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Titre : Le roman comique / Scarron

Auteur : Scarron, Paul (1610-1660). Auteur du texte

Éditeur : Bureaux de la publication (Paris)

Date d'édition : 1866

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12012431h

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb313085606

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 3 vol. ; in-12

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Description : [Le roman comique (français)]

Description : Collection : Bibliothèque nationale

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6216939s

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Y2-9855

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 09/07/2012

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BIBLIOTHÈQUE NATIONALE 9

SCARRON

LE ROMAN COMIQUE

TOME Ier

DUBUISSCN et Cie 5

Rue Coq-Héron

LUCIEN MARPOII

4 à 7 Galeries de l'Odéon

- 25 centimes.

35 CENTIMES RENDU FRANCO DANS TOUTE, LA FRANCE, Septembre 1866



BIBLIOTHÈQUE NATIONALE LECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNES

SCARRON

LE

ROMAN COMIQUE

TOME PREMIER

PARIS

AUX BUREAUX DE LA PUBLICATION 5, BUE COQ-HÉRON, 5

1866

(5



LE ROMAN COMIQUE

PREMIÈRE PARTIE

I. — Une troupe de comédiens arrive dans la ville du Mans.

Le soleil avait achevé plus de la moitié de sa course, et son char, ayant attrapé le penchant du monde, roulait plus vite qu'il ne voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter le la pente du chemin, ils eussent achevé ce qui restait du jour en moins d'un demi-quart d'heure; mais, au lieu de tirer de toute leur force, ils ne s'amusaient qu'à faire des cour- bettes, respirant un air marin qui les faisait hennir et les avertissait que la mer était proche, où l'on dit que leur maître se couche toutes les nuits. Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six, quand une charrette entra dans les halles du Mans. Cette charrette était attelée ne quatre bœufs fort maigres, conduits par une jument poulinière, dont le poulain allait et venait à l'entour de la charrette comme un petit fou qu'il était. La charrette était pleine


de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes, qui faisaient comme une pyra- mide, au haut de laquelle paraissait une de- moiselle habillée moitié ville moitié campagne. Un jeune homme, aussi pauvre d'habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur lçj visage, qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre.

Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n'était, encore qu'ébau- ché et auquel on n'avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une ca.

saque de grisette, ceinte avec une courroie laquelle lui servait aussi à soutenir une épée, qui était si longue qu'on ne s'en pouvait aiden adroitement sans fourchette. Il portait des chausses troussées à bas d'attaches, comme celles des comédiens quand ils représentent uii héros de l'antiquiié, et il avait, au lieu de souliers, des bro lequins à l'antique, que les boues avaient gâtés jusqu'a la cheville du pied. Un vieillard, vêtu plus régulièrement quoique très-mal, marchait à côté de lui.

portait sur ses épaules une basse de viole, et parce qu'il se courbait un peu en marchant on l'eût pris de loin pour une grosse tortue qui marchait sur ses jambes de derrière. Quel que critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue à un homme ; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes, et-de plus, je m'en sers de ma seule autorité. Re-


tournons à notre caravane. Elle passa dans le tripot de la Biche, a la porte duquel étaient assemblés quantité des plus gros bourgeois de la ville. La nouveauté de l'attirail et le bruit de la canaille qui s'était assemblée autour de la charrette furent cause que tous ces honorables bourgmestres jetèrent les yeux sur nos inconnus. Un lieutenant de prévôt, entre autres, nommé la Rappinière, les vint, accoster, et leur demanda avec une autorité de magistrat quelles gens ils étaient.

Le jeune homme dont je viens de vous parler prit la parole, et. sans mettre la main au turban, parce que de l'une il tenait son fusil, et de l'autre la garde de son épée, de peur qu'elle ne lui battît les jambes, lui dit qu'ils étaient Français de naissance, comédiens de profession; que son nom de théâtre était Destin ; celui de son vieux camarade, la Rancune; celui de la demoiselle qui était, juchée comme une poule au haut de leur bagage, la Caverne. Ce nom bizarre fit rire quelques-uns de la compagnie ; sur quoi le jeune comédien ajouta que le nom de la Caverne ne devait pas sembler plus étrange à des hommes d'esprit que ceux de la Montagne, la Vallée, la Rose ou l'Epine. La conversation nuit par quelques coups de poing et jurements de Dieu que l'on entendait au devant de la charrette. C'était le valet du tripot qui avait battu le charretier sans dire gare, parce que ses bœufs et sa ju- ment usaient trop librement d'un amas de foin qui était devant la porte. On apaisa la noise, et la maîtresse du tripot, qui aimait La comédie plus que sermon ni vêpres, par une générosité inouïe en une maîtresse de tripot, permit au charretier de faire manger ses bêtes tout leur soûl. Il accepta l'offre qu'elle lui fit, et, pendant que les bêtes mangeaient, l'auteur se reposa quelque temps, et


se mit à songer à ce qu'il dirait dans le second chapitre.

II. — Quel homme était le sieur de la Rappinière.

Le sieur de la Rappinière était alors le rieur de la ville du Mans. Il n'y a point de petite ville qui n'ait son rieur. La ville de Paris n'en a pas pour un, elle en a dans chaque quartier, et moi-même qui vous parle, je l'aurais été du mien si j'avais voulu; mais il y a longtemps, comme tout le monde sait, que j'ai renoncé à toutes les vanités du monde. Pour revenir au sieur de la Rappiniére, il renoua bientôt la conversation que les coups de poing avaient interrompue, et demanda au jeune comédien si leur troupe n'était composée que de mademoiselle de la Caverne, de M. de la Rancune et de lui.

Notre troupe est aussi complète que celle du prince d'Orange ou de S. A. d'Epernon, lui répondit-il ; mais par une disgrâce qui nous est arrivée à Tours, où notre étourdi de portier a tué un des fusiliers de l'intendant de la province, nous avons été contraints de nous sauver un pied chaussé et l'autre nu, en l'équipage que vous nous voyez. Ces fusiliers de M. l'intendant en ont fait autant à la Flèche, dit la Rappiniére.

— Que le feu de saint Antoine les arde! dit la tripotière; ils sont cause que nous n'aurons pas la comé ie. ,

— Il ne tiendrait pas à nous, répondit le vieux comédien, si nous avions les clefs de, nos coffres pour avoir nos habits; et nous divertirions quatre ou cinq jours MM. de la..

ville, avant que de gagner Alençon, où flfi reste de la troupe a le rendez-vous.

La réponse du comédien fit ouvrir les oreilles à tout le monde. La Rappiniére offrit une


vieille robe de sa femme à la Caverne, et la tripotière deux ou trois paires d'habits qu'elle avait en gage, à Destin et à la Rancune.

— Mais, ajouta quelqu'un de la compagnie, vous n'êtes que trois.

— J'ai joue une pièce moi seul, dit la Rancune, et j'ai fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur. Je parlais en fausset quand je faisais la reine; je parlais du nez pour l'ambassadeur, et je me tournais vers ma couronne que je posais sur une chaise; et pour le roi, je reprenais mon siège, ma couronne et ma gravité, et grossissais un peu na voix. Et qu'ainsi ne soit, si vous voulez contenter notre charretier et payer notre dépense en l'hôtellerie, fournissez vos habits, et tous jouerons avant que la nuit vienne, ou bien nous irons boire, avec votre permission, et nous reposer, car nous avons fait une grande journée.

Le parti plut à la compagnie, et le diable de la Rappinière, qui s'avisait toujours de quelque malice, dit qu'il ne fallait point d'autres habits que ceux de deux jeunes hommes le la ville qui jouaient une partie dans le tripot, et que mademoiselle de la Caverne, en son habit d'ordinaire, pourrait passer pour tout ce qu'on voudrait daus une comedie.

Aussitôt dit, aussitôt fait; en moins d'un demi-quart d'lieure. les comédiens eurent bu chacun deux ou trois coups, furent travestis, et l'assemblée qui s'était grossie, ayant pris place en une chambre haute, on vit derrière un drap sale que l'on leva,le comédien Destin ~ouché sur un matelas, un corbillon sur la tête, qui lui servait de couronne, se frottant un peu les yeux comme un homme qui s'éveille, en récitant du ton de Mondori le rôle l'Hérode, qui commence par :


Fantôme injurieux qui troubles mon repos !

L'emplâtre qui lui couvrait la moitié du vi- sage ne l'empêcha pas de faire voir qu'il était S excellent comédien. Mademoiselle de la Ca- verne fit des merveilles dans les rôles de Ma- rianne et de Salomé ; la Rancune satisfit tout 1 le monde dans les autres rôles de la pièce, et i elle s'en allait être conduite à bonne fin, quand le diable, qui ne dort jamais, s'en mêla et fit J finir la tragédie, non pas par la mort de Ma- - rianne et par les désespoirs d'Hérode, mais a par mille coups de poing, autant de soufflets, E un nombre effroyable de coups de pied, des a jurements qui ne peuvent se compter, et ensuite une belle information que fit faire le 9 sieur de la Rappinière, le plus expert de tousa les hommes en pareille matière.

III. — Le déplorable succès qu'eut la comédie.

Dans toutes les villes subalternes du royaume, il y a d'ordinaire un tripot où s'assemblent tous les jours les fainéants de la ville, les uns pour jouer, les autres pour regarder ceux qui jouent ; c'est là que l'on rime richement en Dieu, que l'on épargne fort peu le prochain, et que les absents sont assassinés à coups dé langue. On n'y fait quartier à personne, tout le monde y vit de Turc à More, et chacun yt est reçu pour railler selon le talent qu'il en as eu du Seigneur. C'est en un de ces tripots-là, si je m'en souviens, que j'ai laissé trois personnes comiques, récitant la Marianne devant une honorable compagnie, à laquelle présidait le sieur de la Rappinière. Au même temps qu'Hérode et Marianne s'entredisaient leurs vérités, les deux jeunes hommes de qui l'on avait pris si librement les habits entrèrent


dans la chambre en caleçons, et chacun sa raquette à sa main. Ils avaient négligé de se faire frotter pour venir entendre la comédie.

Leurs habit¡;:, que portaient Hérode et Phérore lueurs ayant d'abord frappé la vue, le plus colère des deux, s'adressant au valet du tripot : — Fils de chienne, lui dit-il, pourquoi as-tu donné mon habit à ce bateleur ?

Ce valet, qui le connaissait pour un grand brutal, lui dit en toute humilité que ce n'était pas lui.

— Et qui donc, barbe de cocu ? ajouta-t-il.

Le pauvre valet n'osait en accuser la Rappi- niére en sa présence; mais lui qui était le plus insolent de tous les hommes, lui dit en se levant de sa chaise : - C'est moi, qu'en voulez-vous dire ?

- Que vous êtes un sot, repartit l'autre en lui déchargeant un démesuré coup de sa raquette sur les oreilles.

La Rappiniere fut si surpris d'être prévenu d'un coup, lui qui avait accoutumé d'en user ainsi, qu'il demeura comme immobile, ou d'admiration, ou parce qu'il n'était pas encore as- sez en colère, et qu'il lui en fallait beaucoup pour se résoudre à se battre, ne fût-ce qu'a coups de poing : et peut-être que la chose en fût demeurée là, si son valet, qui avait plus de colère que lui, ne se fût jeté sur l'agres-seur, en lui donnant dans le beau milieu du visage un coup de poing avec toutes ses circonstances, et ensuite une grande quantité d'autres où ils purent aller. La Rappinière le prit en queue, et se mit à travailler sur lui à coups de poing, comme un homme qui a été -offensé le premier un parent ae son adversaire prit la Rappinière de la même façon. Ce parent fut investi par un ami de la Rappinière pour faire diversion ; celui-ci le fut d'un autre et celui-là d'un autre ; enfin tout le monde prit


parti dans la chambre. L'un jurait, l'autre injuriait, tous s'entrebattaient. La tripotière, qui voyait rompre ses meubles, remplissait l'air de cris pitoyables. Vraisemblablement ils devaient tous périr par coups d'escabeaux, de pieds et de poings, si quelques-uns des magistrats de la ville, qui se promenaient sous les halles avec le sénéchal du Maine, ne fussent accourus à la rumeur. Quelques-uns furent d'avis de jeter deux ou trois seaux d'eau sur les combattants, et le remede eùt peutêtre réussi; mais ils se séparèrent de lassitude, outre que deux pères capucins, qui se jetèrent par charité dans le champ de bataille, mirent entre les combattants, non pas une paix bien affermie, mais tirent au moins ac- corder quelques trêves, pendant lesquelles on put négocier, sans préjudice des informations qui se firent de part et d'autre. Le comédien Destin fit des prouesses à coups de poing, dont on parle encore dans la ville du Mans, suivant ce qu'en ont raconté les deux jouvenceaux, auteurs de la querelle, avec lesquels il eut particulièrement affaire, et qu'il pensa rouer de coups, outre quantité d'autres du parti contraire qu'il mit hors de - combat du premier coup. Il perdit son emplâtre durant la mêlée, et l'on remarqua qu'il avait le visage aussi beau que la taille riche. Les museaux sanglants furent lavés d'eau fraîche, les collets déchires furent changés, on appliqua quelques cataplasmes, et même l'on fit quelques points d'aiguille; et les meubles furent aussi remis en place, non pas du tout si entiers que lorsqu'on les désarrangea. Enfin, un moment après, il ne resta plus rien du combat, que beaucoup d'animosité qui paraissait sur les visages des uns et des autres. Les pauvres comédiens sortirent avec la Rappinière, qui verbalisa le dernier. Comme ils


passaient du tripot sous les halles, ils furent investis par sept ou huit braves, l'épée à la main. La Rappinière, selon sa coutume, eut.

grand'peur, et pensa bien avoir quelque chose de pis, si Destin ne se fût généreusement jeté au devant d'un coup d'épée qui lui allait pas- ser au travers du corps; il ne put pourtant si bien le parer, qu'il ne reçût une légère blessure dans le bras. Il mit l'épée a la main en le même temps, et en moins de rien fit voler à terre deux épées, ouvrit deux ou trois têtes, donna force coups sur les oreilles et déconfit si bien messieurs de l'embuscade, que tous les assistants avouèrent qu'ils n'avaient jamais vu un si vaillant homme. Cette partie ainsi avortée avait été dressée à la Rappinière par deux petits nobles, dont l'un avait épousé la sœur de celui qui commença 1h combat par un grand coup de raquette; et vraisemblable- ment la Rappinière était gâté sans le vaillant défenseur que Dieu lui suscita en notre vaillant comélien. Le bienfait trouva place en son cœur de roche, et sans vouloir permettre que ces pauvres restes d'une troupe délabrée allassent loger en une hôtellerie, il les emmena chez lui, ou le charretier déchargea le bagage comique et s'en retourna à son village.

IV. — Dans lequel on continue de parler du sieur de la Rappinière, et de ce qui arriva la nuit en sa - maison.

Mademoiselle de la Rappinière reçut la compagnie avec force compliments, cwr elle, était la femme du monde qui se plaisait le plus à en faire. Elle n'était pas laide, quoique si maigre et si sèche, qu'elle n'avait jamais mouché de chandelle avec ses doigts que le feu n'y prît; j'en pourrais dire cent choses rares, que je laisse, de peur d'être trop long.


En moins de rien, les deux dames furent si grandes camarades, qu'elles s'entre-appelè- rent ma chère et ma fidèle. La Rappinière, qui avait de la mauvaise gloire autant que le barbier de la ville, dit en entrant qu'on allât à la cuisine et à l'office faire bâter Je souper.

C'était une pure rodomontade : outre son vieux valet, qui pansait même les chevaux, il n'y avait dans le logis qu'une jeune servante et une autre vieille boiteuse, et qui avait du mal comme un chien. Sa vanité fut punie par une grande confusion. Il mangeait d'ordinaire au cabaret aux dépens des sots. et sa femme et son train si réglés étaient réduits au potage aux choux, selon la coutume du pays. Voulant paraître devant ses hôtes et les régaler, il pensa couler par derrière son dos quelques monnaies à son valet, pour aller quérir de quoi souper : par la faute du valet ou du maître, l'argent tomba sur la chaise où il était assis, et de la chaise en bas. La Rappinière en devint tout violet, sa femme en rougit, le valet en jura, la Caverne en sourit, la Rancune n'y prit peut-être pas garde, et pour Destin, je n'ai pas bien su l'effet que cela fit sur son esprit. L'argent fut ramassé, et, en attendant le souper, on fit conversation. La Rappinière demanda à Destin pourquoi il se déguisait le visage d'un emplâtre ? Il lui dit qu'il en avait sujet, et que, se voyant travesti par accident, il avait voulu ôter aussi la connaissance de son visage à quelques ennemis qu'il avait. Enfin, le souper vint, bon ou mauvais : la Rappiniére but tant, qu'il s'enivra, et la Rancune s'en donna aussi jusqu'aux gardes.

Destin soupa fort sobrement, en honnête homme la Caverne en comédienne affamée, et mademoiselle de la Rappiniére en femme qui veut profiter de l'occasion c'est-à-dire tant, qu'elle en fut dévoyée. Tandis que les


valets mangèrent et que l'on dressa les lits, la Rappinière les accabla de cent contes pleins de vanité. Destin coucha seul en une petite chambre, la Caverne avec la fille de chambre dans un cabinet, et la Rancune avec le valet, je ne sais où. Ils avaient tous envie de dormir, les uns de lassitude, les autres d'avoir trop soupé, et cependant ils ne dormirent guère, tant il est vrai qu'il n'y a rien de certain en ce monde.

Après le premier somme ma demoiselle de la Rappinière eut envie d'aller où les rois ne peuvent aller qu'en personne. Son mari se réveilla bientôt après, et, quoiqu'il fût bien soûl, il sentit bien qu'il était seul. Il appela sa femme et on ne lui répondit point. Avoir quelque soupçon, se mettre en colère, se lever de furie, ce ne fut qu'une même chose. A la sortie de la chambre, il entendit marcher devant lui, il suivit quelque temps le bruit qu'il entendait, et au milieu d'une petite galerie qui conduisait à la chambre de Destin, il se trouva si près de ce qu'il suivait, qu'il crut lui marcher sur les talons. Il pensa se jeter sur sa femme et la saisit en criant : — Ah! putain.

Ses mains ne trouvèrent rien, et ses pieds rencontrant quelque chose, il donna du nez en terre et se sentit enfoncer dans l'estomac quelque chose de pointu. Il cria effroyablement au meurtre, et on m'a poignardé, sans quitter sa femme, qu'il pensait tenir par les cheveux et qui se débattait sous lui. A ses cris, ses injures et ses jurements, toute la maison fut en rumeur et tout le monde vint à son aide. En même temps, la servante avec une chandelle, la Rancune et le valet en chemises sales, la Caverne en jupe fort méchante, Destin, l'épée à la main, et mademoiselle de la Rappinière vint la dernière et fut bien étonnée, aussi bien


que les autres, de trouver son mari tout furieux, luttant contre une chèvre qui allaitait dans la maison les petits d'une chienne morte en couche. Jamais homme ne fut plus confus que la Rappinière. Sa femme, qui se douta bien de la pensée qu'il avait eue, lui demanda s'il était fou. Il répondit, sans savoir presque ce qu'il disait, qu'il avait pris la chèvre pour un voleur. Destin devina ce qui en était; chacun regagna son lit et crut ce qu'il voulut de l'aventure, et la chèvre fut renfermée avec ses petits chiens.

V. - Qui ne contient pas grand'chose.

Le comédien la Rancune, un des principaux héros de notre roman, car il n'y en aura pas pour un dans ce livre-ci; et puisqu'il 1178 rien de plus parfait qu'un héros de livre, demidouzaine de héros ou soi-disant tels feront plus d'honneur au mien qu'un seul, qui serait peut-être celui dont on parlerait moins, comme il n'y a qu'heur et malheur en ce monde. La Rancune donc était de ces mi- santhropes qui haïssent tout le monde, et qui ne s'aiment pas eux-mêmes ; j'ai su de beaucoup de personnes qu'on ne l'avait jamais vu rire. Il avait assez d'esprit et faisait assez bien de méchants vers; d'ailleurs, nullement homme d'honneur, malicieux comme un vieux singe et envieux comme un chien. Il trouvait à redire en tous ceux de la profession. Bellerose était trop affecté, Mondori rude, Floridor trop froid et ainsi des autres, et je crois qu'il eût aisément laissé conclure qu'il avait été le seul comédien sans défaut; et cependant il n'était plus souffert dans la troupe qu'à cause qu'il avait vieilli dans le métier. Du temps qu'on était réduit aux pièces de Hardy,


il jouait en fausset, et, sous les masques, les rôles de nourrice. Depuis qu'on commence à mieux faire la comédie, il était le surveillant du portier, jouait les rôles de confidents, ambassadeurs et recors, quand il fallait accompagner un roi, prendre ou assassiner quelqu'un, ou donner bataille: il chantait une mé- chante taille aux trios, du temps qu'on en chantait, et se farinait à la farce. Sur ces beaux talents-là, il avait fondé une vanité insupportable, laquelle était jointe à une raillerie continuelle, une médisance qui ne s'épuisait point, et une humeur querelleuse qui était pourtant soutenue par quelque valeur. Tout cela le faisait craindre a ses compagnons; avec Destin seul il était doux comme un agneau et se montrait devant lui raisonnable, autant que son naturel le pouvait permettre.

On a voulu dire qu'il en avait été battu; mais ce bruit-la n'a pas duré longtemps, non plus que celui de l'amour qu'il avait pour le bien d'autrui, jusqu'à s'en saisir furtivement; avec tout cela, le meilleur homme du monde. Je vous ai dit, ce me semble, qu'il coucha avec le valet de la Rappinière, qui s'appelait Doguin.

Soit que le lit où il coucha ne fut pas bon, ou que Doguin ne fût pas bon coucheur, il ne put dormir de toute la nuit. Il se leva dès le point du jour, aussi bien que Doguin, qui fut appelé par son maître; et, passant devant la chambre de la Rappiniere, il lui alla donner le bonjour. La Rappinière reçut son compliment avec un faste de prévôt provincial, et ne lui rendit pas la dixième partie des civilités qu'il en reçut; mais comme les comédiens jouent toutes sortes de personnages, il ne s'en émut guère. La Rappinière lui fit cent questionssur la comédie, et de fil en aiguille (il me semble que ce proverbe est ici fort bien appliqué) lui demanda depuis quand ils avaient Destin


dans leur troupe, et ajouta qu'il était excellent comédien.

— Ce qui reluit n'est pas or, repartit la Rancune: du temps que je jouais les premiers rôles, il n'eût joue que les pages; comment saurait-il un métier qu'il n'a jamais appris?

Il y a fort peu de temps qu'il est dans la comédie: on ne devient pas comédien comme un champignon; parce qu'il est jeune, il plaît: si vous le connaissiez comme moi, vous en rabattriez plus de la moitié. Au reste, il fait l'entendu, comme s'il était sorti de la côte de saint Louis, et cependant il ne découvre point qui il est, ni d'où il est, non plus qu'une belle Chloris qui l'accompagne, qu'il appelle sa sœur, et Dieu veuille qu'elle le soit. Tel que je suis, je lui ai sauvé la vie dans Paris, aux dé- pens de deux bons coups d'épée; et il en a été si méconnaissant, qu'au lieu de me suivre quand on me porta à quatre chez un chirurgien, il passa la nuit à chercher dans les boues je ne sais quel bijou de diamants qui n'étaient peut-être que d'Alençon, et qu'il disait que ceux qui nous attaquèrent lui avaient pris.

La Rappiniére demanda à la Rancune comment ce malheur-là lui était arrivé. -

— Ce fut le jour des Rois, sur le Pont-Neuf, répondit la Rancune.

Ces dernières paroles troublèrent extrêmement la Rappiniére et son valet Doguin; ils pâlirent et rougirent l'un et l'autre ; et la Rappiniére changea de discours si vite et avec un si grand désordre d'esprit, que la Rancune s'en étonna. Le bourreau de la ville et quelques archers, qui entrèrent dans la chambre, rompirent la conversation, et firent grand plaisir à la Rancune, qui sentait bien que ce qu'il avait dit avait frappé la Rappiniére en quelque endroit bien tendre, sans pouvoir deviner la part qu'il y pouvait prendre. Cepen-


dant le pauvre Destin, qui avait été si bien sur le tapis; était bien en peine; la Rancune le trouva avec mademoiselle de la Caverne, bien empêché à faire avouer à un vieux tailleur qu'il avait mal ouï, et encore plus mal travaillé. Le sujet de leur différend était qu'en déchargeant le bagage comique, Destin avait trouvé deux pourpoints et un haut-de- chausses fort usés; qu'il les avait donnés à ce vieux tailleur pour en tirer une manière d'habit plus à Ja mode que les chausses de pages qu'il portait, et que le tailleur, au lieu d'employer un des pourpoints pour raccom- moder l'autre et le haut-de-chausses aussi, par une faute de jugement indigne d'un homme qui avait raccommodé de vieilles hardes toute sa vie, avait rhabillé les deux pourpoints des meilleurs morceaux du hautde-chausses, tellement que le pauvre Destin, avec tant de pourpoints et si peu de hauts-de- chausses, se trouvait réduit à garder la chambre, ou à faire courir les enfants après lui, comme il avait déjà fait avec son habit comique. La libéralité de la Rappinière répara la faute du tailleur, qui profita des deux pourpoints rhabillés, et Destin fut régalé de l'habit d'un voleur qu'il avait fait rouer depuis peu. Le bourreau, qui s'y trouva présent, et qui avait laissé cet habit en garde à la servante de la Rappinière, dit fort insolemment que l'habit était à lui; mais la Rappinière le menaça de lui faire perdre sa charge. L'habit .se trouva assez juste pour Destin, qui sortit avec la Rappinière et la Rancune. Ils dînèrent en un cabaret aux dépens d'un bourgeois qui avait affaire de la Rappinière. Mademoi- selle de la Caverne s'amusa à savonner son collet sale, et tint compagnie à son hôtesse.

Le même jour, Doguin fut rencontré par un des jeunes hommes qu'il avait battus le jour


avant, dans le tripot, et revint au logis avec deux bons coups d'épee et force coups de bâton; et, à cause qu'il était bien blessé, la Rancune, après avoir soupé, alla coucher dans une hô- tellerie voisine, fort lassé d'avoir couru toute la ville, accompagnant, avec son camarade Destin, le sieur de la Rappinière, qui voulait avoir raison de son valet assassiné.

VI. — L'aventure du pot de chambre. — La mauvaise nuit que la Rancune donna à l'hôtellerie.—L'arrivée d'une partie de la troupe. Mort de Doguin, et autres choses semblables.

La Rancune entra dans l'hôtellerie, un peu plus que demi-ivre. La servante de la Rappinière, qui le conduisait, dit à l'hôtesse qu'on lui dressât un lit.

— Voici le reste de notre écu, dit l'hôtesse; si nous n'avions point d'autre pratique que celle-là, notre louage serait mal payé. Taisez-vous, sotte, dit son rn"Il'j, M. de la Rappinière nous fait trop d'honneur, que l'on dresse un lit à ce gentilhomme. a — Voir qui en aurait, dit l'hôtesse; il ne m'en restait qu'un, que je viens de donner à un marchand du Bas-Maine.

Le marchand entra là-dessus, et, ayant ap- pris le sujet de la contestation, offrit la moitié de son lit à la Rancune, soit qu'il eût affaire à la Rappinière, ou qu'il fût obligeant de son naturel. La Rancune l'en remercia autant que la sécheresse de sa civilité le put permettre.

Le marchand soupa, l'hôte lui tint compagnie, et la Rancune ne se fit pas prier deux fois pour faire le troisième, et se mit à boire sur nouveaux frais. Ils parlèrent des impôts, pestèrent contre les maltôtiers, réglèrent l'Etat, et se réglèrent si peu eux-mêmes, et l'hôte tout le premier, qu'il tira sa bourse de sa po-


chette, et demanda à compter, ne se souvenant plus qu'il était chez lui. Sa femme et sa servante l'entraînèrent par les épaules dans sa chambre, et le mirent sur un lit, tout habillé.

La Rancune dit au marchand qu'il était affligé d'une difficulté d'urine, et qu'il était bien fâché d'être contraint de l'incommoder; à quoi le marchand lui répondit qu'une nuit était bientôt passée. Le lit n'avait point de ruelle, et joignait la muraille ; la Rancune s'y jeta le premier, et le marchand s'y étant mis après, en la bonne place, la Rancune lui demanda le pot de chambre.

— Et qu'en voulez-vous faire? dit le marchand. ,

— Le mettre auprès de moi, de peur de vous incommoder, dit la Rancune.

Le marchand lui répondit qu'il le lui donnerait quand il en aurait affaire ; et la Rancune n'y consentit qu'a peine, lui protestant qu'il était au désespoir de l'incommoder. Le marchand s'endormit sans lui répondre; et à peine commenca-t-il à dormir de toute sa force, que le malicieux comédien, qui était un homme à s'éborgner pour faire perdre un œil à un autre, tira le pauvre marchand par le bras, en lui criant: — Monsieur, oh! monsieur!

Le marchand tout endormi lui demanda, en bâillant : — Que vous plaît-il ?

— Donnez-moi un peu le pot de chambre, dit la Rancune.

Le pauvre marchand se pencha hors du lit, et prenant le pot de chambre, le mit entre les mains de la Rancune, qui se mit, en devoir de pisser ; et après avoir fait cent efforts, ou fait semblant de les faire, juré cent fois entre ses dents, et s'être bien plaint de son mal, il rendit le pot de chambre au marchand sans


avoir pissé une seule goutte. Le marchand le remit à terre, et dit, eu ouvrant la bouche aussi grande qu'un four à force de bâiller: — Vraiment, monsieur, je vous plains bien, et se rendormit tout aussitôt.

La Rancune le laissa emb arquer bien avant dans le sommeil ; et, quand il l'ouït ronfler comme s'il n'eùt fait autre chose toute sa vie, le perfide l'éveilla encore, et lui demanda le pot de chambre aussi méchamment que la première fois. Le marchand le lui remit entre les mains aussi bonnement qu'il avait déjà fait; et la Rancune le porta à l'endroit par où l'on 1 pisse, avec aussi peu d'envie de pisser que dé laisser dormir le marchand. Il cria encore plus fort qu'il n'avait fait, et fut deux fois plus longtemps à ne point pisser, conju- rant le marchand de ne prendre plus la peine de lui donner le pot de chambre, et ajoutant que ce n'était pas la raison, et qu'il le prendrait bien. Le pauvre marchand, qui eût alors donné tout son bien pour dormir tout son soûl, lui répondit toujours en bâillant qu'il en usât comme il lui plairait, et remit le pot de chambre à sa place. Ils se sonnèrent le bonsoir tout civilement, et le pauvre marchand eût parié tout son bien qu'il allait faire le plus beau somme qu'il eût fait de sa vie. La Rancune, qui savait bien ce qu'il en devait arriver, le laissa dormir de plus belle, et, sans faire conscience d'éveiller un homme qui dormait si bien, il lui alla mettre le coude dans le creux de l'estomac, l'accablant de tout son corps, avançant l'autre bras hors du lit, comme on fait quand on veut ramasser quelque chose qui est à terre. Le malheureux marchand se sentant étouffer et écraser la poitrine, s'éveilla en sursaut, criant horriblement : — Eh! morbleu, monsieur, vous me tuez.


La Rancune, d'une voix aussi douce et posée que celle du marchand avait été véhémente, lui répondit : — Je vous demande pardon, je voulais prendre le pot de chambre.

— Ah! vertubleu, s'écria l'autre, j'aime mieux vous le donner, et ne dormir de toute la nuit ; vous m'avez fait un mal dont je me sentirai toute la vie.

La Rancune ne lui répondit rien, et se mit à pisser si largement et si raide, que le bruit seul du pot de chambre eût pu réveiller le marchand. Il emplit le pot de chambre, bénissant le Seigneur avec une hypocrisie de scélérat.

Le pauvre marchand le félicitait le mieux qu'il pouvait de sa copieuse éjaculation d'urine, qui lui faisait espérer un sommeil qui ne serait plus interrompu, quand le maudit la Rancune, faisant semblant de vouloir remettre le pot de chambre à terre, lui laissa tomber, et le pot de chambre, et tout ce qui était dedans sur le visage, sur la barbe et sur l'estomac, en criant en hypocrite : — Eh! monsieur, je vous demande pardon!

Le marchand ne répondit rien à sa civilité car aussitôt qu'il se sentit noyer de pissat, il se leva, hurlant comme un homme furieux, et demandant de la chandelle. La Rancune, avec une froideur capable de faire renier un Théatin, lui disait : — Voilà un grand malheur!

Le marchand continua ses cris, l'hôte, l'hôtesse, les servantes et les valets vinrent à lui. Le marchand leur dit qu'on l'avait fait coucher avec un diable, et pria qu'on lui fît du feu autre part. On lui demanda ce qu'il avait : il ne répondit rien, tant il était en colère, prit ses habits et ses hardes et fut se sécher dans la cuisine, où il passa le reste de la nuit sur


un banc, le long du feu. L'hôte demanda à la Rancune ce qu'il lui avait fait. Il lui dit, feignant une grande ingénuité : — Je ne sais de quoi il peut se plaindre : il s'est éveillé et m'a réveillé, criant au meurtre; il faut qu'il ait fait que que mauvais songe ou qu'il soit fou et il a pisse au lit.

L'hôtesse y porta la main et dit qu'il était vrai, que son matelas était tout percé et jura son grand Dieu qu'il le payerait. Ils donnèrent le bonsoir à la Rancune, qui dormit toute la nuit aussi paisiblement qu'aurait fait un homme de bien et se récompensa de celle qu'il avait mal passée chez la Rappinière.

Il se leva pourtant plus matin qu'il ne pensait, parce que la servante de la Rappinière le vint quérir a la hâte pour venir voir Doguin qui se mourait et qui demandait à le voir avant de mourir. Il courut, bien en peine de savoir ce que lui voulait un homme qui se mourait et qui ne le connaissait que du jour précédent.

Mais la servante s'était trompée : ayant ouï demander le comédien au pauvre moribond, elle avait pris la Rancune pour Destin, qui venait d'entrer dans la chambre de Doguin quand la Rancune arriva, et qui s'y était enfermé, ayant appris du prêtre qui l'avait confessé que le blessé avait quelque chose à lui dire qu'il lui importait de savoir. Il n'y fut pas plus d'un demi-quart-d'heure, que la Rappi- nière revint de la ville, ou il était allée dés la pointe du jour, pour quelques affaires. Il apprit en arrivaut que son valet se mourait, qu'on ne pouvait lui arrêter le sang, parce qu'il avait un gros vaisseau coupé et qu'il avait demandé à voir le comédien Destin avant de mourir.

— Et l'a-t-il vu? demanda tout ému la Rappiniére. r On lui répondit qu'ils étaient enfermes en-


semble. Il fut frappé de ces paroles comme d'un coup de massue et s'encourut, tout transporte, frapper à la porte de la chambre où Doguin se mourait, au même temps que Destin l'ouvrait pour avertir que l'on vint secourir le malade qui tombait en faiblesse. La Rappinière lui demanda tout troublé ce que lui voulait sou fou de valet.

— Je crois qu'il rêve, répondit froidement Destin, car il m'a demandé cent fois pardon, et je ne pense pas qu'il m'ait jamais offensé ; mais qu'on prenne garde à lui, car il se meurt.

On s'approcha du lit de Doguin sur le point de rendre le dernier soupir, dont la Rappinière parut plus gai que triste. Ceux qui le connaissaient crurent que c'était à cause qu'il devait les gages à son valet. Destin seul savait bien ce qu'il en devait croire. Là-dessus, deux hommes entrèrent dans le logis, qui fu- rent reconnus par notre comédien pour être de ses camarades, desquels nous parlerons plus amplement dans le chapitre suivant.

YII. — L'aventure des brancards.

Le plus jeune des comédiens qui entrèrent chez la Rappinière était valet de Destin. Il apprit de lui que le reste de la troupe était arrivé, à la réserve de mademoiselle de l'E- toile, qui s'était démis un pied à trois lieues du Mans.

— Qui vous a fait venir ici, et qui vous a dit que nous y étions? lui demanda Destin.

— La peste qui était à Alencon nous a em- pêchés d'y aller, et nous a arrêtés à Bonnesfable, répondit l'antre comédien, qui s'appelait l'Olive; quelques habitants de cette ville ; que nous avons trouvés, nous ont dit que vous aviez joué ici, que vous vous étiez battu, et


que vous aviez été blessé : mademoiselle de l'Etoile en est fort en peine, et vous prie de lui envover un brancard.

Le maître de l'hôtellerie voisine, qui était venu là au bruit de la mort de Doguin, dit qu'il avait un brancard chez lui, et, pourvu qu'on le payât bien, qu'il serait en état de partir sur le midi, porté par deux bons chevaux. Les comédiens arrêtèrent, le brancard à un écu, et des chambres dans l'hôtellerie pour la troupe comique. La Rappinière se chargea d'obtenir du lieutenant général permission de jouer; et sur le midi, Destin et tes camarades prirent le chemin de Bonnestable. Il faisait grand chaud; la Rancune dormait dans le brancard, l'Olive était monté sur le cheval de derrière, et un valet de l'hôte condutsait celui de devant. Destin allait de son pied un fusil sur l'épaule, et son valet lui contait ce qui leur était arrivé depuis le Château-du-Loire jusqu'au village auprès de Bonnestable, où mademoiselle de l'Etoile s'était démis un pied en descendant de cheval, quand deux hommes bien montés, et qui se cachèrent le nez de leur manteau en passant auprès de Destin s'approchèrent du brancard, du côté qu'il était découvert; et n'y trouvant qu'un vieil homme qui dormait, le mieux monté de ces inconnus dit à l'autre : — Je crois que tous les diables sont aujourd'hui déchaînés contre moi, et sont déguisés en brancards pour me faire enrager.

Cela dit, il poussa son cheval à travers les champs, et son camarade le suivit. L'Olive appela Destin qui était un peu éloigné, et lui conta l'aventure, à laquelle il ne put rien comprendre, et dont il ne se mit pas beaucoup en peine. A un quart de lieue de là, le conducteur du brancard, que l'ardeur du soleil avait assoupi, alla planter le brancard dans


un bourbier, où la Rancune pensa se trouver: les chevaux y brisèrent leurs harnais, et il fallut les en tirer par le cou et par la queue, après qu'on les eut dételés. Ils ramassèrent les débris du naufrage, et gagnèrent le pro- chain village du mieux qu'ils purent. L'équi- page du brancard avait grand besoin de réparation : tandis qu'on y travailla, la Rancune, l'Olive et le valet de Destin burent un coup à la porte d'une hôtellerie qui se trouva dans le village. Là-dessus, il arriva un autre brancard conduit par deux hommes de pied, qui s'arrêta aussi devant l'hôtellerie. A peine fut-il arrivé, qu'il en parut un autre qui venait cent pas après du même côté.

— Je crois que tous les brancards de la province se sont ici donné rendez-vous pour une affaire d'importance ou pour un chapitre général, dit la Rancune, et je suis d'avis qu'ils commencent leur conférence, car il n'y a pas d'apparence qu'il y en arrive davantage.

— En voici pourtant un qui n'en quittera pas sa part, dit l'hôtesse.

Et en effet ils en virent un quatrième qui venait du côté du Mans. Cela les fit, rire d'un bon courage, excepté la Rancune qui ne riait jamais, comme je vous l'ai déjà dit. Le dernier brancard s'arrêta avec les autres. Jamais on ne vit tant de brancards en emble.

— Si les chercheurs de brancards que nous avons trouvés tantôt étaient ici, ils auraient contentement, dit le conducteur du premier venu.

— J'en ai trouvé aussi, dit le second.

Celui des comédiens dit la même chose, et le dernier venu ajouta qu'il avait pensé en être battu. ? e, , lui .d.emand.. a Dest~i.n.

'- - Et pourquoi ? lui demanda Destin.

- A cause, lui répondit-il, qu'ils en vou- laient à une demoiselle qui s'était démis un


pied, et que nous avons menée au Mans. Je n'ai jamais vu de gens si colères ; ils se prenaient à moi de ce qu'ils n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient.

Cela fit ouvrir les oreilles aux comédiens, et en deux ou trois interrogations qu'ils firent au brancardier, ils surent que la femme du seigne r du village où mademoiselle de l'E- toile s'était blessée, lui avait rendu visite et l'avait fait conduire au Mans avec grand soin.

La conversation dura encore quelque temps avec les brancardiers, et ils surent les uns des autres qu'ils avaient été reconnus en chemin par les mêmes hommes que les comédiens avaient vus. Le premier b ancard portait le curé de Domfront, qui venait des eaux de ~Beliéme et passait au Mans pour faire une consulte de medecins sur sa maladie. Le second portait un gentilhomrne blessé qui revenait de l'armée. Les brancards te séparèrent: celui des comédiens et celui du cure de Domfront retournèrent au Mans de compagnie, et les autres où ils avaient à aller. Le curé malade descendit en la même hôtellerie que les comédiens, qui était la sienne. Nous le laisserons reposer dans sa chambre, et nous verrons dans le chapitre suivant ce qui se passait en celle des comédiens.

VIII. — Dans lequel on verra plusieurs choses nécessaires a savoir pour l'intelligence du présent livre.

La troupe comique était composée de Destin, de l'Olive et de la Rancune, qui avaient chacun un valet prétendant à devenir un jour comédien en chef. Parmi ces valets, il y en avait quelques-uns qui récitaient déjà sans rougir et sans se décontenancer; celui de Destin entre autres faisait assez bien, entendait assez ce qu'il disait, et avait de l'esprit.


Mademoiselle de l'Etoile et la fille de mademoiselle de la Caverne récitaient les premiers rôles. La Caverne représentait les reines et les mères, et jouait à la farce. Ils avaient de plus un poëte ou plutôt un auteur, car toutes les boutiques d'épiciers du royaume étaient pleines de ses œuvres, tant en vers qu'en prose. Ce bel esprit s'était donné à la troupe presque malgré elle ; et parce qu'il ne partageait point et mangeait quelq e argent avec les comédiens, on lui donnait les derniers rôles, dont il s'acquittait mal. On voyait bien qu'il était amoureux de l'une des deux comédiennes; mais il était si discret, quoiqu'un peu fou, qu'on n'avait pu encore découvrir laquelle des deux il devait suborner, sous espérance de l'immortalité. Il menaçait les co médiens de quantité de pièces ; mais il leur avait fait grâce jusqu'alors. On savait seulement par conjecture qu'il en faisait une intitulée Martin Luther, dont on avait trouvé un cahier, qu'il avait pourtant désavoué, quoiqu'il fût de son écriture.

Quand nos comédiens arrivèrpnt, la chambre des comédiennes était déjà pleine des plus échauffés go lelureaux de la ville, dont quelques-uns étaient déjà refroidis du maigre accueil qu'on leur avait fait. Ils parlaient tous ensemble de la comédie, des bons vers, des auteurs et des romans. Jamais on n'ouït plus de bruit dans une chambre, à moins que de s'y quereller : le poëte sur tous les autres, environné de deux ou trois qui devaient être les beaux esprits de la ville, se, tuait de leur dire qu'il avait fait la débauche avec SaintAmant et Beys, et qu'il avait perdu un bon ami en feu Rotrou. Mademoiselle de la Caverne et mademoiselle Angélique sa fille arrangeaient leurs hardes avec une aussi grande tranquillité que s'il n'y eût eu personne


dans la chambre. Les mains d'Angélique étaient quelquefois serrées ou baisées, car les provinciaux se démènent fort et sont grands patineurs; mais un coup de pied dans l'os des jambes, un soufflet ou un coup de dent, selon qu'il était à propos, la délivraient bientôt de ces galants à toute outrance. Ce n'est pas qu'elle fût dévergondée; mais son humeur enjouée et libre l'empêchait d'observer beaucoup de cérémonies; d'ailleurs elle avait de l'esprit et était très-honnête fille. Mademoiselle de l'Etoile était d'une humeur toute contraire : il n'y avait pas au monde de fille plus modeste et d'une humeur plus douce, et elle fut alors si compla sante, qu'elle n'eut pas la force de chasser tous ces cajoleurs hors sa chambre, quoiqu'elle souffrît beaucoup au pied qu'elle s'était démis, et qu'elle eût grand be- soin d'être en repos. Elle était tout habillée sur un lit, environnée de quatre ou cinq des plus doucereux, étourdie de quantité d'équivoques qu'on appelle pointes dans les provinces, et souriant souvent à des choses qui ne lui plaisaient guère. Mais c'est une des grandes incommodités du métier, laquelle, jointe à celle d'être obligé de pleurer et de rire lorsque l'on a envie de faire tout autre chose, diminue beaucoup le plaisir qu'out les comédiens d'être quelquefois empereurs et impératrices, et d'être appelés beaux comme le jour quand il s'en faut plus de la moitié, et jeune beauté, bien qu'ils aient vieilli sur le théâtre, et que leurs cheveux et leurs dents fassent une partie de leurs hardes. Il y a bien d'autres choses à dire sur ce sujet; mais il faut les ménager et les placer en divers endroits de mon livre pour diversifier.

Revenons à la pauvre mademoiselle de l'Etoile, obsédée de provinciaux les plus incom.

modes du monde, tous grands parleurs, quel-.


ques-uns très-impertinents, et entre lesquels il s'en trouvait de nouvellement sortis du col- lège. Il y avait entre autres un petit homme veuf, avocat de prufession, qui avait une petite charge dans une petite juridiction voisine. Depuis la mort de sa petite femme, il avait menacé les femmes de la ville de se remarier, et le clergé de la province de se faire prêtre, et même de se faire prélat à beaux sermons comptant. C'était le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Rolland.

Il avait étudié toute sa vie; et quoique l'étude aille à la connaissance de la vérité, il était menteur comme un valet, présomptueux et opiniâtre comme un pédant, et assez mauvais poëte pour être étouffé s'il y avait de la police dans le royaume. Quand Destin et ses compagnons entrèrent dans la chambre, il s'offrit de leur lire, sans leur donner le temps de se reconnaître, une pièce de sa façon, intitulée: les Faits et gestes de Charlemagne, en vingt-quatre journées. Cela fit dresser les cheveux à la tête de tous les assistants; et Destin, qui conserva un peu de jugement dans l'épouvante générale où la proposition avait mis la compagnie, lui dit en souriant qu'il n'y avait pas apparence de lui donner audience avant le souper.

- Eh bien, dit-il, je vais vous conter une histoire tirée d'un livre espagnol qu'on m'a envoyé de Paris, dont je veux faire une pièce dans les régles. On change de discours deux ou trois fois pour se garantir d'une histoire que l'on croyait devoir être une imitation de la Peau-d'Ane, mais le petit homme ne se rebuta point, et, à force de recommen- cer son histoire autant de fois qu'on l'interrompait, il se fit donner audience, dont on ne se repentit point, parce que l'histoire se trouva assez bonne, et démentit la mauvaise


opinion que l'on avait de tout ce-qui venait de Ragotin ; c'était le nom du godenot. Vous allez voir cette histoire dans le chapitre suivant, non telle que la conta Ragotin, mais comme je la pourrai conter d'après un des auditeurs qui me l'a apprise. Ce n'est donc pas Ragotin qui parle, c'est moi.

IX. — Histoire de l'Amante invisible.

Don Carlos d'Aragon était un jeune gentilhomme de la maison dont il portait le nom. Il fit des merveilles de sa personne dans les spectacles publies que le vice roi de Naples donna au peuple aux noces de Philippe second , troisième ou quatrième, car je ne sais pas lequel. Le lendemain d'une course de bagues dont il avait remporté l'honneur, le vice-roi permit aux dames déguisées d'aller par la ville, et de porter des masques à la franc çaise, pour la commodité des étrangers que cette réjouissance avait attirés dans la ville. Ce jour-là, don Carlos s'habilla le mieux qu'il put, et se trouva, avec quantité d'autres tyrans des cœurs, dans l'église de la galanterie. On profane les églises en ce pays- là aussi bien qu'au nôtre, et le temple de Dieu sert de rendez-vous aux godelureaux et aux coquettes, a la honte de ceux qui ont la maudite ambition d'achalander leurs églises et de s'ôter la pratique les uns aux autres : on y devrait donner ordre, et établir les chasse-go- delureaux et des chasse-coquettes dans les églises, comme des chasse-chiens et des chasse- chiennes. On dira ici de quoi je me mêle ; vrai- ment on en verra bien d'autres. Sache le sot qui s'en scandalise que tout homme est sot en ce bas monde, aussi bien que menteur, les uns plus, les autres moins ; et moi qui vous


parle, peut-être plus sot que les autres, quoique j'aie plus de franchise à l'avouer, et que, mon livre n'étant qu'un ramas de sottises j'espère que chaque sot y trouvera un petit caractère de ce qu'il est, s'il n'est trop aveuglé de l'amour-propre. Don Carlos, donc, pour reprendre mon conte, était dans une église avec quantité d'autres gentilshommes italiens et espagnols, qui se miraient dans leurs belles plumes comme des paons, lorsque trois dames masquées l'accostèrent au milieu de tous ces Gupidons déchaînés; l'une desquelles lui dit ceci, ou quelque chose d'approchant : —Seigneur don Carlos, il y a une dame en cette ville à qui vous êtes bien obligé; dans tous les combats de barrière et toutes les courses de baguas, elle vous a souhaité d'en remporter l'honneur, comme vous avez fait.

— Ce que je trouve de plus avantageux en ce que vous me dites, répondit don Carlos, c'est que je l'apprends de vous, qui paraissez une dame de mérite , et je vous avoue que si j'eusse espéré que quelque dame se fût déclarée pour moi, j'aurais apporté plus de soin que je n'ai fait à meriter son approbation.

La dame inconnue lui dit qu'il n'avait rien oublié de tout ce qui pouvait le faire paraître un des plus adroits hommes du monde, mais qu'il avait fait voir par ses livrées de noir et de blanc qu'il n'était point amoureux.

- Je n'ai jamais bien su ce que signifiaient les couleurs, répondit don Carlos ; mais je sais bien que c'est moins par insensibilité que, je n'aime point, que par la connaissance que j'ai que je ne mérite pas d'être aimé.

Ils se dirent encore cent belles choses, que je ne vous dirai point, parce que je ne les sais pas, et que je n'ai garde de vous en composer d'autres, de peur de faire tort à don Carlos et à la dame inconnue, qui


avaient bien plus d'esprit, que je n'en ai, comme je l'ai su depuis peu d'un honnête Napolitain qui les a connus l'un et l'autre.

Tant y a que la dame masquée déclara à don Carlos que c'était elle qui avait eu de l'in- clination pour lui. Il demanda à la voir ; elle lui dit qu'il n'en était pas encore là, qu'elle en chercherait les occasions, et que pour lui témoigner qu'elle ne craignait point de se trouver avec lui seul à seul, elle lui donnait un gage. En disant cela, elle découvrit à l'Espagnol la plus belle main du monde, et lui présenta une bague qu'il reçut, si surpris de l'aventure, qu'il oublia presque à lui faire la révérence lorsqu'elle le quitta. Les autres gentilshommes, qui s'étaient éloignés de lui par discrétion, s'en approchèrent. Il leur conta ce qui lui était arrivé et leur montra la bague, qui était d'un prix assez considérable. Chacun dit là-dessus ce qu'il en croyait, et don Carlos demeura aussi piqué de la dame inconnue que s'il l'eût vue au visage, tant l'esprit a de pouvoir sur ceux qui en ont. Il fut bien huit jours sans avoir des nouvelles de la dame, et je n'ai jamais su s'il s'en inquiéta fort.

Cependant il allait tous les jours se divertir chez un capitaine d'infanterie où plusieurs hommes de condition s'assemblaient souvent pour jouer. Un soir qu'il n'avait point joué, et qu'il se retirait de meilleure heure qu'il n'avait accoutumé, il fut appelé par son nom d'une chambre basse d'une grande maison. Il s'approcha de la fenêtre, qui était grillée, et reconnut à la voix que c'était son amante in- visible, qui lui dit d'abord : — Approchez-vous, don Carlos; je vous attends ici pour vider le différend que nous avons ensemble.

— Vous n'êtes qu'une fanfaronne, lui dit don Carlos; vous défiez avec insolence et vous


vous cachez huit jours pour ne paraître qu'à ~ne fenêtre grillée. , — Nous nous verrons de plus près quand il ~1 sera temps, lui dit elle : ce n'est point ~iute de cœur que j'ai différé de me trouver avec vous; j'ai voulu vous connaître avant de ~e laisser voir. Vous savez que, dans les com~ats assignés, il faut se battre avec des armes ~treilles : si voire cœur n'était pas aussi libre que le mien, vous vous battriez avec avan~ge, et c'est pour cela que j'ai voulu m'in- rmer de vous.

— Et qu'avez-vous appris de moi, lui dit ~on Carlos.

— Que nous sommes assez l'un pour l'autre, pondit la dame invisible.

Don Carlos lui dit que la chose n'était pas ~ale.

- Car, ajouta-t-il, vous me voyez et savez ~Li je suis : moi, je ne vous vois point et ne ~is qui vous êtes. Quel jugement pensez-vous ~que je puisse faire du soin que vous apportez vous cacher? On ne se cache guère quand L n'a que de bons desseins, et on peut aiséent tromper une personne qui ne se tient ~s sur ses gardes, mais on ne la trompe pas ~ux fois. Si vous vous servez de moi pour ~mner de la jalousie à un autre, je vous aver~i que je n'y suis pas propre, et que vous ne vezpas vous servir de moi à autre chose qu'à vous aimer.

— Avez-vous asez fait de jugements téméires? lui dit l'invisible.

— Ils ne sont pas sans apparence, répondit ~n Carlos.

— Sachez, lui dit-elle, que je suis très-véri- ~ble, que vous me reconnaîtrez telle dans ~us les procédés que nous aurons ensemble, que je veux que vous le soyez aussi.

- Cela est juste, lui dit don Carlos, mais il


Il est juste aussi que je vous voie, et que 3»[ sache qui vous etes.

— Vous le saurez bientôt, lui dit l'mv„isfbleî.

et cependant espérez sans impatience; ~c'espar là que vous pouvez mériter ce que vou-t prétendez de moi, qui vous assure ( afin quL votre galanterie ne soit pas sans fondemena et sans espoir de récompense) que je VOtiJ égale en condition, et que j'ai assez de pienn pour vous faire vivre avec autant d'éclat qm le plus grand prince du royaume; que je sm jeune; que je suis plus belle que laide: et poil de l'esprit, vous en avez trop pour n'avoir pas découvert si j'en ai ou non.

Elle se retira en achevant ces paroles, ~lais sant don Carlos la bouche ouverte et prêt répondre, si surpris de sa brusque déclaras tion si amoureux d'une personne quil m voyait point, et si embarrassé de ce procect étrange qui pouvait aller à quelque trouiperiw que sans sortir d'une place il fut un granr quart d'heure à faire divers jugements su une aventure si extraordinaire. Il savait DIŒ qu'il y avait plusieurs princesses et dames ~a condition dans Naples, mais il savait aussi qu'il y avait force courtisanes affamées, ~fo apres après les étrangers, grandes friponnes et d'autant plus dangereuses qu'elles étaient belles. Je ne vous dirai point exactement ~si avait soupe, et s'il se coucha sans ~mange comme font quelques faiseurs de romans ql règlent toutes les heures du jour de leurs h.

ros, les font lever de bon matin conter ~le histoire jusqu'à l'heure du dîner, dîner fort légèrement, et après dîner reprendre leur m toire ou s'enfoncer dans un bois pour y pag ler tout seuls, si ce n'est quand ils ontuj que chose à dire aux arbres et aux rochers, l'heure du souper, se trouver à point nom dans le lieu où l'on mange, où ils soupirenTB


rêvent au lieu de manger, et puis s'en vont faire des châteaux en Espagne sur quelque terrasse qui regarde la mer, tandis qu'un écuyer rêvele que son maître est un tel, fils d'un roi tel, et qu'il n'y a pas un meilleur prince au monde; que, quoiqu'il soit alors le.

plus beau des mortels, il était encore tout autre chose avant que l'amour l'~eût défiguré.

Pour revenir à mon histoire, don ( arlos se trouva le lendemain à son poste. L'invisible était déja au sien. Elle lui demanda s'il n'avait pas été bien embarrassé de la conversa- tion passée, et s'il n'était pas vrai qu'il avait douté, de tout ce qu'elle avait dit. Don Carlos, ~sans répondre à sa demande, la pria de lui dire quel danger il y avait pour elle à ne se montrer point, puisque les choses étaient égales de part et d'autre, et que leur galanterie ne se proposait qu'une fin qui serait approuvée de tout le monde.

— Le danger est tout entier, comme vous le saurez avec le temps, lui dit l'invisible; contentez-vous, encore un coup, que je sois véritable, et que, dans la relation que je vous ai faite de moi-même, j'ai été très-modeste.

Don Carlos ne la pressa pas davantage. Leur conversation dura encore quelque temps; ils s'entredonnèrent de l'amour encore plus qu'ils n'avaient fait, et se séparèrent avec promesse de part et d'autre de se trouver tous les jours à L'assignation. Le jour d'après, il y eut grand bal chez le vice-roi. Don Carlos espéra d'y re- connaître son invisible. Il tâcha cependant d'apprendre à qui était la maison ou on lui donnait de si favorables audiences. Il apprit ~les voisins que la maison était à une vieille dame fort retirée, veuve d'un capitaine espagnol, et qu'elle n'avait ni filles ni nieces. Il demanda à la voir: elle lui fit dire que, depuis la mort de son mari, elle ne voyait personne,


ce qui l'embarrassa encore davantage. Don Carlos se trouva le soir chez le vice-roi, où vous pouvez penser que l'assemblée fut fort belle. Il observa exactement toutes les dames de l'assemblée, cherchant qui pouvait être son inconnue. Il lia conversation avec celles qu'il put joindre, et n'y trouva pas ce qu'il cherchait. Enfin, il se tint à la fille d'un marquis de je ne sais quel marquisat; car c'est la chose du mon le dont je voudrais le moins jurer, dans un temps où tout le monde se marquise de soi-même, je veux dire de son chef.

Elle était jeune et belle, et avait bien quelque chose du ton de voix de celle qu'il cherchait: mais à la longue il trouva si peu de rapport entre son esprit et celui de son invisible, qu'il se repentit d'avoir en si peu de temps assez avancé ses affaires auprès de cette belle personne, pour pouvoir croire, sans se flatter, qu'il n'était pas mal avec elle. Ils dansèrent

souvent ensemble; et, le bal étant fini avec peu de satisfaction de la part de don Carlos, il se sépara de sa captive, qu'il laissa toute glorieuse d'avoir occupé seule, et dans une si belle assemblée, un cavalier qui était envie de tous les hommes et estimé de toutes les femmes. A la sortie du bal, il s'en fut à la hâte en son logis prendre des armes, et de son logis à sa futaie grille, qui n'en était pas fort éloignée. Sa dame, qui y était déjà, lui demanda des nouvelles du bal, quoiqu'elle y eût été..

Il lui dit ingénument qu'il avait dansé avec une fort belle personne, et qu'il l'avait entretenue tant que le bal avait duré. Elle lui fit là-dessus plusieurs questions qui découvrirent assez qu'elle était jalouse. Don Carlos, de son côté. lui fit connaître qu'il avait scrupule de ce qu'elle ne s'était point trouvée au bal, ~e que cela le faisait douter de sa condition Elle s'en aperçut; et, pour lui remettre l'~esp


en repos, jamais elle ne fut si charmante, et elle le favorisa autant qu'on le peut dans une conversation qui se fait au travers d'une grille, jusqu'à lui promettre qu'elle lui serait bientôt visible. Ils se séparèrent là-dessus, lui fort en doute s'il la devait croire, et elle un peu jalouse de la belle personne qu'il avait entretenue tant que le bal avait duré.

Le lendemain, don Carlos étant allé à la messe en je ne sais quelle église, présenta de l'eau bénite à deux dames masquées qui en voulaient prendre en même temps que lui. La mieux vêtue de ces deux dames lui dit qu'elle ne recevait point de civilité d'une personne à qui elle voulait donner un éclaircissement.

— Si vous n'êtes point trop pressée, lui dit don Carlos, vous pouvez vous satisfaire tout à l'heure.

— Suivez-moi donc dans la prochaine chapelle, lui répondit la dame inconnue.

Elle s'y en alla la première, et don Carlos la suivit, fort en doute si c'était sa dame, quoiqu'il la vît de même taille, parce qu'il trouvait quelque différence en leurs voix, celleci parlant un peu gras.

Voici ce qu'elle lui dit, après s'être enfermée avec lui dans la chapelle « Toute la ville de Naples, seigneur don Carlos, est pleine de la haute réputation que vous y avez acquise depuis le temps que vous y êtes, et vous y passez pour un des plus honnêtes hommes du monde : on trouve seulement étrange que vous ne vous soyez point aperçu qu'il y a eu cette ville des dames de condition et de mérite qui ont pour vous une estime particulière. Elles vous l'ont témoignée autant que la bienséance le peut permettre; et, bien qu'elles souhaitent ardemment de vous le faire croire, elles aiment pourtant mieux que vous ne l'ayez pas reconnu par in-


sensibilité, que si vous le dissimuliez par indifférence. Il y en a une entre autres de ma connaissance qui vous estime assez pour vous avertir, au péril de tout ce qu'on en pourra dire, que vos aventures de nuit sont décou- vertes, que vous vous engagez imprudemment à aimer ce q e vous ne connaissez point; et puisque votre maîtresse se cache, qu'il faut qu'elle ait honte de vous aimer, ou peur de n'être pas assez aimable. Je ne doute point que votre amour de contemplation n'ait pour ~objet une dame de ~grande qualité et de beaucoup d'esprit, et qu'il ne se soit figuré une maîtiesse tout adorable; mais, seigneur don Carlos, ne croyez pas votre imagination aux dépens de votre jugement; défiez-vous d'une personne qui se cache, et ne vous enga- gez ~pas plus avant dans ces conversations nocturnes. Mais pourquoi me déguiser davantage? c'est moi qui suis jalouse de votre fantôme, qui trouve mauvais que vous lui parliez; et, puisque je me suis déclarée, je vais si bien lui rompre tous ses desseins, que j'emporterai sur elle une victoire que j'ai droit de lui disputer, puisque je ne lui suis inférieure ni en beauté, ni en richesse, ni en qualités, ni en tout ce qui rend une personne aimable: profitez de l'avis si vous êtes sage.» Elle s'en alla en disant ces dernières pa- roles. sans donner le temps à don Carlos de lui répondre. Il voulut la suivre; mais il trouva à la porte de l'église un homme de condition qui l'engagea dans une conversation qui dura assez longtemps, et dont il ne put se dé- fendre. Il ~rêva le reste du jour a cette aventure, et soupçonna d'abord la demoiselle du bal d'être la dernière dame masquée qui lui était apparue; mais, se ressouvenant qu'elle lui avait fait voir beaucoup d'esprit, ce qu'il n'avait pas trouvé dans l'autre, il ne sut plus


ce qu'il en devait croire, et souhaita presque de n'être point engagé avec son obscure maî- tresse, pour se donner tout entier à celle qui venait de le quitter; mais enfin, venant à considérer qu'elle ne lui était pas plus connue que son invisible, de qui l'esprit l'avait charmé dans les conversations qu'il avait eues avec elle, il ne balança point dans le parti qu'il de- vait prendre, et ne se mit pas beaucoup en peine des menaces qu'on lui avait faites, n'é- tant pas homme à être poussé par là.

Ce jour même, il ne manqua pas de se trouver à sa grille à l'heure accoutumée, et line manqua pas non plus, au fort de la conversation qu'il eut avec son invisible, d'être saisi par quatre hommes masqués, assez forts pour le désarmer, et le porter presque à force de bras dans un carrosse qui les attendait au bout de la rue. Je laisse à penser au lecteur les injures qu'il leur dit et les reproches qu'il leur fit de l'avoir pris à leur avantage. Il essaya même de les gagner par promesses, mais au lieu de les persuader, il ne les obligea qu'à prendre un peu plus garde à lui, et à lui ôter tout à fait l'espérance de pouvoir s'aider de son courage et de sa force. Cependant le carrosse allait toujours au grand trot de quatre chevaux; il sortit de la ville et au bout d'une heure il entra dans une superbe maison dont on tenait la porte ouverte pour le recevoir. Les quatre mascarades descendirent du carrosse avec don Carlos, le tenant pardessous les bras, comme un ambassadeur introduit à saluer le Grand-Seigneur. On le monta jusqu'au premier étage avec la même cérémonie, et ~là deux demoiselles masquées vinrent le recevoir à la porte d'une grande salle, chacune un flambeau à la main. Les hommes masqués le laissèrent en liberté et se retirèrent après lui avoir fait une profonde


révérence. Il y a apparence qu'ils ne lui laissèrent ni pistolet ni épée, et qu'il ne les re- mercia pas de la peine qu'ils avaient prise à le bien garder. Ce n'est pas qu'il ne fût fort ci- vil, mais on peut bien pardonner un manquement de civilité à un homme surpris. Je ne vous dirai point si les flambeaux que tenaient les demoiselles étaient d'argent; c'est pour le moins : ils étaient plutôt de vermeil doré ciselé, et la salle était la plus magnifique du monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée que quelques appartements de nos romans, comme le vaisseau de Zelmandre dans le Po- lexandre, le palais d'Ibrahim dans l'illustre Bassa, ou la chambre ou le roi d'Assyrie recut Mandane, dans le Cyrus, qui est sans doute, aussi bien que les autres que j'ai nommés, le livre du JUolI,l. le mieux meublé. Représentezvous donc si notre Espagnol ne fut pas bien étonné de se voir dans ce superbe appartement, avec deux demoiselles masquées, qui ne parlaient point et qui le conduisirent dans une chambre voisine encore mieux meublée que la salle, où elles le laissèrent tout seul.

S'il eût été de l'humeur de don Quichotte, il eût trouvé là de quoi s'en donner jusqu'aux gardes et il se fût cru pour le moins Esplandidan ou Amadis; mais notre Espagnol ne s'en émut non plus que s'il eût été en son hôtellerie ou auberge: il est vrai qu'il regretta beaucoup son invisible, et que, songeant continuellement à elle, il trouva cette belle chambre plus triste qu'une prison, que l'on ne trouve jamais belle que par dehors. Il crut facilement qu'on ne lui voulait point de mal où on l'avait si bien logé, et ne douta point que la dame qui lui avait parle le jour d'auparavant à l'église ne fût la magicienne de tous ces enchantements. Il admira en luimême l'humeur des femmes, et avec quelle


promptitude elles exécutent leurs résolutions.

Il se résolut aussi de son côté à attendre patiemment la fin de l'aventure, et de garder fidélité à sa maîtresse de la grille, quelques promesses et quelques menaces qu'on pùt lui faire. A quelque temps de là, des officiers masqués et fort bien vêtus vinrent mettre le couvert, et l'on servit ensuite le souper. Tout en fut magnifique; la musique et Jes cassolettes n'y furent pas oubliées, et notre don Carlos, outre les sens de l'odorat et de l'ouïe, contenta aussi celui du goût, plus que je ne l'aurais pensé dans l'état où il était, je veux dire qu'il soupa fort bien ; mais que ne peut un grand courage? J'oubliais de vous dire que je crois qu'il se lava la bouche, car j'ai su qu'il avait grand soin de ses dents. La musique dura encore quelque temps après le souper; et, tout le monde s'étant retiré, don Carlos se promena longtemps, rêvant à tous ces enchantements ou à autre chose. Deux demoiselles masquées et un nain masqué, après avoir dressé une superbe toilette, le vinrent déshabiller, sans savoir de lui s'il avait envie de se coucher. Il se soumit à tout ce qu'on voulut: les demoiselles firent la couverture et se retirèrent; le nain le déchaussa ou débotta, et puis le déshabilla. Don Carlos se mit au lit, et tout cela sans que l'on proférât la moindre parole de part et d'autre. Il dormit assez bien pour un amoureux: les oiseaux d'une volière le , réveillèrent au point du jour; le nain masqué se présenta pour le servir, et lui fit prendre le plus beau linge du monde, le mieux blanchi et le plus parfumé Ne disons point, si vous voulez, ce qu'il fit jusqu'au dîner, qui valut bien le souper, et allons jusqu'à la rupture du silence que l'on avait gardé jusqu'alors. Ce fut une demoiselle masquée qui le rompit, en lui demandant s'il aurait


pour agréable de voir la maîtresse du palais enchanté Il dit qu'elle serait la bienvenue.

Elle entra bientôt après, suivie de quatre demoiaelles fort richement vêtues.

Telle n'est point la Cythérée, Quand, d'un nouveau feu s'allumant, Elle sort pompeuse et parée Pour, la conquete d'un amant.

Jamais notre Espagnol n'avait vu personne de meilleure mine que cette Urgande la déconnue.

Il en fut si ravi et si étonné en même temps, que toutes les révérences et les pas qu'il fit en lui donnant la main jusqu'à une chambre prochaine où elle le fit entrer, furent autant de bronchades. Tout ce qu'il avait vu de beau dans la salle et dans la chambre dont je vous ai parlé n'était rien en compara son de ce qu'il trouva en celle-ci, et tout cela recevait encore du lustre de la dame masquée. Ils passèrent sur la plus riche estra le qu'on ait jamais vue depuis qu'il y a des estrades au monde. L'Espagnol y fut mis dans un fauteuil, en dépit qu'il en eût; et la dame s'étant assise sur je ne sais combien de riches carreaux vis-à-vis de lui, elle lui fit entendre une voix aussi douce qu'un clavecin, en lui disant à peu près ce que je vais vous dire : -Je ne doute point, seigneur don Carlos, que vous ne soyez fort surpris de tout ce qui vous est arrivé depuis hier en mi maison; et si cela n'a pas fait grand effet sur vous, au moins aurez vous vu par là que je sais tenir ma parole; et par ce que j'ai déjà fait, vous aurez pa juger de tout ce que je suis capable de faire, peut-être que ma rivale, par ses artifices et par le bonheur de vous avoir attaqué.

la première, s'est déjà rendue maîtresse absolue. de la place que je lui dispute en votre


cœur: mais une femme ne se rebute pas du premier coup : et si ma fortune, qui n'est pas a mépriser, et tout ce que l'on peut posséder avec moi, ne peuvent vous persuader de m'ai- mer, j'aurai la satisfaction de ne m'être point cachée par honte ou par finesse, et d'avoir mieux aimé me faire mépriser par mes défauts que me faire aimer par mes artifices.

En disant ces dernières paroles, elle se dé- masqua, et fit voir à don Carlos les cieux ouverts, ou, si vous voulez, le ciel en petit, la plus belle tête du monde, soutenue par un corps de la plus riche taille qu'il eût jamais admirée; enfin, tout cela joint ensemble, une personne toute divine. A la fraîcheur de son visage on ne lui eût pas donné plus de seize ans; mais à je ne sais quel air galant et majestueux tout ensemble, que les jeunes personnes n'ont pas encore, on connaissait qu'elle pouvait être en sa vingtième année. Don Carlos fut quelque temps sans lui répondre, se fâchant quasi contre sa dame invisible, qui l'empêchait de se donner tout entier à la plus belle personne qu'il eût jamais vue, et hésitant sur ce qu'il devait dire et faire. Enfin, après un combat intérieur qui dura assez longtemps pour mettre en peine la dame du palais enchanté, il prit une forte résolution de ne lui point cacher ce qu'il avait dans l'âme; et ce fut sans doute une des plus belles actions qu'il eût jamais faites. Voici la réponse qu'il lui fit, que plusieurs personnes ont trouvée bien crue: — Je ne puis vous nier, madame, que je ne fusse trop heureux de vous plaire si je pouvais l'être assez pour pouvoir vous aimer. Je vois bien que je quitte la plus belle personne du monde pour une autre qui ne l'est peutêtre que dans mon imagination. Mais, madame, m'auriez-vous trouvé digne de votre af-


fection si vous m'aviez cru infidèle? Et pourrais-je être fidèle si je pouvais vous aimer ?

Plaignez-moi donc, madame, sans me blâmer, ou plutôt plaignons-nous ensemble, vous de ne pouvoir obtenir ce que vous désirez, et moi de ne point voir ce que j'aime.

Il dit cela d'un air si triste, que la dame put aisément remarquer qu'il parlait selon ses vé- ritables sentiments. Elle n'oublia rien de ce qui pouvait le persuader; il fut sourd à ses prières, et ne fut point touché de ses larmes.

Elle revint a la charge plusieurs fois: à bien attaqué, bien défendu. Enfin, elle en vint aux injures et aux reproches, et lui dit Tout ce que fait dire la rage Quand elle est maîtresse des sens,

et le laissa là, non pas pour reverdir, mais pour maudire cent fois son malheur, qui ne lui venait que de trop de bonnes fortunes.

Une demoiselle lui vint dire un peu après, qu'il avait la liberté de s'aller promener dans le jardin. Il traversa tous ces beaux appartements sans trouver personne jusqu'à l'escalier, au bas duquel il vit dix hommes masqués qui gardaient la porte, arme s de pertuisanes et de carabines. Comme il traversait la cour pour s'aller promener dans ce jardin, qui était aussi beau que le reste de la rna.i.;.

son un de ces archers de la garde passa à côté de lui sans le regarder, et lui dit, comme ayant peur d'être entendu, qu'un vieux gentilhomme l'avait chargé d'une lettre pour lui, et qu'il avait promis de la lui donner en main propre, quoiqu'il y allât de sa vie s'il était dé- couvert; mais qu'un présent de vingt pistoles et la promesse d'autant lui avaient fait tout hasarder. Don Carlos lui promit d'être


secret, et entra vite dans le jardin pour lire cette lettre.

« Depuis que je vous ai perdu, vous avez pu juger de la peine où je suis par celle où vous devez être si vous m'aimez autant que je vous aime. Enfin, je me trouve un peu consolée depuis que j'ai découvert le l'eu où vous êtes. C'est la princesse Porcia qui vous sa enlevé. Elle ne considère rien quand il s'agit de se contenter, et vous n'êtes pas le premier Renaud de cette dangereuse Armide, mais je romprai tous ses enchantements, et rvous tirerai bientôt d'entre ses bras pour rvous donner, entre les miens, ce que vous méritez si vous êtes aussi constant que je le souhaite.

» LA DAME INVISIBLE. »

Don Carlos fut si ravi d'apprendre des nouvelles de sa dame, dont il était véritablement amoureux, qu'il baisa cent fois la lettre, et irevint trouver à la porte du jardin celui qui la lui avait donnée, pour le récompenser d'un diamant qu'il avait au doigt. Il se promena encore quelque temps dans le jardin, ne pouvant assez s'étonner de cette princesse Porcia dont il avait si souvent ouï parler comme ) d'une jeune dame fort riche, et pour être de l'une des meilleures maisons du royaume, et ) comme il était fort vertueux, il conçut une telle aversion pour elle, qu'il résolut au péril ) de sa vie de faire tout ce qu'il pourrait pour se tirer de sa prison. Au sortir du jardin, il trouva une demoiselle démasquée ( car on ne se masquait plus dans le palais) qui venait lui demander s'il aurait pour agréable que la maîtresse mangeât ce jour-là avec lui. Je vous laisse à penser s'il dit qu'elle serait la bienvenue. On servit quelque temps après à sou-


per ou à dîner, car je ne me souviens plus lequel c'était. Porcia y parut plus belle, je vous ai tantôt dit que la Cythérée; il n'y a point d'inconvénient de dire ici, pour diversifier.

plus belle que le. jour ou que l'aurore. Elle fut toute charmante tandis qu'ils turent à table, et fit paraître tant, d'esprit à l'Espagnol, qu'il eut serret déplaisir de voir dans une dame de si grande condition tant d'exoellentes qualités si mal employées. Il se contraignit le mieux qu'il put pour paraître de belle humeur, quoiqu'il songeât continuellement à son inconnue, et qu'il brûlât d'un violent désir de se revoir à sa grille. Aussitôt que l'on eut desservi, on les laissa seuls ; et don Carlos ne parlant point, ou par respect, où pour obliger la dame de parler la première, elle rompit le silence en ces termes : — Je ne sais si je dois espérer quelque chose de la gaieté que je pense avoir remarquée sur votre visage, et si le mien, que je vous ai fait voir, ne vous a point semblé assez beau pour vous faire douter si celui que l'on vous cache est plus capable de vous donner de l'amour. Je n'ai point déguisé ce que je vous ai voulu donner, parce que je n'ai point voulu que vous pussiez vous repentir de l'avoir reçu : et, quoiqu'une personne accoutumée à recevoir des prières puisse aisément s'offenser d'un refus, je n'aurais aucun ressentiment de celui que j'ai déjà reçu de vous, pourvu que vous le répariez, en me donnant ce que je crois mieux mériter que votre invisible. Faites-moi donc savoirvotre dernière résolution, afin que, si elle n'est pas à mon avantage, je cherche dans la mienne des raisons assez fortes pour combattre celles que je pense avoir eues de vous aimer.

Don Carlos attendit quelque temps qu'elle reprit la parole ; et, voyant qu'elle ne parlait


~,et que, les yeux baissés contre terre, elle ittendait l'arrêt qu'il allait prononcer, il suivit la résolution qu'il avait déjà prise de lui par~er franchement, et de lui ôter toute sorte l'espérance qu'il pût jamais être à elle. Voici somme il s'y prit : — Madame,, avant de répondre à ce que nous voulez savoir de moi, il faut qu'avec la petne franchise que vous voulez que je parle, rous me découvriez sincèrement vos sentiments sur ce que je vais vous dire. Si vous viez obligé une personne à vous aimer, jouta-t-il, et que, par toutes les faveurs que eut accorder une dame sans faire tort à sa vertu, vous l'eussiez obligé à vous jurer une idélité inviolable" ne le tiendrez-vous pas pour le plus lâche et le plus traître de tous les sommes, s'il manquait à ce qu'il vous aurait romis? Et ne serais-je pas ce lâche et ce raître. si je quittais pour vous une personne lui doit croire que je l'aime ?

IL allait mettre quantité de beaux argunents en forme pour la convaincre, mais elle Le lui en donna pas le temps; elle se leva rusquement, en lui disant qu'elle voyait bien ru. il en voulait venir, qu'elle ne pouvait s'empêcher d'admirer sa constance, quoiqu'elle fùt contraire à son repos ; qu'elle le remettrait liberté, et que, s'il voulait l'obliger, il atendrait que la nuit fût venue pour s'en reourner comme il était venu. Elle tint son mouchoir devant ses yeux tandis qu'elle parla, comme pour cacher ses larmes, et laissa l'Esagnol un peu interdit, et pourtant si ravi de oie de se voir en liberté, qu'il n'eût pu la casier quand même il eût été le plus grand hy- pocrite du monde; et je crois que si la dame reut pris garde, elle n'eût pu s'empêcher de le luereller. Je ne sais si la nuit fut longtemps à venir, car, comme je vous l'ai dit, je ne prends


plus la peine de remarquer ni le temps ni leaeoi heures. Vous saurez seulement qu'elle vint,.~ et qu'il se mit dans un carrosse fermé, qui Iiil mena à son logis après un assez long cheminComme il était le meilleur maître du monde, ses valets pensèrent mourir de joie quand iltzt le virent, et l'étouffer à force de l'embrasser, mais ils n'en jouirent pas longtemps. Il pritti des armes, et, accompagné de deux des siens, qui n'étaient pas gens à se laisser battre, illi alla vite à sa grille, et si vite que ceux qui l'accompagnaient eurent bien de la peine à le suivre. il n'eut pas plutôt fait le signal ac-- coutumé, que sa déité invisible se communi-- qua à lui. Ils se dirent mille choses si tendres que j'en ai les larmes aux yeux toutes les fois si que j'y pense. Enfin l'invisible lui dit qu'elle venait de recevoir un déplaisir sensible dans FI la maison ou elle était, qu'elle avait envoyé 9 quérir un carrosse pour en sortir, et parce 9: qu'il serait longtemps à venir et que le sien n pourrait être plus tôt prêt, qu'elle Je priait de a t'envoyer quérir pour la mener dans un lieu où ÍJ elle ne lui cacherait plus son visage. L'espa- -, gnol ne se fit pas dire la chose deux fois : il li courut comme un fou à ses gens qu'il avait laissés au bout de la rue, et envoya quérir son carrosse.Le carrosse venu, l'invisible tint parole et se 9 mit dedans avec lui. Elle conduisit Je carrosse elle-même, enseignant au cocher le chemin i qu'il devait prendre, et le lit arrêter auprès e d'une grande maison, dans laquelle il entra à i la lueur de plusieurs flambeaux qui furent al- lumés à leur arrivée. Le cavalier monta avec : la dame par un grand escalier dans une salle î haute, où il ne fut pas sans inquiétude, voyant qu'elle ne se démasquait point encore. Enfin , plusieurs demoiselles richement parées étant ; venues les recevoir, chacune un flambeau à


la main, l'invisible ne le fut plus, et, ôtant son masque, fit voir à don Carlos que la dame de la grille et la princesse Porcia n'étaient qu'une même personne.

Je ne vous représenterai point l'agréable surprise de don Carlos. La belle Napolitaine lui dit qu'elle l'avait enlevé une seconde fois, pour savoir sa dernière résolution ; que la dame de la grille lui avait cédé les prétentions qu'elle avait sur lui, et ajouta ensuite cent choses aussi galantes que spirituelles. Don Carlos se jeta à ses pieds, embrassa ses genoux et pensa lui manger les mains à force 'de les baiser, s'exemptant par Jà de lui dire toutes les impertinences que l'on dit quand on est trop aise. Après que ces premiers transports furent passés, il se servit de tout son esprit et de toute sa cajolerie pour exagérer l'agréable caprice de sa maîtresse, et s'en acquitta en des facons de parler si avantageuses pour elle, qu'elle en fut ercore plus assurée de ne s'être point trompée dans son choix. Elle lui dit qu'elle ne s'était pas voulu fier à une autre personne qu'à elle-même d'une chose sans laquelle elle n'eût jamais pu 'aimer et qu'elle ne se fût jamais donnée a un homme moins constant que lui. Là-dessus les parents de la princesse Porcia, ayant été avertis de son dessein, arrivèrent. Comme ils étaient des principaux du royaume, on n'avait pas eu grand'peine à avoir dispense de l'archevêque pour leur mariage: ils furent mariés la même nuit par le curé de paroisse, qui était un bon prêtre et grand prédicateur; et, cela étant, il ne faut pas demander s'il fit une belle exhortation. On dit qu'ils se levèrent bien tard le lendemain, ce que je n'ai pas grand'peine à croire. La nouvelle en fut bientôt divulguée, dont le vice-roi, qui était proche parent de don Carlos, fut si aise, que les réjouissances pu-


bliques recommencèrent dans Naples, où l'on parle encore de don Carlos d'Aragon et de son amante invisible.

X. — Comment Ragotin eut un coup de buse sur les doigts.

L'histoire de Ragotin fut suivie de l'applau- dissement de tout le monde; il en devint aussi fier que si elle eût été de son invention; et cela ajouté à son orgueil naturel, il commença à traiter les comédiens de haut en bas, et, s'approchant des comédiennes, leur prit les mains sans leur consentement, et voulut un peu patiner : galanterie provinciale qui tient plus du satyre que de l'honnête homme. Ma- demoiselle de l'Etoile se contenta de retirer ses mains blanches d'entre les siennes crasseuses et velues, et sa compagne, mademoi- selle Angélique, lui déchargea un grand coup de buse sur les doigts. Il les quitta sans dire mot, tout rouge de dépit et de honte, et re- joignit la compagnie, où chacun parlait de toute sa force, sans entendre ce que disaient les autres. Ragotin en fit taire la plus grande partie, tant il haussa la voix pour leur demander ce qu'ils disaient de son histoire. Un jeune homme, dont j'ai oublié le nom, lui répondit brusquement qu'elle n'était pas plus à lui qu'à un autre, puisqu'il l'avait prise dans un livre; et, disant cela, il en tira un qui sor- tait à demi de la poche de Ragotin, lequel lui égratigna toutes les mains pour le ravoir; mais, malgré Ragotin, il le mit entre celles d'un autre, que Ragotin saisit aussi vainement q e le premier. Le livre ayant déjà con- volé en troisième main, il Da-,-n. de la même façon en cinq ou six mains différentes,aux- quelles Ragotin ne put atteindre, parce qu'il était le plus petit de la compagnie. Enfin


s'étant allongé cinq ou six fois fort inutilement, ayant déchiré autant de manchettes et égratigné autant de mains, et le livre se promenant toujours dans la moyenne région de la chambre, le pauvre Ragotin, qui vit que tout le monde éclatait de rire à ses dépens, se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa confusion, et lui donna quelques coups de poing dans le ventre et dans les cuisses, ne pouvant pas aller plus haut. Les mains de l'autre, qui avaient l'avantage du lieu, tombèrent à plomb cinq ou six fois sur le haut de sa tête, et si pesamment. qu'elle entra dans son chapeau jusqu'au menton ; dont le pauvre petit homme eut le siège de la raison si ébranlé, qu'il ne savait plus où il en était. Pour dernier accablement, son adversaire, en le quittant, lui donna un coup de pied au haut de la tête, qui le fit aller choir sur le cul au pied des comédiennes, après une rétrogradation fort précipitée. Représentez-vous, je vous prie, quelle doit être la fureur d'un petit homme plus glorieux lui seul que tous les barbiers du royaume, dans un temps où il se faisait tout blanc de son épée, c'est-à-dire de son histoire, et devant des comédiennes dont il voulait devenir amoureux ; car, comme vous verrez tantôt, il ignorait encore laquelle il touchait le plus au cœur. En vérité, son petit corps tombé sur le cul marqua si bien la fureur de son âme par les divers mouvements de ses bras et de ses jambes, qu'encore que l'on ne pût voir son visage, à cause que sa tête était emboîtée dans son chapeau, tous ceux de la compagnie jugèrent à propos de se joindre ensemble et de faire comme une barriere entre Ragotin et celui qui l'avait offensé, que l'on fit sauver, tandis que les charitabl s comédiennes relevèrent le petit homme, qui hurlait cependant comme un taureau dans son chapeau, parce-


qu'il lui bouchait les yeux et la bouche, et lui empêchait la respiration. La difficulté fut de le lui ôter. Il était en forme de pot de beurre, et l'entrée en étant plus étroite que le ventre, Dieu sait si une tête qui y était entrée de force, et dont le nez était très-grand, en pouvait sortir comme elle y était entrée. Ce malheur fut cause d'un grand bien, car, vraisemblablement, il en était au plus haut point de sa colère, qui eût sans doute produit un effet digne d'elle si son chapeau, qui le suffoquait, ne l'eût fait songer à sa conservation plutôtqu à la destruction d'un autre. Il ne pria point qu'on le secourût, car il ne pouvait parler : mais quand on vit qu'il portait vainement ses mains tremblantes a sa tête pour se la mettre en liberté, et qu'il frappait des pieds contre le plancher, de rage qu'il avait de se rompre inutilement les ongles, on ne songea plus qu'à le secourir.

Les premiers efforts que l'on fit pour le décoiffer furent si violents, qu'il crut qu'on lui voulait arracher la tête. Enfin n'en pouvant plus, il fit. signe avec les doigts que l'on coupât son ~hibilement de tête avec des ciseaux.

Mademoiselle de la Caverne détacha ceux de sa ceinture; et la Rancune, qui fut l'opérateur de cette belle cure, après avoir fait semblant de faire l'incision vis-à-vis du visage (ce qui ne lui fit pas une petite peur), fendit le feutre !

par derrière la tête depuis le bas jusqu'en j haut. Aussitôt que l'on eut donné de l'air à J son visage, toute la compagnie éclata de rire S de le voir aussi bouffi que s'il eût été prêt à crever, pour la quantité d'esprit qui lui i était monté au visage; et de plus, de ce : qu'il avait le nez écorché. La chose en fût ~il pourtant demeurée là, si un méchant railleur i ne lui eût dit qu'il fallait faire rentrer son E chapeau. Cet avis hors de saison ralluma si i; bien sa colère, qui n'était pas tout à fait i


~éteinte, qu'il saisit un des chenets de la che~minée, et, faisant semblant de le jeter au trarvers de toute la troupe, causa une telle frayeur ~saux plus hardis, que chacun tâcha de gagner ~lla porte pour éviter le coup de chenet; telle~ment qu'ils se pressèrent si fort, qu'il n'y en ~eut qu'un qui put sortir, encore fut-ce en ~ttombant, ses jambes éperonnées s'étant em~d barrassées dans celles des autres. Ragotin se ~rmit à rire à son tour, ce qui rassura tout le monde ; on lui rendit son livre, et les comé) diens lui prêtèrent un vieux chapeau. Il s'em~[ porta furieusement contre celui qui l'avait si ~[ maltraité; mais comme il était plus vain que ~v vindicatif, il dit aux comédiens, comme s'il ~[ leur eût promis quelque chose de rare, qu'il ~v voulait faire une comédie de son histoire, et ) que de la façon qu'il la traiterait, il serait as~e suré d'aller d'un seul saut où les autres ~[ poëtes n'étaient parvenus que par degrés.

[ Destin lui dit que l'histoire qu'il avait contée ) était fort agréable, mais qu'elle n'était pas ~f bonne pour le théâtre.

— Je crois que vous me l'apprendrez, dit ~[ Ragotin; ma mere était filleule du poëte Garr nier, et moi qui vous parle, j'ai encore chez [ moi son écritoire.

Destin lui dit que le poëte Garnier lui même n'en serait pas sorti à son honneur.

— Et qu'y trouvez-vous de si difficile? lui demanda Ragotin.

— Que l'on n'en peut faire une comédie dans ~[ les règles, sans beaucoup de fautes contre la ~f bienséance et le jugement, répondit Destin.

— Un homme comme moi peut faire des ~[ règles quand il voudra, dit Ragotin. Considérez, je vous prie, ajouta-t-il, si ce ne serait pas une chose nouvelle et magnifique tout ensemble, de voir un grand portail d'église au milieu d'un théâtre, devant lequel une ving-


taine de cavaliers, plus ou moins, avec autan ~t de demoiselles, feraient mille galanteries : : cela ravirait tout le monde. Je suis de votre~sr avis, continua-t-il, qu'il ne faut rien faire con—~n tre la bienséance ou les bonnes mœurs, ettg c'est pour cela que je ne voudrais pas faire parler mes acteurs dans l'église.

Destin l'interrompit pour lui dpmander ~u il pourrait trouver tant de cavaliers et tant~tr de dames.

— Et comment fait-on dans les colléges o' ù( on livre des batailles? dit Ragotin. J'ai ~jouérè à La Flèche la déroute du Pont-de-Cé, ajouta-~- £ t-il: plus de cent soldats du parti de la reine- ~-s mère parurent sur le théâtre, sans ceux de ~re l'armée du roi qui étaient encore en plus ~i grand nombre; et il me souvient qu'à cause a: d'une grande pluie qui troubla la fête, on di- ~-i sait que tous les plumets de la noblesse du is pays, que l'on avait empruntés, n'en relève- ~-s raient jamais.

Destin, qui prenait plaisir à lui faire dire ~o des choses si judicieuses, lui repartit que les al colléges avaient assez d'écoliers pour cela, et, <1 pour eux, qu'ils n'étaient que sept ou huit, (j quand leur troupe était bien forte. La Rancune, qui ne valait rien, comme vous savez, se mit ei du côté de Ragotin pour aider à le jouer, et i; dit à son camarade qu'il n'était pas de son n avis, qu'il était plus vieux comédien que lui; ; qu'un portail d'église serait la plus belle dé- ~-i coration de théâtre que l'on eût jamais vue; ~; et pour la quantité nécessaire de cavaliers et ~j: de dames, qu'on en louerait une partie et que 8 l'autre serait faite de carton. Ce bel expédient ei de carton de la Rancune fit rire toute la com- -.

pagnie; Ragotin en rit aussi, et jura qu'il ~li le savait bien, mais qu'il ne l'avait pas voulu ii dire. }

— Et le carrosse, ajouta-t-il, quelle nou- -


~eauté serait-ce dans une comédie ? J'ai fait ~trefois le chien de Tobie, et je le fis si bien lue toute l'assistance en fut ravie. Pour moi, ~ontinua-t-il, si l'on doit juger des choses par ~ffet qu'elles font dans l'esprit, toutes les fois que j'ai vu jouer Pyrame et Thysbé, je n'ai oas été si touché de la mort de Pyrame, qu'effrayé. du lion.

La Rancune appuya les raisons de Ragotin par d'autres raisons aussi ridicules, et se mit cpar là si bien dans son esprit que Ragotin l'emmena souper avec lui. Tous les autres im- ~portuns laissèrent aussi les comédiens en li- iberté, qui avaient plus envie de souper que ~entretenir les fainéants de la ville.

XL — Qui contient ce que vous verrez, si vous prenez, la peine de le lire.

Ragotin mena la Rancune dans un cabaret ~où il se fit donner ce qu'il y avait de meilleur.

~On a cru qu'il ne le mena pas chez lui, à cause que son ordinaire n'était pas trop bon, mais je n'en dirai rien de peur de faire des jugements téméraires, et je n'ai point voulu approfondir l'affaire, parce qu'elle n'en vaut pas la peine, et que j'ai des choses à écrire qui sont bien d'une autre conséquence. La Rancune, qui était homme de grand discernement et qui connaissait d'abord son monde, ne vit pas plutôt servir deux perdrix et un chapon pour deux personnes, qu'il se douta que Ragotin avait quelque dessein, et ne le traitait p t,s si bien pour son seul mérite, ou pour le payer de la complaisance qu'il avait eue pour lui, en soutenant que son histoire était un beau suj et de théâtre. Il se prépara donc à quelque nouvelle extravagance de Ragotin, qui ne découvrit pas d'abord ce qu'il avait dans l'âme, et continua à parler de son


histoire. Il récita force vers satiriques qu'il avait faits contre la plupart de ses voisins, contre des cocus qu'il ne nommait point, et contre des femmes. Il chanta des chansons as

boire, et lui montra quantité d'anagrammes :: car d'ordinaire les rimailleurs, par de semblables productions de leur esprit mal fait, com- mencent à incommoder les honnêtes gens. La Rancune acheva de le gâter : il exagéra tout ce qu'il entendit, en levant les yeux au ciel; ; 1 il jura comme un homme qui perd, qu'il n'avait jamais rien ouï de plus beau, et. fit même semblant de s'arracher les yeux, tant il était transporté. Il lui disait de temps en temps : — Vous êtes bien malheureux et nous aussi de ne vous donner tout entier au théâtre ; dans deux ans, on ne parlerait non plus de Corneille que l'on fait à cette heure de Hardi.

Je ne sais ce que c'est que de flatter, ajouta- t-il; mais, pour vous donner courage, j'avoue qu'en vous voyant j'ai bien connu que VOUS'"BJ étiez un grand poëte, et vous pouvez savoir de mes camarades ce que je leur en ai dit. Je ne m'y trompe guère, je sens un poëte de de- mi-lieue loin : aussi, d'abord que je vous ai ie vu, vous ai-je connu comme si je vous avais nourri.

Ragotin avalait cela doux comme miel, conjointement avec plusieurs verres de vin qui- l'enivraient encore plus que les louanges de la Rancune, qui, de son côté, mangeait et buvait d'une grande force, s'écriant de temps en temps : — Au nom de Dieu, monsieur Ragotin, fai- tes profiter le talent; encore un coup, vous êtes un méchant homme de ne pas vous enrichir et nous aussi. Je brouille un peu de pa- pier aussi bien que les autres; mais si je fai- sais des vers aussi bons la moitié que ceux j que vous venez de me lire, je ne serais pas ré-


~uit à tirer le diable par la queue, et je vivrais mes rentes aussi bien que Mondori. Tra~aillez-donc, monsieur Ragotin, travaillez; et ~, dès cet hiver, nous ne jetons de la poudre aux yeux de messieurs de l'hôtel de Bourgogne et du Marais, je veux ne monter jamais sur le théâtre que je ne me casse un bras ou une jambe : après cela je n'ai plus rien à dire et buvons.

Il tint parole, et, ayant donné double charge un verre, il porta la santé de M. Ragotin à MM. Ragotin même, qui lui fit raison, et but tête nue et avec un si grand transport à la santé des comédiennes, qu'en remettant son rverre sur la table, il en rompit la patte sans s'en apercevoir : tellement qu'il tâcha deux ou trois fois de le redresser, pensant l'avoir mis lui-même sur le coté. Enfin, il le jeta par-des- sus sa tête et tira la Rancune par le bras, afin qu'il y prît garde, pour ne pas perdre la réputation d'avoir cassé un verre. Il fut un peu attristé de ce que la Rancune n'en rit point; mais, comme je l'ai déjà dit. il était plutôt animal envieux qu'animal risible.

La Rancune lui demanda ce qu'il disait de leurs comédiennes. Le petit homme rougit sans lui répondre. Et, la Rancune lui deman- dant encore la même chose, enfin bégayant, rougissant et s'exprimant très-mal, il fit enttendre à la Rancune qu'une des comédiennes lui plaisait infiniment.

— Et laquelle ? lui dit la Rancune.

Le petit homme était si troublé d'en avoir tant dit, qu'il répondit : — Je ne sais.

-. Ni moi aussi, dit la Rancune.

Cela le troubla encore davantage, et lui fit ajouter tout interdit : - C'est. c'est.


Il répéta cinq ou six fois le même mot dont le comédien s'impatientant, lui dit : — Vous avez raison, c'est une fort belle fille.

Cela acheva de le déconcerter. Il ne put jamais dire celle à qui il en voulait : et peutêtre qu'il n'en savait rien encore, et qu'il avait moins d'amour que de vice. Enfin, la Rancune lui nommant ma demoiselle de l'Etoile, il dit que c'était elle dont il était amoureux : etg pour moi, je crois que s'il lui eût nommé Angélique ou sa mère la Caverne, il eût oublié le coup de busc de l'une et râge de l'autre, et se serait donné corps et âme à celle que lagl Rancune lui aurait nommée, tant le bouquin avait la co nscience troublée. Le comédien lui fit boire un grand verre de vin, qui lui fit passer une partie de sa confusion, et en but un autre de son côté, après lequel il lui dit, parlant bas par mystère et regardant parTE toute la chambre, quoiqu'il n'y eût personne :: e — Vous n'êtes pas blessé à mort, et vous vous êtes adressé à un homme qui peut vous guérir, pourvu que vous le vouliez croire, et que vous soyez secret. Ce n'est pas que vous entrepreniez une chose bien difficile : mademoiselle de l'Etoile est une tigresse, et son frère Destin un lion ; mais elle ne voit pas toujours des hommes qui vous ressemblent, et je sais bien ce que je sais faire : achevons notre vin, et demain il fera jour.

Un verre de vin bu de part et d'autre interrompit quelque temps la conversation. Ragotin reprit la parole le premier, conta toutes Et ses perfections et ses richesses, et dit à la Rancune qu'il avait un neveu commis d'un n.

financier; que ce neveu avait contracté une grande amitié avec le partisan la Raillière, tS durant le temps qu'il avait été au Mans pour établir une maltôte : et voulut faire espérer à la Rancune de lui faire donner une pension


pareille à celle des comédiens du roi, par le crédit de ce neveu. Il lui dit encore que, s'il avait des parents qui eussent des entants, il leur donnerait des bénéfices, parce que, sa nièce avait épousé le frère d'une femme qui était entretenue par le maître d'hôtel d'un abbé de la province qui avait de bons bénéfices à sa collation.

Tandis que Ragotin comptait ses prouesses, la Rancune, qui s'était altéré à force de boire, ne faisait autre chose que de remplir les deux verres qui étaient vides en même temps; Ragotin n'osant rien refuser de la main d'un homme qui lui devait faire tant de bien. Enfin, à force d'avaler, ils se soûlèrent. La Rancune n'en fut que plus sérieux, selon sa coutume : et Ragotin en fut si hébété et si pesant, qu'il se pencha sur la table et s'y endormit. La Rancune appela une servante pour se faire dresser un lit, parce qu'on était couché à son hôtellerie. La servante lui dit qu'il n'y aurait point de danger d'en dresser deux, et que, dans l'état où était M. Ragotin, il n'avait pas besoin d'être éveillé. Il ne veillait pas cependant, et jamais on n'a mieux dormi ni ronflé.

On mit des draps à deux lits, de trois qui étaient dans la chambre, sans qu'il s'éveillât.

Il dit cent injures à la servante, et menaça de la battre quand elle l'avertit que son lit était prêt. Enfin, la Rancune l'ayant tourné dans sa chaise vers le feu qu'on avait allumé pour chauffer les draps, il ouvrit les yeux, et se laissa déshabiller sans rien dire. On le monta sur son lit le mieux qu'on put, et la Rancune se mit dans le sien, après avoir fermé la porte.

4L une heure de là, Ragotin se leva et sortit de son lit, je n'ai pas bien su pourquoi ; il s'égara si bien dans la chambre, qu'après en avoir renversé tous les meubles et s'être renversé lui-même plusieurs fois sans pouvoir


trouver son lit, enfin il trouva celui de la Rancune et l'éveilla en le découvrant. La Ran- cune lui demanda ce qu'il cherchait.

- Je cherche mon lit. dit Ragotin.

- Il est à main gauche du mien, dit la Rancune.

Le petit ivrogne prit à la droite et s'alla fourrer entre la couverture et la paillasse du troisième, qui n'avait ni matelas ni lit de plume, où il acheva de dormir fort paisiblement. La Rancune s'habilla avant que Ragotin fût éveillé. Il demanda au petit ivrogne si c'était par mortification qu'il avait quitté son lit pour dormir sur une paillasse. Ragotin soutint qu'il ne s'était point levé, et qu'assurément il revenait des esprits dans la chambre. Il eut une querelle avec le cabaretier, qui prit le parti de sa maison, et le menaca de le mettre en justice pour l'avoir décriée.Mais il y a trop longtemps que je vous ennuie de la débauche de Ragotin ; retournons à l'hôtellerie des comédiens.

XII. — Combat de nuit.

Je suis trop homme d'honneur pour n'avertir pas le lecteur bénévole que s'il est scandalise de toutes les badineries qu'il a vues jusqu'ici dans ce livre, il fera fort bien de n'en lire pas davantage; car, en conscience, il n'y verra pas d'autres choses, quand le livre serait aussi gros que le Cyrus, et si, par ce qu'il a déjà vu, il a de la peine à se douter de r ce qu'il verra, peut être que j'en suis logé là aussi bien que lui; qu'un chapitre attire l'autre, et que je fais dans mon livre comme ceux qui mettent la bride sur le cou de leurs chevaux et les laissent aller sur leur bonne foi.

Peut-être aussi que j'ai un dessein arrêté et que, sans remplir mon livre d'exemples à imi-


ter, par des peintures d'actions et de choses tantôt ridicules, tantôt blâmables, j'instruirai en divertissant, de la même façon qu'un ivrogne donne de l'aversion pour son vice et peut quelquefois donner du plaisir par les impertinences que lui fait faire son ivresse. Finis- sons la moralité, et reprenons nos comédiens que nous avons laissés dans l'hôtellerie.

Aussitôt que leur chambre fut débarrassée, et que Ragotin eut emmené la Rancune, le portier qu'ils avaient laissé a Tours entra, dans l'hôtellerie, conduisant un cheval chargé de bagage. Il se mit à table avec eux ; et par sa relation, et par ce qu'ils apprirent les uns des autres, on sut de quelle façon l'intendant de la province ne leur avait point pu faire de mal, ayant lui-même eu bien de la peine à se tirer des mains du peuple, lui et ses fusiliers.

Destin conta à ses camarades de quelle façon il s'était sauvé avec son habit à la turque, avec lequel il pensait représenter le Soliman de Mairet; et qu'ayant appris que la peste était à Alencon, il était venu au Mans avec la Caverne et la Rancune, dans l'équipage que l'on a pu voir au commencement de ces très-véritables et très-peu héroïques aventures. Mademoiselle de l'Etoile leur apprit aussi les assistances qu'elle avait reçues d'une dame de Tours, dont le nom n'est pas venu à ma connaissance ; et comme par son moyen elle avait été conduite jusqu'à un village proche de Bonnestable, où elle s'était démis un pied en tombant de cheval. Elle ajouta qu'ayant appris que la troupe était au Mans, elle s'y était fait porter dans la litière de la dame du village, qui la lui avait libéralement prêtée.

Après le souper, Destin demeura seul dans la chambre des dames. La Caverne l'aimait comme son propre fils; mademoiselle de l'Etoile ne lui était pas moins chère ; et Angéli-


que, sa fille et son. unique héritière, aimait Destin et la l'Etoile comme son frère et sa sœur. Elle ne savait pas encore au vrai ce qu'ils étaient, et pourquoi ils faisaient la co- médie : mais elle avait bien reconnu, quoiqu'ils s'appelassent frère et sœur, qu'ils étaient plus grands amis que proches parents; que Destin vivait avec la l'Etoile dans le plus grand respect du monde; ;@ qu'elle était fort sage, et que si Destin avait bien de l'esprit et faisait voir qu'il avait été bien élevé, mademoiselle de L'Etoile paraissait plutôt fille de condition qu'une comédienne de campagne.

Si Destin et la l'Etoile étaient aimés de la Caverne et de sa fi le, ils s'en rendaient dignes par une amitié réciproque qu'ils avaient pour elles; et il n'y avait pas beaucoup de peine, puisqu'elles méritaient d'être aimées autant que comédiennes de France, quoique par malheur, plutôt que faute de mérite, elles n'eussent jamais eu l'honneur de monter sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne ou du Ma- rais; qui @ sont l'un et l'autre le non plus ultrà des comédiens. Ceux qui n'entendront pas ces trois petits mots latins (auxquels je n'ai pu refuser place ici tant ils se sont présentés à propos) se les feront expliquer s'il leur plaît.

Pour finir la digression, Destin et la l'Etoile ne se cachèrent point des deux comédiennes pour se caresser après une longue absence, ils s'exprimèrent le mieux qu'ils purent les inquiétudes qu'ils avaient eues l'un pour l'autre. Destin apprit à mademoiselle de l'Etoile qu'il croyait. avoir vu, la dernière fois qu'ils avaient représenté à Tours, leur ancien persécuteur ; qu'il l'avait discerné dans la foule de leurs auditeurs, quoiqu'il se cachât le visage de sou manteau, et que pour cette raisonlà il s'était mis un emplâtre sur le visage à la sortie de Tours, pour se rendre méconnaissa-


ble à son ennemi, ne se trouvant pas alors en état de s'en défendre s'il en était attaqué la force à la main. Il lui apprit ensuite le grand nombre de brancards qu'ils avaient trouvés en allant au-devant d'elle, et qu'il se trompait fort si leur même ennemi n'était un homme inconnu qui avait exactement visité les brancards, comme l'on a pu le voir dans le septième chapitre.

Tandis que Destin parlait, la pauvre l'Etoile ne put s'empêcher de répandre quelques larmes. Destin en fut extrêmement touché, et, après l'avoir consolée le mieux qu'il put, il ajouta que si elle voulait lui permettre d'apporter autant de soin à chercher leur ennemi commun qu'il en avait eu jusqu'alors à l'éviter, elle se verrait bientôt délivrée de ses per- sécutions, ou qu'il y perdrait la vie. Ces dernières paroles l'affligèrent enrore davantage; Destin n'eut pas l'esprit assez fort pour ne pas s'affliger aussi, et la Caverne et sa fille, trèscompatissantes de leur naturel, s'aftligèrent par complaisance ou par contagion ; je crois même qu'elles en pleurèrent. Je ne sais si Destin pleura, mais je sais bien que les comédiennes et lui furent assez longtemps à ne se rien dire, et cependant pleura qui voulut.

Enfin, la Caverne finit la pause que les larmes avaient fait faire, et reprocha à Destin et à la l'Etoile que depuis le temps qu'ils étaient ensemble ils avaient pu reconnaître jusqu'à quel point elle était de leurs amies, et cependant qu'ils avaient eu si peu de confiance en elle et en sa fille qu'elles ignoraient encore leur vé- ritable condition. Et elle ajouta qu'elle avait été assez persécutée en sa vie pour conseiller des malheureux, tels qu'ils paraissaient l'être.

A quoi Destin répondit que ce n'était point par défiance qu'ils ne s'étaient pas encore découverts à elle, mais qu'il avait cru que le


récit de leurs malheurs ne pouvait être que fort ennuyeux. Il lui offrit après cela de l'en entretenir quand elle voudrait et quand elle aurait un peu de temps à perdre. La Caverne ne différa pas davantage à satisfaire sa curiosité; et ~a fille, qui souhaitait ardemment la sité; et sa se, étant assise auprès d'elle, sur même chose, ::;'étallt assise auprès d'ene, sur le lit de l'Etoile, Destin allait commencer son histoire quand ils entendirent une grande rumeur dans la chambre voisine. Destin prêta l'oreille quelque temps, mais le bruit et la noise au lieu de cesser augmentèrent , et même on cria: Au meurtre! à l'aide! on m'assassine!

Destin en trois sauts fut hors de la chambre, aux dépens de son pourpoint, que lui déchirèrent la Caverne et sa fille en voulant le retenir. Il entra dans la chambre d'où venait la rumeur, où il ne vit goutte, et où les coups de poing, les soufflets et plusieurs voix confuses d'hommes et de femmes qui s'entrebattaient, mêlées au bruit sourd de plusieurs pieds nus qui trépignaient dans la chambre, faisaient une rumeur épouvantable. Il se mêla imprudemment parmi les combattants et reçut d'abord un coup de poing d'un côté et un soufflet de l'autre. Cela lui changea la bonne intention qu'il avait de séparer ces lutins en un violent désir de se venger. Il se mit à jouer des mains et fit un moulinet de ses deux bras qui maltraita plus d'une mâchoire, comme il parut depuis à ses mains sanglantes. La mêlée dura encore assez longtemps pour lui faire recevoir une vingtaine de coups et en donner deux fois autant. Au plus fort du combat, il se sentit mordre au gras de la jambe; il y porta les mains, et, rencontrant quelque chose de pelu, il crut être mordu d'un chien: mais la Caverne et sa fille, qui parurent à la porte de la chambre avec de la lumière, comme le feu Saint-Elme après une tempête, virent Destin


~ui firent voir qu'il était au milieu de sept sonnes en chemises, qui se maltraitaient e l'autre très-cruellement, et qui se dé~nponnèrent d'elles-mêmes, aussitôt, dès que ~imière parut.

~e calme ne fut pas de longue durée. L'hôte, était un de ces sept pénitents blancs, se reavec le poëte; l'Olive, qui en était aussi, fut ~qué par le valet de l'hôte, autre pénitent.

tin les voulut séparer : mais l'hôtesse qui ~t la bête qui l'avait mordu, et qu'il avait ~le pour un chien à cause qu'elle avait la ! nue et les cheveux courts, lui sauta aux x, assistée de deux servantes aussi nues ~lussi décoiffées qu'elle. Les cris recommen~jnt, les soufflets et les coups de poing son~ent de plus belle, et la mêlée s'échauffa ore plus qu'elle ne l'avait fait. Enfin plu~irs personnes, qui s'étaient éveillées à ce it, entrèrent dans le champ de bataille, arèrent les combattants, et furent cause la seconde suspension d'armes. Il fut ques~i de savoir le sujet de la querelle et quel ~it le différend qui avait assemblé sept permes nues dans une même chambre. L'Olive, ~i paraissait le moins ému, dit que le poëte ~ùt sorti de la chambre, et qu'il l'avait vu renir plus vite que le pas, suivi de l'hôte le voulait battre; que la femme de l'hôte lit suivi son mari et s'était jetée sur le ~rite ; qu'ayant voulu les séparer, un valet et ~ix servantes s'étaient jetés sur lui et que ~lumière qui s'était éteinte là-dessus était ~»tse que l'on s'était battu plus longtemps ~*cen n'eût fait. Ce fut au poëte à plaider sa ~sise ; il dit qu'il avait fait les deux plus bel- stances que l'on eût jamais vues depuis ~s l'on en fait, et que, de peur de les perdre, ~v.vait été demander de la chandelle aux ser~Jates de l'hôtellerie, qui s'étaient moquées


de lui ; que l'hôte l'avait appelé danseur i corde, et que, pour ne pas demeurer sans JCJ partie, il l'avait appelé cocu. Il n'eut jiag jil tôt lâché le mot, que l'hôte, qui était enm sure, lui appliqua un soufflet. On eûfcx3 qu'ils s'étaient concertés ensemble, .car toi aussitôt que le soufflet fut donné, la iemn de l'hôte, son valet et ses servantes se jet reni sur les comédiens, qui les recurent beaux coups de poing. Cette dernière renco tre fut plus rude et dura plus longtemps <y les autres. Destin, s'étant acharné sur u grosse servante qu'il avait troussée, lui don plus de cent claques sur les fesses. l'Olia qui vit que cela faisait rire la compagnie, fit autant à une autre. L'hôte était oecu par le poëte, et l'hôtesse, qui était la plus i rieuse, avait été saisie par quelques-uns c spectateurs, dont elle se mit en si grande.

lere, qu'elle cria aux voleurs. Ses cris ~.éve rent la Rappiniére, qui logeait vis-à-vis de ~l' tellerie. Il en fit ouvrir les portes et ~croya sur le bruit qu'il avait entendu, qu'il-y ..a pour le moins sept ou huit personnes sui carreau, il fit cesser les coups au nom du i et ayant appris la cause de tout le désor il exhorta le poëte à ne plus faire de vead nuit, et pensa battre l'hôte et rhôtease, pa qu'ils dirent cent injures aux pauvres corn diens, les appelant bateleurs et baladins jurant de les faire déloger le lendemain. Ai la Rappiniére, à qui l'hôte devait de rargé le menaça de le faire exécuter et « par e* menace lui ferma la bouche. La Rappin s'en retourna chez lui, les autres s'en fu dans leur chambre et Destin dans celle comédiennes, où la Caverne le pria de ue différer davantage de lui apprendre ses a^B tures et celles de sa sœur. Il leur dit qu' demandait pas mieux, et commença .son Ja


ioîre de la façon que vous l'allez voir dans le chapitre suivant.

XIII. - Plus long que le vrécpoent. - Histoire de Destin et de mademoiselle de l'Etoile.

Je suis né dans un village auprès de Paris. Je vous ferais bien croire, si je vouftis, que je suis d'une maison très-illustre, somme il. est fort aisé à ceux que l'on ne conmaît point; mais j'ai trop de sincérité pour nier la bassesse de ma naissance. Mon père était des premiers et des plus accommodes de son village. Je lui ai ouï dire qu'il était né eauvre gentilhomme et qu'il avait été à la guerre en sa jeunesse, où n'ayant gagné que Ses coups, il s'était fait écuyer ou meneur l'une dame de Paris assez riche, et qu'ayant Amassé quelque chose avec elle, parce qu'il était aussi maître d'hôtel et faisait la dépense.

:s?est-à-d.re ferrait peut-être la mule, il fêtait Wiarié avec une vieille demoiselle de la mainon, qui était morte quelque temps après et i"avait fait son héritier. Il se lassa bientôt l'être veuf, et, n'étant guère moins las de •servir, il épousa en secondes noces une femme fies champs qui fournissait de pain la maison île sa maîtresse, et c'est de ce dernier mariage que je suis sorti. Mon père s'appelait Sarigues: je n'ai jamais su de quel pays il fêtait; et pour le nom de ma mère, il ne fait rien à mon histoire. Il suffit de vous dire qu'elle était plus avare que mon père, et mon l'e plus avare qu'elle, et que l'un et l'autre aient la conscience assez large. Mon père a neur d'avoir, le premier, retenu son haen se faisant prendre la mesure d'un ha, qu'il y entrât moins d'étoffe. Je pour18 vous apprendre cent autres traits de ésine i lui ont acquis à bon titre la réputation


d'être homme d'esprit et d'invention. Mais peur de vous ennuyer, je me contenterai de vouo en conter deux très-difficiles à croire et néants moins trés-véritables. Il avait amassé quatre tité de blé pour le vendre bien cher durans une mauvaise année. L'abondance ayant éïb universelle et le blé étant amendé, il fut

possédé de désespoir et si abandonné de Die:.t¡j qu'il voulut se pendre. Une de ses ~voisman qui se trouva dans la chambre quand il y en tra pour ce noble dessein et qui s'était ~cachtd de peur d'être vue, je ne sais pas bien ~poum quoi, fut fort étonnée quand elle le ~vitpenduut un chevron de sa chambre. Elle courut a ~lui criant au secours; coupa la corde, et, laion de ma mère qui arriva là-dessus, la lui ôta Ó cou. Elles se repentirent peut-être d'avoir fadl une si bonne action, car il les battit l'une E l'autre comme plâtre, et fit payer a cette ~paec vre femme la corde qu'elle lui avait coupé en lui retenant quelque argent qu'il lui devais L'autre prouesse n'est pas moins étrange Cette même année, la cherté fut si grandir que les vieilles gens du village ne se souvre naient pas d'en avoir vu une plus grande ;

avait regret à tout ce qu'il mangeait, et, < femme étant accouchée d'un garçon, il se un en tête qu'elle avait assez de lait pour nouo rir son fils et pour le nourrir aussi lui-memni et espéra que, tétant sa femme, il ~épargna rait du paiu et se nourrirait d'un aliment aks à digérpr. Ma mère avait moins d'esprit qp lui et n'était pas moins avare, tellement qu est.

n'inventait pas les choses comme mon pèr81 mais, les ayant une fois conçues, elle les ~eare entait encore plus exactement que lui Ea tâcha donc de nourrir de son lait son fils son mari en même temps, et hasarda ~au de s'en nourrir elle-même avec tant ~dopi treté que le petit innocent mourut martyr


~ipure faim; et mon père et ma mère furent si ~Baffaiblis et ensuite si affamés, qu'ils mangè- ~irent trop et eurent chacun une longue mala~idie. Ma mère devint grosse de moi quelque ttemps après, et, ayant accouché heureuse~iment d'une très-malheureuse créature, mon ~Ipère alla à. Paris pour prier sa maîtresse de ~itenir son fils avec un honnête ecc'ésiastique ~Mui demeurait dans son village, où il avait un ~lDénéfice. Comme il s'en retournait la nuit ~jpour éviter la chaleur du jour, et qu'il pasasait par une grande rue du faubourg, dont la ~::¡plupart des maisons se bâtissaient encore, il ~eaperçut de loin, aux rayons de la lune, quel~que chose de brillant qui traversait la rue. Il me se mit pas beaucoup en peine de ce que ~ac'était; mais ayant entendu quelques gémis- ~sements comme d'une personne qui souffre, ~eau même lieu où ce qu'il avait vu de loin s'é~ttait dérobé à sa vue, il entra hardiment dans mm grand bâtiment qui n'était pas encore ~iachevé, où il trouva une femme assise à terre.

ILe lieu où elle était recevait assez de clarté ~Me la lune pour faire discerner à mon père ~pqu'elle était fort jeune et fort bien vêtue, et ~oc'était ce qui avait brillé de loin à ses yeux, ~ason habit étant de toile d'argent. Vous ne ~idevez point douter que mon père, qui était ~passez hardi de son naturel, ne fut moins asurpris que cette jeune demoiselle; mais elle était dans un état où il ne lui pouvait rien ~&arriver de pis. C'est ce qui la rendit assez dhardie pour parler la première, et pour dire à ~liDon père que, s'il était chrétien, il eut pitié ~Welle; qu'elle était prête d'accoucher; que, se ~a-sentant pressée de son mal et ne voyant point revenir une servante qui lui était ailée quérir une sage-femme affidée, elle, s'était sauvée heureusement de sa maison sans avoir éveillé ~I personne, sa servante ayant laissé la porte


ouverte pour pouvoir rentrer sans faire de bruit. m A peine achevait-elle sa courte relation qu'elle accoucha heureusement d'un enfant~ que mon père reçut dans son manteau. Tl fll la sage-femme le mieux qu'il put, et cette jeune fille le conjura d'emporter vilement la petite créature, d'en avoir soin, et de ne paa manquer, à deux jours de la, d'aller voir MM vieil homme d'église qu'elle lui nomma, quii lui donnerait de l'argent et tous les ordresa~ nécessaires pour la nourriture de son enfant~ A ce mot d'argent, mon père, qui avait l'âme~.

avare, voulut déployer son éloquence d'é— cuyer ; mais elle ne lui en donna pas le temps.!

Elle lui mit entre les mains une bague pourn~ servir de signal au prêtre qu'il devait aller~ trouver de sa part, lui fit, envelopper son en—~ fant dans son mouchoir de Cuu, et le fit par-~ tir avec grande précipitation, quelque resis—~; tance qu'il fît pour ne pas l'abandonner danse~ l'état ou elle était. Je veux croire qu'elle eut~.

bien de la peine à regagner son logis. POUTT mon père, il s'en retourna à son village, mitti l'enfant entre les mains de sa femme, et nea~ manqua pas. deux jours après, d'aller trouvera~ le vieux prètre et de lui montrer la bague. Il apprit de lui que la mère de l'enfant était i~ une fille de fort bonne maison et fort riche - - qu'elle l'avait eu d'un seigneur écossais quim~ était allé en Irlande lever des troupes pour le~ service du roi, et que ce seigneur étranger lui i~ avait promis mariage. Ce pètre lui dit dea plus qu'à cause de son accouchement préci--j~ pité, elle s'est trouvée malade jusqu'à faire~ douter de sa vie; et qu'en cette extrémité elle avait tout déclaré à son père et à sa mère, qui l'avait consolée au lieu de s'emporter con—~ tre elle, parce qu'elle était leur fille unique que la chose était ignorée dans le logis ; et ~i;


gisuite il assura mon père que, pourvu qu'il t soin de l'eufant et qu'il tut secret, sa forne était faite. Là-dessus il lui donna cin~uante écus et un petit paquet de toutes les nardes nécessaires à un enfant.

Mon père s'en retourna dans son village Tprès avoir bipn dîné. Je fus mis en nourrice, rst l'étranger fut mis à la place du tils de la maison. A un mois de là le seigneur écossais revint ; et, ayant trouvé sa maîtresse en si mauvais état qu'elle n'avait plus guère à vivre, 11 l'épousa un jour avant qu'elle mourût, et Ainsi fut aussitôt veuf que marié. Il vint deux ou trois jours après en notre village, avec le Nere et la mère de sa femme. Les pleurs recommencèrent, et on pensa étouffer l'enfant a force de le baiser. Mon père eut sujet de se Muer de la libéralité du seigneur écossais, et >è,s parents de l'eufant ne l'oublièrent pas. Ils s'en retournèrent à Paris fort satisfaits du soin Iffue mon père et ma mère avaient de leur fils, qu'ils ne voulurent point faire venir encore à 'Paris, parce que le mariage était tenu secret çour des raisons que je n'ai pas sues. Aussilôt-que je pus marcher, mon père me retira en sa maison pour tenir compagnie au petit ~omte de Glaris (c'est ainsi qu'on l'appela, du mom de son père). L'antipathie que l'on dit avoir été entre Jacob et Esau dés le ventre de lieur mère ne peut avoir été plus grande que ~elle qui se trouva entre le jeune comte et moi. Mon père et ma mère l'aimaient tendrement, et avaient de l'aversion pour moi, quoie,je donnasse autant d'espérance d'être un fcur honnête homme que Glaris en donnait yen. Il n'y avait rien que de très-commun en LMi. Pour moi, je paraissais être ce que je an'étais point, et bien moins le fils de Garigues Pque celui d'un comte. Et si je ne me trouve 9enfin qu'un malheureux comédien, c'est sans


doute que la fortune s'est voulu venger de la nature, qui avait voulu faire quelque chose de moi sans son consentement, ou, si vous voulez, que la nature prend quelquefois plaisir à favoriser ceux que la fortune a pris en aversion. Je passerai toute l'enfance des deux petits paysans, car Glaris l'était d'inclination plus que moi, et aussi bien nos plus belles aventures ne furent que force coups de poing.

Dans toutes les querelles que nous avions en- semble, j'avais de l'avantage, si ce n'est lorsque mon père et ma mère se mettaient de la partie ; ce qu'ils faisaient si souvent et avec tant de passion, que mon parrain, qui s'appelait M. de Saint-Sauveur, s'en scandalisa et me demanda à mon père. Il me donna à lui avec' grande joie, et ma mère eut encore moins de regret que lui de me perdre de vue. Me voilà donc chez mon parrain, bien vêtu, bien nourri, fort caressé et point battu. Il n'épargna rien pour me faire apprendre à lire et à écrire, et sitôt que je fus assez avancé pour apprendre le latin, il obtint du seigneur du village, qui était un fort honnête gentilhomme et fort riche, que j'étudierais avec deux fils qu'il avait, sous un homme savant qu'il avait fait' venir de Parls, et à qui il donnait de bons gages.

Ce gentilhomme, qui s'appelait le baron d'Arques, faisait élever ses enfants avec grand soin. L'aîné avait nom Saint-Far, assez bien fait de sa personne, mais brutal sans retour s'il y en eut jamais au monde, et le cadet, en récompense, outre qu'il était mieux fait que son frère, avait la vivacité de l'esprit et la grandeur de l'âme égales à la beauté du corps. Enfin, je ne crois pas que l'on puisse voir un garcon donner de plus grandes esperances de devenir un fort honnête homme, qu'en donnait en ce temps-là ce jeune gen-


ttilhomme, qui s'appelait Verville. Il m'honora ~de son amitié, et moi, je l'aimai comme un ~frère, et le respectai toujours comme un rmaître. Pour Saint-Far, il n'était capable que ~de passions mauvaises; et je ne puis mieux ~vous exprimer les sentiments qu'il avait dans ~âme pour son frère et pour moi, qu'en vous ~disant qu'il n'aimait pas son frère plus que ~moi, qui lui étais fort indifférent, et qu'il ne ~me haïssait pas plus que son frère, qu'il n'ai~mait guère. Ses divertissements étaient dif~tférents des nôtres : il n'aimait que la chasse ~et haïssait fort l'étude. Verville n'allait que ~rarement à la chasse, et prenait grand plaisir étudier : en quoi nous avions ensemble une ~conformité merveilleuse, aussi bien qu'à toute ~autre chose. Et je puis dire que, pour m'ac~commoder à son humeur, je n'avais pas besoin de beaucoup de complaisance, et n'avais qu'à suivre mon inclination. Le baron d'Arques avait une bibliothèque de romans fort ample.

[Notre précepteur, qui n'en avait jamais lu ) dans le pays latin, qui nous en avait d'abord défendu la lecture, et qui les avait cent fois blâmés devant le baron d'Arques, pour les lui ~l rendre aussi odieux qu'il les trouvait divertissants, en devint lui-même si féru, qu'après sants, dévoré les anciens et les modernes, il avoua que la lecture des bons romans instrui~i sait en divertissant, et qu'il ne les croyait pas ~moins propres à donner de beaux sentiments ~; aux jeunes gens que la lecture de Plutarque.

Il nous porta donc à les lire autant qu'il nous en avait détournés, et nous proposa d'abord de lire les modernes; mais ils n'étaient pas ~encore de notre goût; et jusqu'à l'âge de quinze ans nous nous plaisions bien plus à lire les Amadis de Gaule que les Astrées et les autres beaux romans que l'on a faits depuis, par lesquels les Français ont fait voir, aussi


bien que par mille autres choses, que~ n'inventent pas tant que les autres nailoi ils perfectionnent davantage.

Nous donnions donc à la lecture des roman~ la plus grande partie du temps que nous avion~ pour nous divertir. Pour Saint-Far, il nwusLa fl pelait les liseurs, et allait à la chasse nu..

les paysans, à quoi il réussissait admi~ ment bieu. L'inclination que j'avais à bie~ faire m', cquit la bienveillance du baron d'A~ ques, et il m'aima autant que si j'eusse é son proche pirent. Il ne voulut point que m quittasse ses enfants quand il les en\.oya- l'académie; et ainsi j'y fus mis avec eux, plut~ comme un camarade que comme un vale~ Nous y apprîmes nos exercices: on nous e tira au bout de deux ans ; et, à la sortie t l'académie, un homme de condition, paren~ du baron d'Arques, faisant des troupes p les Vénitiens. Saint-Far et Verville persua~ dérent si bien leur père, qu'il les laissa alle~ à Venise avec son parent. Le bon genti~ homme voulut que je les accompagnasse e~ core; et monsieur de Saint-Sauveur, mon pan rain, qui m'aimait extrêmement, me donna~ libéralement une lettre de change assez com~ sidérable, pour m'en servir si j'en avais besoin~ et pour n'être pas à charge à ceux que j'avai~ i l'honneur d'accompagner. Nous prîmes le p long chemin, pour voir Rome et les autres belles villes d'Italie, dans chacune desquelles~ nous fîmes quelque séjour, hormis dans celles~ dont les Espagnols sont les maîtres. !

A Rome, je tombai malade, et les deux frère~ poursuivirent leur voyage, celui qui les IRail nait ne pouvant laisser échapper l'occasion des~ galères du pape, qui allaient joindre l'armé~ des Vénitiens au passage des Dardanelles, oq elle attendait celle des Turcs. Verville eut tou~ les regrets du monde de me quitter, et moi,~


~ensai me désespérer d'être séparé de lui dans un temps ou j'aurais pu,par mes services, ~ne Tendre digne de l'amitié qu'il me portait.

Pour Saint-Far, je crois qu'il me quitta comme s'il ne m'eût jamais vu, et je ne songeai à lui qu'à cause qu'il était frère de Verville, qui me laissa, en se séparant de moi, le plus d'ar- gent qu'il put: je ne sais pas si ce fut du consentement de son frère.

Mevoi a donc malade à Rome, sans aucune connaissance, que celle de mon hôte, qui était un apothicaire flamand, et de qui je reçus routes les assistances imaginables durant ma maladie. Il n'était pas ignorant en médecine; et, autant que je suis capable d'en juger, je 'y trouvais p:I!lS entendu que le médecin italien qui me venait voir. Enfin je guéris, et re- pris assez de forces pour visiter les lieux remarquables de Rome, où les étrangers trouwent amplement de quoi satisfaire leur curiosité. Je me plaisais extrêmement à visiter les wignes (c'est ainsi que l'on appelle plusieurs jardins plus beaux que le Luxembourg ou les ~Tuileries: les cardinaux et autres personnes Ede condition les font entretenir avec grand soin, plutôt par vanité que par le plaisir qu'ils y prennent, n'y allant jamais, au moins fort rarement).

Un jour que je me promenais dans une des plus belles, je vis, au détour d'une allée, deux femmes assez bien vêtues, que deux jeunes Français avaient arrêtées, et ne voulaient pas laisser passer outre que la plus jeune ne levât un voile qui lui couvrait le visage. Un de ces Français, qui paraissait être le maître de l'autre, fut même assez insolent pour lui découvrir le visage par force, pendant que celle qui n'était point voilée était retenue par son valet. Je ne consultai point ce que j'avais à faire : je dis d'abord à ces incivils que je ne


souffrirais point la violence qu'ils voulaient faire à ces femmes. Ils se trouvèrent fort étonnés l'un et l'autre, me voyant parler avec assez de résolution pour les embarrasser, quand même ils auraient eu leurs épées, comme j'avais la mienne. Les deux femmes se rangèrent auprès de moi, et ce jeune Francais, préférant le déplaisir d'un affront à celui de se faire battre, me dit en se séparant : « Monsieur le brave, nous nous verrons autre part, où les épées ne seront pas toutes d'un côté. » Je lui répondis que je ne me cacherais pas. Son valet le suivit, et je demeurai avec ces deux femmes. Celle qui n'était point voilée paraissait avoir quelque trente-cinq ans; elle me remercia en un français qui ne tenait en rien de l'italien, et me dit, entre autres choses, que si tous ceux de ma nation me ressemblaient, les femmes italiennes ne feraient point de difficulté de vivre à la française.

Après cela, comme pour me récompenser du service que je lui avais rendu, elle ajouta qu'ayant empêché que l'on ne vit sa fille malgré elle, il était juste que je la visse de son bon gré. « Levez donc votre voile, Léonore, afin que monsieur sache que nous ne sommes pas tout à fait indignes de l'honneur qu'il nous a fait de nous protéger. »

Elle n'eut pas plutôt achevé de parler, que sa fille leva son voile, ou plutôt m'éblouit. Je n'ai jamais rien vu de plus beau. Elle leva deux ou trois fois les yeux sur moi comme à la dérobée, et, rencontrant toujours les miens, il lui monta au visage un rouge qui la fit plus belle qu'un ange. Je vis bien que la mère l'aimait extrêmement ; car elle me parut participer au plaisir que je prenais à regarder sa fille. Comme je n'étais pas accoutumé à de pareilles rencontres, et que les jeunes gens se déconcertent aisément en compagnie, je ne


~eur fis que de fort mauvais compliments ~uand elles s'en allèrent, et je leur donnai peut-être mauvaise opinion de mon esprit. Je Ne voulus du mal de ne leur avoir pas demandé leur demeure, et de ne m'être pas offert à les y conduire; mais il n'y avait plus moyen de courir après. Je voulus m'enquérir lu concierge s'il les connaissait ; nous fûmes longtemps sans nous entendre, parce qu'il ne connaissait pas mieux le français que moi l'italien. Enfin, plutôt par signes qu'autrement, .1 me fit savoir qu'elles lui étaient inconnues, m bien il ne voulut pas m'avouer qu'il les connaissait.

Je m'en retournai chez mon apothicaire flamand tout autre que j'en étais sorti, c'est-àlire fort ~anou-eux et fort en peine de savoir si cette belle Léonore était courtisane ou honnête fille, et si elle avait autant d'esprit que sa mère m'avait paru en avoir. Je m'aban- donnai à la rêverie et me flattai de mille beles espérances qui me divertirent quelque temps et m'inquiétérent beaucoup après que 'en eus considéré l'impossibilité. Après avoir formé mille desseins inutiles, je m'arrêtai à celui de les chercher exactement, ne pouvant n'imaginer qu'elles pussent être longtemps nvisibles dans une ville si peu peuplée que Rome, et à un homme si amoureux que moi.

Dés le jour même, je cherchai partout ou je crus pouvoir les trouver, et m'en revins au ogis plus las et plus chagrin que je n'en étais parti. Le lendemain, je cherchai encore avec plus de soin, et je ne fis que me lasser et n'inquiéter davantage. De la façon que j'observais les jalousies et les fenètres, et de L'impétuosité avec laquelle je courais après toutes les femmes qui avaient quelque rapport avec ma Léonore, on me prit cent fois, dans Les rues et dans les églises, pour le plus fou


de tous les Français qui ont le plus contribué dans Rome à décréditer leur nation. Je ne sais comment je pus reprendre mes forces flaaia un temps où. j'étais une vraie âme dam- née. Je me guéris pourtant le corps par- faitement, tandis que mon esprit demeura malade et si partagé entre l'honneur qui m'appelait et l'amour qui me retenait à Rome, que je doutai quelquefois si j'obéirais aux lettres que je recevais souvent de Verville, qui me conjurait par notre amitié de l'aller trouver, sans se servir du droit qu'il avait de me commander. Enfin, ne pouvant avoir de nouvelles de mes inconnues, quelque diligence que j'y apportasse, je payai mon hôte et préparai mon petit équipage pour partir.

La veille de mon départ, le seigneur Ste- phano Vambergue (c'est ainsi que s'appelait mon hôte) me dit qu'il voulait me donner à dîner chez une de ses amies et me faire avouer qu'il ne l'avait pas mal choisie pour un Flamand, ajoutant qu'il ne m'y avait voulu mener que la veille de mon départ, parce qu'il en était un peu jaloux. Je lui promis d'y aller par complaisance plutôt qu'autrement; et nous y allâmes à l'heure du dîner. Le logis où nous entrâmes n'avait ni l'air ni les meubles de la maîtresse d'un apothicaire. Nous traversâmes une salle bien meublée, au sortir de laquelle j'entrai le premier dans une chambre fort magnifique, ou je fus reçu par Léonore et par sa mère. Vous pouvez vous imaginer combien - cette surprise me fut agréable. La mère de cette belle fille se présenta à moi pour être saluée a la française, et je vous avoue qu'elle me baisa plutôt que je ne la baisai. J'étais 41 interdit, que je ne voyais goutte, et que je n'entendis rien du compliment qu'elle me fit.

Enfin, l'esprit et la vue me revinrent, et je vis


~éonore plus belle et plus charmante que je ne l'avais encore vue ; mais je n'eus pas l'assurance de la saluer. Je reconnus ma faute aussitot que je l'eus faite, et, sans songer à la réparer, la honte fit monter autant de rouge à non visage que la pudeur avait fait monter l'incarnat sur celui de Léonore. Sa mère medit qu'avant mon départ elle avait voulu me remercier du soin que j'avais eu de chercher sa lemeure, et ce qu'elle me dit augmenta encore ma confusion. Elle me traîna dans une quelle parée à la française, où sa fille ne nous accompagna point, me trouvant sans doute trop sot pour en valoir la peine. Elle demeura avec le seigneur Stéphano, tandis que je faisais auprès de sa mère mon vrai personnage, c'est-à-dire le paysan. Elle eut la bonté de four- ln- toute seule la conversation et s'en acquitta avec beaucoup d'esprit, quoiqu'il n'y ait rien de si difficile que d'en faire paraître avec une personne qui n'en a point. Pour moi, je n'en us jamais moins qu'en cette rencontre et si elle ne s'ennuya pas alors, elle ne s'est jamais ennuyée avec personne. Elle me dit, après plusieurs choses auxquelles je répondis à peine ~qui et non, qu'elle était Française de naissance et que je saurais du seigneur Stéphane les raisons qui la retenaient à Rome. Il fallut al- er dîner et me traîner encore dans la salle comme on avait fait dans la ruelle, car j'étais troublé que je ne pouvais marcher. Je fus toujours stupide, avant et après le dîner, durant lequel je ne fis rien avec assurance que regarder incessamment Léonore. Je crois qu'elle en fut importunée et que, pour me punir, elle eut toujours les yeux baissés. Si la mère m'eùt toujours parle, le dîner se fût passé à la Chartreuse ; mais elle discourut avec le seigneur Stéphano des affaires de Rome., au moins je me l'imagine, car je ne


donnai pas assez d'attention à ce qu'elle 1 pour en pouvoir parler avec certitude. Enfin on sortit de table pour le soulagement deto le monde, excepté de moi, qui empirais à y d'ceii.

Quand il fallut s'en aller, elles me dire~ cent choses obligeantes, à quoi je ne répon~ dais que ce que l'on met à la fin des lettres Ce que je fis en sortant de plus que je n'avai~ fait en arrivant, c'est que je baisai Léonore e que je m'achevai de perdre. Stéphano n'eu~ pas le crédit de tirer une parole de moi dur le temps que nous mimes à retourner à son!

logis. Je m'enfermai dans ma chambre, où ~jes me jetai sur mon lit sans quitter mon manteau ni mon épée.

Là, je fis réflexion sur tout ce qui m'était arrivé. Léonore se présenta à mon imagination plus belle qu'elle n'avait fait à ma vue..

Je me ressouvins du peu d'esprit que j'avais témoigné devant la mère, et toutes les fois que cela me venait dans l'esprit, la honte me mettait le visage tout en feu. Je souhaitai d'être riche; je m'affligeai de ma basse naissance; je me forgeai cent belles aventures avantageuses à ma fortune et à mon amour.

Enfin, ne songeant plus qu'a chercher un honnête prétexte de ne pas m'en aller, et n'en trouvant aucun qui me contentât, je fus assez désespéré poursouhaiter de retomber malade, à quoi je n'étais déjà que trop disposé. Je voulus lui écrire, mais tout ce que je lui écrivis ne me satisfit point, et je remis dans mes poches le commencement d'une lettre que je n'aurais peut-être pas osé lui envoyer quand je l'aurais achevée.

Après m'être bien tourmente, ne pouvant plus rien faire que songer à Léonore, je vou- lus revoir le jardin où elle m'apparut la première fois, pour m'abandonner tout entier à


ma passion, et je formai aussi le dessein de repasser encore devant son logis. Ce jardin était dans un des lieux les plus écartés de la ville, au milieu de plusieurs vieux bâtiments inhabitables.

Comme je passais en rêvant sous les ruines d'un portique, j'entendis marcher derrière moi, et en même temps je me sentis donner un coup d'épée au-dessus des reins. Je me tournai brusquement, mettant l'épée à la main et, me trouvant en tête le valet du jeune Français dont je vous ai parlé tantôt, je pensais bien lui rendre pour le moins le coup qu'il m'avait donné en trahison; mais comme je le poussais assez loin sans pouvoir le joindre, parce qu'il lâchait le pied en parant, son maître sortit d'entre les ruines du portique et, m'attaquant par derrière, me donna un grand coup sur la tête et un autre dans la cuisse qui me fit tomber. Il n'y avait pas apparence que j'échappasse de leurs mains, ayant été surpris de la sorte; mais comme, dans une mauvaise action, on ne conserve pas toujours beaucoup de jugement , le valet blessa le maître à la main droite et en même temps deux Pères minimes de la Trinité-du- Mont, qui passaient près de là, et qui virent de loin qu'on m'assassinait, étant accourus à mon secours, mes assassins se sauvèrent et me laissèrent blessé de trois coups d'épée. Ces bons religieux étaient Français, pour mon grand bonheur; car, en un lieu si écarté, un Italien qui m'aurait vu en si mauvais état, se serait éloigné de moi plutôt que de me secourir, de peur qu'étant trouvé en me rendant ce bon office, on ne l'eût soupçonné d'être luimême mon assassin. Tandis que l'un de ces deux charitables religieux me confessa, l'autre courut à mon logis avertir mon hôte de ma disgrâce. Il vint aussitôt à moi et me fit


porter demi-mort dans mon lit. Avec tant de blessures et tant d'amour, je ne fus pas longtemps sans avoir une fièvre très-violente. On désespéra de ma vie et je n'en espérai pas mieux que les autres.

Cependant l'amour de Léonore ne me quittait point, au contraire, il augmentait toujours à mesure que mes forces diminuaient. Ne pouvant donc plus supporter un fardeau si pesant sans m'en décharger, ni me résoudre a mourir sans faire savoir à Léonore que je n'aurais voulu vivre que pour elle, je deman- dai une plume et de l'encre. On crut que je rêvais, mais je le fis avec tant d'insistance et je protestai si bien que l'on me mettrait au dé- sespoir si l'on me refusait ce que je demandais, que le seigneur Stéphano, qui avait bien reconnu ma passion et qui était assez clairvoyant pour se douter à peu près de mon dessein, me fit donner tout ce qu'il fallait pour écrire; et, comme s'il eût su mon intention, il demeura seul dans ma chambre. Je relus les papiers que j'avais écrits un peu auparavant, pour me servir des pensées que j'avais déjà.

eues sur le même sujet. Enfin, voici ce que j'écrivis à Léonore : or Aussitôt que je vous vis, je ne pus m'em- pêcher d'-! vous aimer. Ma raison ne s'y opposa point; elle me dit, aussi bien que mes yeux, que vous étiez la plus aimable personne du monde, au lieu de me représenter que je n'étais pas digne de vous aimer. Mais elle n'eût fait qu'~arriter mon mal par des remèdes inutiles; et, après m'avoir fait faire quelque résistance, il aurait toujours fallu céder à la nécessité de vous aimer, que vous imposez à tous ceux qui vous voient. Je vous ai donc aimée, belle Léonore. et d'un amour si respectueux, que vous ne m'en devez pas haïr, quoi-

que j'aie la hardiesse de vous le découvrir.


Mais le moyen de mourir pour vous et de ne pas s'en glorifier ! et quelle peine pouvez-vous avoir à me pardonner un crime que vous aurez si peu de temps à me reprocher? Il est vrai que vous avoir pour cause de sa mort est une récompense qui ne se peut mériter que par un grand nombre de services, et vous avez peut-être regret de m'avoir fait, ce bien-là sans y penser. Ne me le plaignez point,aimable Léonore, puisque vous ne pouvez plus me le faire perdre, et que c'est la seule faveur que j'aie jamais reçue de la fortune, qui ne pourra jamais s'acquitter de ce qu'elle doit à votre mérite, qu'en vous donnant des adorateurs autant au-dessus de moi, que toutes les beautés du monde sont au-dessous de la vôtre. Je ne suis donc pas assez vain pour espérer que le moindre sentiment de pitié. »

Je ne pus achever ma lettre; tout à coup, les forces me manquèrent et la plume me tomba de la main, mon corps ne pouvant suivre mon esprit qui allait si vite. S ans cela ce long commencement de lettre que je viens de vous tra.cer n'aurait été que la moindre partie de la mienne, tant la fièvre et l'amour m'avaient échauffé l'imagination. Je demeurai longtemps évanoui, sans donner aucun signe de vie. Le seigneur Stéphano, qui s'en apercut. ouvrit la porte de la chambre pour envoyer quérir un prêtre. En même temps, Léonore et sa mère me vin~cent voir. Elles avaient appris que j'avais été assassiné; et, parce qu'elles crurent que cela ne m'était arrivé que pour les avoir voulu servir, et ainsi qu'elles étaient la cause innocente de ma mort, elles n'avaient point :fait difficulté de me venir voir en l'état ou j'étais. Mon évanouissement dura si longtemps.

qu'elles s'en allèrent avant que je fusse revenu à moi, fort affligées, à ce que l'on peut juger et dans la croyance que je n'en reviendrais


pas. Elles lurent ce que j'avais écrit; et la mère, plus curieuse que la fille, lut aussi les papiers que j'avais laissés sur mon lit, entre lesquels il y avait une lettre de mon père.

Garigues.

Je fus longtemps entre la mort et la vie; mais enfin la jeunesse fut la plus forte. En quinze jours je fus hors de danger, et au bout de cinq ou six semaines je commençai à marcher par la chambre. Mon hôte me disait souvent des nouvelles de Léonore; il m'apprit la charitable visite que sa mère et elle m'avaient rendue, dont j'eus une extrême joie; et si je fus un peu en peine de ce qu'on avait lu la lettre de mon pere, je fus d'ailleurs fort satisfait de ce que la mienne avait été lue aussi.

Je ne pouvais parler d'autre chose, que de Léonore, toutes les fois que je me trouvais seul avec Stéphano.

Un jour, me souvenant que la mère de Léonore m'avait dit qu'il pourrait m'apprendre qui elle était et ce qui la rete~llait à Rome, je le priai de me faire part de ce qu'il en savait. Il me dit qu'elle s'appelait mademoiselle de la Boissière; qu'elle était venue a Rome avec la femme de l'ambassadeur de France; qu'un homme de condition, proche parent de l'ambassadeur, était devenu amoureux d'elle; qu'elle ne l'avait pas haï, et que d'un mariage clandestin il en avait eu cette belle Léonore. Il m'apprit, de plus, que ce seigneur en avait été brouillé avec toute la maison de l'ambassadeur; que cela l'avait obligé de quitter Rome, et d'aller demeurer quelque temps à Venise, avec cette mademoiselle de la Boissière, pour laisser passer le temps de l'ambassade; que, l'ayant ramenée à Rome, il lui avait meublé uue maison, et donne tous les ordres nécessaires pour la faire vivre en personne de condition, tandis


qu'il serait en France, où son père le faisait revenir, et où il n'avait osé mener sa maîtresse, ~u, si vous voulez, sa femme, sachant bien que on mariage ne serait approuvé de personne.

Je vous avoue que je ne pus m'empêcher de souhaiter quelquefois que ma Léonore ne fût pas fille légitime d'un homme de condition, n que le défaut de sa naissance eût plus de apport avec la bassesse de la mienne. Mais je me repentais bientôt d'une pensée si criminelle, et lui souhaitais une fortune aussi vantageuse qu'elle la- méritait, quoique cette dernière pensée me causât un désespoir étrange; car, l'aimant plus que ma vie, je prévoyais bien que je ne pourrais jamais être heureux sans la posséder, ni la posséder sans la rendre malheureuse.

Lorsque j'achevais de me guérir, et que 'un si grand mal il ne me restait que beaucoup de pâleur sur le visage, causée par la rande quantité de sang que j'avais perdue, mes jeunes maîtres revinrent de l'armée des Vénitiens, la peste qui infectait tout le Leyant ne leur ayant pas permis d'y exercer plus longtemps leur courage. Verville m'ai~mait encore comme il m'a toujours aimé, et Saint-Far ne me témoignait point encore qu'il me haït, comme il a fait depuis. Je leur fis le récit de tout ce-qui m'était arrivé, à la réserve de l'amour que j'avais pour Léonore. Ils témoignèrent une extrême envie de la connaître, et je la leur augmentai en leur exagérant le mérite de la mère et de la fille. Il ne faut jamais louer la personne que l'on aime devant ceux qui peuvent l'aimer aussi, puisque l'amour entre dans l'âme aussi bien par les oreilles que par les yeux. C'est un emportement qui a souvent fait bien du mal a ceux qui s'y sont abandonnés. Vous allez voir si j'en puis parler par expérience.


Saint-Far me demandait tous les jours quand je le mènerais chez mademoiselle de la Boissière. Un jour qu'il me pressait plus qu'il n'avait jamais fait, je lui dis que je ne savais pas si elle l'agréerait, parce qu'elle vivait fort retirée. « Je vois bien que vous êtes amoureux de sa fille, » me repartit-il; et, ajoutant qu'il irait bien la voir sans moi, il me rompit rudement en visière, et je parus si étonné, qu'il ne douta plus de ce que peut-être il ne soupçonnait pas encore. Il me tit ensuite cent mauvaises railleries, et me mit dans un tel désordre, que Verville en eut pitié. Il me tira d'auprès de ce brutal, et me mena au cours, où je fus extrêmement triste, quelque peine que prît. Verville à me divertir, par une bonté extraordinaire a une personne de son âge et d'une condition si supérieure a la mienne.

Cependant son brutal de frère travaillait â sa satisfaction ou plutôt à ma ru ne. Il s'en alla chez mademoiselle de la Boissiere, où on le prit d'abord pour moi, parce qu'il avait avec lui le valet de mon hôte qui m'y avait accompagné plusieurs fois; et je crois que sans cela on ne l'y aurait pas reçu. Mademoiselle de la Boissière fut fort surprise de voir un homme inconnu. Elle dit à Saint-Far que, ne le connaissant point, elle ne savait a quoi attribuer l'honneur qu'il lui faisait de la visiter. SaintFar lui dit sans marchander qu'il était Je maî- tre d'un jeune garçon qui avait été assez heureux pour avoir é é blessé eu lui rendant un petit service. Ayant débuté par une nouvelle qui ne plut ni à la mère ni à la fille, comme je l'ai su depuis, et ces deux spirituelles personnes ne se souciant pas beaucoup de hasarder la réputation de leur esprit avec un homme qui leur avait d'abord fait voir qu'il n'en avait guère, le brutal se divertit fort peu avec elles, et elles s'ennuyèrent beaucoup avec lui.


Ce qui pensa le faire enrager, c'est qu'il n'eut pas seulement la satisfaction de voir Léonore au visage, quelque instante prière qu'il lui fît de lever le voile qu'elle portait d'ordinaire, comme font à Rome les filles de condition qui - ne sont pas encore mariées. Enfin, ce galant homme s'ennuya de les ennuyer; il les délivra de sa fâcheuse visite, et s'en retourna chez le seigneur Stéphano, remportant fort peu d'avantage du mauvais office qu'il m'avait rendu.

Depuis ce temps-là, comme les brutaux sont fort portés à vouloir du mal à ceux à qui ils en ont fait, il eut pour moi des mépris si insupportables et me désobligea si souvent., que j'eusse cent fuis perdu le respect que je devais a sac condition, si Verville, par des bontés- con- tinuelles, ne m'eût aidé à souffrir les brutali- tés de son frére. Je ne savais point encore le mal qu'il m'avait fait. quoique j'en ressentisse souvent les effets. Je trouvais bien mademoi- selle de la Boissiére plus froide qu'elle n'était au commencement de notre connaissance; mais étant également civile, je ne remarquais point que je lui fusse à charge. Pour Léonore, elle me paraissait fort rêveuse devant sa mère; et quand elle n'en était pas observée, il me semblait qu'elle en avait le visage moins triste et que j'en recevais des regards plus favo- rables,

Destin contait ainsi son histoire, et les cor médiennes l'écoutaient attentivement sans témoigner qu'elles eussent envie de dormir.

Lorsqu'il sonna deux heures après minuit, mademoiselle de la Caverne fit souvenir Destin qu'il devait, le lendemain,tenir compagnie à la Rappiuière, jusqu'à une maison qu'il avait à deux ou trois lieues de la ville, où il avait promis de leur donner le plaisir de la chasse.

Destin prit donc congé des comédiennes, et


se retira dans sa chambre, où il y a apparence qu'il se coucha. Les comédiennes firent la même chose, et ce qui restait de la nuit se passa fort paisiblement dans l'hôtellerie, le poëte, par bonheur, n'ayant point enfanté de nouvelles stances.

XIV. — Enlèvement du curé de Domfront.

Ceux qui auront eu assez de temps à per- dre pour l'avoir employé à lire les chapitres précédents doivent savoir, s'ils ne l'ont oublié, que le curé de Domfront était dans l'un des brancards qui se trouvèrent quatre de compagnie dans un petit village, par une rencontre qui ne s'était peut-être jamais faite; mais, comme tout le monde sait, quatre brancards se peuvent plutôt rencontrer ensemble que quatre montagnes. Ce curé donc, qui s'était logé dans la même hôtellerie que nos comédiens, ayant consulté sur sa gravelle les médecins du Mans, qui lui dirent en latin fort élégant qu'il avait la gravelle (ce que le pauvre homme ne savait que trop), et ayant aussi achevé d'autres affaires qui ne sont pas venues à ma connaissance, partit de l'hôtellerie sur les neuf heures du matin, pour retourner à la conduite de ses ouailles. Une jeune nièce qu'il avait, habillée en demoiselle, soit qu'elle le fût ou non, se mit au devant du brancard, aux pieds du bonhomme, qui était gros et court. Un paysan, nommé Guillaume, conduisait par la bride le cheval de devant, par l'ordre exprès du curé, de peur que ce cheval ne mît le pied à faux; et le valet du curé, nommé Julien, avait soin de faire aller le cheval de derrière, qui était si rétif, que Julien était souvent contraint de le pousser par le cul. Le pot de chambre du curé, qui était de cuivre jaune reluisant comme de l'or, parce


qu'il avait été écuré dans l'hôtellerie, était attaché au côté droit du brancard, ce qui le rendait bien plus recommandable que le gauche, qui n'était paré que d'un chapeau dans un étui de carte, que le curé avait retiré du messager de Paris pour un gentilhomme de ses amis, qui avait sa maison auprès de Domfront. A une lieue et demie de la ville, comme le brancard allait son petit train dans un chemin creux, revêtu de haies plus fortes que des murailles, trois cavaliers, soutenus de deux fantassins, arrêtèrent le vénérable brancard.

L'un d'eux, qui paraissait être le chef de ces coureurs de grand chemin, dit d'une voix effroyable : — Par la mort ! le premier qui soufflera je le tue, et présenta la bouche de son pistolet à deux doigts près des yeux du paysan Guillaume qui conduisait le brancard.

Un autre en fit autant à Julien, et un des hommes de pied coucha en joue la nièce du curé, qui cependant dormait fort paisiblement, et ainsi fut exemptée de l'effroyable peur qui saisit son petit train pacifique. Ces vilains hommes firent marcher le brancard plus vite que les méchants chevaux qui le portaient n'en avaient envie. Jamais silence n'a été mieux observé dans une action si violente.

La nièce du curé était plus morte que vive ; Guillaume et Julien pleuraient sans oser ouvrir la bouche, à cause de l'effroyable vision des armes à feu, et le curé dormait toujours, comme je vous l'ai déjà dit. Un des cavaliers se détacha du gros au galop et prit les devants. Cependant le brancard gagna un bois, à l'entrée duquel le cheval de devant, qui mourait peut être de peur aussi bien que celui qui le menait, ou par belle malice, ou parce qu'on le faisait aller plus vite qu'il ne lui était permis par sa nature pesante et en-


dormie, ce pauvre cheval donc mit le pied dans une ornière et broncha si rudement que monsieur le curé s'en éveilla et sa nièce tomba du brancard sur la maigre croupe de la haridelle. Le bonhomme appela Julien, qui n'osa lui répondre ; il appela sa nièce, qui n'avait garde d'ouvrir la bouche : le paysan eut le cœur aussi dur que les autres, et le curé se mit en colère tout de bon. On a voulu dire qu'il jura Dieu; mais je ne puis croire cela d'un curé du bas Maine. La nièce du curé s'était relevée de dessus la croupe du cheval et avait repris sa place sans oser regarder son oncle, et le cheval, s'étant relevé vigoureusement, marchait plus fort qu'il n'avait jamais fait, nonobstant le bruit du curé qui criait de toute sa voix de lutrin : .- Arrête! arrête!

Ses cris redoublés excitaient le cheval et le faisaient aller encore plus vite, et cela faisait crier le cur encore plus fort. Il appelait tantôt Julien, tantôt Guillaume, et plus souvent encore sa nièce, auquel il joignait souvent l'épithète de double carogne. Elle eut pourtant bien parlé si elle eût voulu, car celui qui lui faisait garder le silence si exactement était allé rejoindre les gens de cheval qui avaient pris les devants et qui étaient éloignés du brancard de quarante ou cinquante pas; mais la peur de la carabine la rendait insensible aux injures de son oncle, qui se mit enfin à hurler et à crier à l'aide et au meurtre, voyant qu'on lui désobéissait si opiniâtrement. La-dessus, les deux cavaliers qui avaient pris les devants et que Je fantassin avait fait revenir sur leurs pas rejoignirent le brancard et le firent arrêter. L'un d'eux dit effroyablement à Guillaume : - Qui est le fou qui crie là-dedans ?

- Hélas! monsieur, vous le savez mieux


que moi ! répondit le pauvre. Guillaume.

Le cavalier lui donna du bout de son pistolet dans les dents, et, le presentant à la nièce, lui commanda de se démarquer et de lui dire qui elle était. Le curé, qui voyait de son brancard tout ce qui se passait, et qui avait un procès avec un gentilhomme de ses voisins, nommé de Laune, crut que c'était lui qui voulait l'assassiner. Il se mit donc à crier: — Monsieur de Laune, si vous me tuez, je vous cite devant Dieu : je suis sacré prêtre indigne, et vous serez excommunié comme un loup garou.

Cependant sa pauvre nièce se démasquait et faisait voir au cavalier un visage effrayé qui lui était inconnu. Cela fit un effet auquel on ne s'attendait point. Cet homme colère lâ- cha son pistolet dans le ventre du cheval qui portait le devant du brancard, et d'un autre pistolet qu'il avait à l'arçon de sa selle donna droit dans la tête d'un de' ses hommes de pied, en disant : — Voilà comme il faut traiter ceux qui donment de faux avis.

Ce fut alors que la frayeur redoubla au curé et à. son train. Il demanda confession: Julien et Guillaume se mirent à genoux, et la nièce du curé se rangea auprès de son oncle. Mais ceux qui leur faisaient tant de peur les avaient déjà quittes, et s'étaient éloignés d'eux autant que leurs chevaux avaient pu courir, leur laissant en dépôt celui qui avait été tué d'un coup de pistolet. Julien et Guillaume se levèrent en tremblant, et dirent au curé et à sa mièce que les gendarmes s'en étaient allés. Il tfallut dételer le cheval de derrière, afin que le brancard ne penchât, pas tant sur le devant; et Guillaume fut envoyé dans un bourg prochain pour trouver un autre cheval. Le curé me savait que penser de ce qui lui était arrivé;


il ne pouvait deviner pourquoi on 'avait en- ~-i levé, pourquoi on 'avait quitté sans le voler, ;1 et pourquoi ce cavalier avait tué un des siens 21 même, dont le curé n'était pas si scandalise a; que de son pauvre cheval tué, qui vraisem- ~-r blablement n'avait jamais rien eu à démêlera avec cet étrange homme. il concluait toujours 21 que c'était de Laune qui l'avait voulu assassi- ~-i, ner et qu'il en aurait raison. Sa nièce lui sou- ~-i tenait que ce n'était point de Laune, qu'elle le 9J connaissait bien : mais le curé voulait que ce ~; fût lui pour lui faire. un bon grand procès cri-~i minel se fiant peut-être aux témoins à gage~ qu'il espérait de trouver à Goron, ou il avait~ des parents. Comme ils contestaient là-des~ sus, Julien, qui vit paraître de loin quelque~i cavaleries s'enfuit tant qu'il put. La nièce dUlJJ curé qui vit fuir Julien, crut qu'il en avait sujet, et s'enfuit aussi; ce qui fit perdre la~ tramontane au curé, ne sachant plus ce qu'il~ devait penser de tant d'événements extraor-~ devait penser de fan queei dinaires. Enfin il vit aussi la cavalerie que~ Julien avait vue, et, qui pis est, il vit qu'elle~ venait droit à lui. Celte troupe était composée~ de neuf ou dix chevaux, au milieu de laquelles~ il y avait un homme lié et garrotté sur unjn méchant cheval, et défait comme ceux qu'on~ mène pendre; Le curé se mit à prier Dieu, être se recommanda de bon coeur a sa toute bonte,~ sans oublier le cheval qui lui restait; mais lui fut bien étonné et rassuré tout ensemble,~ quand il reconnut, la Rappinière et quelques-~ uns de ses archers. La Ruppinièrelui demanda~ ce qu'il faisait là, et. si c'était lui qui avait tue~ l'homme qu'il voyait roide mort auprès d~l corps d'un cheval. Le curé lui conla ce qui lu~ -était arrivé, et ronclut encore que c était des~ Laune qui avait voulu l'assassiner; sur quoi~ la Rappinière verbalisa amplement. Un des~ archers courut au prochain village pour faire~


enlever le corps mort, et revint avec la nièce du curé et Julien, qui s'étaient rassurés, et qui avaient rencontre Guillaume ramenant un cheval pour le brancard. Le curé s'en retourna à Domfront sans aucune mauvaise rencontre, où tant qu'il vivra il contera son enlèvement.

Le cheval mort fut mangé des loups ou des mâtins; le corps de celui qui avait été tué fut enterré je ne sais où; et la Kappiniére, Destin, la Rancune et l'Olive, les archers et le prisonnier s'en retournèrent au Mans.

Et voilà le succès de la chasse de la Rappinière et des comédiens, qui prirent un homme au lieu de prendre un. lièvre.

XV.—Arrivée d'un opérateur dans l'hôtellerie. - Suite.

de l'histoire de Destin et de l'Etoile. — Sérénade.

Il vous souviendra, s'il vous plaît., que, dans le chapitre piécédent, l'un de ceux qui avaient enlevé le curé de Domfront avait quitté ses compagnons, et s'en était allé à galop je ne sais où. Comme il pressait extrêmement son cheval dans un chemin fort creux et fort étroit, il vit. de loin quelques gens de cheval qui venaient à lui ; il voulut retourner sur ses pas pour les éviter, et tourna son cheval si court, et avec tant de précipitation, qu'il se cabra et se renversa sur son maître. La Rappinière et sa troupe (car c'étaient ceux qu'il avait vus) trouvèrent fort étrange qu'un hom-' me qui venait à eux si vite eût voulu s'en re- tourner de la même façon. Cela donna quelque soupçon à la Rappiniére, qui de son naturel en était fort susceptible, outre que sa charge l'obligeait à croire plutôt, le mal que le bien. Son soupçon augmenta beaucoup quand, étant auprès âe cet homme qui avait une jambe sous son cheval, il vit qu'il ne paraissait pas tant effrayé de sa chute que de ce qu'il en avait des


témoins. Comme il ne hasardait rien en amgJ mentant sa peur, et qu'il savait faire aa du royaume, il lui dit charge mieux que prévôt du royaume, il lui dit -en. rapprochant : — Vous voià donc pris, homme de bien?

Ah! je vous mettrai en lieu d'où vous ne tom-l berez pas si lourdement.., Ces paroles étourdirent le malheureux biæJ plus que n'avait fait sa chute ; et la Rappimère et les siens remarquèrent sur son visage de si grandes marques d'une conscience bourn relée, que tout autre, moins < entreprenant que, lui n'eût point balancé à l'arrêter. Il com-i manda donc à ses archers de l'aider à serela» ver, et LE fit lier et garrotter sur son cheval.

La rencontre qu'il fit un peu après du curé de Domfront, dans le désordre que vous avez VUJ auprès d'un homme mort et d'un cheval tuel d'un coup de pistolet, lui assura qu'il ne s'étaitl pas mépris : à quoi contribua beaucoup la; frayeur du prisonnier, qui augmenta visiblement à son arrivée. Destin le regardait plus attentivement que les autres, pensant le reconnaître, et ne pouvant se remettre où il l'avait vu. Il travaillaen vain sa réminisceneej durant le chemin, il ne put y retrouver ce (jiill cherchait Enfin, ils arrivèrent au Mans, ou Rappiniére fit emprisonner le prétendu erimJM nel; et les comédiens, qui devaient COffimen-j cer le lendemain à représenter, se. retirèrent5 en leur hôtelerie, pour donner ordre a leursl affaires. Ils se réconcilièrent avec l'hôte; et lei poëte, qui était libéral comme un poëte, voulut paver le souper. Ragotin, qui se trquaia dans l'hôtellerie et qui ne pouvait s en éloigner depuis qu'il était amoureux de 1 Etoitej en fut convié par le poëte, qui fut assez ioii pour y convier aussi tous ceux qui avaient ete spectateurs de la bataille qui s'etait dranfle, la nuit précédente, en chemise, entre les com~


diens et la famille de l'hôte. Un peu avant le souper, la bonne compagnie qui était dans l'hôtellerie augmenta d'un operateur et de son train, qui était compose de sa femme, d'une vieille servante maure, d'un singe et de deux valets. La Rancune le connaissait il y avait longtemps : ils se tirent force caresses; et le poëte, qui faisait aisément connaissance, ne quitta point l'opérateur et sa femme, qu'à force de compliments pompeux, et qui ne disaient pourtant pas grand'chose, il ne leur eût fait promettre qu'ils lui feraient l'honneur de souper avec lui. On soupa ; il ne s'y passa rien de remarquable; on y but beaucoup, et on n'y mangea pas moins. Ragotin y reput ses yeux du visage de l'Etoile, ce qui l'enivra autant que le vin qu'il avala; et il parla fort peu durant le souper, quoique le poëte lui donnât une belle matière a contester, blâmant tout net les vers de Théophile, dont Ragotin était grand admirateur. Les comédiennes tirent quelque temps conversation avec la femme de l'opérateur, qui était Espagnole, et n'était pas désagréable. Elles se retirèrent ensuite dans leur chambre, où Destin les conduisit pour achever son histoire, histoire, que la Caverne et sa fille mouraient d'impatience d'entendre. L'Etoile cependant se mit à étudier son rôle et Destin ayant pris une chaise auprès d'un lit, où la Caverne et sa fille s'assirent, reprit ainsi son histoire en cette sorte : — Vous m'avez vu jusqu'ici fort amoureux, et bien en peine de l'effet que ma lettre aurait fait ilans l'esprit de Léonore et de sa mère; vous m'allez voir encore plus amoureux, et le plus désespéré de tous les hommes. J'allais voir tous les jours mademoiselle de la Boissière et sa fille, si aveuglé de ma passion, que je ne remarquais point la froideur que on


avait pour moi, et considérais encore moins que mes trop fréquentes visites pouvaient leur être à la fin incommodes. Mademoiselle de la Boissière s'en trouvait fort importunée, depuis que Saint Far lui avait appris qui j'étais; mais elle ne pouvait civilement me défendre sa maison, après ce qui m'était arrivé pour elle.

Pour sa fiile, à ce que je puis juger par ce qu'elle a fait depuis, je lui faisais pitié, et elle ne suivait pas en cela les sentiments de sa mère, qui ne la perdait jamais de vue, afin que je ne pusse me trouver en particulier avec elle. Mais pour vous dire le vrai, quand cette belle fille eût voulu me traiter moins froidement que sa mère, elle n'eût osé l'entreprendre devant elle. Ainsi je souffrais comme une âme damnée, et mes fréquentes visites ne me servaient qu'il me rendre plus odieux à celle à qui je voulais plaire.

Un jour que Mademoiselle de la Boissière reçut des lettres de France qui l'obligeaient à sortir, aussitôt qu'elle les eut lues, elle envoya louer un carrosse, et chercher le seigneur Stephano pour s'en taire accompagner, n'osant pas aller seule, depuis la fàcheuse rencontre où je l'avais servie. J'étais plus prêt et plus propre à lui servir d'écuyer que celui qu'elle envovait chercher; mais elle ne voulait pas recevoir le moindre service d'une personne dont elle voulait se défaire. Par bonheur, Stephano ne se trouva point, et elle fut contrainte de témoigne.' devant moi la peine où elle était de n'avoir personne pour la mener, afin que je m'y offrisse, ce que je fis avec autant de joie qu'elle avait de dépit d'être réduite à me mener avec elle. Je la menai chez un cardinal, qui était lors protecteur de France, et qui lui donna heureusement audience aussitôt qu'elle la lui eut fait demander. Il fallait que son affaire fût d'importance, et qu'elle ne fût pas


sans difficulté ; car elle fut longtemps à lui parler en particulier dans une espèce de grotte, ou plutôt une fontaine couverte, qui était au milieu d'un fort beau jardin. Cependant tous reux qui avaient suivi ce cardinal se promenaient dans les endroits du jardin qui leur laisaient le plus. Me voila donc dans une grande allée d'orangers, seul avec la belle Léonore, comme je l'avais souhaité tant de ~Sois, et pourtant encore moins hardi que je ~n'avais jamais été. Je ne sais si elle s'en aper~ut, et si ce fut par bonté qu'elle parla la première « Ma mère, me dit-elle, , aura bien su~et de quereller le seigneur Stephano denous ~voir manqué aujourd'hui, et d'être cause que tous vous donnons tant de peine. — Et moi, ~e lui serai bien obligé, lui répondis-je, de ~'avo!r procuré, sans y penser, la plus grande ~élicité dont je jouirai jamais. — Je vous ai as~z d'obligations, repartit-elle, pour prendre ~art à tout ce qui vous est avantageux : di~es-moi donc, je vous prie, la félicité qu'il vous procurée, si c'est une chose qu'une fille ouisse savoir, afin que je m'en réjouisse. —

~aurais peur, lui dis-je, que vous la fissiez ~cesser. — Moi! reprit-elle, je ne fus jamais en- ~rieuse; et quand je le serais pour tout autre, ~ge ne le serais jamais pour une personne qui mis sa vie au hasard pour moi. — Vous ne feriez pas par envie, lui répondis-je. — Et ~ar quel autre motif m'opposerais-je à votre ~élicité? reprit-elle, — Par mépris, lui dis-je.

- Vous me mettez bien en peine, ajouta-t-elle, vous ne m'apprenez ce que je mépriserais,

le. quelle qtie je ferais de ■elque chj^ v-oiïs la^tjrirait moins agréaHfc— Il/n^t-bîeii fii.âé cke m'exp'iquer, lui it^ndis^f&'wàfs jV në^gfti^ i vous voudriez «l'entei^ifey--nNé me^e dites donc point, me iiit-elie,«cgi:qiiHnd on ajoute si on voudra bien

IE COBfrçUB,

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entendre une chose, c'est signe qu'elle n'es~ point intelligible, ou qu'elle peut déplaire.

Je vous avoue que je me suis étonné ee.e fois comment je lui pouvais répondre, 5080 geant bien moins à ce qu'elle me disait, qu~ sa mère qui pouvait revenir, et me faire permis dre l'occasion de lui parler de mon amour~ Enfin je m'enhardis; et, sans employer plus~ de temps à une conversation qui ne me con--ac duisait pas assez vite où je voulais aller, j~ lui dis, sans repondre à ses dernières paroles~ qu'il y avait longtemps que je cherchais 1'0180 casion de lui parler pour lui confirmer ce quuII j'avais pris la hardiesse de luiécrire, et que j~ !

ne me serais jamais hasardé à cela si je n'a,¡¡'J vais su qu'elle avait lu ma lettre. Je lui redi~ ensuite une grande partie de ce que je luttt avais écrit, et ajoutai qu'étant près de parti~ pour la guerre que le pape faisait à quelque~ princes d'Italie, et résolu d'y mourir, puisqu~ ~e n'étais pas digne de vivre pour elle, je- H priais de m'apprendre les sentiments quell~ aurait eus pour moi si ma fortune eut e~ plus de rapport avec la hardiesse que j'ava~ eue de l'aimer. Elle m'avoua, en rougissante que ma mort ne lui serait pas indifférent~* « Et si vous êtes homme à faire quelqu~ chose pour vos amis, conservez-nous-eu un qup~ nous a été si utile : ou du moins, si vous eteci; si pressé de mourir, pour une raison plus fort~ que celle que vous venez de dire, différez votr~ mort jusqu'à ce que nous nous soyons revu~ en France, où je dois bientôt retourner ave~ ma mère. »

Je la pressais de me dire plus claireme~ les sentiments qu'elle avait pour moi; mais s~ !

mère se trouva lors si près de nous, qu'el~ n'eût pu me répondre quand elle l'eut voul~ Mademoiselle de la Boissière me fit une mimè- assez froide, à cause peut-être que j' avais 6 *


~le temps d'entretenir Léonore en particulier; ~ret cette belle fille même parut en être un peu ~en peine. Cela fut cause que je n'osai être que ~ort peu de temps chez elles. Je les quittai le ~lus content du monde, et tirant des consé~quences fort avantageuses à mon amour de ~sta réponse de Léonore.

Le lendemain, je ne manquai pas de les al- ~aer voir, suivant ma coutume : on me dit ~'elles étaient sorties ; et on me dit la même ~Chose trois jours de suite, que j'y retournai ~ne me rebuter. Enfin le seigneur Stéphano ~e conseilla de n'y aller plus, parce que ma~demoiselle de la Boissière ne permettait pa~.

~que je visse sa fille, ajoutant qu'il me croyait ~irop raisonnable pour m'exposer à un refus.

~J1 m'apprit la cause de ma disgrâce. La mère ~le Léonore l'avait trouvée qui m'écrivait une ~ettre et, après l'avoir fort maltraitée, elle avait ~lionne ordre à ses gens de me dire qu'elle n'y ~tait pas toutes les fois que je les viendrais ~croir. Ce fut alors que j'appris le mauvais office ~ue m'avait rendu Saint-Far, et que depuis ~e temps-là mes visites avaient fort impor~miné la mère. Pour la fille, Stéphano m'as~ra de sa part que mon mérite lui eût fait uublier ma fortune, si sa mère eût été aussi ~eu intéressée qu'elle.

Je ne vous dirai point le désespoir où me ~irent ces fâcheuses nouvelles: je m'affligeai ~utant que si on m'eût refusé Léonore injus~ent, quoique je n'eusse jamais espéré de A posséder; je m'emportai contre Saint-Far.

je songeai même à me battre contre lui - ~ais en me remettant devant les yeux ce que ~e devais à son père et à son frère, je n'eus ~ectturs qu'à mes larmes. Je pleurai comme mn enfant, et je m'ennuvai partout ou je ne; WB pas seul Il fallut partir sans voir Léo- ~eore.


Nous fîmes une campagne dans l'armée di pape, où je fis tout ce que je pus pour ml faire tuer. La fortune me fut contraire 1 cela, comme elle l'avait toujours été en autra choses. Je ne pus trouver la mort que jj cherchais, et j'acquis quelque réputation qui je ne cherchais point, et qui m'aurait satisfai dans un autre temps : mais pour lors rien ni pouvait me plaire que le souvenir de Léonora Verville et Saint-Far furent obligés de retouf ner en France, où le baron d'Arques les recul en père idolâtre de ses enfants. Ma mère reçut froidement. Pour mon père, il se tena~ j à Paris, chez le comte de Glaris, qui l'aval choisi pour être le gouverneur de son fils. IJ baron d'Arques, qui avait su ce que j'ava ï fait dans la guerre d'Italie, où même j'avais sauvé la vie à Verville. voulut que je fusse lui en qualité de gentilhomme. Il me permi d'aller voir mon père à Parrs, qui me rec encore plus mal que n'avait fait sa femmi Un autre homme de sa condition, qui eût e; un fils aussi bien fait que moi, l'eût présenté at comte écossais : mais mon père me tira ho~ de son logis avec empressement, comme s~ eût eu peur que je l'eusse déshonoré. Il ie reprocha cent fois durant le chemin que no fîmes ensemble, que j'étais trop brave; qu~ j'avais la mine d'être glorieux. et que j'aurai~ mieux fait d'apprendre un métier que d'êti un traîneur d'épée. ]

Vous pouvez penser que ces discours n taient guère agréables à un jeune homme q avait été bien élevé, qui s'était mis en qu que réputation à la guerre, et enfin qui ava osé aimer une fort belle fille, et même lui a couvrir sa passion. Je vous avoue que les se timents de respect et d'amitié que l'on d~ avoir pour un père n'empêchèrent point q je ne le regardasse comme un très-facheu:


vieillard. Il me promena dans deux ou trois rues, me caressant comme je viens de vous dire, et puis me quitta tout d'un coup, me défendant expressément de le revenir voir.

Je n'eus pas grand'peine à me résoudre de lui obéir. Je le quittai et m'en allai voir M. de Saint-Sauveur, qui me reçut en père. Il fut fort indigné de la brutalité du mien, et me promit de ne me point abandonner. Le baron d'Arqués eut des affaires qui l'obligèrent d'aller demeurer à Paris. Il se logea à l'extrémité du faubourg Saint-Germain, dans une fort belle maison que l'on avait bâtie depuis peu, avec beaucoup d'autres qui ont rendu ce faubourg-là aussi beau que la ville. Saint-Far et Verville faisaient leur cour, allaient au cours ou en visite, et faisaient tout ce que font les jeunes gens de condition en cette grande ville, qui fait passer pour campagnards les habitants des autres villes du royaume. Pour moi, quand je ne les accompagnais point, j'allais m'exercer dans toutes les salles des tireurs d'armes, ou bien j'allais à la comédie : ce qui est cause peut-être de ce que je suis passable comédien.

Un jour, Verville me tira en particulier, et me découvrit qu'il était devenu fort amoureux d'une demoiselle qui demeurait dans la même rue. Il m'apprit qu'elle avait un frère nommé Saldagne, qui était aussi jaloux d'elle et d'une autre sœur qu'elle avait, que s'il eùt été leur mari : il me dit de plus qu'il avait fait assez de progrès auprès d'elle pour l'avoir persuadée de lui donner, la nuit suivante, entrée dans son jardin, qui répondait par une porte de derrière à la campagne, comme celui du baron d'Arques. Après m'avoir fait cette confidence, il me pria de l'y accompagner, et de faire tout ce que je pourrais pour me mettre dans les bonnes grâces de la fille qu'elle de-


vait avoir avec elle. Je ne pouvais refuser à l'amitié que m'avait toujours témoignée Verville de faire tout ce qu'il voulait. Nous sortîmes par la porte de derrière de notre jardin, sur les dix heures du soir, et fûmes reçus, par la maîtresse et la suivante, dans le jardin où l'on nous attendait. La pauvre mademoiselle de Saldagne tremblait comme la feuille, et n'osait parler; Verville n'était guère plus assuré; la suivante ne disait mot, et moi, qui n'étais là que pour accompagner Verville, je ne parlais point et n'en avais pas envie. Enfin Verville s'évertua et mena sa maîtresse dans une allée couverte, après m'avoir bien recommandé et à la suivante de faire bon guet: ce que nous fîmes avec tant d'attention, que nous nous promenâmes assez longtemps sans nous dire la moindre parole.

Au bout d'une allée, nous nous rencontrâmes avec les jeunes amants. Verville me demanda assez haut, si j'avais bien entretenu madame Madelon. Je lui répondis que je ne croyais pas qu'elle eût sujet de s'en plaindre. « Non, assurément, dit aussitôt la soubrette, car il ne m'a encore rien dit. »

Verville s'en mit à rire, et assura cette Madelon que je valais bien la peine que l'on fît conversation avec moi, quoique je fusse fort mélancolique. Mademoiselle de Saldagne prit la parole, et dit que sa femme de chambre n'était pas aussi une fille à mépriser; et la- dessus ces heureux amants nous quittèrent, nous recommandant de bien prendre garde qu'on ne les surprît point. Je me préparai alors à m'ennuyer beaucoup avec une servante, qui m'allait demander sans doute combien je gagnais de gages; quelles servantes je connaissais dans le quartier; si je savais des chansons nouvelles, et si j'avais bien des pro- fits avec mon maître. Je m'attendais après


la d'apprendre tous les secrets de la maison ~de Saldagne, et tous ses défauts et ceux de ~ses sœurs : car peu de suivants se rencontrent ~ensemble sans se dire tout ce qu'ils savent de ~leurs maîtres, et sans trouver à redire au peu e soins qu'ils ont de faire leur fortune et celle ~de leurs gens: mais je fus bien étonné de me ~voir en conversation avec une servante, qui ~me dit d'abord : « Je te conjure, esprit muet, ~de me confesser si tu es valet; et si tu es va~et, par quelle vertu admirable tu ne m'as pas ~dit jusqu'à cette heure du mal de ton maître. Il Ces paroles, si extraordinaires dans la bou~che d'une femme de chambre, me surprirent, ~je lui demandai de quelle autorité elle se ~mêlait de m'exorciser. « Je vois bien, me dit- ~lle que tu es un esprit opiniâtre, et qu'il faut ~que je redouble mes conjurations. Dis-moi ~donc, esprit rebelle, par la puissance que eu m'a donnée sur les valets suffisants et ~glorieux, dis-moi qui tu es? —Je suis un paure garçon, lui répondis-je, qui voudrais bien ~tre endormi dans mon lit. — Je vois bien, ~partit-elle, que j'aurai bien de la peine à te ~connaître; au moins ai-je déjà découvert que.

tu n'es guère galant; car, ajouta-t-elle, ne vrais tu pas me parler le premier, me dire ~ént douceurs, me vouloir prendre la main.

faire donner deux ou trois soufflets, autant ~coups de pied, te faire égratigner, enfin n retourner chez toi comme un homme à ne fortune? — Il y a des filles dans Paris, B ~terrompis-je, dont je serais ravi de porter ~des marques; mais il y en a aussi que je ne ~vondrais pas seulement envisager, de peur t'avoir de mauvais songes. — Tu veux dire, repartit-elle, que je suis laide Hé, monsieur le difficile, ne sais-tu pas bien que la nuit tous les chats sont gris? — Je ne veux rien faire la nuit, lui répliquai-je, dont je puisse


me repentir le jour. — Et si je suis belle? me dit-elle. — Je ne vous aurais pas porté assez de respect, dis-je; outre qu'avec l'esprit que vous me faites paraître, vous mériteriez d'être servie et galantisée dans les formes.

Et servirais-tu bien une fille de mérite dans les formes? me demanda-t-elle. — Mieux qu'homme au monde, lui dis-je, pourvu que je l'aimasse. — Que t'importe, ajouta-t-elle pourvu que tu en fusses aimé? — Il faut que l'un et l'autre se rencontrent dans une galanterie où je m'embarquerais, lui repartis-je- Vraiment, dit-elle, si le dois juger du maître par le valet, ma maîtresse a bien choisi en M. de Verville, et la servante, pour qui tu te radoucirais, aurait, grand sujet de faire l'im-

portante. — Ce n'est pas assez de m'entendre parler, lui dis-je, il faut aussi me voir. — Je crois, repartit-elle, qu'il ne faut ni l'un ni l'au- tre. »

Notre conversation ne put durer davantage; car M. de Saldagne heurtait à grands coups a la porte de la rue, que l'on ne se hâtait point d'ouvrir par ordre de sa sœur, qui voulait avoir le temps de regagner sa chambre. La demoiselle et la femme de chambre se reti-

rèrent si troublées et avec tant de précipita-

tion, qu'elles ne nous dirent pas adieu en nous mettant hors du jardin. Verville voulut que je l'accompagnasse en sa chambre, aussitôt que nous fûmes arrivés au logis. Jamais je ne vis un homme plus amoureux et plus satisfait Il m'exagéra l'esprit de sa maîtresse et me dit qu'il n'aurait pas l'esprit content que je ne l'eusse vue. Enfin il me tint toute la-1 nuit à me re lire cent fois les mêmes choses, et je ne ~pus m'aller coucher que quand le point du jour commença de paraître. Pour moi, j'étais fort étonné d'avoir trouve une : servante de si bonne conversation, et je :


vous avoue que j'eus quelque envie de savoir si elle était belle, quoique le souvenir de ma Léonôre me donnât une extrême indifférence pour toutes les belles filles que je voyais tous les jours dans Paris. Nous dormîmes, Verville et moi, jusqu'à midi. Il écrivit, aussitôt qu'il fut éveillé, à mademoiselle de Saldagne, et envoya sa lettre par son valet, qui en avait déjà porté d'autres, et qui avait correspondance avec sa femme de chambre. Ce valet était Bas-Breton, d'une figure fort désagréa- ble, et d'un esprit qui l'était encore plus. Il me vint en idée, quand je le vis partir, que si la fille que j'avais entretenue le voyait vilain eomme il était et lui parlait un moment, assurément elle ne le soupçonnerait point pour être celui qui avait accompagné Verville. Ce gros sot s'acquitta assez bien de sa commission pour un sot~ : il trouva mademoiselle de Saldagne avec sa sœur aînée, qui s'appelait mademoiselle de Léri, à qui elle avait fait confidence de l'amour que Verville avait pour elle. Comme il attendait sa réponse, on entendit M. de Saldagne chanter sur le degré. Il venait à la chambre de ses sœurs, qui cachèrent à la hâte notre Breton dans une garde- robe. Le frère ne fut pas longtemps avec ses sœurs, et le Breton fut tiré de sa cachette: mademoiselle de Saldagne s'enferma dans un petit cabinet pour faire réponse a Verville, et mademoiselle de Léri fit conversation avec le Breton, qui, sans doute, ne la divertit guère.

Sa sœur, qui avait achevé sa lettre, la délivra de notre lourdaud, le renvoyant à son maître avec un billet, par lequel elle lui promettait de l'attendre a la même heure dans le jardin.

Aussitôt que la nuit fut venue, vous pouvez penser que Verville se tint prêt pour aller à l'assignation qu'on lui avait donnée. Nous fûmes introduits dans le jardin, et je me vis en


tête la même personne que j'avais entretenue, et que j'avais trouvée si spirituelle. Elle me le parut encore plus qu'elle n'avait fait et je vous avoue que le son de sa voix et la façon dont elle disait lt s choses me firent souhaiter qu'elle fût belle. Cependant, elle ne pouvait croire que je fusse le Bas-Breton qu'elle avait vu, ni comprendre pourquoi j'avais plus d'esprit la nuit que le jour; car le Breton nous ayant conté que l'arrivée de Saldagne dans la chambre de ses sœurs lui avait fait grand'peur, je m'en fis honneur devant cette spirituelle servante, en lui protestant que je n'avais pas eu tant de peur pour moi que pour mademoiselle de Sal- dagne. Cela lui ôta tout le doute qu'elle pouvait avoir que je ne fusse pas levaiet de Verville; et je remarquai que depuis cela elle commença à me tenir de vrais discours de servante. Elle m'apprit que ce monsieur de Saldagne était un terrible homme, et que, s'é- tant trouvé fort jeune sans père ni mère avec beaucoup de bie ns et peu de parents, il exerçait une grande tyrannie sur ses sœurs pour les obliger à se faire religieuses, les traitant non-seulement en père injuste, mais en mari jaloux et insupportable. J'allais lui parler à.

mon tour du baron d'Arques et de ses enfants, quand la porté du jardin, que nous n'avions point fermée, s'ouvrit; et nous vîmes entrer M. de Saldagne suivi de deux laquais, dont l'un lui portait un flambeau. Il revenait d'un logis qui était au bout de la rue, dans la même ligne du sien et du nôtre, où l'on jouait tous les jours et où Saint-Far allait souvent se divertir. Ils y avaient joué ce jour-la, l'un et l'autre, et Saldagne, ayant perdu son argent de bonne heure, était rentré dans son logis par la porte de derrière, contre sa coutume: et, l'ayant trouvée ouverte, nous avait surpris comme je viens de vous dire. Nous étions alors tous


quatre dans une allée couverte; ce qui nous donna moyen de nous dérober à la vue de Saldagne et de ses gens. La demoiselle demeura dans le jardin, sous prétexte de prendre le frais; et, pour rendre la chose plus vraisemblable, elle se mit à chanter sans en avoir grande envie, comme vous pouvez penser.

Cependant Verville, ayant escaladé la muraille par une treille, s'était jeté de l'autre côté mais un troisième laquais de Saldagne qui n'était pas encore entre, le vit sauter, et ne manqua pas d'aller dire a son maître qu'il venait de voir sauter un homme de la muraille du jardin dans la rue. En même temps, on m'entendit tomber dans le jardin fort rudement, la même treille par laquelle s'était sauvé Verville s'étant malheureusement rompue sous moi.

Le bruit de ma chute, joint au rapport du valet, émut tous ceux qui étaient dans le jardin. Saldagne courut au bruit qu'il avait entendu, suivi de ses trois laquais; et voyant un homme l'épée à la main (car aussitôt que je fus relevé, je m'étais mis en état de me défendre) il m'attaqua à la tète des siens. Je lui fis bientôt voir que je n'étais pas aisé à abattre. Le laquais qui portait le flambeau s'avança plus que les autres; cela me donna moyen de voir Saldagne au visage, que je reconnus pour le même Francais qui m'avait voulu autrefois assassiner dans Rome, pour l'avoir empêché de taire une violence à Léonore, comme je vous l'ai dit tantôt. Il me reconnut aussi, et, ne doutant point que je ne fusse venu chez lui pour lui rendre la pareille, il me cria que je ne lui échapperais pas cette fois-là. Il redoubla ses efforts, et alors je me trouvai fort pressé, outre que je m'étais quasi rompu une jambe en tombant. Je gagnai, lâ- chant le pied, un cabinet où j'avais vu entrer


la maîtresse de Verville fort éplorée. Elle ne sortit point de ce cabinet, quoique je m'y reti- rasse, soit qu'elle n'en eût pas le temps, ou que la peur la rendît immobile. Pour moi, je me sentis augmenter le courage, quand je vis que je ne pouvais être attaqué que par la porte du cabinet, qui était assez étroite. Je blessai Saldagne à une main, et le plus acharné de ses laquais à un bras; ce qui me donna un peu de relâche. Je n'espérais pas pourtant en échapper, m'attendant qu'à la fin on me tuerait à coups de pistolet, quand je leur aurais bien donné de la peine à coups d'épée; mais Verville vint à mon secours.

Il ne s'était point voulu retirer dans son logis sans moi; et, ayant ouï la rumeur et le bruit des épées, il était venu me tirer du péril où il m'avait mis, ou le partager avec moi.

Saldagne. avec qui il avait déjà fait connaissance, crut qu'il venait le secourir, comme son ami et son voisin; il s'en tint fort obligé, et lui dit en l'abordant: «Vous voyez, monsieur, comme je suis assassiné dans mon logis. »

Verville, qui connut sa pensée, lui répondit sans hésiter qu'il était son serviteur contre tout autre, mais qu'il n'ét it là que dans l'in- tention de me servir contre qui que ce fut.

Saldagne, enragé de s'être trompé, lui dit en jurant, qu'il viendrait bien à bout à lui seul de deux traîtres, et en même temps chargea Verville de furie, qui le reçut vigoureusement. Je sortis de mon cabinet pour aller joindre mon ami; et, surprenant le laquais qui portait le flambeau, je ne voulus pas le tuer; je me contentai de lui donner d'un estramaçon sur la tête, qui l'effraya si fort, qu'il s'enfuit hors du jardin bien avant dans la campagne, criant aux voleurs. Les autres laquais s enfuirent aussi.

Pour ce qui est de Saldagne, au même


temps que la lumière du flambeau nous manqua, je le vis tomber dans une palissade, soit que Verville l'èût blessé, ou par un autre accident. Nous ne jugeâmes pas a propos de le relever, mais bien de nous retirer fort vite. La sœur de Saldagne, que j'avais vue dans le cabinet, et qui savait bien que son frère était homme à lui faire de grandes violences, en sortit alors, et vint nous prier, parlant bas et fondant toute en larmes, de l'emmener avee nous.

Verville fut ravi d'avoir sa maîtresse en sa puissance.

Nous trouvâmes la porte de notre jardin entr'ouverte, comme nous l'avions laissée, et nous ne la fermâmes point, pour n'avoir pas la peine de l'ouvrir, si nous étions obliges de sortir Il y avait dans notre jardin une salle basse, peinte et fort enjolivée, où l'on mangeait en été, et qui était détachee du reste de la maison. Mes jeunes maîtres et moi y faisions quelquefois des armes; et, comme c'était le lieu le plus agréable de la maison, le baron d'Arques, ses enfants et moi, en avions chacun une clef, atin que les valets n'y entrassent point, et que les livres et les meubles qui y étaient fussent en sûreté. Ce fut là ou nous mîmes notre demoiselle, qui ne pouvait se consoler. Je lui dis que nous allions, songer à sa sûreté et à la nôtre, et que nous reviendrions à elle dans un moment. Verville fut un gros quart d'heure à réveiller son vale~ ~re- ton, qui avait fait la débauche. Aussitôt qu'il nous eut allumé une chandelle, nous songeâmes quelque temps à ce que nous ferions de la sœur de Saldagne; enfin nous résolûmes de la mettre dans ma chambre, qui était au logis et qui n'était fréquentée que de mon valet et de moi. Nous retournâmes à la salle du jardin avec de la lumière Verville fit un


grand cri en y entrant; ce qui me surprit fofe Je n'eus pas le temps de lui demander ceqtflfl avait; car j'entendis parler à la porte de 1 salle, que quelqu'un ouvrit à l'instant où j'ét teignais ma chandelle. Verville demanda «Qui va là? » Son frère Saint-Far nous répondit : « C'est moi. — Que diable faites-vous ici sans chandelle, à l'heure qu'il est? — Je m'entretenais avec Garigues, parce que je ne puis dormir, lui répondit Verville. — Et moi dit Saint-Far, je ne puis dormir aussi, et viens occuper la salle à mon tour; je vous prie de m'y laisser tout seul. »

Nous ne nous fîmes pas prier tous deux. Je fis sortir notre demoiselle le plus adroitement que je pus, m'étant mis entre elle et Saint-Fa~ qui entrait en même temps. Je la menai dans; ma chambre sans qu'elle cessât de se desespérer, et revins trouver Verville dans a sienne, où son valet ralluma une chandelle.

Verville me dit, avec un visage affligé, qu'il fallait qu'il retournât incessamment chez Saldagne. « Et qu'en voulez-vous faire, lui dis- je, l'achever? — Ah! mon pauvre Garigues, s'ecria-t-il, je suis le plus malheux homme du monde, si je ne tire mademoiselle de Saldagne: d'entre les mains de son frère! - Et y est-

elle encore, puisqu'elle est dans ma chambre, lui répondis-je? — Plût à Dieu que cela fût!

me dit-il en soupirant. - Je crois que vous rêvez, lui repartis-je. — Je ne rêve point, reprit-il; nous avons pris la sœur aînée de mademoiselle de Saldagne pour elle. — Quoi! lui dis-je aussitôt n'étiez-vous pas ensemble dans le jardin? — Il n'y a rien de plus assuré, me dit-il. - Pourquoi voulez-vous donc vous aller faire assommer chez son frère, lui répondis-je, puisque la sœur que vous demandez est dans ma chambre? — Ah! Garigues, s'écria-t-il encore, je sais bien ce que j'ai vu.


Et moi aussi, lui dis-je; et pour vous montrer que je ne me trompe point, venez voir mademoiselle de Saldagne. »

Il me dit que j'étais fou, et me suivit le plus affligé du monde. Mais mon étonnement ne fut pas moindre que son affliction quand je vis dans ma chambre une demoiselle que je n'avais jamais vue, et qui n'était point celle que j'avais amenée. Verville en fut aussi étonné que moi, mais en récompense le plus satisfait homme du monde; car il se trouvait avec mademoiselle de Saldagne. Il m'avoua que c'était lui qui s'était trompé: mais je ne pouvais lui répondre, ne pouvant comprendre par quel enchantement une demoiselle que j'avais toujours accompagnée s'était transformée en une autre, pour venir de la salle du jardin à ma chambre. Je regardais attentivement la maîtresse de Verville, qui n'était point assurément celle que nous avions tirée de chez Saldagne, et qui même ne lui ressemblait pas.

Verville me voyant si éperdu : « Qu'as-tu donc?

me dit-il; je te confesse encore une fois que je me suis trompé. — Je le suis plus que vous, si mademoiselle de Saldagne est entrée ici avec nous, lui répondis-je. - Et avec qui donc?

reprit-il. — Je ne sais, lui dis-je; ni qui le peut savoir que mademoiselle même. — Je ne sais pas aussi avec qui je suis venue, si ce n'est avec monsieur, nous dit alors mademoiselle de Saldagne, parlant de moi; car, continua-t-elle, ce n'est pas monsieur de Verville qui m'a tirée de chez mon frère, c'est un homme qui est entré chez nous un moment après que vous en êtes sorti. J'ignore si les plaintes de mon frère en furent cause, ou si nos laquais, qui entrèrent en même temps que lui, l'avaient averti de ce qui s'était passé. Il fit porter mon frère dans sa chambre, et ma femme de chambre m'étant venue apprendre


ce que je viens de vous dire, et qu'elle avait remarqué que cet homme était de la connaissance de mon frère et de nos voisins, j'alla l'attendre dans le jardin, où je le conjurai d me mener chez lui jusqu'au lendemain, que j me ferais ener chez une dame de mes amies ] pour laisser passer la furie de mon frère, qu je lui avouai avoir tous les sujets du monde de redouter. Cet homme m'offrit assez civilement de me conduire partout où je voudrais et me promit de me protéger contre mon frère, même au péril de sa vie. C'est sous sa conduite que je suis venue en ce logis, où Verville, que j'ai bien reconnu à la voix, a parlé à ce même homme; ensuite de quoi on m'a mise d}'IlS la chambre où vous me voyez. »

Ce que nous dit mademoiselle de Saldagne ne m'éclaireit pas entièrement; mais au moins aida-t-elle beaucoup à me faire deviner à peu prés de quelle façon la chose était arrivée.

Pour Verville, il avait été si attentif à considérer sa maîtresse, qu'il ne l'avait été que fort peu à tout ce qu'elle nous dit; il se mit à lui conter cent douceurs, sans se mettre beaucoup en peine de savoir par quelle voie elle était venue dans ma chambre. Je pris la lumière, et, les laissant ensemble, je retournai dans la salle du jardin pour parler à SaintFar, quand même il me devrait dire quelque chose de désobligeant, selon sa coutume.

Mais je fus bien étonné de trouver au lieu de lui la même demoiselle que je savais très-cer- tainement avoir amenée de chez Saldagne. Ce qui augmenta mon élonnement, ce fut de la voir tout en désordre, comme une personne à qui on a fait violence ; sa coiffure était toute défaite et le mouchoir qui lui couvrait la gorge était sanglant en quelques endroits, aussi bien que son visage. « Verville, me ditelle aussitôt qu'elle me vit paraître, ne m'ap-


proche que pour me tuer. Tu feras mieux que d'entreprendre une seconde violence. Si j'ai eu assez de force pour me défendre de la première. Dieu m'en donnera encore assez pour t'arracher les yeux, si je ne puis.t'ôter la vie.

C'est donc là, ajouta-t-elle en pleurant, cet amour violent que tu disais avoir pour ma sœur? Oh ! que la complaisance que j'ai eue pour ses folies me coûte bon ! et quand on ne fait pas ce qu'on doit, qu'il est bien juste"de souffrir les maux que l'on craint le plus ! Mais que délibères-tu? me dit-elle encore, me voyant tout étonné, as-tu quelques remords de ta mauvaise action? Si cela est, je l'oublierai de bon cœur; tu es jeune, et j'ai été trop imprudente de me fier a la discrétion d'un homme de ton âge. Remets-moi donc chez mon frère, je t'en conjure; tout violent qu'il est, je le crains moins que toi, qui n'es qu'un brutal, ou plutôt un ennemi mortel de notre maison, qui n'a pu être satisfait d'une fille séduite et d'un gentilhomme assassiné, si tu n'y ajoutais un plus grand crime. »

En achevant ces paroles, qu'elle prononca avec beaucoup de véhémence, elle se mit à pleurer avec tant de violence, que je n'ai jamais vu une a fliction pareille. Je vous avoue que ce fut la que j'achevai de perdre le peu d'esprit que j'avais conservé dans une si grande confusion; et si elle n'eût cessé de parler d'elle-même, je n'eusse jamais osé l'interrompre de la façon que j'étais étonné, et de l'autorité avec laquelle elle m'avait fait tous ces repro hes. « Mademoiselle, lui répondis-je, non-seulement je ne suis point Verville ; mais aussi j'ose vous assurer qu'il n'est point capable d'une mauvaise action comme celle dont vous vous plaignez.

Quoi! reprit-elle, tu n'es point Verville? je ne t'ai point vu aux mains avec mon frère ? un


gentilhomme n'est point venu à ton secours et tu ne m'as pas conduite ici à ma prière, ça tu m'as voulu faire une violence indigne de toi et de moi? » Elle ne put rien dire davantage, tant la douleur la suffoquait. Pour moi, je ne fus jamais en plus grande peine, ne pouvant comprendre comment elle connaissait Verville et ne le connaissait point. Je lui dis que la violence qu'on lui avait faite m'était inconnue, et puisqu'elle était sœur de M. de Saldagne, que je la mènerais, si elle voulait, où était sa sœur.

Comme j'achevais de parler, je vis entrer Verville et mademoiselle de Saldagne, qui voulait absolument qu'on la ramenât chez son frère : je ne sais pas d'où lui était venue une si dangereuse fantaisie. Les deux sœurs s'embrasserent aussitôt qu'elles se virent, et se remirent à pleurer à l'envi l'une de l'autre.

Verville les pria instamment de retourner dans ma chambre, leur représentant la diffi- culté qu'il y aurait de faire ouvrir chez M. de Saldagne, la maison étant alarinée comme elle était, outre le péril qu'il y avait pour elles d'être entre les mains d'un brutal; que dans son logis elles ne pouvaient être découvertes; que le jour allait bientôt paraître, et que, selon les nouvelles que l'on aurait de Saldagne on aviserait à ce que l'on aurait à faire. Verville n'eut pas grand'peine à les faire condescendre à ce qu'il voulut, ces deux pauvres demoiselles se trouvant toutes rassurées de se voir ensemble. Nous montâmes à ma chambre, où, après avoir bien examiné les étranges succès qui nous mettaient en peine, nous crûmes avec autant de certitude que si nous Feussions vu, que la violence que l'on avait faite à mademoiselle de Léri venait infailliblement de Saint-Far, ne sachant que trop,


Verville et moi, qu'il était encore capable de quelque chose de pire. Nous ne nous trompions point en nos conjectures; Saint-Far avait }Ollé dans la même maison où Saldagne avait perdu son argent, et, passant devant son jardin un moment après le désordre que nous y avions fait il s'était rencontré avec les laquais de Saldagne, qui lui avaient fait le récit de ce qui était arrivé à leur maître, qu'ils assuraient avoir été assassiné par sept ou huit voleurs, pour excuser la lâcheté qu'ils avaient faite en l'abandonnant. Saint-Far se crut obligé de lui aller offrir son service comme à son voisin, et ne le quitta point qu'il ne l'eût fait porter dans sa chambre, au sortir de laquelle mademoiselle de Saldagne l'avait prié de la mettre à couvert des violences de son frère, et était Tenue avec lui, comme avait fait sa sœur avec nous. Il avait donc voulu la mettre dans la salle du jardin où nous étions, comme je vous l'ai dit; et parce qu'il n'avait pas moins de peur que nous vissions sa demoiselle que nous en avions qu'il ne vît la nôtre, et que par hasard les deux sœurs se trouvèrent l'une auprès de l'autre quand il entra et quand nous sortîmes, je trouvai sous ma main la sienne en même temps qu'il se trompa de la même façon avec la nôtre, et ainsi les demoiselles furent troquées : ce qui fut d'autant plus fai- sable que j'avais éteint la lumière, et qu'elles étaient vêtues l'une comme l'autre, et si éperdues aussi bien que nous, qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient.

Aussitôt que nous l'eûmes laissé dans la salle, se voyant seul avec une fort belle fille, et ayant bien plus d'instinct que de raison, ou, pour parler de lui comme il le mérite, étant la brutalité même, il avait voulu profiter de l'occasion, sans considérer ce qui en pourrait arriver, et qu'il faisait un outrage irrépa-


rable à une fille de condition, qui s'était mise entre ses bras comme dans un asile. Sa bru- talité fut punie comme elle le méritait. Mademoiselle de Léri se défendit en lionne, le mordit, l'égratigna et le mit tout en sang. Atout cela il ne fit autre chose que s'aller coucher, et s'endormit aussi tranquillement que s'il i n'eût pas fait l'action du monde la plus déraisonnable, Vous êtes peut-être en peine de savoir com- ment mademoiselle de Léri se trouvait dans le jardin quand son frère nous y surprit, elle qui n'y était point venue comme avait fait sa sœur. C'est ce qui m'embarrassait aussi bien que vous; mais j'appris de l'une et de l'autre que mademoiselle de Léri avait accompagné sa sœur dans le jardin, pour ne se fier pas à la discrétion d'une servante ; et c'était elle que j'avais entretenue sous le nom de Madelon. Je ne m'étonnai donc plus si j'avais trouvé tant d'esprit dans une femme de chambre; et mademoiselle de Léri m'avoua qu'après avoir fait conversation avec moi dans le jardin, et m'avoir trouvé plus spirituel queue l'est d'o dinaire un valet, celui de Verville, qui lui avait fait voir qu' il n'avait guère d'esprit, et qu'elle prenait encore le lendemain pour moi, l'avait extrêmement étonnée.

Depuis ce temps-là nous eûmes l'un pour l'autre quelque chose de plus que de l'estime, et j'ose dire qu'elle était pour le moins aussi aise que moi de ce que nous pouvions nous aimer avec plus d'égalité et de proportion, que si l'un de nous deux eût été valet ou servante. Le jour parut, que nous étions encore ensemble.

Nous laissâmes nos demoiselles dans ma chambre, où elles s'endormirent si elles voulurent, et nous allâmes songer, Verville et moi, à ce que nous avions à faire. Pour moi,


lIE. n'étais pas amoureux comme Verville, je mourais d'envie de dormir; mais il n'y avait pas d'apparence d'abandonner mon ami dans un si grand accablement d'affaires. J'avais un laquais aussi avisé que le valet de chambre de Verville était maladroit. Je l'instruisis ~sautant que je pus, et l'envoyai découvrir ce ~qui se passait chez Saldagne. Il t'acquitta de sa commission avec esprit, et nous rapporta que les gens de Saldagne disaient que des voleurs l'avaient fort blessé, et que l'on ne parlait non plus de ses soeurs que si jamais il n'en eût eu, soit qu'il ne se souciât point d'elles, ou qu'il eût défendu à ses gens d'en parler, pour étouffer le bruit d'une chose qui lui était si désavantageuse. « Je vois bien qu'il y aura ici du duel, me dit alors Verville. — Et peutêtre de l'assassinat, » lui répondis-je.

Et là-dessus je lui appris que Saldagne était le même qui avait voulu m'assassiner à Rome; que nous nous étions reconnus l'un l'autre; et j'ajoutai que s'il croyait que ce fût moi qui eût attenté sur sa vie, comme il y avait grande apparence, assurément il ne soupçonnait rien encore de l'intelligence que ° ses sœurs avaient avec nous. — J'allai rendre compte à ces pauvres filles de ce que nous avions appris; et cependant Verville alla trouver Saiut-Far pour découvrir ses sentiments, et si nous avions bien deviné. Il trouva qu'il avait le visage fort égratigné; mais, quelque question que Verville lui fît, il n'en put tirer autre chose, sinon que, revenant de jouer, il avait trouvé la porte du jardin de Saldagne ouverte, sa maison en rumeur, et lui fort blessé entre les bras de ses gens qui le portaient dans sa chambre. « Voilà un grand accident, lui dit Verville; et ses sœurs en seront bien affligées : ce sont de fort belles filles; je veux leur aller rendre visite. — Que


m'importe? » lui répondit ce brutal, qui a mit ensuite à siffler, sans plus rien répondg à son frère, pour tout ce qu'il put lui dir Verville le quitta, et revint dans ma chairi bre, où j'employais - toute mon éloquence pod consoler nos belles affligées. Elles se désespt raient, et n'attendaient que des violences es trêmes de l'étrange humeur de leur frère, qu était sans doute l'homme du monde le plus esclave de ses passions. Mon laquaisleur allaquë; rir à manger dans Je cabaret prochain ; ce qu'il continua de faire quinze jours durant que nous les tînmes cachées dans ma chambre, où par bonheur elles ne furent point découvertes, parce qu'elle était au haut du logis et éloignée des autres. Elles n'eussent point eu de répugnance à se mettre dans quelque maison religieuse; mais, à cause de l'aventure fâcheuse qui leur était arrivée, elles avaient grand sujet de craindre de ne sortir pas d'un couvent quand elles voudraient, après s'y être renfermées d'elles-mêmes. Cependant les blessures de Saldagne se guérissaient, et Saint-Far, que nous observions, l'allait visiter tous les jours.

Verville ne bougeait de ma chambre; a quoi on ne prenait pas garde dans le logis, ayant accoutumé d'y passer souvent les jours entiers à lire ou à s'entretenir avec moi. Son amour augmentait tous les jours pour mademoiselle de Saldagne, et elle l'aimait autaut qu'elle en était aimée. Je ne déplaisais pas à sa sœur aînée, et elle ne m'était pas indifférente. Ce n'est pas que la passion que j'avais pour Léonore fût diminuée, mais je n'espérais plus rien de ce côté-là, et quand j'aurais pu la posséder, je me serais fait conscience de la rendre malheureuse.

Un jour, Verville recut un billet de Saldagne, qui voulait le voir l'épée à la main, et gne, l'attendait avec un de ses amis dans la' qui ,


plaine de Grenelle. Par le même billet, Verville était prié de ne se servir de personne que de moi : ce qui me donna quelque soupçon que peut-être il nous voulait prendre tous deux d'un coup de filet. Ce soupçon était assez bien fondé, ayant déjà expérimenté ce qu il savait faire mais Verville ne voulut pas s'y arrêter, ayant résolu de lui donner toutes sortes de sa- tisfactions, et d'offrir même d'épouser sa sœur.

Il envoya quérir un carrosse de louage, quoiqu'il y en eût trois dans le logis. Nous allâmes où Saldagne nous attendait, et où Verville fut bien étonné de trouver son frère qui servait de second à son ennemi. Nous n'oubliâmes ni soumissions, ni prières, pour faire p ~isser les choses par accommo lement Il fallut absolument se battre avec les deux moins raisonna- bles hommes du monde. Je voulus protester à Saint-Far que j'étais au désespoir de tirer l'é- pée contre lui ; et je ne répondis qu'avec des soumissions et des paroles respectueuses à toutes les choses outrageantes dont il exerca ma patience. Enfin il me dit brutalement que je lui avais toujours déplu, et que pour regagner ses bonnes grâces, il fallait q IIP. je reçusse de lui deux ou trois coups d'épee. En disant cela, il vint à moi de furie. Je ne fis que parer quelque temps, résolu d'éviter d'en venir aux prises, au péril de quelques blessures. Dieu favorisa ma bonne intention, il tomba à mes ~pieds. Je le laissai relever, et cela l'anima encore davantage contre moi. Enfin, m'ayant blessé légèrement à une épaule, il me cria, comme aurait fait un laquais, que j'en tenais, avec un emportement si insolent, que ma patience se lassa. Je le pressai, et, l'ayant mis en désordre, je passai si heureusement sur lui, que je pus lui saisir la garde de son épée. « Cet homme que vous haïssez tant, lui dis-je alors, vous donnera néanmoins la vie


Il fit cent efforts hors de saison, sans jamais vouloir parler, comme un brutal qu'il était; quoique je lui présentasse que nous devions aller séparer son frère et Saldagne, qui se roulaient l'un sur l'autre; mais je vis bien qu'i fallait agir autrement avec lui. Je ne l'épar gnai plus, et je pensai lui rompre la main d'un grand effort que je fis en lui arrachanl son épée ; que je jetai assez loin de lui. Je courus aussitôt au secours de Verville, qui était aux prises avec son homme. En les approchant, je vis de loin des gens de cheval qui venaient à nous. Saldagne fut désarmé, et en même temps je me sentis donner un coup d'épée par derrière. C'était le généreux Saint-Far, qui se servait si làchement de l'é- i pée que je lui avais laissée. Je ne fus plus j maître de mon ressentiment; je lui en portai un qui lui fit une grande blessure. Le baron d'Arques, qui survint à l'heure même, et qui vit que je blessais son fils, m'en

voulut d'autant plus de mal, qu'il m'avait toujours voulu beaucoup de bien. Il poussa son cheval sur moi, et me donna un coup d'é- pée sur la tête. Ceux qui étaient venus avec., lui fondirent sur moi à son exemple. Je me 1 démêlai assez heureusement de tant d'enne- i mis; mais il eût. fallu céder au nombre, si ] Verville, le plus généreux ami du monde, ne se fût mis entre eux et moi, au péril de sa vie. Il donna d'un grand estramaçon sur les 1 oreilles de son valet, qui me pressait plus que les autres, pour se faire de fête. Je présentai j mon épée par la garde au baron d'Arques : j cela ne le fléchit point. Il m'appela coquin, j ingrat, et me dit toutes les inj ures qui lui vinrent à la bouche, jusqu'à me menacer de Ij me faire pendre. Je répondis avec beaucoup a de fierté que, tout coquin et tout ingrat que j j'étais, j'avais donné la vie à son fils, et que je j


ne l'avais blessé qu'après en avoir été frappé en trahison. Verville soutint à son père que je n'avais pas tort, mais il dit toujours qu'il ne me voulait jamais voir. ~Saldagne monta avec Le baron d'Arques dans le carrosse ou l'on avait mis Saint-Far; et Verville, qui ne me voulut point quitter, me recut dans l'autre auprès de lui. Il me fit descendre dans l'hôtel d'un de nos princes, où il avait des amis, et se retira chez son père. M. de Saint-Sauveur m'envoya la nuit même un carrosse, et me reçut en son logis secrètement, où il eut soin de moi comme si j'eusse été son fils. VerviLe me vint voir le lendemain, et me conta que son père avait été averti de notre combat par les sœurs de Saldagne, qu'il avait trouvées dans ma chambre. Il me dit ensuite avec grande joie, que l'affaire s'accommoderait par un double mariage aussitôt que son frère serait guéri, qui n'était pas blessé en lieu dangereux; qu'il ne tiendrait qu'à moi que je ne fusse bien avec Saldagne; et pour son père, qu'il n'était plus en colère, et était bien fâché de m'avoir maltraité. Il souhaita ensuite que je fusse bientôt guéri, pour avoir part à tant de réjouissances. Mais je lui répondis que je ne pouvais plus demeurer dans un pays où l'on pouvait me reprocher ma basse naissance, comme avait fait son père, et que je quitterais bientôt le royaume pour me faire tuer a la guerre, ou pour m'élever à une fortune proportionnée aux sentiments d'honneur que son exemple m'avait donnés. Je veux croire que ma résolution l'affligea; mais un homme amoureux n'est pas longtemps occupé par une autre passion que l'amour.

Destin continuait ainsi son histoire, quand on entendit tirer dans la rue un coup d'arquebuse et tout aussitôt jouer des orgues. Cet


instrument, qu'on n'avait peut-être point en core enten du a la porte d'une hôtellerie, courir aux fenêtres tous ceux que le coup ~d'a j quebuse avait éveillés. On continuait toujours de jouer des orgues, et ceux qui s'y ~connais saient remarquèrent même que ~l'organis jouait un chant d'église. Personne ne pouvait rien comprendre à cette dévote sérénade, ~qu pourtant n'était pas encore bien ~reconnue pour telle. Mais on n'en douta plus quand om entend t deux méchantes voix, dont ~l'un chantait le dessus et l'autre râclait une ~basse Ces deux voix de lutrin se joignirent aux ~orgues, et firent un concert à faire hurler tous les chiens du pays. Ils chantèrent : Allons, det nos voix et de nos luths d'ivoire, ravir les ~esprits; et le reste de la chanson. Après que cet air suranné fut mal chanté, on enten lit la voix: de quelqu'un qui parlait bas le plus haut ~qu'il pouvait, en reprochant aux chantres qu'ils chantaient toujours la même chose. Les ~pau vres gens répondirent qu'ils ne savaient ~pas ce qu'on voulait qu'ils chantassent.

— Chantez ce que vous voudrez, répondit à demi haut la même personne ; il faut chanter,

puisqu'on vous paye bien. Apres cet arrêt définitif les orgues changé- rent de ton, et on entendit un bel Exaudiaf, qui fut chanté fort dévotement. Aucun des auditeurs n'avait encore osé parler, de peur d'interrompre la musique, quand la Rancune, < qui ne se lût pas tu dans une pareille occasion pour tous les biens du monde, cria tout haut: — On fait donc ici le service divin dans les j rues ? j Quelqu'un des écoutants prit la parole, et dit que l'on pouvait proprement appeler ~cela Chanter ténèbres. Un autre ajouta que c'était une procession de nuit ; enfin tous les facé- j tieux de l'hôtellerie se réjouirent sur la musiJ j


ne, sans que pas un d'eux pût deviner celui ui la donnait, et encore moins à qui ni pouruoi. Cet Exaudiat avançait toujours chemin, rsque dix ou douze chiens qui suivaient une tienne de mauvaise vie vinrent à la suite e leur maîtresse se mêler parmi les jambes es musiciens; et comme plusieurs rivaux asemble ne sont pas longtemps d'accord, près avoir grondé et juré quelque temps les ns contre les autres, enfin tout d'un coup ils e pillèrent avec tant d'animosité et de furie, ue les musiciens craignirent pour leurs james, jet gagnèrent au pied, laissant leurs orgues la discrétion des chiens. Ces amants immoérés n'en usèrent pas bien ; ils renversèrent ne table à tréteaux qui soutenait la machine armonieuse, et je ne voudrais pas jurer que uelques-uns de ces maudits chiens ne levasent la jambe et ne pissassent contre les or'ues renversées, ces animaux étant fort diuétiques de leur nature, principalement quand uelque chienne de leur connaissance a envie e procéder à la multiplication de son espèce.

Le concert étant ainsi déconcerté, l'hôte fit vrir la porte de l'hôtellerie, et voulut mettre couvert le buffet d'orgues, la table et les tréeaux. Comme ses valets et lui s'occupaient à ette œuvre charitable, l'organiste revint à ses irgues, accompagné de trois personnes, entre esquelles il y avait une femme et un homme qui e cachait le nez dans son manteau. Cet homme tait le véritable Ragotin, qui avait voulu donr une sérénade à mademoiselle de l'Etoile, et 'était adressé pour cela à un petit châtré, organiste d'une église. Ce fut ce monstre, ni omme ni femme, qui chanta le dessus, et ui joua des orgues que sa servante avait aportées : un enfant de chœur, qui avait déjà nué, chanta la basse, et tout cela pour prix et omme de deux testons, tant il faisait déjà


cher à vivre dans ce bon pays du ~Main Aussitôt que l'hôte eut reconnu les auteur de la sérénade, il dit assez haut pour être ~en tendu de tous ceux qui étaient aux fenêtre de l'hôtellerie : — C'est donc vous, monsieur Ragotin, ~qu venez chanter vêpres à ma porte? Vous ~fe riez bien mieux de dormir et de laisser ~doi mir mes hôtes. 1 Ragotin lui répondit qu'il le prenait ~pou un autre; mais ce fut d'une façon à ~fair croire encore davantage ce qu'il feignait d vouloir nier. Cependant l'organiste, qui trouva ses orgues rompues, et qui était fort en ~co 1ère, comme sont tous les animaux imber bes, dit à Ragotin en jurant, qu'il les lui ~fal-j lait payer. Ragotin lui répondit qu'il se ~moi quait de cela. j' — Ce n'est pourtant pas raillerie, repartit laj châtré; je veux être payé.

L'hôte et ses valets donnèrent leur voi pour lui : mais Ragotin leur apprit, comme a des ignorants, que cela ne se pratiquait point en sérénade ; et cela dit, il s'en alla tout fier de sa galanterie. La musique chargea les orgues sur le dos de la servante du châtré qui se retira en son logis de fort mauvaise humeur, la table sur l'épaule, et suivi de 1 en^ fant de chœur, qui portait les deux tréteaux L'hôtellerire fut refermée : Destin donna le bonsoir aux comédiennes, et remit la fin de son histoire à la première occasion. J XVI L'ouverture du théâtre, et autres choses ~qu ne sont pas de moindre conséquence.

Le lendemain, les comédiens ~s'assemblèren dès le matin en une des chambres qu'ils ~oc cupaient dans l'hôtellerie, pour répéter la co médie qui devait se représenter après ~di


ner. La Rancune, à qui Ragotin avait déjà fait confidence de la sérénade, et qui avait fait semblant d'avoir de la peine à le croire, avertit ses compagnons que le petit homme ne manquerait pas de venir bientôt recueillir les louanges de sa galanterie raffinée; et ajouta que toutes les fois qu'il en voudrait parler, il fallait en détourner le discours malicieusement. Ragotin entra dans la chambre en même temps; et, après avoir salué les comédiens en général, il voulut parler de la sérénade de l'Etoile, qui fut alors pour lui une étoile errante; car elle changea de place sans lui répondre, autant de fois qu'il lui demanda à quelle heure elle s'était couchée et comment elle avait passé la nuit. Il la quitta pour mademoiselle Angélique, qui, au lieu de lui parler, ne fit qu'étudier son rôle. Il s'adressa à la Caverne, qui ne le regarda seulement pas.

Tous les comédiens, l'un après l'autre, suivirent exactement l'ordre qu'avait donné la Rancune, et ne répondirent point à ce que leur dit Ragotin, ou changèrent de discours autant de fois qu'il voulut parler de la nuit précédente.

Enfin, pressé de sa vanité, et ne pouvant laisser languir davantage sa réputation, il dit tout haut, parlant à tout le monde : — Voulez-vous que je vous avoue une vé- rité?

— Vous en userez comme il vous plaira, répondit quelqu'un.

— C'est moi, ajouta-t-il, qui vous ai donné cette nuit une sérénade.

— On les donne donc en ce pays avec des orgues? lui dit Destin; et à qui la donniezvous? N'était-ce point, continua-t-il, à la belle dame qui fit battre tant d'honnêtes chiens ensemble ?

— Il n'en faut point douter, dit l'Olive; car ces animaux, de nature mordante, n'eussent pas


troublé une musique si harmonieuse, à moins que d'être rivaux et même jaloux de M. ~Rai gotin. a Un autre de la compagnie prit la parole, et dit qu'il ne doutait point qu'il ne fùt bien avec sa maîtresse, et qu'il ne l'aimât à bonne intention, puisqu'il y allait si ouvertement. Enfin, tous ceux qui étaient dans la chambra poussèrent à bout Ragotin sur la sérénade, à la réserve de la Rancune, qui lui fit grâce, ayant été honoré de l'honneur de sa confi- dence; et il y a apparence que cette belle rail- lerie de chien eût épuisé tous ceux qui étaient dans la chambre, si le poëte, qui en son espèce était aussi sot et aussi vain que Ragotin, et qui de tout tirait matière de contenter sa vanité, n'eût rompu les chiens en disant, du ton d'un homme de condition, ou plutôt qui le fait à fausses enseignes A propos de sérénade, il me souvient qu'à mes noces on m'en donna une quinze jours de suite, qui était composée de plus de cent sortes d'instruments. Elle courut par tout le Ma- rais ; les plus galantes dames de la place Royale l'adoptèrent; plusieurs galants s'en firent honneur, et elle donna même de la ja- lousie à un homme de condition, qui fit charger par ses gens ceux qui me la donnaient: mais ils n'y trouvèrent pas leur compte : car ils étaient tous de mon pays, braves gens s'il en est au monde, et dont la plus grande partie avaient été officiers dans un régiment que je mis sur pied quand les communes de nos quartiers se soulevèrent.

La Rancune, qui avait contraint son natu- rel moqueur en faveur de Ragotin, n'eut pas A même bonté pour le poëte, qu'il persécutait continuellement. Il prit donc la parole et dit au nourrisson des Muses : — Votre sérénade, de la façon que vous nous -


la représentez, était plutôt un charivari dont un homme de condition fut importuné, et envoya la canaille de sa maison pour le faire taire ou pour le chasser plus loin. Ce qui me le fait croire encore davantage, c'est que votre femme est morte de vieillesse six mois après votre hyménée, pour parler en vos propres termes.

— Elle mourut pourtant du mal de mère, dit le poëte — Dites plutôt de grand'mère, d'aïeule ou de bisaïeule, répondit la Rancune. Dès le rè- gne d'Henri IV, la mére ne lui faisait plus mal, ajouta-t-il; et pour vous montrer que j'en sais plus de nouvelles que vous même, quoique vous le prôniez si souvent, je veux vous en apprendre une chose qui n'est jamais venue à votre connaissance. Dans la cour de la reine Marguerite Ce beau commencement d'histoire attira auprès de la Rancune tous ceux qui étaient dans la chambre, qui savaient bien qu'il avait des mémoires contre tout le genre humain.

Le poëte, qui le redoutait extrêmement, l'interrompit en lui disant:— Je gage cent pistoles que non.

Ce défi de gager, fait si à propos, fit rire toute la compagnie, et le fit sortir de la chambre. C'était toujours ainsi par des gageures de sommes considérables que le pauvre homme défendait ses hyperboles quotidiennes, qui pouvaient bien monter chaque semaine à la somme de mille ou douze cents impertinences, sans y comprendre les menteries. La Rancune était le contrôleur général tant de ses actions que de ses paroles, et l'ascendant qu'il avait sur lui était si grand, que j'ose le comparer à celui du génie d'Auguste sur celui d'Antoine : cela s'entend prix pour prix, et sans faire comparaison de deux co-


médiens de campagne à deux Romains de ce calibre-là. La Rancune avant donc commencé son conte, et en ayant été interrompu par ld poëte, comme je vous l'ai dit, chacun le pria instamment de l'achever ; mais il s'en excu- sa, promettant de leur conter une autre fois la vie du poëte tout entière, et que celle de sa femme y serait comprise. Il fut question de répéter la comédie qu'on devait jouer le jour meme dans un tripot voisin. Il n'arriva rien de remarquable pendant la répétition. On joua après dîner, et on joua fort bien. Made- j moiselle de l'Etoile y ravit tout le monde par sa beauté; Angélique eut des partisans pour elle; l'une et l'autre s'acquittèrent de leur personnage à la satisfaction de tout le monde.

Destin et ses camarades tirent aussi des merveilles; et ceux de l'assistance qui avaient souvent entendu la comédie dans Paris avouèrent que les comédiens du roi n'eussent pas mieux représenté. Ragotin ratifia en sa tête la donation qu'il avait faite de son corps et de son âme à mademoiselle de l'Etoile, passée par devant la Rancune, qui lui promettait tous les jours de la faire accepter à la comédienne. Sans cette promesse, le déses- poir eùt bientôt fait un beau grand sujet d'histoire tragique d'un méchant petit avocat. — Je ne dirai point si les comédiens plurent aux dames du Mans autant que les comédiennes avaient fait aux hommes : quand j'en saurais quelque chose; je n'en dirais rien; mais parce que l'homme le plus sage n'est pas quelquefois maître de sa langue, je finirai le présent chapitre, pour m'ôter tout sujet de tentation. l


VII. — Mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin.

Aussitôt que Destin eut quitté sa vieille ~oderie et repris son habit de tous les jours, Rappinière le mena aux prisons de la ville cause que l'homme qu'ils a vaient pris le jour le le curé deDomfront fut enlevé, demandait lui parler. Cependant les comédiennes s'en tournèrent en leur hôtellerie, avec un grand ~rtége de Manceaux. Ragotin s'étant trouvé ~près de mademoiselle de la Caverne, dans temps qu'elle sortait du jeu de paume où m avait joué, lui présenta la main pour la mener, quoiqu'il eût mieux aimé rendre ce ~rvice-là à sa chère l'Etoile. Il en fit autant mademoiselle Angélique, tellement qu'il se ~ouva écuyer à droite et à gauche. Cette dou~e civilité fut cause d'une triple incommodité; r la Caverne, qui avait le haut de la rue, ~mme de raison, était pressée par Ragotin, ~iur qu'Angélique ne marchât point dans le isseau. De plus, le petit homme, qui ne leur ~nait qu'à la ceinture, tirait si fort leurs ~tins en bas, qu'elles avaient bien de la peine s'empêcher de tomber sur lui. Ce qui les in~mmodait encore davantage, c'est qu'il se reurnait à tout moment pour regarder madeoiselle de l'Etoile, qu'il entendait parler der~re lui à deux godelureaux qui la ramenaient ~algré elle. Les pauvres comédiennes essayè- rent souvent de se dégager les mains ; mais tint toujours si ferme, qu'elles eussent au~t aimé avoir les osselets. Elles le prièrent ~t fois de ne prendre pas tant de peine.

leur répondit seulement: « Serviteur » (c'était ~n compliment ordinaire), et leur serra les ains encore plus fort. Il fallut donc prendre ~tience jusqu'à l'escalier de leur chambre où .es espérèrent d'être remises en liberté


mais Ragotin n'était pas homme à cela, disant toujours « serviteur, serviteur, » à ~te ce qu'elles lui purent dire; il essaya ~premié ment de monter de front avec les deux con diennes; ce qui s'étant trouvé ~impossib parce que l'escalier était trop étroit ; la ~C verne se mit le dos contre la muraille monta la première, tirant après soi ~Ragoti qui tirait après soi Angélique qui ne ~tira rien, et qui riait comme une folle. Pour ne velle incommodité, à quatre ou cinq degr de leur chambre, ils trouvèrent un valet l'hôte, chargé d'un sac d'avoine d'une pesa teur excessive, qui leur dit à grand'~pein tant il était accablé de son fardeau, qu'~i eussent à descendre, parce qu'il ne ~pouva remonter chargé comme il l'était. ~Ragot: voulut répliquer; le valet jura tout net qu laisserait tomber son sac sur eux; ils ~délire donc avec précipitation ce qu'ils avaient fa fort posément, sans que Ragotin voulût ~e core lâcher les mains des comédiennes. Le ~v let charge d'avoine les pressait ~étrangemen ce qui fut cause que Ragotin fit un faux ~pa qui ne l'eût pas pourtant fait tomber, se tenan comme il faisait, aux mains des comédiennes mais il s'attira sur le corps la Caverne, laquelle le soutenait plus que sa fille, à cause de l'avan tage du lieu. Elle tomba donc sur lui et ~le marcha sur le ventre, se donnant de la têt contre celle de sa fille, si rudement qu'elles ~e tombèrent l'une et l'autre. Le valet, qui cru que tant de monde ne se relèverait, pas ~sit et qui ne pouvait plus supporter la pesanten de son sac d'avoine, le déchargea enfin su les degrés, jurant comme un valet d'hotellerie Le sac se délia ou se rompit par malheur L'hôte y arriva, qui pensa enrager contre valet le valet enrageait contre les comédiennes, les comédiennes enrageaient contre mi


~otin, qui enrageait plus que pas un de ceux ~ui enragèrent, parce que mademoiselle de ~Etoile, qui arriva en même temps, fut en~ore témoin de cette disgrâce, presque aussi ~âcheuse que celle du chapeau qu'on lui avait ~oupé avec des ciseaux quelques jours aupa~avant. La Caverne jura son grand serment ~ue Ragotin ne la mènerait jamais, et montra ~i mademoiselle de l'Etoile ses mains qui ~taient toutes meurtries.

L'Etoile lut dit que Dieu l'avait punie de lui ~voir ravi monsieur. Ragotin, qui l'avait reenue devant la comédie pour la ramener, et ~jouta qu'elle était bien aise de ce qui était ~rrivé au petit homme, puisqu'il lui avait ~nanqué de parole. Il n'entendit rien de tout ~ela ; car l'hôte parlait de lui faire payer le dé~het de son avoine, ayant déjà pour le même ~ujet voulu battre son valet, qui appela Ra~otin avocat de causes perdues. Angélique lui ~it la guerre à son tour, et lui reprocha qu'elle ,vait été son pis-aller. Enfin la fortune fit ~ien voir jusque-là qu'elle ne prenait encore ~ulle part dans les promesses que la Rancune ~vait faites à Ragotin, de le rendre le plus ~eureux amant de tout le pays du Maine, à comprendre même le Perche et Laval.

L'avoine fut ramassée, et les comédiennes montèrent dans leur chambre l'une après l'aure, sans qu'il leur arrivât aucun malheur.

tagotin ne les y suivit point, et je n'ai pas bien ~u où il alla. L'heure du souper vint: on soupa ~ans l'hôtellerie. Chacun prit parti après le ~ouper, et Destin s'enferma avec les comé~liennes pour continuer son histoire.

~XVIII, — Suite de l'histoire de Destin et de l'Étoile.

J'ai fait le précédent chapitre un peu court, peut-être que celui-ci sera plus long; je n'en


suis pourtant pas bien assuré, nous l'allons voir. , 9 Destin se mit à sa place accoutumée et r prit son histoire en cette sorte : 1 — Je m'en vais vous achever le plus ~su | cinctement que je pourrai une vie qui ne vous a déjà ennuyées que trop longtemps. Verville m'étant venu voir, comme je vous l'ai dit, eJ n'ayant pu me persuader de retourner chez son père, il me quitta fort affligé de ma lution, à ce qu'il me parut, et s'en ~retourna chez lui, où quelque temps après, il se maria avec mademoiselle de Saldagne, et ~Saint-Fa en fit autant avec mademoiselle de Léri. Elle était aussi spirituelle que Saint-Far l'était peu, et j'ai bien de la peine à imaginer com ment deux esprits si disproportionnés se sont accordés ensemble.

Cependant je me guéris entièrement, et le généreux M. de Saint-Sauveur, ayant approuvé la résolution que j'avais prise de m'en aller hors du royaume, me donna de l'argent pour mon voyage, et Verville, qui ne m'oublia point pour s'être marié, me fit présent d'un bon cheval et de cent pistoles. Je pris le chemin de Lyon pour retourner en Italie, à des sein de repasser par Rome ; et, après y avoir vu ma Léonore pour la dernière fois, de m'aller faire tuer en Candie pour n'être pas longtemps malheureux. A Nevers, je logeai dans une hôtellerie qui était proche de la rivière Etant arrivé de bonne heure, et ne sachant à quoi me divertir en attendant le souper, j'allai me promener sur un grand pont de pierre qui traverse la rivière de Loire. Deux femmes s'y promenaient aussi, dont l'une, qui paraissait être malade, s'appuyait sur l'autre, ayant bien de la peine à marcher. Je les saluai sans les regarder en passant auprès d'elles, et me promenai quelque temps sur le pont, songeant


à ma malheureuse fortune, et plus souvent à mon amour. J'étais assez bien vêtu, comme il est nécessaire de l'être à ceux de qui la condition ne peut faire excuser un méchant habit. Quand je repassai auprès de ces femmes, j'entendis dire à demi-haut : « Pour moi, je croirais que ce serait lui s'il n'était point mort. »

Je ne sais pourquoi je tournai la tête, n'ayant pas sujet de prendre ces paroles-là pour moi.

On ne les avait pourtant pas dites pour un autre. Je vis mademoiselle de la Boissière, le visage fort pâle et défait qui s'appuyait sur sa fille Léonore. J'allai droit à elles, avec plus d'assurance que je n'eusse fait à Rome, m'étant beaucoup formé le corps et l'esprit durant le temps que j'avais demeuré à Paris. Je les trouvai si surprises et si effrayées, que je crois qu'elles se fussent mises en fuite si mademoiselle de la Boissière eût pu courir.

Cela me surprit aussi. Je leur demandai par quelle heureuse rencontre je me trouvais avec les personnes du monde qui m'étaientles plus chères. Elles se rassurerent à mes paroles. Mademoiselle de la Boissière me dit que je ne devais point trouver étrange si elles me regardaient avec quelque sorte d'étonnement; que le seigneur Stéphano leur avait fait voir des lettres de l'un des gentilshommes que j'accompagnais à Rome, par lesquelles on lui mandait que j'avais été tué durant la guerre de Parme, et ajouta qu'elle était ravie de ce qu'une nouvelle qui l'avait si fort affligée ne se trouvait pas véritable. Je lui répondis que la mort n'était pas le plus grand malheur qui pouvait m'arriver, et que je m'en allais à Venise pour faire courir le même bruit avec plus de vérité. Elles s'attristèrent de ma resolution, et la mère me fit alors des caresses extraordinaires dont je ne


pouvais deviner la cause. Enfin, j'appris (l'élis- i même ce qui la rendait si civile. Je pouTaisj encore lui rendre service, et l'état où elle se 1 trouvait ne lui permettait pas de me mépriser i et de me faire mauvais visage, comme elle ] avait fait à Rome. Il leur était arrivé un mal- 1 heur assez grand pour les mettre en -peine. 1 Ayant fait argent de tous leurs meubles, qui étaient fort beaux et en quantité, elles étaient parties de Rome avec une servante française qui les servait il y avait longtemps, et le seigneur Stéphano leur avait donné son valet qui était Flamand comme lui, et qui voulait retourner en son pays. Ce valet et cette servante s'aimaient a dessein de se marier ensemble, et leur amour n'était connu de personne. Mademoiselle de la Boissière, étant arrivée à Roanne, se mit sur la rivière. A Nevers, elle se trouva si mal, qu'elle ne put passer outre. Durant sa maladie, elle fut assez difficile à servir, et sa servante s'en acquitta fort mal, contre sa coutume. Un matin, le valet et la servante ne se trouvèrent plus ; et ce qu'il y eut de plus fâcheux, l'argent de la pauvre demoiselle disparut aussi. Le déplaisir qu'elle en eut augmenta sa maladie, et elle fut contrainte de s'arrêter à Nevers, pour attendre des nouvelles de Paris d'où elle espérait recevoir de quoi continuer son voyage. Mademoiselle de la Boissière m'apprit en peu de mots cette fâcheuse aventure. Je les ramenai en leur hôtellerie, qui était aussi la mienne, et après avoir été quelque temps avec elles, je me retirai en ma chambre pour les laisser souper. Pour moi, je ne mangeai point, et je crus avoir été à table cinq ou six heures pour le moins.

J'allai les voir aussitôt qu'elles m'eurent fait dire que je-serais le bienvenu. Je trouvai la mère au lit, et la fille me parut avec un-'VÍ-'


sage aussi triste, que je l'avais trouvée gaie un moment auparavant. Sa mère était encore plus triste qu'elle, et je le devins aussi. Nous fûmes quelque temps à nous regarder sans rien dire. Enfin, mademoiselle de la Boissière me montra des lettres qu'elle avait reçues de Paris, qui les rendaient, sa fille et elle, les personnes les plus affligées du monde. Elle m'apprit le sujet de son affliction avec une si grande effusion de larmes, et sa fille, que je vis pleurer aussi fort que sa mère, me toucha tellement, que je ne crus pas leur témoigner assez combien j'y étais sensible, quoique je leur offrisse tout ce qui dépendait de moi, d'une façon à ne les point faire douter de ma franchise. Je ne sais pas encore ce qui vous afflige si fort, leur dis-je; mais s'il ne faut que ma vie pour diminuer la peine où je vous vois, vous pouvez vous mettre l'esprit en repos. Dites-moi donc, madame, ce qu'il faut que je fasse j'ai de l'argent si vous en manquez; j'ai du courage si vous avez des ennemis, et je ne prétends, de tous les services que je vous offre, que la satisfaction de vous avoir servie. »

Mon visage et mes paroles leur firent si bien voir ce que j'avais dans l'âme, que leur grande affliction se modéra un peu. Mademoiselle de la Boissière me lut une lettre par laquelle une femme de ses amies lui mandait qu'une personne qu'elle ne nommait point, et que je m'aperçus bien être le père de Léonore, avait eu ordre de se retirer de la cour, et qu'il s'en était allé en Hollande. Ainsi la pauvre demoiselle se trouvait dans un pays inconnu, sans argent et sans espérance d'en avoir. Je lui offris de nouveau ce que j'avais, qui pouvait monter à cinq cents ecus, et lui dis que je la conduirais en Hollande, et au bout du monde si elle y voulait aller. Enfin, je l'assurai qu'elle , avait retrouvé en moi une personne qui la


servirait comme un valet, et de qui elle serait.

aimée et respectée comme d'un fils. Je rougis extrêmement en prononçant le mot de fils, mais je n'étais plus cet Homme odieux à qui l'on avait refuse la porte à Rome, et pour qui Léonore n'était pas visible; et mademoiselle de la Boissière n'était plus pour moi une mère sévère. A toutes les offres que je lui fis, elle me répondit toujours que Léonore me serait fort obligée. Tout se passait au nom de Léonore, et vous eussiez dit que sa mère n'était plus qu'une suivante qui parlait pour sa maî- tresse : tant il est vrai que la plupart du monde ne considère les personnes que selon qu'elles leur sont utiles. Je les laissai fort consolées et me retirai dans ma chambre le plus satisfait du monde Je passai la nuit fort agréablement, quoiqu'en veillant ; ce qui me retint au lit assez tard, n'ayant commencé à dormir qu'à la pointe du jour. Léonore me parut ce jour-là habillée avec plus de soin qu'elle n'était le jour de devant, et elle put bien remarquer que je ne m'étais pas négligé. Je la menai à la messe sans sa mère, qui était encore trop faible. Nous dînâmes ensemble, et depuis ce temps-là nous ne fûmes plus qu'une même famille. Mademoiselle de la Boissière me témoignait beaucoup de reconnaissance des services que je lui rendais, et me protestait souvent qu'elle n'en mourrait pas ingrate. Je ven- dis mon cheval, et aussitôt que la malade fut assez forte, nous prîmes une cabane, et descendîmes jusqu'à Orléans. Durant le temps que nous fûmes sur l'eau, je jouis de la conversation de Léonore, sans qu'une si grande félicité fût troublée par sa mère. Je trouvai des lumières dans l'esprit de cette belle fille, aussi brillantes que celles de ses yeux : et le mien, dont peut-être elle avait ;


pu douter à Rome, ne lui déplut pas alors.

Que vous dirai-je davantage? Elle vint à m'ai- mer autant que je l'aimais ; et vous avez bien pu reconnaître depuis le temps que vous nous voyez l'un et l'autre, que cet amour réciproque n'est point encore diminué.

— Quoi ! interrompit Angélique, mademoiselle de l'Etoile est donc Léonore ?

— Et qui donc, lui répondit Destin ?

Mademoiselle de l'Etoile prit la parole, et dit que sa compagne avait raison de douter qu'elle fût cette Léonore dont Destin avait fait une beauté de roman.

— Ce n'est point par cette raison-là, reprit Angélique, mais c'est à cause que l'on a toujours de la peine à croire une chose que l'on a beaucoup désirée.

Mademoiselle de la Caverne dit qu'elle n'en avait point douté, et ne voulut pas que ce discours allât plus avant, afin que Destin poursuivît son histoire, qu'il reprit ainsi : Nous arrivâmes à Orléans, où notre entrée fut si plaisante, que je vous en veux apprendre les particularités. Un tas de faquins qui

attendent sur le port ceux qui viennent par eau pour porter leurs hardes, se jetèrent en foule dans notre cabane. Ils se présentèrent plus de trente à se charger de deux ou trois petits paquets, que le moins fort d'entre eux eût pu porter sous le bras. Si j'eusse été seul, je n'eusse pas peut-être été assez sage pour ne point m'emporter contre ces insolents. Huit d'entre eux saisirent une petite cassette qui ne pesait pas vingt livres ; et, ayant fait semblant d'avoir bien de la peine à la lever de terre, enfin ils la haussèrent au milieu d'eux par-dessus leurs têtes, chacun ne la soutenant que du bout du doigt. Toute la canaille qui était sur le port se mit à rire, et nous fûmes contraints d'en faire autant. J'étais pourtant


tout rouge de honte d'avoir à traverser toute une ville avec tant d'appareil ; car le reste nos hardes, qu'un seul homme pouvait porter, en occupa une vingtaine ; et mes seuls pistolets furent portés par quatre hommes.

Nous entrâmes en ville avec l'ordre que je vais vous dire. Huit grands pendards ivres, ou qui devaient l'être, portaient au milieu d'eux une petite cassette, comme je vous l'ai déjà dit. Mes pistolets suivaient l'un après l'autre, chacun porté par deux hommes. Mademoiselle de la Boissière, qui enrageait aussi bien que moi, allait immédiatement après : elle était assise dans une grande chaise de paille soutenue sur deux grands bâtons de batelier, et portée par quatre hommes qui se relayaient les uns les autres et qui lui disaient cent sottises en la portant. Le reste de nos hardes suivait, qui était composé d'une petite valise et d'un paquet couvert de toile, que sept ou huit de ces coquins se jetaient l'un à l'autre durant le chemin, comme quand on joue au pot cassé. Je conduisais la queue du triomphe, tenant Léonore par la main, qui riait si fort, qu'il fallait mal- gré moi que je prisse plaisir à cette friponnerie. Durant notre marche, les passants s'arrêtaient dans les rues pour nous considérer, et le bruit que l'on y faisait à cause de nous attirait tout le monde aux fenêtres. Enfin, nous arrivâmes au faubourg qui est du côté de Paris, suivis de force canaille, et nous nous logeâmes à l'enseigne des Empereurs. Je fis entrer mes dames dans une salle basse, et menaçai ensuite ces coquins si sérieusement, qu'ils furent trop aises de recevoir fort peu de chose que je leur donnai, l'hôte et l'hôtesse les ayant querellés. Mademoiselle de la Bois- sière, que la joie de n'être plus sans argent avait guérie plutôt qu'autre chose, se trouva.


assez forte pour supporter le carrosse. Nous arrêtâmes trois places dans celui qui partait le lendemain, et en deux jours nous arrivâmes heureusement à Paris.

En descendant à la maison des coches, je fis connaissance avec la Rancune, qui était venu d'Orléans aussi bien que nous, dans un coche qui accompagnait notre carrosse. Il entendit que je demandais où était l'hôtellerie des coches de Calais ; il me dit qu'il y allait à l'heure même, et que, si nous n'avions pas de logis arrêté, il nous mènerait chez une femme de sa connaissance, qui avait des chambres garnies où nous serions fort commodément.

Nous le crûmes, et nous nous en trouvâmes fort bien. Cette femme était veuve d'un homme qui avait été toute sa vie tantôt portieret tantôt décorateur d'une troupe de comédiens, et qui même avait tâché autrefois de réciter et n'y avait pas réussi. Ayant amassé quelque chose en servant les comédiens, il s'était mêlé de tenir des chambres garnies et de prendre des pensionnaires, et par là s'était mis à son aise. Nous louâmes deux chambres assez commodes. Mademoiselle de laBoissière fut confirmée dans les mauvaises nouvelles qu'elle avait eues du père de Léonore, et en apprit d'autres qu'elle nous cacha, qui l'affligèrent assez pour la faire retomber malade. Cela nous fit différer quelque temps notre voyage de Hollande, où elle avait résolu que je la conduirais ; et la Rancune, qui allait y joindre une troupe de comédiens, voulut bien nous attendre, après que je lui eus promis de le défrayer. Mademoiselle de la Boissière était souvent visitée par une de ses amies, qui avait servi en même temps qu'elle la femme de l'ambassadeur de France à Rome en qualité de femme de chambre, et qui avait même été sa confidente pendant le temps qu'elle fut ai-


mée du père de Léonore. C'était d'elle qu'elle avait appris l'éloignement de son pretendu mari, et nous en recûmes plusieurs bons offices pendant le temps que nous fûmes à Paris.

Je ne sortais que le moins souvent que je pouvais, de peur d'être vu de quelqu'un de ma connaissance; et je n'avais pas grand'peine à garder le logis, puisque j'étais avec Léonore, et que par les soins que je rendais à sa mère, je me mettais toujours de mieux en mieux dans son esprit. A la persuasion de cette femme dont je viens de vous parler, nous allâmes un jour nous promener à SaintCloud, pour faire prendre l'air à notre malade. Notre hôtesse fut de la partie, et la Rancune aussi. Nous prîmes un bateau, nous nous promenâmes dans les plus beaux jardins ; et, après avoir fait collation, la Rancune conduisit notre petite troupe vers notre bateau, tandis que je demeurais à compter dans un cabaret avec une hôtesse fort déraisonnable, qui me retent plus longtemps que je ne pensais. Je sortis d'entre ses mains au meilleur marché que je pus, et m'en retournai joindre ma compagnie. Mais je fus bien étonné de voir notre bateau fort avant dans la rivière, qui ramenait mes gens à Paris sans moi, et sans me laisser même un petit laquais qui portait mon épée et mon manteau. Comme j'étais sur le bord de l'eau, bien en peine de savoir pourquoi on ne m'avait pas attendu, j'entendis une grande rumeur dans un bateau; et, m'en étant approché, je vis deux ou trois gentilshommes, ou qui avaient l'air de l'être, qui voulaient battre un batelier parce qu'il refusait d'aller après notre bateau.

J'entrai à tout hasard dans ce bateau dans le temps qu'il quittait le bord, le batelier ayant eu peur d'être battu. Mais si j'avais été en peine de ce que ma compagnie m'avait j


laissé à Saint-Cloud, je ne fus pas moins embarrassé de voir que celui qui faisait cette violence était le même Saldagne à qui j'avais tant de sujets de vouloir du mal. Au moment où je le reconnus, il passa du bout du bateau où il était à celui où j'étais. Fort empêché de ma contenance, je lui cachai mon visage le mieux que je pus ; mais, me trouvant si près de lui qu'il était impossible qu'il ne me reconnût, et me trouvant sans épée, je pris la résolution la plus désespérée du monde, dont la haine seule ne m'eût pas rendu capable, si la jalousie ne s'y fût mêlée. Je le saisis au corps dans l'instant qu'il me reconnut, et me jetai dans la rivière avec lui. Il ne put se prendre à moi, soit que ses gants l'en empê- chassent, ou parce qu'il fut surpris. Jamais homme ne fut si près de se noyer que lui. La plupart des bateaux allèrent à son secours, chacun croyant que nous étions tombés dans l'eau par quelque accident; et Saldagne seul sachant de quelle façon la chose était arrivée, n'était pas en état de s'en plaindre sitôt, ou de faire courir après moi. Je regagnai donc le bord sans beaucoup de peine, n'ayant qu'un petit habit qui ne m'empêchait point de nager; et, l'affaire valant bien la peine d'aller vite, je fus éloigné de Saint-Cloud avant que Saldagne fût pêché. Si on eut de la peine à le sauver, je pense qu'on n'en eut pas moins à le croire, lorsqu'il déclara de quelle façon je m'étais hasardé pour le perdre; car je ne vois pas pourquoi il en aurait fait un secret. Je fis un grand tour pour regagner Paris, où je n'entrai que de nuit, sans avoir eu besoin de me faire sécher, le soleil et l'exercice violent que j'avais fait en courant n'ayant laissé que fort peu d'humidité dans mes habits.

Enfin je me revis avec ma chère Léonore, que je trouvai véritablement affligée. La Ran-


cane et notre hôtesse eurent une extrême ~j de me'voir, aussi bien que mademoiselle aT.

Boissière, qui, pour mieux faire croire que j étais son fils à la Rancune et à notre hôtesse avait bien fait la mère affligée. Elle me fit de excuses en particulier de ce que l'on ne m'ava pas attendu, et m'avoua que la peur qu'elle avait eue de Saldagne l'avait empechée de sot ger à moi, outre qu'à la réserve de la Ran cune, le reste de notre troupe n'eût fait qui m'embarrasser si j'eusse eu prise avec Salda gne. J'appris alors qu'au sortir de l'hôtellerie ou cabaret où nous avions mangé, ce galan homme les avait suivis jusqu'au bateau, qlÜ avait prié fort incivilement Léonore de se démasquer, et que sa mère l'ayant reconnu pour le meme homme qui avait tenté la même chose à Rome, elle avait regagné son bateau fort effrayée et l'avait fait avancer dans la ri vière sans m'attendre. Saldagne, cependant, avait été joint par deux hommes de même trempe; et, après avoir quelque temps tenu conseil sur le bord de l'eau, il était entré avec eux dans le bateau, où je le trouvai menaçant le batelier pour le faire aller après Léonore.

Cette aventure fut cause que je sortis encore moins que je n'avais fait. Mademoiselle de la Boissière devint malade quelque temps après, la mélancolie y contribuant beaucoup; et cela fut cause que nous passâmes à Paris une partie de l'hiver. Nous fûmes avertis qu'un prélat italien, qui revenait d'Espagne, passait en Flandres par Péronne. La Rancune eut assez de crédit pour nous faire comprendre dans son passe-port, en qualité de comédiens.

Un jour que nous allâmes chez ce prélat ita- lien, qui était logé dans la rue de Seine, nous soupâmes par complaisance dans le faubour Saint-Germain avec des comédiens de la connaissance de la Rancune. Comme nous n~


ons, lui et moi, sur le pont Neuf, bien avant ,ns la nuit, nous fûmes attaqués par cinq ou x tirelames. Je me défendis le mieux que je ls ; et pour la Rancune, je vous avoue qu'il tout ce qu'un homme de cœur pouvait faire, me sauva même la vie. Cela n'empêcha pas ne je fusse saisi par ces voleurs, mon épée étant malheureusement tombée des mains, ~i, Rancune, qui se démêla vaillamment d'ene eux, en fut quitte pour un méchant man~au. Pour moi, j'y perdis tout, à la réserve de on habit ; et, ce qui pensa me désespérer, me prirent une boîte de portrait, dans laelle celui du père de Léonore était en émail, dont mademoiselle de la Boissière m'avait ~ié de vendre les diamants. Je trouvai la ncune chez un chirurgien, au bout du pont uf : il était blessé au bras et au visage, et oi, je l'étais fort légèrement à la tête. Madeoiselle de la Boissière s'affligea fort de la rte de son portrait; mais l'espérance d'en voir bientôt l'original la consola. Enfin nous rtîmes de Paris pour Péronne; de Péronne, us allâmes à Bruxelles, et de Bruxelles à la ~aye. Le père de Léonore en était parti inze jours auparavant pour l'Angleterre, il était allé servir le roi contre les parleentaires. La mère de Léonore en fut si af- gée, qu'elle en tomba malade et en mou;. Elle me vit, en mourant, aussi affligé que j'eusse été son fils. Elle me recommanda sa e, et me fit promettre que je ne l'abandonrais point, et que je ferais ce que je pours pour trouver son père, et la lui remettre tre les mains. A quelque temps de là, je volé par un Français de tout ce qui me tait d'argent, et la nécessité où je me uvai avec Léonore fut telle, que nous prîa parti dans votre troupe, qui nous recut r l'entremise de la Rancune. Vous savez le


reste de mes aventures ; elles ont été dejdfl ce temps-là communes avec les vôtres jusq Tours, où-je pense avoir vu encore le diab de Saldagne; et, si je ne me trompe, je ne se rai pas longtemps en ce pays sans le trouver !

ce que je crains moins pour moi que pou* Léonore, qui serait abandonnée d'un serviteur fidèle, si elle me perdait, ou si quelque malheur me séparait d'elle.

Destin finit ainsi son histoire : et, après avoir consolé quelque temps mademoiselle de l'Etoile, que le souvenir de ses malheurs faisait alors autant pleurer que si elle n'eût fait que commencer d'être malheureuse, il prit congé des comédiennes, et s'alla coucher.

XIX. — Quelques réflexions qui ne sont pas hors de propos. — Nouvelle disgrâce de Ragotin, et autres choses que vous lirez s'il vous plaît.

L'amour, qui fait tout entreprendre aux jeunes gens et tout oublier aux vieux, qui a été cause de la guerre de Troie et de tant d'au- tres dont je ne veux pas prendre la peine de me ressouvenir, voulut alors faire voir dans la ville du Mans qu'il n'est pas moins redoutable dans une méchante hôtellerie qu'en quel-

que autre lieu que ce soit.

Il ne se contenta donc pas de Ragotin amoureux à perdre l'appétit ; il inspira cent mille désirs déréglés à la Rappinière, qui en était fort susceptible, et rendit Roquebrune amoureux de la femme de l'opérateur, ajoutant à sa vanité, bravoure et poésie, une quatrième folie, ou plutôt lui faisant faire une double infidélité ; car il avait parlé d'amour longtemps auparavant à l'Etoile et à Angélique, qui lui avaient conseillé l'une et l'autre de ne prendre pas la peine de les aimer.

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Mais tout cela n'est rien auprès de ce que je vais vous dire.

Il triompha aussi de l'insensibilité et de la misanthropie de la Rancune, qui devint amoureux de l'opératrice : et ainsi le poëte Roquebrune, pour ses péchés, et pour l'expiation des livres réprouvés qu'il avait mis en lumière, eut pour rival le plus méchant homme du monde.

Cette opératrice avait nom dona Inézilla del Prado, native de Malaga, et son mari, ou soidisanttel, le seigneur Ferdinando Ferdinandi,.

gentilhomme vénitien, natif de Caen en Normandie.

Il y eut encore dans la même hôtellerie d'autres personnes atteintes du même mal, aussi dangereusement pour le moins que ceux dont je viens de vous révéler le secret; mais nous vous les ferons connaître en temps et lieu.

La Rappinière était devenu amoureux de mademoiselle de l'Etoile, en lui voyant représenter Chimène, et avait fait dessein en même temps de découvrir son mal à la Rancune, qu'il jugeait capable de tout faire pour de l'argent. Le divin Roquebrune s'était imaginé la conquête d'une Espagnole digne de son courage.

Pour la Rancune, je ne sais pas bien par quels charmes cette étrangère put se rendre capable d'aimer un homme que haïssait tout le monde. Ce vieux comédien, devenu âme damnée avant le temps, je veux dire amoureux avant sa mort, était encore au lit quand Ragotin, pressé de son amour comme d'un mal ue ventre, le vint trouver pour le prier de songer à son affaire, et d'avoir pitié de lui. La Rancune lui promit que le jour ne se passerait pas qu'il ne lui eût rendu un service signalé auprès de sa maîtresse.


LaRappinière entra en même temps dans la chambre de la Rancune qui achevait de s'habiller ; et, l'ayant tiré à part, lui avoua son infirmité, et lui dit que s'il le pouvait mettre dans les bonnes grâces de mademoiselle de l'Etoile, il n'y avait rien en sa puissance qu'il ne pût espérer de lui, jusqu'à une charge d'archer, et une sienne nièce en mariage, qui serait son héritière, parce qu'il n'avait point d'enfants. Le fourbe lui promit encore plus qu'il n'avait fait à Ragotin, dont cet avantcoureur du bourreau ne conçut pas de petites espérances.

Roquebrune vint aussi consulter l'oracle; il était le plus incorrigible présomptueux qui soit jamais venu des bords de la Garonne, et il s'était imaginé que l'on croyait tout ce qu'il disait de sa maison, richesse, poésie et valeur si bien qu'il ne s'offensait point des persécutions et des rompements de visière que lui faisait continuellement la Rancune. Il croyait que ce qu'il en faisait n'était que pour allonger la conversation ; outre qu'il entendait la raillerie mieux qu'homme au monde et la souffrait en philosophe chrétien, quand même elle allait au solide. Il se croyait donc admiré de tous les comédiens, même de la Rancune, qui avait assez d'expérience pour n'admirer guère de choses, et qui, bien loin d'avoir bonne opinion de ce mâche-laurier, s'était instruit amplement de ce qu'il était, pour savoir si les évêques et grands seigneurs de son pays, qu'il citait à tous moments comme ses parents, étaient véritablement des branches d'un arbre généalogique, que ce fou d'alliances et d'armoiries, aussi bien que de beaucoup d'autres choses, avait fait faire-en vieux parchemin. Il fut bien fâché de trouver la Rancune en compagnie, quoique cela dut l'embarrasser moins qu'un autre, ayant la


nauvaise coutume de parler toujours aux oreilles des personnes, et de faire secret de out, fort souvent de rien. Il tira donc la Ran~eune en particulier, et n'en fit point à deux ois pour lui dire qu'il était bien en peine de avoir si la femme de l'opérateur avait beauoup d'esprit, parce qu'il avait aimé des fem~nes de toutes les nations, excepté des Espa- gnoles, et s'il valait la peine qu'il s'y amusât: ~qu'il ne serait pas plus pauvre quand il lui urait fait un présent de cent pistoles, qu'il ffrait de gagner à toutes rencontres, de la même façon qu'il faisait toujours tomber à ropos sa bonne maison.

La Rancune lui dit qu'il ne connaissait pas ssez dona Inezilla pour lui répondre de son sprit; qu'il s'était trouvé souvent avec son ~nari dans les meilleures villes du royaume ù il vendait du mithridate ; et que, pour s'in)rmer de ce qu'il désirait savoir, il n'y avait u'à lier conversation avec elle, puisqu'elle arlait français passablement. Roquebrune oulut lui confier sa généalogie en parcheiin, pour faire valoir à l'Espagnole la spleneur de sa race. Mais la Rancune lui dit que Bla était meilleur à faire un chevalier de ~[alte qu'à se faire aimer. Roquebrune làessus fit l'action d'un homme qui compte de argent en sa main, et dit à la Rancune : - Vous savez bien quel homme je suis.

- Oui, oui, lui répondit la Rancune, je sais ien quel homme vous êtes et quel homme ous serez toute votre vie.

Le poëte s'en retourna comme il était venu, t la Rancune, son rival et son confident tout ~nsemble se rapprocha de la Rappinière et e Ragotin, qui étaient rivaux aussi sans le avoir.

Pour le vieux la Rancune, outre que l'on ait facilement ceux qui ont prétention sur. ce


que l'on destine pour soi, et que naturelle ment il haïssait tout le monde, il avait aH plus toujours eu grande aversion pour le poëte qui sans doute ne la fit point cesser par cette confidence. La Rancune conçut donc le des sein à l'heure même de lui faire tous les plus méchants tours qu'il pourrait, à quoi son esprit de singe était fort propre. Pour ne perdre point de temps, il commença dès le jour mêm par une insigne méchanceté, à lui emprunte de l'argent, dont il se fit habiller des pieds jusqu'à la tête, et se donna du linge. Il avait été malpropre toute sa vie ; mais l'amour, qui fait de plus grands miracles, le rendit soigneux de sa personne sur la fin de ses jours.

Il prit du linge blanc plus souvent qu'il n'appartenait à un vieux comédien de campagne, et commença de se teindre et raser le poil si souvent et avec tant de soin, que ses camarades s'en aperçurent.

Ce jour-là, les comédiens avaient été retenus pour représenter une comédie chez un des plus riches bourgeois de la ville, qui faisait un grand festin, et donnait le bal aux noces d'une demoiselle de ses parentes, dont il était tuteur. L'assemblée se faisait dans une maison des plus belles du pays, qu'il avait quelque part à une lieue de la ville, je n'ai pas bien su de quel côté. Le décorateur des comédiens et un menuisier y étaient allés dès le matin pour dresser un théâtre. Toute la troupe s'y en fut en deux carrosses, et partit du Mans sur les dix heures du matin, pour arriver à l'heure du dîner, où ils devaient jouer la comédie. L'Espagnole doua Inezilla fut de la partie, aux prières des comédiennes et de la Rancune. Ragotin, qui en fut averti, alla attendre le carrosse dans une hôtellerie qui était au bout du faubourg, et attacha un beau cheval qu'il avait emprunté aux griffes d'une


~ille basse qui répondait sur la rue. A eine se mettait-il à table pour dîner, qu'on avertit que les carrosses approchaient. Il vola son cheval sur les ailes de son amour, une rande épée à son côté et une carabine en andoulière. Il n'a jamais voulu déclarer ourquoi il allait à une noce avec une si grande uantité d'armes offensives; et la Rancune Lême son cher confident, ne l'a pu savoir.

uand il eut détaché la bride de son cheval es carrosses se trouvèrent si près de lui, qu'il 'eut pas le temps de chercher de l'avantage our s'eriger en petit saint George. Comme n'était pas fort bon écuyer et qu'il ne s'élit pas préparé à montrer sa disposition deant tant de monde, il s'en acquitta de fort ~mauvaise grâce, le cheval étant aussi haut e jambes qu'il en était court. Il se guinda ourtant vaillamment sur l'étrier et porta la ambe droite de l'autre côté de la selle ; mais es sangles, qui étaient un peu lâches, nuisient beaucoup au petit homme ; car la selle ourna sur le cheval quand il pensait monter essus. Tout allait pourtant assez bien jus~que-là ; mais la maudite carabine qu'il portait n bandoulière, et qui lui pendait au cou comme un collier, s'était mise malheureusement entre ses jambes sans qu'il s'en aperçût, ellement qu'il s'en fallait beaucoup que son ïuI ne touchât au siége de la selle, qui n'était pas fort rase, et que la carabine traversait depuis le pommeau jusqu'à la croupière. Ainsi 1 ne se trouva pas à son aise, et ne put pas seulement toucher les étriers du bout du pied.

Là-dessus, les éperons qui armaient ses jamdes courtes se firent sentir au cheval dans un endroit où jamais éperon n'avait touché. Cela le fit partir plus gaiement qu'il n'était nécessaire a un petit homme qui ne posait que sur une carabine. Il serra les jambes, le cheval


leva le derrière, et Ragotin, suivant la peni naturelle des corps pesants, se trouva six.

cou du cheval et s'y froissa le nez, le ch ayant levé la tête par une furieuse, ~saccai que l'imprudent lui donna ; mais, pensant ri parer sa faute, il lui rendit la bride. Le ~chev en sauta, ce qui fit franchir au cul du patie toute l'étendue de la selle et le mit sur croupe, toujours la carabine entre les jambes Le cheval, qui n'était pas accoutumé d'y p ter quelque chose, fit une croupade qui rem Ragotin en selle. Le méchant ecuyer resser Les jambes et le cheval releva le cul encoi plus fort, et alors le malheureux se ~trouva l pommeau entre les fesses, où nous le laisse rons comme sur un pivot, pour nous reposa un peu ; car, sur mon honneur, cette description m'a plus coûté que tout le reste du livre et encore n'en suis-je pas trop satisfait.

XX. — Le plus court du présent livre. Suite du trébuchement de Ragotin. et quelque chose de semblable qui arriva à Roquebrune.

Nous avons laissé Ragotin assis sur le pommeau d'une selle, fort empêché de sa contenance, et fort en peine de ce qui arriverait de lui. Je ne crois pas que défunt Phaéton, de malheureuse mémoire, ait été plus empêcha après les quatre chevaux fougueux de son père, que le fut alors notre petit avocat su un cheval doux comme un âne : et s'il ne lu en coûta pas la vie comme à ce fameux témë raire, il s'en faut prendre à la fortune, sur le caprices de laquelle j'aurais un beau ~champ pour m'étendre, si je n'étais obligé en ~cons cience de le tirer vitement du péril où il s trouve ; car nous en aurons beaucoup à faire tandis que notre troupe comique sera dans 1 ville du Mans. Aussitôt que l'infortuné R


~n ne sentit qu'un pommeau de selle entre les eux parties de son corps qui étaient les plus ~narnues, et sur lesquelles il avait accoutumé e s'asseoir, comme font tous les animaux aisonnables ; je veux dire qu'aussitôt qu'il se entit n'être assis que sur fort peu de chose, quitta la bride en homme de jugement, et e prit aux crins du cheval, qui se mit aussit à courir. Là-dessus la carabine tira. Raotin crut en avoir au travers du corps ; son heval crut la même chose, et broncha si ruement, que Ragotin en perdit le pommeau ui lui servait de siége, tellement qu'il pendit uelque temps aux crins du cheval, un pied ccroché par son éperon à la selle, et l'autre ed et le reste du corps attendant le décrolement de ce pied accroché, pour donner en erre, de compagnie avec la carabine, l'épée, baudrier et la bandoulière. Enfin le pied se écrocha, ses mains lâchèrent le crin, et il llut tomber ; ce qu'il fit bien plus adroiteent qu'il n'avait monté. Tout cela se passa à vue des carrosses qui s'étaient arrêtés our le secourir, ou plutôt pour en avoir le laisir. Il pesta contre le cheval, qui ne branla as depuis sa chute ; et, pour le consoler, on reçut dans l'un des carrosses en la place du oëtê, qui fut bien aise d'être à cheval pour alantiser à la portière où était Inezilla. Raotin lui résigna l'épée et l'arme à feu, qu'il 3 mit sur le corps d'une façon toute martiale.

allongea les etriers, ajusta la bride, et se rit sans doute mieux que Ragotin à monter ur sa béte. Mais il y avait quelque sort jeté ur ce malencontreux animal : la selle, mal anglée, tourna comme à Ragotin ; et ce qui ttachait ses chausses s'étant rompu, le che- al l'emporta quelque temps un pied dans étrier, l'autre servant de cinquième jambe u cheval, et les parties de derrière du citoyen


du Parnasse fort exposées aux yeux des assis tants, ses chausses lui étant tombées sur le~ jarrets. L'accident de Ragotin n'avait fait ri personne, à cause de la peur qu'on avait e qu'il ne se blessât ; mais Roquebrune fut a~i compagné de grands éclats de risée que l'o~ fit dans les carrosses. Les cochers arrêtére leurs chevaux pour rire leur soûl; et tou~ les spectateurs firent une grande huée apr Roquebrune, au bruit de laquelle il se sau dans une maison, laissant le cheval sur a bonne foi ; mais il en usa mal, car il s'en r tourna vers la ville. Ragotin, qui eut peu d'avoir à le payer, se fit descendre de carrosse et alla après ; et le poëte, qui avait recouver ses parties postérieures, rentra dans un des carrosses, fort embarrassé et embarrassant les autres de l'équipage de guerre de Ragotin qui eut encore cette troisième disgrâce devait sa maîtresse, par où nous finirons ce vingtième chapitre.

XXI. — Qui peut-être ne sera pas trouvé fori divertissant.

Les comédiens furent fort bien recus du maître de la maison, qui était honnête homme et des plus considérés du pays. On leur donna deux chambres pour mettre leurs hardes, et pour se préparer en liberté à la comédie, qui fut remise à la nuit. On les fit aussi dîner en particulier, et, après dîner, ceux qui voulurent se promener eurent à choisir entre un grand bois et un beau jardin. Un jeune conseiller du parlement de Rennes, proche parent du maî- tre de la maison, accosta nos -comédiens, et s'arrêta à faire conversation avec eux, ayant reconnu que Destin avait de l'esprit, et que les comédiennes, outre qu'elles étaient fort belles, étaient capables de dire autre chose


Le des vers appris par cœur. On parla des oses dont on parle d'ordinaire avec des coédiens, de pièces de théâtre et de ceux qui s font. Ce jeune conseiller dit, entre autres loses, que les sujets connus, dont on pouvait ire des pièces régulières avaient tous été is en œuvre ; que l'histoire était épuisée, et l'à la fin on serait réduit à se dispenser de règle des vingt-quatre heures ; que le peuple la plus grande partie du monde ne savait int à quoi étaient bonnes les règles sévères [ théâtre ; que l'on prenait plus de plaisir à ir représenter les choses qu'à entendre les cits ; et cela étant, que l'on pourrait faire s pièces qui seraient fort bien reçues sans mber dans les extravagances des Espagnols, sans se gêner par la rigueur des règles d'Ariste. De la comédie on vint à parler des romans.

Le conseiller dit qu'il n'y avait rien de plus vertissant que quelques romans modernes ; Le les Français seuls en savaient faire de ns ; mais que les Espagnols avaient le seet de faire de petites histoires, qu'ils appelâ~t Nouvelles, qui sont bien à notre usage et us à la portée de l'humanité que ces héros laginaires de l'antiquité, qui sont quelques incommodes à force d'être honnêtes gens : .fin, que les exemples imitables étaient pour moins d'aussi grande utilité que ceux que n avait presque peine à concevoir. Et il conit que, si l'on faisait des nouvelles en franis aussi bien faites que quelques-unes de lles de Michel de Cervantes, elles auraient urs autant que les romans héroïques.

Roquebrune ne fut pas de cet avis. Il dit d'un n fort absolu qu'il n'y avait point de plair à lire des romans, s'ils n'étaient composés ventures de princes, et encore de grands inçes, et que par cette raison-là l'Astrée ne i avait plu qu'en quelques endroits.


— Et dans quelles histoires trouverait-on assez de rois et d'empereurs pour nous faire des romans nouveaux? lui repartit le con~ seiller.

— Il en faudrait faire, dit Roquebrune comme dans les romans tout à fait fabuleux et qui n'ont aucun fondement dans l'histoire: — Je vois bien, repartit le conseiller, que l-i livre de don Quichotte n'est pas trop bien ave vous.

— C'est le plus sot livre que j'aie vu, repri~; Roquebrune, quoiqu'il plaise à quantité dl, gens d'esprit.

— Prenez garde, dit Destin, qu'il ne vou,.

déplaise par votre faute plutôt que par à sienne.

Roquebrune n'eût pas manqué de reparties: s'il eut entendu ce qu'avait dit Destin ; mai, il était occupé à compter ses prouesses à quel ques dames qui s'étaient approchées des comédiennes, auxquelles il ne promettait pa; moins que de faire un roman en cinq parties; chacune de dix volumes, qui effacerait les Cassandre, les Cléopâtre, les Polexandre e: les Cyrus, quoique ce dernier ait le surnom de grand, aussi bien que le fils de Pépin.

Cependant le conseiller disait à Destin es aux comédiennes, qu'il avait essayé de fair des nouvelles à l'imitation des Espagnols, e: qu'il voulait leur en communiquer quelquesunes. Inezilla prend la parole, et dit en fran.cais, qui tenait plus du gascon que de l'espa: gnol, que son premier mari avait eu la reputai tion de bien écrire à la cour d'Espagne; qu'il avait composé quantité de nouvelles qui r avaient été bien reçues, et qu'elle en avait encore d'écrites à la main, qui réussiraient en~ francais si elles étaient bien traduites. Le con..

seiller était fort curieux de cette sorte de livre; Il témoigna à l'Espagnole qu'elle lui ferait ur:


trême plaisir de lui en donner la lecture ; ce ~'elle lui accorda fort civilement.

— Et même, ajouta-t-elle, je pense en savoir Ltant que personne au monde : et comme lelques femmes de notre nation se mêlent en faire, et aussi des vers, j'ai voulu l'esyer comme les autres, et je puis vous en ontrer quelques-unes de ma façon.

Roquebrune s'offrit témérairement, selon coutume, à les mettre en français. Inezilla ii était peut-être la plus déliée Espagnole li ait jamais passé les Pyrénées pour venir ~I France, lui répondit que ce n'était pas asz de bien savoir le français, qu'il fallait sai~r également l'espagnol: et qu'elle ne ferait int difficulté de lui donner ses nouvelles à iduire quand elle saurait assez de français ~ur juger s'il en était capable.

La Rancune, qui n'avait point encore parlé, t qu'il n'en fallait pas douter, puisqu'il avait é correcteur d'imprimerie.

Il n'eut pas plutôt lâché la parole, qu'il se ssouvint que Roquebrune lui avait prêté de trgent. Il ne le poussa donc point selon sa utume, le voyant déjà tout détait de ce qu'il ait dit, et avouant avec confusion qu'il avait iritablement corrigé quelque temps chez les iprimeurs, mais que ce n'avait été que ses opres ouvrages.

Mademoiselle de l'Etoile dit alors à la dona ezilla que, puisqu'elle savait tant d'histoelle ezilla elle, l'importunerait souvent pour lui en nter.

ettes, L'Espagnole s'y offrit à l'heure même.

a la prit au mot; tous ceux de la compagnie mirent autour d'elle; et alors elle comenca une histoire, non pas tout à fait dans s tèrmes que vous l'allez lire dans le chatre suivant, mais pourtant assez intelligiement pour faire voir qu'elle avait bien de esprit en espagnol, puisqu'elle en faisait e


beaucoup paraitre dans une langue do..!!t ne savait pas les beautés. 1 XXII. — A trompeur, trompeur et demi. 1 Une jeune dame de Tolède, nommée Vic1 ria. de l'ancienne maison de Portocarral s'était retirée dans une maison qu'elle ai sur les bords du Tage, à demi-lieue de Tolè en l'absence de son frère, qui était capital de cavalerie dans les Pays-Bas. Elle était meurée veuve à l'âge de dix-sept ans, d' vieux gentilhomme qui s'était enrichi aJ~ Indes, et qui, s'étant perdu en mer six ml après son mariage, avait laissé beaucoup 1 biens à sa femme.

Cette belle veuve, depuis la mort de SI mari, s'était retirée auprès de son frère, el avait vécu d'une façon si approuvée de tout monde, qu'à l'âge de vingt ans les mères' proposaient à leurs filles comme un exempl les maris à leurs femmes, et les galants leurs désirs, comme une conquête digne i leur mérite : mais si sa vie retirée avait r froidi l'amour de plusieurs, elle avait d'un a tre côté augmenté l'estime que tout le mon avait pour elle. 1 Elle goûtait en liberté les plaisirs de la ca pagne dans cette maison des champs, qua un matin ses bergers lui amènent deux ho mes qu'ils avaient trouvés dépouillés de H leurs habits, et attachés à des arbres où avaient passé la nuit. On leur avait donna chacun une méchante cape de berger paLui couvrir, et ce fut dans ce bel équipage q parurent devant la belle Victoria. La pau de leurs habits ne lui cacha point la ri mine du plus jeune, qui lui fit un complim~ en honnête homme, et lui dit qu'il e gentilhomme de Cordoue, appele don Loi


Gongora ; qu'il venait de Séville, et qu'alnt à Madrid pour des affaires d'importance, s'étant amusé à jouer à une demi-journée s Tolède, où il avait dîné le jour auparavant, nuit l'avait surpris : qu'il s'était endormi, son valet aussi, en attendant un muletier ~li était demeuré derrière ; et que des voleurs ,yant trouvé comme il dormait, l'avaient lié un arbre, et son valet, après les avoir déraillés jusqu'à la chemise.

Victoria ne douta point de la vérité de ses ~Lroles; et sa bonne mine parlait en sa faeur, et il y avait toujours de la générosité à courir un étranger réduit à une si fâcheuse écessité. Il se rencontra heureusement que ~trmi les hardes que son frère lui avait laisses en garde, il y avait quelques habits ; car s Espagnols ne quittent point leurs vieux abits pour jamais quand ils en prennent de eufs. On choisit le plus beau et le mieux fait la taille du maître ; et le valet fut aussi reêtu de ce que l'on put trouver sur-le-champ e plus propre pour lui.

L'heure du dîner étant venue, cet étranger, ue Victoria fit manger à sa table, parut à es yeux si bien fait, et l'entretint avec tant 'esprit, qu'elle crut que l'assistance qu'elle ~i rendait ne pouvait jamais être mieux mployée. Ils furent ensemble le reste du p~ur. et se plurent tellement l'un à l'autre, ue la nuit même ils en dormirent moins qu'ils 'avaient accoutumé. L'étranger voulut enoyer son valet à Madrid quérir de l'argent, t faire faire des habits, ou du moins il en fit e semblant. La belle veuve ne voulut pas le lermettre, et lui en promit pour achever son royage. Il lui parla d'amour dès le jour même, et elle l'écouta favorablement. Enfin, en quinze ours, la commodité du lieu, le mérite égal en ces deux jeunes personnes, quantité de ser-


ments d'un côté, trop de franchise et de crt dulité de l'autre, une promesse de mariai offerte, et la foi réciproquement donnée « présence d'un vieil écuyer et d'une suivant de Victoria,-lui firent faire une faute dont ja mais on ne l'eût crue capable, et mirent c bienheureux étranger en possession de la plu belle dame de Tolède. Huit jours durant, cen furent que feux et flammes entre les jeune amants.

Il fallut se séparer; ce ne furent que larmes Victoria eût eu le droit de le retenir ; mai l'étranger lui ayant fait valoir qu'il laissa: perdre une affaire de grande importance po~ l'amour d'elle, et lui protestant que le gai qu'il avait fait de son cœur lui faisait néglige celui d'un procès qu'il avait à Madrid, et mêm ses prétentions de la cour, elle fut la premièr 4 hâter son départ, ne l'aimant pas asse 'aveuglément pour préférer le plaisir d'êti avec lui à son avancement. Elle fit faire de habits à Tolède pour lui et pour son valet lui donna de l'argent autant qu'il en voulut.

Il partit pour Madrid, monté sur une boirn mule, et son valet sur une autre, la pa~ damé véritablement accablée de douleur quan~ il partit, et lui, s'il ne fut pas beaucoup 11 fligé, le contrefaisant avec la plus grand hypocrisie du monde. 1 Le jour même qu'il partit, une servante i< sant la chambre où il avait couché, trou une boîte de portraits enveloppée dans uq lettre. Elle porta le tout à sa maîtresse, q vit dans la bo te un visage parfaitement be -et fort jeune, et lut dans la lettre rôles, ou d'autres qui voulaient dire la mê chose : « Monsieur mon cousin, » Je vous envoie le portrait de la belle I


vire de Sylva. Quand vous la verrez, vous la trouverez encore plus belle que le peintre ne l'a faite. Don Pedro de Sylva, son père, vous attend avec impatience. Les articles de votre mariage sont tels que vous les avez souhaités, et ils vous sont fort avantageux à ce qu'il me semble. Tout cela vaut bien la peine que vous hâtiez votre voyage.

» Don ANTOINE DE RIBERA.

» De Madrid, etc. »

La lettre s'adressait à Fernand de Ribera, à Séville. Représentez-vous, je vous prie, l'étonnement de Victoria à la lecture d'une telle lettre, qui, selon toutes les apparences, ne pouvait être écrite à un autre qu'à son Lopès de Gongora. Elle voyait, mais trop tard, que cet étranger qu'elle avait si fort obligé, et si vite, lui avait déguisé son nom, et par ce déguisement elle devait être tout assurée de son infidélité. La beauté de la lame du portrait ne la devait pas moins mettre en peine, et ce mariage, dont les articles étaient déjà passés, achevait de la désespérer. Jamais personne ne s'affligea tant : ses soupirs pensèrent la suffoquer; elle pleura jusqu'à s'en faire du mal à la tête.

« Misérable que je suis, disait-elle quelquefois en elle-même, et quelquefois aussi devant son vieil écuyer et sa suivante, qui avaient été témoins de son mariage, ai-je été si longtemps sage pour faire une faute irréparable, et devais-je refuser tant de personnes de condition de ma connaissance qui se fussent estimées heureuses de me posséder, pour me donner à un inconnu qui se moque peut-être de moi, après m'avoir rendue malheureuse pour toute ma vie? Que dira-t-on à Tolède, et que dira-


tion dans toute l'Espagne? Un jeune homme lâche et trompeur sera-t-il discret? BenrivAi lui témoigner que je l'aimais, avant que savoir si j'en étais aimée ? M'aurait-il caché son nom s'il avait été sincère, et dois-je eslÍl rer, après cela, qu'il cache les avantages qua a sur moi? Que ne fera point mon frère contre moi, après ce que j'ai fait moi-même? et de quoi lui sert l'honneur qu'il acquiert en Flandre, tandis que je le déshonore en Espagne? Non, non, Victoria, il faut tout entreprendre, puisque nous avons tout oublié; mais, avant que d'en venir à la vengeance et aux derniers remèdes, il faut essayer de gagne par adresse ce que nous avons mal conservé.

par imprudence. Il sera toujours assez à temps de se perdre quand il n'y aura plus rien à espérer. »

Victoria avait l'esprit bien fort, d'être capable de prendre sitôt une bonne résolution dans une si mauvaise affaire. Son vieil écuyer et sa suivante voulurent la conseiller, elle leur dit qu'elle savait tout ce qu'on pouvait lui dire, mais qu'il n'était plus question que d'agir. Dès le jour même un chariot et une charrette furent chargés de meubles et de tapisseries; et Victoria, faisant courir le bruit parmi ses domestiques qu'il fallait qu'elle allât a la cour pour les affaires pressantes de son frère, elle monta en carrosse avec son écuyer et sa suivante, prit le chemin de Madrid, et se fit suivre par son bagage.

Dès qu'elle y fut arrivée, elle s'informa du logis de don Pedro de Sylva; et, l'ayant ap- pris, elle en loua un dans le même quartier Son vieil écuyer avait nom Rodrigue Santil- lane ; il avait été nourri jeune par le père de- Victoria, et il aimait sa maîtresse comme si elle eût été sa fille. Ayant force habitude dans Madrid, où il avait passé sa jeunesse, il lium j


peu de temps que la fille de don Pedro de ~va se mariait à un gentilhomme de Séle, qu'on appelait Fernand de Ribera; qu'un ses cousins de même nom que lui avait fait mariage, et que don Pedro songeait déjà ~x personnes qu'il mettrait auprès de sa e. Dès le lendemain Rodrigue Santillane, ~nnêtement vêtu, Victoria, habillée en veuve médiocre condition, et Béatrix, sa suivante, sant le personnage de sa belle-mère, femme Rodrigue, allèrent chez don Pedro, et.demdèrent à lui parler. Don Pedro les reçut ~'t civilement. Et Rodrigue lui dit, avec ~coup d'assurance, qu'il était un pauvre ~ntilhomme des montagnes de Tolède ; qu'il ait une fille unique de sa première femme, i était Victoria, dont le mari était mort deis peu à Séville, où il demeurait, et que, yant sa fille veuve avec peu de bien, il l'a- it amenée à la cour pour lui chercher con~ion ; qu'ayant entendu parler de lui et de fille qu'il était près de marier, il avait cru faire plaisir en lui venant offrir une jeune ~ave très-propre à servir de duègne à la noule mariée, et ajouta que le mérite de sa fille rendait hardi à la lui offrir, et qu'il en set pour le moins aussi satisfait qu'il l'avait être de sa bonne mine.

Avant que d'aller plus loin, il faut que j'apmne a ceux qui ne le savent pas que les mes en Espagne ont des duègnes auprès ~lles ; et ces duègnes sont à peu près la même chose que les gouvernantes ou dames honneur que nous voyons auprès des femgrande Condition. Il faut que je dise encore e ces duègnes sont des animaux rigides et ~heux, aussi redoutés pour le moins que les belles-mères.

Rodrigue joua si bien son personnage, et etoria, belle comme elle était, parut, en son


habit simple, si agréable et de si bonne an gure aux yeux de don Pedro de Sylva, qu'il retint à l'heure même pour sa fille. Il ofCl même à Rodrigue et à sa femme place dans sa maison. Rodrigue s'en excusa, et lui c qu'il avait quelques raisons pour ne pas rec voir l'honneur qu'il voulait lui faire, mais logeant dans le même quartier, il serait à lui rendre service toutes les fois qu'il voudrait l'employer.

Voilà donc Victoria dans la maison de Pedro, fort aimée de lui et de sa fille Elvin et fort enviée de tous les valets. Don Antoine de Ribera, qui avait fait le mariage de infidèle cousin avec la fille de don Pedro Sylva, lui venait souvent dire que son cous était en chemin et qu'il lui avait écrit en pa tant de Séville : cependant ce cousin ne vena point, cela le mettait fort en peine. Don Ped et sa fille ne savaient qu'en penser, et Victo ria y prenait encore plus de part. Don El nand n'avait garde de venir si vite.

Le jour même qu'il partit de chez Victoria Dieu le punit de sa perfidie. En arrivant Illescas, un chien, qui sortit d'une maison l'improviste, fit peur à son mulet, qui froissa une jambe contre une muraille, et jeta par terre. Don Fernand se démit u cuisse, et se trouva si mal de sa chute, qi ne put passer outre. Il fut sept ou huit jou entre les mains des médecins et chirurgie du pays, qui n'étaient pas des meilleurs son mal devenant tous les. jours plus dange reux, il fit savoir son infortune à son cous et le pria de lui envoyer un brancard.

A cette nouvelle, on s'affligea de sa chute on se réjouit de ce que l'on savait enfin; qu'il était devenu. Victoria, qui l'aimait core, en fut fort inquiète. Don Antoine en voya quérir don Fernand ; il fut amené àIiI


~id, où, tandis que l'on fit des habits pour lui pour son train, qui fut fort magnifique ~ar il était aimé de sa maison et fort riche), s chirurgiens de Madrid, plus habiles que mx d'Illescas, le guérirent parfaitement. Don edro de Sylva et sa fille Elvire furent avertis ~u jour que don Antoine de Ribera devait leur mener son cousin don Fernand. Il y a appa~ence que la jeune Elvire ne se négligea pas, t que Victoria ne fut pas sans émotion.

Elle vit entrer son infidèle, paré comme un ouveau marié ; et, s'il lui avait plu mal vêtu t mal en ordre, elle le trouva l'homme du monde de la meilleure mine en ses habits de ~oces. Don Pedro n'en fut pas moins satisfait, t sa fille eût été bien difficile si elle eût trouvé quelque chose à redire. Tous les domestiques egardèrent le serviteur de leur jeune maî- resse de toute la grandeur de leurs yeux, et out le monde de la maison en eut le cœur épanoui, à la réserve de Victoria, qui sans doute l'eut bien serré. Don Fernand fut charmé de la beauté d'Elvire, et avoua à son cousin qu'elle était encore plus belle que son portrait. Il lui fit ses premiers compliments en homme d'esprit, et parlant à elle et à son père, s'abstint le plus qu'il put de toutes les sottises que dit ordinairement à un beau-père et à une maîtresse un homme qui demande à se marier. Don Pedro de Sylva s'enferma dans un cabinet avec les deux cousins et avec un homme d'affaires, pour ajouter-quelque chose qui manquait aux articles. Cependant Elvire demeura dans la chambre, environnée de toutes ses femmes, qui se réjouissaient devant elle de la bonne mine de son serviteur. La seule Victoria demeura froide et sérieuse au milieu des emportements des autres. Elvire le remarqua, et la tira à Dart pour lui dire qu'elle s'étonnait de ce qu'elle ne lui disait


rien de l'heureux choix que son père avait fait d'un gendre qui paraissait avoir tant q mérite ; et ajouta qu'au moins par flatterie par civilité, elle lui en devait dire quelque chose. - Madame, lui dit Victoria, ce qui paraît de votre serviteur est si fort à son avantage qu'il n'est point nécessaire de vous le loue ] Ma froideur, que vous avez remarquée, q vient point d'indifférence; et je serais indj gne des bontés que vous avez pour moi si j ne prenais part à tout ce qui vous touche. J me serais donc réjouie de votre mariage aussi bien que les autres, si je connaissais moin celui qui doit être votre mari. Le mien étaj de Séville et sa maison n'était pas éloignée d celle du père de votre serviteur. Il est de bonne maison, il est riche, il est bien fait, et je veux croire qu'il a de l'esprit ; enfin ii est digne d vous : mais vous méritez l'affection tout en tière d'un homme, et il ne peut vous donne ce qu'il n'a pas. Je m'abstiendrais bien d vous dire des choses qui peuvent vous dé plaire ; mais je ne m'acquitterais pas de tou ce que je vous dois si je ne vous découvrait tout ce que je sais de don Fernand, dans uni affaire d'où dépend le bonheur ou le malheu de votre vie.

Elvire fut fort étonnée de ce que lui dit s; gouvernante ; elle la pria de ne pas différe davantage à lui éclaircir les doutes qu'elle IIi avait mis dans l'esprit. Victoria lui dit qu cela ne se pouvait dire devant ses servant c ni en peu de paroles. Elvire feignit d'avoir a~j faire en sa chambre, où Victoria lui dit, aus sitôt qu'elle se vit seule avec elle, que Fe nand de Ribera était amoureux, à Séville d'une Lucrèce de Monsalve, demoiselle fo aimable, quoique fort pauvre, qu'il en avant trois enfants, sous promesse de mariage ; qué


du vivant du père de Ribera, la chose avait été tenue secrète ; et qu'après sa mort Lucrèce lui ayant demandé l'accomplissement de sa promesse, il s'était extrêmement refroidi ; qu'elle avait remis cette affaire entre les mains de deux gentilshommes de ses parents, que cela avait fait grand éclat dans Séville, et que don Fernand s'en était absenté quelque temps par le conseil de ses amis, pour éviter les parents de cette Lucrèce, qui le cherchaient partout pour le tuer. Elle ajouta que l'affaire était dans cet état quand elle quitta Séville il y avait un mois, et que le bruit courait en même temps que don Fernand allait se marier à Madrid. Elvire ne put s'empêcher de lui demander si cette Lucrèce était fort belle. Victoria lui dit qu'il ne lui manquait que du bien, et la laissa fort rêveuse, et résolue d'informer promptement son père de ce qu'elle venait d'apprendre. On vint l'appeler en même temps pour venir trouver son serviteur, qui avait achevé avec son père, ce qui les avait fait retirer en particulier. Elvire s'y en alla; et en attendant, Victoria demeura dans l'antichambre, où elle vit entrer ce même valet qui accompagnait son infidèle quand elle le reçut si généreusement en sa maison auprès de Tolède. Ce valet apportait a son maître un paquet de lettres qu'on lui avait donné à la poste de Séville. Il ne put reconnaître Victoria, que la coiffure de veuve avait fort déguisée. Il la pria de le faire parler à son maître, pour lui donner ses lettres. Elle lui dit qu'il ne lui pourrait parler de longtemps ; mais que, s'il voulait lui confier son paquet, elle irait le lui porter quand on pourrait lui parler. Le valet n'en fit point de difficulté, - et lui ayant remis son paquet entre les mains, s'en retourna où il avait affaire. Victoria, qui n'avait rien à négliger,


monta dans sa chambre, ouvrit le paquet, et en moins de rien le referma, y ajoutant une lettre qu'elle écrivit à la hâte. Cependant les deux cousins achevèrent leur visite. Elvire vit le paquet de don Fernand entre les mains de sa gouvernante, et lui demanda ce que c'était. Victoria lui dit d'un air indifférent que le valet de don Fernand le lui avait donné pour le rendre à son maître, et qu'elle allait envoyer après, parce qu'elle ne s'était point trouvée quand il était sorti. Elvire lui dit qu'il n'y avait point de danger à l'ouvrir, et que l'on y trouverait peut-être quelque chose de l'affaire qu'elle lui avait apprise. Victoria, qui ne demandait pas mieux, l'ouvrit encore une fois. Elvire en regarda toutes les lettres, et ne manqua pas de s'arrêter sur celle qu'elle vit écrite en lettres de femme, qui s'adressait à Fernand de Ribera à Madrid. Voici ce qu'elle y lut : « Votre absence et la nouvelle que j'ai apprise que l'on vous mariait à la cour, vous feront bientôt perdre une personne qui vous aime plus que sa vie, si vous ne venez bientôt la désabuser et accomplir ce que vous ne pou- vez différer ou lui refuser sans une froideur ou une trahison manifeste. Si ce que l'on dit de vous est véritable, et si vous ne songez plus au tort que vous me faites, et à nos enfants, au moins devriez-vous songer à votre vie que mes cousins sauront bien vous faire perdre quand vous me réduirez à les en prier , puisqu'ils ne vous la laissent qu'à ma prière.

» LUCRÈCE DE MONSALVE.

» De Séville, etc. »

Elvire ne douta plus de tout ce que-lui avait dit sa gouvernante, après la lecture de cette lettre. Elle la fit voir à son père, qui ne put


assez s'étonner qu'un gentilhomme de condition fût assez lâche pour manquer de fidélité à une demoiselle qui le valait bien, et de qui il avait eu des enfants. A l'heure même, il alla s'en informer plus amplement d'un gentilhomme de Séville de ses grands amis, par le- quel il avait déjà été instruit du bien et des affaires de don Fernand.

A peine fut-il sorti, que don Fernand vint demander ses lettres, suivi de son valet, qui lui avait dit que la gouvernante de sa maî- tresse s'était chargée de les lui rendre. Il trouva Elvire dans la salle, et lui dit que quoique deux visites lui fussent pardonnables dans les termes où il était avec elle, il ne venait pas tant pour la voir que pour lui demander ses lettres, que son valet avait laissées à sa gouvernante. Elvire lui répondit qu'elle les avait prises; qu'elle avait eu la curiosité d'ouvrir le paquet, ne doutant point qu'un homme de son âge n'eût quelque attachement de galanterie dans une grande ville comme Séville ; et que, si sa curiosité ne l'avait pas beaucoup satisfaite, elle lui avait appris en récompense que ceux qui se mariaient ensemble avant de se connaître hasardaient beaucoup. Elle ajouta ensuite qu'elle ne voulait pas lui retarder davantage le plaisir de lire ses lettres ; en achevant ces paroles, elle lui donna son paquet et la lettre contrefaite ; et, lui faisant la révérence, le quitta sans attendre la réponse.

Don Fernand demeura fort étonné de ce qu'il entendit dire à sa maîtresse. Il lut la lettre supposée, et vit bien que l'on voulait troubler son mariage par une fourbe. Il s'adressa à Victoria, qui était demeurée dans la salle, et lui dit, sans s'arrêter beaucoup à son Visage, que quelque rival ou quelque personne malicieuse avait supposé la lettre qu'il venait de lire.


— Moi, une femme dans Séville ! s'écria-t-il tout étonné; moi des enfants! Ah! si ce n'est la plus imprudente imposture du monde, je veux qu'on me coupe la tête.

Victoria lui dit qu'il pouvait bien être innocent, mais que sa maîtresse ne pouvait moins faire que de s'en éclaircir, et que très-assurément le mariage ne passerait pas outre que don Pedro ne fût assuré, par un gentilhomme de Séville de ses amis, qu'il était allé chercher exprès, que cette prétendue intrigue fût supposée..

— C'est ce que je souhaite, lui répondit don Fernand, et s'il y a seulement dans Séville une dame qui ait nom Lucrèce de Monsalve, je veux ne passer jamais pour un homme d'honneur; et je vous prie, continua-t-il, si vous êtes bien dans l'esprit d'Elvire, comme je n'en doute pas, de me l'avouer, afin que je vous conjure de me rendre de bons offices auprès d'elle.

— Je crois sans vanité, lui répondit Victoria, qu'elle ne fera pas pour un autre ce qu'elle m'aura refusé, mais je connais aussi son humeur: on ne l'apaise pas aisément quand elle se croit désobligée. Et comme toute l'espérance de ma fortune n'est fondée que sur la bonne volonté qu'elle a pour moi, je n'irai pas lui manquer de complaisance pour en avoir trop pour vous, et hasarder de me mettre mal auprès d'elle, en tâchant de lui ôter la mauvaise opinion qu'elle a de votre sincérité. Je suis pauvre, ajouta-t-elle, et c'est à moi beau- coup perdre que de ne gagner pas. Si ce qu'elle m'a promis pour me remarier m'allait manquer, je serais veuve toute ma vie, quoique, jeune comme je suis, je puisse encore plaire à quelque honnête homme ; mais on dit bien vrai que sans argent.

Elle allait enfiler un long prône de gouver-


nante ; car, pour la bien contrefaire, il fallait parler beaucoup. Mais don Fernand lui dit en l'interrompant.

— Rendez-moi le service que je vous demande, et je vous mettrai en état de pouvoir vous passer des récompenses de votre maîtresse; et pour vous montrer, ajouta-t-il, que je veux vous donner autre chose que des paroles, donnez-moi du papier et de l'encre, et je vous ferai une promesse de ce que vous voudrez.

- Jésus! monsieur,, lui dit la fausse gouvernante, la parole d'un honnête homme suffit ; mais, pour vous plaire, je m'en vais quérir ce que vous demandez.

Elle revint avec ce qu'il fallait pour faire une promesse de plus de cent millions d'or : et don Fernand fut si galant homme, ou plutôt il avait la possession d'Elvire tellement à cœur qu'il lui écrivit son nom en blanc dans une feuille de papier, pour l'obliger par cette confiance à le servir de bonne façon.

Voilà Victoria sur les nues ; elle promit des merveilles à don Fernand, et lui dit qu'elle voulait être la plus malheureuse du monde si elle n'allait travailler en cette affaire comme pour elle-même, et elle ne mentait pas. Don Fernand la quitta rempli d'espérance, et Rodrigue Santillane, son ecuyer, qui passait pour son père, l'étant venu voir pour apprendre ce qu'elle avait avancé pour son dessein, elle lui en rendit compte et lui montra le blanc signé, dont il loua Dieu avec elle de ce que tout semblait contribuer à sa satisfaction. Pour ne point perdre de temps il s'en retourna à son logis, que Victoria avait loué à côté de celui de don Pedro, comme je vous l'ai déjà dit, et là il écrivit, au-dessus du seing de don Fernand une promesse de mariage attestée de témoins, et datée du temps que Victoria reçut


cet infidèle dans sa maison des champs. Il écrivait aussi bien qu'homme qui fût en Espagne, et avait si bien étudié la lettre de don Fernand sur des vers qu'il avait écrits, de sa main, et qu'il avait laissés à Victoria, que don Fernand même s'y fût trompé.

Don Pedro de Sylva ne trouva point le gentilhomme qu'il était allé chercher pour, s'in- former du mariage de don Fernand ; il laissa un billet a son logis, et revint au sien, où le soir même Elvire ouvrit son cœur à sa gouvernante, et lui assura qu'elle désobéirait plutôt à son père que d'épouser jamais don Fernand, lui avouant de plus qu'elle était engagée d'affection avec un Diego de Maradas, il y avait longtemps ; qu'elle avait déféré à son père, en forçant son inclination pour lui plaire ; et puisque Dieu avait permis que la mauvaise foi de don Fernand fût découverte, qu'elle croyait en le refusant obéir à la volonté divine qui semblait lui destiner un autre époux.

Vous devez croire que Victoria fortifia Elvire dans ses bonnes résolutions, et ne lui parla pas alors selon l'intention de don Fernand.

— Don Diego de Maradas, lui dit alors Elvire, est mal satisfait de moi, à cause que je l'ai quitté pour obéir à mon père ; mais aussitôt que je le favoriserai seulement d'un regard, je suis assurée de le faire revenir, quand il serait aussi éloigné de moi que don Fernand l'est de sa Lucrèce.

— Ecrivez-lui, mademoiselle, ..lui dit Victoria, et je m'offre à lui porter votre lettre.

Elvire fut ravie de voir sa gouvernante si favorable à ses desseins. Elle fit mettre les chevaux au carrosse pour Victoria, qui monta dedans avec un beau poulet pour don Diego; et, s'étant fait descendre chez son père Santillane, renvoya le carrosse de sa maîtresse, disant au cocher qu'elle irait bien à pied ou


elle voulait aller. Le bon Santillane lui fit voir la promesse de mariage qu'il avait faite; et elle écrivit aussitôt deux billets, l'un à Diego de Maradas, et l'autre à Pedro de Sylva, père de sa maîtresse. Par ces billets, signés Victo- ria Portocarrero, elle leur enseignait son logis, et les priait de les venir trouver pour une affaire qui lui était de grande importance. Tandis que l'on porta ces billets à ceux à qui ils étaient adressés, Victoria quitta son habit simple de veuve, s'habilla richement, fit paraître ses cheveux, que l'on assurait avoir été des plus beaux, et se coiffa en dame fort galante.

Don Diego de Maradas la vint trouver un moment après, pour savoir ce que lui voulait une dame dont il n'avait jamais entendu parler. Elle le recut fort civilement ; et à peine avait-il pris un siège auprès d'elle, qu'on lui vint dire que Pedro de Sylva demandait à la voir. Elle pria don Diego de se cacher dans son alcôve, en l'assurant qu'il lui importait extrêmement d'entendre la conversation qu'elle allait avoir avec don Pedro. Il fit sans résistance ce que voulut une dame si belle et de si bonne mine, et don Pedro fut introduit dans la chambre de Victoria, qu'il ne put reconnaître, tant sa coiffure différente de celle qu'elle portait chez lui, et la richesse de ses habits, avait augmenté sa bonne mine et changé l'air de son visage. Elle fit asseoir don Pedro en un lieu où don Diego pouvait entendre tout ce qu'elle lui disait, et lui parla en ces termes : — Je crois, monsieur, que je dois vous apprendre d'abord qui je suis, pour ne vous laisser pas plus longtemps dans l'impatience où vous devez être de le savoir. Je suis de Tolède, de la maison de Portocarrero ; j'ai été mariée à seize ans et me suis trouvée veuve L


six mois après mon mariage. Mon père portait la croix de saint Jacques, et mon frère est de l'ordre de Calatrava.

Don Pedro l'interrompit pour lui dire que son père avait été de ses intimes amis.

— Ce que vous m'apprenez là me réjouit extrêmement, lui répondit Victoria, car j'aurai besoin de beaucoup d'amis dans l'affaire dont j'ai à vous parler.Elle apprit ensuite à don Pedro ce qui lui était arrivé avec don Fernand, et lui mit entre les mains la promesse que Santillane avait contrefaite. Aussitôt qu'il l'eut lue, elle reprit la parole et lui dit : — Vous savez, monsieur, à quoi l'honneur oblige une personne de ma condition. Quand la justice ne serait pas de mon côté, mes parents et mes amis ont beaucoup de crédit et sont assez intéressés dans mon affaire pour la porter aussi loin qu'elle puisse aller. J'ai cru, monsieur, que je devais vous avertir de mes prétentions, afin que vous ne passiez pas outre dans le mariage de mademoiselle votre fille. Elle mérite mieux qu'un homme infidèle et je vous crois trop sage pour vous opiniâ- trer à lui donner un mari qu'on pourrait lui disputer.

— Quand il serait grand d'Epagne, répondit don Pedro, je n'en voudrais point s'il était injuste; non-seulement il n'épousera point ma fille, mais encore je lui défendrai ma maison, et pour vous, madame, je vous offre ce que j'ai de crédit et d'amis. J'avais déjà été averti qu'il était homme à prendre son plaisir partout où il le trouve, et même de le chercher aux dépens de sa réputation. Etant de cette humeur, quand bien même il ne serait pas a vous, il ne serait jamais à ma fille, laquelle, s'il plaît à Dieu, ne manquera point de maris dans la cour d'Espagne.


Don Pedro ne demeura pas davantage avec ctoria, voyant qu'elle n'avait plus rien à i dire ; et Victoria fit sortir don Diego de ~irrière son alcôve, d'où il avait entendu ute la conversation qu'elle avait eue avec le ~ire de sa maîtresse. Elle ne fit donc point ~e seconde relation de son histoire : elle lui ~nna la lettre d'Elvire, qui le ravit d'aise, et ~ree qu'il eût pu être en * peine de savoir ~r quelle voie elle était venue en ses mains, ~e lui fit confidence de sa métamorphose en ~ègne, sachant bien qu'il avait autant d'in~rêt qu'elle à tenir la chose secrète.

Don Diego, avant de quitter Victoria, écri~t à sa maîtresse une lettre où la joie de voir s espérances ressuscitées faisait bien juger déplaisir qu'il avait eu quand il les avait ~rdues. Il se sépara de la belle veuve, qui it aussitôt son habit de gouvernante, et ~en retourna chez Don Pedro.

Cependant, don Fernand de Ribera était allé ~ez sa maîtresse et y avait mené son cousin III Antoine pour tâcher de raccommoder ce ~'avait gâté la lettre contrefaite par Victoa,. Don Pedro les trouva avec sa fille, qui ait bien empêchée à leur répondre ; car, mr la justification de don Fernand, ils ne ~mandaient pas mieux que l'on s'informât, ms Séville même, s'il y avait jamais eu une ~acréce de Monsalve. Ils redirent devant don ~dro tout ce qui devait servir à la décharge don Fernand. A quoi il répondit que, si ~ttachement avec la dame de Séville était ~e fourbe, il était aisé de la détruire ; mais l'il venait de voir une dame de Tolède, nomée Victoria Portocarrero, à qui don Fernand rait promis mariage, et à qui il devait en~re davantage, pour en avoir été généreuse~ent assisté sans en être connu ; qu'il ne le ~uvait nier, puisqu'il lui avait donné une pro-


messe écrite de sa main ; et ajouta mi'nn tilhomme d'honneur ne devait point 0"ThrMl à se marier à Madrid, l'étant déjà à Tolède.

En achevant ces paroles, il fit voir aux dej~ cousins la promesse de mariage en bon~ forme. Don Antoine reconnut l'écriture df son cousin ; et don Fernand qui s'y trompai~ lui-même, quoiqu'il sût bien qu'il ne l'avait jamais écrite, devint l'homme du monde le plus confus.

Le père et la fille se retirèrent, après les avoir salués assez froidement. Don Anto.

querella son cousin de l'avoir employé dans une affaire, tandis qu'il songeait à une autre.

Ils remontèrent dans leur carrosse, où don An-* toine, ayant fait avouer à don Fernand son~ mauvais procédé avec Victoria lui reprocha~ cent fois la noirceur de son action, et lui représenta les fâcheuses suites qu'elle pouvait avoir. Il lui dit qu'il ne fallait plus songer à se marier, non-seulement dans Madrid, mais dans toute l'Espagne, et qu'il serait bien heureux d'en être quitte pour épouser Victoria.

sans qu'il lui en coûtât du sang, ou peut-être: la vie, le frère de Victoria n'étant pas un homme à se contenter d'une simple satisfaction dans une affaire d'honneur. Ce fut à don Fernand à se taire, tandis que son cousin lui faisait tant de reproches. Sa conscience le convainquait suffisamment d'avoir trompé et trahi une personne qui l'avait obligé ; et cette promesse le faisait devenir fou, ne pouvant comprendre par quel enchantement on la lui avait fait écrire.

Victoria étant revenue chez don Pedro en son habit de veuve, donna la lettre de don Diego à Elvire, laquelle lui conta que les deux cou- sins étaient venus pour se justifier; mais qu'il y avait bien autre chose à reprocher à don Fernand que ses amours avec la dame de Sé-


Ile. Elle lui apprit ensuite ce qu'elle savait deux qu'elle, dont elle fit bien l 'étonnée, dé- istant cent fois la méchante action de don ernand. Ce jour-là même, Elvire fut priée aller voir représenter une comédie chez une 3 ses parentes.

Victoria, qui ne songeait qu'à son affaire, spéra que si Elvire la voulait croire, cette coledie ne serait pas inutile à ses desseins. Elle Lt à sa jeune maîtresse que, si elle voulait voir m Diego, il n'y avait rien de si aisé ; que i maison de son père Santillane était le lieu plus commode du monde pour cette entrevue, et que, la comédie ne commençant qu'à linuit, elle pouvait partir de bonne heure, et voir vu don Diego sans arriver trop tard b.ez sa parente. Elvire, qui aimait véritablelent don Diego, et qui ne s'était laissée aller épouser don Fernand que par la déférence u'elle avait aux volontés de son père, n'eut oint de répugnance à ce que lui proposa 'ictoria.

.Elles montèrent en carrosse aussitôt que on Pedro fut couché, et allèrent descendre u logis que Victoria avait loué. Santillane, omme maître de la maison, en fit les hon- eurs, secondé par Béatrix. qui jouait le per- Dnnage de sa femme, belle-mère de Victoria.

ILvire écrivit un billet à don Diego, qui lui lit porté à l'heure même ; et Victoria en par- Lculier en fit un à don Fernand, au nom d'El- ire, par lequel elle lui mandait qu'il ne tienCLoait qu'à lui que leur mariage ne s'achevât: ï^lle y était engagée par son mérite, et f Ge ne voulait point se rendre malheurs-pour être trop complaisante à la mauise rumeur de son père. Par le même billet zlu- donnait des enseignes si remarqua"s par trouver sa maison, qu'il était im[)le ie la manquer.


Ce second billet partit quelque temps ap celui qu'Elvire avait écrit à don Diego.

Victoria en fit un troisième, que Santill porta lui-même à Pedro de Sylva, par leq* elle lui donnait avis en gouvernante de ni et d'honneur, que sa fille, au lieu d'aller à comédie s'était fait mener à la maison où I geait son père; qu'elle avait-envoyé que don Fernand pour l'épouser; et que, sacha bien qu'il n'y consentirait jamais, elle ava cru l'en devoir avertir, pour lui témoign qu'il ne s'était point trompé dans la bo opinion qu'il avait eue d'elle en la choisissai t pour gouvernante d'Elvire. Santillane de pl avertit don Pedro de ne venir point sans ul alguazil, que nous appelons à Paris un carol missaire. i Don Pedro, qui était déjà couché, se fit hal biller à la hâte, l'homme du monde le plus el colère. Pendant qu'il s'habillera, et qu'il erii verra quérir un commissaire, retournons voj ce qui se passe chez Victoria. Par une heij reuse rencontre, les billets furent reçus pai les deux amoureux. Don Diego, qui avait red le sien le premier, arriva aussi le premier j l'assignation. Victoria le reçut, et le mit danj une chambre avec Elvire. Je ne m'amuserai point à vous dire les caresses que ces jeunej amants se firent; don Fernand, qui frappe à ls porte, ne m'en donne pas le temps. Victoria ails lui ouvrir elle-même, après lui avoir bien faij valoir le service qu'elle lui rendait, dont l'amoy reux gentilhomme lui fit cent remerciement lui promettant encore plus qu'il ne lui pjjf donné. Elle le mena dans une chambw u elle le pria d'attendre Elvire, qui allait aA, >.

et l'enferma sans lui laisser de la lum~ et j.

disant que sa maîtresse le voulait 1 Let qu'ils n'auraient pas été un momer erdni- ?, ble qu'elle ne se rendit visible ; ma/ 1


lait donner cela à la pudeur d'une jeune fille - de condition, laquelle, dans une' action si - hardie, aurait peine à s'accoutumer d'abord à la vue de celui même pour l'amour de qui elle la faisait.

Cela fait, Victoria, le plus diligemment qu'il lui fut possible, se fit extrêmement leste, et s'ajusta autant que le peu de temps qu'elle avait le put permettre. Elle entra dans la chambre où était don Fernand, qui n'eut pas la moindre défiance qu'elle ne fut Elvire, n'étant pas moins jeune qu'elle, et ayant sur elle des habits et des parfums à la mode d'Espagne, qui eussent fait passer la moindre servante pour une personne de condition.

Là-dessus, don Pedro, le commissaire et Santillane arrivèrent. Ils entrent dans la - chambre où était Elvire avec son serviteur.

Les jeunes amants furent extrêmement surpris. Don Pedro, dans les premiers mouvements de sa colère, en fut si aveuglé, qu'il pensa donner de son épée à celui qu'il croyait être don Fernand. Le commissaire, qui avait reconnu don Diego, lui cria, en lui arrêtant le bras, qu'il prît garde à ce qu'il faisait - et que ce n'était pas Fernand de Ribera qui était avec sa fille, mais don Diego de Maradas, homme d'aussi grande condition et aussi riche que lui. Don Pedro en usa en homme sage et releva lui-même sa fille, qui s'était jetée à genoux devant lui. Il considéra que, s'il lui donnait de la peine en s'opposant à son mariage, il s'en donnerait aussi, et qu'il ne lui aurait pas trouvé un meilleur parti quand il l'aurait choisi lui-même. Santillane pria don Pedro, le commissaire et tous ceux qui étaient dans la chambre de le suivre, et les mena dans celle où don Fernand était enfermé avec Victoria. On la fit ouvrir au nom du roi. Don Fernand l'ayant ouverte, et voyant


don Pedro accompagné d'un commissaire, il leur dit avec beaucoup d'assurance, qu'il était avec sa femme Elvire de Sylva. Don Pedro lui répondit qu'il se trompait, que sa fille était mariée à un autre.

— Et pour vous, ajouta-t-il, vous ne pouvez plus désavouer que Victoria Portocarrero ne soit votre femme.

Victoria se fit alors connaître à son infidèle, qui se trouva le plus confus homme du monde. Elle lui reprocha son ingratitude, à quoi il n'eut rien à répondre, et encore moins au commissaire, qui lui dit qu'il ne pouvait faire autrement que de le mener en prison. Enfin le remords de sa conscience, la peur d'aller en prison, les exhortations de don Pedro, qui lui parla en homme d'honneur, les larmes de Victoria, sa beauté, qui n'était pas moindre que toria, sa beau et plus que toute autre chose, un celle reste de générosité qui s'était conservée dans l'âme de don Fernand, malgré toutes les dé- bauches et les emportements de sa jeunesse, le forcèrent de se rendre à la raison et au mérite de Victoria. Il l'embrassa avec tendresse; elle pensa s'évanouir en sa présence, et il y a apparence que les baisers de don Fernand ne servirent pas peu à l'en empêcher.

Don Pedro, don Diego et Elvire prirent part au bonheur de Victoria, et Santillane et Béatrix en pensèrent mourir de joie. Don Pedro donna force louanges à don Fernand d'avoir es deux jeunes dasi bien réparé sa faute. Les deux jeunes da- mes s'embrassèrent avec autant de témoignages d'amitié que si elles eussent baisé leurs amants. Don Diego de Maradas fit cent protestations d'obéissance à son beau-père, ou du moins qui devait l'être bientôt. Don Pedro, avant de s'en retourner chez lui avec sa fille, prit la parole des uns et des autres, que le lendemain ils viendraient tous dîner chez lui,


où quinze jours durant il voulait que la réjouissance- fît oublier les inquiétudes que l'on avait souffertes. Le commissaire en fut ins- tamment prié ; il promit de s'y trouver. Don Pedro le ramena chez lui, et don Fernand demeura avec Victoria, qui eut alors autant de sujet de se réjouir qu'elle en avait eu de s'affliger.

XXIII. — Malheur imprévu qui fut cause qu'on ne joua point la comédie.

Inezilla conta son histoire avec une grâce merveilleuse : Roquebrune en fut si satisfait, qu'il lui prit la main et la lui baisa par force.

Elle lui dit en espagnol que l'on souffrait tout des grands seigneurs et des fous, de quoi la Rancune lui sut bon gré en son âme. Le visage de cette Espagnole commençait à se pas-

ser, mais on y voyait encore de beaux restes; et quand elle eût été moins belle, son esprit l'eût rendue préférable à une plus jeune. Tous ceux qui avaient ouï son histoire, demeurèrent d'accord qu'elle l'avait rendue agréable en une langue qu'elle ne savait pas encore, et dans laquelle elle était contrainte de mêler quelquefois de l'italien et de l'espagnol pour se faire bien entendre. L'Etoile lui dit qu'au lieu de lui faire des excuses de l'avoir tant fait parler, elle attendait des remercîments d'elle pour lui avoir donné moyen de faire voir qu'elle avait beaucoup d'esprit.

Le reste de l'après-dîner se passa en cou- versation : le jardin fut plein de dames et des plus honnêtes gens de la ville, jusqu'à l'heure du souper. On soupa à la mode du Mans, c'està-dire que l'on fit fort bonne chère, et tout le monde prit place pour entendre la comédie.

Mais mademoiselle de la Caverne et. sa fllle


ne s'y trouvèrent point : on les envoya chercher ; on fut une demi-heure sans en avoir de nouvelles. Enfin, on ouït une grande rumeur hors de la salle, et presque en même temps on vit entrer la pauvre la Caverne échevelée, le visage meurtri et sanglant, et criant comme une femme furieuse, que l'on avait enlevé sa fille. A cause des sanglots qui la suffoquaient, elle avait tant de peine à parler, qu'on en eut beaucoup à apprendre d'elle que des hommes qu'elle ne connaissait point étaient entrés dans le jardin par une porte de derrière, comme elle répétait son rôle avec sa fille; que l'un d'eux l'avait saisie, auquel elle avait pensé arracher les yeux, voyant que deux autres emmenaient sa fille; que cet homme l'avait mise en l'état où on la voyait, et s'était remis à cheval et ses compagnons aussi, dont l'un tenait sa fille devant lui. Elle dit encore qu'elle les avait suivis longtemps criant : « Aux voleurs! » mais que, n'étant entendue de personne, elle était revenue demander du secours.

Et, achevant de parler, elle se mit si fort à pleurer qu'elle fit pitié à tout le monde. Toute l'assemblée s'en émut. Destin monta sur un cheval, sur lequel Ragotin venait d'arriver du Mans (je ne sais pas au vrai si c'était le même qui l'avait déjà jeté par terre). Plusieurs jeunes hommes de la compagnie montèrent sur les premiers chevaux qu'ils trouvèrent et coururent après Destin, qui était déjà bien loin.

La Rancune et l'Olive allèrent à pied avec leurs épées, après ceux qui allèrent à cheval. Roquebrune demeura avec l'Etoile et Inezilla, qui consolaient la Caverne le mieux qu'elles pouvaient. On a trouvé à redire de ce qu'il ne suivit pas ses compagnons. Quelques-uns ont cru que c'était par poltronnerie, et d'autres, plus indulgents, ont trouvé qu'il n'avait pas


nal fait de demeurer auprès de ces dames.

Cependant, on fut réduit dans la compagnie de danser aux chansons, le maître de la maion n'ayant point fait venir de violons à cause le la comédie. La pauvre la Caverne se trouva si mal qu'elle se coucha dans un des lits de la chambre où étaient leurs hardes. L'Etoile en eut soin comme si c'eût été sa mère, et Ineilla se montra fort officieuse. La malade pria qu'on la laissât seule, et Roquebrune mena les leux dames dans la salle où était la compagnie.

, A peine y avaient-elles pris place, qu'une les servantes de la maison vint dire a 1 Etoile lue la Caverne la demandait. Elle dit au. poëte et à l'Espagnole qu'elle allait revenir et alla trouver sa compagne. Il y a apparence que si Roquebrune fut habile homme, il profita de .'occasion et représenta ses nécessités à l'agréable Inezilla.

Cependant, aussitôt que la Caverne vit l'E- boile, elle la pria de fermer la porte de la chambre et de s'approcher de son lit.

Aussitôt qu'elle la vit auprès d'elle, la première chose qu'elle fit ce fut de pleurer comme si elle n'eût fait que commencer, et de lui prendre les mains, qu'elle lui mouilla de ses Larmes, pleurant et sanglotant de la plus pitoyable façon du monde. L'Etoile voulut la consoler en lui faisant espérer que sa fille serait bientôt trouvée, puisque tant de gens étaient allés après les ravisseurs.

— Je voudrais qu'elle n'en revînt jamais, lui répondit la Caverne en pleurant encore plus fort; je voudrais qu'elle n'en revînt jamais, répéta-t-elle, et que je n'eusse qu'à la regretter; mais il faut que je la blâme, que je la haïsse.

et que je me repente de l'avoir mise au monde.

Tenez, dit-elle, en donnant un papier à l'Etoile, voyez, l'honnête compagne que vous aviez et


lisez dans cette lettre l'arrêt de ma mort et l'infamie de ma fille.

La Caverne se remit à pleurer, et ilto lut ce que vous allez lire, si vous en voulez prendre la peine : « Vous ne devez point douter de tout ed que je vous ai dit de ma bonne maison et de mon bien, puisqu'il n'y a pas apparence que je trompe par une imposture une personne a qui je ne puis me rendre recommandable que par ma sincérité. C'est par là, belle Angélique, que je puis vous mériter. Ne différez done point de me promettre ce que je vous demande, puisque vous n'aurez à me le donner qu'alors que vous ne pourrez plus douter de ce que je suis. »

Aussitôt qu'elle eut achevé de lire cette Let- tre, la Caverne lui demanda si elle en connaissait l'écriture.

— Comme la mienne propre, lui dit l'Etoile; c'est de Léandre, le valet de mon frère, qui écrit tous nos rôles.

— C'est le traître qui @ me fera mourir, lui répondit la pauvre comédienne. Voyez s'il ne s'y prend pas bien, ajouta-t-elle encore, en mettant une autre lettre du même Léandreentre les mains de l'Etoile. La voici mot pour mot : « Il ne tiendra qu'à vous de me rendre heureux, si vous êtes encore dans la résolution où vous étiez il y a deux jours. Ce fermier de mon père, qui me prête de l'argent, m'a envoyé cent pistoles et deux bons chevaux ; c'est plus qu'il ne nous faut pour passer en Angleterre, d'où je me trompe fort si un père qui aime son fils unique plus que sa vie ne condescend à tout ce qu'il voudra pour le faire bientôt revenir. » Eh bien, que ditesvous de votre compagne et de votre valet, de cette fille que j'avais si bien élevée, et de ca jeune homme dont nous admirions tous l'es-


prit et la sagesse? Ce qui m'étonne le plus, c'est que je ne les ai jamais vus parler ensemble, et que l'humeur enjouée de ma fille ne l'eût jamais fait soupçonner de pouvoir devenir amoureuse; et cependant elle l'est, ma chère l'Etoile, et si éperdument qu'il a plutôt de la furie que de l'amour. Je l'ai tantôt surprise écrivant à son Léandre en des termes si passionnés, que je ne pourrais le croire si je ne l'avais vu. Vous ne l'avez jamais entendue parler sérieusement. Ah ! vraiment, elle parle bien un autre langage dans ses lettres; et si je n'avais déchiré celle que je lui ai prise, vous m'avoueriez qu'à l'âge de seize ans elle en sait autant que celles qui ont vieilli dans la coquetterie. Je l'avais menée dans ce petit bois où elle a été enlevée, pour lui reprocher sans témoins qu'elle me récompensait mal de toutes les peines que j'ai souffertes pour elle. Je vous les apprendrai, ajouta-t-elle, et vous verrez si jamais fille a été plus obligée à aimer sa mère.

La l'Etoile ne savait que répondre à de si justes plaintes; et puis il était bon de laisser un peu prendre cours à une si grande affliction.

— Mais, reprit la Caverne, s'il aimait tant ma fille, pourquoi assassiner sa mère ? car celui de ses compagnons qui m'a saisie m'a cruellement battue, et s'est même acharné sur moi longtemps après que je ne lui faisais plus de résistance. Et si ce malheureux garçon est si riche, pourquoi enlève-t-il ma fille comme un voleur?

La Caverne fut encore longtemps à se plain- dre, la l'Etoile la consolant le mieux qu'elle pouvait. Le maître de la maison vint voir comment elle se portait, et lui dire qu'il y avait l un carrosse prêt si elle voulait retourner au | Mans. La Caverne le pria de trouver bon


qu'elle passât la nuit en sa maison, ce qiiflla accorda de bon cœur. L'Etoile demeura po~ lui tenir compagnie, et quelques dames Mans reçurent dans leurs carrosses Inezilla qui ne voulut pas être si longtemps éloign~é de son mari. Roquebrune, qui n'osa honnête ment quitter les comédiennes, en fut bien fâ ché: on n'a pas en ce monde tout ce qu'o~ désire. - ¡

DEUXIÈME PARTIE

I. — Qui ne sert que d'introduction aux autres.

Le soleil donnait à plomb sur nos antipodes et ne prêtait à sa sœur qu'autant de lumière qu'il lui en fallait pour se conduire dans unf nuit fort obscure. Le silence régnait par toute la terre, si ce n'était dans les lieux où se rencontraient des grillons, des hiboux et des donneurs de sérénades. Enfin, tout dormait dans la nature, ou, du moins, tout devait dormir à la réserve de quelques poëtes qui avaient dans la tête des vers difficiles à tourner, de quelques malheureux amants, de ceux qu'on appelle âmes damnées, et de tous les animaux 3


ant raisonnables que brutes qui, cette nuitavaient quelque chose à faire. Il n'est pas nécessaire de vous dire que Destin était de eux qui ne dormaient pas, non plus que les avisseurs de mademoiselle Angélique, qu'il poursuivait autant que pouvait galoper un heval à qui les nuages dérobaient souvent la aible clarté de la lune. Il aimait tendrement mademoiselle de la Caverne, parce qu'elle était ort aimable, et qu'il était assuré d'en être aimé, et sa fille ne lui était pas moins chère; outre qne sa mademoiselle de l'Etoile, obligée à faire a comédie, n'eût pu trouver en toutes les caravanes des comédiens de campagne deux comédiennes qui eussent plus de vertu que ces deux-là. Ce n'est pas à dire qu'il n'y en Lit de la profession qui n'en manquent point: mais, dans l'opinion du monde, qui se trompe peut-être, elles en sont moins chargées que le vieilles broderies et de fard. Notre généeux comédien courait donc après ces ravisseurs avec plus de vitesse et plus d'animosité que les Lapithes ne coururent après les Centaures. Il suivit d'abord une longue allée, sur laquelle répondait la porte du jardin par où Angélique avait été enlevée, et, après avoir galopé quelque temps, il enfila au hasard un chemin creux, comme le sont la plupart de ceux du Maine. Ce chemin était plein d'ornières et de pierres; et, quoiqu'il fît clair de lune, l'obscurité y était si grande, que Destin ne pouvait faire aller son cheval plus vite que le pas. Il maudissait intérieurement un si mauvais chemin, quand il se sentit sauter en croupe quelque homme ou quelque diable qui lui passa les bras autour du cou. Destin eut grand'peur, et son cheval en fut si fort effrayé, qu'il l'eût jeté par terre, si le fantôme qui l'avait investi et qui le tenait embrassé ne l'eût affermi dans la selle. Son cheval s'emporta


comme un cheval qui avait peur, et Destin Œ hâta à coups d'éperons, sans savoir ce qu'a faisait, fort mal satisfait de sentir deux br, nus autour de son cou, et contre sa joue un visage froid qui soufflait par reprise à la CES dence du galop du cheval. La carrière fa longue, parce que le chemin n'était pas courf Enfin, à l'entrée d'une lande, le cheval modéra sa course impétueuse, et Destin sa peur, caa on s'accoutume à la longue aux maux les-plu.

insupportables. La lune luisait assez pour ItlJ faire voir qu'il avait un grand homme nu en croupe et un vilain visage auprès du sien. Il ne lui demanda point qui il était : je ne sais si ce fut par discrétion. Il fit toujours continuer le galop à son cheval, qui était fort essoufflé, et lorsqu'il l'espérait le moins, le cavalier croupier se laissa tomber à terre et sf mit à rire. Destin repoussa son cheval de plus belle, et, regardant derrière lui, il vit son fan1 tôme qui courait à toutes jambes vers le lieii d'où il était venu. Il a avoué depuis que l'on ne peut avoir plus de peur qu'il en eut. A cenJ pas de là, il trouva un grand chemin qui 16 conduisit dans un hameau dont il trouva tous les chiens éveillés, ce qui lui fit croire que ceua qu'il suivait pouvaient y avoir passé. Pour s'en eclaircir, il fit ce qu'il put pour éveiller Les habitants endormis de trois ou quatre maisons qui étaient sur le chemin. Il n'en pui avoir audience et fut querellé de leurs chiens; Enfin, ayant entendu crier des enfants danl la. derniere maison qu'il trouva, il en fitouvrn la porte à force de menaces, et apprit d'uŒ femme en chemise, qui ne lui parla qu'entrent blant, que des gendarmes avaient passé parleuJ village il n'y avait pas longtemps, et qu'ils emi menaient avec eux une femme qui pleurait bien fort et qu'ils avaient bien de la peine à faili taire. Il conta à la même femme la rencontra


qu'il avait faite de l'homme nu, et elle lui apprit que c'était un paysan de leur village qui était devenu fou et qui courait les champs. Ce que cette femme lui dit de ces gens de cheval lui avaient passé par son hameau lui donna courage de passer outre, et lui fit hâter le train de sa bête. Je ne vous dirai point combien de fois elle broncha et eut peur de son )mbre, il suffit que vous sachiez qu'il s'égara lans un bois, et que tantôt ne voyant goutte, et tantôt éclairé de la lune, il trouva le jour auprès d'une métairie, où il jugea à propos de faire repaître son cheval, et où nous le laisserons.

II. — Des bottes.

Pendant que Destin courait à tâtons après ceux qui avaient enlevé Angélique, la Rancune et l'Olive, qui n'avaient pas tant à cœur que ui cet enlèvement, ne coururent pas si vite que lui après les ravisseurs, outre qu'ils étaient à pied. Ils n'allèrent donc pas loin, et, ayant trouvé dans le prochain bourg une hô- tellerie qui n'était pas encore fermée, ils y demandèrent à coucher. On les mit dans une chambre où était déjà couché un hôte, noble ~u roturier, qui y avait soupé, et qui, ayant à faire diligence pour des affaires qui ne sont pas venues à ma connaissance, faisait état de partir à la pointe du jour. L'arrivée des coméliens ne servit pas au dessein qu'il avait d'être a cheval de bonne heure, car il en fut éveillé, et peut-être en pesta-t-il en son âme ; mais la présence de deux hommes d'assez bonne mine fut peut-être cause qu'il n'en témoigna rien.

La Rancune, qui était fort honnête, lui fit l'abord des excuses de ce qu'ils troublaient son repos, et lui demanda ensuite d'où il ve- lait. Il lui dit qu'il venait d'Anjou, et qu'il

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s'en allait en Normandie pour une ~affai pressée. La , Rancune, en se ~déshabillant, pendant qu'on chauffait des draps, continua ses questions; mais comme elles n'étaient ~ut les ni à l'un ni à l'autre, et que le pauvre homme qu'on avait éveillé n'y trouvait pf son compte, il le pria de le laisser dormir. ~L Rancune lui en fit des excuses fort cordiales et en même temps, l'amour-propre lui faisant oublier celui du prochain, il résolut de s'a] proprier une paire de bottes neuves qu'u garçon de l'hôtellerie venait de rapporter ~dan la - chambre après les avoir nettoyées. L'Olivi qui n'avait alors autre envie que de bien do mir, se jeta dans le lit, et la Rancune demeu ra auprès du feu, moins pour voir la fin d fagot qu'on avait allumé que pour contente la noble ambition d'avoir une paire de bottte neuves aux dépens d'autrui. Quand il cru l'homme qu'il allait voler bien et dûment endormi, il prit ses bottes qui étaient au pied d son lit, et, les ayant chaussées à cru, sans ou blier de s'attacher les éperons, s'alla mettre air si botté et éperonné qu'il était auprès de l'Olive Il faut croire qu'il se tint sur le bord du ~li de peur que ses jambes armées ne touchas sent aux jambes nues de son camarade, ~qu ne se fût pas tu d'une si nouvelle façon de se mettre entre deux draps, et ainsi aurait ~pu faire avorter son entreprise. Le reste de 1 nuit se passa assez paisiblement. La ~Rancun dormit ou en fit le semblant. Les coqs chan tèrent; le jour vint, et l'homme qui coucha dans la chambre de nos comédiens se fit allu - mer du feu et s'habilla. Il fut question de ~se botter ; une servante lui présenta les vieille bottes de la Rancune, qu'il rebuta rudement on lui soutint qu'elles étaient à lui; il se mit en colère, et fit une rumeur diabolique. ~L'hôt monta dans la chambre, et lui jura foi ~d


maître cabaretier, qu'il n'y avait point d'autres bottes que les siennes, non-seulement dans la maison, mais aussi dans le village, le curé même n'allant jamais à cheval. Là-dessus, il voulut lui parler des bonnes qualités de son curé, et lui conter de quelle façon il avait eu sa cure, et depuis quand il la possédait; Le babil de l'hôte acheva de lui faire perdre pa-

tience. La Rancune et l'Olive, qui s'étaient éveillés au bruit, prirent connaissance de l'affaire, et la Rancune exagéra l'énormité du cas et dit à l'hôte que cela était bien vilain.

— Je me soucie d'une paire de bottes neuves comme d'une savate, disait le pauvre débotté à la Rancune ; mais il y va d'une affaire de grande importance pour un homme de condition, à qui j'aimerais moins avoir manqué qu'à mon propre père; et si je trouvais les plus méchantes bottes du monde à vendre, j'en donnerais plus qu'on ne m'en demanderait.

La Rancune, qui s'était mis le corps hors du lit, haussait les épaules de temps en temps et ne lui répondait rien, se repaissant les yeux de l'hôte et de la servante qui cherchaient inutilement les bottes, et du malheureux qui les avait perdues, qui cependant maudissait sa vie et méditait peut-être quelque chose de funeste, quand la Rancune, par une générosité sans exemple, et qui ne lui était pas ordinaire, dit tout haut, en s'enfonçant dans son lit comme un homme qui meurt d'envie de dormir : —; Morbleu, monsieur, ne faites plus tant de bruit pour vos bottes, et prenez les miennes mais à condition que vous nous laisserez dormir, comme vous voulûtes hier que j'en fisse autant.

Le malheureux, qui ne l'était plus puisqu'il retrouvait des bottes, eut peine à croire ce


qu'il entendait : il fit un grand galimatias de mauvais remerciments d'un ton de voix si passionné, que la Rancune eut peur qu'à la fin il ne vînt l'embrasser dans son lit. 1 Il s'écria donc en colère, et jurant docte- 1 ment : — Eh, morbleu! monsieur, que vous êteaJ fâcheux, et quand vous perdez vos bottes, et quand vous remerciez ceux qui vous en donnent! Au nom de Dieu, prenez les miennes encore un coup, et je ne vous demande autre chose, sinon que vous me laissiez dormir, oubien rendez-moi mes bottes et faites tant de bruit que vous voudrez.

Il ouvrait la bouche pour répliquer, quand la Rancune s'écria : — Ah ! mon Dieu ! que je dorme ou que mes bottes me demeurent !

Le maître du logis, à qui une façon de parler si absolue avait donné beaucoup de respect pour la Rancune, poussa hors de la chambre.

son hôte, qui n'en fût pas demeuré là, tant il avait de ressentiment d'une paire de bottes si généreusement donnée. Il fallut pourtant sor-, tir de la chambre et s'aller botter dans la cuisine : alors la Rancune se laissa aller au sommeil plus tranquillement qu'il n'avait-fait la nuit, sa faculté de dormir n étant plus combattue du désir violent des bottes et de- la crainte d'être pris sur le fait. Pour lOlive~ qui avait mieux employé la nuit que- lui, il se leva de grand matin, et, s'étant fait tirer du vin, il s'amusa à boire, n'ayant rien de nseu-, leur à faire.La Rancune dormit jusqu'à onze heures.

Comme il s'habillait, Ragotin entra-dans la chambre. Le matin il avait visité les comédiennes, et mademoiselle de l'Etoile lui ayant reproché qu'elle ne le croyait guère de ses amis, puisqu'il n'était pas de Ceux qui-ceui


raient après sa compagne, il lui promit de ne retourner point dans le Mans qu'il n'en eût appris des nouvelles; mais n'ayant pu trouver de cheval ni à louer, ni à emprunter, il n'eût pu tenir sa promesse si son meunier ne lui eût prêté un mulet sur lequel il monta sans bottes et arriva, comme je viens de vous le dire, dans le bourg où avaient couché les deux comédiens.La Rancune avait l'esprit fort présent ; il ne vit pas plutôt Ragotin en souliers, qu'il crut que le hasard lui fournissait un beau moyen de cacher son larcin, dont il n'était pas peu en peine. Il lui dit donc d'abord qu'il le priait de lui prêter ses souliers et de vouloir prendre ses bottes qui le blessaient à un pied, à cause qu'elles étaient neuves. Ragotin prit ce parti avec grande joie; car, en montant son mulet, un ardillon qui avait percé son bas lui avait fait regretter de n'être pas botté.

Il fut question de dîner, Ragotin paya pour les comédiens et pour son mulet. Depuis sa chute, quand la carabine tira entre ses jambes, il avait fait serment de ne se jamais mettre sur un animal de monture sans prendre toutes ses sûretés. Il prit donc avantage pour monter sur sa bête ; mais avec toute sa précaution, il eut bien de la peine à se placer dans le bât du mulet. Son esprit vif ne lui permettait pas d'être judicieux, et il avait inconsidérément relevé les bottes de la Rancune, qui lui venaient jusqu'à la ceinture et l'empê- chaient de plier son petit jarret, qui n'était pas le plus vigoureux de la province.

Enfin donc, Ragotin sur son mulet et les comédiens à pied, suivirent le premier chemin qu'ils trouvèrent, et chemin faisant, Ragotin découvrit aux comédiens le dessein qu'il avait de faire la comédie avec eux, leur pro, testant qu'encore qu'il fût assuré d'être bien-


tôt le meilleur comédien de France, il ne prétendait tirer aucun profi-t de son métier, qu'il voulait le faire seulement par curiosité, et pour faire voir qu'il était né pour tout ce qu'il voulait entreprendre. La Rancune et l'Olive le fortifièrent dans sa noble envie, et à force de le louer et de lui donner courage, le mirent en si belle humeur, qu'il se prit à réciter de dessus son mulet des vers de Pyrame et Thisbé du poëte Théophile. Quelques paysans qui ac" compagnaient une charrette chargée, et qui faisaient le même chemin, crurent qu'il prè- chait la parole de Dieu, le voyant déclamer la comme un forcené. Tandis qu'il récita, ils eurent toujours la tête nue et le respectèrent

comme un prédicateurtr^raTm^ chemins.

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FIN DU Ttmc PREMIER



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