L'OEUVRE D'ART
REVUE BI-MENSUELLE ILLUSTRÉE
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DEUXIEME ANNEE — N° 3o Le Numéro : 1 franc.
5 Juillet 1894= s
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LËOPOLD LOUSTAU
Loustau vient de mourir. Sourd-muet et peintre, il était le doyen, l'exemple, le conseiller, l'ami de tous ceux qui, frappés de l'infirmité cruelle dont il souffrait lui-même, tiennent la brosse, l'ébauchoir ou le burin.' Tous? Sont-ils donc nombreux? Certes. Au Salon de 1894, le palais des Champs-Elysées a renfermé des oeuvres de seize artistes sourds-muets. Ce sont Olivier Chéron, l'auteur du tableau Saint -Waast- la - Hougue et d'une Vue dessinée de la Cour des Comptes; René Princeteau, dont on a signalé la curieuse composition, Neuf heures du matin; Paul Choppin, René Desperriers, Fernand Hamar, Nicolas Hennequin, Hippolyte Montillié, Félix Plessis, signataires de bustes parmi lesquels plusieurs sont remarqués. Douglas Tilden, un Américain, dédaignant le buste, expose des Joueurs de Football, et Félix Martin, le plus connu, le plus goûté des sculpteurs sourds-muets, a une Eve de proportions réduites, mais d'une belle allure. Le cortège de ces intéressants artistes se ferme avec Félix Brès et Mme Voulquin, dessinateurs, -Auguste Colas, René Hirsch et Léon Lambert, graveurs ou lithographes. Loustau domine leur groupe avec son propre portrait.
Plusieurs des hommes bien doués que je viens de nommer ont acquis une solide réputation. Tels Princeteau, hors concours, Félix Martin,, chevalier de la Légion d'honneur, et Loustau, mort sur la brèche, puisque l'apoplexie l'a frappé devant son chevalet. 11 était octogénaire et sa main vaillante n'avait pas fléchi. De i83g à ce jour, on l'a vu prendre part à tous les Salons. Portraitiste, peintre d'histoire ou' de genre, il était également heureux dans l'expression de son rêve ou de sa vision, quelque sujet qu'il lui plût d'aborder.
Né à Sarrelouis, de parents français, le 26 mai 1815, Loustau grandit à l'Institution des Sourds-Muets de Nancy. Son père avait été commissaire des guerres sous le premier Empire. Vif d'intelligence, nature ouverte, caractère enjoué, Loustau allait entrer dans sa dix-septième année lorsque sa vocation de peintre se manifesta. Les aveugles sont musiciens, il leur reste l'ouïe; les sourds-muets sont peintres ou sculpteurs, la vue leur ayant été laissée. Il faut, convenons-en, que la soif du beau soit un irrésistible besoin pour que l'homme, si entravé qu'on le suppose par les lacunes du corps, se jette avec une sorte de hâte sur la part d'idéal qu'il lui est permis d'atteindre. Ce refus de la nature à se désintéresser de l'art, tant qu'elle soupçonne le moyen d'en goûter les joies à l'aide des sens dont elle dispose, est vraiment à l'éloge de l'homme. Que ceux à qui rien ne manque, que ceux dont le corps est agile, robuste, sain, exempt de souffrance, que ceux-là soient cléments aux déshérités de l'enveloppe humaine !
Loustau, ayant obtenu de venir à Paris, reçut des leçons d'Hersent, mais son maître fut Léon Cogniet. C'est dans l'atelier de ce peintre éminent, homme de grand coeur au premier chef, que Loustau connut Meissonier, Papety, Philippoteaux, tous morts à cette heure, et Félix Barrias, le peintre réfléchi des Exilés de Tibère, dernier survivant d'une génération forte et brillante. Cogniet, dont on ne dira jamais assez de bien, prit en amitié son élève Loustau. Il eut pour lui des délicatesses, des attentions ,qui honorent le maître et le disciple. Mais Loustau lui-même avait le coeur généreux. Il ne voulut pas être seul à bénéficier des conseils et de la sollicitude de Cogniet. On le vit amener, autour du peintre intelligent qui le formait dans son art, de jeunes sourds-muets comme lui et Cogniet se fit leur éducateur avec
une bonne grâce, une patience aimable qui jamais ne se ralentirent. L'un des élèves privilégiés de Cogniet, ainsi introduit par Loustau chez son maître, fut Frédéric Peyson, le peintre sourd-muet mort en 1877.
A peine avait-il vécu six années dans l'atelier de Cogniet que Loustau affronta l'épreuve du Salon. C'était en 1839. Sa toile de .début fut un Saint Pierre guérissant un boiteux. L'oeuvre du jeune peintre attira l'attention sur lui. Le Sermon sur la montagne, exposé en 1840, fut acquis par le ministère de l'Intérieur. En 1842, le Gouvernement acheta le tableau de Loustau, Jésus parmi les docteurs et lui donna place dans la chapelle du lycée de Strasbourg. Au Salon suivant, une nouvelle peinture de l'artiste fut également acquise pour le même édifice. Les églises de Haguenau, de Chevreuse, de Saint-Jacques du HautPas, à Paris, possèdent des tableaux religieux de Loustau.
Très habile dans l'art du portrait, il a peint celui du général Uhrich, celui du maréchal Regnaud de Saint-Jean d'Angely et c'est à lui que Félix Martin, le sculpteur de Y Abbé de l'Épée qui se dresse dans la cour d'honneur de l'Institution nationale des Sourds-Muets, est redevable de son portrait. En retour, Félix Martin s'ut modeler avec art le buste de son peintre.
Nous l'avons dit, Loustau avait le caractère enjoué. Sa verve, sa causticité souriante, ses saillies, qui les eût soupçonnées en dehors des initiés à la langue des signes ? Personne. Mais pour qui a vu ses tableaux de genre, la finesse d'esprit de l'artiste sourd-muet reste acquise. On n'a pas oublié l'un des .plus francs succès du Salon de 1857, Curiosité de femme dont Chaix d'Est-Ange voulut enrichir sa galerie. La Sieste, exposée en 1890, représente un curé de campagne endormi, ayant dans les mains le Petit Journal; pendant ce temps, son