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Titre : La ville de Smyrne et son orateur Aristide / [par André Cherbuliez,...]

Auteur : Cherbuliez, André. Auteur du texte

Éditeur : [Georg] (Genève)

Date d'édition : 1863-1865

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30233419k

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (57-37 p.) ; in-4

Format : Nombre total de vues : 67

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6200514f

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 4-O2A-215

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 23/02/2012

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LA

VtLLE DE SMYRNE

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SON ORATEUR ARISTIDE

Parmi les discours d'Aelius Aristide, célèbre sophiste ou orateur grec de l'époque des Antonins, il en est cinq dans lesquels il fait l'éloge ou soutient les intérêts de la ville de Smyrne, une des premières de la province d'Asie par son importance et sa richesse.

Recueillir l'instruction que ces discours peuvent fournir sur l'état et le sort d'une des plus illustres cités de l'Asie-Mineure au second siècle de l'ère vulgaire, et donner un aperçu du caractère, de l'activité politique et de l'éloquence de son rhéteur le plus renommé, tel est l'objet de ce travail, qui forme en lui-même un tout indépendant et détaché.

Toutefois, les vues qui me l'ont fait entreprendre ne se renferment pas dans ces questions d'une nature spéciale. « La Nation grecque sous l'Empire, d'après les œuvres de ses orateurs », tel est le titre qui en ferait pressentir l'intérêt essentiel; et indiquerait le but que je me propose dans cette étude historique et littéraire, et dans celles qui pourront lui faire suite.

Une cité grecque sous la domination de Rome, représente au fond la condition ci-


vile et morale de toutes les autres, et les recherches qui la concernent peuvent servir d'introduction à ce vaste sujet. Même dépendance avec plus ou moins de privilèges, de titres honorifiques et de franchises républicaines; même physionomie générale, malgré toutes les différences de situation géographique, de rang, de population, de ressources, de génie et de fortune, c'est-à-dire un singulier mélange d'obéissance poussée jusqu'à l'adulation, de velléités séditieuses et de sagesse dans la conduite, d'habileté à tirer le parti le plus heureux de la destinée qu'avaient faite aux Hellènes les maîtres du monde ; à d'autres égards, toujours un même type national non moins frappant dans ses contrastes, culte superstitieux du passé et de ses traditions, curiosité inquiète, ouverte aux nouveautés dans la religion comme dans la philosophie, enfin une agitation de vie publique, de fêtes, de panégyries, d'assemblées populaires, de concours, un ressort d'émulation et de jalousie suscitant des querelles souvent futiles entre une cité et ses voisines, ou même entré rivales plus éloignées l'une de l'autre; et pourtant, dernier trait qui achève de prouver tout ce que le caractère hellénique avait encore de vitalité sous le régime provincial, l'esprit de famille entre Grecs et d'activés sympathies que réveillaient subitement les grandes occasions, les calamités publiques comme celle de Rhode renversée par un tremblement de terre, au temps d'Antonin-le-Pieux et de la jeunesse d'Aristide.

Cette étude, et, à plus forte raison, celles qui pourront en faire la suite, les considérations que j'aurai à présenter, par exemple, sur le rôle politique et moral des sophistes ou orateurs, sur leur influence et leurs bons services, tout cela touche de trèsprès à la question des nationalités, aux lois ou conditions de leur persistance et de leur transformation, qui se manifestent d'une manière si frappante dans l'histoire de l'Empire et de ses provinces. Enfin, pour ce qui concerne l'éloquence, on reconnaîtra peutêtre que les rides et le fard, plus dégradant que les rides, n'avaient pas effacé tout vestige de son ancienne beauté. On ne se refusera point à lui appliquer le jugement d'un illustre critique au sujet de quelques poëtes de cette époque dégénérée :̃« Dans la lie même de la littérature grecque, il. se trouve un résidu délicat. »

Avant de faire connaître par des analyses, des traductions, des éclaircissements divers, l'état et les destinées de Smyrne sous le règne de Marc Aurèle, les éloges, les encouragements que l'orateur adressait à son peuple et les services que son intervention éloquente lui rendait auprès du pouvoir impérial, j'expose dans la première partie


de ce mémoire les faits de l'histoire de cette ville dès les temps les plus anciens. La seconde partie, que je réserve pour le volume suivant des Mémoires de l'Institut genevois, demande ces préliminaires.

Pour nous intéresser aux détails particuliers, aux traits de mœurs et de vie nationale que nous chercherons dans les discours d'Aristide, il faut avoir saisi, pour ainsi dire, l'individualité et la physionomie historique du peuple smyrnéen, il faut connaître ses actes d'origine, la suite de ses annales, ses premiers rapports avec Rome, sa constitution sous le régime impérial. Chez les peuples grecs, plus que partout ailleurs, le présent fut solidaire du passé ; ils vieillirent sans oublier les gloires et même les illustrations fabuleuses de leur ancienne histoire et sans renoncer aux instincts, aux imaginations, aux rêves de leur première enfance. D'ailleurs ces titres, dont ils étaient si fiers, ne servaient pas uniquement à satisfaire leur vanité : c'était pour eux un appui moral, un soutien de leur nationalité contre les influences du peuple conquérant; et, d'autre part, le rôle d'amie de Rome que Smyrne avait soutenu dans les guerres de la République en Asie, caractérise bien l'esprit de cette cité et ne fut pas sans résultats pour son existence ultérieure.

PREMIÈRE PARTIE.

Considérations historiques sur la ville de Smyrne depuis son origine jusqu'au second siècle de l'ère vulgaire.

1.

La ville de Smyrne, dans le site qu'elle occupe actuellement, ne date que des successeurs d'Alexandre : les temps qui précédèrent et qui déjà donnèrent à ce nom et au peuple qui le portait une haute célébrité, se divisent eux-mêmes en deux périodes: l'une commence et finit avec l'âge ténébreux des mythes et des origines ; l'autre, dans le crépuscule des traditions historiques, laisse apercevoir, comme points saillants et plus


éclairés, l'établissement et les collisions de peuples d'origine hellénique, l'éclosion de l'épopée, figurée par le berceau de son plus grand poëte, et les conquêtes d'une monarchie voisine dont la politique inhumaine efface pour des siècles la patrie d'Homère du nombre des cités.

Ces commencements de Smyrne appartiennent à un âge de révolutions peu connues et de migrations de races dans les contrées de l'Asie-Mineure. Des peuples divers, chassés par des invasions ou poussés par l'esprit de conquête et d'aventure viennent, de l'intérieur de ce continent ou du rivage opposé de la mer Egée, occuper les côtes occidentales de la péninsule anatolique, la Mysie, la Lydie et la Carie, et, en particulier, le pays situé entre le fleuve Hermus et la chaîne du Tmole. Ce flux et reflux de peuples qui dura sans doute des siècles, a laissé des traces confuses, mais bien reconnaissables dans les mythes et les souvenirs des derniers occupants, c'est-à-dire des Hellènes.

Les Méoniens apparaissent les premiers : l'État gouverné par leur roi Tantale était situé, à ce qu'il paraît, sur les deux revers du mont Sipyle; Sipylus, cette cité mythique, aïeule de Smyrne suivant la croyance des Smyrnéens, était la capitale de ce royaume; c'est de là que partit Pélops, fils de Tantale, pour aller établir sa dynastie de tragique mémoire dans la presqu'île dont il devint le héros éponyme.

Je partage une persuasion qui semble aujourd'hui reprendre le dessus dans les esprits les moins asservis au joug de l'autorité : c'est que les récits des Grecs d'Europe sur les fondateurs étrangers, Phéniciens, Egyptiens, Phrygiens de leurs plus anciens États, renferment sous leur écorce fabuleuse des faits réels, l'aveu de ce que la Grèce fut au début de son histoire et de ce que sa civilisation dut aux influences étrangères. Pélops traversant les mers pour aller fonder le royaume de Mycènes, c'est là un de ces faits qui ne peuvent être de pure invention, et la nation phrygienne doit compter parmi celles qui ont fondé des établissements dans l'Hellade et qui ont apporté aux Hellènes quelques-uns des germes de culture qu'ils ont fécondés avec tant de bonheur.

Les Méoniens du roi Tantale étaient en effet une branche de la race phrygienne. Un des rois de Phrygie et de Lydie, qu'une généalogie mythologique fait époux de Dindyme et père de Cybèle, rappelle par son nom même de Méon cette parenté des Phrygiens et des Méoniens. C'est abusivement que les auteurs donnent à l'ancienne Méonie le nom


de Lydie en parlant de temps antérieurs à l'invasion des Lydiens , peuple d'une race toute différente. C'est par un semblable anachronisme qu'ils font déjà de Tantale un prince Lydien.

L'emplacement de la capitale de ce royaume de la Méonie devait être un des contreforts du Sipyle, au septentrion de cette chaîne de montagnes, du côté où elle borde le fleuve Hermus. Selon une très-ancienne tradition recueillie par Strabon et Pausanias, et que rappelle Aristide, Sipylus fut détruite par un tremblement de terre et engloutie dans le lac Saloé qu'elle dominait de la hauteur; ce lac a disparu depuis un temps immémorial, mais plusieurs voyageurs, entre autres Hamilton, ont cru en retrouver la trace dans une plaine marécageuse à peu de distance de Manissa, l'ancienne Magnésie du Sipyle. Nombre de sources entretiennent ce marécage, et près de l'une d'elles, sur un roc de cent pieds qui domine la route, on voit une statue colossale taillée dans la pierre même de la montagne. Ce monument, d'un art grossier, présente pourtant une figure trop régulière et la main de l'homme s'y montre avec trop d'évidence pour qu'on puisse en admettre l'identité avec le lusus naturœ décrit par Pausanias, dans lequel ce crédule voyageur a l'air de reconnaître Niobé elle-même, ne présentant, il est vrai, à l'œil qu'une roche escarpée quand on la considérait de près, mais de loin ayant l'apparence d'une femme en pleurs, ce qui venait, sans doute, de quelque illusion de perspective. Strickland, savant qui accompagnait Hamilton dans cette partie de son voyage, conjecture que la statue taillée dans la roche du Sipyle est une image de Cybèle, et dans ces lieux une représentation colossale de la grande divinité phrygienne n'a rien d'invraisemblable.

Il règne une grande obscurité sur les mouvements de cette race phrygienne que nous retrouvons à Troie, mêlée avec un élément de population de sang grec, les Dardaniens, venus d'Arcadie avec le chef dont ils portaient le nom. Un passage de Pausanias, cet amateur curieux des vieilles traditions, en nous apprenant que Pélops fut chassé de son royaume par Ilus, un chef phrygien, donne à supposer des luttes intestines entre les peuples de la race phrygienne.

Une autre race non moins anciennement établie dans les montagnes et les vallées du littoral de l'Asie-Mineure est celle des Léléges. Répandue dans les îles de la mer Egée, elle se rendit redoutable par ses pirateries ; Minos y mit un terme en la chassant de l'Archipel, et c'est de là, si l'on en croit Hérodote, qu'elle aurait gagné le continent


anatolique, et principalement les côtes de la Carie, à laquelle elle doit ce nom de Cariens sous lequel elle est souvent désignée par les anciens. Il n'entre point dans mon plan d'approfondir ici les questions qu'a soulevées cette race, aussi problématique à peu près que celle des Pélasges. Tout récemment encore elles ont été discutées avec une solide érudition par un philologue allemand, le docteur Deimling. Je dois me borner à indiquer, parmi les points qu'il a heureusement éclaircis, ceux qui se rapportent directement au sujet de ce mémoire; et d'abord, il réfute d'une manière convaincante l'opinion d'Hérodote, à laquelle il préfère le témoignage des Léléges eux-mêmes, que cite l'historien, et d'après lequel ils auraient occupé de temps immémorial les régions maritimes à l'ouest de l'Asie-Mineure, avant d'émigrer en partie dans les îles voisines et dans les Cyclades. M. Deimling explique avec assez de vraisemblance ce changement de demeure par les envahissements de la nation phrygienne qui, s'étendant de plus en plus du nord et du centre de l'Anatolie vers la mer, vint rompre sur plusieurs points la continuité des établissements des Léléges, et les força d'émigrer en partie. Ils ne quittèrent point tous le pays natal dont ils se croyaient les primitifs habitants, et, dans la suite des temps, les insulaires, après leur expulsion, y retournèrent et firent de nouveau un corps de nation avec leurs frères du continent.

La péninsule occidentale, ou Grèce européenne, eut aussi ses tribus de Léléges; sans doute elles y passèrent à l'époque où elles dominaient dans les Cyclades après s'être emparées d'abord des îles plus rapprochées de l'Asie : ces nombreux essaims, répandus au milieu des Pélasges et des Hellènes dans la Béotie, l'Attique, la Laconie, et même jusqu'aux rivages opposés de l'ouest, en Elide et en Etolie, prouvent la fécondité et la masse imposante de ce peuple aux jours de sa prospérité et de sa puissance.

Il disparut cependant de bien bonne heure du sol de la Grèce et même de celui de l'Asie-Mineure, si l'on excepte quelques districts de la Carie; pour les historiens grecs il n'existait plus qu'en souvenir, s'étant confondu sans doute avec les Hellènes, devenus les maîtres de ces contrées. Mais il compte parmi les peuples qui, par les influences qu'ils ont exercées, et plus encore peut-être par les résistances et les réactions qu'ils ont provoquées, ont puissamment agi sur la nation dans son jeune âge et contribué à son développement religieux, politique et intellectuel.

Cette race, dont la valeur et l'ancien lustre furent mal appréciés par les auteurs grecs qui la jugeaient d'après ce qu'elle devint à son déclin, n'était point originaire sur


ment un ramas d'aventuriers de divers pays, comme ils le donnent à entendre d'après une fausse interprétation de son nom de Lélége. M. G. Curtius, dans un remarquable traité des principes fondamentaux de l'étymologie grécque (Grundzüge der griechischen Etymologie, 2 vol. 4862), observe judicieusement que la racine leg du mot Lélége ne signifie jamais rassembler ce qui était épars, mais choisir et recueillir dans un tout ce qu'il a de meilleur; les Léléges se désignaient ainsi eux-mêmes comme un peuple d'élite, comme une race choisie. « Les races primitives, selon la remarque de M. Vivien » de Saint-Martin, dans son Mémoire sur les populations de l'Afrique septentrionale, » aimaient à se distinguer par des épithètes d'honneur, que le temps a, pour la plupart, » changées en noms propres. C'est de la sorte que celui de Franks désigna primitive» ment des hommes libres ou nobles, que celui d'Amazigh, dont s'honorent les Touâregs » d'Afrique, exprime exactement la même idée. Les Slaves étaient les Glorieux, les » Germains les Guerriers, et ainsi d'une foule d'autres tribus des temps antiques.» Les Léléges furent donc une tribu éminente ou privilégiée de la nation des Cares, et l'on comprend pourquoi, dans les auteurs, ces deux dénominations ont l'air de s'appliquer tantôt à un même peuple; tantôt à deux peuples différents. Ils appartenaient probablement à la grande famille grecque, dans son acception la plus étendue, où elle comprenait non seulement les Pélasges et les Hellènes unis entre eux par une plus étroite parenté, mais encore les Phrygiens, les Thraces de la Piérie, les Macédoniens, etc.

L'hypothèse du baron d'Eckstein, qui rapporte les Cares à une tout autre famille, et en fait des Chamites ou Céphènes, est ingénieuse et séduisante, mais sujette à de trop fortes objections, telles que l'étymologie toute grecque de la plupart des noms propres qui se rattachent aux Léléges. N'y aurait-il pas moyen de concilier les faits opposés sur lesquels se fondent ces deux hypothèses? Est-ce trop hasarder que de considérer les Cares ou Léléges comme une tribu qui, chemin faisant, s'est détachée de la famille Gréco-phrygienne, et dont la filiation remonte par conséquent aux Aryas, et d'admettre en même temps que ce peuple, rapproché des tribus d'origine céphène par des circonstances particulières, a entretenu avec elles d'étroites relations, et profondément subi leur influence? N'est-ce point là un exemple de plus de ces transformations qui présentent, dans l'histoire de l'humanité, quelque chose d'analogue au phénomène du métamorphisme des roches dans la géologie ! Les Léléges sont des Grecs, et comment s'expliquer autrement la facilité avec laquelle ils se mêlèrent aux Hellènes, et les tra-


ditions, telles que celle d'un Lélex, ancien roi de Laconie, et l'un des ancêtres des dynasties achéennes? D'autre part, cette supposition rend compte des caractères qui rapprochent les Léléges des Céphènes, inventions utiles aux besoins de la vie, telle que celle du moulin à bras, que l'on attribuait à Mylétès, fils du roi Lélex (Pausan.

III, 90, 2), habileté dans la fabrication des armes qui, lors de la purification de l'île de Délos, fit reconnaître les sépultures cariennes à la forme des casques et des boucliers déposés dans les tombeaux; enfin, ce qui est le plus important, une religion tout asiatique, et qui porte évidemment l'empreinte du caractère céphène. La grande divinité Lélége est du sexe féminin, et pourtant son culte, de nature orgiastique et barbare, inspire la terreur. Artémis est adorée sous les surnoms redoutables de Tauropolis et d'Orthia; en Laconie comme à Lemnos et dans la Chersonnèse Taurique, des victimes humaines ensanglantent. ses autels ; ce fut là, comme on sait, l'origine de cette coutume de fouetter les enfants spartiates devant l'autel d'Artémis Orthia, coutume qui, toute barbare qu'elle était, n'en fut pas moins une de ces substitutions destinées à mettre hors d'usage ou du moins à tempérer les exigences d'un culte inhumain.

Une religion tellement semblable à celles des empires de l'Orient, aux cultes de Ninive ou de Babylone, ne pouvait manquer d'avoir également ses colléges de prêtresses, et, en effet, la déesse lélége avait ses nombreuses corporations d'hiérodules, armées comme elle, et célébrant sa puissance par des rites sauvages et des danses guerrières.

Ces hiérodules d'Artémis sont devenues célèbres dans la fable et la poésie sous le nom d'Amazones. Leur nom, dont le vrai sens est celui de marnelues, de l'alpha conjonctif et de maza, mamelle, vient de ce que, par un usage fort ordinaire des anciens cultes, elles conformaient leur extérieur et leur costume à celui de leur déesse, considérée comme principe de la fécondité; Artémis, en effet, à l'origine, c'était la nature elle-même, tour à tour adorée comme la force productive universelle et comme la puissance de la destruction et de la mort. On sait que dans les représentations d'Artémis à Ephèse, l'art grec lui conserva cette forme de déesse aux nombreuses mamelles qui répond au premier de ces deux grands attributs. Cela suffirait seul à rèfutei 1 etymologie ordinaire du nom d'Amazone, une de ces arguties familières à l'esprit grec, et le conte populaire qui servait à la justifier, à savoir que les Amazones retranchaient ou atrophiaient la mamelle droite de leurs filles adultes afin que celles-ci pussent avec plus d'aisance manier l'arc et le bouclier.


D'après les témoignages les plus dignes de foi, les contrées où se propagea primitivement cette hiérodulie avec le culte qu'elle desservait Fe trouvent être les mêmes que nous avons vues occupées par les Léléges, c'est-à-dire les côtes occidentales de l'Asie-Mineure. Lorsque la poésie et l'histoire les ont reléguées au nord de cette péninsule, dans le voisinage de la mer Noire, sur les bords du Thermodon, ou à Thémiscyre près de l'entrée de cette mer, ou, plus loin encore, dans les steppes de laScythie, on avait entièrement perdu de vue le véritable caractère aussi bien que la véritable patrie de ce sacerdoce féminin, et on les confondait avec les femmes guerrières des hordes scythiques ou cimmériennes. La tradition authentique n'était pourtant pas tombée dans un oubli absolu, et elle fournit les moyens de démêler un fond de vérité dans les légendes consacrées qui représentent les Amazones envahissant l'Attique et livrant bataille, dans sa ville même, à Thésée, ce héros législateur d'Athènes ( Plutarq. Thésée, chap. 27). Comme l'observe Plutarque, pour se hasarder dans une telle entreprise, il fallait que l'Attique fût tombée en leur pouvoir. Ces fables, comme tant d'autres, déguisent sous le voile brillant du merveilleux des faits qui appartiennent à l'histoire primitive de la civilisation. Les Léléges, cantonnés d'abord sur les rivages de l'Attique, poussaient leurs invasions dans l'intérieur, y portant avec eux les rites et le sacerdoce de leur farouche divinité; il s'agit ici d'un antagonisme entre religions opposées; les cultes des Léléges et ceux des Pélasges ou anciens Ioniens se disputaient le terrain ; l'esprit d'humanité et de progrès du peuple athénien, personnifié dans son héros, remporta la victoire.

Reportons maintenant nos regards du côté de l'Orient, vers les rivages et les golfes de.l'Asie-Mineure; c'est là que des cités renommées, Smyrne entre autres, font remonter leur origine aux Amazones, et par conséquent au peuple dont elles étaient les prêtresses, celui des Cares ou Léléges.

Bien des siècles peut-être avant l'arrivée des colonies grecques, date qu'il est impossible de préciser davantage, ce peuple s'avançant du midi au nord le long de la mer Egée, vient occuper une partie de la Lydie et de la Mysie; il y répand son culte, sa civilisation, les sanctuiair-es. qu'il élève deviennent des centres naturels d'agglomération et forment peu à peu des villes ; notre moyen-âge est plein de faits semblables.

Voilà l'origine d'Ephèse, et d'abord de son temple de Diane, si fameux dans la suite par sa magnificence. Là, dans un emplacement consacré par les prêtresses de cette divinité,


un tronc d'arbre creusé par le temps sert d'autel à son image encore informe ; et combien d'ébauches d'une construction grossière précéderont l'imposant édifice qui comptera parmi les sept merveilles du monde ! Et pourtant, dans sa pleine splendeur, lorsque les Léléges, depuis longtemps soumis et absorbés par une population grecque, n'auront plus d'existence distincte, ce temple aura encore son collège de prêtresses de cette nation, d'Amazones attachées au culte de la grande Artémis. Ephèse, avant de devenir la grande ruche ionienne, la cité des abeilles, dont elle gravera l'image sur ses médailles, est donc le foyer d'une religion asiatique ou barbare, d'une civilisation sacerdotale, et c'est de là que les Léléges el les Amazones, continuant leur marche vers le nord, arrivent aux bords du golfe où ils fonderont Smyrne. On ne peut guère douter du point de départ de cette colonie et par conséquent de la première origine de cette cité, quand on lit dans Strabon qu'Ephèse avait porté elle-même ce nom hiératique de Smyrne, en l'honneur d'une Amazone sa fondatrice, et que, du temps où vivait cet auteur, c'est-à-dire vers la fin du principat d'Auguste, ce même nom désignait encore un des quartiers de la ville, situé près du gymnase. N'était-il point une des épithètes consacrées sous lesquelles on invoquait la déesse, épithète qui aurait passé, comme dénomination honorifique, à son archiprêtresse? La Diane lélége s'annonce de la sorte comme divinité patrone de trois cités assez rapprochées et que les traditions faisaient remonter à une Amazone, la première sur le sol ionien, les deux autres dans la Mysie; Myrrhina, la troisième, est en effet une autre forme du même vocable; la lettre s, comme dans smicros pour micros, paraît n'être qu'une variante de prononciation. Smyrne, sous Tibère, disputant à Sardes le singulier privilége de consacrer un temple à cet empereur, faisait valoir sa fondation par une Amazone parmi ses preuves d'ancienneté. La plupart des archéologues ont cru voir la représentation de cette fondatrice dans un buste colossal que la ville actuelle possédait encore il y a quelques années, et que l'on montrait aux voyageurs sur la pente supérieure du Pagus, dans une niche à droite d'une des portes de la forteresse.

Quatre-vingts ans après la prise de Troie, l'invasion du Péloponnèse par les Doriens met tout en mouvement dans la Grèce européenne ; les peuples s'agitent, s'entreheurtent, se déplacent, se trouvent à l'étroit dans les limites de i'Hellade; les émigrations se multiplient; l'âge de colonisation est arrivé pour les Hellènes; la terre Anatolique les appelle dans son sein fécond ; les Eoliens, les premiers, ont occupé les régions


situées au nord-ouest de la péninsule; les Ioniens, à leur tour, s'emparent des provinces plus éloignées des souffles glacés de la Thrace, moins estimées que la terre Mysienne pour les qualités du sol, mais justement célèbres par la douceur et la beauté de leur climat.

Sur toute l'étendue de ces territoires, les Eoliens aussi bien que les Ioniens, trouvèrent établies des populations cares ou léléges, et, pour les colons Grecs, la prise de possession de cette nouvelle patrie ne s'accomplit pas sans efforts, sans de nombreux combats. Ces guerres qui, sur plusieurs points , paraissent avoir été longues et acharnées, sont mentionnées fréquemment par Strabon et Pausanias ; mais ce serait une erreur de croire que les vaincus, après avoir ainsi disputé le terrain pied à pied, aient été entièrement détruits ou forcés de s'établir ailleurs. Ces anciennes populations, aussi bien que les Pélasges orientaux, se soumirent en partie aux vainqueurs et finirent par s'assimiler avec eux; les deux écrivains que nous venons de citer le donnent à entendre en plus d'un endroit, et comment s'expliquer autrement que l'émigration grecque, dont il ne faut pas s'exagérer la grandeur numérique, ait réussi à créer une Grèce nouvelle sur ces rivages du Levant?

La conformité éloignée, mais réelle, de race et d'origine que nous avons cru reconnaître entre Grecs et Cariens, était nécessaire au développement si rapide et si heureux de la force et de la consistance politique de ces colonies : « La culture des Hellènes asiatiques présente un problème inexplicable, à moins d'admettre que sur les côtes de l'Asie-Mineure , avant qu'ils vinssent y fixer leur séjour, il existait déjà des races liées de parenté avec eux, et que c'est par cette raison que les anciens et les nouveaux habitants finirent par s'unir avec tant de facilité et de succès en un seul corps de nation. »

Ainsi s'exprime, en s'appuyant de l'opinion de Niebuhr sur ce point, Ernest Curtius, un des savants qui, depuis Otfried Muller, ont fait faire quelques nouveaux pas à l'ethnographie grecque. Seulement, dans cette race que des affinités de sang et de langage prédisposèrent à s'incorporer avec l'émigration européenne, il a le tort devoir d'autres Ioniens, fond primitif de la nation, de temps immémorial fixés en Asie, et dont ceux de l'Europe se seraient détachés pour se rejoindre à eux après une longue séparation. Il suppose, dans l'intérêt de cette thèse, que les Ioniens, au lieu de partir du nord de la presqu'île de l'Hémus et de suivre la voie du continent pour venir s'établir


dans l'Attique et dans le Péloponnèse, y sont arrivés de l'est en traversant l'Archipel ; thèse hardie, qui se heurte contre une tradition universelle. Deimling, en la réfutant, établit fort bien, à ce qu'il me semble, qu'aux Ioniens autochthones ou primitifs d'Ernest Curtius, il faut substituer les Léléges ; il le démontre surtout par le témoignage des mythes, par la géographie, et pour ainsi dire l'itinéraire des cultes d'Artémis et d'autres divinités; j'ai donné en passant, dans une des pages qui précèdent, quelque aperçu de cette ingénieuse démonstration dont le détail se refuse à l'analyse.

La ville de Smyrne et les campagnes environnantes furent conquises par les Eoliens sur leurs anciens habitants. Les Eoliens, de Lélége qu'elle était, la firent grecque au sens étroit de ce mot. Aussi, parmi les prétendants à l'honneur de sa fondation, tiennent-ils le second rang selon la vérité de l'ordre chronologique, et les Ioniens sont relégués au troisième, malgré les titres qu'ils faisaient valoir et que j'apprécierai tout à l'heure. Il suffit de jeter un coup d'œil sur la carte de l'Anatolie pour comprendre que les Eoliens, dont les colonies avaient formé, pour ainsi dire, l'avant-garde de l'émigration grecque en Asie, et pris pied dans la Mysie et la Troade, près d'un siècle avant que les Ioniens en fissent autant en Lydie, purent s'étendre vers le midi sans rencontrer de rivaux, et eurent tout le loisir de porter leurs conquêtes jusqu'à l'Hermus, de traverser ce fleuve et les monts qui le bordent, et d'aller asseoir leur domination sur les plateaux et les plaines qui entourent le golfe. Ils s'emparèrent alors de la bourgade lélége, lui donnèrent sa première population de race hellénique, et l'on peut croire que bientôt ils l'agrandirent, la rendirent florissante, et la rangèrent au nombre de leurs douze cités. Dans les idées et le langage de l'antiquité et de ses colonies, c'était en être les vrais fondateurs.

Mais où était-elle située? C'est le moment de nous le demander. Sous la domination romaine cet emplacement était chose reconnue, puisque, selon Pausanias, il était désigné dans le pays sous le nom de la Vieille-Ville (Pausan. VII, 5,1), et Strabon, par deux indications précises, fournit le moyen de le déterminer. Après avoir parlé de Clazomène, patrie d'Anaxagore, située sur la côte de la presqu'île qui enferme au sud le golfe Herméen, il continue en ces termes : « Viennent ensuite un temple d'Apollon, puis des eaux thermales, et enfin la rade et la ville de Smyrne. A cette rade en succède une autre, près de laquelle existe l'ancienne Smyrne, à vingt stades de la nouvelle. »

Evidemment, le géographe distingue dans la longueur totale du golfe trois parties,


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dont-la première, qu'il indique sans la nommer, est le golfe Herméen, cette large ouverture par laquelle pénètrent les eaux de la mer Egée, au midi de laquelle était le site de Clazomène, et qui, plus loin, du côté du nord, reçoit le fleuve Hermus, auquel elle doit son nom. La seconde partie, plus à l'intérieur, forme l'admirable rade de la moderne Smyrne, et la troisième, où se termine le golfe, aboutit au débarcadère de Bournaba. C'est près des bords de ce dernier bassin que doit être situé le point que nous cherchons, et, en etfet, à la distance de vingt stades, à peu près deux tiers de lieue, indiquée parStrabon, mesurée sur la largeur du golfe à partir de la ville moderne, se trouvent des restes de constructions qui, selon toute apparence , appartenaient à une antique cité. Ils occupent le sommet et le bas d'une haute colline qui fait partie du Sipyle, et se composent d'une citadelle avec ses murs cyclopéens, et d'une nécropole ; ces remparts et leur fossé taillé dans le roc, sont dans un état de conservation remarquable. On voit au pied de la citadelle ou acropole, sur le plateau qui borde la mer, de grands terrassements qui, sans doute, soutenaient la pente des rues de la ville. La nécropole est dominée par un tumulus connu sous le nom de Tombeau de Tantale ; ce monument est revêtu d'un soubassement circulaire d'appareil pélasgique; au centre est une grande chambre dans laquelle devait être déposé le corps; l'amiral Massieu de Clairval avait fait dégager complètement la chambre sépulcrale qui, depuis , a été de nouveau comblée. C'est une salle de pierre, voûtée en ogive, mais dont toutes les assises sont disposées horizontalement.

Dans ces vestiges d'une haute antiquité, quelques voyageurs ont cru retrouver Sipylus, la ville où régna Tantale, mais, comme le remarque très-bien Hamilton (Researches of Asia Minor, tome I, p. 49). Sipylus, d'après les termes de Strabon qui en fait mention en plus d'un endroit, ne paraît point avoir été aussi rapprochée de la mer, et, comme nous l'avons vu, doit plutôt être cherchée sur le revers opposé du montSipyle, au nord de cette chaîne, près des bords de l'Hermus, tandis que la position des ruines dont nous parlons, proches voisines de la mer, se rapporte parfaitement au site qu'a dû occuper la Smyrne des premiers temps. Enfin, parmi les preuves alléguées par le savant voyageur anglais, il en est une qui tranche la question : c'est que, dans toute cette partie de la contrée, on ne peut trouver aucun autre emplacement pour une ville, à moins de supposer, contre l'usage général des anciens, qu'elle fût bâtie en entier dans la plaine. Lorsqu'on fait le tour de la baie de Bournaba, depuis le Pagus qui domine la


ville moderne jusqu'à la colline que nous avons décrite, cette hauteur est la seule qui présente l'apparence d'une acropole, ou sur laquelle on ait découvert d'anciennes ruines.

Mais, contre cette conclusion, il s'élève une difficulté : l'ancienne Smyrne était située tout près du Mélès. C'est là un fait sur lequel les auteurs sont unanimes. Or, le torrent qui porte actuellement ce nom classique, a son cours dans une tout autre partie du pays, sur le rivage opposé du golfe; il y descend de derrière le mont Pagus, et, serrant de près à l'est la ville moderne, il en arrose les jardins avant de se jeter dans la mer. La difficulté est pourtant moins grave qu'elle ne paraît au premier coup d'œil ; les Smyrnéens, en allant rebâtir leur ville au pied du Pagus, apportèrent dans cette nouvelle demeure leurs traditions locales, et se complurent à en rattacher les souvenirs aux lieux et aux sites qui maintenant les entouraient ; le culte divin qu'ils continuèrent de rendre à leur poète, fils de leur fleuve sacré, et, comme tel, placé au nombre des héros sous l'épithète de Mélésigène, favorisa ces imaginations populaires, et le ruisseau qui baignait le pied de l'Homereion, cette chapelle consacrée à sa mémoire, ne pouvait être que le Mélès. De là cette homonymie qui n'est pas insolite dans la géographie des anciens; les peuples, en se déplaçant, aiment à replacer autour d'eux les fleuves et les monts qui leur parlent de leur passé. Nous sommes donc libres de retourner aux plus vieilles traditions et d'aller chercher, à la distance imposée par Strabon, près du Sipyle et dans la région qui borde l'extrémité du golfe, le cours d'eau qu'elles célèbrent. Or, la plaine de Bournaba en possède un qui remplit toutes ces conditions topographiques, et nous pouvons, sans trop de risques, reconnaître avec M. Hamilton le vrai Mélès, le Mélès authentique dans la petite rivière qui descend de la vallée de Kavaklidéré, gagne la mer en traversant la plaine, et reçoit en passant le torrent de Bournaba.

« Jadis les Eoliens avaient douze villes sur le continent; mais l'une d'elles leur a » été enlevée par les Ioniens : c'est Smyrne. Les Eoliens la perdirent de la manière » suivante : Cette ville avait recueilli des Colophoniens chassés de leur patrie par suite » d'une sédition où ils avaient eu le dessous. Les exilés épièrent un jour où les Smyr» néens célébraient hors des murs une fête en l'honneur de Bacchus, fermèrent les » portes, et s'emparèrent de la ville. Toute l'Eolide accourut en armes, mais il fut con» venu que les Ioniens rendraient aux Eoliens les effets qui leur appartenaient, etres-


3 teraient maîtres de Smyrne. Les Smyrnéens y consentirent et furent répartis dans les 0 onze autres villes, dont ils devinrent citoyens. »

Tel est, selon le récit d'Hérodote (liv. 1,150, trad. de M. Bétant), l'événement qui détacha Smyrne de la Confédération éolienne, en la faisant tomber au pouvoir des Ioniens Sur quelques points notables, Strabon est en désaccord avec l'historien : si on veut l'en croire, les Smyrnéens, tribu éphésienne, s'étant détachés du reste de leur nation, émigrèrent dans le pays où Smyrne existait de son temps et continue d'exister de nos jours, lequel était occupé par les Léléges, et, les ayant expulsés, ils bâtirent l'ancienne Smyrne. Mais, dans la suite, en ayant été chassés par les Eoliens, ils se réfugièrent à Colophon, et se joignirent à ses habitants pour une expédition dans laquelle ils reprirent possession de leur ville.

On voit qu'il s'agit de choisir entre les deux versions, car elles sont en contradiction formelle; le silence d'Hérodote a la valeur d'un témoignage négatif; on ne conçoit pas qu'il ait pu ignorer des faits aussi importants qu'une fondation antérieure de Smyrne par une colonie d'Ioniens, et que le titre d'héritiers légitimes qui en serait résulté en leur faveur.

Il est permis de soupçonner que la vérité fut altérée, peut-être après lui, par les prétentions des Ephésiens et des Colophoniens. C'est ainsi qu'a dû l'entendre le voyageur Pausanias, ou bien ses informations particulières s'accordaient avec celles d'Hérodote; car, en deux endroits de sa Périégèse , il s'y conforme exactement et garde le silence sur le reste.

Les suggestions de l'orgueil national, le besoin de justifier une infraction criante contre le droit des gens, un de ces anachronismes qui se glissent avec tant de facilité dans l'histoire telle que la fait le peuple, tout cela n'explique-t-il pas d'une manière naturelle comment a pu se former la tradition que Strabon adopte avec tant de confiance, d sans alléguer les autorités qu'il opposait à celle du père de l'histoire? Les Ioniens d'Ephèse et de Colophon, ceux de Smyrne, citoyens d'origine de ces deux républiques, auront à la longue confondu les époques, genre d'erreur qui s'accrédite à mesure que les événements s' effacent dans le lointain, et ainsi, d'une'antique fondation lélége, émanée d'Ephèse encore barbare, ils auront fait l'œuvre d'une colonie de leur nation. Mais, avant de prendre rang parmi les villes grecques, Smyrne avait eu des siècles d'exis-

tence, témoin l'Amazone qu'elle plaçait en tête de ses^nnales, et qui lui en rappelait la

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période primitive, témoin un autre passage de ce même Hérodote, dont on n'a pas assez remarqué la portée dans cette question. Il s'agit de la Lydie en des temps bien antérieurs à l'occupation de ses cantons maritimes par les Hellènes. A la suite d'une longue et cruelle disette, le roi Atys fait deux parts de tout le peuple lydien, et tire au sort laquelle restera, laquelle sortira du pays. Ceux donc sur qui le sort tomba descendirent à Smyrne, construisirent des vaisseaux, mirent à la voile, etc. Voilà donc Smyrne existant plusieurs générations avant la date de 4100 avant J.-C., à laquelle la chronologie rapporte l'extinction de la dynastie des Atyades, et, certes, Hérodote, nourri de la lecture des logographes ou chroniqueurs dont nous ne possédons que des fragments, connaissait l'histoire et les antiquités de la Grèce asiatique.

Du reste, la prétention des Ephésiens n'a rien d'inouï ; les Grecs, dans leurs colonies, aimaient à antidater leurs titres de gloire ou de souveraineté, à helléniser dès le principe les religions barbares qu'ils y trouvèrent établies, les cultes et les temples qu'ils adoptèrent. De là plus d'une légende à deux faces, comme la tête du dieu Janus.

Cyrène, par exemple, cité libyenne d'origine, mais qui reçut une colonie d'Achéens et de Minyens de l'île de Théra, se regardait tour à tour comme une fille de la Grèce et comme issue de roiL- africains.

Au point où nous sommes parvenus dans l'histoire de Smyrne, sa population n'appartient plus à la même race, et ses destinées sont devenues inséparables de celles de l'Ionie. Quelle fut la date de ce mémorable changement? Quelques mots de Pausanias fournissent un élément de calcul approximatif: en traçant les annales des jeux olympiques (Pausan. V, 8, 7), il nous apprend que le combat du ceste y fut introduit dans la vingt-troisième olympiade (688-685 avant J.-C.) , et que l'athlète Onomaste, qui remporta le prix, était de Smyrne; laquelle appartenait déjà aux Ioniens. Il suit de là que Smyrne était devenue une de leurs cités un certain nombre d'années avant la date de cette olympiade; mais ce nombre d'années, Pausanias, comme on vient de le voir, l'indique très-vaguement. Le mot déjà semblerait donner à entendre une durée peu considérable ; je crois pourtant qu'il laisse quelque marge à l'estimation chronologique; le sens d'un pareil terme ne doit pas être serré de trop près, lorsqu'il s'agit d'une époque lointaine, où le temps se mesure par de plus longs espaces. Nous avons d'ailleurs une autre raison pour remonter un peu haut dans la suite des temps ; c'est que Gygès , à cette même date, régnait depuis trente ans, ou un peu moins, en Lydie, puisqu'il était


monté sur le trône en 716 et ne mourut qu'en 678, dix ans après la victoire de l'athlète smyrnéen à Olympie. C'est ce prince qui porta les premiers coups à l'indépendance des colonies grecques; il envahit les territoires de Milet et de Smyrne, et se rendit maître de Colophon. L'Ionie, sous ce règne, était déjà sur la pente de sa décadence, dont le causes, l'amollissement de ses mœurs dans une longue prospérité, et surtout l'imperfection et la faiblesse de son système fédératif, sont assez connues. C'est à l'époque de son ascendant et de sa puissance qu'elle a pu jouir de la sécurité et de la liberté d'action nécessaires pour songer à la conquête de Smyrne et venir à bout de cette entreprise. Il est donc probable que l'entrée de cette cité dans la Confédération ionienne a précédé de deux ou trois générations le règne de Gygès, et l'on peut, sans courir de trop fortes chances d'erreur, placer cet événement dans une des premières années du huitième siècle.

Tout ce que l'on sait de l'histoire des républiques ioniennes, dans la période que nous venons d'aborder, se réduit, à peu près, à la lutte qu'elles eurent à soutenir contre la dernière dynastie lydienne, lutte aussi longue qu'acharnée, où l'aggresseur eut de son côté les avantages de l'esprit de suite, où d'ambitieux despotes, poursuivant les mêmes desseins de règne en règne, disposaient de toutes les forces d'une nation brave et disciplinée ; de l'autre côté, se trouvent les résistances héroïques de la liberté, mais aussi les fautes et la désunion qui la perdent, ses suprêmes efforts, ses défaillances et son agonie. Drame terrible qui, préfigurant de loin l'antagonisme de la Macédoine et des Grecs d'Europe, et sa fatale issue, lui ressemble encore en ce que le vainqueur et le vaincu vont s'engloutir ensemble dans un plus vaste empire. Quel regret de n'en posséder que des fragments! Hérodote, entraîné par le plan et la marche épique de son œuvre, n'a pas le loisir de répondre aux questions qui se pressent dans l'esprit du lecteur, et, pour ce qui regarde Smyrne en particulier, les annales de cette ville, dans une période si importante, se réduisent pour nous à deux événements.

Le premier eut lieu sous le règne de Gygès. Les armées lydiennes marchèrent contre les villes de Milet, de Smyrne et de Colophon ; cette dernière tomba en leur pouvoir (Hérod. 1,14). Cette brève notice nous laisse seulement apercevoir que Smyrne, attaquée par ce redoutable ennemi, se défendit avec succès. Pausanias y ajoute une circonstance intéressante. Les Smyrnéens , à ce qu'il paraît, avaient d'abord essuyé quelque grave échec, à la suite duquel leur ville fut prise par les Lydiens ; mais cette oc-


cupation ne fut que momentanée, ils se soulevèrent et réussirent à chasser leurs oppresseurs à force de résolution et de courage. Mimnerme de Colophon avait probablement en vue ce haut fait d'armes, lorsqu'il célébrait dans une de ses élégies le combat où ce peuple avait vaincu Gygès et les Lydiens (Pausan. IX, 29).

Cet acte de valeur et le brillant succès dont il fut couronné, devinrent promptement célèbres dans toute la Grèce, puisqu'au dire de ce même Pausanias, Aristomène et son devin Théoclès, réduits avec leurs troupes à la dernière extrémité dans la citadelle d'ira, assiégée depuis onze ans par les Spartiates, et voulant inspirer aux malheureux Messéniens le courage du désespoir, leur rappelèrent cette héroïque résistance des citoyens de Smyrne (Pausan. 1. c.).

Leur courage s'était affaibli ou ils avaient affaire à trop forte partie, quatre-vingb ans plus tard, lorsqu'ils eurent à se défendre contre un autre prince de la dynastie des Mermnades, Alyatte, père de Crésus et non moins entreprenant que lui. Ce quatrième descendant et successeur de Gygès, après avoir chassé de l'Asie les hordes cimmériennes venues du nord, tiré la Lydie de la dépendance où elles l'avaient mise sous le règne d'Adyatte, son père, et arrêté par ses victoires les conquêtes des Mèdes et de leur roi Cyaxare qui menaçaient à leur tour son royaume, reprit contre les Grecs tous les projets de sa dynastie, et ne leur laissa plus ni trêve ni repos. Avant d'attaquer Milet, la plus puissante de ces républiques, et de détruire ses ressources par des invasions répétées, il avait commencé par s'emparer de Smyrne (Hérod. I, 16). Strabon, plus explicite qu'Hérodote, nous apprend que les Lydiens la détruisirent de fond en comble, et que ses habitants demeurèrent dispersés en bourgades ou villages pendant une durée de quatre cents ans.

Ainsi se termina l'existence de la première Smyrne, vers la fin du septième siècle (641 avant J.-C.).

Si cette ville ruinée ne tomba pas dans un total oubli pendant sa longue disparition de la scène de l'histoire, elle le dut sans doute au grand nom d'Homère.

Homère, d'après le calcul d'Hérodote, vivait quatre cents ans avant cet historien, et, par conséquent, vers le milieu du neuvième siècle avant J.-C., environ deux siècles et demi avant la date que l'on assigne généralement à la destruction de Smyrne.

Dans les débats que la question d'Homère continue de susciter de nos jours, les points de vue exclusifs et la manie des hypothèses perdent faveur de plus en plus, et la


critique se fraie une voie différente de celle de Wolf et de son école, sans méconnaître les éléments de vérité que renferme ce système ; elle ne se dissimule pas les interpolations, les remaniements qu'a dû subir nécessairement le texte de l'Iliade et de l'Odyssée ; mais, pour elle , ces productions du génie ne peuvent être une œuvre collective ; les combinaisons d'un art évident, quelque instinctif qu'il puisse être, l'unité de caractère dans l'invention et dans le style confirment, à la suite d'études approfondies, le sentiment général de l'antiquité.

Une autre question non moins débattue, et qui le fut dès l'antiquité, celle du lieu de naissance d'Homère, n'a point obtenu de décision mieux fondée que celle dont les Smyrnéens tiraient leur plus beau sujet de gloire. Otfried Mùller, dans son Histoire de la Littérature grecque, la fortifie de son autorité et l'appuie par de bons arguments, et, dans le nombre, j'aime à en citer un qui porte bien le cachet de la sagacité originale de ce grand critique : il insiste sur le caractère légendaire dont se revêtit de très-bonne heure la tradition favorable aux Smyrnéens; un mythe tel que celui qui donne le Mélès pour père au poète, a la valeur d'une médaille authentique, dont l'exergue judicieusement interprété mérite une place dans les annales d'un peuple et d'une époque.

Mais, entre les deux nations ou provinces limitrophes qui se disputèrent la possession de Smyrne, même controverse au sujet de son poète. Quoique les deux parties, Eoliens et Ioniens, aient de bons titres à faire valoir, c'est du côté des Ioniens que semble pencher la balance, et leur cause peut se défendre sans recourir à la prétendue priorité d'établissement que leur prête Strabon ; elle n'a pas non plus besoin de l'hypothèse imaginée par Otfried Müller pour concilier Strabon avec Hérodote, celle d'une fondation commune, d'un établissement simultané, ou peu s'en faut, des deux peuples dans le même lieu. Si l'explication que nous avons essayée ci-dessus n'est pas dénuée de vraisemblance historique, il n'est point nécessaire de chercher à mettre d'accord, sur ce point, les deux auteurs ; seulement, tout en rejetant les prétentions des Ephésiens, la critique ne doit pas négliger le fond de vérité qu'elles renferment. Les deux nations voisines et rivales, et pourtant de sang grec l'une et l'autre, menacées dès les premiers temps de leur établissement, on peut le croire, par les États asiatiques de l'intérieur, isolées et suspendues, pour ainsi dire, entre des populations barbares et la mer, ne durent point vivre l'une à l'égard de l'autre sur un pied de guerre habituel. Elles durent former de très-bonne heure et renouveler, dans les intervalles de leurs querelles,


les relations de bon commerce que leur imposaient les dangers de leur situation. Combien alors ces Grecs, unis d'ailleurs par tant de conformités d'idées et de sentiments, durent se rapprocher et se mêler dans les contrées où se touchaient de près les deux races ! Rien n'empêche de supposer qu'à diverses époques, des familles de Colophon et d'Ephèse vinrent grossir la population de Smyrne, qui n'en restait pas moins foncièrement éolienne. L'accueil hospitalier qu'elle avait fait aux réfugiés de Colophon et dont ils profitèrent pour la trahir et la déposséder , suppose de nombreux précédents qui n'avaient point eu de funestes conséquences, des habitudes de confiance réciproque qui ne sauraient être l'œuvre d'un jour. Or, qu'y a-t-il d'absurde à faire remonter cet état de choses au-delà de la naissance d'Homère? Les Eoliens avaient des raisons pour recevoir favorablement chez eux ces familles d'aèdes, qui chantaient les nobles entreprises de leurs ancêtres et dont le foyer originaire, selon les légendes que nous ont conservées les biographes d'Homère, était l'Ionie, Ce ne sont là, du reste, que des conjectures plus ou moins probables et dont il faut bien nous contenter, vu le peu de moyens d'information que le temps nous a transmis.

Je me hâte de quitter un terrain si glissant; la critique est plus à l'aise lorsqu'elle sort de ces questions de nature toute spéciale, de ces détails de choses et de personnes, pour entrer dans le champ des inductions générales. En s'appliquant à commenter, au profit de l'histoire des nations ou de celle des croyances ou de la poésie , les vieilles tradilions populaires, elle n'a qu'à se garder contre l'abus de l'esprit de système pour se promettre des résultats d'un sûr aloi. A cette condition , les légendes nationales révèlent au moins par quelques traits l'esprit et les mœurs des sociétés antéhistoriques, et d'une civilisation qui n'eut d'autres chroniqueurs que le mythe et la poésie. Tel fut l'âge où vécut Homère ; tel fut, en d'autres termes, le milieu dans lequel l'épopée grecque, sortant de son enfance , déploya son envergure en de plus vastes entreprises, et atteignit son point d'inimitable perfection. Ces moments où l'art se transforme et s'enhardit sont toujours ceux où la société elle-même se transforme et s'anime du sentiment de sa force croissante. Au temps d'Homère , la monarchie patriarcale était entrée dans l'âge de son déclin, et la muse épique s'affranchissait de la tutèle qui avait encouragé ses premiers essais ; rien ne donne à penser que l'aède, à cette époque, fût encore, comme un Phémius et un Demodocus , l'hôte des rois, hébergé dans leurs palais, et embellissant leurs festins de ses chants héroïques. Les biographies


d'Homère, toutes pleines de fables, mais aussi d'indications précieuses , me donnent ici raison; dans ce qu'elles nous racontent de cette vie errante, le sublime aveugle ne hante point les princes issus de Nestor ou d'Agamemnon, c'est aux peuples qu'il a affaire; c'est aux citoyens assemblés de Chio, d'los, de Colophon, de Samos qu'il récite ses vers. C'est ainsi que l'art, au moment de faire de grands pas vers la perfection, change de régime et de milieu social et innove préalablement dans ses procédés matériels. Avec l'âge d'Homère commencent les rhapsodes, n'importe que le nom n'existât pas encore ; le récitateur prélude par la célébration de quelque divinité, par un de ces hymnes d'une beauté antique , dont on nous a conservé un certain nombre sous le nom d'Homère : cet usage vient de ce que dès lors une fête religieuse lui fournit son auditoire. Quand le sage Solon introduisit la récitation des rhapsodes dans la solennité des Panathénées, faisait-il autre chose que régulariser et sanctionner un ancien usage? Combien d'innovations, dans l'histoire de la Grèce , plus que dans toute autre, ne furent que des copies revues et corrigées du passé !

Pour en revenir à l'aède émancipé, voilà le peuple devenu son public ; les sympathies et les encouragements de ces Grecs enthousiastes excitent le poëte à surpasser ses rivaux , à se surpasser lui-même. Quelle circulation d'électricité entre lui et son auditoire! comme ils se comprennent et s'identifient l'un à l'autre! Aussi l'épopée grecque, tout en nous transportant dans l'âge reculé des héros et de leurs exploits fabuleux, qui, pour elle, étaient l'antiquité, reproduit-elle, pour qui sait l'interroger, la physionomie des temps où vécut le poëte.

Deux traits, entre autres, forment un contraste qui ne s'est jamais reproduit depuis lors avec le même degré de naïve originalité : ce contraste est celui d'une sauvage rudesse de mœurs et d'une élévation, d'une délicatesse de sentiments, d'une pureté de goût que rien ne peut surpasser. Quelle suite de combats dans l'Iliade ! Leurfréquence fatigue parfois le lecteur moderne ; l'ivresse du carnage et de la victoire s'y exalte jusqu'à la férocité. Eh bien, ces descriptions si détaillées d'affreuses blessures, cet acharnement brutal du vainqueur, ces apostrophes insultantes aux mourants, tout cela, n'en doutons pas, était demandé, attendu , avidement goûté. Homère a vécu et chanté pour un peuple familiarisé avec les engagements, les surprises, les alertes, les vicissitudes infinies de la vie des camps. Les pages de' cette histoire qui ne fut jamais écrite, eussent été pleines d'entreprises martiales. L'Iliade, surtout, est le poëme, le code


et le manuel d'éducation d'un peuple qui est toujours sur le qui-vive. Un juge dont on ne récusera pas la décision, Napoléon Ier, admirait aussi le savoir et l'expérience militaire qui s'y déploient; à son avis, le poëte n'avait pu les acquérir que dans la carrière des armes. Qui ne connaîtrait que cette face des épopées homériques, pourrait s'imaginer que ce fut là l'unique inspiration de la société qui les vit naître. Il serait bien étonné en voyant la muse épique s'arrêter avec non moins d'amour sur les aspects riants ou sublimes, sur les scènes touchantes ou grandioses de la nature et de l'humanité; elle attendait de son auditoire des sympathies tout aussi vives, tout aussi prononcées lorsqu'elle a raconté pour la première fois les adieux d'Hector et d'Andromaque, la visite de Priam à la tente d'Achille, l'hospitalité courageuse et pudique de Nausicaé, et tracé avec tant d'admirables nuances les caractères si bien soutenus d'un Achille, d'un Nestor, d'un Diomède, d'un Hector, et celui d'une Hélène si coupable et pourtant si noble dans sa honte, et tant d'autres non moins réels et non moins poétiques, depuis le pâtre Eumée et le grotesque Thersite jusqu'aux souverains issus de Jupiter. Cette sève de poésie sauvage avec tant de délicatesse de perception morale chez le poëte, et par conséquent chez le peuple, son premier inspirateur, qui l'écoute et l'applaudit , sont les indices d'une culture étonnamment riche et originale, d'un caratère national dont rien n'avait affaibli les singulières polarités.

L'œuvre d'Homère accuse le lieu et le moment où la nation grecque, bien autrement précoce en Asie qu'en Europe, est entrée dans le plein développement de ses instincts et de sa prodigieuse intelligence, et a pris, pour ainsi dire, possession d'elle-même et de l'univers.

Après Homère, c'est-à-dire après l'âge des grandes créations épiques, la culture ionienne marcha d'un pas rapide et soutenu, mais en se frayant d'autres voies. Sans doute Smyrne, dans ces progrès de l'industrie, du commerce et des arts, ne resta pas en arrière des autres cités; elle ne leur cédait pas non plus en courage, puisque la fermeté de sa résistance fit reculer les soldats du roi Gygès. Sa fin déplorable donne à penser que le puissant Alyatte vengeait sur elle l'humiliation de son ancêtre, et peut-être d'autres échecs des armes lydiennes, dont le temps a effacé la mémoire. Quoi qu'il en soit, on ne comprendrait guère un traitement si rigoureux et d'une nature exceptionnelle, si les ressources et la fierté de cette république n'eussent opposé un obstacle de première importance aux entreprises dont Sardes était le centre, Sardes, capitale de ces despotes


asiatiques, et qui n'était éloignée de Smyrne que d'une distance de près de vingt lieues.

Deux siècles et demi s'étaient écoulés depuis le temps où vécut Homère jusqu'à la destruction de sa patrie, et, à la suite de ce tragique événement, quatre cents ans se passèrent sans que la malheureuse cité se relevât de ses ruines et son peuple de sa dispersion. Quelles fortunes opposées que celle de la colonie de Colophon et celle d'Athènes, sa primitive métropole ! Ce contraste singulier est fait pour attirer un moment notre attention. On sait par quelles mesures, par quels changements dans la constitution de l'Attique, Thésée avait fondé la liberté et la grandeur futures d'Athènes. Avant lui, les douze phratries, cette division nationale chez les Ioniens , formaient autant de petits États ou communes indépendantes, dont chacune avait ses magistratures, ses familles nobles, qui présidaient à ses rites et sacrifices particuliers. En les concentrant dans une capitale, ce législateur des temps héroïques, cet homme d'intelligence, comme l'appelle Thucydide, avait commencé l'abaissement de l'aristocratie, créé, si l'on peut ainsi parler, le Démos athénien, ou du moins jeté les fondements de sa souveraineté future.

Par une destinée inverse, la politique d'une puissance ennemie décentralisa les tribus smyrnéennes, et, après la chute du royaume de Lydie, le gouvernement des Perses, non moins hostile au régime démocratique, maintint cet état de décomposition. Les Smyrnéens demeurèrent ainsi cantonnés sur divers points de leur ancien territoire, et je présume que ces bourgades, par leur nombre, par leur constitution, répondirent aux douze phratries ioniennes, que chacune d'elles eut ses familles d'eupatrides, ses magistrats, ses cultes locaux. Nous voyons donc ici, au rebours de ce que Thésée avait fait pour Athènes, un peuple ramené de force, par la tyrannie d'un conquérant, à l'état de choses qui précéda ses premiers progrès dans la vie politique : plus de cité, plus de commun prytanée; et pourtant, au jour où fut décidée la restauration de Smyrne dans un autre emplacement, il existait encore un peuple smyrnéen prêt à se reconstituer en cité. Strabon l'atteste, et l'on trouvera difficilement une explication plus naturelle d'un si rare phénomène.

Ce peuple se conserva par la ténacité de ses souvenirs, de ses coutumes, par ce qu'il lui était resté de sa primitive organisation municipale et religieuse ; il n'en languit pas moins dans l'obscurité et l'impuissance, pendant que les destinées des monarchies et des


républiques .de l'ancien monde suivaient leur cours; il vit la liberté des autres villes grecques de l'Anatolie, minée par l'affaiblissement des courages et plus encore par la désunion, succomber à son tour aux armes de la Lydie, l'œuvre d'asservissement achevée et consolidée par la Perse, la Grèce d'Europe arrêtant par son incroyable énergie les progrès de cette puissance colossale; puis vint aussi, pour les républiques de l'Occident, l'époque des déchirements intérieurs et de la décadence, la guerre du Péloponnèse, celles qui se succédèrent avec de trop courts intervalles dans le quatrième siècle, et enfin les envahissements de la Macédoine jusqu'à la fatale journée de Chéronée. Les Grecs, pendant le cours de ces quatre siècles, tentèrent plus d'une fois de délivrer leurs frères d'Asie, œuvre de salut et de gloire dont la nécessité fut toujours reconnue ; mais, aux temps de leurs plus grands succès contre la Perse et de leurs expéditions les plus hardies dans ses provinces maritimes, ils n'eurent jamais le loisir ou le pouvoir de l'accomplir, ni, à plus forte raison, de relever la vieille Smyrne de ses décombres.

Cependant l'Ionie vivait dans les merveilleuses créations du génie de son poëte, l'Ionie telle qu'elle fut avant de se corrompre et de s'amollir, joignant à un mâle patriotisme l'amour des belles choses et des plaisirs qui ennoblissent l'âme. Par la voix d'Homère, elle faisait l'éducation de la Grèce entière; elle transformait la religion ellemême et fécondait tous les arts.

Une pensée d'un grand homme rappela Smyrne à l'existence, et ce grand homme était Alexandre de Macédoine, fervent admirateur de l'Iliade qu'il portait partout avec lui; je ne puis croire que le souvenir et le culte d'Homère aient été étrangers à ce projet de restauration.

IL

« Alexandre, chassant sur le mont Pagus, alla se reposer, sans quitter son équipage » de chasse, près du sanctuaire des Némésis; il y trouva une source et un platane qui » avait pris racine au bord de l'eau ; s'étant endormi sous cet arbre, les Némésis, dit» on, lui apparurent en songé et lui ordonnèrent de bâtir une ville en ce lieu et d'y » établir les Smyrnéens en leur faisant abandonner l'ancienne Smyrne », c'est-à-dire, comme cela s'entend de soi-même, ses ruines et leurs environs.


Tel est le récit de Pausanias à propos des Némésis, dont le temple se trouvait compris, de son temps, dans l'enceinte de la ville.

Selon Strabon, Smyrne fut rebâtie par Antigone, et, après lui, par Lysimaque.

Ces deux versions, dont la première, sous la forme d'une gracieuse légende, nous apprend au moins à qui les Smyrnéens croyaient devoir en premier lieu leur renaissance, ne se contredisent pas d'une manière absolue. Il suffit que la pleine exécution et l'achèvement de l'œuvre aient été retardés jusqu'à la mort d'Alexandre, pour que le géographe, dans une brève notice historique jetée en passant, se contente de nommer les deux rois qui y mirent la principale main. On n'élude point la portée de son témoignage, en admettant que, dans une excursion sur les bords du golfe, le héros macédonien, frappé de la beauté de cette contrée, reconnut dans le rivage que domine le Pagus un site admirable et comme marqué par la nature pour la construction d'une grande cité maritime.

La tradition rapportée par Pausanias a d'ailleurs pour elle sa parfaite conformité avec ce qu'on sait du caractère et des vues d'Alexandre. Une âme d'une trempe si extraordinaire, réunit volontiers les qualités les plus opposées qui, loin de s'exclure en elle ou de se combattre, agissent de concert pour la porter aux grandes choses. L'âge des héros revivait dans cette imagination nourrie de la lecture des poètes, et surtout de celle d'Homère. Achille, sa bouillante valeur, son impétuosité généreuse, sa supériorité qui défiait toute comparaison, était, aux yeux du fils de Philippe, l'unique objet digne de sa royale émulation. De là, dans cette nature si précoce, un enthousiasme, un esprit d'aventure et, pour ainsi dire, une teinte de romantisme qui jettent dans l'ombre, si l'on n'y prend garde, les vastes plans, les combinaisons d'une profonde politique. C'est, de toutes les faces du caractère et du génie d'Alexandre, celle qu'ont le plus négligée ses historiens, ceux du moins, en trop petit nombre, dont les ouvrages ont échappé à la destruction. Tous les récits originaux et contemporains, avec la correspondance du conquérant, recueillie et publiée par son secrétaire, ont péri ! Combien de siècles séparent un Plutarque, un Arrien, un Quinte Curce de leur héros ! et combien, à peu d'exceptions près, les esprits s'éloignaient alors du vrai sens de l'histoire! Dans le récit d'Arrien ressort par dessus tout l'homme de guerre, l'intrépide soldat et l'habile stratégiste; Plutarque se livre, dans cette biographie, plus que dans aucune autre, à ses prédilections pour le trait de détail, pour l'anecdote et le merveilleux, et nous fait trop


peu connaître l'homme aux grandes vues de civilisation et de commerce, et le fondateur de tant de cités. Et pourtant les faits de ce genre que l'antiquité nous laisse confusément apercevoir, et dont fut pleine cette vie si courte, achèvent de dessiner cette grande figure, que l'on s'étonne de voir méconnue par quelques écrivains modernes, entre autres Grote, l'excellent historien de la Grèce ancienne. Dans le programme de l'expédition contre la Perse tracé dès le règne de Philippe, qu'une mort prématurée empêcha de l'exécuter, était sans doute décidée la restauration des républiques de l'AsieMineure ; elles furent, en effet, l'objet des soins d'Alexandre après sa première victoire; Arrien nous apprend, sans donner à ce fait l'importance et les développements qu'il méritait, qu'après la bataille du Granique, ce prince, maître de la Mysie et de la Lydie, rétablit dans les cités de ces contrées la démocratie à la place de l'oligarchie favorisée par la domination persanne.

Ce rétablissement du pouvoir populaire était attendu avec impatience; le vœu général était enhardi par l'affaiblissement de la Perse; Ephèse avait même osé, dans la dernière année du règne de Philippe, élever à ce roi une statue. Quel ne dut pas être l'enthousiasme des Grecs d'Asie à la nouvelle du premier revers de Darius! Combien de députations et d'actions de grâces durent saluer le vainqueur dans sa marche! Rien de tout cela n'apparaît dans l'histoire à demi éteinte de ces temps, que nous sommes réduits à apprendre d'auteurs contemporains d'Auguste et d'Hadrien. Le projet de relever Smyrne, qui dut être accueilli avec transport, pouvait bien avoir été médité depuis longtemps. Quant au choix de l'emplacement, il est vraisemblable qu'il fut suggéré au génie d'Alexandre par l'admirable aspect qui, des hauteurs du Pagus, étonne et charme le regard.

L'époque où il visita cette région du littoral lydien tombe nécessairement sur l'intervalle de quelques semaines qui s'écoula entre la prise de Sardes et le siége de Milet.

La capitale de la Lydie, malgré les excellentes fortifications qui la défendaient, s'était empressée, à la suite de la bataille du Granique, d'ouvrir ses portes au vainqueur. Ce fut un moment de relâche pour l'activité guerrière du conquérant, et jamais ses campements ne furent aussi rapprochés du golfe de Smyrne. Après avoir réglé l'administration des territoires conquis, il put disposer de quelques jours de loisir et visiter ces bords si renommés par la naissance de son poëte favori. C'est ici que la tradition recueillie par Pausanias trouve sa place naturelle. C'était pour le Macédonien la première


occasion qui se présentait de suivre les traces des anciens fondateurs de colonies, et de se conformer aux rites de consécration dont ils lui avaient transmis l'exemple. Un oracle fut consulté, celui de Claros, le moins éloigné de tous ; Pausanias, à la suite du passage déjà cité, rapporte la réponse du dieu :

« Trois fois et quatre fois heureux sera le peuple qui, franchissant les eaux sacrées du Mélès, ira » s'établir sur le Pagus. »

Deux ans après, Alexandre posait les premières pierres d'une fondation du même genre, mais plus importante encore et plus renommée : après avoir fait successivement les siéges de Tyr et de Gaza, et pris possession de la Palestine qui lui ouvrait l'entrée de l'Egypte, il arriva en face de l'isthme qui séparait la Méditerranée du lac Maréotis, site des plus heureux pour la création d'une puissante cité, destinée à mettre l'Egypte en communication avec le monde entier. N'écoutant que l'ardeur enthousiaste qu'il portait à toutes ses entreprises, il se hâta d'assurer l'avenir de cette conception digne de son génie, en mettant aussitôt la main à l'œuvre: Il désigna lui-même, comme le rapporte Arrien, l'emplacement de Y agora, centre de la vie civile et commerciale de toute cité grecque; puis il marqua la position qu'il destinait aux temples des dieux grecs et à celui de l'Egyptienne Isis, et finit par tracer l'enceinte des murailles. Il n'eut garde d'oublier l'inauguration religieuse et la sanction des oracles; il consulta du moins les devins, et, entre autres, Aristandre, le plus considéré d'entre eux. D'ailleurs, selon Plutarque, un rêve fatidique où lui apparut un vieillard, dans lequel on reconnaît Homère, lui avait déjà révélé l'arrêt favorable du destin. Il obtint aussi, dans son voyage en Libye, l'approbation de Jupiter Ammon.

Le récit authentique d'Arrien et la tradition smyrnéenne présentent des circonstances dont l'analogie est frappante : l'impression produite par l'aspect des lieux, les entreprises qu'elle suggère à l'activité infatigable d'Alexandre, la consultation des devins ou des oracles, cette confiance dans l'avenir qui l'encourage à ébaucher une fondation avant de poursuivre au loin le cours de ses conquêtes. Ce rapprochement n'autorise-t-il pas à emprunter à l'un de ces récits les détails qui manquent à l'autre et ne justifie-t-il pas la croyance des Smyrnéens au sujet du premier auteur de leur restauration ? SainteCroix, qui la rejette dans son livre sur les Historiens d'Alexandre, \& met, très-injuste-


ment, au même rang que d'autres traditions, bien moins vraisemblables, conservées par des villes qui, telles qu'Antioche en Syrie, se vantaient fabuleusement de la même origine, et le silence absolu de M. Grote n'a pas la valeur d'un examen critique.

Il faut pourtant reconnaître que Smyrne fut plus entièrement qu'Alexandrie une oeuvre posthume d'Alexandre. Cléomène, du vivant de ce prince, qui le chargea du gouvernement de l'Eygpte, commença les travaux de construction de la nouvelle capitale ; après la mort d'ALexandre , Ptolémée, fils de Lagus, travailla puissamment au progrès de cette œuvre magnifique ; c'est lui qui fit bâtir l'Hippodrome, le Phare et autres monuments, et qui creusa les ports d'après le plan d'Alexandre. Les progrès de la nouvelle Smyrne furent plus lents, et probablement plus d'une fois interrompus par les révolutions fréquentes et l'état incertain de l'Asie-Mineure sous les premiers successeurs d'Alexandre; Antigone, qui devint le plus puissant d'entre eux, et qui, aussitôt après la conquête de la Phrygie et de la Lydie, avait été appelé au gouvernement de ces provinces, ne put guère réaliser que beaucoup plus tard le projet de son maître ; l'ambitieux capitaine dut attendre le moment où il réussit, après mainte vicissitude, à se défaire de son plus dangereux ennemi, Eumène de Cardie, ancien secrétaire d'Alexandre, et protecteur de la malheureuse famille du conquérant. Alors se succédèrent pour Antigone quelques années d'un règne plus assuré, qui profitèrent sans doute à la restauration de Smyrne; elles aboutirent à un nouvel orage formé par la coalition de Lysimaque et de Séleucus; c'est en Phrygie, à la bataille d'ïpsus, que ce roi octogénaire perdit la vie, dans l'avant-dernière année du quatrième siècle. Lysimaque, roi de l'Asie-Mineure depuis sa victoire, eut le temps de mettre le dernier sceau à l'agrandissement de la nouvelle cité et peut-être d'en construire les ports, avant de se brouiller avec son allié Séleucus Nicator, et de périr à son tour dans la bataille de Kurupédion, qui, l'an 282 avant J.-C., fit passer l'Asie-Mineure au pouvoir de la dynastie des Séleucides.

Depuis lors, Smyrne appartient au vaste empire de ces princes jusqu'au jour où les armées romaines les expulseront de l'Asie-Mineure. L'autonomie dont Alexandre l'avait dotée en la rappelant à l'existence et que ses généraux avaient dû respecter, l'esprit républicain qui lui faisait chérir un si beau privilége furent vus de mauvais œil par une cour tout orientale dans ses mœurs comme dans sa politique. Dans le royaume d'Egypte, cette puissance rivale avec laquelle les rois de Syrie furent tant de fois aux prises, un système de forte centralisation avait été établi avec un plein succès et avait assis soli-


dement le pouvoir absolu des Ptolémées. Leur exemple dut exciter Séleucus Nicator et ses premiers successeurs à prendre des mesures analogues. C'est ce qu'indique du moins un passage de Tite-Live, qui fournit à la fois la preuve des tendances despotiques de ces souverains, et de la réaction qu'elles firent éclater plus tard dans le déclin de leur fortune. Du peu de mots que je citerai tout à l'heure, il ressort qu'Antiochus III, au moment de ses premiers démêlés avec Rome , et dans la prévision de la guerre qu'ils devaient allumer tôt ou tard, s'efforça de faire rentrer toutes les cités de l'Asie occidentale dans le régime que leur imposait l'ancienne loi de son empire, établie par les plus anciens souverains de sa dynastie : Omnes Asiœ civitates in antiquam imper ii formulam redigere conatus est. » Evidemment Séleucus Nicator et ses successeurs, à l'apogée de leur puissance, avaient restreint par des dispositions générales, par une espèce d'edit impérial, l'autonomie que le conquérant macédonien avait rendue aux anciennes républiques de l'Anatolie. Il ne paraît pas moins certain, d'après ce passage et d'après le reste du chapitre de Tite-Live, que les dissensions intestines de la famille souveraine, une suite de règnes inhabiles et malheureux, les révoltes qui éclatèrent dans les provinces reculées de la Haute-Asie, les progrès et la rivalité croissante des rois de Pergame, ces inquiétants voisins de la monarchie des Antiochus, amenèrent pour cet empire une phase de décadence dont les Grecs , toujours amoureux de l'ombre même de leur liberté, profitèrent pour s'en ressaisir. On observe, à cette époque, le même mouvement dans les cités helléniques de la Phénicie et de la Célésyrie (Stark, Gaza, pages 469-477). Celles de l'Asie-Mineure avaient un allié naturel dans le peuple rhodien, puissant sur les mers qui baignent les rivages de ces contrées. Cet état de choses excita de vives craintes chez Antiochus III, lorsque ses démêlés avec Rome lui rendirent nécessaire la possession de toutes les ressources de son empire. Ce prince, doué de plus d'activité, d'énergie et de talents que ses prédécesseurs, mais ivre d'orgueil et gâté par la flatterie et la prospérité, avait l'esprit suspendu entre les rêves qui lui promettaient un facile triomphe sur les Romains et les appréhensions plus raisonnables que vinrent augmenter les terribles revers de Philippe de Macédoine.

De leur côté, les cités libres de ses États, inquiètes et menacées, tournaient leurs regards du côté de l'Occident et attendaient leur salut d'une collision future entre ce prince et les Romains. Ces prévisions s'offrirent avec une lucidité et une énergie toute particulière à l'esprit du peuple smyrnéen ; ses sympathies et son admiration, comme


ses députés le disaient au Sénat sous Tibère, se prononcèrent, « dans un temps où le » peuple romain, déjà grand sans doute, était loin cependant d'avoir atteint le faîte de » sa destinée, où Carthage était libre, et où l'Asie avait des rois puissants. » ( Tac.

Ann. IV, 56.) En effet, dès l'époque de la guerre de Macédoine, le lendemain de la défaite de Philippe à Cynoscéphales, une députation smyrnéenne se présentait au général victorieux, Flamininus.

L'héritier des Séleucus, dont aucune épreuve n'avait encore châtié la présomption,, dut voir dans cette courageuse démonstration une révolte ouverte. Deux ans après, même indépendance d'allure politique, même précocité de dévouement à la cause qu'ils croyaient être celle de la liberté grecque. Caton l'ancien était consul, lorsqu'Antiochus, formant déjà le dessein d'envahir la Grèce d'Europe pour la détacher de l'alliance de Rome, tente sa première expédition du côté de l'Occident, occupe la Chersonnèse de Thrace et relève, pour en faire sa place d'armes, la ville de Lysimachie. C'est dans cette année même que Smyrne élève un temple à la ville de Rome, la saluant ainsi d'avance comme la Providence des nations. Et cinq autres années allaient s'écouler avant que la guerre succédât aux agressions de détail, aux négociations prises et reprises sans aboutir, aux méfiances croissantes de part et d'autre. Rome avait trop d'affaires sur les bras pour se disposer à l'occupation de l'Asie-Mineure et pour secourir sa courageuse alliée. C'est alors, sans doute, qu'Antiochus investit les murs de Smyrne, décision dont Tite-Live explique le motif dans le chapitre que nous avons cité. La durée, les péripéties, les détresses de cette lutte inégale ont été oubliées par l'histoire. Une seule chose paraît certaine, c'est que ce siège, probablement interrompu et repris plusieurs fois, ne fut définitivement levé qu'à l'époque de la malheureuse campagne d'Antiochus en Europe, de cette seconde expédition qui ne fut pas, comme la première, une tentative bientôt abandonnée, et qui ne s'en termina que plus honteusement pour Antiochus : battu aux Thermopyles par l'armée d'Acilius Glabrion, bien moins nombreuse que la sienne, il se vit forcé de regagner ses États par une fuite précipitée. Dans le temps qui s'écoula entre cette campagne et celle que les Romains, sous le commandement de L. Scipion, firent l'année suivante en Asie, nous voyons la ville de Smyrne, libre de ses mouvements, prendre l'offensive contre Antiochus, et joindre ses forces à celles des flottes alliées de Rome et des Rhodiens dans les combats maritimes qui, sur les côtes de l'Asie, préludèrent à l'invasion de ce continent par les troupes romaines. L. Livius, dans les eaux


de la province de Lydie, commandait deux galères romaines à cinq rangs de rames, quatre galères rhodiennes et deux navires de Smyrne non pontés. Livius tente une descente à Patare sans réussir, faute de forces suffisantes, à s'en emparer. Mais, avant de se rembarquer, il a livré aux troupes lydiennes un engagement où des peltastes smyrnéens, parmi les auxiliaires, combattaient sous ses ordres, et il a fait essuyer à l'ennemi une perte considérable. Smyrne, pour être en état d'intervenir activement dans cette guerre, devait avoir résisté avec succès aux forces d'Antioclius qui l'assiégeaient, et la prise de cette ville est un de ces faits apocryphes qui s'accréditent on ne sait comment, et qui se glissent de livre en livre, parce qu'on met à contribution ses devanciers avec trop peu de défiance. Il s'est introduit dans YIndex de Polybè, édition Didot, article Smyrne, et tout récemment dans un livre d'enseignement, d'ailleurs estimable, YHistoire ancienne du professeur Guillemin. Parmi les conditions de paix proposées par Aritiochus quelque temps avant sa défaite, se trouvait l'offre de remettre Smyrne au pouvoir des Romains; il renonçait ainsi à ses prétentions bien ou mal fondées sur cette ville, qui avait été un des principaux sujets de griefs et de guerre entre les deux puissances.

Le mot tradere employé par Tite-Live et ses équivalents grecs dans les passages correspondants de Polybe et d'Appien, n'impliquent point nécessairement qu'elle fût alors dans la possession réelle du roi de Syrie, et l'erreur que je signale doit peut-être son origine à une interprétation trop littérale de ces mots, qui est en contradiction avec les faits.

Quelques mois après, vers la fin de l'automne, la guerre se termina à quatre lieues de Smyrne par la bataille de Magnésie, au pied du Sipyle ; la destinée du peuple smyrnéen se décidait en quelque sorte sous ses yeux ; son sort était à plaindre si la victoire allait se prononcer en faveur d'Antiochus. Avec quelle anxiété il dut attendre l'événement et quelle dut être son allégresse en saluant le triomphe des aigles romaines! On sait les conditions aussi dures qu'humiliantes qui furent imposées à l'orgueilleux monarque ; le général les lui avait déjà signifiées avant la bataille; il lui fallait payer, à diverses échéances, les frais de la guerre qu'on évalue à quatre-vingts millions de notre monnaie, et céder tout le territoire qu'il possédait dans l'Asie-Mineure jusqu'à la chaîne du Taurus. Rome devenait ainsi l'arbitre de la destinée des cités grecques dans ces contrées; les bases de ce traité furent soumises à l'approbation du Sénat, et ratifiées à Rome, dans une solennelle conférence, où furent appelées successivement devant l'au-


guste assemblée les députations du roi de Syrie, du roi de Pergame son constant ennemi, de la république de Rhodes, et, enfin, des cités et nations de toute l'Asie. Les Smyrnéens obtinrent la parole aussitôt après le roi de Pergame, parce que la députation de Rhodes, qui avait sur eux la préséance, attendait encore un de ses membres. Ils citèrent en leur faveur les preuves éclatantes de loyal attachement qu'ils avaient données aux Romains dans cette guerre. De toutes les villes de l'Asie, ajoute Polybe, c'est celle qui a le mieux mérité de Rome par « l'énergie de son dévouement, et c'est chose trop » universellement reconnue pour qu'il soit nécessaire de rapporter en détail les dis» cours de la députation.» Il est à regretter pour notre instruction que Polybe ait jugé à propos d'être si bref, et Tite-Live ne l'est guère moins ; mais, au lieu de cet appel des Smyrnéens à la reconnaissance du Sénat, il résume en deux mots les éloges éclatants qu'ils reçurent pour avoir enduré les dernières extrémités, plutôt que de se rendre au roi. Ils avaient donc essuyé, sans succomber, toutes les rigueurs d'un siège. Encore une raison pour rayer des annales de leur ville sa prétendue occupation par les troupes d'Antiochus. Le Sénat eût-il pu les louer en ces termes magnifiques s'ils avaient subi le joug, si Antiochus était parvenu à ses fins en s'emparant de force de la place et en y tenant garnison, et à quoi se réduiraient les services qu'ils ont certainement rendus à la république romaine et dont Polybe atteste la haute renommée?

Jusqu'alors la Smyrne d'Alexandre, menacée de près par un despote, avait, par une attraction naturelle, gravité autour de Rome. Désormais, c'est de la reconnaissance et de l'équité du Sénat, mais aussi des convenances de sa politique, qu'elle attendra son sort. En deux occasions suprêmes, l'an 189 et l'an 129 avant l'ère chrétienne, il règle par ses constitutions l'état de l'Asie-Mineure, de ses royaumes aussi bien que de ses communes républicaines. Quelle position fut assignée à celle de Smyrne à ces deux époques importantes de son histoire?

En 189, le Sénat, selon son usage, nomme une commission de dix de ses membres pour procéder à ce travail, sous la présidence du consul C. Manlius Vulso, successeur de L. Scipion, en Asie; sur les points essentiels, le mandat de ces commissaires était impératif et leurs pleins-pouvoirs se bornaient à la décision des questions de détail.

Conformément aux conditions imposées par le vainqueur de Magnésie , et ratifiées par le Sénat en faveur des alliés de Rome, le roi de Pergame obtenait en partage l'ancien territoire d'Antiochus, en deçà du Taurus, ce grand mur élevé par la nature pour


séparer la péninsule en deux régions d'inégale étendue. Mais le traité faisait une exception pour la Lycie et la Carie jusqu'au Méandre, lesquelles étaient octroyées à la république de Rhodes. Quant aux cités autonomes, éparses sur le territoire agrandi des rois de Pergame, celles qui avaient été tributaires d'Attale continuaient de payer tribut à Eumène, son successeur, et celles qui, sur un pied semblable, avaient relevé du pouvoir d'Antiochus, devaient être entièrement libres et affranchies de toute redevance.

Smyrne était à la tête de cette catégorie privilégiée ; les agressions d'Antiochus contre son autonomie avaient été, selon les historiens Polybe et Appien, un des grands sujets de débat entre ce prince et le gouvernement romain , et un vrai casus bslli, la cause immédiate de la guerre. Aussi, pendant une durée de soixante ans, enclave républicaine au milieu des États de Pergame, n'obéit-elle qu'à ses propres lois, sous la garantie lointaine encore, mais redoutée du peuple romain.

En 129, la plus grande partie du royaume des Attales devint une province romaine qui, sous le nom d'Asie, comprenait, entre autres territoires, la Lydie et son littoral,

l'ancienne Ionie. Smyrne cesse alors d'être une alliée de Rome dans le sens éminent et spécial de ce terme, une cité fédérée, comme Marseille, sur le pied d'une réciprocité de droits et d'obligations. Mais, en descendant au rang des villes provinciales, elle obtint, on peut le croire, toutes les compensations qui pouvaient adoucir cet abaissement. Elle occupa un des premiers rangs dans la hiérarchie que formaient ces villes, hiérarchie marquée par le plus ou le moins d'éléments d'autonomie et de constitution républicaine que leur conservait l'organisation générale de la province. Mais elle paya tribut au fisc romain, et devint un des conventus juridici où le propréteur tenait ses assises judiciaires.

Cette révolution dans la destinée de Smyrne répondait à celle qui s'était accomplie depuis près d'un demi-siècle, dans la conduite de Rome à l'égard des nations étrangères. Elle avait renoncé au rôle qu'elle s'était attribué avec plus ou moins de sincérité, d'arbitre équitable des différents entre États, de protectrice des faibles contre les forts.

La politique d'intervention qui avait enthousiasmé les Grecs par son caractère, apparent ou réel, d'héroïque générosité, avait fait place aux entreprises inspirées par l'avarice autant que par l'ambition, aux annexions forcées, aux usurpations de la violence et de la ruse. Telles furent la dernière guerre de Macédoine, l'oppression exercée sur Carthage en attendant le coup perfide qui la ruina, la destruction de la ligue achéenne suivie du


pillage et de l'incendie de Corinthe, telle, enfin, la scandaleuse affaire de la succession de Pergame, celle de toutes les conquêtes du peuple romain qui altéra le plus profondément ses anciennes vertus, alluma plus que jamais en lui la soif de l'or, et fit affluer dans Rome les capitaux, le luxe et les vices de l'Asie.

Au roi Eumène, qui s'était montré si dévoué aux Romains dans les guerres contre la Macédoine et la Syrie, avait succédé son frère Attale Philadelphe, non moins illustre par son habileté et sa sagesse politique et par son amour pour les sciences et les lettres. Attale Philométor, fils ou neveu d'Attale Philadelphe, donna, pendant les cinq années de son règne, tant de preuves d'aliénation mentale, que le testament par lequel il léguait tous ses biens au peuple romain, serait cassé par un conseil de prud'hommes en tout pays civilisé, quand même il ne s'élèverait aucun soupçon sur l'authenticité de la signature. L'insurrection des peuples à l'appel d'Aristonic, fils naturel de ce dernier Attale, la défaite d'une armée consulaire par les insurgés, et la difficulté qu'éprouvèrent Perperna et Aquillius à étouffer l'incendie, ne donnent pas une faible idée de ce que fut l'indignation publique. Lorsque la révolte eut été entièrement domptée, Aquillius, à la tête d'une commission de dix sénateurs, organisa l'administration de la nouvelle province, et, faute de textes positifs, des faits avérés nous autorisent à faire remonter à cette époque la décision qui fixa la condition de Smyrne pour des siècles. Il suffit de citer le plus probant. Cicéron, dans son plaidoyer pour Flaccus accusé de concussion au retour de son gouvernement de l'Asie, attaque le caractère et les mœurs d'un financier romain, principal témoin à charge, qui avait passé une grande partie de sa vie dans la province, et l'un des reproches qu'il lui fait est d'éviter, pour être plus libre dans ses malversations, les villes fréquentées par le concours de ses concitoyens, Smyrne entre autres, où le préteur romain vient tenir ses assises. Or, l'établissement de cet homme en Asie n'était postérieur que de quelques années au proconsulat d'Aquillius, et, dans cet intervalle, il ne s'est passé aucun événement qui puisse motiver la décision sénatoriale au sujet de cette ville.

Le peuple de Smyrne donna-t-il de bien vifs regrets à la perte de sa pleine autonomie? Le fait est qu'à en juger par ce qu'on sait de sa conduite dans une terrible épreuve, celle des guerres de Mithridate, il paraît s'être montré attaché, comme par le passé, aux intérêts des Romains. La fidélité de la plupart des autres villes grecques ne tint pas contre le triomphe momentané de cet autre Annibal qui soufflait partout la


révolte en s'annonçant à elles comme le restaurateur de leur liberté; elles s'empressèrent de lui ouvrir leurs portes, et bientôt, au signal de ce roi du Pont, devenu le maître de l'Asie;, une proscription non moins implacable et bien plus étendue que ne l'ont été les Vèpres Siciliennes, frappa tous les hommes de nation italique résidant alors en Asie, et parut marquer pour toujours le terme de la domination romaine. Dans cette défection presque universelle, la population d'Éphèse se distingua par ses fureurs et par le meurtre de quelques Romains d'un rang illustre. Aucun auteur ne fait mention de Smyrne à cette occasion; mais Sylla, vainqueur à Orchomène, étant venu achever en Asie l'abaissement de Mithridate, et le renfermer par un traité dans les limites de ses anciens États, eut à se louer du bon vouloir des Smyrnéens, et, dans la suite, il leur rendit un témoignage dont Tacite nous a conservé le souvenir. L'armée de Sylla étant exposée aux derniers désastres parce que, dans un hiver des plus rigoureux, les soldats manquaient de vêtements, la nouvelle en ayant été apportée à Smyrne au moment où le peuple était assemblé, tous les assistants s'étaient dépouillés des habits qu'ils portaient pour les envoyer aux légions (Tac. Annal. IV, 50). Ces légions tenaient leurs quartiers d'hiver à Thyatire près de Pergame, à une vingtaine de lieues de Smyrne.

Une circonstance d'un plus vif intérêt jette, à ce qu'il me semble, quelque jour sur le parti que durent suivre les Smyrnéens dans ces temps difficiles, et s'accorde assez bien avec ce trait de sympathie pour les Romains. Je veux parler de la présence de Rutilius, qui avait établi son séjour à Smyrne dès l'an 92, quelques années avant l'expédition de Sylla en Asie, qui eut lieu en 84. Rutilius habitait encore cette ville en 76, puisqu'il est représenté comme vivant à cette époque par Cicéron dans son traité de la nature des dieux. Aurelius Cotta, l'un des interlocuteurs de ce dialogue philosophique que Cicéron suppose tenu à cette époque, et qu'il se donne pour avoir entendu jeune encore, cherchant à démontrer par des exemples, contre le dogme des stoïciens sur la Providence, le peu de souci que les dieux ont du bonheur des rgens de bien, demande pourquoi son oncle Rutilius,*le plus irréprochable et le plus éclairé des hommes, vit à l'heure qu'il est dans l'exil.

Cet homme illustre passa donc à Smyrne une grande partie de sa vie ; il y était établi depuis environ dix ans, lors de la grande crise de la première guerre mithridatique qui mit à une si forte épreuve la constance des Smyrnéens, et une autre dizaine d'années sépare cette époque de troubles dont il fut en Asie le spectateur, du moment


où son neveu Cotta reprochait aux dieux leur injuste indifférence pour ce noble exilé.

P. Rutilius Rufus avait puisé dans les leçons du philosophe Panaetius la morale du devoir, cette doctrine fortifiante du stoïcisme, et dans les entretiens de Mucius Scsevola le Pontife, une connaissance approfondie du droit romain; honoré de l'amitié.de Scipion Emilien, il avait fait auprès de lui ses premières armes devant Numance, servi ensuite la république dans la guerre contre Jugurtha. Cet homme, par son intégrité, par son amour de la vérité et de la justice, semblait être né pour faire rougir ses contemporains de leur corruption. Aussi la haine des partis le poursuivit-elle sans relâcheIl échoua l'an 108 dans sa première candidature pour le consulat, et, trois ans après, ayant obtenu d'une faible majorité de voix cette haute magistrature , il accusa de ambitu, c'est-à-dire de corruption exercée sur les électeurs, son compétiteur Scaurus, dont Salluste a si énergiquement dépeint l'ambition cupide et le masque d'austérité républicaine dont il la couvrait. Scaurus, acquitté par les juges, accusa à son tour du même crime son accusateur, et Rutilius faillit perdre sa cause pour avoir dédaigné les voies plus ou moins courbes dont les prévenus faisaient alors usage pour obtenir leur acquittement. Cinq ans après, 100 avant J.-C., il accompagna en Asie comme questeur, ou, selon d'autres, comme légat ou lieutenant, Mucius Scsevola, le même qui l'avait introduit à la connaissance des lois; dans ces fonctions qu'un autre peut-être, décoré comme lui du titre de consulaire, eût dédaignées, il seconda énergiquement les vues sages et humaines, et l'administration irréprochable de son ami. Les exactions des publicains furent réprimées et le fardeau qui pesait sur la province allégé pour quelque temps. Mais les ressentiments de l'ordre puissant des chevaliers attendaient Rutilius à son retour, et ces avides spéculateurs réunissaient alors les pouvoirs de fermiers de l'État et de juges. Ils lui suscitèrent un procès de concussion et la sentence qui le condamnait à l'exil fut une flétrissure -publique, non pour lui, mais pour le tribunal. Il est difficile de croire avec Cicéron qu'il eût gagné sa cause contre une cabale si redoutable s'il eût accepté le secours que lui offraient les plus grands orateurs de son temps, au lieu de s'obstiner à n'avoir d'autre défenseur que lui-même. On n'admira pas moins sa fermeté d'âme dans cette disgrâce que le désintéressement qui la lui avait attirée. Il choisit pour lieu de son exil la province même qu'on l'accusait d'avoir ruinée, et cette province l'accueillit avec enthousiasme, et le combla, dit un ancien, des honneurs que


l'on rend aux dieux. Rarement la vertu persécutée obtint une si belle vengeance. C'est au milieu des Smyrnéens qu'il préféra établir sa résidence ; il accepta le titre de citoyen qu'ils s'empressèrent de lui offrir, et ne quitta plus leur ville, sauf peut-être pour quelques voyages dans les pays voisins. C'est ainsi qu'il se trouvait à Mitylène dans l'île de Lesbos, au moment du massacre des Romains; il n'échappa à la cruauté de Mithridate qu'en se déguisant sous le costume grec. Sylla. de retour d'Asie et maître de toutes Ofroses à Rome après sa sanglante victoire sur la démocratie, voulut honorer son triomphe par le rappel d'un juste comme Rutilius, mais Rutilius répondit par un refus.

Les proscriptions et la tyrannie, à quelque parti qu'elles profitassent, inspiraient de l'éloignement à ce vrai républicain; et puis les agréments d'un séjour si heureusement choisi, les ressources de tout genre qu'il y trouvait, l'entretien des philosophes et des gens de lettres, l'affection et le respect d'un peuple plein de vivacité et d'intelligence, durent entrer pour quelque part dans une détermination si rare et vraiment singulière chez un sénateur, un consulaire romain. On sait l'effroi qu'inspirait aux plus illustres par leur grandeur d'âme la perspective de vivre et de mourir dans l'exil. C'est dans ces longues années de loisir que, selon l'opinion la mieux fondée, Rutilius fit des recherches savantes sur le droit romain, écrivit en grec une histoire de Rome, et, dans sa propre langue, les mémoires de sa vie. Ce dernier ouvrage est celui dont la perte est la pl»s regrettable; il nous eût sans doute conservé plus d'une précieuse révélation sur l'âme et la vie intime de celui qu'on a appelé le Socrate romain. Nous connaîtrions moins imparfaitement les événements mémorables dont il fut témoin et dans lesquels brillèrent ses vertus, soit à Rome, soit en Asie, et peut-être en particulier les dispositions et les actes du peuple smyrnéen dans cette période si agitée. Il dut exercer sur eux une influence considérable et les aider à se maintenir sur la ligne de sagesse politique et de fidélité dont ils ne s'étaient jamais écartés jusqu'alors.

Depuis ces temps jusqu'à ceux de la troisième guerre civile des Romains, rien ne s'est passé à Smyrne qui n'ait été effacé de l'histoire par la destruction des documents, , si du moins, comme je suis porté à le croire, il en existait où il était parlé de cette cité.

On ne la retrouve mentionnée par les auteurs anciens qu'à propos des troubles qui suivirent la mort de César ; elle fut alors le théâtre d'un sinistre événement dont elle eut beaucoup à souffrir; c'est dans ses murs que périt Trébonius, un des conspirateurs des Ides de Mars, le premier d'entre eux qui expia la part qu'il avait prise dans l'assassinat


de César. Le Sénat, sous l'influence de Cicéron, l'avait nommé propréteur de la province d'Asie, et Dollabella, l'ancien gendre de l'orateur, infidèle à la cause qu'il avait un moment servie depuis la mort du dictateur, et devenu l'un des plus furieux partisans d'Antoine, avait obtenu du futur triumvir, consul avec lui de cette année, le proconsulat de la Syrie. Dans le voyage qu'il fit pour s'y rendre, au lieu de prendre en tenant toujours la mer la voie la plus directe, il débarqua avec quelques troupes dans la province de Trébonius, et, se présentant aux portes de Smyrne où résidait le préteur, il lui de* manda une conférence dans laquelle ils en vinrent à des termes de rapprochement et de confiance mutuelle. Les protestations et les serments de la créature d'Antoine n'eurent que trop de succès; la nuit suivante, Dolabella pénétra avec ses gens dans l'intérieur de la ville sans rencontrer de résistance et fit mourir l'imprudent Trébonius de la manière la plus indigne et la plus cruelle (Cicéron, onzième Philippique). La population de Smyrne, selon toute apparence, tenait pour le sénat et le parti républicain; aussi la place fut-elle traitée en ennemie, saccagée par une soldatesquè effrénée, et plusieurs temples furent détruits. Tout cela se passait l'an 43, avant la formation du triumvirat et la proscription de Cicéron et de tant de victimes moins illustres.

Trébonius ne tarda guère à être vengé. Quelques mois après, Laodicée, en Syrie, où le féroce proconsul, que son crime avait fait exécrer et proscrire par le sénat, était assiégé par Cassius, finit par se rendre, et, pour ne pas tomber entre les mains de son ennemi, il se fit donner la mort par un soldat.

C'est à Smyrne que, vers la fin de cette année fatale, Brutus, après avoir battu les Thraces, Cassius, qui laissait la Syrie entièrement pacifiée, se réunirent pour concerter leurs plans et leurs préparatifs de guerre. Ils n'avaient plus qu'à soumettre et à rançonner, l'un les Lyciens, l'autre l'île de Rhodes, pour s'acheminer vers la Macédoine, où la République périt avec eux dans les champs de Philippes.


XII

La nationalité grecque a subsisté sous la domination romaine. Quel contraste à cet égard entre les Crees et les peuples de l'Occident! Rome, dans le cours du second siècle, achève, par un système d'assimilation irrésistible, la conquête de la Gaule, de l'Espagne, de l'Afrique, assujetties par ses armes. Ces provinces et d'autres encore, celles du Danube, par exemple, perdant jusqu'à leur langue natale, adoptent à l'envi celle des vainqueurs, et c'est chez elles qu'on voit fleurir tour à tour la littérature latine, frappée de stérilité en Italie. La Grèce persiste à ne reconnaître, à ne cultiver que son beau langage, dédaigne celui de ses maîtres, et cette résistance est l'indice de toutes les autres : un peuple qui, lorsque tout se transforme à ses côtés, conserve religieusement l'idiome de ses origines et de sa brillante jeunesse, n'est certainement pas mort; mais la vie des nations, comme celle des individus, a besoin d'organes pour se soutenir; il leur faut, dans la dépendance comme dans la liberté, et plus que jamais lorsqu'elles sont asservies à l'étranger, des institutions qui leur assurent un certain degré d'activité spontanée. Quelle est l'organisation qui a maintenu le principe vital chez les peuples d'origine grecque? Nous entrons ainsi dans des considérations d'une nature toute politique; et nous avons avant tout à définir ce que fut l'empire romain dans la période importante de son ascendant et de sa pleine vigueur, qui remplit environ deux siècles ; en effet, ce n'est guère qu'au troisième, après la mort de Marc-Aurèle, que le déclin s'annonce par mille indices frappants. J'aborde là) pour n'y toucher qu'en passant, une question des plus délicates et des plus difficiles, question gâtée, dénaturée en divers sens par des préventions de toute espèce et par un travers d'esprit fort à la mode, celui de porter dans l'étude du passé les intérêts politiques, les haines et les affections du présent. Il faut presque du courage pour penser et pour affirmer que l'empire était la seule institution politique à laquelle se prêta le monde depuis la chute des anciennes libertés ét qu'il a rendu à une civilisation vieillie d'éminents services dont notre Europe, jeune encore, n'a qu'à se louer. Mais j'ajoute, avec une conviction non moins forte, que l'empire n'eut sa raison d'être que dans l'âge dont il fit la prospérité et le


malheur. Jamais, tout nous le garantit, la monarchie universelle ne pourra prendre pied dans le monde moderne; nos mœurs, nos idées, une puissance d'initiative et de soulèvement, qui tient aux racines mêmes de notre état social, des forces morales toujours prêtes à surgir après les plus tristes défaillances, mille raisons enfin que je n'ai pas même ie temps d'indiquer, condamnent d'avance une entreprise dans laquelle ont échoué, en dépit de toutes leurs ressources et de leur génie, un Charlemagne, puis un Charles-Quint et un Philippe II, un Louis XIV et un Napoléou Ier. En s'affranchissant ainsi de toute préoccupation passionnée, l'esprit d'impartialité qui est l'âme de l'histoire peut rendre à l'empire, et surtout aux règnes de Trajan et des grands princes qui lui succédèrent, une justice qu'on se pique trop généralement de leur refuser. Un écrivain allemand, fort estimable et animé d'intentions libérales, écrivait, il y a soixante-dix ans, un livre sur la période la plus heureuse de l'humanité; on devine quelle période il désignait de la sorte ; et Wieland pensait de même : ce À quelle époque l'humanité a-t-elle été le plus heureuse? lui demanda brusquement Napoléon Ier. Au temps des Antonins, répondit le malin auteur des Abdérites. » De nos jours on donne dans l'extrême opposé : MM. Ampère et de Broglie, et, dans un camp tout différent, M. Littré et bien d'autres ne voient, dans le gouvernement des Césars, en ses jours les moins néfastes, qu'un régime de despotisme asiatique, nivelant tout pour tout dominer, ravalant les caractères, écrasant toute énergie, absorbant même, c'est à peu près l'expression de M. Laboulaye, la propriété individuelle. Ce sont là des hyperboles qui ont le malheur d'être devenues des lieux-communs, et la vérité ne les aime guère. Au moins devrait-on analyser de sang-fr oid ce vaste système fédératif qui a relié avec tant de succès en un seul corps tant de peuples divers sous un chef unique.

On y reconnaîtrait le génie de Rome qui ne fut point, quoi qu'on en dise, un esprit de nivellement et d'uniformité dans la servitude. Sa politique, au contraire, tout ambitieuse et intéressée qu'elle était, sut varier à l'infini ses procédés selon les lieux, les temps et les hommes. Quelle différence dans sa conduite à l'égard de la race hellénique et des races barbares de l'Occident! transformer les uns à la ressemblance du peuple-roi et gouverner les autres en les traitant selon leur génie et en ménageant leur or- gueil et leurs prétentions de fils aînés de la liberté, enfin, en maintenant les Grecs aussi Grecs que possible, ce fut là son plan, et, chose singulière, elle atteignit ces deux fins contraires par un seul et même moyen, en en variant l'emploi, l'organisation républi-


caine de la cité, de la commune politique; les barbares, parmi lesquels comptent nos ancêtres", la reçurent de Rome avec sa civilisation, et Rome la conserva aux Hellènes, qui la tenaient de leur passé.

Pour ce qui concerne le régime communal des Latins, c'est de nos jours seulement que les progrès de l'archéologie épigraphique en ont constaté le vaste développement depuis Auguste; qui n'a entendu parler de ces fameux bronzes de Malaga et de Salpesa, découverts, il y a douze ans, en Andalousie? Les discussions animées dont ils furent l'objet ont fini par établir leur authenticité ; ils choquaient trop vivement des opinions reçues pour n'être pas d'abord contestés; ils révélaient en effet l'existence toute républicaine dont ces deux villes espagnoles avaient joui sous l'empereur Domitien. Il en est de même des cités de la Gaule ; contrairement à l'opinion de Savigny, cet illustre historien du droit romain, les inscriptions étudiées avec plus de soin onL démontré qu'elles étaient complètement modelées sur l'ancien type constitutionnel de la métropole romaine1. A l'instar des consuls romains elles avaient leurs duumvirs ou leurs quatuorvirs, magistratures qui se reproduisirent plus tard dans les consuls, échevins ou syndics placés à la tête des communes libres du moyen-âge. Enfin elles avaient chacune son sénat ou curie, et son assemblée générale du peuple, en qui résidait toujours, au moins en droit, la souveraineté. Mais, dans ces communes de l'Occident, dans ces municipes latins, certaines circonstances enfermèrent à la longue, en des limites assez étroites, et réduisirent à de rares occasions l'exercice régulier de la souveraineté populaire; Tibère et ses successeurs ayant attribué peu à peu au sénat de la capitale du monde toutes les affaires que l'assemblée du peuple avait décidées autrefois, le sénat des cités de province, par une tendance analogue, s'empara de l'administration intérieure, et ses membres, les décurions, non seulement obtinrent les magistratures, mais ils eurent seuls le droit de les conférer. Cette révolution aristocratique fut lente et graduelle, il est vrai, et moins universelle qu'on ne se l'était imaginé. Quelle exception, par exemple, que celle de Pompéï, en Italie même, à si peu de distance de Rome, cinquante ans après Tibère!

Tirée de la cendre où elle avait dormi tant de siècles, Pompéï semble retentir encore du bruit et des acclamations de ses comices populaires ; on y a recueilli nombre de

1. Voir, dans les Mémoires de rAcaUémie dus loser. pl Belles-Lettres, 2me Série, Tome III, année 1884, les Recherches sur le régime nmmcipal dans le Midi de la France, par M. Léon CLOS, et, f.n particulier, les pages 253-24 lr l'assertion de bavigny est pleinement réfutée.


placards électoraux, comme on aurait pu les voir à Rome, dans les meilleurs temps de la République. Ici une famille puissante annonce qu'avec sa clientèle, elle vote pour un candidat au duumvirat ou à l'édilité, candidat qu'elle soutient être digne de la confiance publique. L'édile promet au peuple de soigner mieux la confection du pain; des femmes prônent leur candidat et se mêlent d'élections ; les corporations en font autant. Les inscriptions, confrontées soigneusement entre elles et avec les textes des rescrits impériaux et des jurisconsultes, ont démontré de même pour le 2ml!, le 3me et jusqu'au 4ma siècle, l'exercice de la pleine souveraineté populaire en plus d'une cité, et, s'il est de fait qu'en Occident les élections passèrent définitivement du suffrage universel au suffrage restreint des décurions ou de l'ordo, cette assemblée patricienne, on n'en est pas moins fondé à soutenir que le principe aristocratique n'y prévalut d'une manière générale que bien longtemps après la confiscation des libertés populaires, exécutée à Rome par Tibère.

Chez les Hellènes et particulièrement chez ceux d'Asie, l'esprit démocratique fut plus que partout ailleurs un principe inné, un trait de physionomie nationale; la République romaine, devenue maîtresse de la Grèce et de l'Orient, tint compte de ces tendances égalitaires dans l'organisation de ces provinces, et les hauts commissaires chargés de ce travail par le sénat, tout en désarmant avec soin les peuples agrégés au territoire, et en prenant toutes sortes de précautions contre la révolte, respectèrent généralement les institutions et coutumes républicaines des cités.

La province d'Asie comptait un bon nombre de ces cités autonomes, dont la constitution tout hellénique se rapprochait plus ou moins, selon leurs traditions ou leurs préférences, de l'ancienne démocratie ionienne et dont les marques ostensibles de dépendance se réduisaient à des prestations extraordinaires bien distinctes des tributs et des impôts qui pesaient sur les villes provinciales.

Smyrne avait des titres à l'une de ces distinctions, elle qui, dès le temps de la seconde guerre Punique, avait salué la fortune et cru à l'avenir du peuple romain et qui, dans la tempête excitée par le génie de Mithridate, avait fait éclater une courageuse fidélité! Mais enlever à l'administration de la province les ressources financières de cette belle cité, affranchir de la direction immédiate des proconsuls un port magnifique, une place importante pour le commerce, pour la marine de l'Orient, la princi- pale clef de l'intérieur de la péninsule du Taurus, c'eût été un acte d'abnégation ou une


faute dont la politique romaine était incapable. N'oublions pas, d'un autre côté, que les villes directement soumises à l'irnperium du gouverneur possédaient aussi, surtout dans les pays peuplés d'Hellènes, quelques éléments d'une existence républicaine.

Smyrne ainsi qu'Ephèse avait sa constitution propre, reconnue par le Sénat romain, et aussi rapprochée qu'il était possible des formes et des usages antérieurs à la conquête; elles avaient leurs comices ou assemblées du peuple, leur sénat, povir,, et leur magistrature. De plus, la loi fondamentale de la province pu l'édit du propréteur qui pouvait y apporter quelques modifications, leur accordait, avec certaines restrictions, l'usage de leur propre législation. Ainsi l'organisation provinciale, loin d'étouffer l'existence individuelle des communes, laissait à une cité bien méritante des privilèges d'un prix réel.

La démocratie, son esprit d'égalité, ses agitations surveillées, il est vrai, par un pouvoir toujours vigilant, continuaient de régner sur le rivage oriental de la mer Egée au siècle des Antonins et répondaient encore à la peinture que Cicéron en avait faite dans l'intérêt d'un client, peinture où dominent peut-être injustement les traits les moins honorables pour l'usage que la nation grecque faisait de ces restes de liberté.

Mais l'abus, à supposer même que le reproche n'ait rien d'exagéré, prouve l'existence de cette vie républicaine, et il faut reconnaître que ces Asiates si vilipendés, la part faite à tout ce qui devait leur faire sentir le joug, étaient plus libres sous la domination de Rome que ne l'étaient naguère les Italiens sous le régime de l'Autriche et de leurs princes du centre et du midi. J'avoue que ce phénomène est pour moi d'un vif intérêt et que, dans l'insuffisance des documents historiques, j'accueille avec avidité les moindres détails que nous fournissent occasionnellement les auteurs. Voici donc la peinture qu'en fait l'orateur dans sa harangue pro Flacco, VIII. Il se plaît d'abord à relever le contraste que formaient les assemblées des Grecs avec les sages dispositions auxquelles étaient soumises anciennement les votations du peuple romain.

« 0 sages et glorieuses institutions de nos ancêtres qui nous distingueraient encore, si, par je ne sais quelle fatalité, nous ne les laissions, pour ainsi dire, échapper de nos mains! Ces hommes pleins de sagesse et d'une éminente vertu, n'accordaient aucune action à l'assemblée populaire. Ce que le corps des plébéiens décidait ou ce que voulait la totalité du peuple romain (populus), loi positive ou prohibitive, il ne le décrétait qu'après que l'assemblée avait été congédiée, les fonctions réparties, les citoyens


de chaque ordre, de chaque classe, de chaque âge rangés par tribus et par centuries, les garants entendus, plusieurs jours consacrés à la publicité et à l'examen de la question. Au contraire, chez les Grecs, tout se règle séance tenante par l'emportement d'une assemblée populaire. Ainsi, pour ne rien dire de l'Hellade de nos jours que ses fautes ont dès longtemps perdue et ruinée, celle des anciens temps, dans tout l'éclat de sa puissance, de ses richesses et de sa gloire, a succombé à cet unique fléau, les excès de la liberté et la licence des assemblées. Assis dans leurs théâtres, ces hommes sans expérience, dépourvus de lumières et d'instruction, prenaient ce moment pour envoyer en exil leurs meilleurs citoyens. Si de telles choses se passaient à Athènes lorsque cette république était le flambeau, non-seulement de la Grèce, mais de presque tout le genre humain, quelle modération attendez-vous d'une réunion populaire en Phrygie ou en Mysie? Nos assemblées à nous, qui est-ce qui les trouble le plus souvent?

Des hommes de ces pays. Que doit-il arriver quand ils forment à eux seuls toute l'assemblée? Il n'est pas difficile de soulever une tourbe d'artisans et de boutiquiers, et toute cette lie de la population des villes, surtout contre l'homme qui naguère représentait notre souveraineté au milieu d'eux, et à qui ce seul nom d'imperium ne permettait pas de se concilier leur affection. Faut-il s'étonner que ces peuples qui ont en horreur nos faisceaux, en aversion le nom romain, qui, plus que la mort, redoutent les impôts, les dîmes, les droits de la douane, saisissent avec empressement l'occasion de nuire, dès que de manière ou d'autre elle vient à se présenter? Souvenez-vous donc, lorsque vous entendrez lire leurs décrets, que vous entendrez non pas les dépositions de témoins, mais des votes portés en tumulte, les clameurs d'une multitude insensée et le bruyant désordre du peuple le plus léger de la terre !. »

Quoique avec Cicéron, surtout dans la lecture de ses plaidoyers, il soit bon de se mettre en garde contre l'esprit de parti et contre l'habitude de présenter les faits sous une face unique, celle qui convient à sa thèse du moment, la part de l'exagération oratoire dans cette peinture est sans doute moins grande que cell(' de la vérité. En ce moment je constate le fait auquel cette piquante satire rend un évident témoignage, c'est le mouvement et le jeu vivant encore de la démocratie au sein de l'Orient hellénique dans le dernier demi-siècle de la République. Et cette vieille sève démocratique ne s'était point éteinte sous les Antonins : ces études nous en fourniront plus d'une preuve. Ainsi Smyrne, au temps de l'orateur Aristide, avait ses magistrats grecs de


naissance, d'éducation et de langage, ses comices et son gouvernement intérieur. Son théâtre, dont on croit retrouver l'emplacement dans un enfoncement à mi-côte du Pagus et d'où l'on jouissait du magnifique aspect du golfe, des montagnes qui le bordent, de la cité et de son port, ne servait pas seulement à des spectacles ; le peuple gravissait la colline pour aller donner ses suffrages et s'occuper de ses intérêts municipaux.

Et celle liberté n'eût-elle été qu'une illusion, c'était un rêve consolant pour les peuples sujets et des ménagements qui fonl honneur à la magnanimité du peuple-roi. Mais n'était-ce qu'une illusion? Donnons raison au consulaire romain dans ceux de ses reproches qui tombent sur une mauvaise organisation du système délibératif et électoral!

Quant à son dédain pour l'égalité démocratique, ces termes méprisants d'industriels et de boutiquiers, je sais bien ce qu'un Grec d'Ephèse, de Clazomène ou de Smyrne eût pu lui répondre! car les plus simples notions de notre philosophie sociale suffisent pour reconnaître chez ces sujets d'Asie un côté de supériorité dont leurs maîtres ne pouvaient avoir conscience : la démocratie grecque, exempte des absurdes préjugés du patriciat romain, estimait le travail, l'industrie et le commerce, au lieu de les mépriser comme lui. Et voilà pourquoi, du temps d'Adrien comme du temps de Cicéron, l'Asie était riche et florissante malgré les exactions des publicains et les abus du pouvoir proconsulaire. Ces industriels, ces boutiquiers suffisaient par leur travail à l'avidité des gouverneurs et des traitants et au maintien d'une prospérité qui, dès la fin du premier siècle de l'empire, faisait contraste avec l'appauvrissement progressif de l'Italie. Le sol de l'Anatolie, si productif encore malgré tant de siècles de dévastations et de misère, était alors une source abondante de magnifiques récoltes. Céréales, figues, raisins, formaient le chargement d'une multitude de navires ; la fabrication des plus belles étoffes, celle des tapis, des bijoux de toute espèce et bien d'autres objets de-luxe faisaient refluer vers l'Asie l'or qu'elle était forcée de verser aux mains de ces dominateurs. Quel labeur que celui qui suffisait à tant de lourdes contributions et aux profits énormes des négociateurs ou banquiers romains! Impôt foncier, taxe sur les portes, capitation sur les hommes et sur le bétail, impôts indirects sur le sel, douanes, entrées et péages, intérêts usuraires en cas de paiements arriérés montant jusqu'à 48 pour °;0 par an (Cic. ad. Att. V, 21), et le système d'oppression et de pillage exercé par les gouverneurs! Eh bien! sous une administration plus modérée et plus équitable, telle que fut celle d'un Scaevola, d'un Cicéron et plus tard d'un Pline, ces belles contrées,


grâce à leur esprit national et à l'estime dont y jouissaient les classes laborieuses, se relevaient bientôt comme d'une grêle dévastatrice que fait oublier la récolte de l'année suivante. M. Dureau de la Malle, dans son Economie politique des Romains, traite à fond cette question, dont le premier il a découvert toute la portée. D'autres aspects de la vie sociale des Grecs d'Asie appellent notre attention, et je me contente de renvoyer le lecteur à ce beau chapitre d'un ouvrage remarquable à tant d'égards.

D'après ce qui précède, on ne s'étonnera pas que la ville de Smyrne, malgré sa qualité de ville provinciale, fût à bon droit orgueilleuse de son importance et de sa splendeur. D'autres titres, d'une nature bien différente, flattaient sa vanité. Dans ses monuments et ses médailles, surtout au deuxième siècle, ils se trouvent diversement reproduits; un des marbres d'Oxford les réunit tous dans cette inscription : « La ville des Smyrnéms, la première de l'Asie par la beauté, la grandeur et la splendeur, métropole“ trois fois néocore des Augustes selon les décisions du Sénat, ornement de l'Ionie etc.

Dans ce monument éclate pleinement la vanité reprochée avec trop de raison aux Grecs d'Asie; mais cette remarque ne suffit point à détruire l'intérêt que peut exciter l'interprétation de ce fastueux langage ; en effet, il se rattache essentiellement à la vie religieuse de la nation, c'est-à-dire à la sphère la plus importante de l'existence d'un peuple, et j'ajouterai, surtout d'un peuple qui, dans son assujettissement, conservait l'instinct profond de sa nationalité.

Dans le bonheur dont peuvent jouir les races déchues de leur ancienne noblesse et de leur ancienne liberté, entre pour beaucoup la puissance des souvenirs, surtout des souvenirs religieux. La solennité de leurs temples, de leurs sacrifices, de leurs fêtes, leur fait retrouver par intervalle le plein sentiment de leur existence. C'est le rêve d'un patriotisme réduit à l'inaction, mais ce rêve que songe en commun toute une population unie par les mêmes souvenirs, trompe et charme bien des douleurs. La politique romaine l'avait bien compris. Aussi, non contente de respecter les religions particulières des peuples polythéistes de l'empire, fit-elle entrer dans l'organisation des provinces la consécration de ces alliances religieuses entre plusieurs villes de même race qui joue un si grand rôle dans les plus beaux jours de la Grèce. On sait que ces


Amphictyonies réglaient par députations dans leurs diètes les intérêts communs des villes alliées, mais les intérêts religieux y dominaient tous les autres, et comme l'allégresse des fêtes populaires était chez les anciens un moyen essentiel de plaire à la divinité, les fêtes communes à ces fédérations religieuses étaient un des objets principaux de leurs délibérations. Ces institutions, les Romains les maintinrent en les modifiant.

Ces xowà ou fédérations religieuses élisaient un sacerdoce pour le culte commun. Le chef suprême de ce collége était en Asie l'Asiarque. Point de grande fête religieuse sans jeux ou agones, –je me permets ce mot parce qu'il est intraduisible, et avant les jeux une procession, accompagnée de chants, s'arrêtant de temple en temple, se rendait ainsi dans l'enceinte consacrée aux concours. Le rang à tenir dans ces processions où marchaient les députés était un sujet de rivalité et donnait lieu à des disputes de préséance qui probablement se débattaient et se réglaient dans les diètes. Pour justifier ses prétentions, chaque ville faisait valoir son importance, sa beauté, sa splendeur ; de là, dans l'inscription que nous avons en vue, ces mots de première cité de VAsie par sa beauté, sa grandeur et sa mUflnificence.

On s'accorde à expliquer d'une manière analogue le terme de métropole qui alors avait perdu son acception primitive de ville mère ou fondatrice de colonies. Ce n'était plus qu'une dénomination honorifique, mais constatant toutefois un privilège qui avait bien sa valeur, celui d'être dans la fédération religieuse une des villes où se rassemblait la Diète ou Congrès (ri v.otvov et où avait lieu la célébration des fêtes.

Le troisième titre dont se glorifie Smyrne dans l'inscription des marbres d'Oxford est celui de néocoredes Empereurs; le texte dit qu'elle est trois fois néocore, c'est-àdire qu'elle exerce une triple néocorie. Ici le paganisme s'écarte de ses traditions, de son ancien esprit. Ces temples, dédiés aux chefs de l'empire, sont une innovation étrangère aux pensées, aux sentiments qui animèrent la Grèce républicaine, ce ne sont point là les dieux que le patriotisme des anciens temps défendit avec ses foyers. Cette nouvelle religion, qui excite d'abord un pénible étonnement, mérite d'être considérée avec quelque attention dans son origine, dans ses causes, dans sa nature 1. Les anciens dieux avaient déjà leurs néocores ou sacristains chargés du soin et de l'entretien de leurs tem-

i. Voir Spanheim : De Usu et Prsestantia numismatum, et S.-H. Krause : l\E,UKOPOl (Civitates Neocorse sive Aedituae e veterum libris, nummis, lapidibus inscriptis adumbratse, etc.) Lipsiae, 1844.


pies. Dans l'origine, un seul individu était chargé de ces fonctions; dans la suite, ce furent des individus, des colléges sacerdotaux ou même des villes entières. Ces fonctions étaient alors l'expression d'un sentiment religieux; l'adulation ne les avait point profanées, les soins du néocorat ne se rapportaient qu'aux dieux et à la sainteté de leurs temples. Ion, dans l'intéressante pièce d'Euripide qui porte ce nom, nous présente une belle image du néocorat tel qu'il exista dans l'antiquité ; chargé de garder le temple d'Apollon à Delphes, ce jeune prêtre, fils de roi, mais ne connaissant point ses parents, nous dépeint lui-même avec beaucoup de charme les soins qu'il rend au dieu et à sonsanctuaire : « Phébus, dit-il, m'a servi de père et de mère; son temple fut le berceau de mon enfance et ma vie lui est consacrée; - chaque jour je balaie les parvis du dieu; chaque jour, aux premiers rayons du soleil, je viens le servir. » Ce jeune prêtre, heureux par sa naive piété, a déjà le sentiment de ce que ses fonctions ont d'honorable, et sans doute elles l'étaient du temps d'Euripide : « Mon ministère est glorieux; je suis l'esclave, non d'un simple mortel, mais d'une divinité. » Platon nous montre le néocorat ixvêtu déjà de toute la majesté qu'il déploya quatre siècles plus tard dans les médailles et les inscriptions. Cette dignité acquit un si grand lustre qne le néocore était le premier en rang après le chef du sacerdoce, Và^pe^; ou archi-prêtre 1. Si ce mot se trouve pour la première fois dans Platon, ce n'est pas qu'il l'ait inventé, sans doute ; il l'a trouvé en usage dans les villes dont il avait principalement en vue la constitution, les rites religieux, les temples. Chaque ville avait sa divinité tutélaire, à laquelle elle rendait un culte tout particulier et dont le temple l'emportait sur tous les autres par sa grandeur et sa beauté. Il est donc vraisemblable que dès le siècle de Platon ce temple, dans quelques villes, outre les autres prêtres, avait ses néocores. C'est ainsi que Xériophon parle du néocore de Diane d'Ephèse, Mégabyze, à qui il avait confié en dépôt une somme que Mégabyze lui rendit par la suite (Anab. Y, 3, 6). Quoiqu'il soit fait rarement mention des néocores chez les contemporains de Platon ou même chez les écrivains d'une époque un peu plus récente, on ne peut guère douter que cette prêtrise n'existât dans d'autres temples célèbres, celui d'Esculape à Pergame, celui de Junon chez les Samiens et les Argiens, celui de Némésis à Smyrne, celui de Diane Leucophryne à Magnésie.


Comment cette institution a-t-elle donné naissance au néocorat impérial? L'établissement du principat donna un maître unique au monde civilisé et ce maître offrit aux provinces des garanties, des moyens de faire valoir leurs griefs et leurs appels que leur refusait le régime qui venait de tomber. Si jamais l'enthousiasme ou l'adulation put voir un dieu dans un simple mortel, ce fut sans doute sous le prestige de cet immense pouvoir, quand il fut aux mains d'un grand homme, et ce qui sans doute imprima dans ce sens une puissante impulsion aux esprits, c'est l'espèce d'adoration que les peuples, du vivant même de César, avaient vouée à cet habile protecteur de leurs intérêts, et qui se traduisit après sa mort en un deuil inouï, suivi de l'apothéose.

Sous Auguste, Ephèse demande et obtient la permission d'élever un temple à la ville de Rome et au dieu César (divo Coesari). Auguste lui-même, de son vivant, reçoit un culte à Pergame. L'adulation n'attend déjà plus que la mort ait affranchi son idole des infirmités de la nature humaine. Si, à l'autre extrémité de l'empire, Tarragone en fait - autant pour ce même prince, c'est, comme nous l'apprend Tacite, à l'imitation de l'exemple donné par Ephèse et par Pergame. Pour l'honneur de Smyrne, je voudrais passer sous silence la consécration que sous le principat de Tibère elle fait d'un temple à cet impur et cruel successeur d'Auguste. Mais n'oublions pas qu'une distance de sixcents lieues sépare l'empereur de sa bonne ville de Smyrne et que Tibère fH aimer son pouvoir dans les provinces par son économie, sa bonne administration, sa juste sévérité pour les concussionnaires. De l'érection de ces temples à l'institution des néocories impériales il n'y avait qu'un pas. On imitait pour le prince déifié ce qui existait déjà pour le dieu tutélaire de la cité. Dès le premier siècle nous voyons ce culte devenir un objet de jalousie entre les villes les plus florissantes de l'Asie-Mineure et des contrées voisines. Nous avons nommé Smyrne, Ephèse et Pergame ; sept autres villes : Halicarnasse, Sardes, Tralles, Laodicée, Magnésie, Ilion et Hypaepe se disputent sous Tibère l'autorisation d'élever un temple à ce prince; dans la province de la Bithynie et du Pont, Nicomédie, cette riche métropole, obtient une néocorie dès le temps d'Auguste ; il n'est pas besoin de citer ici les nombreuses villes néocores de Phrygie, de Lydie, de Mysie, de Galatie, de Lycie, de Pamphylie, de Cilicie, de Syrie pour donner une idée de l'importance et de l'étendue de ce nouveau paganisme. Il va croissant jusqu'aux Antonins et atteint sa plus grande célébrité sous ces princes et dans la première .moitié du troisième siècle. Autant d'empereurs une cité honore de cette manière, au-


tant de fois se multiplie pour elle le titre ambitionné de néocore : de là ces expressions deux fois, trou fois néocore. On donnait à ce titre un plus haut degré de publicité en le gravant sur les médailles, et ce fut dès lors un usage constant. Une pièce frappée à Smyrne sous Traj an annonce une première néocorie vsuv.ôpuv). Sous Antonin-le-Pieux, d'autres médailles donnent : ( ï|/'jpvatwv o i.ç Vcwy.ôfioiv ). Il paraît donc que ce fut sous le premier des Antonins que les Smyrnéens obtinrent la seconde néocorie. Il est probable que celle en l'honneur de Tibère avait cessé de compter, le fils de Livie, après sa mort, ayant été flétri par le Sénat, et le prénom de Divus refusé à sa mémoire. Smyrne dans la suite obtint jusqu'à une quatrième néocorie.

Quant à la forme et à l'organisation du uéocnrat, l'appareil, la splendeur allèrent aussi en augmentant. La totalité des citoyens d'une ville, de Smyrne, par exemple, tout en se glorifiant d'un titre dont chacun avait sa part d'honneur, devait naturellement confier à un ou plusieurs délégués l'exercice de ce sacerdoce national, la garde et le soin du temple, etc. Aussi voyons-nous le titre de néocore décerné tantôt à un seul fonctionnaire, tantôt à un collége entier, dont le chef pourtant en est spécialement décoré. Sans doute, d'une ville à l'autre cette différence et d'autres du même genre s'établirent selon leur degré de zèle et surtout d'opulence. En effet, tout ce service religieux, les jeux, les fêtes ou panégyries sacrées, devait être dispendieux. Mais ces détails d'érudition ne donnent peut-être pas une idée assez grande de l'importance et de la signification de ce culte : qu'on me permette une ou deux réflexions!

Je trouve dans l'institution des néocories un de ces symptômes sensibles et frappants qui marquent un changement profond dans le sens et le caractère d'une religion, symptôme dont il faut d'autant moins négliger l'étude que de tous les phénomènes moraux les plus cachés, les plus délicats sont ceux qui se rapportent à la vie religieuse des peuples. Je n'hésite pas à affirmer que chez les Grecs la religion du républicanisme était essentiellement différente de celle des temps monarchiques. Il s'agit de la religion dans son acception intime, idée et sentiment moral de la divinité et puissance qu'elle exerce dans les profondeurs de l'âme. Qu'était, à ce point de vue, le polythéisme dans la première période où il nous soit donné d'en observer l'esprit et la tendance, celle où chantèrent Homère, Hésiode? La personnification des forces et des phénomènes de la nature a été la base commune au polythéisme des Hellènes et à celui des autres peuples ; son caractère distinctif chez les Grecs, c'est une personnification pleinement ac-


complie, c'est le degré de vie, la physionomie et la beauté de ses créations. A parler en général, le polythéisme, dans la naïveté des impressions spontanées qui présidèrent à sa naissance, a humanisé les dieux; ce n'est que bien plus tard, dans la suite des siècles, qu'on le voit, infidèle à son passé, diviniser les hommes. Combien dans Homère la limite est tranchée entre les attributs d'immortalité, de puissance qu'il reconnaît à ses dieux et la courte existence, la destinée dépendante qu'il assigne à ses plus brillants héros i D'apothéose après la mort, pa., un exemple, si l'on excepte Hercule dont la divinité présente encore quelque chose de vague et d'indécis, puisque Ulysse J'encontie son ombre qui erre dans les enfers année de la massue, tandis que l'époux d'Hébé, assis aux banquets de Jupiter, y goûte l'ambroisie. A supposer même qu'il ait existé réellement un ou plusieurs Hercules, ce ne sont ni les contemporains de ce héros redresseur de torts, ni une génération rapprochée qui en ont fait un demi-dieu. Il est vrai que tous les héros dont il est fait mention dans l'épopée reçurent un culte en diverses parties de la Grèce; pourquoi n'est-il rien dit de leur déification posthume dans l'Iliade et l'Odyssée, chantées trois ou quatre siècles après la guerre de Troie? Quoi de plus terne que l'existence de ces enfants des dieux au séjour d'Hadès et qu'il y a loin des regrets d'Achille à l'apothéose! Ou l'épopée, selon l'un des systèmes en vogue dans la mythologie, a changé en hommes, en guerriers d'anciennes divinités locales et la divinité d'un Thésée, d'un Ajax, d'un Achille, d'un Ulysse est devenue de l'humanité, ou ces héros, agrandis, exaltés par la poésie, furent les chefs et les guerriers d'une époque reculée, et, dans cette supposition, il est évident que leur apothéose est postérieure à Homère.

Descendons au siècle des guerres Médiques, à l'âge du républicanisme chez les Hellènes. Alors, comme dans tous les temps et plus qu'en aucun autre temps, les grands services rendus à la patrie, la supériorité dans les conseils et sur les champs de bataille, reçoivent le double lot qui constitue leui destinée : honneurs et couronnes d'une part, de l'autre rivalités jalouses, ingratitude populaire, persécutions, exil ou pis encore. Jamais Théinislocle, Aristide, Cimon, Périclès, ni de leur vivant, ni après leur murt, ne reçurent d'honneurs divins. Ces grands hommes, les tout premiers, auraient rejeté bien loin tout hommage qui eût empiété sur les droits des immortels. Un profond sentiment dominait alors l'esprit de la nation, celui de la condition dépendante et inférieure de l'homme, dans laquelle les dieux font retomber par d'éclatants revers


tout mortel assez audacieux pour leur disputer leurs priviléges. C'est le sens profond des récits d'Hérodote, c'est ce qu'exprime ce mot de «pôdvoç, cette jalousie divine qui, aux yeux de l'historien, est le premier attribut de la Providence, la cause invisible des grandes catastrophes. Dans Pindare, les princes les plus puissants, après de magnifiques éloges, sont avertis, au milieu du concours qui célèbre leur triomphe, de respecter les limites imposées à l'orgueil humain. Chez Eschyle, chez Sophocle, inspirations semblables, c'est même ainsi que se résume le grand effet moral de la tragédie. Le sens religieux de cette glorieuse époque marche de pair avec le sentiment de l'égalité républicaine. Que devient-il dans la décadence de l'ancienne Grèce et de sa liberté, lorsque dans leur longue lutte Athènes et Lacédémone se sont porté des coups irréparables, lorsqu'on voit grandir les abus de la démocratie et les vices de l'oligarchie, l'ancienne simplicité faire place à des mœurs nouvelles, l'esprit public étouffé par les factions, la mollesse et la férocité se donnant en quelque sorte la main ? Voici Athènes enfin terrassée par sa rivale; Lysandre triomphe avec le parti lacédémonien. avec les hétéries oligarchiques qui peut-être se réjouissent de la ruine de la patrie! Plutarque, d'après l'historien Duris, nous apprend dans la biographie de l'orgueilleux Lysandre, de cet implacable ennemi de la démocratie athénienne, que dans cette occasion, pour la première fois, les villes élevèrent des autels à un homme et qu'elles chantèrent des péans en son honneur : « Jo Paian! Chantons le général de la puissante Lacédémone! )) Le fait semble pour cette fois être isolé, exceptionnel; du moins, jusqu'à Philippe de Macédoine, les historiens ne font connaître rien d'analogue. Mais, dans le triomphe de ce prince, lorsqu'enfin à Chéronée la liberté grecque a été blessée à mort, l'anthropolatrie se montre à découvert et prend pied dans les mœurs de la nation. Parvenu au comble de ses vœux, Philippe célèbre le mariage de sa fille ; des fêtes brillantes réunissent à la cour de Pella une foule de curieux accourus de toutes les parties de la Grèce;'les actions de grâce, les témoignages d'enthousiasme éclatent en faveur du chef des Amphictyons; il ne manque plus que de l'associer au culte des immortels, et, dans une pompeuse procession, à la suite des douze grands dieux offerts selon l'usage à l'adoration publique, s'avance une treizième statue, un treizième dieu; c'est Philippe.

Qu'ils sont dignes d'étude, les rapports intimes et puissants qui lient aux destinées des religions les destinées politiques des peuples! Cette grande loi de l'histoire, admi-


i ablement appliquée par M. E. Quinet aux destinées de l'Italie dans le iIloyen-âge et jusqu'à nos jours, trouve pour les peuples de l'antiquité sa confirmation dans une analogie qui saule aux yeux et que fournit l'histoire romaine : le dictateur Jules César a mis sous ses pieds ou du moins à ses genoux les maîtres de la terre ; l'adulation, pour ineltre le comble aux hommages qu'elle lui prodigue, appelle comme pour Philippe la religion à son secours, et la religion s'y prèle parce que dès longtemps, dans le cœur des fils de Quirinus. elle a perdu le sens qu'elle avait pour leurs ancêtres. Je laisse parler Suétone : (l Non-seulement César accepta des honneurs excessifs, tels que le eonsulal perpétuel, la dictature à vie, la surintendance des mœurs, le prénom d'Empereur, le surnom de Père de la patrie, une statue au milieu dos rois, un péwillon Ü part dans l'orchestre ; il permit encore qu'on lui rendit des hommages qui n'appartiennent qu'à icI divinité, un siège d'or dans la curie et au tribunal, un char de triomphe (Úmsa) et un brancard (fercidum) dans les pompes ou processsions du cirque,des temples, des aulels, ses images a coté de celles des dieux, le lit sacré, un Flamme, des Luperques et son nom donné à l'un des mois de l'année. »

Dans cette introduction de i anthropolàtrie en Grèce et à Home l'analogie est frappante. En étudiant son développement ultérieur chez les deux peuples, on voit percer quelques différences qu'il vaut la peine de relever. Le génie oriental lui semble plus favorable que celui de l'Occident. Elle enivre la grande àme d'Alexandre qui se donne pour fils de Jupiter, et elle se produit sans pudeur sous les dynasties formées du démembrement de son empire. A Athènes même, lorsque Démétrius de Phalère, qui commandait la garnison macédonienne, est expulsé par cet autie Démétrius, le fils d'Antigone, qui proclame le rétablissement d'une liberté éphémère, cette démocratie dégénérée, non contente de saluer rois le père et le fils, les place tous deux au nombre des dieux sauveurs et leur consacre un prêtre (Plut. Démetr. 10, sqq). On se réjouit pourtant de voir le génie d'Athènes protester sur la scène contre tant de bassesses: c'était le démagogue Stratoclès qui avait porté le décret adulatoire à l'agora ; le poète Philippide l'accuse tout haut dans une comédie de prostituer à de simples mortels les honneurs qui n'appartiennent qu'aux dieux \ry.ç TMV RFIIIV ri.u.y.ç -,TOIOVVT :Z-/lp,.:r¡.,..)';). Avec de pareils précédents faul-il s'étonner de voir les Séleucides en Syrie et les Ptolémées en Egypte se faire diviniser de leur vivant, comme l'attestent les monuments et les médailles? On s'étonne moins encore de voir plus tard dans les contrées d'Orient conquises par les Romains


l'encens fumer sur l'autel de la déesse Rome et du sénat, et des honneurs extraordinaires et presque divins enivrer l'orgueil des proconsuls et préparer ainsi de loin l'institution des néocories impériales. En Occident, à Rome surtout, l'anthropolâtrie s'introduisit moins aisément et se contint dans de plus justes bornes. L'horreur que ces innovations dans le culte de l'État inspiraient au vieil esprit républicain ne contribua pas peu à grossir le nombre des ennemis de César et la religion non moins que la politique eut sa part dans la réaction qui causa sa mort. Aussi Auguste et Tibère se refusèrentils à recevoir de leur vivant à Rome et en Italie, des honneurs divins, et, dans les usages du gouvernement impérial, l'apothéose n'appartenait qu'aux morts et non aux vivants. Rien ne relève autant la dignité du sénat sous l'empire que la règle qu'il établit à ce sujet, et dont on ne peut pas l'accuser d'avoir fait une lettre morte. En usant du droit qu'il s'attribua de juger le règne du prince décédé, il ne déféra le plus souvent l'apothéose qu'à des empereurs qui avaient exercé avec fermeté et modération leur immense pouvoir et qui léguaient à leurs successeurs de salutaires exemples. Jamais cette assemblée ne se rapprocha davantage des jours de son ancienne grandeur qu'en se servant de ce privilége pour flétrir de sa sentence la mémoire d'un Caligula, d'un Néron et d'autres méchants princes.

Pour apprécier avec une équité philosophique ces institutions de l'apothéose et des néocories, si bizarres à notre sens, il convient de réfléchir qu'il était dans l'esprit et la destinée de la religion grecque et romaine d'arriver à une phase de divinisation de l'homme. L'antropomorphisme, qui avait commencé son oeuvre en personnifiant les forces de la nature, devait aboutir, dans son développement progressif, à l'apothéose du génie et de la grandeur humaine. La part de condamnation faite aux abus et aux vices de la société sous J'empire, il faut reconnaître qu'elle forma de sublimes caractères, et que le culte enthousiaste qu'elle rendit aux vertus d'un Titus et d'un Marc Aurèle, J'apothéose qui n'en était que la plus haute expression ne furent point de vaines démonstrations dépourvues de toute sincérité. Ces usages singuliers deviennent moins difficiles à comprendre lorsqu'on se place au point de vue religieux de cet âge où s'opéra une dernière et définitive évolution dans la métaphysique et l'esprit du polythéisme; mais aussi, plus que toute autre chose, ce nouveau culte et l'abus qu'en fit l'adulation, excitèrent, contre la religion de l'État, la révolte des consciences et les résistances généreuses qui profitèrent aux rapides progrès du christianisme. L'Église, de son


cotéj en établissant et consacrant le dogme de l'incarnation, le culte de l'homme Dieu, obéit à cette croyance instinctive des derniers siècles de l'antiquité. Mais l'idéal unique et incomparable d'une vie sainte et du plus pur dévouement ne pouvait accepter d'associé. Aussi, chose bien remarquable, les premières et les plus illustres Églises chrétiennes se sont-elles formées au milieu des populations les plus zélées à multiplier les temples et les cérémonies en l'honneur des empereurs, ces dieux de la terre. Les sept Églises d'Asie nommées dans l'Apocalyse, Ephèse, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadel-

phie, Laodicée et Smyrne, qui y reçoit un si D»au-témo-ignage, étaient autant de villes

néocores.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

ERRATUM.

Page 8, dernière ligne, et page 9. première ligne> au lieu de et originaire sur ment, lisez: originairement.