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Titre : Théâtre complet. Ruy Blas / de Victor Hugo...

Auteur : Hugo, Victor (1802-1885). Auteur du texte

Éditeur : l'éditeur du "Répertoire dramatique" (Paris)

Éditeur : Tresse (Paris)

Date d'édition : 1846

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30625611b

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 8 parties en 1 vol. ; gr. in-8

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k61229170

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 4-YF-19

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 23/08/2010

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RUY BLAS,

■'/>0A$lJ$\. DRAME EN CINQ ACTES,

fi%T#|^VPAR M' VICT0R HUG 0'

I W^^^felpremière fois à Paris, le 8 novembre 1838, pour l'ouverture V^ \ ^^ /&?/ du théâtre de la Renaissance.

PJEItSOJl'lVAieiJES.

RUY BLAS.

DON SALLUSTE DE BAZAN.

DON CÉSAR DE BAZAN.

DON GDRITAN.

LE COMTE DE CAMPOP.EAL.

LE MARQUIS DE SANTA-CIÎUZ.

LE MARQD1S DEL BASTO.

LE COMTE. D'ALBE.

LE MARQTJIS DE PRIEGO.

DON MANUEL ARIAS.

MONTAZGO.

DON ANTONIO UB1LLA.

COVADENGA.

GUDIEL.

UN LAQUAIS.

UN ALCADE. i

UN HUISSIER.

UN ALGUAZIL. f ■ ' "

DONA MARIA DE NEUBOURG ; REINE D'ESPAGNE. . LA DUCHESSE D'ALBUQUERQUE.

CASILDA. .

UNE DUÈGNE. ~

UN PAGE. ■ -

DAMES, SEIGNEURS, CONSEILLERS PRIVÉS, PAGES, DUÈGKES. ALGUAZ1LS , GARDES, HUISSIERS DE CHAMBRE ET DE COUR,

Madrid.— 169... V

ACTE PREMIER.

Le salon de Danaë dans le palais du roi, à Madrid. Ameublement magnifique dans le 'goût demi-flamand du temps de Philippe ÏV". A gauche, une grande fenêtre à châssis dorés et à petits carreaux. Des deux côtés, sur un pan coupé, une porte basse donnant dans quelque appartement intérieur. Au fond, une grande cloison Titrée à châssis dorés s'ouvrant par une large porte également vitrée sur une longue.galerie. Cette galerie, qui traverse tout le théâtre, est masquée par d'immenses rideaux qui tombent du haut en bas de la cloison vitrée. Une table, un fauteuil, et ce qu'il faut pour écrire.

Don Sallusle entre par la petite porte de gauche, suivi de Ruy Blas et de Gudiel, qui porte une cassette et divers paquets qu'on dirait disposés pour un voyage.! Don Salluste est vêtu de veloursnoir, costume de cour du temps de Charles II. La Toison d'or au cou. Par-dessus l'habillement noir, un riche manteau de velours vert-clair, brodé d'or et doublé de satin noir. Épée à grande coquille. Chapeau à plumes blanches. Gudiel esl en noir, épée au côté. Ruy Blas est en livrée. Haut:de-chausses et justaucorps bruns. Surtout galonné, rouge et or. Tête nue. Sans épée. - ' , *

SCENE I.

DON SALLUSTE DE BAZAN, GUDIEL, par instants RUY BLAS.

DON SALLUSTE.

Ruy Blas, fermez la porte, -=- ouvrez cette fenêtre., Ruy Blas obéit, puis, sur un signe de.don Sallusle, il sort par la porte du foDd. Don Salluste va à la fenêtre. Ils dorment encor tous ici, — le jour va naître.

31 se tourne brusquement vers Gudiel. Ah ! c'est un coup de foudre !... — oui, mon règne est Gudiel! — renvoyé, disgracié, cliassé! — [passé, . Ali ! tout perdre en un jour!—L'aventure est secrète Encor, n'en parle pas. — Oui, pour une amourette, — Chose, à mou tige, sotte et folle, j'en convien !— Avec une suivante, une fille de rien ! Séduite, beau malheur! parce que la donzelle Est à"la reine, et vient de Neubourg avec elle,

Que cette créature a pleuré contre moi, Et traîné son enfant dans les chambres du roi ; Ordre de l'épouser. Je refuse. On m'exile ! -. . On m'exile! Et vingt ans d'un labeur difficile, Vingt ans d'ambition, de travaux nuit et jour; Le président haï des alcades de.cour, Dont nul ne prononçait le nom sans épouvante ; Le chef de la maison de Bazan, qui s'en vante ; Mon crédit, mon pouvoir, tout ce que je rêvais, Tout ce que je faisais et tout ce que j'avais, Charge,emplois,honneurs,louten uninstants'écroule Au milieu des éclats de rire de la foule!

GUDIEL.

Nul né le sait encor, monseigneur.

DON SALLUSTE.

Mais demain ! Demain, on le saura! — Nous serons en chemin! Je ne veux pas tomber, .non, je veux disparaître!

H


RUY BLAS.

11 déboutonne violemment son pourpoint. -^Tu m'agrafes toujours comme, on agrafe un prêtre, Tu serres mon pourpoint, et j'étouffe, mon cher! —

Il s'assied. Oh! mais je vais construire, et sans en avoir l'air, Une sape profonde, obscure et souterraine !

— Chassé ! —

Il se lève.

GUDIEL.

D'où vient le coup, monseigneur?

DON SALLUSTE.

De la reine. Oh! je me vengerai, Gudiel! tu m'entends. Toi dont je suis l'élève, et qui depuis vingt ans M'as aidé, m'as servi dans les choses passées, Tu sais bien jusqu'où vont dans l'ombre mes pensées, Comme un bon architecte au coup d'oeil exercé Connaît la profondeur du puits qu'il a creusé. Je pars. Je vais aller à Finlas, en Castille, Dans mes états, — et là, songer ! — Pour une fille!

— Toi, règle le départ, car nous sommes pressés. Moi, je vais dire un mot au drôle que tu sais.

A tout hasard. Peut-il me servir? Je l'ignore. Ici jusqu'à ce soir je suis le maître encore. Je me vengerai, va! Comment? je ne sais pas ; Mais je veux que ce soit effrayant ! — De ce pas, Va faire nos apprêts, et hâte-toi. — Silence ! Tu pars avec moi. Va.

. Gudiel salue et sort. DON SALLDSTE, appelant. — Ruy Blas ! MJÏ BLAS, se présentant à la porte du fond.

Votre excellence?

DON SALLUSTE.

Comme je ne dois plus coucher dans le palais, Il faut laisser les clefs et clore les volets.

HDÏ ELAS , s'inclinant. Monseigneur, il suffit.

DON SALLDSTE.

Écoutez, je vous prie. La reine va passer, là, dans la galerie, En allant de la messe à sa chambre d'honneur, Dans deux heures. Ruy Blas, soyez là.

EDÏ DLAS.

Monseigneur, J'y serai.

DON SALLUSTE , à la fenêtre. Voyez-vous cet homme dans la place Qui montre aux gens de garde un papier, et qui passe ? Faites-lui, sans parler, signe qu'il peut monter. Par l'escalier étroit.

Ruy Blas obéit. Don Salluste continue en lui, montrant •la petite porte à droite.

— Avant de nous quitter, Dans cette chambre où sont les hommes de police, Voyez donc si les trois alguazils de service Sont éveillés.

ROY BLAS. Il va à la porte, l'entr'ouvre et revient. Seigneur, ils dorment. DON SALLUSTE.

Parlez bas. J'aurai besoin de vous, ne vous éloignez pas. Faites le guet afin que les fâcheux nous laissent.

Entre don César de Bazan. Chapeau défonce. Grande cape déguenillée qui ne laisse voir de sa toilette que des bas mal tirés et des souliers crevés. Épée de spadassin.

Au moment où il entre, lui et Ruy Blas se regardent et font en même temps, chacun de leur côté, un geste de surprise.

DON SALLUSTE, les observant, à part.

Ils se sont regardés! Est-ge qu'ils se connaissent? Ruy Illas son.

SCÈNE IL DON SALLUSTE, DON CÉSAR.

DON SALLDSTE.

Ab! vous voilà, bandit!

DON CÉSAE.

Oui, cousin, me voilà.

DON SALLUSTE.

C'est grand plaisir de voir un gueux comme cela !

DON CÉSAR, saluant. Je suis charmé...

DON SALLUSTE. Monsieur, on sait de vos histoires. DON CÉSAR , gracieusement. Qui sont de votre goût?

DON SALLUSTE.

Oui, des plus méritoires. Don Charles de Mira l'autre nuit fut volé. On lui prit son épée à fourreau ciselé Et son buffle. C'était la surveille de Pâques. Seulement, comme il est chevalier de Saint-Jacques, La bande lui laissa son manteau.

DON CÉSAR.

Doux Jésus ! Pourquoi?

DON SALLUSTE.

Parce que l'ordre était brodé dessus. Eh bien! que dites-vous de l'algarade?

DON CÉSAR.

Ah! diable! Je dis que nous vivons dans un siècle effroyable ! Qn'allons-nous devenir, bon Dieu! si les voleurs Vont courtiser saint Jacque et le mettre des leurs?

DON SALLUSTE.

Vous en étiez!

DON CÉSAR.

Hé bien — oui ! s'il faut que je parle, J'étais là. Je n'ai pas touché votre don Charle. J'ai donné seulement des conseils.

DON SALLUSTE.

Mieux encor. La lune étant couchée, hier, Plaza-Mayor, Toutes sortes de gens, sans coiffe et sans semelle, Qui hors d'un bouge affreux se ruaient pêle-mêle, Ont attaqué le guet. — Vous en étiez !

DON CÉSAR.

Cousin, J'ai toujours dédaigné de battre un argousin. J'étais là. Rien de plus. Pendant les estocades, Je marchais en faisant des vers sous les arcades. On s'est fort assommé.

DON SALLUSTE.

Ce n'est pas tout.

DON CÉSAR.

Voyons.

DON SALLUSTE.

En France, on vous accuse, entr'autres actions, Avec vos compagnons à toute loi rebelles, D'avoir ouvert sans clef la caisse des gabelles.

DON CÉSAR.

Je ne dis pas. — La France est pays ennemi.

DON SALLUSTE.

En Flandre, rencontrant don Paul Barthélémy, Lequel portait à Mons le produit d'un vignoble Qu'il venait de toucher pour le chapitre noble, Vous avez mis la main sur l'argent du clergé.

DON CÉSAR.

En Flandre?—il se peut bien. J'ai beaucoup voyagé. — Est-ce tout?

DON SALLUSTE.

Don César, la sueur de la honte, Lorsque je pense à vous, à la face me monte.


RUY BLAS.

DON CESAR.

Bon. Laissez-la monter.

DON SALLUSTE.

Notre famille...

DON CÉSAR.

Non. Car vous seul à Madrid connaissez mon vrai nom. Ainsi ne parlons pas famille!

DON SALLUSTE.

Une marquise Me disait l'autre jour en sortant de l'église : —Quel est donc cébrigand, qui, là-bas, nez ou vent, Se carre, l'oeil ou guet et la hanche en avant, Plus délabré que Job et plus fier que Bragance, ' Drapant sa gueuserie avec son arrogance, Et qui, froissant du poing sous sa manche en haillons, L'épée à lourd pommeau qui lui bat les talons , Promène, d'une mine altière et magistrale, Sa cape en dents de scie et ses bas eu spirale? DON CÉSAR, jetant un coup-d'oeil sur sa toilette. . Yous avez répondu : C'est ce cher Zafaiï !

DON SALLUSTE.

Non ; j'ai rougi, monsieur !

DON CÉSAR.

Eh bien! la dame a ri. Voilà. J'aime beaucoup faire rire les femmes.

DON SALLUSTE.

Vous n'allez fréquentant que spadassins infâmes !

DON CÉSAR.

Des clercs ! des écoliers doux comme des moutons !

DON SALLUSTE.

Partout on vous rencontre avec des Jeannetons!

DON CÉSAR.

0 Lucindes d'amour! ô douces Isabelles ! Hé bien ! sur votre compte on en entend de belles? Quoi! l'on vous traite ainsi, beautés à l'oeil mutin, A qui je dis le soir mes sonnets du matin I

DON SALLUSTE.

Enfin, Malalohos, ce voleur de Galice Qui désole Madrid malgré notre police, 11 est de vos amis !

DON CÉSAR.

' Raisonnons, s'il vous plaît. Sans lui j'irais tout nu, ce qui serait fort laid. Me voyant sans habit, dans la rue, en décembre, La chose le toucha. — Ce fat parfumé d'ambre, Le comte d'Albe, à qui l'autre mois fut volé Son beau pourpoint de soie'...

BON SALLUSTE.

Eh bien?

DON CÉSAR.

C'est moi qui l'ai. Malalohos me l'a donné.

DON SALLUSTE.

L'habit du comte ! Vous n'êtes pas honteux?...

DON CÉSAR.

Je n'aurai jamais honte De mettre un bon pourpoint, brodé, passementé, Qui me fient chaud l'hiver et me fait beau l'été. — Voyez, il est tout neuf. —

11 entrouvre son inanleau qui laisse voir un superbe pourpoint de satin rose'brodé d'or.

Les poches en sont pleines De billets' doux au comte adressés par centaines. Souvent, pauvre, amoureux, n'ayant rien sous la dent, J'avise Une cuisine au soupirail ardent D'où la vapeur des mets aux narines me monte ; Je m'assieds là, j'y lis les billets doux du comte, Et, trompant l'estomac et le coeur tour à tour, J'ai l'odeur du festin et l'ombre de l'amour !

DON SALLUSTE.

Don César

DON CÉSAR.

Mon cousin, tenez, trêve aux reproches. Je suis un grand seigneur, c'est vrai, l'un de vos Je m'appelle César, comte de Garofa ; [proches; Mais le sort de folie en naissant me coiffa. J'étais riche, j'avais des palais, des domaines, Je pouvais largement renter les Célimènes, Bah ! mes vingt ans n'étaient pas encor révolus Que j'avais mangé tout! il ne me restait plus De mes prospérités, on réelles, ou fausses, Qu'un tas de créanciers hurlant après mes chausses. Ma foi, j'ai pris la fuite et j'ai changé de nom. A présent, je ne suis qu'un joyeux compagnon, Zafaiï,,que hors vous nul. ne peut reconnaître. Vous no me donnez pas du tout d'argent, mon maîtreJe m'en passe. Le soir, le front sur un pavé, Devant l'ancien palais des comtes de Teve, —C'est là, depuis neuf ans, que la nuit je m'arrête,— Je vais dormir avec le ciel bleu sur ma tête. Je suis heureux ainsi., Pardieu, c'est un beau sort! Tout le monde me croit dans l'Inde, audiable,—mort. La fontaine voisine a de l'eau, j'y vais hoire, Et puis je me promène avec un air de gloire. Mon palais, d'où jadis mon argent s'envola, Appartient à cette heure au nonce Espinola, C'est bien. Quand par hasard jusque-là je m'enfonce, Je donne des avis aux ouvriers du nonce Occupés à sculpter sur la porte un Bacclius. — Maintenant, pouvez-vous me prêter dix écus?

DON SALLUSTE.

Écoutez-moi...

DON CÉSAR, croisant Us bras. Voyons à présent votre style.

DON SALLUSTE.

Je vous ai fait venir, c'est pour vous être utile ; César, sans enfants, riche, et déplus votre aîné, Je vous vois à regret vers l'abîme entraîné, Je veux vous en tirer. Bravache que vous êtes, Vous êtes malheureux. Je veux payer vos dettes, Vous rendre vos palais, vous remettre à la cour, Et refaire de vous un beau seigneur d'amour. Que Zafari s'éteigne et que César renaisse. Je veux qu'à votre gré vous puisiez dans ma caisse, Sans crainte, à pleines mains, sans soin de l'avenir. Quand on a des parents il faut les soutenir, César, et pour les siens se montrer pitoyable... Pendant que don Sallusle parle, le visage de don César prend une expression de plus en plus étonnée , joyeuse et confiante ; enfin il éclate. DON CÉSAR.

Vous avez toujours en de l'esprit comme un diable, Et c'est fort éloquent ce que vous dites là. — Continuez!

DON SALLUSTE.

César, je ne mets à cela Qu'une condition. — Dans l'instant je m'explique. Prenez d'abord ma bourse. DON CÉSAR, empoignant la bourse pleine d'or. Ahçà! c'est magnifique!

DOX SALLUSTE.

Et je vais vous donner cinq cents ducafs... DON CÉSAR, ébloui.

Marquis! BOX SALLUSTE, continuant. Dès aujourd'hui !

DON CÉSAR.

Pardieu, je vous suis tout acquis. Quant aux conditions, ordonnez. Foi de brave ! Mon épée est à vous. Je deviens votre esclave, Et, si cela vous plaît, j'irai croiser le fer Avec don.Spavento, capitan de l'enfer.

DON SALLUSTE. Non, je n'accepte pas, don César, et pour cause, Votre épée.

4.


I RUY BLAS. -

DON CÉSAR.

Alors quoi ? je n'ai guère autre chose. DON SALLUSTE, se rapprochant de lui et baissant

la voix. Vous connaissez,—et c'est en ce cas un bonheur,— Tous les gueux de Madrid ?

DON CÉSAR.

Vous me faites honneur. DON SALLUSTE. Vous en traînez toujours après vous une meute; Vous pourriez, au besoin, soulever une émeute, Je le sais. Tout cela peut-être servira.

DON CÉSAR, éclatant de rire. D'honneur ! vous avez l'air de faire un opéra. Quelle part donnez-vous dans l'oeuvre à mon génie? Sera-ce le poème ou bien la symphonie? Commandez. Je suis fort pour le charivari.

DON SALLUSTE, gravement. Je'parle à don César et non à Zafari. •

Baissant la voix de plus en plus. Écoute. J'ai besoin, pour un résultat sombre, De quelqu'un qui travaille à mon côté dans l'ombre Et qui m'aide à bâtir un grand événement. Je ne suis pas méchant, mais il est tel moment Où le plus délicat, quittant toute vergogne, Doit retrousser sa manche et faire la besogne. Tu seras riche, mais il faut m'aider sans bruit A dresser, comme font les oiseleurs la nuit, Un bon filet caché sous un miroir qui brille, Un piège d'alouette ou bien de jeune fille. Il faut, par quelque plan terrible et merveilleux , —Tu n'espas, que je pense, un homme scrupuleux,— Me venger 1

DON CÉSAR.

Vous venger?

DON SALLUSTE. Oui.

DON CÉSAR.

De qui?

DON SALLUSTE.

D'une femme.

DON CÉSAR. II se redresse et regarde fièrement don Salluste. Ne m'en dites pas plus. Halte-là ! — sur mon âme, Mon cousin, en ceci voilà mon sentiment : Celui qui, bassement et tortueusement, Se venge, ayant le droit de porter une lame, Noble, par une intrigue, homme, sur une femme, Et qui, né gentilhomme, agit en alguazil, Celui-là, — fùt-il grand de Castille , fùt-il Suivi de cent clairons sonnant des tintamarres, Fut-il tout harnaché d'ordres et de chamarres, Et marquis, et vicomte, et fils des anciens preux,— N'est pour moi qu'un maraud sinistre et ténébreux Que je voudrais, pour prix de sa lâcheté vile, Voir pendre à quatre clous au gibet de la ville !

DON SALLUSTE.

César!...

DON CÉSAR.

N'ajoutez pas un mot, c'est outrageant.

11 jette la bourse aux pieds de don Salluste. Gardez votre secret, et gardez votre argent, [pille; Oh ! je comprends qu'on vole, et qu'on tue et qu'on Que par une nuit noire on force une bastille, D'assaut, la hache au point, avec cent flibustiers; Qu'on égorge estafiers, geôliers et guichetiers, Tous, taillant ethurlant, en bandits que nous sommes, OEil pour oeil, dent pour dent, c'est bien! hommes

[contre hommes ! Mais doucement détruire une femme ! et creuser Sous ses pieds une trappe ! et contre elle abuser, Qui sait? de son humeur peut-être hasardeuse! Prendre ce pauvre oiseau dans quelque glu hideuse ' Oh! plutôt qu'arriver jusqu'à ce déshonneur,

Plutôt qu'être, à ce prix, un riche et haut seigneur,

— Et je le dis ici pour Dieu qui voit mon âme, — 'J'aimerais mieux, plutôt qu'être à ce point infâme,

Vil, odieux, pervers, misérable et flétri.

Qu'un chien rongeât mon crâne au pied du pilori !

DON SALLUSTE.

Cousin!...

DON CÉSAR.

De vos bienfaits je n'aurai nulle envie, Tant que je trouverai, vivant ma libre vie, Aux fontaines de l'eau, dans les champs le grand air, A la ville un voleur qui m'habille l'hiver, Dans mon âme l'oubli des prospérités mortes, Et devant vos palais, monsieur, de larges portes Où je puis, à midi, sans souci du réveil, Dormir, la tête à l'ombre et les pieds au soleil !

— Adieu donc. — De nous deux Dieu sait quel est le

[juste. Avec les gens de cour, vos pareils, don Salluste, Je vous laisse, et je reste avec mes chenapans. Je vis avec les loups, non avec les serpents.

DON SALLUSTE.

Un instant....

DON CÉSAR.

Tenez, maître, abrégeons la visite. - Si c'est pour m'envoyer en prison, faites vite.

DON SALLUSTE

Allons, je vous croyais, César, plus endurci.

L'épreuve vous est bonne et vous a réussi;

Je suis content de vous. Votre main, je vous prie.

DON CÉSAR.

Comment!

DON SALLUSTE.

Je n'ai parlé que par plaisanterie. Tout ce que j'ai dit là, c'est pour vous éprouver. Rien de plus.

DON CÉSAR.

Gà, debout vous me faites rêver. La femme, le complot, cette vengeance...

DON SALLUSTE.

Leurre ! Imagination ! chimère !

DON CÉSAR.

A la bonne heure. Et l'offre de payer mes dettes! vision? Et les cinq cents ducats ! imagination ?

DON SALLUSTE.

Je vais vous les chercher.

II se dirige vers la porte du fond, et fait signe à Rny Blas de rentrer,

DON CÉSAR, à part sur le devant du théâtre et regardant don Salluste de travers.

Hum ! visage de traître! Quand la bouche dit oui, le regard dit peut-être.

DON SALLUSTE, à Ruy Blas. Ruy Blas, restez ici.

A don César. Je reviens. 11 sort par la petite porte de gauche. Sitôt qu'il est soni, don César et Ruy Blas vont vivement l'un à l'autre.

SCÈNE III. DON CÉSAR, RUY BLAS.

DON CÉSAR.

Sur ma foi, Je ne me trompais pas. C'est toi, Ruy Blas !

RUY BLAS.

C'est toi, Zafari ! que fais-tu dans ce palais?

DON CÉSAR.

J'y passe.


g.UY BLAS.

Mais je m'en vais. Je suis oiseau, j'aime l'espace. Mais toi! cette livrée? est-ce un déguisement?

RUY ELAS, avec amertume. Non, je suis déguisé quand je suis autrement.

DON CÉSAR.

Que dis-tu?

RUY BLAS.

Donne-moi ta main que je la serre, Comme en cet heureux temps de joie et de misère Où je vivais sans gîte, où le jour j'avais faim, Où j'avais froid la nuit, où j'étais libre enfin ! — Quand tu me connaissais, j'étais un homme encore. Tousdeuxnésdanslepénple, — hélas! c'était l'aurore! Nous nous ressemblions au point qu'on nous prenait Pour frères; nous chantions dès l'heure où l'aube naît, Et le soir, devant Dieu, notre.père et notre hôte, Sous le ciel étoile nous dormions côte à côte ! Oui, nous partagions, tout. Puis enfin arriva L'heure triste où chacun de son côté s'en va. Je te retrouve, après quatre ans, toujours le même, Joyeux comme un enfant, libre comme un bohème, Toujours ce Zafari, riche en sa pauvreté, Qui n'a rien eu jamais et n'a rien souhaité ! Mais moi, quel changement! Frère, que te dirai-je? Orphelin, par pitié nourri dans un collège '

De science et d'orgueil, de moi, triste faveur! Au lieu d'un ouvrier on a fait un rêveur. Tu sais, tu m'as connu. Je jetais mes pensées Et mes voeux vers le ciel en strophes insensées. J'opposais cent raisons à ton rire moqueur. J'avais je ne sais quelle ambition au coeur. A quoi bon travailler? Vers un but invisible Je marchais, je croyais tout réel, tout possible, J'espérais tout du sort! —Et puis je suis de ceux Qui passent tout un jour, pensifs et paresseux, Devant quelque palais regorgeant dé richesses, A regarder entrer et sortir des duchesses. — Si bien qu'un jour, mourant de faim sur le pavé, J'ai ramassé du pain, frère, où j'en ai trouvé : Dans la fainéantise et dans l'ignominie. Oh! quand j'avais vingt ans, crédule à mon génie, Je me perdais, marchant pieds nus dans les chemins, En méditations sur le sort des humains ; J'avais bâti des plans sur tout, — une montagne De projets; — je plaignais le malheur de l'Espagne; Je croyais, pauvre esprit, qu'au mondejemanquais..— Ami, le résultat, tu le vois : — un laquais!

DON CÉSAR.

Oui, je le sais, la faim est une porte basse : Et par nécessité, lorsqu'il faut qu'il y passe, Le plus grand est celui qui se courbe le plus. Mais le sort a toujours son flUs. et son reflux. Espère. ' - -

RUY BLAS, secouant la tête. Le marquis de Finlas est mon maître.

DON CÉSAR.

Je le connais. — TU vis dans ce palais, peut-être?

RUY ELAS.

Non,,avant ce matin et jusqu'à ce moment Je n'en avais jamais passé le seuil.

DON. CÉSAR.

Vraiment? Ton maître cependant pour sa charge y demeure?

RUY BLAS. , .

Oui, car la cour le fait demander à toute heure. Mais il a quelque part un logis inconnu, Où jamais en plein jour peut-être il n'est venu. A cent pas du palais. Une maison discrète. Frère, j'habite là. Par la porte secrète Dont il a seul la clef, quelquefois, à la nuit, Le marquis vient, suivi d'hommes qu'il introduit. Ces hommes sont masqués et parlent à voix basse. Us s'enferment, et nul ne'sait ce qui se passe. Là, de deux noirs muets je suis le compagnon.

Je suis pour eux le maître. Ils ignorent mon nom.

DON CÉSAR.

Oui, c'est là qu'il reçoit, comme chef des alcades, Ses espions; c'est là qu'il tend ses embuscades. C'est un homme profond qui tient tout dans sa main.

RUY BLAS, . Hier, il m'a dit -. — Il faut être au palais demain, Avant l'aurore. Entrez par la grille dorée. — En arrivant il m'a fait mettre la livrée, Car l'habit odieux sous lequel tu me. vois, Je le porte aujourd'hui pour la première fois.

• DON CÉSAR, lui serrant la main. Espère !

RUÏ BLAS.

Espérer! mais tu ne sais rien encore. Vivre sous Cet habit qui souille etdéshonore, Avoir perdu la joie et l'orgueil, ce n'est rien. Être esclave, être vil; qu'importe? — Écoute bien : Frère ! je ne sens pas cette livrée infâme, Car j'ai dans ma poitrine une hydre aux dents de flamQui me serre le coeur dans ses replis ardents. [me, Le dehors te fait peur? si tu voyais dedans!

DON CÉSAR.

Que venx-tu dire ?

RUY BLAS.

Invente, imagine, suppose. Fouille dans ton esprit. Cherches-y quelque chose D'étrange, d'insensé, d'horrible et d'inouï. Une fatalité dont on soit ébloui? Oui, compose un poison affreux, creuse un abîme Plus sourd que la folie et plus-noir que le crime, Tu n'approcheras pas encor de mon secret.

— Tu ne devines pas? — Hé! qui devinerait? — Zafari ! dans le ,gouffre où mon destin m'entraîne, Plonge les yeux ! — Je" suis amoureux de la reine !

DON CÉSAR.

Ciel !

RUY BLAS. , '

Sous un dais orné du globe impérial, Il est, dans Aranjuez ou dans l'Escurial, —Dans ce palais, parfois,—mon frère, il estun homme Qu'à peine on voit d'en bas, qu'avec terreur on nomme; Pour qui, commepour Dieu, noussommes égaux tous; Qu'on regarde eu tremblant et qu'on sert à genoux ; Devant qui se couvrir est un honneur insigne ; Qui peut faire tomber nos deux têtes d'un signe; Dont chaque fantaisie est un événement ; Qui vit, seul et superbe, enfermé gravement Dans une majesté redoutable et profonde; Et dont on sent le poids dans la moitié du monde. Eh bien! — moi, le laquais,—tu m'entends,— eh bien! Cet homme-là ! le roi! je suis jaloux de lui! [oui,

DON CÉSAR.

Jaloux du roi !

RUY BLAS.

Hé oui ! jaloux du roi! sans doute, Puisque j'aime sa femme!

DON CÉSAR.

Oh! malheureux!

RUY ELAS. -

Écoute. Je l'attends tous les jours au passage. Je suis Comme un fou. Ho! sa vie est un tissu d'ennuis, A cettepauvre femme!—Oui, chaque nuit j'y songe! — Vivre dans Cette cour de haine et de mensonge, Mariée à ce roi qui passe tout son temps A chasser ! Imbécile ! — un sot ! vieux à trente ans ! Moins qu'un homme! à régner comme à vivreinhabile.

— Famille qui s'en Va! — Le père était débile Au point qu'il ne pouvait tenir un parchemin.

— Oh ! si belle et si jeune, avoir douné sa main A ce roi Charles deux! Elle! Quelle misère!

— Elle va tous les soirs chez les soeurs du RosaireTu sais ! en remontant la rue Ortaleza.


6 RUY BLAS, .

Comment cette démence en mon coeur s'amassa, Je l'ignore. Mais juge! elle aime une fleur bleue

— D'Allemagne... —Je fais chaque jour une lieue, Jusqu'à Caramanchel, pour avoir de ces fleurs. J'en ai cherché partout sans en trouver ailleurs. J'en compose un bouquet; je prends les plus jolies...

— Oh! mais je te'dis là des choses, des folies! — Puis à minuit, au parc royal, comme unvoleur, Je me glisse et je vais déposer cette fleur

Sur son banc favori. Blême, hier, j'osai mettre Dans lebonquet,—vraiment,plains-moi, frère! — une La nuit, pour parvenir jusqu'à ce banc,ilfaut [lettre! Franchir les ninrs du parc, et je rencontre en haut Ces broussailles de fer qu'on met sur les murailles. Un jour j'y laisserai ma chair et mes entrailles. Trouvè-t-elle mes fleurs, ma lettre? je ne sai. Frère,iu le vois bien, je suis un insensé.

DON CÉSAR.

Diable ! ton algarade a son danger. Prends garde. Le comte d'Oiîate, qui l'aime aussi, la garde Et comme un majordome et comme un amoureux. Quelque reître, une nuit, gardien peu langoureux, Pourrait bien, frère, avant que ton bouquet se fane, Te le clouer an coeur d'un coup de perluisane. — Mais quelle idée! aimer la reine! ah çà, pourquoi? Comment diable as-tu fait?

RUY BLAS, avec emportement.

Est-ce que je sais, moi!

— Oh! mon âme au démon! je la vendrais pour être Un des jeunes seigneurs que, de cette fenêtre,

Je voi6 en ce moment, comme un vivant affront, Entrer, la plumé au feutre et l'orgueil sur le front! Oui, je me damnerais pour dépouiller ma chaîne, Et pour pouvoir comme eux m'approcher de la reine Avec un vêtement qui ne soit pas honteux! Mais, ô rage! être ainsi, près d'elle! devant eux! En livrée! un laquais! être un laquais pour elle! Ayez pitié de moi, mon Dieu !

Se rapprochant de don César.

Je me rappelle. Ne demandais-tu pas pourquoi je l'aime ainsi, Etdepuisquand?..—Un jour...—Maisàquoihon ceci? C'est vrai, je t'ai toujours connu celte manie! Par mille questions vous mettre à l'agonie ! Demanderoù?comment?quand?pourquoi?Mon sang Je l'aime follement! Je l'aime, voilà tout! [bout!

DON, CÉSAR.

Là; ne te fâche pas.

RUY BLAS, tombant épuisé et pâle sur le fauteuil. Non. Je souffre. — Pardonne. Ou plutôt, va, fuis-moi. Va-t'en, frère. Abandonne Ce misérable fou qui.porte avec effroi Sous l'habit d'un valet les passions d'un roi ! '

DON CÉSAR, lui posant la main sur l'épaule.

Te fuir !—moi qui n'ai pas souffert, n'aimant personne, Moi, pauvre grelot vide où manque ce qui sonne, Gueux, qui vais mendiant l'amour je ne sais où, A qui de temps en temps le destin jette un sou, Moi, coeur éteint dont l'âme, hélas! s'est retirée, Du spectacle d'hier affiche déchirée, Vois-tu, pour cet amour dont tes regards sont pleins, Mon frère, je t'envie autant que je te plains !

— Ruy Blas! —

Moment de silence. Us se tiennent les mains serrées en se regardant tous les deux avec une expression de tristesse et d'amitié confiante.

Entre don Sallusle. Il s'avance à pas lents, fixant un regard d'attention profonde sur don César et Ruy Blas, qui ne le voient pas. 11 tient d'une main un chapeau et une épée qu'il dépose en entrant sur un fauteuil, et de l'autre une bourse qu'il apporte sutla table. . lr

■ DON SALLUSTE,:a don wsar. Voici l'argent. A la voix de don Salluste, Ruy Blas se levé comme reveillé en sursaut, et se tient déboutées yeux baisses, dans l'attitude du respect.

. DON CÉSAR, à part, regardant don Sallusle de travers. Hum ! le diable m'emporte! Cette sombre figure écoutait à la porte. Bah ! qu'importe, après tout !

Haut à don Sallusle. Don Salluste, merci. Il ouvre la bourse, la répand sur In table, et remue avec joie les ducais qu'il range en piles sur le lapis de velours. PendaDl qu'il les compte, don Sallusle va au fond du théâtre, en regardant derrière lui s'il n'éveillle pas l'attention de don César. Il ouvre la petite porte de droite. A un signe qu'il fait, trois alguazils armes d'epées et vêtus de noir en sorlcm. Don Sallusle leur montre mystérieusement don César. Ruy Blas se tient immobile et debout près de la table comme une statue, sans rien voir ni rien entendre. ,

DON SALLUSTE, bas aux alguazils. Vous allez suivre, alors qu'il sortira d'ici, L'homme qui compte là de l'argent. — En silence, Vous vous emparerez de lui. — Sans violence. — Vous Tirez embarquer, par le plus court chemin, A Dénia. —

Il leur remet un parchemin scellé.

Voici l'ordre écrit de ma main. — Enfin, sans écouter sa plainte chimérique, Vous le vendrez en mer aux corsaires d'Afrique. Mille piastres pour vous. Faites vite à présent. Les trois alguazils s'inclinent et sortent.

DON CÉSAR, achevant de ranger ses ducats. Rien n'est plus gracieux et plus divertissant Que des écus à soi qu'on met en équilibre.

11 fait deux paris égales et se tourne vers Ruy Blas. Frère, voici ta part.

EUY BLAS.

Comment ! DON CÉSAR, lui montrant «ne des deux piles d'or. Prends! viens! sois libre! DON SALLUSTE , qui les observe au fond du théâtre,

à part. Diable !

RUY BLAS, secouant la tête en signe de refus. Non. C'est le coeur qu'il faudrait délivrer. Non. Mon sort est ici. Je dois y demeurer.

DON CÉSAR.

Bien. Suis fa fantaisie. Es-tu fou? suis-je sage?

Dieu le sait.

Il ramasse l'argent et le jette dans le sac qu'il empoche.

DON SALLUSTE, au fond du théâtre, à part, el les observant toujours. A peu près même air, même visage. DON CÉSAR, à Ruij Blas. Adieu.

RUÏ BLAS.

Ta main ! Ils se serrent la main. Don César sort sans voir dou Salluste, qui se tient à l'écart.

SCÈNE IV. RUY BLAS, DON SALLUSTE.

DON SALLUSTE.

Ruy Blas ? RUY ELAS, se retournant vivement. Monseigneur? DON SALLUSTE.

Ce matin, Quand vous êtes venu, je ne suis pas certain S'il faisait jour déjà?


RUY BLAS.

RUÏ BLAS.

Pas encore, excellence. J'ai remis au portier votre passe eu silence, Et puis, je suis monté.

DON SALLUSTE.

Vous étiez en manteau?

RUY BLAS.

Oui, monseigneur.'

DON SALLUSTE.

Personne en ce cas au château Ne vous a vu porter cette livrée encore ?

RUY BLAS.

Ni personne à Madrid.

DON SALLUSTE, désignant du doigt la porte par où est sorti don César.

C'est fort bien. Allez clore Cette porte. Quittez cet habit. Ruy Blas dépouille son surtout de livrée et le jette sur un fauteuil.

Vous avez Une belle écriture, il me semble. — Écrivez : 11 fait signe à Ruy Blas de s'asseoir à la table où sont les

plumes el les ccriloircs. Ruy Blas obéit. Vous m'allez aujourd'hui servir de secrétaire. D'abord, un billet doux, — je ne veux rien vous Pourmareine d'amour,pour donaPraxedis, [taire, — Ce démon que je crois venu du paradis.

— Là, jedicte. « Un danger terrible est sur ma tête. « Ma reine seule — peut conjurer la tempête,

» En venant me trouver ce soir dans ma maison.

» Sinon, je suis perdu. Ma vie et ma raison

» Et mon coeur, je mets tout à ses pieds que je baise. »

I! rit et s'interrompt. Un dangerl la tournure, au fait, n'est pas mauvaise Pour l'attirer chez moi. C'est que j'y suis expert. Les femmes aiment fort à sauver qui les perd.

— Ajoutez : — « Par la porte au bas de l'avenue, » Vous entrerez la nuit sans être reconnue.

» .Quelqu'un de dévoué vous ouvrira.» — D'honneur, C'est parfait. — Ah! signez.

RUY BLAS.

Votre nom, monseigneur?

DON SALLUSTE.

Non pas. Signez CÉSAR. C'est mon nom d'aventure.

RUY BLAS , après avoir obéi. La dame ne pourra connaître l'écriture?

DON SALLUSTE.

Bah! le cachet suffit. J'écris souvent ainsi. Ruy Blas, je pars ce soir, et je vous laisse ici. J'ai sur vous les projets d'un ami très-sincère. Votre état va changer, mais il est nécessaire De m'obéir en tout. Comme en vous j'ai trouvé Un serviteur discret, fidèle et réservé...

RUY BLAS, s'inclinant. Monseigneur !

. DON SALLUSTE, continuant. Je vous veux faire un destin plus large. RUY BLi.s,montrant le billet qu'il vient d'écrire. Où faat-il adresser la lettre?

. DON SALLUSTE.

Je m'en charge. S'approchant de Ruy Blas d'un air significatif. Je veux votre bonheur.

Un silence. 11 fait signe à RuyBlas de se rasseoir à table. Écrivez : — « Moi, Ruy Blas, » Laquais de monseigneur le marquis de Finlas, » En toute occasion, ou secrète ou publique, » M'engage à le servir comme un bon domestique. » Ruy Blas obéit.

— Signez. De votre nom. La date- Bien. Donnez. Il ploie et serre dans son portefeuille la lellreet le

papier que Buy Blas vient d'écrire. On vient de m'apporter une épée. Ah ! tenez, Elle est sur ce fauteuil.

11 désigne le fauteuil sur lequel il a posé l'épric et le chapeau. Il y va cl prend l'épée. L'écharpe est d'une soie Peinte et brodée an goût le plus nouveau qu'on voie.

Il lui fait admirer la souplesse du tissu. Touchez. — Que dites-vous, Ruy Blas, de cette (leur? La poignée est de Gil, le fameux ciseleur, Celui qui le mieux creuse, au gré des belles filles, Dans un pommeau d'épée une boîte à pastilles. 11 passe au cou de Buy Blas l'écharpe à laquelle est attachée l'épée. Mettez-la donc. — .le veux en voir sur vous l'effet.

— Mais vous avez ainsi l'air d'un seigneur parfait !

Écoulant. On vient... oui. C'est bientôt l'heure où la reine

— Le marquis del Basto! — [passe. — La porte du fond sur la galerie s'ouvre. Don Salluste

détache son manleau et le jette vivement sur les épaules de Ruy Blas, au moment où le marquis del Basto parait; puis il va droit au marquis, en entraînant Ruy Blas stupéfait.

SCENE V.

DON SALLUSTE, RUY BLAS, BON PAMFILO D'AVALOS, MARQUIS DEL BASTO. — Puis LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ. — Puis LE COMTE D'ALBE. — Puis toute la cour. DON SALLUSTE, au marquis del Basto. Souffrez qu'à votre grâce Je présente, marquis, mon cousin don César, Comte de Garofa près de Velalcazar.

RUY BLAS, à part. Ciel !

DON SALLUSTE, bas à Ruy Blas. Taisez-vous!

LE MARQUIS DEL BASTO, saluant Ruy Blas.

Monsieur... charmé...

Il lui prend la main, que Buy Blas lui livre avec

embarras.

DON SALLUSTE, bas à Ruy Blas.

Laissez-vous faire. Saluez!

.. Ruy Blas salue le marquis. LE MARQUIS DEL BASTO, à Ruy Blas. J'aimais fort madame votre mère. Bas à don Salluste, eu lui montrant Buy Blas. Bien changé! Je l'aurais à peine reconnu. DON SALLUSTE, bas au marquis. Dix ans d'absence!

LE MARQUIS DEL BASTO, de même.

Au fait! ,

DON SALLUSTE, frappant sur l'épaule de Ruy Blas.

Le voilà revenu ! Vous scuvient-il, marquis? oh ! quel enfant prodigue ! Comme il vous répandait les pistoles sans digue! Tous les soirs danse et fête au vivier d'Apollo, Et cent musiciens faisant rage sur l'eau ! A tous moments, galas, masques, concerts, fredaines, Éblouissant Madrid de visions soudaines !

— En trois ans, ruiné! — c'était un vrai lion.

— Il arrive de l'Inde avec le galion.

RUY BLAS , avec embarras. . Seigneur...

DON SALLUSTE, gaiement. Appelez-moi cousin, car nous le sommes.- LesBazansontJe crois, d'assez fraucsgentilshommes. Nous avons pour ancêtre Iniguez d'Iviza. Son petit-fils, Pedro de Bazan, épousa Marianne de Gor. 11 eut de Marianne Jean, qui fut général de la mer Océane Sous le roi don Philippe, et Jean eut deux garçons Qui sur notre arbre antique ont greffé deux blasons.- Moi, je suis le marquis de Finlas; vous, le comle


8 RUY BLAS.

De Garofa. Tous deux se valent si l'on compte. Par les femmes, César, notre rang est égal. Vous êtes Aragon, moi je suis Portugal. Votre branche n'est pas moins haute que la nôtre : Je suis le fruit de l'une, et vous la fleur de l'autre.

BUY BLAS, à part. Où donc m'entraîne-t-il?

Pendant que don Sallusle a parlé, le marquis de SantaCruz , don Alvar de Bazan y Benavides , vieillard à moustache blanche et à grande perruque, s'est approché d'eux.

LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ, à don Sallusle.

Vous l'expliquez fort bien. S'il est votre cousin, il est aussi le mien.

DOX SALLUSTE.

C'est vrai, car nous avons une même origine, Monsieur de Santa-Cruz.

Il lui présente Ruy B!as. Don César.

LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ.

J'imagine Que ce n'est pas celui qu'on croyait mort.

DON SALLUSTE.

-Si fait.

LE MAEQDIS DE SANTA-CRUZ.

Il est donc revenu? •-

DON SALLUSTE.

Des Indes. ' LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ, examinant Ruy Blas. En effet.

DON SALLUSTE.

Vous le reconnaissez?

LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ.

Pardieu! je l'ai vu naître! DON SALLUSTE, bas à Ruy Blas. Le bon homme est aveugle et se défend de l'être. 11 vous a reconnu pour prouver ses bons yeux. LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ, tendant la main à Ruy Blas. Touchez là, mon cousin.

RUY HLAS, s'inclinant. Seigneur... LE MARQUIS DE SANTA-CRUZ, bas à don Sallusle et lui montrant Ruy Blas.

On n'est pas mieux ! A Ruy Blas. Charmé de vous revoir! DON SALLUSTE, bas aumarquis et le prenant à part.

Je vais payer ses dettes. Vous le pouvez servir dans le poste où vous êtes. Si quelque emploi de cour vaquait eu ce moment, Chez le roi, — chez la reine...—

LE MARQUIS DE SAXTA-CRUZ,bas.

Un jeune homme charmant ! J'y vais songer. — Et puis, il est de la famille.

DON SALLUSTE, bas. A'ous avez tout crédit au conseil de Caslille, Je vous le recommande. II quille le marquis de Santa-Cruz, et va à d'aulres seigneurs

seigneurs il pre'scnlc Ruy Blas. Parmi eux le comte d'Albe, très-superbement paré.

Don Salluste leur présentant Ruy Blas.

Un mien cousin, César, Comte de Garofa près de Velalcazar. Les seigneurs échangent gravement des révérences avec Ruy Blas interdit. Don Sallusle; au comte de Ribagorza. Vous n'étiez pas hier au ballet d'Atalante. Lindamire a dansé d'une façon galante.

11 s'extasie sur le pourpoint du comte d'Albe. C'est très-beau, comte d'Albe!

LE COMTE D'ALBE.

Ah ! j'en avais encor Un plus beau. Satin rose avec des rubans d'or. Matalobos me l'a volé.

UN HUISSIER DE COUR, au fond du théâtre. La reine approche ! Prenez vos rangs, messieurs.

Les grands rideaux de la galerie vitrée s'ouvrent. Les seigneurs s'échelonnent près de la porte, des gardes font la haie. Ruy Blas, haletant,hors de lui, vient sur le devant du théâtre comme pour s'y réfugier. Don Salluste l'y suit.

DON SALLUSTE, bas à Ruy Blas.

Est-ce que, sans reproche, Quand votre sort grandit, votre esprit s'amoindrit? Réveillez-vous, Ruy Blas. Je vais quitter Madrid. Ma petite maison, près du pont, où vous êtes, —Jen'en veux rien garder,hormisles clefs secrètes,— Ruy Blas, je vous la donne, et les muets aussi. Vous recevrez bientôt d'autres ordres. Ainsi Faites ma volonté, je fais votre fortune. Montez, ne craignez rien, car l'heure est opportune. La cour est um pays où l'on va sans voir clair. Marchezles yeux bandés; j'y voispourvous,moncber! De nouveaux gardes paraissent au fond du théâtre.

L'HUISSIER, à haute voix. La reine!

RUY BLAS , à part. La reine ! ah ! La reine, vêtue magnifiquement, paraît, entourée de dames et de pages, sous un dais de velours écarlate porté par quatre gentilshommes de chambre, tête nue. Ruy Blas, effaré, la regarde comme absorbé par cette resplendissante vision. Tous les grands d'Espagne se couvrent, le marquis del Basto, le comte d'Albe, le marquis de Sauta-Cruz, don Salluste. Don Sallusle va rapidement au fauteuil , et y prend le chapeau qu'il apporte à Ruy Blas.

DON SALLUSTE, à Euy Blas en lui mettant le chapeau sur la tête.

Quel vertige vous gagne? Couvrez-vous donc, César,vous êtes grand d'Espagne.

RUY ELAS, éperdu, bas à don Salhtste. Et que m'ordonnez-vous, seigneur, présentement? DON SALLUSTE, lui montrant la reine qui traverse

lentement la galerie. Dé plaire à cette femme et d'être son amant.

; ACTE DEUXIÈME.

Un salon conligu à la chambre à coucher de la reine. A gauche, une petite porte donnant dans celte chambre. A droite, sur un pan coupe, une autre porte donnant dans les appartements extérieurs. Au fond, de grandes ieuetres ouvertes. C'est l'après-midi d'une belle journée d'été. Graude table. Fauteuils. Une figure de sainte, richement enchâssée, est adossée au mur; au bas on lil -.Santa Maria Esclava. Au côlé opposé est une madone devant laquelle brûle une lampe d'or. Près de la madone, un portrait en pied du roi Charles II.

Au lever du rjdcau, la reine doua Maria de Neubourg est dans un coin, assise à côlé d'une de ses femmes, jeune et jolie bile. La reine esi vêtue de blanc, robe de drap d'argent. Elle brode et s'interrompt par moments pour causer. Dans le coin opposé est assise, sur une chaise à dossier, dona Juana de la' Cueva, duchesse d'Albuqueroue,


RUY BLAS. ,9

camcrera mayor, une tapisserie à la main; vieille femme en noir. Près de la duchesse, à une table, plusieurs duègnes, travaillant a des ouvrages de femmes. Au fond, se tient don Guritau, comte d'Onatc, majordome rrand sec, moustaches grises, cinquante-cinq ans environ; mine de vieux militaire, quoique vêtu avec une éléeanee' exagérée et quil ait des rubans jusque sur les souliers.

SCENE I.

LA REINE, LA DUCHESSE D'ALBUQUERQUE, DON GURITAN, CASILDA, DUÈGNES.

LA REINE.

11 est parti pourtant! Je devrais être à l'aise, Eh bien non! ce marquis de Finlas! il me pèse! Cet homme-là me hait.

CASILDA.

Selon votre souhait N'est-il pas exilé?

LA EE1NE.

Cet homme-là me hait.

CASILDA.

Votre majesté...

LA REINE.

Vrai ! Casilda, c'est étrange, Ce marquis est pour moi comme le mauvais ange. L'autre jour, il devait partir le lendemain, Et, comme à l'ordinaire, il vint au baise-main. Tous les grands s'avançaient vers le trône à la file ; Je leur livrais ma main, j'étais triste et tranquille, Regardant vaguement, dans le salon obscur, Une bataille au fond peinte sur un grand mur, Quand tout à coup, mon oeil se baissant vers la table, Je vis venir à moi cet homme redoutable ! Sitôt que je lé vis, je ne vis plus que lui. Il venait à pas lents, jouant avec l'étui D'un poignard dont parfois j'entrevoyais la lame, Grave, et m'ébloUissaut de son regard de flamme. Soudain il se courba, souple et comme rampant... — Je sentis sur ma main sa bouche de serpent !

CASILDA.

Il rendait ses devoirs : — rendons-nous pas les nôtres ?

LA REINE.

Sa lèvre n'était pas comme celle des autres. C'est la dernière fois que je l'ai vu. Depuis, J'y pense très-souvent. J'ai bien d'autres ennuis, C'est égal, je me dis : — L'enfer est dans celte âme. Devant cet homme-là je ne suis qu'une femme. — Dans mes rêves, la nuit, je rencontre en chemin Cet effrayant démon qui me baise la main ; Je vois luire son oeil d'où rayonne la haine; Et, comme un noir poison qui va de veine en veine, Souvent, jusqu'à mon coeur qui semble se glacer, Je sens en longs frissons courir son froid baiser! Que dis-tu de cela ?

CASILDA.

Purs fantômes, madame.

. LA REINE.

. Au fait, j'ai des soucis bien plus réels dans l'âme. A pari. Oh! ce qui me tourmente, il faut le leur cacher!

A Casilda. Dis-moi, ces mendiants qui n'osaient approcher...

CASILDA, allant à la fenêtre. ? Je sais, madame, ils sont encor là, dans la place.

LA REINE.

Tiens! jette-leur ma bourse... Casilda prend la bourse et va la jeter par la fenêtre. r C1SILDA.

Oh ! madame, par grâce, Vous qui faites l'aumône avec tant de bonté, Montrant à la reine don Gurilan, qui, debout, et silencieux au fond de la chambre, rixe sur la reine un oeil plein d'adoration muette. Ne jetterez-vous rien au comte d'Onate? [mure ! Rien qu'un mot!—un vieuxbrave! amoureux sousl arD'autantplustendreaucoeurquel'écorceestplusdure!

LA REINE.

Il est bien ennuyeux!

CASILDA.

J'en conviens. — Parlez-lui! LA REINE, se tournant vers don Gurilan. Bonjour, comte!

Don Gurilan s'approche avec trois révérences , et vient baiser en soupirant la main de la reine, qui le laisse faire d'un air indifférent et distraiL. Puis il retourne à sa place, à côté du siège de la camcrera mayor.

DON GURITAN, en se retirant, bas à Casilda.

La reine est charmante aujourd'hui ! CASILOA, le regardant s'éloigner. Oh ! le pauvre héron ! près de l'eau qui le tente, Il se tient. Il attrape, après un jour d'attente, Un bonjour, un bonsoir, souvent un mot bien sec, Et s'en va tout joyeux, cette pâture au bec.

LA REINE, avec un sourire triste. Tais-toi!

CASILDA.

Pour être heureux, il suffit qu'il vous voie! Voir la reine, pour lui cela veut dire : — joie!

S'exlasiant sur une boite posée sur un guéridon. Oh ! la divine boîte !

LA REINE.

Ah! j'en ai la clef là.

CASILDA.

Ce bois de calambour est exquis !

LA REINE, lui présentant la clef. Ouvre-la. Vois : —je l'ai fait emplir de reliques, ma chère; Puis je vais l'envoyer à Neubourg, à mon,père ; Il sera très-content! —

Elle rêve un instant, puis s'arrache vivement à sa rêverie. A part. Je ne veux pas penser ! Ce que j'ai dans l'esprit, je voudrais le chasser.

A Casilda. Va chercher dansma chambre un livre...—je suisfolle! Pas un livre allemand ! tout en langue espagnole. Le roi chasse. Toujours absent. Ah! quel ennui! En six mois, j'ai passé douze jours près de lui.

CASILDA.

Épousez donc un roi pour vivre de la sorte ! La reine retombe dans sa rêverie, puis en sort de nouveau violemment et comme avec effort. LA REINE.

Je veux sortir 1

A'ce mot, prononcé impérieusement par la reine, la duchesse d'Albuquerque, qui est jusqu'à ce moment resté immobile sur son siège, lève la idte, puis se dresse debout et fait une profonde révérence.à la reine.

LA DUCHESSE D'ALBDQUERQUE, <f rae voix brèveet dure. Il faut, pour que la reine sorte,

Que chaque porte soit ouverte, — c'est réglé ! —

Par un des grands d'Espagne ayant droit à la clé.

Or, nul d'eux ne peut être au palais à cette heure.

LA REINE.

Mais on m'enferme donc ! mais on veut que je meure, Duchesse efiflfl !

LA DUCHESSE, Wc une nouvelle révérence. Je suis camerera mayor, Et je remplis ma charge.

Elle se rassied.

LA REINE, prenant sa tête à deux mains, avec désespoir, à part.

Allons ! rêver encor ! Non !


10

RUY BLAS.

Haut.

—Vile! un lansquenet! à moi, toutes mes femmes! Une table, et jouons !

LA DUCHESSE, aux duègnes.

Ne bougez pas, mesdames.

Se levant et faisant la révérence â la reine.

Sa Majesté ne peut, suivant l'ancienne loi, Jouer qu'avec des rois ou des parents du roi.

LA'REINE, avec emportement. Eh bien ! faites venir ces parents.

CASILDA, à part, regardant la duchesse.

Oh! la duègne! LA DUCUESSE, avec un signe de croix. Dieu n'en a pas donné, madame, au roi qui règne. La reine-mère est morte. 11 est seul à présent.

LA REINE.

Qu'on me serve à goûter!

CASILDA.

Oui, c'est Irès-amusanl.

LA REINE.

Casilda, je t'invite.

CASILDA, à part, regardant la camcrera. Oh ! respectable aïeule ! LA DUCHESSE, avec une révérence. Quand le roi n'est pas là, la reine mange seule. Elle se rassied.

LA REINE, poussée à bout. Ne pouvoir — 0 mon Dieu ! qu'est-ce que je ferai ? — Ni sortir, ni jouer, ni manger à mon gré! Vraiment, je meurs depuis un an que je suis reine. CASILDA, à part, la regardant avec compassion. Pauvre femme ! passer tous ses jours dans la gêne, Au fond de cette cour insipide! et n'avoir D'autre distraction que le plaisir de voir, Au bord de ce marais à l'eau dormante et plate, Regardant don Gurilan toujours immobile cl debout

au fond de la chambre. Un vieux comte amoureux rêvant sur une patte!

LA REINE, à Casilda. Que faire? voyons! cherche une idée. CASILDA.

Ah! tenez! En l'absence du roi c'est vous qui gouvernez. Faites, pour vous distraire, appeler les ministres !

LA REINE, haussant les épaules. Ce plaisir! — avoir là huit visages sinistres Me parlant de la France et de son roi caduc, De Rome, et du portrait de monsieur l'archiduc, Qu'on promène à Burgos, parmi des cavalcades, Sous un dais de drap d'or porlé par quatre alcades ! — Cherche autre chose.

CASILDA.

Eh bien ! pour vous désennuyer, Si je faisais monter quelque jeune écUyer?

LA REINE. Casilda!

CASILDA.

Je voudrais regarder un jeune homme, Madame ! cette cour vénérable m'assomme. Je crois que la vieillesse arrive par les yeux, Et qu'on vieillit plus vite à voir toujours des vieux 1.

. LA REINE. Ris, folle! — Il vient un jour où le coeur se reploie. Comme on perd le sommeil, enfant, on perd la joie.

Pensive.

Mon bonheur, c'est ce coin du parc où j'ai le droit D'aller seule. ,

CASILDA.

Oh! lebeau bonlieur.l'aimableendroil!. Des pièges sont creusés derrière tous les marbres. On nevoitrien.Lesmurssont plus hautsquelesarbres.

LA REINE.

Oh ! je voudrais sortir parfois !

CASILDA, bas.

Sortir! Eli bien, Madame, écoutez-moi. Parlons bas. Il n'est rien De tel qu'une prison bien austère et bien sombre Pour vous faire chercher et trouver dans son ombre Ce bijou rayonnant nommé la clef des champs.

Je l'ai ! — Quand vous voudrez, en dépit des méJe

méJe ferai sortir, la nuit, et par la ville, [chants, Nous irons!

LA REINE. Ciel ! jamais ! tais-toi !

CASILDA.

C'est très-facile!

LA REINE.

Paix! Elle s'éloigne un peu de Casilda et retombe dans sa rêverie.

Quenesuis-jeencor,moiquicrainstouscesgrands, Dans ma bonne Allemagne avec mes bons parents! Comme,màsoeuretmoi,nouscourionsdanslesherbes! Et puis des paysans passaient, traînant des gerbes; Nous leur parlions. C'était charmant. Hélas! un soir, Un homme vint, qui dit : — Il était tout en noir. Je tenais par la main ma soeur, douce compagne. — « Madame, vous allez être reine d'Espagne. » Mon père était joyeux et ma mère pleurait. Ils pleurent tous les deux à présent. — En secret Je vais faire envoyer cette boîte à mon père, II sera bien content. — Vois, tout me désespère. Mes oiseaux d'Allemagne, ils sont tous morts; Casilda fait le signe de tordre le cou à des oiseaux , en regardant de travers la camerera.

Et puis On m'empêche d'avoir des fleurs de mon pays. Jamais à mon oreille un mot d'amour ne vibre. Aujourd'hui je suis reine. Autrefois j'étais libre ! Comme tu dis, ce parc est bien triste le soir, Et les murs sont si hauts qu'ils empêchent de voir. — Oh! l'ennui! —

On entend au dehors un chant éloigné. Qu'est ce bruit?

CASILDA.

Ce sont les lavandières Qui passent en chantant, là-bas, dans les bruyères.

Le chant se rapproche. On distingue les paroles. La reine écoule avidement.

VOIX DU DEHORS.

A quoi bon entendre Les oiseaux des bois ? L'oiseau le plus tendre Chante dans ta voix.

Que Dieu montre ou voile Les astres des cieux ! La plus pure étoile Brille dans tes yeux.

Qu'Avril renouvelle Le jardin en fleur! La fleur la plus belle Fleurit dans ton coeur.

Cet oiseau de flamme, Cet astre du jour, Cette fleur de l'âme S'appelle l'amour ! Les voix décroissent et s'éloignent. LA REINE, rêveuse. L'amour !—oui, celles-là sont heureuses.—Leur voix, Leur chant me fait du mal et du bien à la fois.

LA OUCHESSE, aux duègnes. Ces femmes dont le chant importune la reine Qu'on les chasse !

LA REINE, vivement.

Comment ! on les entend à peine.


RUY BLAS. \n

Pauvres femmes ! je veux qu'elles passent en paix, Madame.

A Casilda en lui montrant une croisée au fond. Par ici le bois est moins épais ; Cette fenêtre-là donne sur la campagne ; Viens, tâchons de les voir.

Elle se dirige vers la fenêtre avec Casilda. LA DUCHESSE, se levant, avec une révérence. Une reine d'Espagne Ne doit pas regarder à la fenêtre.

LA REINE, s'arrélanl et revenant sur ses pas. Allons ! Le beau soleil couchant qui remplit les vallons, La poudre d'or du soir qui monte sur la route, Les lointaines chansons que toute oreille écoute , N'existent plus pour moi! j'ai dit au monde adieu. Je ne puis même voir la nature de Dieu! Je ne puis même voir la liberté des autres ! LADucuEssE,/at'sa)!ï signe aux assistants de sortir. ' Sortez, c'est aujourd'hui le jour des saints apôtres. Casilda Fait quelques pas vers la porte ; la reine l'arrête. LA REINE.

Tu me quittes?

CASILDA, montrant la duchesse.

Madame, on veut que nous sortions. LADUCRESSE, saluant la reine jusqu'à, terre. 11 faut laisser la reine à ses dévotions.

Tous sortent avec de profondes révérences.

SCÈN;E II.

LA REINE, seule. A ses dévotions ? dis-donc à sa pensée ! Où la fuir maintenant? seule! ils m'ont tous laissée. Pauvre esprit sans flambeau dans un chemin obscur !

Rêvant. Oh ! celte main sanglante empreinte sur le mur! Il s'est donc blessé? Dieu !—mais aussi c'est sa faute. ' Pourquoi vouloir franchir la muraille si haute? Pour m'apporter les fleurs qu'on me refuse ici, Pour cela, pour si peu, s'aventurer ainsi ! C'est aux pointes de fer qu'il s'est blessé sans doute. Un morceau de dentelle y pendait. Une goutte De ce sang répandu pour moi vaut tous mes pleurs.

S'enfouçant dans sa rêverie. Chaque fois qu'à ce banc je vais chercher les fleurs, Je promets à mon Dieu, dont l'appui me délaisse, De n'y plus retourner. J'y retourne sans cesse.

— Mais lui!'voilà trois jours qu'il n'est pas revenu. —Blessé!—qui que tu sois, ô jeune homme inconnu! Toi qui, me voyant seule et loin de ce qui m'aime, Sans me rien demander, sans rien espérer même, Viens à moi, sans compter les périls où tu cours ; Toi qui verses ton sang, toi qui risques tes jours Pour donner une fleur à la reine d'Espagne ;

Qui que tu sois, ami dont l'ombre m'accompagne, Puisque mon coeur subit une inflexible loi, Sois aimé par ta mère et sois béni par moi !

Vivement et portant la main à son coeur.

— Oh !,sa lettre me brûle! —

Retombant dans sa rêverie.

Et l'autre ! l'implacable Don Salluste! le sort me protège et m'accable. Enmêmetempsqu'unange un spectre affreux me suit; Et, sans les voir, je sens s'agiter dans ma nuit, Pour m'amener peut-être à quelque instant, suprême, Un homme qui me hait près d'un homme qui m'aimé. L'un me sauvera-t-il de l'autre? Je ne sais. Hélas! mon destin flotte à deux vents opposés. Que c'est faible une reine et que c'est peu de chose! Prions.

Elle s'agenouille devant la madone.

— Secourez-moi, madame! car je n'ose

Élever mon regard jusqu'à vous!

Elle s'interrompt.

■— O mon Dieu ! ' La dentelle, la fleur, la lettre, c'est du feu ! Elle met la main dans sa poitrine et en arrache une lettre froissée, un bouquet desséche de petites fleurs bleues et un morceau de dentelle taché de sang qu'elle jette sur la table, puis elle retombe à genoux. Vierge! astre de la mer! Vierge! espoir du martyre! Aidez-moi ! —

S'inlerrompanl.

Cette lettre! Se tournant à demi vers la table.

Elle est là qui m'attire. S'agenouillant de nouveau. Je ne veux plus la lire! — O reine de douceur 1 Vous qu'à tout affligé Jésus donne pour soeur ! Venez, je vous appelle ! —

Elle se lève, fait quelques pas vers la table, puis s'arrête; puis enfin se précipite sur la lettre, comme cédant à une attraction irrésistible.

Oui, je vais la relire Une dernière fois! Après, je la déchire!

Avec un sourire triste. Hélas ! depuis un mois je dis toujours cela. Elle déplie la lettre résolument et lit. « Madame,sous vospieds,dansrombre,unhommeest » Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile; [là » Qui souffre, ver de terre amoureux d'une étoile ; « Qui pour vous donnera son âme, s'il le faut; i> Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut. »

Elle pose la lettre sur la table. Quand l'âme a soif, il faut qu'elle se désaltère, Fût-ce dans du poison 1

Elle remet la lettre et la dentelle dans sa poitrine. Je n'ai rien sur la terre. Mais enfin il faut bien que j'aime quelqu'un, moi! Oh! s'il avait voulu, j'aurais aimé le roi. Mais il me laisse ainsi, — seule, — d'amour privée. La graude porte s'ouvre à deux battants. Entre un huissier de chambre en grand costume. L'HUISSIER, à haute voix. Une lettre du roi !

LA REINE , comme réveillée en sursaut, avec un cri de joie. Du roi ! je suis sauvée 1

SCÈNE fil.

LA REINE, LA DUCHESSE D'ALBUQUERQUE, '• CASILDA, DON GURITAN, FEMMES DE LA REINE, PAGES, RUY-BLAS. .

Tous entrent gravement. La duchesse en tête, puis les femmes. Buy Blas reste au fond du théâtre. H est magnifiquement vêtu. Son manteau tombe sur son bras gauche et le cache. Deux pages, portant.sur un coussin de drap d'or la lettre du roi, viennent s'agenouiller devant la reine, à quelques pas de distance.

RUÏ BLAS , au fond du théâtre, à part. Où suis-je?—Qu'elle est belle!—Oh! pour qui suis-je

[ici ? LA REINE, à part. C'est un secours du ciel !

Haut.

Donnez-vite!...

Se tournant vers le portrait du roi. Merci, Monseigneur !

A la duchesse.

D'où me vient cette lettre ? LA DUCHESSE.

Madame, D'Aranjuez où le roi chasse.


<I2

RUY BLAS.

LA REINE.

Du fond de l'âme Je lui rends grâce. Il a compris qu'en mon ennui, J'avais besoin d'un mot d'amour qui vînt de lui! Mais donnez donc. LA DUCHESSE, avec une révérence, montrant la lettre. L'usage, il faut que je le dise, Veut que ce soit d'abord moi qui l'ouvre et la lise.

LA REINE. Encore ! — Eh bien, lisez! - La duchesse prend la lettre et la déploie lentement. . CASILDA , à part

Voyons le billet doux. LA DUCHESSE, lisant. « Madame, il fait grand vent et j'ai tué six loups. « Signé, CARLOS. »

LA REINE, à part. Hélas! DON CDBITAN, a-la duchesse. C'est tout? LA DUCHESSE.

Oui, seigneur comte. CASILDA, à part. Il a tué six loups ! comme cela vous monte , L'imagination l Votre coeur est jaloux, Tendre, ennuyé, malade ? —11 a tué six loups ! LA DUCHESSE, à lareine en lui présentant la lettre. Si sa majesté veut?...

LA REINE , la repoussan t.

Non. CASILDA, à la duchesse.

C'est bien tout? LA DUCHESSE.

Sans doute. Que faut-il donc de plus? notre roi chasse ; en route Il écrit ce qu'il tue avec le temps qu'il fait. C'est fort bien.

Examinant de nouveau la lettre. Il écrit? non, il dicte. LA REINE, lui arrachant la lettre et l'examinant à son tour.

En effet, Ce n'est pas de sa main. Rien que sa signature! Elle l'examine avec plus d'attention et paraît frappée de stupeur. A part.

Est-ce une illusion? c'est la même écriture

Que celle de la lettre!

Elle désigne de la main la lettre qu'elle vient de cacher

sur son coeur. Oh! qu'est-ce que cela?

A là duchesse.

Où donc est le porteur du message ?

LA DUCHESSE, montrant Ruy Blas.

Il est là.

- LA REINE, se tournant à demi vers Ruy Blas. Ce jeune homme?

LA DUCHESSE.

C'est lui qui l'apporte en personne.

— Un nouvel écuyer que sa majesté donne A la reine. Un seigneur que de la part du roi Monsieur de Santa-Cruz me recommande, à moi.

LA REINE.

Son nom?

LA DUCHESSE.

C'est le seigneur César de Bazan, comte De Garofa. S'il faut croire ce qu'on raconte, C'est le plus accompli gentilhomme qui soit.

LA nEINE.

Bien. Je veux lui parler.

A Ruy Blas.

Monsieur..... RUY BLAS, à part, tressaillant.

Elle me voit !

Elle me parle ! Dieu ! je tremble.

LA DUCHESSE, à Ruy Blas.

Approchez, comte

DON CURITAN, regardant Ruy Blas de travers,

à part.

Cejeune homme ! écuyer! ce n'est pas là mon compte.

Ruy Blas pâle et troublé approche à pas lents.

LA REINE, à Ruy Blas. Vous venez d'Aranjuez?

BUY BLAS , s'inclinant.

Oui, Madame.

LA REINE.

Le roi Se porte bien ?

Ruy Blas s'incline, elle montre la lettre royale. Il a dicté ceci pour moi?

RUY BLAS.

Il était à cheval, il a dicté la lettre... Il hésite un moment. A l'un des assistants.

LA REINE, à part, regardant Ruy Blas. Son regard me pénètre. Je n'ose demander à qui. .

Haut. C'est bien, allez.

— Ah ! -r

Buy Blas qui avait fait quelques pas pour sortir revient vers la reiDe. Beaucoup de seigneurs étaient là rassemblés ? A part. Pourquoi donc suis-je émue en voyant ce jeune

[homme? Ruy Blas s'incline, elle reprend. Lesquels?

RUY BLAS.

Je ne sais pas lés noms dont on les nomme. Je n'ai passé là-bas que des instants fort courts. Voilà trois jours que j'ai quitté Madrid. LA EÈINE , à part.

Trois jours ! Elle fixe un regard plein de trouble sur Ruy Blas.

RUT BLAS, à part. C'est la femme d'un autre! ô jalousie affreuse!

— Et de qui ! — dans mon coeur un abîme se creuse.

DON GURITAK, Rapprochant de Ruy Blas. Vous êtes écuyer de la reine? Un seul mot. Vous connaissez quel est votre service ? H faut Vous tenir cette nuit dans la chambre prochaine, Afin d'ouvrir au roi, s'il venait chez la reine. RUT ELAS, tressaillant. A part. Ouvrir au roi ! moi !

Haut.

Mais... il est absent.

DON CURITAN.

Le roi Peut-il pas arriver à l'improviste?

RUY BLAS, à part.

Quoi! DON GURITAN, à part, observant Ruy Blas. Qu'a-t-il ?

LA REINE, qui a tout entendu et dont le

regard est resté fixé sur Ruy Blas.

Comme il pâlit!

Ruy Blas chancelant s'appuie sur le bras d'un fauteuil.

CASILDA, à la reine.

Madame, cejeune homme Se trouve mal !...

SUY BLAS, se soutenant à peine.'

Moi, non ! mais c'est singulier comme Le grand air... le soleil... la longueur du chemin...

A part. .<■:-■

— Ouvrir au roi!

Il tombe épuisé sur un fauteuil, son manteau se dé-


RUY BLAS.

range et laisse voir sa main gauche enveloppée de : linges ensanglantés.

CASILDA.

Grand Dieu, madame! à celte main Il est blessé !

LA REINE. Blessé !

CASILDA. Mais il perd connaissance. Mais vite, faisons-lui respirer quelque essence!

LA REINE, fouillant dans sa gorgerelte. Un flacon que j'ai là contient une liqueur... En ce moment son regard tombe sur la manchette

que Ruy Blas porte au bras droit. A part. C'est la même dentelle !

Au même instant elle a tiré le flacon de sa poilrinc , et dans son trouble elle a pris en même temps le morceau de dentelle qui y était caché. Ruy Blas, qui ne la quitte pas des yeux, voit celle deutelle sortir du sein de la reine.

RUY BLAS, éperdu. ' Oh ! Le regard de la reine et le regard de Ruy Blas se rencontrent. Un silence.

LA REINE, à part.

C'est lui ! RUY BLAS, à part.

Sur son coeur! ~ LA REINE, à part. C'est lui!

RUY RLAS , à part. Faites, mon Dieu, qu'en ce moment je meure! Dans le désordre de toutes les femmes s'empressanl autour de Buy Blas, ce qui se passe entre la reine et lui n'est remarqué de personne. CASILDA, faisant respirer le flacon à Ruy Blas. Comment vous êtes-vôus blessé? c'est tout à l'heure ? Non? cela s'est rouvert en route? Aussi pourquoi Vous charger d'apporter le message du roi ?

LA REINE , à Casilda. Vous finirez bientôt vos questions, j'espère.

LA DUCHESSE, à Casilda. Qu'est-ce que cela fait à la reine, ma chère?

LA REINE.

Puisqu'il avait écrit la lettre, il pouvait bien L'apporter, n'est-ce pas?

CASILDA.

Mais il o'a dit en rien Qu'il eût écrit la lettre.

LA REINE , à part.

Oh!

A Casilda.

Tais-toi! CASILDA , à Ruy Blas.

Votre grâce Se trouve-t-elle mieux?

RUY BLAS.

Je renais! LA REINE, à ses femmes.

- L'heure passe, Rentrons. —Qu'en son logis le comte soit conduit.

Aux pages au fond du théâtre. Vous savez que le roi ne vient pas cette nuit? Il passe la saison tout entière à la chasse.

Elle rentre avec sa suite dans ses appartements. CISILDA, la regardant sortir. La reine a dans l'esprit quelquexhose. Elle sort par la même porte que la reine en emportant la petite casselte aux reliques. BUÏ BLAS, resté seul. Il semble écouter encore quelque temps avec une joie profonde les dernières paroles de la reiue. 11 parait comme en proie à un rêve. Le morceau de demelle que la reine a laissé tomber dans son trouble est

resté à terre sur le tapis. Il le ramasse, le regarde avec amour et le couvre de baisers. Puis il levé les yeux au ciel.

O Dieu ! grâce ! Ne me rendez pas fou !

Regardant le morceau de dentelle.

C'était bien sur son coeur! Il le cache dans sa poitrine. — Entre don Gurilan. 11 revient par la porte de la chambre oîi il a suivi la reine. 11 marche à pas lenls vers Ruy Blas. Arrivé près de lui sans dire un mot, il tire à demi son épée, et la mesure du regard avec celle de Buy Blas. Elles sont inégales. Il remet sou épée dans le fourreau. Ruy Blas le regarde faire avec étonnement.

SCENE IV. RUY BLAS, DON GURITAN.

DON CURITAN, repoussant son épée dans le fourreau. J'en apporterai deux de pareille longueur.

RUÏ RLAS<

Monsieur, que signifie?...

DON GURITAN , avec gravité.

En mil six cent cinquante, J'étais très-amoureux. J'habitais Alicante. Un jeune homme, bien fait, beau comme les amours, Regardait de fort près ma maîtresse, et toujours Passait sous son balcon, devant la cathédrale, Plus fier qu'uu capitan sur la barque amirale. . Il avait nom Vasquez, seigneur, quoique bâtard. Je le tuai. —

Buy Blas veut l'interrompre, don Guritan l'arrête du geste, et coutinue. Vers l'an soixante-six, plus tard, Gil, comte d'Iscola, cavalier magnifique, Envoya chez ma belle, appelée Angélique, Avec un billet.doux, qu'elle me présenta, Un esclave :nommé Grîfel de Viserta. Je fis tuer l'esclave et je tuai le maître.

RUY BLAS.

Monsieur !...

DON GURITAN, poursuivant. Plus tard, vers l'an quatre-vingt, je crus être Trompé par ma beauté, fille aux tendres façons, Pour Tirso Gamonal, un de ces beaux garçons Dont le visage altier et charmant s'accommode D'un panache éclatant. C'est l'époque où la mode Était qu'on fît ferrer ses mules en or fin. Je tuai don Tirso Gamonal.

RUÏ BLAS.

Mais enfin Que veut dire cela, monsieur?

■ DON GURITAN.

Cela veut dire, Comte, qu'il sort de l'eau du puits quand on en tire; Que le soleil se lève à quatre heures demain; Qu'il est un lieu désert et loin de tout chemin, Commode aux gens de coeur,-derrière la chapelle; Qu'on vous nomme, je crois, César, et qu'on m'appelle Don Gaspar Guritan Tassis y Guevàrra, Comte d'Onate.

1 RUY BLAS, froidement.

Bien, monsieur, on y sera. Depuis quelques instants, Casilda, curieuse, est entrée à pas de loup par la petile porte du fond, et a écoulé les dernières paroles des deux interlocuteurs sans êlre vue d'eux.

CASILDA, à part. Un duel ! avertissons la reine.

Elle rentre el disparaît par la petile porte. DON GURITAN, toujours imperturbable. En vos études, S'il vous plaît de connaître un peu mes habitudes, Pour votre instruction, monsieur, je vous dirai


Hi RUY BLAS.

Que je n'ai jamais eu qu'un goût fort modéré Pour ces godelureaux, grands friseurs de moustache, Beaux damerets sur qui l'oeil, des femmes s'attache, Qui sont tantôt plaintifs et tantôt radieux, Et qui, dans les maisons, faisant force clins d'yeux, Prenant sur les fauteuils d'adorables tournures, Viennent s'évanouir pour des égratignures.

RUY BLAS.

Mais—je ne comprends pas.

DON GURITAN.

Vous comprenez fort bien. Nous sommes tous les deux épris du même bien. L'un de nous est de trop dans ce palais. En somme, Vous êtes écuyer, moi je suis majordome. Droils parejls. Au surplus, je suis mal partagé, La partie entre nous n'est pas égale : j'ai Le droit du plus ancieu, vous le droit du plus jeune. Donc vous me faites peur. A la table où je jeûne Voir un jeune affamé s'asseoir avec des dents Effrayantes, un air vainqueur, des yeux ardents, Cela me trouble fort. Quant à lutter ensemble Sur le terrain d'amour, beau champ qui toujours

[tremble, De_fadaises, mon.cher, je sais mal faire assaut, J'ai la goutte; et d'ailleurs ne suis point assez sot Pour disputer le coeur d'aucune Pénélope Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope. C'est pourquoi vous trouvant l'oit beau, fort caressant, Fort gracieux, fort tendre et fort intéressant, Il faut que je vous tue.

EUÏ ELAS.

Eh bien, essayez.

DON GURITAN.

' ■ Comte

De Garofa, demain, à l'heure où le jour monte,. A l'endroit indiqué, sans témoin, ni valet, Nous nous égorgerons galamment, s'il vous plaît, Avec épée et dague, en dignes gentilshommes, Comme il sied quand on est des maisons dont nous ■'■■••■ [sommes.

11 tend la main à Ruy Blas .qui la lui prend.

EUÏ ELAS. ■ '

Pas un mot de ceci, n'est-ce pas? —

Le comte fait un signe d'adhésiou.

, A demain.

Ruy Blas sort.

DON GURITAN, resté seul. Non, je n'ai pas du tout senti trembler sa main. Être sûr de mourir et faire de la sorte, C'est d'un brave jeune homme!

Bruit d'une clef à la petite porte de la chambre de la reine. Don Gurilan se retourne.

On ouvre cette porte ?.

La reine paraît et marche vivement vers don Guritan, surpris et charmé de la voir. Elle tient entre ses mains là petile cassette.

SCÈNE'V.

DON GURITAN, LA REINE. . LA REINE, avec un sourire. C'est vous que je cherchais!

DON GURITAN, ravi.

Qui me vaut ce bonheur ? LA REINE,posant la cassette sur le guéridon. Oh! Dieu, rien, ou du moins peu de chose, seigneur.

Elle rit. Tout à l'heure on disait, parmi d'autres paroles, — Casilda,—vous savez que les femmes sont folles,-— Casilda soutenait que vous feriez pour moi Tout ce que je voudrais.

DON GURITAN.

Elle a raison !

LA REINE, riant.

Ma foi,

J'ai soutenu que non.

DON GURITAN. Vous avez tort, madame!

LA RErNE.

Elle a dit que pour moi vous donneriez votre âme, Votre sang...

DON GURITAN. Casilda parlait fort bien ainsi. LA REINE. Et moi, j'ai dit que non.

DON GURITAN.

Et moi, je dis que si ! Pour votre majesté je suis prêt à tout faire.

LA REINE.

Tout?

DON GURITAN. Tout! '

LA REINE.

Eh bien, voyons, jurez que pour me plaire Vous ferez à l'instant ce que je vous dirai.

DON GURITAN.

Par le saint roi Gaspar, mon patron vénéré, Je le jure! ordonnez. J'obéis, ou je meure !

LA REINE, prenant la cassette. Bien. Vous allez partir de Madrid tout à l'heure Pour porter cette boîte en bois de calembour A mon père, monsieur l'électeur de Neubourg.

DON GURITAN, à part. Je suis pris !

Haut.

A Neubourg?

LA EEINE.

A Neubourg!

DON GURITAN.

Six cents lieues.'

LA REINE.

Cinq cent cinquante.—

Elle montre la housse de soie qui enveloppe la cassette. Ayez grand soin des franges bleues ! Cela peut se faner en route.

DON GURITAN.

Et quand partir?

LA REINE.

Sur-le-champ.

DON GURITAN.

Ah! demain!

LA REINE.

Je n'y puis consentir. DON GURITAN, à part. Je suis pris !

Haut. Mais...

LA EEINE.

Partez !

DON GURITAN.

Quoi!...

LA REINE.

J'ai votre parole.

DON GURITAN.

Une affaire...

LA REINE.

Impossible.

DON GURITAN.

Un objet si frivole...

LA REINE.

Vite!

DON GURITAN.

Un seul jour!

LA REINE.

Néant.

DON GURITAN.

Car...


RUY BLAS. o*

LA REINE.

Faites à mon gré.

DON GURITAN.

Je...

LA REINE.

Non.

DON GURITAN.

Mais...

LA REINE.

Partez!

DON GURITAN.

Si...

LA REINE.

Je vous embrasserai ! Elle lui saute au cou et l'embrasse. DON GURITAN , fâché et charme. Haut.. ' .

Je ne résiste plus. J'obéirai, madame.

A part.

Dieu s'estfait homme; soit. Le diable s'est fait femme!

, LA REINE, montrant la fenêtre. Une voiture en bas est là qui vous attend.

DON GURITAN.

Elle avait tout prévu.

11 écrit sur un papier quelques mots à la haie et agite une sonnette. Un page parait.

Page, porte à l'instant Au seigneur don César de Eazan cette lettre.

A part. Ce duel ! à mon retour il faut bien le remettre. Je reviendrai ! '

Haut.

Je vais contenter de ce pas Votre majesté.

' LA REINE.

Bien. 11 prend la cassette, baise la main de la reine , salue profondément et sort. Un moment après on entend le roulement,d'une voiture qui s'éloigne,.

LA REINE, tombant sur un fauteuil. . _-'' Il né le.tuera pas!

ACTE TROISIÈME.

La salle dite salle de gouvernement, dans le palais du roi à Madrid. ;

Au fond, une grande porte élevée au-dessus de quelques marches. Dans l'angle, à gauche, un pan coupé {orme par une tapisserie de haute lice. Dans l'angle oppose, une fenêtre. A droite, une table carrée, revêtue d?uu lapis de velours vert, autour de laquelle sont rangés des tabourets pour huit ou dix personnes correspondant à autant de pupitres placés sur la table; Le coté de la table qui fait face au spectateur est occupé par un grand fauteuil recouvert de drap d'or et surmonté d'un dais en, drap d'or, aux armes d'Espagne, timbrées de la couronne royale. A côté de ce fauteuil une chaise. ' ,

Au moment où le rideau se lève, la junte du Despacho Universal (conseil privé du roi) est au moment de prendre séance.

SCÈNE I.

DON MANUEL ARIAS, président de Castille. DON PEDRO VELEZ DE GUEVARRA, COMTE DE CAMPÔREAL, conseiller de cape et d'épée de la contadurla-mayor. DON FERNANDO DE CORDOVA Y AGUILAR, MARQUIS DE PRIEGO, même qualité. ANTONIO UB1LLA, écrivainmayor des rentes. MONTAZGO, conseiller de robe de la chambre des Indes. COVADENGA, secrétaire suprême des lies. Plusieurs autres conseillers. Les conseillers de robe vêtus de noir. Les autres en habit de cour. Camporeal a la croix de Calatrava au manteau. Priego la toison d'or au cou.

Don Manuel Arias, président de Castille, et le comté de Camporeal causent à voisinasse , et entre eux, sur le devant du théâtre, les autres, conseillers font des groupes çà et là dans la salle.

DON MANUEL ARIAS. ,

Cette fortune-là cache quelque mystère.

LE COMTE DE CAMPOREAL.

Il a la toison d'or. Le voilà secrétaire Universel, ministre, et puis duc d'Olmedo !

DON MANUEL ARIAS.

En six mois!

LE COMTE DE CAMPOREAL,

On le sert derrière le rideau. DON MANUEL ARIAS, mystérieusement. Là reine !

LE COMTE DE CAMPOREAL. Au fait, le roi, malade et fou dans l'âme, Vit avec le tombeau de sa. première femme. H abdique, enfermé dans son Escurial, Et la reine fait tout !

DON MANUEL ARIAS.

Mon cher Camporeal, Elle règne sur nous,-et don César sur elle.

LE COMTE DE CAMPOREAL.

II vit d'une façon qui n'est pas naturelle. D'abord, quant à la reine, il ne la voit jamais. Ils paraissent, se fuir. Vous me direz non, mais Comme depuis six mois je les guette, et pour cause, J'en suis sûr. Puis il a le caprice morose D'habiter, assez près de.l'liôtel de Tonnez, Un logis aveuglé par dés volets fermés, Avec deux laquais noirs, gardeurs de portes closes, Qui, s'ilsn'étaientmuets, diraïentbeaucoupde choses.

DON MANUEL ARIAS.

Dés muets?

LE COMTE DE CAMPOREAL.

Des muets. — Tous ses autres valets Restent au logement qu'il a dans le palais.

DON MANUEL ARIAS.

C'est singulier. DON ANTONIO URILLA, qui s'est approché depuis quelques instants. Il est de grande race, en somme.

LE COMTE DE CAMPOREAL.

L'étrange, c'est qu'il veut faire son honnête homme !

A don Manuel Arias. — Il est cousin, — aussi Santa-Cruz l'a poussé ! — De ce marquis Salluste écroulé l'an passé. — Jadis, ce don César, aujourd'hui notre maître, Était le plus grand fou que la lune eût vu naître. C'était un drôle,—on sait des gens qui l'ont connu,— Qui prit un beau matin son fonds pour revenu, Qui changeait tous les jours de femmes, de carrosses, Et dont la fantaisie avait des dents féroces Capables de manger en un an le Pérou. Un jour, il s'en alla, sans qu'on ait su par où.


-16

RUY BLAS.

DON MANUEL ARIAS.

L'âge a du fou joyeux fait un sage fort rude.

LD COMTE DE CAMPOHEAL.

Toute fille de joie en séchant devient prude.

UBILLA.

Je le crois homme probe.

LE COMTE DE CAMPOREAL, riant.

Oh! candide Ubilla! Qui se laisse éblouir à ces probités-là !

D'un ion significatif. La maison de là reine, ordinaire et civile,

Appuyant sur les chiffres.

Coûte par an six cent soixante-quatre mille Soixante-six ducats ! — c'est un pactole obscur Où, certe, on doit jeter le filet à coup sûr. Eau trouble, pêche claire.

LE MARQUIS DE piiiEGO, survenant. .

Ah çà, ne vous dépiaise, Je vous trouve imprudents et parlant fort à l'aise. Feu mon grand-père, auprès du comte-duc nourri, Disait : Mordez le roi, baisez le favori. — Messieurs, occupons-nous des affaires publiques.

Tous s'asseyent autour de la table; les uns prennent desplumes, les autres feuillettent des papiers. Du reste, oisiveté générale. Moment de silence.

MONTAzco,-6as à Ubilla. ,

Je vous ai demandé sur la caisse aux reliques De quoi payer l'emploi d'alcade à mon neveu.

UBILLA, bas. Vous, vous m'aviez promis de nommer avant peu Mon cousin Melchior d'Elva bailli de l'Ebre.

MONTAZGO, se récriant. Nous venons de doter votre fille. On célèbre Encor sa noce. — On est sans relâche assailli....

UBILLA, bas. Vous aurez votre alcade.

MONTAZGO j bas.

Et vous votre bailli. Ils se serrent la main.

COVADENGA, se levant. Messieurs les conseillers de Castille, il importe, Afin qu'aucun de nous de sa sphère ne sorte, De bien régler nos droits et de faire nos parts. Le revenu d'Espagne en cent mains est épars. C'est un malheur public, il y faut mettre un terme. Les uns n'ont pas assez, les autres trop. La ferme Du tabac est à vous, Ubilla. L'indigo Et le musc sont à vous, marquis deJPriego. Camporeal perçoit l'impôt des huit mille hommes, L'almojarifazgo, le sel, mille autres sommes, Le quint du cent de l'or, de l'ambre et du jayet.

A Montazgo.

Vous qui me regardez de cet oeil inquiet, Vous avez à vous seul, grâce à votre manège, L'impôt sur l'arsenic et le droit sur la neige; Vous avez les ports secs, les cartes, le laiton, L'amende des bourgeois qu'on punit du bâton, La dîme de la mer, le plomb, le bois de rose!... Moi, jen'airien,messieurs.Rendez-moi quelque chose!

LE COMTÉ DE CAMPOREAL, éclatant de rire. Oh! levieux diable! il prend les profits les plus clairs. Excepté l'Inde, il a les îles des deux mers. Quelle envergure! Il tient Mayorque d'une griffe, Et de l'autre il s'accroche au pic de Ténériffe !

COVADENGA, s'écliauffant. Moi, je n'ai rien !

LE MARQUIS DE PR1EGO, riant.

Il a les nègres !

Tous se lèvent et parlent à la fois, se querellant.

MONTAZGO.

Me plaindre bien plutôt. Il me faut les forêts!

COVADENGA, au marquis de Priego.

Donnez-moi l'arsenic, je vous cède les nègres !

Depuis.quelques instants, Ruy Blas est entré par la porte du fond et assiste à la scène sans être vu des interlocuteurs. Il est vêtu de velours noir, avec un manteau de velours écarlate; il a la plume blanche au chapeau et la Toison-d'Or au cou. Il les écoute d'abord-en silence, puis, tout à coup, il s'avance à pas lents el parait au milieu d'eux an plus fort de la querelle.

SCÈNE II.

Mis MÊMES, RUY B,LAS. RUY ELAS, survenant. Bon appétit ! messieurs ! —

Tous se retournent. Silence de surprise et d'inquiétude. Ruy Blas se couvre, croise les bras, et poursuit en les regardant en face.

O ministres intègres! Conseillers vertueux ! voilà votre façon De servir, serviteurs qui pillez la maison i Donc vousn'avez pas honte et vous choisissez l'heure, L'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure, Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts Que d'emplir votre poche et vous enfuir après ! Soyez flétris, devant votre pays qui tombe, Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe! — Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur. L'Espagne et sa vertu, l'Espagne et sa grandeur, Tout s'en va. —Nous avons, depuis Pliilippe-Quatre, Perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre; En Alsace Brisach, Steinfort en Luxembourg; Et toute la Comté jusqu'au dernier faubourg; Le Roussillon, Ormuz, Goa, cinq mille lieues Décote, et Fernambouc, et les Montagnes-Bleues! Mais voyez. — Du ponant jusques à l'orient, L'Europe, qui vous hait, vous regarde en riant. Comme si votre roi n'était plus qu'un fantôme, La Hollande et l'Anglais partagent ce royaume; Rome vous trompe; il faut ne risquer qu'à demi Une armée en Piémont, quoique pays ami ; La Savoie et son duc sont pleins de précipices; [ces; LaFrance, pourvous prendre,attend des jours propiL'Autriche aussi vous guette. — Et l'infant bavarois Se meurt, vous le savez. — Quant à vos vice-rois, Médina, fou d'amour, emplit Naples d'esclandres, ' Vaudémont vend Milan, Leganez perd les Flandres. Quel remède à cela? — L'état est indigent; L'état est épuisé de troupes et d'argent; Nous avons sur la mer, où Dieu met ses colères, Perdu troiscents vaisseaux, sans compter les galères ! Et vous osez !... -^ Messieurs, en vingt ans, songez-y, Le peuple, —j'en ai fait le compte, et c'est ainsi ! — Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie, Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie, Le peuple misérable, et qu'on pressure encor, A sué quatre, cent trente millions d'or! Et ce n'est pas assezlet vous voulez, mes maîtres!... Ah! j'ai honte pour vous! — Au dedans, routiers, Vont battant le pays et brûlant la moisson, [reîtres, L'escopette est braquée au coin de tout buisson. Comme si c'était peu de la guerre des princes, Guerre entreles couvents, guerre entre les provinces, Tous voulant dévorer leur voisin éperdu, Morsures d'affamés sur un vaisseau perdu! Notre église en ruine est pleine de couleuvres ; L'herbey croit. Quantaux grands, des aïeux, maispas Tout se fait par intrigue et rien par loyauté. [d'oeuvres, L'Espagne est un égout où vient l'impureté De toute nation. — Tout seigneur à ses gages ' A cent coupe-jarrets qui parlent cent langages. Génois, Sardes, Flamands. Babel est dans Madrid. L'alguazil, dur au pauvre, au riche s'attendrit.


RUY BLAS.

La nuit, on assassine,et chacun crie : à l'aide! — Hier on m'a volé, moi, près du pont de Tolède!— La moitié de Madrid pille l'autre moitié. Tous les juges vendus; pas un soldat payé. Anciens vainqueurs du monde, Espagnolsquenous

[ sommes, Quelle armée avons-nous? A peine six mille hommes. Qui vont pieds-nus. Des gueux, des juifs, des monta[gnards,

monta[gnards, d'une loque et s'armant de poignards. Aussi d'un régiment toute bande se double. Sitôt que la nuit tombe, il est une heure trouble Où le soldat douteux se transforme en larron. Matalobos a plus de troupes qu'un baron. Un voleur fait chez lui la guerre au roi d'Espagne. Hélas ! les paysans qui sont dans la campagne Insultent en passant la voiture du roi; Et lui, votre seigneur, plein de deuil et d'effroi, Seul, dans l'Escurial, avec les morts qu'il foule, Courbe son front pensif sur qui l'empire croule! — Voilà ! — L'Europe, hélas ! écrase du talon Cepays qui fut pourpre et n'est plus que haillon! L'Etat s'est ruiné dans ce siècle funeste, Et vous vous disputez à qui prendra le reste! Ce grand peuplé espagnol aux membres énervés, Qui s'est couché dans l'ombre et sur qui vous vivez, Expire dans cet anlre où son sort se termine, Triste comme un lion mangé par la vermine! — Charles-Quint! dans ces temps d'opprobre et de

[terreur, Que fais-tu dans ta tombe, Ô puissant empereur? Oh ! lève-toi ! viens voir ! — Les bons font place aux Ceroyaumeeffrayant, faitd'unamasd'empires. [pires. Penche... Il nous faut ton bras! au secours, Charles-- Carl'Espagnesemeurt! car l'Espagne s'éteint! [Quint! Ton globe, qui brillait dans ta droite profonde, Soleil éblouissant, qui faisait croire au monde Que le jour désormais se levait à Madrid, Maintenant, astre mort, dans l'ombre s'amoindrit, L'une aux trois quarts rongée et qui décroît encore, Et que d'un autie peuple effacera l'aurore! Hélas ! ton héritage est en proie aux vendeUrs. Tes rayons, ils en font des piastres! Tes splendeurs, On les souille!—O géant! se peut-il quetudormes? — Onvendtonsceptreaupoids ! nnlasdenainsdiffomies Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ; Et l'aigle impérial qui, jadis, sous ta loi, Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme, Cnit,pauvreoiseaù plumé, dans leurmarmite infâme! Les conseillers se taisent consternés. Seuls, le marquis de Pricgo et le comte de Camporeal redressent la tête et regardent ltuy Blas avec colère. Puis Camporeal, après avoir parlé à Priego, va à la table, écrit quelques mots sur un papier, les signe et les fait signer au marquis. LE COMTE DE CAMPOREAL, désignant le marquis de

Priego et remettant le papier à Ruy Blas,

Monsieur le duc, — au nom de tous les deux, —

Notre démission de notre emploi. [voici

RUY BLAS, prenant le papier, froidement.

Merci.

Vous vous retirerez, avec votre famille,

A Priego. Vous, en Andalousie, —

A Camporeal.

Et vous, comte, en Castille. Chacun dans vos états. Soyez partis demain. Les deux seigneurs s'inclinent et sortent fièrement le chapeau sur la tête. Ruy Blas se tourne vers les aulrcs conseillers. Quiconque ne veut pas marcher dans mon chemin Peut suivre ces messieurs.

Silence dans les assistants. Ruy Blas s'assied à la table sur une chaiscsà-dossicr placée à droite du fauteuil royal, et^M^éJjjîfé'cSiCilieicr une correspondance.

Pendant qu'il parcourt les lettres l'une après l'autre, Covadenga, Arias et Ubilla échangent quelques paroles à voix base. UBILLA, à Covadenga, montrant Ruy Blas.

Fils, nous avons un maître. Cet homme sera grand.

DON MANUEL ARIAS.

Oui, s'il a le temps d'être.

COVADENGA.

Et s'il ne se perd pas à tout voir de trop près.

UBILLA.

Il sera Richelieu !

DON MANUEL AMAS.

S'il n'est Olivarez !

RUY BLAS, après avoir parcouru vivement une

lettre qu'il vient d'ouvrir.

Un complot! qu'estceci? messieurs, que vous disais-je?

Lisant.

— ... «Duc d'Olmedo, veillez. Il se prépare un piège « Pour enlever quelqu'un de très-grand de Madrid. »

Examinant la lettre.

— Ou ne nomme pas qui. Je veillerai. —L'écrit Est anonyme. —

Entre un huissier de cour qui s'approche de Ruy Blas avec une profonde révérence. Allons ! qu'est-ce ? L'HUISSIER.

A votre excellence J'annonce monseigneur l'ambassadeur de France.

RUY BLAS.

Ah ! d'Harcourt ! Je ne puis à présent. L'nutssiER, s'inclinant.

. Monseigneur, Le nonce impérial dans la chambre d'honneur Attend votre excellence.

RUÏ BLAS.

A cette heure ? impossible. L'huissier s'incline et sort. Depuis quelques instants, un page est entré, vêtu d'une livrée couleur de feu à galons d'argent, et s'est approché de Ruy Blas. RUÏ BLAS, l'apercevant. Mon page ! je ne suis pour personne visible.

LE PAGE, bas. Le comte Guritan, qui revient de Neubourg...

RUÏ RLAS, avec un geste de surprise. Ah!—Page, enseigne-lui ma maison du faubourg. Qu'il m'y vienne trouver demain, si bon lui semble. Va.

Le page sort. Aux conseillers. Nous aurons tantôt à travailler ensemble. Dans deux heures. Messieurs, revenez.

Tous sortent en saluant profondément Ruy Blas. Ruy Blas, resté seul, fait quelques pas en proie à une rêverie profonde. Tout à coup, à l'angle du salon, la tapisserie s'écarte et la reine apparaît. Elle est velue de blanc avec la couronne en lêie; elle paraît rayonnante de joie et fixe sur Ruy Blas un regard d'admiration et de respect. Elle soutient d'un bras la tapisserie derrière laquelle on entrevoit une sorte de cabinet obscur où l'on distingue une petite porte, ltuy Blas, en se retournant, aperçoit la reine et reste comme pétrifié devant cette apparition.

SCÈNE III.

RUY BLAS , LA REINE. LA REINE, du fond du théâtre.

Oh! merci! RUÏ BLAS. Ciel!

LA REINE.

Vous avez bien fait de leur parler ainsi. Je n'y puis résister, duc, il faut que je serre Cette loyale main si ferme et si si '■ère! Elle marche vivement à lui et lui pivn 1 la main qu'elle presse avanl qu'il ait pu s'en défendre.

2


4 8

RUY BLAS.

RUY BLAS.

A pari. La fuir depuis six mois et la voir tout à coup.

Haut. Vous étiez là, madame?...

LA REINE.

Oui, duc, j'entendais tout. J'étais là. J'écoutais avec toute mon âme ! RUÏ BLAS, montrant la cachette. Je ne soupçonnais pas... — ce cabinet, madame...

LA REINE.

Personne ne le sait. C'est un réduit obscur Que don Philippe trois fit creuser dans ce mur, D'oùleiriaîtreinvisibleenleiidtouteommeuneombre. Là j'ai vu bien souvent Charlesdeux morne etsombre Assister aux conseils où l'on pillait son bien, Où l'on vendait l'État.

BUY BLAS

Et que disait-il ?

LA REINE.

Rien.

RUÏ ELAS.

Rien ? — Et que faisait-il ?

LA REINE.

Il allait à la chasse. Mais vous ! j'entends encor votre accent qui menace. Comme vous les traitiez d'une haute façon, Et comme vous aviez superbement raison! Je soulevais le bord de la tapisserie, Je vous voyais. Votre oeil, irrité sans furie, Les foudroyait d'éclairs, et vous leur disiez tout. Vous me sembliez seul être resté debout! Mais où donc avez-vous appris toutes ces choses ? D'où vient que vous savez les effets et les causes? Vous n ignorez donc rien ? D'où vient que votre voix Parlait comme devrait parler celle des rois? Pourquoi donc étiez-vous, comme eût été Dieu même, Si terrible et si grand ?

RUÏ BLAS.

Parce que je vous aime ! Parce que je sens bien, moi qu'ils haïssent tous, Que ce qu'ils font crouler s'écroulera sur vous! Parce que rien n'effraie une ardeur si profonde, Et que pour vous sauver je sauverais le monde! Je suis un malheureux qui vous aime d'amour. Hélas ! je pense à vous comme l'aveugle au jour. Madame, écoutez-moi. J'ai des rêves sans nombre. Je vous aime dé loin, d'en bas, du fond de l'ombre; Je n'oserais toucher'le bout de votre doigt, Et vous m'éblouissez comme un ange qu'on voit! —Vraiment, j'ai bien souffert.Si vous saviez,madame! Je vous parle à présent. Six mois, cachant ma flamme, J'ai fui. Je vous fuyais et je souffrais beaucoup. Je ne m'occupe pas de ci-s hommes du tout, Je vous aime. — O mon Dieu, j'ose le dire en face A votre majesté. Que faut-il que je fasse ? Si vous disiez : meurs ! je mourrais. J'ai l'effroi Dans le coeur. Pardonnez!

LA REINE. .

Oh! parie! ravis-moi! Jamais on ne m'a dit ces choses-là. J'écoute! Ton âme en me parlant me bouleverse toute. J'ai besoin de tes yeux, j'ai besoin de la voix. Oh! c'est moi qui souffrais! Si tu savais ! cent fois, Cent fois, depuis six mois que ton regard m'évite.... — Mais non, je ne dois pas dire cela si vite. Je suis bien malheureuse. Ou ! je me lais, j'ai peur !

RUÏ BLAS , qui l'écoute avec ravissement. O madame ! achevez ! vous m'emplissez le coeur !

' LA REINE.

Eh bien, écoute donc!

Levant les yeux au ciel.

— Oui, je vais 1out lui dire. pst-ce un crime? Tant pis. Quand le coeur se déchire,

11 faut bien laisser voir tout ce qu'on y cachait.— Tu fuis la reine? Eh bien, la reine te cherchait! tous les jours je viens là, —là dans cette retraite,— T'écoutant, recueillant ce que tu dis, muette, Contemplant ton esprit.qui veut, juge et résout, Et prise par ta voix qui m'intéresse à tout. Va, tu me semblés bien ie vrai roi, le vrai maître. C'est moi, depuis six mois, tu l'en doutes peut-être, Qui t'ai fait, par degrés, monter jusqu'au sommet. Où Dieu t'aurait dû mettre une femme te met. Oui, tout ce qui me touche a tes soins. Je t'admire. Autrefois une fleur, à présent un empire! D'abord je l'ai vu bon, et puis je té vois grand. Mon Dieu ! c'est à cela qu'une femme se prend! •

Mon Dieu ! si je fais mal, pourquoi, dans celte tombe, M'enfermer, comme on met en cage une colombe, Sans espoir, sans amour, sans un rayon doré? —Un jour que nous aurons le temps, je te dirai

Tout ce que j'ai souffert.—Toujours seule, oubliée.

Et puis, à chaque instant, je suis humiliée.

Tiens, juge : hier encor....—Ma chambre me déplaît.

— Tu dois savoir cela, toi qui sais tout, il est

Des chambres où l'on est plus triste que dans d'auprès ; —

J'en ai voulu changer. Vois quels fers sont les nôtres !

On ne l'a pas voulu. Je suis esclave ainsi ! —

Duc, il faut, — dans ce but le ciel t'envoie ici, —

Sauver l'État qui tremble, et retirer du gouffre

Le peuple qui travaille, et m'aimer, moi qui souffre.

Je te dis tout cela sans suite, à ma façon,

Mais tu dois cependant voir que j'ai bien raison. BUÏ BLAS, tombant à genoux'.

Madame....

LA HEINE , gravement. Don César, je vous donne mon âme.

Reine pour tous, pour vous je ne suis qu'une femme.

Par l'amour, par le coeur, duc, je vous appartieu.

J'ai foi dans votre honneur pour respecter le mien.

Quand vous m'appellerez, je viendrai. Je suis prêle.

O César ! un esprit sublime est dans ta tête.

Sois fier, car le génie est ta couronne à toi ! Elle baise Ruy Blas an front.

Adieu.

Elle soulève ïa tapisserie et disparaît.

SCENE IV.

RUY BLAS,«wZ.

11 est comme absorbé dans une contemplation angélique.

Devant mes yeux c'est le ciel que je voi! De ma vie, ô mon Dieu ! cette heure est la première. Devant moi tout un monde, un monde de lumière, Comme ces paradis qu'en songe nous voyons, S'entr'ouvre en m'inondant de vie et de rayons ! Partout, en moi, hors moi, joie, extase et "mystère, Et l'ivresse, et l'orgueil, et ce qui sur la terie Se rapproche le plus de la divinité, L'amour dans la puissance et dans la majesté! La reine m'aime !ô Dieu ! c'est bien vrai, c'est moi-rnêJe suis plus que le roi puisque la reine m'aime! [me. Oh ! cela m'éhlouit. Heureux, aimé, vainqueur! Duc d'Olmedo, — l'Espagne à mes pieds, —j'ai son Cetangequ'àgenouxje contemple et jenomme, [coeur! D'unmotmelransfigure et mefaitplusqu'unbomme. Donc je marche vivant dans mon rêve étoile! Oh ! oui, j'en suis bien sûr, elle m'a bien parlé. C'est bien elle Elle avait un petit diadème En dentelle d'argent. Et je regardais même, Pendant qu'elle parlait, — je crois la voir encor, — Un aigle ciselé sur son bracelet d'or. Elle se fie à moi, m'a-t-elle dit. — Pauvre ange! Oh! s'il est vrai que Dieu , par un prodige étrange, En nous donnant l'amour, voulut mêler en nous


RUY BLAS. jg

Ce qui fait l'homme grand à ce qui le fait dou\ , Moi,quinecrainsplusiienmaintenantqu'elle m'aime, Moi qui suis toutpuissant,grâceàsonchoix suprême, Moi, dont le coeur gonflé ferait envie aux rois, Devant Dieu qui m'entend, sans peur, à haute voix, Je le dis, vous pouvez vous confier, madame, Amon bras comme reine, à mon coeur comme femme! Le dévoûment se cache au fond de mon amour Pur et loyal ! — Allez, ne craignez rien ! — Depuis quelques instants, un homme est entré par la porte du fond, enveloppé d'un grand manteau, coiffé d'un chapeau galonné d'argent. 11 s'est avancé lentement vers Ruy Blas sans être vu, et, au moment où Ruy Blas, ivre d'extase et de bonheur, lève les yeux au ciel, cet homme lui pose brusquement la main sur l'épaule. Buy Blas se retourne comme réveillé subitement; l'homme.laisse tomber son manteau, el Buy Blas reconnaît don Sallusle. Don Salluste est vêtu d'une livrée couleur de feu à galons d'argent pareille à celle du page de Ruy Blas.

SCÈNE V.

RUY BLAS, DON SALLUSTE.

DON SALLUSTE, posant sa main sur l'épaule de

Ruy Blas.

Bonjour. RUÏ BLAS, effaré. A part. Grand Dieu ! je suis perdu ! le marquis ! DON SALLUSTE , souriant.

Je parie Que vous ne pensiez pas à moi.

RUY BLAS.

Sa Seigneurie En effet me surprend.

A part. Oh ! mon malheur renaît. J'étais tourné vers l'ange et le démon venait. 11 court à la tapisserie qui cache le cabinet secret, et en ferme la petiLe porte au verrou; puis il revient lout tremblant vers don Sallusle.

DON SALLUSTE.

Eh bien ! comment cela va-l-il? RUY BLAS, l'oeil fixé sur don Salluste impassible, pouvant à peine rassembler ses idées. Cette livrée?... DON SALLUSTE, souriant toujours. Il fallait du palais me procurer l'entrée. Avec cet habit-là l'on arrive partout. J'ai pris votre livrée et la trouve à mon goût. 11 se couvre. Ruy Rlas reste tête nue. RUY BLAS.

Mais j'ai peurpour vous...

DON SALLUSTE.

Peur! Quel est ce mot risible?

RUY RLAS.

Vous êtes exilé?

DON SALLUSTE. Croyez-vous? c'est possible.

RUY BLAS.

Si l'on vous reconnaît, au palais, en plein jour?

DON SALLUSTE. Ah bah ! des gens heureux, qui sont des gens de cour, Iraient perdre leur temps, ce temps qui sitôt passe, A se ressouvenir d'un visage, en disgrâce ! D'ailleurs, regarde-t-on le profil d'un valet? H s'assied dans un fauteuil, et Buy Blas reste debout. A propos, que dit-on à Madrid, s'il vous plaît? Est-il vrai que, brûlant d'un zèle hyperbolique, Ici, pour les beaux yeux de la caisse publique, Vous exilez ce cher Priego, l'un des grands? Vous avez oublié que vous êtes parents. Sa mère est Sandoval, la vôtre aussi. Que diable!

Sandoval porte d'or à la bande de sable. Regardez vos blasons, don César, C'est fort clair. Cela ne se fait pas entre parents, mon cher. Lesloupspournuireauxloupsfont-ilslesbonsapôtres? Ouvrez les yeux pour vous, fermez-lespour les autres. Chacun pour soi.

RUY RLAS, se rassurant un peu.

Pourtant, monsieur, permettez-moi. Monsieur de Priego, comme noble du roi, A grand tort d'aggraver les charges de l'Espagne. Or, il va falloir mettre une armée en campagne; Nous n'avons pas d'argent, et pourtant il le faut. L'héritier bavarois penche à mourir bientôt. Hier, le comte d'Harraelt, que vous devez connaître, Me le disait au nom de l'empereur son maître. Si monsieur l'archiduc veul soutenir son droit, La guerre éclatera...

BON SALLUSTE.

L'air me semble un peu froid.

Faites-moi le plaisir de fermer la croisée.

Ruy Blas, pâle de honte et de désespoir, hésite un moment; puis il fait un effort et se dirige lentement \er$ la fenélre, la ferme el revient vers don Sallusle, qui, assis dans le fauteuil, le suit des yeux d'un oeil indifférent.

RUY BLAS, reprenant et essayant de convaincre

don Salluste. Daignez voir à quel point la guerre est malaisée. Que faire sans argent? Excellence, écoutez. Le salut de l'Espagne est dans nos probités. Pour moi, j'ai, comme si notre armée était prête, Fait dire à l'empereur que je lui tiendrais tête... DON SALLUSTE , interrompant Ruy Blas et lui montrant son mouchoir qu'il a laissé tomber en entrant. Pardon ! ramassez-moi mon mouchoir. Buy Blas , comme à la torture, hésite encore, puis se baisse, ramasse le mouchoir, et le présenle à don * Salluste.

DON SALLUSTE, mettant le mouchoir dans sa poche.

—Vous disiez?... BUÏ BLAS, avec un effort. Le salut de l'Espagne !—oui, l'Espagne à nos pieds, Et l'intérêt public demandent qu'on s'oublie. Ah! toute nation bénit qui la délie. Sauvons ce peuple! Osons être grands, et frappons! Otons l'ombre à l'intrigue et le masque aux fripons!

DON SALLUSTE, nonchalamment. Et d'abord ce n'est pas de bonne compagnie, — Cela sent son pédant et son petit génie, Que de faire sur tout un bruit démesuré. Un méchant niillion , plus ou moins dévoré, Voilà-t-il pas de quoi pousser des cris sinistres! Mon cher, les grands seigneurs ne sont pas de vos Ils vivent largement. Je parle sans phébus. [cuistres. Le bel air que celui d'un redresseur d'abus Toujours boulfi d'orgueil et rouge de colère ! Mais beh! vous voulez être un gaillard populaire, Adoré des bourgeois et des marchands d'esleufs. C'est fort drôle. Ayez donc des caprices plus neufs. Les intérêts publics? Songez d'abord aux vôtresLe salut de l'Espagne est un mot creux que d'autres Feront sonner, mon cher, tout aussi bien que vous. La popularité? c'est la gloire en gros sous. Rôder, dogue aboyant, tout autour des gabelles? Charmant métier ! je sais des postures plus belles. Vertu? foi? probité ? c'est du clinquant déteint. C'était usé déjà du temps de Charles-Quint. Vous n'êtes pas un sot; faut-il qu'on vous guérisse Du pathos? Vous tétiez encor votre nourrice, Que nous autres déjà, nous avions sans pitié, Gaiment, à coups d'épingle ou bien à coups depié, Crevant votre ballon au milieu des risées, Fait sortir'tout le vent de ces billevesées!

Cl


20

RUY BLAS.

RUÏ BLAS.

Mais pourtant, monseigneur...

DON SALLUSTE, avec un sourire glacé.

Vous êtes étonnant. Occupons-nous d'objets sérieux, maintenant. D'un ton bref et impérieux.

Vous m'attendrez demain toute la matinée,

Chez vous, dans la maison que je vous ai donnée. La chose que je fais touche à l'événement. Gardez pour nous servir les muets seulement. Ayez dans le jardin, caché sous le feuillage, Un carrosse attelé, tout prêt pour un voyage. J'aurai soin des relais. Faites tout à mon gré. — Il vous faut de l'argent. Je vous en enverrai. —

RUY BLAS.

Monsieur, j'obéirai. Je consens à tout faire. Mais jurez-moi d'abord qu'en toute cette affaire La reine n'est pour rien.

DON SALLUSTE , qui jouait avec un couteau d'ivoire sur la table, se retourne à demi.

De quoi vous mêlez-vous? Ttv?ziks,chancelantet leregardantavec épouvante. Oh! vous êtes un homme effrayant. Mes genoux Tremblent.. .Vous m'entraînez vers un gouffre invisiOh ! je sens que je suis dans une main terrible! [ble. Vous avez des projets monstrueux. J'entrevoi Quelque chose d'horrible... — Ayez pitié de moi. Il faut que je vous dise,—hélas! jugez vous-même!— Vous ne le saviez pas! cette femme, je l'aime! DON SALLUSTE, froidement. , Mais si. Je le savais.

RUY ELAS.

Vous le saviez! DON SALLUSTE.

Pardieu ! Qu'est-ce que cela fait?

RUY BLAS , s'appuyant au mur pour ne pas tomber, et comme se parlant à lui-même.

Donc il s'est fait un jeu, i Le lâche, d'essayer sur moi cette torture! Mais c'est que ce serait une affreuse aventure !

Il lève les yeux au ciel. Seigneur Dieu tout-puissant, mon Dieu qui m'éprouÉpargnez-moi, Seigneur! [vez,

DON SALLUSTE.

Ah çà, mais — vous rêvez ! Vraiment! vous vous prenez au sérieux, mon maître. C'est bouffon. Vers un but que seul je dois connaître, But plus heureux pour vous que vous ne le pensez, J'avance. Tenez-vous tranquille. Obéissez. Je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, Je veux votre bonheur- Marchez, la chose est faite. Puis, grand'choseaprèstoutquedes chagrins d'amour! Nous passons tous par là. C'est l'affaire d'un jour. Savez-vous qu'il s'agit du destin d'un empire? Qu'est le vôtre à côté? Je veux bien tout vous dire, Mais ayez le bon sens de comprendre aussi, vous. Soyez de votre état. Je suis très-bon, très-doux , Mais que diable! un laquais, d'argile humble ou choiN'est qu'un vase où je veux verser ma fantaisie, [sie, De vous autres, mon cher, on fait tout ce qu'on veut. Votre maître, selon le dessein qui l'émeut, A son gré vous déguise, à son gré vous démasque. Je vous ai fait seigneur. C'est un rôle fantasque, —Pour l'instant.—Vous avez l'habillement complet. Mais, ne l'oubliez pas, vous êtes mon valet. Vous courtisez la reine ici par aventure, Comme vous monteriez derrière ma voiture. Soyez donc raisonnable.

RUÏ BLAS, qui l'a écouté avec égarement et comme ne pouvant en croire ses oreilles.

O monDieu!—Dieuclément! Dieu juste! de quel crime est-ce le châtiment? Qu'est-ce donc que j'ai fait? Vous êtes notre père

Et vous ne voulez pas qu'un homme désespère! Voilà donc.où j'en suis! — et volontairement, Et sans tort de ma part,—pour voir,—uniquement Pour voir agoniser une pauvre victime, Monseigneur, vous m'avez plongé dans cet abîme. Tordre un malheureux coeur plein d'amour et de foi, Afin d'en exprimer la vengeance pour soi !

Se parlant à lui-même.

Car c'est une vengeance ! oui, la chose est certaine ! Et je devine bien que c'est contre la reine! Qu'est-ce que je vais faire? Aller lui dire tout? Ciel! devenir pour elle un objet de dégoût Et d'horreur! un Crispin! un fourbe à double face! Un effronté coquin qu'on bâtonne et qu'on chasse! Jamais! — Je deviens fou, ma raison se confond!

Une pause. Il rêve. O mon Dieu! voilà donc les choses qui se font! Bâtir une machine effroyable dans l'ombre, L'armer hideusement de rouages sans nombre, Puis, sous la meule, afin de voir comment elle est, Jeter une livrée, une chose, un valet, Puis la faire mouvoir, et soudain sous la roue Voir sortir des lambeaux teints de sang et de boue, Une tête brisée, un coeur tiède et fumant, Et ne pas frissonner alors qu'en ce moment On reconnaît, malgré le mot dont on le nomme, Que ce laquais était l'enveloppe d'un homme!

Se tournant vers don Salluste. Mais il est temps encore ! oh ! monseigneur, vraiment ! L'horrible roue encor n'est pas en mouvement!

11 se jette à ses pieds. Ayez pitié de moi! grâce! ayez pitié d'elle! Vous savez que je suis un serviteur fidèle ! Vous l'avez dit souvent! voyez! je me soumets! Grâce!

DON SALLUSTE.

Cet bomme-là ne comprendra jamais. C'est impatientant.

RUY- BLAS, se traînant a ses pieds. Grâce!

DON SALLUSTE.

Abrégeons, mon maître. Il se tourne vers la fenêtre. Gageons que vous avez mal fermé la fenêtre. Il vient un froid par là !

Il va à la croisée et la ferme. RUY BLAS, se relevant.

Oh ! c'est trop! à présent Je suis duc d'Olmedo, ministre tout-pnissant ! Je relève le front sous le pied qui m'écrase.

DON SALLUSTE.

Comment dit-il cela? Répétez-donc la phrase. Ruy Blas, duc d'Olmedo ! Vos yeux ont un bandeau. Ce n'est que sur Bazan qu'on a mis Olme&o.

RUY BLAS. Je vous fais arrêter.

DON SALLUSTE.

Je dirai qui vous êtes. RUY BLAS , exaspéré. Mais...

DON SALLUSTE.

Vous m'accuserez? J'ai risqué nos deux têtes. C'est prévu. Vous prenez trop tôt l'air triomphant.

RUY BLAS.

Je nierai tout !

DON SALLUSTE.

Allons ! vous êtes un enfant.

BUY BLAS.

Vous n'avez pas de preuve !

DON SALLUSTE.

Et vous, pas de mémoire. Je fais ce que je dis, et vous pouvez m'en croire. Vous n'êtes que le gant, el moi je suis la main.


RUY BLAS.

21

Bas et se rapprochant de Ruy Blas. Si tu n'obéis pas , si tu n'es pas demain Chez toi pour préparer ce qu'il faut que je fasse, Si tu dis un seul mot de tout ce qui se passe, Si tes yeux , si ton geste en laissent rien percer, Celle pour qui tu crains, d'abord, pour commencer, Par ta folle aventure, en cent lieux répandue, Sera publiquement diffamée et perdue. Puis, elle recevra, ceci n'a rien d'obscur, Sous cachet, un papier, que je garde en lieu sûr, Écrit, te souvient-il avec quelle écriture ? Signé, tu dois savoir de quelle signature ? Voici ce que ses yeux y liront : « — Moi Ruy Blas,

» Laquais de monseigneur le marquis de Finlas, » En toute occasion, ou secrète, ou publique, » M'engage à le servir comme un bon domestique.»

RUÏ BLAS , brisé et d'une voix éteinte.

11 suffit. — Je ferai, monsieur, ce qu'il vous plaît.

La porte du fond s'ouvre. On voit rentrer les conseillers

du conseil privé.

Don Sallusle s'enveloppe vivement de son mauteau.

DON SALLUSTE, bas.

On vient.

11 salue profondément Ruy Blas. Haut. Monsieur le duc, je suis votre valet. Il sort.

ACTE QUATRIÈME.

Une petite chambre somptueuse et sombre. Lambris et meubles de vieille forme et de vieille dorure. Murs couverts d'anciennes tentures de velours cramoisi, écrasé et miroilaut par places et derrière le dos des fauteuils, avec de larges galons d'or qui le divisent en bandes verticales. Au fond, une porte à deux ballants. A gauche, sur un pan coupe, une grande cheminée sculptée du temps de Phillipe II, avec écusson de fer battu dans l'intérieur. Du côlé opposé, sur un pan coupé, une pelile porle basse donnant dans un cabinet obscur. Une seule fenêtre à gauche, placée très-haut et garnie de barreaux et d'un auvent inférieur comme les croisées des prisons. Sur le mur, quelques vieux portraits enfumes et à demi effacés. Coffre de garde-robe avec miroir de Venise. Grands fauteuils du temps de Philippe III. Une armoire très-ornée adossée au mur. Une table carrée avec ce qu'il faut pour écrire. Un petit guéridon de forme ronde à pieds dorés dans un coin. C'est le matin.

Au lever du rideau, Ruy Blas , vêtu de noir, sans manteau et sans la toison, vivement agile, se promène à grands pas dans la chambre. Au fond se tient son page, immobile et comme attendant ses ordres.

SCENE I.

RUY BLAS, LE PAGE.

RUÏ RLAS, à part, et se parlant à lui-même. Que faire? — Elle d'abord ! elle avant tout! — rien ' Dût-on voir sur un mur rejaillir ma cervelle, [qu'elle ! Dût le gibet me prendre ou l'enfer me saisir ! Il faut que je la sauve! — oui ! mais y réussir ? Comment faire? donner mon sang, mon coeur, mon

[âme, Ce n'est rien , c'est aisé. Mais rompre cette trame ! Deviner... — deviner! car il faut deviner! — Ce que cet homme a pu construire et combiner! Il sort soudain de l'ombre et puis il s'y replonge, Et là, seul dans sa nuit, que fait-il?—Quand j'y songe, Dans le premier moment je l'ai prié pour moi! Je suis un lâche, et puis c'est stupide !—eh bien quoi ! C'est un homme méchant. — Mais que je m'imagine —La chose a sans nul doute une ancienne origine,— Que lorsqu'il tient sa proie et la mâche à moitié, Ce démon va lâcher la reine, par pitié Pour son valet ! Peut-on fléchir les bêtes fauves? —Mais, misérable, il faut pourtant que tu la sauves ! C'est toi qui l'as perdue !* à tout prix ! il le faut! — C'est fini. Me voilà retombé! De si hautl Si bas ! j'aidoncrêvé !—Ho ! je veux qu'elle échappe ! Mais lui ! par quelle porte, ô Dieu, par quelle trappe, Par où va-t-il venir, l'homme de trahison ? Dans ma vie et dans moi, comme en cette maison, Il est maître. Il en peut arracher les dorures. Il a toutes les clefs de toutes les serrures. Il peut entrer, sortir, dans l'ombre s'approcher, Et marcher sur mon coeur comme sur ce plancher. —Oui, c'est que je rêvais! le sort trouble nos têtes Dans la rapidité des choses sitôt faites. — Je suis fou. Je n'ai plus une idée en son lieu. Ma raison, dont j'étais si vain, mon Dieu ! monDieu ! Prise en un tourbillon d'épouvante et de rage, N'est plus qu'un pauvre jonc tordu par un orage! Que faire? Pensons bien. D'abord empêchons-la

De sortir du palais. — Oh oui, le piège est là. Sans doute. Autour demoitoutestnuit,tout est gouffre Je sens le piège, mais je ne vois pas. — Je souffre ! C'est dit. Empêchons-la de sortir du palais. Faisons-la prévenir sûrement, sans délais. — Par qui?—je n'ai personne ! II rêve avec accablement. Puis, tout à coup, comme

frappé d'une idée subite el d'une lueur d'espoir, il

rélève la lête.

— Oui, don Guritan l'aime ! C'est un homme loyal ! oui !

Faisant un signe au page de s'approcher. Bas.

— Page, à l'instant même, Va chez don Guritan, et fais-lui de ma part

Mes excuses, et puis dis-lui que sans retard Il aille chez la reine et qu'il la prie en grâce, En mon nom comme au sien, quoi qu'on dise ou qu'on Dene points'absenter du palais de trois jours, [fasse, Quoi qu'il puisse arriver. De ne point sortir. Cours !

Rappelant le page. Ah! Il lire de son garde-notes une feuille et un crayon.

Qu'il donne ce mot à la reine, et qu'il veille!

Il écrit rapidement sur son genou. — « Croyez don Guritan, faites ce qu'il conseille! »

11 ploie le papier et le remet au page. Quant à ce duel, dis-lui que j'ai tort, que je suis A ses pieds, qu'il me plaigne et que j'ai des ennuis, Qu'il porte chez la reine à l'instant mes suppliques, Et que je lui ferai des excuses publiques. Qu'elle est en grand péril. Qu'elle ne sorte point. Quoi qu'il arrive.—Au moins trois jours !—De point

[en point. Fais tout. Va, sois discret, ne laisse rien paraître.

LE PAGE.

Je vous suis dévoué. Vous êtes un bon maître.

RUÏ BLAS. Cours, mon bon petit page. As-tu bien tout compris ?

LE PAGE.

Oui, monseigneur, soyez tranquille. Il sort.


22

RUY BLAS.

nuv BLAS, resté seul, tombant sur un fauteuil.

Mes esprits

Se calment. Cependant, comme dans la folie,

Je sens confusément des choses que j'oublie.

Oui, le moyen est sûr. Don Guritan...!—mais moi?

Faut-il attendre ici don Salluste? Pourquoi?

Non. Ne l'attendons pas. Cela le paralyse

Tout un grand jour. Allonsprier dans quelque église.

Sortons. J'ai besoin d'aide, et Dieu m'inspirera !

Il prend son chapeau sur une crédence, et secoue une sonnette posée sur la table. Deux nègres, vêtus de velours vert-clair et de brocart d'or, jaquettes plissées à grandes basques, paraissent à la porte du fond.

Je sors- Dans un instant un homme ici viendra. —Par une entrée à lui.—Dans la maison, peut-être, Vous le verrez agir comme s'il était maître. Laissez-le faire. Et si d'autres viennent...

Après avoir hésité un moment. Ma foi, Vous laisserez entrer ! —

Il congédie du geste les noirs, qui s'inclinent en signe d'obéissance et qui sortent.

Allons?

11 sort.

Au moment où la porte se refermé sur Ruy Blas, on entend un grand bruit dans la cheminée, par laquelle

- on voit tomber tout à coup itn homme, enveloppé d'un manteau déguenillé, qui se précipite dans la chambre. C'est don César.

SCÈNE II.

DON CÉSAR.

Effaré, essoufflé, décoiffé, étourdi, avec une expression joyeuse et inquiète en même temps.

Tant pis ! c'est moi ! H se relève en se frottant la jambe sur laquelle il est tombé, et s'avance dans la chambre avec force révérences et chapeau bas. Pardon ! ne faites pas attention, je passe. Vous parliez entre vous. Continuez, de grâce. J'entre un peu brusquement, rnessieurs.j'en suis fâché Il s'arrête au milieu de la chambre et s'aperçoit qu'il est seul.

— Personne! — Sur le toit tout à l'heure perché, J'ai cru pourtant ouïr un bruit de voix. — Personne !

S'asseyant dans un fauteuil.

Fort bien. Recueillons-nous. La solitude est bonne.

— Ouf! que d'événements! — J'en suis émerveillé Comme l'eau qu'il secoue aveugle un chien mouillé. Primo, ces alguazils qui m'ont pris dans leurs serres ; Puis cet embarquement absurde; ces corsaires; Et cette grosse ville où l'on m'a tant battu ;

Et les tentations faites sur ma vertu Par cette femme jaune ; et mon départ du bagne ; Mes voyages; enfin, mon retour en Espagne! Puis, quel roman! le jour où j'arrive, c'est fort, Ces mêmes alguazils rencontrés tout d'abord ! Leur poursuite enragée et ma fuite éperdue ; Je saute un mur ; j'avise une maison perdue Dans les arbres, j'y cours ; personne ne me voit ; Je grimpe alègrement du hangar sur le toit ; Enfin, je m'introduis dans le sein des familles Par une cheminée où je mets en guenilles Mon manteauleplusneuf qui sur nies chaussespend!.. —Pardieu ! monsieur Sallusteestun grand sacripant! Se regardant dans une petite glace de Venise posée sur le grand coffre à tiroirs sculptés.

—Mon pourpoint m'a suivi dans mes malheurs.Il lutte

Il ôte son manteau et mire dans la glace son pourpoint de satin rose usé, déchiré et rapiécé; puis il porte vivement la main à sa jambe avec un coup d'oeil vers la cheminée.

Mais ma jambe a souffert diablement dans ma chute !

Il ouvre les tiroirs du coffre. Dans l'un d entre eux, il trouve un manteau de velours, vert-clair, brode d or le manteau donné par don Salluste à Ruy Blas. Il examine le manteau et le compare au sien.

— Ce manteau me parait plus décent que le mien

Il jette le manteau vert sur ses épaules, et met le sien à la place dans le coffre après l'avoir soigneusement plié ; il y ajoute son chapeau qu'il enfonce sous le manteau d'un coup de poing, puis il referme le liroir. lise promène fièrement dans le beau manteau brodé d'or. C'est égal, me voilà revenu- Tout va bien. Ab ! mon très-cher cousin, vous voulez que j'émigre Dans cette Afrique où l'homme est la souris du tigre! Mais je vais me venger de vous, cousin damné, Épouvantablement quand j'aurai déjeuné. J'irai, sous mon vrai nom, chez vous, traînant ma D'affreux vaurienssentantlegibetd'uneiieue, [queue Et je vous livrerai vivant aux appétits De tous mes créanciers — suivis de leurs petits.

Ilaperçoit dans un coin une magnifiquepairede bottines à canons de dentelles. Il jette lestement ses vieux souliers, et chausse sans façon les bottines neuves.

Voyons d'abord où m'ont jeté ses perfidies.

Après avoir examiné la chambre de tous les côtés.

Maison mystérieuse et propre aux tragédies.

Portes closes, volets barrés, un vrai cachot.

Dans ce charmant logis on entre par en haut,

Juste comme le vin entre dans les bouteilles. Avec un soupir.

— C'est bien bon du bon vin ! —

Il aperçoit la pelile porie à droite, l'ouvre, s'introduit vivement dans le cabinet avec lequel elle communique ; puis rentre avec des gestes d'éionnement.

Merveille des merveilles !

Cabinet sans issue où tout est clos aussi !

11 va à la porte du fond, l'entr'ouvre, et regarde au dehors ; puis il la laisse retomber et revient sur le devant du théâtre.

Personne! —Où diable suis-je?— Au fait, j'ai réussi

A fuir les alguazils. Que m'importe le reste?

Vais-je pas m'effarer et prendre un air funeste

Pour n'avoir jamais vu de maison faite ainsi?

11 se rassied sur le fauteuil, bâille, puis se relève presque aussitôt.

Ah çà! mais — je m'ennuie horriblement ici.

Avisant une petite armoire dans le mur, à gauche, qui fait le COÎD du pan conpé. Voyons, ceci a l'air d'une bibliothèque.

Il y va et l'ouvre. C'est un garde-manger bien garni» Justement. — Un pâté, du vin, une pastèque. C'est un encas complet. Six flacons bien rangés! Diable! sur ce logis j'avais des préjugés.

Examinant les flacons l'un après l'autre. C'est d'un bon choix.—Allons ! l'armoire est honorafile. Il va chercher dans un coin la petite table ronde, l'apporte sur le devant du théâtre et la charge joyeusement de tout ce que contient le garde-manger, boutelles, plats, etc., il ajoute un verre, une assiette, une fourchette, etc. — Puis il prend une des bouteilles. Lisons d'abord ceci.

Il emplit le verre, et boit d'un trait.

C'est une oeuvre admirable De ce fameux poète appelé le soleil! Xérès-des-Chevaliers n'a rien de plus vermeil. 11 s'assied, se verse un second verre ei boit. Quel livre vaut cela? Trouvez-moi quelque chose De plus spiritueux !

Il boit.

Ah Dieu, cela repose ! Mangeons.

Il entame le pâté. Chiens d'alguazils! je les ai déroutés. ' Ils ont perdu ma trace.

Il mange.

Oh ! I« roi dss pâte* !


RUY BLAS.

23

Quant au maître du lieu, s'il survient... —

11 va au buffet et en rapporte un verre et un couvert qu'il pose Sur la table.

je l'invite. —Pourvu qu'il n'aillepas me chasser! Mangeons vite.

Il met les morceaux doubles. Mon dîner fait, j'irai visiter la maison. Mais qui peut l'habiter? peut-êlre un bon garçon. Ceci peut ne cacher qu'une intrigue de femme. Bah! quel mal fais-je ici? qu'est-ce que je réclame? Rien, —l'hospitalité de ce digue mortel, A la manière antique, Il s'agenouille à demi et entoure la table de ses bras. En embrassant l'autel. Il boit. D'abord CPCÎ n'est point le vin d'un méchant homme, Et puis, c'est convenu, si l'on vient, je me nomme. Ah! vous endiablerez. mon vieux cousin maudit! Quoi, ce bohémien ? ce galeux ? ce bandit? Ce Zafari? ce gueux ? ce va-nu-pieds...?— Tout juste 1 Don César de Bazan, cousin de don Salluste! Oh! la bonne surprise 1 et dans Madrid, quel bruit! Quand est-il revenu? ce matin? cetle nuit? Quel tumulte partout en voyant cette bombe, Ce grand nom oublié qui tout à coup retombe, Don César de Bazan ! oui, messieurs, s'il vous plaît. Personne n'y pensait, personne n'en parlait. Il n'était doncpasmorl? il vit, messieurs, mesdames ! Les hommes diront : Diable! — Oui dà! diront les

[femmes. Doux bruit qui vous reçoit rentrant dans vos foyers, Mêlé de l'abonnent de trois cents créanciers ! Quel beau rôle à jouer ! — Hélas ! l'argent memanque.

Bruit à la porte. On vient!—Sans doute on va comme un vil saltimbanM'expnlser. — C'est égal, ne fais rien à demi, [que César !

Il s'enveloppe de son manteau jusqu'aux yeux. La porte du fond s'ouvre. Entre un laquais en livrée portanl sur son dos une grosse sacoche.

SCENE III. v DON CÉSAR, UN LAQUAIS.

DON CÉSAR, toisant le laquais de la tête aux pieds. Qui venez-vous chercher céans, l'ami? A part. Il faut beaucoup d'aplomb, le péril est extrême.

LE LAQUAIS.

Don César de Bazan. DON CÉSAR, dégageant son visage du manteau. . Don César ! c'est moi-même ! A part. Voilà du merveilleux !

LE LAQUA16.

Vous êtes le seigneur Don César de Bazan !

DON CÉSAR.

Pardieu ! j'ai cet honneur. César 1 le vrai César! le seul César! le comte De Garo.... LE LAQUAIS, posant sur le. fauteuil la sacoche. Daignez voir si c'est là votre compte. DON CÉSAR, comme ébloui.

A part.

De l'argent! c'est trop fort!

Haut. Mon cher...

LE LAQUAIS.

Daignez compter. C'est la somme que j'ai l'ordre de vous porter.

DON CÉSAR, gravement. Ah ! fort bien ! je comprends.

A part. Jeveux bien que le diable...— Çà, ne dérangeons pas cette histoire admirable. Ceci vient tort à point.

Haut. Vpus faut-il des reçus?

LE LAQUAIS.

Non, monseigneur.

DON CÉSAR, lui montrant la table.

Mettez cet argent là-dessus. Le laquais obéit. De quelle part?

LE LAQUAIS.

Monsieur le sait bien.

DON CÉSAR.

Sans nul doute. Mais...

LE LAQUAIS.

- Cet argent,—voilà ce qu'il faut que j'ajoute, — Vient de qui vous savez pour ce que vous savez.

DON CÉSAR, satisfait,de l'explication. Ah!

LE LAQUAIS.

Nous devons, tous deux, être fort réservés. Chut!

DON CÉSAR. '

Chut ! ! ! — Cet argent vient... — la phrase est Redites-la-moi donc. [magnifique,!

LE LAQUAIS.

Cet argent...

DON CÉSAR.

Tout s'explique ! Me vient de qui je sais...

LE LAQUAIS.

Pour ce que vous savez. Nous devons.

DON CÉSAR. Tous les deux!!!

LE LAQUAIS.

Être fort réservés.

DON CÉSAR.

C'est parfaitement clair.

LE LAQUAIS.

Moi j'obéis. Du reste Je ne comprends pas. '

DON CÉSAR.

Bah!

LE LAQUAIS.

Mais vous comprenez !

DON CÉSAR.

Peste!

LE LAQUAIS.

Il suffit.

DON CÉSAR.

Je comprends et je prends, mon très-cher. De l'argent qu'on reçoit, d'abord c'est toujours clair.

LE LAQUAIS.

Chut! .

DON CÉSAR.

Chut ! ! ! ne faisons pas d'indiscrétion. Diantre !

LE LAQUAIS.

Comptez, seigneur !

DON CÉSAR.

Pour qui me prends-tu? Admirant la rondeur du sac pose sur la table. Lé beau ventre ! LE LAQUAIS, insistant. Mais...

DON CÉSAR.

Je me fie à toi.

LE LAQUAIS.

L'or est en souverains. Bons quadruples pesant sept gros trente^six grains,


M

RUY BLAS.

Ou bons doublons au.marc L'argent, en croix-maries.

Don César ouvre la sacoche et en tire plusieurs sacs pleins d'or et d'argent qu'il ouvre et vide sur la lable avec admiration ; puis il se met à puiser à pleines poignées dans les sacs d'or, et remplit ses poches de quadruples et de doublons.

DON CÉSAR, s'interrompant avec majesté.

A part. Voici que mon roman, couronnant ses féeries, ' Meurt amoureusement sur un gros million. Il se remet à remplir ses poches.

O délices! je mords à même un galion! Une poche pleine, il passe à l'autre. Il se cherche des poches partout, et semble avoir oublié le laquais. LE LAQUAIS, qui le regarde avec impassibilité. Et maintenant j'attends vos ordres.

DON CÉSAR, se retournant.

Pourquoi faire?

LE LAQUAIS.

Afin d'exécuter, vite et sans qu'on diffère, Ce que je ne sais pas et ce que vous savez. De très-grands intérêts....

DON CÉSAR, l'interrompant d'un air d'intelligence. Oui, publics et privés ! ! !

LE LAQUAIS.

Veulent que tout cela se fasse à l'instant même. Je dis ce qu'on m'a dit de dire.

DON CÉSAR, lui frappant sur l'épaule. Et je t'en aime, Fidèle serviteur!

LE LAQUAIS.

Pour ne rien retarder, Mon maître à vous me donne afin de vous aider.

DON CÉSAR.

C'est agir congrument. Faisons ce qu'il désire.

A part.

Je veux être pendu si je sais que lui dire.

Haut.

Approche, galion, et d'abord —*

Il remplît de vin l'autre verre, bois-moi ça!

LE LAQUAIS.

Quoi, seigneur!

DON CÉSAR.

Bois-moi ça ! Le laquais boit, don César lui remplit son verre. Du vin d'Oropesa! Il fait asseoir le laquais, le fait boire, et lui verse de nouveau vin.

Causons.

A part. Il a déjà la prunelle allumée.

Haut et s'élendaut sur sa chaise. L'homme, mon cher ami, n'est que de la fumée Noire, et qui sort du feu des passions. Voilà. Il lui verse à boire.

C'est bête comme tout ce que je te dis là. Et d'abord la fumée, au ciel bleu ramenée, Se comporte autrement dans une cheminée. Elle monte gaîment, et nous dégringolons.

Il se frotté la jambe. L'homme n'est qu'un plomb vil.

Il remplit les deux verres.

Buvons. Tous tes doublons Ne valent pas le chant d'un ivrogne qui passe.

Se rapprochant d'un air mystérieux. Vois-tu, soyons prudents. Trop chargé, l'essieu casse. Le mur sans fondement s'écroule subito. Mon cher, raccroche-moi le col de mon manteau.

LE LAQUAIS, fièrement. Seigneur, je ne suis pas valet de chambre. Avant que don César ait pu l'eu empêcher, il secoue la sonnelte posée sur la table.

DON CÉSAR , à part, effrayé.

Il sonne !

Le maître va peut-être arriver en personne.

Je suis pris.

Entre un des noirs. Don César, en proie à la plus vive

anxiété, se retourne du côté opposé comme ne sachant

que devenir.

LE LAQUAIS , au nègre.

Remettez l'agrafe à monseigneur. Le nègre s'approche gravement de don César, qui le regarde faire d'un air stupéfait ; pnis il rattache l'agrafe du manteau, salue et son, laissant don César pétrifié. DON CÉSAR, se levant de table. A part. Je suis chez Belzébuth, ma parole d'honneur! 11 vient sur le devant du théâtre et s'y promène à grands pas. Ma foi, laissons-nous faire, et prenons ce qui s'offre. Donc je vais remuer les écus à plein coffre. J'ai de l'argent! que vais-je en faire? Se retournant vers le laquais attablé, qui continue à boire et qui commence à chanceler sur sa chaise. . Attends, pardon! Rêvant, à part. Voyons,—si je payais mes créanciers? — fi donc!

— Du moins, pour les calmer, âmes à s'aigrir

[promptes, Si je les arrosais avec quelques à-comptes ?

— A quoi bon arroser ces vilaines fleurs-là? Où diable mon esprit va-t-il chercher cela?

Rien n'est tel que l'argent pour vous corrompre un

[homme', Et, fût-il descendant d'Annibal qui prit Rome, L'emplir jusqu'au goulot de sentiments bourgeois! Que dirait-on ? me voir payer ce que je dois ! Ah!

LE LAQUAIS, vidant son verre. Que m'ordonnez-vous?

DON CÉSAR.

Laisse-moi, je médite. Bois en m'attendant.

Le laquais se remet à boire. Lui continue de rêver, et tout à coup se frappe le front comme ayant trouvé une idée.

Oui!

Au laquais. Lève-toi tout de suite. Voici ce qu'il faut faire! Emplis tes poches d'or. Lé laquais se lève eu trébuchant, et emplit d'or les poches de son justaucorps. Don César l'y aide tout en continuant.

Dans la ruelle, au bout de la Place-Mayor, Entre' au numéro neuf. Une maison étroite. Beau logis, si ce n'est que la fenêtre à droite A sur le cristallin une taie en papier.

LE LAQUAIS. Maison borgne?

DON CÉSAR. Non, louche. On peut s'estropier En montant l'escalier. Prends-y garde. LE LAQUAIS.

Une échelle?

DON CÉSAR.

A peu près. C'est plus roide.—En haut loge une belle Facile à reconnaître, un bonnet de six sous Avec de gros cheveux ébouriffés dessous, [mante! Un peu courte, un peu rousse...—Une femme charSois très-respectueux, mon cher, c'est mon amante ! Lncinda, qui jadis, blonde à l'oeil indigo, Chez le pape, le soir, dansait le fandango, [bouge, Compte-lui cent ducats en mon nom. — Dans un A côté, tu «verras un'gros diable au nez rouge, Coiffé jusqu'aux.sourcils d'un vieux feutre fané Où pend tragiquement un plumeau consterné, La rapière à l'échiné et la loque à l'épaule.

— Donne de notre part six piastres à ce drôle. — Plus loin, tu trouveras un trou noir comme un four,


RUY BLAS.

25

Un cabaret qui chante au coin d'un carrefour. Sur le seuil boit et fume un vivant qui le hante. C'est un homme fort doux et de vie élégante, Un seigneur dont jamais un juron ne tomba, Et mon ami de coeur, nommé Goulatromba. —Trente écns ! —. Et dis-lui, pour toutes patenôtres, Qu'il les boive bien vite et qu'il en aura d'autres. Donne à tous ces faquins ton argent le plus rond, Et ne t'ébahis pas des yeux qu'ils ouvriront.

LE LAQUAIS.

Après?

DON CÉSAR.

Garde le reste. Et pour dernier chapitre

LE LAQUAIS.

Qu'ordonne monseigneur?

DON CÉSAR.

Va te soûler, bélître ! Casse beaucoup de pois et fais beaucoup de bruit, Et ne rentre chez toi que demain — dans la nuit.

LE LAQUAIS.

Suffit, mon prince.

11 se dirige vers la porte en faisant des zigzags.

DON CÉSAR, le regardant marcher. A part.

Il est effroyablement ivre ! Le rappelant. L'autre se rapproche. / Ah!.. — Quand tu sortiras, les oisifs vont te suivre. Fais par ta contenance honneur à la boisson. Sache te comporter d'une noble façon. S'il tombe par hasard des écus de tes chausses, Laisse tomber; — et si des essayeurs de sauces, Des clercs, des écoliers, des gueux qu'on voitpasser, Les ramassent, — mon cher, laisse-les ramasser. Ne sois pas un mortel de trop ïarouche approche. Si même ils en prenaient quelques-uns dans ta poche, Sois indulgent. Ce sont des hommes comme nous. Et puis il_faut, vois-tu, c'est une loi pour tous, Dans ce monde, rempli de sombres aventures, DoDner parfois un peu de joie aux créatures.

Avec mélancolie. Tous ces gens-là seront peut-être un jour pendus ! Ayons donc les égards pour eux qui leur sont dus ! — Va-t'en.

Le Raquais sort. Resté seul, don César se rassied, s'accoude sur la table, et paraît plongé dans de profondes réflexions.

C'est le devoir du chrétien et du sage, Quand il a de l'argent, d'en faire un bon usage. J'ai de quoi vivre au moins huit jours ! Je les vivrai. Et s'il me reste un peu d'argent, jeTemploîrai A des fondations pieuses. Mais je n'ose M'y fier, car on va me reprendre la chose. C'est méprise sans doute, et ce mal-adressé Aura mal entendu, j'aurai mal prononcé... La porte du fond se rouvre. Entre une duègne; vieille, cheveux gris, basquine el mantille noires ; éventail.

SCENE IV. DON CÉSAR, UNE DUÈGNE." LA DUÈGNE , sur le seuil de la porte. Don César de Bazan !

Don César, absorbé dans ses méditations, relève brusquement la tête. DON CÉSAR.

Pour le coup!

A part.

Oh ! femelle ! Pendant que la duègne accomplit une profoude révérence au fond du théâtre, il vient stupéfait sur le devant de la scène. Mais il faut que le diable ou Salluste s en mêle? Gageons que je vais voir arriver mon cousin. Une duègne!

Haut.

C'est moi don César. — Quel dessein ?...

A part.

D'ordinaire une vieille en annonce une jeune.

LA DUÈGNE (révérence avec un signe de croix). Seigneur, je vous salue , aujourd'hui jour de jeûne, En Jésus Dieu le fils sur qui rien ne prévaut.

DON CÉSAR , à part. A galant dénoûment commencement dévot.

Haut. Ainsi soit-il ! Bonjour.

LA DUÈGNE.

Dieu vous maintienne en joie ! Mystérieusement. Avez-vous à quelqu'un qui jusqu'à vous m'envoie, Donné pour cette nuit un rendez-vous secret?

DON CÉSAR.

Mais j'en suis fort capable.

LA DUÈGNE.

Elle lire de sou garde-infanle un billet plié et le lui

présente, mais sans le lui laisser prendre.

Ainsi, mon beau discret, C'est bien vous qui venez, et pour cette nuit même, D'adresser ce message à quelqu'un qui vous aime, Et que vous savez bien?

DON CÉSAR.

Ce doit être moi.

LA DUÈGNE.

Bon. La dame, mariée à quelque vieux barbon, A des ménagements sans doute est obligée, Et de me renseigner céans on m'a chargée. Je ne la connais pas, mais vous la connaissez. La soubrette m'a dit les choses. C'est assez. Sans les noms.

DON CÉSAR.

Hors le mien.

LA DUÈGNE.

C'est tout simple. Une dame Reçoit un rendez-vous de l'ami de son âme, Mais on craint de tomber dans quelque piège ; mais Trop de précautions ne gâtent rien jamais. Bref! ici l'on m'envoie avoir de votre bouche La confirmation...

DON CÉSAR.

Oh ! la vieille farouche ! Vrai Dieu ! quelle broussaille autour d'un billetdoux ! Oui, c'est moi, moi, te dis-je!

LA DUÈGNE. Elle pose sur la table le billet plié , que don César examine avec curiosité.

En ce cas, si c'est vous, Vous écrirez : Venez, au dos de cette lettre. Mais pas de votre main, pour ne rien compromettre,

DON CÉSAR. '

Peste! au fait ! de ma main !

A part. Message bien rempli 1 Il tend la main pour prendre la lettre, mais elle est recachetée, et la duègne ne la lui laisse pas toucher. LA DUÈGNE.

N'ouvrez pas. Vous devez reconnaître le pli.

DON CÉSAR.

Pardieu!

A part. Moi qui brûlais de voir !.. jouons mon rôle! Ii agile la sonnette. Eulre un des noirs. Tu sais écrire?...

Le noir fait un signe de tête affirmatif. Elonnement de don César. A part. Un signe !


26

RUY BLAS.

Haut.

Es-tu muet, mon drôle? Le noir fait un nouveau signe d'affirmation. Nouvelle stupéfaction de don César. A part. Fort bien! continuez! des muets à présent! Au muet, en lui montrant laleilre, que la vieille tient

appliquée sur la table. — Écris-moi là : Venez.

Le muet écrit. Don César fait signe à la duègne de reprendre la lettre, et au muet de sortir. Le muet sort.

A part.

Il est obéissant! LA nuÈGNE, remettant le billet dans son gardeinfante el se rapprochant de don César. Vous la verrez ce soir. Est elle bien jolie?

DON CÉSAR. Charmante !

LA DUÈGNE.

La suivante est d'abord accomplie. Elle m'a pris à part au milieu du .sermon. Mais belle! un profil d'ange avec l'oeil d'un démon. Puis aux choses d'amour elle paraît savante.

DON CÉSAR, à part. Je me contenterais fort bien de la servante !

LA DUÈGNE.

Nous jugeons, car toujours le beau fait peur au laid, La sultane à l'esclave, et le maître au valet. La vôtre est, à coup sûr, fort belle.

DON CÉSAR.

Je m'en flatte. LA DUÈGNE, faisant une révérence pour se retirer. Je vous baise la,main. DON CÉSAR, lui donnant une poignée de doublons.

Je te graisse la patte. Tiens, vieille!

LA DUÈGNE, empochant. La jeunesse est gaie aujourd'hui ! DON CÉSAR, la congédiant.

Va. LA DUÈGNE, révérence. Si vous aviez besoin... J'ai nom dame Oliva. Couvent San-lsidro. —

Elle sort; puis la porte se rouvre et l'on voit sa tête reparaître. Toujours à droite assise Au troisième pilier en entrant dans l'église. Don César se retourne avec impatience. La porte retombe; puis elle se rouvre encore, eL la vieille reparaît. Vous la verrez ce soir! monsieur, pensez à moi Dans vos prières.

DON CÉSAR, la chassant avec colère. Ah! La duègne disparaît; la porte se referme. DON CÉSAR, seul.

Je me résous, ma foi, Aneplusm'étonner. J'habite dans la lune. Me voici maintenant une bonne fortune; Et je vais contenter mon coeur après ma faim.

Rêvant. Tont cela me paraît bien beau. — Gare la fin. La porte du fond se rouvre. Paraît don Gurilan avec deux longues épées nues sous le bras.

SCÈNE V. DON CÉSAR, DON GURITAN. DON GURITAN, du fond du théâtre. Don César de Bazan !

DON CÉSAR. Il se retourne et aperçoit don Guritan et les deux épées.

Enfin ! à la bonne heure! L'aventure était bonne, elle devient meilleure.

Bon dîner, de l'argent, un rendez-vous, — un due) ! Je redeviens César à l'état naturel ! Il aborde gaiement, avec force salutations empressées, don Guritan, qui fixe sur lui un oeil inquiétant, et s'avance d'un pas roide sur le devant du théâtre. C'est ici, cher seigneur. Veuillez prendre la peine Il lui présente un fauteuil. Don Guritan reste debout. D'entrer, de vous asseoir. — Comme chez vous, —

[sans gêne. Enchanté de vous voir. Çà, causons un moment, Que fait-on à Madrid? Âli! quel séjour charmant! Moi, je ne sais plus rien, je pense qu'on admire Toujours Malalohos et toujours Lindamire. Pour moi, je craindrais plus, comme péril urgent, La voleuse de coeurs que le voleur d'argent. Oh! les femmes, monsieur! Cette engeance endiablée Me tient, et j'ai la tête à leur endroit fêlée. Parlez, remettez-moi l'esprit en bon chemin. Je ne suis plus vivant, je n'ai plus rien d'humain, Je suis un être absurde, un morl qui se réveille, Un boeuf, un hidalgo de la Castille-Vieille. On m'a volé ma plume et j'ai perdu mes gants. J'arrive des pays les plus extravagants.

DON GURITAN.

Vous arrivez, mon cher monsieur ? Eh bien, j'arrive Encor bien plus que vous !

DON CÉSAR, épanoui.

De quelle illustre rire? DON GURITAN. De là-bas, dans le nord.

DON CÉSAR.

Et moi, de tout là-bas, Dans le midi.

DON GURITAK.

Je suis furieux!

DON CÉSAR.

N'est-ce pas? Moi, je suis enragé !

DON GURITAK.

J'ai fait douze cents lieues.

DON CÉSAR.

Moi, deux mille! j'ai vu des femmes, jaunes, bleues, Noires, vertes. J'ai vu des lieux du ciel bénis, Alger, la ville heureuse, et l'aimable Tunis, Où l'on voit, tant ces Turcs ont des façons accortes, Force gens empaillés accrochés sur les portes.

DON GURITAK.

On m'a joué, monsieur!

DON CÉSAR.

Et moi, l'on m'a vendu !

DON GURITAN.

L'on m'a presque exilé!

DON CÉSAR.

L'on m'a presque pendu !

DON GURITAN.

On m'envoie à Neubourg, d'un manière adroite,

Porter ces quatre mots écrits dans une boîte -.

« Gardez le plus long-temps possible ce vieux fou ! »

DON CÉSAR, éclatant de rire. Parfait! qui donc cela?

DON GURITAN.

Mais je torderai le cou A César de Bazan !

DON CÉSAR, gravement. Ah!

DON GURITAN.

Pour comble d'audace, Tout à l'heure il m'envoie un laquais à sa place, Pour l'excuser, dit-il ! Un dresseur de buffet! Je n'ai point voulu voir le valet. Je l'ai fait Chez moi mettre en prison, et je viens chez lemattrë, Ce César de Bazan ! cet impudent ! ce traître ! Voyons, que je le tue I Où donc est-il ?


RUY BLAS. 27

DON CÉSAR, toujours avec gravité. I

C'est moi.

DON GUEITAN.

Vous ! — raillez-vous, monsieur?

DON CÉSAR.

Je suis don César.

DON GURITAN.

Quoi ! Encor !

DON CÉSAR.

Sans doute encor !

DON GURITAN.

Mon cher, quittez ce rôle. Vous m'ennuyez beaucoup si vous vous croyez drôle.

DOÏi CÉSAR.

Vous, vous m'amusez lort. Et vous m'avez tout l'air D'un jaloux. Je vous plains énormément, mon cher. Car le mal qui nous vient des vices qui sont nôtres Est pire que le mal que nous font ceux des autres. J'aimerais mieux encore, et je le dis à vous, Être pauvre qu'avare et cocu que jaloux. Vous êtes l'un et l'autre au reste. Sur mon âme, J'attends encor ce soir madame votre femme.

. - DON GURITAN.

Ma femme !

DON CÉSAR.

Oui, votre femme !

DON GURITAN.

Allons ! je ne suis pas Marié.

DON CÉSAR.

Vous venez faire cet embarras ! Point marié ! Monsieurprenddepuisun quart d'heure L'air d'un mari qui hurle ou d'un tigre qui pleure, Si bien que je lui donne, avec simplicité, Un tas de bons conseils en celle qualité 1 Mais si vous n'êles pas marié, par Hercule, De quel droit êtes-vous à ce point ridicule?

DON GURITAN.

Savez-vous bien, monsieur, que vous m'exaspérez ?

DON CÉSAR.

Bah!

DON GURITAN.

Que c'est trop foit.l

DON CÉSAR.

Vrai ?

DON GURITAN. '

Que vous me le paîrez !

DON CÉSAR.

11 examine d'un air goguenard les souliers de don Guritan , qui disparaissent sous des Ilots de rubans selon la nouvelle mode. ,

Jadis on se mettait des rubans sur la tête.

Aujourd'hui, je le vois, c'est une mode honnête,

On en met sur sa botte. On se coiffe les pieds.

C'est charmant!

DON GURITAN.

Nous alIoDS nous battre ! DON CÉSAR, impassible.

Vous croyez?

DON GURITAN.

Vous n'êtes pas César, la chose me regarde, Mais je vais commencer par vous.

DON CÉSAR.

Bon. Prenez garde De finir par moi.

DON GURITAK. 11 lui présente une des deux épées. Fat! sur-le-champ! DON CÉSAR , prenant l'épée.

De ce pas. Quand je tiens un bon duel, je ne le lâche pas !

DON GURITAK. OÙ?

DON CÉSAR.

Derrière le mur. Celle rue est déserte. DON GURITAN, essayant la pointe de l'épée sur le parquet. Pour César, je le tue ensuite!

DON CÉSAR.

Vraiment!

DON GURITAN.

Certe ! DON CÉSAR, faisant aussi ployer son épée. Bah ! l'un de nous deux mort, je vous défie après De tuer don César.

DON GURITAN. Sortons ! Ils sortent. On entend le bruit de leurs pas qui s'éloignent. Une pelile porte masquée s'ouvre à droite dans le mur, cl donne passage à don Sallusle.

SCÈNE VI.

DON SALLUSTE, vêtu d'un habit vert sombre,

presque noir.

Il paraît soucieux el préoccupé. H regarde et écoute

avec inquiétude.

Aucuns apprêts! Apercevant la table chargée de mets. Que veut dire ceci?

Écoutant le bruit des pas de César el de Guritan. Quel est donc ce tapage? 11 se promène rêveur sur l'avaut-scène. Gudiel ce matin.a vu sortir le page Et l'a suivi. — Le page allait chez Guritan. — Je ne vois pas Ruy Blas. — Et ce page. — Satan ! C'est quelque çontre-mine! oui, quelque avis fidèle Dont il aura chargé don Guritan pour elle! — On ne peut rien savoir des muets! — C'est cela! Je n'avais pas prévu ce don Guritan-là! Rentre don César. Il tient à la main l'épée nue qu'il jette en entrant sur un fauteuil.

SCÈNE VIL

DON SALLUSTE, DON CÉSAR.

DON CÉSAR, du seuil de la porte.

Ahij'enétaisbiensûr! vous voilà donc, vieux diable!

DON SALLUSTE, se retournant, pétrifié. DOD Céfar !

DON CÉSAR, croisant les bras avec un grand éclat de rire. Vous tramez quelque histoire effroyable ! Mais je dérange tout, pas vrai, dans ce moment? Je viens au beau milieu m'épater lourdement !

DON SALLUSTE, à part. Tout est perdu !

DON CÉSAR, riant. Depuis toute la matinée, Je patauge à travers vos toiles d'araignée. Aucun de vos projets ne doit être debout. Je m'y vautre au hasard. Je vous démolis tout. C'est très-réjouissant.

DON SALLUSTE, à part.

Démon ! qu'a-t-il pu faire? DON CÉSAR, riant de plus en plus fort. Votre homme au sac d'argent, — qui venait pour -*■ Pour ce que vous savez I qui vous savez! [l'affaire. 11 rit.

Parfait !

DON SALLUSTE.

Eh bien ?

DON CÉSAR.

Je l'ai soûlé.

DON SALLUSTE.

Mais l'argeut qu'il avait?


28

RUY BLAS.

DON CÉSAR, majestueusement. J'en ai fait des cadeaux à diverses personnes. Dame ! on a des amis.

OON SALLUSTE.

A tort tu me soupçonnes. Je...

DON CÉSAR, faisant sonner ses grègues. J'ai d'abord rempli mes poches, vous pensez. 11 se remet à rire. Vous savez bien? la dame!...

DON SALLUSTE: Oh! DON CÉSAR , qui remarque son anxiété.

Que vous connaissez.— Don Sallusle écoule avec un redoublement d'angoisse.

Don César poursuit en riant. Qui m'envoie une duègne, affreuse compagnonne, Dont la barbe fleurit et dont le nez trognonne...

DON SALLUSTE.

Pourquoi ?

DON CÉSAR.

Pour demander, par prudence et sans bruit, Si c'est bien don César qui l'attend cette nuit?

DON SALLUSTE. A part. Ciel!

Haut.

Qu'as-tu répondu ?

DON CÉSAR.

J'ai dit que oui, mon maître ! Que je l'attendais!

DON SALLUSTE, à part.

Tout n'est pas perdu peut-être !

DON CÉSAR.

Enfin, votre tueur, votre grand capitan, Qui m'a dit sur le pré s'appeler — Guritan,

Mouvement de don Salluste. Qui ce matin n'a pas voulu voir, l'homme sage, Un laquais de César lui portant un message, Et qui venait céans m'en demander raison.

DON SALLUSTE.

Eh bien! qu'en as-tu fait?

DON CÉSAR.

J'ai tué cet oison.

DON SALLUSTE.

Vrai?

DON CÉSAR.

Vrai. Là, sous le mur, à cette heure il expire.

DON SALLUSTE.

Es-tu sûr qu'il soit mort?

DON CÉSAR.

J'en ai peur. DON SALLUSTE, à part.

Je respire ! Allons ! bonté du ciel ! il n'a rien dérangé ! Au contraire. Pourtant, donnons-lui son congé. Débarrassons-nous-en! quel rude auxiliaire! Pour l'argent, ce n'est rien.

Haut. L'histoire est singulière. Et vous n'avez pas vu d'autres personnes ?

DON CÉSAR.

Non. Mais j'en verrai. Je veux continuer. Mon nom, Je compte en faire éclat tout à travers la ville. Je vais faire un scandale affreux. Soyez tranquille.

DON SALLUSTE. A part.

Diable!

Vivement et se rapprochant de don César. Garde l'argent, mais quitte la maison!

DON CÉSAR.

Oui? Vous me feriez suivre! on sait votre façon. Puis je retournerais, aimable destinée,

Contempler ton azur, ô Méditerranée! Point. •

DON SALLUSTECrois-moi.

SALLUSTECrois-moi.

DON CÉSAR.

Non. D'ailleurs, dans ce palais-prison, Je sens quelqu'un en proie à votre trahison. Toute intrigue de cour est une échelle douille. D'un côté, bras liés, morne et le regard trouble, Monte le patient ; de l'autre, le bourreau. — Or, vous êtes bourreau — nécessairement.

DON SALLUSTE.

Oh!

DON CÉSAR.

Moi, je tire l'échelle, et patatras.

DON SALLUSTE.

Je jure...

DON CÉSAR.

Je veux, pour tout gâter, rester dans l'aventure. Je vous sais assez fort, cousin, assez subtil Pour pendre deux ou trois pantins au même fil. Tiens ! j'en suis un ! Je reste !

DON SALLUSTE.

Écoute...

DON CÉSAR.

Rhétorique. Ah ! vous me faites vendre aux pirates d'Afrique ! Ah ! vous me fabriquez ici des faux-César ! Ah ! vous compromettez mon nom !

DON SALLUSTE.

Hasard!

DON CÉSAR.

Hasard? Mets que font les fripons pour les sots qui le mangent. Point de hasard! Tant pis si vos plans se dérangent! Mais je prétends sauver ceux qu'ici vous perdez. Je vais crier mon nom sur les toits. Il monte sur l'appui de la fenêtre et regarde au dehors.

Attendez ! Juste! des alguazils passent sous la fenêtre. Il passe sou bras à travers les barreaux, et l'agite en criaut. Holà! DON SALLUSTE, effaré, sur le devant du théâtre.

A part.

Tout est perdu s'il se fait reconnaître! Entrent des alguazils précédés d'un alcade. Don SaUuste paraît en proie à une vive perplexité. Don César va vers l'alcade d'un air de triomphe.

SCENE VIII.

LES MÊMES, UN ALCADE, DES ALGUAZILS.

DON CÉSAR, à l'alcade. Vous allez consigner dans vos procès-verbaux... DON SALLUSTE, montrant don César, à l'alcade. Que voici le fameux voleur Matalobos!

DON CÉSAR, stupéfait. Comment !

DON SALLUSTE, à part. Je gagne tout en gagnant vingt-quatre heures. A l'alcade. Cet homme ose en plein jour entrer dans les demeures. Saisissez ce voleur.

Les alguazils saisissent don César au collet. DON CÉSAR, furieux, à don Salluste. Je suis votre valet, Vous mentez hardiment?

L'ALCADE.

Qui donc nous appelait?

DON SALLUSTE.

C'est moi.


RUY BLAS.

29

DON CÉSAR.

Pardieu! c'est fort!

L'ALCAUE. Paix ! je croix qu'il raisonne.

DON CÉSAR.

Mais je suis don César de Bazan en personne !

DON SALLUSTE.

Don César? —Regardez son manteau, s'il vous plaît. Vous trouverez SALLUSTE écrit sous le collet. C'est un manteau qu'il vient de me voler. Les alguazils arrachent le manteau, l'alcade l'examine. L'ALCADE.

C'est juste. DON SALLUSTE. Et le pourpoint qu'il porte...

DON CÉSAR, à part.

Oh ! le damné Salluste ! DON SALLUSTE, continuant. Il est au comte d'Albe auquel il fut volé... — Montrant un écusson brodé sur le parement de la manche gauche. Dont voici le blason !

DON CÉSAR , à part. 11 est ensorcelé ! L'ALCADE, examinant le blason. Oui, les deux châteaux d'or... DON SALLUSTE.

Et puis, les deux chaudières. Enriquez et Guzman.

En se débattant, don César fait tomber quelques doublons de ses poches. Don Salluste montre à l'alcade la façon dont elles sont remplies.

Sont-ce là les manières Dont les honnêtes gens portent l'argent qu'ils ont?

L'ALCADE , hochant la tête. Hum !

DON CÉSAK, à part. Je suis pris ! Les alguazils le fouillent et lui prennent son argent.

UN ALGUAZIL, fouillant. Voilà des papiers. DON CÉSAR, à part.

Ils y sont! Oh ! pauvres billets doux sauvés dans mes traverses 1

L'ALCADE, examinant les papiers.

Des lettres?... qu'est cela? — d'écritures diverses.

DON SALLUSTE,- lui faisant remarquer les suscriptions.

suscriptions. au comte d'Albe 1

L'ALCADE. Oui.

DON CÉSAR.

Mais... LES ALGUAZILS, lui liant les mains.

Pris! quel bonheur! UN ALGUAZIL, entrant, à l'alcade. Un homme est là qu'on vient d'assassiner, seigneur.

L'ALCADE. Quel est l'assassin?

DON SALLUSTE, montrant don César. Lnil DON CÉSAR, à part.

Ce duel ! quelle équipée I DON SALLUSTE. En entrant, il tenait à la main une épée. La voilà.

L'ALCADE, examinant l'épée. Du sang. — Bien.

A don César. Allons, marche avec eux 1 DON SALLUSTE, à don César que les alguazils emmènent. Bonsoir, Matalqbos.

DON CÉSAR, faisant un pas vers lui et le regardant fixement. Vous êtes un fier gueux !

ACTE CINQUIÈME.

Même chambre. C'est la nuit. Une lampe est posée sur la table. Au lever du rideau Ruy Blas est seul. Une sorte de longue robe noire cache ses vêtements.

SU JUIN Ji 1. RUÏ BLAS, seul. C'est fini. Rêve éteint ! Visions disparues ! Jusqu'au soir au hasard j'ai marché dans les rues. J'espère en ce moment. Je suis calme. La nuit On pense mieux. La tête est moins pleine de bruit. Rien de trop effrayant sur ces murailles noires ; Les meubles sont rangés, les clés sont aux armoires. Les muets sont là-haut qui dorment. La maison Est vraiment bien tranquille. Oh ! oui, pas de raison D'alarme. Tout va bien. Mon page est très-fidèle. Don Guritan est sûr alors qu'il s'agit d'elle. O mon Dieu I n'est-ce pas que je puis vous bénir, Que vous avez laissé l'avis lui parvenir, Que vous m'avezaidé, vous Dieu bon, vousDieu juste, A protéger cet ange, à déjouer Salluste, Qu'elle n'a rien à craindre, hélas 1 rien à souffrir, Et qu'elle est bien sauvée, — et que je puis mourir? Il lire de sa poitrine une petite fiole qu'il pose sur la

table. Oui, meurs maintenant, lâche! et tombe dansl'abîme! Meurs commeon doit mourir quandonexpieuncrime! Meurs dans cette maison, vil, misérable et seul ! 11 écarte sa robe noire sous laquelle on entrevoit la livrée qu'il portait au premier acte.

— Meurs avec ta livrée enfin sous ton linceul I

— Dieu ! Si ce démon vient voir sa victime morte,

11 pousse un meuble de façon à barricader la porte secrète.

Qu'il n'entre pas du moins par cette horrible porle !

Il revient vers la table. — Oh ! le page a trouvé Guritan, c'est certain, Il n'était pas encor huit heures du matin.

Il .fixe son regard sur la fiole. —Pour moi, j'ai prononcé -mon arrêt, et j'apprête Mon supplice, et je vais moi-même sur ma tête Faire choir du tombeau le couvercle pesant. J'ai du moins le plaisir de penser qu'à présent. Personne n'y peut rien. Ma chute est sans remède !

S'asseyanl sur le fauteuil. Elle m'aimait pourtant!—Que Dieu me soit en aide! Je n'ai pas de courage!

, Il pleure.

Oh ! l'on aurait bien dû Nous laisser en paix !

Il cache sa tête dans ses mains et pleure à sanglots.

Dieu ! Relevant la tête et comme égaré, regardant la fiole. L'homme qui m'a vendu Ceci, me demandait quel jour du mois nous sommes. Je ne sais pas. J'ai mal dans la tôle. Les hommes Sont méchants. Vous mourez, personne ne s'émeut. Je souffre ! —Elle m'aimait ! — Et dire qu'on ne peut Jamais rien ressaisir d'une chose passée ! — Je ne la verrai plus ! — Sa main que j'ai pressée,


30 RUY BLAS.

Sa bouche qui toucha mon front... — Ange adoré ! Pauvre ange! — Il faut mourir, mourir désespéré ! Sa robe où tous les plis contenaient de la grâce, Son pied qui fait trembler mon âme quand il passe, Son oeil où s'enivi aient mes yeux irrésolus, Son sourire, sa voix... — Je ne la verrai plus ! Je ne l'entendrai plus ! — Enfin c'est donc possible? Jamais !

11 avance avec angoisse sa main vers la fiole ; au moment où il la saisit convulsivement, la porte du fond s'ouvre. La reine parait, vêtue de blanc, avec une mante de couleur sombre, dont le capuchon, rejeté sur ses épaules, laisse voir sa tête pâle. Elle lient une lanterne sourde à la main, elle la pose à terre et marche rapidement vers Ruy Blas.

SCÈNE II. RUY BLAS, LA REINE. LA HEINE, entrant. Don César ! .RUY BLAS, se retournant avec un mouvement d'épouvante, el fermant précipitamment la robe qui cache sa livrée.

Dieu ! c'est elle ! — Au piège horrible Elle est prise !

Haut.

Madame!...

LA REINE.

Eh bien! quel cri d'effroi!

César...

RUY ELAS.

Qui vous a dit de venir ici? LA BEINE.

Toi.

RUY BLAS.

Moi? — Comment?

LA EEINE.

J'ai reçu de vous... RUÏ BLAS, haletant.

Parlez donc vite !

LA REINE.

Une lettre.

BUY ELAS.

De moi?

LA REINE.

De votre main écrite.

RUÏ ELAS.

Mais c'est à se briser le front contre le mur! Mais je n'ai pas écrit, pardieu ! j'en suis bien sûr! LA KEINE, tirant de sa poitrine un billet qu'elle

lui présente. Lisez donc.

Ruy Blas prend la lettre avec emportement, se penche vers la lampe et lit. RUÏ BLAS, lisant. « Un danger terrible est sur ma tête. K Ma reine peut seule conjurer la tempête.... Il regarde la lettre avec stupeur, comme ne pouvant aller plus loin. LA REINE, continuant, et lui montrant du doigt la ligne qu'elle lit. « En venant me trouver ce soir dans ma maison. « Sinon, je suis perdu.

RUY BLAS, d'une voix éteinte.

Ho ! quelle trahison ! Ce billet !

LA BEINE; continuant de lire. « Par la porte au bas de l'avenue, « Vous entrerez la nuit sans être reconnue, « Quelqu'un de dévoué vous ouvrira. » RUY BLAS, à part.

J'avais Oublié ce billet.

A la reine, d'une voix tcrrihle. Allez-vous-en !

LA BEINE.

Je vais M'en aller, don César. Ô mon Dieu, que vous êtes Méchant! qû'ài-je donc fait?

BUY ELAS.

O ciel ! ce que vous faites ! Vous vous perdez !

LA REINE. Comment?

RUY BLAS.

Je ne puis l'expliquer. Fuyez vite.

LA REINE. J'ai même, et pour ne rien manquer, Eu le soin d'envoyer ce matin une duègne....

RUÏ ELAS. Dieu ! — mais à chaque instant, comme d'un coeur qui Je sens que votre vie à flots coule et s'en va. [saigne, Partez!

LA BEINE , comme frappée, d'une idée subite. Le dévoûment que mon amour rêva M'inspire. Vous touchez à quelque instant funeste. Vous voulez m'écarter de vos dangers! — Je reste.

RUÏ BLAS.

Ah! Voilà, par exemple, une idée! ô mon Dieu! Rester à pareille heure et dans un pareil lieu !

LA EEINE.

La lettre est bien de vous. Ainsi.... EUÏ BLAS, levant les bras au ciel avec désespoir.

Bonté divine !

LA REINE.

Vous voulez m'éloigner.

RUY BLAS, lui prenant les mains. Comprenez!

LA REINE.

Je devine. Dans le premier moment vons m'écrivez, et puis...

BUY BLAS.

Je ne t'ai pas écrit. Je suis un démon. Fuis ! [ge! Mais c'esttoi, pauvre enfant, qui te prendsdans un piéMais c'est vrai ! mais l'enfer de tous côtés t'assiège ! Pour te persuader je ne trouve donc rien? Écoute, comprends donc, je t'aime, tu sais bien. Pour sauver ton esprit de ce qu'il imagine, Je voudrais arracher mon coeur de ma poitrine ! Oh ! je t'aime. Va-t'en !

LA BEINE.

Don César...

RUY BLAS.

Oh!va-fen! —Mais j'y songe, on a dû l'ouvrir?

LA REINE.

Mais oui.

RUY BLAS.

Satan! Qui!

LA REINE.

Quelqu'un de masqué, caché par la muraille.

RUÏ BLAS.

Masqué ! Qu'a dit cet homme? est-il de haute taille? Cet homme, quel est-il? Mais parle donc! j'attends! Un homme en noir el masqué parait à la porte du fond.

L'HOMME MASQUÉ. C'est moi !

Il ôte son masque. C'est don Salluste. La reine et Ruy Blas le reconnaissent avec terreur.

SCÈNE III. LES MÊMES, DON SALLUSTE.

RUÏ BLAS.

Grand Dieu !—Fuyez, madame !

DON SALLUSTE.

,r , , . H n'est plus temps.

Madame de Neubourg n'est plus reine d'Espagne.


RUY BLAS. 31

LA REINE, avec horreur. Don Salluste!

DON SALLUSTE, montrant Ruy Blas. A jamais vous êtes la compagne De cet homme.

LA REINE. Grand Dieu ! c'est un piège en effet! Et don César...

BUY BLAS. désespéré. Madame, hélas ! qu'avez-vous fait? DON SALLUSTE, s'avançant à pas lents vers la reine. Je vous liens.— Mais je vais parler, sans lui déplaire, A votre majesté, car je suis sans colère. Je vous trouve,—écoutez, Refaisons pas de bruit,— Seule avec don César, dans sa chambre, à minuit. Celait,-—pourunereine,—étant public,— en somme, Suffit pour annuler le mariage à Rome. Le Saint-Père en serait informé promptement. Mais on supplée au fait par le consentement. Tout peut rester secret. 11 tire de sa poche un parchemin qu'il déroule et qu'il présente à la reine.

Signez-moi cette lettre Au seigneur notre roi. Je la ferai remettre Par le grand écuyer au notaire mayor. Ensuite,— une voiture, où j'ai mis beaucoup d'or,

Désignant le dehors. Est là.—Partez tous deux sur-le-champ. Je vous aide. Sans être inquiétés, vous pourrez par Tolède Et par Alcantara gagner le Portugal. Allez où vous voudrez, cela nous est égal. Nous fermerons les yeux, —Obéissez. Je jure Que seul en ce moment je connais l'aventure; Mais si vous refusez, Madrid sait tout demain. Ne nous emportons pas. Vous êtes dans ma main.

Montrant la lable sur laquelle il y a une écriioire. Voilà tout ce qu'il faut pour écrire, madame.

LA REINE, atterrée, tombant sur le fauteuil. Je suis en son pouvoir !

DON SALLUSTE.

De vous je ne réclame Que ce consentement pour le porter au roi. Bas à Buy Blas, qui écoute tout immobile et comme frappé de la foudre.

Laisse-moi faire, ami, je travaille pour toi!

A la reine. Signez.

LA REINE, tremblante, à part. Que faire! DON SALLUSTE , se penchant à son oreille et lui présentant une plume. Allons! qu'est-ce qu'une couronne? Vous gagnez le bonheur si vous perdez le trône. Tous mes gens sont restés dehors. On ne sait rien De ceci. Tout se passe entre nous trois. Essayant de lui mettre la plume entre les doigts sans qu'elle la repousse ni la prenne.

Eh bien? La reine.iudécise et égarée le regarde avec angoisse. Si vous ne signez poinl, vous vous frappez vous-même. Le scandale et le cloître!

LA REINE, accablée. O Dieu ! DON SALLUSTE, montrant Ruy Blas.

César vous aime. Il est digne de vous. Il est, sur mon honneur, De fortgrande maison. Presqu'un prince. Un seigneur Ayant donjon sur roihe et lief dans la campagne. Il est duc d'Olmedo, Bazan, et giand d'Espagne... Il pousse sur le parchemin la main de la reine éperdue et tremblante et qui semble prête à signer. RUÏ BLAS, comme se réveillant tout à coup. Je m'appelle Ruy Blas, et je suis un laquais ! Arrachant des mains de la reine la plume el le parchemin qu'il déchire.

Ne signez pas, madame ! — Enfin ! — Je suffoquais !

LA REINE.

Que dit-il ? don César !

RUY BLAS, laissant tomber sa robe et se montrant velu de la livrée; sans épée.

Je dis que je me homme Ruy Blas, et que je suis le valet de cet homme !

Se tournant vers don Sallusle. Je dis que c'est assez de trahison ainsi, El que je ne veux pas de mon bonheur! — Merci ! —Ah ! vous avez eu beau me parler à l'oreille ! Je dis qu'il est bien temps qu'enfin je me réveille, Quoique tout garrotté dans vos complots hideux, Et que je n'irai pas plus loin, et qu'à nous deux, Monseigneur, nous faisons un assemblage infâme. J'ai l'habit d'un laquais, et vous en avez l'âme!

DON SALLUSTE, à la reine froidement. Cet homme est en effet mon valet.

A Ruy Blas avec autorité. Plus un mot. LA BEINE, laissant enfin échapper un cri de dés^

espoir et se tordant les mains. Juste ciel !

DON SALLUSTE, poursuivant.

Seulement il a parlé trop tôt.

11 croise les bras el se redresse, avec une voix tonnante,.

Eh bien oui! maintenant disons tout. Il n'importe!

Ma vengeance est assez complète de la sorte.

A la reine. Qu'en pensez-vous? Madrid va rire, sur ma foi! Ah ! vous m'avez cassé ! je vous détrône, moi. Ah ! vous m'avezbanni ! je vouschasse, et m'en vante! Ah! vous m'avez pour femme olfert votre suivante!

11 éclate de rire. Moi, je vous ai donné mon laquais pour amant. Vous pourrez l'épouser aussi ! certainement. Le roi s'en va ! — Son coeur sera votre richesse !

11 rit. Et vous l'aurez fait duc afin d'être duchesse!

Grinçant des dénis.

Ah! vous m'avez brisé, flétri, mis sous vos pieds,

Et vous dormiez en paix, folle que vous éliez!

Pendant qu'il a parlé, Ruy Blas est allé à la porte du fond el en a poussé le verrou, puis il s'est approché de lui sans qu'il s'en soit aperçu, par derrière , à pas lents. Au moment où don Sallusle achève, fixant des yeux pleins de haine et de triomphe sur la reine anéantie, Buy Blas saisit l'épée du marquis par la poignée el la lire vivement,

RUÏ BLAS, terrible, l'épée de don Sallusle à la main.

Je crois que vous venez d'insulter votre reine ! Don Sallusle se précipite vers la porte. Ruy Blas ' la lui barre.

—Oh! n'allez point par là, ce n'en est pas la peine, J'ai poussé le verrou depuis longtemps déjà. — Marquis, jusqu'à ce jour Satan te protégea, Mais's'il veut l'arracher de mes mains.qu'il se montre! —A mon lotir ! —on écrase un serpent qu'on rencontre.

— Personne n'enlrera, ni tés gens, ni l'enfer! Je te tiens écumant sons mon talon de fer !

— Cet homme vous parlait insolemment, madame? Je vais vous expliquer- Cet homme n'a point d'âme, C'est Un monstre. En riant hier il m'élouffait.

Il m'a broyé le coeur à plaisir. 11 m'a fait

Fermer une fenêtre, et j'étais au martyre!

Je priais ! je pleurais ! je ne peux pas vous dire !

Au marquis. Vous contiez vos griefs dans ces derniers moments. Je ne répondrai pas à vos raisonnements, Et d'ailleurs — je n'ai pas compris. — Ah ! misérable 1 Vous osez, — votre reine ! une femme adorable! Vous osez l'outrager quand je suis là! — Tenez, Pour un homme d'esprit, vraiment, vous in'étonnez! . Et vous vous figurez qui' je vous verrai faire Sans rien dire!—Écoutez, quelle que soit sa sphère, Monseigneur, lorsqu'un traître, un fourbe torlueux,


32 RUY BLAS.

Commet de certains faits rares et monstrueux, Noble bu manant, tout hommea droit,sur son passage, De venir lui cracher sa sentence au visage, Et de prendre une épée, une hache, un couteau !..— Pardieu! j'étais laquais! quand je serais bourreau?

LA REINE. Vous n'allez pas frapper cet homme?

BUY ELAS.

Je me blâme D'accomplir devant vous ma fonction, madame. Mais il faut étouffer cette affaire en ce lieu. Il pousse don Sallusle vers le cabinet.

— C'est dit, monsieur! allez là-dedans prier Dieu !

DON SALLUSTE.

C'est un assassinat !

RUY BLAS.

Crois-tu ? DON SALLUSTE, désarmé, et jetant un regard plein de rage autour de lui.

Sur ces murailles Rien ! pas d'arme !

A Ruy Blas. Une épée au moins!

RUY BLAS.

Marquis! tu railles! Maître! est-ce queje suis un gentilhomme, moi? Un duel! fi donc! je suis un de tes gens à loi, Valetaille de rouge et de galons vêtue,. Un maraud qu'on châtie et qu'on fouette,—el qui tue. Oui, je vais te tuer, monseigneur, vois-tu bien ! Comme un infâme ! comme un lâche ! comme un chien!

LA REINE.

Grâce pour lui!

RUÏ BLAS, à la reine, saisissant le marquis. Madame, ici chacun se venge. Le démon ne peut plus être sauvé par l'ange!

LA REINE, à genoux. Grâce !

DON SALLUSTE , appelant. Au meurtre! au secours!

RUY BLAS, levant l'épée.

As-tu bientôt fini? DON SALLUSTE, se jetant sur lui en criant. Je meurs assassiné! Démon !

RUY BLAS, le poussant dans le cabinet. Tu meurs puni ! Ils disparaissent dans le cabinet, dont la porte se referme sur eux.

LA BEINE, restée seule, tombant demi-morte sur le

fauteuil. Ciel! Un moment de silence.Rentre Ruy Blas, pale, sans épée.

SCÈNE IV. LA REINE, RUY BLAS. Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l'oeil fixé à terre, comme s'il n'osait lever les yeux jusqu'à elle.

RUÏ' BLAS, d'une voix grave et fiasse. Maintenant, madame, il faut que je vous dise.

— Je n'approcherai pas. — Je parle avec franchise. Je ne suis point coupable autant que vous croyez. Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,

Doit vous paraître.horrible... Oh! ce n'est pas facile A raconter. Pourtant je n'ai pas l'âme vile. Je suis honnête au fond.— Cet amour m'a perdu.— Je ne me défends pas, je sais.bien, j'aurais dû Trouver quelque moyen. La faute est consommée !

— C'est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.

LA BEINE. Monsieur...

BUY BLAS, toujours a genoux.

N'ayez pas peur, je n'approcherai point. A votre majesté je vais de point en point Tout dire. Oh ! croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile.!— Aujourd'hui tout'le jour j'ai couru par la ville Comme un fou. Bien souvent même on m'a regardé. Auprès de l'hôpital que vous avez fondé, J'ai senti vaguement, à travers mon délire, Une femme du peuple essuyer sans rien dire Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front. Ayez pitié de moi, mon Dieu ! mon coeur se rompt !

LA REINE.

Que voulez-vous?

RUÏ BLAS, joignant les mains.

Que vous me pardonniez, madame !

LA REINE.

Jamais.

RUY BLAS.

Jamais ! 11 se lève et marche lentement vers la table. Bien sûr !

LA REINE.

Non,* jamais!

RUY BLAS.

11 prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres

et la vide d'un trait.

Triste flamme, Éteins-toi !

LA BEINE, se levant et courant à lui. Que fait-il?

BOY BLAS, posant la fiole.

Rien. Mes maux sont finis. Rien. Vous me maudissez, et moi je vons bénis. Voilà tout.

LA REINE, éperdue. Don César!

RUY BLAS. Quand je pense, pauvre ange, Que vous m'avez aimé!

LA REINE.

Quel est ce philtre étrange? Qu'avez-vous fait? Dis-moi! réponds-moi!-parieCésar! je te pardonne et t'aime et je te croi! [moi!

RUY ELAS.

Je m'appelle Ruy Blas.

LA REINE, l'entourant de ses bras.

■ Ruy Blas, je vous pardonne! Mais qu'avez-vous fait là ? Parle, je te l'ordonne ! Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur? Dis!

RUY' BLAS.

Si ! c'est du poison. Mais j'ai la joie au coeur. Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel. Permettez, ô mon Dieu! justice souveraine! Que ce pauvre laquais bénisse cette reine, Car elle a consolé mon coeur crucifié, Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié!

LA REINE.

Du poison ! Dieu ! c'est moi qui l'ai tué ! Je t'aime ! Si j'avais pardonné?...

RUÏ BLAS, défaillant.

J'aurais agi de même. Sa voix s'éteint. La reine le soutient dans ses bras. Je ne pouvais plus vivre. Adieu!

Montrant la porte. Ftivez d'ici ! — Tout restera secret. — Je meurs !

Il tombe. LA REINE, se jetant sur son corps.

Ruy Blas ! RUÏ B^jjuiallait mourir, se réveille à son nom ^^T^jT^PCononcé par la reine. //s^—~^^ Merci.

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