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Titre : Saint Ignace de Loyola, chevalier de la très sainte Vierge, fondateur de l'ordre des Jésuites / par S. Du Terrail

Auteur : Du Terrail, S.. Auteur du texte

Éditeur : Comptoir des imprimeurs-unis (Paris)

Date d'édition : 1844

Sujet : Ignace de Loyola (1491-1556 ; saint)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30389123n

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (VIII-207 p.) ; in-16

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Identifiant : ark:/12148/bpt6k6210521v

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-OO-432

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 26/03/2012

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SAINT IGNACE DE LOYOLA.

n

t

SAINT IGNACE DE LOYOLA

CHEVALIER DE LA TRÈS SAINTE VIERGE

FONDATEUR

DE L'ORDRE DES JÉSUITES

Par S. Du Terrail.

PARIS COMPTOIR DES IMPRIMEURS-UNIS, 15, QUAI MALAQUAIS.

18144

PRÉFACE.

Il y a ce côté curieux dans les nombreux' écrits qu'on a publiés sur l'ordre des Jésuites, et dans la polémique qui s'est si vivement engagée à leur occasion, que partisans et adversaires de l'ordre n'ont connu précisément ni la vie du fondateur, ni la véritable physionomie de l'institution sur laquelle ils discutent.

C'est peut-être la première fois qu'en histoire et en philosophie, le sujet d'un débat a été si faussement, si étrangement étudié.

Pour le vulgaire, saint Ignace est une figure sombre, atrabilaire, sans poésie au front, sans chaleur au cœur; nul ne veut croire qu'il s'agit d'un noble et fier cavalier de Castille, au sombrero empanaché, blessé d'arquebusadc, ayant servi son pays, semblable à nombre d'officiers de la glorieuse période de Napoléon, qui se sont faits prêtres ou religieux, parce qu'après avoir salué cette gloire, ils n'ont plus voulu que Dieu pour maître.

Veut-on peindre aujourd'hui encore au théâtre ou dans les pamphlets ce qu'on appelle un Jésuite? vite on invoque le Tartufe de Molière. Un Jésuite, c'est cet homme austèrement vêtu, aux manières souples et rampantes, au langage hypocrite, aux désirs profanes. Mais Molière a-t-il peint un Jésuite? Il n'en est rien historiquement. Le Tartufe fut composé par Molière, non point contre les Jésuites, mais contre les Jansénistes et le parti dévot et parlementaire représenté par ce premier président de Harlay, qui ne voulait pas qu'on le jouât.

Pour étonner et scandaliser même les laudateurs de Molière, nous pourrions leur dire qu'en feuilletant bien tous les registres de la Compagnie on trouverait que le jeune

Poquelin fut un des disciples les plus remarquables des Jésuites, et qu'on lit dans les notes envoyées sur les élèves que ce jeune homme suivait avec une grande ardeur les exercices dramatiques des collèges de la Compagnie.

Qui sait même si Molière ne puisa pas son goût pour le théâtre dans les œuvres tout à la fois modestes et savantes de quelque père Jésuite? Les hommes sont si injustes que peut-être si nous avions dit cela avant qu'on lui élevât un monument, les ennemis des Jésuites, ceux qufleur arracheraient le cœur s'ils l'osaient, l'esprit s'ils le pouvaient, auraient eu horreur de souscrire au monument élevé à un élève de saint Ignace, d'autant plus que Molière, plus noble et plus reconnaissant que beaucoup d'autres fils ingrats de l'institution, conserva toute sa vie pour ses maîtres estime, vénération et reconnaissance.

Les Jésuites, au contraire, appartenaient à cette école de la religion douce et facile, qui n'est pas hypocrite parce qu'elle pardonne beaucoup, comme la comprenait Louis XIV à la première époque de sa vie, et le Tartufe fut écrit contre ceux qui baissaient les yeux, allaient à Saint-Severin, et ne savaient ni absoudre ni rendre le catholicisme la plus grande loi de la société humaine. Décidément Tartufe est lin Janséniste.

Nous avons hésité longtemps à publier ce petit écrit, parce qu'on a inondé le monde de livres sur les Jésuites.

Quelques-uns, sérieusement écrits par des esprits éminents de la Compagnie, ont le grand mérite de s'adresser aux intelligences d'élite, aux penseurs éclairés.

Beaucoup d'autres, simple spéculation de librairie, sont tombés avec le sentiment éphémère de la presse périodique, et surtout avec les passions qui les avaient inspirés.

Il nous a donc paru qu'il y avait une place à prendre.

Les savants ont un public d'dite peu nombreux, et d'ail-

leurs qu'y a-t-il à leur prouver? Si l'on excepte les hommes que la passion égare, que la politique étroite abâtardit, tous rendent hommage à la puissante institution de saint Ignace.

Ce sont les gens du monde surtout auxquels un travail sur Igaace de Loyola doit s'adresser ; parmi eux ont été jetés le plus de calomnies, le plus de préjugés absurdes sur saint Ignace et son institution : c'est donc cette classe qu'il faut rappeler à la bonne foi et aux lumières.

Cette vie de saint Ignace est d'ailleurs merveilleusement propre à séduire les jeunes et ardentes imaginations, en un mot, cette génération nouvelle qui vaut mieux que la nôtre, parce qu'elle est disposée à tout entendre sans les étroits préjugés de ses pères les philosophes, les encyclopédistes.

Le dirons-nous ? cette vie chevaleresque de saint Ignace nous a toujours séduit, car en lui se trouve l'expression poétique de l'époque de François Ier, le dernier et noble reflet de la chevalerie du moyen âge, Bayard enfin. Ce pom de Bayard ne vient pas ici amené par l'orgueil ou le hasard : il y a dans ces deux types de saint Ignace et du chevalier sans peur et sans reproche plus d'une similitude, et si Loyola suspendit son épée à Notre-Dame-deliootserrat, Bayard, frappé de mort sur le champ de bataille, apostrophant le connétable de Bourbon, éleva aussi sa Icogue épée en forme de croix pour prier le Seigneur et la benoîte Vierge de pardonner à son âme seulement. Saint Ignace eut le temps de réaliser sa pensée, tandis que Bayard ne put que prier et mourir.

Quant à l'institution même, elle nous a paru dans son ensemble et dans ses détails, haute et parfaite comme une belle et morale dictature, destinée à diriger les esprits. Cette fraternité sainte, cette abnégation de tout individualisme dans la société générale et avec cela l'intelligence active, féconde, l'enseignement disposé de manière à laisser de pro-

fondes empreintes dans le cœur des enfants, tout cela nous a paru contenir quelque chose des institutions antiques.

Le bruit de tant de pamphlets ne nous a point ému, le frémissement-de quelques esprits superbes ne nous a prouvé qu'une chose, c'est que les gens qui ne peuvent rien fonder que sur le sable le plus mobile, doivent être les naturels adversaires d'une institution qui dure et grandit par la persécution, les menaces, la violence et la calomnie, plus lâche encore que la violence.

Ne serait-on pas profondément convaincu de la perfection de l'institution, que l'on prendrait, par instinct d'honneur et par noblesse, le parti de quelque chose que les passions mauvaises poursuivent depuis deux siècles et qui marche dans ses desseins de bien public.

Nous n'avons pas besoin de dire que nous nous sommes abstenu de toute polémique, de toute expression acerbe contre des adversaires assez étrangers aux mystères et aux douleurs de la persécution, pour attaquer ceux-là qui sont proscrits plus par l'esprit de parti que par les lois.

Vous dites tant que l'institution est vieillie,'qu'elle est dans la poussière du tombeau, qu'en vérité, comme dans l'antique Égypte, le jour de la justice devrait commencer.

Nous avons plus de foi dans la force de l'institut de saint Ignace, nous croyons même que le jour n'est pas loin où les gouvernements pourront comprendre qu'il y a dans la société actuelle infiniment d'intelligence, trop peut-être, mais pas assez de lien entre elle, de hiérarchie et de direction; l'indépendance doit être réglée, la force conduite, le chaos éclairé. Notre nation ne peut pas paraître toujours sous l'image d'un gamin de Paris. De cette turbulence des esprits à l'émeute il n'y a qu'un pas : le trouble de l'intelligence appelle la désobéissance matérielle et la discipline des esprits peut seule comprimer les tendances fatales de la génération.

CHAPITRE PREMIER.

NAISSANCE ET ÉDUCATION DE SAINT IGNACE.

Le moyen âge fut éclairé, grandi, gouverné par les ordres monastiques. Au xme siècle, leur organisation, arrivée à son apogée, se divisait en deux grandes branches ou, pour parler plus exactement, en deux grandes familles : les disciples de saint Benoît pour le travail et la science, les enfants de saint Dominique et de saint François pour la prédication et l'enseignement religieux.

Faire du cloître un fanal lumineux qui projetait ses rayons sur le monde entier, entrainer les masses par la prédication, tels étaient les splendides éléments qui soumettaient l'univers catholique.

Mais au xvic siècle cette force s'était affaiblie : lorsque Luther vint si fatalement agiter l'Eglise, il fallut qu'elle cherchât en elle-même des principes de résistance ; les

religieux de saint Benoit étaient trop passifs, trop sédentaires : les uns défrichaient les campagnes désertes, les autres, courbés sur les livres, travaillaient à nous laisser les grandes merveilles d'histoire ou d'érudition et les premiers principes des sciences. Noble mission que les temps modernes ont trop oubliée, et que les esprits justes commencent enfin à comprendre !

Les frères prêcheurs, vivement attaqués par la réforme, pouvaient paraître compromis aux yeux des peuples. A leur nom se rattachait l'établissement de l'inquisition, tribunal plus politique que religieux, tel que ÇterlesQuint et Philippe II l'avaient organisé (1) pour affermir la nationalité espagnole ; ils avaient en outre prêché les indulgences, et quoique l'obole recueillie fût destinée à une immense pensée d'art catholique, 4 1i basilique de Saint-Pierre, on ne voulait pas leur tenir eompte du but de leur prédication, Les luthériens, froids et dissertateurs, reprochaient à la chrétienté son enthousiasme pour la renaissance de l'art (2). Lorsqu'il s'agissait d'élever les monuments de Rome païenne, toutes les nations necontribuaient-elles pas à ces œuvres magninques; et les Tilles de la Grèce, aux époques de leur majesté, ne s'em-

(1) Depuis le mémoire «J lumineux publié par le R, P, taeordaire, personne n'ignore combien les Dominicains restèrent étrangers aux tribunaux de l'Inquisition tels que les avaient faits les rois.

et) Qu'on nous pardonne notre mauvais goût, mais nous prions mieux dans une église gothique du xm' siècle qu'à Saint-Pierre de Rome.

pressaient-elles pas à contribuer aux temples publics, aux cirques et aux hippodromes? Léon X était Médicis, et en appliquant les indulgences à une basilique merveilleuse , il unit la double pensée de la religion et de l'art.

Il arrive souvent dans la marche des temps des injustices d'opinion, des impopularités mal fondées, et alors Dieu suscite des causes profondes qui donnent une vie nouvelle à la foi ; et ce fut à cette Providence divine qu'il faut attribuer l'origine et le développement de la Compagnie de Jésus. Au xve siècle, l'autorité du pape était méconnue, son pouvoir attaqué, le culte de la Vierge, symbole de pureté, consolation des générations souffrantes, était traité comme une superstition finie. Il fal lait restituer au pontificat sa magnifique unité, rendre à Marie sa pure couronne de mère sans tache, s'élever à un point d'universalité qui rapprochât l'homme de Dieu.

Pour comprendre la vie de saint Ignace, il faut se reporter à cette vieille monarchie d'Espagne au xve siècle, à ces rois de Castille et de Léon, à leur chevalerie toujours en armes contre les Maures de Séville et de Cordoue. L'Espagne n'était point alors une seule monarchie : ses provinces, réunies depuis peu par Ferdinand et Isabelle, formaient autant d'états particuliers, chacun avec sa population, ses lois, ses fueros; il n'y avait pas d'organisation régulière et uniforme; on était en perpétuelle croisade : des chevaliers partaient en armes pour aller combattre en l'honneur de Dieu et de leurs dames : temps merveilleux! belle épopée qui est aux autres par-

ties de l'histoire comme l'escarboucle brillante sur l'acier des vieilles armures.

Saint Ignace appartient à une de ces grandes races de chevalerie espagnole si fières et si nobles, et dont les chants que récitent les arrieros d'Aragon, l'escopette au poing, nous transmettent encore quelque tradition.

Ignace était le dernier enfant de l'antique maison des seigneurs d'Ognez et de Loyola. Quand on parcourt la vieille province du Guipuscoa, ce jardin fleuri qui suit les Pyrénées , on voit encore quelques ruines hautes et mélancoliques du château où vint au monde saint Ignace, l'an de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1491. Les étymologistes prétendent que ce mot de Loyola vient de loyaleté : ce serait une belle devise sur un noble blason.

Dona Marina Saez de Balde, sa mère, voyait avec orgueil se développer dans l'âme du jeune Inigo toutes les qualités d'un chevalier, la fierté du sang, une âme ardente et élevée, l'amour de la gloire et des combats, ainsi que les romanceros de l'Andalousie le racontent du Cid à quinze ans C'était le siècle des beaux romans de chevalerie, candides lectures qui portaient le cœur aux héroïques choses, aux sentiments exaltés. Toutes les âmes qui se sont nourries de ces naïfs romans du moy engage, en ont conservé une exaltation du devoir, une tendresse maladive, toutes, jusqu'à mademoiselle de Scudéri, une des plus nobles entre elles.

Page d'Isabelle la Catholique, Inigo assista, tout enfant encore, à ces beaux tournois où s'était décidé le

destin des Maures ; il eut une dame comme les nobles chevaliers, une devise, une pensée de gloire comme eux ; il vécut dans cette atmosphère enthousiaste, qui faisait de chaque paladin un héros. Ferdinand daigna plusieurs fois adresser quelques mots d'encouragement au jeune page. Malgré les bienveillantes paroles d'un roi, et c'était quelque chose alors! Inigo se sentit trop à l'étroit dans ces vastes palais; il fallait de la gloire, de l'indépendance, le mouvement des batailles, l'enivrement du triomphe à cette âme tendre et enthousiaste, qui devait plus tard monter vers Dieu avec cette puissance de la flamme, attirée irrésistiblement vers les hautes régions.

Le duc de Najarez, oncle d'Inigo, lui enseigna l'art de la guerre, et bientôt le jeune page gagna ses éperons dans l'armée. Le Guipuscoa était province frontière ; les Pyrénées disputées aux troupes de Charles-Quint devenaient le théâtre de mille combats. Depuis que les paladins de Charlemagne avaient traversé monts et vallées, les lances de France et d'Espagne s'étaient croisées dans les guerres, dans les joutes, aux murs de Pampelune et de Sarragosse. Ce n'étaient plus alors combats à fer émoulu, à armes courtoises ; mais les luttes ardentes de la vie contre la vie. Flandre et Castille ! Navarre et France ! tels étaient les cris de guerre qui retentissaient au choc des écus, comme la voix de l'ange au bouleversement des sépulcres (1).

(1) La Castille s'était soulevée contre le gouvernement des

Ce mouvement qui emporte la vie, ce tourbillon qui ne laisse pas une minute pour se reconnaitre soi-même aliait au cœur d'Inigo. Ardent, infatigable, on le voyait le premier sur le champ de bataille ou sur le sable des lices ; le soir il soupirait de doux vers à la louange de sa dame; quelques-unes de ses poésies, conservées encore, montrent l'esprit ardent au plaisir, enthousiaste de la gloire, et pourtant chaste et pieux, qui domine les jeunes années de saint Ignace. Les détails de cette vie mondaine expliquent le caractère de douceur et de mansuétude de l'institution dont il fut le créateur; là nul n'est exclu ; soldat fougueux, cavalier élégant, homme d'armes, noble page, poëte rêveur, qu'importe?

chacun a sa place; il y a chez elle, comme dans la vie, comme dans l'univers, comme au ciel, unité de pensée, diversité d'action.

La carrière militaire de saint Ignace fut courte, car Dieu avait marqué son élu pour qu'il vint à lui plein de force et de puissance. Le sacrifice du monde est peu de chose quand sont arrivées les années d'amertume et de désenchantement ; mais lorsque la vie rayonne et sourit, lorsque l'âme se donne tout entière par ce dévouement absolu qui est le cachet sublime de sa divine essence, oh ! alors l'épreuve est belle, digne de celui que

Flamands qui occupaient toutes les places, toutes les charges à la cour. François I" s'efforçait, à la faveur de ces troubles, de ravoir la Navarre que Ferdinand avait conquise sur Jean d'Albret.

Dieu a établi roi de la création, car chaque sacrifice est un tout adorable qui renferme notre cœur entier; les illu sions et les mirages sont là avec leurs brillantes couleurs, leurs éblouissantes pierreries, et la grande lumière de la vérité est encore sur un autre horizon.

Tandis que Charles-Quint ceignait la couronne de Charlemagne, François Ier, profitant de l'absence de l'empereur, fit entrer ses cavaliers en Navarre pour assiéger Pampelune (1521). Renfermé dans les hautes tours de la forteresse, Ignace fit des prodiges de valeur active et personnelle ; mais blessé par un biscaïen aux deux jambes (l'une brisée en plusieurs endroits), il dut quitter les murailles couvertes de son sang, et tandis que Pampelune tombait aux mains d'André de Foix (1), Ignace était emporté mourant au château de Loyola.

Dieu qui le destinait à une carrière périlleuse, voulut lui donner la constance, la fermeté des grandes épreuves.

Il fallut broyer de nouveau cette jambe dont les os s'étaient mal rejoints. Au milieu d'une aussi cruelle opération, Ignace conserva la curiosité patiente qui mesure tout ce qu'un corps peut supporter de douleurs. On sonda ses plaies, on coupa ses os avec une scie tranchante; au moyen d'une machine de fer on tira violemment ses jambes. Ignace ne laissa pas échapper un signe de douleur; une pensée mondaine se mêla, dit-on, à ce

(1) Frère de Lautrec.

courage : il ne voulait pas rester boiteux; noble et beau cavalier, il voulait reparaître dans la gracieuseté de sa taille svelte, élancée comme celle d'un brillant coursier d'Andalousie.

Toute l'énergie d'Ignace ne put détourner le danger; il fut à la porte du sépulcre. Sur sa tète, comme sur celle de sainte Thérèse, on jeta le voile mortuaire. Dans une de ces rêveries des agonisants, mélange bizarre de lucidité éblouissante et d'ombres épaisses, il vit saint Pierre lui apparaître miraculeusement et le toucher. Depuis ce moment, Ignace marcha vers la vie; mais cette leçon de la tombe était encore insuffisante. Avec la même insouciance de la douleur, avec le même goût du monde et de la beauté physique, il voulut qu'on lui coupât un os qui devait l'empêcher de porter la botte bien juste, bien tirée.

Sur ce lit de douleur où la vaine gloire le clouait de nouveau, Ignace lut beaucoup de romans de chevalerie, et surtout l'Amadis de Gaule, le livre de toute cette génération d'honneur. Dans ce labyrinthe de pensées et de sentiments, il se montrait quelque chose de noble, de loyal, et l'époque qui produisait et qui aimait de telles œuvres ne pouvait être ni basse ni méchante. Oh ! qu'il faut en vouloir à Michel Cervantes, ce grand moqueur des idées exaltées ! Don Quichotte n'est que le type ridicule des plus beaux sentiments; Sancho est le sensualiste rationnel qui a fait notre mauvais siècle. Toute la vie de saint Ignace se résumera dans cette expression

de chevalerie; toutes les émotions, toutes les pensées de sa jeunesse reviennent à son esprit pour charmer le cœur, pour reposer les yeux comme les vignettes de ce vieux monde d'honneur et de galanterie loyale. Peutêtre à cette existence demi-spiritualiste, à ce culte enthousiaste, devait-on attribuer cette facilité du chevalier à passer de la lice des batailles à la dévotion ardente, de l'agitation de la vie à l'austérité de l'ascétisme. Les passions vivaces se transforment souvent dans la sublime espérance qui se relève au pied de la croix. Alors elles conservent encore en elles l'instinct de la grandeur, puisqu'elles savent noblement se reconnaître mauvaises et repousser comme immonde cet orgueil de la philosophie qui mesure Dieu les pieds dans la boue, et confond l'oubli avec l'espérance.

Dans ses longues heures d'insomnie, Ignace ne pouvait retenir son impatience, et les romans de chevalerie ne lui suffisaient plus: il aimait passionnément une noble dame de la cour de Castille, et les petits vers qu'il lui adressait ne trompaient pas toujours sa douleur. On apporta à Ignace la Vie des saints précédée de la Vie de Jésus-Christ ; et à peine eût-il commencé cette belle lecture, que l'Amadis et les autres livres furent délaissés !

Quelles fictions sauraient charmer longtemps le puissant instinct de la dignité et de la grandeur ! Saint Ignace lut avec passion la magnifique épopée des martyrs et des confesseurs, où sur chaque page sont écrits ces mots magiques pour les cœurs généreux : Dévouement, sacrifice

volontaire ! Il s'enthousiasma pour les saints aux déserts ; il pleura de douces larmes sur ces vierges du cirque, qui, lancées dans l'espace par des taureaux furieux, semblaient insensibles, et ramenaient mourantes les longs plis de leur robe, sur leur corps en lambeaux.

Arrivé à la dernière page, Ignace avait résolu d'imiter tous ces dévouements : pour lui, point de sacrifice assez sublime, point de macération assez grande, point de travaux assez rigoureux, point de martyre assez cruel; son ardeur embrassait toutes les pénitences, toutes les abnégations; son âme planait au-dessus de ce chemin si cruel à gravir, où tout est froissement, douleur, renoncement.

Toutefois, comme il arrive souvent aux imaginations ardentes, une réaction terrible vint paralyser le cœur d'Ignace. La gloire du monde lui souriait; une femme tendrement aimée le retenait par les mille liens du souvenir et de l'espérance (1). Entraîné malgré lui à rêver d'exploits imaginaires, il se trouvait la tête dans les cieux, et sa noble dame à ses côtés baignée d'une auréole de gloire (!). Alors il se prenait à traiter de folie tous ses désirs de retraite, à rire de pitié, en pensant à la vie effacée qu'ils lui offraient. « Rien n'est grand, a dit, je crois, Bossuet, comme la lutte de l'homme avec lui-même : les anges font silence, et Dieu arrête sur lui

(1) Lucgo de muchas cosa vanas que se le grecian ana thenia.

Act. auth.

(2) Era mas alto que ninguno duquesa ni condesa.

son œil tout-puissant. » Après de nombreux jours de lutte et d'incertitude, qui creusaient dans l'âme d'Ignace de profonds sillons, il sortit de cette épreuve victorieux et spiritualisé.

CHAPITRE If.

CONVERSION DE SAINT IGNACE, RETRAITE A MANREZA.

Ignace était pleinement guéri de corps; mais on ne l'entendait plus rire en longs éclats aux gais propos d'amour, aux joyeuses rasades du vin de Xérès ; on ne le voyait plus saisir fièrement son épée, quand on disait : France ou Castille ! Son regard sévère s'attachait comme une muette condamnation aux vanités du monde, à la somptuosité du château de ses pères. Il cherchait la solitude; on le trouvait errant dans les vastes cours, sur les plates-formes des tourelles, foulant aux pieds le monde sur lequel sa pensée déjà s'était établie en reine.

Il cherchait vainement les moyens de quitter le toit de ses ancêtres; car. il y avait grande rumeur dans sa famille : elle avait pressenti les projets du gardien de son blason, et il était surveillé à l'égal d'un prisonnier.

Un jour, l'aîné des Loyola vint le trouver (le père était mort) : « Inigo, lui dit don Garcia, nous portons un des plus beaux noms de Castille; tu es jeune, brave, bien fait; la sagesse et la vaillance ont encore illustré notre maison ; depuis le siége de Pampelune, tu as la réputation d'un des plus braves cavaliers d'Espagne. Pourquoi donc es-tu pensif ainsi? » Et comme Ignace ne répondait pas, il reprit : « Tu vas, je l'espère, rentrer dans la glorieuse carrière qui t'est ouverte; car je ne puis croire aux paroles étranges qui s'échappent de ta bouche; tu ne déshonoreras pas notre race par une folie indigne d'un hidalgo. » A ces paroles d'un frère aimé, du chef de sa race, Ignace sentit son secret venir au bord de ses lèvres. Mais, refoulant au fond de son cœur ces sentiments intimes, il fut assez maître de lui pour répondre avec calme : « Don Garcia, je te remercie de tes bons avis; je n'oublierai pas que je suis hidalgo et vieux chrétien. »

On laissa donc de ce moment un peu plus de liberté au noble cavalier, et quelques jours après, sous prétexte d'une visite à son oncle le duc de Najarez, qui lui avait servi de parrain dans la carrière des armes, il quitta en fugitif les hautes murailles qui avaient vu ses premiers pas, qui avaient chastement abrité ses premiers élancements vers la vie, son premier désir, son premier espoir. Il quitta ce haut donjon à flèches élancées, vieille pyramide sur la tombe de sa mère, et où lui, pauvre pèlerin, ne reposerait jamais. C'était renoncer à

la famille pour la vie, y renoncer; encore pour la mort, dernier sacrifice, le plus cruel de tous; car le cœur a surtout horreur de l'isolement et de l'oubli.

A Navarrez, où demeurait le duc de Najarez, Ignace se débarrassa des deux varlets qui avaient ordre de l'accompagner ; il prit au galop le chemin de Monserrat.

Là un moine français, Jehan Chanane, reçut sa confession générale qu'il fit avec tant de larmes, tant de mortels regrets, que le pèlerin dut la reprendre pendant trois jours. C'était, du reste, ainsi qu'avaient agi Amadis de Gaule, le pair de Charlemagne, Roland et Renaud de Montauban, ses neveux et ses paladins.

C'est encore par un dévouement idéal et pieux que saint Ignace se donne au culte de la Vierge. Alors à cette poétique imagination se révèle l'amour saint et pur qui colore si énergiquement le dogme de l'immaculée conception. Pieux chevalier, réconcilié à Dieu par la confession générale, il suspend sa vieille armure au pied de la statue de la pure mère de Dieu ; il consacre à son service son épée glorieuse, sa vie, son sang ; il remet entre ses mains son vœu de chasteté perpétuelle, il la prend pour sa dame glorieuse et bien-aimée, il fait la veille des armes en son honneur. C'est une légende de chevalerie dans une vie glorieuse et autant exposée qu'une possession vaillamment disputée ou un blason écrit avec du sang. Se vouer à une idée est une lutte aussi courageuse et souvent plus longue que celle du champ de bataille. Prêcher, instruire, c'est lutter sans cesse sur

un terrain mouvant contre des idées qui échappent, pour reparaître sans corps ni figure stable, car l'ignorance et le mauvais vouloir leur prêtent toutes ses nuances, toutes ses formes les plus subtiles. L'apostolat de l'enseignement est une vraie chevalerie; ce ne sont point les champs jonchés de morts qui détruisent les empires, mais les doctrines du petit savoir. Aussi les railleries mesquines et si vieilles déjà du siècle dernier n'ont point atteint l'honneur du paladin blessé qui passe la nuit debout au pied de l'autel de Marie et se fait chevalier de la Vierge, c'est-à-dire de tout ce qui charme la vie, de tout ce qui la relève et l'ennoblit, la pureté.

C'était la veille de l'Annonciation, fête si célèbre dans toute l'Espagne; le matin, après cette nuit des armes, Ignace suspendit sa cuirasse, son épée, à un pilier de l'autel de la Vierge, comme les filles d'Israël atta- • chaient leurs lyres aux branches des saules en exécution de leur vœu. 11 légua son cheval, le noble compagnon de ses beaux faits d'armes, au monastère de SaintDominique, et dépouillant ses riches habits il en fit don à un pauvre mendiant. Il partit les pieds nus, le cilice autour des reins, la robe de bure grise retenue par une rude corde nouée. Il marchait ainsi courageusement dans cette vie nouvelle de privations et de pauvreté, lorsqu'il entendit un cavalier caracoler dans la plaine.

Alguazil de justice, il venait s'informer si le mendiant avait volé ces riches habits d'Ignace. Hélas ! le pauvre avait été accusé et jeté en prison malgré ses protestations.

Combien fut dure pour Ignace cette première leçon de. la vie ! se prosternant devant Dieu, il ne put retenir ses larmes, larmes amères qu'arrachent si cruellement de nos entrailles les premières déceptions qui nous atteignent dans le sentiment de justice.

Ignace voulait voir la Terre-Sainte, noble désir de tout chrétien fervent et de toute imagination poétique ! la peste ravageait Barcelonne, port désigné pour l'embarquement, et il vint s'abriter à Manreza (1). Ce n'était encore qu'une bourgade, un couvent, un hospice pour le pèlerin dans les chemins de ce monde, puis quelques maisons éparses où souffraient et pleuraient de tristes créatures dont la pauvreté était la moindre douleur.

Ignace alla frapper droit à l'hôpital pour éteindre la vanité qui dominait encore sa vie. Le fier hidalgo pouvait jeûner plusieurs jours, souffrir en silence la douleur incessante des pointes aiguës d'un cilice, mais il n'avait encore pu dominer son orgueil. « Est-ce sous ces haillons, se disait-il, qu'un sang noble doit se cacher; si Dieu eût voulu que je fusse un gueux, il m'aurait fait naître sans aïeux, sans fortune, je ne sentirais pas sans cesse mon cœur s'envoler en élans généreux, mon âme se passionner aux bouillonnements de la gloire. »

Ces pensées d'orgueil fatiguaient sous mille formes

(1) Petite ville qui, en vertu d'un séjour qu'y fit saint Ignace, est devenue un pèlerinage aussi célèbre que Saint-Jacques de Compostelle.

l'esprit d'Ignace. A la fin, il voulut être maître de son âme comme il l'était de son corps ; on le voit dès lors servir avec amour les pauvres les plus hideux; luimême demande l'aumône de porte en porte, frottant de terre ses mains blanches d'une distinction parfaite, et qu'il avait autrefois soigneusement parfumées. Ceux qui ne comprenaient pas l'esprit chrétien, cet esprit qui, selon saint Paul, embrasse la folie de la croix, le traitaient de fou, d'insensé; et lui, ne disait mot, attendant les jours de son œuvre.

Ils vinrent les jours de justification. bientôt Ignace fut reconnu de grande origine; le pauvre rudoyé, naguère bafoué, devint un saint aux yeux du populaire, et pour lui, alors, nouveau devoir de fuir. Il avait résisté à l'insulte, il ne put supporter l'approche de ces nouveaux honneurs; il vint dans une vallée solitaire el val dcl paradi*o),oii serpentait une caverne si affreuse, que nul être humain n'avait jamais osé y pénétrer. Il se glissa au milieu des ronces et des épines, dans cet immense souterrain attristé d'une nuit éternelle qui paraissait s'étendre sous toute la montagne. Les grottes au désert plaisaient aux philosophes et aux grandes intelligences de l'antiquité, et Pythagore a dit : Adore l'écho. Dirons-nous toutes les pénitences d'Ignace dans un lieu si horrible, dont la seule pensée effraie notre chair délicate amollie par le sensualisme? Hélas! ceux qui sont attachés à la terre ne comprennent point l'amour de Dieu, tel que les saints l'ont ressenti. « Ou souffrir ou mourir, » disait

sainte Thérèse. « Souffrir et ne pas mourir, » s'écriait sainte Madeleine de' Pazzi. Voilà bien l'ardeur extatique auprès de laquelle les passions charnelles sont une pâle illumination. En partant de la matière pour remonter à Dieu, nous voyons que le corps doit être soumis à l'esprit comme l'esprit est soumis à l'àme, comme l'âme est soumise à Dieu. Celui qui reçoit immédiatement les rayons de la lumière a un autre horizon que le nôtre.

Par rapport à lui, nous sommes comme des aveugles qui blasphémeraient le soleil.

Joyeux de méditer les perfections de Dieu, Ignace passa des journées entières sans prendre aucune nourriture; quelques racines crues, l'eau du torrent, une ou deux heures de repos sur le sol rugueux de la caverne, voici tout ce qu'il accordait à l'humanité. Le jour, il s'imposait les plus rudes macérations, priant jusqu'à sept heures agenouillé; la nuit, il descendait vers le torrent, et, pensant aux générations qui se précipitent les unes sur les autres, sans laisser plus de place que la vapeur soulevée par l'eau, il touchait aux plus hautes questions d'histoire et de métaphysique. Souvent, gravissant la montagne pour contempler les étoiles, il se perdait dans les lois physiques d'unité immuable, que Dieu a mis comme son cachet sur chacune de ses créations. Nous ne voulons pas dire que saint Ignace sut toute chose par illumination: les martyrs ne pouvaient pas plus que nous expliquer certains mystères; cependant ils donnaient leur sang pour soutenir la doctrine divine,

rayonnant au fond du cœur, parce que la foi est l'illumination de l'intelligence.

Toutes ces macérations abîmaient le corps de saint Ignace en exaltant encore son esprit. Il fut rapporté mourant par des chevriers à l'hôpital de Manreza, où les frères prêcheurs vinrent le chercher pour le soigner.

Guéri à peine, il recommença des pénitences indicibles pour calmer ses grands troubles de conscience. Notre vie à nous, gens de la terre, est molle, oisive, pleine de croyances orgueilleuses ; mais telle n'est point la vie des saints. A mesure que l'âme se détache du monde extérieur, pour s'isoler en Dieu, à mesure qu'elle perçoit quelques rayons de sa grandeur, de sa souveraine beauté, elle s'élance vers lui avec une indicible ardeur. Nouveau Prométhée, elle voudrait dérober un rayon tout entier de cette céleste vérité, feu de notre âme, et après laquelle nous courons tous avec àpreté, laissant après nous, dans le faux sentier de la vie, nos illusions détruites, nos espérances foudroyées, nos années fortes et vides, tombant une à une vide et sonore dans le gouffre de l'éternité.

Cette contemplation de Dieu, lumière et vérité, ramène l'âme au sentiment de sa faiblesse; elle est vacillante, craintive aux premiers jours, comme l'enfant qui a grandi dans la nuit éternelle d'une mine ; le soleil le pénètre, l'attire, l'enivre, mais il ne saurait le regarder encore en face ; la souillure de ses vêtements le couvre de honte, sa figure maladive l'effraie comme celle d'un spectre.

Les saints, eux surtout, qui ont été favorisés d'une

grande intelligence, ont tous éprouvé cette lutte lorsque, rentrant en eux-mêmes, ils se sont regardés au foyer de la science de Dieu : nous la retrouvons non moins terrible chez saint Ignace. Il se rappelait les petitesses de notre nature, et il se demandait, avec d'indicibles angoisses, si l'humanité faible et souffrante avait mérité la rédemption, si l'homme pouvait jamais être assez parfait pour recevoir son Dieu ? Les péchés de sa jeunesse revenaient à son esprit, il tremblait à la terrible idée de ne les avoir pas confessés entièrement, d'en avoir déguisé quelque circonstance importante. A force de se replier sur elle-même, sa conscience devint ombrageuse, pusillanime: il n'osait plus ni parler ni garder le silence, ni se mouvoir ni faire quoique ce soit; il se jetait à genoux pour prier, mais sa bouche comme son cœur restait muette; des sanglots, arrachés par une souffrance indicible, profonde, soulevaient tumultueusement sa poitrine; des cris de désespoir s'échappaient seuls de ses lèvres ; des tentations horribles de se donner la mort assaillaient son esprit : une fenêtre ouverte et béante lui donnait ces prestiges enivrants, qui saisissent certaines natures à la vue d'un précipice. Frappant alors son front sur les dalles de sa cellule, il poussait vers Dieu ce cri de suprême désespoir : « Seigneur, Seigneur, pour« quoi m'avez-vous abandonné ? » Cri magnifique ! déchirement sublime de l'humanité d'un Dieu aux prises avec les douleurs réunies de l'humanité mortelle ! lorsque, seul au jardin des Olives, son corps transsudaitdu

sang et de l'eau, et que son âme accablée, mais toujours divine, accomplissait dans le délaissement et l'abandon le plus horrible sacrificé.

Tous les hommes à hautes destinées ont subi de longues souffrances et des doutes plus terribles que les souffrances. C'est dans l'épreuve que l'énergie se retrempe, que l'âme reprend la puissance d'elle-même, et qu'elle marche à sa mission, sans tenir compte des obstacles, sans craindre les vagues et les tempêtes, les murmures des masses et le martyre. C'est le moment suprême d'une lutte pleine d'angoisses, qu'un historien de renom, en Allemagne, a choisi pour créer un parallèle de fantaisie entre lui et Luther. « Tous les deux, dit-il, souffraient également par le doute et l'incertitude (1). »

Qu'est-ce à dire? les terreurs et le remords d'un moine apostat peuvent-ils se comparer avec cette suprême purification que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même a soufferte, parce qu'aucune douleur, en tant qu'homme, ne devait lui rester cachée ? Luther doutait, et son esprit pusillanime s'effrayait de son audace ; comme il le dit, il avait peur du diable; Ignace restait fidèle" à l'obéissance tout en se croyant damné, abandonné; il serait mort mille fois pour la moindre vérité de la religion; l'un est sorti de la lutte rebelle, et il a enfanté la destruction, suite inévitable de toute division dans l'unité; Ignace est resté dans l'obéissance, et, de ce mo-

(1) Rank. Histoire de la Papauté.

ment solennel, il s'est élancé libre et fort dans les voies spiritualistes et rationnelles, pour arriver à l'institution la plus puissante, à la fondation d'un ordre impérissable, la gloire, la joie, l'orgueil de l'Église; l'un bouleverse, détruit, l'autre coordonne, crée ; l'un est la flamme qui brûle, l'autre la lumière qui éclaire.

Pendant ce rude combat, l'âme de saint Ignace domina tellement la matière qu'elle en avait pris une sorte d'illumination; huit jours entiers il fut dans un saint et pieux ravissement tel qu'on le crut mort. Les seules paroles qu'il prononça furent celles-ci : « Ad Jesum. »

Puis il écrivit d'inspiration un livre sur le mystère de la Trinité, depuis perdu par accident; et après ce beau traité, il composa le livre des Exercices ou Retraite spirituelle, œuvre magnifique de pensée et d'action, où l'âme se trouve bientôt enveloppée comme d'un réseau lumineux par la considération successive des fins de l'homme, de ses devoirs, des mystères de Dieu et de ceux qui embrassent l'humanité. Il n'est pas rare de voir les cœurs les plus prévenus, qui croient faire une concession au premier exercice, s'élancer à grands pas dans cette voie spirituelle, où tout est unité et lumière, pour arriver bientôt au plus haut degré de perfection.

Ainsi tout marche à un but dans la vie d'Ignace de Loyola : d'abord il renonce au monde et à ses brillants exploits de chevalerie, aux pompes de la cour, aux douceurs de la famille, puis il veut savoir jusqu'à quel point il poussera l'énergie de la volonté, et il se condamne aux

privations, à la solitude du désert; il macère son corps et le condamne aux jeûnes, il s'inspire des longues méditations. Dieu lui envoie l'extase, et lorsqu'enfin il a préparé ainsi son intelligence, il se met à l'œuvre pour produire d'abord un livre d'inspiration et de ravissement sur la Trinité, expression d'une philosophie transcendante, puis il descend à la vie pratique, et c'est alors qu'il compose son livre des Exercices. Ainsi abdication du monde, énergie de la volonté, dépouillement de la chair, action de l'intelligence et traité de la vie pratique !

Au point de vue philosophique, nulle existence ne fut donc plus complète.

CHAPITRE III.

PÈLERINAGE A JÉRUSALEM. — RETOUR DE LA TERRE-SAINTE.

A certaines âmes, il faut des luttes énergiques, des exaltations puissantes; il leur faut des combats, des angoisses, des ravissements infinis, des douleurs poignantes; les unes combattant avec Dieu et pour Dieu, s'élancent avec une sainte ardeur vers un océan de sacrifices et de sainteté; les autres, orgueilleuses et, si nous l'osions dire, grandes dans leur abaissement et dans leur - révolte, semblent le type de l'ange déchu que Milton tT fait si beau.

- Or Ignace, pour qui tous les horizons étendus s'ouvraient magnifiques, n'avait point abandonné la pensée de son pèlerinage aux lieux saints. Les infidèles étaient maîtres du tombeau de Jésus-Christ ; chevalier, il n'eût pas hésité autrefois à les combattre, à mourir plus heu-

feux que saint Louis sur la pierre du sépulcre. Aujourd'hui pieux pèlerin, son souhait ne pouvait plus être que la prière sur la grande tombe d'où renaît sans cesse l'humanité.

Ce pèlerinage à la Terre-Sainte devait être marqué d'accidents et d'aventures qui sont d'intéressants épisodes dans la vie du saint. Pauvre et obscur, d'où vient que certaines âmes vont à lui comme l'aimant aux pôles? Couvert des haillons de la misère, le cœur le devine, glorifie, l'exalte, et ce sont des femmes qui le reconnaissent les premières, comme Marthe et Madelaine glorifièrent NotreSeigneur. Un jour que, prosterné dans une église, il était en oraison, une dame du nom d'Isabelle Rosel aperçut en lui quelque chose de sa mission divine, et jamais depuis elle ne perdit de vue Ignace, et nous la retrouverons dans sa vie. Une autre fois qu'il mendiait le pain des pauvres, une senora de haute lignée le prit pour un de ces bohémiens dont l'existence vagabonde avait entrainé un de ses fils, et tandis qu'elle'apostrophait le saint, celui-ci, agenouillé, demandait à Dieu de rendre un enfant à sa mère, et le jeune cavalier, abandonnant d'infâmes amours, retourna au palais de ses ancêtres.

Il était de coutume dans ces temps naïfs que tout pèlerin qui allait à la Palestine avait son passage gratuit sur les navires. Ainsi le disent les statuts des villes, tant était sainte la visite du grand tombeau ! Mais il fallait que le pèlerin se procurât des vivres, et voilà pourquoi Ignace mendiait sur ces côtes d'Espagne, où sa famille

possédait des terres, des seigneuries; il s'embarqua donc sur un navire et vint d'abord débarquer à Gaëte.

Dans tout ce voyage, Ignace est admirable de foi, de confiance en Dieu. Lorsqu'on lui fait observer qu'il va dans un pays où règne la peste, et dont il ne sait ni la langue ni les mceurs, il répond avec une candeur digne de cette âme magnifique : « On n'est pas chrétien avec la foi et la charité seulement, il faut y joindre l'espérance; la confiance en Dieu tient lieu des moyens matériels et ce serait manquer à cette divine bonté qui donne la nourriture aux petits passereaux, que de douter d'elle dans les moindres choses. »

Ignace le pauvre mendiant savait pourtant reprendre parfois le ton et les manières d'un noble cavalier. Abrité dans une étable, la nuit qui suivit son arrivée à Gaëte (1523), il entendit les cris d'une jeune fille se débattant avec énergie entre les mains de soldats avinés. Ignace n'eut qu'à leur parler cette langue fière et noble, que le chevalier de Marie devait si éloquemment faire entendre au monde, et les soudards, couverts de honte, laissèrent aussitôt la jeune fille pour implorer leur pardon. La piété, dans une telle âme, était encore de la chevalerie.

Le dimanche des Palmes, Ignace reçut la bénédiction du pape Adrien VI, et toujours mendiant par les routes, rebuté dans les villes, chassé des villages à cause de sa figure pâle et exténuée, qui semblait porter avec elle la contagion, il vint à Venise presque miraculeusement.

Il était nuit, l'heure de la prière était écoulée, la belle et

unique coupole de Saint-Marc ne retentissait plus du chant des hymnes; il se coucha sous le portique, à l'ombre du Lion, pêle-mêle avec les enfants insoucieux des lagunes. Pendant ce temps, en face de l'église, sur cette place Saint-Marc aux formes bysantines, avec ses marbres, ses porphyres, il y avait un sénateur agenouillé dans le silence de la nuit et frappant sa poitrine, lorsque les joyeux rires, la folle ivresse s'échappant des gondoles silencieuses, depuis la Giudecca jusqu'au Canale-grande, montaient jusqu'à lui comme le rire éternel de Satan sur le monde. Or, ce noble criait miséricorde pour ce peuple, et comme Moïse il détournait la colère du Seigneur, lorsqu'il vit à la clarté d'une illumination soudaine Ignace, le serviteur de Dieu, couché sur la terre nue et froide, tandis que lui, noble sénateur, était agenouillé sur les tapis de Perse, les coussins de velours d'Orient; il va aussitôt chercher le pauvre pèlerin, le reçoit dans son palais avec une urbanité royale, lui fait avoir une audience du doge Andréa Gritti, et enfin le comble d'une foule de présents qui furent distribués, comme tous les autres déjà reçus par Ignace, aux pauvres (1). Un pèlerin alors était un être prévilégié, et enfant du peuple, il rivalisait avec les rois.

(1) Ce noble patricien, Antonio di Trevisano, mourut comme notre noble duc de Montmorency à Saint-Thomas-d'Aquin, un Vendredi saint à l'église Saint-Marc, devant le tombeau de NotreScigneur.

Ce voyage d'Ignace vers la Terre-Sainte est presque partout miraculeux: la galère sur laquelle le doge avait imposé le passage du pèlerin, était commandée par un de ces vieux loups de mer qui affectent le mépris de toute chose; il buvait longuement, jurait haut et donnait ces exemples de mécréance à l'équipage empressé de l'imiter. Ignace affronta la licence de ces hommes grossiers , qui le second jour résolurent de mouiller au premier rocher abordable pour y abandonner le moine espagnol. Ignace apprit cette résolution sans en être effrayé; les longs rires, les bouffonneries de l'équipage lorsqu'on eut découvert le lieu désert de son exil, ne purent lui arracher un geste d'effroi ou de mépris. Cette patiente confiance en Dieu fut miraculeusement récompensée. En vain le timonier, le capitaine voulurent toucher terre, un souffle invisible repoussait le vaisseau en pleine mer. Il vogua tout au contraire vers Jaffa, le port des pèlerins. Ignace salua le saint tombeau au mois de septembre 1523. Il faut suivre tous les détails de cette haute patience pour comprendre le caractère d'Ignace de Loyola, et de l'institution qu'il a fondée. Le saint subit tout, persécutions, railleries, dédains, il marche fermement à son œuvre; c'est ainsi que la Providence marque chaque-chose en traits indélébiles.

Oh ! qu'il dut pleurer sur cette Jérusalem des prophéties , lui qui avait tant désiré la contempler ! Il courut au saint tombeau, dévora de ses lèvres, avec les transports d'un céleste amour, la pierre qui couvrait la

sépulture où la mort avait été vaincue. Il gravit presque toujours à genoux le Golgotha. Que lui importent ces pierres aiguës, ces cailloux qui roulent sur une poussière en feu? voit-il le cimeterre des Turcs levé sur sa tête. le bâton des Grecs prêt à le frapper? Non, rien ne l'émeut ; on ne parle que de la piété intrépide de l'Espagnol. C'est que le cœur de l'homme bat encore ardemment sous le sac du pèlerin. Il s'échappe du couvent pour aller seul se prosterner à la place d'où Jésus monta au Ciel, et qui conserve encore la trace de son pied divin. A deux fois il y revient, tant sa dévotion est ardente ; et comme le noble Loyola n'a pas un réal dans son escarcelle, il détache un petit stylet d'argent qui tenait à son encrier, une petite paire de ciseaux de son aumonière, et il les donna au mécréant qui gardait les pieux vestiges de la gloire du Christ. Les frères mineurs crurent Ignace mort lorsqu'ils surent que le pèlerin avait osé sortir de la ville, et, se diriger vers Betfagé ; déjà ils croyaient voir sa tête plantée sur une pique ; ils envoyèrent à sa recherche, et il fallut qu'un frère arménien, le bâton à la main, le contraignit de rentrer dans le monastère. Ignace, dans une suprême et continuelle extase, ne s'aperçut ni de cette brutalité ni des outrages des Turcs : n'était-il pas sur la montagne où Jésus avait prié et pleuré ? devant lui, à l'horizon, se dressait le Galgotha, à quelques pas se développait la Voie douloureuse : pouvait-il, en face de ces vestiges sacrés, penser aux douleurs, aux humiliations personnelles?

Ces insultes, ces ignominies qui accueillent le pèlerin partaient d'âmes perdues ; il ne pense qu'à les ramener, et, pour cela, il a la parole : « L'épée à deux tranchants, » comme dit saint Paul. A Bethléem, à la Voie douloureuse , au Sépulcre, aux Oliviers, partgut, les Turcs se jouent, en fumant leurs pipes, à couper d'un seul coup la tête des chrétiens. Savez-vous à quoi pense Ignace, l'intrépide chevalier? il veut les convertir, et déjà il forme le plan de ces missions dont François Xavier, son ami, fut le plus ardent et le sublime exécuteur.

Jérusalem, il faut que tes murailles soient bien merveilleuses , ton souvenir plus doux au cœur que le chant de Ruth, pour que tu aies inspiré à tous de si poétiques choses, depuis tes enfants, qui suspendaient loin de toi au saule de l'exil leurs harpes trempées de larmes, jusqu'à Godefroy à la longue épée, à Louis le roi saint, à Ignace l'organisateur puissant, qui tressaille au moindre souffle, qui entend la voix de Dieu dans l'eau pleureuse, dans les bruits imperceptibles de la nature! Pourquoi faut-il que ces temps soient loin de nous, où les sandales de pèlerin, le collier de coquillages étaient un appui à la faiblesse, une hospitalité respectée par tout pays chrétien ! Combien cette terre d'Europe , rendue stérile par le doute, serait froide à nos pieds ! Qu'un pèlerinage à cette Jérusalem des prophètes serait séduisant au cœur, doux à l'esprit! Permets du moins, ô Sauveur, que nous cherchions les traces de

ton martyre à chaque pilier de nos églises, comme autrefois les saintes femmes et les pèlerins.

Cette mission qu'Ignace rêvait si grande et si belle, celle de convertir les mécréants et de fortifier les chrétiens persécutés, fut aussitôt étouffée que conçue. En rentrant au couvent, le père supérieur des Franciscains lui ordonna d'un ton courroucé de quitter immédiatement la Terre Sainte, parce que son ardeur était trop vive, son zèle trop grand (1). Ignace se soumet aussitôt, car c'était sa vertu, et pourtant il se sent appelé, et quelque chose d'irrésistible lui crie : Va ! Ce qu'il veut est juste et grand. Au mont des Olives, un rayon d'en haut s'est reposé sur son front; le même nuage qui a caché Jésus s'élevant au Ciel est redescendu jusqu'à lui ; le Christ lui a montré le monde d'un geste d'adorable bonté : convaincu de la réalité de sa mission il part néanmoins pieux et résigné.

Lorsque Dieu marque le but, il sait en aplanir la voie; s'il permit la sévérité du supérieur franciscain, c'est sans doute qu'Ignace n'était pas encore mûr pour cette vocation du missionnaire, qui marche les yeux fixés sur la croix sans sentir les ronces et les pierres qui meurtrissent ses pieds. C'était à Rome d'ailleurs, sous les yeux de la puissante unité du vicaire de Jésus, que de-

(1) Le supérieur des gardiens du saint Tombeau avait les pleins.

pouvoirs du pape ; il était autorisé à faire respecter ses volontés, même par l'excommunication.

vait naître l'ordre destiné à la soutenir, et pour cela les temps étaient marqués.

Ignace partit deux jours après de Jaffa. Il y avait au port trois navires, l'un était turc, le second s'abritait sous l'étendard resplendissant de la république de Venise; le dernier était une pauvre barque à la voile latine ; le mécréant refusa de prendre Ignace à son bord, ce devait être; le Vénitien répondit d'un ton railleur : « Qu'il marche sur les eaux s'il est si saint » ; la petite barque reçut le pèlerin par charité. Les trois navires mettent en même temps à la voile, ils sortent joyeusement du port. A peine au large, le Turc est englouti corps et bien, le Vénitien va se briser sur des rochers; la petite barque arrive saine et sauve à Venise (janvier 1524).

Pendant cette traversée, au milieu de ces matelots ignorants, Ignace médita sur les institutions qui restaient à fonder dans le catholicisme; jusque-là, il n'avait senti que cette foi ardente qui pour se produire cherche le dévouement et souhaite le martyre. Alors seulement il comprit qu'il y avait d'autre mission que la mort, et avec une haute intelligence, il sentit que pour parler à une époque où l'esprit humain semblait faire un grand effort pour s'élancer vers la science (où il n'était pas rare de voir des femmes traiter en grec et en. latin les questions les plus abstraites), il fallait parler à ce monde sa langue, il fallait le dépasser et le mener à sa suite. Sans donc s'arrêter à Venise, orgueilleuse de son commerce, ville de juifs et de marchands, Ignace continua la route.

d'Italie vêtu en pèlerin, toujours si pauvre qu'il recevait l'aumône en chemin. Nul n'aurait reconnu le courageux champion des carrousels de Castille, amoureux des dames, jetant son gantelet à la face de celui qui niait leur beauté ou leqr vertu.

La pauvreté était sa vie, sa passion, si nous l'osons dire. Un marchand, commensal de sa famille, lui avait offert son crédit, il prit dix-sept réaux (un peu plus de 4 francs) et un peu de laine pour couvrir sa poitrine affaiblie, et encore comme il priait dans une église, un pauvre vint et il lui donna un réal, puis parut un autre pauvre et il lui en donna un second, cédant à cette voix toute puissante de la charité qui crie incessamment : « Donne, donne, donne-toi toi-même lorsque tu n'as plus que toi à donner. » De manière qu'Ignace sortit de l'église n'ayant pas un denier. Le peuple se prit à crier en chœur : « Le saint ! le saint ! » et alors lui, il s'échappa en courant sur la route de Gênes.

C'était le temps où François Ier luttait contre CharlesQuint pour les belles provinces du Milanais. Le riche pays de Gênes, aux collines odorantes, était couvert de soldats espagnols et de la fière chevalerie de France.

Ignace, blessé autrefois par les couleuvrines de siège et couvert de gloire, lui si épris de tous les beaux faits d'armes, traversa ces camps aux banderolles flottantes, aux fleurs de lis de France, au lion d'Autriche, aux tours d'or de Castille, sans un mouvement de regret ou d'orgueil.

Yèlu de bure, tendant la main comme un mendiant, mais

ne pouvant se défaire d'une distinction innée, qui n'échappa point aux soldats espagnols, il fut pris, dépouillé par eux, et amené en chemise, malgré le froid, comme un vil espion, devant les officiers, ses inférieurs ou tout au moins ses égaux. Ignace resta humble et immobile; et depuis, il avoua qu'il avait été fortement tenté de se faire reconnaître, car cette mort des lâches lui avait fait peur; il était noble, et mourir ignominieusement au bout d'une corde, c'était le dernier effort de l'humilité. Pendant ce temps, la pensée qui lui vint au cœur fut celle de Jésus, issu de la race de David, nu, couvert d'insultes, de crachats; et lorsque les soldats, plus barbares que leurs officiers, prirent Ignace pour le sujet de leurs risées de bivouac pendant la nuit tout entière, leurs mots grossiers se perdirent à l'oreille de son orgueil, comme les coups de lance sur une cuirasse bien trempée. Nous tous, lorsque la douleur vient poignante, si nous portions les yeux sur la passion de Notre-Seigneur, nous ne trouverions plus à chaque pas une souffrance désespérée, à chaque parole une raillerie, à chaque sentiment généreux un désabusement.

Enfin, après être tombé au milieu d'une compagnie de l'armée française, délivré une seconde fois de l'odieuse accusation d'espionnage, Ignace put regagner Gènes. Là, grâce à don Rodrigucz Portando, autrefois page d'honneur avec lui, et maintenant général des galères espagnoles, Ignace put s'embarquer sur un brigantin pour Barcelonne. En vain cette barque fut pour-

suivie par les pirates; elle échappa à tous les périls.

Depuis, cette barque a été un des symboles de la Compagnie de Jésus. Ne sommes-nous pas tous passagers dans cette vie qui gronde autour de nous?

(1) Il faut .se rappeler que cette barque fut un des sujets d'accusation lors de leur expulsion par le parti philosophique, sans remarquer que le fametix tableau du vaisseau de Clermont, dénoncé par M. de La Chalotais, n'était qu'une copie de ce qu'on retrouve mille fois dan& les peintures du moyen âge, une de ces représentations populaires aussi vieilles que Ghiotto et le Dante.

CHAPITRE IV.

PREMIÈRES ÉTUDES D'IGNACE EN ESPAGNE. —

PERSÉCUTIONS.

Pendant les insomnies de la route, les longues méditations de la traversée, Ignace avait compris qu'il y avait une lacune dans les institutions monastiques, telles que le moyen âge les avait transmises. En pleine mer, lorsqu'on a devant soi l'horizon immense, à ses pieds le gouffre sans fond, lorsque cette magnifique grandeur pénètre l'àme de la présence de Dieu, qui pourrait avoir des pensées mesquines et des vues étroites ! Ignace médita donc, et il aperçut que les ordres religieux ne se communiquaient pas assez au dehors de leurs monastères, tandis qu'au contraire, les prêtres séculiers étaient trop du monde par leur famille, leurs revenus, leurs bénéfices.

Afin de reconquérir une certaine puissance sur les âmes ébranlées par la réforme de Luther, saint Ignace voulut

organiser une grande institution dominée par la pensée universelle de l'Eglise, immense comme elle et le monde, présente partout, s'élevant aux vastes choses par l'unité, descendant aux détails par l'individu ; en un mot, ce projet d'organisation intelligente, qui devait seul survivre au milieu de tant de décadences, comme modèle de gouvernement pour la pensée, l'enseignement et la vie

publique.

Le pauvre pèlerin de Jérusalem, qui touchait sa patrie sans crédit, sans puissance d'argent ou d'opinion, parla pour la première fois de son projet à Jérôme d'Ardebale, qui enseignait la grammaire et la rhétorique à liarcelonne, le suppliant de l'instruire ; car, ainsi qu'Ignace le dit lui-même : « il était fort ignorant. » Soldat dès son enfance, il avait négligé et méprisé l'étude ardente et vaste à l'époque de la renaissance, mais que les grandes races laissaient assez volontiers aux clercs.

Quand la masse des intelligences marchait, il fallait, pour les dominer, se placer à leur tète. Ignace commença donc à apprendre la grammaire latine, à faire des versions grecques, à subir toutes ces formes sèches, tuot cet attirail d'école, encore aujourd'hui l'effroi des enfants. Rien ne pouvait être plus antipathique à la nature rêveuse d'Ignace, à cette imagination riche, ardente, qui trouvait tout en elle-même, et se plaisait à lui révéler les mystères les plus inconnus, les vérités les plus sublimes.

« Lorsqu'il était en classe,, dit un de ses historiens, son esprit s'envolait au ciel, et, tandis que son maître ex-

pliquait les règles de la grammaire, il entendait un maître intérieur qui lui ouvrait les difficultés de l'Écriture et les mystères de la foi (1). » Et quand Ardebale lui imposait les fastidieuses conjugaisons du verbe amo, lui, s'élevant au Seigneur, faisait des actes d'amour. « Je vous aime, ô mon Dieu ! vous m'aimez; aimer, être aimé et rien davantage! » Dans ces distractions d'une àme ardente, Ignace vit une tentation mauvaise; car il fallait avancer dans la science pour accomplir le projet que Dieu lui dictait. Un soir donc, Ignace pria le maître Ardebale de l'accompagner à l'église de Notre-Dame de la Mer, Virgen del Mar ; là, s'agenouillant devant lui, au milieu du silence d'une nuit transparente, au bruit monotone des vagues, dans cette petite chapelle toute resplendissante de cierges, toute parée de bouquets apportés par une sœur ou une fiancée, il fit vœu d'obéissance à son maître, le priant d'exiger beaucoup de son intelligence paresseuse. Cette soumission lui profita ; de ce moment, son esprit acquiert une grande liberté d'études et d'intuition, et, dans un espace de temps presque merveilleux, il parla le latin le plus élégant et le plus correct.

Pendant les deux années que durèrent les études élémentaires de saint Ignace, il s'appliqua avec une ardeur extrême au salut des âmes, et, simple écolier encore, il entreprit la réforme des monastères d'Espagne ; pensée

(t) Ribadeneira.

que sainte Thérèse accomplit depuis. Ces deux grandes intelligences, si bien faites pour se comprendre, ne se rencontrèrent que devant Dieu. Ignace, quittant bientôt l'Espagne, habita Rome les dernières années de sa vie, Thérèse ne pensa à la réforme des Carmélites que deux ans après la mort de Loyola.

Ce fut dans l'université d'Alcala, fondée par le grand Ximénès, que saint Ignace vint faire son cours de philosophie. Déjà, autour de lui, se groupaient quelques jeunes hommes qui voulaient le suivre dans son œuvre, les uns touchés par sa vie, d'autres entraînés par ses paroles; tous retirés du péché et de la tentation, il choisit quatre de ces disciples pour continuer avec eux ses études, vêtus d'une même façon, d'un vêtement gris avec un chapeau à larges bords. Ignace prit pour sa demeure l'hôpital, afin d'être toujours avec les pauvres de JésusChrist (1). Les longues formules d'étude ne convenaient pas à cette imagination pénétrante ; homme de sensation vive, pouvait-il s'absorber dans la physique d'Albert le Grand ou dans la logique d'Aristote? Saint Ignace ne fut donc ni exclusivement scientifique, ni exclusivement scolastique: Dieu a fait à chacun sa vocation; à saint Thomas d'Aquin, il départit cette forte science didactique, qui l'a placé à la tête des théologiens du moyen âge; à sainte Thérèse, il donna la profondeur de l'analyse

(1) Un seul de ces quatre compagnons persévéra ; il se fit chartreux. Les autres moururent misérablement.

dans l'oraison; à Ignace, l'intelligence qui mûrit et coordonne ce que le génie a conçu. Tout en suivant un cours de philosophie, de théologie, de physique, de grammaire et de scolastique, il se mit à faire des œuvres pieuses, à servir les malades, instruire les petits enfants, convertir es écoliers. Chaque soir, il les réunissait à l'hôpital pour .eur inspirer le mépris du monde, l'amour de Dieu. Plusieurs conversions éclatantes firent du bruit; le peuple accusa bientôt Ignace de magie; on cria au sortilège, à l'hérésie : les àmes paresseuses accusent facilement de nouveautés blâmables tout ce qui trouble la quiétude de leur vie et la tranquillité de leurs usages. L'inquisition évoqua l'affaire, et ce tribunal suprême rendit pleine justice à Ignace ; il se séparait entièrement des Alumbrados (illuminés), avec lesquels quelques personnes mal intentionnées avaient affecté de le confondre.

Les œuvres, voilà ce qui plaît au Seigneur, et surtout les œuvres de charité modeste et secrète ! Une pauvre femme paralytique, abandonnée dans ses derniers jours sur un chétif grabat, confessa que depuis longtemps un jeune homme aux vêtements pauvres, à l'air miséricordieux venait tous les matins lui apporter de quoi vivre, qu'il la soignait comme une mère chérie, qu'il lui adressait de ces mots de consolation qui partent du cœur, sans avoir pu jamais, malgré ses sollicitations, obtenir son nom pour l'offrir à Dieu ; le jour où elle découvrit ce nom., Ignace ne reparut plus.

Les femmes surtout s'exaltaient à l'aspect de tant de

vertus, d'enthousiasme et de dévouement. Deux nobles dames d'Alcala, suivant avec ardeur les instructions qu'Ignace faisait à l'hôpital d'Antezana, se convertirent à sa parole; elles crurent voir dans son enseignement, dans l'exemple surtout de cette belle vie, un engagement à quitter le monde d'une manière éclatante; elles voulaient s'habiller en pauvres mendiantes, et aller par les routes demander l'aumône. Ignace, consulté sur ce projet, leur défendit positivementdele mettre à exécution. Dieu les appelait-il réellement à une vie extraordinaire? Ces sortes de vocations devaient être manifestées par des signes irréfragables et toujours soumises à l'esprit d'obéissance. Fallait-il introduire dans l'Eglise des nouveautés dangereuses, au moment où les hérétiques profitaient de toutes les occasions pour l'accuser?

Ignace avait raison, mais Maria de Vadoet et sa fille Luiza Velasquez, orgueilleuses dans leur humilité, désobéirent à ses instances, à ses ordres ; elles s'acheminèrent à travers la campagne. Dès qu'on sut leur départ à Alcala, il y eut grande rumeur parmi ceux qui étaient habitués à les voir somptueusement vêtues, entourées de toutes les recherches du luxe, et ils accusèrent Ignace de ce commencement de folie; il fut signalé lui-même comme un insensé.

La persécution décourage et abat les hommes ordinaires ; elle vivifie et épure les âmes enthousiastes.

Dans sa prison, Ignace n'avait qu'une pensée de gratitude envers Dieu qui permettait qu'il fut jeté ès-liens,

comme saint Pierre et saint Paul; on accourait de tous côtés pour le voir et l'entendre, et ceux qui l'approchaient oubliaient les heures, le monde, ses intérêts, ses joies, et restaient l'âme suspendue aux lèvres de ce nouvel apôtre. Ignace soutint avec la plus grande simplicité tous les examens auxquels on le soumit.

« Je reconnais l'autorité toute-puissante et infaillible de notre saint Père ; vous qui êtes ses délégués, voyez ma doctrine; si je me trompe, reprenez-moi; mais ne m'empêchez pas de parler parmi les disciples de Jésus crucifié. »

La duchesse de Mascarenas, toute jeune femme alors, et plus tard la terrible gouvernante de Philippe Il, fit offrir à saint Ignace sa liberté; il refusa, voulant par une manifestation solennelle, sortir pur de tout soupçon d'hérésie. Enfin la justice arriva; après deux mois de courses vagabondes, les folles pèlerines d'Alcalare vinrent dans la cité, et rendirent ce témoignage qu'elles étaient parties malgré la défense expresse de saint Ignace. Il fut donc mis en liberté; mais il dut prendre un vêtement d'écolier et cesser toute instruction, tout enseignement; car de qui tenait-il sa mission, quelles étaient ses études ? Ignace obéit, parce que tel était son principe; il se laissa habiller comme on voulut; mais il ne put consentir à abandonner les instructions familières qu'il faisait aux enfants, aux écoliers, le catéchisme à la main. Il partit pour Tolède, auprès du vénérable archevêque, inquisiteur général, et qui tenait ses pouvoirs directement

du saint-siége. Ce que l'archevêque déciderait, Ignace le ferait avec soumission comme venant de Dieu même ;Dieu donc parla par la bouche d'Alphonse de Fonsesca, le suprême pasteur de Tolède, lorsqu'il approuva la doctrine et la mission d'Ignace, l'engageant toutefois à étudier, à passer par les labeurs de. la science pour arriver à la perfection apostolique. La doctrine catholique est un arbre immense qui a une racine dans chaque science et dont la tête fleurit dans les cieux. La pureté d'enseignement ne suffisait pas dans un siècle dissertateur; il fallait tout embrasser, tout savoir, pour répondre aux doutes de l'esprit d'examen.

Sur le conseil exprès de l'archevêque, Ignace quitta Alcala et vint étudier à Salamanque, la ville aux gais écoliers, aux femmes parées et dissolues, fort de l'autorité du vénérable pasteur, il reprit de front l'étude et le catéchisme pour les enfants, comme une révélation de son institut; bientôt toute la ville accourut à ces instructions, et avec la foule arrivèrent de nouveau l'envie, la persécution. Tout maître ès-sciences se croyait. autorisé à citer Ignace devant lui. L'homme de Dieu fut méconnu, en butte aux vexations de toutes sortes , on le jeta de nouveau dans une obscure prison, les fers aux pieds, aux mains, et séparé de ses compagnons, on le mit avec les criminels destinés à la potence. Quelquefois, les railleurs allaient le voir pour le tenter par une fausse

pitié; à ceux-ci il répondait ces paroles : « Il n'y a pas autant de fers, pas autant de cachots à Salamanque que

j'en souhaite pour l'amour'de Jésus crucifié. » A d'autres, qui l'interpellaient de résoudre des points de théologie les plus ardus afin de l'embarrasser, il se bornait à cette seule réponse : « Je n'ai jamais enseigné de si grandes choses à mes petits enfants. » Tous criaient alors : Ignace est fou, Ignace est hérétique.

Fou! d'abord; et pourquoi? Parce qu'issu d'une grande famille, avec la richesse, l'opulence en partage, il veut être pauvre à l'exemple de Jésus qui vécut pauvre, tandis qu'il avait pour couronne les étoiles du ciel, et pour serviteurs des millions d'anges ! Hérétique ! parce que la voix de Dieu lui dit au cœur : Va ! et qu'il commence à enseigner les petits, se préparant ainsi à construire le plus bel édifice destiné à préserver l'unité catholique. Ignace Je premier, secouant la scolastique (forme rigoureusement indispensable pour démontrer rationnellement les hauts enseignements théologiques), se bornait aux instructions simples, à ces démonstrations chaleureuses qui viennent d'une âme unie à Dieu ; s'il n'avait pas la science, il avait la foi, et Jésus l'a dit : « Si vous avez la foi, dites à cette montagne : Viens ici, et elle y viendra. »

Mais l'envie et la prévention furent plus puissantes que la vérité; forcé de relâcher Ignace, car il n'y avait pas un mot à reprendre dans son enseignement, on mi défendit de prêcher avant quatre ans. Dès lors, sa mission était finie en Espagne; il quitta sa patrie, comme il avait quitté le château de ses pères pour aller seul,

pauvre, édifier la colonne de diamant qui devait soutenir l'Église dans sa lutte contre le monde jusqu'à la fin des siècles.

CHAPITRE V.

SAINT IGNACE A L'UNIVERSITÉ DE PARIS. — SES PREMIERS COMPAGNONS.

Ce n'est pas par les enseignements prétentieux et desséchés que l'on fonde les grandes choses ; souvent sous les dehors de la plus naïve simplicité de cœur se cachent de bien vastes desseins. Saint Ignace essaya par la droiture et l'exaltation de l'âme ce que d'autres réalisent par la réflexion; néanmoins, avec un merveilleux instinct de son époque, il comprit que l'Europe entière se levant pour l'étude, toute pensée pour arriver aux hommes devait se placer sous le costume de la science.

Ignace, que nous avons vu seul, abandonné de sa famille, sans invoquer une seule fois la grandeur de sa race dans la persécution, détaché déjà des petitesses qui nous font si grands dans ce monde de petites choses, quitta sa patrie et vint à Paris étudier à l'université, la

première alors dans les sciences par ses traditions de la montagne Sainte-Geneviève. Ignace choisit Paris non seulementà cause desa renommée comme ville de science, mais encore parce que la terre de France est l'aimant irrésistible des âmes enthousiastes. Bien des révolutions politiques l'ont bouleversée; mais toujours il y reste un parfum de ferveur qui l'a fait appeler la fille chérie de l'Église. Ce n'est rien dire contre cette destinée, que de rappeler qu'à la place de ce collège Montaigu, où vint étudier saint Ignace, s'élève aujourd'hui le Panthéon ; expression d'idées stériles, glaciales comme le marbre, car quelques hommes grossièrement imbus des vieilles idées de Rousseau, et plus vieillis qu'elles encore, ne sont pas l'expression de cette France poétique et pieuse, que Louis XIII comprit seul en la plaçant sous l'invocation de Marie.

Non loin de l'église Saint-Étienne-du-Mont, déjà indépendante de Sainte-Geneviève, s'élève encore un vieux bâtiment où depuis le xe siècle s'enseignaient la science, les humanités, la théologie. Dans ce collége arriva, le manteau d'étudiant sur l'épaule, le fondateur d'un ordre devenu si célèbre; il venait écouter les leçons de professeurs renommés dans toute l'Europe. Ignace se trouva au milieu de plusieurs Espagnols, de cette folle jeunesse à la toque empanachée, au justaucorps de velours, à la fraise blanche, qui espadonnait de droite et de gauche.

Pauvre au milieu de ces jeunes seigneurs, il se mit à les prêcher, à les convertir, et sa persuasion arriva tout d'à-

bord à ce point, que plusieurs quittèrent leurs riches vêtements pour se couvrir de la robe de bure.

Ignace n'avait pas une obole au milieu de ce Paris si vaste, et si indifférent aux besoins ; le peu qu'il avait rapporté d'Espagne lui avait été dérobé par un écolier, son compagnon de voyage. Mais la prévoyance des rois répondait au moins au plus essentiel. Charlemagne, qui avait visité Saint-Jacques de Compostelle, fonda un hôpital à Paris pour abriter les pèlerins de saint Jacques, et où étaient admis les étudiants espagnols; petite chapelle, hospice du voyageur, qui fut comme la première pierre du faubourg Saint-Jafcques. Chaque quartier de Paris a pour origine une chapelle, un ermitage, un saint; ce n'est que depuis la révolution qu'on place des quartiers neufs sous l'abri du nom d'une courtisane ou de quelque tribun populaire.

Trois jeunes hidalgos vinrent trouver saint Ignace à l'hôpital, où ils vécurent d'aumônes comme beaucoup d'étudiants encore en Espagne (1). Mais cette pauvreté volontaire, nouvelle en France, excita les persécutions; bien des cœurs ne savent pas comprendre l'exaltation; dès qu'on ne rampe plus terre à terre, dès qu'on sort de leur doux milieu, on est atteint et convaincu de folie; quitter une vie de luxe, selon eux, c'est déraison; les

(1) On ne donnait à l'hôpital Saint-Jacques que le logement, et quel logement ! Ces trois jeunes gens étaient Peralta, Almador et Juan de Castro, plus tard chartreux au Val del Christo.

riches vêtements ne peuvent peser à la face de tant de misères : l'expiation est inutile. Savourer sa fortune comme une coupe de vin exquis, respirer les jouissances et l'orgueil qu'elle donne ; se renfermer dans son égoisme, faire de soi le principe et la fin de toute chose, voilà la sagesse ; ceux qui veulent vivre par l'âme sont dangereux à la société; pour eux, il n'y a ni assez de chaînes, ni assez de cachots.

On arracha donc à main armée les trois jeunes Espagnols de l'hôpital Saint-Jacques, et Ignace fut poursuivi devant l'université. Mais, en ce temps, il était parti de Paris pauvre, pieds nus, sur une lettre de l'écolier qui l'avait volé, et qui, tombé grièvement malade à Rouen, implorait sa pitié. Ignace, à cette nouvelle, n'hésite plus. Sans prendre ni repos, ni nourriture, il vient à Rouen, console et fortifie le malade par l'assurance de son pardon, le soigne avec les aumônes qu'il ramasse par la ville, le veille avec tant de sollicitude que l'écolier guérit; puis il assure sa place sur un navire qui partait pour Barcelonne ; et enfin, jusqu'où peut aller la charité !

il écrit à sa famille pour le recommander avec instance comme le plus cher de ses amis.

Pendant cette absence, l'université avait vainement cherché quelque accusation réelle contre saint Ignace; et lorsqu'il revint, déjà il était justifié. Néanmoins, avec une grande naïveté de cœur, l'homme de Dieu posa devant la Sorbonne cette question : N'est-il pas permis à un fils de bonne maison, après avoir tout quitté pour

suivre Jésus-Christ, d'aller en divers pays afin de chercher des aumônes? Et comme les docteurs répondirent : « Qu'il n'y avait à cela ni péché, ni même ombre de péché, » Ignace partit pour aller en Flandre, et l'année suivante en Angleterre, ramasser quelques aumônes auprès des marchands espagnols, qui faisaient le trafic des laines à Anvers. Les pauvres hidalgos tirèrent toutes leurs ressources désormais de ces marchands de Flandre, car l'aumône ne venait pas à eux dans Paris, et leurs manteaux troués ne les protégeaient plus contre le froid.

C'est ici que commencent deux grandes et scientifiques amitiés, qui se développèrent en Dieu, toutes rayonnantes autour de saint Ignace, celle de Pierre Lefèvre et de François de Xavier, l'un étudiant la philosophie à Sainte-Barbe, l'autre professant déjà au collège de Beauvais ce même cours de philosophie, qu'il venait de terminer avec un éclat retentissant avant sa dixhuitième année. Pierre Lefèvre, né en Savoie d'une famille pauvre, mais chrétienne, tout jeune homme avait fait vœu de chasteté perpétuelle. D'un caractère facile, bon, enjoué, il souffrait cruellement de ces tentations enivrantes qui venaient sans cesse s'offrir à lui au milieu de Paris et d'une camaraderie d'étudiants aux mœurs plus ou moins relâchées. Ignace, qui était venu se loger en troisième dans la chambre de Xavier et de Lefèvre, surprit le secret de cette conscience tourmentée; il l'encouragea, le fortifia par de douces paroles, répondit à ses pensées intimes sans paraître les avoir devi-

nées, et fit si bien, que les tentations et les scrupules de Lefèvre disparurent par l'enseignement d'une piété large et l'occupation constante de l'esprit aux questions élevées de la théologie. Ignace cependant éprouva deux années la vocation de celui dont il voulait faire son premier compagnon d'enseignement. Un jour enfin, il lui dit qu'il voulait aller convertir les infidèles à la Terre-Sainte : « Je vous suivrai, s'écria le jeune étudiant; je vous suivrai partout! » Et cette ardeur, qui se révélait ainsi tout à coup, tenait à l'immense ascendant que la simplicité, la mansuétude de saint Ignace lui avaient acquis sur ses camarades, et surtout aux desseins de Dieu sur son élu.

L'autre compagnon de saint Ignace était une conquête moins facile. A dix-huit ans, déjà nommé professeur de

philosophie aux applaudissements unanimes des écoliers, François de Xavier, issu par sa mère du sang des rois de Navarre, était presque compatriote de saint Ignace, l'un en deçà, l'autre au delà des Pyrénées. Tous deux, jeunes gentilshommes, ils avaient quitté leur castel pour la science (l). Xavier aimait peu son nouveau camarade; les manières simples d'Ignace lui semblaient une affectation qui révélait une âme commune; il le raillait, même aux yeux de tous, le croyant de petite

(1) Non loin de Pampelune, au pied des Pyrénées, François de Xavier vint au monde l'an du Seigneur 150G dans le château de Xavier, qui appartenait à sa famille depuis que Thibaut, comte de Champagne, puis roi de Navarre, l'avait donné à sa race.

naissance. Eh bien! Ignace n'entendait rien, ne voyait rien de toutes ces médisances, et lorsqu'il était seul avec Xavier, se réjouissant des talents d'éloquence que le Seigneur lui avait donnés, il lui cherchait même des écoliers par des éloges publics. Xavier avait quelque vanité de professeur , et ces prévenances le touchèrent. Il manquait d'argent; Ignace partagea avec lui les aumônes des marchands espagnols qu'il recueillait lui-même, en lui répétant cette phrase : « Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme? » Xavier sut alors seulement que saint Ignace, d'une des plus grandes familles d'Espagne, avait renoncé à tout pour suivre Jésus pauvre et crucifié; et ce préjugé si réel de la naissance lui fit écouter avec plus d'attention les discours de son digne compagnon d'étude.

Le vieil historien de saint François de Xavier nous dit « qu'il avait le corps robuste, quoique délicat; les yeux bleus et vifs, le front large, le nez aquilin, toutes preuves de sagesse; le cœur intrépide, la complexion ardente au bien, l'àme noble, l'esprit chaste, beaucoup d'agréments dans sa personne, et surtout l'humeur gaie et scintillante. » Il faut tenir compte du soin avec lequel ce portrait est esquissé ; car, si le sacerdoce est une fonction grave, si on aime à voir sa sérénité auguste sur un front large, sous des cheveux, rares ou blanchis, il ne faut point que cette gravité efface la douceur et la mansuétude, ni cette facilité austère pour elle-même, aimable à tous,, qui se mèle au monde sans en prendre les

passions mesquines ou mauvaises. Si le prêtre est trop haut, le timide et le faible perdront leur vie en hésitations avant d'oser faire un pas vers lui : le pécheur restera dans son crime effrayé et découragé de la distance. C'est ce caractère d'indulgence facile qui fait des pères de la Compagnie de Jésus une corporation si admirablement propre à mener toutes les âmes à Dieu : ils sont dans le monde, et s'y mêlent tout en restant en dehors, par un renoncement aux choses de la vie et une obéissance à leur ordre, qui ne permet pas de taire même une pensée. Ils se séparent ainsi de cette école janséniste austère et triste, pharisiens du temple, qui doutent avec orgueil de la miséricorde de Dieu.

C'était l'époque où Luther semblait hésiter encore devant une rupture éclatante avec l'église. Le fougueux réformateur, voulant s'appuyer sur le nombre, avait alors des adeptes qui parcouraient l'Europe; émissaires de l'erreur, ils y colportaient ses doctrines, en attendant qu'ils pussent y faire pleuvoir des Bibles mensongères.

Presque tous jeunes hommes, ils tàchaient d'attirer à eux ce qu'il y avait d'intelligent et de vivace dans les sociétés. Sous prétexte de seconder le mouvement scientifique, que François 1er voulait imprimer à son siècle, ils s'étaient introduits dans l'université de Paris. Un professeur de vingt ans, érudit et plein d'éloquence, était trop en évidence pour qu'on ne cherchât pas à le gagner. Xavier donc, d'un esprit ardent, très facile dès qu'on s'adressait à sa vanité, se hissait aller à ces

erreurs sans même les soupçonner. Il eût peut-être succombé; mais Ignace, qui avait beaucoup étudié les années précédentes, et qui, selon le témoignage qu'en rendit le docteur Govea, principal de Sainte-Barbe, avait appris ses belles réponses ailleurs qu'à l'école des hommes; Ignace, disons-nous, répondit aux questions que posait l'hérésie d'Allemagne avec tant de lucidité et de force; il montra si bien l'égoïsme sensuel de ce moine apostat, qui avouait lui-même parler contre les vœux monastiques parce qu'ils le gênaient, que Xavier, ému, touché, convaincu, revint à Dieu, pour s'élever jusqu'au beau titre de l'apôtre de l'Inde, en répétant après saint Ignace : « J'aimerais mieux couper mon bras droit que de tomber dans quelque erreur ! » Tant il est vrai que l'homme peut se relever d'une chute plus grand, plus sûr de lui-même, plus glorieux dans l'esprit du Seigneur!

Tout ce qui tient à la fondation de cet ordre de Jésus mérite l'intérêt de la grande histoire, et l'on aime à voir quels en furent les premiers fondateurs. Maîtres et étudiants venaient à Ignace : Laynez (1) et Alphonse Salmeron (2), puis Bobadilla (3), et enfin Rodriguez

(1) Laynez était espagnol, et comptait vingt ans à peine.

(2) Salmeron, né à Tolède, n'avait que dix-huit ans. Tous les deux, d'une instruction solide, quittèrent Alcala pour venir trouver Ignace qu'ils ne connaissaient pas ; en arrivant à Paris, la première personne à laquelle ils demandèrent leur chemin, fut Ignace, que par une inspiration subite ils reconnurent pour celui qu'ils cherchaient.

(3) Bobadilla avait enseigné la philosophie à Valladolid; il était

d'Azevedo (1), accoururent se presser autour de lui comme ses disciples. Qu'avait donc Ignace pour exercer ainsi le prestige de sa puissance morale ? Il n'était plus jeune parmi les écoliers ; les batailles l'avaient presque estropié; les voyages lointains, les macérations , l'étude avaient vieilli son visage, pâli son front, creusé ses yeux ; il n'était point savant selon le monde, car chacun de ses six compagnons lui aurait été supérieur pour soutenir une thèse ou une question de philosophie didactique. Mais nul n'avait comme lui cette action puissante, irrésistible, qui saisit les âmes par ce qu'elles ont d'élevé, de noble, d'enthousiaste, en s'adressant à toutes leurs délicatesses, à tous leurs dévouements. Ce qu'il y avait d'admirable dans Ignace, c'est que se détachant de lui-même de sa personnalité, il se plaçait pour ainsi dire dans la volonté et le cœur des autres, il parlait à leur âme, à leurs sentiments les plus intimes.

Quand il crut les esprits préparés, Ignace leur communiqua son dessein. Il ne sait pas encore quelle forme prendra ce qu'il ambitionne de fonder ; mais ce qu'il veut, c'est la conversion des âmes par la prédication et l'apostolat. Il veut répandre partout la lumière de la vérité rationnelle, révélée ou écrite, et sur le tombeau du Christ

d'un grand esprit, d'un grand savoir, mais pauvre. Ignace le reçut avec plus de tendresse que les autres.

(1) Azevedo étudiait à Paris aux frais du roi de Portugal ; il était de très bonne race, très beau de corps et d'esprit.

il ira réveiller ce foyer de chaleur, pour de là en éclairer le monde. La pensée d'Ignace s'élève du premier jet dans les cieux ; elle embrasse l'étendue ; elle donne le baiser de paix à la Palestine et à l'Amérique, à l'Inde et au pôle glacial. L'apostolat est une pensée entraînante qui domine et repousse toutes les autres ; devant lui s'ouvrent les populations incultes, les cités idolâtres ; le zèle de Dieu lui rend facile tous les chemins de ce monde, et la civilisation matérielle est sa suite inévitable. Montesquieu, un peu railleur de croyance, a fait cet aveu : « Partout où se montre le christianisme, il y a civilisation; dès qu'on s'en éloigne, il y a barbarie. » Et cela est si vrai, si profondément rationnel, que les temps sceptiques recourent aux missionnaires pour arracher les populations barbares aux habitudes de sang.

Ce ne fut pas à ses seuls compagnons que s'arrêtèrent les miracles de persuasion qu'Ignace accomplissait chaque jour. On raconte des merveilles de ce zèle qui ne faiblissait devant aucun obstacle. Il subjuguait les instincts matériels, à ce point, que, pour donner l'exemple que toutes les sensations du corps pouvaient se dompter, il se mit dans un étang glacé, afin qu'un de ses disciples se détournât d'une passion malheureuse qui l'entraînait irrésistiblement vers une courtisane, et le toucher d'ailleurs par un acte d'expiation et de sublime charité.

Ignace appelait à sa doctrine les âmes jeunes, fortes et ferventes. Les étudiants de Sainte-Barbe avaient

changé de vie. Plus de jeux, plus de cabarets, plus de folles joies; partout régnaient l'ordre, la prière, le calme; les leçons que les professeurs les plus renommés donnaient le dimanche étaient désertes; plusieurs étudiants voulaient même renoncer au monde pour suivre Ignace avec un indicible enthousiasme.

Ce fut alors que l'université eut recours à des répressions matérielles. On administrait dans les colléges une sorte de punition infamante qu'on appelait la salle, et qui obligeait presque toujours celui auquel elle était imposée, à quitter le collège. A un signal donné, toute la maison se réunissait au son de la cloche sonnant avec lenteur comme pour un glas ; les officiers, maîtres et suppôts se rangeaient sur deux lignes, une poignée de verges à la main ; derrière se plaçaient les écoliers.

Puis, au milieu de cette double haie, on faisait passer le coupable, et chacun lui appliquait sur les épaules un coup de verges.

L'ignominie de ce supplice fit bondir le sang noble des d'Ognès et des Balde ; cependant, malgré les prières de ses amis, Ignace vint à la classe à la même heure, avec le même visage. Déjà la fatale cloche commençait son funeste appel, tout le collége se pressait malveillant ou curieux, Ignace restait calme. Quelques minutes avant le signal, il fut trouver le recteur et lui exposa simplement sa conduite en ajoutant : « Les âmes que j'ai rendues à Dieu seront scandalisées de l'infamante punition qu'on me prépare, les faibles n'auront plus

foi en moi, la honte en rejaillira sur ma parole. Voyez donc ce que j'ai fait; si je mérite un châtiment, je le subirai, car je suis venu au-devant de l'humiliation; je pouvais fuir, mais les prisons d'Alcala et de Salamanque m'ont aguéri aux plus sanglants affronts; faites de moi selon votre conscience. » Ces nobles paroles produisirent un effet prodigieux même sur les esprits prévenus. Le ioyen de l'université, Govea, intelligence vive, emportée, mais juste, conduisit Ignace au milieu de la classe, et, pour réparer l'insulte, il se jeta à ses pieds, en lui demandant pardon avec larmes de s'être laissé prévenir - contre lui, et se tournant vers les écoliers, il leur dit : « Soyez heureux, car voici parmi vous un saint qui souffrirait avec joie, pour vous, la prison, la mort, les outrages. » Ainsi les témoignages ne manquent jamais tôt ou tard à qui les mérite, et les humiliations tombent sur ceux qui calomnient les nobles et saintes âmes.

CHAPITRE YI.

VŒUX DE SAINT IGNACE ET DE SES COMPAGNONS A MONTMARTRE.

Saint) Igdace*passait de longues-heures agenouillé dans l'antique prieuré de Notre^Dame-des-Champs (1), méditant déjà devant Dieu l'es statuts de son ordre, le but qu'il devait atteiadre, les moyens qu'il fallait employer pour une œuvre de cette puissance. Quelquefois il allait réfléchir au fond d'une profonde caverne de Montmartre, souvenir de la persécution des martyrs (les antres, les cavernes, les lieux obscurs, portent invinciblement à la méditation et au mystère). Là, oublié des hommes, seul avec Dieu, il infligeait à son corps de cruelles macérations, priant avec toutes les voix de son âme le Seigneur

(1) Qui appartient aujourd'hui aux Carmélites de la rue SaintJacques. Voyez le Père Boucher, Vie de Marie de l'Incarnation. Parie, 1800.

de lui venir en aide pour diriger l'esprit et la vie de ceux que Dieu lui confiait.

Ignace lisait dans le cœur de ses six compagnons comme dans le sien propre, avec cette intuition divine, rayon tombé de l'œil de Dieu : pensées, désirs, scrupules, fautes, intentions, tout lui était soumis; il n'avait pas imposé cette confiance absolue comme un maître qui commande; elle venait à lui tout naturellement, comme dans le désert le voyageur au palmier qui l'abrite, au puits qui étanche sa soif.

Trois années lui parurent nécessaires pour étudier ces âmes qui s'ouvraient à lui avec candeur ; le cœur humain le plus naïf a des profondeurs infinies que le temps seul soulève et rend visibles à l'œil le plus observateur ; étudier ses impressions, ses capacités et ses instincts dans ses triples rapports avec Dieu, le prochain et lui-même fut toujours la grande loi de la Compagnie de Jésus.

Celui qui n'avait qu'une vocation ordinaire ne devait pas être admis parmi ces nouveaux soldats du Christ, obligés de marcher à la conquête du monde, la croix à la main, avec ce glorieux et puissant cri de

guerre pour ralliement : « A la plus grande gloire de Dieu (Ad majorem Dei gloriam). » Les six compagnons de saint Ignace suivirent les Exercices, livre admirable où l'action de la vérité est tellement calculée sur la faiblesse de l'âme encore habituée aux ténèbres, sur ses désirs souvent impuissants, qu'elle se trouve dès les

- premiers pas, quelquefois même sans la participation de sa volonté, aidée, soutenue, portée vers Dieu. Que ceux qui se cramponnent aux fanges des sociétés calomnient cette puissance pour s'y soustraire, nous le comprenons ; mais que les esprits sérieux, les croyants en politique, en gouvernement, en psychologie, la nient ou la méprisent, nous verrions là le mauvais vouloir, l'aveuglement injuste par système, la passion railleuse pour se dispenser de devenir équitable.

Qu'est devenue à Montmartre cette chapelle souterraine do martyr, où saint Denis, décapité parles ordres de Sisinus, éleva sa tête comme une glorieuse couronne de triomphe, et accomplit ainsi sur ce calvaire un puissant sacrifice devant Dieu ? Hélas ! dès que la croix ne s'éleva plus pour couronner la grande cité sur la montagne où retombait goutte à goutte le sang des martyrs, la hache, comme un inflexible niveau, vint abattre les édifices, les trônes et les têtes. La poussière des décombres a bu le sang des victimes et celui des bourreaux. Tout a été confusion sur la terre comme tout était Babel dans les intelligences, jusqu'à ce que Dieu, devant la face de qui passent les erreurs et les siècles comme les nuages au couchant, ait remis le monde dans les conditions de la vérité et de la lumière qu'il lui a départie (1).

(1) Il ne faut pas le confondre avec saint Denis l'Aréopngile, de cette grande école d'Athènes détrônée par Alexandrie, et qui poussait encore si loin la littérature et les arts.

Ce fut dans cette pieuse chapelle de Montmartre où étaient restés les corps de saint Rustique et de saint Eleuthère, que, le quinzième d'août 1534, Ignace rassembla ses compagnons et qu'ils firent les vœux solennels de pauvreté, chasteté, obéissance.

Riches de leurs familles, de naissance illustre ou tout au moins distinguée, ils renonçaient à la fortune, s'engageant à ne rien posséder ni comme individu, ni comme ordre (ce qui était une innovation due aux Franciscains) ; ils devaient mener une vie uniforme, avec l'abnégation de toute personnalité, mettant tout en commun, les actes, les pensées, l'esprit, le cœur.

Chasteté entière, absolue ! ce vœu de pureté si difficile pour eux qui allaient rentrer dans le monde, fut mis sous la protection de la vierge Marie (Virgen por excelenciaj ; comme leur fondateur, ils s'en firent les chevaliers, lui jurant foi et hommage le jour de son triomphe.

Au seizième siècle, l'autorité du pape était niée, l'esprit de Luther et de Calvin se répandait sur le monde comme un principe dissolvant de toute hiérarchie.

Henri VIII se faisait reconnaître chef de l'Eglise d'Angleterre. On effaçait des actes publics, de la liturgie et de l'histoire, le nom des papes, et prononcer ces noms abhorrés était un crime de lèse-majesté, puni de mort par les édits. Le nouvel institut protesta dès lors contre cet esprit de révolte par un vœu formel d'obéissance au pape; il voulut se presser autour de la

chaire de saint Pierre, l'entourer de respect et de soumission pour opposer l'humilité à l'orgueil, le savoir à la passion. Leur vœu même d'aller à la Terre-Sainte fut soumis à la volonté du pape ; ils ne devaient rien faire, rien entreprendre, se regarder comme une chose encore idéale tant que le saint Père n'aurait pas approuvé leurs statuts. Les luthériens accusaient les catholiques d'être avides de pouvoir et de lucre ; les compagnons d'Ignace s'engagèrent à n'accepter aucune fonction grande ou petite dans les gouvernements et dans l'Eglise.

Les trois vœux de la Compagnie contenaient les éléments d'une forte société, l'égalité parfaite, l'abnégation en tant qu'individu , la force dans la pensée de l'institution, la science rendue féconde dans son équilibre avec l'esprit humain. Et tant de belles et nobles actions, tant de sacrifices purs, tant de dévouements ignorés furent offerts à Marie par ces nobles jeunes hommes le jour de sa fête, comme le chaste bouquet d'un enfant à sa mère.

Il y a une si sublime unité dans l'abnégation de plusieurs êtres qui se confondent dans une même pensée spiritualiste, que Marie, la pure mère des anges, dut laisser tomber jusqu'à ses nouveaux chevaliers une de ces paroles de céleste amour, comme elle seule sait les dire dans le Magnificat.

Paris résumait alors, comme toujours, les idées du monde intellectuet ; Luther et Calvin même étaient dépassés déjà par les esprits ardents et logiques dans leurs erreurs Quelques hommes d'érudition, à la pensée té-

méraire, enseignaient publiquement les plus monstrueuses aberrations. Les uns, en partant de l'esprit d'examen que Luther avait déchaîné comme le mauvais génie du monde, prenaient l'effet pour la cause, et, plaçant leur esprit comme centre, juge et principe, ils arrivaient au panthéisme; les autres, moins rationnels peut-être, en partant du théisme chrétien, admettaient quelques parties de la révélation , et en rejetaient d'autres, selon les lumières de leur intelligence. La liberté d'examen et le panthéisme, depuis saint Paul, se reproduisirent par intervalles comme des défis jetés à la foi une, invariable, éternelle, par des esprits qui font sonner dans de magnifiques trompettes d'or la boursouflure de leurs mots vides de sens.

Revêtue du manteau de la science, armée de la didactique et de la philosophie, l'hérésie apportée dans l'Université et les classes de légistes, de là s'élevait à la cour de François Ier, où la reine de Navarre s'était fait hautement la protectrice du prêche et des cantiques de Marot. C'était donc une idée vigoureuse que de réunir une vaste institution sous une pensée d'unité catholique et pontificale pour résister à tous les principes dissolvants de l'esprit d'examen. Mais lorsque les sociétés sont en décadence, tout ce qui se groupe et s'unit fait peur, et les actes de vie et de conservation apparaissent comme d'amères censures.

Or, quand le luthérianisme, drapé superbement dans sa mesquine individualité, vit en face de lui une société -

4e jeunes hommes, se dépouillant de leurs noms, de leurs titres, de leurs richesses, sans plus s'en soucier que d'un grain de poussière, pour se présenter au monde avec la foi de saint Paul et l'épée de la science, tous prêts à résister dans leur sublime unité à l'action corrosive de l'erreur et de l'examen ; le luthérianisme, disons-nous, se prit à accuser Ignace de témérité, et à l'entendre, c'était un hérétique; il se fit contre lui de nouvelles et sourdes clameurs ; il fut dénoncé par ceux-mêmes qu'il voulait soutenir dans leur foi. Le livre des exercices que ces chrétiens, déjà obscurcis par le raisonnement humain ne comprenaient plus, fut signalé à Mathieu Ori, inquisiteur de France. Ignace se rendit à la Sorbonne, et voulut en finir avec cette accusation d'hérésie incessamment répétée : « Quand j'étais seul, dit-il à Mathieu Ori, je méprisais ces calomnies; maintenant j'ai des compagnons, eux et moi sommes appelés aux fonctions évangéliques ; je dois avoir soin de leur honneur comme du mien; que votre révérence prononce, et que sa sentence soit authentique. » Et ce livre qui s'adresse à l'âme dans les hautes régions du spiritualisme, comme aux intelligences encore absorbées par les passions, fut si hautement approuvé, que Mathieu Ori pria Ignace d'en laisser faire des copies pour lui et son clergé ; il accompagna son

attestation de tant de louanges, qu'Ignace n'osa la montrer, car la modestie était une des belles conditions de sa vertu.

La vie de saint Ignace à Paris se termina par cet acte d'éclatante justice; le vœu d'aller à la Terre-Sainte, de soumettre au pape les règles du nouvel institut et de se consacrer à la prédication lui imposaient l'impérative obligation de quitter la France. Ignace donna pour l'année suivante rendez-vous à Venise, et il partit pour l'Espagne (1535), où ses jeunes amis Xavier, Salmeron et Laynez avaient des affaires de famille qu'il se chargea de régler - Venise était alors comme le rendez-vous du pèlerin, station splendide entre l'Orient et l'Occident.

4*

CHAPITRE VU.

RETOUR DE SAINT IGNACE EN ESPAGNE.

Le pays natal est bien doux avec ses souvenirs de joie et d'innocence : la chanson qu'on a entendue sur les genoux de sa nourrice, le parfum pénétrant des plantes, les nuages du ciel, les saveurs de l'air, tout enfin apporte au cœur jeunesse et force nouvelle. Ignace, arrivé mourant au pied des Pyrénées, se trouva guéri, plein d'énergie en saluant le Guipuscoa. Les traits de l'élu de Dieu portaient encore la trace de bien des souffrances; son front pâle attestait les longues veilles, et pourtant il conservait un air si noble, ses manières d'hidalgo étaient si bien restées comme un ineffaçable blason, qu'il fut reconnu pour un Loyola, et traité à la posada comme le frère du noble sire.

hmace de Loyola, alors à trente-quatre ans, n'avait

pas une de ces figures parfaitement belles qui frappent comme les chefs-d'œuvre de la sculpture antique, mais ses défauts mêmes servaient à en graver le souvenir.

Quand son regard profond s'était arrêté sur vous, il était impossible de l'oublier. A Versailles, dans ce panthéon de la peinture, il existe encore un portrait contemporain de saint Ignace suspendu à côté de Luther le sectaire, aux traits rabougris, à l'expression basse et méchante.

La figure d'Ignace est noble, son front très haut, très bombé révèle une prodigieuse mémoire, une grande élévation de pensée ; dans ses sourcils relevés et fermement accusés se voit tout l'orgueil de l'hidalgo, son nez mince et petit aux parties délicates, dénote la finesse, la sensibilité et le jugement; sa bouche, aux lèvres roses, un peu empâtée, indique la bonté et la gaieté même, enfin l'ovale parfait de sa figure tempère la force et la vigueur qui résident sur le front.

Tel était Ignace lorsqu'il revint à Loyola, seulement ses joues, creusées par la maladie et la lutte des deux principes, restaient pâles, et le sang n'y affluait plus comme autrefois au moindre soulèvement des passions; son œil avait perdu cet éclat proverbial qui le faisait rayonner dans une minute de mille sensations diverses; l'énergie d'une puissante volonté s'y était concentrée, et semblait percer la pensée, se l'assimiler, la mûrir et la rendre au monde épurée et prête à lalutte. Le contraste de ce regard puissant, qui prend l'âme parce qu'il se sent maître, et de cette bouche gracieuse et molle, explique

peut-être l'influence irrésistible de saint Ignace. On devait écouter de ces paroles qu'on entend sans respirer, parce que celui qui les dit parle moins avec ses lèvres qu'avec ce magnétisme d'un esprit fort et convaincu auquel rien ne résiste.

Don Garcia, averti, accourut avec sa famille au-devant de son frère; le clergé d'Apezia vint le recevoir en pompe. Ignace refusa de venir s'abriter sous le blason et les portraits de ses pères. Ces souvenirs de noblesse et de gloire, qui faisaient surgir sur le néant du passé, dans les antiques familles, une mosaïque brillante aux pierres précieuses, étaient trop orgueilleux pour Ignace, le pauvre pèlerin ; lui qui devait éterniser le nom de sa race et la sauver peut-être de l'oubli, fut à l'hôpital de la Magdalena. Dans chaque ville il y a une maison que Dieu chérit après son église, il l'appelle son hôtel, car son amour l'environne et ses anges y recueillent les larmes du pauvre.

Malgré les supplications de son frère et de ses neveux, Ignace habita la plus misérable chambre, et aussitôt il se mit au service des pauvres, exhortant les mourants, soignant les malades, faisant le catéchisme aux petits enfants, distribuant aux plus misérables le somptueux dlner qu'on lui envoyait chaque jour de Loyola. Dom Garcia jugeait avec rigueur l'humilité d'Ignace ; c'était la vertu que l'hidalgo comprenait le moins, parce qu'elle était le moins en rapport avec le caractère espagnol. Le pèlerin eut à souffrir bien des persécutions dou-

loureuses ; son frère en vain cherchait à faire briller à ses yeux les hautes destinées de sa race; invoquant les héroïques choses du passé, il demandait des coneeesions pour le présent. Dona Inès de Loyola, sa bellesœur, se jeta à ses pieds pour qu'il vint au château de ses ancêtres. Ignace ne put la refuser, mais, pendant la seule nuit qu'il voulut y demeurer, ceux qui l'épiaient, comme un saint de Dieu , le virent en prière jusqu'au matin devant l'image de la Vierge.

Ignace ne se contentait pas de faire le catéchisme aux petits enfants , il prêchait deux ou trois fois par semaine avec une telle éloquence, qu'on y accourait même de Manreza. Les paysans quittaient leurs montagnes, les femmes arrivaient avec leurs fils; l'église 'd'Apezia fut trop petite, il prêcha en plein air. Un jour, se mettant en scène à la manière espagnole, avec ces formes populaires que les toiles de Murillo et de Vélasquez ont su si bien reproduire,, il s'écria : « Savez-vous, mes frères, pourquoi je suis revenu dans un pays où j'ai autrefois , hélas ! mené une vie bien mondaine ? Est-ce le désir de revoir ma patrie ? Non ! Est-ce pour recouvrer la santé et les richesses? non ! non ! La santé, Dieu la me" sure sur les devoirs; les richesses, je n'en ai que faire; notre Seigneur Jésus-Christ était plus pauvre que moi, et depuis que j'ai tout quitté pour le suivre, sa maison est devenue ma maison et ses pauvres mes richesses.

Que suis-je donc venu faire parmi vous? Je suis venu réparer l'injustice de mon enfance. Sous cette cape de

montagnard , je vois là-bas un Castillan qui a subi une condamnation et la prison infamante. Hélas! celui-là était innocent, et c'est moi qui ai mérité la peiné qu'il a subie. Avec un de ces jeunes seigneurs à qui tout est permis, nous avions ravagé et pillé un jardin; la honte nous empêcha d'avouer notre faute : le juste est là-bas, et le coupable celui qui vous parle. Je veux réparer le mal que j'ai fait. Viens ici, Ortinez; je te conjure pour l'amour de notre Seigneur Jésus de me pardonner le tort que je t'ai causé. Tiens, prends ce papier ; c'est la donation de deux métairies; fais-en bon usage,et prie pour le pécheur. »

Est-il besoin de dire que de telles prédications, de tels actes d'héroïsme, produisaient des effets immenses sur l'auditoire? Les biens injustement possédés furent tous restitués par le peuple qui comprend si bien les nobles instincts. Un autre jour, Ignace de Loyola s'éleva contre le luxe effréné, lèpre du grand monde, et les jeunes hidalgos jetèrent les dés à la rivière, brisèrent leurs cornets faits de magnifique bois de cerf ciselé ; les femmes couvrirent leurs épaules nues, voilèrent ces regards que la légèreté castillane tolère, et, s'enveloppant du saint costume de religieuse, elles devinrent chastes après avoir été courtisanes ; les grandes dames apportèrent l'or et les pierreries de leurs diadèmes, les riches tentures et les soyeuses tapisseries pour soulager les pauvres.

Mais Ignace fut surtout énergique lorsqu'il entreprit de réformer les mœurs de quelques prêtres, si grands

lorsqu'ils restent dans leur auguste ministère, si petits lorsqu'ils descendent à la vie matérielle, comme si Dieu leur avait imposé le privilége et le chàtiment d'être toujours au-dessus ou au-dessous du reste des hommes.

Alors les bénéfices et les prébendes , les vocations forcées ou froidement calculées, entraînaient souvent des abus, des fautes, et quelquefois des scandales oubliés de nos jours. Ignace institua la confrérie du SaintSacrement, destinée à secourir la misère cachée et honteuse. Les femmes surtout livrées sans défense aux illusions, aux fantômes , aux désirs vagues , aux imaginations folles, à ce monde de dévouement et d'orgueil, d'entraînement et de passion, qu'elles reconnaissent trop tard n'avoir existé que dans leur pensée, combattirent par ces pieuses œuvres la paresse, fatale gangrène de leur vie.

Aux prêtres une réforme dans l'expression catholique, puis aux fidèles une agrégation pieuse pour adorer le saint Sacrement : tout est unité dans la pensée de saint Ignace; tout chez lui vient d'un principe commun pour aboutir au même résultat, qui est de correspondre aux besoins de la société catholique.

Luther attaquait l'autorité du pape; Ignace en fait la base et le fondement de son ordre. Luther a proclamé le libre examen, Ignace lui oppose l'obéissance absolue; Calvin nia depuis la présence réelle dans le saint Sacrement, Ignace en proclame l'adoration perpétuelle; il veut qu'une congrégation soit établie pour l'honorer, pour chanter ses

louanges autour de l'autel où la sainte hostie rayonne ; il veut qu'on l'orne de fleurs, qu'on brûle des parfums, que chaque fois que l'eucharistie sera portée à un malade toute la congrégation participe aux prières et adore le mystère ineffable. En toute chose, Ignace est l'adversaire moral des doctrines de Luther, il a vu le danger de l'Église, et, par une inspiration d'en haut, il veut arrêter le mal qui s'avance, la corruption qui s'approche. Et c'est alors qu'il institue encore dans cette petite paroisse d'Apézia, la coutume si touchante de l'Angelus, cette douce prière qui s'élève pour saluer Marie par toute la chrétienté à la même heure, et lui offrir une même pensée d'amour. Avez-vous quelquefois assisté à Madrid, à Naples, à Rome, à cette heure de l'Angelus, où tout un peuple s'agenouille au premier son de la cloche de la cathédrale? Pieux ou sceptiques, ce spectacle nous touche et nous attendrit ; il y a dans les croyances populaires quelque chose de simple qui va au cœur. Le matin à l'aube et quand le soleil se couche sur l'horizon doré, le lazzarone sur les dalles de Naples, comme la gracieuse senora de Séville, prient avec toute la ferveur d'une foi pure et ardente.

Le soir on devait y joindre une prière pour les trépassés. Ignace commande un souvenir pour ceux qui ne sont plus : quel est celui d'entre nous qui n'a senti son âme emportée à travers les régions mystérieuses, au son triste et mélancolique de la petite cloche du village qui faisait vibrer jusqu'à l'âme puissante de Napoléon, et,

traversant l'espace, n'a revu par la pensée le visage ami, senti les battements de son cœur? Quel est celui qui n'a cru entendre dans le son de la cloche mourant à son oreille la dernière parole d'un père, le suprême adieu d'un frère mort sur les plages lointaines? L'homme, qui n'a ni passé ni avenir dans cette vie, ni espoir ni amour dans l'autre, peut seul accuser de politique égoïste le pieux fondateur de la prière si belle et si simple de l'Angelus, tout à la fois salutation à la Vierge, et l'expression du culte des âmes du purgatoire, deux hautes pensées que la réforme froide et sans poésie avait repoussées de son symbole.

L'homme isolé ne peut rien ou presque rien pour la charité et le soulagement du grand nombre, et c'est ce qu'Ignace comprit en plaçant toutes ses bonnes œuvres sous l'appui des confréries, pensée première de l'agrégation. Une grande partie de sa fortune fut employée à cet usage : des femmes pieuses allaient dans les tristes réduits où pleure la misère ignorée et honteuse porter du pain, des vêtements pour les enfants, du feu pour les vieillards, une parole de consolation à tous les cœurs. On n'entendit plus ces reproches poignants de folles disai- pations ou de malheurs mérités, jetés par les fils aux pères, par les. femmes aux maris; mais une bonne parole du cœur, une simple et touchante résignation, un visage riant qui avait perdu son expression morne ou vengeresse. On dut aussi distribuer aux pauvres mendiants, tous les dimanches dans l'église, un certain nom-

bre de pains, afin que ces pauvres non seulement fussent nourris, mais encore fortifiés et instruits. Ainsi la charité est toujours à côté de la prière, l'œuvre à côté de la pensée, l'instruction de fa parole avec la nourriture du corps. Dans ce temps de pieuses fondations se manifestèrent les premiers miracles d'Ignace; ici, avec un signe de la croix, il délivre une femme tourmentée ; là, il guérit, en le touchant, un pauvre qui tombait du haut-mal, et la modestie du saint était si grande, qu'il fallait le prier avec larmes pour obtenir qu'il fit seulement le signe de la croix sur un malade ; il était plus humble encore que charitable, et plus il avait foi dans le Seigneur, moins il avait confiance en lui-même.

Dangereusement malade, Ignace ne voulut point quitter l'hôpital ; là, sa noble famille vint s'installer auprès de lui, et il est dit, dans les chroniques, que deux de ses parentes, dames de qualité, le surprirent dans l'oraison pieuse, qui fait rayonner le visage des élus lorsque leur âme s'unit au Très-Haut dans la contemplation.

Toujours humble et pénétré de sa petitesse, Ignace pria le Seigneur de le détourner de toute pensée d'orgueil, et bientôt guéri, il quitta la Guipuscoa, ses montagnes, le château de Loyola, sa patrie pour n'y plus revenir, « car il avait fait là tout le bien qu'il pouvait y faire (1).» Il prit par la route de Valence en passant par Pampelune, Almazan et Tolède, où il devait terminer des affaires de

(1) Procès de canonisation.

famille pour François de Xavier, Salmeron et Laynez, ses jeunes compagnons d'études. Et ce fut un des caractères de l'institution de saint Ignace que ce devoir, imposé à tous les membres, de s'occuper avec un soin extrême des intérêts même personnels, sans autre motif qu'un besoin d'ordre et de régularité.

Ignace ne trouva point de vaisseau à Valence prêt à faire voile ; les Barbaresques, que la puissance de Charles-Quint n'avait point domptés encore, pillaient les richesses des navires, et conduisaient les Chrétiens en esclavage sur les côtes d'Afrique. Nul n'osait s'aventurer sur la mer; et, comme toute la nouvelle Compagnie de Jésus avait indiqué Venise pour point de réunion, afin de se rendre à Jérusalem, Ignace insista pour partir, à travers les périls. Aucun navire n'était à la voile; Barberousse, le pirate, croisait dans la Méditerranée.

Obligé d'attendre à Valence un vaisseau pour Gènes, l'homme de Dieu revint sur ses pas, à Segorba, dans la chartreuse de Val del Christo, où dom Jean de Castro (le même qu'il avait converti à l'hôpital Saint-Jacques, à Paris) avait revêtu l'habit du désert. Ce dom Juan, homme en qui résidait l'esprit de Dieu, le reçut avec enthousiasme. Ignace lui parla de ses projets sur la TerreSainte, du but de son institution, toute de prière et d'enseignement; et le pieux cénobite, ayant passé la nuit en oraison, vint au matin, le visage riant et animé : « Que de soins, que de peines Dieu vous réserve ! Il m'a révélé, cette nuit, vos labeurs; mais vous réussirez, et votre

victoire sera éclatante : désormais, je veux être votre disciple et vous suivre. » Ignace lui répondit, avec sa modestie habituelle : « Un changement de vocation, quoique vous ne soyez que novice, est presque toujours une mauvaise pensée, qui dénote un esprit peu stable.

Restez ici; la solitude doit être votre partage. » Il règne toujours dans les conseils d'Ignace de Loyola un esprit de régularité, une intelligence de chaque vocation, et de chaque destinée; ce qui constitue surtout la direction. C'est une tête de gouvernement: à chaque désir impétueux il oppose un motif réfléchi, à chaque volonté une répression, de manière à ce que l'individu disparaisse toujours dans le but général ; et ceci caractérise les intelligences fortes.

Le voyage d'Ignace de Loyola jusqu'à Venise fut semé de toute sorte de dangers ; la plus furieuse tempête emporta le inât et les voiles du vaisseau, tandis que, debout ou agenouillé sur ce navire sans gouvernail, où l'on n'entendait que déchirements et cris de détresse, le saint restait calme et résigné; sa figure ne trahit ni crainte de la mort ni même regrets pour tant de vastes projets engloutis avec lui. Débarqué seul, sans guide, dans les Apennins, il s'égara au milieu des rochers et des torrents ; ici s'accrochant aux genêts sauvages si odorants sous les feux du midi, là, à un roc suspendu sur l'abîme.

Rien ne doit être omis dans cet itinéraire; à Bologne, tombé dans un fossé, il subit les railleries des enfants à cause de son habit couvert de boue. Enfin, il arriva à

Venise au mois de décembre 1535, au milieu des efforts que faisait cette république, pour préserver l'Europe des progrès de la puissance ottomane.

Ce séjour à Venise, Ignace le signala par des conversions éclatantes qui lui attirèrent de vives persécutions comme à Alcala, à Salamanque, à Paris. Plusieurs seigneurs vénitiens étaient venus pour se placer sous sa conduite, les uns afin de se séparer des tristes réalités du monde, les autres pour s'adonner à la prédication et au salut des âmes dans le nouvel ordre. On accusa une fois encore Ignace d'hérésie, et l'on attribua cette immense attraction qui entraînait irrésistiblement à lui, au crime de magie; on prétendit qu'après avoir corrompu en Espagne et en France les générations studieuses, il venait répandre en Italie ses hérésies déguisées.

Comme on ne s'expliquait pas l'ascendant de sa parole, on assurait qu'il avait un démon à ses ordres comme Socrate, car l'esprit raisonneur se donne bien plus de mal pour expliquer un résultat, même d'une manière absurde, que pouradmettre la vérité si belle et si grande dans sa simplicité naïve.

Profondément attristé de cette nouvelle injustice, Ignace vint droit trouver le nonce du pape(i), et lui exposa sa doctrine avec une haute franchise. Et cette doctrine la voici ; « L'Église toujours animée de l'esprit de Dieu ne peut se tromper; tous les membres qui

(1) Jéronimo Yeialli, envoyé de Paul III.

la composent sont frères. On doit soumission et respect profond aux ecclésiastiques; leur conduite fût-elle coupable, il faut s'abstenir d'en parler, et les défendre contre ceux qui les attaquent, le scandale dans l'Église étant pire que le mal lui-même. » Ignace s'exprima avec beaucoup de modération et de retenue sur la prédestination, cette question grave qui, depuis saint Augustin, a agité l'Église. « Dieu donne à chaque homme les grâces nécessaires pour se sauver ; s'il accorde quelques faveurs plus abondantes ou plus spéciales à quelques-uns, c'est par un don gratuit, dont il n'est pas comptable envers nous.

L'avenir lui est connu, mais cette supra-science n'est pas un arrêt absolu de prédestination à la récompense ou à la peine seule, mais la conséquence libre de nos actions et de notre correspondance à la grâce acquise par JésusChrist et distribuée suffisante à tous les hommes. »

Ce fut dans ces termes de philosophie dogmatique que s'exprima Ignace de Loyola; ce n'est déjà plus seulement l'homme d'action, mais encore l'esprit sérieux et d'étude, le théologien qui a médité les principes les plus difficiles de la science de Dieu. Le nonce trouva tous les points de la foi de saint. Ignace si orthodoxes qu'il lui donna une attestation juridique, l'engageant à continuer ses saints travaux- De meilleurs temps commençaient pour lui.

CHAPITRE VIII.

SAINT IGNACE A VENISE. — IL EST ORDONNÉ PRÊTRE.

— APPROBATION DU PAPE PAUL III. — MOUVEMENT CATHOLIQUE.

Ce n'est pas seulement la vie de saint Ignace, exaltée et suave aux yeux du Seigneur, que nous voulons écrire, mais encore nous essayons de révéler les commencements de cette puissante Compagnie, qui s'établit dès son début comme un principe régénérateur, un modèle de gouvernement et d'ordre politique. Il y a cela de particulier dans cette institution, qu'elle n'a jamais eu d'enfance. Grande à son origine, elle l'a été à son milieu ; elle l'était encore lorsque les proscriptions cherchaient à la détruire; et rien de son histoire n'est indifférent pour le chrétien ou même pour l'esprit observateur du sceptique.

Revenons sur les temps écoulés. Ignace avait laissé

ses compagnons à Paris au milieu des études; ils devaient le rejoindre à Venise l'année suivante. L'Italie était alors en feu; la guerre éclatait de toute part.

Francesco Sforzi venait de mourir, et son duché de Milan était disputé par Charles-Quint, François Ier et le pape Paul III, qui voulait en faire une principauté indépendante sous Ottavio Farnèse. A Paris, la nouvelle Compagnie était restée sous la conduite de Jacques Lefèvre, et la jeune agrégation venait d'admettre trois nouveaux théologiens (1) ; ce qui portait à dix le nombre des soldats de Jésus-Christ, tous dévoués et ardents pour leur mission. Et ce nombre de dix ne révélait aucun sens mystérieux, comme l'a prétendu un auteur protestant : le mystère était dans la perfection de l'institut, qui répondait au besoin de réformation morale de l'époque et à l'esprit de dissertation philosophique. On accourait à la Compagnie, parce que tout y était organisé dans un vaste cercle d'unité, et que les intelligences supérieures ont besoin d'ordre, d'harmonie, de considération et de dignité.

- Les compagnons d'Ignace étaient partis de Paris, sur les premiers bruits de guerre, à pied, le bâton de pèlerin à la main; ils portaient pour toute richesse quelques

(1) C'étaient Claude Lejay, Jean Cadure et Pasquier Brouet ; tous les trois hommes de savoir et d'esprit vaste. Ces noms, il faut les conserver, car c'est au commencement d'une institution qu'on voit mieux et son but et les efforts qu'elle tente dans la lutte intellectuelle.

écrits, résultat des études de chacun, qui devaient être soumis à Ignace, leur maître à tous et l'esprit supérieur qui devait les diriger. Ils prirent leur route à travers la Lorraine., pour éviter la Provence déjà pleine de troupes de Charles-Quint, manifestant partout sur leur passage les sentiments d'une haute piété.

Ceux d'entre eux qui étaient prêtres disaient la messe chaque matin; les autres les assistaient et communiaient

avec recueillement : tous avaient un chapelet au eau avec l'image de Marie-FImmaculée ; ils chantaient des cantiques d'actions de grâce, et cela en traversant les provinces allemandes, où la prédication de Luther avait changé les églises en prêches. Les peuples les regardaient comme des hommes d'un autre siècle oubliés sur la terre. Dans chaque village, il y avait un docteur, souvent prêtre apostat, qui s'efforçait toujours de traverser énergiquement leur généreux voyage, soit en les accablant de vexations, leur refusant un gîte, ameutant contre eux la populace, soit en s'efforçant de disputer avec eux ou de les faire tomber dans l'intempérance, pour dire ensuite au peuple : « Ils font comme nous. »

Plus ces obstacles s'accumulaient autour des pèlerins, plus ils témoignaient hautement de leur foi par la prière et la communion. A Constance, une pauvre femme, réduite à habiter hors les portes avec les pestiférés, parce qu'elle n'avait pas voulu renoncer à sa croyance, rentra dans la ville avec eux, en criant : « Quels sont donc ceux-ci? sont-ils des hommes ou des

esprits? Venez donc, imposteurs, voyez et touchez, vous qui disiez que toute la terre avait renié mon Christ pour croire en votre Luther ! »

Ainsi cheminant, ils arrivèrent à Venise (janvier 1537), prêchant les pauvres, discutant avec les luthériens, travaillant avec ardeur au salut de tous. Le voyage des neuf compagnons de saint Ignace devint le modèle de ce qui se pratiqua depuis dans l'ordre : voyager sans faste, semer çà et là, la parole de Dieu, fuir la controverse, mais l'aborder de front lorsqu'elle se rencontre avec la foi et la douceur qui assurent le succès, s'efforcer de toucher les cœurs endurcis, entraîner tous les hommes par les bons exemples et les bonnes leçons; voilà ce que firent les premiers enfants d'Ignace, parce qu'ils avaient devant eux un vaste but, peu d'appui dans ce monde et une haute carrière intellectuelle.

A Venise, tous se réunirent autour d'Ignace pour le voyage- à la Terre-Sainte, après en avoir obtenu l'autorisation du pape ; car pour eux Home était la source de toute puissance. Ces pieux pèlerins n'avaient pas encore cette ligne de conduite persévérante, qui a maintenu la Société dans une immuable fixité; leur pensée, renfermée dans un certain cercle d'unité, flottait sur plusieurs points de détails. Rien d'écrit, aucun statut irrévocable; ils avaient bien un vêtement particulier, une manière de vivre et d'agir à eux, mais ils ne formaient pas un ordre dans le sens de l'Église, où Rome est l'unique et légitime raison d'être. Ils devaient donc, ainsi

que cela avait été convenu, se soumettre avant toute chose à l'approbation du souverain-pontife. D'ailleurs, à Venise, les uns les prenaient pour les frères prêcheurs réformés; d'autres, pour les théatins, dont les doctrines se développaient alors en Italie (1).

Après s'être préparés à ce voyage par les œuvres de miséricorde, la visite des hôpitaux, le soin des malades, les secours spirituels, ils partirent, 'à l'exception d'Ignace, qui croyait avoir excité quelque défaveur parmi les ordres existants; car, à l'exception des théatins, le nouvel institut était le seul qui se fût affranchi des règles monastiques suivies jusqu'alors, pour se vouer entièrement aux devoirs des prêtres séculiers liés entre eux par des vœux. Le voyage à Rome se fit toujours avec la même simplicité ; ils tendaient la main à l'aumône, le chapelet au cou, le bourdon et l'escarcelle au côté, comme ces pauvres pèlerins qu'on trouve encore en Italie; et tandis qu'Ignace se vouait à Venise au* service de la misère la plus rebutante, de la vieillesse incurable, ses compagnons étaient présentés à Paul III par Pierre Ortiz, célèbre théologien espagnol, qui avait connu Ignace étudiant à Paris au collége de Sainte-Barbe (2). Paul III

(t) Leur fondateur, Pietro Caraffa, depuis Paul IV, était alors à Venise, fort lié avec Ignace, qu'il cherchait à gagner à son ordre.

(2) Il était envoyé près de Paul III par Charles-Quint pour soutenir la validité du mariage de Catherine d'Aragon, que Henri VIII voulait répudier pour épouser Anna Bolena.

était un de ces pontifes de haute science, assez hardi de pensée pour dominer les événements, ou tout au moins pour les envisager en face (1). C'était, en outre, un homme d'instruction savante, douce, aimable. « Il parlait lentement, nous dit Dandolo, et ne voulait jamais proférer une parole qui ne fût d'une exquise élégance, non seulement en italien, mais encore en latin ou en grec, qu'il parlait comme Tacite ou Homère. » Plein d'aménité et de bienveillance, il appela quelques savants pour discuter en sa présence, avec les pieux arrivants, les questions de science et de théologie. Enthousiasmé de la hauteur de vue et de la lucidité d'expressions que développaient déjà de simples pèlerins, Paul III se leva de sa chaire pontificale avec cette lenteur de mouvement qui l'environnait d'une si grande majesté, et leur dit : « Je suis charmé de voir tant de science sous des vêtements si modestes. Toutes les fois que vous aurez besoin de ma protection, je vous soutiendrai avec bonheur; » et ce qui rendit la bénédiction pontificale plus précieuse enoere, ce furent les lettres du grand pénitencier, qui permettaient à tous les frères du nouvel institut de se faire oOrdonner prêtres. Jusque-là, excepté trois d'entre eux, ils étaient séculiers, simples étudiants en théologie,

(1) Il avaiÇles manières grandes, aisées, et était plein d'esprit et d'instruction. Romano di sangue e d'animo molto gagliardo si promette pondera e stima assai l'ingiurie che gli si fanno. (Messer Ambrogio.)

clercs de l'Université : tous avaient été accueillis sans autre distinction Ce souvenir de leur origine première créa ce quelque chose de si tendrement paternel pour l'éducation des jeunes hommes, ce lien mystérieux et attachant de l'enfant au maître. Et cette union est si puissante, qu'il n'est pas un seul élève des Jésuites, quelles que soient ses opinions, sa conduite ou son rang dans le monde, serait-il Voltaire (1) ou d'Alembert, qui ne conserve un doux souvenir de la bienveillance et de l'expansion de ces rapports.

Quelle joie pour Ignace de Loyola, lorsqu'à Venise il reçut l'autorisation pontificale pour être ordonné prêtre.

Les illusions du jeune homme qui entre dans la vie du monde offrent des mirages bien éblouissants, des espérances infinies et des tressaillements indicibles; il voit un horizon sans limites à la carrière qu'il croit lui être tracée. Combien cette joie est petite, quand on la compare à la sainte ardeur de celui qui va revêtir le long surplis de lin. Pour le jeune homme du monde, une vie commencée dans la splendeur du radieux soleil de l'espérance, inondée de lumière, de parfums, de douceur, d'amour, se terminant dans la nuit de l'âme, le regret, souvent le remords; vie presque toujours manquée, incertaine, inutile; pour le lévite, une existence commencée par un de ces sacrifices immenses qui

(1) Voltaire ne parle qu'avec tendresse du Père Porée, son précepteur

permettent à l'âme de mesurer sa force et son étendue, l'élèvent jusqu'à la sphère de l'abnégation, la plus sublime région pour l'homme. Une fois le sacrifice accompli, tout est assuré désormais; loin de lui cette incertitude qui dévore la vie comme une flamme insaisissable.

C'est bien la lumière de Dieu qui brille; c'est bien lui le but, l'infini. Si quelques pierres se trouvent sur la route du prêtre, ses pieds n'en sont point meurtris; s'il s'arrête, c'est pour semer ici, là, les bons désirs, les vertus, ces fleurs de l'âme. Pour celui qui marche les yeux au ciel, nos petits intérêts, nos passions mesquines sont comme les grains de sable du rivage au voyageur porté par l'Océan.

Saint Ignace sentit vivement le bonheur de ce sacerdoce auguste, cette majesté des devoirs qui transforment l'homme et le font si pur que toute action coupable est sacrilége, toute pensée mauvaise, crime ; et alors il se retira dans une tour abandonnée et en ruine, près de Vicence; il y vécut quarante jours comme le Seigneur au désert, avec l'austérité des premiers solitaires, seul, devant la face de Dieu, dont la pensée effrayait tellement son imagination, qu'il fallut une année entière avant qu'il osât accomplir la grandeur du sacerdoce et dire sa première messe.

Les navires qui portaient les pèlerins manquèrent absolument cette année. Ignace et ses compagnons l'employèrent à prêcher au peuple la pénitence ; ils s'étaient distribué les villes et les bourgs les plus rapprochés de

fVenise, et ici nous laisserons parler les chroniqueurs contemporains. « Ils montaient ordinairement sur des pierres au milieu des places publiques, leurs corps étaient maigres, leurs habits grossiers, leur langage incorrect; le peuple les prenait pour de nouveaux jongleurs, il s'assemblait en foule; mais leur parole était si énergique, que ceux qui s'étaient arrêtés pour rire s'en retournaient touchés jusqu'aux larmes. » Quelle était grande cette puissance qui remuait les âmes par la voix, le geste, le regard !

Les Turcs commençaient la guerre, et déjà leurs galères - menaçaient les lagunes de la reine des mers. L'impossibilité d'une traversée en Orient décida le voyage d'Ignace à Rome, où il ne devait aller suivant son vœu qu'au retour de la Terre-Sainte : saluer la ville des martyrs revêtu de l'ordre de prêtrise, offrir au pape ses services au moment où l'autorité de Rome était attaquée par la réforme, - développer devant Paul III, esprit vaste et capable de tout embrasser, les résultats de ses longues méditations, ses projets pour ramener la catholicité à un centre actif et puissant; il y avait là de quoi enflammer l'esprit enthousiaste d'Ignace de Loyola.

A ce moment se pressaient autour de la chaire. de saint Pierre des hommes justement célèbres par leur science et leur haut enseignement; dirigés par Paul III lui-même, ils cherchaient à combattre les erreurs fatales de l'hérésie et à réformer par l'Église les abus que le temps et la faiblesse humaine avaient introduits dans

quelques détails de la sainte organisation catholique. Là étaient Pietro Caraffa, à l'esprit si éminent ; Gaëtano da Thiene, le saint; Giberto, Sadolet, Lipomano, Contarini, duquel Fra Paolo, si peu favorable à Rome, nous dit : a Tout ce que l'esprit de l'homme a découvert, tout ce qu'il peut savoir, tout ce que la grâce divine lui a révélé lui est connu; à cela il ajoute tous les charmes de la vertu (1). »

Au milieu de ce secours impuissant, parce qu'il n'avait ni l'unité ni l'étendue nécessaires, Ignace vint offrir au pontificat sa parole, son dévouement et sa pensée. Il n'était point savantau milieu de ces hommes d'une érudition si prodigieuse, car le latin et la théologie étaient bien loin de suffire pour mériter ce titre ; mais il avait ce zèle ardent et raisonné, cette ferveur que Dieu sait tant apprécier, et par dessus tout un génie puissant et organisateur.

Les compagnons d'Ignace tinrent conseil entre eux; comment iraient-ils à Rome? quels titres invoqueraientils ? Devaient-ils tous avoir les mêmes emplois et auraient-ils une mission commune? Il fut convenu qu'Ignace, Laynez et Lefèvre viendraient simultanément exposer au pape leur but et leurs moyens : ce n'était pas leur faute si la première année de leur séjour à Venise s'était passée sans qu'il partît un seul vaisseau pour la

(1) Quei pochi uomini da bene, ed eruditi prelati, erano in Roma ; si unirono in un oratario chiamato del divino amore circa sessanta di loro per fare quivi quasi in un aterra ogni sforzo per guardare le divine leggi. (Vita di Gaetano da Thiene.)

Terre-Sainte (1). » Ignace donna ensuite solennellement à sa Compagnie le nom de Jésus, nom si doux aux lèvres, symbole de l'enfance et de la force, de l'abaissement et de la toute-puissance ! Il n'ajouta point un titre d'ordres religieux si familier au vocabulaire du moyen âge pour désigner les grandes corporations monastiques; il se borna à dire la Compagnie de Jésus comme un souvenir du soldat au siège de Pampelune. Ainsi le culte de la Vierge fut pour Ignace une pensée de chevalerie, et l'ardente vocation pour Jésus une mémoire de la lente.

Ignace et deux de ses compagnons durent s'avancer vers Rome comme une pieuse avant-garde. Les autres frères se distribuèrent les universités les plus célèbres d'Italie avec la mission d'inspirer la foi aux jeunes étudiants ; ils durent suivre, quoique séparés, une vie uniforme, loger dans les hôpitaux et y subsister d'aumônes; et comme la pensée d'unité est une farce, il fut résolu que tous les huit jours, ceux qui habiteraient une même ville choisiraient un chef par élection, de maniée que chacun fût supérieur à son tour. La prédication incessante forma encore un des articles de cette règle provisoire. En tout lieu, sur la place publique, ils durent renouveler ce qui s'était passé à Vicence et à Venise, où on avait vu ces hommes apostoliques prêcher

(1) Saint Ignace ofoyait encore que la volonté de Dieu l'appelait à la conversion des pécheurs de la Terre-Sainte.

la pénitence avec des visages pâles et un aspect d'ascétisme et de piété indicible ; ils attiraient là foule par cette voix simple, naïve, qui reniue jusqu'au fond des entrailles.

Ignace de Loyola, pour témoigner que le nom de Compagnie de Jésus lui fut inspiré par Dieu même, raconte dans' ses écrits un de ces événements merveilleux qui annoncent les choses que le divin Esprit révèle. Lui et ses compagnons étaient en marche pour Rome ; durant ce pieux pèlerinage, saint Ignace, sur sa route, aperçut une petite chapelle que la dévotion avait autrefois consacrée à Marie. La guerre avait ruiné cet oratoire destiné à étancher la soif de prières du pèlerin, à reposer ses pieds endoloris. Ignace s'y arrêta, et voyant l'image à demi effacée de la sainte Vierge, il voulut prier; aussitôt l'action du saint Esprit se répandit avec tant d'abondance dans son âme, qu'il se trouva absorbé en Dieu, insensible à la terre, comme il arrive dans ces moments d'intuition divine où les deux natures de l'homme perdent leur équilibre par l'illumination de la pensée. Notre seigneur Jésus-Christ se manifesta à lui chargé d'une pesante croix, et comme il s'effrayait en pensant que cette croix si lourde semblait lui présager de nombreuses adversités, le Christ lui dit d'une voix céleste : « Viens à Rome, j'y serai avec toi ! » Ignace, fortifié par cette vision, se remit en route et arriva plein d'assurance et de fermeté dans la grande cité (1537). Cette croix et ces divines paroles annonçaient à la fois et les persécutions et les des-

tinées de l'ordre. Celui, en la face de qui il n'y a ni temps ni espace, avait soulevé une seconde fois, aux yeux de saint Ignace, le voile que la murt seule fait tomber; il avait entrevu les lamentables choses qui poursuivraient ses disciples dans tous les âges, les persécutions, les calomnies, les éloges maladroits et cette ignorance des esprits médiocres qui s'attache à ce qui est grand et fort, faisant un crime de toute destinée un peu haute !

CHAPITRE IX.

COMMENCEMENT DE LA COMPAGNIE A ROME. MISSIONS.

— SAINT FRANÇOIS DE XAVIER.

La grandeur de l'institution d'Ignace de Loyola fut immédiatement comprise par Paul III; car Rome entend merveilleusement les immenses choses. C'était la pensée qui répondait le mieux à sa pensée, la réalisation de son vœu le plus cher à lui, le pieux pontife, qui avait vécu plusieurs années en anachorète, s'imposant l'austérité la plus absolue. Au milieu des partis, entre les intrigues armées des Guelfes et des Gibelins, des Génois et des Vénitiens, des Turcs et des Espagnols, des embarras du concile de Trente partagé en deux camps, la Compagnie de Jésus, composée de quelques jeunes intelligences humbles et audacieuses, se tenant en dehors des fac-

tions, des intrigues comme trop petites pour y toucher,

et embrassant déjà le monde, par une pensée gigantesque, était pour Paul III l'oasis dans cette voie d'agitations et d'angoisses où tout était menaces et périls pour la foi.

Après quelque temps d'épreuve, Paul III résolut de confier à la Compagnie des missions du plus haut intérêt. Laynez fut chargé d'enseigner la scolastique, et Lefèvre l'histoire sainte dans le collége della Sapienza, pour préserver ces deux chaires de toute erreur ; le reste des compagnons d'Ignace, accourus de toute l'Italie pour obtenir la bénédiction papale, reçut des marques de confiance non moins grandes. Ici ils durent préparer la réformation d'un ordre religieux au sein duquel avaient pénétré les doctrines luthériennes sur la justification ; là ce fut la réconciliation d'une cité séparée de l'Eglise; enfin Paul III leur confia des missions secrètes qui touchaient aux plus grands intérêts des peuples et des consciences. Plus tard, Bobadilla partit pour Naples avec ordre exprès de ne point quitter cette ville vassale du saint-siége avant que les soulèvements causés par la haine de quelques familles puissantes de l'île d'Ischia ne fussent apaisés. Lefèvre accompagna Charles V à la diète de Worms où l'empereur avait convoqué les protestants et les catholiques; il espérait un retour à l'unité.

Brouet vint à Sienne, sur la demande de l'évêque, où il dut travailler à la reformation des couvents ; Le Jay s'achemina vers Brescia; Codure à Padoue; Rodriguez, Xavier, et quelques autres s'étaient distribué les églises de Rome. Ignace garda pour lui ÎNotre-Dame-de-

Montserrat en souvenir de la veillée des armes qu'il avait faite à un autre Montserrat en quittant sa bonne épée d'acier pour la milice de Jésus-Christ. Là, par ses soins et sa pensée incessamment attentive, on établit la coutume de faire le catéchisme pour les enfants, et l'habitude de la communion fréquente pour les fidèles, habitude qui s'était affaiblie et perdue depuis les premiers siècles de l'Église. Et les prodiges de son travail apostolique furent si grands, que des cardinaux mêmes le choisirent pour diriger leur conscience. Le cardinal Contarini transcrivit le livre des Exercices, et le docteur Ortiz s'écriait, après quarante jours de retraite au Mont-Cassin avec Ignace : « Oh ! combien est plus précieuse une seule lumière de ma solitude que toutes les sciences humaines que j'ai étudiées dans ma jeunesse! »

Tant de travaux dignes d'admiration attirèrent l'envie , la critique, et à cette œuvre de jalousie aucune époque n'a failli. Cependant ces hommes apostoliques désiraient-ils la pourpre, la puissance? Non, sans doute, mais ils avaient acquis l'influence morale, et celle-là absorbe l'autre et l'aveugle dans sa rivalité. Le pouvoir, souvent jaloux, impatient de tout autre autorité que celle de son caprice, devient nécessairement persécuteur contre l'autorité morale qui n'a que sa conscience , sa dignité, sa parole. Les imaginations pusillanimes ont peur du génie ; cette supériorité les blesse ; il leur inspire une sorte de terreur, parce

que sa destinée immuable est de porter en lui-même les châtiments de la médiocrité turbulente et éphémère. Il y a cela de merveilleux dans la répartition que Dieu a faite de l'autorité en ce monde, que, pour le bonheur du genre humain, il est impossible que ceux qui ont l'empire des âmes tôt ou tard n'arrivent pas à la domination des corps, et cela rappelle cette parole d'un homme qui fut si grand pour la réorganisation de la société, Napoléon : On lui disait : « Vous avez les corps, laissez-nous les âmes : si vous avez les âmes, réponditil, vous avez tout. »

Toute cette vie de saint Ignace n'est qu'une lutte de la vérité contre le mensonge, du dévouement contre l'envie , et l'on dirait vraiment qu'elle annonce la destinée même de l'ordre qu'il institue. Un moine réformé de l'observance de saint Augustin vint de l'Allemagne à Rome, homme de grand savoir, mais d'un orgueil démesuré. Sous prétexte de ramener l'Église à l'enseignement primitif, il prêchait le luthérianisme pur comme Martin, l'apostat d'Augsbourg, son maître. Paul III avait quitté le Vatican, accompagné de presque tout le sacré collège. Le gouverneur de Rome, Conversini, évêque de Bertinaro, homme faible, n'osait prendre aucune résolution importante. Ignace réunit autour de lui ses compagnons répandus dans Rome pour répondre publiquement aux erreurs que l'hérésie osait avancer jusque dans la ville sainte : car c'était la condition de sa vie que la lutte animée.

Et alors le moine apostat demanda : « Quels sont donc, dans l'Église, ces nouveaux hommes vêtus à peu près comme des séculiers? Ils semblent chercher l'obscurité, tant ils sont humbles et en dehors de toute organisation avouée. Ils ne paraissent que dans les hôpitaux et dans les chaires avec un visage aussi pâle que le pauvre expiré dans leurs bras, ou qu'un mort sorti du sépulcre. Un affreux serment sans doute les lie pour le crime comme de nouveaux templiers dignes du feu. » Ces paroles insensées néanmoins portèrent des fruits amers ; personne ne voulut plus communiquer avec les compagnons d'Ignace. Leur pieux hôte, maître Garzonio, celui qui les abritait, osa seul braver la réprobation et prendre hautement leur parti. Un ancien étudiant de l'Université de Paris, Navarre, qui avait voulu tuer Ignace lors de la conversion du jeune François de Xavier, son ami, vint déposer hardiment que le chef du nouvel ordre condamné à Alcala, à Paris, à Venise, méritait d'être brûlé vif comme hérétique et sorcier. Trois autres Espagnols affirmèrent par serment ce que disait Navarre. Le péril était grand; mais la justice de Dieu manque rarement à qui l'invoque. Le souverain pontife revint à Rome, et, sur de pieux et unanimes témoignages, se prononça une fois encore pour la vertu et la sainteté d'Ignace et de sa milice ; une sentence authentique du sacré collége condamna ses audacieux accusateurs : ainsi pour

^^Jesèiwiples d'Ignace de Loyola la persécution date de loin.

^TÂ^dgemps, partirent de nome les premiers Pères Jé-

y

suites destinés à convertir les populations de l'Inde, et cette mission fut confiée au plus chéri des compagnons d'Ignace, à François de Xavier. Rien n'entrait mieux dans la destinée de Jésuites que cette moralisation des peuples aux terres lointaines ; là était la double pensée de leur ordre. Les Portugais, en s'emparant des Indes orientales, y avaient apporté un catholicisme fervent; mais ils se laissèrent bientôt envahir par toute la corruption qui fermente sous le soleil de l'Asie. Elle fut si éhontée, que Jacques de Borda, envoyé par le roi Jean III aux Indes, lui écrivait, dans sa chaste pudeur: « La manière de vivre des Portugais diffère peu de celle des Indiens, et celle-ci est si affreuse qu'ils tiennent plus de la bête sauvage et brute que de l'homme fait à l'image de Dieu. »

Il semblait que le ciel envoyât à François de Xavier une révélation de la tâche si belle qu'il lui destinait. Ses compagnons observèrent que son visage devenait resplendissant toutes les fois qu'il parlait de l'Inde ; des larmes d'attendrissement remplissaient ses yeux sans qu'il pût s'en défendre. Ceux qui couchaient dans le même dortoir l'entendirent souvent crier : « Encore plus, Seigneur, encore plus de travaux. ) Interrogé, il répondait toujours que devant lui apparaissait l'image d'une œuvre gigantesque, et le lieu de ces combats imaginaires était constamment l'Inde (1), comme si le Sei-

(1) Jérôme Demence.

gneur avait choisi lui-même le champ de bataille. On sait s'il faillit à cette belle mission lorsque, allant de Mozambique à Coa, et puissant missionnaire au Japon, il vint mourir en vue de la Chine, ayant fait entendre la petite clochette qu'il portait lui-même pour appeler les peuples à la prière dans un espace aussi grand que l'Europe, et répétant ces paroles si simples et si touchantes : « Mes frères bien-aimés, envoyez-nous vos enfants et vos esclaves pour l'amour de Jésus-Christ. » Qu'est-ce qu'un missionnaire , si ce n'est un grand civilisateur sous l'image de la croix?

Ce François de Xavier, qui baptisa jusqu'à quatre mille personnes dans une seule journée, et à qui il fallait soutenir le bras alourdi par la fatigue, avait été annoncé deux fois dans l'Inde. Saint Thomas, apôtre dont la mémoire est restée dans les chansons graves et douces des femmes malaves, avait fait bâtir une église à Méliapor, aujourd'hui Saint-Thomas, et on lisait sur une des colonnes : « Quand la mer baignera ce marbre, des hommes blancs venus d'un pays étranger prêcheront de nouveau la foi du Seigneur Jésus. » Ceci se passait en l'an 75, et la mer était éloignée de quarante milles; mais, lorsque le confesseur de Vasco de Gama mourut percé de flèches comme un nouveau saint Sébastien, les flots touchaient la colonne; il répéta en mourant : « Vous me tuez, parce que je confesse Jésus crucifié; avant peu, des hommes qui se seront réunis en son nom viendront ici. A la parole du plus saint

d'entre eux, vous briserez vos pagodes, et vous recevrez la vraie croyance » Pendant que ces deux prophéties allaient se réaliser dans l'Inde par le zèle surhumain de François de Xavier, les Jésuites recevaient à Rome l'approbation solennelle de leur institut. Ignace avait présenté à Paul III un projet des règles de la Compagnie de Jésus.

En lisant le mémoire, ce pontife, si haut appréciateur, qui rêvait l'unité de l'Italie et le patriciat de l'intelligence, du courage et des nobles vertus réunis à la naissance, comme seul gouvernement possible, Paul III s'écria en fermant le mémoire : « Digitus Dei hic est » (le doigt de Dieu est là); mot d'une vérité prophétique, que le temps, ce souverain destructeur des institutions humaines, devait si bien vérifier. Paul III, grande intelligence qui devait dominer les luttes si vivaces de son siècle, d'une noble famille (les Farnèse), avait reçu de ses ancêtres un cœur élevé, et retenu, des enseignements de sa famille, un vaste ensemble de vues larges, une facile habitude de juger les hommes de haut, de les estimer et de les classer; il avait conservé de Pomponius Sextus, son maître, et de son séjour chez les Médicis, l'amour des lettres et des arts. Dans Paul III se trouvaient réunies les conditions pour dominer un siècle d'examen et d'avancement dans les voies de l'intelligence. Si ses efforts furent impuissants pour ramener à l'unité les écoles d'Allemagne, qui flottaient encore dans un milieu de croyances plus ou moins fausses, il aida de tout son

pouvoir les réformes à prendre une vaste et sérieuse extension. Pontife aussi érudit que religieux, il prit sous sa protection ces Jésuites déjà persécutés, et auxquels plusieurs cardinaux même refusaient leur adhésion.

Paul III leur accorda la grande bulle du 26 septembre 1540, connue, dans le Bréviaire romain, sous le titre de Regimini militantis ecclesiœ; bulle si remarquable dans ses expressions admiratives pour saint Ignace et ses compagnons. Le fidèle doit apprécier avec sollicitude ces paroles louangeuses émanées du sein de l'Église même, invariable, infaillible dans son chef. Par cette bulle, le nombre des Pères de la Compagnie de Jésus fut fixé à soixante d'abord; mais, trois ans après, nouvelle bulle qui laisse pleine latitude à l'institution de s'accroître; car le souverain pontife avait, par la réflexion et l'épreuve, reconnu les immenses services qu'elle devait rendre à l'Église. Dès lors pourquoi restreindre le nombre des nouveaux apôtres? pourquoi étouffer le mouvement qui entrainait vers eux?

L'institut une fois établi, il restait un complément à la Compagnie pour être constituée régulièrement; c'était l'élection du supérieur, qui devait, selon l'idée d'autorité et de dignité qui caractérisait toutes les actions d'Ignace, prendre le nom de général. Il y avait cela de remarquablement curieux dans les institutions monacales, que l'élection était toujours l'élément du pouvoir; la multitude s'y faisait unité, et l'unité s'y faisait mulli-

tude. L'élection du général était la grande œuvre de l'ordre. Du chef allaient dépendre la force et la direction de la Compagnie : les Pères réunis, à l'exception de quatre, furent unanimes pour nommer Ignace. Chaque vote motivé expliquait pourquoi il était choisi : le premier bulletin ouvert fut celui de François de Xavier, qui l'avait déposé scellé avant de partir pour sa mission dans l'Inde. Avec quelles expressions d'enthousiasme un cœur si haut parle de son compagnon qui va devenir son chef! La vertu exaltée peut seule s'abdiquer ainsi ellemême. « Je proteste sans avoir été sollicité par personne, et dans la vérité de ma conscience, devant Dieu, que le chef de notre Compagnie doit être notre Père et fonda teur dom Ignace de Loyola, qui, après nous avoir réunis avec tant de peine, saura mieux qu'aucun autre, par ses vertus et la connaissance parfaite qu'il a de chacun de nous, nous gouverner et nous maintenir serviteurs de Dieu. »

Chaque vote des Pères contient autant d'éloges raisonnés de leur fondateur, et quel scrutin fut jamais si pur ! Mais Ignace, pénétré et effrayé de la grandeur de sa tâche, refusa d'abord une dignité qu'il trouvait au-dessus de ses forces. « Mes frères, dit-il, prenons encore quelques jours pour élire un nouveau supérieur capable de bien gouverner notre Compagnie ; je lui obéirai le premier comme à mon chef; car, pour moi, je ne saurais accepter cette tâche immense; je n'en suis pas digne, et ne pourrai jamais m'en acquitter. Je vous

parle avec franchise, et c'est ma conscience qui refuse; les désordres de ma jeunesse, les imperfections de ma vie présente m'obligent à ne point accepter la charge de vous conduire. Je vous adjure au nom de Dieu de ne le point trouver mauvais. » Ainsi l'homme éminent qu'on a tant taxé d'orgueil, d'ambition, ne se trouvait ni assez parfait, ni assez appelé de Dieu, pour tenir cette grande dignité au milieu de la Compagnie qu'il avait formée.

Il se fit donc une seconde élection, afin d'éprouver une nouvelle manifestation de la pensée divine, et l'unanimité fut la réponse de ces hommes de science et de dévouement qui appelaient un chef pour lui offrir l'obéissance la plus absolue. Le pape approuva ce choix, et Ignace, malgré sa résistance, fut proclamé supérieur général de l'ordre (1).

Alors ceux-là qui avaient vécu ensemble, qui s'étaient donné de mutuels témoignages de tendresse, se séparèrent comme les apôtres en s'éparpillant sur la terre pour prêcher la rédemption des âmes. Une fois institués

(1) Le saint jour de Pâques 1541. Le vendredi suivant ils firent tous profession à Saint-Paul, hors la ville ; Ignace dit la messe, et au moment de la communion il se retourna vers les assistants et prononça sur le corps de Jésus-Christ les trois vœux de pauvreté, chasteté, obéissance, en ajoutant un vœu spécial d'obéissance au pape. Puis, ayant communié, il vint avec le corps de notre Seigneur à chacun de ses compagnons qui fit sur l'hostie les mêmes vœux à haute voix.

ils n'avaient plus besoin de se grouper autour d'Ignace pour recevoir la pensée vivifiante de leur organisation.

Une vie commune fut adoptée, puis ils partirent pour prêcher les peuples, enseigner, instruire les enfants.

Cette séparation, quelque douloureuse qu'elle fut, était nécessaire au but de l'institut, c'est-à-dire à la prédication et à l'enseignement.

Pour les âmes qui se comprennent en Dieu, il n'y a point de distance; quelques mille lieues ou une journée de route n'effrayent pas davantage la pensée, et François de Xavier, écrivant à genoux au Père Ignace (qu'il ne devait jamais revoir), n'était pas plus séparé de lui que ceux de ses compagnons qui évangélisaient en Italie.

N'est-ce pas le même cœur qui anime à la Chine les martyrs souffrant et mourant pour Jésus-Christ, et ceux qui en France se vouent à former ses apôtres. Peut-être le sang des martyrs bat moins fort sous les étreintes de la cangue que celui de leurs maîtres à la relation de leur souffrance.

Tous ces nouveaux apôtres prirent la direction que leur indiqua Ignace, sous l'impulsion du souverain pontife.

François de Xavier, resté jusqu'alors en Portugal, s'embarqua à Lisbonne pour Goa, laissant Rodriguez provincial de la Lusitanie. En Irlande, ce furent Salmeron et Brouet qui durent soutenir la foi de ceux qui n'avaient point reconnu pour papelecyniqueetsacrilégeHenriVIII.

Le savant Laynez vint à Venise; Lefèvre prit la province d'Espagne, Bobadilla et Lejay eurent l'Allemagne divi-

sée en deux parties : Vienne et Ratisbonne; et tous prirent le titre de provinciaux ; car, pour la vaste pensée de saint Ignace, les empires des hommes n'étaient que des provinces dans le royaume de Dieu (1) Pour bien s'expliquer l'organisation et la destinée définitive de la Compagnie de Jésus, il faut partir de ce principe : que la pensée providentielle de l'ordre c'est L'universalité ; pour les Jésuites, le monde est le domaine de Dieu divisé entre des gouvernements qui dirigent et administrent les peuples sous des rois, des empereurs, des républiques, qu'importe. Cette théocratie si forte et si prévoyante, les Jésuites l'avaient puisée dans l'esprit pur du catholicisme..

Un provincial dirigeait tout ce qui touchait à la Compagnie dans certaines circonscriptions territoriales déterminées par les royaumes ou les empires (Gallia provincia, Hispania provincia) , à la manière de l'antique Rome. Ce provincial avait toute autorité sur ceux qui étaient employés dans la province; lui-même obéissait au général ou chef spirituel, qui faisait, lui, un vœu spécial d'obéissance entre les mains du pape. Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que les évêques dont les pouvoirs étaient plus étendus et surtout plus respectés à

(1) François de Xavier, Salmeron et Brouet reçurent du pape l'investiture et les pouvoirs les plus étendus de nonces apostoli- - .ques ; l'un allait chez les sauvages, les deux autres chez les héré tiques, plus éloignés encore de la foi de Jésus-Christ.

ce temps qu'ils ne le sont aujourd'hui, ne s'opposèrent pas à l'influence du provincial, ainsi qu'ils auraient pu le faire comme maîtres de la juridiction ecclésiastique dans leur diocèse.

Ignace demeura donc à Rome, aux pieds du pape, pour gouverner sa Compagnie, mettant en œuvre les deux conditions de la vie active de son ordre : prédication et charité. Rome, plus que toutes les grandes cités, se trouvait dès le moyen âge envahie par une population riche et flottante, qui attirait après elle la double plaie des juifs et des courtisanes : les uns enrichis par le prêt usuraire, les autres par cette vie de débauche, malheureusement alors une profession. Vis-à-vis des premiers, Ignace se servit de la prédication. Ses enseignements familiers du catéchisme, destinés aux enfants, se trouvèrent bientôt envahis par les personnes de distinction, les théologiens et jusque par les rabbins, chefs de la synagogue. A l'aide des charités publiques, il parvint à fonder une maison pour les juifs convertis. Leurs biens justement acquis devaient leur être conservés; leurs enfants héritaient d'eux : juifs ou chrétiens, les richesses injustement possédées, que les convertis ne sauraient à qui restituer, devaient profiter à l'institution elle-même comme au temps de l'Église primitive.

Pour les courtisanes également, il destina un asile ; organisant tout avec cette connaissance parfaite du cœur humain, dont saint Ignace semble avoir laissé le secret aux membres de son institut. Au lieu d'effrayer ces

femmes par l'aspect d'un couvent, il comprit qu'une alternative aussi tranchée ne devait pas être imposée; plusieurs même d'entre elles devaient répugner à quitter tout à fait leur famille, le monde ; il fonda donc un asile qui n'était pas le cloître avec ses solitudes, mais quelque chose qui pouvait y préparer ou servir de limbes pour rentrer dans la vie honorable. La maison de SainteMarthe reçut indistinctement les femmes ou les filles abandonnées; on vit souvent Ignace aller les chercher jusque dans les lieux de désordre, et quand on lui demandait s'il ne craignait pas de se souiller à cette fange, il répondait, avec une indicible charité : « Si je peux empêcher une de ces pauvres créatures de pécher une seule nuit, je serai trop bien récompensé. »

- Cet esprit éminemment conciliateur qui sait se ployer à toutes les misères du cœur humain, domine toutes les institutions de la Compagnie de Jésus. Actaédu but principal la conversion des âmes, pour établir le règne de Dieu, il y a des moyens divers et longuement réfléchis, basés sur une intelligente étude des différentes conditions de l'homme, de ses passions, de ses goûts, de ses instincts nobles ou brutes.

Deux autres fondations pieuses méritent d'être rapportées : la première, pour recueillir les enfants orphelins ou abandonnés, fut imitée depuis par saint Vincent de Paul; l'autre, destinée à aider et recueillir les jeunes filles que l'ignorance et la misère portaient au désordre, continue à Rome ses bienfaits constants et admirables.

Tout est occasion de chute à l'homme livré à luimême : l'éducation et l'ignorance, la maladie et la santé, le froid des pôles et la chaleur des tropiques; les seuls purs sont ceux qui, ayant reconnu Dieu, se montrent indulgents aux faiblesses qu'ils ne partagent pas. Pourquoi faire du chemin de la vertu un sentier continuellement couvert d'épines? N'y a-t-il pas moyen de colorer, changer même en plaisir le sacrifice du plaisir? Pourquoi imputer à crime d'attirer doucement à soi le pécheur, de ne lui dévoiler que peu à peu l'étendue du sacrifice?

Et si plus tard il faut couper dans le vif, à ce cœur malade, y aura-t-il déloyauté à faire comme le chirurgien qui cache ses instruments pour ne pas effrayer un pauvre souffreteux? Comme l'Église embrasse le monde moral et physique, ainsi la Société de Jésus ne se borne ni à une seule langue, ni à un seul peuple. Dans son sein, il y a des prédications pour -tous les idiomes, des confessionnaux pour tous les repentirs. Et encore aujourd'hui, lorsqu'un pécheur, attiré au saint tribunal, demande un enfant de saint Ignace, quelque chose que l'homme de Dieu fasse, il doit tout quitter pour venir à lui, sans s'enquérir ni de son pays, ni de son rang, ni de ses richesses, ni de sa pauvreté.

CHAPITRE X.

CONSTITUTIONS DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.

Chaque période de la vie de saint Ignace est marquée d'un caractère à part. Jeune homme, il garde toute l'empreinte chevaleresque d'un siècle de gloire, il se bat en soldat, il marche aux héroïques choses; quand Dieu l'ap-

pelle à ses desseins, Ignace devient l'homme ascétique,

l'esprit qui se replie sur lui-même et se manifeste par son beau livre des Exercices; enfin commence la troisième période de sa vie : c'est le temps de la réflexion , de l'organisation, le rationalisme de son existence. Ce n'est plus la poésie de ses jours de chevalerie, ce n'est plus ce saint, ce généreux enthousiasme qui le fait s'affranchir de toutes les impressions de la chair ; c'est le législateur à la tète puissante et forte, qui

va donner des lois à une société largement organisée.

Ici son génie se révèle dans sa splendeur.

Toute société a sa règle, tout ordre politique ou religieux sa constitution. Les signes d'après lesquels on peut reconnaître si une règle est bonne, si une constitution est parfaite, sont invariablement ceux-ci : 1" Lorsque la règle s'applique avec une telle rectitude aux individus, qu'elle se fait chair et os avec eux , en s'identifiant à leur vie, à leurs actes, en les broyant en quelque sorte sous une volonté. Ainsi furent les règles de la république de Sparte et d'Athènes; telle fut la loi de Moïse, si admirable de prévoyance et d'organisation.

2° Le second caractère, c'est la durée. Lorsqu'une règle ne s'adapte point au mouvement de la civilisation, à l'esprit de la société, elle passe comme une chose sans autorité sur les faits. Ainsi sont tombées tant de constitutions politiques éphémères, tristement célèbres par leur impuissance.

Il sera donc permis à un esprit impartial de faire une première remarque sur les règles de saint Ignace ; c'est qu'elles ont réuni les deux conditions que nous venons de signaler; elles se sont détrempées sur ses compagnons, sur ses enfants aimés, à ce point que lorsqu'une fois on a appartenu à la Compagnie l'empreinte est indélébile et le caractère perpétuel. Enfin, après toutes les persécutions, la règle demeurée intacte est restée la loi immuable de l'institut et le principe même de saforce.

D'où logiquement on peut conclure que la règle de

saint Ignace a ce caractère de perfection que la critique peut difficilement atteindre et devant lequel la raillerie doit s'émousser.

Un peu de respect donc pour la durée et l'immobilité dans un siècle qui ne sait rien créer de durable et de grand !

Si, pour le fidèle, il y a une cause première à tout ceci, la main de Dieu, qui met sur ses œuvres une destinée éternelle, aux yeux du philosophe pour qui tout est recherche et réflexion, on peut trouver dans la règle même le principe de sa perpétuité.

Les constitutions de saint Ignace réunissent en ellesmêmes la perfection de tout gouvernement social, car elles proclament à la fois la dictature morale, l'élection, le conseil, l'action incessante, l'obéissance respectueuse et le principe d'unité qui enveloppe comme d'une maille de fer toutes les volontés individuelles.

Voyons comment ces règles furent conçues à leur origine. A ce moment où Ignace de Loyola semblait tout absorbé par de bonnes et actives œuvres, il s'occupait avec ardeur à rédiger les constitutions définitives de son ordre, c'est-à-dire à créer ce gouvernement politique et religieux qui fait par son audace et sa stabilité le désespoir des uns et l'admiration des autres. D'abord il résuma quelques préceptes généraux comme une sorte de déclaration des devoirs de l'homme. (Tant d'autres constitutions ont été précédées de déclarations de droits!) Il est à remarquer, que saint Ignace n'a pas écrit

une ligne (1), n'a pas dit un mot qui n'ait été recueilli par ses disciples , comme la parole de Dieu même. Et cette obéissance mêlée d'amour pour leur fondateur chez des hommes, tout le monde en convient, au moins remarquables, n'est pas une des moindres preuves de l'excellence d'une règle qui prend le cœur et l'imagination, tout en proclamant des principes sévères et rigoureux imposés même pour chaque accident de la vie matérielle.

« Toute action doit se rapporter à Dieu avec l'abnégation de soi-même, et la soumission absolue au supérieur. » Telle est la première loi de ce grand code. dette soumission paraîtra facile et s'ennoblira dans les choses les plus vulgaires, quand on pensera qu'ayant fait vœu d'obéissance, c'est à Dieu même qu'on obéit.

« Ceux qui ont commerce avec le monde doivent y apporter la circonspection de ceux qui secourent les gens en danger de se noyer; qu'ils prennent bien garde de se perdre en voulant sauver les autres.

« Quelques grandes choses que Dieu opère par vous, ne croyez pas être de grands hommes. L'instrument est une machine inerte, souvent vile; c'est au bras qui le met en œuvre que doit être rapportée la gloire.

« Aimez-vous tous comme les frères d'une même famille, et que chacun aime son frère comme un autre lui-même.

(1) Excepté le livre sur la sainte Trinité et quelques papiers brûlés avant sa mort.

« Ne comptez pour rien l'esprit, le savoir, l'éloquence; mais que la vertu seule soit digne de votre attention.

« Ne méprisez jamais le bien présent que vous pouvez accomplir, quelque petit qu'il vous paraisse, pour un bien plus grand, mais incertain. Faites celui que Dieu vous envoie; il pourvoiera à l'autre par des moyens providentiels.

« Ne vous détournez pas d'aller droit devant vous et de faire du bien au prochain même si vous en recevez des affronts et des outrages; c'est la seule récompense que le monde ait accordée à la divine mission du Christ. »

Plusieurs autres préceptes résumés par saint Ignace renferment une science réelle et profonde du cœur humain, et indiquent avec intelligence les moyens de parvenir à gouverner les hommes par la connaissance d'eux-mêmes, et à ennoblir l'obéissance pour la rendre immédiate à Dieu. La puissance d'unité est ce qui a éminemment distingué l'ordre des Jésuites des autres corporations religieuses. Partout dans les sociétés modernes le pouvoir s'amoindrit, s'éparpille, se perd comme tout ce qui se divise ; tandis qu'Ignace de Loyola fonde une institution forte, toujours puissante, qui fait honte parle contraste de son énergie morale à la puérilité de bien d'autres institutions. Comme des enfants en colère, les sociétés philosophiques s'en prennent à elle de leur faiblesse, elles l'injurient, elles se haussent sur leurs pieds pour l'atteindre au visage. Pouvoir matériel, vous pou-

vez la chasser, la proscrire, lui jeter l'insulte et l'ignominie; il suffit pour cela de quelques beaux discours; mais sa vie échappe comme la pensée ; quelques pas plus loin on la retrouve chez un autre peuple vivant de sa propre existence, c'est-à-dire de cet esprit d'unité que Dieu a mis comme son cachet partout à ses œuvres, dans l'homme matériel comme dans l'esprit qui l'anime, dans le brin de mousse qu'on foule aux pieds, comme au sein des mondes où se perd l'intelligence.

Ces préceptes de conduite ne doivent point être confondus avec les constitutions de l'ordre, l'œuvre éminente de saint Ignace; de ces constitutions allait dépendre l'existence éphémère ou la durée immortelle de la Compagnie. Il y travaillait sans cesse le jour et la nuit, c'était la pensée constante de ses veilles, la préoccupation de chacune de ses heures. Et comme rien ne doit échapper dans la vie des intelligences supérieures, pas plus les doutes, les hésitations de leur esprit, que les formules même dans lesquelles ils restreignent leur œuvre, il faut dire la méthode de travail de saint Ignace.

Il ne lui suffisait pas d'instituer un ordre dans un but d'obéissance et de secours pour l'Église catholique, il devait encore en discuter les détails article par article, en peser longuement les conséquences, afin de l'approprier à l'esprit de tous et de chacun ; car c'est par les détails, par l'application incessante de la pensée, qu'une œuvre vit et se perpétue.

Quand, dans le silence delà nuit, à la lueur de sa lampe toujours allumée, saint Ignace avait arrêté un article des constitutions, selon l'intelligence approfondie qu'il avait des inclinations du cœur humain ; il l'examinait, le dépeçait, et, faisant de son esprit une sorte de tribunal pour peser avec impartialité les raisons pour et les raisons contre, il écrivait les unes et les autres en regard, pilis il les analysait, les contre-balançait. Avant d'adopter définitivement un article, il voulait essayer et atteindre la vérité absolue dans une forme d'exacte logique. Lorsqu'il avait établi ses raisons, s'il en trouvait quinze pour, je suppose, et huit contre, il modifiait l'article, laissait son esprit se reposer, et, avec une patience qui jamais lie se démentit, il recommençait son travail, I4 pensée libre de tout souvenir et surtout de tout amourpropre.

Il arrivait ainsi à une détermination d'une certitude aussi absolue que peut l'être une vérité de détail. Pour en donner une idée, nous dirons que lorsqu'il voulut décider si les maisons professes n'auraient point de revenus, il rewit pendant quarante jours consécutifs ce laborieux examen des preuves. S'étonnera-t-on encore si les règles sorties de cette intelligence éminente, où se concentraient toutes les facultés du raisonnement, portent avec elles un principe de vie qui leur permet de traverser victorieuses les siècles et les révolutions?

On a trouvé , dans les papiers mêmes d'Ignace, les traces de ces curieuses études écrites tantôt en latin,

tantôt en espagnol. Mais tous ces moyens de raison pure et d'investigation logique ne suffisaient pas au cœur chaleureux de l'Espagnol ; avec l'homme didactique se montre l'âme pieuse et confiante qui, après les abstractions philosophiques, appelle avec naïveté le jugement de Dieu : chaque article était placé sur l'autel où on disait la messe; il l'y laissait plusieurs jours, et quand Dieu se révélait à lui dans le secret du sacrifice , quand , tenant dans ses mains le corps et le sang du Christ, il entendait son âme parler à son âme et lui montrer la vérité, il adoptait ou rejetait l'article selon les inspirations de l'esprit d'en haut(l).

Les constitutions de l'ordre sortirent de ces méditations immenses et des révélations pieuses de saint Ignace.

Sa pensée était de mêler si bien la vie contemplative à la vie active qu'elles pussent se prêter un mutuel appui dans le triple but du salut de ses membres, le bien du prochain et l'avancement de l'ordre. L'examen de conscience scrupuleux que chacun devait communiquer à son supérieur, tel qu'il l'avait reconnu devant Dieu, l'oraison mentale et la contemplation , les saintes lectures, les sacrements, les conversations pieuses, les retraites spirituelles et la pensée constante de la présence de Dieu, furent empruntées à la vie contempla-

(1) Le pape saint Léon 1 avait coutume d'en user ainsi ; il laissa pendant quarante jours sur l'autel la lettre à Flavicn, évoque d'Antioche contre l'hérésie d'Eutichès.

tive telle que les pères du désert l'entendaient. La vie active lui fournit les missions dans les pays catholiques, aussi bien que chez les idolâtres , les prédications et les catéchismes, la visite des hôpitaux et des prisons, la direction des consciences et l'instruction des enfants.

Toutefois, les missions et l'éducation étaient la fin principale de la Compagnie, ce dernier devoir surtout préoccupe saint Ignace. Lorsqu'on veut corriger une nation gangrenée par un siècle sceptique et ergoteur, il faut sauver les enfants, frêles etnaives créatures qui s'imprégnent du bien et du mal répandu dans l'atmosphère autour d'eux. Ignace, on se le rappelle, faisait à NotreDame-de-Montserrat un catéchisme où il leur enseignait avec simplesse cette belle religion catholique qu'il suffit de connaître pour l'aimer et la suivre. L'enseignement resta donc comme un précepte dans les constitutions ; depuis le novice qui prononce les derniers vœux jusqu'au général élu durent employer un mois à faire le catéchisme aux enfants.

Le but de saint Ignace fut donc non seulement le salut de son âme propre, mais encore la perfection du prochain, deux idées corrélatives, car aimer Dieu c'est désirer nécessairement le faire connaître. Dès lors furent établies des classes publiques et un enseignement gratuit où les arts , les sciences, la philosophie, devinrent des marches pour monter à la théologie, noble science qui domine toutes les autres de toute la grandeur de l'infini. Bientôt cet enseignement prit un énorme ac-

croissement; les pères jésuites s'y vouèrent avec abnégation. L'instruction y était remarquable, et, gratuite, toutes les classes étaient appelées à en profiter. Orlandinus disait à ce sujet : « Nous voyons briller, dans le gouvernement des États et sous la pourpre des cardinaux, des hommes qui étaient encore il y a peu de temps sur les bancs de nos écoles. »

Cependant les premiers collèges, à cause du petit nombre de pères capables d'enseigner que les missions n'absorbaient pas, restèrent uniquement composés pendant les trois ou quatre premières années de jeunes hommes appartenant à la Compagnie, et qui tous étudiaient pour professer à leur tour.

La règle desaint Ignace embrasse tout; elle prend non seulement l'intelligence, mais encore le corps, ses habitudes et jusqu'à ses vêtements. L'habit ne dut être ni trop visible ni trop singulier ; un vêtement se rapprochant de celui du prêtre et pouvant être modifié selon la mode des divers pays. Le fondateur ne voulait pas qu'à cause de la diversité ou de la bizarrerie d'un costume l'enseignement pût être exposé à des moqueries ou qu'il excitât des répulsions ; la longue robe de bure noire, digne et simple à la fois, modeste et d'un caractère monacal, fut adoptée généralement.

L'habit n'est pas pour tous une inflexible nécessité; le vêlement du siècle est même toléré dans certaines occasions laissées à la prudence du supérieur.

La nourriture dut être simple et frugale, mais comme

l'institut était destiné à de grandes fatigues, aucune pri vation ne fut prescrite d'une manière absolue. D'après les statuts, chaque Père est libre de se soumettre à des macérations particulières que règle toujours la direction du père spirituel, car le grand devoir est d'instruire et d'enseigner, et les épines qui se recueillent sur cette route sont plus cuisantes que celles que la volonté s'impose.

Les chœurs, tels qu'ils sont réglés dans les chapitres des cathédrales, c'est-à dire les offices récités ou chantés en commun , furent interdits comme usant les forces et le temps destinés aux études théologiques ; le fondateur s'appuya de l'exemple des ordres militaires qui n'ont point d'office récité en chœur; il pensa à la bulle de saint Grégoire pape qui défend de chanter aux diacres occupés de l'enseignement, et enfin à la somme de saint Thomas, le grand théologien qu'il faut toujours citer dès qu'on cherche une autorité dans l'Église, l'éminent docteur qui ordonne de travailler à élever les âmes vers Dieu plutôt par la parole que par la musique.

C'est surtout dans le choix des frères destinés à l'œuvre évangélique que se montre la prudence d'Ignace; ils doivent être d'un tempérament doux, d'une santé parfaite, d'un extérieur bienveillant; dégagés de tout lien, de tout vœu, même de toute promesse verbale; une réputation nette, une foi constante, un jugement sain et une volonté énergique, et ceci sans considération de rang ou de fortune. Toutefois il faudra recueillir avec soin ceux qui réunissent ces conditions,

parce que leur parole a plus de poids sur les masses, et que le mal ou la vertu viennent infailliblement des hautes classes de la société (1).

Quoique le but de saint Ignace embrasse le salut et l'édification du monde entier, et qu'il réunisse cette humanité qu'on a voulu inventer de nos jours, tous les esprits ne lui parurent pas aptes à un aussi noble emploi; c'est pour cela que plusieurs exclusions furent prononcées : il faut un âge convenable aux travaux de la société, quinze ans pour être admis au noviciat, et vingt-cinq pour la profession; passé cinquante ans, on ne peut plus être reçu dans l'ordre. En seront également exclus ceux qui ont des maladies chroniques, ou de ces difformités altérant toujours plus ou moins la santé. Il faut s'abstenir des dévotions indiscrètes, de tout entêtement mal éclairé, d'un défaut de jugement ou de mémoire; l'ignorance, un embarras pour s'exprimer, une tendance vers des motifs humains en entrant dans l'ordre, une fierté déplacée dans l'obéissance, sont également des causes d'inadmissibilité dans la Compagnie.

Ces motifs d'exclusion ne sont pas posés d'une manière absolue : le supérieur peut, selon son discernement, faire des exceptions. Tous ceux qui, nés dans le sein de l'Église, ont adopté une secte, un schisme en dehors d'elle; ceux qui ont été condamnés pour une foi nouvelle ou pour avoir commis quelque crime; ceux

(1) De Admissione, cap. 1.

qui ont porté, même un seul jour, l'habit d'un ordre religieux, sont à jamais rejetés de la Compagnie.

Pour bien connaître les néophites, les supérieurs devront les interroger secrètement ; on ne leur déguisera rien, ni les travaux, ni les humiliations, ni les peines du corps, ni les soucis du cœur ; leur âme devra être limpide comme un cristal, pour qu'on puisse y apercevoir les défauts, les imperfections, et jusqu'à ces pensées intimes qui passent, en la ternissant, comme un souffle sur une glace.

Chaque novice doit, après cet examen, faire les exer- cices spirituels dans une retraite absolue; ces exercices sont terminés par une confession générale, qui devra être continuée de six mois en six mois.

Le noviciat est fixé à deux années, et à trois pour ceux qui ont étudié dans les colléges de la Compagnie. Après ce noviciat viennent les longues épreuves; car il faut une vocation, une docilité, une intelligence, une fermeté plus qu'ordinaire pour être élevé jusqu'à une si vaste institution.

Lapremièreépreuveestlagranderetraitedetrentejours; La seconde, le service dans les hôpitaux; La troisième, un pèlerinage à pied en demandant l'aumône; La quatrième, l'exercice des emplois les plus humbles dans la maison; La cinquième, l'enseignement de la doctrine chrétienne; et pour ceux qui sont déjà prêtres, la confession et la prédication.

Durant toutes ces épreuves, le novice est suivi et apprécié; il doit rapporter le témoignage des évêques, s'il a élé envoyé dans les diocèses. Le supérieur demandera des renseignements secrets aux hôpitaux ou autres établissements dans lesquels il aura servi, sur sa vie, ses œuvres, sa piété et son intelligence; car il devient soldat du Christ, serviteur de l'Eglise, enfant de la Compagnie. Et quelle est la mère qui ne suive son en fan 1, lorsqu'il entre dans la vie, pour deviner ses dispositions, ses secrets désirs? Elle veut pénétrer les paroles même qu'il ne dit pas, ses gestes, ses regards, tout luimême, pour le diriger selon ses goûts et les facultés que Dieu lui a départies. Appelle-t-on cela police ou tendresse ?

Si saint Ignace voulait des hommes avancés dans les sciences, il désirait surtout former des cœurs pieux et honnêtes, des âmes élevées et capables de comprendre les hautes vérités de la foi. Aussi, après les deux premières années de noviciat séparées de toute étude humaine, la dernière devait être exclusivement absorbée dans la pensée de Dieu; l'esprit restait face à face avec la sublime divinité, sans qu'il lui fut permis de descendre une heure aux questions de la science humaine, d'y reposer ses yeux fatigués de l'éclat éblouissant du soleil de l'éternelle vérité. Après cette suprême épreuve, commençait ordinairement l'apostolat.

La hase et la formule de cette première partie des constitu tions de saint Ignace se résume surtout dans la connais-

sance pratique des hommes, ou, si l'on veut, des instruments qu'on doit employer pour arriver aux fins de l'œuvre.

Et c'est ici précisément que le plus grand reproche est adressé par l'école philosophique à l'institution.

On a dit : « Le fondateur a exclu tout principe de liberté , de sorte qu'on s'abdique corps et âme en entrant dans la Société. » On a dit ensuite qu'il n'y avait là qu'une grande surveillance des uns sur les autres au profit de la Compagnie ou de son chef, le général ou le pape.

Il est naturel que le temps présent qui périt surtout par le morcellement des volontés, par les médiocrités turbulentes, et parleuses, par l'anarchie des idées, où deux hommes et deux systèmes ne se rencontrent pas dans la même voie, il est naturel, disons-nous, que ce temps ne puisse comprendre et suivre ce réseau de volonté qui se rattache et s'unit sous une dictature suprême.

D'abord , est-il exact de dire qu'il y a là abrutissement de l'esprit? Certes, non. Loin de là, chaque intelligence justement appréciée reste dans le cercle d'action qui lui appartient; seulement, elle ne s'épar- pille pas, elle ne devient pas indépendante, séditieuse ; elle se place volontairement sous l'empire de l'unité. Il se forma, il y a quelques années, une société retentissante qui voulait embrasser et dominer la nouvelle génération , nous voulons parler du saint-simonisme. Eh bien, cette fameuse maxime qu'elle avait placée sur le

fronton de ses temples : « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres, » n'était qu'un plagiat des constitutions de saint Ignace.

Et d'ailleurs que pourrait-il y avoir de plus parfait comme état social que celui dans lequel un pouvoir serait assez intelligent pour donner à chacun la position, et l'influence à laquelle son aptitude le rendrait plus spécialement propre ?

On a parlé de police, d'inquisition, et c'est peut-être la partie la plus élevée de la pensée de saint Ignace que cette grandeur résignée qu'il suppose assez pure pour dire toutes et chacune de ses actions, de manière à placer ses disciples comme dans une maison de verre. La dénonciation à laquelle on se soumet volontairement révèle une vertu parfaite, une candeur naïve et un état sublime de l'âme. Dans toutes les républiques bien ordonnées de l'antiquité, n'existait-il pas une dénonciation morale de tous et un pouvoir qui réprimait même les actions cachées? La censure chez les Homains étaitelle autre chose?

CHAPITRE XI.

SUITE DES CONSTITUTIONS.—ÉTABLISSEMENT DES COLLÈGES.

Les règles vivent par leur propre force et par le mode d'exécution qui les rend manifestes à tous ; de sorte qu'il ne suffit pas qu'un code soit parfait, il faut encore que la hiérarchie de ceux qui le mettent à exécution soit exactement combinée. Aussi saint Ignace ne se contenta pas seulement de poser les bases de sa Société, mais il créa encore une hiérarchie de fonctionnaires qui tous devaient concourir à l'œuvre.

Si la dictature du général était un des principes fondamentaux. de toute l'organisation, il ne fallait lui laisser rien d'arbitraire, de sorte qu'au-dessous du général, ou, pour mieux dire, à ses côtés, fgnace plaça les profès, c'est-à-dire des élus, des pères plus parfaits que les au-

tres et qui avaient l'aptitude pour exercer toutes les grandes fonctions de l'ordre.

Tous les membres de la Société n'avaient ni le même degré de force, ni la même instruction, ni la même intelligence. Par cela même Ignace fut forcé d'établir des divisions dans l'ordre. Il créa les profès, les coadjuteurs spirituels et les écoliers approuvés, Le nombre des profès fut toujours très restreint ; peu d'hommes réunissaient les conditions de savoir, d'intelligence, de piété, d'abnégation que saint Ignace leur impose. Ils étaient l'élite de la Compagnie; parmi eux on désignait les chefs des missions dans les contrées lointaines, les provinciaux gouvernant tout l'ordre dans la circonscription qui leur était assignée par le pape ou le général. Institution admirable, concours de haute intelligence, action et conseil à la fois, ce que saint Ignace considérait comme le fondement et la base de son ordre.

Les profès avaient l'obligation expresse des missions ; à leurs vœux de pauvreté, chasteté, obéissance, ils en ajoutaient deux autres tous spéciaux de ne permettre aucune altération dans les constitutions de la Compagnie, et celui d'obéissance au pape pour l'enseignement et la conversion des peuples.

Les coadjuteurs spirituels étaient une modification introduite par saint Ignace dans le plan primitif de son ordre. Comme les profès faisaient un vœu spécial pour les missions, il y avait souvent impossibilité

à ce qu'ils pussent enseigner dans les collèges qui, chaque jour, prenaient un développement extraordinaire. Il leur adjoignit les coadjuteurs spirituels chargés spécialement de la direction de ces collèges. Également prêtres, ils faisaient les trois vœux en y ajoutant la vocation d'enseigner.

Les coadjuteurs temporels étaient des laïques chargés de toutes les fonctions matérielles dans les maisons professes afin de laisser aux maitres le soin supérieur de l'enseignement.

Enfin les écoliers approuvés; ceux-ci s'avançaient dans la voie sans être encore arrivés au pieux et noble terme ; ils s'engageaient, en entrant dans les épreuves, à vivre et mourir dans la Compagnie , et de plus à accepter avec joie le degré que le supérieur croirait le plus en rapport avec leur aptitude. Ce vœu conditionnel laissait à chaque novice une certaine latitude de liberté. Le concile de Trente leur conservait la possession de leurs biens que les supérieurs administraient en leur nom.

« Car, dit le fondateur, il n'est pas juste que les écoliers soient à la charge du public avant de le servir. Ignace avait tant souffert de la pauvreté à Paris, ses études en avaient été tellement entravées, qu'il ne voulut pas imposer à des jeunes gens faibles encore cette perte de temps et ces épreuves. Au reste nulle maison professe n'avait de ressources, elles durent vivre d'aumônes et consacrer leur temps au service de la société chrétienne.

Ignace, nous le répétons, est peut-être l'homme qui

comprit le mieux l'emploi des capacités, force toute puissante lorsque les rouages de cette belle machine, l'intelligence humaine, ne sont pas obstrués par les grains de sable qu'apportent les préjugés, les fausses doctrines et la fierté de son individualisme. Ce qui distingue l'esprit supérieur du maitre, c'est moins d'agir par lui-même que d'assigner à chacun la condition où il peut le mieux s'enchâsser au tout homogène. Aux esprits tenaces, Ignace donnait les longues missions, aux cœurs plus tendres qu'énergiques, les emplois où la douceur, la persuasion devaient réussir, ménageant si bien les faiblesses et les passions, les qualités ou les défauts, que les uns et les autres, par ce balancement parfait qui forme la base de tout gouvernement sage, venaient aboutir à un centre commun, la gloire de Dieu et la prospérité de la Compagnie.

Le supérieur général doit être nommé à vie; son autorité s'étend sur tout l'ordre. Il dirige les provinces, les maisons professes, les colléges et les noviciats.

Tous les trois ans, il reçoit les rapports de l'universalité des maisons qui dépendent de l'ordre, comme un moyen de l'éclairer dans la pensée de son gouvernement. Chaque bulletin doit contenir l'âge de chacun des frères, ses talents, sa conduite, ses progrès. Un député élu par l'assemblée provinciale est chargé de porter cet état si précis à Rome pour être mis sous les yeux du général.

Celte autorité absolue, immense pour le bien, a des limites pour le mal. Dans chaque province, il y a un

assistant choisi par la congrégation entière qui est ellemême formée de trois députés de chaque province. Les assistants se rassemblent tous les trois ans, et posent cette question : Y a-t-il lieu à réunir toute la congrégation ? Et si l'affirmative est résolue, ils peuvent la convoquer malgré le général; et tout est si bien prévu, si parfaitement coordonné, que ce conseil suprême a le droit de déposer le général lui-même, c'est-à-dire le dictateur.

Les fonctions habituelles de ces assistants, en dehors de ce pouvoir extraordinaire, sont d'aider, d'assister le général ; ils connaissent tous les frères de la province, ils reçoivent d'eux les rapports, les réclamations pour les transmettre à Rome. Cette hiérarchie n'est point absolument de rigueur; chaque frère peut s'adresser directement au chef suprême, qui lui-même demande des notes particulières aux profès, de sorte que, comparant sans passion, sans prévention, il puisse juger en toute vérité. Ainsi l'unité est à la tête, l'examen partout.

Le but de l'ordre, c'est surtout l'enseignement ; de là, le soin qu'apporte le fondateur à en régler toutes les conditions, toutes les facultés.

Quelque soin qu'on apporte à cultiver des intelligences vastes, Ignace n'admet pas que les novices soient doués d'aptitude à l'universalité des sciences; ils doivent s'attacher surtout à se rendre supérieurs dans la spécialité qu'ils choisissent de préférence ou qu'on leur, indique selon leurs facultés intellectuelles plus ou moins étendues. C'est pourquoi les supérieurs doivent

examiner l'âge et l'aptitude de chacun avec une sollicitude toujours active; les intelligences exceptionnelles seules embrassent plusieurs branches de l'esprit humain.

Il existe une hiérarchie scientifique, car la science est une; mais l'enseignement est multiple, selon cette belle parole de l'apôtre : « Toute la science vient de Dieu ; toute science mène à Dieu (1). » Avant tout, il faut connaître profondément le latin, et si le génie des langues se rencontre, les novices apprendront le grec, l'hébreu, l'arabe, le chaldéen , l'indien ; ils ne s'attacheront pas seulement à l'intelligence de l'Écriture sainte, mais encore à défendre la version adoptée par l'Église; ils s'appliqueront également aux humanités, qui consistent dans la grammaire, la rhétorique, la poésie, l'histoire et les mathématiques doctrinales (2).

Les sciences conduisent naturellement les esprits à la sainte étude de la théologie de summis in cœlestibus.

On devra s'y appliquer; et six années entières ne seront pas trop pour approfondir ce foyer de lumière et de chaleur qui contient tout, Dieu et ses œuvres, c'est-àdire le monde physique et l'idéal, ce que nos yeux

(1) Corinth.

(2) La scolastique divisait les mathématiques en doctrinales, ou admises dans l'enseignement catholique et en réprouvées, c'est-à-dire celles qui avaient enfanté l'astrologie judiciaire. Polie.

Joan. Sally.

voient et ce que notre intelligence sait d'une manière bien plus certaine encore.

Ce qu'on doit éviter, c'est le désordre, la confusion, le chaos des idées. Avant de passer d'une science à une autre, on doit donc subir un examen rigoureux, et se fortifier ainsi dans toutes les facultés, de manière à s'harmoniser avec tous les progrès de l'entendement humain. Le cœur et l'esprit sont également cultivés par cette pieuse méthode d'enseignement. La mémoire, cette grande faculté de l'esprit, n'est point négligée; chacun des scolastiquesdoit apprendre tous les jours quelque chose par cœur, des vers, de la prose, un hymne à Dieu, un bel œuvre de littérature.

Comme il n'y a pas d'études sans la santé du corps, on prendra soin de l'enfant, du jeune homme ; jamais l'élève ne travaillera plus de deux heures de suite ; les récréations sont multipliées, les travaux variés de façon que l'un repose de l'autre, et l'on aura soin que chaque collége et scolasticat ait une maison de campagne pour aller au moins une fois la semaine se délasser des travaux sérieux de l'esprit.

Nous avons cherché à esquisser, mais encore imparfaitement, la belle méthode d'enseignement de saint Ignace, qui a survécu à travers les temps presque sans modification. Ce qu'a prescrit le fondateur au seizième siècle est aujourd'hui considéré comme la raison et la vérité même. Celui qui concut de si belles et vastes choses était naguère un gentilhomme orgueilleux, un

soldat ignorant, un pèlerin pauvre. Dieu met ainsi le génie en quelques-uns de ses enfants pour conserver et grandir la foi, afin de concourir à son œuvre d'unité dans l'Église.

A l'exemple du roi de Portugal, qui venait de fonder un collége à Coïmbre pour aider par de nouveaux apôtres les merveilles que la parole de François de Xavier opérait aux Indes (1), d'autres pays catholiques appelèrent cette haute éducation des Jésuites. Valence, Alcala et Candie, Cologne et Louvain, Padoue et Venise se disputèrent les premiers collèges. Au milieu de cet empressement universel, qui devinait ainsi les grandes destinées de l'ordre, les plaintes et les intrigues incessantes des hérétiques ne permirent pas leur établissement en France, et la guerre de François le, contre CharlesQuint fit même expulser ceux des enfants de saint Ignace, Espagnols d'origine, qui étudiaient à Paris.

Dès cette époque, l'Université se posa comme l'adversaire des nouveaux élus. Il existait peut-être entre l'enseignement que cette Université allait chercher dans la poussière du vieux monde romain, et la manière large et féconde des Jésuites, la même distance qu'entre Abeilard et saint Bernard : l'un, ergoteur de collége à l'esprit étroit, systématique; l'autre, à la parole large, dominatrice, immense, entraînée, et qui

(1) Un séminaire fut établi à Goa l'an 1545, la cinquième année après l'approbation des pères jésuites à Rome.

donna l'aumône de la renommée à l'érudit de la montagne Sainte-Geneviève qu'il daigna réfuter.

Néanmoins, quelques-uns des membres de cette Université embrassèrent l'institut de saint Ignace, tant il répondait aux sentiments intimes de toute âme élevée. Le plus habile des universitaires, Guillaume Postel, quitta le bonnet doctoral pour se revêtir de l'habit de la Compagnie. Guillaume, intelligence profonde, génie universel, parlait l'hébreu, le chaldéen, le syriaque (les trois langues que protégeait surtout François 1er), aussi facilement que le français ou le latin. Il fit le voyage de Rome pour voir Ignace, et entraîné par sa parole, il se mit sous sa direction, sans cependant chercher à corriger certaine exaltation mystique déjà maîtresse de son esprit. Ainsi marchent les hommes de trop d'imagination ; avec le sentiment de Dieu, avec le besoin de l'unité, ils se laissent séduire par la toute puissance des illusions, lorsque la vérité grande et sévère ne vient pas s'opposer aux fantômes de l'intelligence, et leur donner au nom de Dieu lumière et sagesse, le dernier mot de l'esprit humain Sur toute question, Postel marcha vers l'hérésie en prenant pour base l'astrologie et la cabale rabbinique ; il attendit et prêcha un nouveau Messie, allant jusqu'à composer son livre insensé de Virgine Feneta, que lui avait inspiré cette femme exaltée, qui, sous le nom de la mère Jeanne, fit et occasionna mille extravagances dans un monastère de Venise. Ignace, mettant à exécution les dernières

règles de son ordre, qui veulent « que tout membre inutile ou dangereux soit retranché de la Compagnie., réunit les profès résidant à Rome, et, dans une assemblée secrète, on délibéra sur la conduite et le châtiment de Postel, et, selon les expressions du saint fondateur, l'on prit les mêmes précautions que quand on doit couper un bras ou une jambe à un malade.

L'œuvre marchait selon Dieu dans les voies de la grandeur et de la durée. Un des premiers colléges des Jésuites fut celui de Gandie : le duc François. de Borgia, l'âme exaltée qui comprit et dirigea plus tard sainte Thérèse, était encore dans les liens du monde; mais saisi d'effroi à la vue des restes flétris et du cadavre putride de l'impératrice Isabelle qu'il avait servie puissante, belle, richement couronnée, imposant ses lois au monde par sa beauté, son esprit, et maintenant réduite à ces quelques lambeaux de chairs infectes, déposés dans la tombe des rois de Castille (t), François de Borgia, disons-nous, voulut penser à son salut et à celui de ses peuples. Il jeta les yeux sur la Compagnie de Jésus, qui comptait à peine alors

(1J Femme de Charles-Quint; elle était morte frappée comme de la foudre. Le duc de Gandie reçut l'honneur de conduire sa dépouille mortelle, mais avant de la déposer dans les caveaux de Grenade, on ouvrit la châsse d'argent ciselé, on écarta les riches étoffes, car chaque hidalgo devait jurer que là étaient les restes de l'impératrice. Frappés d'horreur tous reculèrent, et de Borgia jura de ne s'attacher jamais à rien de ce qui périt.

dix profès sur deux cents membres, mais si bien choisis, si parfaitament pénétrés des devoirs de leur ordre, que leur renommée s'étendait déjà toute puissante sur le monde connu. François de Borgia désira fonder un collége destiné à élever les enfants des Maures convertis ; c'était à la fois un enseignement et une mission : les profès convertissaient les pères de famille, les hommes instruits; les novices s'attachaient aux enfants, et toutes les forces de l'ordre étaient ainsi employées à un même but, l'enseignement et la propagation du christianisme.

On ne cesse pas d'admirer cette sollicitude si bien appliquée à chaque détail qu'Ignace déployait dans ses institutions; car les détails sont l'application de la pensée générale, et c'est par eux que les grandes œuvres vivent. Le collége de Candie (la première scolasticat de l'ordre) devint célèbre par la bonne méthode des études; bientôt il fut érigé en université; et dès lors, il rivalisa avec Alcala et Salamanque. Là fut mise en usage cette méthode que les pères jésuites ont

gardée de ces disputes dans lesquelles sont résolus les doutes, les objections, les questions les plus difficiles, la mémoire et l'esprit sont souvent emportés loin de leurs limites ordinaires par ces discussions, d'où jaillit la pensée, comme les éclats du diamant en contact avec le fer.

La poésie et la grammaire, la philosophie d'Aristote et la théologie de saint Thomas furent mis aux mains des jeunes élèves; on leur enseigna éga-

lement les auteurs profanes grecs et latins; mais saint Ignace voulut qu'on fit de ces emendata ou expurgala qu'on a depuis tant reprochés aux pères jésuites.

Comme si le premier soin de l'éducation n'était pas de préserver les mœurs, et d'éloigner de la jeunesse ces curiosités, ces impressions qui corrodent le cœur, et y laissent à jamais le germe des passions mauvaises.

Qui peut soutenir que les églogues de Virgile, les élégies d'Ovide, et même les épîtres et les satires d'Horace, puissent être livrées dans la langue nationale aux enfants sans un préservatif? Saint Ignace ne voulut pas priver entièrement la jeunesse studieuse des beautés de l'antique, de cette littérature magnifique que Rome et la Grèce nous ont laissée; mais, de même qu'on voile aux yeux chastes les groupes d'Herculanum et de Pompéï, de même devait-on voiler ces licencieuses images des poëtes anciens. Pourrait-on faire un crime aux Jésuites de leur respect pour ce qui est innocent et pur?

Indépendamment de ces éditions emendala pour sauver la pudeur des jeunes âmes, Ignace voulut qu'il se formât entre les élèves et les maîtres des conférences amicales sur la piété et les devoirs de la vie, afin que pour ces jeunes esprits il y eût certaines règles de conduite invariables qui pussent rester gravées dans leurs cœurs. Jamais la science ne dut être séparée des honnes mœurs; il voulait faire non seulement des hommes d'intelligence, mais encore de pieuses consciences appe-

lées à bien vivre dans la famille, dans le monde, comme dans la solitude.

C'est en quoi précisément les institutions modernes qui s'occupent de l'éducation publique sont complètement imparfaites ; elles instruisent sans moraliser ; l'enfance a besoin d'autre chose que de bien scander des vers de Virgile, d'exactement compter dans les grands livres du commerce, ou même de parler poliment sa langue. Il lui faut un enseignement qui lui apprenne ses devoirs; il faut qu'on dise à la jeunesse ce qui est permis et ce qui est défendu, qu'on lui révèle la société, non point comme question de force et de pouvoir matériel, mais encore comme un grand ordre moral où il y a autre chose que des discussions d'intérêt et d'égoïstes luttes entre les partis ou les passions.

CHAPITRE 'XII.

PROPAGATION DE L'ORDRE DE SAINT IGNACE. — LES JÉSUITES AU CONCILE DE TRENTE.

Un des caractères remarquables de l'institution fondée par Ignace de Loyola,.c'est la popularité immense, le crédit presque fabuleux qu'elle obtient dès son origine.

Un moment persécutée, elle s'élance vigoureusement comme un chêne qui longtemps retenu, déchire la terre pour pousser sa verte ramée et ses bourgeons puissants.

Tant d'institutions modernes ont eu la prétention de durer et sont tombées d'une chute rapide, qu'on peut rendre quelque hommage à ce développement inouï de la Compagnie de Jésus.

Ceci tenait à la raison haute, à l'appréciation sûre et ferme des intérêts de l'Église qui marquent même les premiers temps de la fondation de l'ordre. Le catholicismeall

seizième siècle, il faut bien le dire, subissait une crise ; or, la Compagnie de Jésus, en se plaçant sur l'abîme lui-même, en sondant ses profondeurs, devait naturellement acquérir une prépondérance sur toutes les délibérations de l'Église. A ce point de vue, on s'explique très bien comment le nouvel ordre obtint une belle place dans le concile de Trente; et l'on pourrait même ajouter que l'esprit de saint Ignace se manifesta hautement dans les résolutions définitives du concile ; cet esprit est celui de l'organisation forte, de l'unité et de l'obéissance intelligente.

On remarquera en effet une différence extrême entre l'esprit des conciles de Bâle et de Constance et celui du concile de Trente; les premiers tout empreints d'un caractère de turbulence et de théories contraires à la suprématie des papes , tentèrent de briser l'unité féconde du catholicisme ; ils réformèrent, presque à la manière audacieuse et hérésiarque du luthéranisme. Il n'en fut pas ainsi du concile de Trente ; si celui-ci posa une réforme, il la plaça toujours sous l'infaillibilité pontificale, sous l'unité de l'Église. Et n'était-ce pas là même l'esprit vivifiant de la Compagnie de Jésus?

Au moment donc où saint Ignace se révélait au monde en puissant organisateur, le concile de Trente se réunissait pour décider des questions que la réforme avait fatalement soulevées. L'univers chrétien avait les yeux fixés sur cette splendide assemblée où allaient se discuter les points de politique, les éléments religieux

et profanes, où le dogme catholique devait recevoir sa forme et se dégager complètement du mouvement désordonné qui tentait d'en altérer la pureté (1). L'ordre de saint Ignace, à peine établi, eut l'insigne honneur d'avoir trois députés parmi les docteurs nommés.

C'étaient d'abord les deux amis d'Ignace, Laynez et Salmeron, que le pape Paul III voulut envoyer avec le titre de ses théologiens, puis Claude Le Jay, qui, après avoir prêché à Worms, Ingolstad, Nuremberg, Ratisbonne, venait de recevoir également la dignité de théologien et de légat du cardinal Othon, évêque d'Augsbourg. Pendant l'année que Le Jay passa en Italie, qu'il ne quitta que pour fonder, à Vienne, un collège de treize Jésuites, maîtres des sciences, il devint le conseil ordinaire du cardinal de Trente. Salmeron se fit remarquer au milieu de tant de gens érudits par un discours latin de la plus haute portée, et Laynez montra tant _de profondeur et d'érudition, qu'il fut chargé spécialement de recueillir les erreurs des divers hérétiques touchant les sacrements, la partie la plus difficile de la foi évangélique (2). Ce travail de la plus haute importance embrassait presque

(1) Le catéchisme du Concile de Trente est entre les mains de tous les catholiques. On sait la part que prirent à sa rédaction les pères jésuites.

(2) Ils furent chargés de faire tous les trois collectivement l'historique de toutes les hérésies depuis les premiers siècles, avec les réfutations de l'Écriture, des Pères, des Conciles et des Docteurs.

Tout le monde connait le remarquable ouvrage du père Pallavicini.

toutes les discussions du concile; car plusieurs puissances chrétiennes , Ferdinand, roi des Romains, et François 1er, réclamaient la communion sous les deux espèces; presque tous les princes d'Allemagne voulaient aussi la participation du calice ; les luthériens avançaient les propositions les plus monstrueuses sur la justification, et les calvinistes niaient la présence réelle.

Puis, au milieu de cette confusion , on jetait les plus étranges erreurs sur la résidence des évêques, sur leurs possessions, les vœux monastiques, le mariage des prêtres. Magnifique réunion que celle du concile de Trente qui se conserva pure et grande au milieu de tant de faux systèmes, et sut les démasquer, les réfuter, les condamner et affermir la foi des catholiques.

Saint Ignace avait donné à ses disciples leurs instructions écrites par lui-même, et ces instructions les voici : « Observer les pensées de ceux qui s'exprimaient avec le plus de sens, parler peu, discuter et balancer avec attention les raisons des deux parties, ne citer aucun auteur vivant, avoir pour règle le bien de l'Église, ne jamais adhérer à une proposition qui se rapproche d'une innovation dangereuse, servir dans les hospices pour ne point se laisser aller à l'orgueil, terminer une journée consacrée aux plus hautes questions par le catéchisme aux enfants, prêcher, instruire, sans toucher aux délibérations du concile, rendre de bons offices à tous, afin de pacifier les esprits. » Chaque soir les trois théologiens devaient se réunir et conférer sur ce qui s'était passé aux séances

du jour, de manière à n'avoir ni pensée ni opinion côntraires les uns aux autres. Ainsi les députés consultaient journellement les instructions de leur saint fondateur, et quand il se présentait quelque question difficile, Laynez répétait toujours : « Oh ! pourquoi notre père Ignace n'est-il pas ici ? »

Tout d'abord on vit le désintéressement de l'ordre des Jésuites à l'occasion de l'évêché de Trieste, que Ferdinand Pr voulut, sur la prière d'Urbain, évêque de Laybach, son confesseur, confier à Claude Le Jay, qu'il avait vu et

apprécié à Augsbourg. L'esprit tout entier de l'ordre se révèle dans le refus de Le Jay : « la destinée de la Compagnie, dit-il, n'était pas les dignités et les honneurs, mais la lutte militante au nom de l'Église. » Ignace soutint l'abnégation de son disciple avec ardeur, suppliant le pape de bien considérer que le but de l'ordre était les missions, la pauvreté, le service actif et surtout désintéressé del'Église. Les autographes de saint Ignace sont fort rares ; et nous allons citer la réponse qu'il fit à Ferdinand; seul il lutta contre tous, contre le roi qui faisait demander la nomination par son ambassadeur, contre les cardinaux qui l'approuvaient et contre Paul III lui-même.

Dans cette lettre, se révèle l'esprit de suite, de hiérarchie réfléchie qu'on ne trouve que chez les hommes qui comprennent sérieusement les devoirs de la vie.

« Nous savons, grand prince, quel est le zèle de votre majesté pour le salut des peuples et son affection pour notre Compagnie, mais en vous rendant nos humbles

actions de grâce, nous osons vous dire que vous ne pouvez nous faire une plus grande faveur que de nous aider à marcher selon les règles de notre institut. Les honneurs ecclésiastiques sont ce qui est le plus capable d'en altérer l'esprit, car nous nous sommes proposé d'aller prêcher l'Évangile en tous les pays du monde, et notre désir est de chercher partout le salut des âmes et la gloire de Dieu, sans nous borner à un seul lieu et nous fixer à un seul emploi. Les sociétés meurent quand elles altèrent leur premier esprit, et la nôtre ne peut se maintenir qu'autant qu'elle conservera le sien. Nous ne sommes que neuf profès, et quatre ou cinq ont déjà refusé des prélatures. Et si un de nous accepte maintenant un évêché, les autres ne croiront-ils pas être en droit de faire de même; que deviendra peu à peu le corps, si les membres se séparent. Notre petit ordre a fait de grands progrès par la voie de l'humilité; si les peuples venaient à nous trouver dans des postes élevés, nous qu'ils ont toujours vus pauvres et petits, que penseraient-ils? écouteraient-ils encore nos instructions ; tout ce que nous ferions ne serait-il pas dès lors inutile? »

Dans ces paroles admirables de grandeur et de prévoyance, combien la destinée de l'ordre est comprise et abordée par son fondateur : « Aucune dignité qui établisse ou rende la Compagnie stable, toujours et incessamment, l'action forte, continue, sans relâche et sans repos. » Et si, pour maintenir ce caractère spécial de l'ordre, saint Ignace doit lutter contre l'opinion même

du pape, il le fera sans hésiter, et, agenouillé devant le pontife suprême, il développera la pensée, la hiérarchie et les destinées de son institut.

« La fin de notre Compagnie, Saint Père, ce sont les missions. Les profès seuls y sont employés, et tant on

apporte de soins à les choisir, de délais à les admettre, quesurdeuxcentsmembresdixseulementsontprofès. Ces dix profès font un vœu spécial d'obéissance immédiate au vicaire de Jésus-Christ ; ils ont auprès de lui un accès facile, et par là même ils exercent une sorte de toutepuissance pour obtenir les charges et les dignités. A la cour des princes, leur ambition pourrait également se satisfaire avec la même facilité, même impunément, et en la parant de quelques belles paroles d'utilité publique. » Sans blâmer les ordres religieux, saint Ignace ajouta que le sien ne pouvait se charger des dignités, des-grandeurs. Sur un seul signe du pape, ne devaient-ils pas tous voler d'un pôle à l'autre, porter de ville en ville, de province en province, la parole évangélique ? Si parmi ce petit nombre de profès, on prend encore les hommes les plus éminents, les plus éclairés, que deviendra le corps privé d'intelligence. Enfin le cavalier du Guipuscoa, le chevalier de la Vierge, pour convaincre le pape, se sert d'une comparaison prise dans sa première et glorieuse vie. « Tous les ordres religieux sont dans l'Église militante comme des escadrons de gens d'armes qui doivent demeurer dans le poste qu'on leur a assigné, et qui

combattent au même rang, toujours de la même manière ; mais nous, nous sommes les chevau-légers, toujours équipés, toujours prêts à faire face aux attaques, aux surprises; qui escarmouchent ici, la, menacent ou soutiennent selon la nécessité. » Ignace aime les comparaisons prises dans l'ordre des batailles ; car il est le général d'une compagnie militante destinée à conquérir des royaumes, des empires à Jésus-Christ.

A cette volonté de hiérarchie et de dictature, saint Ignace unissait un esprit essentiellement de conciliation ; il aimait le caractère de médiateur , et il exerçait cette puissance souveraine sur les plus hautes têtes. Comment se fait-il que celui qui naguère n'était qu'un pauvre pèlerin soit maintenant assez maître des cœurs et des pensées pour décider les querelles entre pontifes, rois et princes ? Tant de pouvoirs matériellement reconnus sont sans force et contestés, qu'on doit prendre une belle opinion de ceux qui exercent ces souverains arbitrages au nom de Dieu et par leur seule intelligence.

Il s'était élevé un vif débat entre Jean III, roi de Portugal, et le souverain pontife au sujet du chapeau de cardinal que le pape avait envoyé malgré le roi à Michel de Silva, comte de Portalegro. Michel de Silva, évêque de Viseu, s'enfuit à Rome où il avait été longtemps ambassadeur près de trois papes. Profondément irrité, le roi se répandit en paroles dures contre Paul III. C'était au moment du concile de Trente et de la réformation luthérienne; chaque événement y était rattaché par la

malveillance. Ignace, craignant quelque schisme à la manière de Henri VIII, écrivit au roi Jean III une lettre admirable de douceur et de mansuétude ; tour à tour il vit le pape et le cardinal Farnèse, son neveu. Heureux quand il put tout concilier autour de cette grande Église romaine l'objet de son ardent amour, de sa continuelle admiration.

C'est surtout dans l'administration de son ordre que le fondateur déployait toute l'étendue de son esprit supérieur. Les novices étaient pour lui de jeunes plantes qu'il cultivait avec le plus grand soin ; il ne détruisait pas leurs inclinations naturelles, mais il s'en emparait et les dirigeait sagement vers le grand but de l'ordre, la gloire de Dieu; ne contrariant ni leurs goûts ni leur direction. A mesure qu'ils avançaient dans la voie de la perfection, Ignace exigeait de plus sévères devoirs. Lui, si enthousiaste, n'employait jamais que le raisonnement et la douceur pour dominer les esprits. Si on lui demandait quelque chose qu'il ne pouvait accorder, c'était avec les termes les plus doux qu'il développait les raisons de son refus ; toute puissance, pour être forte, ne doit-elle pas s'expliquer et se justifier elle-même? On était persuadé, en l'écoutant parler, qu'il n'avait pu agir autrement. S'agissait-il de faire une réprimande, elle devenait sévère sans aigreur ni emportement. De là cette influence naturelle qu'il exerçait sur tous les cœurs. Sa morale était toujours une leçon pratique pour tous et pour luimême ; comme il avait beaucoup vu il pouvait beau-

coup raconter. A côté d'un caractère entier, il mettait une âme douce ; à un homme faible et tenté, il donnait pour compagnon celui qui était fort déjà et éprouvé dans la pratique de la vertu : il devait lui parler, l'encourager, le distraire, pour ne pas même lui laisser le temps matériel de la tentation. Et plus d'une fois il arriva que le frère qui voulait quitter la robe pour retourner au monde était ramené doucement au bercail.

Inflexible dans la pensée, Ignace se montrait conciliant par la forme. La seule chose qu'il repoussât avec toute son énergie, c'était l'introduction de quelque nouvelle pratique dans la Compagnie. Sans croire que sa pensée fût parfaite, il était persuadé que tout changement était un mal ; l'ordre formait un grand tout homogène, y toucher c'était renverser tout l'édifice. Il savait se mettre à la portée de tous. Si un homme de naissance illustre ou de grand savoir entrait dans l'institut, il le traitait avec la distinction du monde, jusqu'à ce que de luimême il eût honte de vivre avec mollesse au milieu des serviteurs de Dieu si mortifiés, sachant le ramener ainsi spontanément à l'égalité devant Dieu, la démocratie la

plus parfaite.

La puissance du législateur résulte moins du commandement, que de la persuasion; en vain on ordonne, on impose, l'obéissance ne vient pas toujours et ne dure pas, surtout lorsqu'elle p'est point convaincue, et voilà pourquoi saint Ignace mettait un si grand prix à gagner les esprits doucement à son ordre ;

sou art infini était de saisir tous les côtés de la nature humaine par lesquels un homme peut être attiré à la justice, à la raison età Dieu.

Plusieurs de ceux qui voulaient quitter la Compagnie furent retenus parla simple vertu d'Ignace. Le fondateur employait toute sa pénétration à deviner le motif de chaque découragement ; si c'était quelque faute cachée dans la confession, alors lui-même disait sa vie avec les plus énergiques paroles de mépris pour ses faiblesses. Si c'était un relâchement de conscience, il laissait à son frère la liberté de vivre comme il le voudrait, jusqu'à ce que, pénétré de l'exemple de ses compagnons, il reprit spontanément la règle. Enfin, si rien ne touchait le cœur endurci, celui qui voulait revenir au monde en faisait la déclaration devant la communauté assemblée, et dès lors il devenait libre ; plus tard le repentir surgissait presque toujours dans ce cœur inquiet ou secoué par la passion. Un jeune homme, Antonio Monis, s'étant échappé de l'Université de Coïmbre, vint mourir de douleur à Rome, et cela parce qu'il avait vu comme un reproche ou une espérance, l'épée de saint Ignace suspendue devant la statue de la Vierge à Montserrat.

La charité envers les maladies du corps n'était pas moins active qu'envers les maladies de l'âme. Les longues heures de la nuit, Ignace les passait au pied des frères mourants; il avait lui-même tant souffert ! On venait deux fois par jour lui rendre compte des plus légères indispositions de ses disciples. Pour les soigner,

s'il n'y avait pas d'argent, il voulait qu'on vendit les meubles ; et un jour qu'un de ses pieux compagnons malade demandait quelque mets rare : « Qu'on achète ce que désire notre frère, nous qui nous portons bien nous mangerons du pain. » Ainsi était la vie intime; la vie publique était plus méritante encore.

Au moment du concile de Trente, époque de calamité, de rude épreuve pour le catholicisme, la société comptait deux cents membres à peine et dix profès seulement, mais si bien choisis, si parfaitement pénétrés des devoirs du ministère que leur renommée était parvenue aux extrémités de l'univers. Leur influence, immense déjà, allait s'agrandir encore, et ils devenaient les confesseurs des princes. Le duc de Ferrare, Hercule d'Est, le premier, demanda et obtint pour directeur le père Le Jay. N'est-ce pas de cette influence, de cette pieuse persuasion dont on leur a fait un crime? Il faut certes reconnaître une haute aptitude, une connaissance profonde du cœur à ces disciples d'Ignace, pour qu'ils pussent, par le seul ascendant et le respect de leur caractère, dominer l'esprit et le cœur des rois, de ces princes à la volonté impérative et à la puissance absolue, le plus souvent formés par l'éducation à tout peser et à tout apprécier, à comprendre le fond des questions ; cela n'est pas donné aux âmes vulgaires. Un si grand nombre essaient la puissance morale sur le cœur et l'esprit, et si peu l'obtiennent, qu'il faut bien quelque mérite pour y arriver seul et par la parole. On doit croire que la politique des

Jésuites, en supposant qu'ils fussent absorbés par la politique, était surtout de grandir le sentiment moral dans le pouvoir et de lui donner les conditions de sa force, de ses droits et de ses devoirs.

La situation du père Le Jay auprès du duc de FerraM était d'autant plus délicate, que la duchesse, fille de France (1), avait embrassé l'hérésie calviniste. Et tant saint Ignace comprit cette condition épineuse, qu'il donna pour instruction au père Le Jay de ne faire ni entreprendre aucune fondation pieuse sans l'approbation du duc, qu'il devait regarder comme son général même, lui consacrant tout son cœur, toute son énergie, comme chargé de sa conscience devant Dieu : « et répondant de l'âme de son frère dent pour dent, vie pour vie. »

Comme première condition de succès, le prince fut soumis à la pratique des Exercices. Ce livre, composé par saint Ignace, ainsi que nous l'avons dit au moment de sa conversion, violemment combattu en Espagne, venait d'être approuvé par le pape Paul III, pontife à l'esprit si haut. Ce livre, écrit en castillan, traduit en latin et en italien, devint le fondement de l'institution de Jésus, le véritable livre de l'œuvre.

Dans cette vie active, laborieuse et tourmentée, quel-

(1) Rénée, fille de Louis XII. L'expiation de ses erreurs commençait dès ce monde ; c'est d'elle dont Marot disait : « Elle ne voit personne dont elle n'ait à se plaindre. Les montagnes sont entre elle et ses amis, elle mêle des larmes à son vin. »

ques fleurs croissaient ici, là. Une femme, Isabelle Rosel, le bon ange d'Ignace pendant ses premières études, vint le trouver à Rome. Fatiguée des pompes de la vie, elle cherchait un abri auprès de celui qu'elle avait soigné comme un fils bien aimé. Un moment peut-être le chevalier de la Vierge pensa-t-il que l'intervention de la femme était un élément nécessaire de puissance et de persuasion sur les esprits; et il ne sut pas refuser de prendre la direction d'Isabelle, qui s'était adjoint deux dames ro- maines de naissance et de considération ; toutes les trois vivaient suivant les règles de la Compagnie de Jésus.

Le pape approuva cette petite institution pareille à celle de la société des Jésuites, et s'élevant bientôt à toute la hauteur de ses destinées (1).

Toutefois Ignace représenta bientôt au pape que les obligations de son institut s'étendant au monde entier, il ne pouvait se concentrer dans la direction d'une petite communauté de femmes ; et cette opinion il la formule dans une lettre écrite à Isabelle : « Je voudrais, ma sœur, contenter vos désirs et contribuer à votre avancement spirituel, en me chargeant de votre conscience, mais mes indispositions corporelles, et plus que cela, le service de

(1) On sait l'éducation brillante et pieuse, mondaine et catholique, que les dames du Sacré-Cœur, ces saintes filles qu'on trouve aux savanes de l'Amérique et aux déserts de l'Afrique, donnent à leurs élèves ; bien que l'institution moderne doive son organisation à une piété plus récente, la, pensée première remonte à Ignace de Loyola.

notre Seigneur et de son vicaire ne me le permettent pas. Notre petite Compagnie ne doit point se charger de la conduite d'aucune femme qui nous soit subordonnée par le vœu d'obéissance. Je l'ai déclaré humblement à notre saint père le Pape, et, selon son approbation, je vous remets entre ses mains, et renonce à vous regarder comme ma fille spirituelle, mais comme ma digne et bonne mère, ainsi que vous l'avez été plusieurs années, vous souhaitant repos et consolation, selon la plus grande gloire de Dieu. »

Ainsi saint Ignace ne repousse point les congrégations de femmes comme inutiles, mais il pense qu'elles sont en dehors du but qu'il se propose lui-même. Il y a dans la femme, quelque élevée qu'elle soit, un esprit de trop petits détails, des scrupules trop multipliés, un besoin de les dire incessamment qui faisait croire à saint Ignace qu'un ordre qui voulait grandir et marcher aux vastes destinées, ne devait pas perdre son temps à écouter les petites minuties de la vie intime et journalière.

On ne peut assez dire toute l'importance et tout le développement que prit alors l'ordre des Jésuites.

Charles V, le grand empereur, et celui-là était une intelligence, lui confia les collèges de la Sicile; ceux de Palerme et de Messine furent fondés par douze frères qu'Ignace y envoya après les avoir choisis avec le plus grand soin. Layuez devint le provincial de Sicile, après avoir suivi l'expédition de don Juan de Vega en Afrique, pour servir l'hôpital de l'armée. Des établisse-

ments furent formés au royaume de Fez par le père de Nunes, et, à Maroc, par le père Gonzalès, sur la prière du roi de Portugal, Jean III, pour racheter les captifs et aider ceux qui devaient mourir en esclavage. Le roi demanda quatre de ces pieux missionnaires à saint Ignace, pour les envoyer au Congo et dans l'Éthiopie occidentale, évangéliser ces peuples qui avaient effacé tout souvenir de la foi chrétienne prêchée parmi eux quelques années auparavant par les missionnaires d'Emmanuel. Les premières conquêtes de Fernand Cortès en Amérique appelèrent dans le Nouveau-Monde les disciples de saint Ignace. La terre connue n'était plus assez vaste pour eux.

En Allemagne, au cœur du protestantisme, les progrès qu'ils faisaient tenaient du miracle. Partout où il y avait une université scientifique, s'établissait à côté un collége de Jésuites, et tous y accouraient. Les pauvres trouvaient une instruction à leur portée, les petits enfants les catéchismes, les érudits l'enseignement de la théologie catholique, abandonnée ou falsifiée par l'esprit luthérien. « Car, disent les auteurs protestants, on observa que la jeunesse en apprenait davantage en six mois dans les écoles des Jésuites que dans les universités en deux années. Les protestants firent revenir des gymnases éloignés leurs enfants pour les confier aux Jésuites (1).» Ferdi nand 1er avait fondé un collège de Jésuites à

(1) Ranke,

Vienne, qui rendit bientôt l'Université déserte. Heureux de la direction qu'ils prenaient, il les introduisit en Bohême, à Prague, où il envoyait les fils nobles qui servaient dans son palais. Puis vint la haute Hongrie, Tyrnau ; la Moravie, Olmütz et Bruun.

Partout les universités d'Allemagne en décadence appelèrent les Jésuites Mayence, Cologne, Heidelberg la savante, Spire. Hall, Munich, Dilligen, Inspruck la catholique, Augsbourg, la ville à la confession protestante, Ingolstadt, la cité du schisme. A peine un profès avait-il fondé un collège qu'il devait aller en occuper un autre. On voulait leur enseignement ; le dévouement le plus absolu en faisait la base, et ils ne négligeaient aucune science. Lainez, un moment à la tète de l'enseignement en Allemagne, s'occupait avec un soin extrême des moindres classes de latinité, professées par des hommes remarquables maîtres des hautes sciences : la théologie, l'astronomie, les mathématiques.

Ce fut alors un spectacle merveilleux de voir dans un aussi court espace de temps s'étendre, se développer la Compagnie avec une activité si prodigieuse ! Dieu voulut récompenser Ignace de son vivant en mettant sous ses yeux les résultats immenses de sa belle organisation, dont les rameaux s'étendaient en tout lieu. Qu'on le remarque bien ici, ce n'est pas seulement comme institution religieuse, comme œuvre de prédication et de parole divine, que la Compagnie de saint Ignace prend cet admirable et rapide développement, c'est surtout comme

enseignement scientifique, comme principe d'éducation, d'assouplissement et de lumière des âmes que l'ordre s'étend et se vivifie.

Dira-t-on que c'est seulement dans l'Espagne catholique, pays d'adoration imagée, ou bien en Italie où les choses vont vite sous les feux du soleil, que s'accomplissent ces miraculeux progrès? non; c'était dans la scientifique Allemagne, au milieu des universités, dans ce pays, où la réforme avait imprimé son caractère froid et dissertateur; il s'agit d'une lutte ardente, philosophique , contre ce désordre que Luther a semé.

L'institution de saint Ignace trouve des adversaires scientifiques et prédicants, elle ne fuit pas le combat, elle l'accepte, et si les passions brutales de quelques princes, l'orgueil de quelques docteurs, la politique égoïste de quelques cabinets n'avait favorisé la révolte de l'esprit menteur contre le catholicisme, les enfants de saint Ignace auraient maintenu la pureté de la foi dans cette Allemagne qui meurt scientifiquement aujourd'hui parce qu'elle se perd dans des mots sonores et d'obscures théories. Après le mensonge est venu le chaos; après l'orgueil, la stérilité; après le libre examen, ces petites intelligences, atomes de la science, qui ont implanté le rationalisme moderne avec toutes ses étroitesses de pensée.

CHAPITRE XIII.

MARCHE DE L'INSTITUT DE SAINT IGNACE VERS SON ORGANISATION.

Qui ne souhaite en ce monde la dictature des âmes?

Le professeur dans sa chaire, le tribun dans le forum, le général à la tête de ses soldats. C'est une de ces puissances suprêmes à laquelle aspirent toutes les ambitions, et cette puissance saint Ignace l'obtint tout entière.

On a dit que si les progrès de la Compagnie de Jésus avaient été aussi rapides, c'est que les Jésuites, toujours souples, toujours soumis, dominaient les princes en servant leur puissance, leurs caprices ou leurs passions.

L'histoire doit constater tout le contraire. L'apostolat d'Ignace de Loyola n'est point attaché à un parti, mais à un principe : il ne tient pas à un caprice passager, mais à la conscience, et il sait résister sans faiblesse, mais aussi sans entêtement; il marche comme le développement d'une pensée longtemps réfléchie, discutée, mais désormais invariable.

- Les intérêts matériels de l'Allemagne, le souffle des opinions mauvaises, avaient imposé à Charles-Quint des concessions au protestantisme, et, à la suite de la diète d'Augsbourg, il publia ce manifeste appelé Vintérim, par lequel, lui, empereur, réglait souverainement les questions laissées en suspens par le concile de Trente. Plusieurs graves erreurs contraires à la foi catholique en formaient la base. Si les disciples de saint Ignace avaient été si faciles en concessions et si souples envers les puissants, ils auraient dû se soumettre à l'intérim pour acquérir la protection de l'empereur, car cet empereur c'était Charles-Quint. Eh bien ! un des hommes les plus sérieux, les plus savants de l'ordre, un des dix premiers compagnons de saint Ignace, Bobadilla, l'attaqua ouvertement. Confesseur de tous les princes d'Autriche, ces titres , ces honneurs ne l'empêchèrent pas de soutenir que la seule autorité pour les consciences, que la seule décision pour le dogme se trouvait dans l'Église, dans l'autorité du Pape et du concile. Bobadilla, obligé de sortir des terres de l'empire, se réfugia à Rome. Ignace blâma, non sa conduite orthodoxe et ferme , mais les termes dont il s'était servi à l'égard de Charles-Quint que Dieu avait placé la couronne au front; et l'on vit alors se manifester l'esprit du fondateur au regard de la puissance temporelle : la reconnaître et lui obéir dès qu'elle est établie, la respecter et la ménager tout en lui résistant pour le triomphe de la vérité ; employer avec elle les moyens de persuasion, la combattre quand elle s'égare, mais le faire avec le moins d'éclat possible; telle

fut toute la théorie d'Ignace de Loyola, et qui peut la censurer?

La persécution, orgueilleuse de l'appui que lui prêtait un moment d'humeur de Charles-Quint, vint de nouveau chercher les disciples d'Ignace, car elle se rattache avec prédilection à ceux qui gardent leur conscience pure devant un pouvoir capricieux. Il se publia en Allemagne, et même en Espagne, une foule de pamphlets contre l'institut : « Nouveauté dangereuse, disait-on, qui pouvait faire le plus grand tort à l'Église, parce que ces hommes ne vivaient à la cour des princes que pour tout obtenir et tout concéder. Trop affiliés au monde pour ne pas être enclins à ses faiblesses, leur vêtement qu'aucune marque d'ordre religieux ne distinguait était un voile dont ils voulaient couvrir une vie licencieuse.» Les adversaires de la large méthode de saint Ignace ne remarquaient pas que pour approfondir les plaies immenses de la nature humaine , pour les sonder et les guérir, il faut vivre au milieu de ce monde, voir et toucher ces misères que l'on prend à pitié. Un certain Melchior Cano, docteur à Salamanque , alla jusqu'à accuser les Inigistes (c'était le nom que le peuple leur donnait dans quelques localités de l'Espagne) d'être les précurseurs de l'Antéchrist. L'ordre entier de saint Dominique, intelligent et fort, désapprouva ces déclamations ; plusieurs apologies parurent, et, comme il arrive toujours, l'excès même de l'injustice hâta et servit la réaction naturelle vers la justice et la vérité.

A côté de la persécution se trouvaient des progrès heu-

reux, consolants, et des conquêtes religieuses d'une gravité imposante. François de Borgia, duc de Gandie, demanda l'habit de l'ordre. Après les funérailles de l'impératrice , il avait fait vœu d'embrasser la vie monastique s'il survivait à une femme aimée, et il choisit l'ordre des Jésuites, que prince il avait introduits dans ses États. Ignace obtint une dispense pour que Borgia pût prononcer les vœux des profès , sans quitter le monde et garder trois années encore le gouvernement de son duché. Ici se rattache une nouvelle accusation jetée à la Compagnie de Jésus : « Habituée, dit-on, à attirer vers elle les grands et les princes de la terre, elle aime à échanger la pourpre des rois contre le modeste habit de l'institut et à découronner les puissants. »

Cette tendance ambitieuse, qui vous la révèle? Lisez la lettre que saint Ignace adresse lui-même à François de Borgia la veille de sa profession : cette vocation est-elle bien éprouvée ? Il faut qu'il prenne le temps nécessaire pour établir ses enfants et ne rien précipiter. L'ordre sera honoré d'un tel choix ; mais, loin de chercher de l'éclat dans cette profession d'un prince, Ignace désire que toutes les formes demeurent secrètes, ensevelies dans le silence de son palais devant les seuls témoins indispensables. Le duc de Gandie doit étudier la théologie et subir ses grades comme un simple disciple pauvre et ignorant ; car l'égalité devant Dieu est la grande démocratie du christianisme. Au sein de la Compagnie, le duc ne gardera plus que le nom si simple du Père François. Et saint Ignace se servit de son autorité pour

modérer les ardeurs de zèle; il défendit à François de Borgia les macérations, lui faisant comprendre que le but de l'ordre étant d'instruire et de convertir, il fallait souvent laisser la. prière pour l'étude, la mortification pour la chaire. Le zèle ne devait jamais dépasser les forces quand on se devait au salut de tous : chaque parcelle arrachée à l'intelligence, on en devait compte à Dieu.

Ainsi à la vie ^organisation succède la vie de conseil, de direction, de sollicitude. Ignace a fondé un ordre, il faut maintenant qu'il le dirige et le conduise, et ce n'est pas la partie la moins difficile dans le gouvernement des choses humaines. Fonder, établir est souvent un acte abstrait, sans pensée de développement ; mais diriger et gouverner, c'est la substance, le corps, l'application même de la pensée.

Dans ce seizième siècle, temps de labeurs et d'investigations actives et sérieuses on ne trouvait place - qu'à la condition d'un large travail intellectuel. Ignace voulut mettre sa Compagnie à la tête de l'esprit de l'époque, et dans ce but, il recommande les études profondes, attentives. De tous les points du monde, les Pères chargés des colléges devaient lui envoyer les compositions des écoliers. Un lecteur les récitait devant le général et quelques Pères profès. Chacun donnait son avis ; on faisait des observations sur l'esprit, les progrès des élèves, et une immense émulation devait ressortir de cette censure paternelle, profondément éclairée, qui allait droit aux grandes vérités morales. De là l'irrésistible tendance qui poussa le monde

entier vers cette belle éducation de la Compagnie de Jésus.

Cette popularité ne vint pas, comme celle de Luther, de ce que l'ordre prêchait le triomphe des sens, l'affranchissement de tout lien de religion ou de famille, mais de cette active intluence d'une prédication toute morale et d'une philosophie très avancée ; la parole et l'exemple devinrent leurs armes habituelles, et ils provoquèrent des disputes avec les plus fougueux sectateurs de Luther. Alors, et pour donner à leurs fonctions un caractère plus sérieux, les compagnons de saint Ignace, qui prêchaient en Allemagne, durent prendre le bonnet de docteurs. Luther était docteur, et nul n'ignore combien les Allemands, gens de formes exactes, tenaient à ce titre ; de manière qu'on ne sait quoi admirer davantage chez saint Ignace ou de l'esprit observateur, qui embrasse avec la même facilité l'ensemble immense d'un grand œuvre et les moindres détails, ou de cette âme bonne et tendre, qui aimait chacun de ses enfants, comme s'il eût été seul dans sa vie, seul dans ses affections.

Il faut le dire, la France seule resta en arrière dans ce mouvement universel, qui accueillait les Pères Jésuites, c'est qu'avec la tendance la plus belle et la plus grande vers les choses saintes et glorieuses, la France est souvent dominée par l'esprit de coterie, qu'il ne faut pas confondre avec l'esprit scientitique; l'Université et le parlement absorbaient le seizième siècle, et, en présence de cette lumière nouvelle et féconde, ils craignaient de se voir enlever la puissance sur les jeunes générations.

L'ordre jusqu'ici faisait donc peu de progrès en France, il y avait à peine quelques frères réunis au collège des Lombards destiné aux étrangers, et pourtant vers ce Paris oublieux se tournaient toutes les pensées intimes de saint Ignace. Là était la science, l'exemple; là était surtout lé souvenir de cette seconde vie de l'esprit, dont il exécutait alors à Rome les secrètes révélations. 1 Le nombre si restreint des disciples de saint Ignace 4 Paris tenait un peu également à l'esprit du clergé régulier, dont quelques membres jaloux ou prévenus lais*saient publier : « que la société était l'enfantement du cerveau malade d'un espagnol sans savoir, et qu'il valait mieux donner l'aumône aux pauvres, même aux vagabonds, que de soutenir des intrus qui devraient être chassés du royaume. » Ce langage est vieux comme on voit. Il est des hommes pieux et bons, mais faciles à effrayer, qui prennent la clameur publique sinon pour ia vérité, au moins pour quelque chose qui avertit et signale; d'où il résulte que malgré eux, ils se laissent influencer, sorte de Pilates qui se lavent les mains pour laisser condamner le juste, et accueillent effrayés les clameurs de la multitude, qui veut le sacrifice de l'esprit après avoir demandé le sacrifice du sang. Tolle, toile !

Cependant les consolations ne manquaient pas à Ignace ; si en France la Compagnie ne pouvait obtenir un abri que sous la crosse vénérable de Guillaume du Prat, évêque de Clermont, partout ailleurs elle trouvait

une protection ouverte, et les esprits supérieurs s'inclinaient devant l'institution. Les chartreux, si admirables de piété et de recueillement, écrivaient en chapitre général à Ignace : « pour bénir Dieu de l'avoir choisi comme fondateur d'un ordre si grand et répondant si bien aux besoins et à la pensée de l'Église ; ils s'associaient de cœur à ses travaux, à ses mœurs innocentes, à sa saine doctrine. » Le concile de Trente, la grande assemblée catholique les avait hautement admis, et Jules III, au commencement de son court pontificat, avait ajouté une bulle explicite de louange aux deux bulles de Paul III, son prédécesseur. Ainsi, tout ce qu'il y a d'austère, de pur, d'infaillible dans l'Église bénit et rend témoignage de leur justice.

Jusqu'ici Ignace seul avait gouverné son ordre ; seul il en avait réglé l'organisation, et les disciples obéissaient avec amour à la dictature du maître, oracle de toute sagesse. Nul n'eût osé disputer le pouvoir au Père Ignace; ses infirmités corporelles développées avant l'âge, les fatigues de l'esprit lui faisaient souhaiter quelque repos. On touchait à l'année du jubilé, époque de grandes prières et de pardons solennels; alors rassemblant autour de lui les sommités de son ordre, Ignace voulut qu'à la face de Dieu chacun revît ces règles qui déjà avaient placé les Jésuites à la tête de l'instruction et de l'intelligence humaine. Quand il eut pris l'assentiment de tous sur les bases et les détails de la Compagnie, tels qu'il les avait réglés, il voulut se démettre du pouvoir suprême, comme la plupart des législateurs

de l'antiquité, après avoir accompli un grand œuvre.

Malgré cette approbation générale, Ignace ne voulut pas que les constitutions de l'ordre fussent arrêtées d'une manière irrévocable, quoique le temps et l'expérience y eussent mis leur suprême sanction. Gouvernement à la fois représentatif et absolu, il laissa aux assemblées générales à modifier l'application des règles (1).

Plein de l'idée de son insuffisance, Ignace, dans une pensée d'humilité devant Dieu, écrivit à ses disciples une touchante lettre, voulant obéir après avoir édifié, et montrer que l'esprit supérieur capable de concevoir une vaste organisation, pouvait se rendre plus grand encore en s'y soumettant le premier. « Après de mûres réflexions, et devant la face de mon Dieu qui doit me juger, sans intérêt, sans passion, je déclare à mes chers frères en Jésus-Christ que je ne puis continuer à porter le fardeau de la Compagnie. Mes infirmités corporelles, le souvenir de ma vie passée, mes imperfections, mes défauts et le soin de mon salut me forcent à conjurer mes chers frères d'élire un d'entre eux qui fasse mieux que moi, et dût-il ne pas remplir mieux ma charge, je supplie encore qu'on me remplace.

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je dépose et renonce absolument et simplement au généralat. Je

(1) L'année qui suivit la mort d'Ignace, le pape nomma quatre cardinaux pour examiner les constitutions. Elles furent approuvées par eux et adoptées par la Compagnie de Jésus, sans y ajouter ou retrancher un seul mot.

conjure les profès de recevoir ma démission et d'élire qui bon leur semblera, après de très ardentes prières afin que tout soit à la plus grande gloire de notre Seigneur Jésus-Christ. »

C'est toujours un touchant spectacle que de.voir l'esprit, qui a enfanté quelque chose de grand, offrir luimême son abdication. Cette modestie se rencontre peu, parce que l'orgueil se mêle toujours à l'œuvre qu'on a fondée ; l'esprit d'abdication n'arrive qu'avec le dégoût, et certes, ce n'était pas à cette époque que saint Ignace pouvait avoir des motifs de se séparer de sa création partout glorifiée; ce fut donc un véritable principe de renoncement qui le porta vers cette démarche, et Dieu ne voulut pas qu'il délaissât son œuvre.

Combien une telle résolution ne dut-elle pas soulever l'inquiétude et l'étonnement dans cette compagnie habituée à obéir et à recevoir les inspirations de la sagesse d'Ignace. Tous s'opposèrent d'une même voix à ce qu'il se démît de ses fonctions, sauf un seul, le Père Oviédo, d'une admirable simplicité et candeur : « Notre père est un saint, s'écria-t-il, et puisqu'il veut se démettre, c'est que Dieu parle en lui. » Ces paroles naïves ne convainquirent point la Compagnie ; elle ne voulut rien entendre, et décréta que tant que Dieu laisserait Ignace dans cette vie, il resterait le directeur et le maître de la pieuse in-

stitution.

Il fallait bien, en effet, que cette unité demeurât puissante, car la persécution recommençait, et c'est toujours à Paris qu'elle se montra la plus acharnée au

sein de l'Université et du parlement, deux institutions qui se liaient par des vues un peu trop identiquement méthodiques pour être jamais complétement universelles. Dans la vieille église de Saint-Séverin, on disait des paroles de violence et de haine contre l'institution que de vénérables évêques prenaient hautement sous leur protection spirituelle. L'épiscopat, dans les époques les plus difficiles, se montre toujours avec un instinct merveilleux de ce qui est utile et noble; l'évêque Guillaume du Prat voulut donner son hôtel de Clermont pour y édifier un collège.

Une vieille coutume d'autorité dans le royaume de France voulait que nul ordre nouveau ne pût s'établir qu'avec la permission du roi, et les ennemis de l'institution s'opposèrent par mille trames à ce que Henri II fût éclairé. On sortait du règne de François Ier, triste époque où l'hérésie fut à la veille de dominer la couronne.

Alors la duchesse d'Alençon protégeait les huguenots, la duchesse de Ferrare allait publiquement au prêche, et là reine de Navarre chantait les cantiques de Clément Marot. A ce temps lamentable, où l'esprit catholique s'était renfermé dans quelques cœurs candides, au sein de cette noble cour de France, doit-on s'étonner si un ordre, l'effroi des hérétiques, trouva de si puissants ennemis?

Néanmoins une splendide race des premiers âges de la monarchie catholique, les Guise s'élevaient au pouvoir, et le pins puissant d'entre eux, le cardinal de Lorraine, à son retour du concile de Trente, se chargea

d'obtenir du roi l'édit d'admission. La volonté royale, éclairée, se prononça; mais l'esprit de judicature n'est pas toujours assez étendu, assez idéalement inspiré pour prendre de haut les questions de sociabilité. Dans la manière dont les parlementaires apprécient les institutions religieuses, il y a souvent quelque étroitesse; là où il faut faire de la politique morale et haute, ils font de la procédure. Faut-il le dire aussi? le parlement, un peu empreint de huguenoterie, craignait l'ordre de saint Ignace, comme plus tard empreint de jansénisme et de philosophisme, il remua l'univers pour obtenir son abolition ; aussi l'édit ne fut pas enregistré par le parlement de Paris, qui refusa avec opiniâtreté, et les pauvres persécutés, obligés de fuir le collége des Lombards, trouvèrent un abri dans cet hôtel de Clermont, devenu peu après le centre de l'enseignement scientifique et religieux en France.

Qui nous dira le dernier mot de cette lutte incessante entre les disciples de saint Ignace, les parlementaires et l'Université? D'où vient cette opposition? Evidemment elle a sa source dans l'esprit même des deux institutions. La pensée de l'ordre de saint Ignace était universelle; les parlements, au contraire, avaient un esprit en quelque sorte territorial, et, sous prétexte de nationalité, ils méconnaissaient l'essence de la foi catholique, qui est d'être une, et sans limites. Quant à l'Université, son opposition provenait de deux causes : la rivalité, qui se dépitait de voir matériellement le monde accourir au nouvel institut ; ensuite, l'esprit de son en-

seignement essentiellement circonscrit, tandis que celui de saint Ignace reposait sur les méthodes les plus larges, les plus fécondes ; en général, chaque institution porte avec elle-même le sentiment de ce qui la fera vivre ou mourir, et l'Université semblait, à cette époque, déjà pressentir qu'en laissant la liberté aux disciples de saint Ignace c'était se frapper elle-même, car avec la science les Jésuites donnaient l'éducation morale, la foi et la religion, garantie des mœurs et du bonheur domestique.

Lorsque cette lutte préoccupait tristement le fondateur d'une grande œuvre, saint Ignace reçut des nouvelles de son ami et condisciple François de Xavier, l'apôtre des Indes, et des admirables progrès que faisait l'Évangile.

Les tribus entières se convertissaient à cette voix immense, des milliers d'infidèles étaient baptisés dans un même jour ; souvent il fallait appuyer le bras de Xavier fatigué de verser l'eau sainte sur les fronts abaissés.

Quelle joie pour les entrailles de saint Ignace! lui-même voulut concourir à l'œuvre, et, traversant l'espace, son esprit organisateur jugea qu'il fallait maintenir ces néophites dans la connaissance de la vérité par un enseignement continu, et telle fut l'origine de ces maisons spéciales destinées dans l'Inde à recevoir, sous un catéchisme commun , des milliers de convertis, naguère adorateurs stupides du panthéon indou. Aujourd'hui quel est l'homme qui peut réunir et grouper autour de lui, par l'ascendant de la parole, trois intelligences qui lui obéissent? Il y avait donc quelque chose de divin dans ces bouches et dans ces capacités puissantes, qui

Conviaient des milliers de cœurs autour d'eux dans ce grand festin de la civilisation chrétienne.

Avant le concile de Trente, les séminaires étaient peu Tépandus. Si on enseignait les jeunes hommes destinés à l'état ecclésiastique, ce n'était ni avec ce soin paternel, ni avec cette étendue d'instruction, ni surtout avec cette unité de moyens et de pensée qui seule fait avancer même la science de Dieu. La forme actuelle des séminaires, si parfaitement organisés, est encore due à saint Ignace et après lui à saint Boromée. On peut voir, par sa correspondance, combien il attachait de prix à ce qu'une de ces belles écoles fût établie dans chaque diocèse pour former les jeunes prêtres à enseigner la foi sans honte et sans faiblesse, conseil d'autant plus-utile qu'alors l'hérésie se déployait par la ruse, la science, le mensonge, à ce point qu'elle cherchait à corrompre la religion à sa source.

L'intervention active, soutenue, de l'institut d'Ignace, suscita quelque nouvelle opposition, parce qu'il n'était pas toujours en parfaite harmonie avec ce que l'on commençait à appeler les églises nationales, comme si le-catholicisme pouvait jamais, en se détachant de son universalité, se localiser dans un territoire! Par ses bulles apostoliques, Paul III avait accordé aux disciples de saint Ignace le droit d'administrer les sacrements en tout lieu et d'absoudre un grand nombre de cas réservés à la haute juridiction ecclésiastique. L'évêque de Tolède (1) interdit les Jésuites d'Alcala, et non seule-

<i) Dom Juan Siliceo.

ment eux, mais tous les prêtres qui avaient suivi la retraite spirituelle de saint Ignace, appelée les Exercices. Cette opposition, soulevée sur quelques questions de l'épiscopat, n'arrêta point la pensée catholique du grand fondateur. « Ceci est une tempête de bon augure, dit Ignace au père Ribadeneyra, Dieu veut se servir de nous dans Tolède ; partout, jusqu'à ce jour, les contradictions ont préparé les voies à notre Compagnie ; là où elle a été le plus honnie, là aussi elle a fait le plus de progrès. » Ces paroles furent une prophétie, car saint Ignace n'hésita pas à s'opposer doucement et respectueusement à un primat de l'Église pour maintenir l'unité et la force de Rome. Mais l'archevêque, comprenant qu'il avait été égaré, annula lui-même ses ordonnances avec toute la grandeur d'une âme qui sait noblement reconnaître une erreur.Ce n'était point par un vain désir de puissance, de dignité pour son ordre que saint Ignace servait l'unité de l'Église dans le pouvoir pontifical : avait-il l'ambition de la pourpre? Non, car il l'avait refusée pour lui-même, et sa Compagnie s'était entièrement affranchie de toute idée ambitieuse. Charles V, de sa volonté toute-puissante, voulut imposer le chapeau de cardinal au révérend père François ( duc de Gandie naguère ), qui avait quitté entièrement le monde, et vivait obscur dans le collége d'Ognato. Jules III avait facilement accordé cette dignité; ni ses ordres, ni ses prières, ni le vouloir absolu de l'empereur, ni les sollicitations de la famille Borgia ne purent triompher du refus d'Ignace; le chapeau fut envoyé, mais

refusé par le Père François lui-même : aucun jésuite ne devait être ni cardinal, ni évêque, pas même simple curé, afin de travailler librement au salut de tous en restant lui-même; et l'on remarquera que dans toutes les situations de l'homme, en politique, en religion, ces deux sentiments d'incorruptibilité et de désintéressement ont toujours grandi les forces et le pouvoir individuel.

Le concile de Trente était rompu, la guerre éclatait de toute part; les Français faisaient flotter leurs bannières sur le Rhin et au cœur de l'Italie. Les troupes del'empereur Charles V, commandées dans le Tyrol par l'électeur Maurice, furent vaincues : partout se manifestait un mouvement anti-autrichien ; l'hérésie se faisait jour au milieu de ces troubles enfantés par elle. Ignace ne voulait point la guerre; pour lui, combattre les fausses doctrines, c'était raisonner et instruire, et de cette époque date l'établissement d'un collége allemand à Rome, où de jeunes aspirants au sacerdoce recevaient l'instruction solide qui convient aux ministres du Seigneur.

Ce fut un des caractères de l'institut, dès son origine, que cette nécessité d'apprendre et de multiplier les langues, afin d'avoir partout des organes, des chaires et des prédications ; et à ce point de vue, cette étude ne s'applique pas seulement aux langues mortes, au texte sacré, mais encore à ce qui supposait un avancement plus considérable à toutes les langues vivantes ; les idiomes les plus inconnus, les plus spéciaux même à certaines populations de l'Inde, durent être couramment parlés par les disciples de saint Ignace.

Et c'est ce qui fait que la science leur doit de si précieux documents, les dictionnaires chinois, malais, indous, ne sont-ils pas l'œuvre des Pères de la Compagnie? et les deux tiers des manuscrits orientaux de la bibliothèque du roi furent apportés par les Jésuites de leurs lointaines pérégrinations.

Cette période qui suit le concile de Trente peut être considérée pour les disciples d'Ignace comme celle de l'organisation etde l'établissement le plus complet ; c'est le temps de maturité. Ils ont encore à lutter, mais ils existent, grandissent, approuvés par les papes, la voix solennelle de l'Église, soutenus et honorés par les monarques et les chefs des républiques ; et désormais pour eux il n'y a plus que progrès vers le vaste champ des conquêtes intellectuelles.

CHAPITRE XIV.

UNITÉ, OBÉISSANCE ET ENSEIGNEMENT DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS.

Le caractère distinctif de la Compagnie de Jésus fut surtout de rester elle-même à travers les choses du monde, condition de tout ce qui vient du génie créateur; pénétrée des desseins de Dieu et de son individualité, la société nouvelle et déjà si forte, refusa de se mêler aux ordres les plus incontestablement sans reproche. Ainsi les barnabites demandèrent à se réunir aux Jésuites, comme déjà l'avaient sollicité les théatins, société de clercs réguliers fondée par Paul IV, et les Somaschi, ordre vénérable destiné aux petits enfants abandonnés. L'archevêque de Gênes écrivit personnellement au Père Ignace avec insistance; mais le saint fondateur fit observer que pour aller à sa destinée, la Compagnie devait -rester avec ses conditions. Sint ut sint aut non sint; paroles qui au xvme siècle ont résumé l'esprit de l'institution.

Cette organisation si parfaite se consolidait surtout par l'autorité ferme et modérée du général. Ignace l'exerçait sans caprice, mais aussi d'une manière absolue, et sans crainte même de heurter les consciences les plus droites ; souvent, en rendant justice à la pureté d'intention, il savait blâmer un intérêt privé, un désir indiscret de travail, quand il s'agissait du bien général de la Compagnie et de la fin absolue de l'ordre, dont lui seul avait la droite et haute révélation.

Ainsi dictateur et modérateur à la fois, on le voit blâmer ouvertement la conduite du Père Mirono de Valence et celle du Père Louis, de la noble famille des Gonzalès, qui, tous les deux, avaient refusé de devenir confesseurs de Jean III, roi de Portugal, l'un pour rester recteur dh icollège de Coïmbre, et l'autre pour retourner en Afrique râcheter les esclaves et convertir les Maures. Certes, nul Savait plus qu'Ignace de l'estime, dé la vénération même pour le Père Laynez, l'un des hommes qu'il aimait avec tendresse, son successeur enfin dans lequel semblait avoir passé son esprit ; et cependant Laynez s'étant perrflis, comme provincial d'Italie, des réclamations réitérées, sùr ce que Rome absorbait les intelligences éminentes de la Compagnie, Ignace lui écrivit avec toute la supériorité de son caractère et de sa mission : « J'éprouve une vive peine de ce que vtmé continuiez à m'écrire touchant le même sujet, après ce qne je vous ai répondu, qu'on doit préférer le bien commun à un intérêt particulier, et une plus grande question

à une plus petite; faites réflexion sur votre insistance par deux fois renouvelée. Dites-moi ensuite, dans votre conscience, si vous reconnaissez avoir failli; et si vous vous trouvez coupable, faites-moi savoir quelle peine vous êtes prêt à subir pour votre faute. »

Et l'obéissance était si douce et si grande parmi ces pieux disciples, que voici la réponse du Père Laynez : « Oui, il y a de quoi m'humilier et avoir honte de moimême quand je considère la charité paternelle de votre révérence, et bénir à jamais la miséricorde de Dieu. Avec combien de confusion je reconnais trois fautes notables dans ma conduite : 1° d'avoir été assez imprudent et assez vain pour opposer des lumières aussi faibles à celles de notre fondateur si éclairé en touteschoses; 28 d'avoircausé du déplaisir au chef de notre Compagnie; 3° d'avoir voulu troubler l'ordre de la Providence qui conduit si admirablement notre société par les voies où elle est entrée. Quant au châtiment, quel est celui qui pourrait être proportionné à mes fautes? Vingt années que j'ai entrepris de servir le Seigneur selon les conseils évangéliques, et vingt années que je profite si mal des leçons et des exemples que j'ai sous les yeux ! Ma vie est peutêtre près de finir, comment ne désirerai-je pas d'en employer la fin pour Dieu seul ! Écrivant à mon père, je me remets entre les mains de votre révérence, et je la prie, par les entrailles de Jésus-Christ, que pour punir mes péchés elle me retire du gouvernement de mes frères, de la prédication et de l'étude, jusqu'à ne me laisser que

mon bréviaire pour tout livre, qu'elle me fasse revenir à Rome en demandant l'aumône, et que là je sois employé, jusqu'à ma mort, aux plus bas offices de la maison, et si je n'y suis point propre, que votre révérence m'ordonne de passer le reste de mes jours à enseigner à lire aux enfants, sans égard pour ce que j'ai pu être et ne me regardant que comme l'ordure du monde. »

Sur un seul reproche, sur un seul conseil, voilà donc un des hommes les plus éminents de la société qui s'abaisse aux plus touchantes humilités. Et c'est cette double force de l'examen de conscience continu, humble et pénétré à la fois, qui contribue à la puissance de l'institut; c'était pour tous une perpétuelle recherche de ce qu'on avait fait de bien et de mal, de ce qui était juste et injuste, pour arriver à la perfection : et quand on avait fait cet examen, on se précipitait, les pleurs aux yeux, le repentir au cœur, aux genoux du supérieur; et n'étaitce pas là, certes, la meilleure, la plus parfaite des sociétés? nulle police que celle qu'on exerçait sur soimême, nulle contrainte que la conscience : la discipline militaire qui se maintient par les châtiments, ici s'accomplissait parla volonté spontanée et morale de chacun.

Au reste, que peut-il y avoir de plus admirable que cette autorité qu'exerce un seul homme par l'ascendant de ses vertus et la magnificence de ses services? Saint Ignace ne voulait pas la soumission par un vain orgueil de lui-même, par un sentiment de personnalité égoïste, il la voulait pour fonder quelque chose de durable; si la

Compagnie eût accepté sa démission, le premier il aurait obéi d'une obéissance absolue, celle d'un serviteur à la loi commune; il la voulait, parce que la première force "n pouvoir c'est qu'on ait foi en lui-même. Dès que le Père Laynez se fut abaissé, il l'éleva et le grandit; bien loin d'interdire l'étude à un esprit aussi vaste, bien loin, de l'abrutir à une classe de grammaire, il lui ordonna de composer une Somme de théologie qui pût servir de réponse anx hérétiques. Ainsi fut glorifié devant tous celui que le concile de Trente avait honoré en deux sessions, celui pour lequel les cardinaux s'abstenaient de délibérer lorsque des accès de fièvre le retenaient loin du concile.

Il y a quelque chose à remarquer ici, c'est que l'hommage rendu aux grandes lumières n'empêche pas la volonté du supérieur; il sait qu'il a devant lui un homme éminent, et pourtant il l'abaisse, et pourquoi cela?

C'est que dans une société régulière le -talent capricieux, insubordonné, est le plus grand, le plus fatal danger : un homme obscur, on le dompte facilement, parce que la

multitude l'écoute à peine, son exemple n'est rien et on l'oublie; mais un homme supérieur peut mettre par sa

révolte l'univers en feu, et, pour éviter ce désordre mn-

ral, Ignace veut qu'il fléchisse d'abord, qu'il se soumette à la règle, sauf ensuite à lui laisser la grande place que le génie mérite.

Ces premiers temps de l'ordre des Jésuites sont peutêtre les plus curieux à observer, ceux où l'intérêt suit chaque développement, parce que la Compagnie, renfer-

mée dans un petit cercle d'hommes d'une vertu éminente, d'une résignation profonde, doit servir de modèle à cette société dont l'esprit a traversé la louange excessive, la persécution ignorante, le temps implacablerprincipes mortels pour tout ce qui n'a pas une essence divines On veut voir comment cet immense monument s'est constitué. C'est avec admiration qu'on trouve sans cesse, autour de l'esprit organisateur de saint Ignace, ces figures non moins grandes de François de Xavier, Laynez, Bobadilla, Oviedo, Rodriguez, tous camarades de collège, compagnons de bataille, qui, partis du même point, arrivaient au même but. Cette petite république d'étudiants, de cavaliers de Castille, de savants scolastiques, tous s'abdiquant eux-mêmes, obéissant à leur compagnon, dom Inigo de Loyola, mieux qu'à un roi, par un renoncement absolu à la volonté; est un des spectacles les plus curieusement historiques du xvie siècle.

La théorie d'obéissance de la Compagnie se révèle par des actes, par la correspondance où elle est exaltée entre toutes les vertus, parce qu'elle est la plus difficile, au moment de la révolte fatale de Luther. o Il y a, dit saint Ignace, des compagnies qui valent la nôtre, des ordres religieux qui nous égalent ou nous surpassent; mais si nous devons briller par quelque point, nous placer au-dessus des autres, c'est par l'obéissance. »

Toutest résumé dans ces mots, refréner, contenir, diriger : trilogie puigsâilte qui forme la basé de Cette lettre d'Ignace devenue depuis comme une circulaire perma-

nente, et les frères la reçurent même dans le Japon, où la parole de saint François de Xavier retentissait depuis une année (1550), au grand éblouissementdu peuple, qui ne comprenait pas que des Européens vinssent dans leur pays pour autre cause que le commerce des perles ou de l'or, comme si la splendeur d'une parole civilisatrice n'était pas la plus féconde, la plus admirable richesse.

Dans l'accroissement que prenait leur ordre, les Jésuites n'avaient pas oublié que le but de leur institution, tel que le Père Ignace l'avait conçu dans sa première pensée, tel qu'il l'organisait chaque jour, c'était la prédication chrétienne partout, toujours là où il y avait de la barbarie, des mœurs sanglantes ou sauvages. L'année précédente (1551), la république de Gênes, souveraine de la Corse, supplia le Pape d'envoyer dans cette île indomptée des hommes de prière et de prédication ; et le pontife désigna, pour évangéliser ces chaudes contrées, deux pères d'une haute vertu, Landin et Monte Mayor.

La Corse alors, chrétienne seulement de nom, avait remplacé la belle et sainte religion catholique par les pratiques de la superstition la plus monstrueuse; la sorcellerie était l'unique foi, le vol, le meurtre, la polygamie régnaient partout. Entreprendre des prédications au milieu de peuplades habituées à égorger de sang-froid des victimes, offrait plus d'un péril; mais la mission fut accomplie avec un entraînement plus grand encore, malgré des obstacles répétés, des persécutions secrètes. Ceux qui vivent dans un vice ou dans une habitude mauvaise,

regardent comme ennemi tout ce qui tend à changer CI) vice ou cette habitude. Eh bien ! deux années s'étaient à peine écoulées, et la Corse avait changé ses mœurs à la voix des hommes de Dieu. Un moment même cessèrent ces terribles vendette qui se perpétuaient de génération en génération.

La Compagnie acquit à cette époque une renommée plus considérable encore par une commission extraordinaire destinée pour l'Ethiopie. La religion chrétienne était chez les Abyssins vieille comme la prédication des apôtres. Les actes disent que la foi y fut apportée dès les temps primitifs de l'Église. Philippe diacre, un des septante disciples, baptisa avec l'eunuque de la reine Candace, plusieurs catéchumènes. Depuis, leur religion avait perdu cette pureté de la foi qui distingue l'Église catholique; le peuple confondait une multitude de pratiques judaïques et de vieilles traditions populaires avec les formules de l'Église latine, dont les Grecs savaient leur inspirer le mépris. Les lettrés, à l'exemple des Cophtes d'Egypte, étaient partisans des erreurs d'Eutichès et de Dioscore. Les Portugais rattachèrent le roi David à la foi catholique, et à la sollicitation de Jean III de Portugal, son fils Claude appela auprès de lui les Jésuites.

Ici une grave question constitutive se présentait pour la Compagnie. C'était en qualité d'évêques que les Jésuites devaient exercer leur apostolat dans l'Éthiopie, et par leur institut, ils ne pouvaient avoir ni dignités, ui

places lucratives. En vertu de sa dictature suprême, saint Ignace modifia un peu cette règle rigoureuse, déclarant que l'épiscopat au milieu des infidèles in partibus infidelium n'était pas une dignité, mais un travail, une croix, plutôt qu'une position honorifique (1). Il existe encore une lettre de Loyola écrite au roi des Abyssins, en lui envoyant douze Pères de la Compagnie. a J'ai suivi, dit-il, le nombre qui représente la société de NotreSeigneur parmi ses apôtres, en choisissant, outre le patriarche d'Éthiopie, douze prêtres prêts à donner leur vie pour le salut de vos peuples ; et je l'ai fait avec toute l'ardeur que doit inspirer le service d'un prince, qui, au milieu des ennemis du nom chrétien, s'efforce, à l'exemple de ses ancêtres, de maintenir et d'augmenter la religion de Notre-Seigneur Jésus. Ces louables intentions pour être couronnées de succès avaient besoin que l'Église d'Éthiopie reçût directement du Saint-Siège des pasteurs spirituels, qui pussent lui transmettre la pure doctrine de la foi catholique hors de laquelle il n'y a pas de salut : vos peuples ont là de quoi bénir Dieu. Les prêtres que j'envoie ont été choisis avec soin ; ils sont éprouvés en toutes choses ; le Vicaire de Jésus-Christ les a désignés; ainsi ils ont tout pouvoir sur le soin des âmes ; le pa-

(1) Un jour Paul IV dans une assemblée de cardinaux dit avec cet accent napolitain qui prêtait tant d'énergie à son discours : « Ora si vede benè chi sono quei. Desprezzano l'oro delle mitre per coronarsi con inebrianze delle spine.»

triarche surtout et les deux évoques doivent être consultés et crus en quelque sorte comme l'Église même.

Ils sont pleins d'ardeur et de courage, prêts à donner leur vie pour le service de Dieu s'il en était besoin. Pour nous qui demeurons dans les pays d'Europe, Votre Majesté peut être assurée que tous tan t que nous sommes de notre Compagnie, serons toujours prêts à la servir selon Dieu.

De l'ome, le 28 février 1.m5. »

De nos jours c'est un merveilleux tableau à retracer que ces actes de dévouement qui faisaient qu'en vertu de la foi et animés par elle, des hommes partaient, les uns pour l'Ethiopie, les autres pour la grande muraille de la Chine ou le Japon, et cela sans hésiter, en troupe; pieuses caravanes, n'ayant point pour mission d'acquérir des trésors. De nos jours, lorsqu'un voyageur ose quelque découverte à travers les terres inconnues, on l'admire, on le proclame grand ; et à ce temps, ce n'était pas un seul homme, mais douze, quinze missionnaires qui allaient braver les périls pour apporter la parole aux pays si lointains.

Cet éclat immense, spontané, jeté par un seul ordre, devait nécessairement soulever les animosités des partis; un phénomène dont il faut souvent se demander l'explication, c'est cet acharnement continu, cette sorte de pensée d'opposition que toujours ont excités les livres écrits par les Jésuites : porteraient-ils un cachet de didactique élevée, une ampleur de démonstration, une supériorité d'intelligence qui blesse et inquiète, parce qu'elle frappe juste, et qu'elle marque au front les médiocrités vani-

teuses? Il faut surtout qu'il y ait dans ces livres une connaissance profonde du cœur humain et de ses abîmes mystérieux, il faut que dans ces traités même si amèrement critiqués des pères Sanchez et Escobard, il y ait une philosophie de détails, une intelligence des questions particulières, qui pénètre dans tous les replis de la vie comme le médecin qui veut guérir une plaie ou sonder la profondeur d'un mal.

Le livre des Exercices, regardé comme l'entrée dans la vie spirituelle, excita surtout la haine et les préventions.

Qu'avait-il donc en lui-même ce livre? N'était-ce pas la voie la plus parfaite pour l'homme qui pense et prie? une manière de laisser son âme, avec sécurité, s'envoler vers les hautes régions de la perfection humaine, de contempler attentivement et en repos les vérités de la foi; car l'obéissance est là pour guider et retenir celui qui se laisserait aller aux caprices de l'ascétisme. « Loyola, dit Ranke, faisait de la confession générale la condition de l'absolution ; il insistait sur la prière intérieure ; mais ce qui le distingua toujours des Jlumbrados avec lesquels on le confondait en Espagne, c'est qu'il fit de l'obéissance la première vertu, tandis que ceux-ci se mettaient audessus de tous les devoirs ordinaires pour suivre les exigences de l'esprit. »

Ce qui distingue encore saint Ignace, c'est qu'il passe du gouvernement des grandes aux petites choses, de la gestion religieuse des provinces et des empires à de simples règles de direction intime et personnelle. Les esprits supérieurs se révèlent surtout par les détails; quelques

saintes femmes s'étaient groupées autour de saint Ignace, en sollicitant de sa pensée une organisation particulière; mais ces rapports dont il s'était délivré pouvaient avoir, s'ils se renouvelaient dans la suite, au moins un péril de médisance : il renouvela donc sévèrement l'ordonnance qui interdisait aux Jésuites d'être admis habituellement dans l'intérieur d'aucun monastère : s'il s'agissait de la confession, ils devaient toujours être deux, quelque fût leur Age, de manière à ce que l'un pût voir, sans cependant entendre. Lui-même, pour donner l'exemple aux plus jeunes frères, ne regarda jamais une femme en face ; et comme quelques manquements eurent lieu, saint Ignace traça son admirable livre sur la modestie si fortement explicite, qui prescrit des règles à la conduite, à la volonté, et jusqu'aux plus petits gestes physiques. Tout était ordonné jusqu'à la manière de porter sa tète, de tenir son corps, de marcher et de s'asseoir; on reconnut bientôt les disciples d'Ignace à la modestie de leur maintien; et comme on lui en faisait l'observation, le fondateur s'écria : < Plût à Dieu qu'une telle habitude se conservât parmi nous! il vaut mieux qu'on nous accuse de trop de modestie que d'orgueil. »

N'est-ce pas ainsi que les philosophes de l'antiquité, les Péripatéticiens surtout, prescrivaient des lois aux républiques? Ils mettaient une immense importance aux façons de l'être, qui ne sont au reste qu'un moyen de former le corps, et d'organiser dans l'ordre physique une puissance d'action soumise à la volonté. Tout ce qui tient à la discipline des société*

est essentiellement minutieux ; le soldat a ses mouvements comptés, l'ouvrier ses heures réglées, de sorte qu'il ne peut s'en écarter sans compromettre la pensée qui commande et dirige. Les habitudes du corps se lient plus qu'on ne le croit à celles de l'âme. Saint Ignace trouva cette œuvre si importante, qu'il en fit l'objet d'une réunion générale pour éclairer et revoir ces actes de son organisation.

Dans cet état de perfection intellectuelle une lutte s'engage encore pour maintenir le caractère de haut désintéressement de la Compagnie. Saint Ignace avait déjà refusé le chapeau de cardinal ; Paul IV s'adressa à Laynez pour lui faire accepter la pourpre; le pape déclarait: « que si les statuts des Jésuites interdisaient les dignités actives, au moins ils pouvaient accepter le cardinalat, simple honneur, fonction de conseil auprès du pape, et qui resterait sans titre, sans pension. » Le Père Laynez, appuyé du conseil d'Ignace, refusa, il s'enfuit même du Vatican où l'avait abrité Paul III, afin de revoir des œu- vres théologiques ; il s'enfuit comme s'il craignait de ne pas avoir assez d'énergie pour résister à l'ascendant du pontife suprême-de l'Église. Ainsi la Compagnie de Jésus repoussait les honneurs comme les autres repoussent les abaissements, car elle voulait devoir toute son influence à elle-même et rien à la pourpre, rien aux dignités. Pour certains hommes comme pour certains corps, il n'y a de grandeur, de force, de destinée que celles qu'ils reçoivent de l'autorité politique; au contraire, la Compagnie de Jésus conquit l'ascendant en dehors du

pouvoir civil, et malgré ce pouvoir. Souvent la persécution n'est qu'un hommage arraché aux méchants qui ne combattent que ce qui est moral et fort. Aussi saint Ignace appelait providentielles toutes les persécutions qui s'élèvent contre lui.

Elles grondèrent encore en France ces terribles voix de l'envie. Malgré le crédit du cardinal de Lorraine qui avait déterminé Henri Il à prendre sous sa royale protection la Compagnie de Jésus, les parlements refusaient l'enregistrement des lettres-patentes; unesecondeordonnance du roi resta sans effet. On répéta ce reproche bien vieux, bien usé, que toutes les prérogatives royales étaient blessées par l'établissement de quelques pauvres prêtres qui refusaient les honneurs et se vouaientà l'instruction.

Les parlementaires ne pouvaient comprendre l'ordre spirituel d'un chef absolu et dont l'autorité ne s'appuyait sur rien que sur l'empire d'une obéissance volontaire.

Cette puissance insaisissable, et qui échappe à toute domination extérieure, excitait leur étonnement et leur colère : ainsi ils se privaient des lumières d'hommes éminents et d'un enseignement pratique pour le meilleur gouvernement possible.

A cette époque, en France, il faut le répéter, le calvinisme, sans être admis comme religion, avait néanmoins altéré la pureté des doctrines catholiques en même temps qu'il attaquait chaque science au cœur, en ne lui accordant plus pour baseet principe que l'entendement humain et l'examen sans bornes. La Faculté de théologie, entrai-

née par les préjugés et les idées qu'on rcpulait nouvelles, attaqua l'organisation des Jésuites sous le point de vue du gouvernement spirituel : « Car, disait la Faculté, la Compagniede Jésusadministre les sacrements sans distinction de lieu et de personne, sans juridiction territoriale; elle n'obéit ni aux évêques, ni aux seigneurs temporels, ce qui porte atteinte aux droits des supérieurs et des évêques; » c'est que nul n'avait compris qu'à l'imitation de l'Église universelle, les Jésuites voulaient rester avec ce large caractère sous l'énergique pouvoir du pape. Composé d'hommes de toutes les nations, destiné à tous les points du globe , l'ordre devait rester en dehors des juridictions territoriales; il ne touchait ni aux biens, ni aux dignités, ni à la tiare, ni à la pourpre; pourquoi, dès lors, ne point lui laisser son indépendance intellectuelle? L'ordre disait: Il n'y a qu'un pape, qu'une Eglise, qu'une foi - la société qui se rapproche le plus de cette pensée d'unité n'est-elle pas profondément en harmonie avec la pensée du catholicisme?

En face de ces persécutions ardentes et souvent déloyales, Ignace conserva son caractère de modération.

Accusé parla Faculté de théologie, il dit à ses enfants : « J'honore fort la Sorbonne parce que je la regarde comme une des premières colonnes de l'Église. Sa censure est si évidemment fausse, qu'il suffirait de lui envoyer nos statuts pour la convaincre qu'elle a condamné un ordre imaginaire et non pas le nôtre, qui n'a rien qui ressemble à ce qu'elle nous reproche. Souvenez-vous, mes Pères,

de ces paroles de Jésus-Christ : « Je vous laisse ma paix, » et croyez qu'il vous les adresse à vous-mêmes aujourd'hui. Il ne faut rien écrire, rien imprimer qui produise la moindre aigreur; en certaines causes, il vaut mieux se taire que de parler, et on n'a pas besoin de se défendre ou de se venger par la plume quand la vérité se venge et se défend elle-même. Les théologiens de Paris méritent certainement tous nos respects; mais leur autorité, toute grande qu'elle soit, ne saurait nous faire peur. La vérité ne peut longtemps rester obscurcie; on peut la combattre, jamais la vaincre.

Dieu est notre défense; ayons confiance, et nous aurons le triomphe sur la calomnie. »

C'est avec ce caractère de tempérance et de haute raison que saint Ignace répondait aux plus amères censures; et quand le cardinal de Lorraine vint à Rome suivi des plus violents de ses adversaires dans la Faculté de théologie, pour soutenir auprès du pape les intérêts de l'alliance avec la France, le Père Ignace, tout souffrant, se rendit lui-même chez le cardinal suivi de deux Pères, pour exposer devant lui et les théologiens de France les statuts et les enseignements de son ordre. Les docteurs, vaincus par la vérité qui s'imposait à eux, ne purent résister à l'évidence, et devant le cardinal même, ils avouèrent l'injustice de leurs préventions; douceur et mansuétude qui produisirent de bons effets : les Jésuites eurent enfin un collége en France; ils l'établirent au milieu des montagnes, dans la petite ville de liillom,

en Auvergne, sous la juridiction de l'évoque Guillaume Duprat; et afin d'égaler tout d'un coup l'Université même, saint Ignace voulut que les études fussent de, premier ordre ; on y enseignait toutes les sciences, même les mathématiques, le grec, l'hébreux; il voulut que dans ses colléges on sût élégamment l'idiome du pays et qu'on s'appliquât à l'étude des langues modernes, ce qui parut une nouveauté à l'Université tout absorbée dans les auteurs classiques. L'époque était scientifique et les esprits tournés à la rénovation ; saint Ignace ordonna que dans ses colléges il y eût des exercices publics sur toutes les études enseignées ; la littérature profane ne fut pas oubliée, et comme il était de cette Espagne si riche en poètes, il permit que des pièces de théâtre composées tout exprès pour les jeunes élèves fussent récitées, afin de former à bien dire et d'épurer le goût.

Ignace voulut donner à la religion des dehors pompeux et agréables, ce qui tenait à deux causes : le but de l'ordre et le goût de l'époque. Il s'était proposé d'attirer à lui le plus de prosélytes possible; pour cela il envoyait des missions dans l'Inde et dans l'Abyssinie, aussi bien que. dans les provinces de France les plus grossières. Le meilleur moyen n'était-ce pas de captiver les populations, de présenter la foi comme un doux système qui n'avait rien de repoussant, rien de dur? De là cette propreté des autels, cette profusion de bouquets, la nécessité d'orner également son intelligence, de la rendre facile, de la mettre en rapport avec son temps, les coutumes et presque les

habitudes de chacun. N'était-ce pas aller directement au but? On était au xvie siècle, un peu après le règne de François Ier, en ce moment où tout était littéraire, où allaient naître les beaux génies du théâtre. Ignace, en donnant une direction à ce goût, en lui imprimant un caractère religieux, en préparant une distraction honnête aux jeunes hommes qui l'environnaient, ne faisait que les détourner peut-être de ces plaisirs corrompus que la société leur offrait.

Il faut incessamment lire les instructions de saint Ignace sur l'éducation publique ; elles font le désespoir des universitaires, parce que nul n'a mieux connu le cœur humain et assiégé les passions par tant de côtés ; les choses matérielles concourent si parfaitement avec l'influence morale, qu'elles se prêtent un mutuel appui dans cette préparation de la vie de l'homme? Suffit-il de mettre aux mains d'un enfant quelques axiomes de science plus ou moins bien compris, de faire entrer dans sa tête quelques règles de mathématiques toujours stériles parce qu'ellesne savent pas s'élever aux hautes régions du spiritualisme, et qu'elles rampent terre à terre dans la poussière du néant? La science n'est qu'un accessoire froid, impuissant, si l'éducation ne la moralise et ne la dirige. La vie est une continuelle servitude pour les uns, envers les préjugés, les petitesses, les idées les plus irrationnelles ; pour les autres, en face du travail et de la pauvreté. Dieu seul peut apprendre à porter avec dignité ces éléments de bien et de mal, de sublime fierté et

d'abjection qui forment la vie et l'intelligence humaine.

Si l'établissement du collège de Billom fut une des dernières auréoles de la vie de saint Ignace, ce fut aussi une des plus grandes joies de son âme. Il avait si souvent pleuré au milieu de l'Université, à Paris, sur ces pauvres jeunes - intelligences orgueilleuses, faussées dans leurs nobles tendances, qui plaçaient leurs esprit et leur perceptions individuelles comme arbitre absolu de leurs actions et de leurs croyances ! Désormais, à l'aide de quelques collèges fortement organisés, on pourrait donner à l'éducation ce complément, l'élever dans son ensemble et la conduire dans ses détails.

CHAPITRE XV.

PRIÈRES DES QUARANTE HEURES. — LETTRE SUR L'OBÉISSANCE. — MORT DE SAINT IGNACE.

Tant d'études, tant de travaux, une vie si longue et si occupée avaient absorbé tout ce qui restait de force à saint Ignace. Sa figure si belle, si méditative s'était singulièrement amaigrie; son corps ressemblait à ces peintures de l'école espagnole où saint Jérôme, saint Dominique sont reproduits tout osseux et tout amaigri. Il ne pouvait donc plus remplir les nombreux devoirs de cette surveillance qui lui appartenait seul depuis la fondation de l'ordre. Malade et presque alité, il fut obligé de déléguer une partie de son autorité suprême au R. P. Nadal.

choisi par les profès résidants à Rome, se réservant les secours et les soins spirituels à donner aux malades.

Infirme lui-même, il pouvait mieux connaitrert pénétrer

les maux d'autrui; ses paroles étaient plus touchantes, et sa figure célestement pâlie donnait seule l'exemple de la résignation.

Pendant cette dernière maladie d'Ignace fut fondée une des cérémonies les plus belles et les plus grandes de l'Église catholique. Vous avez vu souvent-, durant les jours de folle joie, les masques aux rires déréglés, les bals aux mille lustres; dans la rue les saturnales grossières et la gaieté avinée; dans les riches hôtels une joie polie, réglée, mais non moins indécente; partout le tourbillon, l'enivrement; le monde semble emporté par une danse macabre infernale. Au milieu de ces déplorables souvenirs de la Grèce sensualiste et d'une civilisation païenne, l'Église place le Saint Sacrement sur les autels comme une expiation à tous ces excès. La prière pure et ardente du prêtre, celle de quelques fidèles agenouillés humblement sur les froides pierres, arrête sur les lèvres du Seigneur une parole de colère, qui ferait de notremonde un peu de poudre balayée dans l'espace. Cette sainte institution fut établie par Ignace de Loyola dans les maisons des Jésuites, et adoptée par l'Église entière.

Mancerata est une petite ville des États romains; pendant le carnaval, la vieille licence, léguée par le paganisme, y subsistait dans toute sa force. Au milieu de ces joies immondes du carnaval, les Pères Jésuites dit collége de Notre-Dame-de-Lorette entreprirent une mission à Mancerata, et comme contraste, ils exposèrent dans l'église le Très Saint Sacrement entouré d'une multitude

de cierges, d'une profusion de Heurs; on chanta les hymnes solennels de ce plain-chant si grave et si sublime du moyen âge. Par un miracle du Très Haut les fêtes furent désertes, et la multitude se précipita dans l'église.

Ce pieux succès encouragea saint Ignace ; il fit dans toutes les maisons de l'ordre une institution permanente de ce qui n'était qu'une cérémonie accidentelle; l'Église l'adopta aussitôt, et aujourd'hui encore, les larmes des saints font reconnaître à Dieu ses élus, et sollicitent son inépuisable amour pour ceux qui l'offensent et profanent par d'ignobles travestissements le corps dont il a fait une enveloppe à son image.

La maladie d'Ignace s'aggravait, mais l'esprit et l'âme restaient fermes et élevés ; il semblait même acquérir une plus grande lucidité; car c'est à ce moment que, se repliant sur lui-même, il dicta la belle lettre sur la vertu d'obéissance, sorte de résumé de sa doctrine et de sa vie. « Écrivez, dit-il à son secrétaire, un jour où il sentait son corps plus écrasé par la maladie; je veux que la Compagnie de Jésus sache ma dernière pensée tout entière sur la vertu d'obéissance, la première de toutes les vertus ; et ce grand traité de philosophie résignée, le voici : « Tout jeune homme, entrant dans la Compagnie, doit dompter tout jugement privé, de manière qu'il suive l'avis de son supérieur, jamais le sien.

« L'obéissance peut avoir trois motifs : faire ce qui est ordonné en vertu de l'obéissance; cette manière est la

moins bonne : obéir sur un ordre simple, est déjà un acte plus élevé et plus méritoire; ne pas attendre les ordres mais les devancer est l'obéissance dans son haut degré de perfection.

« Obéir indifféremment à toute sorte de supérieur sans distinction du premier ou du dernier, puisque par la hiérarchie le premier ou le dernier tiennent tous leur pouvoir de Dieu.

« L'homme individuel ne s'appartient plus dès qu'il entre dans la Société, il est à Dieu; nouveau chevalier, il a fait un serment spécial et personnel ; il doit être entre les mains du supérieur, image de la volonté de Dieu comme une cire molle qui prend la forme qu'on lui donne; comme un corps mort incapable de mouvement par lui-même; comme le bâton dont se sert le vieillard qu'il prend ou quitte selon son utilité. »

a Mais cette obéissance absolue ne suffit pas encore ; le cœur qui s'abandonne, pour les grandes choses, résiste souvent dans les riens de la vie, et c'est surtout pour ce qui regarde le détachement de toute propriété que le jésuite devra se conduire « comme la statue qu'on dépouille sans qu'elle s'y oppose ou s'en plaigne. »

Cette magnifique lettre sur l'obéissance semble détachée de quelques livres antiques sur la force et l'organisation des républiques : on dirait même que Rousseau y a puisé l'idée de son Contrai social, quand il proclame, qu'une fois entré dans une société politique, on n'a plus d'autre volonté qu'une volonté générale. La perfection en

etret d'un ordre social résulte de l'abdication des volontés personnelles : et moins il y a d'individualisme, plus il y a de grandeur dans le tout.

Dans l'ordre moral comme au temporel, le gouvernement absolu est une nécessité admise toujours par les intelligences supérieures. Cette forme de gouvernement est dans l'essence indivise de Dieu, dans les lois d'unité et d'obéissance qu'il a imposées au monde, dans le cœur de l'homme où le Verbe divin a gravé sa parole en le faisant participant de son essence : quand les nations reviennent sous une forme quelconque à ce principe d'unité, elles sont grandes; quand elles s'en éloignent, il y a malaise, désaccord. L'homme n'est plus qu'un miroir où se reflète Dieu et le monde par partie, et il s'en prend à l'aigle qui plane dans les cieux, des ombres et des obscurités de son intelligence.

Tel fut le testament de saint Ignace, où il résume et concentre sa pensée essentielle sur le gouvernement de son ordre : telles sont les racines mystérieuses qui soutiennent et unissent d'un pôle à l'autre cette organisation, et créent sa force vitale.

Philosophe catholique, Ignace voyait à son lit de mort la réalisation des trois choses qu'il avait seules ardemment souhaitées : l'approbation de son ordre par les souverains pontifes, leur assentiment pour le livre des Exercices, et enfin l'admission des constitutions dans tous les lieux où se trouvaient ses enfants : alors il répétait comme le saint vieillard Siméon : Nunc dimittis.

Or, ce qui le blessa profondément, ce qui hâta peut- être sa mort, lui, l'homme de l'unilé et de l'ordre, ce fut de voir se renouveler, une fois encore, les disputes entre CharlesQuint le roi catholique et le Saint-Siège; en face du protestantisme menaçant, il paraissait bien fatal à Ignace que le soutien de la catholicité se jetât dans une vaine querelle pour quelques droits contestés.

Pour ceux qui ont vu et salué Rome, ses pompes et ses cérémonies, ce fut toujours un triste tableau que de la voir aux prises avec les hommes d'armes, pressée, envahie par eux. Ce n'est pas seulement d'aujourd'hui que la lutte est engagée entre les forces matérielles et la puissance morale de Rome; mais ce qu'il y eut toujours de remarquable, c'est que les plus fiers conquérants, les tètes superbes qui ont marqué dans l'histoire, Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon, après avoir violenté le Saint-Père, se sont précipités à ses genoux pour demander une dernière absolution.

A ce temps, Rome était pleine de gens de guerre, le bruit des batailles se faisait entendre jusque sous les basiliques, et ces paroles ennemies qui arrivaient - aux oreilles d'Ignace, était cette belle langue de ses jeunes années de chevalerie et de force; celle du Camoëns et de Caldéron, c'était l'Espagne à Rome, mais l'Espagne Orgueilleuse, conquérante et ennemie.

Ignace, de plus en plus exténué, avait perdu la force de monter à une petite terrasse italienne, où il passait chaque jour plusieurs heures. Cette âme aimante, qui s'ab-

sorbait en de longues contemplations à la vue d'une petite fleur, d'un brin de mousse, ne pouvait voir le ciel sans se sentir emportée vers lui ; perdu dans un océan d'harmonie et de sublimes visions, son esprit ne tenait plus à rien de terrestre ; tout un monde de ruines, de grandeurs matérielles dormait dans la poussière, à ses pieds, mais il ne le voyait même pas; son corps baigné deJarmes, affaissé sur un petit banc de bois, restait inerte, tandis que l'intelligence active et centuplée s'élevait jusqu'aux plus claires perceptions. On l'entendait répéter souvent, après ces méditations : « Oh ! que la terre est étroite quand on regarde le ciel ! » Le saint fondateur quitta la ville éternelle pour s'abriter dans la petite maison de campagne, que l'ordre avait fait construire tout auprès du village de Tivoli.

Rome est entourée de riches souvenirs; à toutes ses portes se trouvent les vénérables monuments des siècles finis, mais on peut dire* que Tivoli offre en quelque sorte la face littéraire de l'antiquité ; au doux murmure des cascades qui se perdent sous l'olivier et sous ces grands pins panachés, et ces cyprès de la campagne de Rome, Horace dictait ses mordantes satires et ses suaves épîtres; Ovide écrivait ses héroïdes; et Mécène, l'ami d'Auguste, le digne protecteur dès poëtes et des orateurs, passait ses plus douces heures non loin du temple de Vesta et des grottes souterraines où l'eau se précipite en murmurant.

Ce fut sous la protection de ces souvenirs littéraires

que les Jésuites s'abritèrent à Tivoli ; saint Ignace accepta comme don la propre maison de Mécène, précisément pour fonder un de ces établissements de douce retraite où les élèves allaient se reposer des études du collège romain ; une des attentions de saint Ignace fut toujours de recommander un lieu sain, solitaire et agréable à la fois, qui pût se prêter aux jeux et à la distraction des élèves ; et encore aujourd'hui, tous les collèges de l'institut possèdent une de ces villas dans lesquelles, sans se corrompre, une jeune génération se livre à tous les exercices les plus élégants comme les plus hardis : tirer les armes en braves gentilshommes; monter un cheval fougueux ; fendre les eaux d'un lac ou d'une rivière d'une main ferme et prompte : tels sont les exercices que les Jésuites facilitent à leurs élèves pour détourner les mauvaises pensées d'une société corrompue et développer les forces du corps en même temps que les forces de l'intelligence.

A Tivoli, donc, saint Ignace allait s'abriter, tandis que la destruction physique faisait de grands progrès sur son corps fatigué; et, comme par un privilège que Dieu réserve aux esprits d'élite, il n'avait aucune de ces maladies au sens caractérisé; son mal venait de faiblesse et d'exténuation ; cette sorte d'affaissement de la vie qui.

s'en va en vertu d'une cause inconnue, nul ne devine la mort alors, excepté celui qui la porte dans son sein; au dehors, on vous voit avec toutes les conditions dela\ic,on marche, on touche quelque mets,

et néanmoins il n'y a nulle ressource. Aussi, indépendamment de la révélation divine qui se faisait dans saint Ignace, il put seul connaître et comprendre que la mort approchait, ses disciples bien-aimés, comme tout ce qui aime, se faisaient illusion. Avant de partir pour cette retraite, Ignace avait consulté le médecin de l'institution pour savoir si ce bâtiment neuf, élevé sur des ruines, ne serait pas nuisible à ce qui lui restait de vie, non pas qu'il voulût retarder l'heure marquée par la Providence : mais quand on se donne une mission sur la terre, on a besoin de l'accomplir, et les disciples d'Ignace ne le croyaient point encore à la fin de l'œuvre qu'il avait entreprise.

Le changement d'air au milieu des ardeurs de j uillet lui fut funeste ; dans cet état de faiblesse, la chaleur mêlée à je ne sais quel air frais des cascades et des grottes lui devint fatale, et on fut obligé de le transporter à Rome exténué et mourant.

Tandis que tous ses disciples croyaient encore à la vie longue et paisible de leur supérieur, Ignace savait que sa mort était proche, il pria même son secrétaire, l'homme de toute sa confiance, et qui l'avait si bien secondé dans ses œuvres^ d'aller trouver le Saint Père, de lui demander l'absolution générale de toutes ses fautes; c'était là un de ces pardons universels que la Compagnie mettait au rang des plus hautes faveurs ; pour elle le pape était l'Église entière.

« Mon heure est arrivée, dit Ignace au Père Polanque,

lorsque tous eurent quitté sa chambre; allez demander au Saint Père sa bénédiction pour moi et la rémission de mes péchés, afin que mon âme parte plus ferme pour l'éternité. » — « Eh quoi ! mon père, s'écria Polanque tout en larmes, serait-il possible que nous vous perdions ainsi ? Non ! non ! Dieu ne le permettra pas ; que deviendrions-nous sans vous? » Ignace, par excès de modestie, ne voulut pas répéter l'annonce de sa fin prochaine, afin qu'on ne pût pas dire qu'elle lui avait été révélée. « Allez toujours, reprit - il avec douceur, elle servira à l'un de nous. »

L'esprit de saint Ignace ne recevait aucune atteinte de cette atonie croissante; les médecins empressés ne signalaient aucune maladie caractérisée, aucun symptôme alarmant. Ceux qui l'aimaient se rassuraient donc; souvent ils l'avaient vu faible ainsi, obligé de s'aliter, mais reprenant toute une énergie nouvelle et puissante dès que quelque affaire grave le sollicitait. « Tout languissant que je vous paraisse, disait souvent Ignace à ses enfants, j'irais à-pied en Espagne, avec ce bâton, si l'intérêt de la Compagnie m'y appelait. » Les disciples, dans cette dernière maladie, priaient Dieu d'envoyer à la maison une affaire importante; c'était, selon leur pensée, la meilleure manière de guérir le saint fondateur, habitués qu'ils étaient aux miracles d'énergie qu'il opérait sur lui-même. Un soir, quelques Pères assemblés le consultèrent sur des règlements particuliers au collége romain.

Ignace décida les questions avec sa lucidité ordinaire; on

le laissa seul. Toute cette nuit il la passa en prières ; et ces pensées profondes et d'une lucidité effrayante qui illuminent l'âme avec la conscience de sa dernière heure, restèrent un mystère entre Dieu et lui. Le matin, lorsqu'on entoura le lit d'Ignace, on le trouva à l'agonie; toute la maison accourut ; le Père Polanque fut se jeter, en frappant sa poitrine, aux pieds du pape, s'accusaat de négligence : à peine retournait-il dans la chambre du saint fondateur, qu'il l'entendit répéter le nom de Jésus, et expirer doucement, comme un enfant qui s'endort en bégayant le nom de sa mère. C'était un vendredi, le dernier jour de juillet, l'an du Christ 1556. Il venait d'atteindre sa soixante-cinquième année.

Pendant trente ans, il avait vécu dans le monde et chevalier, et depuis trente-cinq ans, il servait Dieu dans la pénitence et la vie active. Seize années avaient suffi à SON esprit persévérant pour organiser la Compagnie en douze provinces qui embrassaient le monde connu. La province de Portugal, la plus étendue, qui comprenait presque toutes ses colonies et un grand nombre de collèges; la province de Castille avec dix collèges; l'Aragon, l'Andalousie, chacune cinq collèges ; toutes ces provinces méridionales étaient gouvernées par François de Borgia, avec le titre de commissaire général. La Lombardie et la Toscane formaient une cinquième province ; puis venaient les provinces d'Allemagne divisées en haute et basse ; Naples, la Sicile, la France, le Brésil, les Indes orientales; et enfin la province romaine qui rèS-

tait sous la dépendance du général. Toutes contenaient au moins cent collèges; elles étaient divisées en deux sous-provinces, et comprenaient plus de quatre cents maisons d'enseignement, sans y compter les maisons professes.

En ouvrant le corps d'Ignace, on trouva tout son intérieur desséché par l'abstinence, brûlé par l'amour de Dieu; puis, comme il fut exposé pendant trois jours,

selon l'usage, le peuple accourut en foule, voulant baiser les mains du saint fondateur, faire une prière sur son corps, emporter quelques fils de ses habits. Plusieurs miracles eurent lieu, authentiquement prouvés, et qu'on peut trouver dans la bulle de canonisation. On déposa le saint corps près du maître-autel, dans la chapelle de la maison professe, où il resta pendant douze années; de là il fut transporté dans l'église que le cardinal Farnèse fit bâtir. Maintenant encore, on voit ce pieux tombeau toujours entouré de fidèles priant, avec cette simple inscription sur une table de marbre noir : Ignatio societatis Jesu fundatori.

Cette épitaphe est simple, sans doute; mais elle contient au fond une grande idée : fonder n'est pas une chose commune, lorsque tant de gens détruisent et brisent; fonder est la plus grande mission que l'homme puisse tenir de Dieu.

Tandis que les peuples se précipitaient à ce saint sépulcre pour obtenir des grâces, les rois hâtaient, par leur correspondance, la glorification du saint. L'an 1609,

Paul V le déclara bienheureux après une enquête minutieuse ;'plus de deux cents miracles furent prouvés judiciairement. Grégoire XV disait de lui ces paroles du livre des Machabées : « Il a été grand selon le nom qu'il portait, grand pour le salut de tous, très grand pour la conquête de l'héritage d'Israël. » Enfin Urbain VIII l'inscrivit au martyrologe romain avec cette formule : « le 31 juillet, à Rome, Saint Ignace confesseur, fondateur de la Compagnie de Jésus, illustre par sa sainteté, par ses miracles et par le zèle qu'il eut de porter la religion catholique par tout le monde. »

Nous avons retracé, avec toute la simplicité d'une chronique, cette vie de saint Ignace ; nous l'avons pris jeune homme et brillant cavalier, et nous venons de le voir mourir au milieu de ses compagnons, de ses amis.

Il y a dans ce travail deux choses : l'homme et l'institution ; l'homme exerce la plus souveraine influence sur tous ceux qui le touchent et l'approchent ; l'institution vit et se perpétue par sa force propre à travers tous les obstacles.

Dans ce travail, nous nous sommes abstenus de toute dissertation politique, de toutes les passions contemporaines, profondément persuadés que la plus convenable manière de faire connaître et de toucher la vie de saint Ignace, c'était de la raconter telle qu'elle était avec toute la simplicité biographique de ses premiers historiens, qui ont connu et aimé le saint.

Maintenant, qn'il nous soit permis une simple obser-

vation ; elle porte spécialement sur ce seul et unique reproche qu'on a fait à la Compagnie, d'établir au-dessus de toute chose le principe de l'obéissance. Nous, nous soutenons au contraire que la direction et l'obéissance sont les conditions essentielles qui pourraient grandir et fortifier la société actuelle.

La France est le pays le plus avancé du monde; nous avons de l'esprit, de l'intelligence et des forces telles que l'Europe entière s'en étonne, et souvent-même s'en effraie. Or, que faudrait-il pour que la France soit la première des nations ? précisément la direction et l'obéissance.

Et cela est si vrai, que toutes les fois qu'il s'est trouvé un gouvernement, qu'il se nommât Louis XIV ou Napoléon, qui a su diriger, et quand la nation, marchant derrière lui, s'est glorieusement résignée à obéir, des choses prodigieuses se sont opérées.

D'où il faut conclure que l'institution qui apprend tout à la fois aux générations la direction et l'obéissance, est peut-être celle qui convient le mieux à notre esprit national. Il y a assez de gens qui se révoltent, qui raisonnent, qui se mutinent d'esprit et de cœur, et jamais les gouvernements, en France, n'en manqueront. Il n'en est pas ainsi des esprits qui obéissent; ceux-là ne sont pas nombreux; et nous ne comprendrions pas comment on pourrait persister à proscrire et chasser des gens qui apprennent aux générations leurs devoirs envers Dieu et les pouvoirs de la terre.

Il y a une dernière remarque à faire pour les moralistes. Nous ne voulons rien exagérer sur les mauvaises mœurs de la société; mais, en lisant ces statistiques criminelles que l'administration elle-même fait publier, on est justement inquiet de l'avenir de la génération.

- Et ce sont moins les crimes en eux-mêmes, quelque énormes qu'ils soient (depuis les enfants de quinze ans qui assassinent jusqu'aux vieillards qui soulèvent à peine la hache pour frapper), que les théories presque rationnelles développées par les coupables à la face des juges, en présence de la mort et du Dieu tout-puissant qui va les juger.

Ces théories viennent donc plutôt d'une éducation faussée que des instincts véritablement mauvais. Quand la main s'abrutit dans l'ivresse ou s'ensanglante pour frapper, c'est un grand crime, mais les lois, souvent impuissantes à refréner, ne peuvent que punir.

Ici c'est plus encore : c'est une glorification du mal, de tous les instincts bruts et sanguinaires. Les uns font des vers sur les bancs de la Cour d'assises, les autres débitent des phrases sentencieuses à la manière platonicienne; d'autres, avec un sang-froid d'avocat blanchi sous la toge, discutent une à une les accusations, disputent pied à pied comme dans un cirque leur vie au bourreau.

Le mépris de la mort, lorsqu'il ne prend pas sa source dans une divine espérance, est le symptôme le plus grave de dissolution pour les sociétés.

-Quand le mal est si profond, la plaie si saignante, est- il surprenant que les esprits droits, les intelligences élevées, demandent avant toute chose une éducation reli-

gieuse, qu'elles réclament pour notre beau pays cette morale haute, répressive, qui ne vient que de l'enseignement chrétien?

FIN.

TABLE.

PRÉFACE IY^ 1

CHAPITRE I. Naissance et éducation de saint Ignace.. 1 CHAPITRE Il. Conversion de saint Ignace, retraite àManreza. 12 CHAPITRE III. Pèlerinage à Jérusalem. —Retour de la TerreSainte - 24 CHAPITRE IV: Premières études de saint Ignace en Espagne.

Persécutions « 36 CHAPITRE V. Saint Ignace à l'Université de Paris. — Ses premiers compagnons. 46 CHAPITRE VI. Vœux de saint Ignace et de ses compagnons à Montmartre 59 CHAPITRE VII. Retour de saint Ignace eh Espagne.' 67 CHAPITRE VIII. Saint Ignace à Venise. — Il est ordonné prêtre. — Approbation du pape Paul III. — Mouvement catholique. 80 CHAPITRE IX. Commencement de la Compagnie à Rome.

- Missions. — Saint François Xavier 93 CHAPITRE X. Constitution de la Compagnie de Jésus.. 109 CHAPITRE XI. Suite des constitutions. — Établissement des collèges. 125 CHAPITRE XII. Propagation de l'ordre de saint Ignace. — Les Jésuites au Concile de Trente. 138 CHAPITRE XIII. Marche de l'institut de saint Ignace vers son organisation 156 CHAPITRE XIV. Unité, obéissance et enseignement de la Compagnie de Jésus. 173 CHAPITRE XV. Lettre sur l'obéissance. — Prières des quarante heures. — Mort de saint Ignace. 192