra, commença à inspirer des doutes à Sacharles qui, sur ces entrefaites, tomba malade.
Il demanda la permission d'aller passer deux mois dans le lieu de sa naissance pour y recouvrer la santé, ce qui lui fut accordé, et il se rétablit promptement. Au lieu de retourner à son couvent, ainsi que le pensaient son père, ses frères et toute sa famille, Nichôlas se dirigea vers la France, et s'embarqua au port de Collioure, situé sur les bords de la Méditerranée, et fit voile pour Rome, allant chercher au centre de la catholicité des consolations pour ses doutes, et des compagnons doués de plus de foi et d'une pureté moins contestable. Il resta un mois à Rome, « effrayé (ce sont ses paroles), non point tant de la grandeur de Rome, que convaincu de la -bonté des doctrines protestantes. » ̃ Nichôlas y Sacharles vint ensuite à Montpellier, et se présenta à une église réformée, où il rendit publiquement témoignage de ses opinions religieuses, à son grand contentement ainsi qu'à l'allégresse générale de tous les protestants de cette ville, d'après son témoignage. Comme il ignorait le français, il ne put §e consacrer aux devoirs de son ministère ecclésiastique, mais il se livra de nouveau aux études de la médecine qu'il avait interrompues.
Son vieux père et ses frères, ayant appris qu'il avait abandonné le catholicisme, firent le voyage de Montpellier, s'efforçant de le détourner de ses croyances protestantes.
Mais,ils ne purent rien obtenir. Parmi ceux qui avaient accompagnés le père et les frères de Nichôlas, se trouvait un des cousins, qui était prêtre. Il resta également sourd aux prières de ce dernier.
« A deux années de là, dit Sacharles, je pris le grade de bachelier en médecine dans la fameuse université de Montpellier et, ayant employé mon temps à l'étude et à la pratique de la médecine, trois années après, je fus promu au doctorat en la même science dans la florissante université de Valence du Dauphiné, non point en la forme commune et usuelle, mais en passant par toute la rigueur des examens, ainsi que cela résulte de mes témoignages ou certificats. Ayant obtenu ce grade, j'exerçai la médecine près de Montpellier et dans d'autres contrées de la France, et l'on me récompensa par une pension publique ; et je dois le dire sans jactance, avec une forte dose de réputation, car, grâce à Dieu (à qui l'honneur seul en revient), je guéris différentes maladies regardées comme difficiles et presque incurables. Pendant que j'étais médecin à Saint-Gilles, près de Nîmes, et à Arles, moyennant un traitement fixe, il m'arriva ce que je vais raconter pour la gloire de Dieu. »
Nichôlas fait ensuite le récit de ses disputes avec le prédicateur jésuite Rampala, et la haine que, pour ce motif, il excita chez quelques fanatiques. L'un d'eux s'emporta jusqu'à le souffleter en public. Quand son engagement annuél fut terminé, Sacharles s'éloigna et s'en fut. exerçant la médecine, dans d'autres villages situés autour de Nîmes, et dont les habitants étaient presque tous protestants. Une personne qui, d'Espagne, vint en France, lui dit qu'il avait entendu ses six frères formant le vœu de sa mort, et tout prêts à payer chèrement l'homme qui mettrait fin à ses jours.
Nichôlas, voyant le risque auquel il était exposé, en France, à cause de la proximité de l'Espagne, se réfugia en Angleterre où il donna au prince Charles une traduction manuscrite du Bouclier de la foi de Du Moulin, comme preuve de ses travaux.
S'étant fixé à Londres, il lui arriva l'aventure suivante : « Dans le mois récent de février, nous dit-il, étant à Londres, et me promenant près de Saint-Paul, je fis la rencontre d'une personne que je ne connaissais pas, mais qui était certainement un drôle fort dissimulé. Entrant avec moi en conversation sur la médecine, il en vint à me prier de vouloir bien prendre la peine de visiter une femme qui était couchée par suite d'une grave infirmité, et désespérée et abandonnée de tous les médecins. Il insista sur ce point à différentes reprises pendant quatre jours consécutifs, et me promit des honoraires élevés. Par malheur pour moi, poussé par ma crédulité, je cédai à la fin.
Il me conduisit cheminant pendant une heure et demie dans des rues, jusqu'à ce que nous arrivâmes enfin à la maison où était la malade. Là, après beaucoup de demandes et de consultations sur la maladie, je restai à souper sur les instances de la personne qui m'avait amené.
Ensuite, vers les huit heures de la nuit nous sortîmes de cette maison, et celui-ci feignant de me conduire vers ma demeure, me dirigea hors des murs de la ville par des rues étroites et des ruelles de plus en plus petites et tortueuses, et de là,,par des endroits écartés et solitaires, en pleine campagne. Par moment il s'arrêtait silencieux et se mettait à prêter l'oreille avec soin, et comme je lui en demandais le motif :-J'écoute, me dit-il, s'il vient quelqu'un, afin de pouvoir lui demander où est le chemin de Londres, parce que la vérité est que je me suis perdu et ne sais où je suis. Il était environ dix heures de la
nuit quand nous arrivâmes à l'endroit qu'il cherchait sans doute, c'est-à-dire dans les vastes plaines de San Diego, et s'élançant sur moi à l'improviste avec un poignard dégainé, il me fit une grave blessure près du ventricule ou cavité gauche du cœur, et ensuite il se mit à courir en me laissant là à moitié mort. Cette blessure était assez dangereuse, parce qu'elle m'avait été faite dans une nuit très-rigoureuse et avait pénétré non point directement, mais d'une façon oblique et à huit doigts environ de profondeur. En outre, je ne savais où j'étais, il ne se trouvait personne à qui demander secours, et je ne connaissais pas un mot d'anglais. Il est très-certain que je n'aurais point réussi à voir la lumière du nouveau jour si un autre bon Samaritain ne fût venu, pendant cette même nuit, verser le vin et l'huile sur ma blessure, je veuxdire si le célèbre docteur Mayern, premier médecin de Sa Majesté le roi Jacques Ier, d'une grande charité et de beaucoup de miséricorde, et connaissant parfaitement et ayant beaucoup d'expérience de sa profession, n'eût étendu vers moi sa main pour me secourir. Pendant trois semaines il me garda dans sa propre maison et me rendit la santé, grâce à beaucoup de soin et d'attention. Et bien que je guérisse de ma blessure, il m'en resta cependant la cicatrice et pour toute ma vie; mais, loin d'en rougir, je l'acceptai fort bien, puisque m'ayant été faite en haine de la religion réformée, je puis dire avec saint Paul : « Je porte sur mon corps les marques de Jésus-Christ1-. »
Telle fut la persécution dirigée à cette époque contre les protestants, que l'un des écrivains illustres du seizième siècle, Luis Vivès, s'écriait :
1 Cette notice sur Nichôlas y Sacharles est extraite du livre : El Espanol reformado, ano de 1621, Juan de Nicbôlas y Sacharles, Dr en medicina, desea salud en nuestro Senor.
« Nous vivons en des temps si déplorables que nous ne pouvons ni proférer une parole ni nous taire sans dangerl. »
Dans l'année 1581, un chevalier de Valladolid, après avoir inutilement cherché à convertir deux de ses filles qui avaient adopté les croyances de la réforme, les dénonça à l'inquisition. Puis il alla couper du bois dans une de ses propriétés et revint demander au pieux tribunal l'autorisation de brûler ses filles. On la lui accorda, et il exécuta solennellement cet odieux auto-de-fé.
Le nom de ce monstre n'est point arrivé jusqu'à nous2.
L'ambassadeur d'Angleterre en Espagne, Juan Man, ayant tenu, dans un dîner qu'il donnait à ses amis, quelques propos contre la religion catholique, reçut du roi Philippe II l'ordre de quitter la ville et d'attendre les ordres que lui transmettrait sa souveraine. L'intolérant monarque écrivit, à ce sujet, une très-longue lettre à l'ambassadeur espagnol auprès de la cour d'Angleterre, et il refusa désormais de voir l'ambassadeur de la reine. Si la haute position qu'occupait à la cour Juan Man n'a pas désarmé la colère de Philippe, on peut comprendre quelle était la sécurité dont jouissaient ses sujets, exposés à la dénonciation du premier venu et à la surveillance des invisibles affidés du redoutable tribunal.
Nous avons vu que l'expulsion des juifs et celle des Mores, décrétées par les rois catholiques et par Philippe III, ruinèrent le commerce et l'agriculture de l'Espagne. Cette violence cruelle, qui a jeté au vent de la dispersion les semences de l'esprit nouveau, a eu, dans le domaine intellectuel, les plus tristes conséquences.
L'inquisition, en faisant peser son joug de fer sur les ma-
1 Collection de ses œuvres, t. VII, édit. de Valence.
2 Valera, Tratado de los Papas, cité par A. de Castro, p. 310 et 311.
nifestations de la pensée, a rendu impossible toute idée contraire à l'orthodoxie. L'esprit philosophique étouffé au berceau, le silence s'est fait de toutes parts, la nuit de l'ignorance a étendu ses sombres ailes et les souverains de ce pays n'ont plus régné que sur une sorte de Thébaïde intellectuelle. Sous le rapport moral, les cruautés de Philippe Il contre les protestants ont produit des résultats non moins funestes. Cet odieux espionnage, dont les affidés du saint-office poursuivaient chacun des habitants de l'Espagne, a contribué à développer dans le caractère national une défiance continuelle. Les Castillans, jusqu'alors loyaux, chevaleresques, forcés de se suspecter les uns les autres ; les pères trahis par leurs enfants, les maris dénoncés par leurs femmes; chaque parole, même la plus intime, saisie au sein du foyer domestique, la délation encouragée, les inférieurs se vengeant de leurs maîtres par d'occultes manœuvres, le confessionnal ouvert sans cesse aux plus odieux rapports : voilà l'œuvre que le génie de l'inquisition accomplit en Espagne!
Quand il n'est plus vivifié par l'air pur de la liberté, l'esprit humain se corrompt bientôt. Chaque effort de la pensée, chaque protestation de la conscience, étouffés par la main brutale du bourreau, l'interdit jeté par le clergé contre toute doctrine qui n'était point conforme à la foi catholique, la censure des ouvrages laissée aux mains des évêques et des familiers du saint-office, les flammes faisant justice de quiconque osait ne pas courber la tête sous l'inflexible niveau de la Foi toute-puissante; tel fut le spectacle donné au monde par l'Espagne.
Faut-il s'étonner si, sous un pareil régime de compression et de violence, les esprits ne purent grandir et produire les œuvres vraiment viriles qui font la gloire d'un peuple et révèlent son génie ! Le catholicisme de l'Espagne
semblait invariablement attaché à son Credo, sur le rocher de la tradition, au pied duquel venaient battre les flots des principes et des croyances nouvelles sans l'ébranler jamais. L'orthodoxie de ce pays, en s'alarmant des moindres tentatives faites en dehors de ses dogmes, rendait impossible tout essor digne d'être encouragé. La philosophie est une plante délicate qui a besoin, pour s'épanouir, de la liberté ou tout au moins de la tolérance. Elle a poussé des rameaux féconds en Angleterre et en Allemagne où, à la faveur du protestantisme, l'esprit de recherche est encouragé ; en France, malgré des entraves nombreuses, protégée qu'elle était par l'esprit public et comme par une conspiration tacite de toutes les puissances intéressées à en étouffer le développement. Seule, l'Espagne a établi un cordon sanitaire autour des idées généreuses qui pouvaient, en brisant les liens qui la retenaient dans l'intolérance, lui donner la liberté religieuse.
Les autorités de ce pays n'avaient pas besoin de réagir contre l'esprit public; ils n'ont fait que suivre le torrent populaire, ennemi-né de toute controverse, grossi d'ailleurs par des flots de congrégations, divisées sur bien des points, .mais opiniàtrément réunies quand il s'agissait d'étouffer l'erreur et de maintenir les dogmes catholiques, même au prix du sang versé par torrents.
C'est en vain que vous interrogerez l'histoire de l'Espagne; vous ne trouverez point un philosophe parmi les classiques de ce pays. Elle n'a aucun nom à opposer à ceux de Bacon, de Descartes et de Kant; qui sont la gloire de l'Angleterre, de la France et de l'Allemagne. Je ne Vois guère que Luis Vivès qui mérite d'occuper une place parmi les libres penseurs du seizième siècle1. Mais ce
1 Né à Valence eh 1492 et mort en 1540. il s'insurgeâ contre la philosophie d'Aristote, qui était presque un dogme de foi dans les
pays a produit des myriades de théologiens, dont les infolio poudreux ne parviendront jamais à égaler le Discours sur la Méthode. En philosophie, l'Espagne en est encore au treizième siècle et vient chercher ses inspirations dans la Somme de saint Thomas d'Aquin.
Ce pays a eu peur de la libre pensée, du protestantisme, ce précurseur glorieux de la philosophie moderne, et la vie s'est retirée de lui. Et pendant que l'Europe s'avançait vers les destinées nouvelles que le libre examen réservait au monde, l'Espagne, mettant son honneur à garder sa foi gothique, marchait vers la décadence et la ruine. Dans cette réaction, elle est allée si loin que les saints du catholicisme, suspects eux-mêmes à son inquiète orthodoxie, durent souffrir dans les cachots du saint-office.
Pour avoir traduit le Cantique des cantiques, Luis de Léon resta plongé pendant cinq années dans les prisons, et sainte Thérèse elle-même ne trouva point grâce devant les soupçons injurieux du redoutable tribunal de la Foi.
Mais comme tout va s'enchaînant dans le domaine de la pensée, ce n'était pas la philosophie seule qui faisait défaut à ce pays. Non, la littérature elle-même subissait le contre-coup funeste de cette atrophie morale. Les chants si profondément nationaux du Romancero, cette Iliade d'un peuple conquérant et chevaleresque, enfantée dans les heures sublimes de l'indépendance, restèrent oubliés et comme ensevelis dans l'indifférence. Le théâtre de l'Espagne, malgré le génie de Calderon, de Lope de Yega, d'Alarcon, porte trop souvent la trace funeste d'un fanatisme ennemi de toute liberté. Les plus grossières con-
écoles, et prépara les voies à la tentative philosophique de Descartes. Gassendi a écrit : « J'étais entraîné par le préjugé général qui faisait approuver Aristote par tous les savants. Mais la lecture de Yivès et de mon ami Charron m'a donné le courage d'agir, 11
ceptions de l'esprit religieux, les superstitions les plus ridicules devinrent les thèmes favoris que développèrent les écrivains dramatiques dans leurs autos sacramentales.
Dans le domaine de la pure poésie, Gongora et son école amphigourique donnèrent le ton à la littérature; triste époque de décadence où la pensée fait défaut, laissant au grotesque de l'éxpression le soin de recouvrir l'inanité de l'idée. Comparé aux œuvres de cette école, le sonnet d'Oronte est une merveille de sens et de bon goût !
Aussi la littérature de l'Espagne est à peu près inconnue hors de ce pays. A l'exception de l'impérissable Don Quichotte, quel est celui de ses livres qui soit réellement populaire au delà des Pyrénées? C'est à peine si l'Europe lettrée connaît quelques comédies de Calderon ou de Lope de Vega. Nulle preuve plus grande de l'impuissance d'une littérature que ce défaut de prosélytisme.
C'est surtout par le rayonnement qu'ils exercent au dehors que les génies littéraires méritent de prendre place au Panthéon des gloires nationales. Le meilleur de la gloire de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, c'est qu'on retrouve l'influence profonde de leurs écrits en lisant Goethe, Schiller, Byron qui s'abreuvèrent à ces sources fécondes.
L'Espagne est restée solitaire, isolée, luttant contre le courant des idées du milieu desquelles devait surgir le monde moderne; et cependant quel peuple à l'égal du peuple espagnol fut doué de plus mâles vertus? Quel peuple l'égala en indépendance jusqu'au règne de Charles Quint?, Les communes avaient surgi dans ce pays dès le commencement du onzième siècle, et avec elles l'esprit de liberté et de fierté nationales. Il n'est pas possible d'oublier les admirables paroles que, dans l'Aragon, le justicia mayor adressait au roi, à genoux, en lui conférant l'in-
vestiture populaire : « Nous, qui valons autant que vous et qui pouvons plus que vous, nous vous faisons notre roi et seigneur, à condition que vous garderez nos libertés; sinon, non. » Le caractère hardi, indépendant de ce peuple devait être peu à peu courbé par la main de fer de l'inquisition. Le but essentiellement religieux pour lequel elle avait été créée ne suffisant plus à l'ambition de ses chefs, l'inquisition ne tarda pas à devenir une puissance politique. Ce fut sous Philippe II, et grâce aux habiles intrigues des jésuites, que s'opéra cette transformation.
« Philippe II, dit un historien célèbre, à une ambition démesurée, à une perfidie sans pudeur, à une insouciance féroce pour les malheurs de l'humanité, la guerre, la famine, les fléaux de tous genres qu'il attirait sur ses Etats, joignit une religion de sang, qui lui fit considérer comme une expiation de ses autres crimes les crimes nouveaux de l'inquisition. Ses sujets, élevés avec lui par les moines, avaient déjà changé.de caractère; ils étaient devenus de dignes instruments de sa sombre politique et de sa superstition. Ils se distinguèrent dans les guerres de France, d'Italie, d'Allemagne, autant par leur perfidie que par leur fanatisme féroce. La littérature, qui suit toujours, mais souvent à un demi-siècle de distance, les changements que la politique opère dans les nations, prit un caractère beaucoup moins naturel, beaucoup moins vrai et moins profond; l'exagération prit la place de la pensée et le fanatisme celle de la piété. Les deux règnes de Philippe III et de Philippe IV furent toujours plus dégradants pour la nation espagnole. Leur vaste monarchie, épuisée par ses efforts gigantesques, ne continuait ses guerres éternelles que pour éprouver de constants revers. Le roi, perdu dans les vices et dans la mollesse, ne renonçait point, dans l'asile impénétrable de son palais, à son ambition
effrénée ou à sa perfidie. Les ministres mettaient toutes les grâces à l'enchère; la noblesse était avilie sous le joug des favoris et des parvenus ; les peuples étaient ruinés par - des extorsions cruelles; un million et demi de Mores avaient péri par le fer et la misère, ou avaient été exilés de leurs foyers par Philippe III. La Hollande, le Portugal, la Catalogne, Naples et Palerme étaient révoltés, et le clergé, joignant son influence despotique à celle du ministère, cherchait non à réformer des abus aussi odieux, mais à étouffer toute voix qui se serait élevée pour s'en plaindre. La réflexion, la pensée politique ou teligieuse était punie comme un crime, et tandis que, dans tout autre despotisme, les actions seules ou la manifestation extérieure de l'opinion peut être atteinte par l'autorité, en Espagne les moines allaient chercher les sentiments libéraux jusque dans l'asile de la conscience pour les proscrire1. »
De nos jours cependant l'Espagne s'est réveillée de sa léthargie profonde. En renversant l'inquisition, elle a définitivement rompu avec un passé détesté. Le souffle des idées nouvelles, venu d'au delà des monts, s'est fait sentir dans la Péninsule. Les études historiques qui, en France, ont marqué d'un caractère ineffaçable les commencements de ce siècle, les travaux de MM. Guizot et Augustin Thierry et aussi les études philosophiques de M. Victor Cousin ont trouvé un écho sympathique dans le cœur de la jeunesse espagnole. Le mouvement parti de la France s'est communiqué chez nos voisins, et l'on sait qu'à l'imitation du gouvernement constitutionnel, dont nous avons joui pendant plus de trente années, l'Espagne a vu promulguer une constitution libérale qu'elle, du moins, a su
1 Sismondi, De la littérature du midi de l'Europe, t. IV, p. 50 à 52.
conserver. De cette époque date pour ce pays une ère de régénération. A la faveur de ce gouvernement (qui n'est en définitive que le gouvernement de la nation par la nation elle-même), l'Espagne a pu cicatriser les plaies de ses interminables guerres civiles, relever son crédit ébranlé, ranimer son industrie, étendre ses relations commerciales, entreprendre ces grandes lignes de chemins de fer qui la relieront bientôt à la France et entrer enfin résolument dans la voie des réformes pacifiques et des progrès féconds. Hier encore nous avons vu l'Espagne, tenant d'une main ferme le drapeau de la civilisation, prouver au monde que ses enfants n'avaient point dégénéré, et lorsque, plus récemment encore, le signal de la guerre civile a été jeté à l'Espagne, elle est restée impassible, dédaigneuse devant ce dernier appel d'un prétendant qui venait rétablir l'absolutisme.
Cependant il reste à ce pays un progrès plus important à conquérir, c'est la liberté religieuse. Oui, sur cette terre désormais régénérée l'intolérance règne encore dans la loi, comme si, du fond de son tombeau, dans l'Escorial désert, Philippe Il inspirait encore à son pays la persécution et la haine. Au lendemain d'une révolution démocratique, les Cortès, appelées à voter sur la liberté des cultes, rejetaient une loi qui aurait permis à tout citoyen de pratiquer sa religion. N'oublions pas cependant que deux voix seulement de majorité ont repoussé la liberté religieuse. Ne désespérons pas de ce pays. Il a entre les mains un merveilleux instrument de progrès qui se prête à bien des transformations. Grâce à lui, l'Espagne pourra se délivrer de ce fantôme du moyen âge qui l'obsède encore, et briser les liens qui l'enchaînent à la foi des siècles passés. Elle a de nos jours réalisé, et le plus pacifiquement du monde, la desanwrthacion des biens du
clergé. Il lui reste dans le domaine intellectuel, un progrès bien autrement salutaire à accomplir. Qu'elle entre donc résolûment dans cette voie. C'est par l'intolérance et l'inquisition que s'était éclipsé son génie ; c'est par la tolérance et la liberté de conscience que l'Espagne doit reprendre sa place parmi les grandes nations de l'Europe moderne.
APPENDICE
i
Nous mettons sous les yeux de nos lecteurs le jugement qu'a porté sur la politique cauteleuse de Philippe II, l'un des écrivains les plus distingués de l'Espagne contemporaine, qui est en même temps l'un de ses hommes d'État les plus habiles et dont le nom restera invariablement attaché dans l'histoire à l'installation du gouvernement constitutionnel dans ce pays. Voici en quels termes s'est exprimé M. MARTINEZ DE LA ROSA 1 :
« En parcourant l'histoire de Philippe, on voit à chaque pas que son amour pour un pouvoir sans limites et son
1 Esquisse historique de la politique de l'Espagne depuis l'époque des rois catholiques jusqu'à nos jours (en espagnol). Madrid, 1857, 2 vol, in-12 (tome I, p. 55 et 36.)
zèle religieux, intolérant et persécuteur (qui peut servir de clef pour comprendre à fond ce règne) furent la cause principale de toutes ses fautes politiques, à l'intérieur comme à l'extérieur du royaume ; et ces fautes produisirent 4 l'époque des conséquences funestes et en préparèrent d'autres encore plus lamentables pour l'avenir.
Ce fut par son imprudence qu'éclata sous son règne la révolte des Morisques, qui alluma en Espagne le feu de la guerre civile et la mit dans le plus grand péril, surtout quand elle était travaillée avec la plus grande haine par ses rivales et ses ennemis. Ce n'est point à dire que ces semences de révolte n'avaient point été préparées de longue main dans ce pays, ou qu'il fût facile ou possible d'amalgamer, pour ainsi dire, avec la nation espagnole une nation étrangère, ennemie, soumise à la force, vindicative par caractère et par ressentiment, irréconciliable par esprit de religion, différente par ses lois, par ses mœurs, par ses usages et même par son langage et par son costume.
Mais en étudiant l'histoire de ces temps, même dans les œuvres des écrivains de la Castille, il est tout d'abord évident que l'on ne suivit pas la route que conseillait une saine politique; que les pactes et les promesses furent violés, et que, au temps de Philippe 11, l'oppression et la violence arrivèrent à un tel degré qu'un soulèvement était presque inévitable.
Cela étant certain, il ne restait déjà plus aucun moyen humain de réconciliation. Toutes les causes d'inimitié et de haine qui peuvent se trouver entre deux peuples convertirent cette guerre en une guerre d'exterininationl sans qu'il fût possible peut-être de concevoir l'espérance de les voir subsister désormais sur le même sol.
Les désastres qui suivirent le triomphe de la cause du roi, et qui ternirent tant son lustre, ne furent qu'une consé-
quence forcée d'un si mauvais principe ; on rétablit l'esclavage pour les vaincus, dans le seizième siècle, au sein d'une nation cultivée, au nom de la religion même qui avait contribué à le chasser de la terre.
Des centaines de villages industriels restèrent déserts ; il fut nécessaire de transporter des populations entières dans d'autres provinces ; et comme ces mesures, bien que sévères et cruelles, avaient paru à la fin n'être que d'impuissants palliatifs, la rigueur de Philippe II contre les Morisques prépara leur expulsion totale pour le règne suivant.
II
Avant de prendre la fatale détermination qui allait chasser de l'Espagne un million de Morisques, Philippe III consulta les plus savants de ses théologiens.
On va voir par quels sophismes fut rassurée la conscience du dévot monarque. Le nom de ces théologiens mérite bien d'être associé à celui du roi qui porte dans l'histoire la responsabilité de cette coupable mesure :
Opinion du Frère Luis ALIAGA. concernant les Morisques d'Aragon.
« SEIGNEUR, « Frère Luis Aliaga, confesseur de Votre Majesté, pense qu'elle peut en toute sécurité de sa royale conscience accorder l'autorisation de chasser les enfants, fils des Morisques d'Aragon, avec leurs pères, et pour cela de donner des ordres aux ministres que Votre Majesté jugera convenable, sans qu'il soit nécessaire de faire sur ce point des consultations nouvelles par les raisons suivantes : « Parce que, comme il est dit dans d'autres consultations, pour les délits passés des pères commis contre le royal service de Votre Majesté, ils peuvent être exilés, et leurs fils avec eux. Et il ne suffit pas de dire contre cela que les fils resteraient au pouvoir de leurs pères, ennemis de la foi, qui leur enseigneraient contre elle les choses qu'eux-mêmes croient. Parce que si c'était là une considération, on n'aurait pas dû permettre aux parents d'élever leurs enfants dans leur compagnie, puisqu'ils seraient exposés au même danger de recevoir un mauvais enseignement, leurs parents vivant en Espagne, que celui auquel ils seraient exposés en vivant dans d'autres contrées chrétiennes. Car c'est une chose si cruelle à dire qu'on ne pourrait permettre aux fils de vivre dans la compagnie de leurs parents en Espagne; on voit bien que c'est aussi dire qua l'on ne peut confier aux parents le soin de conduire leurs enfants dans une contrée chrétienne où les envoie la volonté de Votre royale Majesté.
« Et lorsque les pères ont été si mauvais que, sur la terre chrétienne, ils vivent dans leur secte et élèvent mal leurs enfants, il ne faut pas imputer la faute à Votre Ma-
jesté, mais bien à leurs parents qui usent mal de la liberté qu'ils possèdent, et cet usage il n'appartient pas à Votre Majesté de l'empêcher.
« Et quand cette raison n'existerait pas, il suffirait, pour la justification de ce qui est dit, de l'impossibilité morale qui naît des difficultés dont il est parlé dans la consulte du conseil d'État, parce que, éviter des malheurs à un grand nombre d'innocents qui souffriraient dans le cas où adviendraient en effet quelques-unes des choses que l'on est en droit de craindre, c'est là une considération qui pèse d'un plus grand poids que le danger que l'on doit redouter pour des enfants nés d'une semblable race.
Et comme ces inconvénients n'ont pas été vus dans l'autre consultation, je suis aujourd'hui d'un avis différent.
« Et c'est une grande considération que le doute où l'on est de savoir s'il y aurait du danger ou non à enlever aux Morisques leurs enfants, car, ainsi que je l'ai dit dans une autre consultation, s'il y a du doute, il faut juger en faveur de la cause publique, et c'est le faire que de craindre les inconvénients qui résulteraient de ne pas permettre aux Morisques d'emmener leurs enfants. Ainsi donc je n'ai aucun scrupule, en affirmant que Votre Majesté peut donner ordre de laisser sortir d'Aragon les Mores, en leur accordant la permission d'emmener leurs enfants.
« Toutefois on pourrait donner des instructions aux ministres chargés de l'expulsion, pour qu'ils ne permettent pas à aucun Morisque de rester dans ce pays à partir de l'âge de sept ans; mais ils pourront, au cas où Votre Majesté le jugerait convenable, accorder l'autorisation de séjourner aux enfants âgés de moins de sept ans, en faisant bien attention à ce que ces enfants ne soient déjà pervertis. En cas de doute, qu'on les chasse.
« Et pour tout cc qui sera de convenance et de piété, quoique non point d'obligation de conscience, je me conforme à l'avis du P. Ricardo, pour que l'on cherche des moyens de convaincre ces enfants, afin qu'ils soient élevés avec plus de certitude dans la vraie connaissance de Dieu; et, sur ce point, il me semble que l'on peut s'en remettre à la prudence des seigneurs archevêques et du vice-roi.
« En tout ce qu'ordonnera Votre Majesté pour ce qui sera de son royal service.
« Valladolid, 19 avril 1610. »
Opinion du P. RICARDO HALLER.
« Puisqu'il y a d'aussi grandes difficultés et d'aussi grands dangers que ceux que le conseil d'État fait remarquer, il me semble que Votre Majesté n'a pas le même devoir que celui que nous disions dans l'autre assemblée.
« Ce n'est pas condamner et châtier des innocents et des baptisés, mais seulement ne pas prendre leur défense, et cela n'est pas un péché d'action, mais d'omission permise, qui n'entraîne pas de faute et qui est justifiée par Je nom du bien public, qui doit toujours l'emporter sur le bien particulier.
« Que l'ordonnance ne s'étende pas aux enfants âgés de moins de sept ans, si leurs parents veulent les laisser à quelques chrétiens de vieille souche, leurs amis, ou si ces derniers les demandent pour les élever. »
Opinion du ,Frère JOSÉ GONZALEZ.
Il 11 est de droit naturel et divin, d'après l'opinion ordinaire des docteurs, que les innocents, dans aucun cas ou pour aucun motif, ne doivent être condamnés. Seulement, dans le cas certain où une république serait en danger, on pourrait le faire, parce que ce serait le moindre de deux maux. Il n'en est point ainsi dans le cas présent.
« Les Morisques de l'Aragon sont moins nombreux que ceux de Valence et d'Andalousie, et c'est une race trèspauvre et misérable ; ils ne se hasarderont pas à se remuer. Et lors même qu'ils le feraient et que quelques-uns d'entre eux voudraient se révolter, cela ne suffit pas pour entraîner un si grand danger ni pour jeter dans une extrémité aussi grande, qu'il serait nécessaire pour justifier la condamnation de tant d'innocents. -
« Il ne suffit pas de dire que ce n'est pas les châtier, mais leur permettre de s'en aller, car permettre un mal que l'on peut éviter, c'est la même chose que le commettre.
« Les enfants innocents, par cela seuls qu'ils sont baptisés, sont sous la protection de l'Église, dont ils sont plus les enfants que ceux de leurs propres parents.
111
Voici la traduction d'une lettre de Juan de Ribera, archevêque de Valence, adressée au roi Philippe III pour le féliciter de la manière dont s'accomplissait le décret qui chassait les Morisques de cette contrée :
i MAJESTÉ ROYALE ET CHRÉTIENNE : « 1° L'heureux succès de l'expulsion va se continuant, grâce à Dieu, parce que le temps est très-à-propos et tel que généralement on le regarde comme miraculeux. Les Mores convertis donnent chaque jour les plus grandes démonstrations de contentement, et quant aux riches, il est très-évident que leur joie est encore plus grande. De tout cela il résulte finalement que les maîtres des vassaux sont restés convaincus que la résolution que Votre Majesté a prise de les renvoyer a été non-seulement nécessaire, mais utile pour eux, en voyant clairement que lesdits Mores étaient leurs ennemis principaux, et qu'ils devaient leur faire tout le mal possible, et ainsi je les vois tous très-contents et joyeux, et le reste de la nation ne cesse de louer Dieu Notre-Seigneur et Votre Majesté.
« 2° Le point qui offre la plus grande difficulté est celui qui regarde les censiers, parce qu'ils sont en très-grand
nombre et de tous états. On désire généralement que Votre Majesté ordonne de prendre une résolution relativement à cette affaire, de manière à ce que des procès ne prennent point naissance; cela serait très-convenable afin d'éviter des frais ainsi que des dissensions, qui pourraient occasionner de grands troubles dans le royaume.
Il semble aux censiers que les barons se préoccupent peu de peupler les villages, et ils soupçonnent que c'est dans le but d'être exempts descontributions qui affectaient et frappaient les réunions vulgairement appelées aljamas.
Cela ne doit pas se supposer de la part de personnes nobles et chrétiennes ; mais je ne crois pas qu'il y aurait quelque inconvénient à ce que Votre Majesté fit entendre, comme il resterait entendu, qu'ils doivent peupler les lieux dans la forme qui paraîtrait la plus rationnelle. Et on croit que si cela se faisait de cette manière, ils trouveraient un nombre suffisant de personnes pour cultiver leurs terres, et qu'avant peu de temps ils seraient en plus grand nombre qu'auparavant, parce que le travail des chrétiens de vieille souche est de beaucoup préférable à celui des Mores convertis. Quelques-uns ont commencé à peupler et le résultat a été bon, les chrétiens de vieille souche leur donnant des résultats meilleurs que ceux des Morisques convertis. On perdrait seulement à cela le service personnel que ces derniers rendaient aux seigneurs, et auquel les chrétiens de vieille souche ne veulent point se soumettre.
« 3° De ce qui a été expérimenté par cette expulsion, il est constant, et nous connaissons les nombreuses richesses que possèdent ces Mores convertis, parce qu'on a découvert qu'ils ont une grande quantité de monnaie d'or et d'argent. Les personnes qui peuvent avoir une opinion sur ce point pensent que ce qu'ils emportent dépasse
quatre millions, et d'autres avancent un chiffre plus élevé et le prouvent par quelques conjectures dignes de toute considération. De même nous savons que les Mores auraient regardé comme un grand bienfait la permission de s'en aller sans subir aucun châtiment, et lors même que nous ne leur eussions laissé emporter d'autres choses que le vêtement qu'ils avaient sur eux. Cela s'aperçoit par la grande joie qu'ils éprouvent en allant s'embarquer, et par celle qu'ils démontrent quand ils se voient en pays de Mores, d'après ce que racontent ceux qui les ont accompagnés en Afrique avec leurs navires. De tout cela il résulte que, si dans le commencement de l'expulsion on eût eu la sécurité que nous avons maintenant, c'eût été un très-saint et très-prudent conseil de leur laisser seulement ce qui était nécessaire pour leur subsistance et pour le voyage, parce que l'exportation de tant d'argent a produit de nombreux inconvénients que l'on doit considérer, et ces inconvénients militent avec plus d'excès encore pour l'expulsion des Mores convertis de l'Andalousie et de la Castille.
C'est pour cela que nous pouvons nous risquer à supplier Votre Majesté, nous tous ses chapelains, et moi, comme le plus humble de tous, prosterné aux pieds de Votre Majesté, je dis : « que Dieu Notre-Seigneur, Majesté catholique, ordonna à ceux du peuple d'Israël de dépouiller les Égyptiens, en leur demandant de prêter les vases d'or et d'argent et les vêtements qu'ils avaient, et ils emportèrent tout cela pour le châtiment des outrages et des injures adressés à son peuple fidèle. Ceux-ci nous ont fait de très-graves dommages, et nous savons qu'ils emploieront ce qu'ils emportent à offenser Dieu et sa sainte foi, et à porter préjudice à la république chrétienne. Donc, que Votre Majesté ne permette pas que
nous mettions des armes dans les mains de nos ennemis, en considérant que ceux-ci ont été traîtres, et que, pour cela, ils ont perdu tous leurs biens et la vie ; qu'ainsi Votre Majesté se contente de manifester sa clémence royale, en ordonnant que son royal fisc prenne leurs biens, puisqu'il n'y a pas à douter que ces biens seront si considérables que cela pourra être regardé comme d'un très-grand secours pour le patrimoine de Votre Majesté. Que Notre-Seigneur conserve la personne sacrée, catholique et royale de Votre Majesté, dont le christianisme axbesoin, et ainsi que nous, ses chapelains, nous l'en supplions.
s Son humble chapelain baise les royales mains de Votre Majesté. »
« LE PATRIARCHE, ARCHEVÊQUE DE VALENCE.
Valence, 25 octobre 1609. »
IV
Lettre du roi à Varchevêque de Grenade sur Vinstitution d'une fête religieuse célébrée en l'honneur de l'expulsion des Morisques.
« LE ROI :
« Mon révérend père dans le Christ, archevêque de Grenade et de mon conseil : Vu ce que vous m'avez écrit
relativement à l'institution d'une fête qui soit célébrée par tout le monde dans mes royaumes en actions de grâces, pour l'expulsion qui a été faite des Mores de cette contrée, je me suis décidé à ce que ladite fête soit instituée le jour où a été prise la dernière résolution pour ladite expulsion, ou celui où l'on a commencé à l'exécuter. Et afin que cette fête produise un meilleur résultat, j'écris aux prélats de ces royaumes de voir et de considérer avec beaucoup d'attention, et de m'avertir de ce qui leur paraîtrait convenable, relativement à la forme, au mode et à la substance, en laquelle on devra instituer et célébrer ladite fête. C'est de quoi j'ai voulu vous aviser afin que vous fassiez la même chose. Et lorsque tous auront répondu, on choisira ce qui atteindra le mieux le but pour le mettre a exécution.
« MOI LE ROI :
Par ordonnance du roi notre maître, « Thomas de Angulo.
« De Madrid, ce 24 mars 1614. Il
Y
LISTE ET HOU DRE OFFICIEL DES MORISQBES ETPULSÉS DE LÀ VIEILLE-LCASTILLE.
Familles. Personnes.
Burgos et son territoire 72 309 Valladolid. ,. ,., 566 1,655 Palencia, , 89 447 Medina del Campo 125 549 Olmedo. , , 42 220 Ar&valo 7-2 550 Ségovie et son territoire. ., 199 856 Avila 546 1,549 Toro. 19 100 Zamora » 18 78 Ciudad-Rodrigo. , 16 66 État du duc d'Albe. , ., 26 120 Aranda de Duero. 3 12 Salamanque, , , 220 958 Agreda , , ,.- 19 96 État du comte d'Aguilar. 75 570 État de Medinaceli ., 128 697 1,833 8,212
VI
LISTE ET NOMBRE OFFICIEL DES 9IOMSQUES EXPULSÉS DU ROYAUME DE TOLÈDE.
Familles. Personnes.
Tolède.. , , 949 4,128 Madrid. 123 589 Illescas , , 55 149 Torrejon de Velasco.. , , 19 71 Barajas et Torrejoncillo. , 52 203 Talamanca. 46 174 Valdemoro 29 155 AJLealà. 291 1,206 Guadalajara, , , , , 212 921 Yepes. , , , , 54 129 Ocafia.. , , , , , ., 417 1,755 Villarubia et Dosbarrios.. , ., 53 280 Chinchon , , 86 575 Pastrana.. , , , , 528 2,214 Torrijos et Maqueda. , , , 95 411 Ciudad-Real. , ., 516 1,580 Campo de Calatrava. , , .., 824 4,560 -Santa Cruz de la Zarza, 26 120 Mondejar , , , , 59 129 La Puebla de Motalvan., 53 155 Colmenar de Oreja 42 241 Priego. , , , ., 25 71 Talavera. , , 51 146 Cuenca et Huete , 102 461 4,401 19,819
VII
LISTE ET NOMBRE OFFICIEL DES MORtSQUES EXPULSÉS DE LA 11 ANC H A. (LA MANCHE).
Familles. Personnes.
Villanueva de Alcardete. , ., 51 250 Le Toboso. 54 269 Escalona, , , , 68 340 San Clemente 94 468 Corral de Almaguer, , 26 150 La Mota deI Cuervo. , , , , , 51 255 Socuéllamos , , 38 194 VillanueYa de la Fuente. 59 295 ALmodivar deI Campo. , , ,. 40 209 Manzanarès , , , ., 64 522 Villanueva de los Infllntes, , , 201 958 Cozar et Vonlier. , 51 254 La Membrilla. , , 72 361 La Solana. , , ,.. 48 240 Alcarâz , , , , ., 131 565 La Parrilla. , 26 124 Val de Penas. , , , , 65 516 Villanueva de la Zara 66 540 ViLlarobledo ., 76 581 Chinchilla et Albacete. 87 369 Segura de la Sierra, , , , 19 79 Almaden et Puebla de Alcocer, , , 53 '204 Almonacid et son district, ., 26 118 Alcâzar de Consuegra. , 62 510 La Roda. , , , , ,. 54 272 Vea et autres lieux 74 550 Villal'ejo de Salvanes.. , 64 512 El Viso.. , 19 55
1,737 8,540
VIII
LISTE ET NOMBRE OFFICIEL DES MORISQUES EXPULSÉS DE L'ESTRAMADURE.
Familles. Personnes.
Badajoz, , , 80 350 Lerena et Fregenal 218 725 Burguillos 24 120 Medellin. , , 28 82 Villanueva deI Fresno, , ,. 5 21 Villanueva de la Serena. 58 261 Magocela. 214 1,344 Buenquerencia. 214 913 Jérez de Badajoz. , 58 201 Segura de Leon, , , , 55 150 État de Feria. 144 865 Placencia 193 835 Valencia de los Orden de Alcàntara 92 360 Alcâ.ntara, .,. 63 350 Las Brozas 66 329 Câ.ceres. , 57 176 Trujillo. , .., 150 590 Mérida, ,..,. 91 306 ËtatdeBéjar.Tu" Oropesa 225 O r o p e s a. /- TtT; -HT 96 pl *822^ - 8,299 - ~~- _,.
T lB LE DES MATIERES
PRÉFACE. , , , , , 1 DES SOURCES DE CETTE HISTOIRE.. , , , , , ., xi
LES JUIFS D'ESPAGNE.
1
Arrivée des Juifs en Espagne. La période fabuleuse. L'archisynagogué de Tolède et la condamnation de Jésus.– Lettres écrites à ce sujet.
Réponse du président de la synagogue de Jérusalem. , 1 II
Les Juifs pendant leur séjour en Espagne. Le concile' d'llliberis (300301). Invasion des Goths en Espagne. Le quatrième concile de Tolède. Serment contre les Juifs Imposé à tout roi d'Espagne en montant sur le trône.-Pétition adressée par les Juifs au roi Rekeswinth pour ne pas manger.de la chair de porc. Conspiration juive découverte sous Egiza. Mémoire présenté pour demander l'expulsion des Juifs de l'Espagne. Les Juifs prennent parti pour les mahométans commandés par Muza et Thareck (711). 9 III L'Espagne sous la domination musulmane.-Les Juifs sont traités avec sympathie par les Mores- Privilège donné aux Mozarabes par Alonso VI, - La charte de Sépulveda. - Massacres de Tolède (1108).
-Alonso X le savant; il protège les Israélites; reconnaissance de ces derniers. Le Fuero viejo de Castille. Les Tables Alphonsines et les savants juifs. Heureux effets de la tolérance d'Alonso. ̃ 14 IV Les Juifs sous les descendants de don Sancho. - Fernando el Emplazado (l'Ajourné). - Les Juifs refusent de payer l'impôt. - Réclamations du chapitre de Séville. -Alonso XI confie l'administration des finances du royaume à Yusaph de Ecija. - Haines populaires. - Le mépris qu'on a pour les Juifs sauve la vie à l'ancien trésorier. - Don Pedro le Cruel; sa conduite à l'égard des Juifs. Massacres à Tolède. -Dédommagements accordés aux Juifs, - Don Pedro meurt assassiné. - Les Juifs de Burgos et Bertrand Duguesclin. - Tentatives impuissantes d'Enrique 11 pour protéger les Juifs.–L'archidiacre Hernando Martinez et ses prédications sanguinaires. -ll assacres en Aragon et en Navarre. 21 V Ordonnance de la reine Catalina contre les Juifs (1412). Prédication de Vicente Ferrer (saint Vincent Ferrier).-Assemblée de Tortosa.– Discussion entre les rabbins juifs et Geronimo de Santa Fé. - Conversion des rabbins. Bulle de Valence contre les Israélites ^1415) ; interdiction portée contre ces derniers de se livrer à l'étude de la médecine et de la chirurgie. Concile de Castille., 56 YI Les Juifs, sous le régne de Juan II. Pragmatique d'Arévalo (G avril 1443).
- Les Juifs de Ségovie et l'évêque Juan de Tordesillas. - Part importante que prennent les Juifs au mouvement littéraire qui signale le règne de Juan II. Persécutions d'Enrique IV. Discussions sur la doctrine du Compelle inlrare. Troubles de Valladolid. Troubles en Andalousie.–Répartition faite entre les Aljamas de Castille (Ui4).- Misère de l'Espagne. Ruses des Juifs pour dissimuler leurs fortunes.– Réunion de l'Aragon à la Castille par le mariage de Fernando avec Isabel. - Les dominicains demandent l'inquisition; les rois catholiques l'accordent.– Approbation donnée par le pape, - Conspiration des Juifs de Séville. - Débordements du Guadalquivir. - Violences des premiers inquisiteurs. L'inquisition à Cordoue. Plaintes portées à Rome par les Juifs d'Espagne contre le tribunal de la Foi. - Preuves de judaïsme jugées suffisantes pour entrainer la condamnation. , , 48 VII Recherches historiques sur l'inquisition. Opinion de Mariana sur ce tribllIlal. - Torquemada nommé inquisiteur; ses victimes.-Ce qu'était l'inquisition.-Sa procédure. De l'influence de la communion pascale sur les dénonciations. - Enquêtes. - Prisons du sainl-office. - Tortures.
Défense du prévenu.– Publication des preuves. Jugement. - Le Swnbénito. - La réconciliation.- L'auto-de-ré. Récit de l'acte de foi célébré en l'honneur du mariage du roi d'Espagne, Carlos Il., 72 VIII L'expulsion des Juifs de l'Espagne (1492). Décret des rois catholiques. Torquemada et Judas Iscariote. Lettre adressée par les Juifs d'Espagne à leurs frères de Constantinople. - Réponse de ces derniers.–Le décret d'expulsion est accueilli avec joie par le peuple.–Prédications des prêtres catholiques. Courage des Israélites. Les Juifs de Ségovie. 103 IX Du nombre des Juifs qui quittèrent l'Espagne. Opinions émises à ce sujet par les différents historiens, anciens et modernes. Dispersion des Juifs d'Espagne. Massacres de Lisbonne (1506). Les Juifs en Italie, en Afrique, en France et dans le nord de l'Europe. Les imprimeries israélites d'Amsterdam., , , o.. 112 X Des Juifs restés en Espagne après le décret d'expulsion.–Les chrétiens nouveaux de Séville et la reine doua Juana (1511) Aulo-de-fé à Séville (1665).- Les bûchers de Cordoue (1625).–Les Juifs dans l'ile de Mayorque. Conséquences funestes pour l'Espagne de l'expulsion des Juifs 125
LES MORES D'ESPAGNE.
1 Invasion de l'Espagne par les Mores. Le rêve de Mahomet. Bataille du Guadalété (31 juillet 711). - Les montagnes des Asturies. - Influence du sort des esclaves sur l'agriculture. Droits absolus des maîtres sur leurs esclaves. Les converLis, les esclaves, les affranchis et les mudejares. Privilège accordé aux Mores par don Jaime el Conqiiislador. - Efforts tentés par don Pedro III d'Aragon pour convertir les Mores. -
L'inquisition à Valence (1422). , , , 159 II Fin de la domination musulmane en Espagne et prise de Grenade (2 janvier 1492). - Capitulations en vertu desquelles cette ville se rendit aux
Rois catholiques. Les riches familles mores quittent l'Espagne.– Nomination d'un archevêque, d'un capitaine général et d'un secrétaire chargé de l'exécution du traité. -Jiménès envoyé à Grenade; son zèle intolérant. - Persécutions suivies de tentatives de révolteii. - Les Morisques se réfugient dans les Alpujarras. - Redoublement de haine entre les deux races. - Charles-Quint à Grenade (1526).–La révolte éclate à Grenade. - Aben-Huméya. - Don Juan d'Autriche envoyé par l'Empereur. - Mort d'Aben-Huméya et défaite des Morisques. Les vaincus sont transportés dans l'intérieur de l'Espagne. Ruineuse conséquence pour ce pays de l'expulsion des Mores. 155 III Les Morisques d'Aragon. Les seigneurs demandent qu'on ne persécute pas les Mores.– Fuero accordé à Monzon (1510). - Les Germanias de Valence. Persécutions des Morisques. Ravages causés à l'agriculture et au commerce de ce pays. Baptême imposé à seize mille morisques.
- Cédule de Charles-Quint (4 avril 1525), -Clément VU délie l'Empereur du serment qu'il a prêté aux Morisques. Junte théologique pour la conversion de ces derniers. - Ordre royal pour la conversion des Mores du royaume de Valence. -Le baptême imposé aux Morisques.
Nouvelle junte ecclésiastique pour la conversion de ces derniers. Recommandations de l'archevêque de Valence aux prêtres de son diocèse.- Prédictions d'nn prédicateur.-De la terreur qu'inspiraient les Morisques.
Les seigneurs prennent leur défense. - De l'extrême développement de la population more. - Préjugés de Cervantès à ce sujet. 172 IV
Les Morisques sous Philippe III. Mémoires adressés au roi par l'archevêque Juan de Ribera, - Lettre de Philippe à l'archevêque. - Ordonnance rendue contre les Morisques de Valence (22 septembre 1609).- Lettre écrite par Philippe III aux jurés, députés et état militaire de la ville de Valence. Révolte des Morisques. Leur renvoi du royaume de Valence 187
> V Désarmement des Morisques d'Aragon. -Leurs complots avec la France.
Mémoire adressé à Henri IV par les Morisques d'Espagne. Expulsion des Morisques de l'Andalousie, de Castille, de l'Aragon et de la Catalogne. Lettre royale adressée au comte de Salazar pour prévenir les fraudes que pourraient commettre les Morisques à leur départ.
Décision prise pour éviter la mauvaise vente de leurs biens. –Décret d'expulsion proclamé à Saragosse (23 mai 1610).- Du nombre des Morisques réduits à quitter l'Espagne. Conséquences économiques et politiques de l'expulsion des Mores. 204
LES PROTESTANTS D'ESPAGNE.
1
Là réforme en Espagne au seizième siècle. Des tentatives de réforme avant la réforme. - Corruption, ignorance et simonie du clergé.– L'archiprêtre de Hita.-Lopez de Ayala.-Juan de Padilla.-Torrés Naharro et la Propaladia. Lettre d'un religieux de Burgos. - L'Abécédaire spirituel et le Guide dIt ciel. - Cristôval de Villalon. - Les proverbes contre les moines et le clergé. Superstitions populaires.- Défense de lire la Bible en. langue vulgaire. - Blâme porté à ce sujet par Antonio Porras. - Traductions en vers de la Bible. - Juan de Sépulvéda. Réprobation des superstitions et des sorcelleries. Alfonso de Viruès et la doctrine de Mélanchthon.-Les politiques et la réforme.
- Le livre de Furiô Cériol. - Le silence imposé par l'inquisition.. 221 II Des progrès du protestantisme en Espagne.– Les relations de ce pays avec les Flandres et l'Allemagne. Les théologiens et l'esprit nouveau. - Cipriano de Valéra. - Brefs du pape Léon X. Ligue de Clément VII et de François I" contre Charles-Quint. Le pape enfermé au château Saint-Ange. Juan de Valdès. Son dialogue entre Caron et Mercure. - Les idées démocratiques au seizième siècle. - Alfonso de Valdès. - Rodrigo de Valera. - Le docteur Egidio. - Francisco de Enzinas. Francisco de San Roman. Juan Diaz est assassiné par son frère. Charles-Quint, retiré à Yuste, apprend la découverte de deux foyers de protestantisme (27 avril 1558); il donne les ordres les plus sévères; ses lettres i la régente.–Rapport adressé à l'empereur par l'inquisiteur général (14 mai). - Liste des personnes arrêtées à Valladolid. - Nouvelle lettre de l'empereur à la princesse Juana.- Charles-Quint écrit à son fils. - Lettre de Philippe II à la régente.- Lettre de Luis Quijada à l'empereur. , , , , 245 III Les jésuites viennent en aide aux familiers du Saint-OFfice. - Allio-cle-ré célébré à Valladolid le 21 mai 1859. - Protestants brûlés ou réconciliés.
- Leonor de VibérOi Agustin Cazalla. - Herrezuelo et sa femme.- Nouvel auto-de-fê à Valladolid (8 octobre 1559). -Serment prêté pal'Philippe Il de défendte l'inquisition. - Don Carlos de Seso. ^Religieux
et religieuses condamnés pour cause de protestantisme. - Approbati donnée à ces massacres par le pape Paul IV. ;
IV
La réforme à Séville. VAbrégé de la doctrine chrétienne. Julian le Petj - Ponce-de la Fucnte, prédicateur de Charles-Quint. Il est dénoncé p: les dominicains; sa mort en prison. - Le comte de Bailen.- Les j suites s'emparent de l'éducation des enfants. Les moines du couva de San Isidro convertis au protestantisme. - Le Docteur blanc. - IJ femmes dans les prisons. Odieuse conduite des inquisiteurs à 14 égard. , , , 1 V
Le procès de Carranza, archevêque de Tolède, - Son enhnce. - Il t envoyé au concile de Trente.– Ses ouvrages. - Carranza accompagi Philippe Il en Angleterre. Sa mission dans les Flandres. Il retouri en Espagne. - Ilostilité de Valdès, archevêque de Séville. - Ténébreus intrigues de ce dernier. Carranza est fait prisonnier par ordre de l'i quisition (22 août 1559). -Instruction préparée contre lui.–Le paj Pie Y évoque devant lui le procès de l'archevêque de Tolède. - Loi emprisonnement de ce dernier. Sentence rendue contre lui. M.
de Carranza. Épitaphe inscrite sur son tombeau 2 VI Des protestants espagnols cherchent un asile à l'étranger. Cassiodo de Ileyna. - Cipriano de Valera. - Gonzalez de Montés. - Le moi Carrascon. Juan de Nicholas y Sacharles. Il se réfugie en France de là en Angleterre. Tentative d'assassinat dirigée contre lui. père fanatique, - L'ambassadeur d'Angleterre et Philippe II.– Cons
quences funestes des persécutions dirigées contre les protest. 1 pagne. Conclusion ̃ •
AI'I'EXD.CE
ris DE LA TABLE DES MATIÈRES