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Titre : De Bone à Tunis, Sousse et Kairouan ([2e édition]) / Victor Cambon

Auteur : Cambon, Victor (1852-1927). Auteur du texte

Éditeur : impr. du Salut public (Lyon)

Date d'édition : 1885

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb301886521

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (190 p.) : couv. ill. ; in-8

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Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6223012c

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-O3I-229

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 26/06/2012

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VICTOR C A M B O

,\ f J*, BONE A TUNIS

- SOUSSE & KAIROUAN

DEUXIÈME ÉDITION

LYO&C

IMPRIMERIE DU SALUT PUBLIC bellon, RUE DE LA RÉPUBLIQUE, 33

M DCCC LXXXV



DE BONE A TUNIS

SOUSSE & KAIROUAN

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VICTOR C A MB O 2NÇ

DE

BONE A TUNIS

SOUSSE & KAIROUAN

LYO &C

IMPRIMERIE DU SALUT PUBLIC BKLLON, RUE DE LA RÉPUBLIQUE, 33

M DCCC LXXXV



AJACCIO

Le paquebot-poste de la Compagnie transatlantique qui part le lundi soir de Marseille pour Bône fait escale à Ajaccio.

Si pressé que l'on soit d'arriver à destination, on n'a pas à regretter cet arrêt d'une demi-journée dans la plus jolie ville de Corse. Vue de la mer, au lever d'un radieux soleil, Ajaccio nous apparaît, le ier décembre, confortablement assise au fond d'un golfe que contemple un amphithéâtre immense de montagnes couvertes de neige;

qu'on me pardonne cette métaphore historique dans la patrie du général Bonaparte.


La Corse et la Sardaigne ne sont, d'ailleurs, qu'une longue chaîne s'étendant du cap Corse à Cagliari, à peine interrompue par les bouches de Bonifacio, à travers lesquelles elle se continue sous la forme 8c récifs menaçants.

La situation du golfe d'Ajaecio, ainsi abrité de tous les vents, en fait une des rades les plus sûres de la Méditerranée.

La ville, qui en occupe le fond et regarde le Sud-Ouest, est une station hivernale d'une extrême douceur, dont lftfr habitants "ne manquent pas de vous dire qu'Ajaccio, tôt ou tard, détrênera Caanes et Nice.

Il serait curieux, à cet égard, de compter combien de stations doivent se partager les dépouilles de nos rives provençales : Ajaccio, Pau, Saint-Sébastien, Alger, Bône, les Baléares, sans compter même les Canaries. Nice n'a qu'à se bien tenir, et pour peu que notre gouvernement, si soucieux de la moralité publique, se décide à licencier les croupiers de

Monte-Carlo, elle aura perdu ses derniers défenseurs.


Ajaccio, afin de se bien préparer à cueillir cet héritage, s'est munie de deux ou'trois bons hôtels, où les prix sont abordables et où je rencontre, à table d'hôte, une collection assez originale d'Anglais, de Norwégiens, de Danois et d'Allemands, qui ont fui pour tout l'hiver les brumes de la mer du Nord.

Tous ces septentrionaux me paraissent de joyeuse humeur et parfaitement acclimatés dans la grande île méditerranéenne, dont le ciel toujours pur et les ravissantes excursions n'ont pas de peine à leur faire oublier la patrie absente.

Autour de la ville s'étagent d'assez élégantes villas entourées d'orangers et d'aloès qui déjà me font rêver à l'Afrique, et composeraient un paysage charmant, n'étaient trois ou quatre abominables casernes dont les vastes pans, troués de fenêtres à l'ordonnance, se détachent sur le ciel et produisent le plus discordant effet. Oh! le génie militaire français ! quel plaisir peut-il trouver à gâter tous les sites où il s'installe.

Voyez Ajaccio ou Constantine, Alger ou Philippeville ; partout où il a pu écraser une


colline de ses lourdes constructions et de ses barraques à toiture rouge, il n'y a jamais manqué.

Au milieu du port, j'examine avec curiosité un paquebot de la Compagnie Morelli, la protégée de la famille Arène, concessionnaire du service postal entre la France et la Corse, et à qui une interpellation récente à la Chambre reprochait Texiguité et la mauvaise installation de ses steamers ; comme il est facile de le vérifier, tous ces reproches étaient fondés, aussi l'interpellateur a-t-il été repoussé avec perte.

La ville nouvelle est percée de nombreux et larges boulevards plantés d'arbres et renferme plusieurs jolies places ornées de statues de Napoléon et des pricipaux personnages de la famille Bonaparte, du général Abatucci, du cardinal Fesch, etc. Dans la vieille ville, nous sommes en pleine Italie; même turbulence, même malpropreté; le jour où je m'y trouve est un jour démarché : pêle-mêle au travers des choux et des haricots, de grandes corbeilles de gibier sont étalées en pleine rue ; la perdrix rouge et la fauve bécasse y dominent; ces der-


nières se vendent de i fr. 5o à 2 fr. pièce ; heureux pays, me disais-je ! Mais depuis, l'Algérie a sans peine effacé les regrets du chasseur.

J'avais hâte de visiter la maison où naquit Napoléon. Située dans une vieille rue qui devait être une des principales de la ville au siècle dernier, la demeure patrimoniale des Bonaparte n'a aucune apparence extérieure ; mais intérieurement tout indique la demeure d'une famille aristocratique. De nombreuses pièces, parmi lesquelles un vaste salon, élégamment décoré et meublé en style Louis XVI, qui prouve que les familles riches de la Corse suivaient fidèlement les modes françaises; la chambre à coucher où l'on montre le lit de sangle sur lequel Laetitia Ramollino mit au monde ses nombreux enfants, et le berceau où vagissait le vainqueur d'Austerlitz. Tout cela à été religieusement conservé en l'état où le général Bonaparte le trouva à son retour d'Egypte, unique apparition qu'il ait faite dans l'île natale pendant sa prodigieuse carrière. Aussi ne retrouve-t-on là, à part les souvenirs évoqués par l'imagination, aucune


trace des grands faits de l'épopée impériale.

Quand il a contemplé le panorama du

golfe, vu les boulevards, les statues et la maison des Bonaparte, quand il a obtenu la permission (laquelle m'a été refusée), de visiter le musée, don du prince de Canino, quand il a jeté un coup d'oeil sur la gare en construction, d'où s'élancera, dans quelques années, dans la direction de Bastia, la première locomotive de la Corse, rétranger connaît Ajaccio et peut rejoindre le steamar qui, au coucher du soleil, ne tarde pas à appareiller pour l'Algérie.

A la table d'hôte du Mohamed-es-Sadek je me trouve en présence de Corses fort ( aimables, qui se mettent à me raconterjies histoires de bandits; car, en dehors de ceux qui opèrent sous la plume des romanciers, la Corse renferme encore, paraît-il, d. bandits en chair et en os : je me laisse dire même qu'on en compte, en ce moment, plus de huit cents, gens parfaitement


honorables, assure-t-on, et tout à fait inoffensifs, sauf pour leurs ennemis qu'ils affûtent comme des canards, vivant hors de la loi, dans la montagne, pour des meurtres dont la cause, neuf fois sur dix, concorde avec la donnée du fabuliste :

Deux coqs vivaient en paix, Une poule survint.

Leur famille ou leurs amis leur font consciencieusement parvenir, au fond du maquis, le pain quotidien et les munitions non moins indispensables.

La justice française est pleine d'indulgence, me dit-on, pour le banditisme; elle ferme volontiers les yeux sur cet état flagrant de vagabondage et atténue autant que possible les pénalités infligées à ces assassinats froidement accomplis avec préméditation et guet-apens.

Les lugubres histoires épuisées, on monte sur le pont humer quelques instants l'air pur sous le ciel brillamment étoilé. Bientôt sonne l'heure du thé auquel a droit tout passager de première


ou de deuxième classe, puis, peu à peu chacun regagne silencieusement sa cabine.

Quant à moi, la conscience nette de tout méfait pouvant donner naissance à une vendetta, je m'endors, lentement bercé par le roulis du navire qui a quitté l'abri du golfe et gagné la pleine mer.

La durée du trajet de Marseille à Ajaccio est de 14 heures ; d'Ajaccio à Bône, par une belle mer, elle est de 24 à 26 heures.

La journée du lendemain se passa radieuse et tranquille, sauf un incident qui en vint interrompre la monotonie. Vers onze heures, nous aperçûmes, sur notre gauche, un paquebot italien dont la route coupait à peu près à angle droit la nôtre.

D'après les prescriptions du code maritime international, de deux navires qui se rencontrent ainsi, celui qui aperçoit l'autre à sa droite (par tribord) doit lui céder le passage. L'italien se rapprochant de plus en plus, convaincu probablement que le règle-


ment n'était pas fait pour lui, continuait fièrement sa route; nous de même; une collision paraissait en devoir résulter, lorsqu'enfin l'instinct de la conservation rappela le règlement au capitaine italien; il se décida à stopper et vint virer de bord à quelques centaines de mètres derrière nous ; mais au moment où nous défilions rapidement à leur barbe, ces bons Italiens nous saluèrent d'une bordée de sifflets et de huées. Il y avait à notre bord 200 à 250 officiers et soldats français : pas une voix ne répondit à cette stupide provocation ; mais s'il se trouvait parmi eux quelque combattant de Solferino ou de Magenta, il a dû, ce jour-là au moins, s'estimer fier de son œuvre et admirer la façon dont nos alliés pratiquent en toute occasion l'indépendance du cœur.

A une heure, nous commençons à apercevoir la côte africaine, dont nous sommes pourtant encore éloignés de 70 milles (i3o kilomètres) ; mais, dans ce pays, la transparence de l'air est telle que l'œil distingue les objets à d'énormes distances. En Algérie, dans les plaines surtout, cet effet d'op-


tique vous fait commettre des erreurs continuelles dans l'appréciation des parcours.

Une touffe de broussaille, un homme, un bouquet vous apparaissent avec des contours parfaitement nets à des distances où, sous notre latitude, à peine on les apercevrait.

Enfin, après avoir doublé le cap de Garde et longé le massif boisé de FEdough, nous débarquons à la nuit tombée sur la terre algérienne. Le dernier monument que l'on aperçoive en quittant Ajaccio est une statue colossale de Napoléon empereur, dominant le port et regardant la mer; le premier que l'on rencontre en mettant le pied dans Bône est une statue érigée, en 1880, à la mémoire de Thiers. A travers les flots bleus, l'empereur et son historien se regardent face à face.


BONE

Bône la coquette, comme les Algériens se plaisent à l'appeler, est une ville toute française et une jolie ville ; sa population qui s'accroît d'ailleurs très rapidement s'élève aujourd'hui à plus de 3o,ooo habitants. Une large avenue plantée de palmiers et d'eucalyptus, avec des squares plantureux de distance en distance, descend jusqu'au port, où les plus grands navires viennent accoster à quai, avantage bien rare en Algérie. En la parcourant on se croirait sur la Cannebière ou sur la Rambla de Barcelone. Beaux immeubles, boutiques éblouissantes, théâtre,


hôtels confortables, cafés bondés de consommateurs, tout, jusqu'aux amis de Lyon, qui viennent à votre rencontre, vous donne l'illusion que l'on n'a pas quitté la France. Mais quand on a passé deux ou trois heures, tranquillement assis, sans manteau, sous le ciel étincelant d'étoiles, à deviser devant un café des incidents du voyage et des projets du lendemain, on se rend compte que l'on est loin des brouillards de la Saône et l'on se prend d'une douce pitié pour tant de gens qui grelottent et toussottent là-bas, au lieu de venir aspirer ici la chaleur et le soleil.

A peine débarqué, je suis présenté à plusieurs grands propriétaires des environs de Bône, avec qui nous entrons de suite en conversation. On fait vite connaissance en Algérie ; un soir on vous met en relation avec un colon, qui lui-même vous présente à ses amis; le lendemain vous êtes de vieux compagnons et au bout de trois jours tout le monde vous connaît.

Nul n'est d'ailleurs sévère sur votre origine, et pourvu que vous reconnaissiez que l'Algérie est le plus beau pa) s du


monde, que les Algériens sont les plus intelligents de tous les Français et que la fortune doit nécessairement couronner leurs efforts, vous serez admirablement accueilli, et dispensé de donner tout renseignement sur votre passé. Réserve souvent prudente; trop éplucher la conduite de nos hardis colons serait souverainement inopportun.

Les conversations, dans le milieu bônois, ne roulent ni sur la politique, ni sur la Bourse, ni sur le high-life, ni sur le dernier roman de Zola; le sujet qui défraie tous les entretiens est la vigne. Vous n'entendez parler que défrichements, défoncements, plantations, achats de futailles.

C'est à qui aura mis en culture le plus grand nombre d'arpents. Tel propriétaire est en train de planter cinquante, tel autre cent, tel autre enfin quatre cents hectares de vignobles d'un seul coup. C'est une rage, un délire qui a atteint la colonie tout entière. Si peu chauvin que l'on soit, on ne saurait refuser son admiration à ces hommes courageux et entreprenants qui se lancent avec un tel entrain dans la


voie du progrès, n'hésitant pas à y engager toute leur énergie et toutes leurs ressources. Quel contraste avec la vénérable routine qui préside aux séculaires opérations de notre agriculture française !

Le mouvement qui emporte tous les Algériens vers la culture de la vigne est de date récente, du moins dans la province de Constantine. C'est à peine si, dans un rayon de 5o kilomètres autour de Bône, on compte 1,000 hectares de vignes en plein rapport ; mais depuis deux ans il s'en est planté plusieurs milliers ; l'année qui vient de finir en a doublé le nombre, et, en ce moment même, la charrue trace dans la vaste plaine d'innombrables sillons desquels jailliront, au printemps, de nouvelles pousses de vigne.

Bien qu'il me tardât d'aller visiter toutes ces richesses en herbe , je consacrai les deux jours suivants à visiter la ville. Bône n'est ni grandiose comme Alger, ni pittoresque comme Philippeville ou Bougie, ni sauvage et escarpée comme Constantine ;


c'est une charmante cité, bien bâtie,' largement percée et soigneusement entretenue ; elle renferme juste assez d'indigènes pour qu'on ne se croie plus en France, mais trop peu pour donner au voyageur ridée d'une ville mauresque. On y a bien établi un marché arabe, mais ce marché, construit par les Français, est tellement pimpant, coquet et propret, qu'on le croirait tiré par morceaux du magasin de décors de l'Opéra.

Cependant je rencontre dès les premiers pas un enterrement arabe. Le défunt est porté à bras sur une civière ; le corps n'est recouvert que d'un simple suaire en étoffe rouge qui laisse en saillie ses formes décharnées. Une cinquantaine de fils de Mahomet accompagnent pôle-jnêle le mort en psalmodiant des versets du Coran sur un rythme rapide, presque joyeux ; on croirait que ces braves gens suivent une noce.

Pour le musulman, la mort n'est point un fléau, mais une délivrance. Les passants que croise le cortège, au lieu de notre banal coup de chapeau, s'approchent de la civière, se joignent aux porteurs, dont ils


partagent le fardeau pendant une centaine de pas, et se retirent, remplacés par d'autres ; c'est ainsi que, d'épaule en épaule, le défunt gagne sa dernière demeure.

La plupart des cités algériennes sont protégées contre les coups de main des indigènes par une enceinte fortifiée qui n'est le plus souvent qu'un simple mur crénelé sans fossé ni bastion. Bône possède une double ceinture de ces primitives défenses.

La première, construite par le génie, de i83o à 1840, est en partie démolie et a fait place à une deuxième enceinte qui n'a ellemême rien de bien formidable et que dominent plusieurs forts et une imposante kasbah ou citadelle arabe, du XVe siècle, convertie aujourd'hui en prison militaire; mais la ville mauresque dont les maisons s'étagent au pied de la kasbah n'offre point l'aspect pittoresque des quartiers arabes d'Alger ou de Constantine.

Toutefois, le quartier arabe est beaucoup mieux situé, plus sain que les nouvelles rues créées depuis ces dernières années. Cette remarque s'applique, d'ailleurs, à maintes autres villes d'Algérie ou de


Tunisie; nous la retrouverons vérifiée à Tunis et à Sousse. L'emplacement choisi pour la ville française est un ancien marais d'où les eaux s'écoulent à peine ; tout autour s'étendent des espaces non encore bâtis, que les pluies torrentielles des jours derniers ont transformés en bourbiers : quant au marché aux bestiaux qui les avoisine, c'est un véritable lac. Faute de m'être munis de bottes d'égoutier, je renonce à y pénétrer, Bône est dominé du nord au sud-ouest par les derniers contreforts du massif de l'Edough, haute et étroite chaîne qui sépare la mer de la plaine de Bône et du lac Fezzara ; de ravissantes excursions, à quelques kilomètres de Bône, s'offrent au touriste dans cette région sauvage et boisée, aujourd'hui encore fréquentée par le lion et la panthère. C'est sur le versant sud de l'Edough que se trouvent les mines de fer de Mokta, une des principales richesses de l'Algérie, qu'un chemin de fer de 3o kilomètres relie au port .de Bône.

La ville romaine d'Hippone était assise sur un revers assez escarpé tout auprès de -


Bône; la route qui y conduit est très pittoresque. A la place qu'elle occupait, des orangers, des aloès et des oliviers énormes étalent leur ombrage au travers des ruines informes; seules, de vastes citernes, aux trois quarts effondrées ou comblées, ont conservé encore la forme de leur ancienne destination; d'ailleurs, celles de Carthage nous les ont, quelques jours plus tard, fait oublier.

On ne se souviendrait guère d'Hippone, si saint Augustin n'en avait été l'évêque ; à quelques pas des citernes on a construit, à la mémoire de l'illustre Père de l'Eglise, un petit monument bien modeste et dont le seul mérite est de dominer un magnifique panorama. Un peu plus haut, on construit en ce moment un asile de vieillards si merveilleusement exposé, que nos pauvres vieux de la Charité en mourraient de jalousie s'ils le voyaient seulement en photographie.

Le côté vraiment habitable des environs de Bône, celui où se développe déjà une charmante station hivernale, est le rivage qui s'étend au nord de la ville, rivage


ondulé de ravins verdoyants, assez mouvementés pour être pittoresques, mais point assez escarpés pour être pénibles à gravir.

Cest là la promenade favorite des Bônois; c'est là aussi que, dans de petites villas ombragées par les oliviers et les caroubiers, dominant la mer, ils viennent fuir en été la poussière de la ville et les fureurs du sirocco. Une très bonne route, dite : allée des Caroubiers, part de Bône par la porte Randon, rejoint la plage et revient par la Corniche, reproduction réussie du Prado et de la route de la Réserve. De plus en plus, je retrouve dans Bône un petit Marseille.

Les sombres roches entrecoupées de plages arides qui s'étendent au nord de la baie des Caroubiers rappellent encore, à la nuance près, le littoral marseillais à l'est du Prado. L'un de ces rochers, en forme de promontoire, affecte la silhouette d'un énorme félin, orné d'une volumineuse crinière, accroupi au milieu des flots, regardant la mer; c'est le classique lion de Bône.

Plus loin, sur une falaise sauvage et tourmentée, s'élève le fort Génois. Là est établi


le lazaret, où se déroula, l'été dernier, la tragique odyssée de ÏAbd-el-Kader. Ce paquebot amenait de Marseille plusieurs centaines de passagers ; pendant la traversée, éclatèrent deux cas de choléra. Quarantaine est imposée à l'arrivée par le service de la santé. Les malheureux sont débarqués pêle-mêle sur cette rive désolée, où aucuns préparatifs ne les attendaient. Force leur fut de camper en plein air, sans eau potable, sans vivres frais, sans médicaments, à travers les rochers brûlants, sous ce soleil de feu. De nouveaux cas de choléra se déclarent, auxquels viennent s'ajouter les insolations, le typhus et les fièvres. Trois semaines se passent dans cette lamentable situation. Enfin le commandant de l'Abdel-Kader prend la courageuse résolution de réembarquer tout son monde et de réappareiller pour Marseille ; mais trentesept passagers avaient succombé sur la plage inhospitalière.


LES VIGNOBLES DE LA PLAINE DE BONE

J'étais bien loin d'avoir épuisé toutes les curiosités des environs de Bône, quand un beau matin mon ami D. vint m'arracher aux délices de cette nouvelle Capoue pour m'emmener, dans un excellent breack attelé de deux ardents petits chevaux barbes, à sa vaste propriété de Gazan, située à 20 kilomètres de la ville et où pendant quelques jours je vais rester son hôte.

Nous prenons la route de Guelma et de Constantine, et au sortir de Bône, traversons la Seybouze qui, grossie par les dernières pluies, roule une masse énorme d'eau jaune et bourbeuse, véritable lait de chaux


et d'argile ; puis nous côtoyons la voie ferrée de Aïn-Mokhra qui dessert les mines de Mokta-el-Hadid, et débouchons bientôt dans rimmense plaine.

La plaine de Bône a une superficie trois ou quatre fois plus grande que les Dombes; elle s'étend sur 60 kilomètres de longueur du nord au sud, et 40 à 5o de l'est à l'ouest, Formée des alluvions de la Seybouze et de plusieurs petits affluents, la couche arable est d'une profondeur et d'une richesse incomparables. Toutefois, quelques parties sont marécageuses et la fièvre y élit trop souvent domicile. Le sol, où l'argile domine, se durcit en été et se crevasse en tous sens, partout où il n'est pas soigneusement défoncé ; peu ou presque pas d'arbres ; de loin en loin une ferme, une réunion de gourbis (un douar), ou une koubah (tombeau d'un marabout) étincelante de blancheur, rompent la monotonie du paysage.

A droite et à gauche de la route, d'interminables lignes de ceps ; à mesure que nous avançons, mon étonnement redouble à la vue de ces colossales plantations, presque toutes faites en 1884 ou en 1883; un dixième


au plus est âgé de trois ans, et c'est à peine si je compte quelques hectares en plein rapport. L'année 1885 verra planter un nombre d'hectares supérieur encore; malgré la boue effroyable qui détrempe la plaine, on aperçoit de toutes parts de longs attelages de bœufs, défonçant le sol pour les plantations qui se feront en janvier.

Les viticulteurs me sauront gré d'entrer ici dans quelques détails sur la façon dont on crée un vignoble en Algérie.

Les terrains que l'on trouve à acheter sont de deux sortes; ou ils sont défrichés, ou ils sont en broussailles : Les terrains défrichés sont rarement défoncés convenablement, surtout s'ils n'ont été cultivés que par les Arabes ; car une petite couche de quelques centimètres à peine a été remuée, et tous les obstacles trop sérieux, les gros lentisques, les jujubiers surtout sont religieusement conservés. Quant à la broussaille, pour peu qu'elle soit vigoureuse et touffue, son défrichement est un vrai travail d'Hercule, et j'avoue qu'il faut un singulier courage pour l'entreprendre.


Le plus grand ennemi du pionnier est le jujubier sauvage, sorte de ronce extrêmement fourrée, hérissée de longues épines qui la rendent absolument impénétrable, un seul pied peut former depuis une simple touffe jusqu'à un massif de plusieurs centaines de mètres carrés. L'unique moyen de se débarrasser des innombrables racines d'un jujubier, est de creuser à 2 mètres et même 3 mètres de profondeur et de les extirper une à une ; l'arrachage d'un massif de jujubier peut ainsi coûter plusieurs centaines de francs. Quand un sol en porte seulement sur un quart de sa surface, on doit renoncer à le défricher.

Le défoncement du sol qui doit recevoir la plantation de vignes se fait à l'aide d'une forte charrue de Brabant, à une profondeur de 40 centimètres environ ; il faut employer pour cela, suivant l'état du terrain, 12, 16 ou même 20 bœufs ; les bœufs arabes, très petits, comme on le sait, ne rendent guère que la moitié du travail.de nos bœufs de pays. Lorsque le terrain a été ainsi convenablement retourné, on creuse des trous cubiques de 5o centimètres de côté, qui


recevront le cep sous forme de bouture ou mieux, de plant raciné. La distance des pieds varie de i mètre 5o à 3 mètres. On réserve toujours assez d'espace pour pouvoir labourer commodément, tout au moins dans un sens. Les plants les plus employés sont la Carignane, la Mourvèdre, le Bouschet, l'Alicante, et quelquefois encore la Syra et le Pinot ; l'Aramon est moins en faveur depuis ces dernières années, à cause de l'infériorité de ses produits. Toutes les facons se donnent à la charrue.

Abstraction faite du défrichement proprement dit, dont le coût, je le répète, est excessivement variable, suivant la vigueur et la nature de la broussaille, voici comment peut s'établir le prix d'établissement d'un hectare de vigne : Achat du sol dans la plaine de Bône (défriché) 500 à 800 Défoncements et travaux préparatoires. 3oo » » Frais de plantations 150 » » Entretien la première année ,50 » » Frais de culture la 28 et 3e année. 4oo » » Intérêt de l'argent, sur 15 à 18 cents francs pendant trois ans 24o » » Construction de bâtiments, bétail, achat de futailles. 5oo » » 2.2-+0 à 2.5oo


Moyennant cette dépense de 2,5oo fr., le propriétaire est en droit de compter, bon an mal an, sur une récolte d'au moins 60 hectolitres, déduction faite de toutes les chances de destruction partielle de récolte par suite des maladies (oïdium, mildiou, anthracnose) ou de la gelée, des sécheresses et du sirocco. Ces 60 hectolitres à 20 fr.

représentent un revenu brut de 1,200 fr.; on peut estimer à 400 fr., par an les frais de culture, de vendange et d'encavage ; le produit net serait donc de 800 fr.

Aucun placement au monde ne saurait être comparé à celui-là, si le point noir du phylloxéra n'assombrissait cette merveilleuse perspective. On frémit en pensant, que ces énormes dépenses, ces courageux efforts, ces résultats que les ouvriers de la première heure commencent à recueillir sont à la merci d'un douanier négligent ou d'un nuage chassé par le mistral; mais ici, il ne faut pas parler du terrible insecte; les Algériens sont arrivés à se persuader qu'ils en seront pour toujours indemnes, et ce n'est point une des moindres preuves de l'immense confiance qu'ils ont en eux-


mêmes et en l'avenir, que cette complète sécurité dans laquelle ils se complaisent à régard du fléau de nos vignobles.

Je ne m'étendrai pas, et, à dessin, sur l'organisation des celliers, des foudres et des caves, d'abord parce que la plupart des exploitations en sont à la période de plantation et n'ont point encore construit de chaix, ensuite parce que ceux qui en ont établi ne l'ont point toujours fait avec tous les soins que réclame cette délicate opération de la vinification. A cet égard, comme sous bien d'autres rapports, les viticiilteurs bônois ont encore beaucoup à apprendre. Ils ne procèdent pas avec ce prodigieux élan sans- y apporter une certaine précipitation. Beaucoup de leurs opérations ne sont pas conduites avec la méthode désirable, ils n'ont point étudié l'adaptation des meilleurs cépages à leur sol ; ils négligent la question des fumures, remploi du soufre contre l'oïdium, etc. Leur seul objectif est d'arriver bon premier dans le steeple-chase de la plantation. J'ai vu un colon (et je devrais passer sous silence que c'était un Lyonnais), j'ai vu, dis-je, un


colon qui, dans la crainte de ne point planter assez de vignes dans sa saison, se bornait à creuser de loin en loin, dans une terre absolument vierge, des trous de 40 centimètres de profondeur, pour y enfouir ses boutures, quitte à défoncer plus tard le sol, quand il aurait le temps.

En dehors de la' crainte du phylloxéra, plusieurs problèmes délicats se posent à nos entreprenants viticulteurs ; d'abord la question des capitaux. Ce n'est point sans hypothèques, sans emprunts trop souvent à des prix usuraires que la plupart d'entre eux ont fait au sol des avances de 800, 1,000 et 1,200 fr. par hectare. Pourront-ils tenir jusqu'au jour de la première vendange ? De plus, quelques-uns se demandent avec effroi où l'on trouvera de la maind'œuvre dans un pays, en somme, très peu habité pour un aussi formidable développement d'exploitation ; n'assistera-t-on pas à une augmentation ruineuse du prix des journées, ainsi qu'on l'a vu se produire dans l'Hérault au temps de la prospérité viticole? Enfin, le jour où l'Algérie sera outillée pour une production colossale, à


quel chiffre tombera le prix des vins de plaine, qui, bien que supérieurs, à ce qu'on croit généralement, sont cependant nécessairement, de qualité inférieure ?

Je me hâte de le confesser, les Algériens ne sont pas embarrassés pour répondre à ces objections : s'ils ont pu trouver des capitaux pour défoncer la lande inculte, à plus forte raison en trouveront-ils quand on les verra propriétaires de plantations luxuriantes, grosses de promesses; la main-d'œuvre ne leur manquera pas davantage; des nuées de Maltais, de Corses, d'Italiens sont prêts à débarquer sur la côte algérienne à la première augmentation de 5o centimes dans les salaires, sans compter la main-d'œuvre indigène, moins à dédaigner qu'on ne le croit généralement. Quant au débouché des vins, n'est-il pas indéfini? A cette heure, la production ne suffit pas même à la consommation locale. Et que coûte le transport des vins en France, en Italie, en Autriche? à peine quelques francs par hectolitre.

Qu'est-ce qui les empêchera d'inonder toute l'Europe de leurs produits? Rien ne


saurait donc, pour le moment, troubler leur inaltérable confiance.

Au bout de deux petites heures, nous arrivons à la ferme de Gazan, vaste assemblage de constructions entourées de quelques gourbis. M. D. qui, sous l'habile direction d'un de ses amis de Bône, est en voie de transformer en un immense vignoble cette propriété jusqu'ici vouée à l'élevage du bétail, nous y attendait, et nous passons là plusieurs agréables journées à chasser le lièvre et à visiter les environs.

A quelques kilomètres de Gazan, à Mondovi, gros village très prospère, se trouve une des propriétés les plus belles et les plus avancées de la plaine de Bône, le domaine El-Guebarh, qui a récolté, en 1884, huit mille hectolitres de vin. Tout dernièrement la ville de Paris avait projeté l'acquisition de cette vaste exploitation pour y installer une colonie d'enfants assistés du département de la Seine. Il y avait là une idée très sage et en même temps féconde pour la colonie ; donner une patrie à ces pauvres


êtres abandonnés, les habituer, dès le basâge, à son climat et à la vie rude qu'on y mène; arracher du même coup de la métropole ces rejetons destinés tant par la loi de l'hérédité que par leur propre isolement à recruter l'armée des ennemis de la société.

C'était assez pour qu'elle ne fùt pas mise à exécution. Après quelques pourparlers assez actifs, le Conseil municipal de Paris mit le projet au panier.

Nombre d'autres propriétés plus ou moins importantes s'étendent dans la plaine, montrant çà et là leurs bâtiments flanqués d'un petit bouquet d'eucalyptus ou de cyprès ; mais que les amateurs de colonisation se rassurent, bien plus encore il en reste à créer. Nos compatriotes peuvent accourir ici avec des capitaux, ils y trouveront l'emploi de leurs peines et de leur intelligence, car, ainsi que dans l'apologue, c'est le fond qui manque le moins.



LES CHEMINS DE FER ALGÉRIENS

Si confortablement que nous fussions installés à Gazan, il fallait cependant songer au départ. Je pris congé un beau matin de D. dont la plantureuse hospitalité était bien capable de me rendre trop sévère pour les aubergistes algériens ou tunisiens, et m'embarquai à la station de Randon, située dans la propriété même, pour Guelma, où le chemin de fer vous conduit en un peu plus de quatre heures.

Le réseau des chemins de fer algériens et tunisiens présente, à l'heure actuelle, une longueur de près de 2,000 kilomètres, répartis entre cinq compagnies principales. Dans


l'Ouest, la compagnie P.-L.-M. exploite la grande ligne d'Oran, par Orléansville et Blidah, à Alger (421 kilomètres), de laquelle se détachent, à Oran, le petit embranchement de Lourmel, et à Sainte-Barbe-duTrélat la ligne de Sidi-bel-Abbès et Magenta: ces deux dernières appartiennent à la Compagnie de l'Ouest algérien. Perpendiculairement à la ligne Oran-Alger et au littoral, la compagnie Franco-Algérienne exploite la voie stratégique d'Arzew à Saïda, ouverte jusqu'à Mécherïa (352 kilomètres), depuis la révolte du Sud oranais en 1881. A Alger, malheureusement, existe une solution de continuité entre les parties orientale et occidentale de la colonie. La construction de la section d'Alger à Constantine, confiée à la maison Joret, ne se poursuit que lentement à cause des difficultés énormes que présente la traversée des montagnes de la Kabylie. Toutefois, les deux tronçons s'allongent de plus en plus et se réunirônt en 1886. Celui qui part d'Alger va jusqu'à Ménerville (55 kilomètres). Tout récemment s'est ouverte à l'exploitation la section suivante de Ménerville à Palestro (3o kilo-


mètres). Celui qui vient de Constantine dessert depuis longtemps Sétif, et a été ouvert en i883 jusqu'à El-Achir (328 kilomètres), en somme, il reste à franchir une distance de i5o à 200 kilomètres; cette lacune divise donc encore l'Algérie en deux parties complètement séparées.

Le voyageur qui veut se rendre par terre de Bône à Alger entreprend une véritable expédition; une journée pour se rendre à Constantine, une deuxième pour atteindre El-Achir, puis 20 heures de diligence pour arriver à Ménerville, et enfin de nouveau trois heures de voie ferrée jusqu'à Alger ; en tout quatre journées de fatigue et d'ennui. C'est à l'Est algérien qu'est confiée la tâche de réunir Constantine à Alger; c'est lui aussi qui possède la ligne très importante de Constantine à Philippeville (87 kilom.), il vient enfin d'ouvrir la section de Constantine à Batna (i2o kilom.), première étape, dit-on, du transaharien; et en attendant que ses machines chauffent pour Tombouctou et le Sénégal, il poursuit activement 'ses travaux jusqu'à l'oasis de Biskra.


La compagnie de Bône - Guelma, outre sa ligne de Bône à Constantine par Duvivier et Guelma, a ouvert, au moment de l'expédition tunisienne, la section-de Duvivier à Soukahras. Déjà elle possédait les deux seules lignes de la Régence, le petit tronçon de Tunis à Hamman-Lif (17 kil.) et la ligne de Tunis à Ghardimaou, sur la frontière algérienne ; elle vient encore d'ou- vrir la section de Ghardimaou à Soukahras et a livré ainsi à la circulation, en novembre dernier, les 355 kilomètres qui séparent Bône de Tunis.

Ainsi, dans moins de deux ans, on pourra se rendre directement crOran à Tunis par une ligne non interrompue de voies ferrées de plus de i,3oo kilomètres.

Il ne restera à effectuer, pour compléter ce réseau, que quelques embranchements secondaires, tels que celui de Beri-Mansour (ligne d'Alger à Constantine) à Bougie, ou quelques voies stratégiques, telles que celles de Soukahras à Tébessa dans l'Aurès.

J'aurai, d'ailleurs, l'occasion de revenir avec plus de détails sur la question des chemins de fer à créer en Tunisie..


L'organisation du service est identiquement la même qu'en France; mais la vitesse y est moindre que dans nos lignes françaises les plus déshéritées. Notre chemin de fer de Lyon à Saint-Etienne luimême, si justement renommé pour la lenteur de ses convois, est un foudre de rapidité à côté des lignes algériennes. De plus, il n'y a ordinairement qu'un seul train par jour dans chaque sens, et cet unique convoi, sauf aux abords des villes, ne sert trop souvent qu'à promener des wagons vides.

Le trafic n'est encore point en rapport avec les sommes dépensées pour la construction et l'exploitation, et il est, à mon humble avis, fort regrettable qu'on ne se soit point, en Algérie, décidé dès le principe pour les chemins de fer à voie étroite.

C'est là un sujet qui, je l'avoue, m'est fort à cœur et sur lequel on me pardonnera d'insister plus longuement ailleurs.



GUELMA

ET

HAMMAMM MESKOUTINE

A Duvivier (5o kilomètres de Bône), finit la plaine ; la vallée de la Seybouze se rétrécit, et désormais la voie ferrée, qui court vers Guelma et Constantine, en suit fidèlement tous les contours, tandis que la ligne de Soukahras et de Tunis se détache à gauche et gagne la montagne.

Au bout de trois heures de voyage, à travers un paysage où les collines font successivement place aux rochers et aux montagnes le long des eaux jaunâtres de la Seybouze, dont les rives sont surchargées d'une végétation vierge impénétrable, on débarque à Guelma.


Guelma est une jolie petite sous-préfecture, entourée de son inévitable ceinture crénelée dans laquelle sa croissante prospérité commence à se trouver mal à l'aise.

Bâtie à l'européenne, et peuplée de aib mille habitants, dont à peine la moitié d'indigènes, Guelma est un centre important de colonisation dans lequel l'émigration allemande est largement représentée. Elle renferme trois hôtels passables, dont la spécialité, m'avait-on dit, est de n'avoir jamais de place : j'ai pu vérifier l'exactitude de ce fait en ne trouvant de gîte dans aucun d'eux. Enfin, cependant, le plus accommodant des trois aubergistes consentit, en maugréant, à m'entreposer dans sa salle à manger. Il n'en fallait pas tant pour satisfaire un touriste qui se croyait appelé ce soir-là à coucher à la rue.

Mais ceci me donne l'occasion de formuler une remarque commune à toute l'Algérie et que j'avais maintes fois vérifiée dans de précédents voyages. Le fournisseur européen, poli, empressé et prér venant est un mythe dans toute la colonie; que vous ayez affaire à un cocher, à


un marchand ou à un coiffeur, sachez qu'il vous fait un grand honneur en vous servant, et Dieu sait si sa mine et ses paroles vous le font assez comprendre. A cet égard, le sentiment de l'égalité que nous nous efforçons vainement, depuis tantôt cent ans, de faire passer dans les mœurs de notre vieille France, a été acclimaté du premier coup en Algérie. L'homme venu pour coloniser a déjà fait fortune. en espérance; le passé n'existe plus pour lui, c'est l'avenir seul qu'il contemple; il ne voit en ses semblables que des gens poursuivant le même but, animés du même espoir, et toute idée de distinction sociale s'efface devant celle de la communauté des aspirations.

Qu'on ajoute à cela la brutalité ordinaire aux hommes d'un caractère très résolu, l'acrimonie résultant de fréquentes déceptions et l'habitude constante de traiter comme des chiens ceux de leurs semblables qui portent le burnous, et l'on comprendra que le milieu où l'on circule ne soit pas absolument celui de l'urbanité, et que l'obséquiosité soit bannie de son sein. La formule aimable :« Si vous n'êtes pas content,


vous pouvez chercher ailleurs», est servie avec ses variantes plus ou moins courtoises à l'acheteur qui ne trouve pas du premier coup dans une boutique l'objet de ses désirs et, quant aux cochers, il me serait bien difficile de reproduire ici les termes de leur mécontentement, lorsqu'on ne leur donne pas bénévolement le double de ce qui leur est dû.

Si Guelma est pauvre en hôtels, elle est d'une incomparable richesse en cabarets, guinguettes, brasseries, estaminets et autres assommoirs ; depuis un café monumental, situé sur la principale place de la ville, jusqu'aux échoppes les plus infimes, on ne compte pas moins de go débits de boissons. Les partisans les plus acharnés du développement et de l'influence des marchands de vin, nos seigneurs et maîtres du jour, ne sauraient donc accuser la petite sous-préfecture de modérantisme.

Outre ces nombreux édens, Guelma possède encore un jardin public orné des plus beaux échantillons de la flore algérienne,


une mosquée très élégante , une kasbah construite avec des ruines romaines, et un musée bourré d'antiquités de toutes sortes recueillies dans la région.

Guelma serait ainsi la plus heureuse des petites villes, si elle n'était sans cesse torturée par un affreux cauchemar : la prospérité grandissante de Soukahras. On ne peut se faire une idée de la jalousie dont sont animées les unes contre les autres les cités algériennes. Les vieilles rivalités de Rouen et du Havre, de Boulogne et de Dunkerque, de Genève et de Zurich, sont querelles d'enfants à côté des compétitions de Constantine et de Bougie, de Bône et de Philippeville, de Batna et de Sétif. Mêmes haines de province à province : on n'avouera jamais à Oran que la province de Constantine est la plus boisée et la plus pittoresque ; et les Constantinois ne pardonnent point aux Oranais leur réelle avance dans la mise en culture de leurs terres.

Le paysage des environs de Guelma est pittoresque, mais beaucoup moins boisé que je ne m'y serais attendu. De belles cultures s'étendent autour de la ville, mais à


quelques kilomètres à peine on tombe dans la broussaille.

Le seul village intéressant des alentours immédiats est Héliopolis, situé à 5 kilomètres sur la route de Bône. Cette route suit non point la ligne ferrée, mais le tracé d'une ancienne voie romaine dont les restes sont très apparents, et qui unissait Hippone à Cyrtha (Constantine). On traverse, sur un beau pont, la Seybouze et son fouillis de végétation marécageuse, et l'on s'engage dans une étroite vallée.

Héliopolis doit sa prospérité à une énorme source d'eau chaude qui, après avoir actionné plusieurs moulins, vient irriguer de riches plantations d'orangers, de citronniers, d'oliviers et de légumes de toutes sortes. On y voit les ruines d'anciens thermes romains et on y coudoie quantité d'émigrés allemands. Quelques colons ont déjà planté de la vigne, et leurs habitations, entourées de touffes d'arbres verts, s'étendant à droite et à gauche de la route, rompent la sauvage perspective des collines pelées. L'emplacement de l'ancienne voie romaine est marqué par une rangée d'oli-


viers si vieux qu'on les croirait volontiers contemporains des conquérants de la Mauritanie.

Près d'Héliopolis, l'hospitalité la plus cordiale m'est offerte au sein d'une famille qui, après avoir occupé une très belle position dans le monde lyonnais, est venue honorablement chercher dans la rude existence du colon le repos et l'oubli des catastrophes financières de 1882.

Tout le monde sait que près de Guelma (à 20 kilomètres en chemin de fer sur la ligne de Constantine), se trouve une des principales curiosités de l'Algérie : les sources d'eau chaude d'Hammam-Meskoutine. N'ayant pas eu le loisir de retourner les visiter, on me pardonnera de rappeler des souvenirs vieux de quatre ans pour essayer de décrire les singuliers phénomènes produits par ces eaux.

Du sommet d'une colline abrupte, jaillissent, à la partie supérieure d'un grand nombre de cônes de diverses hauteurs,


plusieurs sources dont la température : n'atteint pas moins de 98° centigrades. Une épaisse vapeur enveloppe la colline et la vallée. Toute la paroi de la montagne est festonnée de capricieuses ondulations d'un calcaire blanc jaunâtre, brillant et poli, qui lui donne l'aspect d'un glacier, ou mieux d'une succession de cascades dont les flots seraient congelés. Tout autour des cônes d'où émergent les eaux, d'autres cônes plus nombreux sont aujourd'hui à sec, parmi lesquels il en est qui ont plus de 10 mètres de hauteur ; quelques-uns sont si rapprochés, que leurs bases s'intersectent et forment les plus bizarres silhouettes. L'imagination, plus que légère, des Arabes, s'est donné libre carrière en des légendes très épicées, expliquant l'origine de cet assemblage de cônes biscornus et de grotesques enlacements. Qu'il vous suffise de savoir, honnêtes lecteurs, qu'elles ne sont point de celles dont la mère autorisera le récit à sa fille.

Les savants, gens ni plus ni moins vertueux que les Arabes, mais certainement moins poétiques, sont arrivés, eux aussi,


avec leurs très morales explications : ils vous disent que les eaux d'Hammam-Meskoutine, chargées de calcaire bicarbonaté, déposent ce carbonate au fur et à mesure qu'elles sourdent du sol; que ces dépôts forment mécaniquement un cône qui s'élève de plus en plus jusqu'au moment où la pression de l'eau dans l'intérieur du cône fait crever la surface du sol en un autre endroit qui devient le point d'émergence de l'eau et le commencement d'un phénomène identique. Mais cette explication, si évidente qu'elle soit, ne me fera jamais oublier la légende musulmane.

.On a créé à Hammam-Meskoutine un établissement thermal et un très bon petit hôtel. Autour des sources s'étale une plantureuse végétation; on y admire surtout des oliviers d'une incomparable vigueur; c'est probablement pour cette raison qu'on envoie là se refaire les gens dont la constitution est affaiblie.

A Guelma, j'opère ma conjonction, dès longtemps calculée, :avec M. P. qui,


de son côté, arrivait de visiter la Kabylia, Constantine et Biskra, où il avait, à la des pluies torrentielles des derniers jouiq trouvé le Sahara converti en océan, Bonnafl jambes, bon fusil, bon estomac, ~M bonne humeur, tel est le signalement djj mon nouveau compagnon ; aussi motcal voyage va-t-il prendre désormais une au" résolûment cygénétique.

Ici je demande la permission d'ouvrii une courte parenthèse. Parmi les .,.-- voyageurs qui se décident à faire leur tout d'Algérie, les uns y sont attirés par le désin de faire connaissance avec ce peuple arabe ou kabyle si intéressant à saisir sur le vif; d'autres par ces paysages africains aux teintes merveilleuses, par ce Sahara mystérieux dont nous, Français, n'avons encore exploré que la lisière mouvante et les premiers oasis, et qui engloutit impito^^ blement les audacieux qui tentent de lui arracher ses secrets; d'autres par ridée plus ou moins vague de prendre possession d'un coin de cette terre féconde; d'autres, enfin, par le seul attrait qu'offre à tout homme intelligent qui a des loisirs la visite


d'un nouveau point de notre planète. A toutes ces catégories de voyageurs s'offrent quantité de guides, de récits, d'ouvrages techniques et de romans qui leur donnent un avant-goût, au besoin même des idées fausses, de. ce qu'ils se proposent de visiter ; la vie d'un homme ne suffirait pas à la seule lecture de tout ce qui s'est écrit sur l'Algérie depuis la conquête française.

Etes-vous, par le plus grand des hasards amateur de chasse au lion ou à la panthère, (en ce cas hâtez-vous, car la peau du dernier lion africain ne tardera pas à être vendue) ?

vous trouverez encore dans les récits de Bonbonnel ou de Gérard un aliment à votre passion, et de précieux conseils; mais tout le monde n'est pas Gérard ni même Tartarin, et pour se dire chasseur point n'est indispensable de passer soixante nuits de suite en tête à tête avec la classique chèvre attachée à un piquet, dont on martyrise l'oreille, à seule fin que ses cris de douleur attirent le redoutable félin. A côté de ces rares premiers sujets de la gent C} génétique, il y a la tourbe immense des Nemrods plus modestes qui ne demandent au ciel


qu'une belle menée sur le lièvre et quelques coups de fusil heureux sur la perdrix. Or donc, chasseurs, mes honorables confrères, vous qui n'hésitez pas à louer plusieurs milliers de francs quelques domaines de notre froide Dombes, à vous armer d'un shoke-bored du meilleur faiseur, à entretenir un garde dont, trop souvent, la seule habileté est de se ménager à la fois les bonnes grâces de son patron et des chasseurs du crû, à peupler à grand'peine de gibier votre réserve, qu'avec tout autant d'acharnement le braconnier s'efforce de dépeupler ; sachez que vous trouverez en Algérie de quoi assouvir vos appétits, fussent-ils des plus insatiables, et que vous y tuerez dans une simple tournée de trois semaines, plus de gibier qu'en toute une saison dans la chasse la mieux gardée. Seulement vous pouvez pâlir en vain sur tous les livres qui traitent de l'Algérie, vous n'y trouverez pas le plus petit renseignement qui. vous indique où diriger vos pas.

Ce n'est pas à dire cependant qu'à errer à l'aventure vous allez marcher sur le gibier; tout au contraire : grâce à


cette ardeur de destruction et de gaspillage qui caractérise l'espèce humaine, poil et plume ont disparu de tous les alentours des villes et des gros villages; dans la plaine de Bône on n'en trouve guère plus que dans la plaine de Saint-Denis. Aux environs immédiats de Guelma, la perdrix est déjà rare, le fusil et le lacet ont accompli leur œuvre.

Le long des voies ferrées, la faune s'éclaircit rapidement, parce que indigènes et colons s'acharnent à exploiter ce revenu, quand ils en trouvent un débouché avantageux et rapide. S'éloigner des centres habités et surtout des lignes de chemins de fer est donc la première condition qui s'impose au touriste chasseur. Il est d'ailleurs assez difficile de trouver sur les lieux des renseignements cynégétiques précis ; le meilleur moyen que nous ayons imaginé pour nous en procurer était de demander partout où nous passions le prix du gibier ; où le perdreau valait 3o c. et le lièvre i fr., nous nous hâtions de faire halte avec armes et bagages; mais si nous apprenions que la perdrix se vendait au-delà de 10 sous, nous estimions de suite, sans plus d'exa-


men, que le pays n'était pas digne de nous retenir.Somme toute, sans vouloir entrer dans aucun détail, j'ai pu reconnaître que les régions les plus riches en gibier cantonné sont, à ma connaissance, dans la province d'Oran, les montagnes et les plateaux qui s'étendent au sud de Tlemcen,. dans la direction de Sebdou; dans la province d'Alger, toute la Kabylie, et dans la province de Constantine, la région montagneuse qui confine à la Tunisie, entre la Calle à Tébessa ; quant à la Régence elle ne le cède en rien à l'Algérie et le défaut des voies de communication aidant, le gibier s y conservera plus longtemps encore que dans nos trois provinces; les 100 mille hectares de rEnfida sont certainement un des points du globe le mieux pourvus de

lièvres, de chacals, de perdrix et de gibier d'eau.

Après une semblable digression les lecteurs qu'obsède comme nous la passion de la chasse, me pardonneront sans doute une dernière faiblesse, celle de leur présenter mon deuxième compagnon, le nommé


Rex, setter Gordon de seize mois, déjà passionné pour l'Algérie, bien que les Arabes avec leur burnous et leur gandourah lui inspirent une méfiance qui va bien souvent jusqu'à l'hostilité.

Nous voici réembarqués sur la ligne de Bône ; nous repassons à Duvivier et nous bifurquons sur Soukahras. La voie ferrée se détournant vers l'est, par une très-forte pente, s'engage bientôt dans la montagne.

Le pays est à peu près désert, mais peu de régions pourraient rivaliser avec celle-ci pour la beauté des sites et la splendeur de la végétation. A mesure qu'on s'élève, des innombrables contours de la voie on jouit d'une vue de plus en plus étendue sur la plaine de Bône et le massif de TEdough à l'ouest, sur les montagnes des Beni-Salah au nord. Les moindres détails de cet horizon grandiose se détachent au sein de cette atmosphère limpide, sous un soleil éblouissant, qui donne aux objets cette teinte violacée qu'on ne retrouve que sous le ciel africain. Aux pentes que nous gra-


vissions s'accrochent de nombreux chênesliéges qui abritent une végétation impénétrable de lentisques, de tamarins et de jujubiers.

De contours en contours, de tranchées en tunnels, nous montons ainsi jusqu'à l'altitude de neuf cents mètres. De loin en loin une station, sentinelle avancée de la future colonisation, anime un instant l'immense solitude. Le plus souvent, une gare marque l'emplacement projeté d'un village qui se créera plus tard, et qui ne se compose, pour l'instant, que du personnel de la station, lequel reçoit, chaque matin, du premier train qui passe, sa nourriture quotidienne. Cependant quelques-unes sont déjà des centres de colonisation, avec la vigne pour constant objectif.

Au go" kilomètre, après Bône, la voie ferrée franchit la ligne de partage des eaux entre le bassin de la Seybouze et celui de la Medjerdha, qui coule de l'ouest à l'est, et se jette dans la Méditerranée un peu au nord de Tunis. La station de La Verdure, qui occupe le point culminant de la ligne, mérite bien son nom; tout autour de nous,


et aussi loin que la vue peut s'étendre, on ne découvre qu'un immense manteau vert, s'étendant sans le moindre accroc, du fond de la vallée à la cime des montagnes.

Nous commençons à descendre rapidement, côtoyant les berges méridionales de la Medjerdha, qui n'est encore qu'un modeste torrent dont les eaux dégringolent au travers des chênes-liéges. Nous nous arrêtons à Aïn-Senour, pittoresque village, autour duquel s'étagent de nombreux côteaux couverts de jeunes vignes, et dix kilomètres plus loin, nous débarquons à Soukahras.



SOUK-AHRAS

Ainsi que son nom lindique (soukahras en arabe veut dire marché du bruit) • Soukahras n'était, il y a quelques années, qu'un simple marché, où les indigènes des montagnes voisines venaient vendre leurs produits, ou les échanger avec ceux de la plaine. Sa situation avancée sur la frontière tunisienne et au sud-est du pays des Khroumirs la fit choisir comme siège d'une garnison. En 1881, on termina en toute hâte le chemin de fer qui la relie à Bône, pour faire de Soukahras la base des opérations contre la Tunisie. Depuis lors, son importance et sa prospérité ont pris le


plus rapide essor; de 1,800 âmes au début de 1881, sa population est montée à près de 6,000 en 1884,. et l'ouverture., toute récente, de la section du chemin de fer se dirigeant sur Ghardimaou et Tunis est appelée encore à favoriser son développement.

Je ne crois pas qu'aucune ville en Algérie soit en voie d'aussi large accroissement.

A peine a-t-on mis le pied hors de la gare, qu'on tombe dans une fourmilière de terrassiers , de charretiers, de maçons, de charpentiers, aux types les plus divers, aux costumes les plus cosmopolites : Arabes, Marocains , Maltais, Kabyles , Italiens et Corses, s'agitent confondus dans un même labeur à l'édification de la nouvelle cité. Une église, un temple protestant, deux marchés couverts, l'un pour les grains, l'autre pour le bétail, une gare de marchandises, sont en voie d'achèvement.

Sur tous les points à la fois, des maisons sortent de terre, d'autres, à peine terminées, sont occupées déjà et louées, me dit-on, à des prix exorbitants.


Tout ce monde mène grand train le soir dans les rues et les cabarets. Nulle part, je n'ai vu autant d'activité, d'entrain et une si vive espérance peinte sur les visages.

C'est que, de toute la province et peutêtre même de toute l'Algérie, Soukahras est réputée produire les vins les plus généreux. Sur ces coteaux frais et élevés les colons n'ont point hésité à planter des cépages de qualité supérieure, le morvêdre, la scyra et même le pinot. Sans doute, ils n'obtiennent pas les hauts rendements des vignobles de la plaine de Bône ou de la Métidja ; mais ils produisent un vin qui se rapproche, par sa couleur, son degré alcoolique et son bouquet de nos crûs regrettés de l'Hermitage et de Côte-Rôtie.

Ajoutez à cela que dans ces expositions privilégiées, les vignes ont moins à souffrir de l'oïdium, du mildew, de l'anthracnose, des gelées de printemps, et surtout du terrible sirocco, ces ennemis acharnés des vignobles de la plaine.

De tous côtés autour de Soukahras, les colons défrichent la lande ou la forêt, et des attelages de bœufs arabes promènent


la charrue défonceuse sur la pente de coteaux où Ton croirait les chèvres seulu capables de se tenir en équilibre.

Mais la vigne n'est point la seule richesse de cette région privilégée. De nombreux troupeaux de bœufs et de moutom paissent dans ces vertes montagnes.

forêts immenses fournissent du llége eL des bois de construction; malgré l'insuffisance de la culture arabe, grâce à d'intarissables cours d'eau, les vallées se couvrent d'abondantes récoltes d'orge et de froment. Enfin sa position stratégique, et commerciale, au croisement des routes de Bône à Tébessa, de Bône à Tunis et de Constantine à La Galle ; sur le parcours de la voie ferrée de Bône à Tunis, et plus tard de Bône à Tébessa, fait de Soukahras une des villes algériennes appelées au plus brillant avenir.

Déjà sous les Romains Soukahras, alors Thagasta, était le centre d'importants établissements, tels que Thubursicum, aujourd'hui Teboursouk, Tagura, dont les Arabes ont fait Taoura, et Madaure, patric_ du rhéteur Apulée, dont les nombreuses


[ ruines de thermes et de villas attestent l'ant tique prospérité.

Des deux journées que nous séjournons à Soukahras, l'une est un mercredi, jour de marché; plusieurs milliers d'Arabes s'y rendent chaque semaine, qui à pied, qui à dos d'âne ou de chameau, les plus riches sur des chevaux. La plupart arrivent la veille au soir et campent en plein air; les hommes couchés dans leur burnous, les chevaux et les ânes au piquet, les chameaux accroupis, la jambe droite garrotée d'une grosse corde, dorment à la belle étoile dans un pittoresque désordre.

Le lendemain dès l'aube, toutes ces bandes entrent en action au milieu d'un effroyable tumulte.

Quelles que soient les qualités qu'on refuse à l'Arabe, on ne lui contestera jamais -celle d'être loquace et bruyant, et c'est surtout dans le brouhaha d'un marché qu'elle éclate. Ces grands diables d'Arbis avec leur langage prolixe et guttural, leurs gestes -démesurés, leur mimique expressive, vous intéressent singulièrement, plus que les -denrées qu'ils s'efforcent de vous écouler,


qui se composent principalement de bestiaux chétifs, de poulets étiques, d'épices et de condiments invraisemblables. J'ajoute que la beauté du type arabe de ces montagnes est un détail caractéristique qui nous a vivement frappés. Nulle part, en Algérie, je n'avais vu d'aussi beaux échantillons de cette superbe race, à laquelle, ni les ardeurs du climat, ni l'ancienneté de son origine n'ont enlevé la vigueur, l'agilité et la prodigieuse force de résistance qui ont fait de la conquête de l'Algérie une des plus difficiles entreprises qu'une nation européenne ait pu mener à bonne fin.


L OUED MOUGRAZ

LA KHROUMIRIE, GHARDIMAOU

La chasse aux environs immédiats de Soukahras ne nous réservait pas les joies que nous étions en droit d'attendre d'un pays aussi boisé et aussi sauvage. Mais un simple coup d'oeil dans les rues de la ville donne bien vite l'explication de ce dépeuplement. Il y circule à peu. près autant de chiens de chasse que d'habitants : chiens d'arrêt, chiens courants, sloughis, chiens corneaux, briquets de toutes tailles et de tout modèle. Chaque colon est doublé d'un chasseur, de même que chaque indigène est doublé d'un braconnier, et le gibier, qui se


vend bien, a été mis par les uns et les autres en coupe réglée.

En une journée de patiente battue, nous.

ne pouvons joindre que quelques lièvres et fort peu de perdreaux. Force nous est don.

d'aller chercher dans des lieux moins civilisés de quoi satisfaire notre passion fan rite.

Tout le monde nous affirme qu'à rouad Mougraz, à 3o kilomètres de Soukahras, dans la direction de Tunis, nous trouveronsle pays de nos rêves. Sans plus d'informations, nous fermons nos légères valises, emballons l'appareil photographique, pita nons congé de la très aimable propriétaire du grand hôtel du Commerce, et montons en vagon pour l'oued Mougraz.

Cette section de Soukahras à Ghardimaou, longue de 60 kilomètres, qui réunit Bône à Tunis, a été livrée, depuis un mois à peine, à la circulation. Elle suit fidèlement la vallée de la Medjjerdah, que d'ailleurs nous ne quitterons plus jusqu'à Tunis. Le paysage est plus sauvage qu'en deçà de Soukahras; les sommets rocailleux, les pentes ravinées ne laissent place qu'à une


végétation plus rare, mais non moins plantureuse. Des oliviers énormes, aux troncs tourmentés, jettent leurs racines noueuses dans les éboulis de rochers; au fond de la vallée, l'inévitable fouillis au milieu duquel domine le laurier rose. La voie ferrée est entre-coupée de nombreux travaux d'art : tunnels, tranchées et viaducs se succèdent presque sans interruption.

A un détour de la voie, au-delà d'un beau pont sur la Medjerdah, la vallée s'élargit, par suite des attérissements d'un oued qui descend d'une profonde coupure sur la rive droite, une petite station se montre : c'est l'oued Mougraz. Nous cherchons vainement le village de ce nom et ne découvrons qu'une baraque en planches servant de cantine aux ouvriers de la voie. Telle est la grande ville où nous allons séjourner deux jours!

Fort heureusement, nous nous étions munis, au départ de Soukahras, de quelques provisions qui firent excellente figure à côté des omelettes rances, du gruyère nauséabond et du vin aigre, seules ressour, ces de cette mémorable auberge. Il y avait


là deux Italiens et un Maltais faisant fonction de boulanger. Ce dernier s'offre de nous guider dans notre partie de chasse.

Cette proposition acceptée, nous partons d'un pied léger et nous nous lançons dans la montagne. Pendant trois heures ce fut une véritable grimpade d'alpinistes ; nous suivions, à travers les rochers, les pistes arabes qui conduisent aux douars perdus dans la montagne ; ces sentiers serpentent à travers une telle profusion de lentisques, qu'à chaque instant nous nous égarons et ne retrouvons qu'à grand'peine notre route.

Mais nous commencons enfin à connaître ce qu'est en Algérie un pays giboyeux. De chaque ravin, du flanc de chaque groupe de rochers s'élancent compagnies sur compagnies de ces belles perdrix rouges à collier, spéciales à la côte africaine. Elles s'enlèvent, sous vos pas, des lentisques touffus, et se précipitent du haut en bas des rochers avec ce vol sonore qui vous a des facons de boulet de canon. On se croirait dans les Alpes, à la poursuite du coq de bruyère. C'est dire qu'il ne faut pas être poussif, et qu'il ne faut pas craindre de


tirer droit. Souvent la perdrix blessée fait un plongeon d'une centaine de mètres et tombe dans le fourré au fond d'une gorge; bien malin serait le retriever qui vous l'en rapporterait.

De temps en temps, au grand ébahissement du chasseur français qui les voit pour la première fois, on découvre à vingt ou trente mètres toute une volée de gracieuses petites bêtes branchées sur un figuier ou un olivier, d'où elles s'envolent comme de simples grives.

A force de grimper, nous parvenons enfin à 1,200 mètres au moins d'altitude, sur un plateau hérissé de jujubiers nains, où nous trouvons un passage de bécasses. Quant aux perdrix, il faut littéralement leur passer sur le corps pour les faire partir; le brave Rex les arrête autour des jujubiers qu'il ne peut franchir ; une à une elles s'enlèvent à grand fracas dans toutes les directions.

Les compagnies sont ordinairement nombreuses; mais le braconnier indigène s'entend à les clairsemer : de loin en loin on rencontre même dans ces lieux écartés, des pièges et des lacets parfaitement établis, et


que ne désavoueraient pas les plus adroits spécialistes des environs de Paris.

Mais voici qu'en avançant toujours, nous gagnons une forêt aux arbres magnifiques; à peine y faisons-nous, quelques pas que nous sommes arrêtés par un impénétrable fourré, tandis qu'au-dessus de nous, des chênes-lièges gigantesques balancent leur sombre ramée. Nous sommes sur la lisière de la plus belle forêt de l'Algérie, s'étendant devant nous vers le nord jusqu'à la Calle, et occupant à l'est une grande partie du pays des Kroumirs. C'est au milieu de cette forêt, absolument inexploitée, que l'autorité militaire a créé le camp d'Aïn-drahm destiné à tenir en respect ces célèbres montagnards. La forêt foisonne de fauves de toutes sortes : le sanglier, l'hyène, le chacal, la panthère, le lion même y abondent. Nous jetons un coup d'œil d'envie dans les hautes futaies, et après un modeste repas au bord d'une source, nous reprenons rapidement, quoique à regret, de crainte d'être surpris par la nuit, le sentier qui nous ramène, à travers un splendide panorama, dans la vallée de la Medjerdah. Nous comprenons


enfin pourquoi l'on a construit une gare à l'oued Mougraz. La forêt de liège, dès aujourd'hui est prête pour l'exploitation, un village se créera tôt ou tard en ce lieu et un commerce actif animera dès lors la solitude de la vallée.

Le pays des Khroumirs forme un quadrilatère dont le côté nord s'étend de la frontière algérienne, près d'Oum-Teboul, au cap Negro ; le côté sud se compose en grande partie du cours supérieur de la Medjerdah jusqu'à Béja. Ce massif montagneux de 2,5OO kilomètres carrés est, je le répète, le pays le plus boisé de toute la côte barbaresque. Il est à remarquer que les incendies de forêts y sont beaucoup moins fréquents que partout ailleurs. Cette habitude invétérée, dont les plus sévères châtiments n'ont encore pu sevrer les Arabes, de réduire en cendre les forêts pour se créer des pâturages, est peu répandue chez les Khroumirs et les indigènes des cercles de Soukahras et de la Calle. On


m'affirme d'ailleurs que les Arabes ne sont point justiciables de tous les incendies qui dévorent en quelques jours des milliers d'hectares ; le feu s'allume parfois spontanément dans les brindilles calcinées par le soleil et le sirocco. La Khroumirie., entrecoupée de cours d'eau, de sources intarissables qui y maintiennent une fraîcheur inconnue au reste du pays, est nécessairement moins sujette à ces accidents et à leurs terribles conséquences.

Ces fameux Khroumirs dont la réputation est si mauvaise en France et dont les méfaits nous ont fourni une si bonne occasion de mettre la main sur la Tunisie,.

composent plusieurs tribus, les unes arabes, les autres berbères, d'un caractère ombrageux et indépendant, qui depuis longtemps avaient pris l'habitude de ne reconnaître que d'une façon toute virtuelle l'autorité du Bey. Résister aux exactions des fonctionnaires tunisiens, incontestablement plus pillards qu'eux-mêmes , n'était certes pas un crime bien odieux ; mais les Khroumirs y ajoutaient le plaisir de donner asile à tous les malfaiteurs de la


Régence que leurs hauts faits exposaient à des poursuites un peu trop vives, et lorsque les soldats beylicaux se présentaient dans leurs belles montagnes, soit pour s'emparer des brigands, soit pour faire payer le tribut aux Khroumirs, ils s'empressaient de renvoyer les malheureux miliciens plus vite qu'ils n'étaient venus, à grand coups de crosse dans le dos, et l'expédition ne rentrait pas à Tunis avec les honneurs de la guerre. De temps en temps aussi les fougueux montagnards, ou les maraudeurs auxquels ils avaient donné l'hospitalité, se tournaient vers l'ouest et allaient enlever quelques bestiaux à nos amis les Beni-Salah, menacer le port de la Calle ou inquiéter les exploitants français des mines de Oum-Teboul ; la nécessité s'imposait donc bien à propos d'aider le bey de Tunis à mettre à la raison ces tribus turbulentes et à le prendre définitivement sous notre protection.

Quand on voit de quel splendide pays nous nous sommes assuré ainsi la possession, non seulement on ne regrette plus les efforts accomplis, mais on souhaite


ardemment de voir bientôt la colonisation succéder à la conquête.

A notre retour, le personnel de la baraque s'était accru de deux Arabes, d'un Marocain et d'un troisième italien; un vaste plat de macaronis nous réunit tous autour d'une table crasseuse. Après une joyeuse veillée, où nous tâchons de converser avec nos hôtes dans les idiomes les plus inédits, nous allons, couchés sur quelques sacs farcis de punaises, rêver chasses de toutes sortes dans la merveilleuse forêt.

Le lendemain, dès l'aube, nous partions pour Ghardimaou ; tout le long des 25 kilomètres qui nous en séparent, le train fait lever à son passage des vols de perdreaux effarés qui gagnent le flanc de la montagne.

A Sidi-el-Hemessi, il y en a tant, nous dit le chef de la gare, a qu'on finit par en être fatigué ». # , La gorge continue toujours, tortueuse et sauvage, puis tout d'un coup s'élargit et débouche dans une immense plaine. Nous sommes à Ghardimaou. Depuis plusieurs


kilomètres déjà, nous foulions le sol tunisien, mais c'est à Ghardimaou seulement que, nous voyons pour la première fois les fonctionnaires du bey, sous la forme des douaniers crasseux et tracassiers. Il paraît que ces pauvres Tunisiens jouissent de leur reste, et que des employés des douanes françaises vont être appelés incessamment à les remplacer.

Ghardimaou se compose d'une gare importante et d'un buffet qui contient deux ou trois chambres, d'un vaste fort en maçonnerie épaisse et soigneusement crénélée, autour duquel se sont groupées quelques baraques en planches, ce qui nous rappelle que Ghardimaou est la première position occupée par nos troupes en 1881.

Tout autour, à une certaine distance, plusieurs douars; un vaste amphithéâtre de collines couvertes de broussailles borne l'horizon au nord, à l'ouest et au midi; bien qu'on croie les toucher du doigt, leur distance varie de 6 à 20 kilomètres; du côté de l'est s'ouvre une plaine sans limites, dans laquelle s'étale le lit de la Medjerdah.


Traversant à gué cette dernière, et nous dirigeant au nord vers les premiers contreforts des montagnes qui nous environnent, nous ne tardons pas à faire une chasse plantureuse; en quelques heures nous abattons nombre de lièvres, un chacal, plusieurs bécasses, et nous tirons aux perdrix une quarantaine de coups de fusil.

A en juger par le nombre des gourbis, cette région doit être assez peuplée ; à chaque instant nous tombons dans des douars, et il nous faut livrer bataille à des hordes bruyantes de chiens arabes, abominables bêtes, qui vivent avec leurs maîtres sous la tente dans la plus touchante promiscuité, et qui ne se feraient pas faute d'écorcher vif tout étranger qui oserait s'approcher. Chaque fois que vous passez à petite distance des gourbis, vous êtes brusquement cerné par une douzaine de ces féroces animaux qui vous font comprendre, en vous montrant de sérieuses rangées de dents blanches, qu'il n'y a pas à transiger avec leur consigne.

Quelques parties de la plaine sont cultivées, mais cultivées à l'arabe, et comme il


y a beaucoup de jujubiers, les terres arabes ont partout l'air de petits étangs jaunâtres, parsemés de nombreux îlots de verdure.

Comme nous revenions surchargés de butin de cette fructueuse tournée, au loin nous apparut monté sur un cheval blanc un gendarme français qui en quelques minutes nous rejoignit ; nous de mettre indistinctement la main sur nos poches pour en retirer nos permis de chasse , mais ce bon milicien nous fit signe d'une main paternelle de replier nos inutiles papiers. La chasse est absolument libre en Tunisie; on s'y livre partout, et en tout temps et sans permission : à bon entendeur, avis 1 Le soir, en rentrant au buffet, nous retrouvons encore joyeuse compagnie : deux mécaniciens du Bône-Guelma, un commis d'intendance, un sergent de zouaves, Parisien réjoui et gouailleur, notre gendarme, compatriote de M. Ferry et l'interprète arabe de Sidi-ben-Béchir, caïd des tribus de toute la région, beau vieillard d'une stature colossale, à Pair vénérable, cr quoiqu'un peu abruti par l'alcool », nous dit ingénument son interprète, remplissent


l'auberge de leurs histoires bruyantes, de leurs chansbns et de leurs lazzis.

Fidèles chercheurs de couleur locale, nous nous joignons à eux et la soirée se prolonge bien avant dans la nuit à former de délicieux projets pour le lendemain.

Malheureusement, dans la nuit toutes les cataractes du ciel se déchaînent sur ce pauvre Ghardimaou; le lendemain matim la plaine était transformée en un immense étang; la Medjerda que la veille nous avions pu traverser à gué, grossie par la pluie, était devenue infranchissable et force était de nous décider au départ.

Le même jour, l'ordre arrivait à Ghardimaou d'évacuer sur Tunis, et peut-être sur le Tonkin, toute la garnison composée d'une quarantaine de zouaves, de cinq gendarmes et de quelques employés d'administration. Ce jour-là fut un jour de deuil pour tout Ghardimaou. Les militaires regrettant la vie d'indépendance à laquelle il fallait dire adieu ; nous, songeant .aux innombrables perdrix qui nous attendent encore là-bas dans la broussaille, et le maître d'hôtel pleurant sa clientèle


p qui s'évanouissait tout entière du même 0 coup.

Autant est varié et pittoresque le trajet b de Duvivier à Ghardimaou, autant est t triste et monotone la ligne de Ghardimaou ii à Tunis. Cette première entrée sur le sol 1 tunisien ne nous donna pas une heureuse i idée de la beauté du pays, et j'ajoute que i je ne' trouvai rien dans la suite de mon r voyage qui fût de nature à l'effacer.Adieu les superbes forêts et les plantui reuses vallées ! Ce ne sont ni l'inculte vallée ) de la Medjerdah, ni les mornes environs ) de Tunis, ni la plaine de Kairouan qui [ pourront jamais nous faire oublier les r beautés de Bône, la route de Soukahras et [ les gorges grandioses de l'oued Mougras !



TUNIS

Le long des 200 kilomètres de voie fer rée qui séparent Ghardimaou de Tunis, on ne rencontre pas une ville, pas une exploitation européenne, à peine quelques villages qui méritent d'être signalés ; à Souk-el-Arba (marché arabe du lundi), une compagnie ou deux de zouaves campent dans quelques baraques ; c'est le point de départ de la route, ou, plus exactement, de la piste de 5o kilomètres qui conduit, au nord, au camp très-important d'Aïn-Drahm, en Kroumirie ; plus loin, une station isolée dessert Béjà, ville de 8,000 Arabes, située à 12 kilomètres au nord du chemin de fer ;


au-delà la voie pénètre dans une série de collines ravinées et dénudées, et traverse nombre de fois le lit vaseux de la rivière.

D'interminables vols de hérons et de vanneaux, qui s'enlèvent sur le passage du train, rompent seuls la monotonie de la route ; puis c'est l'Oued-Zargua, tristement célèbre par le massacre que les indigènes firent, en 1881, de tout le personnel de la station. Longtemps après, la voie ferrée passe sous les majestueuses arcades de l'aqueduc romain qui amène à Carthage les eaux de Zaghouam. A 10 kilomètres de Tunis, c'est la Manouba et ses nombreux palais, entourés de jardins ; enfin, on passe au pied du Bardo, et au bout de huit longues heures, le train entre en garedeTunis.

Au voyageur qui arrive par le chemin de fer de Bône, Tunis se présente sous un aspect qui n'est rien moins qu'oriental ; de hautes maisons carrées, toutes neuves, bordent de larges rues tirées au cordeau, mais où la voirie n'a encore installé ni pavés ni trottoirs. C'est la ville nouvelle, en grande partie construite depuis la conquête. On débouche bientôt sur l'avenue de la


Marine, vaste boulevard qui descend des portes de la ville arabe au bord du lac de Tunis, et sur laquelle se pressent les principaux magasins européens, les douanes tunisiennes, de nombreux cafés, la cathédrale, bien modeste et bien humble, le palais du Résident français, le Grand-Hôtel où nous descendons, bon mais cher, comme dirait Baedecker. A peine prenons-nous le temps d'y déposer nos valises et nous nous précipitons fiévreusement dans la ville.

A l'instar de presque toutes les villes de la côte barbaresque Tunis regarde l'orient; Arzew, Alger, Delhys, Bougie, Djidjelli, Collo, Bône, Bizerte, Sousse, Monastir, Sfax, présentent toutes au soleil levant les gradins étincelant de blancheur de leur amphithéâtre de maisons mauresques, surmonté de la perpétuelle kasbah.

Les uns veulent voir dans cette particularité un reste de tradition phénicienne, d'autres la font procéder de la coutume musulmane de tout orienter vers la Mecque; mais je doute qu'il y faille chercher d'autre préoccupation de la part des Maures que celle d'abriter leurs cités maritimes


contre les vents du nord-ouest qui sont les plus fréquents et les plus terribles sur toute la côte.

Toujours est-il que Tunis, qui borde non la mer, mais une inoffensive lagune s'est conformée à cette loi, et que l'avenue de la Marine, qui sert de déversoir à l'écoulement de la foule de la ville arabe aux rives du lac, se développe à peu près exactement de l'ouest à l'est.

A peine y mettons nous le pied que nous voilà jetés au travers d'une cohue de piétons, de voitures, de chevaux qui pataugent dans une boue qui n'a jamais connu le balai et nous éclaboussent de leur mieux.

Mais c'est un bien autre brouhaba quand, après avoir franchi la vieille porte de la Cité, on pénètre dans la ville mauresque.

Le souvenir d'Alger,d'Oran,de Constantine même, la plus arabe des villes algériennes, s'efface devant le curieux spectacle qui défile sous vos yeux. Il semble qu'à un coup de baguette se sont réunis autour de nous toutes les races d'hommes, tous les costumes, tous les idiômes de la création. A côté du Maure au long burnous blanc, voici le


Tunisien, la veste galonnée, de couleur claire, reposant sur sa culotte bouffante et chaussé de larges babouches ; le Maltais au teint hâlé, à la chevelure frisée ; des nègres pieds nus et vêtus pour tout costume d'une gandouhra malpropre, trouée comme une écumoire ; des juifs au nez crochu, le teint mat et huileux, coiffés du vaste turban blanc, le bas soigneusement tiré sur le mollet ; des Levantins ou des Turcs aux formes obèses, à la figure efféminée ou abêtie ; des Italiens aux vêtements crasseux et débraillés, le feutre mou sur l'oreille et la mine insolente ; des femmes juives avec leur blouse de soie blanche s'arrêtant à la hanche et la culotte collante dessinant leurs formes épaisses ; de petits biskris, moitié nus, portant en bandoulière leur boîte à brosses et à cirage, qui vous harcèlent des deux seuls mots français qu'ils écorchent « Cirer M'sieur » ; les vendeurs ambulants de marchandises étranges, pâtisseries tunisiennes, dattes, tabac, piments, quincaillerie grossière, etc., et au millieu de cette macédoine de gens, les uns graves et taciturnes, les autres bruyants et loustics,


ceux-ci, marchant à pas comptés, ceuxlà, se glissant comme des écureuils, nos braves troupiers français, zouaves ou spahis, qui circulent tranquillement le cigare à la bouche, le sabre au côté, comme pour dire à cette cohue cosmopolite : livrezvous paisiblement à vos petits trafics, mais n'oubliez pas que nous sommes là nous, la France, qui vous surveillons.

De temps en temps, un pauvre petit bourricot à l'échine saigneuse, disparaissant sous les fardeaux, se fraie un passage au milieu de la foule affairée; une voiture attelée de deux chevaux sabirs fait rapidement sa trouée ; quelques chameaux avancent en file indienne, balançant, au-dessus de la multitude leur long cou et leur tête aplatie à l'expression béate.

Et ce défilé de lanterne magique se déroule le long d'un fleuve de boue tellement compact, qu'il faut renoncer à s'en garer et qu'on marche héroïquement en plein milieu, au risque d'enfoncer jusqu'aux genoux dans les ornières.

Nous nous dirigeons à l'aventure vers les ruelles sombres et étroites de la ville


haute. Là, le mouvement cesse, quelques passants isolés rasent les murs ; les blanches maisons semblent systématiquement tourner le dos à la rue, ne montrant que d'étroites fenêtres à grillage serré et rebondi, ou des portes basses, mystérieuses, garnies de clous et cadenassées d'énormes ferrures. De loin en loin, un minaret aigu décèle une mosquée, quelques-unes sont, dit-on, très belles ; mais à Tunis l'accès en est sévèrement interdit aux Roumis et aux juifs ; et à vouloir forcer la consigne, on jouerait une dangereuse partie.

De ruelle en ruelle, nous tombons dans un souk. Les souks, ou marchés maures, sont des passages couverts, tortueux et voûtés, éclairés de loin en loin par des ouvertures dans le cintre, se recoupant les uns les autres sans aucun dessin apparent et formant un labyrinthe inextricable. Il y a des souks pour toutes les marchandises connues aux pays orientaux : le souk aux étoffes, le souk des menuisiers, le souk des cordonniers, le souk aux piments, le souk aux parfums, un des plus curieux, où toutes les senteurs imaginables se confondent


en une odeur fade qui vous donne la migraine en cinq minutes. Il y a enfin le ba,ar, sorte de puits pelu ou de marché du Temple, que la vente des objets d'occasion encombre constamment d'une foule compacte. C'est autour du bazar que se tiennent dans leur costume blanc, la figure rigoureusement voilée du férédgé, les hétaïres mauresques, et c'est là que leurs nombreux adorateurs viennent gravement leur faire hommage des présents qui fixeront leurs faveurs.

La plupart des boutiques sont uniformément composées d'une petite pièce de trois à six mètres carrés, munie sur la rue d'une ouverture élevée de un mètre au-dessus du sol et de deux mètres de large au plus, qui sert à la fois de porte, de fenêtre et de devanture. Le marchand, faisant face à la rue, trône, accroupi au milieu de ses marchandises, ce qui lui permet de servir le client, en étendant la main, sans se déranger.

On se sert concurremment des monnaies francaises et tunisiennes. La monnaie tuni> sienne, or, argent ou cuivre, qui porte des


caractères arabes en effigie, comprend la caroube (3 caroubes valent 10 c.), la piastre, qui équivaut à 60 c. et le douro 5 fr. Avis utile : on est obsédé dans toute la Régence de fausse monnaie espagnole ; l'innocent étranger qui débarque à Tunis ne tarde pas à voir son porte monnaie garni de pièces blanches à l'effigie d'Alphonse XII, dont il ne peut plus se débarrasser à aucun prix.

Toutefois, il n'est que juste de rendre à César ce qui est à César. Je me garderai d'accuser de ces contrefacons les Tunisiens plutôt que nos voisins d'au-delà des Pyrénées qui sont les plus remarquables fauxmonnayeurs connus sous le soleil. Je me souviens que débarquant un jour à Barcelone, le cocher du tramway où je montai me rendit, contre une brave pièce de cent sous en bon argent français, quatre francs soixante-quinze centimes de fausse monnaie; et, s'il m'en souvient bien, les gros sous eux-mêmes étaient de faux gros sous.

L'Espagne possède assez de fausse monnaie pour alimenter la Régence sans qu'il s'en frappe la plus petite pièce à Tunis.


Avec la monnaie indigène, avec la pièce d'or surtout, grâce à l'élégance des caractères arabes on compose des colliers, des bracelets ou des agrafes qui ne manquent pas d'un certain cachet. Mais quant au touriste amateur de bibelots qui s'imaginerait pouvoir faire ici de bonnes affaires, il reviendra vite de son erreur : impossible de découvrir un seul objet ayant quelque valeur artistique. Les étoffes, soit disant d'Orient, arrivent d'Angleterre ou d'Allemagne, les tapis se vendent 3o o/o plus cher qu'au Louvre , les plats de cuivre sont fabriqués au Marais, et le reste à l'avenant.

Ce qui intéresse au milieu de ce fouillis, c'est le marchand et non la marchandise ; par exemple, je défie l'ethnographe le plus érudit d'assigner une race quelconque à cette population bigarrée dont les croise* ments, la vie sédentaire et une corruption profonde ont complètement altéré le type primitif. Ce n'est certes pas dans ces êtres aux joues pendantes, au teint glabre, à l'œil éteint, à la constitution obèse, qu'on peut reconnaître les frères des Arabes de grande


tente et les descendants des fiers compagnons de Mahomet.

D'ailleurs, nous vérifierons chaque jour davantage la vérité du proverbe arabe qui dit que « l'Algérien est homme et que le Tunisien est femme. » A mesure que l'on s'éloigne de l'Atlantique, la population indigène se montre de moins en moins belliqueuse. Féroce et violente au Maroc, pleine de turbulence dans la province d'Oran, la race arabe est déjà beaucoup plus douce dans la province de Constantine et devient tout à fait maniable en Tunisie.

Par là s'explique le peu de résistance que nos armes ont rencontré dans ce pays.

La poire était mûre, il n'y avait qu'à la cueillir. L'Italie depuis longtemps la guettait, se promettant bien que personne autre ne s'en saisirait. Fort heureusement, nous avions à Tunis un homme dont l'habileté et le patriotisme ont déjoué les calcule de la politique italienne et fait prévaloir peu à peu l'influence française dans la Régence. Le jour où nos colonnes se sont mises en marche, soi-disant pour châtier


les Khroumirs, la conquête était déjà faite par M. Roustan, et le traité du Bardo n'a été que le couronnement de l'œuvre de notre consul.

Toute opinion politique mise de côté, l'éloge de M. Roustan est dans toutes les bouches, et l'issue du procès intenté par lui à Rochefort soulève encore aujourd'hui à Tunis l'indignation de tous les cœurs français. On se répète que voilà un homme dont la persévérance et l'adresse ont rendu la France maîtresse, sans coup férir, d'une belle colonie; cet homme est un jour calomnié, insulté dans son honneur par le venimeux pamphlétaire ; confiant dans la justice et la reconnaissance de son pays, il l'attaque devant les tribunaux ; belle occasion pour un jury français de rendre hommage aux services rendus par M. Roustan en condamnant son diffamateur ! Mais non, Rochefort est acquitté par les jurés de la Seine. Libre à lui, d'après eux, de flétrir de sa verve malfaisante une réputation qui déjà est une gloire nationale; le jury ne daigne mal y voir. Il est à croire, par contre, que si M. Roustan avait traité


Rochefort suivant la méthode du ménage Clovis Hugues, les mêmes jurés l'eussent acquitté sans broncher. Admirable logique de cette merveilleuse institution !

On n'a pas oublié cela à Tunis, et M.

Rochefort peut s'y présenter, il est assuré d'un bon accueil. de la part de la colonie italienne.

En effet, on compte à Tunis i5,ooo Italiens ou Siciliens et plusieurs milliers de Maltais ; presque toutes les modestes professions de boulangers, de bouchers, de

coiffeurs, de cochers, de cordonniers, d'épiciers leur sont dévolues; on ne compte guère, par contre, que trois à quatre mille Français, non compris la garnison; les indigènes sont au nombre de cent mille, et on estime à trente mille celui des juifs; ces derniers, aussi cordialement détestés qu'en Algérie, sont cantonnés dans toutes les branches du négoce ; par tous les pores ils sucent chrétiens et musulmans, et comme partout ailleurs, en Orient, excellent spécialement dans l'usure.

D'ailleurs, il n'est camelot au pays de France qui égale l'habileté des boutiquiers


( indigènes à vous insinuer leur marchandise.

Vous êtes là, brave étranger, flânant le long d'un souk, de l'air le plus indifférent, bien décidé à ne céder à aucune tentation;

un tapis aux brillantes couleurs attire votre attention ; le marchand, à qui n'échappe aucun de vos mouvements, a surpris votre regard, en un clin d'œil il se lève, vous appelle, vous sourit, gesticule, prend votre main, vous amène à lui, et vous voilà dans la boutique ; ce premier succès obtenu, il vous entraîne au fond du magasin et vous y fait asseoir loin des regards du public, dans un petit réduit de 8 pieds carrés, éclairé par le haut et encombré de denrées de toutes sortes ; s'il ne parle pas français, quelques secondes plus tard, arrive on ne sait d'où, un deuxième personnage qui remplit le rôle d'interprète; bientôt se présente sans que vous sachiez quand et par qui il a été commandé, un plateau chargé de tasses de café bouillant, que le marchand vous offre avec la grâce la plus engageante, tout en déballant devant vos yeux ahuris le contenu de sa boutique ; successivement défilent tapis, burnous, pipes turques,


haïks, nattes, vaisselle de cuivre repoussé, écritoires kabyles, couteaux marocains, etc. Le grand truc du vendeur est de demander d'abord, de chaque objet, un prix très élevé, puis de consentir peu à peu d'énormes rabais : le naïf acheteur ne résiste pas à l'appât d'une aussi bonne aubaine : si malin que vous soyez, ami, vous ne sortirez pas de là les mains vides. Vous rentrez rayonnant à l'hôtel, mais c'est là souvent, ■hélas! -que votre situation s'aggrave.

A la porte de tous les hôtels, en manière de planton, se tiennent perpétuellement à la disposition des voyageurs, des importuns obséquieux qui remplissent les rôles multiples de cicerones, d'interprètes, de commissionnaires et de'courtiers en plaisirs de tous genres ; ils vous ont vu rentrer porteur de-vos achats et de suite ils s'enquièrent avec sollicitude du prix que vous avez payé chaque objet : ce c'est trop cher, vous affirment-ils invariablement, viens avec moi au souk (en pays d'Orient, tout le monde se tutoie), viens avec moi et je te -ferai faire de bonnes affaires. » Vous. le suivez, pensant vous rattraper et faire une


moyenne. Au dire de votre barnum, le marchand à qui vous avez eu affaire n'est qu'un filou, tandis que lui en connaît un autre à la fois honnête et bien achalandé ; il va sans dire que ce marchand et le cicerone sont d'accord comme larrons en foire; vous vous apercevez bientôt que ce dernier est un gaillard qui pousse démesurément à la consommation, vous fait tout payer plus cher que si vous étiez seul, et finalement vous extorque 5 fr. pour prix de sa collaboration.

La ville de Tunis est armée de deux enceintes crénelées, se reliant l'une et l'autre à une vaste kasbah qui les domine; de nombreuses portes, dont quelques-unes d'une architecture assez remarquable, donnent accès dans la banlieue. Mais autant l'intérieur de la ville est vivant et encombré, autant les environs sont mornes et déserts ; on est vite dégoûté de patauger dans cette boue sans limite, à travers cette plaine où rien ne repose la vue, que quelques oliviers


centenaires et décrépits, et les cimes lointaines de Zaghouan, hautes de quatorze à quinze cents mètres, et d'où descendent, par un aqueduc moitié romain, moitié arabe, les excellentes sources qui alimentent Tunis. «Qui a bu de l'eau de Zaghouan en boira de nouveau », dit un proverbe arabe.

Nous quittons bien vite ce désert, dont on nous vante cependant la haute fertilité, pour rendre visite au Bardo, assemblage informe de constructions sans caractère, bâti sur une colline dénudée à trois ou quatre kilomètres de la ville, sur laquelle il a une très belle vue. Le nouveau bey a totalement abandonné ce palais pour celui de la Marza, près de Carthage, et je doute fort qu'il y puisse jamais revenir, car l'état de délabrement où est laissée cette résidence, que la signature du traité de 1881 a rendue désormais historique, en aura bientôt fait une ruine. On y remarque l'escalier des lions, quelques belles salles, médiocrement décorées et tapissées de tableaux qu'en tous pays du monde on appelle des croûtes; le tout est gardé par des


soldats du bey, en fez, vareuse noire, pantalon rouge, armés de fusils français à piston modèle 1854, qui tricotent activement des chaussettes en montant leur faction.


LES^KDINES DE CARTHAGE

Assez peu nombreuses sont les excursions à faire autour de Tunis, et la plus intéressante de beaucoup est la visite aux ruines de Carthage. On s'y rend par le chemin de fer de la Goulette, propriété de la Compagnie de navigation italienne Florio-Rubattino. La ligne suit la rive gauche du lac de Tunis, immense étang de 3o kilomètres de tour, profond de moins d'un mètre, constamment couvert

de mouettes, de canards, de hérons et de flamands roses, au milieu duquel est creusé un étroit chenal de i mètre 5o de profondeur,, décoré du nom élégant de Tænia,


navigable pour les balancelles ou les petites barques de pêche. Les collines qui se dressent à notre gauche, couvertes de cactus et d'oliviers, et parsemées de quelques villas, dont une des plus belles appartient au cardinal Lavigerie, sont le seul côtfe riant des environs de Tunis.

La Goulette, bien que de fondation espagnole, est une petite ville tout italienne, à l'aspect à la fois farouche et malpropre, défendue par des remparts et un fort dont les murailles bistres semblent atteintes de la lèpre. Quelques barques de pêches amarrées dans un bassin qui communique par un canal avec le lac; tel est le port de Tunis. Les gros navires et les steamers mouillent à quelques kilomètre^, en rade.

Une voiture nous conduit, en une heure, sur remplacement de rancienne reine des mers. De verdoyants champs de blé, semés d'innombrables débris de marbre, de tessons de poterie, de fragments de briques, de restes de mosaïque, et boursouflés de petits monticules recouvrant les substructions anciennes, voilà tout Carthage. C'est


le cas de dire, avec le poète Lucain : Etiam

periêre ruinoe !

Oh! comme le rêve du vieux Caton est bien accompli !

De loin en loin, cependant, une ruine informe crève la surface ; ailleurs une excation s'ouvre sous vos pas ; une voûte s'est effrondée, entraînant le terrain qui la recouvrait. On dirait reposant sous un vert linceul, un immense squelette dont les aspérités ont troué le frèle tissu. Au haut de la colline, qui devait dominer toute la ville s'élève une spacieuse et belle construction, c'est le séminaire des Missions africaines ; un jardin l'entoure, au centre duquel le gouvernement de Louis-Phillippe, qui avait acquis cet emplacement, a érigé en 1837 une chapelle commémorative de la mort de Saint-Louis, sanctuaire respecté même des Arabes, parce qu'ils croient que le pieux monarque, peu de temps avant de mourir en ce lieu, se convertit à l'islamisme.

Des degrés de la petite chapelle, on embrasse un panorama grandiose; tout autour et sous vos pieds, les champs où fut


Carthage; devant soi, le golfe ; à droite, la Goulette et les grands paquebots qui mouillent au loin dans la rade ; plus loin, au-delà du lac, une large bande blanche miroite au soleil ; c'est Tunis, fille de Carthage, qui paraît reposer au pied du Zaghouan ; à gauche, un vaste marais, auxtrois quarts comblé par les décombres; c'est l'ancien port où s'abritaient les flottes carthaginoises; à gauche encore, un gracieux petit village arabe sur le penchant d'une colline; puis la Marza, séjour du bey et les quelques villas qui l'entourent.

Les colons phéniciens qui fondèrent Carthage avaient merveilleusement choisi la place de leur nouvelle patrie. Aussi, avec quelle furie tous les peuples du monde sont-ils venus se jeter sur ce rivage ! Aucun point du globe n'a vu se heurter tant de races diverses; aucun n'a porté tant de richesses, et n'a été recouvert par tant de ruines.

Que de souvenirs entassés là depuis le roman classique d'Enée et de Didon ! L'accroissement colossal de la puissance punique, et ces splendeurs inouïes, ressuscitées


par Gustave Flaubert, dans son poème épique de Salammbô ; la lutte à mort contre Rome ; Amilcar, Annibal et Scipion l'Africain; l'anéantissement de Carthage, une ville latine s'élevant sur ses décombres et la Mauritanie devenant le grenier de Rome; puis les révoltes numides sous Jugurtha et Massinina; Marius et ses pleurs historiques. Plus tard, avec saint Augustin, rentrée glorieuse du christianisme, bientôt balayé par le passage foudroyant des Vandales ; ces derniers refoulés à leur tour par les conquérants arabes, qui mettent la dernière main à l'œuvre de destruction; avec saint Louis, la première apparition des armes françaises, hélas ! bientôt dissipée au meurtrier soleil d'Afrique; les corsaires barbaresques longtemps maîtres de la Méditerranée, dont ils écument pendant des siècles les rivages les plus reculés, jusqu'au jour où le drapeau tricolore flotte sur la Kasbah d'Alger ; enfin, le bey de Tunis, le descendant dégénéré des compagnons du Prophète, abdiquant sa souveraineté entre les mains d'un général français. Plus encore que le large paysage, voilà ce que


l'on contemple du parvis de la modeste chapelle.

On est pris d'un immense désir de creuser cette terre et de ramener au jour l'histoire que tous ces peuples ont écrite, les uns en élevant des palais, les autres en amoncelant des ruines. Mais combien d'années encore la terre qui recouvre Carthage gardera-t-elle ses secrets ? Les rares chzr--cheurs que rencontrent nos regards sont des Arabes qui creusent çà et là des tranchées pour extraire des moellons. Tni's tout entière est sortie de cette inépuisable carrière.

Ce n'est pas que des fouilles nombreuses n'aient été tentées; mais l'espace à sonder est tellement immense, les données qui doivent guider les recherches, si incertaines, que presque toutes n'ont amené au jour que des substructions informes ou sans intérêt.

Les Pères des Missions africaines, grâce à l'initiative de leur savant supérieur, sont les seuls qui, bien qu'avec de faibles ressources, aient pu réunir dans une salle du séminaire, une collection vraiment remarquable de poteries, de sculptures, de


médailles et d'inscriptions, la plupart d'ailleurs de l'époque romaine. Car la ville romaine s'élevait déjà très haut au-dessus des ruines de Carthage, et il ne faut pas creuser à moins de 12, i5 ou 20 mètres pour retrouver les débris de la vieille cité punique.

Du séminaire nous apercevons les fameuses citernes éloignées de plus d'un kilomètre, et où nous nous rendons en traversant les champs jonchés de débris. La vue de ces vingt-deux immenses nefs souterraines, hautes de 20 mètres, longues chacune de 60 et larges d'une quinzaine, est vraiment saisissante; plusieurs sont à moitié com- blées ou effondrées, d'autres, au contraire, ,presque intactes, contiennent une masse d'eau de plusieurs mètres de hauteur. Ces réservoirs n'emmagasinaient que les eaux de pluie ; leurs fondations, nous dit-on, remonteraient aux Carthaginois, mais l'achèvement serait l'œuvre des Romains.

Cetteexplication est-elle la bonne ? Au risque de faire sourire les archéologues, je la transmets comme un écho fidèle, mais Dieu me garde de me prononcer.


Notre admiration n'était pas encore rassasiée, qu'une pluie, mais une de ces pluies avec lesquelles on ne transige pas, nous surprenait au milieu des ruines et nous forçait à regagner au plus vite la Goulette et Tunis.

Cette impitoyable pluie continuait à dérouter tous nos projets. Notre intention était alors de visiter l'Enfida, immense propriété de cent mille hectares, vendue, il y a quelques années, à une Société marseillaise, par le général tunisien Khérédine, qui fut depuis grand-vizir du Sultan, et où le directeur, M. Fabre, nous offrait obligeamment de nous faire conduire et de nous héberger, nous promettant là-bas plus de gibier que nous n'en avions encore vu jusqu'ici.

L'Enfida s'étend au sud de Tunis, audelà de la jolie plage d'Hammam-Lif, qui espère devenir le Trouville tunisien. Malheureusement, nous autres, ingénieurs, n'avons pas encore trouvé d'instrument de locomotion capable de franchir quatrevingt-dix kilomètres d'argile détrempée, et M. Fabre, la vei lie du jour projeté pour le


départ, nous déclarait que tout espoir de se rendre au village créé par la Société devait être abandonné.

Nous étions donc bloqués dans Tunis par une infranchissable barrière de boue.

L'homme qui n'est jamais sorti de la Régence ignore encore aujourd'hui ce que nous pouvons bien, nous Européens, désigner sous le nom de route. Sur la surface de 140,000 kilomètres carrés qui forment notre nouvelle colonie, il n'existe ni un chemin, ni un pont, ni un port, ni un service public quelconque. Les beys et leurs nombreux favoris se sont fait construire, un peu partout, de somptueux palais, et ils ont toujours pensé que c'était tout ce qu'ils pouvaient faire pour le bonheur de leurs sujets.

Rien ne montre mieux l'incroyable incurie et l'invincible fatalisme musulmans que la vue de ce peuple, chez qui la marche, l'agitation, la vie nomade, sont à l'état endémique et qui, depuis quatorze siècles qu'il gaspille cette terre privilégiée, n'a pas pris la peine d'y créer l'ombre d'une voie de communication.


Nous faisions toùtes ces réflexions philosophiques et bien d'autres encore, qui ne nous tiraient point d'affaire, lorsque nous apprîmes qu'un transatlantique partait le lendemain de la Goulette pour Sousse.

C'était le navire sauveur pour des naufra, gés abandonnés sur une plage déserte.


CAFÉS MAURES

Nous employâmes notre dernière soirée à Tunis en explorations vagabondes à travers les cafés Maurés.

Le café joue un rôle de premier ordre dans la vie orientale. C'est là que tout bon Arabe va promener son désœuvrement et donner carrière à son inépuisable loquacité. Les moindres villages en sont pourvus et les villes en pullulent. Ces établissements, sous leur forme la plus élémentaire, se composent d'une unique pièce de trois à cinq mètres de côté, tout autour de laquelle règne un gradin élevé, recouvert de nattes ; le long d'une des faces, un petit


réchaud plein de braise; à côté, une petifc caisse divisée en deux compartiments, Ym contient du sucre pilé, l'autre du café fin.

ment pulvérisé. Une petite mesurent ferblanc, emmanchée d'une longue mane* de bois, sert à confectionner une à uni chaque consommation ; le cafetier la remplit d'eau, y verse une pincée de café, une mesure de sucre, et la pose sur la braise ; la mixture bout en un clin d'oeil ; le toutLfifiJ versé dans une tasse à laquelle on se SM dera de trop demander de propreté. TQLLI ce laboratoire n'occupe pas un mètre camà et cette préparation, qui s'opère devaMfcJa galerie, n'exige pas plus d'une minute.

Je veux bien que ce soit l'enfance de l'art, l'Arabe aime à tout simplifier; mais où donc est l'honnête mastroquet en France, qui se ferait fort d'exposer ainsi aux yeux de sa clientèle, toutes ses petites manipulations ?

Aussitôt entré, le consommateur arabe va s'accroupir, ou, s'il y a place, se coucher sur les natfes, afin que soit accomplie cette parole de Mahomet : « On est mieux assis que debout, couché qu'assis, mort que


> couché »; puis il roule une cigarette et i bientôt se mêle à la conversation des voi! sins; le moment psychologique du café ne r vient que plus tard; d'ailleurs l'amphytrion i ne se presse point, il sait que son client est [ là pour la journée.

Voilà le café maure réduit à ses éléments t indispensables, mais les sybarites des villes r y ont ajouté maints autres artifices de séduction, les boissons alcooliques, les charmes de la musique et les sensations voluptueuses de la chorégraphie, dont l'expression suprême est la célèbre danse diz- ventre, qu'il suffit avoir vue au moins une fois pour être quelque peu désillusionné.

Nous n'avions encore visité que deux ou trois cafés maures, lorsque l'un d'eux nous attira par les bruyants accords' d'une étrange symphonie. Dans une salle basse et enfumée, où étaient entassés une trentaine d'individus, un orchestre composé de quatre chanteurs indigènes était juché sur une petite estrade. Ces virtuoses marocains (les gens du Maroc sont les Toulousains de ce pays-ci chantaient en s'accompagnant de sortes de mandolines et de l'inévitable


tarbouka. L'un surtout, le premier ténor de la bande, s'en donnait à perdre haleine à pousser, du fond de la gorge, les ut dièzes dont était hérissée l'extravagante mélopée.

A chaque note aiguë, sa figure en pommeau de canne se contractait en de si grotesques grimaces que le fou rire nous prenait, au grand scandale des habitués de rétablissement. Les quatre chanteurs, eux, sans s'émouvoir, poursuivaient avec conviction leur musique enragée.

Une brune et plantureuse fille, aux bras herculéens, versait la [bière et le café aux consommateurs déjà sensiblement ëmèchés.

Originaire de la Kasbah d'Alger, elle baragouinait quelques mots de français; nous lui demandâmes timidement ce que chantaient les troubadours maures : « Ils chantent l'amour arabe », nous répondit la belle.

Les couplets achevés, les artistes entonnèrent une autre chanson ; mais dès les premières notes, un murmure s'éleva dans l'auditoire et dégénéra'bientôt en tumulte.

Une discussion animée s'ensuivit, et les artistes de s'arrêter, pour y prendfe une


part vigoureuse. Le ténor surtout, descendu de l'estrade, le facies crispé, se distinguait par l'ardeur de ses protestations et sa mimique burlesque. Visiblement, le morceau n'était point du goût de la majorité du public ; quelque chose comme le cantique du Sacré Cœur chanté devant un cénacle de francs-maçons. Les têtes s'échauffant, la querelle menaçait de dégénérer en rixe, lorsqu'enfin, les artistes cédèrent, reprirent leur place à l'orchestre et abordèrent un autre thème de leur répertoire; l'auditoire, aussitôt calmé, redevint attentif, et le tintamarre recommença, toujours dominé par les notes stridentes du bouillant fort ténor. Nous n'eussions pas donné pour un fauteuil à l'Opéra notre soirée musicale tunisienne.

Les cafés maures ne se ferment qu'à une heure très avancée. La clôture des portes ne dérange même nullement les habitués les plus tenaces ; ils s'installent philosophiquement sur les nattes et passent la nuit, enveloppés de leurs burnous, dans ces séjours de délices et de repos.



SOUSSE

Le jour suivant, dans l'après-midi, nous quittions Tunis, repartions pour la Goulette et prenions place à bord deYAbd-elKader, qui levait l'ancre au coucher du soleil, et le lendemain, dès l'aube, mouillait en rade de Sousse.

Nous étions partis de Tunis par une pluie batiante, et le lendemain un soleil levant radieux inondait de ses ra) ons la blanche ville de Sousse.

La brusquerie des changements dans la température est un des caractères distinctifs du climat africain; aucune transition, le plus souvent, entre la pluie et le beau


temps; on s'endort le soir par une nuit brillamment étoilée, et deux heures plus tard, une averse diluvienne vous réveille.

Sousse, vue de la rade, rappelle sensiblement Alger, moins les lourdes constructions modernes assises à ses pieds. C'est un rectangle d'environ un kilomètre de côté, flanqué de hautes murailles crénelées, d'une éclatante blancheur. Au haut de la colline, inclinée vers la mer, sur laquelle la ville est bâtie, s'élève une Kasbah, surmontée d'un haut minaret ; ancienne demeure du gouverneur tunisien et de son riche harem, elle sert de résidence au général francais commandant la subdivision.

Les fortifications de Sousse, bien que remontant, nous dit-on, au quatorzième siècle, sont dans un merveilleux état de conservation ; plusieurs des portes par lesquelles on pénètre dans la ville sont très remarquables ; en particulier, celle qui donne accès à la Kasbah est un vrai bijou d'architecture arabe.

Deux 'petites auberges se disputent les rares voyageurs qui descendent à Sousse : l'hôtel de France et le Café Vert, rendez-


vous des officiers de la garnison et des principaux fonctionnaires; sorte de grande baraque, adossée à la fortification et agréablement située sur le bord de la rade, mais dans l'intérieur de laquelle il pleut aussi souvent qu'il plaît à Allah d'envoyer de l'eau à ses adorateurs. L'affabilité et les prévenances de l'hôtesse, parisienne pimpante, chez qui dix ans de séjour à Buenos-Ayres et quatre années passées à Maroc n'ont point éteint la coquetterie, nous tiennent lieu de tout le confortable qui manque à son établissement.

Nous faisons bientôt la connaissance de quelques officièrs; l'un d'eux nous fait visiter la ville, d'ailleurs sans intérêt après Tunis, et nous propose une partie de chasse à la bécassine le long d'un oued des environs.

Nous enfourchons deux braves bourricots, et, précédés du fidèle Rex, suivis d'un Arabe escortant notre officier monté sur son bon coursier blanc, partons fièrement pour une expédition qui, pour n'avoir rien de belliqueux, ne manquait pas de pittoresque. Toutefois, je dois à la


vérité d'avouer que de bécassines nous ne vîmes pas l'ombre, et revînmes totalement bredouilles, mais non sans avoir fait une promenade charmante.

La banlieue de Sousse, fort heureusement, ne rappelle en rien celle de Tunis.

Tout autour de la ville, à 15 kilomètres à la ronde, s'étendent de riches vergers d'oliviers vénérables, fortune du pays, en ce moment surchargés de fruits mûrs. De toute part, on se livre à la cueillette des olives. Trois sortes de travailleurs se livrent à cette opération : les femmes, les ânes et les enfants ; quant aux hommes, ils ne s'y commettent guère qu'en cas d'urgence absolue. Tandis que les femmes grimpent aux oliviers et rentrent au gourbis pliant sous le faix, nous trouvons leurs époux accroupis sur les nattes des cafés maures d'un village, occupés à humer leur caway et à se raconter, avec force gestes, d'interminables histoires. « Comme ces gens-là ont bien résolu le problème de la femme!» disait P. avec admiration.

Mais si Allah ne leur a pas départi Famour du travail, il les a dotés d'un goût


insatiable pour les chevaux, la chasse et les armes. Leur figure s'illumine à la vue d'un fusil, leurs yeux pétillent quand on leur montre le jeu d'un revolver, et si vous poussez la générosité jusqu'à leur faire cadeau d'une cartouche, ce sont des témoignages de reconnaissance sans bornes et des gestes de remercîments à n'en plus finir,, jusqu'à ce que vous ayez disparu de leur vue.

Pour en revenir aux oliviers de Sousse, il est bon de savoir qu'ils représentent le plus clair des revenus de la Régence ; tout bon habitant de Sousse est fabricant d'huile. Mais Dieu sait quel fabricant !

Les olives sont jetées en tas dans une cave où elles fermentent tout à leur aise, puis broyées sous une meule en pierre qui n'extrait qu'une partie de l'huile que la fermentation rend acide, nauséabonde, immangeable pour un palais civilisé; les grignons qui renferment encore 14 à 15 o o d'huile sont expédiés à Marseille pour être traités par des procédés chimiques et le voyage achève de détériorer la qualité du produit.


Tôt ou tard, Sousse verra se fonder des huileries mieux installées et les magnifiques oliviers de ce pays fourniront à la consommation des huiles qui n'auront aucune peine à égaler celles de Provence.

Mais notre objectif principal, en débarquant à Sousse, n'était point uniquement de regarder ramasser des olives par les femmes arabes, de voir des chameaux attelés à un manège faisant tourner des moulins à huile dans toutes les rues de la ville ; nous désirions, surtout, visiter Kairouan, la cité sainte, la ville aux cent cinquante mosquées ; mais, ainsi qu'on va le voir, ce n'était point du tout une entreprise commode.

Une soixantaine de kilomètres séparent Sousse de Kairouan, qui occupe dans l'ouest le centre d'une immense plaine inculte. Inutile d'ajouter qu'aucune route n'existe entre les deux villes ; les communications se font le long d'une piste dont l'entretien est confié au soleil et à la pluie.

Cependant le génie militaire, depuis l'occupation , a relié Sousse et Kairouan au moyen d'une toute petite voie ferrée, sys-


tème Decauville, à tractiun de chevaux; mais il faut l'autorisation expresse du général commandant la subdivision pour y obtenir le passage. Grimper à la Kasbah, demander à parler au général, bien que nous ne le connussions nullement, et être introduits auprès de lui, fut l'affaire de quelques minutes.

Le général est un homme grand, élancé, à la figure intelligente et distinguée, et, comme nous pûmes le voir par les œuvres qui décoraient son salon, véritable nature d'artiste. Il nous reçut avec la courtoisie la plus affable. Après nous avoir annoncé que le petit railway était endommagé en maints points par les pluies et que le service [en était interrompu pour plusieurs jours, il se mit à aborder avec beaucoup de chaleur la question coloniale en Tunisie.

D'après lui, tout n'est pas pour le mieux dans ce satané pays; le gaspillage et la corruption seuls y fleurissent plantureusement. Nos pauvres soldats y meurent comme des mouches ; le cimetière français récemment créé à Sousse est encombré


déjà de leurs tombes, et l'on n'a trouvé qu'un moyen de diminuer le nombre des décès dans les garnisons, c'est d'évacuer immédiatement sur la France tous las_ hommes sérieusement malades; de cette façon, ils meurent en France et ne figurent point au dossier de la Tunisie, Puis il nous conduisit au sommet de la Kasbah, d'où l'on jouit sur la ville et la mer d'un magnique point de vue. « Voyezvous, nous dit-il, cet emplacement marécageux, près de la mer, au pied de la colline, qui porte depuis des siècles le cimetière musulman ; c'est celui qu'on a choisi pour la future ville européenne, parce que de puissants personnages possédaient ces terrains et qu'il était urgent daccroître leur valeur. Examinez maintenant ce qui sert de port à la ville, c'est un petit bassin très peu profond, mais fort bien abrité de tous les vents ; il suffirait de l'agrandir et de le creuser; hé bien ! pas du tout, on est en voie de le combler pour en créer un autre de toutes pièces, en un endroit beaucoup moins sûr, et Dieu sait quand il s'achèvera.


Pour l'honorable général, la conquête delà Tunisieavait été une comédie militaire ministérielle, avec des victoires arrivant à point nommé, comme des haltes d'étapes.

La prise de Kairouan surtout, avait été une parade savamment organisée. Six généraux, deux divisions entières, en tout 20,000 hommes, venant, l'une de la côte, l'autre du nord de la Régence, avaient été mis en mouvement pour ce haut fait d'armes ; les Arabes ne pouvaient moins faire que de se laisser tuer jusqu'au dernier pour défendre la ville sainte où jamais chrétien n'était entré.

Tandis que tout ce monde cernait la place à distance respectueuse, on envoya en éclaireurs deux chasseurs d'Afrique ; ceuxci s'avancèrent jusqu'au pied des murailles et trouvèrent ouvertes une des portes de la ville. Après s'être consultés, nos deux braves pénétrèrent dans la cité et la parcoururent au galop de leurs chevaux; ne trouvant aucune résistance, ils montèrent sur le rempart et arborèrent le drapeau francais au sommet d'un créneau : c'est * ainsi que fut pris Kairouan.


La prise de Sousse fut également un feu d'artifice raté. Lorsque les cuirassés français parurent au large, ils virent flotter au-dessus de la ville autant de drapeaux blancs parlementaires qu'ils pouvaient compter de maisons. Impossible d'esquisser même un simulacre de bombardement contre une ville qui ne demandait qu'à se rendre ; ils en furent réduits à essayer la portée de leurs pièces sur un malheureux petit village situé à huit kilomètres, dans l'intérieur et qui rn'en pouvait mais, ne se doutant probablement pas de l'approche de la flotte. On y foudroya quelques maisons et on réappareilla bien vite pour aller plus au sud bombarder Sfax.

Vingt mille hommes occupent aujourd'hui la Tunisie, et les charges qui en résultent s'élèvent pour nous à 3o millions par an, tandis que le revenu net que nous en retirons ne dépasse pas 12 millions. Ce n'est pas de sitôt que la Tunisie cessera de nous être onéreuse. D'après lui, point n'est besoin de si importantes garnisons, et la Régence entière pourrait être gardée par quelques compagnies.Comme je lui deman-


dais pourquoi, dans la haute situation qu'il occupait, il ne faisait pas prévaloir, ses ides dans les conseils du gouvernement : « Que voulez-vous, nous répondit-il, j'ai toujours été en désaccord complet sur ces points avec mon ami Gambetta et ses sucseurs, et j'ai beau faire parvenir au gouvernement rapports sur rapports, on n'a pas daigné m'écouter ; j'en suis réduit à raconter ce qui se passe aux voyageurs qui visitent ce pays, espérant qu'ils le répéteront et qu'ils seront écoutés mieux que moi » Je ne caresse certes point cet emphatique espoir; mais je tiens à répéter ici la dernière parole du général pour écarter de moi tout reproche d'indiscrétion, et bien témoigner que si je reproduis sa conversation, ce n'est qu'avec son complet assentiment.

En redescerdant les marches de la Kasbah, nous nous demandions curieusement quel pouvait être ce général, muni d'un tel franc—parler, ami de Gambetta, et intime de Clémenceau, véritable enfant terrible de l'opportunisme. Le premier trou-


pier que nous rencontrâmes nous tira de notre ignorance:« c'est le général Riu, nous annonça-t-il, qui commande depuis dixhuit mois la brigade. » Ainsi, nous venions de passer deux heures avec l'ancien commandant de la Chambre des députés, celui que M. Baudry-d'Asson connaît bien.

J'oubliais d'ajouter que le général est un charitable philanthrope; avant que nous prissions congé de lui, il tint à nous montrer une ambulance organisée par ses soins, dans la Kasbah même, et où les majors de la garnison donnent gratuitement leurs soins aux malades indigènes. Cette infirmerie, quand nous y pénétrâmes, représentait une cour des Miracles, parfaitement repoussante, d'hommes, de femmes et d'enfants, atteints des maladies les plus diverses, parmi lesquelles les ophthalmies nous ont paru, sans conteste, tenir le premier rang.

Seraient-ce les petites plaies morales qui se cachent au Palais-Bourbon qui auraient inspiré au général Riu le goût de soulager les grandes misères physiques ?

Mais toute l'affabilité du général et ses regrets cordialement exprimés ne nous four-


nissaient point les moyens de pousser jusqu'à Kairouan. Nous avions beau errer à travers les souks, nous promener du camp français au cimetière arabe, et de la Kasbah au bord de la mer, contempler au fond des fossés les inoffensifs canons tunisiens que le commandant de la subdivision a fait précipiter dédaigneusement du haut des remparts, et qui gisent, enfouis dans l'herbe, en attendant qu'un marchand de ferrailles les achète au prix de la vieille fonte, la solution du problème ne se dégageait pas.

D'autre part, c'était le surlendemain que devait relâcher à Sousse et appareiller pour la France le paquebot hebdomadaire de la Compagnie transatlantique sur lequel j'étais décidé à effectuer mon retour. J'avais donc à peu près fait mon deuil du voyage à la ville sainte, lorsque, au grand quartier général du Café vert, nous fûmes présentés à un colon français, M. du B., propriétaire d'un grand domaine à Kairouan même, d'où il avait pu, bien qu'à grand'peine, arriver la veille, et qui pressé d'y retourner se chargea, grâce à une autorité morale que


nous ne possédions pas, de décider un voiturier à tenter l'aventure.

Le lendemain matin, avant le jour, munis de sérieuses provisions de bouche, nous prenons place avec M. du B., dans une calèche attelée de quatre chevaux, conduite par un cocher maltais et un jeune groom d'une nationalité impossible à définir.

Tout alla cahin-caha pendant les premières heures, les roues enfonçaient bien de temps en temps jusqu'au moyeu, mais les ardentes petites bêtes avaient à cœur de ne pas nous laisser en détresse. D'ailleurs, un voyage en carrosse sur le sol tunisien vous inculque des idées toutes nouvelles sur la stabilité et la résistance des voitures.

Nous franchissons sans encombre l'épaisse zone de vergers d'oliviers qui borde la mer sur une longueur de 14 à 15 kilomètres ; puis, toute végétation cessant, apparaît la plaine immense, sans limite du côté sud, et laissant apercevoir au nord la masse du Zaghouan ; et dans l'ouest, à quelque 100 kilomètres, une ligne bleuâtre de montagnes, derniers contreforts de l'Aurès. Bientôt se montre sur notre gauche la


nappe miroitante du lac ou Sebkha de Sidi Elani, qui ne forme pendant tout l'été qu'un gigantesque bloc de sel et que les pluies ont transformé en un immense étang saumâtre.

La journée était splendide, la température d'une extrême douceur, et l'on aurait pu croire le beau temps établi pour plusieurs semaines.

Vers midi, nous commencions à voir étinceler dans le lointain les blanches murailles et les hauts minarets de Kairouan, dont plus de 3o kilomètres nous séparaient encore.



K AIROUAN

La plaine que nous traversions, pour nous rendre de Sousse à Kairouan, qui s'étend du nord de la Régence à l'oasis de Gabès, dans l'extrême Sud, sur une largeur de plus de 100 kilomètres de l'est à l'ouest, est littéralement jonchée de ruines romaines; des restes de villes, d'aqueducs, de citernes, de tombeaux se rencontrent à chaque pas. Pays de cocagne pour les archéologues. Quelques officiers occupent leurs nombreux loisirs à des recherches patientes dans ces innombrables débris; l'un d'eux, M. le capitaine de Prudhomme, nous avait montré, à Sousse, des inscrip-


tions, des mosaïques superbes, des sculptures recueillies ou simplement relevées par lui sur tous les points de la contrée.

D'après les évaluations les plus modestes, la Tunisie, qui compte à peine aujourd'hui douze à quinze cent mille indigènes, était peuplée, sous la domination romaine, de plus de 20 millions d'habitants. De nombreuses et riches cités recouvraient la plaine,- aujourd'hui déserte, reliées entre elles par des voies romaines dont, un peu partout, on retrouve les traces.

Sousse n'occupe qu'une partie de remplacement d'Adrumetum; et on distingue encore très nettement les restes de la jetée qui protégeait l'ancien port, aujourd'hui comblé. Au sud de Kairouan, la ville arabe d'El-Djen a été bâtie sur les ruines de la romaine Tisdrus, dont un amphithéâtre, beaucoup plus vaste que les arènes de Nîmes et très bien conservé, atteste l'ancienne splendeur. Plus à l'ouest, à une centaine de kilomètres de la ville sainte, dans la région montagneuse, est Sbeitla, le Suffeiula des Romains; les Arabes, qui ne pouvaient tirer parti d'une carrière


de pierres aussi mal placée, l'ont laissé debout presque en entier, et les rares voyageurs qui Font visité disent des merveilles de ce Pompéï africain. Plus loin encore, dans l'ouest, se trouve Tébessa, dans la province de Constantine; enfin, Lambesse, dont les ruines n'ont pas moins de 6 à 8 kilomètres de tour.

Quelles que fussent la richesse et la fertilité de la Mauritanie à l'époque romaine, le grand nombre de citernes qui datent de cette époque, et dont une bonne partie a été utilisée par les Arabes, indique qu'il ne s'y rencontrait, du moins dans la plaine tunisienne, guère plus de sources qu'à notre époque. On se contentait, comme aujourd'hui, d'emmagasiner dans des réservoirs souterrains, les eaux que le ciel voulait bien octroyer de temps en temps à ces plaines brûlantes.

Quant à nous, c'est avec beaucoup de peine que, cahotés continuellement de flaque en flaque, nous parvenions à nous imaginer que ce pays, dix mois par an,, reste complètement privé d'eau.


De Sousse à Kairouan on ne rencontre pas le moindre village, mais seulement quelques douars plus ou moins minables.

A la prospérité des premiers siècles de notre ère a succédé la plus profonde misère.

A 38 kilomètres de Sousse, tout près des rives du lac Kelbia, le lac Triton des anciens, (du moins suivant la tradition), quelques baraques neuves servent de casernement à un escadron de chasseurs d'Afrique; c'est le camp de Sidi-Elani. A part la pêche des anguilles (des Arabes viennent nous en offrir d'énormes qu'ils ont pêchées dans le lac) et la chasse au gibier d'eau, je ne sais vraiment pas à quoi ces malheureux peuvent s'occuper durant les longs mois qu'ils donnent à leur patrie au fond de ce désert. Nous n'y restons que le temps de déjeuner et de faire reposer les chevaux, et déjà il nous tarde de quitter ce lieu de spleen et de désolation.

Au-delà de Sidi-Elani, le terrain devient de plus en plus mauvais, nous avançons au pas, péniblement, et les murs de Kairouan semblent fuir devant nous, lorsque pour comble d'embarras, à quelques kilomètres


de Sidi-Elani, un oued se présente au travers de notre route, large de i5o à 200 mètres, et ■ roulant sur un lit de vase des eaux jaunâtres et écumantes.

A la vue de cet obstacle dont il n'avait pas prévu l'importance, réquipage s'arrêta net et le cocher refusa d'avancer.

La situation devenait critique; retourner à Sousse n'était plus possible, passer la nuit sur le bord de la rivière avec la berline pour chambre à coucher ne nous disait rien de charmant. C'est alors que M. du B. se montra véritablement superbe. Il descendit gravement de voiture, et là, sa bonne matraque à la main, d'un ton posé, mais profondément convaincu, il développa aux deux cochers/ en bon français, un choix si extraordinaire d'invectives, d'injures, de menaces et de jurons, que, par Mahomet, de mémoire de caserne, je n'avais jamais oui pareil abattage.

Au bout de dix minutes, ces procédés de persuasion aboutirent, et l'automédon consentit à tenter le passage; le groom se dépouilla de ses culottes, prit un bâton et s'engagea dans le courant, pour y chercher


un gué ; nous nous aperçûmes vite que le torrent était moins redoutable qu'il n'en avait l'air; il y avait à peine 60 centimètres d'eau à l'endroit le plus profond. Les chevaux furent lancés à fond de train dans la rivière, et nous franchîmes sans encombre cet obstacle qui avait paru insurmontable.

M. du B. avait droit à toute notre reconnaissance ; aussi le comblâmes-nous de remercîments, tout en admirant combien de bonnes paroles, dites à propos, sont capables de raffermir les courages défaillants.

Une heure plus tard, nous étions aux portes de Kairouan, où venait nous recevoir mon jeune cousin, le lieutenant L., qui nous emmena de suite dans une vieille maison arabe, étroit taudis que l'on a décoré du nom d'hôtel, et de là dans une courte excursion à travers la ville. Il était quatre heures et demie : nous avions mis dix heures pour parvenir à Kairouan.

La ville sainte occupe une très grande superficie; on lui assigne une population de vingt-cinq mille âmes, mais elle a dû en contenir bien davantage, à en juger par ses


dimensions, et surtout par le nombre de masures inhabitées qui s'y trouvent. L.

occupe une maison entière pour la modique somme de dix francs par mois.

La fondation de Kairouan remonte à Sidi-Okbah. Ce compagnon de Mahomet, guerrier féroce et mystique, fut le véritable fondateur de la domination arabe en Afrique. Il conquit d'abord les villes du littoral sur les chrétiens de l'empire de Byzance, bâtit, sous l'inspiration explicite d'Allah, Kairouan et sa grande mosquée, puis s'empara de toute la région occupée par les montagnards berbères. De conquêtes en conquêtes il poussa jusqu'aux oasis du Sahara et pénétra dans le Maroc. Il ne fallut rien moins que le rivage de l'Atlantique pour arrêter sa marche victorieuse.

A la vue de cette barrière inattendue, l'infatigable émir se lançant sur son cheval à travers les flots, s'écria : « 0 Allah !

pourquoi as-tu placé sur mes pas cet obstacle éternel à de nouvelles conquêtes ?

C'est donc ta volonté seule qui m'interdit


de soumettre désormais [d'autres peuples à ta loi ! » Sidi-Okbah guerroya longtemps encore en pays barbaresque. Un jour cependant il se laissa surprendre dans un oasis voisin de Biskra par une révolte de berbères ; ses compagnons et lui malgré une héroïque résistance furent anéantis jusqu'au dernier. Les arabes vengèrent sa mort et lui élevèrent dans cet oasis même, qui depuis porta son nom, une Kouba, qui est devenu un pèlerinage vénéré au loin dans le Sahara.

Kairouan est toujours restée la ville sainte, la capitale religieuse de la Tunisie ; d'innombrables mosquées ont été construites, fréquentées chaque année par une multitude de pèlerins : huit pèlerinages à Kairouan valent un pèlerinage à la Mecque, suivant la comptabilité religieuse des mulsulmans.

Jusqu'en 1881 l'entrée de Kairouan était rigoureusement interdite aux Européens et aux juifs, mais la conquête française a rendu libre l'accès de la ville et même -celui des mosquées, encore interdit à Tunis. Les


israélites n'ont pas manqué de s'abattre sur la cité, à la suite de l'armée française, et d'y organiser bien vite leurs petites exploitations financières.

Notre première visite fut pour la grande mosquée. Un vaste édifice carré, surmonté de plusieurs coupoles et soutenu par deux cents colonnes de marbre, forme le temple, devant lequel s'étend un immense parvis entouré de colonnades, fermées à l'extérieur par une enceinte continue. Vis-à-vis la façade de la mosquée, un minaret énorme, haut d'une cinquantaine de mètres: du som-met duquel le muezzin appelle les fidèles à la prière ; sous le sol du parvis, dallé de larges pierres, s'étendent les citernes sacrées qui renferment des réserves d'eau considérables.

L'ensemble est d'un effet réellement grandiose; c'est, d'ailleurs, le seul édifice arabe imposant qui existe sur toute la côte africaine. Les colonnes et en général tous les matériaux qui ont servi à la construction du sanctuaire musulman, ont été retirés des temples romains d'El-djen. Ces colonnes sont en marbres de toutes sortes, blancs,


roses, gris ou rouges; à côté d'un chapiteau corinthien on en remarque un composite, plus loin un ionien ou un dorique, distribués tout à fait au hasard. Certains fûts ont été coupés ; d'autres trop courts, ont été complétés par quelques assises de briques ; des cintres règnent d'une colonne à l'autre, contreventés par des tirants en fer. Le dallage, formé en grande partie de pierres tumulaires romaines dont on peut lire encore quelques inscriptions, est en assez mauvais état ; d'épaisses nattes le recouvrent ; les murailles sont tendues de tapis plus ou moins détériorés. Seuls, le portail principal et la grande chaire en bois représentent un certain travail artistique.

Somme toute, c'est un édifice largement conçu, mais dont il faut se garder d'examiner de trop près les détails.

Beaucoup plus coquette et d'un travail infiniment plus délicat est la mosquée du Barbier, située à une certaine distance hors de la ville et qui, elle du moins, par ses détails minutieux et ses capricieuses arabesques, fait penser aux merveilles de l'architecture maure en Espagne. Le per-


sonnage auquel elle est vouée, Sidi-Sahab était le barbier de Mahomet ; la fréquentation du prophète fit de lui un saint personnage et les musulmans jugèrent convenable de lui dédier un temple.

La visite complète de tous les édifices religieux de Kairouan, mosquées, zaouias, koubahs, cimetières, demanderait une semaine, et leur description tout un volume, tandis que je n'avais hélas que quelques courts instants à leur consacrer. La nuit nous empêcha bientôt, de pousser plus loin nos explorations ; nous repassâmes les remparts, beaucoup moins intéressants, d'ailleurs, que ceux de Sousse, et rentrâmes dans la ville, pêle-mêle au travers des bœufs, des moutons et des cochons kairouanais, docilement conduits par leurs propriétaires ; car dans cette hospitalière contrée les bestiaux logent en ville.

Un repas très convenable nous attendait à notre hôtel ; nous y dînâmes à côté de M. l'agent-voyer et de son épouse. Un agent-voyer à Kairouan : quel ressouvenir de l'immortel amiral Suisse ! L'administration française a de ces fantaisies, mais


que peut bien avoir à faire ici cet honorable fonctionnaire ?

1

Nous achevâmes agréablement notre soirée au cercle militaire, où vivent en bonne intelligence nos officiers français et les officiers indigènes de la compagnie mixte.


RETOUR

Je n'avais point à oublier que le lendemain soir à cinq heures, le paquebot hebdomadaire partait de Sousse pour la Goulette. Notre cocher qui, le matin, ne s'était engagé qu'à demi à me ramener, s'y refusa le soir absolument, prétextant la fatigue de ses chevaux, raison qui ne laissait pas que d'être sérieuse. M. du B. n'était plus là avec ses arguments, et nous ne pûmes le faire changer d'avis. Quant à trouver un loueur de voiture dans Kairouan, il n'y fallaitpas compter. L. m'offrit alors obligeamment de me procurer un cheval de selle pour le retour.


Nous passâmes dans la petite auberge, sur des lits de camp, une nuit quelque peu agitée, car, pour comble de guigne, de minuit jusqu'au matin, des raffales de pluie et de vent fouettèrent les vitres et secouèrent la branlante toiture.

Le lendemain, dès l'aube, la bête sellée et équipée m'attendait ; je pris définitivement congé de mon cousin et de P., qui, moins pressé que moi, voulait poursuivre à Kairouan le cours de ses dévotions, et me mis en route à sept heures et demie. Cavalier fort médiocre, j'avais à faire seul et sans guide, 64 kilomètres à travers la campagne boueuse ; fort heureusement, je trouverais dans la voie du petit tramway un fil d'Ariane solide pour m'empêcher de m'égarer le long des nombreuses pistes arabes qui sillonnent la plaine.

La voie ferrée part du baraquement où sont logées les troupes françaises, hors des murs de la ville, et s'écarte sensiblement de la piste suivie par les voitures. Son parcours est plus long que celui de cette piste d'au moins 8 ou 10 kilomètres.

Les premières heures furent dures. Le


sol était tellement détrempé que mon malheureux cheval enfonçait à chaque pas jusqu'au-dessus des boulets dans la vase, la pluie fine et serrée, chassée par le vent, m'aveuglait ; nous avancions à peine.

Arrivé devant l'Oued, je ne pus décider ma monture à le franchir, il me fallut descendre et le traverser en traînant l'animal par la bride. J'avais'de l'eau jusqu'aumilieu des cuisses, mais comme j'étais d'ailleurs déjà trempé jusqu'aux os, ce bain ne tirait pas à conséquence.

J'arrivai à Sidi-Elani à 11 heures passées; en quatre heures, je n'avais fait que 22 kilomètres. Il m'en restait 42 à enectuer !

Après avoir grignoté un vieux débris de mouton, arrosé d'un vin exécrable, je repris mon pénible voyage. Fort heureusement, à mesure que je gagnais les bords de cette cuvette marécageuse au fond de laquelle est assis Kairouan, la route s'améliorait progressivement. La pluie de son côté s'arrêta et je pus bientôt trotter à mon aise à travers l'immense solitude.

Je songeais alors aux 20,000 hommes, aux batteries d'artillerie, aux six généraux


qui, trois ans auparavant, foulaient ce même sol, marchant à l'assaut de la ville sainte, et je me disais que s'il avait plu aux quelques Arabes que je rencontrais de venger sur moi la prise de Kairouan, la besogne leur eut été facile; mais les indigènes faméliques qui circulaient dans la plaine, les hommes, montés sur des ânes, les femmes pataugeant derrière, crottées jusqu'à l'échiné, ne songeaient point à m'offrir en sacrifice au courroux de Mahomet.

Presque tous me saluaient au passage d'un bonjour guttural. Quelques-uns même, voyant un cavalier en si pitoyable équipage, m'offraient de partager leur misérable galette. De loin en loin, une compagnie de perdrix s'envolait à tire d'ailes de la broussaille à quelques pas de moi.

Mais une seule interrogation m'obsédait.

Arriverai-je, n'arriverai-je pas à temps ?

Qu'on se figure cette route sans horizon, sans points de repère, avec cette interminable file de rails où rien ne vous indique l'espace parcouru ni celui qui reste à parcourir; car Sousse, penché sur sa colline, jusqu'au dernier kilomètre, se dérobe aux


regards. Malgré de longues pistes parcourues au galop de charge, je n'étais point encore parvenu à trois heures à la zone des oliviers. A ce moment, je désespérais totalement. Mais avec les chevaux arabes, tout est possible ; ma bête, depuis 7 heures du matin n'avait pris ni un quart d'heure de repos, ni une once de nourriture, et cependant, grâce à une impulsion désespérée, je l'amenai à franchir, moitié au trot, moitié au galop, toute la distance qui nous séparait encore de Sousse. Enfin, à quatre heures et demie, je débouchai, bride abattue devant la Kasbah, plein d'admiration pour la prodigieuse résistance des coursiers arabes, et l'inappréciable service que L.

nfavait rendu. Je jetai les rênes et un bon pourboire au premier spahis que je rencontrai, afin qu'il soignât le cheval et le conduisît à l'adresse qui m'avait été donnée, et dégringolai à toutes jambes à travers la ville jusqu'à la mer. Je n'eus que le temps d'arriver en canot jusqu'au steamer. Six minutes plus tard, cinq heures sonnaient et le navire levait l'ancre.


Au petit jour, nous revoyions les murs de la Goulette ; le transatlantique ne devant réappareiller que le soir pour Marseille, j'avais toute la journée à passer à terre.

Une petite chaloupe à vapeur appartenant à la Compagnie, vient chercher à bord les dépêches, les personnages officiels et les officiers en tenue ; quant au commun des passagers, il est livré à la merci de nautoniers italiens qui arrivent à l'aviron, dans de mauvaises petites barques non pontées, accoster les paquebots. Deux embarcations seulement se présentèrent, et on entassa vingt-cinq personnes dans chacune. Un kilomètre au moins séparait le navire du quai; la mer était très mauvaise et les vagues nous inondaient sans interruption ; nos six rameurs n'avançaient qu'à grand'-' peine, le vent nous poussant tout droit sur la jetée qu'il s'agissait de doubler pour atterrir. En vrais Italiens qu'ils étaient, nos hommes criaient tous à la fois, chacun donnant des ordres et personne n'obéissant.

La sombre jetée se rapprochait d'une façon


inquiétante, et déjà je guettais de l'œil le quartier d'enrochement sur lequel je me proposais de sauter; quelques minutes se passèrent ainsi dans une angoisse générale.

Enfin, une accalmie momentanée s'étant produite, les rameurs reprirent un peu de sangfroid et nous parvînmes à doubler la jetée de quelques mètres à peine. Pour prix du réel danger qu'ils nous avaient fait courir, ces excellents mariniers nous demandèrent 2 fr. par tête, soit 5o fr. pour cette agréable promenade.

Je ne manquai pas de me plaindre au représentant de la Compagnie transatlantique de ce singulier mode de débarquement ; celui-ci me répondit qu'effectivement c'était une pitoyable organisation, que tout dernièrement les bateliers italiens avaient noyé trois passagers, mais qu'on n'osait pas rompre carrément avec ce monopole invétéré ; il m'engagea à me plaindre énergiquement afin que l'administration se décidât enfin à veiller à la sécurité des voyageurs. Je n'eus garde d'y manquer, mais il faudra, je pense, quelques sinistres encore pour qu'on se décide à aviser.


Le soir, la Ville de Madrid cinglait vers Marseille. Une vingtaine de passagers seulement avaient pris place à bord, car on savait à Tunis que depuis un jour ou deux, le mistral faisait rage dans toute la Méditerranée. Tous les navires en partance restaient prudemment à chasser sur leurs ancres dans la rade de la Goulette, nous saluant involontairement par de profondes oscillations.

Pendant les premières heures, la mer était franchement houleuse, mais la brise dégénéra en tempête dès que nous eûmes dépassé le cap Bon. Le navire recevait par babord des coups de mer à couper en deux une montagne ; le pont était continuellement balayé par la lame, et le nordouest soufflait avec une violence inouie Malgré tout, le navire refoulant le vent et la mer, poursuivait inexorablement sa route, et la machine continuait à battre ses 70 coups à la minute, avec la régularité d'un chronomètre. De temps en temps, pendant de forts coups de tangage, l'hélice émergeait hors de l'eau, et ses ailes en battant dans le vide ébran-


laient toute la coque de leur formidable trépidation.

La Compagnie transatlantique possède dans la Méditerranée, pou" le service de la côte d'Afrique, une flotte de 3o steamers, dont 12 de grande dimension et d'allure rapide pour les lignes directes, et 18 plus petits, pour les services secondaires et les escales, qu'elle a achetés à la Compagnie Valéry, à laquelle elle a succédé.

La construction des 12 grands paquebots a donné lieu, il y a quelques années, à un incident parlementaire qui montre bien la rare prévoyance dont fait preuve en toutes circonstances notre intelligente administration. Il était question, depuis longtemps, de concéder à la Compagnie transatlantique le service postal pour l'Algérie, et le décret ministériel était attendu de mois en mois ; la Compagnie ne pouvait pas, on le conçoit, se créer une flotte méditerranéenne avant d'avoir la certitude d'obtenir sa concession. Un beau jour, enfin, le décret parut, avec l'ordre d'avoir à commencer le


service dans les six mois. Grand embarras : il fallait se pourvoir dans ce délai d'un certain nombre de bateaux à marche rapide.

Aucune maison francaise ne voulut se charger d'une commande aussi précipitée ; on dut s'adresser aux chantiers de Glascow, qui l'acceptèrent, et les navires furent livrés au jour dit dans le port de Marseille.

Et c'est ainsi que, grâce aux éternels procédés de la bureaucratie française, une commande d'une vingtaine de millions échappa à l'industrie nationale.

Les chantiers francais sont en train de > prendre leur revanche de ce fâcheux échec; il se construit en ce moment pour la Compagnie transatlantique, et destinés au service du Havre à New-York, quatre gigantesques paquebots de 7,000 tonneaux, qui seront munis de machines de 8,000 chevaux. Quand ces monstres auront pris la mer, l'outillage maritime de la Compagnie transatlantique sera supérieur à celui de tous ses concurrents américains, allemands ou anglais.

Le tonnage de chacun des 12 paquebots méditerranéens est de 1,800 tonnes; leurs


machines sont de 2,000 chevaux. La vitesse moyenne qu'ils développent, en bonne marche, est de 14 nœuds à l'heure (26 kilomètres), ce qui représente une durée de 36 à 38 heures pour le trajet de Marseille à Tunis, et de 28 à 3o heures seulement pour celui de Marseille à Alger; voilà donc réduite à ses vraies proportions cet épouvantail de la traversée, qui fait reculer tant de gens. Si j'ajoute à cela que sur quatre traversées, il y en a trois, au moins, pendant lesquelles, sauf un peu de houle dans le golfe du Lion, la mer est unie comme un miroir, que les aménagements sont très confortables, que la cuisine à bord, bien que sentant un tantinet son Marseille, est généralement de bon aloi, que les équipages sont polis et les commandants parfaitement élevés, je crois que j'aurai démontré que le voyage d'Algérie n'est plus qu'une bien insignifiante corvée.

Le seul reproche que l'on puisse adresser à la Compagnie transatlantique est le prix trop élevé de ses passages ; pour réparer le tort immense que le choléra lui a causé pendant l'été 1884 elle a élevé récemment


de 20 o o ses tarifs. Le trajet de Marseille aux divers ports algériens coûte 100 fr. en première classe et 75 en seconde. Celui de Tunis ne coûte pas moins de 175 fr. en première et de 132 fr. en seconde.

Fort heureusement, les autres sociétés ne Font pas suivie dans cette voie, et sur la ligne Marseille-Alger, l'on trouve à bord des Messageries maritimes particulièrement, autant de confortable pour un prix bien moins élevé.

La Compagnie générale des transports maritimes, dite Compagnie des 4 mâts, offre également au public plusieurs services réguliers et suffisamment rapides.

Quant aux bateaux de la Compagnie de navigation mixte (Touache frères), ce sont de petites arches de Noé, dans lesquelles tout se passe en famille, et où les passagers sont soignés comme des enfants de la maison , les prix sont modiques et la vitesse en rapport. Excellents bateaux pour les personnes qui aiment la pleine mer.


Bien que l'issue de la lutte entre notre puissante machine et les éléments déchaînés ne fût pas douteuse, afin d'éviter un trop long retard, le commandant prit le parti de doubler la côte orientale de la Sardaigne, que les hautes montagnes de l'île abritent des coups de vent du nord-ouest.

Après avoir côtoyé toute la matinée , à quelques milles de distance, cette rive sauvage, nous passions, vers trois heures de l'après midi, les bouches de Bonifacio, passage étroit et dangereux, où se perdit, en i855, la frégate la Sémillante; un monument surmonté d'une croix marque le lieu où douze cents soldats et matelots français, en route pour la Crimée, trouvèrent le trépas. Enfin le 24 au matin nous débarquions dans le port de la Joliette, où il me sembla avoir mis le pied sur quelque parage sibérien.


J'aurais désiré compléter ces quelques souvenirs d'un trop rapide voyage par un aperçu de l'administration tunisienne, quelques considérations sur l'état financier de la Régence, sur le système judiciaire, sur te régime de la propriété foncière, etc.; mais je suis obligé de confesser que j'ai mis le pied trop tôt dans ce domaine trop nouvellement acquis. Toutes ces questions étaient encore à l'étude à la fin de 1884, fort peu étaient alors résolues, si j'en excepte toutefois l'abolition des capitulations si hautement réclamée par nos nationaux dès le lendemain même de la conquête et qui a été accueillie par la colonie avec lin long sbupir de soulagement.

On sait que l'effet de ce qu'on appelle en Orient les Capitulations est de placer les étrangers qui s'y rendent sous la juridiction de leurs consuls qui seuls ont droit


de les juger et de faire exécuter ces jugements. A quel monstrueux résultat pouvait aboutir ce système en Tunisie après l'occupation française ? Un seul exemple le montrera : Des citoyens italiens établis à Tunis se livrent à une attaque à main armée sur des soldats français. Rixe, bataille, meurtre s'en suivent. Nos nationaux sont livrés à l'autorité militaire française qui les condamne conformément à la loi;-les Italiens sont remis aux mains de leur consul qui s'empresse de les faire acquitter. Et ceci se passait journellement à Tunis. Aujourd'hui l'autorité française connaît de tou* tes les affaires possibles, quelle que soit la nationalité à laquelle appartient le délinquant. Bien peu de mesures prises par le gouvernement de la Métropole seront jamais accueillies avec une aussi unanime approbation.

Qu'il s'agisse de l'Algérie ou de la Tunisie, partout la divergence, le gâchis le plus complet règnent dans les idées. Ainsi un colon algérien à qui on demande, entre autres choses, son opinion sur la valeur du


gouvernement civil opposé au régjjQ^ militaire, vous répondra, par exemple, c:d..

n'y a que l'administration civile qui puisw-- développer la prospérité coloniale. Le lendemain, un deuxième colon vous enseignera que le régime militaire seul est capable d'assurer la sécurité et de maintenir notre prestige aux yeux des indigènes.

A Tunis, tel Français vous affirme que le protectorat est le meilleur des régimes, tel autre, immédiatement après, vous déclare que la plus lourde faute du gouvernement français est de ne pas s'être annexé purement et simplement la Régence.

Si vous ouvrez un journal, c'est un bien autre gâchis d'idées : vous n'y trouvez que petits potins et grosses criailleries, dont une opinion désintéressée n'est à peu près jamais le mobile. Tous, à peu près sans exception, servent les intérêts directs de tel député, de tel sénateur ou de telle société ; de telle sorte que si j'avais eu l'avantage de me faire une conviction, je me garderais bien de l'exprimer, de peur d'être bientôt obligé d'en changer.


D'ailleurs, je le répète, la plupart des réformés étaient alors en Tunisie à l'état embryonnaire. Que sortira-t-il des projets élaborés depuis de longs mois, avec une infatigable activité, par le résident actuel, M. Cambon ? Je l'ignore, mais il me paraît d'un bien minime intérêt de décrire ici les institutions de ce pays, institutions pitoyables que l'on est décidé à remanier de fond en comble, et qui ne méritent rien de mieux que de tomber dans l'oubli.

Si je me permets de consacrer quelques pages encore aux travaux publics et à la colonisation européenne en Tunisie, c'est qu'à mon humble avis, ces points, plus que tous autres, frappent le voyageur et intéressent l'exploitant.



LES TRAVAUX PUBLICS EN TUNISIE

Ce qui frappe le plus le touriste qui entreprend un voyage à travers la Régence de Tunis, c'est l'absence complète de moyens de transports, de routes, de ponts et de services publics. Déjà, en débarquant à la Goulette, on s'étonne de ne pas y rencontrer même l'apparence d'un port : Voyageurs et marchandises sont déchargés du paquebot, mouillé loin du rivage, dans des barques ou des chalands non pontés.

Des rameurs italiens ou maltais les dirigent tant bien que mal jusqu'à l'entrée du chenal qui fait communiquer le golfe avec le lac de Tunis.


Là, dès son premier pas sur la terre africaine , le voyageur est assailli par des nuées d'indigènes qui se partagent ses malles, ses valises, et lui arrachent jusqu'à sa canne et son parapluie, c'est le cas de se rappeler l'ahurissement de l'héroïque Tartarin, s'écriant en plein port d'Alger, à la vue de ce monde cosmopolite : « les voilà, ce sont eux, les Teurs! » Mais à peine a-t-on le loisir de s'étonner, car il faut courir derrière ces portefaix improvisés qui se précipitent avec vos colis d'abord à la douane, vieille baraque où trônent quatre ou cinq majestueux fonctionnaires tunisiens, d'apparence, mais d'apparence seulement digne et austère ; de là, à la station du chemin de fer de la Goulette à Tunis, à un kilomètre du quai d'embarquement. Le plus souvent, on est forcé d'y attendre une heure ou deux le départ d'un train qui vous mène à Tunis en 55 minutes; si bien qù'ayant quitté le paquebot à.7 heures du matin, par exemple, on n'est pas bien sûr d'être à Tunis avant midi. Pour les marchandises, cette riante série de transbordements coûte


presqu'autant que le trajèt de Marseille à la Goulette.

Les débarquements à Sousse; à Sfax, à Djerbah et à Gabès s'effectuent identiquement dans les mêmes conditions, voir même avec un peu plus de difficultés encore; parce que les bas-fonds inaccessibles aux navires s'avancent plus loin dans la mer. Ainsi, pas la moindre trace de port dans toute la Régence.

En terre ferme, aucune route : au sortir de Tunis on donne en plein champ sans transition. Il est vrai que tout le pays est sillonné de pistes que parcourent les Arabes à cheval ou à âne, et où défilent des caravanes de chameaux ; mais ces pistes ne sont que rarement accessibles aux voitures ; la plupart serpentent à travers les broussailles, n'ont pas la largeur suffisante, et presque toutes deviennent impraticables au bout de quelques journées de pluie, chaque carrosse qui s'engage dans ces chemins improvisés se garde de passer dans la voie de celui qui l'a précédé, il se trace parallèlement une nouvelle route, afin d'éviter les anciennes ornières, et c'est


ainsi qu'une route arabe présente souvent cent ou deux cents mètres de largeur.

Quand une piste rencontre une rivière, comme cette dernière est à sec 9 mois sur 12, le passage s'effectue en lançant les chevaux à fond de train dans le lit desséché, pour que l'élan leur donne la force de gravir la berge opposée : mais si l'oued est enflé par les pluies, il reste alors deux partis à prendre : le premier de chercher un gué en amont ou en aval ; mais si ce premier moyen échoue, le voyageur n'a plus qu'à retourner d'où il vient et attendre des jours meilleurs.

Inutile d'ajouter qu'aucune diligence, aucun service public n'a jamais fonctionné en un seul point de notre nouvelle colonie.

En fait de chemin de fer, la Régence ne possède, à ce jour, que la partie tunisienne de la ligne de Tunis à Bône, soit environ 200 kilomètres, le long des rives de la Medjerdah; le chemin de fer italien de Tunis à la Goulette qui compte une vingtaine de kilomètres, y compris l'embranchement sur la Marza, séjour du nouveau bey ; le petit tronçon de Tunis à Hammam-Lif, de


la ligne qui doit aboutir à Sousse ; enfin le petit chemin de fer Decauville de Sousse à Kairouan.

La France a donc trouvé tout à faire dans notre nouvelle colonie : ports, routes, ponts, railways, télégraphes, forages de puits, barrages réservoirs, irrigations, etc., etc., car le seul travail d'utilité publique qu'elle ait trouvé accompli est la restauration de l'ancien aqueduc de Zaghouan à Carthage, qui donne, depuis de nombreuses années, d'excellentes eaux à la ville de Tunis.

Ce n'est point chose aisée, quand il faut tout tirer du néant, de savoir par où débuter. Le gouvernement français a commencé par couvrir tout le pays d'un réseau télégraphique très complet, qui dès aujourd'hui fonctionne avec une ponctualité et une précision parfaites. Mais c'est jusqu'ici avec les tronçons de voies ferrées désignés plus haut et un certain nombre de baraquements militaires, le seul travail que nous ayons à cette heure accompli dans la Régence.

On ne voit encore figurer qu'à l'état de projet la création la plus urgente de toutes:


rétablissement d'un port à Tunis. Il s'agit d'élargir le canal de la Goulette, de creuser un chenal le long du lac de Tunis et d'ouvrir, à l'extrémité de l'avenue de la Marine, un bassin vaste et profond où les navires, depuis la simple balancelle jusqu'aux paquebots transatlantiques, pourront aborder à quai (1).

Un autre travail, tout aussi grandiose, quoique beaucoup moins urgent, est la création d'un port de guerre à Bizerte.

Tout le monde sait que Bizerte, située sur la Méditerranée, à la partie la plus septentrionale de tout le continent africain, se trouve bâtie le long d'un canal qui fait communiquer avec la mer un lac d'eau salée, assez profond pour recevoir les plus gros cuirassés de notre marine de guerre.

L'idée de faire de cette rade un Toulon africain a si bien fait son chemin, que depuis plusieurs années déjà les spéculateurs se sont jetés sur tous les terrains qui avoisinent Bizerte. Il est exact d'ajouter que, si-

([) Depuis mon retour Je Tunis ce projet a été ddinitivcment aJcpté et l'exécution confiée à une grandj maiscn de Paris.


tuée au pied de belles forêts et abritée con- tre les vents du sud par les hautes montagnes de la Khroumirie, cette région est parmi les plus fertiles de la Régence.

Enfin, un troisième projet de port a reçu déjà un commencement d'exécution, c'est celui de Sousse, situé presque au milieu de cette partie de la côte tunisiennne, orientée au levant, qui s'étend sur une longueur de 3oo kilomètres, du cap Bon à l'oasis de Gabès.

Parallèlement à rétablissement de ports, il y aurait lieu de songer à tracer des routes, Il ne me paraît pas jusqu'ici que l'administration française ait fait grand'chose de ce côté ; le génie militaire a bien percé quelques voies stratégiques en Khroumirie, telles que celle de Ghardimaou à Soukahras, de Souk-el-Arba à Aïn-Drahm et à la Calle ; mais d'une exécution tellement som maire que sur aucune un service de voitures publiques n'a encore osé se risquer.

Le ravitaillement et le service de nos colonnes se fait en Tunisie au moyen d'un véhicule assez étrange. C'est une petite charrette légère et très étroite, montée sur


deux immenses roues et traînée par un seul cheval et à laquelle on donne le nom d'Araba, Il va sans dire que ces Arabas, conduites par des charretiers indigènes, ne portent que des charges insignifiantes, de quatre à cinq cents kilos à peine; on les voit circuler par monts et par vaux, en groupes de 5 ou 6, afin de se prêter un mutuel secours dans les passages difficiles.

Beaucoup d'ànes et de chameaux concourent avec les arabas à assurer le service de la division d'occupation; mais je n'ai jamais vu pendant tout mon voyage d'êtres aussi malheureux que ces pauvres chameaux tunisiens : accoutumés à fouler le sable brûlant du Sahara, ces navires du désert, suivant la métaphore hardie d'un Joseph Prud'homme poétique, ne peuvent prendre leur parti de patauger des semaines entières dans une boue argileuse et glissante; ils font à chaque instant des faux pas et fréquemment se cassent une jambe, ce dont on les guérit en les assomant sur place et en abandonnant leur carcasse au bon plaisir des hyènes et des chacals.


Du côté des routes, tout est donc encore à faire, et ce qui ne rendra pas aisée la tâche de les créer, et plus tard de les entretenir, c'est que, dans toute la Tunisie, on ne rencontre pas un caillou. Il n'existe dans le pays que des terrains secondaires ou tertiaires, et toutes les plaines sont de la période quartenaire, il n'y a donc pas lieu d'y chercher le moindre débris de roche primitive.

Mais la question capitale là-bas est celle des chemins de fer. Qu'il s'agisse de procurer des débouchés aux produits du sol et de les amener jusqu'à la mer, de créer des centres d'exploitation agricole ou minière, de porter rapidement sur un point donné une colonne de troupes fraîches, c'est le chemin de fer seul qui est appelé à rendre ce triple service; il est l'agent colonisateur et l'instrument stratégique par excellence.

Le jour où 1000 kilomètres de chemins de fer sillonneront la Régence, on pourra diminuer de plus de moitié le corps d'occupation.

J'ai hâte de l'avouer, on a parfaitement compris en Tunisie cette évidente vérité


qui, en Algérie, avait mis si longtemps à se faire jour. Dans notre grande colonie, près de quarante années se sont écoulées avant l'ouverture de la première ligne de chemin de fer; et l'on peut dire que les premiers signes de prospérité n'y ont apparu que depuis cette époque. En Tunisie, on songe déjà à couvrir le pays d'un réseau complet de railways.

A ceux que j'ai nommés plus haut, vont s'ajouter prochainement la ligne de Tunis à Bizerte, d'une longueur d'environ 100 kilomètres, et celle de Tunis à Sousse par Hammam-lif, d'environ 125 kilomètres.

Une autre ligne doit encore s'embrancher à Djébéida sur la ligne de Tunis à Bône, pour se diriger sur Aïn-Drahm et, de là, sur la Calle, traversant ainsi toute la Khroumirie.

On projette même une voie ferrée, cellelà à peu près uniquement stratégique, de Soukahras à Tébessa, Gafsa et Gabès, longue de plus de 25o kilomètres. Grâce à elle, une colonne partant de Bône, de Constantine ou de Tunis, pourrait être rendue en 24 heures dans le sud tunisien et sur


les frontières de la Tripolitaine, seul point vulnérable que présente notre nouvelle conquête.

Mais la question des chemins de fer se heurte, en Tunisie, comme partout ailleurs, contre le problème financier. Il est certain, qu'aucune des lignes établies avec la voie normale, construite ou à construire, n'est capable de rémunérer suffisamment les capitaux qui y seront engagés. Nulle part, et pendant de longues années, le trafic ne répondra à l'importance d'un pareil outillage, et toutes les lignes devront largement recourir à la garantie de l'Etat, et l'Etat sera fatalement le gouvernement français. La nécessité s'impose donc, avant tout, de construire des chemins de fer économiques.

Déjà, comme on l'a vu plus haut, s'est produite une tentative de ce genre entre Sousse et Kairouan ; on a installé là une petite ligne ferrée traînée par des chevaux , longue de 64 kilomètres ; malheureusement, vu les vices redhibitoires du projet adopté, les résultats n'ont point répondu aux premières espérances ; car


des interruptions fréquentes et des réparations continuelles gênent singulièrement la circulation.

Mais, au lieu de proscrire ce système, comme beaucoup le font, sans rien vouloir examiner, j'estime qu'il serait plus équitable d'en condamner seulement l'exécution.

Le génie militaire qui en a été chargé n'a guère montré là de logique et d'esprit pratique. Placer bout à bout 64 kilomètres de voie Decauville, reposant le plus souvent sur le sol, sol argileux et mouvant, de temps en temps sur des longrines en bois, et lorsqu'une dépression, un ruisseau, un oued se présentent, les franchir sur des chevalets sans fondations, qui supportent tant bien que mal cette voie rudimentaire, ne saurait s'appeler construire un chemin de fer.. Au moindre orage, à la première pluie un peu tenace, le sol s'affaisse, la piste se détrempe, les chevalets perdent pied, la voie se dénivelle; arrive un convoi, les chevaux se rompent les jambes dans les ornières, les vagons déraillent et tous les voyageurs font la culbute. A partir de ce moment, la ligne entre en réparation, et


chacun sait ce que durent les réparations dirigées administrativement. Cette charmante installation a coûté plus d'un million de premier établissement seulement !

Eh bien, si piteux que soient ces résultats, la ligne rend encore des services. En bonne marche, la distance de Sousse à Kairouan est franchie en quatre heures, par des convois qui portent de lourds chargements. Avec une infrastructure plus solide, des ponts métalliques au lieu de ces fameux chevalets de bois, dont le modèle doit figurer depuis deux cents ans dans les cartons du génie militaire; enfin surtout avec une traction mécanique remplaçant la traction par chevaux, on réaliserait un type très économique et capable de suffire, pendant de bien longues années, au transport de tous les produits et au ravitaillement de nos garnisons.

La solution toute naturelle est donc le chemin de fer à voie étroite. — Ayons le bon sens de proportionner l'outillage aux services qu'il doit nous rendre et laissons dormir notre manie toute bureaucratique de vouloir faire grand. Quand nous aurons


construit 1000 kilomètres de chemins de fer à large voie, nous n'aurons pas dépensé moins de deux cents millions, et encore n'aurons-nous desservi qu'une fraction assez limitée du territoire ; nous posséderons l'avantage de voir circuler sur chaque ligne un unique train quotidien, composé d'une dizaine de voitures, traînant onze voyageurs, comme je l'ai constaté sur la sec tion de Ghardimaou à l'oued-Zargua; et il nous restera la satisfaction de penser que chacun de ces onze bienheureux rapporte à l'Etat une perte nette de 5 à 10 francs par 100 kilomètres.

Et qu'on ne me parle pas de chemins de fer économiques à grande voie en Tunisie, moins que partout ailleurs, ils ne doivent être employés. Pour quelques dizaines de milliers de francs par kilomètre économisés dans la construction, on augmente dans des proportions impossibles à prévoir les frais d'entretien. Dans ce pays, où les phénomènes atmosphériques affectent une violence inouïe, où les rivières, à sec pendant dix mois de l'année, se transforment tout à coup en torrents furieux, où


le siroco souffle à renverser des édifices, où des collines dénudées se précipitent parfois de monstrueux éboulements et où des pluies diluviennes détrempent et ravinent en quelques heures une région entière, la solidité dans l'infrastructure est plus nécessaire que partout ailleurs, et toute économie de construction est à la fois un danger et un faux. calcul.

Avec la voie réduite, au contraire, moyennant une cinquantaine de millions à peine, on pourra couvrir le pays d'un réseau complet de lignes ferrées, qui opérera le drainage de tous les produits du sol et permettra de mettre en culture ces plaines si fertiles, fatalement improductives, tant qu'elles ne jouiront d'aucune voie de communication.

Je n'ai point la prétention de déterminer s'il faut choisir la voie de 0,80, de 0,90 ou 1 m. ; mais j'affirme qu'on doit résolument adopter le principe de la voie étroite. Et que l'administration française ne croie pas déroger, en s'y résolvant; les Etats-Unis, le Canada , l'Australie, sont sillonnés de lignes à voie réduite, et je ne sache pas que


l'on puisse rêver pour la Tunisie un plus brillant avenir qu'aux fondations analp--- saxonnes.

Lorsque la Compagnie de Mokta-®L Hadid a construit sa ligne de Bône à AïnMokra, elle n'a pas hésité à adopter la voie de i mètre, sur laquelle elle transporte annuellement, sans le moindre encombrement, jusqu'à 5oo mille tonnes de minerai, La fameuse objection du transbordement, dont on apprécie d'ailleurs parfaitement aujourd'hui l'inanité, n'existera même pas en Tunisie, où presque toutes les lignes aboutiront directement à la mer. En somme, les réflexions les plus approfondies ne vous fournissent que des objections contre les chemins de fer à large voie et des arguments en faveur des chemins à voie étroite.

Il est certain que la Tunisie, grâce à son énorme développement de côtes, à la large vallée de la Medjerdha et aux vastes plaines qui regardent le golfe de Gabès, est d'une exploitation bien plus facile que l'Algérie, mais n'oublions pas que tout y est à créer, que la France doit y enfouir des ca-


pitaux considérables, si elle en veut tirer parti.

Jusqu'à la conquête française, dans ce malheureux pays, comme dans tout l'Orient, le gaspillage a été la seule habitude à laquelle on se soit toujours conformé.

Personne ne contredira ceux qui déclarent qu'il faut changer de système, si l'on ne veut pas que la Régence, devenue terre française, soit indéfiniment ruineuse pour la mère-patrie.



LA COLONISATION

Les auteurs classiques nous enseignent que Pythagore avait inscrit au fronton de son école philosophique : « Que nul n'entre ici s'il n'est mathématicien. » Le gouvernement français pourrait imiter ce sage de la Grèce et afficher en caractères monstres dans tous les ports de l'Algérie et de la Tunisie cet aphorisme pratique : « Que nul ne vienne coloniser ici s'il n'est capitaliste. »

Nous avons assez l'habitude en France de ne quitter notre pays que lorsque nous n'y pouvons plus subsister. Les ouvriers sans travail, les faillis honteux, les zouaves


à la retraite, les joueurs décavés, les enfants prodigues, les vignerons ruinés, tels ont été longtemps les éléments constitutifs de notre population coloniale. Après cela, on s'étonne que, depuis 5oans, l'Algérie n'ait pas merveilleusement prospéré.

Tout ce personnel de déclassés lui a fait énormément de tort, d'abord parce qu'il a infligé à ses habitants un assez piètre renom, et plus encore, parce que leurs insuccès inévitables ont produit un effet moral qui a détourné nombre d'hommes circonspects de s'engager à leur suite. En fait de colonisation, la qualité est plus à rechercher que la quantité.

Bien souvent l'homme qui part pour l'Algérie avec l'espérance de faire ou de refaire sa fortune comme colon, n'a aucune notion des besoins auxquels il sera assujetti, des démarches qu'il aura à procéder pour obtenir une concession.

Les faibles ressources qu'il a pu réunir pour le voyage sont "déjà dissipées avant qu'il ait pris possession du domaine qui lui est attribué après d'interminables lenteurs. Enfin quand cet homme se trouve


en présence de quelques hectares de terrain nu et inculte, il ne lui reste souvent pas le premier centime pour les mettre en exploitation.. Il s'aperçoit bien vite qu'il est en présence non point d'une propriété de rapport, mais de charges écrasantes. Il tombe alors entre les mains des usuriers juifs ou autres, ou bien il vend son lopin de terre et s'en va grossir les rangs de ce que r on appelle en Algérie Parmée roulante, ramassis de va-nu-pieds qui courent de ville en ville, vivant d'expédients, de tripotages et de rapines.

Il n'y a guère à espérer, en effet, pour nos compatriotes de pouvoir vivre en Afrique, à titres de journaliers ou d'ouvriers agricoles; le climat le leur interdit. Les Italiens, les Maltais et les Espagnols, seuls parmi les Européens sont capables de fournir un travail régulier sous ce soleil brûlant. Fût-il même d'une constitution à l'épreuve des fièvres et de l'anémie, le Francais trouvera dans la main-d'œuvre italienne ou indigène une concurrence impossible à soutenir.


Aussi n'est-ce que comme propriétaire que le colon devra se présenter, et la première condition à remplir par lui est de posséder un capital ou un crédit suffisant parnir mettre en culture le terrain à l'achat duquel il ne consacrera qu'une faible part de ses ressources, afin de pouvoir franchir les mauvaises années, si fréquentes en Algérie.

Nous ne saurions nous faire une idée en France des variations de rendement auxquelles les pays chauds sont assujettis. S'il pleut en hiver ou au printemps, on est assuré d'une récolte digne de la terre promise, mais si la pluie fait défaut, le produit tombe littéralement à zéro, et la semence même ne se retrouve pas. Il me souvient avoir vu à Batna. en plein mois d'avril, d'interminables champs de blé, ensemencés depuis l'automne, et où il ne restait d'autre trace de culture que quelques brindilles de paille calcinée.

Lorsque la sécheresse sévit ainsi pendant plusieurs années, les troupeaux dépérissent et bientôt disparaissent, les approvisionnements en céréales que les Arabes


ont l'habitude de conserver en silos, s'épuisent, et la famine fait son apparition.

Tout le monde a présente à la mémoire celle des dernières années de l'empire, que tous les secours, toutes les souscriptions publiques furent impuis - ants à soulager.

Il est aisé de se rendrc compte que le prix d'achat du terrain ne joue qu'un rôle secondaire dans les dépenses auxquelles doit pourvoir celui qui veut créer un domaine bien aménagé, un vignoble surtout, objectif constant de tous les colons, en ce moment. Quand il s'agit d'enfouir 2,000 à 2,5oo francs dans chaque hectare, il n'importe que faiblement qu'on l'ait payé 400, 5oo, ou 600 francs, mais il est du plus haut intérêt d'étudier d'ayance la qualité et l'exposition du terrain, sa proximité d'une route ou d'un chemin de fer, le bon marché de la main-d'œuvre et des constructions, en un mot, toutes les conditions économiques de son exploitation.

Toutes ces conditions son. jusqu'à ce jour, meilleures en Algérie qu'en Tunisie.

Loin de moi cependant la pensée de réfuter cette croyance que les plaines de la


Régence sont plus fertiles que l'Algérie; mais il faudra de longs jours encore pour que la Tunisie ait rattrapé l'avance de cinquante années que l'Algérie a sur elle.

En admettant que les travaux publics projetés s'exécutent au plus tôt, il faudra que les spéculateurs cèdent bien vite la place aux colons sérieux, car on s'occupe jusqu'ici à Tunis, beaucoup plus de tripotages que de culture. Il faudra aussi que la législation sur la propriété immobilière soit complètement réformée; rien n'est moins net que la situation d'un Européen qui achète un domaine par. devant les tribunaux arabes ; encore bien qu'il l'ait pa} é en belles espèces sonnantes, il se trouve toujours un prêteur, un compère ou une association religieuse pour lui en contester la propriété.

Les associations religieuses musulmanes détiennnent, on le sait, une partie importante de la surface arable de la Régence, et cela, à l'abri d'un droit de propriété inaliénable, quoique souvent les produits de la terre, les constructions, les arbres même qui recouvrent la surface, puissent


être rétrocédés par elle. Au moment même où j'écris ces lignes, un projet de réorganisation de la propriété foncière en Tunisie est proposé, inspiré en grande partie de l'Act Torrens qui a donné en Australie pour la rapidité et la sécurité des transactions immobilières de si merveilleux résultats.

En Tunisie comme en Algérie, c'est sur la viticulture que les colons européens semblent décidés à porter leurs efforts. Mais la vigne, pour être la culture par excellence de la côte africaine, n'en est point la seule ressource. J'ai parlé des oliviers de Sousse; rien n'empêche de développer et de propager ailleurs ces magnifiques plantations, si ce n'est qu'on en doit attendre dix ou quinze années les résultats. Mais parvenu à cet âge, l'olivier, surtout lorsqu'un peu d'irrigation lui vient en aide, donne de

remarquables bénéfices.

La culture de l'oranger n'est pas moins lucrative, mais elle exige beaucoup de temps, de soins et avant tout de l'arrosage.

Toutefois, l'élevage du bétail restera toujours le plus clair des revenus des pays


barbaresques, principalement dans la région des hauts plateaux ; le peuple arabe est avant tout un peuple pasteur ; les Européens peuvent retirer de bons revenus de ce genre d'exploitation en améliorant les pâturages et en perfectionnant les races indigènes robustes, il est vrai, mais petites et osseuses.

Quant à la culture des céréales, il n'est point difficile de lui faire rapporter le double de ce qu'en retirent les indigènes; il suffit pour cela de défoncer plus profondément le sol et de le mettre ainsi à l'abri des sécheresses moyennes; mais je doute fort qu'avec la baisse définitive des blés, on puisse fonder de larges espérances de prospérité dans un domaine qui leur serait exclusivement consacré.

Enfin, je ne cite ici que pour mémoire l'alfa et le chêne liège, bien que constituant une puissante somme de revenus, mais qui ne sauraient faire qu'un objet d'exploitation et non de culture, réclamant avant tout la facilité des débouchés et des communications.

Une des formes que paraît vouloir revê-


tir la colonisation en Tunisie et en Algérie, est l'exploitation par association de capitaux. Rien ne saurait être plus avantageux sous la condition d'une gérance intelligente et honnête. C'est même, je crois, dans cette voie que nos colonies trouveront la prospérité. Tout le monde ne peut aller s'installer à Alger ou à Tunis, mais à chacun s'offre la faculté d'y faire d'avantageux placements. Ceci, je le sais, n'est point encore dans nos mœurs ; nous sommes atteints de la manie d'expédier au loin les produits de notre épargne, sur la foi d'explorateurs plus ou moins aventureux, d'hommes d'affaires ignorants ou malhonnêtes, et par l'intermédiaire de banquiers qui s'empressent de prélever la part la plus nette du capital social ; et voilà notre fortune engagée dans des pays dont nous ne connaissons ni les habitudes, ni la législation, ni le langage, sans qu'il reste à notre disposition aucun mode d'éclaircissement, de surveillance ou de contrôle. Nous cwons ainsi aveuglément semé sur tous les points du globe d'immenses capitaux dont il ne nous est resté le plus souvent que le


remords de les avoir gaspillés, tandis que nous laissions notre province africaine aux prises avec la misère et le dénuement. Mais alors, à quoi nous servent tant de sang répandu et tant de millions dépensés pour sa conquête ?

Voilà un pays où cinquante années d'héroïques efforts nous ont assuré un prestige incontesté, une absolue sécurité, une domination définitive, où, mieux encore, nous avons fait pénétrer avec nos armées, notre administration et nos lois, où nous avons fait main basse sur les propriétés pour les distribuer à nos nationaux, un pays, enfin que nous avons réduit à l'état de province française. Quel parti avons-nous tiré, jusqu'à ces derniers temps, d'une possession si chèrement achetée ? Nous avons laissées incultes les plaines les plus fertiles, inexploités ses forêts et ses pâturages, nous lui avons marchandé les premières avances, et, conformément à nos éternelles habitudes, nous avons compté sur le gouvernement et l'avons chargé de faire les grosses dépenses et d'organiser la colonisation officielle. Il a été créé


ainsi administrativement et par décret un certain nombre de villages, mais de beaucoup d'entre eux il n'a jamais existé que la place qu'on leur avait assignée et le nom qu'on leur devait donner.

Sans me risquer à trancher ici la question plus ou moins abstraite de savoir si l'Algérie et la Tunisie sont des colonies d'émigration comme l'Australie, ou simplement d'exploitation, comme les Indes, je me permettrai d'y envisager d'une autre façon une entreprise coloniale. Pour réussir, elle doit mettre en œuvre de l'expérience, du travail et des ressources suffisantes. Il est rare que ces trois éléments néessaires se trouvent rassemblés en une même main ; aussi estimé-je que dans la pluralité des cas, le succès ne sera obtenu que par l'association de -capitalistes sérieux et d'une habile gérance.

Nous sommes imbus de ce préjugé qu'on ne trouve pas là-bas de régisseurs laborieux et honnêtes, et cette considération n'est point sans maintenir fermées nombre de bourses bien garnies. Sans doute il y a parmi les régisseurs algériens quelques vétérans émérites de l'année roulante, mais ce n'est


point d'après eux qu'on doit les juger tous; et pour ma part, je connais en Algérie quelques gérants de domaines qui ne le cèdent en rien pour l'intelligence et la probité aux plus renommés agriculteurs de la mèrepatrie.

Rien ne s'oppose d'ailleurs à ce que leur nombre aille grandissant, il ne nous manque point d'hommes capables qui feront d'excellents administrateurs, pour peu qu'on veuille rémunérer avantageusement leurs services et assurer leur avenir. Nos écoles d'agricultures, celle de Montpellier, notamment, comptent un grand nombre de jeunes Algériens qui se destinent à la colonisation. Enfin pourquoi ne confesserais-je pas mon étonnement d'entendre ce procès indistinctement fait aux régisseurs par despersonnes qui trop souvent ont jeté leurs économies entre les mains de gens quelles ne connaissaient pas, dans des entreprises qu'elles connaissaient moins encore.

On revient fort heureusement depuis quelque temps de ces affaires plus ou moins fantaisistes. Aujourd'hui le public est circonspect et bien des capitaux restent sans


emploi parce que les placements qui attirent la confiance se font rares.

De quelque côté que l'on regarde en France on n'y voit que détresse industrielle et commerciale, des valeurs dépréciées, tous les prix avilis, nombre d'usines -en liquidation, des milliers d'ouvriers sans travail, les agriculteurs ruinés et découragés, les exportations diminuant sans cesse, tandis que les dépenses publiques augmentent de jour en jour; tel est le spectacle auquel personne ne saurait nier qu'il assiste. Les plus optimistes vous disent que c'est là une crise passagère, dont on Terra la fin comme de tant d'autres, mais le plus grand nombre y reconnaît les effets chroniques de causes qui persistent, et -contemple avec anxiété l'avenir chargé de nouvelles ruines.

Eh bien, arrachez-vous pour quelque temps au découragement qui vous environne et franchissez la Méditerranée.

Là, rien de semblable, partout l'activité, l'espoir, la confiance en l'avenir. Et que manque-t-il pour surexciter encore cette ardeur et décupler ces efforts ? les capi-


taux dont la France regorge et dont elle ne peut plus trouver chez elle un placement rémunérateur.

La voie est tôute tracée : à ceux que ne retiennent point chez eux les liens de la famille, que séduisent cette nature plantureuse, ce merveilleux climat et cette vie large et indépendante, d'aller coloniser pour leur propre compte; mais à nos compatriotes infiniment plus nombreux que des raisons multiples attachent au rivage, il est réservé d'associer leurs capi-, taux et de déléguer là-bas des administrateurs dignes de leur confiance.

Le succès de leurs devanciers est pour eux le gage de la réussite et la conviction m'est profonde que cette colonie que la France a traînée jusqu'ici comme un boulet pénible, en tout temps dangereux, dans les mauvais jours, va devenir le

facteur le plus important de notre prospé-

rité future.


TABLE DES MATIÈRES

Pages Ajaccio. i Bône , il Les Vignobles de la plaine de Bône. 21 Les Chemins de fer algériens a 33 Guelma et Hammamm Meskoutine 39 Souk-Ahras 57 L'Oued Mougraz, la Khroumirie, Ghardimaou.. 63 Tunis. 79 Les Ruines de Carthage 97 Cafés Maures. 107 Sousse 113 Kairouan 129 Retour. 141 Les Travaux publics en Tunisie 169 La Colonisation. 177