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Titre : Pentalogie islamo-chrétienne. 3, L' Islam et le dialogue islamo-chrétien / par Y. Moubarac

Auteur : Mubārak, Yuwākīm (1924-1995). Auteur du texte

Éditeur : Ed. du Cénacle libanais (Beyrouth)

Éditeur : diff. Librairie orientale (Beyrouth)

Date d'édition : 1972-1973

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34328493q

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb351251213

Type : monographie imprimée

Format : 310 p. ; 22 cm

Format : Nombre total de vues : 334

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57880931

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-O2G-2562 (3)

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 22/03/2010

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RENOV'LIVRES S.A.S.

2005






ÉDITIONS DU CÉNACLE LIBANAIS BEYROUTH

LIBRAIRIE ORIENTALE, B.P. 1986, Beyrouth, Liban


Youakim Moubarac (en religion Yusuf Estéphane) est né à Kfarsghab (Liban-Nord) en juillet 1924. Après avoir été initié simultanément à l'arabe, au syriaque et au français, à l'école du village, il a fait ses études secondaires et supérieures à l'Université SaintJoseph des Pères Jésuites à Beyrouth. Il a préparé un doctorat en théologie à l'Institut Catholique de Paris, sur Abraham dans le Coran (Paris, Vrin, 1958), un doctorat en études islamiques sur La pensée chrétienne et l'Islam, des origines à la prise de Constantinople (Sorbonne, 3e cycle, 1969) et un doctorat es lettres, sur cette même pensée, de la prise de Constantinople à Vatican II (Université de Paris - Sorbonne, Paris IV, 1972).

L'abbé Moubarac doit le meilleur à son maître Louis Massignon dont il a été le proche collaborateur au cours des dernières années de sa vie, dans le cadre du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) de France, comme secrétaire de la Revue des Etudes Islamiques et délégué général aux Abstracta Islamica, bibliographie analytique du monde musulman (Paris, Geuthner) et dans le cadre de l'Institut Dar el-Salam au Caire. Il a publié la bibliographie de L. Massignon dans le tome 1er de ses Mélanges (Damas - Paris, 1956; complétée et refondue dans le t. 1er de cette Pentalogie) et trois tomes de ses Opéra Minora (2.000 pages environ, Le Caire - Beyrouth - Paris, Maaref - PUF, 1960-1963). Nombre de ces travaux sont poursuivis avec M. le Professeur Henri Laoust, du Collège de France. Il s'y ajoute une traduction de L'Histoire des Etats Islamiques de Dhahabi qui a fait l'objet d'un diplôme à l'École des Hautes Études (Vie Section, 1971).

Concurremment avec ses travaux universitaires, l'abbé Moubarac a été membre de la Communauté sacerdotale de SaintSéverin et responsable de sa mission dans le Quartier Latin, de son centre culturel et de ses éditions.

Il est actuellement titulaire de la chaire d'arabe classique à l'Institut Catholique de Paris et professeur à l'Université de Louvain, (cours théologie des religions) et à l'Institut Orthodoxe de Théologie de Balamand (Belmont, Liban; cours d'islamologie).

Il a participé à divers colloques islamochrétiens, notamment celui organisé par le Cénacle Libanais au printemps 1965 et les trois rencontres organisées par le Conseil OEcuménique des Églises (Genève-Cartigny, 1969; Ajaltoun, Liban, 1970; Broummana, Liban, 1972).

Au cours du Ile Concile OEcuménique du Vatican auquel il a participé à titre de théologien privé, Y. Moubarac a publié Antiochena, comme porte-parole des Pères de l'Église Maronite en dialogue avec les Pères



AUTRES ÉCRITS ISLAMOLOGIQUES DE L'AUTEUR

Les noms divins dans le Coran et en épigraphie sud-sémitique, Louvain, Muséon, 1956.

Abraham dans le Coran (thèse de doctorat en théologie), Paris, Vrin, 1958.

Les VII Dormants en Islam et en Chrétienté, Rome, Université Grégorienne, 1959.

L'Islam, Paris, Casterman, 1962.

Anthologie de la littérature arabe, selon une nouvelle translittération établie par le Cardinal Tisserant, Paris, Gedalge, 1963.

Calendrier synoptique, juif, chrétien et musulman, Paris, Philippe Néri (Saint-Séverin), 1966.

La pensée chrétienne et l'Islam, des origines à la prise de Constantinople (thèse de doctorat en études islamiques, 3e cycle), Paris, Sorbonne, 1969.

Les Musulmans, consultation islamo-chrétienne, Paris, Beauchesne, 1971.

Histoire des Etats islamiques de Dhahabi, t. I (632/11-1054/447 H), trad., notes et onomasticon des premiers siècles de l'Islam (diplôme à l'École des Hautes Études, VIe section), Paris, 1971.

La pensée chrétienne et l'Islam, de la prise de Constantinople à Vatican II (thèse de doctorat es lettres), Paris, Sorbonne, 1972.

ÉDITIONS; PÉRIODIQUES; TRAVAUX BIBLIOGRAPHIQUES

Opéra Minora de Louis Massignon, Le Caire-Beyrouth-Paris, 3 tomes, 1963.

Revue des Etudes Islamiques, Secrétariat de rédaction, 1952-1970; Index des années 1927-1962 (sous presse).

Abstracta Islamica, bibliographie du monde musulman, rédaction générale, 1952-1962; collaboration, 1963-1972.

Mardis de Bar el-Salam, rédaction, 5 cahiers, 1954-1959.

Ephémérides islamo-chrétiennes, dir. rédaction, 3 livraisons, 1960-1963.

Antiochena, dir. rédaction, 13 fascicules, 1962-1965.

TRADUCTIONS

Ramon Lull, L'Ami et l'Aimé, Paris, Philippe Néri (Saint-Séverin), 1960. Richard Walzer, L'éveil de la pensée islamique, Paris, Geuthner, 1970. Muhammad Kamel Hussein, Le Val Saint, 1972 (sous presse).


L'ISLAM

ET

LE DIALOGUE

ISLAMOCHRÉTIEN

ISLAMOCHRÉTIEN


PENTALOGIE ISLAMO-CHRÉTIENNE

TOME 1er L'OEUVRE DE LOUIS MASSIGNON

Argument

Bibliographie complétée et refondue (1906-1962). Index. Étude.

Épilogue : la nuit du destin.

TOME 2 LE CORAN ET LA CRITIQUE OCCIDENTALE

Argument

Abraham dans le Coran. Le monothéisme coranique et ses

témoins.

La naissance de l'Islam dans son environnement arabique.

Épilogue : le Coran de la Pléiade.

TOME 3 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Argument

Essai de présentation de l'Islam dans une nouvelle perspective chrétienne. Contribution au dialogue islamo-chrétien. La pensée chrétienne et l'Islam des origines à la chute de Constantinople.

Epilogue : la prière de l'Islam.

TOME 4 LES CHRÉTIENS ET LE MONDE ARABE

Argument

Le monde arabe. Les chrétiens et les lettres arabes. Antiochena.

Épilogue : pour une certaine idée du Liban.

TOME 5 PALESTINE ET ARABITÉ

Argument

Écrit en mai-juin 1967. Dossier palestinien. La vocation islamique de Jérusalem.

Epilogue : pour une stratégie d'arabité.

Argument général : présentation d'ensemble et rétractations.

Postface, par Michel Asmar, fondateur-directeur du Cénacle Libanais.


ÉDITIONS DU CÉNACLE LIBANAIS

BEYROUTH

1972-73


Tous droits réservés pour tous pays © Copyright 1972 by LE CÉNACLE LIBANAIS B. P. 1145, Beyrouth (Liban)


AVERTISSEMENT

Comme pour les autres volumes de ce recueil, on voudra bien se référer à l'argument général inséré in fine du t. V, pour situer celui-ci dans l'ensemble où il occupe une place centrale et regroupe de ce fait le plus grand nombre de pages.

Une brève présentation de son contenu fera remarquer que, comme le volume précédent se rapportait à notre thèse sur Abraham dans le Coran (parue chez Vrin), celui-ci reporte à notre livre sur l'Islam (paru chez Casterman). Et de fait, une suite de comptes rendus de ce volume a été relevée, qui permettra au lecteur de se faire une idée personnelle au milieu de points de vue divergents.

Cependant l'essai de présentation de l'Islam dans une nouvelle perspective chrétienne qui ouvre le volume représente une contribution originale. Il reprend un article de l'Encyclopédie Catholicisme, pour lequel une première ébauche a été entièrement refondue par J.-M. Abd el-Jalil. Comme il avait alors tenu à ce que cet article fût signé de nos deux noms, sa reprise ici est un hommage de gratitude à ce maître et ami, et un témoignage de profonde union de pensée à l'école de Louis Massignon.

La troisième partie du volume ouvre de son côté une perspective différente. Grâce à une communication au congrès des orientalistes de Canberra et à une «position de thèse», cette partie introduit à nos recherches sur la pensée chrétienne et l'Islam des origines à Vatican II. Le chapitre de conclusion de notre thèse de Sorbonne (1969) donne un résumé de la première partie de notre enquête qui s'arrêtait alors à la prise de Constantinople.


VIII L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Entre un essai de présentation nouvelle de l'Islam et cette enquête méthodique sur la pensée chrétienne dans son attention séculaire à la religion du Prophète, nous avons posé quelques jalons de notre contribution au dialogue islamo-chrétien. Cette contribution se situe normalement dans le cadre du catholicisme et en vient, après un examen des diverses positions qui ont entouré Vatican II, à une critique des « orientations pour le dialogue islamo-chrétien » proposées par le Secrétariat romain pour l'Islam. Cependant, c'est dans le cadre du Conseil OEcuménique des Eglises que nous avons eu l'occasion de participer davantage au dialogue islamo-chrétien. Cette collaboration est représentée ici par un compte rendu de la première rencontre de GenèveCartigny, suivi du discours d'ouverture que nous y avons prononcé. C'est d'ailleurs cette rencontre qui nous a encouragé à engager la consultation islamo-chrétienne qui a vu le jour chez Beauchesne, dans la collection « Verse et Controverse », sous le titre: Les Musulmans.

Cependant, ce texte rejoint l'épilogue et, au-delà de toute controverse, prélude au thème palestinien auquel est consacré notre cinquième et dernier tome, mais qui est sous-jacent, on l'aura repéré, à toute notre réflexion et présent en permanence à notre plus haut souci.

Y. M.


L'ISLAM

DANS UNE NOUVELLE

PERSPECTIVE CHRÉTIENNE



L'ISLAM

Assimilé toux à tour à une hérésie chrétienne ou à une religion païenne, l'Islam n'a pas encore trouvé sa place dans la présentation de l'histoire religieuse de l'humanité. Mais une vision de plus en plus objective, voire intérieure, de l'Islam se dessine très nettement. Les pages qui suivent s'efforcent de l'esquisser.

Le mot « Islam » se rencontre pour la première fois dans le Coran à propos d'Abraham. Il désigne à la fois l'attitude de l'homme soumis à Dieu (Mouslim), la communauté de ces hommes « soumis » et la « civilisation » qu'animent ces mêmes hommes.

I. L'ISLAM DES ORIGINES

I. MAHOMET.

1° Avant l'Hégire (570-622). — Mahomet (en arabe Muhammad) est né à la Mekke en 570 (ou 580?). Il appartenait à un clan pauvre de l'importante tribu de Qoraych. Son père, Abdallah, mourut avant sa naissance et sa mère cinq ou six ans après. Il fut élevé par son grand-père Abd al-Mottalib, puis, à la mort de celui-ci, par son oncle Abô-Tâlib. Au service d'une riche veuve de la Mekke, nommée Khadija, il s'adonna au commerce des caravanes entre le Yémen et la Syrie. A l'âge de vingt-cinq ans, il épousa Khadîja, de quinze


4 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRETIEN

ans plus âgée que lui. Il eut d'elle quatre filles et n'épousa pas d'autre femme tant qu'elle fut en vie. Fâtima, une de ces quatre filles, épousera Alî, fils d'Abô-Tâlib et sera l'aïeule de tous ceux qui s'inscrivent dans la descendance de Mahomet.

Khadîja fut la première à croire en la mission de Mahomet. Il s'était ouvert à elle d'une vision (ou simple audition) d'un être supra-humain (l'Esprit, Gabriel) qui lui intimait l'ordre de « réciter » 'iqra' : c'est le premier mot d'un verset du Coran (96/1), la tradition y voit le premier texte révélé. Cette vision se serait produite au cours d'une période de jeûne et de méditation dans la solitude, notamment sur le mont Hirâ', près de la Mekke.

L'adhésion de Khadîja, son épouse, fut suivie de celles du jeune Alî, son cousin et de Zayd, son fils adoptif. Plus tard, deux hommes importants, qui allaient présider aux destinées de l'Islam naissant, jetèrent le poids de leur adhésion en faveur de la prédication de Mahomet; ce sont Aboû-Bakr (al-Çiddîq, «le juste») et Omar al-Fâroûq (« le décisif »).

Les solides bourgeois de la Mekke ne s'inquiétèrent guère tout d'abord à cette prédication; mais ils ne tardèrent pas à percevoir ses dangers pour les cadres sociaux et la prospérité commerciale de leur cité. Leur hostilité se montra bientôt; elle se fit brutale pour les petites gens, prudente mais ferme à l'égard du prédicateur lui-même, que son clan, bien que pauvre, ne pouvait que protéger.

Une partie des croyants dut demander asile au souverain de l'Abyssinie et s'expatrier. Mahomet luimême, après plus de dix ans de prédication peu fructueuse, dut émigrer : il alla s'installer à Yathrib, centre


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRETIENNE

agricole important à 400 km au nord de la Mekke, ce lieu s'appellera bientôt Médine ( madînat al-nabiy: la cité du Prophète). C'est la hijra: hégire (émigration, expatriement, rupture et non pas fuite), en l'année 622. Le voyage nocturne (isrâ'), que Mahomet aurait accompli (en corps ou en esprit), du Temple de la Mekke à celui de Jérusalem (Coran 17/1) et qui aurait été suivi du mi'râj ou ascension depuis le Temple de Jérusalem, jusqu'au Trône de Dieu, joue un rôle de premier plan dans la méditation musulmane, doctrinale, législative et mystique; il se place au cours de la période de la Mekke.

2° Mahomet à Médine. — Avant l'hégire, Mahomet avait conclu d'abord avec une douzaine d'hommes de Yathrib, puis avec 72 d'entre eux, le pacte d'al-'Aqaba. Ces hommes étaient engagés à abandonner l'idolâtrie, à obéir à Mahomet, nouvel arbitre qu'ils se donnaient, et à venir en aide aux « compagnons » de son expatriement (mouhâjiroûn: émigrés), devenant ainsi les ançâr (les auxiliaires: ceux qui donnent leur soutien).

Le désaccord et les animosités entre les différents éléments de la population de Médine ne devaient pas être diminués par l'arrivée des gens de la Mekke; mais le génie politique de Mahomet, chef-né, réussit, en dix ans, à réduire les rebelles, à vaincre les hostiles, à reconquérir la Mekke et à rallier les tribus arabes de la Péninsule. Tout cela se fit grâce à une suite de coups de main, de batailles et de traités, et sans cesser de prêcher des messages divins.

Trois rencontres restent célèbres. Badr (624), Ohod (625), Khandaq (627). Toutes les trois, même la


6 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

seconde où les musulmans eurent nettement le dessous et où Mahomet fut blessé, tournèrent au profit de l'Islam. Elles furent suivies de l'élimination violente des trois tribus juives de Médine, hostiles à Mahomet et accusées de connivence avec ses ennemis. L'entrée triomphale à la Mekke (630) eut lieu presque sans effusion de sang, après des tractations habiles (durant lesquelles Mahomet sut accepter quelques humiliations de la part de ses adversaires, malgré la colère à peine contenue de ses adeptes), après la conversion de quelques jeunes notables de la Mekke, le ralliement de plusieurs tribus arabes et une certaine démonstration des forces musulmanes. Mahomet s'empressa de détruire les idoles et, sauf de rares « exemples », se montra magnanime pour ses ennemis.

Dès l'année 629 (l'an 7 de l'hégire), la tradition musulmane admet que Mahomet adressa des m usages d'appel à l'Islam aux grands souverains de l'époque. L'assassinat de l'un de ses messagers est à l'origine de l'expédition malheureuse de Mu'ta, sur les marches arabes de Byzance.

L'an 10 est appelé celui des «Ambassades» ou «Délégations». Des groupements vinrent se soumettre ou traiter avec le chef incontesté de la Mekke. Des colonies juives et chrétiennes du nord de l'Arabie acceptèrent la «protection» musulmane. Les chrétiens de Najrân, après avoir refusé la Moubâhala (ordalie d'exécration) proposée par Mahomet, conclurent avec lui le pacte dit de Najrân, qui mériterait plus de crédit et d'autorité, dans les rapports avec les « scripturaires » (juifs, chrétiens et assimilés) en terre d'Islam, que le pacte plus tardif et moins pur attribué à Omar, le second calife.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRETIENNE 7

En l'an 10 eut lieu le pèlerinage dit « d'adieu » que Mahomet accomplit à la Mekke, selon les rites demeurés en usage dans l'Islam actuel.

Après son retour à Médine, il fut pris de fièvre et mourut le 8 juin 632 (13 Rabî' I, de l'an 11 de l'hégire).

Cette vie, dont les faits sont présentés ici dans une schématisation extrême, a sa signification essentielle dans le cri « Allahou 'akbar! » de l'entrée victorieuse à la Mekke (630) et dans la proclamation du pèlerinage d'adieu (632) : débarrasser l'Arabie de l'idolâtrie et rassembler ses habitants en une communauté qui soit liée non plus par le sang mais par la soumission à Dieu (Islâm).

Ces deux aspects du rôle historique de Mahomet le placent hors de l'ordre commun, quels que soient les griefs relevés contre sa personne et sa conduite, les critiques adressées à son enseignement et le jugement définitif de la théologie, lorsque, en possession de tous les éléments susceptibles de le fonder sans faille, elle le formulera, selon les principes de lumière et de vie du christianisme.

IL LE CORAN.

Il n'y a pas à s'arrêter ici sur le texte, puisqu'un article lui est consacré plus haut; cf. Catholicisme, o. c, III, 175 et supra, t. IL

1° Le message du Coran. — L'ensemble des données qui composent le message coranique peut être envisagé sous trois aspects, qui interfèrent la plupart du temps.

1. Le Coran est un compendium doctrinal. — Il se présente comme une parole de Dieu sur Dieu. Il n'y a guère de verset où il ne soit pas question de Dieu, à qui appartiennent « les plus beaux noms ». Ce sont ces


8 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

noms, traditionnellement réduits à 99 (le centième étant Allah), qui sont à la racine de la théologie coranique: chacun d'eux est inducteur de la pensée et de la foi, comme il l'est de la révélation. Et c'est la racine la plus profonde de l'affirmation de la théologie orthodoxe de l'Islam relative au caractère incréé du Coran selon sa formulation verbale elle-même: la parole — éminemment en arabe parmi les langues sémitiques — est connaturelle à la pensée et celle-ci à la personne.

La création et la fin du monde, éléments essentiels et primitifs de la prédication coranique, y apparaissent avec un caractère trans-temporel, comme les appuis d'une théologie de la transcendance absolue : la création exprime la Toute-Puissance de Celui qui EST et qui peut faire exister et aussi faire cesser l'existence: la fin du monde est inscrite dans sa création. La résurrection et la génération sont presque toujours conjuguées, comme un « argument » l'une de l'autre.

2. Le Coran est aussi une histoire sainte. — Cette histoire est parallèle à celle de la Bible et traditionnellement interprétée dans un sens différent de celui que les chrétiens et même les juifs donnent aux Écritures judéo-chrétiennes.

L'histoire des hommes sur terre est religieuse : Dieu y intervient sans cesse et la veut tournée vers Lui seul.

Le Coran, surtout à partir de la 2e période de la Mekke, énumère comme messagers de la volonté de Dieu, avec des prophètes «arabes», presque tous les personnages du Pentateuque, les « Prophètes anciens », puis Jean-Baptiste et Jésus, Fils de Marie, avec ses disciples.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRETIENNE 9

Ces prophètes se succèdent, répétant uniformément le même message monothéiste à des peuples retombant dans l'idolâtrie. Entre les prophètes et ces peuples, il n'y a d'autre lien que l'exigence monothéiste. L'Islam ignore la doctrine biblique de l'histoire, révélation du Dieu juste et miséricordieux, qui corrige pour rénover et vivifier et dont l'amour agissant se manifeste éminemment dans Son peuple et culmine dans le don de Son Fils au monde pour le sauver, en le jugeant et en le vivifiant d'une vie de plénitude. Ce n'est pas dans la lumière de cette révélation qu'il rejette l'élection d'Israël et l'incarnation de la Parole de Dieu.

Parce que linéaire et non pas cyclique, cette histoire religieuse est plus proche des conceptions judéo-chrétiennes que de celles des religions antiques en Grèce, ou en Inde. Mais elle ne connaît pas la progression génétique de l'histoire biblique, surtout d'interprétation chrétienne.

Les personnages bibliques, notamment Noé, Abraham, Moïse et Jésus, à cause de la place importante qu'ils occupent dans le Coran et des données que renferment leurs destinées prophétiques, constituent, en germes, des « lieux théologiques ». Ainsi les événements de la vie d'Abraham sont comme des « types » de toute vie religieuse et même de toute mission prophétique. De même, la vie de Moïse et surtout le récit de sa rencontre avec le « Serviteur de Dieu» (Coran, ch. 18), que la tradition appellera « al-Khidr » (apparenté au prophète Élie), contient diverses leçons de choses sur le sens profond du gouvernement divin de l'univers.


10 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

3. Le Coran se présente comme un code de vie. —

Il relie chaque vie individuelle à l'ensemble de l'histoire religieuse et introduit le sacré dans le profane. C'est ce qui explique que la communauté musulmane, constituée selon un principe religieux universel, garde cependant les traits d'une tribu ou d'une famille arabe. D'autre part, le spirituel n'est pas détaché du temporel: la loi religieuse régit la vie des croyants sous tous ses aspects et les intérêts religieux commandent les entreprises politiques et sociales.

2° Chronologie et «sources» du Coran. — Il faut se garder de donner une consistance inébranlable et une valeur définitive à certaines formules de la critique occidentale relatives à « l'Islam naissant ». Comme celles concernant « les origines chrétiennes », elles sont sujettes à révision et dépendent de postulats indémontrés ou de « démonstrations » hâtives.

Il est incontestable que les textes du Coran se laissent pour la plupart aisément classer en périodes assez différentes par le contenu des prédications ou par leur formulation (style, rythme, images, comparaisons, vocabulaire). Mais il faut éviter l'excès simpliste qui consisterait à rompre l'unité du Livre et celle de la personnalité de Mahomet. Il n'est pas exact de soutenir que l'Abraham des sourates médinoises est différent de celui des sourates de la Mekke, en raison du changement d'attitude de Mahomet à l'égard des juifs, bien qu'il y ait eu, dans les textes du Coran, une progression dans l'expression et la précision des thèmes relatifs à Abraham comme « Père des musulmans » et fondateur de la Ka'ba et du pèlerinage mekkois.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 11

De même, il serait faux de faire dans la vie de Mahomet deux tranches opposées: la première, celle de la Mekke où il se serait considéré comme simple prédicateur religieux, puis celle de Médine où, devenu chef temporel d'une communauté nouvelle, il n'aurait plus été qu'un chef d'État arabe. Il n'y a pas eu suplantation d'un rôle par un autre, mais passage naturel du rôle d'avertisseur eschatologique à celui de maître religieux et enfin à celui de chef de communauté, temporellement organisée et gouvernée mais encore religieuse.

La distinction des diverses périodes, commencée par les musulmans eux-mêmes et assez solidement fixée dans l'ensemble sous la forme présentée par Nöldeke-Blachère, est aussi importante que celle des traditions du Pentateuque ou encore celle des Evangiles.

L'influence des circonstances extérieures doit être envisagée avec beaucoup de circonspection; elle n'a jamais été foncièrement déterminante. Malgré la part de textes, quantitativement importante, qui apparente le Coran aux Écritures juives et chrétiennes, canoniques et apocryphes, il faut reconnaître l'irréductibilité foncière et l'originalité manifeste du Coran par rapport à ces Écritures. La communauté musulmane et le Livre, qui en est le lien et le bien, ont une physionomie propre que ne réduisent pas les nombreuses ressemblances et interférences avec le judaïsme et le christianisme. Devant ce fait, les considérations de «sources » deviennent moins éclairantes que la prise de conscience de la totalité du message, à la lumière de l'inspiration singulière qu'il exprime.


12 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

III. DOGME ET LOI DE L'ISLAM.

1° Les croyances. — La shahâda (témoignage), profession de foi très simple en deux parties, résume correctement les croyances de l'Islam. Sous la première partie (là Ilâha illâ Allah : point de divinité sinon Dieu), se place la foi en Dieu et tout ce qui se rapporte à sa manifestation transhistorique dans le monde, de la création à la résurrection; sous la deuxième partie {waMuhammadun rasûl Allah: et Mahomet est le Messager de Dieu) vient tout ce qui a trait à l'histoire religieuse proprement dite, où Mahomet apparaît à la fois comme une conclusion et comme un point de départ.

L'attestation de la foi en Dieu sous forme d'une exception dans une négative universelle {point de divinité sinon Dieu) souligne la transcendance de l'existence divine: les êtres créés ne la prouvent pas, mais l'attestent par leur « inconsistance ontologique », par un non-être radical; produits par Dieu, le reflet qu'ils donnent de Lui s'inscrit dans leur non-être.

Cette « totalité » d'existence en Dieu supprime tout contexte polythéiste. Cependant le Coran accorde une grande attention aux anges et aux « jinns ». Les premiers sont créés de lumière, et l'un d'eux, Gabriel, communique le message divin aux hommes choisis par Dieu pour le transmettre aux autres hommes. Les jinns, eux, sont créés de feu et soumis à la loi révélée ; certains y obéissent, pendant que d'autres se rebellent et sont maudits, comme « Iblis » et ses auxiliaires.

L'attestation de l'Unique dans le Coran s'apparente à celle de l'Ancien Testament et ne semble pas toucher à la notion d'unité; les formules trinitaires qu'il rejette sont toutes aberrantes.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 13

Cette notion serait « approchée » dans le mystère de la destinée de l'homme dont l'action responsable est confrontée à l'absolue liberté de Dieu. Sans poser le problème de la prédestination, le Coran « tient les deux bouts de la chaîne », en insistant sur la ToutePuissance inconditionnée de Dieu; il enseigne non pas le fatalisme, mais le tawakkoul, attitude fondamentale et typique de l'Islam qui consiste, selon la formule communément enseignée aux musulmans, en «l'obéissance au libre décret de Dieu, pour le bon et pour le mauvais, pour le doux et pour l'amer. »

2° Les observances. — Les cinq «piliers» de l'Islam sont la shahâda, la prière, l'impôt légal, le jeûne et le pèlerinage. Pas de musulman ni musulmane authentique qui ne reconnaisse ces cinq obligations.

1. La shahâda (cf. supra, 1° Croyances).

2. La calât (la prière). — Le Coran recommande la prière, facultative ou surérogatoire (nâfila), accomplie spontanément (tatawwou'), surtout dans le secret de la nuit (tahajjod) et plus spécialement au cours des nuits du ramadan (tarâwîh).

En dehors de cette prière libre, l'Islam, précisant le Coran, impose cinq prières par jour, que doit accomplir chaque musulman et chaque musulmane (cette obligation est certaine à partir de l'âge de la puberté). La loi religieuse prévoit des exceptions (les femmes pendant les périodes d'impureté légale) et des accommodements (pour l'hiver, la guerre, l'âge avancé ou la maladie). Ces prières sont fixées à l'aurore (fajr), à midi (zuhr), au milieu de l'après-midi ('açr), après le coucher du soleil (maghrib) et à la nuit tombée ('ishâ').


14 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRETIEN

Seule la prière du vendredi midi doit être accomplie en commun, si certaines conditions précises se trouvent réunies: les femmes peuvent aussi y participer, dans une partie de la mosquée, qui leur est réservée. Mais il est recommandé de faire également en commun les autres prières quotidiennes, dans les mosquées. La prière collective s'accomplit derrière un imâm, président de la prière, laïc (l'Islam ne connaît pas de sacerdoce), qui symbolise la présence du souverain ou du gouverneur, son délégué dans l'agglomération et, par là, l'unité intégrale de la communauté des croyants.

Toute prière, individuelle ou collective, doit être accomplie en état de pureté légale, qu'assurent les ablutions (woudoû'), dans la direction de la Mekke (qibla), vers laquelle s'orientent tous les musulmans de la terre, autre symbole de leur unité, et enfin selon des rites (mouvements, gestes et certaines formules: la fâtiha ou lre sourate du Coran) minutieusement déterminés. La longueur de cette prière dépend du texte coranique qui doit être récité après la fâtiha et dont le choix est laissé à la piété de chaque croyant, avec la prudente recommandation faite à celui-ci d'être bref s'il préside.

3. La zakât (l'impôt légal). — C'est une aumône obligatoire et rituelle, distincte de la çadaqa (aumône libre). La zakât est une « purification » des biens terrestres, par une dépossession d'une partie d'entre eux, pour certains besoins sociaux de la communauté (pauvres et indigents surtout) et également pour la défense des « droits de Dieu ». Le taux du prélèvement annuel varie selon la nature des biens. Son observance doit « purifier » aussi le croyant, en lui rappelant qu'il tient


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tout de Dieu et qu'il est responsable devant la communauté des biens que Dieu lui a confiés.

4. Le çiyâm (le jeûne du ramadan). — L'Islam aime le jeûne et le recommande en tout temps, comme exercice de soumission volontaire à Dieu et hommage gratuit à sa transcendance, aussi comme « bouclier » de la chasteté, lorsqu'on est dans l'impossibilité de se marier. Mais il n'en fait obligation que pendant le mois du ramadan. (Ce mois tombe en toute saison, car l'année musulmane est lunaire et donc de onze jours plus courte que l'année solaire.) Ce jeûne du ramadan consiste à s'abstenir de manger, de boire (de fumer, de priser) et des relations conjugales, depuis l'aurore jusqu'au coucher du soleil.

Le jeûne doit aussi consister en abstention de tout mal, en paroles et en actes, sinon les privations purement corporelles ne seraient pas agréées de Dieu. D'où le lien du çiyâm avec la générosité, la réconciliation, l'hospitalité, toutes sortes de bonnes oeuvres, le renouveau religieux (prières nocturnes et cours doctrinaux dans les mosquées).

Enfin le ramadan doit être un temps de silence (çawm et çamt, que le Coran souligne en la Vierge Marie: sourate 18, v. 26). Cette invitation au recueillement est en liaison avec la foi musulmane en la Parole de Dieu, « descendue » sur Mahomet pendant le ramadan (révélation du Coran) et que doit commémorer la célébration particulièrement fervente des dix dernières nuits (i'tikâf), parmi lesquelles se trouve la «nuit du destin» (laylat al-qadr), communément attendue le 27 ramadan.

5. Le hajj (pèlerinage à la Mekke). — Il est une


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obligation pour tout musulman et toute musulmane qui en a le moyen. La visite des autres lieux saints de l'Islam (Médine: tombeau de Mahomet, Jérusalem, à cause du Christ, et Hébron: tombeau d'Abraham) est facultative (elle n'est même pas spécialement recommandée par l'orthodoxie.)

Le hajj a pour but la Mekke et ses environs immédiats, notamment « Arafat », colline où a lieu la station la plus importante. Comme le mois du ramadan, le mois du pèlerinage (les dix premiers jours de dhû-l-hijja) tombe en toute saison; l'été le climat de la Mekke est particulièrement éprouvant. Un rituel très précis détermine tous les détails des rites, depuis la «sacralisation» du pèlerin (ihrâm: ablutions générales, vêtements simples et cri de labbayka: « me voici à Toi (ô mon Dieu) », réponse à l'appel de Dieu, laquelle retentira souvent durant le pèlerinage) jusqu'à la fin du pèlerinage, après le sacrifice. Ce sacrifice (généralement un mouton immolé) est offert en souvenir de celui d'Abraham, à l'étape appelée Mina. Il est commémoré par toutes les familles musulmanes de par le monde. Auparavant a lieu la station des pèlerins à « Arafat » (le mont de la miséricorde : jabal al-rahma) ; c'est le rite culminant du pèlerinage, accompli par tous les pèlerins ensemble, qui appellent la miséricorde de Dieu sur eux-mêmes et sur les absents, dont on crie les noms s'il a lieu un vendredi ; on prie ainsi pour toute la communauté des croyants. On remarquera « l'aspect social » de ces obligations individuelles.


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II. L'ISLAM JUSQU'AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE

I. APERÇU D'HISTOIRE.

Il y a d'abord la période des quatre califes (632-660) appelés « bien dirigés » ou « sages » : Abu Bakr, Omar, Othmân, Alî. Bien qu'ils aient tous (sauf le premier) été assassinés, cette période est une sorte de printemps pour l'Islam qui déborde ses dimensions « sémitiques » et atteint la Perse et l'Afrique du Nord. Elle reste la période idéale pour les musulmans; leur «pèlerinage aux sources » l'englobe avec la vie de Mahomet.

La seconde période est celle des Omayyades (660750), avec Damas pour capitale et non plus Médine. L'Islam y connaît sa plus grande extension, surtout à l'ouest, et constitue encore un empire unifié, allant des confins de l'Inde jusqu'à la France méridionale. Mou'âwiya, d'abord gouverneur de Damas, s'assura le califat, après la bataille et l'arbitrage « truqué » de Siffîn (658) ; il le transféra en Syrie et le rendit héréditaire. Ce fut un homme politique fort avisé. Son prestige ne fut égalé par aucun membre de sa dynastie, ni par Abdelmâlik, qui unifia la loi et l'empire avec l'aide de son vigoureux chef militaire, al-Hajjâj, ni par le pieux Omar b. Abdel-'Azîz, considéré par une tradition sans doute « orientée » comme le modèle du calife après le premier Omar (2e successeur de Mahomet). Yazîd, le fils de Mou'âwiya, écrasa dans le sang à Kerbelâ (680) la révolte des légitimistes ayant à leur tête le second fils de 'Alî, Housseyn qui, tué dans cette bataille, est considéré comme martyr par les Chiites et même par les Sunnites.

III - 2


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Les Abbassides (750-1258) succédèrent aux Omayyades, en tournant à leur profit le légitimisme des Chiites. Le califat connut son apogée avec Haroun al-Rashîd (789-809) et son fils al-Mâmoûn (813-833), lequel joua un rôle important (et rude: libéralisme persécuteur pour les opposants). La capitale émigré vers l'est; de Damas, elle fut transférée à Bagdad sur le Tigre. L'Orient musulman connut alors sa plus grande ouverture. L'apport iranien informa le monde arabo-syrien; les sciences et les philosophies de l'Inde et de la Grèce passèrent en langue arabe, grâce aux traducteurs syriens et persans qui s'étaient déjà mis à l'oeuvre sous les Omayyades. Le rayonnement de Bagdad créa à l'intérieur du monde musulman une atmosphère d'unité, malgré les troubles et les divisions. Elle fut servie pendant quelques générations par des vizirs de grande classe, issus de la famille iranienne des Barmakides, et par le talent de penseurs et d'écrivains d'origine iranienne ayant voué à la langue arabe, langue religieuse de l'Islam, un culte qui a fait d'elle une des « rares langues de civilisation » du monde (L. Massignon).

La dynastie abbasside connut, dès le début, la sécession de l'Occident musulman, en Andalousie (sous l'égide d'un rescapé du massacre des Omayyades : fondation de Cordoue en 756) et en Afrique du Nord (notamment au Maroc, avec des dynasties locales, dont quelques-unes, dans des moments de grandeur, firent l'unité de l'Occident musulman, de Cordoue à Kairouan).

Elle fut, de plus, combattue par la secte des Kharijites au Hijaz et en Iraq et fortement secouée par les révoltes des Zenj et des Qarmates. Les premiers étaient des esclaves noirs de basse Mésopotamie, dont


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le soulèvement (877-883) fut dirigé par un légitimiste alide; les seconds — bandes de paysans et d'ouvriers menées par Qarmat (d'où leur nom) — dévastèrent la Syrie et l'Iraq, un moment la Mekke, et constituèrent une principauté aux Bahraïn.

Ces mouvements «sociaux», d'inspiration légitimiste, connurent un sommet dans l'installation de la dynastie des Fatimides au Caire (avec son École de propagande doctrinale et légitimiste qui deviendra l'Université d'al-Azhar). Des dynasties locales réussirent à affirmer leur « personnalité », en reconnaissant, au moins nominalement, le calife de Bagdad. Les unes (les Ghaznévides) contribueront à l'expansion de l'Islam vers l'est, en avançant davantage vers l'Inde; les autres, à l'ouest, brilleront d'un vif et rapide éclat, comme celle des Hamdanides à Alep, grâce à un chef comme Sayf al-Dawla, un poète comme al-Moutanabbi et un philosophe comme al-Fârâbî.

L'avènement des Turcs (très tôt comme miliciens à Bagdad, puis chefs de tribus converties à l'Islam, agissant à l'est, enfin « maires de palais » auprès du calife et plus puissants que lui) amena les Seljoukides à essayer de redresser le califat en ruines; après la destruction de Bagdad et de son califat par Houlagou (1258), ils s'opposèrent victorieusement à l'envahisseur en Asie Mineure.

Auparavant ils avaient eu de violents chocs avec les Croisés. Ceux-ci furent définitivement vaincus, au profit des Sunnites contre les Chiites, par deux dynasties indépendantes, celle des Zenguides en Syrie sous Nour al-Dîn (1146-1173) et celle des Ayyoubides en Egypte avec Salah al-Dîn (Saladin: 1169-1193), un des plus valeureux chefs de l'Islam depuis Mahomet.


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Les Mamelouks d'Egypte, esclaves turcs des sultans ayyoubides, refoulèrent les Mongols sous le commandement de Baïbars, illustre représentant de la dynastie bahride (1257-1382). Avec Tamerlan, surgit de nouveau le rêve de l'Asie unifiée sous le signe de l'Islam, depuis l'Inde jusqu'à l'Anatolie. Cette unité fut de courte durée. A la mort de Tamerlan (1405), le domaine de l'Islam (à part l'extrême Occident) connut trois empires: 1° mogol, dans l'Inde (avec de belles oeuvres artistiques et des princes non négligeables et parfois étonnants par leur curiosité intellectuelle et leurs tendances syncrétistes, comme Akbar, 1556-1605); ■— 2° Iranien, avec les Séfévides de Perse (Chah Abbas 1587-1629) ; — 3° Turc, avec les Ottomans qui, grâce à quelques sultans-califes remarquables (Mahomet II, le « Conquérant » de Constantinople, 1453; Sélim Ier 1512-1520; Soliman le Magnifique, 1520-1566), étendirent leur empire du Bas-Danube (aux portes de Vienne deux fois, la dernière en 1682) jusqu'au Nil, et de Bagdad jusqu'à Alger. Ces trois empires, particulièrement celui des Ottomans, assurèrent la permanence de l'Islam, stable mais assez assoupi, à part quelques lueurs artistiques locales (monuments, surtout mosquées, de l'Inde, de la Perse et de la Turquie), jusqu'au début du XIXe s. avec la nahda (renaissance ou essor) arabe.

IL FORMATION ET ASPECTS DE LA PENSÉE MUSULMANE.

I. Les sectes. — Alî, cousin germain de Mahomet, époux de sa fille «préférée» Fâtima, père de Hassan et Housseyn, ses petits-fils, n'accéda au califat que quatrième, après qu'eut été assassiné son prédécesseur


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«Othmân» en 656. Combattu par la femme préférée de Mahomet «Aycha» (bataille du Chameau), et surtout par le gouverneur de Damas, Mou'âwiya, parent proche du Calife assassiné, il dut affronter celui-ci en une rencontre fratricide et accepta l'arbitrage que son adversaire demanda habilement au nom du Coran. Ce fut l'origine, en 658, des deux principales sectes, Kharijite et Chiite.

1° Les Kharijites. — Ils se révoltèrent (sortirent) contre l'arbitrage des homme? pour se réclamer du «Jugement de Dieu » (la houkma illâ li-Llâh). Selon eux le califat doit être électif et n'importe quel musulman, « fût-il un esclave abyssin », peut y être porté, si sa foi et ses moeurs sont irréprochables. Littéralistes, ils sont les plus rigoristes des musulmans en théologie. Leur sévérité est extrême à l'égard de ceux d'entre eux qui se rendent coupables de péché grave contre la Loi et à plus forte raison à l'égard des autres hommes, même musulmans. Ils constituent ici ou là des principautés combattives, mais furent réduits à se replier sur eux-mêmes en communautés fermées groupées en sous-sectes (Azraquites, Ibadites, etc.) ; ils se perpétuent (à peine un demi-million) en Oman (Mascate) et en Afrique du Nord (Libye, Nefousa, Ile de Djerba, Ouargla, Mzab).

2° Les Chiites. — La succession de Mahomet doit être héréditaire et rester toujours dans la descendance de Alî; c'est un imamat et non un califat. Le chiisme, qui a survécu aux premières luttes sanglantes pour ce légitimisme, se rattache tout entier au deuxième fils de Alî, al-Housseyn et se répartit en trois groupes. Le premier groupe est celui des Zeldites. Ils se rattachent à al-Housseyn, par son petit-fils Zeïd (m. 743). Ils


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gouvernent encore dans le Yémen. Ils sont très proches des sunnites.

Le deuxième groupe est celui des Ismaéliens. Ils s'arrêtent au septième imâm, pour eux Ismaël, disparu à la fin du VIIe s. et représenté par l'Agha Khan. Ils sont peu nombreux (guère plus d'un million). Leur doctrine, mal connue, s'éloigne beaucoup de la ligne générale de l'Islam, ayant été élaborée sous des influences pythagoriciennes, gnostiques et émanatistes.

Le troisième groupe (le plus nombreux: près de 30 millions en Perse et en Iraq) est celui des Duodécimains (ou Imamites) ; pour eux, l'imâm disparu est le douzième; ils attendent son retour pour que la terre soit remplie de justice (idée du Mahdi, ayant des influences même dans le monde sunnite: mahdisme du Soudan sud-égyptien, par exemple).

Avec cette attente « messianique » (abandonnée par les Zeïdites) se retrouvent dans le chiisme (à travers une histoire tourmentée et avec plus ou moins de force selon les époques et les tendances) plusieurs dominantes dont voici les principales. D'abord, des sursauts révolutionnaires parmi les pauvres et les opprimés, au milieu desquels, vaincus eux-mêmes et persécutés, ils recrutent des partisans (voir supra Qarmates). Ensuite, un certain sens de la souffrance rédemptrice des justes. Et d'abord des imâms; surtout le martyre de Housseyn (massacré à Kerbela en 680) : la célébration de cette « Passion » (rappelant par certains côtés celle de la Semana Santa de bien des villes d'Espagne) développe un culte d'hyperdulie à l'égard de ces imâms (et de la famille du Prophète: ahl al-bayt) qui confine à la divinisation (surtout chez les « extrémistes » : ghoulât) et ne peut être admis par l'Islam. Enfin, la persécution favorise le


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kitmân (dissimulation) et un certain laxisme (en attendant le retour de l'imâm caché).

3° Autres sectes. — Ce sont des mouvements aberrants, issus principalement de la tendance gnosticoémanatiste du chiisme, groupant peu de membres. Ainsi des Druzes (Syrie et Liban) qui divinisent le calife fatimide al-Hâkim (m. 1017). Les Nizâris, fondus en Syrie avec les Hachchâchine (= assassins). Les Noseïris (Alaouites de Syrie), d'origine obscure, avec des reflets chrétiens. Les Bâbistes (fondés en Iran en 1844) relèvent d'un mouvement mahdiste de coloration « sociale » (émancipation des femmes). Le Bahâisme, issu du Bâbisme, fut fondé vers la fin du XIXe s. et se donne pour la religion vraiment universelle, seule capable (par un syncrétisme sans dogmes, ni rites) de réconcilier tous les hommes dans l'amour de Dieu.

II. L'Islam majoritaire. — Les Sunnites (ceux qui suivent la sunna, la voie, la conduite, la tradition) sont l'immense majorité des musulmans (au moins 90 %). En interaction avec les Chiites (8 % des musulmans), mais en se défendant le plus possible de leur influence, ils ont élaboré le système juridique et théologique de l'Islam.

Le sens de la communauté des croyants, « communauté témoin et missionnaire du Dieu Unique», est si vif que, sauf accès de fièvre persécutrice, il fait reculer l'effet des condamnations des docteurs ; dan la conscience de tout musulman vit le sentiment de fraternité dans l'Islam avec tout autre musulman, quelle que soit son origine et quelles que soient ses erreurs doctrinales ou pratiques.

A la base de cette fraternité est l'adhésion globale, même ténue et lointaine, à la « Parole d'Allah », le


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Coran, bien de tout musulman et lien de toute la communauté. Toute l'oeuvre de l'Islam primitif consista, aussi bien à Médine qu'à la Mekke, pendant les 23 années de prédication et d'action de Mahomet, à communiquer ce bien et à créer ce lien, contre tous les obstacles qui s'y opposaient (notamment le polythéisme des tribus) et par-dessus tous les liens terrestres, ceux du sang comme ceux des intérêts immédiats.

1° La Loi. — L'organisation de cette communauté fit prédominer dans l'Islam son aspect juridique. Il se présente sous la forme d'écoles improprement appelées «rites». Ces écoles transmettent la science de la Loi (fiqh).

Les principaux éléments de la Loi sont contenus dans le Coran, expliqué et complété par la sunna (enseignement extra-coranique de Mahomet, en paroles, en actes ou par approbation tacite). Les Chiites ont également leur sunna (qui est identique pour l'essentiel à celle des Sunnites, sauf pour la place et le rôle des «Gens de la Maison» de Mahomet). C'est dans la sunna que puisent les sciences musulmanes (exégèse du Coran, biographie de Mahomet, science des Traditions ou hadîth).

Sous la pression des événements (luttes doctrinales ou guerres fratricides) la sunna proliféra à tel point que les musulmans eux-mêmes (dès le IXe s.) se virent contraints d'en vérifier l'authenticité, selon des critères purement externes, sans mettre en question l'énoncé lui-même. Les textes retenus comme authentiques furent rassemblés dans des recueils, dont deux jouissent d'un immense prestige religieux, les Sahîh (= sains ou véridiques) de Boukhârî (m. 870) et de Mouslim (m. 875).


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Voici les quatre écoles sunnites qui ont survécu et qui se partagent encore l'ensemble de l'Islam majoritaire.

1. L'école mâlikite. — Elle doit sa formation aux disciples de Mâlik (m. 795), qui enseigna et appliqua comme qadi la sunna à Médine, et composa un recueil appelé Mouatta'. Elle prédomine en Afrique, sauf notamment en Basse-Egypte. Elle admet le recours à l'interprétation personnelle (ra'y), si celle-ci peut être appuyée sur le consensus des docteurs de Médine. Le principe de l'istiçlâh (prévalence de la maçlaha ou utilité de la communauté) peut servir à rénover le droit musulman.

2. L'école hanîfite. — Elle doit son nom au juriste persan Aboû-Hanîfa (m. 767). Elle ne limite pas le consensus des docteurs à ceux de Médine et fait place au raisonnement par analogie, qiyâs: rapprocher un cas nouveau d'un cas déjà résolu, avec une marge de choix de la solution la meilleure (istihsân). Elle prédomine en Asie (Islam turc, indien et chinois).

3. L'école chafi'ite. — Elle a été réellement fondée par celui dont elle porte le nom Châfi'î (m. 811). Elle est répandue en Basse-Egypte, Afrique Orientale et Équatoriale et en Indonésie. Elle fait place au consensus des docteurs d'une époque donnée sur une question donnée, en plus du Coran et de la Sunna. Cela semble réduire le rôle du raisonnement, mais en définitive aboutit à une sorte de pragmatisme qui a permis des développements divers, par ex. le culte de Mahomet et des saints.

4. L'école hanbalite. — Elle tient son nom d'Ibn Hanbal (m. 855), « traditionniste » fervent, dont se


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réclament plusieurs grands penseurs et réformateurs. L'école revit en Arabie depuis le Wahhabisme; elle veut le retour au Livre sacré et à la sunna; en cas de stricte nécessité, le jugement personnel s'applique à ces deux sources, dans la ligne des « Pieux Ancêtres » (les meilleurs représentants des premières générations de l'Islam).

Ces quatre écoles sont considérées comme également orthodoxes. Il est permis de choisir la solution d'une d'entre elles sur tel point, à condition d'en accepter les inconvénients aussi bien que les avantages sur ce même point.

Les cas nouveaux peuvent faire l'objet d'une sentence (fatwâ), prononcée par un jurisconsulte {mufti). Mais, dès le Xe s., l'effort personnel de recherche, si limité qu'il fût (ijtihâd), se figea en conformisme d'école (taqlîd). Le renouveau moderne cherche à «rouvrir les portes de l'ijtihâd », à diminuer les animosités d'écoles, peut-être même à réduire celles-ci à l'unité primitive.

2° La spéculation philosophique ou théologique. —- Elle n'a pas la même importance en Islam que la science de la Loi. Le savoir religieux (primitivement = fiqh) c'est la science de la Parole d'Allah (le Coran). On saisit le message divin (Tafsîr) grâce aux traditions (Hadîth) et à la connaissance de la langue arabe. C'est ce savoir qui est essentiel à l'Islam et non la spéculation rationnelle et apologétique (Kalâm) introduite à cause des erreurs et des hérésies, mais non essentielle comme le fiqh.

Le Kalâm (discours), cet aspect dialectique, apologétique, rationnel de la pensée religieuse musulmane,


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n'est pas unanimement admis; combattu par toute une lignée de « traditionnistes », notamment hanbalites, il ne s'acclimate, se différencie et survit que grâce à ses attaches à certaines écoles juridiques.

A l'origine d'ailleurs, le problème qui exigeait une réponse était celui, pratique, de la libre action des hommes dans les vicissitudes politiques qui donnèrent le pouvoir aux Omayyades. Les réponses marquèrent trois tendances; celle des Mourjia (ils suspendaient leur jugement pour s'en remettre à Dieu), celle des Qadariya (ils affirmaient l'homme coupable de son destin et libre de le déterminer), celle des Jabariya (pour eux, la Toute-Puissance divine «contraignait» (jabr) l'homme qui n'était qu'apparemment libre. Cette dernière réponse favorisait les hommes au pouvoir).

La première école de Kalâm (aux nombreuses facettes d'ailleurs) fut celle des Mou'tazila. C'étaient les continuateurs des Qadariya, avec des nuances; leur nom indique qu'ils s'étaient «tenus à l'écart» (par piété et en protestation contre le fatalisme des Jabariya). Ils s'appelaient eux-mêmes «les gens de l'Unicité et de la Justice » divines, car ils se proposaient de défendre ces deux points de la foi. Ils devinrent persécuteurs durant le règne d'al-Mâmoûn qui les favorisa. Deux de leurs affirmations provoquèrent une réaction, qui allait marquer l'orthodoxie jusqu'à nos jours: l'homme est libre créateur de ses actes; le Coran, comme tout autre livre révélé, est créé.

Deux écoles sont nées de cette réaction: l'une, celle d'al-Ach'ari (m. 956) à Bagdad, apparentée à l'école juridique de Châfi'î; l'autre d'al-Mâtourîdî (m. 944), à Samarqand, apparentée à l'école juridique d'AboûHanîfa.


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Les Mâtourîdites, pour échapper aux conséquences d'un volontarisme divin absolu, font appel à la Sagesse de Dieu et mettent en oeuvre un certain sens psychologique de l'homme: Dieu crée en l'homme « la racine » de ses actes et lui laisse, dans sa Sagesse, le soin de les qualifier moralement; mais Dieu seul est créateur.

Les Ach'arites, affirmant aussi ce dernier point, ont poussé avec des nuances jusqu'au volontarisme le plus absolu et à un prédestinatianisme de polémistes, ne laissant à l'homme que « l'attribution » de ses actes.

D'autre part, le Coran est incréé. Parole de Dieu, il pose le problème des attributs divins. L'orthodoxie, avec des nuances selon les deux écoles et selon leurs théologiens, affirme leur réalité mais les inclut dans le mystère inexprimable de Dieu. Les Ach'arites, pas tous, sous-tendent leur défense de la transcendance divine par l'enseignement d'un atomisme universel, où toute efficience est déniée aux créatures. Ces affirmations d'école, figées dans les manuels postérieurs, barrent l'horizon, tant pour le renouveau de la pensée musulmane que pour sa meilleure compréhension par les non-musulmans.

Cet aspect philosophique, qui sous-tend l'effort de pensée de l'école théologique la mieux connue, s'est imposé, avec d'autres éléments, à cause de la lutte entreprise par la théologie, dès ses origines, contre la Falsafa, philosophie de penseurs musulmans qui se placent dans la ligne des Grecs (Platon, Aristote et oeuvres néo-platoniciennes). L'orthodoxie tiendra les falâsifa pour suspects, quitte à subir largement leur influence, surtout celle d'Avicenne (m. 1037), non encore éteinte, même de nos jours. Averroès (m. 1195), défenseur de la philosophie contre al-Gazâlî (m. 1111) et aristotélicien


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authentique, fut étudié surtout par le Moyen Age latin. Cette Falsaja reste en marge de la pensée musulmane, malgré les efforts récents faits en Orient pour l'en rapprocher.

3° La mystique musulmane. ■— A la suite des recherches très vastes et très approfondies des Occidentaux (notamment celles de Louis Massignon), elle fait l'objet d'un renouveau d'études parmi les musulmans. Elle pose à leur conscience un problème plus urgent que celui de la philosophie, car elle s'enracine plus que celle-ci dans l'essence même de l'Islam.

Dès l'origine, des croyants, insatisfaits de la prédominance de plus en plus accentuée du juridisme, cherchèrent à nourrir leur vie intérieure par l'ascèse et la méditation du Coran (thèmes de l'abandon à Dieu, de la complaisance et de l'amour réciproque, du mystère de Dieu). Les convertis du christianisme et les connaissances venues de l'Inde contribuèrent à développer ces thèmes et fournirent des méthodes et des cadres. Des cercles d'ascètes (zouhhâd), revêtus de laine (soûf, d'où le nom de soufisme), sortit un mouvement qui, par le renoncement, cherchait l'union à Dieu, parlait d'expériences personnelles et d'extases. Les « Docteurs de la Loi », méfiants et sévères, en vinrent à la persécution, à cause des formules paradoxales et des actes inhabituels de certains maîtres, au fond orthodoxes, et à cause d'excès scandaleux dans la doctrine (déviations monistes) et dans la conduite (rejet de la Loi: anti-monistes) qui menaçaient l'ordre social de la Communauté témoin du Dieu Unique.

L'expérience mystique en Islam se présente comme « une intériorisation d'unicité » divine.


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Pour les uns, l'Unicité absolue est d'autant plus sûrement affirmée que c'est Dieu Lui-même qui se rend son propre témoignage dans le coeur du croyant; c'est la wahdat al-chouhoûd (unicité du témoignage ou «monisme testimonial»), pour laquelle al-Hallâj, mal compris (locutions dites théopathiques), fut torturé et mis en cendres, en 923, à Bagdad. Et pourtant elle affirme la dualité du témoin créé et de Celui qui, transcendant absolu, veut bien être en lui le témoin suprême. Ce sens de l'orthodoxie, tous les musulmans ne le dénient pas à Hallâj, ni à d'autres soûfis de sa tendance.

Une autre tendance admet l'unicité de l'être (ou monisme existentiel: wahdat al-woujoûd). Ici l'expérience mystique des « initiés » est une identification, où cesse la dualité de l'être périssable (qui n'est qu'un reflet) et de l'être durable (qui a seul l'existence réelle). Le maître le plus admiré de cette tendance est Ibn 'Arabî, le « théosophe » d'origine andalouse, mort en 1240.

Il faut bien se garder de confondre ces deux tendances et d'y assimiler trop facilement les nuances intermédiaires. Il faut aussi être en éveil pour déceler leurs amorces et leurs influences; et enfin il faut se demander si la tendance qui culmine en al-Hallâj (luimême en flèche à l'intérieur de l'Islam) ne demeure pas une interrogation constamment posée aux musulmans et aux non-musulmans sur l'appel de Dieu et la réponse des hommes; ceux-ci ne peuvent s'exprimer que selon ce qu'ils savent, même s'ils « cherchent son Visage » avec l'ardeur des assoiffés et des amoureux.

La physionomie d'al-Gazâlî (Algazel, m. 1111) est sûrement plus centrale mais moins brûlante que celle


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d'al-Hallâj. On le présente généralement comme le conciliateur de l'orthodoxie et du soufisme. Il fut, en réalité, un défenseur de l'orthodoxie, d'abord contre les falâsifa dont il crut avoir montré la confusion jusqu'à « l'effondrement », mais aussi contre le juridisme casuistique, la spéculation théologique pure et le soufisme excentrique. Le savoir religieux qu'il entendait « revivifier » consistait en une intériorisation du dogme et de la loi, grâce aux méthodes de purification des soûfis, mais à la « lumière du prophétisme » mohammédien. Son oeuvre n'a pas atteint son but ni exercé une influence décisive sur l'évolution ultérieure de l'Islam. Elle suscite un nouvel intérêt de nos jours, même parmi les musulmans, mais non avec la même vigueur que celle des penseurs issus de la lignée hanbalite (Ibn Taymiya: XIVe s.).

Après le XIIe s., les confréries religieuses se développèrent de plus en plus : ce sont les Tourouq (« voies ») de la perfection. La plupart dégénérèrent en pratiques mécaniques de recherche de l'extase et aboutirent à confondre la transe physique avec la manifestation de l'union à Dieu. Plusieurs chefs de ces confréries, abusèrent de la crédulité de leurs disciples en vue d'intérêts terrestres de jouissance ou de domination, même politique, au service de nations étrangères. Supprimées en Turquie (comme le califat lui-même), elles sont encore vivaces dans bien des pays musulmans, sauf sous leurs formes brutales (manifestement antiislamiques). Les réformistes modernes voudraient les convertir en associations pieuses de bienfaisance.


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III. L'ISLAM CONTEMPORAIN

I. APERÇU D'HISTOIRE.

A partir du XVIe s., l'Islam est cerné, contourné et envahi, par l'Occident des «inventions et découvertes ». Ce mouvement, commencé avec les Espagnols, les Portugais et les Hollandais, poursuivi par les Anglais et les Français (rejoints par les Italiens et les Allemands) soumit plus ou moins étroitement à l'Occident près des 9/10e du domaine de l'Islam. Il culmina dans l'occupation de Constantinople et de Jérusalem en 1918.

Cependant les peuples d'Islam, et particulièrement les Arabes (plus représentatifs, à cause de leur situation géographique, les origines de l'Islam et la langue du Coran), étaient engagés, depuis l'expédition de Bonaparte, dans un mouvement (encore lent) de renouveau (linguistique, religieux, culturel et politique), d'une poussée interne. Ces peuples ont entrepris leur libération politique, condition, à leurs yeux, de l'accès au rang de nations modernes, traitées avec égalité, dans le respect de leur dignité.

Actuellement (1963) presque tous les peuples de l'Islam sont politiquement indépendants.

IL DÉMOGRAPHIE.

Les peuples de langue arabe (arabes ou arabisés) jouissent d'un prestige religieux unique parmi les autres peuples musulmans ; cependant ils ne constituent qu'une minorité. D'après les estimations les mieux établies, l'Islam compte quelque 400 millions d'adeptes. On peut estimer à 290 millions les musulmans d'Asie, à 80 ceux d'Afrique, à 4 ceux d'Europe (dont 1 million et


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demi en Yougoslavie et quelques dizaines de mille en Pologne, Finlande et même en Hongrie). Il faut y ajouter une diaspora d'environ un million, dont 100.000 en Australie et environ autant dans les deux Amériques.

Les masses les plus imposantes se trouvent dans le double Pakistan (environ 80 millions), auxquels il faut joindre les 30 ou 40 millions restés dans la République Indienne et en Indonésie (près de 80 millions aussi). Puis, presque à égalité (environ 60 millions) viennent trois groupes: les Turcs (dont le tiers en Turquie), les Iraniens (le quart en Iran) et les Arabes (allant de l'Iraq au Maroc). Le groupe africain non-arabe (assez sensible à l'arabisme de l'Islam) ne doit pas être loin des 50 millions. Ces chiffres arrondis à dessein ne sont qu'approximatifs; mais ils donnent une idée exacte des masses ethniques musulmanes.

La minorité arabe (comprenant les arabisés et les «arabisables»), malgré les divisions qui se manifestent dans son sein, pèse par l'effet de son dynamisme (lorsqu'il s'étend) sur le reste du monde musulman. A part la Turquie, toutes les langues musulmanes (iranien, urdu, mali, etc.) s'écrivent en caractères arabes et sont tributaires (le racisme linguistique n'a pas réussi en Iran) de la langue arabe, comme langue du Coran, langue liturgique et langue de pensée religieuse et de « civilisation ». C'est pour cela que l'on peut dire sans paradoxe que l'universalisme de l'Islam est corrélatif de son arabisme.

La suppression du califat (1924) n'a pas éteint le sens de la communauté musulmane. Cette «volonté de vivre ensemble » sur un minimum dogmatique (la shahâda) et pratique (l'orientation vers la Mekke pendant la prière: la qibla) se continue sous la forme

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qu'elle a prise à la mort de Mahomet, sauf que le rassemblement de la poussière de tribus et de clans en dispute, que la puissante personnalité de Mahomet avait réussi au nom de l'autorité de Dieu, devient un rassemblement de peuples.

III. MOUVEMENTS INTERNES.

Il y eut toujours en Islam une tension entre sunna (voie tracée) et bid'a (innovation) et la croyance en une rénovation périodique (tajdîd), à laquelle préside une personnalité religieuse qui intervient de siècle en siècle. Les plus célèbres de ces rénovateurs (et pas novateurs), assez communément admis par un grand nombre de musulmans, seraient al-Gazâlî (XIIe s.), Ibn Taymiya (XIVe s.), Mohammed Abdou (XXe s.).

Ibn Taymiya, à travers bien des souffrances, a, de fait, rénové le hanbalisme, en exigeant la réouverture de l'ijtihâd (à partir du Coran et de la Tradition authentique et par-dessus toutes écoles) et donc la purification de l'Islam, aux points de vue spéculatif {Kalâm) et pratique (culte des saints, confréries, etc.).

Les Wahhabïtes incorporèrent avec rigueur cette volonté de rétablir l'Islam dans sa pureté primitive, grâce à Mohammed b. Abd al-Wahhâb (1720-1787).

En dehors de l'Arabie, l'Islam confronté à la force et à la supériorité de la civilisation occidentale, aspirait non seulement à une rénovation ab intra, plus ou moins puritaine, mais encore à un renouvellement des forces civilisatrices du passé, réajustées aux exigences modernes. Un certain nationalisme (plus ou moins apparenté à celui des Occidentaux) parut une condition, au moins provisoire, de ce réajustement. Mais partout le retour à l'Islam primitif, dans sa pureté,


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son unité et la liberté de son élan, était considéré comme essentiel.

Le Précurseur fut Jamâl al-dîn al-Afghânî (m. 1897). Il parcourut presque tout le monde islamique, pour réveiller le sens de l'unité et briser le conformisme traditionnel. Le mouvement se nuança d'un pays d'Islam à l'autre. Dans l'Inde musulmane, par une interprétation à tendance rationaliste du Coran (Bahador, [m. 1898] et ses continuateurs), il tendit à démontrer que l'Islam authentique était l'unique religion favorable à la culture et au progrès. Mohammed Iqbâl, poète et philosophe, transposa des aspects de la philosophie bergsonnienne dans sa Reconstruction de la pensée islamique. En Egypte (Abdou, m. 1904, Rachid Rida, m. 1934, puis divers mouvements dont les Frères musulmans), ce furent les motifs religieux qui jouèrent le premier rôle: la purification de l'Islam de tout ce qui s'y était ajouté et ne s'accordait pas avec les exigences actuelles. En Turquie, le réformisme, après la révolution de 1908, fut d'ordre politico-religieux, avec insistance sur l'éthique de l'Islam primitif, contre le juridisme dominant.

La pente vers la limitation du rôle de la religion et une certaine laïcisation de la vie publique et de la culture est à l'origine du Kémalisme (Atatürc) ; il s'est traduit par la suppression du califat, l'introduction du Code civil suisse (interdiction de la polygamie, etc.), la laïcisation de l'État et de l'enseignement, la coupure d'avec la communauté, spectaculaire et particulièrement ressentie à propos de la substitution de l'alphabet européen à l'alphabet arabe (dans lequel d'ailleurs le turc était mal à l'aise). Le Kémalisme


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recule devant la foi musulmane, restée fervente dans le peuple et une partie de l'élite.

A la base de tous ces mouvements de réforme et de renouveau, quelle que soit leur nuance (le Kémalisme mis à part), et à la base de tous ceux qui s'esquissent, il y a toujours l'appel à l'Islam primitif, dans la pureté de ses sources, le Livre sacré et la Tradition authentique (Coran et Sunna), au-delà de tout conformisme d'école.

IV. PROBLÈMES ACTUELS.

L'évolution des pays d'Islam s'opère sur tous les plans (religieux, intellectuel, politique, technique, économique, social) et n'est nullement synchrone pour ces divers domaines ni pour tous ces pays.

Elle est partout caractérisée par une sorte d'écartèlement entre les valeurs du passé et les apports du présent. Personne ne souhaite plus le maintien du passé tel quel; mais personne non plus n'encouragerait un engouement aveugle pour la civilisation moderne. La sagesse serait de conjuguer le passé vivifié et le présent purifié.

Le problème de l'évolution des structures économiques et sociales jusqu'ici liées à l'Islam est déterminant dans tous les domaines: résistance au matérialisme de quelque couleur qu'il soit, et à l'athéisme qui l'accompagne ou l'inspire; émancipation de la femme ; formation d'élites à la fois techniques et morales; industrialisation; participation loyale à un universalisme élargi (Bandoeng est déjà pour les musulmans plus vaste que la communauté islamique, et un universalisme plus large encore n'est pas à exclure).

Or ces structures sociales et économiques traditionnelles s'effritent et risquent de bientôt s'effondrer,


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sans qu'en surgissent d'autres, capables de garantir une évolution sans reniement.

Le contact avec la civilisation occidentale met les musulmans, surtout dans les grandes villes, en présence de ses produits les plus superficiels et de ses attraits « biologiques » qui flattent le besoin de confort matériel ou l'appel des jouissances voluptueuses. « Ces patriarches, ces paysans, ces artisans perdent leur originalité et aussi leur dignité; ils adoptent le type standard de l'homme d'affaire ou de chaîne, et le cheikh prend l'allure d'un boutiquier, l'artisan celle d'un manoeuvre et le paysan celle d'un sous-prolétaire misérable. »

Masses populaires et élites intellectuels de l'Islam, se trouvent plus ou moins impliquées dans la tentation du marxisme, moins, d'ailleurs, comme système idéologique méthodiquement étudié — malgré le succès de librairie que les ouvrages marxistes peuvent avoir, surtout au Proche-Orient, et malgré l'action de partis communistes locaux — que comme puissance mondiale.

Il n'est pas possible ici d'énumérer les chances que le monde musulman peut offrir à une emprise marxiste ni d'évaluer sa force de résistance à sa séduction. On peut seulement dire que, malgré les premières, apparemment nombreuses, la force de résistance garde beaucoup de vigueur, grâce à la pression sociale des valeurs musulmanes, et pourrait en acquérir encore davantage si l'intériorisation de ces valeurs dans les consciences individuelles se faisait plus intense et plus vaste.

Les Musulmans sont loin d'être fermés à un universalisme qui, sans renier la communauté religieuse, consentirait de vrais sacrifices pour le bien de tous les hommes et respecterait les droits de tous en imposant les mêmes devoirs à tous. Mais ils n'en voient nulle


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part la manifestation nette. Le christianisme lui-même qui, ils le savent, se proclame religion d'amour de tous les hommes, ne se montre pas tel, à leurs yeux, d'une manière indiscutable. En Occident, son action dans le monde paraît liée à l'expansion d'une puissance terrestre dominatrice et d'une civilisation dont il n'arrive pas à neutraliser la nocivité. En Orient, les chrétiens sont plus proches des musulmans par les langues et les races et même par bien des intérêts terrestres, mais ils vivent souvent repliés sur eux-mêmes, en communautés fermées, s'ouvrant plus sur l'étranger que sur leurs compatriotes.

Sans tenter de faire un bilan, impossible ici, des rapports entre chrétiens et musulmans, il ne semble pas superflu de rappeler trois exigences chrétiennes parmi les plus importantes. Pour obtenir des musulmans une connaissance plus objective du christianisme, il faut qu'il y ait davantage de chrétiens (isolés ou en groupe: penser à l'exemple donné par Toumliline), qui prennent les devants, en appliquant sans faiblir le précepte de l'Évangile : « Ce que vous voulez pour vous-même, faites-le aux autres » ; et cela même dans le domaine de l'étude du monde spirituel de l'Islam et sans exiger la réciprocité, qui doit venir d'ellemême; si, en fin de compte, elle n'est pas donnée, cela ne dispense pas les chrétiens du précepte évangélique. — Autre exigence : nous avons à « aimer en oeuvres et en vérité » ; pour deux, tant que cela sera nécessaire, et jusqu'au bout; en témoignant de l'amour que Dieu est et que Dieu appelle à recevoir de lui et à lui retourner par les mains du prochain. — Enfin, il nous faut sans cesse nous efforcer d'éviter toute parole ou toute action qui laisserait à penser que nous ne savons plus


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« traiter Dieu en Dieu », malgré le sens que, dans l'Église, l'Écriture et la Liturgie nous donnent de son infinie Majesté.

L. Gardet, Connaître l'Islam (Fayard, 1958) : excellente initiation; La Cité musulmane (Vrin), avec sa bibliographie. — J. Jomier, Bible et Coran (Cerf ). — Y. Moubarac, Abraham dans le Coran (Vrin). — J.-M. Abd el-Jalil, Aspects Intérieurs de l'Islam (Seuil) ; Marie et l'Islam (Beauchesne). — R. Arnaldez, Tolérance et laïcité dans l'Islam (article important dans Cahiers d'Histoire, 1959, n° 1, Lyon). —Y. Moubarac, Islam (Casterman 1962).

J.-M. ABD EL-JALIL et Y. MOUBARAC



COMPTES RENDUS DE L'ISLAM (Casterman)

« Nous retrouvons la plupart de ces idées, mais replacées dans le contexte plus général d'une présentation de l'Islam au grand public, dans l'Islam, du même auteur (1). Il s'agit d'un recueil, refondu et adapté, de leçons données à Saint-Séverin, spécialement à l'intention des étudiants. Dans l'avertissement, Y. M. signale délicatement à quelle « famille spirituelle» il appartient : « Elle se recommande de Lebbe et Monchanin à l'Est, les mêmes amis se retrouvent à l'école de Foucauld et de Peyriguère en Occident islamique. Aussi pour ne nommer ici que les morts, rappelons avec la mémoire de V. Courtois, s. j., récemment rappelé à Dieu à Calcutta, celle de Mgr Paul (Méhémet Ali) Mulla, décédé à Rome» (2). Signalons que bien que résidant à Paris depuis de nombreuses années, Y. M. garde le contact avec l'Islam par des voyages réguliers surtout au Maroc, en Tunisie et au ProcheOrient (3).

(1) Y. MOUBARAC, L'Islam, «Église vivante», 1 vol. de 216 pp., Paris, Casterman, 1962 [Le présent c.r. de G. C. ANAWATI fait suite à celui, inséré dans le t. II, sur Abraham dans le Coran].

(2) Op. rec., p. 8.

(3) L'ouvrage comprend trois parties d'inégale longueur: I. L'Islam des origines et les constantes de l'Islam; II. L'Islam médiéval; III. L'Islam contemporain et la destinée de l'Islam. Pour conclure: « Requêtes chrétiennes en terre d'Islam». Une table démogra-


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Nous n'insisterons pas sur les abondants renseignements historiques que contient son livre: Y. M. se meut à l'aise dans un domaine qu'il connaît à fond. Pour notre part nous avons particulièrement aimé la position vigoureuse qu'il prend dans la conclusion: «Requêtes chrétiennes en Terre d'Islam» (4), en particulier quand il rappelle «la noble tradition de tolérance » de l'Islam et la nécessité qu'elle a de se traduire aujourd'hui par « la liberté des consciences ». De même, Y. M. analyse excellemment les quatre facteurs qui expliquent l'expansion actuelle de l'Islam (5). Par ailleurs, bien que les données positives soient abondantes, Y. M. ne manque pas, le cas échéant, de se placer sur le plan « typologique » des rapports en quelque sorte idéaux des doctrines et des personnages, au delà de la succession des années et des siècles. Cela le conduit quelquefois à exposer des vues originales ou tout au moins suggestives, quel que soit parfois leur caractère paradoxal (6).

phique du monde musulman, les statistiques [1953] pour le Liban (qui rectifient celles de L. Gardet [1943] et prouvent qu'il y a actuellement au Liban une majorité chrétienne), une table des principales fêtes islamiques, un vocabulaire islamique, enfin une bibliographie sommaire terminent le livre.

(4) Op. rec, pp. 170-179.

(5) Ibid., pp. 137-140.

(6) C'est ainsi, par exemple, qu'il dira, ibid., p. 31, que l'Islam, venu après le christianisme et le judaïsme n'en est cependant pas une dérivation : ces deux religions se sont juste établies en Arabie afin de permettre à l'Islam d'en triompher. ■— De même, p. 34, Mahomet n'est pas un novateur; il est plus exactement un réformateur. Le monde où il est né est le monde sémitique, celui où se trouvait depuis l'origine la religion qu'il devait purifier. Mais le monde où cette religion « renaît et s'épanouit » est le monde «arabe». «Ni juif, ni chrétien», l'Islam est «abrahamique, et non point encore selon une ascendance biblique, mais par le truchement en quelque sorte du monde arabe».


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Analysant le « dynamisme de la foi musulmane », Y. M. le trouve dans « la note eschatologique imprimée au monothéisme par ses manifestations quotidiennes dans le monde et par les prophètes. Aussi peut-on proposer de l'Islam cette définition en deux termes: 'monothéisme eschatologique', le. caractère unique de Dieu étant corroboré par son rôle de juge» (7). Mais le judaïsme est-il vraiment autre chose? Quant aux confusions historiques contenues dans le Coran, elles elles sont susceptibles d'après l'A. d'être retournées par une interprétation «prophétique» de l'histoire religieuse, bloquant les perspectives, tronquant les données et «calcinant» le message (8).

Mais là où l'attitude de Y. M. nous paraît moins heureuse, c'est quand il multiplie ce que l'on pourrait appeler les « pistes de travail », les recherches à faire, donnant à croire que sur ces points les opinions restent encore partagées (9). Faut-il s'étonner dès lors que,

(7) Ibid., p. 57.

(8) Ibid., p. 30, n. 31, renvoyant à L. MASSIGNON, Les Trois Prières d'Abraham, pp. 34-35.

(9) Citons quelques exemples. Il faudrait, pense Y. M., ibid., p. 158, «élargir» et en quelque sorte aérer» le prophétisme tel qu'il est entendu dans les religions non chrétiennes. « Du côté chrétien l'extension du prophétisme dans le temps et l'espace est une question qui mériterait d'être réexaminée, de même que la thèse classique selon laquelle la révélation est close à la mort du dernier apôtre» (p. 165). Ou encore: «L'origine abrahamique dont l'Islam se réclame et son expansion, relativement rapide et large après la naissance du christianisme, nous obligent à repenser notre conception du temps dé l'histoire religieuse, notre conception du temps tout court» (p. 162). Les négations coraniques (concernant l'Incarnation) sont à réexaminer, ainsi que la négation de la crucifixion par le Coran, du côté musulman, non pas dans le sens d'une évolution du dogme, mais par une «intérioiisation des données de l'histoire religieuse» (p. 164, n. 10). — « Une mise au point de l'interprétation du portrait coranique de


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comme il le constate d'ailleurs mélancoliquement, sa « vision chrétienne de l'Islam marque le pas » chez les catholiques ? Le contraire eut été étonnant, après tout ce que nous avons dit plus haut au sujet de la méthode suivie.

Pour conclure disons qu'autant le livre de Y. M. peut être suggestif, voire stimulant, pour la réflexion de théologiens islamisants désireux de réexaminer la problématique classique à l'égard de l'Islam, autant il nous semble que cette «mise en question» de données théologiques, chrétiennes et musulmanes, fermement établies, risque de décontenancer ou peut-être quelquefois de fourvoyer des esprits insuffisamment avertis.

G. C. ANAWATI, o.p.

M. Moubarac, dans un essai très séduisant (Casterman), car il nous dit en deux cents pages ce qu'il faut savoir de l'islam, autrefois et aujourd'hui, commence par rendre hommage à l'un des pionniers des recherches islamiques, Louis Massignon, dont il fut le disciple et le collaborateur. L'auteur, après nous avoir conté la vie de Mahomet, s'attache à montrer les liens qui unissent l'islam au judaïsme et au christianisme.

Jésus est à faire» (p. 62). Qu'on réexamine l'idée de «prophète négatif», suggérée par Massignon, et la notion de «prophétie directive », proposée par le chanoine Ledit « quel qu'en soit le sens original» (cf. plus loin). Il faut dire que parfois l'expression, trop belle, dépasse, semble-t-il, en la trahissant, la pensée de l'A. : par exemple cette description pour le moins ambiguë de Jésus du Coran: «Jésus est dit Verbe de Dieu, participant de son Esprit, et tout comme le pouvoir des miracles lui est particulièrement reconnu, c'est à Jésus seul qu'est appliquée la parole créatrice. Sa conception virginale équivaut dans la volonté divine à la parturition de l'humanité entière en Adam» (p. 63).


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Il nous décrit le rôle d'Abraham, père d'Ismaël, et « père de tous les vrais croyants », la vénération accordée à Moïse et au prophète Elie. Il est cependant une figure que les musulmans vénèrent avec prédilection: la Vierge Marie. Le Coran consacre à son enfantement un récit attendri et éducateur. Ainsi l'islam, qu'on dit avoir abaissé la femme, apprend avec Marie présentée au temple, selon la tradition, les vertus les plus pures de l'Évangile: la pauvreté, le silence, le jeûne et la wginité. Des musulmans humbles et pieux ont en tout temps évoqué Marie dans les sanctuaires de l'Orient chrétien. Actuellement, le pèlerinage d'Éphèse, autrefois lieu de retraite de saint Jean et de l'Assomption de la Vierge, associe l'islam turc à une faveur chrétienne renouvelée.

En Iran, le culte de Marie est associé à celui de Fatima, fille de Mahomet. Selon la tradition, le Christ apparaîtra à la fin des temps et posera le pied sur la mosquée des Omeyyades, près de Damas, qui contient le tombeau de Jean-Baptiste. L'islam d'aujourd'hui, nous affirme M. Moubarac, n'a rien perdu de son prosélytisme. Il estime qu'il y a, actuellement, en Afrique, neuf conversions à l'islam pour une au christianisme. Il nous explique comment un ensemble de circonstances favorables font que les populations de l'Afrique tropicale se sentent attirées par l'islam.

Fred BÉRENCE (Nouvelles littéraires, 29. XL 1952)

L'on pouvait se demander, après tant d'excellents livres consacrés à l'Islam (L. Gardet, P. Rondot, J. Jomier) s'il y avait encore place pour une oeuvre destinée


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au grand public instruit, mais non spécialisé. M. l'abbé Moubarac a montré que oui. L'originalité du livre nous paraît être avant tout dans l'attitude, à l'égard de l'Islam, de l'auteur, prêtre catholique libanais, grandi au milieu de Musulmans, ayant choisi de vivre à Paris comme «missionnaire» et d'y être un trait d'union entre tous « les fils d'Abraham » (il anime à la paroisse St Séverin le groupe dit Cité Abraham). Dans chacune des trois divisions (classiques) de l'ouvrage, l'Islam des origines, l'Islam médiéval, l'Islam contemporain, l'abbé Moubarac cherche surtout à dégager les valeurs religieuses, la physionomie spirituelle du musulman: il veut manifestement préparer son lecteur catholique français au dialogue. Mais l'on sent aussi sa revendication de « chrétien arabe », de ne plus jamais être traité par les musulmans majoritaires du Proche-Orient ou du Maghreb, en dhimmi, en« protégé » et citoyen de seconde zone. Des deux côtés (musulman et chrétien), il veut briser les barrières qui empêchent la communication entre hommes libres, également fils de Dieu (et fils spirituels d'Abraham). Le lecteur français sera très reconnaissant à l'auteur d'avoir joint à son livre un « petit vocabulaire islamologique » assez complet, permettant enfin au non-spécialiste de comprendre le sens des termes arabes les plus usuels, couramment utilisés dans toute conversation avec des musulmans instruits, indispensables à la connaissance élémentaire de la civilisation arabo-musulmane.

R. Bosc, s.j. (Revue de l'Action Populaire, janvier 1963)


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Parmi tant de livres parus ces années récentes, celui-ci s'impose par l'originalité et la profondeur des perspectives qu'il ouvre.

Sa première originalité, car c'en est une, est d'être écrit par un prêtre libanais. C'est en chrétien d'Orient, plus précisément en chrétien arabe que l'auteur se met à l'écoute de l'Islam, avec respect, avec l'amour tendre et viril d'un frère. Disciple de L. Massignon dont ces pages furent sans doute parmi les dernières qu'il fut donné au grand islamologue de lire, l'abbé Moubarac se veut attentif au « mystère » de l'Islam, à sa signification profonde à la lumière de la foi chrétienne. Ce « mystère » il en découvre le signe le plus riche dans la référence abrahamique dont se réclame Mahomet. C'est dans cette perspective, soulignant l'originalité profonde de la démarche religieuse de l'Islam à la suite de son Prophète, qu'est écouté le message délivré par celui-ci, le dogme et la foi qui s'en dégagent, la prière qu'il suscite et nourrit de la lecture et de la méditation coraniques.

Quelques pages trop brèves pour être parfaitement intelligibles au lecteur trop novice dans sa connaissance du monde musulman évoquent l'Islam médiéval. Le chapitre sur l'Islam moderne est beaucoup plus accessible et situe remarquablement les composantes actuelles de ce monde si complexe. Mais sans doute s'arrêtera-t-on surtout au dernier chapitre, très neuf, sur la situation religieuse de l'Islam et sur la conclusion qui présente les requêtes chrétiennes en terre d'Islam.

Signalons enfin les utiles tableaux statistiques et surtout un très précieux vocabulaire islamologique, sans


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équivalent dans notre langue et dont on ne saurait trop recommander la fréquentation.

I.-H. DALMAIS, s. j. (Livres et Lectures, 172, décembre 1972)

Exposé solide, équilibré, dense, sur certains points trop rapide à notre gré, des éléments essentiels de la religion musulmane, considérée dans sa doctrine, sa pratique religieuse et son développement historique. 179 pages de texte: c'est une véritable gageure que d'avoir pu tant montrer en si peu de mots. Les 34 dernières pages sont consacrées à une suite de tableaux suggestifs, un lexique, une bibliographie sommaire. Ce n'est cependant pas un aperçu panoramique pour lecteur pressé. Chaque phrase porte et demande à être méditée. Sur chaque point, l'A. entraîne son lecteur au coeur du sujet. C'est plus qu'un travail de vulgarisation. C'est une oeuvre d'initiation pour l'étudiant non préparé. Celui qui a déjà une certaine expérience du monde musulman trouvera aussi son profit dans ces pages: il s'y sentira appelé et aidé à un approfondissement. La perspective de cette étude est différente de celle des bons travaux d'introduction à l'Islam qui ont paru, nombreux, ces dernières années. L'A. ne se contente pas d'exposer les données objectives de la doctrine et les faits historiques, mais il envisage le tout en référence au phénomène historique du développement religieux judéo-chrétien. Tout en reconnaissant à l'Islam son originalité et son autonomie, il le considère toujours par rapport à la suite de l'histoire religieuse, dans l'espoir d'en dégager la finalité et la signification.


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Il y a un point de la conclusion sur lequel je ne suis pas l'A. (p. 79), lorsqu'il parle de l'attitude des chrétiens vis-à-vis des musulmans. Pour lui, le « dialogue des Chrétiens d'Occident s'engage plus volontiers avec les âmes religieuses de l'Islam», tandis que les chrétiens d'Orient recherchent plus volontiers « un dialogue existentiel avec les hommes politiques de l'Islam contemporain». Pour moi, cette distinction ne semble pas fondée. Nombreux sont, au cours des temps, les chrétiens d'Orient qui ont engagé le dialogue avec les musulmans sur le plan religieux (à commencer par saint Jean Damascène et Théodore Abuqurra). Aujourd'hui, ce dialogue entre chrétiens d'Orient et musulmans arabes s'intensifie sur le plan de la recherche commune de la vérité et, souvent même, sur celui de l'amitié. Cette réserve, sur un point de la conclusion, ne diminue en rien le grand intérêt que présente ce petit livre pour tous ceux qui cherchent à approfondir le problème de l'Islam.

Abbé G. DUMONT (La Revue Nouvelle, n° 3, 15 mars 1963, pp. 327-328)

Le sérieux d'un traité de théologie s'allie de façon assez paradoxale, dans L'Islam de l'abbé Moubarac, à des considérations très diverses — historiques, diplomatiques, et même politiques — dont l'ensemble constitue pour autant une oeuvre, au sens le plus élevé du terme. L'ouvrage est d'un disciple de Louis Massignon, et il réussit, selon le tempérament propre à l'auteur, maronite libanais implanté depuis plusieurs années en France, à ouvrir de nouvelles perspectives sur le mono-


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théisme mahométan et les structures du monde araboislamique. Ainsi s'accomplit l'intention déclarée de l'abbé Moubarac d'aller au delà du dialogue que certains chrétiens d'Occident engagent avec les âmes religieuses de l'Islam, pour rechercher, dans le respect mutuel des croyances, une cohabitation existentielle avec l'Islam contemporain.

Cette entreprise, l'auteur la mène hardiment à partir du Coran — plus essentiel, prétend-il, aux musulmans que la Bible aux juifs et les Évangiles aux chrétiens — et il montre son caractère fondamentalement arabe. Au cours de sa prédication, Mahomet s'est tourné d'abord vers les juifs et les chrétiens ; mais du stade de réformateur de la Ka'ba, qu'il veut seulement débarrasser de l'idolâtrie et d'une forme de panthéisme, le Prophète est rapidement passé à celui de fondateur d'une religion. Alors, que ce soit de sa ville natale — Médine — ou de La Mecque qui finit par l'accueillir, Mahomet s'affirme chaque jour davantage à l'encontre d'un christianisme et d'un judaïsme qui « se sont juste établis en Arabie afin de permettre à l'Islam d'en triompher».

Telle est la définition d'un islamisme qui serait finalement l'expression la plus pure de l'arabisme abrahamique. Définition qui, du même coup, situe l'islamisme par rapport aux deux autres monothéismes abrahamiques. Selon l'auteur, « le Coran opérerait dans la lignée d'Ismaël une révolution analogue à celle que l'Évangile et saint Paul opèrent dans la descendance d'Abraham par Israël». L'Islam se présenterait donc comme «un Ismaël spirituel, analogue à l'Église du Christ, Israël spirituel ».

On voit de la sorte s'articuler autour de la Méditerranée, non seulement les religions mais les peuples,


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et voilà le pas en avant qu'accomplit l'abbé Moubarac à partir des méditations de Louis Massignon. C'est l'ouverture vers des vues sociologiques, que complète une solide description de l'aire islamique en Asie et en Afrique. A ce titre, un exemple retient particulièrement l'attention de l'auteur: le Liban où subsistent côte à côte quinze confessions différentes, dont quatre se rattachent à la branche islamique, dix au christianisme, sans parler des juifs. Ici la science du théologien recoupe l'expérience de l'homme.

Jacques NANTET (Critique, 2e trim. 1963)

Avec ses 365 millions d'adhérents, dont près de 80 en Afrique et 20 au Maghreb, l'Islam représente une réalité humaine de la plus haute importance. Dans l'affrontement ou la paix, la colonisation ou l'indépendance, les relations de la France avec le monde musulman sont traditionnelles et intimes. Avec la fin de la guerre d'Algérie, une page vient de se tourner, qui les ouvre à un avenir neuf et qui appelle engagement et responsabilités. Sur le plan religieux, le christianisme est concerné, au premier chef, par cette grande religion, qu'il ne faut pas dire païenne, parce qu'elle adore le Dieu unique, mais aussi qu'elle se ressource à la Bible, jusqu'à Abraham, « père des croyants »... Concerné aussi par la concurrence d'un Islam en expension, plus rapide que lui: actuellement, 9 conversions à l'Islam pour une au christianisme.

D'où l'intérêt de ce livre, rédigé par un prêtre, oriental d'origine, mais qui exerce son apostolat en


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France. Il commence, comme de juste, par l'histoire de l'Islam: sa naissance, son développement, ses heures de gloire au Moyen Age. La civilisation occidentale a beaucoup reçu de lui, à travers les croisades notamment, et tout le relais de la culture antique. L'auteur étudie ensuite la théologie de l'Islam, sa prière (prière officielle et privée), sa vie mystique (il a compté de grand mystiques authentiques, comme le célèbre al-Hallâj) : de beaux textes sont cités ici.

Puis l'Islam contemporain est étudié dans son rayonnement et sa variété géographique et ethnique, dans le problème aussi de son contact avec la civilisation technique et de ses adaptations nécessaires. Un jugement est ensuite porté: grande religion sans doute par son idée de Dieu, d'un Dieu qui concentre en lui l'Absolu de l'être et de la puissance, et qui est capable de susciter une grande profondeur de vie religieuse, d'adoration et même d'amour; religion apparentée au christianisme dont elle apparaît une secte aberrante, mais qui garde le souvenir de Jésus et un attachement très vif à Marie. Mais religion d'un Dieu rigide, incapable d'éveiller pleinement la personne humaine : religion du Livre aussi, et en tentation de formalisme; enfin, religion qui n'a pas su résoudre le problème de la séparation du spirituel et du temporel et où l'ordre civil coïncide avec l'ordre religieux.

Enfin est examinée l'attitude des chrétiens à l'égard de l'Islam: contact intime des hommes, présence au coeur des populations, dialogue oecuménique imprégné d'humilité et de tolérance, examen de conscience respectif. Mais requêtes aussi du chrétien à l'Islam pour qu'il s'ouvre et qu'il comprenne la valeur du christianisme, pour qu'il résolve ses problèmes intérieurs,


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notamment pour l'autonomie de la pensée et la liberté des consciences.

E. RIDEAU, s.j. (Responsables, décembre 1962)

Présentation de l'Islam, qui veut être essentiellement un plaidoyer en faveur d'une « vision chrétienne » faisant à la religion muhammadienne une situation originale parmi les religions non-chrétiennes en raison de ses origines « abrahamiques » et des valeurs authentiquement spirituelles qu'elle véhicule — selon une conception théologique qui resterait à préciser — en appelant en contrepartie une restructuration de la pensée musulmane. Une telle évolution permettrait en effet la coexistence, « dans le respect mutuel des croyances », des communautés musulmane et chrétienne qui se font face au Proche-Orient, et tout particulièrement dans ce Liban « mixte » d'où l'auteur est originaire et où il souhaiterait voir s'instaurer un authentique dialogue islamo-chrétien, qui pourrait avoir valeur d'exemple.

Ainsi s'explique l'ordonnance inégale du volume qui insiste tout particulièrement sur certains thèmes, le rôle dévolu aux prophètes bibliques et surtout à Abraham, l'appel au monothéisme, la valeur de la Prière en Islam (chapitre intéressant laissant ressortir combien la prière du musulman se nourrit du texte coranique), l'incapacité des penseurs musulmans médiévaux à intégrer la philosophie pour élaborer une doctrine comparable à celle de Saint Thomas d'Aquin (exposé qui se ressent d'une trop constante référence aux parallèles chrétiens), l'échec enfin rencontré par


54 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

les réformistes modernes lorsqu'ils voulurent rénover la pensée théologique sans se préoccuper de fonder en même temps des institutions respectant « dans une harmonieuse diversification le spirituel et le temporel ».

D. SOURDEL (Revue des Études Islamiques, Abstracta Islamica, 1963).

L'abbé Moubarac présente ici « la première présentation d'ensemble de l'Islam faite, à l'école de l'orientalisme occidental, par un chrétien d'orient».

Seul un disciple et collaborateur de Louis Massignon pouvait donner un tableau aussi complet et aussi clair. Seul un prêtre d'Orient pouvait parler de l'Islam aux chrétiens avec autant de fidélité à ce qui les sépare de lui et autant de souci du dialogue « dans la fraternité abrahamique».

Le volume étudie d'abord la naissance historique et les constantes — dogme, loi, prière — de l'Islam. Puis il évoque les grandes heures de l'Islam médiéval et le développement de sa pensée religieuse. Enfin, il présente l'Islam contemporain et s'interroge sur sa destinée. En annexe, de précieuses tables démographiques et religieuses, un vocabulaire islamique et une bibliographie complètent un exposé qui, sans jamais cesser d'être accessible au plus large public, donne une vision précise et authentique.

Le prêtre catholique à qui nous devons ces pages espère qu'elles serviront de base à un dialogue « avec les âmes religieuses de l'Islam ».

(Cahiers du livre chrétien, 17 novembre 1962)


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Il est difficile de rendre compte de ce livre tant sa richesse est dense. L'intelligence, l'érudition, la charité au grand sens du terme de l'auteur font merveille. Il ne s'agit pas d'une initiation à l'Islam venant après tant d'autres, il s'agit d'une présentation de l'Islam comme religion. L'auteur y insiste sur l'origine abrahamique de l'Islam, sur la prière des Musulmans; il y montre comment la pensée religieuse s'est développée et comment les essais philosophiques autonomes ont mal abouti. Il analyse enfin l'Islam actuel, ses problèmes et les requêtes chrétiennes en face de l'Islam.

Le Père Moubarac pense qu'on peut adopter quand on est chrétien une attitude d'accueil à l'égard de cette religion née après le christianisme comme une résurgence de la foi abrahamique. Il n'y a pas de tradition chrétienne déterminant une fois pour toutes une attitude à l'égard de l'Islam. Les membres des deux religions ont vécu ensemble, au cours des temps, tant bien que mal, se comprenant, se combattant suivant les moments. Le passé n'engage donc pas le présent qui reste à faire. En outre, il y a des points communs entre les deux religions malgré les incontestables différences doctrinales.

Quoi qu'il en soit le Père Moubarac fait voir avec beaucoup de clarté qu'il y a deux attitudes chrétiennes possibles à l'égard de l'Islam: l'une est adoptée désormais avec un certain nombre de chrétiens d'Occident. Elle consiste à entretenir un dialogue avec les Musulmans sur les problèmes religieux dans le but d'obtenir une meilleure compréhension réciproque. Et cela dans l'atmosphère d'un certain irénisme.

Les chrétiens d'Orient auxquels appartient l'auteur demandent maintenant davantage à l'Islam. Ils lui demandent de prendre conscience de la vocation


56 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

d'universalisme qui est en lui, d'accepter les conditions de la communauté internationale, de dégager une philosophie autonome de sa doctrine, de considérer comme naturel sa coexistence au sein d'États nouveaux, avec les membres des autres religions. Nous ne croyons pas forcer la pensée de l'auteur en disant que la façon dont le problème israélien et le problème algérien sont résolus marqueront pour les nouvelles nations à prédominance musulmane leur capacité d'accéder à un universalisme et à la tolérance véritable.

Ce livre contient en plus un lexique, une bibliographie et une table des principales fêtes islamiques ainsi qu'un tableau du monde musulman qui le complètent fort heureusement.

Nous conseillons la lecture de ce livre à nos lecteurs chrétiens d'outre-mer ainsi qu'à nos lecteurs musulmans s'il en est.

(Croissance des Jeunes Nations,

dir. G. HOURDIN, n° 17, décembre 1962)

Après une introduction sur les origines de l'Islam, le P. Moubarac nous fait découvrir la profondeur de la vie religieuse du musulman, à première vue si rituelle et si peu intériorisée. La partie sur l'Islam contemporain — sa situation sociologique et religieuse — est parmi les plus intéressantes du livre. Un petit vocabulaire islamologique et un tableau des dates des grandes fêtes musulmanes jusqu'en 1999 complètent ce beau livre qui, par son esprit et par sa vision, a une grande valeur.

En Abraham, père des croyants, les chrétiens et les musulmans ont une source commune. A l'autre bout de l'histoire, au retour du Christ comme Juge de l'univers,


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ils se retrouvent à nouveau. Entre ces deux pôles, il y a l'aujourd'hui, où ils sont obligés de se rencontrer, de vivre ensemble en plusieurs pays, de chercher leur place dans une civilisation de la technique et dans un monde qui cherche son unité. Pour ne pas être un anachronisme dans le monde moderne, l'Islam doit s'ouvrir aux autres cultures. Il doit développer une pensée philosophique autonome qui lui permettra de construire une société qui ne portera plus forcément l'étiquette « islamique », mais ne sera pas moins fidèle à sa foi en Dieu, l'Unique.

L'attitude des missionnaires chrétiens envers l'Islam est très nuancée et n'a pas toujours été la même. La vie quotidienne des chrétiens d'Orient parmi les musulmans peut déjà marquer une différence essentielle avec la conception missionnaire des chrétiens venus de l'Occident. L'auteur, lui-même chrétien d'Orient, accepte une certaine destinée originale de l'Islam et propose une vision purifiée de la mission en «terre d'Islam»: «Désormais la miss on évacue tout prosélytisme inconsidéré pour se réduire dans la foi à une espérance invincible (comme pour Israël) et le temps n'en est plus que l'amour» (p. 161 s.).

Les statistiques sur le nombre des musulmans dans les différents pays datent malheureusement de 1954. Les quelques estimations plus récentes que donne l'auteur (« On estime qu'actuellement il y a en Afrique 9 convertis à l'Islam pour 1 au christianisme» — p. 137) sont probablement plus conformes à la situation d'aujourd'hui.

(Verbum Caro, Communauté de Taizé, n° 65, 1963, volume XVII, p. 107)



ISLAM ET PAIX

L'idée de paix étant d'une brûlante actualité, le but de ce travail revient à découvrir sa contexture religieuse en Islam. Cela présente un intérêt spécial pour une religion communément placée sous le signe du «jihâd» ou guerre sainte. Non moins remarquable est la note eschatologique qui par là même caractérise profondément toute représentation religieuse musulmane.

Le mot coranique d'« Islam » soulève, à partir de ses dérivations linguistiques possibles, un problème très curieux d'acceptions multiples et contradictoires. Entre autres possibilités, le verbe « aslama » aurait dans ses usages pré-islamiques (1), ainsi que dans ses emplois parallèles fréquents en syriaque et en araméen (2), le sens de « livrer, trahir ». Comment de là passer au sens religieux technique, reçu communément par les auteurs (3) et qui veut dire «se soumettre à Dieu»?

(1) IBN HISHAM, Sîrat al-Rasûl, éd. WUSTENFELD, Göttingen, 1858-1860, pp. 168 et 556: «/a tuslimûnî, la iahillu islâm » (Ne me livrez pas, trahir est sacrilège) ; cf. A. JEFFERY, The Foreign Vocabulary of the Qur'ân, Oriental Institute, Baroda, 1938, p. 62; J. HOROVITZ, Koranische Untersuchungen, Berlin und Leipzig, 1926, p. 55; D. S. MARGOLIOUTH, On the Origin and Import of the Names Muslim and Hanif, JRAS, 1903, pp. 470 ss.

(2) J. HOROVITZ, O. C, p. 55.

(3) I. GOLDZIHER, Dogme et Loi de l'Islam, trad. ARIN, Paris, 1920, p. 2 ; C. J. LYALL, The Words « Hanif» and « Muslim », JRAS, 1903. pp. 781 ss. ; NÖLDEKE-SCHWALLY, Geschichle des Qorans, Leipzig, 1919, t. II, p. 206; TOR ANDRAE, Mahomet, sa vie et sa doctrine (trad. M. G.-DEMOMBYNES), Paris, 1945.


60 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

C'est ce que certains critiques n'expliquent pas mais justifient par d'autres expressions sémitiques et anté-coraniques, utilisées déjà en ce sens religieux profond (4). Cependant le mot même d'« Islam » serait, ils le concèdent, une création coranique, alors que celui de « muslim » se trouverait déjà employé dans la Jâhilîya (5).

Quoi qu'il en soit des usages arabes pré-islamiques plus ou moins bien attestés, et sans nier l'apparentement de l'usage coranique avec celui des communautés juives et chrétiennes, il nous semble que le mot d'«Islam», l'un des plus typiques du vocabulaire du Coran (sinon l'une de ses créations), peut trouver dans ce vocabulaire même et en rapport avec les formes arabes originelles son explication dernière. Les usages syriaques et araméens nous éclairent sur les derniers emplois d'« Islam ». Mais il reste à expliquer tant pour ces usages eux-mêmes que pour l'emploi coranique, le passage du profane (trahir) au religieux (se soumettre). C'est ce qui est possible, croyons-nous, d'après la relation interne des formes arabes et en particulier par le biais de la forme et de l'idée de «salâm» (ou paix), d'après les multiples usages de ce mot conservés dans le Coran.

Quant à la fortune même du terme «Islam» dans la prédication prophétique, nous croyons qu'il la doit au personnage d'Abraham avec lequel il est dans un rapport étroit et fréquent et dans l'histoire duquel il trouve sa réalisation spirituelle achevée (6).

(4) Pour les usages syriaques et araméens, cf. A. JEFFERY, o. c, p. 63.

(5) A. JEFFERY, O. C, p. 63; la «Jâhilîya» désigne l'Arabie pré-islamique placée par les historiens postérieurs sous le signe de l'« Ignorance ».

(6) C. C. TORREY, The Jewish Foundation of Islam, New-York, 1933, qui repousse l'origine araméenne mais maintient le sens,


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 61

I

Parmi les formes arabes dérivées de la racine SLM, on a le trilitère « salima » qui veut dire, comme ses correspondants sémitiques (héb. shalem, syr. shlem), «être sain et sauf, en bonne santé» (7). Il n'est pas usité dans le Coran. Par contre la deuxième forme du verbe, «sallama», y est d'usage courant (8,45; 4,168; 24,61) et veut dire « donner le salâm, conférer la paix ».

C'est précisément là-dessus que Lidzbarsky est parti (8) pour expliquer les différents emplois coraniques et donner à « aslama » le sens de « in den Zustand des Heils (Salâm, eintreten». Horovitz lui objecte avec raison que « aslama » a plutôt le sens de « sich ergeben » et s'en va aussitôt le justifier (9) par les emplois hébraïques et syriaques correspondants.

Mais n'y aurait-il pas précisément quelque rapport entre ce dernier sens et celui proposé par Lidzbarsky? C'est la supposition que le Coran nous permet de faire: « Islam » au sens de « recours à un état de paix » et « Islam »

reçu communément ( «submission», pp. 101-102), a déjà noté la relation du terme «Islam» à l'histoire coranique d'Abraham. Cependant nous ne croyons pas signaler ici la même chose. Le point de vue de Torrey est principalement critique. Il vise à montrer surtout la dépendance du Coran de ses sources juives, hypothèse qui délimite l'intérêt de l'étude de Torrey. Nous nous placerons, comme on le constatera aisément, au point de vue de l'intériorisation spirituelle faite dans le Coran de l'attitude religieuse primitive du Père des Croyants.

(7) Autre sens curieux qui nous a été signalé par M. le Prof. MASSIGNON: «être piqué par un serpent».

(8) M. LIDZBRASKY, «Salâm uni Islam», Zeitschrift für Semitistik, I, 85 ss., établit entre autres une analogie entre « aslama » et « asbaha » (qu'on pourrait traduire littéralement par « entrer dans le matin », ou « devenir avec le matin »). H. GRIMME, Mohammed, Munster, 1895, I, 16 ss., propose une interprétation similaire.

(9) J. HOROVITZ, o. c, p. 55, d'après NÖLDEKE, GdQ, I, 20, note 2.


62 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

au sens de « abandon, soumission » y sont dans une relation profonde, comme déjà le simple accolage de ces deux acceptions ainsi présentées le laisse entrevoir. D'une façon plus précise, on entrevoit aussi le rapport que nous voudrions établir entre ces deux acceptions et le sens primitif de « trahir ».

1. C'est ce que montre d'abord le parallélisme typique entre « aslama » et « âmana » (« croire »), « muslim » et «mu'min» («croyant»), «islam» et «imân» («foi»). L'un des emplois les plus tardifs de ces deux derniers termes, 49,14, les oppose comme deux attitudes dont l'une serait adhésion interne et vraie et l'autre simple appartenance extérieure et juridique (10). Mais c'est le fait d'une évolution postérieure du langage coranique. Les deux termes sont généralement interchangeables, dans la prédication mekkoise tout au moins. Ainsi le premier emploi de «muslim» 51,36, est un doublet de «mu'min» 51,35.

Or pour les formes « âmana », « imân », « mu'min » la correspondance est frappante dans l'usage coranique avec «amina», «amn», «âmin» (11); «croire» est en

(10) « Les Arabes (du Désert) ont dit: « Nous avons cru » (« âmannâ»), dis-leur: « Vous n'avez point cru, dites plutôt: Nous avons adhéré à l'Islam (« aslamna ») et la Foi (al-Imân) n'a pas encore pénétré dans vos coeurs ».

(11) Nous ne faisons pas ici de considérations philologiques proprement dites, nous signalons seulement quelques particularités de l'usage coranique. Cf. HELMER RINGGREN, The Conception of Faith in the Koran, in Oriens, IV-I (15.8.1951),pp. 1-20; M. M. BRAVMANN, On the Spiritual Background of Early Islam and the History of its Principal Concepts, in Le Muséon, LXIV-3 et 4(1951), pp. 317-356 (sur «Imân», pp. 343-348); la parution de cette étude donnée d'abord en hébreu in Tarbiz (Tarbts), 18 (1946-47), pp. 65-88, a été précipitée, nous dit l'auteur (art. cité, p. 317, en note), par la parution de l'étude de H. RINGGREN, «Islam, aslama and mus lim », in Horae Soederblomianae, II, Uppsala, 1949, qui discute


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 63

relation marquée et constante avec « être en confiance, se sentir en sécurité». La «paix» et la «foi» sont non pas interchangeables, mais l'une comme l'expression réalisée de l'autre. C'est ce qui est affirmé expressément dans les propos d'Abraham à son peuple: « Ceux qui ont cru («âmanû»), à ceux-là est conférée la sécurité («lahumu'l'amnu») et ils sont bien guidés» 6,82 (12).

2. C'est ce qui est pareillement établi par la relation « âmana-'ilma'anna ». Toujours dans l'histoire d'Abraham (2,262) : « Montre-moi, demande-t-il â Dieu, comment tu ressuscites les morts ? — Quoi ! dit Dieu, tu ne crois donc pas? «alam tu'min» — Si, répond Abraham, mais (je voudrais) que mon coeur s'apaise, «li-yatma'inna qalbî». L'« itmi'nân », la paix du coeur, est un stade avancé, le dernier, de l'« imân ». Il se réalise pratiquement dans la prière, expression parfaite de la Foi : « Ceux qui ont cru, « âmanû », et dont les coeurs s'apaisent, « tatma'innu », au souvenir répété de Dieu, n'est-ce point par le souvenir répété de Dieu que s'apaisent les coeurs ? « alâ bidhikri'l lâhi tatma'innu'lqulûb» 13,28 (13).

l'explication du mot Islam donnée par Bravmann. Nous n'avons malheureusement pas pu consulter l'étude de Ringgren sur « Islam ». Cf. infra notre discussion de l'interprétation de Bravmann.

(12) Cf. auparavant, 6, 81, l'attitude inverse de «crainte»: « Je ne crains pas ce que vous associez à Dieu. Comment craindrais-je... et ne craindriez-vous pas?... Qui donc des deux partis mérite-t-il de jouir de la paix, si vous saviez?». En fait la sécurité qu'on éprouve dans la confiance de Dieu n'exclut pas la crainte révérentielle; cf. infra et H. RINGGREN, art. c. (Faith), p. 17: «Of course it may be said that it is a contradiction to say that faith implies at the same time fear and freedom from fear but we should not try to harmonize here. Dicrepancies like this belong to the characteristic features of religious life».

(13) L'«itmi'nân» est d'ailleurs une condition nécessaire pour la prière, 4, 104: «Idhâ itma'nantum, quand vous serez en sécurité (c'est adressé aux personnes en voyage ou face à l'ennemi), faites la Prière». Autres emplois remarquables concernant l'«itmi'nân»,


64 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

3. Tous ces rapports «aslama, âmana, itma'anna» se trouvent étrangement associés dans le fameux récit d'al-Mâ'idat, la Table que les Disciples demandent à Jésus de faire descendre pour eux du Ciel, 5, 111-115:

« Et quand J'ai transmis (c'est Dieu qui parle) UNE RÉVÉLATION aux Hawâriyîn (disciples) en disant : CROYEZ en Moi et en mon Apôtre, ils dirent: Nous avons CRU et TÉMOIGNÉ que nous sommes « MUSULMANS ».

Et quand les Disciples dirent à Jésus fils de Marie: Est-ce que ton Seigneur est capable de faire descendre pour nous une Table du Ciel, il leur dit : CRAIGNEZ donc Dieu, si vous êtes des CROYANTS.

Ils reprirent: Nous voulons en manger AFIN QUE NOS

COEURS S'APAISENT ET NOUS SAURONS ALORS QUE Tu AS DIT VRAI, ET NOUS EN SERONS LES TÉMOINS.

16, 108: « Quiconque renie Dieu après avoir eu foi en Lui — sauf celui qui subit une contrainte et dont le coeur demeure paisible en la Foi, —■ quiconque ouvre largement sa poitrine à l'impiété, sur ceux-là fond le courroux de Dieu et à eux un tourment terrible»; très intéressant aussi pour les relations de la «Foi» avec les conditions matérielles d'abondance et de sécurité, de faim et de crainte: «Dieu a proposé l'exemple d'une cité qui était paisible et tranquille (âminat mutma'innat) qui de toute part recevait en abondance ses biens de subsistance ; ayant renié les bienfaits de Dieu, Il lui a fait déguster, en punition de ses agissements, le mélange de faim et de crainte » 16, 113 ; cette adresse enfin curieusement semblable à une prière «pour la recommandation de l'âme»:

Ya'ayyatuha'l-nqfsu'l-mutma'inna

Et toi, âme apaisée,

Irji'î ila rabbiki râdiyatan mardiya

Retourne à ton Seigneur, sereine et agréée,

F'adkhulî fî 'ibâdî

Entre en la compagnie de Mes fidèles,

w''adkhulî jannatî

Entre en Mon paradis» (Sourate de l'Aube, al-Fajr, 89, 27-30). Je ne connais pas de mot pour rendre l'attitude de « rida », contentement pacifié de l'âme qui jouit de l'agrément de son Seigneur, sans aucune note réflexive de «satisfaction». Tout ceci prélude éloquemment à la nature eschatologique de la Paix promise au Croyant.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 65

Jésus fils de Marie dit alors : Seigneur notre Dieu, fais donc descendre sur nous une Table du Ciel; qu'elle soit pour nous UNE FÊTE, au premier d'entre nous et au dernier, et un SIGNE de Toi; et comble-nous de Tes bienfaits, car Tu es le plus généreux des Bienfaiteurs. Dieu répondit : Je vais la faire descendre sur vous (cette Table du Ciel), mais qui de vous dorénavant sera UN RENÉGAT, Je lui infligerai un tourment comme Je n'en ai jamais infligé à personne au monde ! »

Nous avons souligné à dessein la terminologie variée de la Foi, contenue en ce passage. Nous reviendrons tout à l'heure sur les différents aspects qu'elle évoque en rapport avec le thème central de cette étude. Notons seulement en passant les multiples colorations psychologiques que revêt cette terminologie, désir, crainte, apaisement du coeur, joie, joie universelle, et crainte toujours du tourment éternel réservé aux renégats. Notons aussi l'association non moins étrange en cette péricope abrégée, des différents aspects que les Chrétiens reconnaissent à ce « Mystère de Foi » par excellence qu'est l'Eucharistie, notamment d'après les passages bibliques tels que Ps. LXXVIII, 19 ss, Jo. VI et I Cor: X-XI.

4. Le rapport Islâm-Salâm découvert jusqu'ici par le truchement du rapport 'Imân-'Amn, est encore établi par le parallélisme, antithétique cette fois-ci, mais non moins expressif, entre «muslim» et «mujrim», 68, 5; 51,31-5 (14). Le «mujrim» est celui qui est en révolte

(14) Voici la traduction de ce dernier passage où se trouvent mis en relation les termes de « mujrim, musrif, mu'min » et « muslim » : « 31 Abraham dit aux Messagers : Quelle affaire importante (et malheureuse: «khatb») vous amène? 32 Ils lui dirent: Nous avons été envoyés contre des gens pécheurs (mujrimîn), afin de lancer sur eux des blocs de chaux pétrifiée, 33 marqués auprès de ton Seigneur pour les impies

III- 5


66 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

et partant dans l'insécurité. Le «muslim» sera donc celui qui ayant fait sa soumission, jouit de la sécurité et de la paix.

Il en est de même de l'antithétisme « muslim-qâsit » 72,14 (15). Le «qâsit» est comme le «mujrim» un révolté. Qu'il se rende et il recouvre la paix (16).

Ces antithétismes possèdent en outre l'avantage de marquer l'aspect de lutte où se trouve engagé celui qui adhère à Dieu. Ce qui est surtout important à noter, c'est le choix que le croyant doit faire entre deux mondes et le passage de l'un à l'autre. Aussi voit-on tout de suite comment, selon le point de vue où l'on peut se placer, celui par conséquent du camp qu'on déserte, apparaît l'aspect de « trahison » contenu dans la racine primitive d'«Islam» (17). C'est d'ailleurs suf(musrifîn).

suf(musrifîn). Nous fîmes sortir ceux qu'il y avait de croyants (mu'minîn). 35 Nous n'y trouvâmes qu'une maison de «soumis» (muslimîn, la famille de Loth) ; cf. encore 68, 35 : « Ferons-nous aux « soumis » (muslimîn) le même sort qu'aux « révoltés » (mujrimîn) ? »

(15) «Et certes lorsque nous avons entendu (l'annonce du) «Hudâ» (l'annonce de la volonté de salut de Dieu) nous y avons cru. Car quiconque croit en Son Seigneur ne craint d'être ni frustré ni opprimé. 14 Et parmi nous sont les soumis (al-muslimûn) et parmi nous les révoltés (al-mujrimûn). Car quiconque s'est soumis (à son Seigneur), celui-là a pris parti pour la Rectitude. 15 Quant aux révoltés, c'est du combustible pour la Géhenne ! »

(16) Cf. T. NOLDEKE, Neue Beiträge zur semitischen Sprachwissenschaft, Strasbourg, 1910, p. 98, exemples dans la poésie ancienne.

(17) Cet aspect apparaîtra toujours, de quelque côté que l'on se soit placé. Une fois croyant (« mu'min »), il s'agit d'être fidèle («amîn», principal qualificatif des Envoyés de Dieu, 26, 107, 125 143, etc.; du messager coranique, 26, 193; 81, 21; et du Prophète lui-même surnommé « al-Amîn ») ; il s'agit de ne pas trahir Dieu et la communauté de ses fidèles : « O vous qui avez cru, ne trahissez pas Dieu et l'Apôtre, ce serait trahir sciemment votre Foi » (« amânatakum », selon une lecture possible, au double sens donc de croyance et de confiance réciproque), 8, 27. Ce dernier mot se rencontre dans une allégorie célèbre qu'on ne peut pas plus élucider ici qu'éluder.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 67

fisamment marqué quand on traduit ce mot par «abandon». Car avant de se soumettre à Dieu, de «s'abandonner entre ses mains», il faut «abandonner» simplement un autre. Nous allons voir mieux encore qui c'est.

5. Plus que par le truchement du rapport «ImânAmn» et des antithétismes « muslim-mujrim ; muslimqâsit », les usages coraniques du terme « Islam » le mettent dans une relation directe et profonde avec « Salâm ». La Paix est d'abord un attribut de Dieu même, sinon un nom propre (18). Le propre de l'action divine est

En voici toujours une traduction: «Nous avons proposé la Foi (alAmânat) au ciel, à la terre et aux montagnes, mais ils refusèrent de la porter et s'en détournèrent effrayés. L'Homme alors s'en chargea. Qu'il est injuste et ignorant ! » 33, 72. Ce dernier trait étonne dans un contexte pourtant favorable à l'homme qui fait preuve, si nous comprenons bien, de courage et d'esprit religieux... Un certain équilibre de la pensée est rétabli par la suite : « C'est afin que Dieu livre au tourment les Hypocrites, des hommes et des femmes, et les Idolâtres pareillement. Mais Dieu se repent (de son courroux) sur les Croyants et Croyantes, Dieu certes est pour le pardon et la miséricorde» 33, 73. Cf. NADJM O.-D. BAMMATE, Liberté selon l'Islam, in Recherches et Débats, Cahier N° I, Christianisme et Liberté, Paris, Fayard, 1952, p. 46, présentation de ce verset du Coran, 33, 72.

(18) Je ne vois pas pourquoi Encycl. de l'Islam, art. Allah, refuse de traduire par «Paix» l'appellation (parmi les «asmâ' al-husna», «les beaux noms») d'«al-Salâm», d'autant qu'il est corroboré (toujours d'après le rapport SLM-'MN) par les attributs de «Mu'min» et «Muhaymin». R. BLACHÈRE, Le Coran, t. III, p. 981, traduit «Mu'min» par «Pacificateur» (avec un point d'interrogation; «le terme semble être un factitif signifiant : Qui donne la paix, la sécurité ») et « Muhaymin » par « Préservateur ». Il reporte aux références de A. JEFFERY, O. C, pp. 273-4. Cf. encore J. HOROVITZ, O. c, p. 56, note 1, qui réfère à Deut. 7, 9 (rendu dans les Targums et la Peshita par « mehaimnâ ») et Coran, 5, 52 où « muhaymin = musaddiq ». Le Commentaire de BAYDAWI interprète nos deux attributs par «Raqîb» et «Hafîz»: «Celui qui observe et préserve». De toute manière ils sont à mettre en relation avec d'autres attributs comme «Jâr» («Hôte Protecteur», 46, 30; 23, 90; 72, 22; cf. H. RINGGREN, O. C, p. 5; « a reciprocal relationship, so that not only the


68 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

de conférer la Paix: «Allâhu sallama», 8,45. Cet usage à l'intransitif est un hapax. Autrement innombrables sont les textes qui relatent ce don éminent accordé par Dieu à ceux qui croient en Lui. Dès les premières sourates, le grand bienfait du « Seigneur de la Maison » (la « Ka'ba ») est d'« avoir muni les Qoraïchites contre la faim et de les avoir mis à l'abri de la peur» 106, 4-5. Mais c'est la définition même du « Hudâ » (19) et du « Sharh al-sadr li'l-Islâm» («l'ouverture du coeur à l'Islam») (20), que de suivre à la trace de Dieu (son vouloir) « les sentiers de la Paix» («subul al-Salâm» 5,18), que d'habiter «la Demeure de la Paix» («Dâr al-Salâm»), 6,125-6. Dieu y convoque les élus selon son bon plaisir : « Il appelle à la Demeure de la Paix et guide qui Il veut. » Le Prophète après lui invite «ceux qui ont cru, à entrer dans la Paix, tous ensemble, kâffatan » 2,204, et quand ils ont répondu à son appel, de leur dire : « Salâmun 'alaykum ! » (« Paix sur vous!» 6,54) comme aux enfants du Paradis, 7,46;

protected but also the protector might be called jâr ») ; « Walî» (« Patron », 42, 7; 42, 42; etc.. dit aussi de «l'Apôtre», 5, 60; accolé avec «Dâr al-Salâm», 6, 127); «Wakîl» («Défenseur», 4, 131, 169; 17, 2; 39, 63; 73, 9; mis en relation avec «walî» et « hafîz », 42, 4; etc.). Ce qui est intéressant aussi, c'est que ces trois derniers attributs sont dits de Satan par ses adeptes, 8,50; 4,76; 4, 119; etc. On est donc toujours dans la même atmosphère de lutte et il reste une double possibilité d'interpréter l'attitude prise, suivant le camp où l'on se place.

(19) Le «Hudâ» désigne tout le chemin qui va de la conversion à la consommation de la vie de Foi dans la Paix, chemin où Dieu conduit l'homme comme par la main.

(20) Expression consacrée depuis 94, 1 «alam nashrah laka sadrak», adresse divine au Prophète dans un moment sans doute de découragement (94, 5-6) qui rappelle le fait rendu légendaire par la Tradition, selon lequel un Ange « aurait ouvert la poitrine » de Muhammad, en aurait retiré son coeur, l'aurait lavé, empli de foi et de piété et remis en place. Pour l'interprétation spirituelle plus ancienne, cf. R. BLACHÈRE, Le Coran, t. II, p. 15.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 69

14,32 (21). C'est là en effet qu'on sera en parfaite sécurité, qu'il n'y aura plus ni faim 2,50, ni crainte 5,48 «là khaufa 'alayhïm», ni tristesse 2,106 «walâ hum yahzanûn». C'est là que les hommes ne seront plus des ennemis, divisés les uns contre les autres, «fî shiqâq », 2,131; 2,171, mais «frères» 49,10. C'est là que «n'assombrira plus leurs visages ni poussière ni humiliation» 10,27, comme des prisonniers de guerre réduits en esclavage. Ils auront en effet définitivement vaincu le grand ennemi, le Diable, en se réfugiant auprès de leur unique et puissant « Walî», Dieu (22).

L'« Islam » est donc essentiellement, selon les multiples aspects insinués par les formes arabes originelles, un état de paix que l'on s'est acquis, selon une grâce de Dieu (la grâce de Dieu par excellence qu'est le « Hudâ »), dans une soumission totale à Lui, par le moyen d'un abandon et comme d'une trahison antérieurs. Le « musulman» est quelqu'un qui met bas les armes pour se confier à Dieu et trouver auprès de lui protection et

(21) Pour corroborer s'il était besoin ces aspects eschatologiques, nous rappelons leur rapport essentiel au Jour du Jugement et la crainte qu'il inspire, 70-26-28: «Ceux qui déclarent vraie l'annonce (« saddaqa », contraire de « kadhdhaba », « taxer de mensonge ») du Jour du Jugement, Ceux qui sont effrayés par la perspective du Tourment de leur Seigneur ; en vérité, ils ne savent jamais si ce tourment ne va pas encore fondre sur eux (paraphrase de «Inna 'adhâba rabbihim ghayru ma'mûn»); 27, 91: «en ce jour-là ils se sentent en sécurité au-delà de toute crainte »; 41, 39-40, etc. Voir encore les très nombreux emplois de « ittaqa » (« wajila, khâfa ») et « taqwa » qui marquent la crainte de Dieu et du grand Jour et caractérisent très profondément la «Foi» musulmane. Cf. la note 12 et le paragraphe II.

(22) Cf. la note 18; les deux dernières sourates appelées «almu'widhatân», 113 et 114; 2, 204: « O vous qui avez cru, entrez dans la Paix (« Silm ») tous ensemble et ne suivez pas les traces du Diable, il est pour vous un ennemi déclaré»; 6, 14; etc..


70 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

sécurité: «A'ûzu bi'l-lâh» (23). Ce n'est pas un « traditor» (24), mais par un véritable passage d'un camp à l'autre, d'un parti au clan adverse, « hizbu'l-shaytân - hizbu'l-lâh », il accomplit une réelle « traditio sui », une reddition de soi sans condition, à Dieu, le maître de la Paix (25).

Il est important de noter le dernier aspect de cette définition. En fait, le « musulman » ne trahit que luimême. En livrant son âme à Dieu, il la perd. Il gagne la paix divine au détriment de tous les avantages humains, au prix d'une contradiction désormais permanente entre lui et le monde (26).

II

Est-ce à dire selon cette définition que la «foi musulmane » serait dénuée de tout contenu intellectuel pour revêtir simplement cet aspect de l'abandon et de la confiance? Il serait certainement excessif et unilatéral de présenter ainsi les choses, plus d'un texte coranique

(23) «Je me réfugie auprès de Dieu», s.e. « min'al-shaytân alrajîm» («du démon bon à lapider») qui personnifie toutes les puissances du mal et spécialement de la tentation contre la Foi, « al-maswâs al-khannâs ».

(24) Quoiqu'on puisse dire qu'aux yeux de ceux qu'il abandonne, c'est bien un traître. On voit donc comme pour «hanîf» avec lequel « muslim » est typiquement lié, que le sens du mot est complètement différent selon le point de vue d'où l'on considère les choses. Le « hanîf» est un « impie » (et un « lâcheur ») pour ceux dont il se détourne, un parfait «orthodoxe» pour ceux auxquels « il se convertit». Cf. JOUON, RSR, XX, 314.

(25) C'est ce point de vue fondamental au plan du simple croyant qui revêt les aspects solennels de «'ahd» («alliance») et de «mîthâq» («pacte») que Dieu passe avec les grands Prophètes et, par eux, avec les peuples qu'il se choisit, 33, 7.

(26) Cf. M. BRAVMANN, art. c, pp. 340-1.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 71

devant compléter l'aspect intérieur et formel par son correspondant sinon son fondement doctrinal (27).

Il n'est pas dit d'ailleurs que l'élément doctrinal doive être nécessairement intellectuel et abstrait, artificiellement coulé dans des propositions logiques. Dans son Commentaire du Coran, 11,176, Baydâwî donne cette définition de la Foi : « Al-imân tasdîq ma' thiqat watuma'nînat qalb » (litt. : « tenir une vérité pour vraie, avec confiance et repos du coeur ») (28). Cette définition est certes le produit d'une élaboration théologique. Mais elle nous semble ne rien présenter que de spécifiquement coranique. Or il n'est de vérité que Dieu et Dieu n'est pas un objet, il n'est pas une vérité, il est la Vérité. La Foi est donc simplement adhésion confiante à l'Etre qui se révèle, directement par Lui-même, ou dans le témoignage d'un autre.

C'est en tout cas la présentation qui est faite de la Foi dans le Coran, où l'aspect psychologique de confiance est donc primordial et c'est le signe d'une conception religieuse simple et primitive. Il en est de même de la Révélation biblique où pour tout l'Ancien Testament et jusque dans le Nouveau (29), Foi = Confiance. Ainsi la communication divine s'adapte-t-elle à la condition humaine et fait son cheminement avec elle.

(27) Cf. H. RINGGREN, art. c. (Conception of Faith), pp. 12 ss., réf. à AHRENS, ZDMG, t. 84, p. 60, «who characterizes faith as Fürwarhalten, remarks that, to Oriental Christendom as well, faith was mainly the acceptance of certain doctrines». Références à la Patristique Syriaque.

(28) Cf. définition analogue de H. GRIMME, Mohammed, II, 118 : « der Willensakt, sich bestimmte Lehrsâtze so tief zu eigen zu machen, dass... das Herz darin ausruht», cité par H. RINGGREN, p. 15.

(29) Il faut attendre le passage dans le monde grec avec St Paul et St Jean pour que soit explicitement marqué le contenu intellectuel de la Foi.


72 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRETIEN

Non pas que l'aspect intellectuel dénote nécessairement un progrès, sur le plan religieux, par rapport au simple état psychologique sur lequel il se greffe et qu'il exprime, mais il est certainement postérieur. Le nomade d'Arabie, comme l'Israélite, n'est pas « philosophe ». Son adhésion à Dieu revêt une forme vitale, expression de son état réel. Qu'il soit seul au désert ou au milieu d'une tribu, ou même qu'il connaisse déjà un début de vie sédentaire, ses grandes catégories s'appellent insécurité, menace, danger, crainte, faim et soif. La voix de Dieu qui apporte à ces humbles appels une réponse, les dépasse de tout le théologal qu'elle porte, mais elle y répond. A cet égard, le Coran en est une expression des plus vraies, et l'Islam tel qu'il le propose, une attitude religieuse des plus authentiques.

En s'inscrivant ainsi au plus réel de l'homme auquel il s'adresse, le Coran réagit par contre énergiquement contre tout ce qui est « de la nature », si l'on peut utiliser cette expression d'après son acception en théologie chrétienne. Le Coran réagit en particulier contre tout ce qui est « de l'Arabe ». Aussi l'essai de M. Bravmann (30) d'expliquer le mot d'« Islam » par « defiance of death, self-sacrifice (for the sake of God and his Prophet) » or « readiness for defiance of death» nous semble-t-il partir d'un a priori inexact. M. Bravmann suppose que le Coran prend à son compte « the human ideal in the original Arab conception ». Or cet idéal mis sous le signe de la

(30) M.M.BRAVMANN,art. c, pp. 324 ss.; cf. critiques de H. RINGGREN, les deux art. cités supra ; nous ne donnons pas ici d'appréciation critique proprement dite. Nous discutons simplement le principe même de l'interprétation de M. M. B., selon lequel le Coran aurait présenté une notion religieuse fondée sur le tempérament naturel de l'Arabe.


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 73

bravoure n'existe pas et le Coran n'est pas dupe d'expressions grandiloquentes, vantardes (et qui plus est, pour la plupart apocryphes, autrement dit post-coraniques) de poètes ! Comme pour la soi-disant générosité naturelle si réputée de l'Arabe que le Coran taxe simplement de gaspillage vaniteux, rien n'est plus contraire à son esprit, à l'attitude surtout religieuse qu'il préconise, qu'un esprit purement humain de courage et de goût du «sacrifice» qui tient simplement, quand il existe, de la fanfaronnade. Rappelons d'ailleurs que le tempérament naturel du Prophète était bien moins pour les solutions soi-disant héroïques que pour les négociations et que le Sémite en général n'attache aucune valeur à la mort en elle-même qu'il considère toujours comme une défaite et un châtiment. Il convient donc de penser que, bien loin d'exalter dans l'Islam un idéal humain de bravoure, le Coran cherche au contraire à fonder son mouvement religieux dans une attitude de soumission humble et confiante qui répugnerait au tempérament naturel de l'âme arabe (31). S'il était encore besoin de preuve, qu'il suffise de rappeler cette «crainte» que doit toujours éprouver le croyant et qui doit s'allier naturellement avec la confiance absolue en Dieu (32).

III

L'histoire d'Abraham enfin, telle qu'elle se trouve racontée dans le Coran (33), nous expliquera, en rapport avec ce stade primitif de la conscience religieuse,

(31) Il n'aura pas répugné précisément à utiliser le terme d'«Islam» qui pouvait être entendu dans un sens péjoratif.

(32) Cf. les notes 12 et 21.

(33) Cf. Abraham en Islam, in Abraham, Père des Croyants, Paris, 1952, pp. 104 ss.


74 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

la fortune du terme « Islam » selon les différentes acceptions que nous venons de noter. Le Coran s'attache en effet à Abraham comme au type de l'homme religieux dans l'état tout primitif et simple de la Révélation et de la Foi, et c'est à lui qu'il attache le mot d'« Islam » autant que l'attitude qu'il exprime:

a) le premier emploi de « muslim » vient en fin du premier récit abrahamique, 51,36;

b) le premier emploi de « aslama » dans le récit du sacrifice, 37,103;

c) tous les emplois de « aslama wajhahu ilä'l-lâh, li'llâh, aslama lirabbi'l-'âlamîn » (« diriger sa face vers Dieu, « se soumettre » au Dieu de l'Univers ») sont visiblement dépendants de ce premier emploi de 37,103 (déjà à l'intransitif, cf. 2,125) et de 6,79, récit abrahamique type («wajjahtu wajhî li'1-lazî fatara al-samâwâti wa'l-ard», «j'ai dirigé ma face vers celui qui a créé le ciel et la terre»), soit par le parallélisme de la construction, soit par l'identité même des expressions, soit par le truchement d'autres termes spécifiquement abrahamiques (« hanîf», « muhsin», «rabb al-'âlamîn»...).

d) Rappelons enfin l'emploi le plus caractéristique et comme le sommet de tous, puisqu'il s'agit de la dénomination même de «musulmans» (34), laquelle est attribuée en propres termes à Abraham : « Communauté religieuse de votre père Abraham, c'est lui qui vous a déjà appelés ainsi, « al-Muslimîn », 22,77.

(34) et qu'il faut traduire encore par «croyants». Comparer avec l'emploi pareillement tardif de 49, 10: «les croyants sont des frères». Abraham «père des Musulmans», donc «père des Croyants».


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 75

Ceci dit au point de vue d'une relation terminologique de l'« Islam » avec Abraham. Quant au plan de la compréhension spirituelle de l'attitude religieuse, celle-ci est éminemment traduite dans l'histoire entière du Patriarche. Ainsi d'après l'emploi primitif de 37,103, le geste d'Abraham qui « s'abandonne » à Dieu avec son fils et lui fait mettre front contre terre pour l'immoler, n'est compréhensible que par l'attitude inverse que le converti a eue auparavant à l'égard de sa famille, de son peuple et de leurs idoles. Avec tous ceux-ci il est en guerre. Il lutte, il détruit, il brise, 21,58-59; 37,91. Ce sont tous ses ennemis, 26,77, et leur chef éminemment, le Diable, que les idoles représentent, 19, 46-47. Abraham qui est un «délivré» 37,97, n'en reste pas moins, à leurs yeux d'inconvertissables, un vaincu et un traître (35). Il doit s'enfuir, émigrer, 19,49; 29,45. Il passe au camp de Dieu, 37,97. Mais en dérogeant ainsi aux lois du clan, il accomplit à la mesure de son courage, le plus grand acte d'abandon religieux qui soit, et il lui est donné de retrouver, de l'autre côté de la frontière, une terre de « bénédiction» et de «paix», 21,71, auprès de Celui-là seul qui n'est pas son « ennemi» 26,77; 19,48; 29,21, mais son «ami» («sadîq hamîm») 26,101, «qui se le choisit comme ami intime» («khalîl»), 4,124.

Cette fin de l'aventure spirituelle d'Abraham est déjà marquée et comme contenue en gestation dans l'attitude toute primitive du personnage « qui vint à Dieu

(35) Comparer avec la destinée de Muhammad par rapport à sa famille et ses compatriotes. Cf. G. WIET, art. Islam, in Histoire Générale des Religions, Paris, 1947, p. 337, l'interprétation de l' «Hégire», à entendre non pas comme «une fuite», mais comme « un geste de portée sociale par lequel Mahomet se met lui-même au ban de sa tribu et répudie d'avec elle tout lien de communauté».


76 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

avec un coeur pur, bi-qalbin salîm», 37,82; 26,89. Cet emploi s'apparente à la première forme arabe «salima» (36). Mais il est déjà prégnant de sens spirituel et en rapport avec le «Salâm» que le Patriarche va acquérir par le renoncement à l'idolâtrie et la reddition totale de soi à Dieu. Il se trouve déjà en quelque sorte posséder virtuellement cette «paix du coeur» 2,262; 6,75, que Dieu va lui conférer en « la terre de bénédiction pour l'univers », 21,71; 14,38; 3,90. Voici en effet, 51,25, les messagers célestes qui entrent chez lui:

« — Paix ! lui disent-ils, « —■ Paix ! répond Abraham.

28, Mais comme il avait toujours peur : « Ne crains pas, lui disent-ils, et ils lui font l'annonce d'un fils sage ! »

La concession d'une terre en héritage et d'une descendance pour en jouir sont des biens inestimables au regard d'un Sémite, d'un expatrié notamment

(36) Les commentateurs l'interprètent par- «pur de toute idolâtrie » (salîm min al-shirk). Cela apparente l'« islam » à l'« ikhlâs ». Ce mot lui-même ne se trouve pas dans le Coran (sauf le titre de la sourate 112, profession de foi dans le Dieu unique). Mais l'on a «khâlis» («pur»), 16, 68 (dit du lait) et 39,3 (de la religion) et surtout « mukhlis » (entièrement sincère dans sa foi et excluant tout associationnisme) accolé avec «hanîf» dans 98,5; cf. 37, 39, 72, etc. (« seuls les fidèles de Dieu » sont sauvés de la damnation et du châtiment); 39,2,14, 16; etc. Mais l'apparentement à l'« islam» se fait surtout par la forme verbale « akhlasa », parallèle à « aslama » et qui veut dire «purifier» et partant «sauver», usité avec l'adjectif au féminin et pris substantivement «khâlisat» («pure»), s.e. «pensée ». Nous traduirons donc 38, 46 « Innâ akhlasnâhum bi-khâlisatin, dhikra'l-dâr » par: « Nous les avons sauvés par une pensée pure : le souvenir de la Demeure (éternelle) ». Ce dernier trait eschatologique confirme encore le rapprochement avec l'« islam ». Il s'agit d'ailleurs, on le suppose bien, de «Dâr al-Salâm». Cf. encore 2, 88 (adresse au Juifs) : « Si la Demeure dernière vous est réservée, auprès de Dieu, à l'exclusion de tous les autres (comme vous le prétendez), souhaitez donc la mort, si vous dites vrai ».


ISLAM ET NOUVELLE PERSPECTIVE CHRÉTIENNE 77

(« muhâjir »). Ils le sont encore plus mais toujours sous le même angle, aux yeux du « croyant muslim ». Expressions de la bonté de Dieu, ils sont en même temps le témoignage de sa véracité, dans l'accomplissement d'une promesse. Toute la Foi d'une conscience religieuse primitive se trouve ainsi exercée.

Mais il faut encore que cette Foi se communique à son tour. De parfait « musulman », Abraham va devenir spirituellement autant que dans la chair, le «Père de l'Islam », 22,77. Pour la descendance que Dieu lui donne et qui se partage la terre à lui promise, Abraham concède une « maison de prière et de paix », 2,119. Il lui donne vraiment de réaliser sa Foi (dans le culte sacrificiel, 2,122 et 22,30) et d'en jouir (dans «la sécurité» 14,38; 2,119; 3,91 du Harâm (37), ainsi que «l'abondance» demandée pour ses habitants et les croyants en général, 22,29; 14,40; 2,120). La fondation du Temple sacré et l'institution du Pèlerinage annuel attribuées par le Coran à Abraham sont ainsi essentielles à une conception intégrale de l'Islam. Elles sont la réalisation parfaite et comme le cachet de l'oeuvre religieuse du grand ancêtre renouvelée par le Prophète Mekkois. « Rabbî îj'al hâza'l-balada âminan, Seigneur, établis cette Cité dans la Paix» 14,38. On pourrait traduire tout autant: « Gardela dans l'Islam ». Cette prière d'Abraham sur la Mekke, reprise par Mahomet (après Jérusalem (38), et en

(37) Il s'agit du Temple et son enceinte sacrée considérés comme «asile». Cf. encore 2, 120; 48, 27; 29, 67; 28, 57; et l'emploi très primitif de 95, 3: «wahâdha'l-balad'il-amîn» («par cette cité paisible», ce dernier qualificatif devant être pris au sens fort).

(38) On sait que Jérusalem a été la première Qibla (direction de la Prière) de l'Islam, les dix-huit premiers mois (du séjour du Prophète à Médine) de l'Hégire. C'est là que Muhammad a été transporté dans son Voyage Nocturne» ou «Isrâ'», 17, 1.


78

L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

attendant de la retrouver), porte aux yeux de la Communauté musulmane de l'Univers entier les contours de la Cité Sainte aux horizons célestes de l'éternelle Demeure de la Paix. Diyâr al-Islâm, Dâr al-Salâm (39).

A l'amitié de

MAHMUD 'OSSEYRAN

disparu en Isère

le 27 juillet 1952

Y. M.

(39) Rappelons aussi l'appellation « Dâr al-Silm » distinguée de « Dâr al-Harb » (la partie du monde non encore musulmane et donc vouée à la guerre). Cette distinction postérieure est fondée dans le Coran (cf. 48, 16; 4, 92-93; 4, 96; 8, 62-64; 47, 37) et essentielle, spirituellement, à une conception de l'Islam. Les Musulmans sont ceux qui se sont rendus à Dieu et établis dans sa Paix. S'ils luttent encore (jihâd), c'est pour amener les autres dans cette même Paix, « bon gré mal gré, taw'an aw karhan » 3, 77.


CONTRIBUTION

AU DIALOGUE

ISLAMO - CHRÉTIEN



Y A-T-IL UNE NOUVELLE VISION CHRÉTIENNE DE L'ISLAM?

W. A. Bijlefeld l'ayant fait d'une manière plus systématique pour l'ensemble de l'islamologie chrétienne contemporaine (1), une suite de publications consacrées à l'Islam et éditées récemment en France a paru néanmoins mériter ici quelques réflexions, du fait que ces publications se présentent comme étant d'inspiration chrétienne. Nous allons signaler quelques-uns des titres les plus marquants et essayer de situer l'ensemble (2).

Une attention croissante.

Il est certain que des chrétiens de plus en plus nombreux, catholiques et protestants, s'intéressent à

(1) W. A. BIJLEFELD, De Islam als Na-Christelijke Religie, Den Haag, Van Keulen, N.V., 1959, VIII + 352 p.

(2) On trouvera une recension plus complète dans les cahiers 3 et 6 de Parole et Mission (Éd. du Cerf), sous la signature du P. Dalmais. Pour une bibliographie systématique des études islamiques, cf. Abstracta Islamica, Ed. Geuthner (13 séries depuis 1927). Signalons toutefois, en raison de la popularité que lui valent les traductions, le syncrétisme d'Arnold Toynbee, justement critiqué par J. MARITAIN, dans sa Philosophie de l'Histoire et, chez les protestants, l'effort de Zwemer (Muslim World, Hartford Seminary, Conn.) et surtout celui de Cantwell Smith et de son Institut d'Etudes Islamiques à McGill, Montréal, dont la loyauté est à souligner devant la carence, en langue anglaise, de ses compatriotes anglosaxons catholiques.

III -6


82 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

l'Islam. Il y a à ce regain d'actualité des raisons diverses. La plus importante semble être pour la France l'affrontement avec l'Islam en Afrique du Nord. Mais le problème algérien n'est que la phase aiguë d'un affrontement plus généralisé. Que l'on songe à l'ensemble du Moyen-Orient et même à l'Iran, au Pakistan et à l'Indonésie, tout un ensemble de nations populeuses fondues dans la masse du Tiers-Monde. Il ne faudrait pas oublier d'autre part les populations musulmanes de la Chine communiste (près de dix millions) et des Républiques Soviétiques (vingt millions) en Asie Centrale (3). Que l'on songe enfin, sur le plan proprement religieux, au phénomène d'extension de l'Islam en Afrique Noire, qui inspire tant d'appréhension aux missions chrétiennes. Il ne fait donc point de doute, l'Islam s'impose à l'attention du christianisme occidental sur le plan politique et lui pose bon nombre d'interrogations sur le plan religieux.

Une connaissance très objective.

C'est pour répondre à ces interrogations que les publications se multiplient. Il est vrai qu'elles doivent remplir d'abord une tâche très modeste: celle de donner de l'Islam une connaissance rudimentaire à un public qui ignore tout de cette religion et de ses adeptes depuis les origines. Or, c'est sans doute l'aspect le plus heureux

(3) Cf. Études et travaux de V. Monteil et A. Bennigsen (Revue des Etudes Islamiques, Éd. Geuthner, 1954 et 1957) et l'ouvrage de Monteil, paru aux Éditions du Seuil. Pour l'Egypte et le Maroc voir les deux volumes de Jean et Simone Lacouture, aux Éditions du Seuil. Pour l'ensemble du Monde Musulman, l'ouvrage fondamental de référence demeure L'Annuaire du Monde Musulman, de L. Massignon, 4e édition, avec la collaboration de V. Monteil (P.U.F., 1954).


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 83

de la production. On peut dire qu'il existe à l'heure actuelle (ce n'était pas vrai en 1945) le moyen, pour un chrétien cultivé, de connaître très honnêtement l'Islam par les seules publications d'auteurs chrétiens et qui se présentent comme telles (4). Mettant à profit les connaissances recueillies par plus d'un siècle d'orientalisme, ces auteurs donnent une connaissance très objective de la religion musulmane et de son expansion dans le monde. A cet égard, l'oeuvre la plus significative et la plus utile est sans doute celle de Louis Gardet. Rappelons son très dense petit volume récemment paru chez Fayard dans la collection « Je sais, je crois » : Connaître l'Islam. Rappelons aussi, en plus de ses laborieux ouvrages d'initiation à la théologie et à la mystique musulmane (5), son très original volume sur la Cité Musulmane, vie sociale et politique, paru chez Vrin en 1954. Signalons d'autre part le volume de Pierre Rondot : L'Islam et les Musulmans d'aujourd'hui, qui se recommande de la collection « Lumière des Nations », à l'Orante et se présente comme l'ouvrage d'introduction à l'Islam le plus complet et le mieux à jour (5 bis).

(4) D'où l'aléatoire de la discrimination que nous sommes obligé de faire ici. A quelle publication coller l'étiquette chrétienne et à quelle autre la refuser? Il reste bien entendu d'autre part que ces publications ne sont pas à détacher de l'ensemble de la production scientifique avec laquelle elles font corps. Rappelons à cet effet, parmi les grands noms de l'orientalisme français à l'heure actuelle, ceux de Blachère pour les études coraniques et littéraires, de G. Wiet pour l'histoire de l'Égypte et les arts musulmans en général, de Cahen pour l'histoire économique et sociale, de Laoust et de Berque pour la connaissance de l'Orient tant classique que contemporain, du point de vue social et religieux.

(5) Voir en particulier, en collaboration avec ANAWATI, L'Introduction à la Théologie musulmane (Vrin 1948) et le volume collectif de Lumière et Vie, cahier 25, consacré à l'Islam.

(5 bis) Un deuxième volume (additif) vient de paraître.


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Mais dans quelle mesure de tels ouvrages présentent-ils une réflexion chrétienne sur l'Islam? Ils nous donnent certes une connaissance de l'Islam par des chrétiens et l'on peut dire sans faire injure aux musulmans, que ceux-ci n'ont pas encore à l'heure actuelle, si l'on excepte quelques personnalités très marquantes, une connaissance analogue du christianisme. Mais dans quelle mesure cette connaissance de l'Islam par les chrétiens est-elle une connaissance chrétienne, en ce sens qu'elle situerait plus correctement l'Islam sur le plan de l'histoire religieuse proprement dite?

Une vision intérieure.

Elle s'en acquitte assurément par le fait primordial de l'objectivité. L'Islam est maintenant mieux reconnu comme tel par les chrétiens et c'est déjà le situer correctement sur le plan religieux que d'en donner une vue objective sur le plan de l'histoire profane. Il y a du reste plus que de l'objectivité. On peut parler de vision intérieure de l'Islam, depuis que le petit volume du P. Abdel-Jalil, paru dès 1949 aux Éditions du Seuil, a rendu commune cette méthode d'investigation religieuse et vulgarisé quelques-unes de ses acquisitions: Aspects intérieurs de l'Islam (6).

Ce même fait est en quelque sorte rendu en creux par l'accueil généralement fait à une publication aussi négative que celle parue sous le pseudonyme de Zacharias (7).

(6) Y ajouter, du même auteur, Marie et l'Islam (Beauchesne, 1952) et l'Islam et Nous (Cerf, 1947). Pour le Christ en Islam, voir les textes recueillis par l'abbé M. Hayek (Seuil, 1959).

(7) Cf. H. I. Dalmais, article cité, et M. ALLARD, Etudes (janvier 1958, 115-8).


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 85

Une réflexion chrétienne peu avancée.

Mais, sans que cela soit la faute de personne, il semble qu'une réflexion chrétienne, proprement théologique, sur l'Islam, situant ce phénomène sur le plau de l'histoire prophétique, ne soit guère avancée. Nous avons retrouvé en quelque sorte un certain « sentiment religieux » de l'Islam, déjà éprouvé et formulé au Moyen Age par un Raymond Lull ou même par un Pierre le Vénérable. Nous ne l'avons pas encore formulé en une conception claire, en rapport avec nos connaissances scientifiques actuelles, conception susceptible de passer éventuellement sur le plan catéchétique. Si les chrétiens à l'heure actuelle savent mieux situer le judaïsme, voire l'ensemble des religions dites païennes, on ne saurait en dire autant de l'Islam. Cela du reste est manifeste sur le plan de la prière publique. Jusqu'à présent, fait très typique à notre sens, les grandes oraisons du Vendredi-Saint, dont la liturgie a pourtant été rénovée récemment, ne font pas cas de l'Islam, qui est censé compter toujours parmi les religions païennes.

Il est vrai que pour faire avancer la question, on bute sur de grandes difficultés. Il y a d'abord l'état d'avancement des travaux théologiques sur le plan général de l'histoire religieuse. Nous y ferons encore allusion. Mais en ce qui concerne l'Islam, la réflexion qui a été profondément engagée dès les débuts de ce siècle est incontestablement sujette à la controverse. L'ensemble des ouvrages recensés ici est le fait de disciples du professeur Massignon. Ceux qui ne s'inspirent pas directement de son oeuvre, ne sauraient être compris si cette oeuvre n'avait pas vu le jour. Il est certain en tout cas qu'entre l'acribie critique et destructrice, chez


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un Lammens, de toute possibilité de prendre l'Islam religieux au sérieux et l'acribie non moins critique d'un Massignon, analysant une sorte de sur-Islam, aussi bien dans ses origines, que dans son développement religieux et mystique, que dans sa destinée transhistorique et apocalyptique, le choix est définitivement fait par l'ensemble des penseurs chrétiens en faveur de cette deuxième méthode. Est-ce alors la perspective et la peur de rapprochements trop hâtifs, d'électisme ou de syncrétisme faciles, qui auront arrêté les meilleurs artisans au seuil d'une possible réconciliation islamo-chrétienne, sur une position dite de «juste milieu»? Vincent Monteil s'en étonnait en rendant compte de l'ouvrage de Pierre Rondot déjà signalé:

« Avouerais-je que je n'ai jamais pensé que le « milieu » fût «juste », et la Vérité en équilibre instable entre deux extrêmes mensongers? Louis Massignon a fondé une association de prière et de jeune privé pour proposer, à des Chrétiens, comme à des Musulmans (sans pour cela proposer un « échange ») de « se mettre à la place » les uns des autres, dans l'esprit des Cinq Bases de la Foi : « Témoignage, pour la Vérité et la Justice » ; prière au Dieu d'Abraham, père commun des « Scripturaires » ; jeûne en commun «pour une paix sereine » ; aumône « au nom de l'Hospitalité sacrée » ; pèlerinage de Chrétiens et de Musulmans « aux SeptDormants d'Éphèse ou de Bretagne»... De cet esprit de « substitution », un homme comme le cheikh El-'Oqbi est le noble représentant, dans une Algérie déchirée. Quelle autre voie évite de rester extérieurs, c'est-à-dire, en fin de compte, irréductibles l'un à l'autre: irréconciliables ? »

A partir de ces propos qui nous semblent souligner


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 87

la démarcation entre les chercheurs actuels, nous arrêterons nos réflexions sur quelques constatations simples.

Un temps d'arrêt.

Le mouvement déclenché par l'oeuvre de Massignon sur le plan d'un examen proprement religieux de l'Islam, marque à l'heure actuelle un point d'arrêt qui semble devoir se prolonger dans un sens traditionnel de l'« orthodoxie ». Ce n'est pas sans rapport avec l'ensemble de l'évolution de la pensée religieuse dans le catholicisme contemporain. Cela ne veut pas dire que l'oeuvre en question ait été placée autrement que dans ce sens de l'orthodoxie, tant musulmane du reste que chrétienne, en matière de monothéisme, per viam negativam. Le P. de Grandmaison, le P. Maréchal et Jacques Maritain l'ont noté il y a trente ans. Aussi, l'option de Massignon pour Hallaj contre Ibn Arabi, mystique andalou dont l'ésotérisme est largement développé à l'heure actuelle par Henri Corbin, nous semble-t-elle significative sur ce plan (8).

(8) Mais la ligne de recherche engagée à partir d'Abraham, père commun des Croyants, dans le sens d'un devenir de l'Islam, approfondissant la vocation à la via negativa si dure de son Prophète dans le sens d'une compassion ordonnée à l'universel, dont Hallaj et Fatima ont été les témoins, parfaisant ainsi l'attente désirante de tous les Musulmans morts en récitant la shahada, ne sera pas reprise de sitôt. Car elle entraîne l'Islam dans une épreuve intérieure analogue à celle du Judaïsme avec la venue du Christ; épreuve que ni le Peuple préféré ni la descendance de l'Exclu n'ont encore pleinement vécue, les Chrétiens ne la leur ayant pas encore offerte. Il faut dire aussi qu'il s'agit là d'une application à l'Islam d'une théorie générale d'un historien des religions, fondée sur deux disciplines nouvelles, deux sciences auxiliaires de l'histoire, encore peu acclimatées dans la missiologie catholique: la psychologie expérimentale de la prière et de la dévotion, et la sociologie du travail en commun. Arnaldez a engagé dans le même sens philosophie, grammaire et science du droit, pour déboucher sur des


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Mystiques comparées.

Il faut certes espérer beaucoup de l'oeuvre annoncée par Louis Gardet et Olivier Lacombe, sur la mystique comparée, en Inde, en Islam et dans le Christianisme. Le thomisme incontesté de ces deux auteurs est en tout cas une garantie pour l'accueil qui lui sera fait dans les milieux ecclésiastiques. En attendant, seule l'oeuvre du P. de Beaurecueil, des dominicains du Caire, consacrée à l'oeuvre mystique d'un théologien hanbalite strict, Abdallah Ansari (XIe siècle), nous semble tenir compte des implications théologiques de l'oeuvre de Massignon, sans pour autant en venir à les expliciter.

Recherches théologiques.

Il convient de déplorer à cet égard l'état de santé déficient du P. de Menasce. La rigueur de jugement d'un esprit largement ouvert à plus d'un domaine de l'histoire des religions, eut été autrement d'un grand appoint pour l'avancement des travaux sur le plan théologique que nous signalons. Il convient de déplorer également la mort de l'abbé Monchanin. Nous croyons qu'il était l'homme le mieux placé pour formuler une vision chrétienne de l'histoire religieuse faisant sa juste place à l'Islam. Jusqu'à présent, son article paru en 1938 dans le Bulletin des Missions, reste le plus éclairant dans la ligne de recherche du Professeur Massignon. Il n'a pas été dépassé. Aussi, dans la mesure où des possibilités de recherches demeurent ouvertes dans

perspectives analogues. Mais son oeuvre n'est pas davantage utilisée dans les publications auxquelles nous faisons ici allusion (cf. thèse sur Ibn Hazm et diverses études publiées par les Mardis de Dar el-Salam).


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 89

l'Église, il faut constater qu'une oeuvre rapide, mais noble et intelligente, comme celle du chanoine Ledit: Mahomet, Israël et le Christ (Colombe, 1952) n'a pas su faire sa percée dans les milieux théologiques. En revanche, un essai juvénile et inexpérimenté, mais toujours modeste comme celui de Basetti-Sani sur Mohammed et Saint François (Custodie de Terre Sainte, Ottawa, 1959), ouvre le dialogue sur un plan purement spirituel et sur la base d'une correspondance historique hautement probable. Il est déjà reconnu en tout cas que cette oeuvre met à la portée d'un plus grand nombre quelques textes épars, inédits ou par trop subtils de Louis Massignon (9).

L'Islam en situation.

Mais il importe d'autre part de déceler la même ligne de recherche et, sous le couvert apparent d'un raidissement doctrinal, la même approche spirituelle de l'Islam. Celle-ci ne s'en trouve alors que plus solidement engagée. L'oeuvre du P. Jomier, des dominicains du Caire, est typique à cet égard. Sous les dehors d'une orthodoxie ombrageuse et justement intraitable pour les rapprochements factices qu'il dénonce encore dans Bible et Coran (Cerf, 1959), cette oeuvre trouve ses meilleurs moments dans une reconnaissance méthodique de l'Islam religieux contemporain, sans oublier les aspects de sa vie quotidienne. Rappelons d'une part les thèses du savant dominicain sur les nouvelles écoles d'exégèse coranique (École du Manar, Maisonneuve-Max Besson, 1954) et d'autre part ses monographies sur le pèlerinage à la Mekke, l'usage du Coran dans la vie courante, la

(9) Cf. Dalmais, art. cité.


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pratique actuelle du Ramadan au Caire, etc.. parues dans la revue des Pères Blancs de Tunis (IBLA) et les volumes de Mélanges des dominicains du Caire (MIDEO, Vrin). On ne saurait trop recommander la lecture de ces pages si documentées et si vivantes, pour une véritable connaissance de l'Islam religieux, in situ.

Des Instituts spécialisés.

C'est dire que les centres spécialisés qui s'adonnent à l'étude de l'Islam, notamment les Instituts dirigés par les jésuites à Beyrouth, Bagdad et Calcutta, l'Institut d'Études Orientales des dominicains, dirigé au Caire par le P. Anawati et l'Institut des Belles Lettres Arabes, dirigé à Tunis par le P. Demeerseman, ne se départissent pas de l'essentiel de leur vocation religieuse. La connaissance de l'Islam qu'ils ont raison de tenir au niveau de la recherche scientifique internationale, reste néanmoins le fruit d'une adoption en quelque sorte vitale du monde musulman, sociologiquement reconnu et humainement aimé, selon la tradition primitive du monachisme oriental. Ces Instituts et leurs publications de plus en plus abondantes représentent sur le plan intellectuel l'ensemble de la présence apostolique en terre d'Islam.

Trois témoins.

Il est vrai que cette présence aura été grandement éprouvée par la disparition récente de trois grandes figures dont le témoignage de vie dépassait incontestablement l'expression intellectuelle, pourtant très élevée, de la pensée. Nous avons rappelé la mort de l'abbé Monchanin. Rappelons encore la mort de Mgr Paul Mulla (de son nom d'origine turque, Méhémet-Ali),


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 91

professeur désigné personnellement par Pie XI dans l'Encyclique Rerum Orientalium pour l'enseignement des institutions islamiques à l'Institut Pontifical de Rome; rappelons enfin la mort du P. Peyriguère, disciple et continuateur du P. de Foucauld, tout au long de trente ans de vie obscure au Maroc. Nous publions par ailleurs son testament spirituel (10) dans l'espoir que de nombreuses vocations viennent relayer sur le plan de la vie, cette oeuvre que les chercheurs scientifiques essaient de faire avancer comme ils peuvent.

Une longue méditation.

Il nous plaît de distinguer en terminant deux gros volumes qui constituent une oeuvre parmi les mieux placées aux frontières de la recherche, de la pensée, de la contemplation et de l'existence quotidienne en pays d'Islam. C'est ici le fruit de trente ans de travail et de vie, en médina, à Marrakech. Denise Masson nous livre dans ses correspondances entre le Coran et la Révélation judéo-chrétienne (Maisonneuve, 1959), une longue méditation patiente et pacifique, très féminine aussi. Cette étude qui touche à la critique à toute page, ne saurait cependant être touchée par elle. Comme la vague indéfiniment répétée, elle échoit sur la vision primitive d'Abraham auquel Dieu promet dans la libéralité de son mystérieux dessein, une descendance aussi nombreuse que le sable de la mer.

(10) Cf. les Mardis de Dar el-Salam, Le Caire, Paris, Vrin, 6 pl. de la Sorbonne, V°. Cf. encore I.C.I., n° du 15 septembre 1959, p. 32.



LES QUESTIONS

QUE LE CATHOLICISME SE POSE

AU SUJET DE L'ISLAM

INTRODUCTION: Limitation du sujet et orientation de recherches. — I. L'islam dans le dessein de Dieu et l'économie du salut. — II. Le dialogue islamo-chrétien. — Conclusion: Le rôle de l'islam dans l'histoire de l'Eglise.

LIMITATION DU SUJET ET ORIENTATION DE RECHERCHES

On voit par le titre de cette étude les limites qu'elle s'est imposées. Il eut été plus complet de parler, comme c'était primitivement envisagé dans le plan de cet ouvrage, des questions que le christianisme et l'islam se posent l'un à l'autre. Mais nous manquions pour ce faire des informations nécessaires, estimant d'autre part que seul un musulman pourrait poser les questions musulmanes et faire au christianisme les réponses que sa foi lui inspire.

On trouvera dans notre bibliographie des perspectives sur les questions que l'islam pose au christianisme dans les études bibliographiques relevées sous les noms de Anawati et Jomier, ainsi que dans certaines pages remarquables de Hassan Saab. Dans le colloque islam-christianisme tenu à Beyrouth (Cénacle libanais) au printemps 1965, le cheikh Subhi Saleh nous a de son côté posé quelques questions et marqué des jalons sur la route du dialogue


94 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

islamo-chrétien dont il est question dans la deuxième partie. Enfin, depuis plus de trente ans, J.-M. Abd el-Jalil ne cesse de rappeler la conscience chrétienne aux questions que l'islam lui pose.

Nous avons d'autre part limité à leur source catholique les questions que le christianisme se pose à propos de l'islam. L'archimandrite Georges Khodr, du patriarcat d'Antioche, a dû faire récemment sur la tradition orthodoxe concernant l'islam un exposé que nous n'avons malheureusement pu consulter en son temps. Pour la tradition protestante, nous nous sommes contenté de quelques références bibliographiques à des positions actuelles, celles-ci se situant entre un rigorisme assez rigide tenu par le professeur Bichon et une compréhension plus profonde du destin religieux de l'islam par W. Cantwell Smith et Kenneth Cragg.

Le domaine qui restait à inventorier ne se laissait pas pour autant saisir aisément. Une histoire de la pensée chrétienne concernant l'islam reste à faire. Mais si elle n'a pas été entreprise jusqu'à présent, c'est peut-être en raison de la maigreur du sujet, de ses ingratitudes et des impasses dans lesquelles les chrétiens attentifs à l'islam se seraient fourvoyés, décourageant ainsi les chercheurs éventuels.

Notons toutefois que, du côté oriental, les principaux monuments sont étudiés dans les travaux du professeur Abel et des Pères Paul et Théodore Khoury. Du côté de l'Occident, une présentation systématique et généreuse est due à la plume du Dr Norman Daniel.

Cependant, nul de ces auteurs ne se formaliserait sans doute devant la constatation suivante: il faut pratiquement attendre le Concile oecuménique, deuxième du Vatican, pour avoir sur l'islam un texte


CONTRIBUTION AU DLALOGUE 95

chrétien qui fasse réellement autorité, la religion du Coran y ayant été positivement prise en considération. Aussi la présente étude va-t-elle s'appliquer surtout à relater les opinions relativement récentes qui ont plus ou moins préparé les déclarations conciliaires, sans qu'elle puisse dire qu'aucune d'elles n'ait encore tenu compte de ces mêmes déclarations, ni n'en ait révélé les composantes, présupposés et aboutissants théologiques. Ainsi il n'y a pas encore un après-Vatican II. Mais il y a un avant immédiat qu'il est intéressant de considérer.

Un status questionis des diverses opinions catholiques concernant l'islam et préparatoires à Vatican II a été dressé par R. Caspar, des Pères blancs, dans une conférence au Secrétariat romain pour les religions non chrétiennes. Nous l'utiliserons ici, non sans remanier dans une optique différente telle ou telle présentation des choses, selon la loi de la recherche et du dialogue.

Cependant, il importe, avant d'entrer dans le vif du sujet, de faire encore une remarque. Il est vrai que la donnée chrétienne au sujet de l'islam est assez maigre. Mais il ne faut pas confondre l'histoire des relations islamo-chrétiennes avec l'histoire des opinions chrétiennes au sujet de l'islam. Même en estimant que treize siècles d'affrontements politiques et sociaux n'ont donné que peu de résultats qui soient à l'honneur de Dieu dans ses serviteurs chrétiens et musulmans, il ne faut pas ignorer la qualité d'une histoire culturelle et spirituelle sousjacente à ces affrontements. En faisant éclore les oeuvres les plus diverses, cette histoire a fait mûrir surtout les plus beaux fruits de sainteté. Aussi pourrait-on écrire plus aisément et sans doute avec plus de profit pour tous, plutôt qu'une histoire de la pensée théologique au sujet


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de l'islam, une histoire du sentiment religieux des chrétiens à son égard. Nous y amènerons le lecteur à la fin de cet exposé.

Pour bien montrer toutefois dès le début la diversité des données et ne pas les limiter indûment à un seul aspect, nous dirons que le christianisme se pose à l'égard de l'islam, deux sortes de problèmes, les uns d'ordre théorique, les autres d'ordre existentiel. Les premiers concernent l'islam dans le dessein de Dieu et l'économie du salut. Les autres intéressent la coexistence et le dialogue islamo-chrétiens. C'est ce qu'on peut déjà saisir du premier coup d'oeil dans la déclaration de Vatican II sur l'islam, parmi les religions non chrétiennes. Les deux paragraphes qui la composent présentent l'un un exposé sur l'islam comme tel, et l'autre un encouragement à la coopération avec lui dans divers domaines. C'est le plan qui va être suivi dans les deux parties de cette étude.

I. L'ISLAM DANS LE DESSEIN DE DIEU ET L'ÉCONOMIE DU SALUT

I. OPINIONS DIVERSES.

Dans sa préface à l'ouvrage du Dr Zaehner (97) *, Jacques-Albert Cuttat distingue quatre attitudes observées tour à tour par les chrétiens vis-à-vis des autres religions. On peut, sans trop les malmener, y ramener les attitudes particulières de la pensée chrétienne vis-à-vis de l'islam.

* Les premiers chiffres dans les indications entre parenthèses renvoient à la Bibliographie in fine.


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 97

a) Derrière l'attitude polémique, on peut ranger, avec l'immense majorité des missionnaires et la presque totalité des traités ou écrits fragmentaires qui intéressent l'islam jusqu'au XVIIIe siècle, les tenants de l'opinion selon laquelle l'islam est une religion diabolique, se revêtant seulement, selon la méthode habituelle de Satan, de quelque vérité, pour mieux tromper les hommes. A cette théorie se rattache la vision médiévale, présentant Mahomet comme une idole ou un cardinal renégat, et celle plus moderne d'un Mahomet psychopathe.

b) Derrière l'attitude descriptive ou scientifique, inaugurée vers le milieu du XVIIIe siècle par les pionniers de l'orientalisme et dont se recommande maintenant un grand nombre d'auteurs religieux, on peut ranger les tenants d'opinions profanes, selon lesquelles l'islam est un mouvement socio-économique (Montgomery Watt), ou religieuses, selon lesquelles l'islam est une religion naturelle, simple fruit de l'industrie humaine (d'Alverny). L'acribie du Père Lammens porterait à le ranger dans cette deuxième série d'opinions. Mais sa virulence extrême à l'endroit du prophète de l'islam et de sa famille ne peut que le reporter dans la première famille d'esprits. On pourrait en revanche considérer comme une transposition théologique de l'investigation scientifique objective, la théorie selon laquelle Mahomet et les musulmans qui le suivent sont à assimiler aux « infidèles de bonne foi ». Le Père Caspar met ce point de vue sous le patronage d'un autre Père blanc, le Père Letellier.

c) Il semble qu'en ce qui regarde la vision chrétienne de l'islam, on ne puisse mettre aucun nom sous la

///- 7


98 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

rubrique concordiste ou syncrétiste, présentée par Cuttat comme troisième approche possible des autres religions. On ne peut en effet, sans extrapolation indue, considérer comme chrétienne, sinon par une inspiration très lâche, une position comme celle de René Guenon. D'autre part on ne rencontre que très épisodiquement l'accusation de syncrétistes portée contre ceux que le professeur Bichon appelle «les inventeurs chrétiens d'un islam amélioré» (16, p. 99). Et de fait, les oppositions islamochrétiennes paraissent tellement irréductibles qu'elles semblent avoir découragé au départ tout effort de conciliation et d'accomodement, même chez les chrétiens que le pamphlet de M. Garrido baptise « mahométistes ».

Cependant, à y regarder de plus près, nous serions personnellement porté à loger sous cette enseigne toutes les opinions qui, malveillantes ou bienveillantes, l'intention n'y changeant pas grand-chose, essaient de « promener l'islam sur les franges de l'économie du salut», selon l'expression de l'abbé Hayek (48, pp. 403-404), en le présentant soit comme une « descendance agarénienne», soit comme une hérésie chrétienne. Ce fut notamment le cas des premiers théologiens orientaux qui de la sorte l'excluent du salut. Nous paraît également concordiste, malgré les apparences contraires, l'attitude critique extrême dont le dernier champion fut, dans une pure ligne inquisitoriale, le pseudo-Hanna Zacharias. Pour ce dominicain, meilleur médiéviste qu'islamisant, il n'y aurait pas un Coran, mais un Corab, l'annonce du Prophète arabe n'étant pas son fait, mais celle d'un informateur juif dont il ne serait que le truchement ou porte-parole. En d'autres termes, l'islam serait une suprême supercherie juive.


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 99

A la vérité, cette explication n'est, par le fait d'une logique outrancière, que l'exacerbation d'une opinion pratiquement partagée par la quasi-totalité des chercheurs chrétiens à la suite de l'orientalisme. Celui-ci ne tire de ses investigations aucune conclusion d'ordre théologique, et pour cause. Mais tous les chercheurs religieux qui le suivent dans sa méthode de critique des textes et des origines de l'islam, sont portés du même coup à interpréter théologiquement l'islam suivant les influences qu'ils découvrent dans ses textes originels et à le comprendre à l'occasion comme un judaïsme édulcoré, une hérésie chrétienne ou une forme de judéo-christianisme. Aussi, quand ces auteurs ne poussent pas leur opinion au plan de la formulation théologique, celle-ci n'en paraît pas moins sous-jacente et c'est ce que nous appelons du concordisme, autrement dit une explication de l'islam par une quelconque ascendance biblique, ou para-biblique, quitte du reste à le proscrire de cette ascendance, du fait de l'interprétation aberrante qu'il en donnerait.

d) Nous nous sommes personnellement rangé dès l'abord et résolument contre cette présentation des choses, tant sur le plan de la critique des textes que que sur celui d'une possible vision chrétienne de l'histoire du salut, faisant sa place à l'islam. Aussi la suite de cet exposé va-t-elle préciser l'opinion à laquelle nous croyons avoir été amené, dans le sillage de Louis Massignon et de J.-M. Abd el-Jalil. Nous lui avons cherché un premier essai de formulation, selon une intuition de Jules Monchanin, puis dans le cadrage théologique thomiste du cardinal Journet. Aussi cette opinion nous semble-t-elle caractéristique de l'attitude


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dialogique, distinguée en quatrième et dernier lieu par Jacques-Albert Cuttar, qui la préconise dans sa préface à l'ouvrage de Zaehner. Du reste, bien que nonspécialiste de là question, mais interprétant seulement la théorie de l'auteur qu'il introduit, Cuttat donne-t-il de cette attitude un exposé où, en ce qui concerne l'islam, l'oeuvre de Louis Massignon, consacrée notamment au mystique et martyr Hallaj, apparaît comme le tournant décisif de la pensée chrétienne au sujet de l'islam. (En fait, cette oeuvre marque un tournant, non seulement de la pensée chrétienne au sujet de l'islam, mais encore de l'orientalisme, comme l'a bien montré Jacobus Waardenburg [95].)

2. LES TEXTES DE VATICAN II CONCERNANT L'ISLAM.

Avant d'en venir à l'exposé dialogique comme nouvelle hypothèse de recherche, voyons où les textes de Vatican II ont amené la pensée chrétienne au sujet de l'islam.

Deux textes de Vatican II intéressent l'islam, le ch. II, 16 de la Constitution dogmatique sur l'Église et le ch. III de la Déclaration sur les religions non chrétiennes. Il eut été intéressant pour notre propos de comparer les textes promulgués à ceux primitivement proposés. Nous nous bornerons ici à comparer ces deux textes entre eux, suivant leurs contextes respectifs.

a) Il convient de noter d'abord que, le texte I faisant partie d'une constitution dogmatique et le texte II d'une simple déclaration, l'importance du premier, du point de vue de la qualification théologique, n'échappe à personne.


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 101

b) Cette importance est d'autant plus remarquable que la constitution sur l'Église peut être considérée comme le texte majeur de Vatican II.

c) Cette importance est à souligner d'autre part, du fait que rien ne nécessitait a priori de mentionner l'islam à la place qui lui est faite. On peut prétendre, en effet, que la mention de l'islam dans la déclaration a été, au point de départ, le résultat d'interventions d'inspiration politique.

d) La qualité de ces interventions, dont l'inspiration est plus complexe (voir nos comptes rendus sur la question juive in [38], t. I, pp. 51-56; t. II, pp. 29 à 43 et 81 à 86), ne doit pas,en revanche, être sous-estimée, s'il est vrai que la vie et la praxis ecclésiales ont toujours éveillé la réflexion théologique et que l'Église est la mère des fidèles, avant d'être leur maîtresse de doctrine. Nous ferons valoir plus bas comment l'intervention politique au sein de Vatican II, à partir du conflit judéo-arabe, oblige non seulement à corriger une certaine attitude de la conscience chrétienne à l'égard des peuples juif et musulman, mais introduit une optique nouvelle de la pensée chrétienne à ce sujet.

e) Pour le moment, cette optique nous semble se présenter ainsi d'après la comparaison des deux textes de Vatican II intéressant l'islam. On ne peut pas dire, d'après la rédaction en quelque sorte matérielle des paragraphes et l'enchaînement logique des données, que l'islam est présenté, ni dans l'un ni dans l'autre texte, comme faisant partie d'un groupe abrahamique des religions, différent des autres. On peut encore moins dire qu'il fait partie d'une économie biblique ou parabiblique du salut. On peut même dire au contraire


102 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

que la parenté du christianisme et du judaïsme étant explicitement reconnue et proclamée, cette parenté rejette l'islam dans le groupe des « autres religions ». En revanche, l'islam est expressément reconnu, d'une manière différente des autres religions et en tout point analogue à celle des juifs et des chrétiens, comme professant le monothéisme. Cette profession est même reconnue par le Concile comme rapportée par la foi musulmane à Abraham, et cela d'une manière plus ferme dans la Constitution que dans la Déclaration.

f) On peut en retenir les conclusions provisoires suivantes: Si le Concile n'inclut pas expressément l'islam dans un groupe de religions bibliques à la manière d'Israël, mais qu'il l'inclut en revanche expressément dans un groupe de religions monothéistes, à la manière de ce même Israël, il ne ferme pas la voie à une investigation théologique ultérieure permettant de dire si, oui ou non, la remontée de l'islam jusqu'à Abraham, dans son âme et conscience, est théologiquement authentique. C'est justement une réponse particulière à cette question que la suite de notre texte se propose d'étayer, à titre d'hypothèse.

g) D'ores et déjà, en incluant d'une part l'islam dans le groupe des religions monothéistes, en lui décernant d'autre part la première place dans le groupe des autres religions, le Concile lui accorde, dans une perspective générale de l'humanité religieuse, une situation antinomique. L'historien des religions peut la qualifier de médiane au sens phénoménologique et le théologien peut s'interroger pour savoir si cette situation médiane a, dans l'économie rédemptrice et son cheminement nécessaire vers le Christ comme Verbe unique du


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salut, quelque fonction médiatrice. C'est aussi à cette question que nous apporterons, toujours à titre d'hypothèse, quelques éléments de réponse.

3. HYPOTHÈSE DE TRAVAIL.

Nous proposerions volontiers pour l'islam, considéré dans l'économie du salut, la ligne de recherche suivante :

L'islam pourrait être défini comme un abrahamisme négatif ou désertique, spécialement assorti à l'adresse des juifs et des chrétiens, d'une sommation maritale, eschatologique et oecuménique. Cette sommation met l'islam, malgré la fermeté intransigeante et inébranlable de son monothéisme, dans un état de tension constante. Cette tension a été satisfaite dans ses exigences ultimes par certains adeptes privilégiés du message coranique et ceux-ci portent l'islam au delà de la réserve religieuse primitive où son fondateur l'a fixé, pour vivre une union d'amour avec Dieu, non sans référence au Christ de la Passion et du Jugement.

On voit tout de suite, à partir des éléments de cette définition et à titre méthodologique, comment une vision chrétienne de l'islam ne saurait, dans notre hypothèse, le considérer en aucune manière comme statique et interdit de le situer dans l'histoire du salut selon une quelconque de ses périodes, même privilégiée, ni une quelconque de ses traditions, même communément reconnue. C'est dans son état de tension intérieure et de progression dynamique constante que la pensée chrétienne doit s'attacher à situer l'islam comme un tout.

Reprenons toutefois notre essai de définition à partir de ses premiers éléments.


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a) A propos d'abrahamisme.

1° L'islam est un abrahamisme. Quelle que soit la place accordée à l'islam dans la classification des religions â la suite de Vatican II, sa différenciation très nette des religions non bibliques par le fait de son pur et strict monothéisme, incline à le ranger dans la descendance spirituelle d'Abraham dont il se réclame. On ne dit point ainsi qu'il fait partie d'une économie biblique. On ne dit pas davantage qu'il est une voie de salut, indépendante de — ou parallèle à — l'économie biblique. On reconnaît simplement que, sa foi étant la foi d'Abraham, il fait partie de sa descendance spirituelle; que c'est donc un abrahamisme.

C'est ce qui nous semblait devoir déjà être retenu de l'exposé de Charles Journet dans sa réponse à la question: «Qui est membre de l'Église?» (61).

2° Il s'ensuit que l'islam n'est pas une sorte de noachisme renouvelé, c'est-à-dire une pure et simple réédition du pacte adamique primitif, sans introduction dans un ordre nouveau de l'histoire religieuse par rapport à celui qui a suivi le déluge, comme porterait finalement à le croire la présentation de l'abbé Hayek, proposant de reconnaître l'islam comme descendant non point d'Abraham, mais seulement d'Abram (47). L'islam est bien abrahamique, parce qu'il a substantiellement la foi d'Abraham.

Le fait que cette foi abrahamique musulmane n'inclue pas la promesse, ne fait pas plus de difficulté que le fait que la foi judaïque en cette promesse n'y reconnaisse pas avec nous le Messie, fils de Marie. Quelles que soient les ignorances ou les négations de


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cette foi, elle est, d'une part comme de l'autre, abrahamique, chez les musulmans comme chez les juifs.

Il y a d'ailleurs sur la promesse faite à Abraham, telle qu'elle est comprise dans le Coran, un malentendu profond, qui assimile sa négation et son rejet par l'islam à ses négations et à ses refus des mystères chrétiens. Nous éluciderons plus bas cette très importante question, qui est sans aucun doute l'objection principale qu'on peut faire à la ligne de recherche suivie ici. Disons pour le moment, à propos de la promesse abrahamique et de l'élection juive qui en serait la conséquence, toutes deux uniment rejetées par le Coran, qu'elles n'ont pas grand-chose de commun avec la promesse et l'élection bibliques. Cette promesse et cette élection-là, les chrétiens les rejettent aussi bien. Il s'agit de l'encastrement du dessein de Dieu dans la lignée exclusivement charnelle d'Isaac, au détriment non seulement des autres descendants d'Abraham, mais de tous les hommes, au mépris des adeptes de la foi d'Abraham. Il s'agit en fin de compte d'une telle assimilation de la race juive au dessein de Dieu, que l'attitude religieuse qui en résulte confine, selon le Coran, à l'idolâtrie.

Il va sans dire qu'il s'agit ici d'une conception bien grossière, nous dirions étroitement rabbinisante, de la religion juive. Mais si c'est ainsi que le Prophète de l'islam en a fait, à son corps défendant, l'expérience et que ce soit sous cette forme qu'il l'ait affrontée tant à Médine qu'à la Mecque, où il fut l'objet d'un mépris racial et religieux intolérable, on ne peut lui reprocher de l'avoir énergiquement repoussée. Aussi est-ce à l'égard de cette « carnalisation » extrême du dessein de Dieu sur son peuple que le Coran brandit le signe


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vengeur de la conception virginale de Jésus et, auparavant, de ce qu'on peut appeler l'Immaculée Conception de Marie. Entre la Résurrection et le Jugement, ce moment de l'histoire sainte souverainement retiré à son déroulement temporel par une intervention directe d'éternité (le « Kun »), défend la promesse faite à Abraham et son héritage contre toute appropriation outrancière et idolâtre par un peuple déterminé, quel qu'il soit.

3° Ignorant de la promesse véritable faite à Abraham, mais non de la substance de sa foi, on ne peut dire de l'islam ni qu'il est une hérésie, ni qu'il est un schisme biblique. Il n'y a en effet hérésie que dans le rejet erroné et délibéré d'une vérité définie. L'islam, ignorant la promesse, ne saurait la rejeter. S'attachant d'autre part, sans défaillance, au monothéisme d'Abraham, on ne peut pas dire qu'il se sépare de sa descendance spirituelle et constitue un schisme.

4° En tout cas l'islam, abrahamisme authentique, puisque participant de la foi abrahamique, ne peut être considéré comme un ismaélitisme (M. Hayek, 47). (Nous proposons de parler d'ismaélitisme et d'ismaélitites pour ne pas confondre avec ismaélisme et ismaéliens, désignations intérieures à l'islam.) L'auteur du Mystère d'Ismaël semble s'en être douté après la publication de son ouvrage (M. Hayek, 48, pp. 403-404). Mais déjà il le dit excellemment dans le corps de son argumentation en faveur d'une revendication abrahamique de Mahomet, revendication qui serait ismaélite par sa nature et antijuive par son dessein:

« L'argument généalogique ne tient pas devant la filiation spirituelle, puisque Abraham lui-même a renié


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son père resté incrédule, puisque dans sa lignée élue, les fils d'Israël, il y en a qui sont injustes, de même que dans la lignée ismaélienne, il y en a autant, les Mecquois» (447, p. 82).

Cette lignée ismaélienne, ou plutôt ismaélitite, n'est donc pas plus intéressante aux yeux du Prophète et de l'islam primitif que la lignée d'Isaac charnellement considérée. Cette lignée n'exclut en tout cas pas celle d'Isaac, puisque le dernier texte médinois que cite l'auteur à l'appui de sa thèse s'énonce ainsi: « Et Abraham légua ce testament à ses enfants et à Jacob: mes enfants, Dieu a choisi pour vous la religion, ne mourez donc que comme soumis (muslimûn) ». D'après ce texte de Coran 2, 132, tel qu'il est traduit et cité p. 93, l'abrahamisme musulman est légué par son fondateur à tous ses enfants, indifféremment considérés, mais plus spécialement à Jacob, ce qui, loin d'en faire l'apanage des Ismaélitites ou des Arabes, n'en exclut nullement les Juifs.

Ce point de vue nous semble symptomatiquement illustré par le rejet conciliaire de la mention d'Ismaël dans la première rédaction de la constitution sur l'Église (cf. ci-dessus, pp. 101-102). Il l'est plus encore, à notre sens, du côté musulman, par le fait que La Mecque n'étant qu'une qibla provisoire, c'est Jérusalem, première qibla de l'islam et du coeur du Prophète, qui demeure sa dernière qibla. Entre-temps, « de quelque côté que vous vous vous tourniez, dit le Coran, Dieu vous fait face » (2, 115 et 144). C'est ce qu'illustre comme abrahamisme désertique l'exemple du voyageur égaré au désert et pris dans le vent de sable. Il ne distingue plus aucune direction et n'a donc plus de qibla. Ainsi en est-il de « quiconque tombe entre les mains du Dieu


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vivant ». « Nul ne me sauvera de Dieu » (Coran 72, 22). En considération de cet islam-là, la figure historique d'Ismaël, autant du reste que celle d'Isaac, paraît falote. Elle prend au contraire tout son relief au plan d'une compréhension intérieure, spirituelle. (V. ci-dessous, paragraphes 6° et 7°.)

5° Nous qualifiions l'abrahamisme coranique de négatif ou désertique. Le premier de ces termes est en relation avec la désignation massignonienne du prophète Muhammad que nous relaterons avec l'ensemble des opinions sur ce point. Nous avons choisi d'autre part la qualification de désertique, pour ne pas dire « arabe », et paraître retomber dans le particularisme racial dont nous croyons devoir laver le message coranique. Si toutefois nous devions retenir ce terme, nous dirions alors que l'abrahamisme musulman est arabe, comme le catholicisme est dit romain. Cette coloration particulière n'exclut pas de droit un caractère universel. Aussi bien la proclamation de ce monothéisme n'estelle jamais revendiquée contre les juifs comme tels, ni contre les chrétiens comme tels, et jamais contre eux seuls. Sous le même signe que les Arabes idolâtres et tout ensemble avec eux, le Coran entend confondre juifs, chrétiens et tout membre des tribus de son pays natal, comme associationnistes.

6° Nous verrons d'après quels présupposés ces accusations sont portées spécialement contre les croyances chrétiennes, de même qu'a été rejetée la promesse et l'élection juives. C'est toutefois au nom d'un attachement singulier et positif, primitif, antérieur aux controverses du Prophète avec les gens de l'Écriture, que l'abrahamisme est proposé par le Coran comme la


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seule religion véritable. La raison objective nous paraît être l'appartenance du jeune Muhammad au mouvement du Hanifisme. C'est pour avoir reconnu en Abraham le type parfait du Hanîf qu'il le donne pour père et pour modèle à l'islam (Y. Moubarac, 81, pp. 149-152). Comme toutefois l'étude historique de ce mouvement n'a pas avancé à notre connaissance depuis une décennie, force nous est de passer d'une raison extérieure à un motif plus personnel du Prophète, pour expliquer et caractériser, toujours indépendamment de ses controverses avec les juifs et les chrétiens, l'attachement préférentiel du Coran à Abraham dès les sourates mecquoises. Ce motif personnel réside dans la similitude de la vocation et du destin entre Abraham et Muhammad telle que celui-ci le reconnaît (Y. Moubarac, 81, pp. 179186, repris par M. Hayek, 47, pp. 159-172). Cette similitude découlant surtout du fait de la séparation d'avec les siens et de l'Hégire, nous pensons justement que Muhammad a dû préméditer dès la Mecque le geste de son exil volontaire à l'imitation de son modèle dans la foi, qu'il donne dès lors comme père à l'islam. «Je m'en vais, lui fait dire le Coran dès la sourate 37, émigrer vers mon Dieu» (Coran, 37, 97). Plus profondément, Muhammad s'est reconnu avec Abraham dans une même communauté de condition religieuse de vie. C'est celle de l'homme au désert, étranger dans le monde et seul devant Dieu. « Nul ne me sauvera de Dieu» (Coran, 72, 22).

7° Les récits bibliques et traditions assimilées concernant Ismaël peuvent alors être repris ici, comme le fait Louis Massignon, dans un contexte différent et avec une signification nouvelle. Il ne s'agit plus de


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revendiquer racialement pour les uns une bénédiction familiale dont ils ont été frustrés. Il s'agit de proposer aussi bien aux juifs qu'à tout croyant une autre manière d'être devant Dieu parmi les hommes, la manière d'Ismaël au désert, exclu de la promesse et jouissant néanmoins de sa bénédiction, aimé par Dieu autrement que le « sédentaire » Isaac, « comme un onagre d'homme, sa main contre ses frères et la main de ses frères contre lui». Cette anthropologie ismaélite de l'abrahamisme musulman n'est donc pas une différenciation raciale en vue d'une revendication et d'un séparatisme, fût-il religieux, mais une qualification spirituelle.

C'est ainsi que dans les textes de Massignon nous croyons devoir faire passer les termes d'« expatrié » ou d'« hégirien » avant celui d'« exclu ». Il nous semble que Massignon s'est attaché à cette dernière appellation, en fonction du climat politique dans lequel il a vécu son engagement avec l'islam, tant au cours de l'ère coloniale que dans les démêlés tragiques de la fin de cette même période (problème des réfugiés arabes de Palestine, conflits de la France en Afrique du Nord, etc.; cf. Opéra Minora, t. III). Mais quand Massignon considère le destin de l'islam arabe en quelque sorte dans son essence, il le fait moins en référence à une « exclusion » qu'à une vocation au désert de la foi selon Abraham, foi manifestée dans le sacrifice d'Isaac comme dans le renvoi d'Ismaël et dénonçant son appropriation charnelle par Israël dans la conception virginale de Marie.

8° La qualification spirituelle signifiée par la référence à Ismaël est alors étrangement et profondément illustrée par le rapprochement très sensible en


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linguistique arabe, des racines 'rb et grb dont dérivent conjointement «arabe» et «étranger». Dans ce sens, l'islam abrahamique est ismaélite ou arabe, en tant qu'étranger dans sa propre demeure et rempli d'une frayeur sacrée dans le pressentiment de la transcendance divine, dont la volonté souveraine le poursuit, mais l'oppresse à un point tel qu'il n'ose en approcher, s'en tenant à distance comme le fait le Prophète devant « le jujubier de la limite ». Aussi faut-il alors rapprocher de cette vision mystique, abrahamique et « ismaélite », initiale du Prophète, le fameux hadith al-ghurba on ne peut plus typique de la destinée de l'islam. L'islam n'est pas né dans la paix de la demeure paternelle et il n'est pas fait pour y demeurer comme dans le sein de la femme légitime: «L'islam est né étranger, dit le hadith, et il finira étranger, et bienheureux ceux qui se reconnaissent dans cette destinée d'étrangers ». Or cette manière de considérer le message et l'héritage abrahamiques comme condition d'existence spirituelle, n'intéresse pas seulement l'islam. Le christianisme pourrait aussi bien la recevoir de lui, à un titre certes différent, mais nullement équivoque par rapport à la filière de Sara.

Sans que nous puissions faire ici une étude critique de l'exégèse de Babut, nous ne pouvons manquer d'y noter une étrange méconnaissance du sens profond des textes ismaélites de la Bible et un attachement rabbinisant à l'élection exclusive d'Isaac. Si, comme il dit (14, p. 278), Israël et Ismaël sont comme les deux faces d'une même pièce de monnaie et qu'Ismaël en soit, comme il semble le penser, le revers, nous dirions volontiers que le revers nous intéresse autant que l'avers, pour distinguer le vrai du faux. Le destin d'Ismaël est en quelque sorte essentiel à la promesse en Isaac, pour ne pas


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laisser celle-ci se dévaloriser en particularisme racial. Qu'est-ce qu'une bénédiction en Isaac, « pour toutes les nations », qui commencerait par exclure racialement les descendants d'Ismaël? N'est-ce pas plutôt le premier antisémitisme qui verrait ainsi le jour? Les descendants d'Isaac eux-mêmes l'ont bien senti, puisque Ésaü devait déjà souffrir de cet antisémitisme reproduit en Jacob, et qu'il allait, par dépit et « pour déplaire à sa mère », épouser une descendante d'Ismaël? Qu'est-ce que cela veut dire? Que l'élection par Dieu d'un peuple est une manifestation de la liberté et de la libéralité divines, mais nullement d'un arbitraire divin et moins encore la consécration théologique de privilèges de race. Si la promesse et l'élection étaient ainsi entendues et qu'on donnât à l'humeur jalouse d'une vieille stérile comme au mensonge de Rébecca, une consécration dans le dessein de Dieu, alors il n'y a plus qu'à dire, contré saint Paul, que Dieu est le Dieu des Juifs. Or Dieu est, en Abraham, le Dieu de tous les croyants. Aussi l'islam, sur ce plan, ne dit-il pas autre chose, et s'il met en avant, fort épisodiquement du reste, le personnage d'Ismaël, ce n'est point pour faire valoir un privilège de race contre un autre, ni pour promouvoir un sémitisme contre un autre sémitisme, mais pour guérir l'orgueil des « élus » par un sémitisme spirituel étendu à la masse des croyants, de quelque descendance abrahamique qu'ils soient.

b) A propos de sommation.

Le christianisme et le judaïsme pourraient ensemble avoir à accueillir l'islam, comme sommation mariale, eschatologique et oecuménique.


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Le premier qualificatif de cette sommation s'origine dans le différend sur la nature de la promesse et son ignorance non coupable, de même que son rejet motivé, par le Coran, comme nous l'avons dit. Mais les deux autres qualificatifs se tiennent avec le premier. Un texte majeur de Louis Massignon le propose, qu'il convient de citer intégralement :

La dureté toute théologique du monothéisme implacable qu'il (Muhammad) prêche dépasse, puisqu'il est le fils d'une race abrahamique exclue de la promesse du Messie, la transcendance du monothéisme hébreu dont cette promesse même semble atténuer indûment la rigueur, si le Messie était, par généalogie charnelle, la propriété de la race juive. Or l'essentiel du message monothéiste rigoureux de Muhammad, s'exilant à Médine, dans un milieu biblique israélite, a été de proclamer, à propos du Messie, le secret virginal de la transcendance intacte de la gloire de Dieu, le secret des coeurs que les Anges ne peuvent deviner, l'Élection, cela que ce Messie doit révéler en revenant pour le jugement dernier. Muhammad affirme, contrairement aux blasphèmes en cours dans ce milieu médinois, que Jésus et sa mère Marie ont été non seulement purs, vierges et saints, mais que ce sont les seuls êtres humains dont la conception ait été immaculée, intouchée du diable (Coran, 3, 31: prière de sainte Anne). Que Jésus reviendra vainqueur, à l'heure du jugement. Que le monde, comme Israël incrédule s'il s'obstine, sera jugé et condamné sur ce signe de l'Immaculée Conception de Marie, vase pur de la naissance virginale de Jésus, Arche de salut des prédestinés. Je ne dis pas qu'en annonçant ce signe de contradiction Muhammad ait cru à la divinité de Jésus; c'est une question à laquelle, devant les chrétiens de Najrân, il a répondu par une demande d'ordalie, de jugement

III - 8


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de Dieu (mubâhala: Coran, 3, 54). Il l'attend toujours, bien plus le Coran énonce que c'est au jugement dernier seulement que Dieu posera ce signe comme la question suprême, non seulement aux hommes, mais aux prophètes en demandant à leur porte-parole, Jésus, s'il a proposé les deux seuls purs, sa Mère et lui, comme « deux dieux » (ilahayn) à l'adoration des hommes. Et la prophétie coranique de la fin des temps s'arrête là (5, 116), ayant mystérieusement rappelé, par le verset précédent (5, 115), la damnation qui attend ce jour-là, ceux qui nieront la table sainte où Jésus a convié ses apôtres, cette Mâ'idat-al-kashf communielle où il faut goûter, donc comprendre, concevoir intellectuellement la généalogie véritable, la purification prééternelle de ce corps humain sacrifié, que Jésus a reçu de Marie.

Je ne dis pas que ce « signe des deux », esquissé dans le Coran, soit beaucoup plus clair pour le lecteur musulman que le « signe des trois », devant Abraham à Mambré, pour le lecteur rabbinique de la Bible. Mais il est indubitable que Muhammad s'en est porté témoin, devant les Juifs de Médine, pour donner cette preuve de la rigoureuse transcendance divine détruisant leur espoir d'un Messie descendant de David par ses pères. Ce signe éclaire le fameux verset des psaumes (109, I) où Jésus demande aux Israélites comment le Messie peut être le Fils de David, si David l'appelle son Seigneur? (Matth. 22, 24). Il ne s'agit pas tant, alors, de leur faire deviner la génération éternelle du Verbe que de leur suggérer que l'Immaculée Conception, permettant la naissance virginale du Messie, est la seule sauvegarde du pur monothéisme ; « le Christ (et les Élus qui sont ses membres adoptifs) ne naîtra pas du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté d'un mâle ». Car toute la protestation musulmane contre l'Incarnation porte contre une paternité charnelle, et tout le


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témoignage musulman pour l'Immaculée Conception porte pour une maternité virginale, cette « parabole suprême » de Dieu en la Femme (Coran, 16, 62), qui conçoit le «fiât» (kun), cité huit fois dans le Coran, toujours pour Jésus fils de Marie et le Jugement (Massignon, 75).

S'il n'est pas possible d'élucider ce texte très dense et, comme beaucoup de pages de Louis Massignon, déroutant dans certaines de ses formulations, il convient de relever ici les objections qui sont faites à certaines interprétations de la prédication coranique qu'il donne et, plus largement, contre la présentation générale qu'il présuppose ou suggère pour l'islam, situé dans l'ensemble de l'histoire religieuse. Comme notre hypothèse de travail va dans le même sens, il devient nécessaire de relever ces objections avant de pousser plus avant.

1° Objections à partir du « prophétisme » de Mahomet.

Présenter l'islam comme un abrahamisme authentique, indépendant du judaïsme et du christianisme et leur adressant au surplus une sommation valable, soulève d'abord le préalable de la qualité du personnage et du message de Muhammad. Comment, après le Christ et la Révélation étant close avec la mort du dernier apôtre, peut-on reconnaître à un tel personnage et à son message une autorité s'apparentant d'une manière quelconque au prophétisme biblique, d'autant qu'elle se prétend être le sceau de ce prophétisme?

Cette difficulté, qui semblait encore tout récemment insurmontable pour un très grand nombre d'esprits, se trouve être à l'heure actuelle et d'une manière assez inimaginable passablement diluée dans des accommodements divers. Après le tollé général des thomistes


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contre la notion de «prophétie directive» faussement interprétée, selon eux, et abusivement appliquée à Muhammad par le chanoine Ledit (71, pp. 59 et ss. ; réf. à la II-IIae, qu. 170 et suiv.), plus personne ne semble déclarer la guerre à des déclarations aussi tranquilles que celles de l'abbé Hayek sur Mahomet, prophète «ethnique» (47, pp. 84-85), ni de Zaehner allant même jusqu'à affirmer qu'il découvre dans le Coran «la quintessence de la prophétie» (97, p. 82). Aussi, loin de lui faire la moindre objection, le très judicieux préfacier à son ouvrage, consulteur au Secrétariat romain pour les religions non chrétiennes, le comble-t-il au contraire d'éloges justifiés et ébauche de son côté, dans cette même préface qui vaut à elle seule un volume, des considérations très pénétrantes sur l'Avant et l'Après du Christ. En proposant une interprétation recevable du titre « sceau des Prophètes », attribué par le Coran à Mahomet, ces considérations permettent de le faire échapper à la difficulté provenant de la clôture de la Révélation à la mort du dernier Apôtre. Elles font de lui un messager « au-devant de Celui qui revient, qui revient de la fin des temps, de la fin dernière du devenir qui est première dans l'intention du Créateur, de cet eschaton dont l'annonce et la vision est précisément le propre des prophètes, y compris le prophète d'islam » (c'est l'Auteur qui souligne, o.c, p. 50). Et plus bas (pp. 51-52): «L'islam s'inscrit dans la relation de l'Après à l'Avant instauré par le Christ. » Sans pouvoir illustrer davantage ces propos, auxquels toutefois nous reviendrons bientôt, retenons encore pour le « prophétisme » de Mahomet et l'« inspiration » du Coran les textes suivants de Louis Massignon :


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Pour être un prophète « faux », il faut prophétiser positivement à faux. Une prophétie positive est généralement choquante pour l'entendement, étant un renversement prédit des valeurs humaines. Mais Muhammad, qui a cru de façon effrayante à ce renversement total, ne peut être qu'un prophète négatif; il l'est bien, authentiquement. Il n'a jamais prétendu être un intercesseur, ni un saint (Coran, 7, 188), mais il a affirmé qu'il était un témoin, la Voix qui crie dans le désert la séparation finale des bons et des mauvais, le témoin de la la séparation (75, p. 8).

Aussi, pour ne pas entrer expressément dans la question de la sincérité de Mahomet, qui ne touche pas essentiellement à notre argumentation, contentons-nous de cet autre texte:

Je crois qu'il a été sincère et que, comme me le disait mon vieux maître Goldziher, si minimiste pourtant en exégèse, il ne faut pas faire aux autres ce qu'on ne voudrait pas qu'ils vous fissent; et le scepticisme apologétique, le scalpel manié par H. Lammens dans ses études sur la Sîra, est une arme à double tranchant; pourquoi réserver à l'islam, à Muhammad et au Coran, les basses explications par la fraude psychologique ou sociologique, si ce n'est pour amener les apologistes musulmans à traduire en arabe tous les pamphlets qui, de Lessing à Couchoud, ont traité la Bible de grosse Täusckung, Jésus de personnage mystique et l'Église de consortium d'exploitation sacerdotale de la misère et de la douleur? (75, p. 7).

2° Objections à partir des «protestations coraniques contre les mystères chrétiens».

A propos d'« inspiration » du Coran, le Père Jomier cite, de Louis Massignon, le texte suivant:


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«J'envisage l'existence d'une «inspiration» du Coran niée généralement par les chrétiens et les juifs, tout comme l'inspiraion des Évangiles est niée par Israël» (55, p. 116 et les notes 5 et 6).

Exprimée sous une plume moins redoutable, cette opinion n'eut pas manqué d'être fortement contestée, sinon condamnée. Le Père Jomier la commente ainsi: «"Il s'agirait là, si nous avons bien compris, de signifier que la grâce divine a préservé Muhammad et l'a empêché de dire aucune erreur. Dans ces perspectives, le Coran est inspiré; même s'il n'est pas complet, il ne contient, suivant cette position, que des vérités et pas d'erreurs. Et si l'on objecte que le Coran s'oppose aux dogmes essentiels du Christianisme et de l'Église, de l'aveu même des musulmans, la réplique est immédiate. Quoi qu'en pense toute la tradition musulmane, les protestations coraniques contre l'Incarnation et les mystères chrétiens, suivant cette position, ne porteraient que contre des déformations de ces mystères, déformations que les chrétiens eux-mêmes refusent» (55, pp. 116-117),

Ce texte du Père Jomier contient la principale objection que l'on puisse faire au présent essai de situer l'islam dans le cadre de l'histoire religieuse. L'islam se situerait bien mal dans ce cadre tel qu'il est judaïque - ment et chrétiennement circonscrit, et toute entreprise qui voudrait en quelque sorte le «normaliser» et l'y inclure d'une manière quelconque est vouée à l'échec, parce qu'elle se heurterait au mur infranchissable des « protestations coraniques contre les mystères chrétiens ».

Le Père Jomier a la charité de donner lui-même la réponse couramment apportée à cette objection. Les négations du Coran « ne portent que sur des déformations


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des mystères chrétiens», tout comme son rejet de la promesse ne porterait que sur une appropriation abusive et charnelle. Les auteurs cités par le Père Jomier vont de Mgr Di Matteo à Louis Gardet, lequel affirme simplement que le Coran ne refuse pas les dogmes essentiels de l'Église (L. Gardet, 39, pp. 29 à 30 et 114; Denise Masson, 79). Ajoutons les prises de position plus récentes de Cuttat et de Zaehner, qui, en avalisant l'ensemble des opinions exprimées depuis, proposent des vues originales sur des points particuliers, notamment sur le refus apparent par le Coran de la crucifixion de Jésus. L'interprétation de ce texte coranique célèbre par le rapprochement qu'en fait Zaehner avec Philippiens II, si elle ne peut faire l'unanimité sur tel ou tel point de détail, nous paraît néanmoins devoir emporter l'adhésion générale, en vue de la solution de ce différend majeur entre chrétiens et musulmans (Zaehner, 97, pp. 324 et ss.).

Mais nous craignons que le Père Jomier ne se soit pas rendu entre-temps à toutes ces interprétations, quelles qu'en soient l'intelligence et l'autorité, parce qu'en fait son objection ne se fonde pas tellement sur une interprétation critique du Coran que sur l'interprétation traditionnelle qu'en donne l'islam. Aussi formulerionsnous son objection de la manière suivante: Est-ce qu'une interprétation du Coran, quelle qu'elle soit, chrétienne ou non, peut avoir raison contre l'interprétation traditionnelle de l'islam? Pouvons-nous donner du Coran, sur le point précis des mystères chrétiens, une interprétation autre que celle de la tradition musulmane, laquelle, dans une unanimité constante, rejette ces mystères?

On voit que cette objection est en effet une objection majeure et on devine chez celui qui la formule le


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sens extrêmement aigu de la destinée de l'islam. Ce sens est d'autant plus affirmé chez ceux qui non seulement étudient et pensent l'islam mais vivent au milieu des musulmans, comme le savant dominicain du Caire. Or, quoi qu'il nous en coûte, comme à lui, nous devons répondre ainsi à l'objection posée: Oui, l'islam, dans la mesure où il avalise cette interprétation considérée comme traditionnelle et rejette les mystères chrétiens, vit dans un malentendu tragique sur le sens de ses propres Écritures. Et nous avons non seulement le droit mais encore le devoir de corriger, par un retour méthodique à ces Écritures, le pli que la tradition musulmane leur a fait prendre.

Nous sommes conscient plus que quiconque de la gravité de la réponse ainsi apportée, qui est bien à la mesure de l'objection posée. Pour ne pas paraître toutefois la minimiser, mais pour la situer par rapport à un malentendu non moins grave, rappelons que le judaïsme, selon notre estimation, se comporte pareillement dans l'interprétation de ses propres Écritures et n'y reconnaît pas davantage le sens que nous leur trouvons. Le croyons-nous condamné pour autant et étranger à une vision chrétienne, quelle qu'elle soit, de l'histoire religieuse de l'humanité? Nous croyons-nous en tout cas dispensés de donner notre propre interprétation de la Bible, parce qu'elle a toujours été contestée par Israël ? Ou bien dans notre lecture chrétienne de la Bible, serions-nous les « inventeurs chrétiens d'un Israël amélioré » ?

Or si, ainsi comparé une fois de plus au judaïsme, l'islam, dans sa ligne traditionnelle et sa composition majoritaire actuelle, ne paraît pas vouloir revenir, malgré des symptômes très expressifs (Voir en particulier


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 121

l'ouvrage du Dr Kamel Hussein, recensé partiellement par Anawati, [8], sur le malentendu scripturaire qui l'empêche de nous rejoindre dans la connaissance du mystère de Dieu révélé en Jésus-Christ, il n'a pas manqué, tout au long de son histoire, d'être rappelé au sens « chrétien » du message coranique. Mais là nous entrons déjà dans le troisième élément de réflexion que nous avons proposé, celui de la tension intérieure qui travaille l'histoire religieuse musulmane, ce qui va être le dernier paragraphe de notre hypothèse de travail.

Signalons toutefois, avant d'entrer dans ce nouveau développement, d'autres explications de l'entêtement tragique de l'islam dans une interprétation de ses textes, que nous croyons inadéquate à leur sens original. A la question posée: «Y a-t-il beaucoup de musulmans qui lisent ces versets coraniques comme vous ? », Louis Massignon répondait : « Le nominalisme protestant sévit chez eux comme chez nous, et les commentaires modernes du Coran sont aussi dénués de suc spirituel que les oeuvres désabusées de notre exégèse moderne » (75, p. 11). D'autre part, Massignon affirmait que l'odium theologicum des controversistes chrétiens comme des meilleurs apologistes musulmans, a empêché les uns et les autres d'entrer dans une position dialogique véritable, ce qui fait que ce dialogue de sourds entre chrétiens et musulmans n'a jamais pu faire sortir l'islam de ses protestations antichrétiennes.

De son côté, le Père de Beaurecueil écrit: « Il faut considérer que le système de pensée qui a « classé » le message chrétien (en Islam) n'est pas forcément l'expression de la réalité profonde des gens. Ils en ont hérité comme beaucoup d'autres choses d'ordre sociologique » (34, pp. 229 et ss.).


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Est-il besoin d'ajouter que, dans ces conditions, l'erreur tragique dans laquelle l'islam ne cesse de vivre par rapport aux vérités essentielles de notre foi n'est pas plus imputable à ses tenants actuels qu'elle ne l'était au prophète de l'islam, lequel n'a jamais eu, cela est unanimement reconnu, une présentation adéquate de ces mystères.

« Mais il y a toujours eu dans la tradition ascétique et mystique musulmane, des témoins explicites de l'action sanctifiante de Jésus et de sa Mère sur les âmes musulmanes, directement à travers le Coran» (L. Massignon, 75, p. 11). Louis Massignon estime que cette tradition est continue, surtout chez les sunnites turcs et hindous. Mais on n'ignore pas par ailleurs ses travaux sur le chi'isme. Or c'est entre la lignée ascéticomystique de l'islam sunnite et le chi'isme que se dessinent les principales lignes de tension qui nous restent maintenant à repérer pour donner de cette religion dans son ensemble une possible vision adéquate dans l'histoire du salut.

c) A propos de tension.

Nous croyons appeler tension de l'islam ce que d'aucuns, à la manière du professeur Arnaldez, appellent son « ambiguïté ». La tension n'exclut pas l'ambiguïté. Mais au lieu de paraître comporter un jugement et plutôt porter une condamnation à laquelle on n'échappe que par une destruction-de-soi qui lève l'ambiguïté, la tension exige une sortie-métamorphose-de-soi qui donne pleinement satisfaction au germe vital de tension déposé en celui qui en souffre.

C'est de cette manière que, loin de paraître l'exclure ou la décourager, le présent essai de situation


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 123

de l'islam dans l'histoire religieuse de l'humanité — faut-il en prévenir le lecteur ? — exige de lui-même une «conversion de l'islam». De ce fait, cette conversion paraît même aussi nécessaire à l'islam que l'islam lui-même. Au lieu de lui être toutefois présentée à la manière apologétique classique, comme une volte-face après l'erreur, inconsciente ou coupable, en vue de l'adoption d'un système étranger auquel rien ne le prédisposait, la conversion dont il s'agit désormais est au sens propre du mot une metanoia intérieure où l'homme religieux satisfait pleinement le dessein de Dieu qui le concerne, au sein de sa propre communauté religieuse, comme Jean-Baptiste dans le sein de sa mère.

Dès 1923, le Père Joseph Maréchal, s.j., sollicitait une telle vision des choses, en écrivant à propos de l'ensemble des religions non chrétiennes, mais plus spécialement de l'islam: «Ne vaudrait-il pas la peine de rechercher, plus attentivement que jamais, avec une science exacte et une charité tout évangélique, les «pierres d'attente» que la grâce de Dieu s'est probablement ménagées dans ces vastes milieux cultuels (que sont le mahométisme, l'hindouisme, le bouddhisme, etc.), de façon qu'un musulman (ou un hindou)... de bonne foi, invité à entrer dans la véritable demeure du Père commun, dans l'Église visible du Christ, n'eût pas l'impression d'être condamné à renier sa race et ses traditions pour habiter une maison étrangère... (mais à) pressentir dans la foi chrétienne, non pas la rupture brutale avec le passé, mais l'épanouissement, la compréhension supérieure, l'avènement inespéré de tout ce que ses pères désirèrent obscurément de meilleur ? » (73, p. 291).


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Un certain chemin a été fait depuis et comme deux étapes ont été franchies. La plus éloignée aura consisté à reculer en quelque sorte l'échéance de cette entrée dans la demeure du Père commun, non pas tant en la repoussant à l'horizon du temps de l'Église qu'en la subordonnant d'une manière plus stricte à la volonté souveraine de ce même Père, où la destinée de chaque être religieux et a fortiori de toute communauté religieuse échappe à tout interventionnisme spirituel quel qu'en soit le mandat. C'est de cette façon, croyons-nous, qu'on peut interpréter le rejet coranique à « la fin des temps » de la confrontation probatoire et décisive entre « gens de l'Ecriture ». Pour les chrétiens, cette fin des temps, qui est toujours imminente, n'est pas tant quantitativement mesurable que qualitative. C'est une question d'intensité de l'espérance et d'authenticité du témoignage en sa faveur. La fin des temps est le moment où la tension, chrétienne celle-là, atteint son sommet et comme son paroxysme dans la force du témoignage rendu.

Elle est justement hâtée par une démarche intermédiaire que la pensée chrétienne nous paraît avoir mieux repérée et suivie depuis l'article du Père Maréchal. En vue de la nécessaire conversion de l'islam, il nous paraît qu'une certaine « conversion à l'islam », si cette manière de parler n'est pas trop choquante, s'est avérée également et préalablement nécessaire. Pour repérer en effet les « pierres d'attente », pour reconnaître surtout le propre destin de l'autre, il faut y entrer avec lui.

C'est précisément l'attitude dialogique que nous avons distinguée avec le professeur Cuttat comme étant spécifiquement chrétienne et plus spécialement conforme au cas de l'islam. Il est vrai que nous ne le


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 125

suivons pas tout à fait, quand il paraît faire de cette attitude une espèce de « doute méthodique » à la Descartes, applicable en matière religieuse comme en philosophie, une manière de suspendre sa foi personnelle pour mieux concevoir en sa spécificité la foi de l'autre. Le propre de la foi chrétienne nous paraît permettre au contraire de mieux concevoir, par cela même qu'elle est chrétienne, la foi de l'autre, et même de se mieux concevoir elle-même, à partir de cette foi autre.

Cette attitude dialogique, qui s'opère dans une rencontre et un cheminement commun, en vue d'une reconnaissance mutuelle, est d'autant plus nécessaire dans le cas de l'islam qu'il est justement une tension, c'est-à-dire un mouvement religieux travaillé de l'intérieur, et devant parcourir un certain itinéraire exodique, « hégirien », pour se retrouver lui-même, au delà de lui-même. A lui s'applique ainsi plus spécialement la comparaison, proposée par Cuttat, avec les disciples d'Emmaüs. Le Maître les fait cheminer d'abord sans se faire reconnaître par eux et il les invite à scruter leurs propres Écritures, pour finalement le reconnaître une fois disparu, dans une certaine chaleur au coeur.

Le professeur Massignon désignait profondément cette méthode quand il écrivait : « On ne sauve les hommes qu'en entrant dans l'axe de leur naissance » (76, p. 146), et ailleurs: «qu'en épousant leur espérance », ce qui revient pratiquement à la même attitude. Naissance et espérance sont comme les deux pôles de la destinée des autres, s'appelant dans le même climat de tension eschatologique. Cependant cette deuxième perspective de l'espérance était devenue plus familière à Louis Massignon à cause de la situation des détenus


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politiques dont il s'était occupé, comme des ouvriers nord-africains qu'il fréquentait. Mais ce n'était là qu'une manière épisodique de vivre une attitude fondamentale. L'islam tout entier est en effet tendu entre sa naissance et son espérance, et c'est ainsi qu'il doit être compris par le christianisme et « sauvé » dans la ligne de ses propres destinées, comme dans l'interrogation plus poussée de ses propres Écritures.

Devant la transcendance divine que lui inculque le message coranique, l'islam est soumis à deux tentations et c'est là sa tension. Il est soumis à la tentation du fidéisme orthodoxe d'une part, à la tentation du monisme soufi d'autre part. (Pour un plus large développement de cette présentation des choses sur laquelle nous tablons ci-après, voir Zaehner, et Cuttat, [98].)

La majeure partie de l'islam a succombé à la tentation du fidéisme orthodoxe et semble s'y être fixée irrémédiablement. Cela ne fait point de doute et c'est précisément ce qui fonde d'une manière tragique l'objection de Jomier relatée ci-dessus. C'est le fidéisme orthodoxe de l'islam, fixé sur la transcendance divine au mépris de toute espèce d'intercesseurs, d'intermédiaires ou de médiateurs comme de toute idolâtrie, qui rend toujours actuelles et absolues les protestations coraniques contre les mystères chrétiens.

Mais comme le soufisme ne s'est pas fourvoyé tout entier dans le monisme et qu'il y a un soufisme orthodoxe on peut bien dire que l'orthodoxie musulmane ne s'est pas figée tout entière dans le fidéisme, mais qu'elle a adhéré au contraire dans ses plus hauts représentants, au mystère intime de Dieu.

On voit qu'il s'agit ici de présenter la mystique musulmane comme la solution de la tension de l'islam


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entre le fidéisme et le monisme, et son accès véritable, sa voie chrétienne, pour ainsi dire, vers le mystère de Dieu. C'est bien en effet notre propos, et c'est pour cette raison précise que nous considérons l'oeuvre de Louis Massignon comme capitale pour notre dessein. Aussi convient-il de le noter au passage, ce n'est pas tant la pensée abrahamique de Massignon qui éclaire les destinées de l'islam que d'abord et surtout son oeuvre hallajienne. D'ailleurs, ceci répond bien aux proportions scientifiques de cette oeuvre et à l'antériorité d'une pensée par rapport à l'autre, celle de Hallaj avant Abraham. Or il importe de noter ici que cela correspond aussi bien au poids théologique de l'oeuvre. Le tout est en effet de savoir si, au sein même de l'islam, il y a une voie d'amour et d'union avec Dieu, et si cette voie qui brise en quelque sorte l'islam coranique et l'ouvre au delà de ses prémisses, ne cesse cependant d'être fidèle à son orthodoxie, en référence avec les données du Coran ? Le professeur Corbin, disciple de Massignon, et continuateur, dans une ligne et une optique particulières, de son oeuvre de mystique musulmane, écrit : « Si l'on dit que le soufisme est un phénomène à part, je répondrai qu'il est, lui, l'islam spirituel par excellence. Serait-on par hasard endroit de l'écarter, pour lui préférer l'islam légalitaire, pour la raison secrète que notre dialectique se sent plus à l'aise pour triompher de celui-ci ? » (22, p. 140). Bien que nous ne l'eussions pas formulée de la même manière, nous souscrivons pleinement à cette déclaration sur la place prépondérante du soufisme en islam, de même que sur l'interprétation qu'elle donne d'un certain choix chrétien en faveur de l'islam légalitaire, de préférence à la filière étroite mais libératrice de la mystique musulmane.


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Il est vrai que le professeur Corbin intègre cette voie dans une autre et propose, pour une compréhension chrétienne de la tension islamique, de suivre la filière chi'ite. Il écrit dans le même article : « Il est radicalement impossible d'aller au fond des implications du dialogue islamo-chrétien si on exclut le chi'isme. C'est lui par excellence qui pose le problème théologique du dialogue» (22, p. 146).

Nous estimons que Louis Massignon eut volontiers pris cette opinion en considération. On sait en effet l'attention qu'il a toujours accordée au chi'isme et nous croyons qu'à la confrontation essentielle proposée par Corbin entre imamisme chi'ite et christologie chrétienne, il eut volontiers ajouté le chapitre d'une mariologie islamo -chrétienne, à propos de Fatima (L. Massignon, 74, t. I et III).

Cependant, il importe, ce faisant, de ne pas perdre le fil de la tension musulmane et d'éviter de verser dans l'ésotérisme, quand il s'agit de résoudre un problème d'orthodoxie doctrinale. C'est ce que montre abondamment l'oeuvre d'un autre disciple et continuateur de Massignon, le professeur Laoust. Après avoir consacré à Ibn Taymiyya une étude qui fera longtemps autorité, il vient d'illustrer dans une oeuvre magistrale sur les schismes en islam, cette tension permanente qui fait de la foi musulmane une interrogation perpétuelle, sans qu'aucune tendance dominante puisse s'arroger cette foi comme un fief acquis, ni qu'aucune tendance ésotérique puisse avoir raison de la ligne directrice de la pensée religieuse islamique.

Le souci principal d'orthodoxie inhérent à la ligne de pensée de Massignon se trouve dans l'oeuvre du Père de Beaurecueil, qui s'attache, en la personne et l'oeuvre


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d'Ansari, à une mystique d'obédience hanbalite stricte, c'est-à-dire de l'école sunnite la plus soucieuse qui soit de fidélité à la tradition, mais dont les membres firent preuve mainte fois, au cours de l'histoire, d'une dévotion intériorisée, cependant que, lors du procès de Hallaj, nombre d'entre eux lui témoignèrent une active sympathie.

Louis Gardet, qui note ces points de détail (41, p. 650), est sans doute celui dont l'oeuvre a le mieux compris et développé l'oeuvre mystique de Louis Massignon pour lui donner, dans le cadre catholique du thomisme, sa valeur de confrontation loyale avec l'orthodoxie musulmane, et de témoignage valable à ses yeux. Montrant à la suite de Massignon, comment c'est en partant du Coran et dans une constante fidélité à son texte comme parole de Dieu, que les plus grands mystiques de l'islam ont dépassé en quelque sorte le mot à mot de leur proposition de foi (42), Gardet fait émerger en Hallaj le « dépassement » ou « dilatation » de l'islam sunnite dans sa propre ligne (41, p. 651), «l'unicité du témoignage» ne déviant jamais en « unicité moniste de l'essence » (Ce point de vue majeur des études de Gardet se retrouve dans nombre des écrits que nous avons retenus en bibliographie; pour un condensé, voir 39, pp. 91-93), cependant qu'en ce même Hallaj, l'islam se trouve être la seule religion où l'on constate une identification mystique à Jésus, et à Jésus crucifié.

C'est assez dire, croyons-nous, sur la tension intérieure de l'islam pour montrer comment, en suivant sa propre ligne de réflexion et d'expérience religieuse, la « religion de la croix » prêchée par Hallaj sur son gibet demeure, pour l'universalité de l'islam, non un signe

III - 9


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ambigu, mais dans sa ligne de tension, une interrogation essentielle et toujours actuelle.

Nous voulons toutefois en donner encore une preuve et comme un dernier témoignage à rebours à propos d'une remarque du Père Caspar. Dans une conférence faite à Rome sur « l'Église et l'islam à la lumière du Concile », ce professeur de l'Institut pontifical des hautes études arabes disait : « Trop souvent, des penseurs et de simples témoins apostoliques croient bien faire en projetant sur l'« autre » leurs propres opinions, en les concevant et en les décrivant tels qu'on voudrait qu'ils soient et non tels qu'ils sont et se veulent être... Des musulmans en particulier se méfient de certaine présentation de l'islam faite par des Occidentaux bien intentionnés, mais manquant un peu de réalisme... et, à l'occasion de certaines présentations de la mystique musulmane, la plus haute autorité d'Egypte déclarait récemment : « L'islam est extrêmement précis dans la détermination de ce qui est musulman et de ce qui ne l'est pas. Or, la plus grande partie de ce que les orientalistes présentent sous le nom de mystique musulmane n'a aucun point commun avec l'islam... » C'est un avertissement... à qui voudrait imaginer un islam différent de ce que les musulmans eux-mêmes veulent qu'il soit» (R. Caspar, 19, p. 463).

Cet avertissement est trop visiblement inspiré par une objection analogue à celle des « protestations traditionnelles de l'islam contre les mystères chrétiens », pour qu'il ne soit pas entendu et ne mérite pas une réponse. Aussi grave que celle-ci puisse paraître, en ce cas comme dans l'autre, nous devons, au terme de cet exposé sur la tension interne de l'islam, comme constitutive de son être le plus profond et levier de sa destinée,


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dire ceci: Un musulman, fût-il la plus haute autorité d'Égypte, ne fait pas plus l'islam qu'une hirondelle le printemps ou que le « grand prêtre de cette année-là », l'Israël des prophètes. Et quand même l'islam tout entier s'alignerait sur son légalisme héréditaire pour condamner, au nom de sa loi, les messagers de l'amour divin qui lui sont envoyés, le rôle des savants chrétiens ne saurait être de composer avec cet islam majoritaire, mais de prendre résolument parti pour les messagers,, au besoin contre leur peuple et ses chefs, et, face à. l'islam légalitaire, de mettre en meilleure lumière ce que Corbin appelle non sans véhémence, mais nullement sans raison, l'« islam par excellence ».

Ceci dit, nous avons posé l'une des premières règles du dialogue islamo-chrétien.

II. LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Faute de pouvoir traiter ici d'une manière exhaustive des voies du dialogue islamo-chrétien, nous nous contenterons de poser deux préalables et de repérer les domaines dans lesquels ce dialogue peut se révéler fécond.

Premier préalable: c'est avec les musulmans comme tels qu'il convient d'engager le dialogue. Nous rejoignons ici l'optique de Louis Gardet et nous nous écartons de celle du Père Anawati, lequel semble s'attacher plus volontiers, dans les musulmans, à leur qualité d'hommes, assortie de qualifications particulières, scientifiques, philosophiques ou culturelles (cf. Anawati, 9 et 10).


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Second préalable: c'est dans la pensée et le souci de l'islam comme un tout que n'importe quelle initiative particulière de dialogue, si limitée soit-elle, doit être conçue et réalisée. Aussi voit-on ici que, comme dans le cas d'une certaine vision de l'islam dans l'histoire religieuse, c'est avec un islam en tension que le dialogue doit s'instaurer.

Cela n'empêchera pas que, dans cet islam en tension, on puisse, à l'occasion, être amené à prendre parti pour une minorité contre une majorité. Nous venons de montrer comment, sur le plan théologique, nous options pour la filière étroite mais orthodoxe de la mystique musulmane, contre le légalisme dominant de l'islam aussi bien que contre l'ésotérisme. Mais, ce faisant, on ne perd nullement de vue l'islam dans son ensemble et il reste évident, aux yeux des gens de bonne foi, que c'est le bien l'islam universellement considéré qui est toujours recherché.

1° Le premier domaine où le dialogue islamochrétien doit s'instaurer est sans aucun doute le domaine religieux. C'est dans la nature des interlocuteurs, tels que nous venons de les définir, et selon la qualification propre des communautés auxquelles ils appartiennent.

On ne manquera toutefois pas de souligner dès l'abord les difficultés d'un tel dialogue, étant donné le manque de préparation de part et d'autre et, d'une part comme de l'autre, des divergences d'optique et des différences de conception concernant les données de base. Malgré cela, le travail de collaboration en ce domaine se fait jour sur des sujets et selon des initiatives particulières.

Pour les sujets possibles de confrontation et de recherche, il en est un qui est particulièrement cher à


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Louis Gardet, c'est le traité De Deo uno. Il est bien certain, en effet, que la pensée musulmane accueille favorablement un tel sujet, et qu'à défaut d'apprendre quelque chose du christianisme en cette matière, elle peut mieux apprendre que le christianisme a la même connaissance de base du Dieu vivant que l'islam.

Cependant, des sujets plus difficiles ne doivent pas manquer d'être abordés en leur temps, comme la question de la révélation et de l'inspiration, de la part du divin et de l'humain dans les Écritures et des droits comme des devoirs de la critique textuelle à cet égard. Ce sont là des questions épineuses qui sont loin d'être résolues par les chrétiens, et à peine abordées en islam. Une collaboration de bonne foi peut s'avérer bénéfique pour tous. Le Père Jomier a déblayé le terrain, celui de l'utilisation par les musulmans des sources chrétiennes faisant plus nettement la différence entre Écritures canoniques et documents apocryphes.

2° Le domaine culturel peut permettre une collaboration encore plus large entre chrétiens et musulmans et avoir au surplus une très grande influence sur le domaine religieux. Rappelons ici une idée du Père Cuoq. Il convient, dit-il, en substance, de lever les obstacles proprement religieux (26, pp. 279 et ss.). Mais la culture peut aussi bien fournir des moyens d'accès à ce domaine religieux et c'est éminemment le cas pour l'islam. D'une part, le destin de la langue arabe est tellement lié à ses origines et à son développement jusqu'à nos jours, d'autre part, la contribution des chrétiens à la défense et à l'illustration de cette langue est un phénomène si important que le dialogue et la collaboration islamochrétiens sur ce plan s'imposent comme allant de soi.


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3° On pourrait croire qu'au terme de siècles de luttes déclarées ou d'opposition sournoise, le domaine politique devrait être écarté, au moins pour un temps, des perspectives du dialogue islamo-chrétien. L'effort de l'Eglise contemporaine vers une plus grande concentration sur ses tâches spirituelles, laissant au temporel son autonomie propre, pourrait porter dans le même sens. En fait, le moment des relations islamo-chrétiennes constitue, au jugement des musulmans eux-mêmes, un véritable kairos politique, au sens le plus noble de ce mot. C'est du moins ce qui ressort d'une magistrale analyse de Hassan Saab, largement utilisée au Colloque islamochrétien du Cénacle dont il était membre (voir également 38, n° 2, pp. 148-149). Le temps serait venu de passer d'une polémique chrétienne contre l'islam à une politique musulmane de l'Eglise.

4° Retournant à des perspectives plus limitées, le domaine social et éducatif offre à la rencontre islamochrétienne de très grandes possibilités de dialogue et de coopération.

Il convient d'évoquer ici le statut des institutions chrétiennes, notamment charitables et éducatives, en pays musulmans.

L'une des premières tâches chrétiennes, en matière d'écoles, d'hôpitaux, de dispensaires, etc., où sont servis habituellement, en majorité ou en minorité, des sujets musulmans, serait de formuler une sorte de « directoire » pour ces institutions, qui puisse être compris et agréé par la conscience musulmane.

Concernant une interférence naturelle des sociétés chrétienne et musulmane, le problème des mariages « mixtes », encore rares à une date relativement récente,


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devient, à notre avis, un problème de première importance.

Rappelons enfin, pour l'ensemble du domaine social et éducatif, une autre réflexion du Père Cuoq (26, n° 56). Le rôle des institutions chrétiennes au service des non-chrétiens consisterait surtout à compromettre tout le monde dans les voies de la charité. Comme il proposait pour le domaine culturel de le débarrasser autant que possible de tout ce qui pourrait s'interposer devant le visage de la foi, il propose ici de lever, dans le comportement de ceux auxquels on a affaire, tout ce qui fait obstacle à la charité.

5° « Si quelqu'un demande désormais ce que je peux bien faire, loin de mon couvent, dans nos montagnes, qu'on ne lui réponde pas que j'enseigne à l'université, ni que je poursuis des travaux sur la mystique musulmane (c'est vrai, mais tellement secondaire) ; simplement, car c'est là l'essentiel: il partage le pain et le sel. » (33, p. 60). Ces lignes du Père de Beaurecueil, qui terminent son témoignage et testament spirituel de chrétien et de prêtre vivant en Afghanistan, introduiront ce que nous devons signaler au delà de tous les domaines du dialogue islamo-chrétien, comme la voie royale qui conduit à l'essentiel. Par-dessus même le dialogue sur le plan religieux, il y a, pour y ramener d'ailleurs en profondeur, un certain mode naturel d'exister et de coexister qui, bien compris et vécu sur le plan spirituel, réalise déjà l'essentiel de ce que chrétiens et musulmans peuvent rechercher ensemble devant Dieu.

A défaut de la communication in sacris, Massignon préconisait la communio in spiritualibus, jeûnes privés célébrés en commun, pèlerinages aux lieux saints vénérés


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par les uns et les autres, visites chrétiennes aux cimetières des musulmans, et prières empruntées à leurs propres eucologes et à leur Livre saint. En marge de ces « oeuvres de piété », toujours plus intériorisées, les « oeuvres de miséricorde », qui en quelque sorte les authentifient.

CONCLUSION

LE RÔLE DE L'ISLAM DANS L'HISTOIRE DE L'ÉGLISE

L'islam a coupé le christianisme de ses racines sémitiques et de la Terre Sainte.

Il a étiolé (Égypte) et détruit (Afrique du Nord) le christianisme africain primitif, tout en isolant l'Ethiopie.

Il a neutralisé l'Église orientale d'obédience byzantine, qui n'a plus trouvé d'échappée que sur le monde slave.

Il a pratiquement réduit le catholicisme à sa fraction latine et contribué ainsi à sa rupture au temps de la Réforme.

Ayant stoppé ou coupé la pénétration missionnaire vers l'Asie centrale et l'Extrême-Orient et réduit la mission de l'Eglise orientale à la Russie, l'islam a fait dépendre tout l'effort missionnaire chrétien de sa seule fraction latine, puis anglo-saxonne, principalement rejetée sur l'Amérique.

De même que de ses origines, l'islam coupait le christianisme des masses de peuples de l'Afrique et de l'Asie.

L'islam peut être ainsi considéré comme la plus grande tourmente qui se soit jamais abattue sur l'histoire de l'Église. Il en demeure assurément une épreuve, la plus dure peut-être. Comme avec le judaïsme, il


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semble que ce soit avec l'islam que doit s'engager, après de longues et âpres luttes, le dialogue final, une espèce de duel à trois.

On peut penser autrement et considérer que l'offensive actuelle du matérialisme athée est, pour l'Église, l'épreuve la plus dangereuse des temps modernes, une épreuve qui risque d'étioler, sinon de balayer aussi l'islam, lequel en est encore, dans certaines régions, à la sortie du Moyen Age et ne saurait résister à l'assaut conjugué de forces échelonnées sur l'histoire du christianisme depuis la Renaissance.

Mais, si l'on en juge différemment, et que l'on croit à un devenir historique de l'islam dans le monde moderne, on estimera sans peine l'importance des questions que le christianisme se pose à son sujet et du dialogue dans les voies duquel il importe de s'engager avec lui.

Pour peu que l'on entre dans cette perspective, on peut revenir sur les considérations ci-dessus et il n'est pas malaisé d'en renverser la signification.

L'islam n'a pas détruit l'Église d'Orient, mais il l'a ramenée en quelque sorte de force à la condition évangélique du grain qui meurt. Il a rehaussé ainsi sa place dans l'Église universelle et l'a rendue irremplaçable dans tout retour aux sources, non seulement archéologiques, mais vivantes, de la Révélation. Ayant rendu vain le conflit d'hégémonie entre Latins et Grecs en occupant Constantinople, il a ramené l'attention des uns et des autres vers leurs humbles origines antiochiennes et alexandrines et vers la primauté qui n'aurait jamais dû être méconnue, de Jérusalem.

Que l'islam ait complètement triomphé des chrétientés d'Afrique du Nord et que la fin de l'ère coloniale


138 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

puisse être considérée comme un nouvel échec pour elles, l'islam n'a nullement eu raison de l'humble mais tenace destinée de l'Église copte égyptienne, ni empêché la chrétienté d'Éthiopie de présenter en son chef politique et religieux la plus haute figure de l'Afrique contemporaine.

L'islam a effectivement barré au christianisme les routes de l'Asie, naguère suivies jusqu'en Chine par l'Eglise nestorienne. Mais il ne semble guère que l'Eglise russe ait dit son dernier mot à ce sujet, ni que la tourmente communiste soit totalement étrangère au progrès de l'Évangile. En attendant, sur les bords de l'Océan Indien, comme sur la rive orientale de la Méditerranée, les Églises issues du patriarcat d'Antioche ne sont pas mortes. Certaines d'entre elles paraissent au contraire bien vivantes et l'islam n'ignore pas qu'il doit compter avec elles et peut compter sur elles.

Mais c'est évidemment avec la chrétienté latine, sous l'égide de Rome, que l'islam aura eu ses démêlés les plus durs et, hélas, les plus sanglants. Or cette histoire peut être écrite différemment, et c'est l'épopée héroïque des ordres innombrables qui ont été fondés en fonction de l'islam, ordres religieux et pas toujours militaires, qui manifeste l'un des courants les plus puissants de la spiritualité chrétienne.

Sous-jacents à cet effort et parfois le débordant, des courants profanes n'ont pas manqué de jaillir sous l'affrontement des chrétiens et des musulmans, sans oublier les communautés juives d'Espagne, pour faire passer en Occident la tradition de l'amour courtois et de la philosophie grecque, ces deux mamelles de la civilisation occidentale, qui, si elles venaient à se dessécher, entraîneraient cette civilisation à sa ruine. C'est en


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tout cas dans ce concert universel des trois communautés abrahamiques, malgré leurs différends, et dans le passage qu'ils font faire de l'Orient à l'Europe, que se trouve représentée d'une manière quasiment exemplaire et prophétique la figure de leur réconciliation finale.

Balançant ainsi le bilan de l'histoire entre le négatif et le positif des relations islamo-chrétiennes, deux ordres de faits demeurent sans conteste: en face des Églises chrétiennes où celles du Moyen-Orient revêtent un éclat particulier, mais au front desquelles l'Église de Rome apparaît de plus en plus telle une figure de proue, dans le présent comme par le passé, l'islam présente la masse de ses peuples croyants et orants, comme un immense témoignage collectif en faveur du monothéisme abrahamique.

Ce faisant, il ne coupe pas l'Église des masses de peuples qui ne font pas encore partie de la famille d'Abraham. Il la somme plutôt de ne pas entendre la promesse à la manière de l'Israël charnel, provoquant l'antisémitisme chrétien, héritier du tout premier antisémitisme biblique, mais d'adhérer à un sémitisme plus spirituel et à une compréhension vraiment universelle de la promesse faite à Abraham, en raison de sa foi.

L'islam demande aux juifs et aux chrétiens de s'entendre entre «gens de l'Écriture», la langue arabe retrouvant sa juste place dans la famille sémitique des langues de la Révélation, pour faire triompher les droits de Dieu sur la cité temporelle. La sommation de l'islam serait ainsi celle d'un monothéisme pour ainsi dire pratique, à inscrire dans l'ordre du temps en attendant le jour du jugement de Dieu. Aux juifs et aux chrétiens, les uns par l'espérance, les autres par la charité, de hâter la venue de ce jour. L'islam qui n'y


140 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

contredit point, mais les somme de se montrer sincères et fidèles à leur parole, les invite à faire l'unité du monde dans la foi du Dieu d'Abraham. Aussi le fait que l'immense majorité des peuples qui le composent coïncide avec la masse du tiers monde, donne à son invitation une particulière actualité.

C'est dans cette perspective que nous croyons reconnaître à l'islam, entre les peuples de la Bible et les peuples sans Écritures, à défaut d'une vocation médiatrice une fonction médiane. Aussi, pour réduire au besoin les réticences et pour l'exercice de cette fonction, l'islam demeure-t-il comme un tireur d'arc au désert et il lui a été donné de manier l'épée, le fer à la puissance acérée (Coran, sourate al-Hadîd, 57, 25) ; ce qu'il ne fait plus tellement pour la guerre sainte ou jihâd, que pour ce jihâd akbar où toute âme musulmane reconnaît et vit dans sa propre tension intérieure, la tension communautaire et la destinée de l'islam.

Paris, Septembre 1967

BIBLIOGRAPHIE

N.B. Pour une bibliographie systématique, consulter SAUVAGET (93) et PEARSON (86); la Revue des études islamiques (87), où nous signalons régulièrement depuis 1949 les titres qui intéressent cette étude, de même que les Ephémérides islamo-chrétiennes entre 1963 et 1966 (38).

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CONTRIBUTION AU DIALOGUE 141

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144 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

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80. J. MONCHANIN, « Islam et Christianisme », in Bull, des missions

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81. Y. MOUBARAC, Abraham dans le Coran, Paris, 1958.

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86. PEARSON, Index Islamicus 1905-1955, Cambridge, 1958 (les articles seulement).

86 bis. A. PEYRIGUÈRE, « Testament spirituel », éd. Y. Moubarac, in Cahier Foucauld-Peyriguère de la revue Mardis de Dar es-Salam, 1959.

87. Revue des études islamiques, revue annuelle paraissant depuis 1927.

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89. ID., «La Vie de Mahomet et le problème sociologique des origines de l'Islam», in Diogène 20, 1957, pp. 37-64.

90. ID., « Revue des études muhammadiennes », in Revue historique, janvier-mars 1963, pp. 169-220.

91. H. SAAB, « Communication between Christianity and Islam », in Middle East Journal, Winter 1964, pp. 42-62; tr. fr. in L'Orient, mai 1964. (Autres références, Abstracta Islamica, 1965-1966, et Ephémérides islamo-chrétiennes, t. 2, pp. 169-170).

92. S. SALEH, «Le Dialogue islamo-chrétien au Liban», in Christianisme et Islam, Beyrouth, Cénacle, 1965, pp. 47-72.

93. J. SAUVAGET, Introduction à l'histoire de l'Orient musulman (rééd. par Cl. Cahen), Paris, 1961.

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95. J. WAARDENBURG, L'Islam dans le miroir de l'Occident, Paris, 1962.

96. W. M. WATT, Mahomet à La Mecque, Paris, 1958; Mahomet à Médine, Paris, 1959. Ces deux ouvrages tr. de l'anglais sont


C0NTRTBUTION AU DIALOGUE 145

résumés dans Mahomet, prophète et homme d'Etat, Paris, 1962. Sur le « marxisme » de Watt, voir C. H. Bousquet in Hespéris, t. XLI, 1954, pp. 231-247.

97. R. C. ZAEHNER, At Sundry Times, Londres, 1962; tr. fr. Inde, Israël, Islam, religions mystiques et révélations prophétiques (avec une introduction de J. A. Cuttat), Bruges-Paris, 1965.

98. H. ZAKARIAS: Les Idées de H. Zakarias, voir JOMIER (59).

ADDENDUM : Depuis la rédaction de cet essai, l'auteur a poussé ses recherches sur les opinions chrétiennes concernant l'islam. Sans altérer ce qui en est dit dans l'introduction, ni fausser le classement qui y est proposé, les résultats de ces recherches devraient modifier certaines considérations sur les monuments anciens de cette pensée, notamment les auteurs médiévaux. Cf. Y. MOUBARAC, La pensée chrétienne et l'islam, bilan des recherches, t. I : Des origines à la chute de Constantinople, thèse de doctorat en études islamiques (Sorbonne), Paris, 1969.

III - 10



TRAVAUX ET TEXTES DE VATICAN II

INTÉRESSANT L'ISLAM

EN RAPPORT AVEC LE JUDAÏSME

I. PREMIÈRE LIVRAISON DES ÉPHÉMÉRIDES ISLAMO-CHRÉTIENNES

Comme tout ce qui touche à la vie de l'Église, les relations islamo-chrétiennes sont commandées par le fait même du Concile, comme événement et comme un tout. La volonté de réforme, de dialogue et de service qui a présidé dans l'esprit de Jean XXIII à l'idée et à la mise en train du Concile, se répercute dans la vie de l'Église et affecte nécessairement l'ensemble de ses relations avec le monde extérieur.

Il est d'ailleurs significatif de remarquer l'intérêt porté au Concile non seulement par les non catholiques, mais encore par les non chrétiens. Nous eussions aimé constituer une petite anthologie des réactions musulmanes. Dans l'impossibilité où nous avons été de pouvoir le faire, nous proposons cette suggestion à nos correspondants dans les divers pays, en leur demandant, à défaut d'une enquête systématique, de nous communiquer les coupures de presse qu'ils auraient remarquées sur ce sujet. Signalons pour notre compte, la déclaration du Président Ben Bella au correspondant de Radio


148 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Vatican pour la langue arabe, M. l'abbé Farhat, et l'intérêt porté par les représentants diplomatiques des pays arabes auprès du Saint-Siège, notamment les ambassades de la R. A.U. et du Liban aux travaux de la Section arabe du bureau de presse du Concile. Après avoir été une annexe de la section française, cette section devenue indépendante a été placée sous la direction de M. l'abbé Hachem.

Dans le cadre général des travaux du Concile, il convient de signaler en outre tout ce qui intéresse les Églises Orientales qui vivent dans la sphère du monde arabe et musulman. C'est encore un sujet qui mériterait à lui seul toute une chronique. De nombreuses publications de circonstances ont d'ailleurs été éditées à ce sujet. Nous nous permettons de signaler les quatre livraisons d'Antiochena, notes et documents pour servir la cause de l'unité et la mission du christianisme en MoyenOrient (4 rue des Prêtres Saint-Séverin, Paris Ve). Le but de cette publication consiste précisément à détacher en quelque sorte les Églises Orientales vivant au sein du monde arabe, à leur faire prendre quelque recul à l'endroit de l'orthodoxie gréco-slave comme de la latinité, à les faire converger sur le seul centre romain de la chrétienté et à engager un dialogue polyvalent, à égalité, avec l'ensemble des Églises qui, de par le monde, recherchent ou retrouvent un statut analogue d'autonomie et d'interdépendance. Il s'agissait surtout de concevoir leur mouvement oecuménique, comme l'ensemble de leur pastorale, sur la mission propre qui est la leur, en Moyen-Orient. La recherche oecuménique de l'unité étant en effet commandée par le témoignage évangélique de foi à apporter au monde actuel, chacun dans la sphère qui est la sienne, il était important de


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 149

ré-évaluer l'oecuménisme en Moyen-Orient sur ce but principal et d'y apporter en conséquence les corrections voulues. C'est ainsi qu'en détachant cet oecuménisme d'un mouvement trop subordonné à une sphère qui n'est pas la sienne (la sphère gréco-slave), il était du même coup ressourcé à ses origines les plus particulières dans le monde sémitique et, du même coup aussi, mieux situé dans son dialogue avec le monde musulman (1).

Il est difficile d'en dire davantage ici au sujet de cette question complexe. Mais il était important de mieux fixer la perspective selon laquelle il est souhaitable et urgent que, grâce à des confrontations nécessaires et malgré des malentendus regrettables, l'esprit évangélique des catholiques du Moyen-Orient trouve les voies fraternelles de l'unité et de la mission. On verra que le document annexé à la création du Secrétariat pour les religions non chrétiennes et constituant une réponse à une enquête proposée par ce Secrétariat, procède du même esprit et va dans le même sens.

Il faut maintenant en venir à la question plus particulière qui a fait nommément parler de l'Islam au

(1) L'oecuménisme tel qu'il était préconisé jusqu'ici axait l'unité chrétienne d'un côté (sur l'orthodoxie gréco-slave) et recommandait d'un autre côté (moyen-oriental et nord-africain) le dialogue avec l'Islam. En se recentrant avec toute la chrétienté sur Rome, l'oecuménisme catholique en Moyen-Orient doit maintenant faire mieux coïncider ses besoins d'unité avec sa recherche de dialogue et convier toutes les confessions chrétiennes du MoyenOrient, sans distinction de rite ni de privilège, mais suivant les injonctions locales qui incombent à un seul peuple chrétien ethniquement et culturellement différencié, à cette nécessaire et urgente coïncidence entre les relations chrétiennes et les relations islamochrétiennes. Il n'y aurait plus un oecuménisme pro-latin ou probyzantin, mais un oecuménisme catholique en vue de la mission du christianisme dans le Moyen-Orient, mission dont l'objectif premier est l'établissement d'un dialogue véritable entre chrétiens et musulmans.


150 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Concile et a fait plus spécialement réagir le monde arabe, tant chrétien, du reste, que musulman. Il s'agit de la Déclaration dite sur les Juifs, bien que, dans une première formulation et dans la dernière qui ait été votée, il s'agisse des relations de l'Église catholique avec l'ensemble des religions non chrétiennes.

Là encore, il ne peut s'agir de faire l'historique de cette question, que tous nos correspondants ont dû suivre. Il est trop tôt d'autre part de dresser un bilan, étant donné que malgré le vote intervenu à la fin de la troisième session conciliaire, on ne peut dire : alea jacta est.

Qu'il suffise donc de rappeler le point de départ d'une affaire qui a suscité une émotion aussi considérable dans le monde arabe et, en posant quelques jalons des travaux conciliaires, de préciser à nouveau l'enjeu du Concile sur ce point.

Le 8 novembre 1963, le Secrétariat pour l'unité des chrétiens distribuait aux Pères du Concile un texteprojet de déclaration sur les Juifs. Les réactions des Pères orientaux du Concile ne se firent pas plus attendre que celles des pays arabes, les premiers pour estimer cette déclaration pastoralement inopportune et les seconds pour s'élever, dans un communiqué de la Ligue Arabe, contre le danger de l'exploitation politique de cette déclaration par l'État israélien.

En rentrant de la 2e session du Concile, S. B. Maximos IV devait faire une mise au point largement reproduite par la presse libanaise et que nous retenons infra. Cette déclaration qui reprend à son compte le point de vue arabe, affirmait néanmoins que l'Église, quand elle envisage le judaïsme, ne le fait que sur le plan spirituel et religieux.


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 151

D'autres interventions avaient eu lieu au cours de la 2e session (celle en particulier de S. Exc. Mgr Thiandoun, archevêque de Dakar) et en dehors de la session, pour demander que l'Église, venant à prendre position sur une religion non chrétienne, le fît concurremment à l'égard de toutes les autres grandes religions mondiales, et notamment, à l'égard de l'Islam, ce qui commandait l'élaboration d'un nouveau texte.

Malgré ces interventions et recherches de conciliation et de synthèse et le nouveau texte présenté, l'attitude unanime des Pères orientaux devait rester la même et Son Éminence le Cardinal Tappouni, Patriarche Syrien Catholique, devait, au cours de la 3 e session conciliaire, lui donner une nouvelle expression, au nom de tous les Pères moyen-orientaux, pour estimer toujours que le texte en question était inopportun et devait être repoussé.

C'est dans ces conditions, c'est-à-dire en voyant le désarroi de la conscience chrétienne en Moyen-Orient arabe, l'opposition des Pères moyen-orientaux du Concile à la déclaration incriminée et, d'autre part, le mouvement apparemment irréversible de l'Assemblée Conciliaire pour adopter un texte, qu'un essai a été tenté, non seulement pour éviter le pire, mais encore pour obtenir un texte qui pût satisfaire le sentiment religieux musulman. Voici la note qui a été alors communiquée aux Pères Conciliaires intéressés:

« Tenant compte d'un certain désarroi de la conscience chrétienne en Moyen-Orient arabe, à propos de la déclaration conciliaire sur les Juifs, il a paru utile d'attirer l'attention des intéressés sur le caractère unilatéral de cette déclaration aux yeux des arabes, chrétiens et musulmans, et de rechercher en conséquence à


152 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

l'équilibrer, pour qu'au lieu de choquer et de nuire, dans la sphère chère à tous les croyants, des origines chrétiennes, juives et musulmanes, elle soit au contraire un geste d'apaisement et un motif de réconciliation.

Évitant toute intervention publicitaire qui risquerait de mettre de l'huile sur le feu, la note ci-jointe est soumise à l'attention bienveillante des Pères de Vatican II qui voudraient bien faire aboutir une expression personnelle du thème et des modifications ici proposés, en transmettant une note écrite au Secrétariat Général du Concile et à la commission compétente :

NOTE à propos de la déclaration conciliaire sur les Juifs

« Le titre du nouveau texte "Des Juifs et des non chrétiens" est illogique, les juifs étant aussi des non chrétiens. S'il devait être retenu, il faudrait dire: "Des Juifs et des autres non chrétiens".

Le titre du nouveau texte serait mieux libellé si l'on disait, en tenant compte de l'ensemble du sujet: "Des Juifs, des Musulmans et des autres non chrétiens" ou, dans le cas où l'on reviendrait à l'ancien titre: "Des rapports des catholiques avec les non chrétiens et principalement les Juifs et les Musulmans".

Cet intitulé serait plus juste et plus équilibré.

Le paragraphe sur les Musulmans qui vient bien à sa place dans le nouveau texte est néanmoins un peu court. Il mériterait d'être sensiblement élargi en rapportant la foi musulmane en le Dieu Unique, à Abraham Père commun des Juifs et des Chrétiens dont l'Islam se réclame, comme l'a déjà rappelé Mgr l'Archevêque de Dakar au cours de la 2e Session. Il faudrait aussi


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 153

distinguer dans le sens religieux de l'Islam, sa vocation à la prière (selon la référence célèbre de Pie XI à «l'Orient qui prie») et la vitalité exceptionnelle en Islam, de grâces mystiques authentiques.

C'est le minimum de ce que l'on peut proposer, si l'on veut qu'au regard de tous les enfants qui se réclament de la foi d'Abraham et dans le sens d'un devenir commun des "sémites spirituels" (pour reprendre une autre expression de Pie XI), ce texte, au lieu d'être un élément de dissension, devienne un facteur d'unité. »

Cette note était accompagnée d'une lettre à Son Éminence le Cardinal Bea, président du Secrétariat pour l'Unité, et d'une lettre analogue à Son Éminence le Cardinal Liénart, leader de l'Épiscopat français et l'un des principaux supporters du texte présenté par le Secrétariat pour l'Unité. Nous donnons des extraits de cette lettre, en faisant remarquer qu'elle vise, non seulement à faire équilibrer la déclaration conciliaire, mais encore à la débarrasser de toute interprétation controversée sur la question particulière de la responsabilité engagée dans la crucifixion de Jésus. Il est évident en effet que le but pastoral, et non pas théologique ni exégétique, de la déclaration conciliaire, n'avait pas à examiner cette question, mais seulement à guérir la conscience chrétienne des suites injustifiées et criminelles d'interprétations, fausses ou fondées, qui ont motivé l'anti-sémitisme.

« à Son Éminence Révérendissime Monseigneur le Cardinal Liénart,

Éminence Vénérée,

Si satisfaction ne peut être donnée à la requête des Pères Orientaux du Concile, demandant d'écarter la


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déclaration sur les Juifs, il y a peut-être moyen de lui faire justice, sans manquer le but principal de cette déclaration, en élargissant la perspective à l'ensemble des croyants qui se réclament de la foi d'Abraham. C'est dans ce but que je me suis permis de soumettre à l'attention de quelques intéressés la note ci-jointe, en les priant d'en donner éventuellement une interprétation personnelle auprès du Secrétariat Général du Concile et auprès de la commission compétente.

Il est bien vrai en effet qu'un Concile oecuménique n'a pas à se placer sur le plan politique. Mais ce n'est pas au "grand patron" de la Mission de France que j'aurais l'outrecuidance d'apprendre que toute position ecclésiale sur le plan religieux a ses incidences pastorales et qu'au regard de Vatican II, ces incidences selon le but à lui assigné par Sa Sainteté Jean XXIII, font partie de l'enjeu principal du Concile.

En évitant donc les incidences malheureuses en Moyen-Orient de la déclaration sur les Juifs et sans manquer le but visé par elle, on peut essayer d'obtenir une audience plus large et un bien plus grand. J'ai pleinement confiance de trouver auprès de Votre Éminence une compréhension particulière pour le point de vue arabe, chrétien et islamique, en pensant au drame encore saignant de l'Algérie, qui a bien mis, lui aussi, dans un douloureux relief l'affrontement séculaire entre Christianisme et Islam, bien comparable, sous couvert politique, à celui intérieur de l'Église avec la Synagogue et qu'il est grand temps de chercher à guérir conjointement avec Israël.

Qu'il me soit permis dans le même esprit de soumettre à Votre Éminence les propos suivants au sujet de la déclaration elle-même... J'estime en effet que le


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 155

drame du Vendredi Saint à Jérusalem ne doit pas être vidé de sa substance. La Florence chrétienne a brûlé Savonarole et la Bagdad musulmane intercis Hallaj, cependant qu'Athènes avait fait mourir Socrate. De même donc que ces cités illustres et les peuples qu'elles représentent ne peuvent pas être lavés de leur crime, sans que leur histoire prestigieuse et celle de toute l'humanité n'en soient faussées, sur un plan infiniment supérieur, la Jérusalem juive qui a livré son Messie aux Gentils ne saurait, sans déchoir, être ignorée au jour de ce drame qui est la substance même de l'Histoire Sainte, comme organiquement liée au mystère de l'iniquité dans le monde.

Le crime de l'Église contre la Synagogue au cours des siècles aura été de prendre prétexte du Vendredi Saint pour persécuter le peuple d'Israël, alors qu'elle devait y trouver une solidarité plus grande dans l'opprobre et une compassion plus profonde avec le peuple élu. S'il est donc absolument nécessaire et urgent pour la conscience chrétienne de faire pénitence après des errements séculaires qui ont culminé dans les massacres nazis, il ne faudrait pas du même coup descendre le peuple de Dieu de son rang parmi les nations, ni réduire le noeud de son histoire religieuse qui est le centre de l'histoire universelle, à un fait divers.

Il me semble que ces considérations et celles qui les ont précédées, en regard de l'Islam, loin de vouloir contredire l'esprit oecuménique si heureusement exalté en notre temps, s'apparentent plutôt au sérieux qui l'inspire et visent, aux yeux de toute la postérité d'Abraham, à en élargir et en équilibrer la portée.

Daigne »


156 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Au point où en sont les choses, et en tenant compte de l'affirmation des Pères moyen-orientaux du Concile, de retour dans leur pays, selon laquelle rien n'est encore décidé, il ne peut nous appartenir, en conclusion, que de proposer à nos correspondants et amis, l'expression d'un sentiment personnel:

a) le vote intervenu au Concile est irréversible et doit être respecté;

b) pour être réaliste, on ne peut que chercher à l'améliorer en l'amendant encore. Nous estimons en particulier que ce texte ne peut que gagner à être élagué du passage qui concerne la responsabilité de la crucifixion de Jésus. Le passage qui le précède immédiatement, et qui interdit de parler au sujet des juifs de « nation maudite » ou de « déicide », n'entre pas dans le fond du sujet. Il édicte une consigne pastorale. Il demande de ne pas parler de ces questions, notamment dans les catéchèses, de même qu'on a demandé à un moment donné de ne plus parler de la question controversée de la liberté et de la grâce. Cela est amplement suffisant et doit être respecté. Le fond de la question peut et devrait être laissé à l'examen des spécialistes. Nous proposons donc de supprimer le passage sur la crucifixion de Jésus ;

c) pour être plus que réaliste et vivre dans l'esprit de l'Église, il importe de dégager la portée véritable de ce texte et d'illustrer avec sa haute tenue religieuse et spirituelle son extrême extension « oecuménique » ;

d) il faut en particulier se féliciter du passage concernant les musulmans qui est le premier texte officiel


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 157

de l'Église catholique à ce sujet. On peut dire que « le coup d'essai est un coup de maître » (2) ;

e) pour être également réaliste et sans entrer dans le fond du sujet controversé, mais en restant sur un plan pastoral et en recherchant la concorde fraternelle dans la sérénité de l'esprit et la paix des coeurs, il importe de se préoccuper de l'enjeu véritable de cette question dont le ressort n'est pas théologique ni exégétique, mais trouve à sa base, à l'heure actuelle, le conflit judéo-arabe sur la Palestine. Nous avons rappelé ailleurs quelques éléments du dossier arabe, chrétien et musulman. Il faudrait sûrement faire davantage pour ramener l'équité dans la Palestine divisée et, enfin, la réconciliation et la paix entre tous les enfants d'Abraham;

(2) Nos correspondants et amis du monde musulman sauront spécialement apprécier ce texte dans sa version arabe, sachant, de bonne source, que le texte a été conçu en fonction de cette version, et pour son meilleur entendement par l'oreille et la conscience musulmanes.

Bien qu'il y soit dit que les musulmans ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, il eut mieux valu dire : « bien que les musulmans ne reconnaissent pas le Christ comme Fils de Dieu». On sait que c'est une nuance importante. On peut en effet considérer que le Coran a quelque raison de rejeter la formule « Inna Allah huwa al-Masîh» = «En vérité, Dieu c'est le Christ» (et à plus forte raison quand on traduit littéralement: «Allah, c'est le Christ»), ce qui aurait besoin de toute une interprétation pour être orthodoxe. — Nous laissons délibérement de côté la question controversée de la crucifixion de Jésus dans le Coran. Bien que la tradition musulmane nie, selon une interprétation courante du texte coranique, le fait matériel de la mort du Christ sur la Croix, un sosie lui ayant été substitué et Dieu ayant emporté Jésus jusqu'à lui, la protestation coranique de l'Islam contre la prétention du judaïsme à avoir tué le Christ, trouve dans les protestations actuelles contre l'innocentement du peuple Juif, une suite parfaitement authentique et nullement en contradiction avec ce que veut dire le Coran et revendiquer, pour l'honneur de Dieu et du Christ, comme de la Vierge, dans ce passage (Coran, 4, 157-158). Cf. infra, f.


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f) pouvons-nous rappeler, point particulier, mais d'une importance capitale, dans l'esprit et les revendications répétées et véhémentes de Louis Massignon, qu'aucune réconciliation fondamentale entre le christianisme et le peuple juif n'est possible, réelle et durable, tant qu'Israël n'aura pas rendu à la Vierge de Nazareth son honneur de fille d'Abraham, satisfaisant ainsi aux revendications conjuguées de l'Islam et du Christianisme. La conscience chrétienne a certes beaucoup à se reprocher, dans son comportement plus encore que dans ses dires, contre le peuple juif et le Concile avait sûrement à donner une expression catholique de pénitence à cet égard. Mais il importe également, si la conscience juive recherche de son côté une paix et un dialogue oecuménique fructueux, que la Synagogue revienne elle aussi sur « les choses monstrueuses » qu'elle a laissé dire sur Marie, mère de Jésus (Coran, 4, 156) (3).

Il ne reste plus, pour clore cette chronique sur laquelle nous aurons sûrement à revenir dans le prochain bulletin, que de reporter dans la partie « Textes et Documents » aux trois interventions conciliaires que nous avons pris soin d'insérer en traduction française, intéressant une nouvelle et non moins traditionnelle vision chrétienne de l'Islam. Si ces documents du magistère ordinaire n'ont pas la portée de la déclaration conciliaire, ils n'en ont pas moins de valeur comme expression autorisée de la hiérarchie catholique en état de Concile.

(3) Il nous plaît de noter à ce sujet que M. Jacques Madaule, Président de l'Amitié Judéo-Chrétienne à qui nous avons communiqué copie de la note aux Pères du Concile et de la lettre à Son Éminence le Cardinal Liénart, nous a dit le parfait accord de ces requêtes avec le point de vue de l'Amitié Judéo-Chrétienne.


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 159

Enfin, les textes et déclarations occasionnelles insérées en troisième Heu (III, A, 3) font pendant aux actes du Souverain Pontife relatant également des interventions occasionnelles de Sa Sainteté (III, A, 1) et le tout constitue un ensemble impressionnant d'expressions autorisées de la conscience chrétienne par la bouche de ses chefs catholiques à l'égard du monde musulman. Au bout du compte, et malgré la tempête occasionnée par la déclaration dite sur les Juifs, tous ceux qui vivent, dans l'esprit de la Badaliya, le souci quotidien des relations islamo-chrétiennes, ont là un motif majeur de rendre grâces au Seigneur, tout en se réjouissant de voir la semence jetée en terre par Louis Massignon pousser et fleurir si rapidement, après sa mort, au soleil de la Chrétienté.

IL DEUXIÈME LIVRAISON DES ÉPHÉMÉRIDES ISLAMO-CHRÉTIENNES

Au cours de la 3e session de Vatican II, trois textes proposés à l'Assemblée intéressaient plus directement et à divers titres les relations islamo-chrétiennes. Ce sont le décret sur les Églises Orientales (faisant suite au décret sur l'OEcuménisme), la déclaration sur la liberté religieuse et la déclaration dite « sur les juifs ».

Plus d'un sujet du schéma XIII sur « l'Église et le monde » touchait naturellement les rapports du monde chrétien et du monde musulman en tant que concernés simultanément par l'évolution du monde contemporain. Parlant de contraception ou d'armes nucléaires, Maximos IV avait, par exemple, suggéré l'idée de conférences auxquelles seraient conviés des membres des religions non chrétiennes.


160 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO -CHRÉTIEN

Mais l'Islam est concerné plus directement et comme tel par les trois textes que nous avons énumérés.

Des Églises Orientales.

De nombreux commentaires ont été consacrés à cette question (voir les livraisons d'Antiochena, cahiers 1 à 6...). Concernant l'Islam, il s'agissait de montrer comment, en faisant prendre quelque recul à la chrétienté des Patriarcats d'Antioche, d'Alexandrie et de Jérusalem, par rapport à l'orthodoxie gréco-slave et à la latinité, on ré-enracinait cette chrétienté dans la sphère géographico-culturelle qui est la sienne propre et on faisait en sorte que l'oecuménisme proprement chrétien coïncidât mieux avec les intérêts propres des relations islamochrétiennes. Voici une expression, parmi d'autres, de ce point de vue. Elle a été choisie pour ce bulletin comme extrait d'une lettre à l'un des principaux intéressés.

«... Considérant la situation chrétienne en MoyenOrient et éprouvant avec les uns et les autres un désir profond d'unité, en vue de sauvegarder l'existence chrétienne dans cette région vitale et de l'épanouir dans un témoignage évangélique de réconciliation, il convient désormais de revenir sur deux manières unilatérales de concevoir l'unité. Pour les maronites qui y ont travaillé, surtout aux siècles derniers, cette unité était surtout dirigée sur l'occident latin et conçue comme un "retour" à l'unité. Depuis quelques décennies, surtout depuis la dernière guerre, les melkites ont préconisé une unité chrétienne en Moyen-Orient axée sur l'orthodoxie byzantine et ne laissant aux communautés qui ne se réclament pas de cette appartenance, qu'un statut marginal d'églises locales ou nationales.


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 161

Je suis maintenant convaincu que les melkites ont à revenir sur cette position byzantinisante, comme les maronites ont à corriger une position plus ou moins latinisante. Comment cela? D'abord, en reconnaissant (entre catholiques, il ne saurait en être autrement) qu'il n'y a qu'un centre de l'Église. Ensuite, en sortant d'une conception après tout médiévale de l'Église, partagée entre latine et grecque, pour revenir à des origines plus anciennes et celles-là communes à tous. Enfin, en recherchant dans l'actualité, une forme d'unité également ouverte à tous.

Nous aurions pu penser jusqu'à présent entre chrétiens des Églises de langue syriaque, que nous étions les seuls fils authentiques de l'ancien patriarcat d'Antioche et que les melkites byzantinisés au cours du Moyen Age ont déserté cette ancienne maison de famille, tout comme depuis la même époque des Croisades, les latins se sont mis à l'occuper progressivement, en latinisant purement et simplement des orientaux, dont les maronites (à Chypre, en Palestine et dans tout le Moyen-Orient).

Je pense maintenant que cette vision est partielle, excessive et fausse. Personne n'a le droit d'exclure personne de la chrétienté du Moyen-Orient. Les syriaques n'ont pas à traiter les grecs d'étrangers, pas plus que les grecs n'ont à traiter les syriaques de nationaux ou d'indigènes, quand ce n'est pas purement et simplement d'hérétiques ou de schismatiques, en dehors de la légitimité ecclésiale. Désormais tous doivent être compris, d'une manière ou de l'autre, dans cette légitimité. Et le différend n'est plus entre ceux qui se l'attribuent unilatéralement, mais entre ceux qui la subordonnent d'une manière ou d'une autre aux latins ou aux grecs, dans l'oubli des origines communes et au détriment d'un destin commun.

II - II


162 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Il faut donc désormais obtenir un ralliement. Ce ralliement ne sera plus des Églises dites antiochiennes, sous-entendu de rite syriaque, à l'exclusion des grecs que l'on voue aux ténèbres extérieures (en les remettant à une unité byzantine considérée comme étrangère au MoyenOrient sémitique, araméen ou syriaque). Mais ce ralliement ne sera pas davantage un alignement sur l'orthodoxie, gréco-slave dans sa majorité, reléguant et confinant les communautés non chalcédoniennes (nestoriens et chaldéens, coptes, jacobites et arméniens) ou même chalcédoniennes (maronites) dans les limites étroites de leur existence "nationale" ou de leur diaspora. Chalcédoniens ou non chalcédoniens, orthodoxes ou catholiques, tous doivent être conviés simultanément et fraternellement à recomposer l'unité originelle locale, à Alexandrie, à Jérusalem et à Antioche. A Antioche surtout. L'unité originelle n'y a été qu'affectée et conditionnée par les appartenances, les apparentements et les apports des uns et des autres. Rien de tout cela ne doit être exclu et moins encore condamné. Tout cela au contraire doit être éprouvé au creuset de l'unité et faire partie d'une nouvelle forme d'unité chrétienne en Moyen-Orient.

A quoi cela peut-il aboutir d'une manière pratique? Je ne veux pas entrer hâtivement dans des conclusions de ce genre. Je voulais simplement vous montrer, pour commencer, comment il me semble que nous pouvons en Moyen-Orient, non seulement sortir du regrettable conflit conciliaire latent entre maronites et melkites, mais encore et surtout, comment nous pouvons proposer aux orthodoxes comme aux catholiques de toute dénomination, les bases d'un dialogue acceptable pour tous. Nul n'étant exclu, tout le passé étant ré-intégré,


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 163

rechercher l'unité nouvelle sur la base des origines toutes primitives (surtout antiochiennes) d'une part et, d'autre part, en vue du destin commun, dans le cadre du monde arabe.

C'est ce que j'appelle une coïncidence plus exacte des relations chrétiennes avec les relations islamochrétiennes, une plus juste coïncidence entre l'oecuménisme et la mission au Moyen-Orient. Faire prendre du recul à l'oecuménisme tant par rapport aux latins qu'aux grecs; le dire antiochien (ou alexandrin, etc.); comme catholique, le centrer sur Rome, mais en même temps l'engager à égalité avec toutes les églises chrétiennes de par le monde, grecques, slaves, latines ou latino-américaines, etc.; lui donner, comme aiguillon véritable, non l'adhésion à la latinité, ni l'annexion à l'orthodoxie de type byzantin, mais, avec l'aide de tous, latins et gréco-slaves, le témoignage évangélique au sein du monde arabe, avec, si possible, une ouverture plus grande sur le monde afro-asiatique, par le biais notamment de la haute Vallée du Nil et des Églises de l'Inde du Sud.

Là encore il ne s'agit pas de composer une troisième force qui ferait comme un troisième bloc des plus anciennes Églises contre les deux blocs médiévaux, latin et grec, mais d'entraîner au contraire ces deux blocs en dehors de leur orbite et de leur conflit dépassé, dans les perspectives les plus anciennes et les plus actuelles de la mission. »

La liberté religieuse.

La déclaration sur la liberté religieuse dont nous donnons en son lieu (III, A, 2) les points essentiels,


164 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

d'après le nouveau texte proposé aux Pères en septembre dernier, n'a malheureusement été présentée nulle part, à notre connaissance, en fonction de la pensée des diverses religions à ce sujet et notamment de l'Islam. En revanche, différence notable avec le texte primitif, on y parle des droits collectifs de toutes les religions et notamment de celui qu'elles ont de se propager par des moyens honnêtes et sincères, à l'exclusion de tout prosélytisme.

Ces considérations qui ne peuvent que s'accorder avec les tendances libérales de l'Islam, ne tiennent peutêtre pas suffisamment compte du statut motivé de certaines nations qui se veulent musulmanes. Ainsi quand il est dit que l'État ne peut imposer au citoyen la profession ou le rejet de sa religion comme condition d'une participation plénière à la vie nationale et civile, ni a fortiori exercer des brimades et des spoliations pour motif religieux, on pense que le texte vise certaines nations catholiques qui ne donneraient pas aux minorités protestantes leurs droits civiques ou vice-versa. Mais on ne voit pas que le texte ait été conçu spécialement en fonction des pays dont l'Islam est la religion d'État et où les chrétiens n'ont, en principe, qu'un statut de seconde zone, dit de « dhimmî ». Or, s'il est bien nécessaire de réviser cet état de choses, en fonction de l'évolution internationale et des progrès du droit en ces domaines, on ne peut toutefois mettre en question la volonté de certaines nations, musulmanes dans leur grande majorité, de vivre pleinement selon les normes de la loi coranique et de la tradition islamique et donc de « conditionner » légalement la société en vue de ce but supérieur légitimement entrevu et sollicité par la conscience de la nation.


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 165

Sans vouloir donc prêcher la religion d'État, pas plus que la raison d'État, il nous semble qu'un Concile qui cherche une audience générale, dans un esprit vraiment « oecuménique », ne peut pas ne pas tenir compte, en revendiquant la liberté religieuse pour tous, du droit non moins évident des collectivités non catholiques à régler leur statut sur leurs loi et tradition religieuses. C'est le cas donc de certaines nations musulmanes. C'est le cas de la communauté internationale de l'Islam comme telle, qui peut légitimement revendiquer, dans l'orbite qui est la sienne et selon ses normes traditionnelles, de faire régner les droits de Dieu sur la cité temporelle.

La question juive.

Trois textes ont été proposés successivement à l'assemblée conciliaire, que nous insérons ci-après (III A, 2).

Le premier qui fut soumis à la 2e session était intitulé: «Des relations des catholiques envers les nonchrétiens et principalement les juifs ». C'était le ch. 4 du schéma de l'oecuménisme et l'oeuvre du Secrétariat pour l'unité, comme l'ensemble de ce schéma.

Le deuxième texte remanié par une commission de coordination que présidait le Cardinal Cicognani, secrétaire d'État, est intitulé : « Des juifs et des non-chrétiens ». Il a été proposé à la troisième session.

C'est au sujet de ce texte que nous avions soumis une note et des remarques à certains Pères et théologiens, notamment LL. Em. les Cardinaux Bea et Liénart (cf. EIC, 1, pp. 51-56, reproduit ci-dessus, pp. 147 ss.).

L'assemblée a approuvé un troisième texte amendé par 1657 voix contre 99 et 242 réserves. Il est intitulé:


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« de l'attitude de l'Église envers les religions non chrétiennes ».

C'est en vue du vote définitif de ce troisième texte que nous proposons les considérations générales suivantes, avant d'en venir à une proposition pratique d'amendement.

Ces trois états du texte ont été pareillement et unanimement repoussés par les Pères originaires du monde arabe, comme « inopportuns ». La raison d'être de leur attitude, d'inspiration dite politique, n'a pas été communément reçue. Quelque satisfaction lui a été donnée du fait que la déclaration primitivement consacrée aux seuls Juifs a été en quelque sorte tempérée aux yeux du monde arabe par une extension à l'ensemble des grandes religions, dont l'Islam. Pourtant, malgré cette extension et certains amendements en conformité avec elle, on peut dire que le point de vue des Pères « arabes » n'a pas été compris, ni en conséquence justement satisfait. Or, en fait, ce point de vue repose sur plus d'un considérant.

1. Et d'abord, le point de vue «politique» mis en avant par les Pères en question mérite une meilleure considération. Beaucoup ont l'air de croire que les persécutions que risque d'entraîner une telle déclaration pour la chrétienté du monde arabe, sont surfaites et que la question de pure propagande serait, une fois le vote définitif obtenu, vite classée. C'est réduire considérablement l'audience véritable et la portée réelle d'une déclaration conciliaire. Suivie ou non de persécutions, la manière dont une telle déclaration est reçue par l'opinion commune de 400 millions de musulmans est de la plus haute importance. Il est certain que l'inspiration


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première de la déclaration se place sur un plan moral et veut se réconcilier la conscience juive. Mais il serait tout à fait regrettable, sur le simple plan dit « politique » et quels que soient les présupposés de «l'autre», bons ou mauvais, fondés ou sans fondement, de ne pas en tenir compte. Si la déclaration finale en question devait être reçue par le monde arabe et musulman dans le climat que l'on sait, ce serait une faute politique (cf. choix de textes et déclarations recueillis dans la presse et annexés ci-dessous aux documents conciliaires, III A, 2). Et les protestations les plus sincères au sujet de la non-immixtion du Concile en matière politique n'y changerait rien. Le Concile et toute la catholicité avec lui ne pourraient que souffrir de cette faute.

2. Il n'est pas vrai, d'autre part, que la protestation arabe et musulmane contre le projet de déclaration en question soit uniquement d'inspiration politique. Comme certains Pères l'ont suggéré, la déclaration s'est engagée sur un plan d'exégèse et d'interprétation théologique de l'histoire religieuse, qui n'était pas le sien, et elle a pris des positions qui sont loin d'être communément reçues.

a) C'est ainsi que pour écarter l'accusation hélas! si répandue dans les catéchismes d'Occident de « nation déicide », on a dit qu'on ne pouvait tuer Dieu. Et Maximos IV ne s'est pas fait faute, pour apaiser les esprits à son retour en Orient, d'utiliser cet argument proposé par le cardinal Ruffini. Mais, comme l'a bien montré l'abbé Laurentin (4), cette argumentation est d'inspiration nestorienne. Elle ignore l'unité de la

(4) Cf. R. Laurentin, Bilan de la 3e Session, Paris, Seuil, 1965, pp. 81-82.


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personne du Christ qui oblige d'attribuer au Verbe tout ce qui est agi ou subi par la nature humaine.

b) On a dit, autre argument ad hominem, que, les Musulmans ne croyant pas dans la divinité du Christ, ils n'avaient pas à porter un jugement en matière de responsabilité des juifs dans la mort de Jésus. En fait les Musulmans ne croient même pas que les juifs aient pu mettre le Christ à mort, puisque, dans l'optique coranique, un prophète ne peut être vaincu par les impies. Mais ce n'est pas pour cela que la conscience musulmane innocente la conscience juive en cette matière. Elle l'accuse au contraire plus gravement d'avoir voulu mettre à mort l'envoyé de Dieu et pour n'être pas tachées de son sang aux yeux de l'Islam, les mains d'Israël n'en sont pas moins criminelles.

c) On a dit: on ne peut accuser tous les juifs du temps du Christ du crime (ou de l'erreur) commis par quelques-uns. A fortiori, on ne peut porter la même accusation sur les juifs des siècles suivants et leurs descendants actuels.

A cela nous avons déjà répondu en demandant: est-ce que l'Athène antique est responsable, oui ou non, de la mort de Socrate? et la Bagdad musulmane de la crucifixion de Hallaj ? et la Florence chrétienne du bûcher dressé pour Savonarole?

Et maintenant, est-ce que l'Église catholique est encore, oui ou non, responsable de la condamnation de Galilée? et si elle n'a pas à le réhabiliter, pourquoi cela a-t-il été demandé en plein Concile oecuménique? Or, comment peut-on demander à l'Église catholique de revenir sur une déplorable erreur du passé, sans que la conscience chrétienne puisse solliciter un pareil retour


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 169

et dans un cas autrement plus grave, à la conscience juive ?

Est-ce que la responsabilité collective, historique et religieuse, joue d'un côté et ne joue pas de l'autre? ou bien est-ce qu'il faut croire que ses plus hautes instances n'engagent pas la Synagogue au même titre que la Papauté engage l'Église catholique?

d) On ne peut, en vérité, réduire la mort de Jésus de Nazareth à un fait divers dans les annales du judaïsme, sans vider l'histoire sainte de sa substance, ni descendre Israël de son rang parmi les nations. Au témoignage d'un grand auteur musulman contemporain, le vendredi-saint est le point culminant de l'iniquité dans le monde. Tous les crimes et toutes les injustices qui se commettent à travers le temps de l'histoire ont été figurés et « réalisés » ce jour-là dans la personne du Christ. Le peuple d'Israël dont le Dieu des chrétiens et leur Messie a été la victime, ne peut pas avoir agi, ce jour-là, comme une cause instrumentale inconsciente, en livrant Jésus aux païens. Il a été, ce jour-là, plus haut encore qu'en toute circonstance, le témoin privilégié et l'agent principal de toute une humanité pécheresse. Et on ne peut pas, comme on l'a demandé dans une intervention conciliaire, rejeter sur cette humanité un acte dont on innocente l'auteur premier.

Ce qu'il faut dire, en conséquence, c'est que la faute des chrétiens, de trop de chrétiens hélas!, n'est pas tant d'attribuer aux juifs du temps de Jésus, ou aux juifs eu général, la mort de Jésus. Leur faute est d'en tirer, dans leur comportement quotidien à l'égard du peuple juif, les conséquences les plus outrageantes pour le message et la Croix du Christ.


170 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

e) Ce qu'il faut dire, c'est que la conscience de trop nombreux chrétiens s'est, d'une manière sacrilège et criminelle, autorisée de la tragédie du vendredi-saint pour accabler le peuple juif de sa haine, de son mépris et des plus affreux sévices, alors qu'elle devait y trouver au contraire une plus grande compassion dans l'opprobre et une plus profonde communion dans la pénitence. En fait, se mettre à l'égard du peuple d'Israël dans la même attitude que Jésus crucifié, lequel n'a pas innocenté son peuple, mais a demandé à son Père de lui pardonner sa tragique erreur. Dans le cas du peuple chrétien, demander au Père de faire miséricorde à tous ceux qui étaient impliqués dans le drame, le peuple juif et nous tous avec lui.

3. On voit que cette réconciliation dans une pénitence commune ne sera pleinement obtenue sans un certain consentement des uns et des autres, donc des juifs comme des chrétiens, à entrer tant soit peu dans la même perspective. C'est un troisième chef d'argumentation, qu'on peut dire historique, de la position des Pères orientaux. Il y a maintenant entre le judaïsme et les chrétiens un conflit historique qu'il est vain d'ignorer, si on veut le résoudre à fond, si on veut le guérir dans sa racine. La conscience chrétienne ne peut en tout cas guérir profondément d'un anti-sémitisme qui est devenu hélas ! comme une seconde nature dans de larges sphères de l'Occident, tant qu'elle ne verra pas la conscience juive revenir de son côté à des sentiments différents à l'égard du fils du charpentier de Nazareth. Une révision du procès de Jésus dans et par la conscience d'Israël n'est pas une monnaie d'échange contre un innocentement des juifs de sa mise à mort par les Romains. Elle est la com-


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 171

posante nécessaire d'un oecuménisme biblique et, comme on l'a déjà dit si bien, d'une « amitié judéo-chrétienne ». Louis Massignon qui était « passé » à l'Église orientale et qui était sensible en cela à une sollicitation de l'Islam autant que de la chrétienté non romaine, ajoutait au dossier de la réconciliation, le cas de Marie de Nazareth. On ne peut espérer en effet une réconciliation profonde et durable entre les intéressés, tant que la Synagogue laissera dire sur la mère de Jésus et, en lui, de tous ses frères spirituels, des « choses monstrueuses » (Coran, 4, 157-158).

4. On voit par ces dernières évocations que le point de vue dit « politique » des Pères du monde arabe est moins unilatéral qu'on a pu le croire à première vue. Il s'avère en fin de compte que leur sollicitation d'inspiration « politique » est une sollicitation oecuménique, d'un plus grand oecuménisme.

En fait, ce que la conscience chrétienne orientale, tant orthodoxe que catholique, reproche à la déclaration sur les juifs proposée à Vatican II, c'est de réduire pratiquement le conflit judéo-chrétien aux dimensions de la conscience chrétienne occidentale et contemporaine. Des crimes innommables ont été commis contre les juifs en Europe, au cours des siècles et dans notre génération, et la conscience chrétienne occidentale veut, à juste titre, faire un acte de réparation. Mais la conscience chrétienne orientale considère que cela se fait trop vite et à bon compte. C'est facile de battre sa coulpe et d'acquérir ainsi bonne conscience devant soi-même et devant le monde. Et après?

Pour les orientaux, il y a un après et un au-delà de la donnée occidentale, ce dont un concile oecumé-


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nique, parlant au monde entier, ne peut pas ne pas tenir compte. Nous ne sommes pas à Vatican II dans un synode latin, encore moins dans une conférence épiscopale germanique ou nord-américaine. Il s'agit d'un concile oecuménique dont l'audience est universelle. Que peut-il donc dire et faire pour réconcilier juifs et musulmans dans une région qui est celle même du Christ et où les chrétiens ont tant de mal à témoigner pour l'Évangile? N'est-ce pas là une tâche autrement plus importante et difficile, sans laquelle une réconciliation judéo-chrétienne à l'échelle occidentale est un leurre lénifiant? Quand on croira en occident que l'antisémitisme a été déraciné, le problème d'Israël dans le monde reste entier et pour l'Orient, c'est le problème judéo-arabe, et, par le biais de la Terre Sainte déchirée, le problème judéo-islamique et islamo-chrétien dans sa totalité. Et ici, on n'est plus sur un plan purement politique, on est sur un plan proprement oecuménique.

En fin de compte, ce que la conscience chrétienne orientale reproche à la déclaration conciliaire, c'est d'avoir soulevé une question des plus importantes sans avoir su lui donner d'autres résonances que celles de la conscience latine, germanique ou anglo-saxonne. Ce qu'elle lui reproche surtout c'est d'avoir, comme sans s'en douter, traité d'un conflit majeur, à proprement parler universel, en ignorant l'un des principaux intéressés. Désormais il faudra qu'elle sache que dans le dialogue judéo-chrétien, et quels que soient les motifs d'en parler, il y a essentiellement et il y aura toujours un troisième interlocuteur, le monde musulman. Toute déclaration conciliaire qui n'aura pas tenu compte de ce point de vue n'aura pas seulement commis une faute politique, comme nous le disions au début. Elle


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aura failli à la tâche proprement oecuménique de Vatican II et au lieu d'un apport positif à la réconciliation entre tous les croyants qui se réclament d'Abraham, elle aura posé une pierre supplémentaire d'achoppement.

Au point où en sont les choses, que peut-on encore faire ?

On peut apporter à la déclaration conciliaire, 3e rédaction, une amélioration aussi importante que celle apportée à la deuxième.

Du point de vue arabe, chrétien et musulman, on peut proposer deux amendements:

a) Pour ne pas entrer dans le problème exégétique et théologique de la responsabilité de la mort du Christ, sur lequel la conscience chrétienne est partagée et dont l'expression a été repoussée par les musulmans aussi bien que par les orthodoxes du Moyen-Orient, il suffit de supprimer le passage qui commence par : « ce qui a été fait dans la passion du Christ... », jusqu'à «l'Église dans sa prédication».

Dans le sens du but recherché qui est de guérir la conscience chrétienne anti-sémite, il suffit d'interdire de parler de « nation réprouvée » ou « déicide ». Et si on interdit d'en parler, notamment dans la catéchèse, on laisse aux seuls spécialistes de l'exégèse et de la théologie de l'histoire sainte, de former progressivement la conscience chrétienne à une spiritualité de la compassion et de la communion avec l'Israël pécheur, « témoin » et « cause vicariale » du péché de toute l'humanité.

b) Pour ne pas laisser croire que le problème judéo - chrétien ignore le conflit judéo-islamique, si important pour la conscience chrétienne elle-même, et pour éviter


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en tout cas de laisser croire qu'une réconciliation judéochrétienne peut se faire indépendamment de l'Islam et a fortiori contre lui, il convient d'ajouter, à la fin du paragraphe sur les juifs, un passage qui le relie au paragraphe précédent sur les musulmans et qui pourrait avoir la teneur suivante : « Dans la prédication sur la Croix du Christ, comme signe de l'amour universel de Dieu, l'Église catholique conjure toutes les âmes religieuses dans le christianisme, le judaïsme et l'Islam et tous les hommes de bonne volonté, de faire en sorte que le conflit qui déchire la Terre Sainte soit réglé dans la justice et l'équité et que soit ainsi hâté le jour de la réconciliation entre tous les enfants d'Abraham ».


ORIENTATIONS POUR UN DIALOGUE ENTRE CHRÉTIENS ET MUSULMANS

Lettre de Y. MOUBARAC au R.P. J.-M. ABD EL-JALIL

Paris, 1er vendredi de mars 1970

Mon cher Père,

Voici le développement des remarques que je vous ai présentées oralement à propos des Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans, récemment publiées par le Secrétariat romain pour les non-chrétiens (1) Nul ne contestera que je m'adresse à vous sur ce sujet pour de multiples raisons personnelles et, par votre intermédiaire, à ceux qui sont intéressés au premier chef par tout ce qui touche au dialogue islamo-chrétien.

Je voudrais ne pas faire erreur ni surtout agir injustement à l'égard des auteurs dont je vais dépouiller systématiquement le livret. Aussi vais-je prendre soin, pour commencer, de préciser deux choses:

1) Je n'aurais sans doute pas pris cette peine s'il s'agissait d'auteurs ou de chercheurs isolés. J'estime qu'en matière d'islamologie et de dialogue islamochrétien, il y a un vaste champ librement ouvert à la recherche et chacun peut choisir un domaine particulier et exprimer son opinion. Il n'en va plus de même

(1) « Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans». Rome, Ancora, 1969, 162 p.


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lorsqu'il s'agit d'un document officiel présenté comme tel par un organisme d'Église récemment constitué à cet effet.

2) Si l'ensemble de mes remarques va paraître critique, je prends soin de souligner dès le début qu'il ne s'agira pas dans ces observations d'une fin de nonrecevoir systématique opposée à des pages dont la bonne volonté est évidente et la portée de certaines d'entre elles tout à fait juste. Je tiens en particulier à désigner, malgré les points négatifs que je vais y signaler, le courage et la perspicacité des paragraphes qui reviennent, pages 80 à 95, à dégonfler pratiquement la plupart des slogans qui courent en Occident latin ou anglo-saxon sur l'Islam. Je tiens tout particulièrement aussi à rendre hommage à la mise en valeur des aspects arabes de l'Islam du point de vue démographique et culturel, et surtout du point de vue de la langue arabe et de sa valeur permanente au plan liturgique et religieux (pp. 60-61). Enfin, beaucoup de fautes seront sans doute pardonnées aux auteurs pour avoir pris résolument position en faveur de l'équivalence Allah-Dieu (pp. 48-49 et note 2).

Il n'en est que plus malheureux de constater le nombre de fois où, pour des raisons que je ne pourrai pas toujours expliciter, ils ne vont pas jusqu'au bout de leur perspicacité et refusent, voire interdisent de poser les vrais problèmes, pour donner à la place, des positions théologiquement non fondées et préconiser des attitudes pastorales imprécises, à défaut de pouvoir apporter des solutions définitives et des directives nettes.

Je vais essayer de grouper aussi systématiquement que possible ces problèmes. Une méthode plus simple eut été de faire mes remarques au fil des pages, mais


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cela eut entraîné trop de redites et n'aurait pas favorisé une meilleure intelligence des questions les plus importantes. Aussi, quitte à schématiser et par là à paraître dogmatiser, ce qui n'est pas mon intention, voici les principaux thèmes qui me semblent abordés, et pour certains éludés, sans bonheur, dans ces «orientations».

Sous l'aspect davantage théologique des questions, je soulèverai des problèmes de méthodologie en accordant une attention plus particulière à ce qui y est dit (ou n'est pas dit) de Mahomet, du Coran et des mystiques musulmans. Sous un autre aspect que je dis ecclésiologique, je relèverai notamment ce qui touche à une autocritique ecclésiale en matière de rapports islamo-chrétiens, aux structures d'Église et aux perspectives oecuméniques, à l'élaboration d'une missiologie nouvelle et enfin à tout ce qui touche l'aspect politique des relations islamo-chrétiennes.

L'ensemble de ces remarques théologiques et ecclésiologiques va être compris entre un paragraphe préliminaire d'ordre bibliographique et un paragraphe de conclusion, où sans prétendre faire des propositions concrètes ni en tout cas proposer de nouvelles orientations, je soumets une requête en faveur des mesures à prendre pour l'avenir du dialogue islamo-chrétien.

REMARQUES BIBLIOGRAPHIQUES.

Louis Massignon est cité quatre fois au cours du texte, mais il n'y a jamais de référence pour ces citations. D'autre part, aucune publication de lui n'est reprise dans la bibliographie. Quand il s'agit en particulier de mystique musulmane, il n'est fait appel qu'à la publication de l'un des auteurs. D'autre part, sur les citations

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d'auteurs chrétiens (six en bas de pages comportant des références), quatre sont de l'un des auteurs (une cinquième étant de P. Rondot et la sixième attribuant à N. Daniel un Islam and Imperialism, quand il faudrait dire Islam, Europe and Empire).

Je ne m'explique pas le silence sur l'oeuvre de L. Massignon. Serait-ce à dire que cette oeuvre soit malaisée à lire ou difficile à se procurer? Je ne pense pas que, suite aux rééditions récentes ainsi qu'à de multiples présentations initiations, on puisse prétendre qu'il en soit ainsi. Il ne reste dans ces conditions que l'hypothèse selon laquelle cette oeuvre n'est pas normative dans l'Église catholique, alors qu'aucune autre n'aurait pu y trouver quelque audience si celle de Massignon n'avait ouvert la brèche et commandé l'ensemble du dialogue islamo-chrétien à l'heure actuelle.

Je remarque d'autre part sous la rubrique « Sectes musulmanes », les Schismes dans l'Islam de Henri Laoust. C'est à croire que cet ouvrage n'a pas été lu. S'il est bien vrai en effet qu'il y est question des sectes musulmanes, cet ouvrage est beaucoup plus, comme l'indique d'ailleurs le sous-titre, une introduction au mouvement générale de la pensée religieuse, politique et sociale de l'Islam des origines à nos jours. Il aurait donc dû être cité dans les ouvrages d'intérêt général, ou sous la rubrique « communauté musulmane ».

Enfin j'estime que la mention du pamphlet de Cheikh al-Bahiy (p. 105, n° 1) ne méritait pas cet honneur, quand par ailleurs si peu d'auteurs musulmans sont cités.

Ceci dit et sans sortir de cette rubrique proprement bibliographique, je crains que les incorrections que je viens de signaler n'en recouvrent d'autres plus fondamentales. Si Massignon reçoit dans le texte quelques


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coups d'encensoir, mais sans référence à ses ouvrages dont il n'est plus question dans la bibliographie, ce me semble être une des manifestations d'une volonté systématique à travers le volume d'ignorer tout un secteur de la recherche. Cette volonté est d'ailleurs clairement illustrée dans les trois lignes consacrées (p. 57 en fin du chap. 2) à ceux qui cherchent à donner sans retard « une note théologique à l'Islam comme tel dans l'histoire du salut ». Bien entendu, c'est encore sans aucune référence à ces chercheurs, sauf à une présentation que l'un des auteurs en a fait ailleurs. Or il est inexact que les dits chercheurs, non nommés mais bien connus, veuillent donner «une note théologique» à l'Islam, si j'excepte le maître incontesté du néo-thomisme, le cardinal Journet, qui au moins pour cette raison aurait dû être cité. Quant aux autres, pour autant que je les comprends moi-même, ce n'est pas tant une note théologique et scolastique qu'ils essaient de donner sans retard à l'Islam qu'une situation plus correcte dans l'histoire religieuse selon les données scientifiques modernes. J'ose même ajouter selon des données beaucoup plus anciennes, mais qu'une scolastique ignorante et décadente a présentées jusqu'ici sous le jour le plus négatif. (Voir à ce sujet ma thèse sur La pensée chrétienne et l'Islam, des origines à la prise de Constantinople, Paris, Sorbonne, 1969, 576 p.) Il y a donc dans le paragraphe précité, non seulement une injustice à l'égard de tout un domaine chrétien de l'islamologie, mais encore une incompréhension regrettable de ce domaine, au détriment de la science et de la théologie des religions dans l'Église. D'ailleurs, nombre de problèmes que je vais cataloguer ci-dessous ramènent à cette incompréhension ou tout au moins à


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cette négligence systématique où est tenue la recherche proprement théologique en matière d'islamologie.

Voici maintenant, avant de passer à cette sorte de remarques plus fondamentales, quelques notations de détail que je joins à ce paragraphe bibliographique. Loin de vouloir rechercher « la petite bête », je voudrais plutôt que leur rappel manifeste le soin avec lequel la publication recensée a été lue. Exceptionnellement et pour faire court, je prends ces remarques au fil de la lecture.

p. 17: «Cette connaissance (de l'Islam) ne doit pas être la connaissance sèche et froide du sociologue, mais la connaissance de l'ami ». Outre que la connaissance du sociologue n'est pas toujours sèche et froide (L. Massignon, cité dans cette même page, était professeur de sociologie et de sociographie au Collège de France et on eut bien fait de citer son Annuaire du monde musulman dans la bibliographie), il eut mieux valu écrire: cette connaissance ne doit pas être seulement la connaissance parfois sèche et froide du sociologue, mais encore...

p. 48: «D'autres (attributs divins) — les plus nombreux — le désignent comme Miséricordieux... » Il n'est pas vrai que les attributs coraniques désignant la miséricorde et les aspects similaires des manifestations de Dieu soient plus nombreux que ceux qui désignent la Justice et d'une manière générale la Transcendance. Je crois l'avoir montré dans une enquête systématique sur « Les noms divins dans le Coran et leurs correspondants en épigraphie sud-sémitique » (Le Muséon, 1956).

p. 56: «La célèbre sirat... fait une assez large place... aux miracles de Muhammad. Mais son plus grand miracle... c'est le Coran lui-même». Cette manière de s'exprimer est pour le moins maladroite. Le Coran, miracle de Dieu, est « descendu » sur le Prophète.


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p. 115 : « On notera combien la famille musulmane est différente de la famille occidentale... » Ce paragraphe et ceux qui le suivent sont d'un sociologisme vraiment trop sommaire. Il est d'autre part pour le moins discourtois de référer (p. 166) la famille musulmane à la vie réputée exemplaire des foyers chrétiens. On pourrait mieux dire qu'elle doit évoluer selon les normes en progrès de l'Islam lui-même.

QUESTIONS DE MÉTHODOLOGIE.

Il est tout particulièrement recommandé dès le début de ne pas tant situer le dialogue dans les problèmes anciens qui ont préoccupé nos ancêtres que dans les problèmes nouveaux s'exprimant dans une problématique différente de celle du passé (p. 14). Il était souligné auparavant qu'on n'a pas affaire à des systèmes, mais à des hommes (p. 12).

D'autre part, les approches chrétiennes des mystères, pour les rendre accessibles à l'interlocuteur musulman, sont fortement dépréciées (p. 102).

Sous la plume d'au moins l'un des auteurs, dont la science historique et théologique est universellement reconnue, ces orientations sont pour le moins étonnantes.

Remarquons d'abord qu'elles se contredisent avec d'autres orientations. Ainsi, il est dit (p. 109) que le dialogue est acte d'intelligence et qu'il faut s'y préparer par une étude sérieuse (p. 19) : « Tout dialogue, insistet-on, invite à l'étude». N'y aurait-il donc d'étude que de problèmes actuels et existentiels?

Faute en tout cas d'avoir voulu envisager les problèmes anciens sous un jour nouveau (car il y a peu de problèmes nouveaux, mais les problèmes anciens sont


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à considérer sous un jour nouveau), l'ouvrage ne cesse de faire des considérations sur les problèmes anciens les plus divers et d'en proposer la solution sous des formulations pour le moins discutables, sinon inexactes. Voici quelques exemples.

Tout en engageant le chercheur chrétien à laisser les musulmans décider de leurs propres différends, l'ouvrage prend des positions tranchées en matière d'écoles islamiques. C'est ainsi que (pp. 81 et 92-93) l'on considère que l'ach'arisme traditionnel n'est qu'une école parmi d'autres et qu'on paraît pouvoir lui opposer, comme pour le contrecarrer, une tradition musulmane mu'tazilite. Confondre l'ach'arisme avec l'Islam est, dit-on, «un contresens historique» (p. 92). Ne voilà-t-il pas une lecture chrétienne de l'Islam bien audacieuse? Il en est de même (p. 43) de la foi et des oeuvres. Nonobstant les variations des écoles musulmanes à cet égard, l'ouvrage propose une position soi-disant commune, qui est de son choix. Aux pages 46-47, il y a un choix de hadiths qui est également personnel. Il est pourtant présenté comme « le contenu essentiel de la foi musulmane». Auparavant (p. 45), les visites aux cimetières contre lesquelles Ibn Taymiyya a tant fulminé, sont présentées dans le prolongement traditionnel des « piliers de l'Islam ». Enfin, contrevenant toujours à des recommandations de discrétion faites aux chrétiens en matière d'islamologie, il est écrit: « Il n'est pas à exclure qu'un dialogue entre musulmans et chrétiens aide à surmonter cette antinomie » (en matière de décret divin et de libre arbitre). Quand on sait l'importance majeure de ce problème, il faut estimer qu'on ne peut pas accorder davantage à une lecture chrétienne de la tradition et du dogme islamiques. Cette lecture est également faite


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(p. 86) en matière de morale et de réformisme islamique classique. A propos de laxisme dans l'Islam, l'ouvrage s'autorise bel et bien à proposer une vue repoussée par l'ensemble des ulémas traditionnels, mais qu'il n'en juge pas moins authentiquement islamique.

Passant de cet interventionnisme théologique chrétien en matière de théologie islamique, malgré les « orientations » contraires, voici quelques exemples des prises de position de l'ouvrage sur l'Islam en général:

pp. 64-65 : « Le mieux que nous puissions faire, c'est de... considérer comme musulmans tous ceux qui se réclament du Coran et du Prophète Muhammad. C'est, pensons-nous, sur cette base ferme et simple que des chrétiens mêlés à la diversité des situations musulmanes en certains pays peuvent s'engager sur la voie de rencontres... » Que dirait-on, en comparaison, d'une définition des chrétiens comme ceux qui se réclament de l'Évangile et du Christ (en refusant, par exemple, l'Église et les sacrements) ?

pp. 79-80: «Il faut arriver à respecter l'Islam en tant qu'il représente une haute valeur humaine et un progrès dans l'évolution religieuse du monde par rapport au paganisme et au polythéisme ». Qu'est-ce qu'on veut dire? Est-ce ou n'est-ce pas un jugement théologique sur l'Islam? Si oui, comme il est patent, il me paraît fort sommaire ou du moins ouvrant une problématique qu'il est loin de résoudre.

Soulignons, dans le même sens, des passages comme ceux de la p. 138: « Nous mettons mieux en perspective les divers messages religieux, leur valeur objective et leurs possibilités sur la voie du salut. Et ainsi nous pouvons parler avec les non-chrétiens, plus sincères que jamais et respectueux des richesses qui sont les leurs.


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Peut-être pourraient-ils alors s'associer à nous dans cette quête de Dieu à travers les divers messages ». S'il n'y a pas là une brèche ouverte au syncrétisme, comment se fait-il qu'on ne fasse justement aucun cas des études spécialisées en ce domaine et qu'on propose à leur place des approches aussi vagues, abusant du mot « valeurs » au détriment du mot « vérités » ?

En fait, ces approximations sur des sujets aussi importants font plus que récuser les recherches actuelles sur ces mêmes sujets. Elles manifestent encore une dépréciation systématique des approches théologiques anciennes. Une seule mention est faite des controverses islamo-chrétiennes et ce n'est certes pas la plus heureuse. Il est dit que les Orientaux ont discuté avec l'Islam dans sa propre langue à Damas au VIIIe siècle et à Cordoue au XIIe. Je crois pouvoir dire, sur la foi de l'enquête systématique que j'ai mentionnée plus haut, que ce n'est pas là ce qu'il y a de plus intéressant, ni en Orient, ni en Occident. Mais si on veut s'en tenir à l'Orient, il eut fallu au moins faire mention spéciale de Paul d'Antioche, évêque de Sidon, que la thèse magistrale du P. Paul Khoury (généreusement ignorée dans la bibliographie comme toutes les études semblables) situe au XIIe siècle et où il inventorie fort heureusement la plupart des problèmes islamo-chrétiens qui se posent de nos jours. Je le dis d'autant plus volontiers que je suis loin d'être d'accord avec le P. Khoury sur les conclusions qu'il tire de cette analyse historique. Mais j'estime qu'il n'est pas sérieux, quand on soulève incidemment les problèmes théologiques fondamentaux, de paraître en ignorer les termes précis et d'en proposer des formulations approximatives, en marge des recherches tant historiques qu'actuelles.


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Encore un exemple avant de passer aux questions proprement théologiques. « Tout ce que les polémistes chrétiens bien intentionnés peuvent balbutier des mystères de la Trinité, de l'Incarnation, de la Rédemption, pour les rendre accessibles à l'interlocuteur musulman, celui-ci presque toujours n'y verra, ne pourra qu'y voir une atteinte à l'unité et à l'unicité de la nature divine » (p. 102). D'abord on ne voit pas à quoi il est fait exactement allusion dans ce texte. S'il s'agit de publications contemporaines, comme l'Essai de présentation de la Trinité à des musulmans par Mademoiselle Goichon, il fallait au moins la citer. S'il s'agit au contraire des essais médiévaux, le développement qui suit est trop sommaire, qui ne fait mention que des erreurs de Joachim de Flore !

Il convient peut-être, avant de quitter le problème précis de la référence aux controverses passées, de lever un malentendu; p. 75, l'ouvrage réfère à l'exhortation du Concile, qui recommande effectivement d'« oublier le passé». Mais comme le texte a tout à fait raison de revenir sur les anciens préjugés pour les dénoncer (nous avons déjà signalé cette partie comme une des plus positives), on ne peut davantage interpréter cette recommandation du Concile comme une évacuation pure et simple des essais anciens de dialogue à tous les niveaux et sur tous les plans. Nous sommes donc bien d'accord que cet oubli du passé doit être lucide, mais autant que de dénoncer des préjugés anciens, il nous semble utile, voire nécessaire, de suivre les diverses voies d'approche de l'Islam tant anciennes qu'actuelles et d'en mesurer l'apport positif. Si des « orientations » préliminaires ne peuvent pas elles-mêmes mesurer tous ces apports, elles se doivent au moins d'« orienter » vers cette étude, de dégager une méthodologie, de désigner les travaux faits


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dans cette ligne et, en attendant, de ne pas proposer des solutions qui n'en sont pas, au risque d'induire en erreur le lecteur non initié et de bonne foi.

REMARQUES D'ORDRE THÉOLOGIQUE. a) Mahomet.

Un paragraphe en tout et pour tout est consacré au Prophète de l'Islam (pp. 55-56). A priori c'est peu pour des « orientations » en vue du dialogue entre chrétiens et musulmans. L'ouvrage en est d'ailleurs bien conscient puisque dans ce paragraphe il est dit: «Les musulmans s'attristent que leurs amis chrétiens ne veuillent pas reconnaître à Muhammad la qualité de Prophète ». Mais en se gardant bien de faire allusion aux approches chrétiennes de ce thème, dans le passé comme dans le présent, le texte recommande de ne pas méconnaître « son rôle religieux de prédicateur constant, courageux et imperturbable du monothéisme, propagé ensuite par les musulmans ». On est alors en droit de dire: de deux choses l'une, ou bien c'est une évasion devant le problème posé, ou bien c'est là une définition du prophétisme qui s'ignore. Or après avoir évité de parler de cette question et même de nommer le Prophète ou d'y faire allusion dans les documents de Vatican II, chose à la rigueur compréhensible dans des textes engageant officiellement la foi chrétienne, comment peut-on interpréter une telle réserve dans le présent volume, sinon comme une dérobade de la pensée religieuse ?

En fait, ce que nous avons cru déceler comme une volonté systématique de ne pas prendre position sur des


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problèmes majeurs soi-disant de controverse ancienne, recouvre une manière peu courageuse de proposer une position soi-disant commune ou de juste milieu. En fait j'estime que, pour le cas précis, c'est la deuxième face de l'alternative qui prévaut et l'ouvrage donne du « prophétisme » de Mahomet une définition au rabais.

D'ailleurs, il est écrit p. 137: « Ce qui nous paraît essentiel dans la vocation prophétique en général est précisément cette fonction de guide moral et spirituel pour une humanité ignorante, indécise et débile dans sa marche vers Dieu. Le Prophète, par ses paroles et son exemple, a pour mission de tracer la voie à suivre, de dénoncer les périls, les illusions et les contrefaçons, de rendre Dieu proche de l'homme en proclamant son jugement, sa venue, sa grâce. Le Prophète prêche, révèle et annonce. Il est au regard de l'histoire profane un sommet sur la voie du progrès moral et religieux; dans le cadre de l'histoire du salut, il tient une place dans la mesure où il annonce le Dieu juste et sauveur ».

Ce passage est extrait du paragraphe final sur les prophètes et la vocation prophétique. Il n'y est absolument pas question du Prophète de l'Islam. Mais la question vient à l'esprit du lecteur le moins prévenu: le rôle assigné à Mahomet aux pages 55-56 n'est-il pas éloquemment illustré dans ce portrait du prophète idéal de la p. 137? Quel est en effet l'historien profane qui, dans une analyse de bonne foi du message coranique, ne reconnaît pas dans Muhammad un « sommet sur la voie du progrès moral et religieux», avec toutes les qualités «prophétiques» de ce portrait? Et comment, en conséquence, peut-on lui refuser de tenir une place dans le cadre de l'histoire du salut?


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D'autre part, c'est la logique même où l'ouvrage est entraîné par un point de vue qu'il voudrait de pure spiritualité. La question se pose en effet à partir du paragraphe III (pp. 136-139): comment proposer aux chrétiens engagés dans le dialogue avec l'Islam une spiritualité « prophétique », si l'on ne reconnaît pas ce caractère à l'Islam et à son fondateur? Quelle est en tout cas la teneur vraie de ce paragraphe: estime-t-on vraiment que l'Islam est une religion prophétique, comme l'ouvrage de Zaehner l'a récemment classé? Si oui, et que l'on propose aux chrétiens qui dialoguent avec lui d'entrer dans une spiritualité de religion prophétique, on ne peut ni éluder le problème du prophétisme de Muhammad, ni en donner une définition au rabais, que le théologien ne peut que refuser et qu'on n'a pas le droit, en conséquence, de propager dans le peuple chrétien.

b) Le Coran.

« Discuter de l'enseignement coranique, vouloir lui appliquer des principes de critique textuelle ou une recherche de filière historique, serait se couper des voies du dialogue pour en revenir aux controverses» (p. 39). Avant de revenir, par ce biais du Coran, aux questions de méthodologie théologique, on voit que l'ouvrage prend ici nettement position sur les méthodes critiques d'exégèse. Alors si c'est commencer par condamner la méthode préconisée par les orientalistes, il faudrait avoir le courage de le dire plus clairement. S'il ne s'agit au contraire que des chrétiens, c'est exclure qu'on puisse aider et promouvoir les essais musulmans d'interprétation textuelle pour appliquer au Coran ce que nous avons essayé d'appliquer à la Bible depuis plus de cent ans.


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Cela amène au paragraphe très important intitulé « Comment lire le Coran ? »

p. 40: «Le chrétien peut se réjouir de certaines vues nouvelles en taf sîr... il n'a pas à donner aux musulmans des leçons d'exégèse coranique ». Si on ne se croit pas obligé de désigner par leur nom les auteurs de telles prétentions chrétiennes, veut-on dire qu'un islamologue chrétien n'a pas à se mettre en lieu et place du musulman et à vivre de l'intérieur son expérience propre et son cheminement en matière de sciences religieuses ?

p. 41 : En matière de lecture du Coran, ce paragraphe est consacré à la lettre du texte coranique, à ses résonances et à ses « négations formelles » suivant le sens déterminé par la « tradition musulmane ». Quel critique, donc quel chrétien sérieux et quel musulman éclairé peuvent alors, à l'heure actuelle, se contenter en matière d'exégèse coranique d'un « sens déterminé par la tradition musulmane ? »

Ibid. : « De nouvelles interprétations sont toujours possibles, mais c'est aux musulmans eux-mêmes à les élaborer, en dialogue avec les chrétiens, s'ils nous y invitent ». Mais quel chrétien a donc reçu interdiction de le faire de la part des musulmans? Combien d'autres en revanche n'ont-ils pas été sollicités par les musulmans eux-mêmes ?

« Quoi qu'il en soit, ajoute-t-on encore, l'attitude du chrétien sera plutôt de demander le sens des textes et d'accepter loyalement l'interprétation que lui présente l'interlocuteur musulman, même si d'autres interprétations lui paraissent plausibles, voire plus sûres ». On ne peut pas mieux exprimer la démission intellectuelle dans un dialogue relatif à la foi même des intéressés!


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pp. 55 et 101: L'ouvrage qui se défend de traiter des controverses anciennes et se garde d'entrer dans la recherche actuelle, tranche en deux considérations la question pourtant si controversée de savoir s'il y a une négation par le Coran des dogmes chrétiens. A propos de Jésus, il est recommandé d'éviter les polémiques d'autrefois sur le sens des termes coraniques qui lui sont attribués et de laisser les musulmans s'interroger euxmêmes sur les problèmes posés. On ajoute: « Le mystère de la personne du Christ est un mystère de foi; il est révélé par l'expérience de la foi vécue et non par les discussions théologiques ».

Ce point de vue est bien étonnant sous la plume d'auteurs dont l'un est un thomiste déclaré. Appliqué aux querelles christologiques qui ont aidé à la formulation du dogme, c'est une contre-vérité historique. Il en est de même pour toute l'histoire de la pensée chrétienne affrontée au message coranique, dont les moments les plus sérieux se sont attachés à cette question des attributs coraniques du Messie. A moins donc de considérer cette ligne de recherche comme nulle et non avenue, on ne peut effacer d'un trait de plume une constante aussi évidente de la pensée chrétienne concernant l'Islam. On ne peut surtout se permettre d'écrire dans cette même p. 55 : « Mais le Coran est formel, Jésus n'est ni Dieu, ni fils de Dieu ». Cette affirmation massive et sans nuance est d'autant plus surprenante que l'un des auteurs a affirmé ailleurs tout uniment : « Le Coran ne refuse pas les dogmes essentiels de l'Église» (L. GARDET, Connaître l'Islam, pp. 29-30 et 114).

Avant de parler de Jésus p. 54, un paragraphe est consacré à Abraham p. 53. Les considérations sont aussi sommaires dans l'un et l'autre paragraphes. Mais si le


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genre choisi pour l'ouvrage l'exigeait, pourquoi, dans des mentions aussi brèves, prendre des positions aussi nettes sur des questions controversées : « Dans les sourates médinoises, après la rupture avec les juifs et les chrétiens, Abraham est présenté comme le constructeur du temple de la Mekke, avec l'aide de son fils Ismaël, et le fondateur du culte mekkois ». On n'ignore pas que j'ai consacré une thèse au classement de ces sourates pour montrer que la figure d'Abraham est achevée déjà à la Mekke et que ce n'est pas en fonction d'une controverse avec les juifs et les chrétiens que sa figure est mise en rapport avec le culte mekkois. J'essayais de cette manière de remonter le courant orientaliste manifesté par l'article Ibrahim de l'Encyclopédie de l'Islam dont on sait à quel point il heurte la conscience musulmane, puisque son auteur n'a jamais pu siéger à l'Académie Arabe du Caire, alors qu'il y avait été normalement élu. Comment donc, dans des « orientations » aussi brèves pour le dialogue islamo-chrétien, peut-on toucher aussi sommairement à une question discutée et au surplus très sensible à la conscience musulmane?

Idem pour la crucifixion de Jésus. Malgré ce que vous en avez écrit et malgré ce qu'a proposé à ce sujet le professeur Zaehner, malgré enfin un certain nombre d'approches musulmanes nouvelles, la question est présentée de manière à ne pas heurter l'exégèse soidisant traditionnelle.

Tout cela pose le grand problème d'une lecture chrétienne du Coran. Y a-t-il donc une possibilité pour le chrétien de lire le Coran autrement que ne le font les commentateurs classiques et d'en proposer une interprétation valable aux yeux mêmes des musulmans? J'ai traité longuement de ce problème ailleurs (cf. Bilan


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de la Théologie, t.I ; supra, pp. 93 ss.), estimant que la lecture chrétienne du Coran est aussi normale que la lecture chrétienne de l'Ancien Testament et que l'une et l'autre ne pouvaient pas ne pas susciter des différences majeures d'interprétation entre chrétiens et juifs pour l'Ancien Testament, entre chrétiens et musulmans pour le Coran. Vouloir ou prétendre éviter cette opposition ne peut être qu'une infidélité à la pensée critique et, en ce qui concerne le Coran, une démission de la pensée chrétienne dans son attention fraternelle aux efforts musulmans de reconnaissance toujours plus perspicace du contenu même du message coranique.

Il convient de penser de même de l'appréciation, p. 102, des balbutiements des polémistes chrétiens bien intentionnés en matière de Trinité, d'Incarnation et de Rédemption, où il est dit que « le musulman n'y verra, ne pourra qu'y voir une atteinte à l'unité et à l'unicité de la nature divine ». Pourquoi donc, et l'ouvrage ne s'inscrit-il pas en faux contre une telle appréciation, en citant le IVe Concile du Latran et la conférence du cardinal Koenig à l'Azhar ?

Enfin et surtout, on ne peut, comme pour Mahomet, proposer une spiritualité chrétienne en fonction du Coran qui ne tienne pas compte de la nature et de la portée réelle de ce message. On ne peut proposer une spiritualité « prophétique » à l'endroit de l'Islam, sans prendre position sur le « prophétisme » de son fondateur. De même, on ne peut proposer une spiritualité du « Livre » et de la « Parole de Dieu » (pp. 134-136) si on ne prend pas position sur le Livre sacré des musulmans et qu'on n'accepte pas de situer authentiquement le Coran sous ce signe de la Parole de Dieu.


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c) La mystique musulmane.

Ce paragraphe sera très court pour la bonne raison qu'il n'est question de mystique que deux fois, p. 84 où le texte commence par dire: « Les courants mystiques mis à part», et p. 146, note 1, où l'on voit apparaître l'utilisation éventuelle des textes de mystique musulmane.

Le texte de la p. 84 revêt les mêmes ambiguïtés que celles reconnues jusqu'ici. D'une part, il affirme, contre le sentiment dit traditionnel de l'Islam, l'acclimatation de la mystique et de ses auteurs dans le monde musulman. Quoi qu'en dise un Recteur d'al-Azhar «selon lequel ce que les orientalistes présentent sous le nom de mystique musulmane, n'a aucun point commun avec l'Islam » (voir Caspar, cité dans mon Islam du Bilan de la théologie, supra, p. 130), l'ouvrage n'a donc pas peur de contredire la tradition musulmane sur un thème majeur. Mais s'il contredit ainsi sa propre méthodologie, il ne va malheureusement pas plus loin et n'assigne à la mystique musulmane aucun rôle dans la tension, pourtant bien soulignée en divers endroits, où vit l'Islam. C'est à telle enseigne que, venant une fois de plus à préconiser une spiritualité chrétienne pour le dialogue avec l'Islam et consacrant tout le premier paragraphe au Dieu Amour, comparé au Dieu Très Grand (pp. 129-133), il n'est pas fait une seule allusion à la filière impressionnante des mystiques musulmans qui ont vécu dans cette tension permanente de la foi et de l'expérience religieuse. L'allusion aux textes mystiques musulmans ne vient donc que beaucoup plus loin, p. 146, comme exemple de textes qui pourraient éventuellement servir pour des prières communes entre chrétiens et musulmans; tout

III - 13


194 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

le problème posé par la mystique musulmane, à notre compréhension en profondeur des destinées de l'Islam, est réduit aux éléments inoffensifs d'un pieux florilège.

REMARQUES D'ORDRE ECCLÉSIOLOGIQUE.

La diversité des remarques qui vont suivre devait être groupée sous cette rubrique ecclésiologique, car elles ne trouvent tout leur intérêt que dans cet éclairage. Comme nous l'avons souligné en effet, en prévenant d'une certaine sévérité pour l'ouvrage ici analysé, c'est seulement en tant qu'expression d'Église que cet ouvrage est considéré et non comme opinion personnelle.

a) Autocritique ecclésiale en matière de rapports islamochrétiens.

Les auteurs sont très réservés sur ce sujet et ils y font allusion en deux fois, p. 15 et p. 105-106. « Entre musulmans et chrétiens il y a eu souvent (sauf en certaines parties du monde islamique plus à l'écart de l'Occident chrétien) un douloureux passé d'opposition et de lutte. Les deux communautés se sont souvent repliées sur elles-mêmes ». Ce « repliement », succédant au «douloureux passé d'opposition», ne peut que ravir l'historien par sa discrétion. Il n'y est en tout cas pas question de la chrétienté comme telle, aussi bien byzantine que latine, qui a voué à l'Islam une lutte à mort.

Mais que doit donner la méditation sur ce douloureux passé? Dans la même p. 15 il est écrit: « Les religieux et les religieuses, par les oeuvres d'éducation et d'assistance, leur (aux musulmans) ont manifesté davantage d'intérêt, mais leur effort est resté bien partiel


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devant l'étendue des besoins ». Seule donc cette catégorie de chrétiens est distinguée du passé douloureux islamochrétien, pour dire qu'ils n'ont fait qu'un effort partiel à son service. Mais quand cette catégorie aurait dû être la dernière à être blâmée et sans mettre en cause les personnes ni des vies héroïques toutes consacrées au monde musulman, chacun sait la compromission de l'ensemble des congrégations religieuses jusqu'à une date récente avec l'entreprise coloniale abhorrée par les musulmans. A l'autre bout du volume, il est écrit: « C'est ainsi que l'on reprochera aux chrétiens leur passivité, voire leur complicité devant les injustices de l'ère coloniale et à l'Église d'avoir profité du colonialisme pour répandre des missions protégées par le bras séculier ». Ce passage a l'air d'aller courageusement plus loin. Mais on voit que l'Église est soigneusement distinguée des chrétiens et qu'on prête aux musulmans la seule accusation de la voir profiter du colonialisme pour les missions, réservant aux seuls chrétiens la passivité, voire la complicité avec les injustices de l'ère coloniale. Il ne faudrait peut-être pas avoir peur un jour de dire que les Églises, aussi bien que les chrétiens, ont été non seulement les complices, mais les organisateurs de diverses politiques opposées à l'Islam. Ce faisant, on ne rallume pas de vieilles querelles et on n'empoisonne pas l'atmosphère du dialogue islamo-chrétien. Au contraire, on désamorcé un champ miné en précisant, comme il se doit, par les circonstances de temps et de lieu, les raisons qui ont pu amener des régimes chrétiens et des régimes musulmans à s'opposer. Faire donc une autocritique ne serait pas un exercice pénitentiel complexé. C'est une condition nécessaire de salubrité pour asseoir les rapports islamo-chrétiens sur des bases nouvelles.


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Quand il revient, p. 106, à la distinction entre Église, christianisme et chrétienté, l'ouvrage a l'air d'essayer de disculper l'Église de toute faiblesse imputable, en ce qui concerne l'Islam, à la seule chrétienté. Que ce soit en matière de pratique religieuse, de folklore ou de survivances superstitieuses, que ce soit en matière d'options temporelles, revient plus d'une fois la distinction soi-disant classique dans le christianisme, entre spirituel et temporel. Si cette distinction est réelle et non pas seulement commode et que ce soit à la seule chrétienté d'assumer les fautes des chrétiens à l'égard de l'Islam, n'est-ce pas le devoir de l'Église au moins de les y engager? Or quand donc l'a-t-elle fait? et maintenant, qu'attend-elle pour le faire?

Affirmer d'autre part que suivant la même distinction entre spirituel et temporel, des chrétiens prennent des engagements libres qui n'engagent pas l'Église, est encore une manière trop commode de s'exprimer. Les engagements temporels des chrétiens sont pris dans un éclairage et sous une impulsion qui leur vient de l'Église. Celle-ci, en respectant leur entière liberté, ne peut, en tant qu'institution, que se reconnaître dans ces engagements, prendre nettement ses distances à leur égard, ou les dénoncer. Nous y reviendrons en matière de politique musulmane de l'Église. Mais nous ne pouvions pas soulever la nécessité d'une autocritique ecclésiale préalable en matière de rapports islamo-chrétiens sans souligner cet aspect.

Enfin, p. 120, on parle du «retard mis par l'Occident à prendre des moyens appropriés pour empêcher que l'écart ne grandisse entre les nations riches et les nations pauvres». Si l'Église n'a pas à faire pénitence pour l'Occident, il faudrait au moins dire que celui-ci


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ne met pas du retard à faire son devoir, mais que jusqu'à présent il le refuse purement et simplement (cf. Congrès du Tiers-Monde à New Delhi).

b) Structures d'Église et perspectives oecuméniques.

Il est question de l'oecuménisme proprement dit, p. 140, et d'« oecuménisme des Gens du Livre », p. 127. La référence de la p. 140 est purement négative. Pour promouvoir une spiritualité chrétienne qui soit d'inspiration communautaire et ecclésiale, face à l'Islam, on recommande au chrétien de mettre l'union dans sa propre maison, ce qui est, dit-on, «toute la tâche proprement dite de l'oecuménisme ». On peut discuter longuement de cette définition de la tâche oecuménique, mais on ne peut tout de même pas oublier que l'oecuménisme est né le jour où les missions chrétiennes ont constaté que leur témoignage de désunis ne pouvait être cru, ce en quoi elles ne faisaient que revenir à la prière du Christ: « qu'ils soient un, afin que le monde croie ».Nulle part donc cette intention de l'oecuménisme et comme sa tension interne ne sont repensées en fonction de l'Islam, alors même que l'Islam a été défini par Massignon comme une sommation oecuménique à l'égard des chrétiens.

Avant d'en venir là, il s'agirait de savoir qui est l'interlocuteur chrétien avec l'Islam? On peut lire l'ouvrage d'un bout à l'autre pour répondre à cette question précise, on ne trouvera comme interlocuteur qualifié qu'un certain nombre de catégories de chrétiens. Ainsi, p. 121, les prêtres, les religieux, les laïcs; pp. 72 et 118, les coopérants; p. 9, «des chrétiens qui rencontrent des musulmans ». Ce sont donc toujours des chrétiens pris individuellement ou par groupes d'action


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spécialisée qui sont concernés par l'Islam. Il n'est jamais question de la mission de l'Église à son endroit, pas plus que de l'Islam comme point de convergence de l'oecuménisme.

Il est question des chrétiens orientaux p. 121, pour leur donner quelques conseils dans l'actualité. On les appelle « les chrétiens des pays islamiques ». On voudrait d'ailleurs bien savoir à ce propos lesquels. Si ce sont les coopérants, comme en Algérie, ce ne sont certes pas tous des Orientaux. Mais s'il s'agit par exemple des Maronites du Liban, ou des Coptes d'Égypte, les appeler « chrétiens des pays islamiques » est une manière de s'exprimer bien peu sensible à leur manière de se désigner eux-mêmes. Ailleurs, ils sont invités à collaborer à un dialogue culturel dans lequel ils se sont manifestés dans le passé. Mais tant en fait de dialogue culturel que d'existence politique et civique, le statut ecclésial de ces chrétiens est purement et simplement ignoré. Cela nous semble être l'aspect le plus symptomatique du manque de perspective ecclésiale et oecuménique du présent essai. Il n'y est pas plus question d'oecuménisme que d'Église à engager dans le dialogue islamo-chrétien et il n'y est pas question d'Église, pour la simple raison qu'on ne saurait parler nulle part des Églises directement concernées par l'Islam, tant orthodoxes d'ailleurs que catholiques, alors qu'elles devraient être pour le moins invitées à préciser leur point de vue et à concerter leur action avec l'ensemble de l'Église.

Ainsi, on parle de prêtres, de religieux ou de laïcs quand il. faudrait parler de diocèses, de congrégations, de mouvements. De la même manière, on parle, p. 77, d'opposer l'Orient à l'Occident pour désigner le seul Orient islamique opposé à l'Occident chrétien, mais on


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ignore l'Orient chrétien plus immédiatement concerné par l'Islam. De même, p. 117, Populorum progressio est présentée comme mettant en valeur « le rôle des Occidentaux» (sic) dans la promotion du Tiers-Monde, comme s'il n'y avait dans cette encyclique aucune perspective ecclésiale et oecuménique et que l'Orient chrétien n'était pas partie prenante dans le Tiers-Monde.

A ce manque de perspective oecuménique du point de vue chrétien, correspond le même manque du point de vue musulman. Si on ne sait pas quel est l'interlocuteur chrétien qualifié pour le dialogue, on ne sait pas davantage quel il est du côté musulman: les universitaires? les ambassadeurs des pays arabes auprès du Saint-Siège? les ulémas? les étudiants ou les ouvriers musulmans en Europe? etc. Ici aucune catégorie n'est désignée. En revanche, il est recommandé, p. 64, que pas plus que nous ne sommes habilités à faire un tri dans les doctrines ou à juger de l'orthodoxie dans les écrits, nous ne devons « opter nous chrétiens pour une secte ou pour une autre». Que fait-on alors d'une volonté réelle et positive de réconcilier l'Islam avec lui-même et d'épauler son propre oecuménisme? Comment par exemple un chrétien libanais peut-il s'intéresser à l'Islam dans son pays, en respectant les cassures qui affectent la communauté musulmane et en se gardant de faire quoi que ce soit pour y remédier?

« En nous et par nous, écrit-on encore, c'est le monde chrétien, ou mieux l'Église, qui manifeste un choix dans des attitudes ou des choix religieux d'autrui ». Heureusement qu'il en est ainsi et il faut bien que le monde chrétien et l'Église fassent un choix. Ce qu'il faut dire alors, c'est que nous n'avons pas à faire des choix partisans, ni à monter une communauté islamique


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contre une autre, mais à engager l'oecuménisme chrétien au service d'un certain oecuménisme musulman en progrès. Mais pour ce faire, il ne suffit évidemment pas de bons sentiments et d'orientations générales, il faut étudier le problème au plan des institutions intéressées et promouvoir « en Église », une politique oecuménique en fonction de l'Islam.

C'est bien ce qui est ébauché dans ce que les auteurs appellent un « oecuménisme des Gens du Livre ». Mais il faut y relever malheureusement le refus habituel de l'ouvrage d'entrer à fond dans les problèmes, non sans proposer des solutions présentées comme communes alors qu'elles sont loin de l'être. Il est question trois fois des juifs; p. 143, il est dit: «Laissant de côté le problème des juifs »; p. 141, les juifs sont « ceux du Mont Sion », ce qui, même pour une désignation purement historique, est à l'heure actuelle d'une maladresse dans laquelle ne devraient pas donner des gens avertis; quant à la p. 128, il est question de cette foi (monothéiste) « qui est le lien le plus profond et le plus fort qui unit juifs, chrétiens et musulmans ». Or jusqu'où va la portée de. cette foi en matière d'unité des croyants et quel est son impact sur l'oecuménisme institutionnel et l'esprit oecuménique? Nul n'ignore à quel point l'oecuménisme chrétien est travaillé par le problème juif, au point dé confondre jusque dans telle déclaration officielle, judaïsme et sionisme. Qui fera dans ces conditions entendre, sur le plan oecuménique, les revendications de l'Islam?

Au paragraphe V du dernier chapitre consacré à la prière, l'ouvrage essaie de repenser notre condition: «d'enfants et de bien-aimés» (p. 143). Or n'est-on pas: en droit d'estimer, comme précisé p. 144, que cette:


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condition est, jusqu'à présent comme au temps du Coran, vécue par les chrétiens et les juifs comme « une supériorité », se prévalant de « privilèges », le don de Dieu étant exclusivement réservé à l'une ou l'autre partie de la descendance abrahamique ?

Il sera encore question de ce point de vue sous la rubrique politique à laquelle, on le voit, chacune de ces perspectives ecclésiologiques nous conduit. Mais il était important de souligner sur un plan proprement ecclésial l'importance de promouvoir un « oecuménisme des Gens du Livre » au plan des structures mêmes de l'Église. Si on ne le fait pas, ce n'est pas par manque de bonne volonté, c'est parce qu'on n'a pas de l'Église ni de l'oecuménisme une vue compréhensive des structures existantes et que, consciemment ou inconsciemment, on réserve le dialogue islamo-chrétien à quelques chrétiens (latins) pris isolément, ou, dans la meilleure des hypothèses, par catégories spécialisées d'Occidentaux.

POINTS DE VUE MISSIOLOGIQUES.

Pas plus que l'oecuménisme n'est partie prenante dans ces « orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans », les congrégations dites missionnaires et la missiologie elle-même ne sont prises en considération. Serait-ce par pudeur? et y aurait-il à faire en missiologie une autocritique à laquelle on s'est prudemment refusé pour l'ensemble de l'Église? Saluons néanmoins l'utilisation, p. 18, du mot «conversion» dans le sens opposé à son emploi habituel. Face à tous les conversionnismes des missions chrétiennes, on marque avec raison l'importance de la conversion du chrétien à une conception de son partenaire musulman tel qu'il est.


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Il est également heureux, p. 24, de noter une certaine dénonciation, il est vrai encore très discrète, du prosélytisme. Mais ce prosélytisme ancien qui se mue en néo-prosélytisme est-il vraiment réformé? Il est écrit, p. 25 : « Le respect et la conscience des divergences doivent aller de pair avec le souci du patrimoine commun... que le chrétien et le musulman s'entraînent à être de vrais croyants... sans arrière-pensée ». Qui ne voit là qu'il y a une mise en question fondamentale de la mission telle qu'elle a été et est encore traditionnellement entendue ? Ces propos ne peuvent donc que jeter le trouble chez ceux qui en sont encore à cette attitude, ou appeler de la part des autres des prises de position plus claires et des directives plus conséquentes.

C'est donc ce manque de perspective missiologique précise, à défaut de directives, qu'il faut déplorer. A l'intention des institutions chrétiennes de tout genre en terre d'Islam, qu'elles soient caritatives ou éducatives, il n'est pas davantage question des problèmes pratiques qui se posent de plus en plus, comme l'enseignement religieux à donner aux élèves musulmans. Il est encore moins question de problèmes comme la condition des minoritaires ou les mariages mixtes. Ce sont assurément des questions difficiles. Nous craignons précisément que ce soit la raison pour laquelle on n'a pas voulu en parler, remettant sans doute à plus tard des problèmes qu'il fallait néanmoins envisager au préalable, ne serait-ce qu'au plan des principes. Faute de quoi un temps précieux est irréparablement perdu et le musulman comme le chrétien est habilité à penser qu'on n'ose pas en venir aux faits.

A propos des musulmans qui s'interrogent, il est recommandé de « nous associer à leur inquiétude


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religieuse, non pour l'accroître, ce qui serait malsain, mais pour la faire déboucher sur une meilleure compréhension de la religion et un nouvel équilibre entre le sentiment religieux et les exigences culturelles modernes ». Mais de quelle religion s'agit-il et de quel sentiment religieux? N'avons-nous pas entre chrétiens et surtout entre témoins privilégiés du christianisme en Islam, à prendre clairement position sur cette question? On invoquera sur ce sujet des raisons de discrétion. Je les appellerais plutôt des raisons de kitmân. Dans un vrai dialogue avec les musulmans sincères, on ne doit éluder aucune question et n'avoir peur d'aucune réponse. Une mission qui n'a pas le courage de se penser à haute voix à l'intention des intéressés n'est pas une mission, c'est ce que Massignon appelait une tactique cléricale. Il faut croire fermement et loyalement qu'on peut donner à toute question une réponse valable pour un esprit musulman ouvert. Il y a en tout cas un accord à envisager, réaliser et conclure entre le christianisme et l'Islam, en matière de prosélytisme.

Deux remarques d'ordre très différent vont terminer ce paragraphe. Il est écrit, p. 120 : « Devant de telles situations, nous individus isolés sans moyens riches, nous nous sentons bien dépourvus ». Ceci devait être repris sous la rubrique oecuménique, pour poser la question: est-il bien vrai que l'Église et les institutions oecuméniques sont dépourvues de moyens et n'ont à leur disposition que des moyens pauvres? N'y aurait-il pas, dans la persuasion du contraire, toute une planification des moyens de l'Église et de l'oecuménisme en fonction des services d'Église en terre d'Islam?

Avant d'en venir là, et c'est la raison pour laquelle cette réflexion est insérée sous la rubrique missiologie,


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est-il trop violent de déclarer que ces propos sont pour le moins gênants, quand on pense aux capitaux mobiliers et immobiliers dont disposent les congrégations religieuses établies en terre d'Islam? Quelles sont en tout cas, à l'exception de deux ou trois d'entre elles, les congrégations vivant en terre d'Islam dont on peut dire qu'elles ont un train de vie au niveau du musulman moyen ?

Dans un tout autre ordre d'idées et pour exprimer un scandale non moins grand, comment se fait-il que dans toutes ces orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans, il n'y ait pas un mot du monachisme et de son rôle privilégié en Islam? Cette étrange lacune est particulièrement apparente dans le chapitre consacré à la prière. Nulle part il n'y est fait allusion à ceux, pourtant nombreux, qui ont fait profession de prière et de contemplation dans les pays d'Islam et au témoignage desquels les musulmans ont été si sensibles dès les origines de l'Islam. Il est fait allusion, dans une note et au conditionnel, à la possibilité de prière commune entre chrétiens et musulmans. Mais il n'y est pas plus question de jeûne que de pèlerinage que de célébration en commun de certaines fêtes. Cette omission du jeûne comme du monachisme, au plan des « orientations» spirituelles, dénote le même éloignement que d'habitude du fond du problème.

REMARQUES D'ORDRE POLITIQUE.

Plusieurs remarques des paragraphes précédents ayant déjà touché le domaine politique, je me contenterai de signaler deux points importants, non sans prendre soin au préalable de souligner que ce domaine doit


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être correctement situé dans une pensée chrétienne concernant l'Islam. L'excuse selon laquelle un document d'ordre religieux n'a pas « à faire de politique » est spécieuse. C'est déjà en faire que de ne pas vouloir en faire et, pour le cas précis, les silences d'une part et d'autre part les réserves sur des points politiques connus illustrent clairement cette exigence.

Il est très souvent question dans ce volume, mais plus spécialement entre les pp. 93-95 et de nouveau pp. 104-106 d'une «distinction du spirituel et du temporel dans le christianisme », qui s'opposerait à « une fusion du spirituel et du temporel en Islam ». Déjà à la p. 34 il est affirmé tout uniment dans ce sens que « l'Islam est religion. Il est aussi et indivisément communauté, culture et civilisation ». Or, quelles que soient les annotations qui tempèrent l'expression multiple de ces constantes, on laisse croire qu'il s'agit de part et d'autre d'un fait qu'on ne met pas en question. On laisse croire en particulier que le christianisme a toujours pratiqué la distinction entre spirituel et temporel et que l'Islam a toujours confondu et confondra toujours ces deux domaines. Est-il besoin de dire, dans ces conditions, qu'il y a là une présentation tout à fait incorrecte des faits, tant dans l'actualité que dans l'histoire? Peuton même ajouter qu'il y a là une option, ou le principe d'une option politique? J'y entrevois en tout cas la mentalité habituelle sous-jacente à l'ouvrage. Tout comme on prétend qu'en matière théologique le chrétien n'a pas à s'immiscer dans les problèmes dont la solution concerne le musulman seul, de même en matière d'évolution politique, le chrétien n'aurait qu'à enregistrer de l'extérieur les options islamiques, lesquelles semblent tout au long du traité devoir perpétuer encore longtemps


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la fusion soi-disant classique du spirituel et du temporel en Islam.

Outre que cela ne correspond pas à la réalité, c'est toujours prendre les chrétiens pour des étrangers en pays islamiques et ne pas du tout se rendre compte qu'en ce qui concerne tout au moins les pays du Moyen-Orient, ils sont partie prenante et qu'ils ont leur mot à dire, non dans une politique musulmane de ces pays, mais dans une politique de ces pays où muslmans et chrétiens sont pareillement confrontés. On voit que, loin de nous placer sur un plan purement politique, cet aspect des choses nous ramène au manque de considération relevé plus haut pour des communautés chrétiennes à part entière participant à la vie du monde musulman et prétendant engager non seulement leurs Églises, mais l'ensemble de la conscience chrétienne.

Nous allons en venir pour terminer au problème majeur où cette conscience chrétienne est interpellée par les chrétiens et les musulmans réunis du Moyen-Orient, sans que les « orientations » qui nous sont données paraissent en tenir compte. Voici auparavant quelques annotations qui feront mieux comprendre ce manque étonnant de communion ecclésiale dans un problème majeur du dialogue islamo-chrétien. .

Il est écrit, p. 67: «Jusqu'à nos jours l'Islam cherche ses modèles dans l'Occident européen et américain. Il est possible qu'à l'avenir il les cherche ailleurs ». Que voilà une vision bien idyllique de la réalité! Il y a bien longtemps que l'Islam a commencé à chercher ses modèles ailleurs, notamment en Russie ou en Chine, avec l'ensemble du Tiers-Monde. La meilleure preuve en est dans la réponse à la question: y a-t-il actuellement dans tout le monde musulman un seul auteur, pour ne pas


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parler de leader politique, qui oserait se réclamer d'une influence occidentale, la française exceptée?

Il est écrit pareillement, pp. 117-118: « Le rôle des Occidentaux collaborant à la promotion du TiersMonde ». Mais n'y aurait-il donc pas d'Orientaux et où faut-il situer les Russes et les Chinois ?

Il est bien certain en tout cas qu'on les chercherait en vain dans le présent essai. A l'exception d'un emploi accidentel du qualificatif marxiste, il n'est nulle part question du marxisme dans le monde musulman. Il n'est question ni de l'évolution des Républiques Socialistes Soviétiques Musulmanes, ni des mouvements d'inspiration marxiste (quand il ne s'agit pas de partis communistes solidement établis), dans la presque totalité des pays musulmans à l'heure actuelle. On pousse la pudeur, p. 73, jusqu'à paraître désigner le marxisme par l'expression « matérialisme occidental ! »

Ces remarques achèvent donc de situer la perspective dans laquelle l'ouvrage semble avoir été rédigé consciemment ou inconsciemment, d'un bout à l'autre. Nous sommes en Occident latin, à la rigueur en rapport avec l'Occident anglo-saxon et nous sommes quelquesuns, petits groupes mais surtout individus, à penser ainsi de l'extérieur notre approche des pays islamiques. Il n'est pas étonnant dans ces conditions qu'on fasse état du problème majeur du dialogue islamo-chrétien de la manière qui va être précisée.

Parallèlement à la discrétion avec laquelle nous avons remarqué qu'il était question des juifs, je note qu'il est question une fois de l'État d'Israël. Or il faut vraiment vivre en-dehors du contexte arabe et musulman et paraître ignorer délibérément ce qui non seulement l'affecte, mais le traumatise, pour ne consacrer au


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problème de l'existence israélienne en Palestine que deux petits paragraphes dans un directoire islamo-chrétien. Est-ce à dire qu'il fallait prendre une position politique à ce sujet? Assurément pas, cette position étant laissée au libre choix des personnes et des institutions. Mais trois précisions au moins devaient être faites sans lesquelles il est parfaitement inutile de la part des chrétiens occidentaux de vouloir engager un dialogue quel qu'il soit avec les musulmans et les chrétiens d'Orient:

1) Considérer que le problème palestinien est d'abord et essentiellement un problème politique et qu'il doit justement être traité selon les normes et le droit qui régit ce domaine pour tous, quelles que soient leurs races ou leurs religions.

2) Pour ce faire, dénoncer la confusion, cette fois-ci manifeste, entre le spirituel et. le temporel qui a couvert, pour la masse des chrétiens d'Occident, l'opération qui a amené à la création d'un État juif en Palestine.

3) Promouvoir au contraire, ces distinctions étant posées et justice étant rendue, une Palestine égalitaire dans laquelle juifs, chrétiens et musulmans manifestent ensemble sa vocation abrahamique et oecuménique.

Ces précisions me semblent être un minimum d'« orientations » à soumettre à quiconque s'intéresse au dialogue islamo-chrétien. Nous avons eu maintes fois l'occasion de l'exprimer et je dois souligner ici le fait qu'un organisme d'Église pourtant spécialement consacré aux problèmes islamiques soit en retard et de loin sur les déclarations du Conseil oecuménique des Églises en matière de problème palestinien (cf. Cantorbéry, août 1969).


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 209

Est-il indiscret, voire injurieux, de souligner par la même occasion, que cette déficience de l'organisme en question est d'autant plus regrettable que les organismes catholiques pour le dialogue avec le judaïsme ne font parfois que la publicité du sionisme ?

CONCLUSION.

Il est légitime pour un modeste premier essai de se contenter d'un « premier pas », à condition qu'il ne s'agisse pas d'un pas en arrière par crainte des problèmes posés ou d'un pas à côté sur la voie de solutions discutables, toutes manières qu'on désigne habituellement en parlant de « pas de clerc ».

C'est bien ce dont on se rend compte quand on se demande encore à qui cet écrit est adressé et qui donc il veut « orienter » ? S'il ne s'agit que d'un vade-mecum pour le touriste d'expression française en terre d'Islam, je retire la plus grande partie de ce que j'ai écrit, en ajoutant toutefois que ce lecteur présumé se passe bien d'« orientations » venant de si haut.

Mais s'il s'agit d'un document d'Église s'adressant par priorité et comme il se doit à ceux qui sont directement intéressés dans l'Église par le dialogue avec l'Islam, c'est-à-dire et par ordre d'importance: instances oecuméniques, Églises et chrétientés d'Orient, congrégations missionnaires, institutions spécialisées d'enseignement, d'éducation et d'hospitalisation, instituts supérieurs d'études, de recherches et d'édition, formations apostoliques de laïcs, cercles culturels et tous groupements intéressés, alors j'estime que les points que j'ai relevés méritent d'être repris et formulés de manière à satisfaire le chercheur et l'homme de prière ou d'action.

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210 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

En résumé et pour le dire en quelques formules, quitte à ce qu'elles paraissent sommaires:

On propose dans ce livret des excuses chrétiennes polies, quand on attendait une autocritique ecclésiale serrée.

On propose une déclaration sympathique d'intentions, quand il faut un programme ecclésial des engagements.

On propose un répertoire de bonnes idées pour Occidentaux latins, isolés en pays musulmans, quand on a besoin d'un directoire valable pour l'Église et ses diverses structures d'inspiration oecuménique en Orient comme en Occident.

On propose enfin un code ecclésiastique de bienséances en terre d'Islam, quand il est de première nécessité de formuler clairement les problèmes de pensée, de vie et d'action que musulmans et chrétiens se posent les uns aux autres et pour lesquels il est urgent, dès le « premier pas », de dégager des principes en inventoriant les résultats déjà obtenus par les individus et les organismes qui s'emploient à répondre.

Si les auteurs du présent essai sont hors de cause, l'institution dont c'est, au bout de plusieurs années d'existence, la principale production en matière islamique, pourrait estimer que l'essai est à recommencer.

Croyez-moi, je vous prie, votre dévoué.

Y. M.


CHRÉTIENS ET MUSULMANS AU CONSEIL OECUMÉNIQUE DES ÉGLISES

Du 2 au 6 mars 1969 s'est tenue à Cartigny, près de Genève, une « consultation islamo-chrétienne », sous le. patronage de la commission «Foi et Constitution » du Conseil oecuménique des Églises.

Cette réunion faisait suite à une autre qui avait eu lieu à Genève du 4 au 7 mars 1968. Cette réunion préliminaire avait eu pour but de formuler des thèmes qui pourraient être traités entre musulmans et chrétiens. Trois rapports y avaient été présentés: l'un sur le problème fondamental du dialogue entre musulmans et chrétiens, par le Dr Karam Khella (Copte orthodoxe) ; le second sur la rencontre de l'islam avec le monde occidental en général et avec l'Église chrétienne en particulier, par M. Nabil Kassem (scholar musulman égyptien en séjour à Hambourg); le troisième par M.A.K. Golschani, qui présentait une lettre adressée à Paul VI par l'un des personnages les plus représentatifs du Pakistan moderne, Maulana Abul A'la Maududi. A la suite de ces communications et des discussions qui les ont suivies, il avait été décidé de réunir une autre conférence plus large, en lui assignant d'ores et déjà trois thèmes : la Parole de Dieu et la sainte Écriture, la religion dans le monde de la technique, des questions pratiques.

La Parole de Dieu et la sainte Écriture ont fait


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l'objet de deux communications, l'une du côté chrétien par l'archimandrite Georges Khodr (du Patriarcat grecorthodoxe d'Antioche et animateur du Mouvement de la Jeunesse Orthodoxe) et du côté musulman, par le Dr Beheshti (directeur du Centre islamique de Hambourg).

Pour ce qui est de la religion dans le monde de la technique, le point de vue chrétien a été présenté dans une conférence très élaborée par John B. Taylor (membre de l'Église anglicane ; Selly Oak Colleges, Birmingham). Par contre, la personnalité musulmane pressentie, soit le Dr H. Shamah, professeur à l'Université d'el-Azhar, a dû être empêchée en dernière heure de participer au congrès. Pour remplacer cet exposé, il a été alors demandé au Dr H. Mones et à M.D. Boubakeur, respectivement directeur de l'Institut égyptien d'études islamiques de Madrid et membre de l'Institut musulman de la mosquée de Paris, de faire sur ce sujet une communication improvisée.

Malgré la qualité des rapports présentés sur ces deux sujets, scripturaire et théologique, dans l'affrontement commun de l'islam et du christianisme avec le monde moderne, on peut dire sans la moindre intention de sévérité que de grands progrès n'ont pas été enregistrés dans les débats qui ont suivi. On sait en effet que de tels débats ne peuvent aboutir qu'après de longues préparations. Il est difficile d'autre part de les rendre vraiment fructueux sans une très grande connaissance de leurs positions respectives par les auteurs du dialogue.

Ce qui en 1968 était appelé «questions pratiques» est devenu en 1969 «possibilités et promesses du dialogue islamo-chrétien » et c'est ce thème qui a été traité en premier par deux Libanais, dont le Dr Hassan Saab,


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 213

professeur de sciences politiques à l'Université libanaise et à l'Université Saint-Joseph. (L'autre étant le signataire de ces lignes. Note de la rédaction.) Aussi ce thème devait-il marquer les travaux non seulement de la première journée, mais encore tout le déroulement du congrès, pour aboutir aux « interrogations » qui ont été élaborées à la fin de la conférence.

Parmi les possibilités du dialogue islamo-chrétien, on a envisagé, entre autres, la publication d'un volume sur christianisme et islam dans le monde contemporain. Il serait élaboré en commun par des chrétiens et des musulmans, à l'intention du grand public.

Il a surtout été demandé de faire appel à l'opinion chrétienne dans le monde occidental pour un règlement équitable du conflit palestinien. Il s'est avéré en effet que ce problème constitue à l'heure présente un obstacle majeur, non seulement en face du dialogue islamochrétien, mais encore du dialogue entre chrétiens, musulmans et juifs. Tous les musulmans présents à la session, d'accord avec les chrétiens d'Orient membres du colloque, devaient affirmer unanimement que le problème palestinien tel qu'il est généralement envisagé en Occident chrétien constitue un obstacle infranchissable au dialogue, tant que la conscience chrétienne en Occident ne revient pas sur ce qui leur semble un parti-pris politique unilatéral en faveur du sionisme israélien et, qui plus est, une perversion de la pensée théologique quand elle prétend encore trouver un fondement scripturaire aux revendications du même sionisme sur la Palestine.

D'ailleurs, ce conflit ne fait pas qu'opposer musulmans et chrétiens d'Orient à une large fraction de l'opinion chrétienne occidentale. Il manifeste également le


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fossé qui existe au sein du judaïsme international et dont la majorité a pris parti en faveur d'un Israël sioniste contre un judaïsme libéral qui envisage, aussi bien que les Arabes chrétiens et musulmans, la possibilité, voire la nécessité, de promouvoir une patrie palestinienne commune aux membres des trois communautés monothéistes, sur pied d'égalité.

Il a donc été convenu de lancer un appel à l'opinion non pas du reste sous forme de thèses ou de propositions, mais seulement d'interrogations. Dans la conjoncture actuelle, le peuple palestinien, après vingt ans d'exil et de déboires de toutes sortes, a repris conscience de lui-même et s'est engagé dans une lutte obstinée pour recouvrer sa patrie et ses droits. Ou bien l'Occident continue à soutenir la position d'un Israël juif dont les réfugiés sont exclus et où les Arabes qui s'y sont maintenus sont des citoyens de seconde zone; ou bien il contribue à promouvoir la Palestine démocratique et égalitaire proposée par la résistance palestinienne. Ce sont donc là les termes de la question posée. Mais, à vrai dire, l'Occident n'a pas le choix. Car s'il s'obstine à soutenir la position israélienne, les Palestiniens sont engagés dans une lutte sans merci jusqu'à la réalisation de leur objectif et il est assez démontré par les exemples de l'Algérie et du Vietnam qu'aucun mouvement de résistance armée dans le monde ne peut être réduit, par quelque puissance que ce soit.

Il faudrait donc veiller à faire faire au Proche-Orient l'économie d'une ou deux décennies de violence et de cette manière non seulement à préserver les chances d'une coexistence entre les trois communautés monothéistes en Palestine, mais à promouvoir un dialogue qui sera alors vraiment fructueux entre juifs, musulmans et chrétiens.


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 215

POSSIBILITÉS ET PROMESSES

DU DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN.

C'est non seulement un honneur pour moi, mais encore une joie de prendre la parole devant vous et mon premier devoir est de vous faire part des motifs de cette joie.

Au terme de plus de vingt ans d'intérêt porté à la cause de l'entente islamo-chrétienne, c'est la première fois en effet qu'il m'est donné de prendre part à une rencontre de ce genre. J'ai eu certes un grand nombre de contacts et de relations personnels avec des collègues et des amis musulmans que je considère parmi les plus précieux que Dieu m'ait accordés. En outre, il y a bientôt trois ans, nous avons pu participer à Beyrouth, sous l'égide du Cénacle libanais, à une série de communications sur l'islam et le christianisme, données tour à tour par des conférenciers musulmans et chrétiens qui constituent depuis comme un noyau vivant d'amitié et d'initiatives du même genre. Mais de même que cette réalisation du Cénacle dépassait ce que j'avais pu avoir jusque-là comme contacts et amitiés personnels, de même (je peux le dire sans offenser notre cher Cénacle libanais, ni les amis absents ou ici présents qui font partie du groupe constitué alors) la rencontre d'aujourd'hui dépasse notre initiative libanaise, dont elle est du reste une confirmation et une consécration.

Avant toutefois de pousser plus loin l'appréciation de l'événement que nous inaugurons en ce jour et de lui reconnaître les dimensions qu'il revêt dans notre espérance, je dois souligner une attitude préliminaire.

Ce qu'est notre rencontre et ce qu'on peut en attendre, nous le saurons seulement à la fin de cette session,


216 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

ou même plus tard, si Dieu le veut. Ce sont nos travaux et ce sont les suggestions de tous qui, avec l'aide de Dieu, donneront peut-être corps et âme à ce qui n'est à l' heure présente que projet et espoir. Aussi me tient-il à coeur d'insister sur ce point: Tout ce que je pourrai dire au cours de cette communication inaugurale (cela va sans dire, mais cela va aussi bien en le disant) ne préjuge en rien de réalisations subordonnées à la participation et à l'agrément de tous et de chacun. Je n'ai moi-même aucun titre pour faire quelque proposition que ce soit. Je ne suis pas le plus avancé en âge, et je compte parmi les moins doctes de cette assemblée, étant au sein de l'organisme qui nous accueille, comme un chacun, un hôte de passage.

Mais justement, pour honorer cette hospitalité, vous me permettrez, entre le projet de cette rencontre encore à son début et les réalisations dont elle sera peut-être le point de départ, d'exprimer plus qu'un espoir, un certain nombre de voeux répondant aux «possibilités et aux promesses du dialogue islamo-chrétien », pour reprendre les termes du sujet qui m'a été assigné.

Les voeux, on les exprime généralement à la fin d'un congrès, dans les discours de clôture et avec les remerciements d'usage. Du moment, comme je viens de le souligner, que je ne préjuge pas des résultats de nos travaux et que je parle sans qualité, mais confiant dans l'aide de Dieu et votre amitié, je vais me montrer en quelque sorte reconnaissant dès le début et exprimer des voeux qui ne soient pas, comme on dit, des voeux pieux.

Le premier de ces voeux, c'est justement celui qu'on exprime tout à la fin d'une session — par conviction, si on en a été satisfait, par politesse, si on l'a été moins —


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 217

c'est celui de se revoir. Je tiens en effet à le dire dès le début et quelle que soit la satisfaction retirée de ces journées de Cartigny, cette rencontre qui nous rassemble est du plus haut intérêt et il importe que chacun de nous fasse de son mieux pour qu'elle se renouvelle périodiquement.

Je me garde, quand l'événement lui-même n'est qu'en germe, de vouloir le couler déjà en institution. Aussi aurai-je soin que nos amis protestants ne m'accusent d'un certain travers catholique bien connu. Mais si l'événement se charge toujours de triompher de la pesanteur et des étroitesses de l'institution, pourquoi souhaiter que notre rencontre d'une fois soit entrevue, dès le moment de son inauguration, comme devant se renouveler ?

Je pense que, lorsque je vous aurai soumis les objectifs à réaliser, l'intérêt de cette périodicité sera mieux reconnu. Laissez-moi toutefois avant d'en venir à quelques-uns de ces objectifs, vous faire part d'une observation personnelle. Cette observation concordera d'ailleurs avec l'expérience de ceux d'entre vous qui ont l'habitude des congrès. Mon expérience, en tout cas, des rencontres de ce genre, est en somme assez décevante: les initiatives les plus intéressantes et les plus brillantes s'avèrent sans lendemain. Des idées lumineuses sont proposées, des projets prometteurs sont échafaudés. Mais une fois que les participants se sont dispersés et que les actes de la rencontre les ont suivis (si les actes sont communiqués) il n'en reste plus rien.

La cause de l'entente islamo-chrétienne a trop de prix à nos yeux pour qu'il puisse en être ainsi. Et pour être venus ici, comme certains l'on fait, de si loin, nous devons y croire profondément et vouloir que notre


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rencontre d'une fois devienne, pour porter ses fruits dans la persévérance, comme une référence permanente devant la conscience de nos coreligionnaires respectifs et l'opinion, une référence et une volonté assidue de réflexion commune et de coopération pratique.

Quels seraient alors les objectifs d'une rencontre islamo-chrétienne devenue périodique et dotée pour cela d'un organisme de liaison et d'exécution ?

Toujours sans dépasser les limites assignées à cet exposé préliminaire, mais pour couler les voeux en propositions concrètes qui feraient du dialogue islamochrétien quelque chose de réel et de bénéfique pour tous, voici quelque-uns des problèmes précis qui pourraient être soumis à une conférence islamo -chrétienne permanente.

J'ai déjà eu l'occasion plus d'une fois d'ébaucher le cadre général de ces problèmes, sous leurs aspects principaux: théologique, culturel, éducatif, social et politique. Lors des conférences du Cénacle libanais auxquelles je faisais allusion tout à l'heure, j'ai eu l'occasion de proposer, pour l'un ou l'autre de ces domaines, des mesures concrètes intéressant plus spécialement le Liban.

Dans le cadre qui nous est offert aujourd'hui et sans doubler ce qu'a proposé notre ami Hassan Saab, je me tiendrai entre les domaines généraux et les mesures particulières propres à un pays, et je chercherai à envisager avec vous certains de nos problèmes communs, suceptibles de recevoir une réponse au moins partielle dans le cadre et grâce aux efforts d'une rencontre comme la nôtre.

Je ne parlerai pas des problèmes théologiques ou


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 219

philosophiques, dont certains vont être abordés durant les jours qui viennent, me réservant seulement de faire à l'occasion une courte communication à propos d'une publication récente (al-Wâdî l-muqaddas, du Dr M. K. Hussein), et j'en viens tout de suite sur le plan culturel, l'une des questions qui me tiennent le plus à coeur, c'est la destinée de la langue arabe dans le monde contemporain.

Il y a certes des institutions innombrables qui, dans le monde arabe et musulman, se penchent sur le problème. Il y en a même dans les pays non arabes et non musulmans, qui font énormément pour inventorier et illustrer l'héritage de cette langue. Mais je considère qu'une collaboration islamo-chrétienne pour l'inventaire, la défense et l'illustration du domaine arabe, est seule capable d'honorer, comme il se doit, l'héritage arabe, tant chrétien que musulman, et de l'insérer dans le développement culturel d'aujourd'hui. Pour m'en tenir à la sphère dite occidentale, j'estime qu'après des siècles d'affrontement et de méconnaissance, la langue arabe doit devenir, dans la famille des langues sémitiques et au même titre, sinon sur le même pied que le grec et le latin, une source reconnue d'inspiration et de progrès. Un gros effort a été fait en Occident, en vue notamment des études bibliques, pour l'hébreu et poulie grec bibliques. J'ose avancer que la connaissance de la langue arabe comme langue du Coran et d'une partie non négligeable du christianisme, est précieuse au même titre pour l'inventaire du domaine chrétien, de même que le syriaque et le grec sont précieux, voire indispensables, pour l'inventaire du domaine philosophique et théologique, arabe et musulman.

Le problème de la langue arabe et de son développement ne serait que l'une des activités imparties à des


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centres culturels de recherche, d'enseignement et d'information générale, qui essaieraient de remédier pour le mieux à un problème plus général, aussi désagréable qu'épineux, celui du prosélytisme religieux, j'entends le prosélytisme chrétien en pays musulman, comme peut l'être un prosélytisme musulman en pays de tradition chrétienne, phénomène il est vrai plus rare.

Il est temps en tout cas d'opérer une conversion dans les esprits, les moeurs et, si possible, dans les institutions, modifiant de fond en comble ce mode de présence des deux communautés religieuses l'une à l'autre et transformant en organismes de compréhension mutuelle et d'entraide fraternelle ce qui aurait pu être conçu jusqu'ici comme organismes de pénétration, de conquête et de domination, toute liberté étant naturellement reconnue par ailleurs à chaque conscience de suivre la voie que Dieu lui propose par naissance ou par choix personnel. Je dirais alors que l'établissement d'un Directoire islamo-chrétien pour les centres culturels et religieux des uns et des autres, établis d'un commun accord chez les uns et les autres, serait l'un des rapports les plus précieux d'une conférence islamo-chrétienne permanente qui veillerait à son amélioration et à son application.

Passant du plan culturel au plan social, je remarque que le problème des minorités est une donnée humaine de la plus haute importance. Les minorités chrétiennes en pays musulmans sont connues depuis longtemps, quoique l'existence de telle ou telle d'entre elles, comme au Soudan, soulève un problème nouveau. Mais il y a aussi un problème nouveau de minorités musulmanes dans les pays de tradition chrétienne. Il y a, en particulier, des étudiants par centaines et des ouvriers par


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 221

milliers dans les pays d'Europe Occidentale et d'Amérique. Des initiatives heureuses et généreuses ont été prises pour les accueillir et les aider. Mais ces initiatives limitées et trop rares doivent se multiplier à la mesure des besoins grandissants. Il est important également que cela ne se fasse pas unilatéralement et que ce ne soit pas en particulier des chrétiens seuls qui prennent en charge étudiants ou ouvriers musulmans, mais que des organismes mixtes s'acquittent d'une tâche qui ferait alors beaucoup pour un rapprochement en profondeur. Empêchant que des éléments dynamiques ne soient irrémédiablement perdus pour l'islam au contact de la civilisation moderne, faire en sorte que les étudiants, future classe dirigeante dans leurs pays respectifs, mais aussi que les ouvriers qui rentrent chez eux après des années de labeur, deviennent les artisans les plus sûrs de la compréhension et de la coopération islamo-chrétiennes.

Je ne veux pas terminer cette ébauche de quelques objectifs pratiques et précis, proposés à un dialogue islamo-chrétien qui ne serait pas en parole, mais en vérité et en acte, sans en venir au dessein le plus important et le plus grave qui puisse solliciter à l'heure actuelle les consciences chrétiennes et les consciences musulmanes tout ensemble. Mon ami Hassan Saab l'a fait avec ferveur avant moi et je n'ajouterai rien à ses propos, bien que mon propos ait été conçu indépendamment du sien. Mais je considère que mon devoir le plus strict à l'endroit de cette conférence est d'apporter mon témoignage à ce sujet et donc de parler avec vous, même si je ne devais rien vous apprendre de


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nouveau, du destin de la Palestine, terre sainte et promise à tous les enfants d'Abraham.

Ce problème a été considéré sous tous ses aspects depuis plus de vingt ans qu'il se trouve posé d'une manière aiguë et sanglante et je ne prétends pas faire ici oeuvre de synthèse, même pas de ce que j'ai pu moimême proposer modestement à ce sujet. Aussi en parlant à des frères et à des amis tous au fait du drame, je voudrais faire part de ce qui me tourmenee d'une manière précise à l'heure actuelle et comme pousser un cri d'alarme.

Le 28 mai 1967, voyant la montée des périls et craignant une évolution des événements qui s'est malheureusement par trop vérifiée, j'écrivais à quelques correspondants français bien placés pour toucher l'opinion à Paris et dans le monde occidental et les adjurais de se faire les avocats d'une réconciliation dans le cadre d'une Palestine judéo-arabe, où juifs, chrétiens et musulmans seraient des citoyens à part entière, faute de quoi l'exclusion des uns par les autres mènerait à la pire des catastrophes.

Deux esprits parmi les plus éminents, que je ne nommerai pas, mais dont l'impact sur la conscience chrétienne est grande dans mon pays d'adoption et l'ensemble du monde catholique, m'ont répondu en substance: « L'idée d'une Palestine judéo-arabe est une utopie — et de toute manière, ce que nous voulons éviter maintenant, c'est un nouveau génocide du peuple juif».

Les événements qui ont suivi devaient montrer que la crainte d'un génocide du peuple juif en Moyen-Orient était surtout le fait d'une conscience occidentale complexée et transférant sa culpabilité sur le monde arabe —


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 223

alors que le sionisme n'était que le fer de lance de cet Occident vaincu sur ses terres coloniales, mais impénitent et rejetant ses victimes, transformées en bourreaux, sur leur prétendue terre ancestrale, par une opération dont le plus sûr résultat était le déracinement et le malheur de son peuple.

Telle était donc la situation à la veille de la guerre dite des six jours : non point un génocide des Israéliens en perspective, mais le monde arabe soumis une fois de plus à l'arrogance militaire d'un État soi-disant menacé d'étranglement et en fait capable de triompher de tous ses voisins « comme un éclair » — mais encore et surtout le peuple palestinien ajoutant un exode à un autre exode et une accumulation de misères à son malheur du siècle.

La situation n'est plus la même aujourd'hui et le cri d'alarme que je veux pousser n'est point pour demander pitié pour les réfugiés palestiniens. Ce peuple en effet s'est ressaisi et quelle que soit l'injustice qui lui est encore faite, il s'est engagé à fond dans un processus de libération dont l'issue ne peut faire aucun doute, si éloigné qu'en soit le terme. La résistance palestinienne donne tous les jours la preuve que, sur ce terrain comme partout ailleurs dans le monde, la volonté de libération d'un peuple est une force qu'aucune puissance ne peut juguler.

Mais alors voici la question posée et voici notre cri d'alarme: Cette résistance palestinienne préconise, comme nous l'avons toujours revendiqué, une patrie palestinienne ouverte à tous ceux qui l'habitent, sans distinction de race ou de religion et elle se déclare prête à tout sacrifier pour la réaliser—tandis qu'en face d'elle, le seul obstacle à cette réalisation est la volonté non d'un peuple mais d'une idéologie et la détermination


224 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

d'un régime et d'une équipe au pouvoir qui prétend faire de la même terre, sous couvert de promesse religieuse, l'apanage d'une seule race?

Que va faire dans ces conditions la conscience dite occidentale et d'inspiration chrétienne et quelle position va-t-elle prendre dans le conflit?

Si j'avais à écrire aujourd'hui à mes correspondants de la veille de la guerre des six jours je leur dirais quelchose comme ceci : Vous redoutiez alors le génocide du peuple israélien sans tenir compte du génocide à petit feu d'un million et demi de réfugiés palestiniens. Mais aujourd'hui vous auriez davantage raison d'avoir peur. Car la colère des opprimés s'est enflammée et la révolte des laissés-pour-compte, ces mustad'qfina bi-l-ard, dont parle le Coran après la Bible, est à son comble. Qu'allezvous donc faire? Prendre en considération leur revendication de justice, et, en vous faisant faire l'économie de dix à vingt ans de violence, contribuer à restaurer dans les plus brefs délais une patrie égalitaire pour tous ses enfants? Ou bien, sous prétexte de faire triompher les droits des élus sur les exclus, laisser ceux-ci réaliser la justice avec du sang et des larmes, vous obligeant, par la détermination jalouse du parti que vous supportez, à recueillir, à brève ou longue échéance, les épaves du sionisme, comme vous avez du recueillir celles de l'Algérie française ou celles du Vietnam dit du camp de la liberté ?

Voilà donc, chers frères et amis, la question posée et vous devinez sans peine le cri d'alarme qu'elle contient non sans mal. Aussi voyez-vous que, dans le cadre d'un dialogue islamo-chrétien, je ne le fais pas comme un chrétien s'adressant à des musulmans. Depuis le temps d'ailleurs que mon rôle revient à interpréter les


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 225

revendications de la conscience musulmane face à la conscience chrétienne, j'ai appris que le conflit n'était pas entre chrétiens d'un côté et musulmans de l'autre, mais entre certains chrétiens et musulmans d'une part et d'autres chrétiens et quelques musulmans d'autre part.

Aujourd'hui nous apprenons que le conflit est entre des consciences chrétiennes et musulmanes d'un côté et d'autres consciences chrétiennes et juives de l'autre. Ce conflit est même plus grave. Nous constatons qu'une conscience que j'appellerais occidentale et judéochrétienne est à ce point engagée dans une entreprise de type colonial, sous couvert d'humanitarisme et de destinée sacrale, qu'elle en vient à entraîner derrière elle l'ensemble des communautés religieuses auxquelles elle appartient. Je suis effrayé en particulier de remarquer que le judaïsme mondial, à des exceptions notables près, a épousé l'idée sioniste tout comme la chrétienté médiévale s'est engagée à fond dans la croisade, pour aboutir à la catastrophe que l'on sait.

Désignant donc le problème de la Terre Sainte comme le problème le plus important et le plus urgent qu'un dialogue islamo-chrétien est appelé à affronter, nous découvrons ainsi qu'un troisième interlocuteur lui est nécessaire et qu'une des sollicitations majeures de nos consciences musulmanes et chrétiennes revient à engager le dialogue avec ces consciences juives heureusement préservées de la contamination et conscientes du péril tout comme nous.

Aussi est-ce le dernier voeu que je voulais exprimer ici. Nous inaugurons nos travaux au lendemain du jour où le secrétaire général du COE entreprend une tournée dans tous les pays du Moyen-Orient. La correspondante à Genève d'un quotidien français du soir, pourtant

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226 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

reconnu pour son objectivité et son libéralisme, écrivait que Monsieur E. C. Blake ne saurait prêter attention au point de vue israélien, du moment que la conférence d'Uppsal ne recommandait rien de valable à cet égard, que l'influence de l'orthodoxie russe était prépondérante au COE, donc soumise aux Soviétiques, du moment enfin qu'il subirait de grandes pressions de la part de tous les patriarches d'Orient.

Je voudrais être sûr moi-même qu'en soulevant après mon ami Saab le problème de la Palestine, dans le cadre de cette rencontre islamo-chrétienne réunie par le COE, nous ne voulons exercer aucune espèce de pression. Nous aurons plutôt voulu montrer que le dialogue islamo-chrétien était déjà engagé et que sur une question vitale pour tous, les chrétiens le plus directement intéressés étaient d'accord avec les musulmans, le voeu de quelques-uns étant d'étendre le dialogue à d'autres chrétiens et, si possible, à des juifs religieux ou libéraux, non seulement pour éviter à nos peuples respectifs de nouveaux malheurs, mais encore pour contribuer à restaurer en Palestine les conditions d'un dialogue plus large, vraiment universel et intéressant, par delà même les peuples monothéistes, l'humanité contemporaine dans son ensemble. Je souhaiterais en particulier que le cours de nos discussions abordât à cet égard le problème posé à la conscience universelle par le recours à la violence.

Mais j'ai déjà abusé de votre attention et sans doute outrepassé les limites d'un simple exposé préliminaire, en multipliant les voeux et les perspectives de dialogue.

J'espère toutefois avoir emporté votre adhésion sur deux points: la multiplicité des intérêts vitaux qui militeraient pour l'instauration d'une conférence


CONTRIBUTION AU DIALOGUE 227

islamo-chrétienne permanente — et l'extension éventuelle de cette conférence à la troisième famille abrahamique, dans la recherche commune des esprits droits et des coeurs pacifiques à qui la Terre a été promise en héritage.



RECHERCHES

SUR LA PENSÉE CHRÉTIENNE

ET L'ISLAM



REMARQUES SUR LE CHRISTIANISME ET L'ISLAM

A PROPOS DE PUBLICATIONS RÉCENTES *

Monsieur le Président,

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

Mon intention étant de vous proposer « quelques remarques sur des publications récentes concernant les rapports entre le Christianisme et l'Islam », j'ai plusieurs raisons d'être bref.

D'abord le congrès se fatigue non seulement de ses travaux mais encore de ses festivités. D'ailleurs pendant que nous sommes en session, plusieurs de nos confrères ont pris sur eux le vertueux effort de faire l'aller-retour de Melbourne dans la journée pour visiter une exposition.

Ensuite, le sujet dont je dois vous parler, s'il ne présente aucun danger de subversion, n'en revêt pas moins quelques aspects désagréables et je ne veux pas vous soumettre ni me soumettre par contre-coup aux conséquences d'une séance mortifiante.

Enfin, je regrette que dans beaucoup de nos sessions peu de temps ait été laissé aux échanges. Si donc j'arrive à être bref, je voudrais non pas tellement répondre à vos questions (car, comme le dit Voltaire, il faut toujours

* Communication au XXVIIIe Congrès des Orientalistes à Canberra, séance du lundi 11 janvier 1971, section 1: Islam.


232 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

se méfier de la réponse spontanée, c'est la bonne et comme le constate aussi Rousseau, la meilleure vient toujours une demi-heure trop tard), mais bénéficier plutôt de vos suggestions et peut-être de vos interrogations personnelles. Car, comme vous allez le voir, cette communication n'a pas d'autre intérêt que de soulever, à propos d'analyses et de critiques publiées récemment, quelques interrogations de méthode et même d'intention directrice à propos d'un métier qui est le nôtre, en vue de son aggiornamento éventuel.

Les publications à propos desquelles je vais essayer de soulever ces interrogations sont nombreuses. Beaucoup en effet ont essayé dans les dernières décennies de faire l'inventaire des idées qui ont eu cours en Orient comme en Occident chrétiens, puis dans le monde moderne, sur l'Islam.

Pour la seule partie médiévale, cela m'a inspiré une thèse où j'ai dû m'arrêter à la chute de Constantinople, ayant noirci pour ce faire près de 600 pages. Je ne suis pas encore très avancé pour la période qui suit et le P. Anawati ici présent m'a devancé pour la période contemporaine par un long article de la Revue Thomiste. Mais les interrogations déjà soulevées par les études occidentales sur l'Islam depuis le XVIe siècle sont si variées et si importantes qu'il m'a paru utile de vous faire part sans attendre de certaines d'entre elles.

Qu'en est-il auparavant des publications médiévales? Vous avez sûrement lu des essais aussi brefs et suggestifs que celui de Southern, sur « Les visions occidentales de l'Islam au moyen-âge», ou aussi documentés et volumineux que celui de Norman Daniel, sur « L'Islam et l'Occident».


LA PENSÉE CHRÉTIENNE ET L'ISLAM 233

Pour l'Orient, les auteurs sont plutôt d'expression française. Je rappelle en particulier les travaux du Professeur Abel et ceux des frères Khoury, Théodore pour les Byzantins en général, et Paul, pour l'évêque de Sidon, Paul d'Antioche.

Je signale encore volontiers une oeuvre qui ne se présente pas comme purement scientifique, mais qui est pleine de suggestions. C'est L'Islamisme et la culture européenne de Malvezzi. Enfin, j'ai plaisir à rappeler qu'au début de mon travail, plusieurs notations normatives m'ont été fournies par le chapitre que le Professeur von Grünebaum a intitulé « Chrétiens et Musulmans », dans ses « Essais sur la nature et le développement d'une tradition culturelle en Islam ».

Or que peut-on tirer de ces recherches dont je ne peux vous signaler ici qu'un échantillonnage? Apparemment peu de choses pour la connaissance de l'Islam. Tout le monde s'accorde en effet à constater que tant en Orient byzantin qu'en Occident latin, la moisson est maigre et qu'une vision objective de la religion islamique fait généralement défaut.

Cette constatation d'ensemble doit toutefois être nuancée d'au moins trois manières:

1. D'abord la diversité des positions personnelles sous cette apparente et très négative uniformité ne laisse pas d'être frappante. En Orient par exemple, les oeuvres des Melkites, même quand elles sont rédigées en grec, doivent être soigneusement distinguées des oeuvres byzantines et celles-ci doivent l'être à plus forte raison des écrits jacobites ou nestoriens.

En Occident, autant de positions différentes que d'écoles théologiques ou d'ordres religieux. Il y a même


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des positions radicalement différentes au sein d'une même famille spirituelle et les Dominicains en savent quelque chose entre Ricoldo da Montecroce et Guillaume de Tripoli.

Seule donc une scolastique ignorante et décadente a pu faire croire jusqu'ici qu'il y avait une vision uniforme et comme un consensus de la pensée médiévale chrétienne sur l'Islam, fondant en quelque sorte une tradition à cet égard. Je crois pouvoir affirmer à la suite de ma longue et pénible excursion, qu'il n'en est rien et que jusqu'à présent la pensée chrétienne est en face du domaine islamique, non point certes comme devant un terrain vierge, puisqu'il a été parcouru en tous sens, mais qu'en raison des opinions les plus diverses, elle a les mains libres.

2. Deuxième constatation générale. Si la récolte est maigre en matière de connaissance de l'Islam par les chrétiens orientaux et occidentaux, il n'en est pas de même pour la masse des données où les deux religions et surtout les deux civilisations interfèrent, l'Islam exerçant sur l'Occident un attrait considérable. Or on ne peut ici que déplorer le fossé qui sépare encore les Médiévistes des Orientalistes islamologues, fossé qui semble se creuser encore de nos jours, malgré les efforts énergiques d'hommes des deux bords, pour délimiter des chasses gardées dans un domaine pourtant commun.

3. Troisième constatation générale enfin, concernant le moyen-âge. Si, malgré la maigreur des données, les positions sont diverses et qu'un immense champ est ouvert en matière d'interférences islamo-chrétiennes au plan des idées et des formes, on peut encore recueillir


LA PENSEE CHRÉTIENNE ET L'ISLAM 235

en matière de méthode une triple et très précieuse convergence :

a) Entre chrétiens et musulmans en effet et quelle que soit l'âpreté de la controverse, on est toujours d'accord pour se soumettre à la raison. Il y a chez les uns et les autres un culte fervent de l'intellect, culte d'autant plus remarquable qu'il s'agit de données révélées. Ne pouvant justement pas s'accorder en matière de magistère théologique, mais ne voulant pas davantage soumettre l'adversaire à ses propres critères dogmatiques, chrétiens et musulmans sont généralement d'accord pour se soumettre ensemble à la raison philosophique.

b) Chrétiens et musulmans sont également d'accord, quoi qu'il semble, pour soumettre leurs propres Écritures à la raison et par là même à la critique. Malgré l'étroitesse de l'approche et des vues qui s'en dégagent, les interlocuteurs ne se lassent pas de soumettre les textes sacrés à une investigation serrée et là encore, à laisser la raison finalement juge en la matière.

c) Enfin, chrétiens et musulmans font, au gré de cet examen critique et rationnel, leurs premiers pas dans le sens de l'histoire. Je fais ici allusion en particulier aux controverses en matière d'apparition de l'Islam après le Christianisme et de révélation du Coran après la Thora et l'Évangile, ce qui, selon l'Islam, doit faire du Coran une Loi plus parfaite. Eh bien, cette considération par les chrétiens de la Loi plus ou moins parfaite me semble être la première amorce d'une histoire et, en conséquence, d'une théologie des religions.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le résultat des publications récentes, en matière d'examen de


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l'Islam par les auteurs chrétiens médiévaux. Il y aurait en particulier à s'interroger sur les motivations profondes qui ont amené les chrétiens à lutter âprement contre l'Islam. Je crois avoir pu établir pour ma part que l'attrait a joué dans cette opération beaucoup plus que la répulsion et que ce n'est pas par mépris ni par haine que les chrétiens se sont opposés farouchement à l'Islam. Ce sont plutôt des clercs et certains hommes politiques qui ont senti à quel point un attrait était exercé sur les jeunes chrétiens et sur l'intelligentsia occidentale par la religion et la civilisation nouvelles. C'est alors la raison profonde pour laquelle ils en ont donné l'image la plus noire en vue de provoquer une réaction d'auto-défense et d'éviter une crise d'identité dans la Chrétienté et l'Europe médiévales.

Mais je ne dois pas m'aventurer trop loin en ce domaine et je résume ainsi cette première partie de mon exposé :

Si, d'après les bilans récents, la connaissance de l'Islam au moyen-âge est maigre, le domaine des interférences islamo-chrétiennes est des plus riches et il reste inexploré de par la séparation factice entre Orientalistes et Médiévistes; — les opinions chrétiennes au sujet de l'Islam sont des plus diverses et la pensée chrétienne est libre de toute position ou proposition faussement dogmatisante à cet égard; — en revanche, on repère dans le fatras de la polémique des pistes de recherche toujours valables, savoir : le critère dernier de la raison philosophique, la critique textuelle des Écritures inspirées et le sens de l'histoire en matière de théologie des religions.


LA PENSÉE CHRÉTIENNE ET L'ISLAM 237

Qu'en est-il, en comparaison, de la connaissance de l'Islam en Occident dans les Temps modernes et à l'époque contemporaine?

S'il faut en croire ici la masse encore plus imposante des publications qui pullulent à ce sujet, nous assisterions à un passage de la nuit au plein jour et de l'âge de l'ignorance au siècle de la lumière. Pour ce qui est de l'Orientalisme en particulier (mais où commence l'Orientalisme?), l'innocence des chercheurs confine au simplisme et nous sommes invités à croire que non seulement la science a enfin fait son apparition en matière de connaissance de l'Islam pour les non-musulmans, mais que les musulmans eux-mêmes ne peuvent plus connaître l'Islam sans passer par la science orientaliste.

Je pousse à dessein l'expression de ces excès d'autosatisfaction pour introduire les réactions qui n'ont cessé de se faire jour en Islam à cet égard et qui trouvent à l'heure actuelle des partisans parmi les chrétiens et, fort heureusement, parmi les Orientalistes eux-mêmes. Je veux ici faire allusion en matière de publications récentes, aux articles d'un Michel Barbot dans Orient ou d'un Anouar Abdel-Malek dans Dîogène, comme à ceux d'un Tibawi en matière d'« English speaking Orientalists », suite d'articles parus dans Muslim World et enfin, pour ne citer que celui-ci parmi les jeunes penseurs musulmans nord-africains, les propos d'un Abdallah Laroui sur l'Orientalisme dans son Idéologie arabe contemporaine.

Je m'empresse de dire que, si je m'intéresse de près à ces réactions, je ne partage absolument pas l'ensemble des critiques et des griefs dont certains auteurs, jeunes pour la plupart, accablent la science orientaliste.


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D'abord comme Libanais je suis opposé par tempérament à toute position catégorique, de refus comme d'acceptation. Comme Libanais et comme Arabe, je suis culturellement prédisposé aux interférences et aux greffes qu'une culture étrangère peut pratiquer sur notre tronc original. Enfin, comme Libanais, comme Arabe et comme ami de l'Islam tout ensemble, je suis sensible aux valeurs d'hospitalité beaucoup plus qu'aux ressentiments xénophobes et à moins d'une mauvaise foi déclarée, je ne suis pas enclin à refuser aux nonArabes et aux non-musulmans le droit de s'intéresser à nos affaires et de nous enrichir de leurs investigations, comme ils en sont eux-mêmes enrichis dans le sens d'une convergence culturelle universelle. C'est même le signe d'universalité de l'héritage arabe et islamique que de pouvoir être ainsi inventorié par des étrangers et, quoi qu'en pense Laroui à ce sujet, y trouver tout à fait justement, la solution de leurs propres problèmes, qui n'en sont pas moins des problèmes universels.

Je dois toutefois remarquer, et ce sont ici des observations que je glane dans les interrogations des Orientalistes eux-mêmes (je réfère en particulier à tel article de Jacques Berque qui fait déjà, dans Ibla de 1957, une sorte de naqd dhâtî), que les motivations de la science orientaliste sont aussi variées et parfois aussi ambiguës que les expressions médiévales intéressant l'Islam. J'en préjuge qu'une étude sérieuse de ces motivations s'impose à l'heure actuelle, si on veut dégager la science orientaliste de ses ornières et l'engager sur des voies nouvelles.

J'entrevois en particulier trois de ces motivations et comme autant de mobiles internes qui ont donné à l'Orientalisme sinon sa portée véritable, du moins sa


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vitalité et même une combativité qu'on ne saurait nier. C'est, au début, le goût de l'exotisme et ce qu'on peut appeler le rêve de l'Orient qui est connaturel à toute âme bien née, en Orient comme en Occident. Mais ce sont aussi très vite, en accord avec ce premier mobile sentimental et quasi innocent, les deux propos très assurés de l'expansion coloniale et du prosélytisme missionnaire.

Or si le rêve toujours renaissant de l'Orient ne semble plus avoir cours à l'heure actuelle que dans les voies très macadamisées du tourisme international, le nerf prosélyte de la mission et la volonté politique d'expansion coloniale sont pour le moins stoppés sinon brisés.

Que reste-t il alors à l'Orientalisme dans ce constat d'échec, sinon de désastre, où sur les ruines du colonialisme et du prosélytisme, ne flottent plus apparemment que les lambeaux d'un rêve oriental évanoui? La science bien sûr et cette volonté fondamentale de connaître, qui est l'apanage de tout intellectuel, apanage d'autant plus précieux qu'il est privé de tout avantage matériel et de toute satisfaction personnelle. Mais s'il est vrai que l'Orientalisme se replie sur ce stoïcisme scientifique dans l'échec de ses motivations romantiques, religieuses ou politiques, est-il bien sûr que sa fibre scientifique elle-même n'est pas rongée par quelque ver caché?

Je veux référer ici à deux des études les plus intéressantes qu'il m'a été donné d'inventorier dans les recherches historiographiques récentes sur la pensée occidentale concernant l'Islam. La première est encore inédite. C'est une vue générale proposée par Maxime Rodinson. Dans un exposé non moins développé et


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déjà paru dans Middle East Studies en 1967, Albert Hourani intitule le très vaste exposé par lequel il rend hommage à Sir Hamilton Gibb : L'Islam et les philosophes de l'Histoire. Or l'intérêt supérieur de cette étude, à mon sens, est de montrer que, comme la vision de l'Islam était subordonnée au moyen-âge à la croyance du chercheur ou au système théologique du polémiste, il y a en Europe moderne et en Amérique contemporaine, autant d'approches soi-disant savantes du domaine islamique que de positions philosophiques, pour ne plus dire politiques. Ainsi, lorsque tel Orientalisme a été imprégné par Kant, il est vite remplacé par les adeptes du positivisme selon Auguste Comte, en attendant que les héritiers de celui-ci aient maintenant bien du mal à se frayer un chemin au milieu des troupes montantes des disciples de Marx et d'Engels.

Que tirer de ces constatations dont je vous prie d'excuser l'aspect fragmentaire et apparemment improvisé, mais non, croyez-le, provoquant? Visant dans un exposé rapide, comme je l'ai justifié au début, à porter notre attention non sur telle ou telle acquisition de nos recherches, mais sur la manière d'ensemble dont nous envisageons la totalité du domaine islamologique, je crois avoir simplement essayé d'illustrer devant vous une conviction, avant de proposer, pour terminer, une axiomatique et de l'illustrer par un exemple.

La conviction que je voudrais vous avoir fait partager est la suivante. Je dois être d'ailleurs assez naïf pour ce faire, s'il est vrai que la plupart d'entre nous en sont là. Mais aux naïfs d'enfoncer de temps en temps


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des portes ouvertes, si derrière la porte on tombe encore sur les murs impassibles des systèmes.

Si l'on ne peut pas parler d'Orientalisme en crise, il semble qu'il faille prendre conscience d'un malaise profond de l'Orientalisme et estimer que ce malaise n'a pas à être diagnostiqué et encore moins traité par les Orientaux, mais par les Orientalistes eux-mêmes. Peut-être d'ailleurs que cette oeuvre pourrait être faite en vue du Congrès du centenaire, pour que cet âge vénérable ne soit pas fatal au mouvement et que la célébration en question ne se transforme pas en cérémonie funéraire.

Ce malaise de l'Orientalisme pourrait d'ailleurs n'être qu'un aspect d'une crise interne plus profonde qui est celle même de la conscience occidentale en quelque sorte atomisée et à l'heure présente divisée sur elle-même. Mais cette conscience est loin pour sa part de se considérer comme moribonde et nous sommes témoins d'une éclosion nouvelle de son intusception de l'univers. Au sortir de l'ère coloniale et sans plus de nostalgie pour un Orient de rêve, son axiomatique me semble être d'abord et essentiellement de participation. Ce maître mot est le dernier de la trajectoire prestigieuse d'un Charles de Gaulle, à laquelle n'a pas manqué, sur ce point, la lueur tragique de la défaite. Il correspond au refus de l'homme de science comme de l'homme d'Etat, de considérer les hommes qui ne sont pas nativement les siens mais qui l'attirent comme des animaux étranges et d'en établir une science d'entomologiste, mais de les choisir comme des compagnons d'aventure engagés dans une même communauté de destin.

Pour le domaine religieux en tout cas, il serait temps de mettre un terme à une certaine manière de

III -16


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parler des choses de la foi, pareille à ceux qui s'évertuent à parler de poésie en auteurs ennuyeusement prosaïques, ou de traiter de la musique en se bouchant délibérément les oreilles. La science la plus authentique ne saurait toucher au feu sans s'y brûler quelque peu, ni s'essayer à voler, sans y laisser des plumes. Sans jamais dépasser les normes de la stricte objectivité, ni outrepasser une pudeur encore plus nécessaire en ce domaine qu'en tout autre, il semble qu'il n'y ait plus de science possible de la religion ni donc d'Orientalisme islamologique, sans une participation, en quelque manière que ce soit, aux interrogations des musulmans eux-mêmes, au sein de l'univers religieux contemporain.

Estimant pour sa part qu'il n'y a point de participation sans transfert de la douleur, par voie de substitution volontaire au destin tragique de l'autre, dans son être le plus démuni, Louis Massignon parlait, pour sa part, de « science de la compassion » et je terminerai, pour tout résumer, en glosant légèrement l'un de ses propos favoris: «Je ne suis pas un arabisant, disait-il; j'ai voulu accomplir mon destin (de savant) en me rendant à mon voeu d'arabisé».


POSITION DE THÈSE... *

Cette étude est une préparation à un travail plus étoffe, objet de la thèse principale de l'auteur. Il porte sur les opinions chrétiennes concernant l'Islam à l'époque contemporaine. Ces opinions émergent principalement des temps modernes et notamment de l'orientalisme, pour voir leur consécration dans l'oeuvre majeure de L. Massignon et la déclaration du IIe Concile oecuménique du Vatican sur les religions non chrétiennes.

Néanmoins, la prospection systématique à laquelle l'auteur s'est livré dans le présent volume consacré aux opinions médiévales, n'a pas manqué d'être fructueuse. Cette prospection a été entreprise primitivement en vue de déblayer le terrain et de procéder à l'analyse des opinions plus récentes, seules réputées scientifiquement fondées. Mais il s'avère que le sentiment courant selon lequel la tradition chrétienne médiévale s'est livrée à un dénigrement systématique de l'Islam, comme du reste de toute autre religion, est dénuée de fondement. Tant en Occident latin qu'en Orient chrétien plus d'un auteur a donné de la religion islamique et de son fondateur une présentation positive, voire parfois élogieuse. D'autre part, les condamnations théologiques qui

* Introduction à l'histoire de la pensée chrétienne concernant l'Islam, des origines à Vatican II, bilan des recherches; lre partie: Des origines à la prise de Constantinople.


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émaillent la majorité des oeuvres sont loin d'avoir été sereinement analysées et correctement évaluées. En traitant l'Islam de la même manière que les disciplines chrétiennes hétérodoxes et en le plaçant sur le même pied que le Judaïsme, ces condamnations parfois très sévères posent en fait le problème de l'appartenance réelle de l'Islam aux « religions du Livre ». Enfin, tranchant avec les oeuvres polémiques et les théologies dites de la croisade armée, les oeuvres de « dialogue » sont les plus marquantes, en Occident et en Orient, tant byzantin qu'arabe.

Pour prospecter un domaine très vaste, l'auteur a fait le bilan des recherches les plus récentes. Il a notamment inventorié pour l'Orient chrétien, les oeuvres de Abel, Argyriou, Anawati, Bijlefeld, Dick, Graf, C. Haddad, Hajjar, Paul Khoury, Théodore Khoury, A. Périer, etc.; pour l'Occident, les études de d'Alverny, Bijlefeld, Basetti-Sani, Cabanelas, Castro, Daniel, de Epalza, de Gandillac, Gasbarri, von Grûnebaum, Henninger, Kritzeck, J. Leclercq, Mérigoux, Monneret de Villard, Malvezzi, Pellat, Riedmair, Rodinson, Roques, Sugranyes de Franch, Southern, etc.. Aucun de ces auteurs n'avait toutefois tenté jusqu'ici la vue d'ensemble proposée dans le présent volume, ni cherché à dégager le spécifique des positions inventoriées, du point de vue de la pensée théologique, en les débarrassant autant que possible de leurs affectations politiques et culturelles, voire sentimentales. C'était en effet l'objet précis de la présente enquête que de réévaluer la tradition chrétienne à ce niveau.


CHAPITRE DE CONCLUSION

Ayant entrepris de dresser le bilan des recherches consacrées à la pensée chrétienne en affrontement avec l'Islam, et venant à en donner une première vue d'ensemble au terme de la période médiévale, nous avons pensé non seulement faire preuve de probité, mais encore servir davantage la recherche, en désignant d'abord les lacunes de ce bilan. Nous n'en serons que plus libre pour dégager, dans une deuxième partie, les principales acquisitions; puis en venir, dans un troisième paragraphe, aux raisons véritables qui ont donné à cette oeuvre son caractère polémique; et enfin, quatrième et dernière tranche de cet exposé, pour dégager un certain nombre de lois ou de constantes de la littérature chrétienne médiévale intéressant l'Islam, lois ou constantes susceptibles d'éclairer un dialogue futur.

Il va sans dire qu'en s'en tenant à la seule période médiévale fixée symboliquement à la chute de Constantinople et bien qu'embrassant tout l'héritage chrétien, tant en Orient selon ses diverses familles qu'en Occident, le bilan ici proposé n'est que provisoire. La suite de nos recherches sur les temps modernes et la période actuelle doit non seulement nous apporter des éléments nouveaux, mais encore infléchir peut-être telle ou telle conclusion que nous croyons pouvoir avancer provisoirement à partir de la période médiévale.


246 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

I. LAGUNES

Voici donc ce qui nous semble manquer tant aux recherches que nous avons pu analyser qu'à notre propre compte rendu:

1. Les apports des controverses chrétiennes à la pensée musulmane et, réciproquement, les apports de la controverse islamique au christianisme. La première partie de ce volet appartient naturellement à une histoire de la pensée musulmane concernant le christianisme, que nous avons cru devoir être plutôt le fait d'un chercheur musulman. Ce sujet d'ailleurs ne serait pas entièrement neuf et nous avons signalé au passage l'oeuvre de C. H. Becker qui l'a inauguré. En revanche, les apports de la controverse islamique à la pensée chrétienne pourraient faire l'objet d'un travail presqu'entièrement original. Si la controverse chrétienne avec l'Islam nous paraît en effet négative, son apologétique mériterait une plus grande attention, non pas tant dans sa portée à l'endroit de l'Islam que dans la mesure où l'attention à l'Islam amène la pensée chrétienne à mieux se préciser pour elle-même. Il y a en tout cas une question intéressante qui mériterait réponse: dans quelle mesure les divers auteurs dits monophysites ne sont pas entrés dans l'orthodoxie chalcédonienne en expliquant l'être du Christ, Dieu et homme à la fois, à leurs interlocuteurs musulmans?

2. Ce sont justement ces Églises dissidentes qui émergent dans ce chapitre des lacunes. On peut dire que les recherches entreprises en matière de conflit islamo-chrétien donnent encore à penser, comme pour l'ensemble de l'histoire de l'Église, que c'est une affaire entre Grecs et Latins. Nous soulignons donc une certaine


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négligence où sont tenues les Églises de langue syriaque en général et l'Église de l'Orient en particulier, c'est-àdire les Nestoriens. Qu'on ne se méprenne toutefois pas sur cette constatation qui est faite ici sans parti pris. Nous ne sommes nullement partisan de la théorie qui voudrait que le dialogue des Grecs et des Latins avec l'Islam ne puisse qu'échouer et que c'est aux Sémites en général, et plus particulièrement aux adeptes d'une culture araméenne, qu'il reviendrait de ressortir de cette impasse. Nous précisons au contraire, au chapitre des principales acquisitions, l'exemplarité des Églises chalcédoniennes, melkite, byzantine et latine, nonobstant les erreurs de leur optique islamologique, et jugeons par ailleurs que le dialogue des Églises dissidentes avec l'Islam était condamné à l'avance, parce qu'il était entrepris en dehors de l'orthodoxie doctrinale et n'engageait pas la catholicité de l'Église. Enfin, il serait bien naïf de penser qu'il puisse y avoir un dialogue entre « Sémites » dont le véhicule de choix ne serait pas la philosophie grecque transmise aux uns par les autres.

3. La remarque faite au plan des Églises est aisément transposable au plan de leurs langues liturgiques et culturelles respectives. Nous soulignons donc en comparaison des études nombreuses et parfois exhaustives consacrées aux textes grecs et latins concernant l'Islam, la carence des analyses consacrées aux textes en langue syriaque, en copte ou en géez, en arménien et en géorgien. Cette carence est telle que les spécialistes de ces langues ont avoué nous être de peu de secours en une matière où en est encore à des indications générales.

4. Soulignons du même coup que l'arabe est après tout la langue principale de l'héritage chrétien en conflit,


248 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

en attendant de l'être en dialogue, avec l'Islam. Tant pour le fond des controverses que pour leur forme, il nous semble que c'est en arabe qu'ont été rédigés tant par des orthodoxes que par des dissidents, les textes les mieux susceptibles encore d'être repris. Mais si nous exceptons les travaux de Périer et de Haddad pour les Jacobites, ceux de Delly pour Elie de Nisibe, de Michel Khouzam pour Ibn Kabar et de Paul Khoury pour Paul de Sidon, on peut dire qu'une étude d'ensemble de la littérature arabe chrétienne concernée par l'Islam est encore à faire.

5. Soulignons à cet égard le fait particulier qu'on n'ait pas encore étudié jusqu'ici le petit texte arabe attribué à saint Jean Damascène, que nous avons relevé dans la liste de Th. Khoury, et qu'on n'ait pas davantage à portée de la main tel traité important sur le prophétisme attribué à Ibn al-Mahrûma, ni un texte apparemment aussi intéressant que Vatican ar. 162, signalé d'après Graf dans notre liste de textes monophysites anonymes. Toujours pour l'arabe, notons encore que rien ne semble, malgré la masse des recherches consacrées à cet auteur, mettre sur la piste des textes arabes de Ramon Lull, pour ne pas parler d'autres auteurs latins ou byzantins qui auraient fait l'effort de se mettre à la langue du Coran et se faire ainsi entendre de l'Islam.

6. A propos de Ramon Lull, notons au plan des langues, l'importance insuffisamment dégagée, nous semble-t-il, du catalan et par la même occasion, du phénomène d'émergence des langues occidentales modernes, à partir de cette période d'intérêt intense porté à l'Islam. Si de très nombreuses études ont été consacrées à l'influence probable de l'héritage islamique sur


LA PENSÉE CHRÉTIENNE ET L'ISLAM 249

la littérature des troubadours, il nous semble qu'un travail analogue est encore à faire pour l'oeuvre de Ramon Lull d'un point de vue proprement littéraire, tout comme pour la Divine Comédie de Dante, Miguel Asin n'ayant fait à cet égard qu'ouvrir une piste. Mais ici nous ne pouvons que rappeler le fossé qui sépare encore médiévistes et orientalistes.

7. Au chapitre des familles d'auteurs qui ont déjà été largement étudiées, remarquons qu'un certain nombre, et non des moindres, n'ont pas retenu suffisamment l'attention des chercheurs, au point que notre exposé n'a pu que les mentionner. Rappelons, à titre d'exemple, la Contrarietas Alpholica, Pierre Alphonse, Oliverius, Pierre Dubois et Joachim de Flore dans le domaine latin; et, dans le domaine grec, Photius, Grégoire Palamas, Samonas de Gaza, Scholarios et surtout l'empereur Jean VI Cantacuzène. Complétant cette remarque, notons que les éditions et les traductions des auteurs les plus étudiés comme Manuel II ou Ricoldo, laissent beaucoup à désirer.

8. A propos de traductions, signalons un problème dont la solution paraît à portée de la main, mais qui n'a toutefois pas été étudié à notre connaissance: comment expliquer le peu d'intérêt porté par les chrétiens et notamment par les Latins aux oeuvres islamiques proprement dites, c'est-à-dire celles d'ordre religieux et théologique, en comparaison de l'intérêt majeur porté aux traductions des sciences et de la philosophie musulmanes ? Nous avons posé notamment ce problème à propos de saint Thomas, qui semble n'avoir rien appris des théologiens musulmans, quand il se recommande de ces mêmes auteurs en tant que philosophes. Mais ce


250 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

même problème peut être posé à propos de nombre d'autres grands scolastiques.

9. Revenant à l'oeuvre des plus grands auteurs largement étudiés et plus ou moins convenablement édités et traduits, il semble bien que pour certains, et non des moindres, on n'ait pas encore saisi la portée exacte de leur pensée intéressant l'Islam. On a vu dans le chapitre consacré à Dante les très nombreuses études qui discutent des possibilités de l'inspiration islamique de la Divine Comédie, pour aboutir finalement à des conclusions positives. Mais on ne peut guère dire qu'on ait dégagé pour autant la signification que cette oeuvre accorde à l'Islam et à son fondateur. Les quelques lignes que nous avons hasardées nous-même sur ce sujet nous paraissent déjà caduques au terme de notre enquête et nous allons encore les étayer ci-dessous. Mais il est bien certain qu'elles ne pourraient être reprises avec fruit que dans une étude d'ensemble sur la formation et l'oeuvre du grand Florentin. Il semble bien d'autre part que Ramon Lull soit l'un des auteurs les plus favorisés dans les recherches contemporaines, puisque sa seule bibliographie occuperait un volume. Mais comme nous l'avons signalé pour ses oeuvres arabes, qui n'ont pas encore livré de trace, il faudrait croire dans l'état actuel des recherches, qu'il a emporté dans son zèle à convertir l'Islam, le secret de sa pensée à son égard. Enfin rappelons qu'à part l'essai suggestif de Jolivet, le Dialogue d'Abélard mériterait une meilleure étude dans l'ensemble de son oeuvre et de son aventure, si du moins on osait imaginer que l'Abbé du Paraclet eut trouvé meilleur accueil en Islam qu'à Saint-Gildas du Rhuys!

10. Nous avons déjà déploré, pour l'ensemble de


LA PENSÉE CHRÉTIENNE ET L'ISLAM 251

l'oeuvre franciscaine, le manque d'une présentation de synthèse et, dans l'école bénédictine, relevé, sans pouvoir l'expliquer, le secret du refus de saint Bernard invité par Pierre le Vénérable à disserter sur l'Islam. Dans l'école dominicaine, un autre secret nous paraît encore inviolé au terme de cette enquête: c'est ce que l'on peut appeler le retournement de Ricoldo da Montecroce entre son Itinerarium et le Contra Legem. Comment expliquer que cet homme qui dit tant de bien des musulmans finisse par dire tant de mal de l'Islam? Certes, lui-même se demande bien comment une loi aussi impie gouverne des gens si pieux? Mais ce problème posé par l'auteur ne résout pas, il faut bien l'avouer, le problème que nous nous posons à son sujet. Est-ce son désespoir après la prise de Saint-Jean d'Acre, dernier bastion croisé en Orient, qui l'aurait exaspéré? A-t-il voulu faire oeuvre « missionnaire » et dire tout le mal possible de cette loi qui gouverne ceux qu'il lui tient à coeur de faire convertir? Est-ce plus communément le désir de rallumer la flamme bien éteinte, après le désastre, de nouvelles croisades ?

11. Puisque nous l'avons particulièrement souligné à propos de Ricoldo, rappelons qu'un des domaines qui restent à inventorier et qu'on peut considérer comme une lacune majeure dans le domaine des études que nous avons dépouillées, c'est celui des influences réciproques. On n'a certes aucun doute concernant l'influence négative que Ricoldo a exercée non seulement en Occident sur Nicolas de Cues et plus tard sur les Réformateurs, mais encore en Orient, grâce à la traduction de son oeuvre par Cydonès. Mais un problème comme celui de l'influence de Guillaume de Tripoli


252 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

sur Ricoldo reste ouvert, dans les termes pourtant très affirmatifs de la note personnelle que nous a adressée M. Riedmair. On peut dire en tout cas que le réseau général des transmissions d'informations et d'opinions sur l'Islam entre l'Orient et l'Occident est loin de pouvoir être encore cartographie.

12. Néanmoins, nous croyons, au terme de ces constatations lacunaires, tirer deux conclusions:

a) Le travail que nous venons de désigner appartient davantage, comme nombre d'autres lacunes à combler, à l'histoire proprement dite des relations entre l'Islam et la chrétienté, où le jeu des influences d'opinions « théologiques » n'est qu'un aspect. Nous faisons donc le voeu que cette histoire soit écrite dans ce qu'elle a de spécifique. L'histoire du sentiment religieux y composerait, autour des opinions proprement dites, une zone de lumière susceptible de mieux les éclairer, tout comme la praxis des relations quotidiennes entre chrétiens et musulmans au moyen-âge.

b) Si la cartographie des influences réciproques, l'histoire du sentiment religieux et la praxis des relations quotidiennes doivent contribuer à éclairer davantage les opinions d'ordre religieux, émises par l'Orient et l'Occident chrétiens, au sujet de l'Islam, nous n'estimons pas que cela doive apporter plus que des nuances d'appréciation. C'est ce qui fait que, malgré la constatation des lacunes que nous venons de dresser et des desiderata de recherches supplémentaires qu'elles appellent, nous croyons pouvoir présenter un certain nombre d'acquisitions positives qui vont maintenant être l'objet principal de ce chapitre de conclusion. Nous le croyons d'autant plus sincèrement que nous constatons


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avoir nous-même changé d'opinion entre le début et la fin de cette enquête. Après l'avoir entreprise, à vrai dire sans trop y croire et comme par devoir scientifique, dans le seul but de mieux mesurer l'originalité de la période contemporaine et ses apports positifs par rapport à treize siècles d'incompréhension et de luttes stériles, nous devons bien avouer que notre peine a été payée de retour et que la moisson que nous avons récoltée est loin d'être aussi ingrate que nous l'escomptions. C'est à telle enseigne que nombre d'aspects négatifs, sans cesser d'être tels, révèlent désormais pour nous une signification nouvelle, comme nous essaierons de le montrer au paragraphe des motivations.

II. ACQUISITIONS

Rapportant le jugement de Reland sur les polémistes byzantins, le P. Palmieri écrit : « Il se moque du zèle faux et loquace des Graeculi qui, bien que vivant au milieu des mahométans, négligeaient d'étudier leur doctrine, d'apprendre leur langue, etc.. et recherchaient toutes sortes d'absurdités et d'inepties pour confondre leurs adversaires ». Passant ensuite aux Latins, le P. Palmieri écrit lui-même: «Les théologiens de l'Occident traitèrent le Coran et son auteur avec plus de sans-gêne encore que les théologiens de Byzance. Ils donnèrent libre cours à leur imagination pour accabler la religion du Prophète d'injures les plus grossières et attirer sur lui la risée et la haine du monde chrétien ».

Ce jugement d'un auteur qui par ailleurs est loin d'être tendre pour l'Islam, en dit long sur la valeur de la polémique chrétienne, tant byzantine que latine, quand elle prend pour cible la religion du Coran. Aussi


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avons-nous tenu à le rappeler pour mieux maintenant faire ressortir l'aspect positif de cette littérature. Sans porter du reste sur elle un jugement de valeur proprement dit, nous croyons qu'il se dégage des recherches les plus récentes quelques données acquises une fois pour toutes et qui sont, pour le penseur religieux, de la plus grande portée.

Faisant pendant à ce que nous avons signalé en matière de lacunes, il convient maintenant de montrer que les recherches sur la pensée chrétienne en face de l'Islam ont bien désigné, malgré le sort injuste fait aux chrétiens dissidents, leur importance relative dans l'interdépendance de toutes les familles chrétiennes, au sein des grandes périodes de leurs rapports avec l'Islam. Nous devons certes rappeler ici le procès intenté au passage aux deux grandes oeuvres du professeur Abel et de Théodore Khoury. Pour celui-ci nous avons noté comment il a mélangé, sous prétexte de littérature communément rédigée en grec, entre Byzantins et Melkites. Pour ce qui est du professeur Abel, il semble bien, notamment d'après sa présentation d'ensemble faite au congrès des orientalistes de Bruxelles, que le dialogue oriental entre les chrétiens et les musulmans ait été entrepris surtout par les Byzantins, s'adressant directement aux Califes et à leurs écrivains attitrés. Dans cette synthèse, les dissidents paraissent tenus pour partie négligeable.

Il nous semble que le problème est plus complexe et qu'en-dessous de la controverse du christianisme avec l'Islam, c'est une sorte de drame intérieur au christianisme que les recherches nous permettent de mieux reconnaître. On pourrait le résumer en disant qu'une « lutte de classes » entre les chrétiens sous les Byzantins,


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en somme une lutte entre chrétiens « impérialistes » et «indigènes» — si ces désignations ne sont pas trop modernes — est transformée, sous les Omeyyades et les Abbassides, en lutte entre « nations ». Les « nations » chrétiennes polémiquent certes avec l'Islam, mais malheureusement elles ne cessent de polémiquer entre elles. Si donc pour nombre d'esprits, l'invasion de l'Islam fut un désastre pour la chrétienté, nous partagerions volontiers le point de vue limité à cet aspect précis: la fixation des dissenssions internes au christianisme, par l'établissement de l'Islam en terres chrétiennes.

Voilà donc la première acquisition positive des recherches en matière de pensée chrétienne concernant l'Islam et il importait de le souligner en premier lieu, quel qu'en soit le caractère mortifiant. L'Islam omeyyade, puis abbasside ayant coupé les chrétientés qu'il gouvernait, tant de l'orthodoxie byzantine que de la catholicité romaine, a obtenu deux effets désastreux: il a empêché les Latins et les Grecs de trouver auprès des chrétiens du Moyen-Orient et à leur école, une connaissance de première main de l'Islam et la possibilité de dialoguer avec lui dans sa propre langue. Mais il a également neutralisé les possibilités des chrétiens du Moyen-Orient en les coupant des Églises-mères ou soeurs, faisant de toutes ces familles, tant catholiques qu'orthodoxes ou monophysites, ce qu'était l'Église nestorienne face à l'Empire romain: «une Église de l'Orient », mais un Orient celui-là séparé d'un Occident dont le centre culturel était à Constantinople, avant de se déplacer vers l'Europe dite occidentale.

Ainsi donc, non seulement il n'y a plus eu interférence et apport mutuel entre Église d'Orient et Église d'Occident (la byzantine comprise), mais on va déplorer


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deux phénomènes majeurs: les quelques Orientaux encore en communion avec l'Orthodoxie sont à ce point dans la mouvance théologique de Byzance, qu'ils en perdent les possibilités réelles de dialogue avec l'Islam, à l'heure même qu'ils lui parlent dans sa langue. C'est le cas tragique de Paul de Sidon, tel qu'il a été analysé par Paul Khoury. Il semble que c'est là l'apport magistral de cette thèse, malgré les réserves que nous avons faites à son sujet. Autre phénomène non moins affligeant, les Byzantins ne vont plus se ressourcer en Orient antiochien, hiérosolymitain et alexandrin et c'est à l'Occident latin, si paradoxal que cela paraisse, qu'ils vont emprunter des armes contre l'Islam, armes que ce même Occident leur aura primitivement empruntées. Nous ne le répéterons sans doute jamais assez, à l'affligeante prédominance de Nicétas sur la production byzantine, ne correspond que l'influence désastreuse de Ricoldo sur cette même production, à tel point que les Latins le retrouveront dans une rétroversion du grec!

Pour ne pas paraître néanmoins noyer dans l'aigreur ce chapitre des grandes périodes et de l'interdépendance des familles chrétiennes dans leur conflit idéologique avec l'Islam, pour ne pas paraître surtout déprécier la contribution de l'orthodoxie qui est demeurée en terre d'Islam, soulignons pour terminer ce qu'il faut bien appeler la contribution exemplaire des Melkites, même si sur plus d'un point elle est loin d'égaler les oeuvres nestoriennes ou monophysites. S'il semble bien en effet qu'il faille exclure une oeuvre, pourtant pleine de verve, comme celle de Barthélémy d'Edesse, il convient, entre saint Jean Damascène et Paul de Sidon, tous deux maintenus à une hauteur de pensée inégalée, d'exalter ce que nous n'hésitons pas à appeler la


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grandeur d'Abû Qurra. Si cet homme en effet ne fut pas apparemment un intellectuel, mais un pasteur et un combattant, s'exprimant aussi bien en arabe qu'en syriaque et en grec, il convient de voir en lui la figure idéale et tout ensemble ratée, de l'interlocuteur valable en matière de dialogue avec l'Islam.

Passant aux autres acquisitions de la pensée chrétienne affrontée avec l'Islam, nous allons maintenant les détailler sous trois thèmes majeurs: philosophique, scripturaire et historique. Dans un premier temps nous dégagerons les acquis méthodologiques de ces thèmes, avant d'en venir aux résultats, qu'on pourrait convertir en autant de thèses susceptibles de nourrir une réflexion théologique.

Du point de vue méthodologique, nous remarquons d'abord que, dans son affrontement avec l'Islam, la pensée chrétienne compte d'abord sur la raison. Les musulmans ne reconnaissant pas d'une manière générale la valeur ou l'authenticité des Écritures chrétiennes, c'est en raison que les controversistes et apologistes chrétiens tendent à engager le dialogue avec eux. C'est le cas notamment pour des philosophes de métier comme les Jacobites. Mais c'est également le cas pour les grands théologiens, de Jean Damascène à saint Thomas, qui consentent en quelque sorte à ne plus utiliser que l'argument de raison. C'est encore éminemment le cas des princes d'Empire ou d'Église, comme Manuel II Paléologue et Nicolas de Cues. Quel que soit alors le jugement que l'on estime devoir porter sur toute cette littérature chrétienne, on ne pourra pas ne pas lui faire justice, en reconnaissant qu'elle fait d'autant plus crédit à la raison que les mystères de la foi paraissent énigmatiques. Aussi peut-on voir là un élément de réponse à la question

III -17


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posée à propos de l'utilisation faite par les chrétiens des écrits scientifiques et philosophiques des musulmans de préférence à leurs écrits théologiques. On pourrait dire que, quoi qu'il en soit à ce sujet, c'est sur des arguments de raison ayant valeur scientifique, que les penseurs chrétiens ont toujours prétendu appuyer aussi bien leurs arguments en faveur du christianisme que leurs attaques contre l'Islam.

Tout en accordant ce crédit à la raison et en l'enlevant pour ainsi dire aux Écritures chrétiennes, la controverse tant monophysite, que byzantine, que latine, avec l'Islam, n'en accorde pas moins un grand crédit aux Écritures islamiques et c'est une deuxième justice à leur rendre. Le cas de Paul de Sidon définissant la vérité du christianisme à partir du Coran est peut-être unique. Il reste que c'est à partir de ce même Coran que les chrétiens prétendront dégager leurs principaux arguments concernant la nature du Livre sacré de l'Islam et la personne du messager qui en a été le promoteur. A tort ou à raison, que ce soit dans son texte original ou sur des versions plus ou moins correctes, on ne peut pas, tout compte fait, reprocher aux auteurs chrétiens de ne s'être pas appliqués avec une constance remarquable à l'analyse du Livre sacré de l'Islam et de l'âme du Prophète arabe. Ils le firent dans l'immense majorité des cas à tort, mais leur constance est d'autant plus méritoire, à défaut d'être exemplaire. Un seul auteur, semble-t-il, dans cette foule de critiques, a trouvé à cette oeuvre des atours et quelqu'attrait, quand tous les autres n'y trouvaient qu'horreur. Nous avons nommé pour le louer, Guillaume de Tripoli. Mais nous ne devons pas refuser aux auteurs moins sympathiques, parce que dénués de toute sympathie pour leur sujet,


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le mérite de s'être appliqués à un travail qui ne leur donnait, à les en croire, aucune joie intellectuelle.

A partir cette fois-ci de la comparaison entre les Écritures chrétiennes et le Coran, la pensée chrétienne s'est engagée sur la troisième et principale voie méthodologique que nous appellerons, pour simplifier, historique. Ayant à prendre position non seulement sur le prophétisme de Mahomet, mais encore sur la valeur du Coran comme loi nouvelle et universelle, ce n'est pas tant sur une voie dogmatisante que la pensée chrétienne s'est engagée, que dans une méthodologie propre à l'histoire des religions. C'est même avec l'Islam et à cause de son affrontement avec lui qu'elle se sera, semble-t-il, engagée pour la première fois dans cette voie.

Mais c'est déjà là un acquis proprement dit.Venonsen donc maintenant à énumérer les résultats positifs que ces trois voies méthodologiques ont permis à la pensée chrétienne d'établir vis-à-vis de l'Islam.

A partir de la voie rationnelle, la pensée chrétienne s'est fixée sur deux sujets qui nous semblent acquis une fois pour toutes, quelle que soit la formulation dans laquelle elle s'est fourvoyée dans ces mêmes sujets. Le mystère chrétien de la Trinité doit pouvoir être proposé à la conscience musulmane dans un apparat rationnel, en partant du reste non des thèmes de la révélation chrétienne, mais des termes coraniques de Verbe et d'Esprit, dits de Jésus. Ces propositions avancées pour la première fois par Jean Damascène vont être reprises à peu près par toutes les écoles chrétiennes, dans des exposés plus ou moins heureux, les plus élaborés au plan


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philosophique étant assurément les exposés monophysites. Aussi n'est-ce point tant une apologie de la divinité du Christ que la pensée chrétienne prétend imposer de cette manière à la conscience musulmane. C'est plutôt un inventaire intérieur et raisonné du mystère de Dieu, tel qu'il est, selon les chrétiens, ébauché dans le Coran et explicité grâce à la philosophie grecque. Si problématique que cela paraisse, surtout pour des esprits modernes, et si maladroite qu'ait pu en être l'expression, il nous semble que la tradition chrétienne ne pourra jamais revenir sur cet essai de pédagogie rationnelle appliqué aux mystères chrétiens en fonction de l'Islam. Pour elle, la Trinité est philosophiquement repérable au coeur de l'unité divine, tout comme la charité doit être toujours expérimentée dans les oeuvres de la foi vive.

Il va sans dire que cette analyse chrétienne du mystère de Dieu à partir des attributs coraniques du Christ inclut le travail de cette même pensée sur l'ensemble des attributs divins. C'est dire du même coup que, quelles que soient les faiblesses de la littérature à laquelle nous avons consacré notre enquête, c'est toute la pensée religieuse musulmane qui est interpellée, quand on sait qu'elle est toute entière concernée par cette problématique des attributs divins.

Dans le même ordre d'idées, la question du Coran créé ou incréé est également le pendant et peut-être le résultat de la question posée à la conscience musulmane par la pensée chrétienne, sur la réalité du Verbe incarné.

Passant de ces problèmes de théologie dogmatique à ceux de théologie morale, nous trouvons toujours sur la voie que nous avons dite rationnelle, la question majeure de la prédestination et du libre arbitre. En partant


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là encore du texte coranique et de ses contradictions selon les polémistes chrétiens — nous dirions plutôt aujourd'hui de ses antinomies — ce problème qui honore encore la pensée du Damascène, lequel l'a posé en premier, comme celui du Verbe et de l'Esprit de Dieu, est et demeurera l'un des terrains privilégiés du dialogue islamo-chrétien. C'est à partir d'un tout autre horizon que nous écrivions naguère quelque chose de semblable et nous sommes heureux de lui trouver aujourd'hui un confirmatur à partir de cette recherche sur la pensée chrétienne concernant l'Islam: «N'est-ce point chose remarquable, quand le dernier mot en ce qui concerne le mystère divin, lancé par un Hallâj, est celui de liberté ».

Suivant la voie scripturaire et dans l'examen du texte du Coran, il semble qu'il y ait peu à tirer de l'analyse du texte sacré de l'Islam opéré par la chrétienté médiévale. Pour ce qui regarde en revanche la personne de Mahomet et nonobstant toutes les dénégations et critiques acerbes dont il a été la cible, nous croyons que c'est le texte tout primitif du Patriarche nestorien Timothée qui doit être retenu. C'est la raison pour laquelle nous avons attendu jusqu'à maintenant pour en donner une version:

« L'ensemble des prophètes ont enseigné l'unité de Dieu et Mahomet l'a enseignée aussi. Il suivait donc en cela la voie des Prophètes. L'ensemble des Prophètes ont interdit aux hommes de se prosterner devant les démons et d'adorer les idoles et les ont encouragés à se tourner vers l'adoration de Dieu et à se prosterner devant sa majesté. De même Mahomet a détourné sa nation du culte des démons et de l'adoration des idoles et les a poussés vers la connaissance de Dieu et son adoration, comme étant le seul et en dehors duquel


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il n'y a point de Dieu. Il en devint évident que Mahomet a suivi avec son peuple, la voie des Prophètes. D'autre part, si Mahomet a bien enseigné le Verbe de Dieu et son Esprit, c'est que tous les Prophètes ont prophétisé à ce sujet. Donc là encore, Mahomet a suivi la voie des Prophètes. Enfin, comme Abraham ami de Dieu a abandonné les idoles et les gens de sa race, a suivi Dieu, l'a adoré et s'est mis à enseigner l'unicité divine aux nations, de même a agi Mahomet, lorsqu'il a abandonné l'adoration des idoles et ceux qui leur rendaient un culte, parmi les gens de sa nation et d'autres qui lui étaient étrangers, afin d'honorer celui-là seul qui est le Dieu de vérité et pour l'adorer ».

Notons simplement à propos de ce texte, qu'il est si éloquent et si positif à l'endroit du Prophète arabe, qu'une édition chrétienne a dû l'escamoter, après l'avoir publié dans une édition antérieure. Est-ce à dire qu'il y ait là une reconnaissance de Mahomet comme un Prophète au même titre que les autres Prophètes de l'Ancien Testament? Nous croyons plutôt que son rôle est encore compris en fonction des Arabes, bien que sa prédication ne soit pas limitée aux gens de sa nation, mais se soit encore étendue aux étrangers. Mais ce n'est pas la seule perspective ouverte de ce grand texte. Elle l'est surtout du fait qu'à l'instar des Prophètes de l'A.T., le fondateur de l'Islam est dit avoir prophétisé sur le Verbe et l'Esprit de Dieu. Autrement dit, tout comme l'A.T. contient une sorte de révélation cachée aux yeux d'une exégèse juive traditionnelle, de même les prophéties coraniques contiennent une révélation sur le mystère intérieur de Dieu, cachée à une exégèse musulmane commune, mais qu'il appartient à l'exégèse chrétienne d'expliciter.


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Quel que soit le champ que l'on découvre à cette vision nestorienne du prophétisme coranique, on ne peut pour le moins ne pas en reconnaître l'étendue et lui trouver un confirmatur monophysite intéressant dans ce manuscrit anonyme du XVe siècle conservé au Vatican sous le n° 162. Adressé à un musulman, nous avons déjà noté que ce traité voulait prouver que Mahomet n'a été envoyé qu'aux Arabes et que son acceptation en qualité de prophète n'est pas obligatoire pour les chrétiens.

On peut dire que c'est une exégèse minimaliste en comparaison du point de vue maximaliste de Timo'thée. Mais quelle que soit sa portée sur ce point précis, on peut avancer que la pensée chrétienne s'est réellement engagée sur la voie historique pour situer les origines de l'Islam.

Nous allons maintenant partir d'un autre thème pour montrer que, dans son affrontement avec l'Islam, la pensée chrétienne a ébauché non un ensemble cohérent d'affirmations, ni surtout d'exclusions doctrinales, mais une histoire générale du salut qui n'est pas purement et simplement une histoire judéo-chrétienne dont les autres familles spirituelles seraient exclues. L'Islam est en effet cet hapax inassimilable aux autres cas, qui oblige à les repenser tous.

C'est en tout cas l'une des constantes fondamentales tant en Orient qu'en Occident de cette nouvelle théologie comparée des religions, que la mise en regard qu'elle fait entre l'Islam et le Judaïsme. Nous ne parlons pas ici de l'origine ismaélienne des Arabes, question discutée que nous allons cerner tout à l'heure d'un peu plus près, sans pouvoir la démêler à fond, tant que nous n'avons pas fait l'analyse de l'oeuvre de Massignon


264 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

à ce sujet. Nous voulons simplement souligner ici les cas si nombreux où la confrontation de la pensée chrétienne avec l'Islam est placée dans un parallélisme étroit avec la confrontation chrétienne du Judaïsme. Presque tous ceux qui ont polémiqué avec l'un, le font avec l'autre. Le cas le plus typique est assurément celui de Pierre le Vénérable, qui les appelle de part et d'autre, mais communément et de la même manière, au salut. Mais le cas d'un Denys le Chartreux confondant juifs et musulmans sous la même accusation de « perfidie » est également éloquent. Si d'ailleurs ce terme ne fait plus trop peur et qu'il puisse être sereinement mis en rapport avec celui d'« infidèle », il est probable qu'une saine exégèse pourra le dépouiller d'une saveur non théologique, sentimentale et agressive, dans laquelle il a été indûment apprécié, pour lui trouver finalement une teneur proprement théologique et objective, la « perfidie » des juifs n'étant que le refus de la foi au Christ comme Messie et l'infidélité de l'Islam, le refus de cette foi au même Christ comme Fils de Dieu.

Mais on peut, en matière d'histoire des religions pour situer l'Islam, prendre des voies plus pacifiques à la suite des penseurs chrétiens médiévaux. Nous voulons rappeler ici l'appellation de « philosophe » sous laquelle les recherches que nous avons analysées ont permis d'identifier un musulman, avec Anselme et Abélard. Nous voulons désigner aussi, pour le cas où cette identification ne serait pas couramment reçue, le caractère de « troisième sage » reconnu au musulman par Ramon Lull et placé du même côté que le chrétien et le juif, en face du gentil. Nous croyons qu'il y a là un classement méthodique d'une pensée chrétienne, non pas théorique, mais proprement historique. C'est


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un classement en matière de religions comparées et il nous semble qu'il est difficile de revenir dessus.

A partir de ce classement, nous nous demandons si on ne doit pas identifier de la même manière l'appellation commune de « sarrasin », utilisée par les médiévaux tant byzantins que latins, et cette autre appellation d'« ethnici » glissée dans ses interrogations par Pierre le Vénérable. Une désignation «ethnique» de l'Islam nous semble en effet recouvrir la même catégorie d'histoire religieuse que l'appellation idéologique de « philosophe ». Nous nous demandons si toute cette terminologie ne recouvre pas la même signification. Avant l'état de grâce en Jésus-Christ et avant même l'état de la loi sous Moïse, il y aurait l'état de nature, mais qui n'en serait pas moins gratifié d'une révélation au premier âge « biblique » de l'humanité et perpétué, ou plutôt résurgent, d'une manière anachronique, avec l'Islam.

Nous avions déjà formulé ces interrogations, à partir d'autres considérants et à vrai dire, sans fondement traditionnel, par une sorte d'intuition du problème. Nous ne prétendons pas leur trouver ici une réponse. Il est seulement précieux pour nous de noter que ces interrogations que, naïvement, nous croyions originales et qui nous ont été refusées, même comme interrogations, par des théologiens sourcilleux, nous semblent désormais être le pain quotidien du chercheur, quand il veut bien s'appliquer aux divers moments d'une tradition chrétienne, réputée par l'ignorance scolastique actuelle comme totalement négative à l'endroit de l'Islam.

Aussi est-ce peut-être ici le lieu de pousser notre investigation en éclairant deux voies suspectes. Nous voulons dire deux mots, l'un de l'origine ismaélite des


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Arabes, qui identifie l'Islam auprès de tous les auteurs chrétiens depuis Jean Damascène en Orient et Bède le Vénérable en Occident; et le second, sur le caractère eschatologique reconnu à ce même Islam depuis Jean Damascène également, jusqu'aux auteurs les plus récents, qui identifient Mahomet avec l'Antéchrist. On comprend que nous parlions de voies suspectes à propos de thèmes dont le premier est encore très discuté et le second on ne peut plus scabreux. Mais nous ne pouvions pas attendre la suite de notre enquête, sans essayer de placer déjà ces deux thèmes dans un éclairage plus serein, grâce aux auteurs médiévaux.

A propos de l'origine ismaélite des Arabes et sans entrer dans le thème massignonien, lequel d'ailleurs a dû être emprunté par notre maître à Guillaume Postel, donc à un moderne non encore touché par notre enquête, nous croyons pouvoir dire en résumé, que ce thème familier à la littérature médiévale y recouvre deux aspects: ou bien c'est, à la manière d'Urbain II, une exclusion politique des musulmans repoussés comme fils d'Agar, mais selon une exégèse qui ne peut se recommander ni de l'Ancien, ni du Nouveau Testaments; ou bien — et c'est bien entendu l'explication que nous choisissons — c'est, à la manière d'Abélard, une désignation de l'ismaélitisme musulman comme un état de nature prédestinée à la loi et à la grâce avec lesquelles il dialogue et s'en trouve concerné par l'histoire du salut. Ce serait donc l'ordre de la raison et de la nature en dialogue avec l'ordre de la foi et de la grâce. C'est si vrai que, selon le philosophe Abélard, cet ordre est déjà porteur d'un salut et cela d'une manière irrévocable: « La loi parle d'une alliance perpétuelle et qui inclut tous ceux qui se sont soumis au précepte de la circoncision


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et qui désormais ne perdront plus jamais la grâce de Dieu. Il ne faut donc pas douter que ce salut s'applique aussi à Ismaël, à Esaü et à la plupart des enfants maudits» (Trad. Gandillac, op. cit., p. 245). Avec le texte du Patriarche Timothée cité ci-dessus, nous considérons que ce texte-ci est un sommet correspondant de la pensée religieuse en Occident et que, s'ils n'imposent pas l'un et l'autre une opinion autoritative, nulle autre opinion contraire ne saurait les éliminer.

Passant au thème apocalyptique, si souvent utilisé à propos de l'Islam, et toujours contre lui, et reconnaissant que ce thème mériterait à lui seul une longue étude, nous voudrions en quelque sorte le guérir de son agressivité en le mettant sous deux références primitives qui lui donneraient ainsi la chance de pouvoir être intégré sérieusement dans une pensée chrétienne appliquée à l'Islam.

Ces deux références, qui sont toutes les deux coraniques, ont bien été notées par la pensée chrétienne. Celle-ci a en effet reconnu de tout temps les apparentements entre l'Islam primitif et un certain eschatologisme chrétien de source monastique. La légende de Sergius-Bahira, figure peut-on dire archétypique du monachisme oriental présidant à la naissance de l'Islam, doit prendre ainsi tout son sens. Il y a d'autre part dans le Coran le fameux texte où le Prophète s'identifie à l'envoyé promis par le Christ, soit le Paraclet. Or il n'y a peut-être pas de thème plus discuté ni de prétention plus unanimement rejetée par la polémique chrétienne. Cela n'empêche pas qu'en refusant de reconnaître à Mahomet une quelconque qualité d'envoyé venant après le Christ, ou quelque rapport que ce soit avec le Paraclet, la pensée chrétienne ne s'est pas fait faute d'identifier le fondateur de l'Islam avec le Prince


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de ce monde dont la venue et la domination sont prédites dans le même texte de saint Jean.

Est-il permis, dans ces conditions, de chercher entre ce refus scandalisé et cette identification outrageante une voie moyenne? Ce serait justement faire oeuvre de justice et sans doute faire aboutir l'ensemble des considérations (pour ne pas parler des divagations) de la pensée chrétienne à ce sujet, que de reconnaître simplement la voie historique suivie par cette pensée pour identifier l'Islam et, entre le Saint-Esprit et le Prince de ce monde, mieux approcher l'ambiguïté du phénomène islamique dans ses origines et tout au long de l'histoire. Léon Bloy a bien écrit qu'il attendait les Cosaques et le Saint-Esprit. Si les auteurs médiévaux n'ont rien dit de pareil en considération de l'Islam, leurs textes sont loin de fermer la porte à une perspective de recherche dans ce sens.

Une autre acquisition de la pensée médiévale, quand elle suit sa voie historique, nous paraît plus assurée. Si, comme nous l'avons noté, la mise en regard de l'Islam avec le Judaïsme est constante chez les penseurs chrétiens médiévaux, il est une autre manière, à vrai dire plus simple et non moins suggestive, d'exprimer la même chose. C'est l'analyse faite d'une manière exemplaire dans le septième entretien de Manuel II Paléologue sur les diverses lois: soit la loi coranique, venue après la loi évangélique, laquelle accomplit la loi mosaïque. Nous savons après la présente enquête combien de fois ce thème a été ébauché pour être enfin magistralement traité par Manuel II. Les considérants d'ordre moral sur lesquels repose la comparaison du point de vue chrétien empêchent de le faire aboutir réellement; l'interlocuteur musulman a du mal à imposer une loi


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coranique plus parfaite dans ses exigences que la loi évangélique. Il n'en reste pas moins certain que, bon gré mal gré, la pensée chrétienne s'est engagée en suivant ce thème, dans une voie de théologie de l'histoire et que comme le musulman a été considéré comme un troisième sage, à côté du chrétien et du juif, le Coran a été examiné comme une troisième loi, à côté de la Bible et de l'Évangile. Il n'est pas alors interdit d'estimer que le penseur moderne, mieux outillé que les médiévaux en matière d'histoire et non plus de morale, pourra reprendre ce thème de la loi islamique dans l'ordre du salut, sans faire pour autant figure de novateur. On retomberait alors sur les conclusions d'Abélard.

Revenons d'ailleurs, pour terminer ce paragraphe des acquisitions, sur des questions de méthode. On a beau souligner l'aspect négatif de la polémique chrétienne avec l'Islam, ce que nous avons fait dès le début de cette enquête, en en proclamant le caractère caduc, on ne peut pas ne pas constater néanmoins le caractère éminemment moderne de cette littérature, somme toute, de dialogue. Le chef-d'oeuvre en est assurément l'oeuvre à laquelle nous venons encore de nous référer et qui s'intitule précisément « entretiens » (Entretiens de Manuel II Paléologue avec un musulman). Mais il en est de même du « dialogue » d'Abélard, comme de ces innombrables dialogues, réels ou fictifs, des Pères orientaux avec ou en présence des princes musulmans. Il en sera de même enfin de cette oeuvre islamologique majeure de Nicolas de Cues, qui n'est pas, quoi qu'on en dise, sa « Mise au crible du Coran », mais son De pace fidei, laquelle n'est pas autre chose qu'un dialogue au sommet, situé fictivement pour cette raison à Jérusalem. Si, en comparison de la très grande ouverture d'esprit


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que manifeste cette oeuvre « oecuménique » avant la lettre, la correspondance entre papes et princes musulmans équivaut à un dialogue de sourds, on ne peut pas toutefois lui refuser ce caractère méthodologique privilégié que la tradition doit donc retenir et perfectionner.

Il importe en tout cas de noter que ces dialogues, si véhéments qu'ils fussent et si combatifs, ont toujours été conçus contre, ou tout au moins au-delà de la lutte armée. C'est donc là une confirmation du premier aspect méthodologique que nous avons reconnu, cette confiance étonnante dans la raison que les chrétiens ont manifestée dans leur controverse avec les musulmans. A cet égard, c'est assurément l'exemple de Ramon Lull qui est le plus éloquent. Sa méthode est le dialogue par voie de « raisons nécessaires ». Quand le dialogue n'est pas engagé normalement, il le provoque, au besoin, en faisant scandale. Il va même jusqu'à établir des plans de guerre, non point, comme on dit trop souvent, pour convertir les musulmans, mais pour les obliger à entendre la parole et à en discuter. Car la foi chrétienne ne semble pouvoir cheminer dans les âmes que par la voie de la raison et de la liberté, quitte, pour se frayer cette voie, à promouvoir, selon les moeurs de l'époque, la violence armée. D'ailleurs, ces « moeurs du temps » sont sérieusement mises en contestation et les plans de Jean de Ségovie pour des conférences entre chrétiens et musulmans n'ont rien à envier à nos organisations de colloques les plus modernes.

Mais peut-être qu'un dernier aspect méthodologique est encore plus fait que le dialogue, pour honorer la pensée chrétienne médiévale au coeur de son conflit avec l'Islam et pour la retirer finalement à ses divagations. Il est vrai que ce cas est rare, sinon unique. Il n'est


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que plus précieux de le mettre en relief. Nous voulons rappeler ici l'interrogation de Pierre le Vénérable sur la nature de l'Islam. Qu'est-ce que l'Islam, se demande-t-il après une longue et pénible enquête, dont il est le premier à reconnaître les lacunes, et un exposé qu'il eut préféré de beaucoup composé par un autre? Comme il n'a pas d'autre catégorie théologique à sa disposition, il demande : religion païenne ou secte hérétique ? A quoi il répond: je ne sais pas. Glissant alors un mot assez indéterminé dans sa portée, voire ambigu, il donne avec le qualificatif d'ethnicus que nous avons coordonné cidessus avec sarrasin et philosophe, le point de départ d'une théologie de l'histoire du salut, tout en restant lui-même en état d'interrogation. C'est donc sur cet aspect interrogatif de la pensée chrétienne appliquée à l'Islam qu'il convient de clore cette série d'acquisitions positives que nous repérons, quand nous essayons d'en faire le bilan médiéval.

III. RAISONS

C'est encore par des interrogations que nous allons introduire ce troisième paragraphe sur les raisons profondes de la littérature chrétienne provoquée par l'Islam.

Les raisons historiques qui ont poussé la pensée chrétienne à s'exprimer dans un si grand nombre d'écrits ne sont pas étrangères à cette enquête. Nous avons pris soin de les mentionner au début des deux sections qui partagent notre étude, au chapitre premier pour l'Orient et au chapitre huit pour l'Occident latin. Nous n'allons pas revenir ici sur ce sujet, qui d'ailleurs appartient davantage à l'histoire proprement dite qu'à cette histoire des idées dont nous avons fait notre part.


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C'est donc au niveau de la pensée elle-même et de ses motivations intérieures que nous allons tenter ce dernier essai et pousser notre interrogation.

Certes, des considérations comme celles de Southern rapportées en son lieu, sur le chrétien qui ignore tout du musulman et le craint du même coup, qui se met à le connaître et le craint plus encore, appartiennent à cet ordre de motivations.

Au même ordre, appartient le mépris orgueilleux des Barbares repéré chez les Byzantins, avec d'autres motifs encore, par Théodore Khoury. Quant à l'odium theologicum on peut, sans risque d'injustice, l'appliquer à toute controverse religieuse comme un a priori qui en limite l'ouverture et la portée chez ses meilleurs protagonistes.

Mais dans le cas de l'Islam, il nous semble devoir aller au-delà et reconnaître une problématique tout à fait particulière, trouvant ainsi à l'âpreté du jugement chrétien, nullement une justification, mais bien une explication à sa mesure.

Si ce point de vue ne paraît pas invraisemblable de prime abord, et qu'on veuille bien le suivre dans son élaboration, nous dirons que la foi des chrétiens s'est défendue d'autant plus âprement contre l'Islam qu'elle ne se défendait pas des erreurs islamiques, mais de l'attrait de cette religion nouvelle. La condamnation chrétienne de l'Islam fut catégorique, dans la mesure où l'attrait de l'Islam était ambigu et trouvait dans les âmes encore mal évangélisées, une secrète complicité. C'est le cas partout. Bien attesté en Andalousie et singulièrement symbolisé par Frédéric II dans le monde latin, il n'a pas besoin de l'être en Orient, tant cela paraît évident au nombre des conversions. L'Islam qui fut,


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avons-nous naguère écrit, la plus grande tourmente qui se soit abattue sur la chrétienté, nous reconnaissons mieux aujourd'hui qu'il fut la plus grande tentation qui se soit offerte au coeur chrétien et, quoi qu'il semble, il en est toujours ainsi. L'Islam n'appelle pas les chrétiens à la conversion, comme le christianisme le fait parfois avec les musulmans. L'Islam n'a pas envoyé de missionnaires en terre chrétienne, pas plus qu'il n'y a fait des martyrs. Quant à la propagation de l'Islam par l'épée, c'est une de ces idées reçues qui mériterait d'être corrigée une bonne fois.

Ce qui est plus sûr, c'est que l'Islam s'est présenté aux chrétiens des villes de Syrie comme d'Andalousie, et à plus forte raison aux chevaliers à peine dégrossis de Charlemagne, puis des Croisades, comme le mirage même de l'Orient et, dans la mesure où on peut l'identifier théologiquement, comme le rêve d'une réconciliation entre la nature et la grâce, la raison et la foi, la chair et l'esprit. Dans son dogme simplifié à outrance, comme dans sa morale traitée de laxiste par les polémistes chrétiens, l'Islam est pour le croyant qui a adhéré à l'Évangile, une tentation d'autant plus grande qu'elle n'est pas régression ou abandon, mais retour à la simplicité originelle et au paradis perdu, sans passer par la croix, mais en traversant le désert. L'Islam présente aux chrétiens les attraits conjugués du désert et du jardin. C'est une oasis en ce monde, en attendant l'autre.

Nos amis musulmans devraient donc éprouver une plus grande sérénité en face des attaques chrétiennes contre leur communauté et contre sa foi. Ces attaques ont été d'autant plus virulentes que les polémistes étaient plus sensibles en eux-mêmes, ou par le truchement de leurs coreligionnaires, au charme et comme

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à l'envoûtement de la foi et de la société islamiques. La condamnation de l'Islam par le christianisme est semblable à une certaine condamnation des arts, et plus spécialement de la musique, par l'Islam. Elle y est bien considérée comme oeuvre d'Iblis et toute figuration artistique est suspectée comme une tentative humaine de parodier l'oeuvre du Créateur et d'attenter à la transcendance divine.

En regard donc de cette condamnation islamique de la musique comme oeuvre du diable « qui pleure sur la beauté de ce monde », il y aurait moyen de mieux comprendre, selon nous, cette condamnation chrétienne de l'Islam comme oeuvre diabolique. Cette oeuvre est dite nequissima, mais ce superlatif correspond à un autre. Quand on ne parle plus du diable, mais du séducteur et du magicien qui est sensé en être le suppôt, on ne dit plus nequissimus, mais perfectissimus. Il y aurait ainsi, en face de l'infâme litanie d'injures dont le fondateur de l'Islam est l'objet, à dresser une autre litanie des plus flatteuses, mais qui recherche le même effet. Pour ne citer que le roman de Walter suivi par Dupont, nous lisons « rhetor, arismethicus, dialecticus et geometer, musicus, astrologus, grammaticusque fuit».

Voilà donc encore un biais pour suivre et corriger à la fois la voie d'histoire religieuse suivie par la pensée chrétienne analysant l'Islam. Car on l'a bien reconnu ici, ce n'est pas un jugement dogmatique porté sur Mahomet ou le Coran, c'est une compréhension apocalyptique, comme d'ailleurs l'a été la compréhension de nombre d'hérésies dans le christianisme.

Aussi est-ce le lieu ici de définir la portée exacte de ce qualificatif d'« hérétique » dont le Prophète de l'Islam a été affublé. Sans pousser le paradoxe plus


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loin, il est certain que c'est une qualification beaucoup plus positive dans son absolu que n'eût été toute autre catégorie théologique à la portée du théologien médiéval. Presque toujours assumée pour l'Islam avec la venue de l'Antéchrist, ce n'est pas tant une qualification dogmatique qu'un point de repère d'histoire religieuse. Mais nous reviendrons là-dessus en interrogeant une dernière fois l'auteur de la Divine Comédie sur le traitement spécial qu'il a réservé sous le qualificatif non plus d'hérétique, mais de schismatique à Mahomet.

Reprenons donc le fil de notre explication psychologique et religieuse de l'opposition manifestée par la pensée chrétienne à l'Islam. Suspectant, quoi qu'elle en ait dit, son grand attrait sur les âmes chrétiennes, nous faisons un pas de plus en nous demandant si elle n'a pas suspecté la sincérité de l'Islam tout autant que la sincérité de son Prophète. En interrogeant et même en faisant l'expérience de cette voie de facilité dogmatique et surtout morale qu'elle attribue à l'Islam, la pensée chrétienne l'a peut-être suspecté de s'accomoder ici-bas avec son sens pourtant jaloux et fortement affirmé de la transcendance divine.

Plus simplement, l'Islam a dû paraître aux yeux de la pensée médiévale, supprimer le mystère divin avec lequel la raison chrétienne a entrepris de s'affronter et elle a considéré qu'il biaisait avec les exigences morales de la sagesse évangélique, sans laquelle il n'est point de christianisme. C'est ce qui a sans doute motivé les cris d'horreur des Abu Qurra ou des Ricoldo devant les prétentions de la loi coranique venant supplanter la loi évangélique. Pour en être plus policées, les dénégations sur le même sujet de


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Manuel II Paléologue n'en sont pas moins catégoriques.

Mais pour bien comprendre l'attrait de l'Islam contre lequel la pensée chrétienne s'est défendue beaucoup plus que contre ses dangers, il convient de rappeler que l'Islam, loin d'écarter ou de mépriser les mystères chrétiens et les options évangéliques les plus hautes, les a pris en sympathie et a prétendu les tenir en très haute estime. Au plan du dogme, l'Islam qui nie la Trinité exalte Jésus comme Verbe et Esprit de Dieu, supérieur à tous les prophètes et il honore sa Mère virginale. Ce faisant, il honore avec elle les vertus évangéliques à base de silence, de jeûne et de chasteté et il loue tous ceux qui, prêtres et surtout moines, ont fait de leurs voeux la condition d'une charité exquise.

C'est à se demander si les polémistes chrétiens, clercs et moines pour la plupart, n'ont pas craint de se voir détachés de cette manière du peuple chrétien. L'Évangile et ses préceptes devenant en quelque sorte l'apanage idéal de quelques parfaits, le Coran n'était-il pas proposé comme langage commun et terrain de rencontre et d'entente du peuple chrétien avec le peuple musulman?

Un dernier danger devait être sensible aux polémistes chrétiens en tant que défenseurs, non plus de la religion chrétienne, mais de la société médiévale. L'Islam ne présentait pas en effet qu'un dogme simplifié et une morale accommodante, tout en honorant avec Jésus et sa Mère, des vertus évangéliques. L'Islam se présentait surtout comme une société bien structurée et fraternelle. « Théocratie laïque égalitaire », comme Louis Massignon l'a défini, l'Islam était donc moins


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un danger politique pour la chrétienté qu'une tentation sociale, quelque chose comme le communisme pour le monde actuel (si du moins on croit que la portée sociale du communisme est plus grande que sa portée politique). Nous ne reprenons pas ici les considérations de Southern sur l'Islam théocratie laïque, opposée à une société chrétienne cléricalisée. Ce n'est pas en ces termes, nous semble-t-il, que la comparaison doit être faite, mais en termes d'affectivité, lesquels sont quand même les termes inducteurs des révolutions sociales bien plus que les principes juridiques. Il est remarquable en tout cas de constater que jusqu'à maintenant la société islamique se présente à ses adeptes comme une fraternité universelle et que la crainte qu'elle inspire aux chrétiens minoritaires ou tentés d'impérialisme n'a d'égal que son attrait. Plus d'un témoin de notre société contemporaine pourrait être cité pour illustrer cette remarque. Mais les exemples ne manquent pas dans la société médiévale. Ajoutons seulement avant d'y revenir, une considération particulière, en nous excusant à l'avance du parti-pris de malveillance qu'elle paraît recouvrir.

En luttant contre l'attrait de l'Islam beaucoup plus que contre sa doctrine erronée ou sa violence conquérante, nous nous demandons s'il ne faut pas découvrir chez nombre de polémistes chrétiens engagés dans les voeux évangéliques et accablant le Prophète de l'Islam de toute sorte d'accusations, notamment en matière sexuelle, un phénomène trouble qu'il ne nous appartient pas de qualifier selon la psychologie des profondeurs. Mais nous ne serions pas loin de considérer ce phénomène comme un reproche fait à


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soi-même dans la personne qu'imaginairement, on accable de son mépris et ses sarcasmes.

Délaissant toutefois cette piste qui, nous le reconnaissons, n'est qu'un petit chemin de traverse, nous voulons essayer d'illustrer en terminant l'ordre de motivations que nous venons d'ébaucher à l'aide de trois exemples historiques.

Les deux premiers exemples ont déjà été rapportés et analysés en leur temps. Il s'agit des jeunes chrétiens d'Espagne spontanément gagnés à la culture arabe. Il s'agit d'autre part de l'islamophilie de Frédéric II. Ces deux exemples n'ont pas besoin ici d'un long développement, mais il était important de les rappeler à l'appui de l'explication que nous proposons sur les motivations profondes de la polémique antiislamique. Cette polémique est donc d'autant plus virulente que l'attrait culturel de l'Islam est sensible aux coeurs de la jeunesse chrétienne comme de ses chefs les plus singuliers et non moins significatifs, à mesure d'être scandaleux. L'adoption des moeurs islamiques par Frédéric II a littéralement empoisonné toute une série de Pontificats et il nous semble qu'elle a déchaîné les excommunications plus que sa réticence à partir en croisade. Quant à l'adoption de la culture arabe par la jeunesse espagnole, elle a non seulement déclenché une polémique virulente, mais encore la seule vague de violence que l'on puisse mettre sous le signe du martyre, un martyre qui, notons-le, n'est point édicté par le conquérant, mais lui est en quelque sorte imposé par la ferveur exaspérée d'une génération chrétienne de militants qui redoute d'y perdre sa jeunesse.

Revenons-en pour terminer ce paragraphe des


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motivations, au cas de Dante. Notre entreprise est à vrai dire un essai d'explication d'une motivation par une autre plus obscure. Nous ne prétendons pas en effet éclairer beaucoup plus que dans le paragraphe à lui consacré ci-dessus, les raisons du supplice imaginé par le Florentin, pour Mahomet et son cousin Ali. Nous notons toutefois qu'en les plaçant en enfer, et non pas aux limbes comme les philosophes musulmans assimilés à ceux de l'Antiquité, c'est une manière peut-être de les condamner, mais nullement de les exclure, bien au contraire. A cet égard donc, la mise en enfer du fondateur de l'Islam est plutôt une manière de l'inclure dans la sphère chrétienne et dans l'histoire du salut, fut-elle de damnation éternelle. Ceci corrige donc notre appréciation antérieure à partir de la comparaison des traitements faits aux représentants de la culture musulmane par rapport au fondateur de la religion islamique.

Mais c'est à partir de la motivation de la damnation qu'il convient de mieux repérer la motivation d'ensemble de la pensée chrétienne médiévale sur l'Islam. Seul donc entre tous, Dante ne traite pas Mahomet d'hérétique, et encore mois d'infidèle, mais de schismatique, littéralement de «semeur de schisme et de scandale ». Faut-il voir là une rigueur quelconque dans la terminologie et en tirer quelque conséquence du point de vue de l'appréciation au plan théologique ? Bien que l'auteur de la Divine Comédie puisse, sur ce point précis, être mesuré avec les plus grands esprits de l'époque, nous ne croyons pas qu'on puisse rechercher quelque conclusion de ce genre. Quelle que soit la connaissance précise qu'il avait de la foi et des dogmes de l'Islam, nous ne croyons pas que Dante ait poussé


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le jugement porté sur cette religion d'un point de vue normatif. Il n'aurait sans doute pas dans la meilleure des hypothèses, dépassé le stade des interrogations ou du doute. Mais ce stade théologique de l'interrogation et du doute peut s'accomoder parfaitement, comme nous l'avons vu, d'une définition beaucoup plus rigoureuse au plan de l'histoire religieuse et de la condition, en ce monde, du peuple de Dieu.

Or c'est bien là, croyons-nous, que se situe le scandale de Dante devant l'Islam. Pour lui, Mahomet n'est pas tant le promoteur d'une secte quelconque, chrétienne ou pas, que le grand tentateur de la chrétienté qui réussit en fait à la briser. Le spectacle du monde méditerranéen d'alors, qui est à ses yeux, quoiqu'on puisse penser du développement de l'Europe septentrionale, le cadre même du monde civilisé, est le spectacle d'un monde coupé en deux. L'image dantesque vient donc expliciter, non un jugement théologique, mais, par le truchement du politique et du culturel, le sentiment d'une immense tragédie historique. C'est dire de cette manière encore, à quel point l'apparition et le succès de l'Islam ont traumatisé la concience chrétienne médiévale pour provoquer chez les esprits moins aguerris, des polémiques outrancières, mais pour soumettre aussi les grands esprits de ce temps à la plus grave des méditations sur le sens du gouvernement divin du monde.

IV. Lois

Nous ne voulons pas arrêter, avec ce chapitre de conclusion, notre enquête sur la pensée médiévale concernant l'Islam, telle qu'elle est analysée par les


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recherches récentes, sans dégager après les lacunes, les acquisitions et ce dernier essai sur les motivations des principales oeuvres, quelques lois qui semblent avoir présidé à l'éclosion de cette littérature.

Il ne faut pas toutefois que ce terme de loi donne le change, puisque moins que jamais nous ne tirons ici de conclusion autre que provisoire. Les lois que nous allons maintenant dégager seraient aussi bien appelées des constantes, toujours susceptibles d'une meilleure vérification, non seulement dans le passé que nous venons d'inventorier, mais encore dans les périodes moderne et contemporaine qu'il nous reste à analyser.

La première de ces lois, celle qui nous paraît se dégager de l'ensemble de notre domaine tant oriental qu'occidental, et qui est à vrai dire la seule que nous retiendrons, les autres constantes étant des additifs ou des correctifs de cette constatation fondamentale, peut s'exprimer ainsi: Une compréhension chrétienne de l'Islam ne paraît pouvoir aboutir sans une certaine propension à l'universalité ou une vue oecuménique de l'histoire. Seuls ont réellement approché l'Islam dans le christianisme médiéval, des visionnaires d'universalité et des organisateurs quelque peu illuminés de gouvernements mondiaux.

Le premier nom qui se présente à l'esprit en confirmatur de cette constatation est naturellement celui de Ramon Lull. Mais si effectivement cet homme est le plus « illuminé » des docteurs de l'Église médiévale, il n'est finalement pas le plus éclairant à cet égard. Nous avons fait plus d'une fois l'éloge de Nicolas de Cues et de son dialogue au sommet, organisé entre toutes les religions et toutes les races, à


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Jérusalem, pour ne pas avoir à revenir dessus. Son De pace fidei est bien en effet le modèle d'une vision universaliste du monde et d'une intégration oecuménique, au sens large, de l'Islam. Mais il n'est pas jusqu'à sa « mise au crible » du Coran qui ne doive être mis au crédit du même esprit de sérénité, d'indépendance et de large compréhension. Le premier en effet à distinguer systématiquement entre le vrai et le faux, son oeuvre critique, loin d'aboutir à une condamnation systématique, doit permettre au contraire d'opérer la synthèse et la réconciliation en meilleure connaissance de cause. Elle doit permettre de passer, toute chose étant bien précisée et mise en place, d'une polémique du christianisme avec l'Islam, à une politique musulmane de l'Église.

En dehors de Nicolas de Cues en Occident, et avant Ramon Lull, nous devons nommer aussi Roger Bacon. Savant et philosophe, ce grand esprit est peutêtre le premier à avoir sérieusement tenté, au service de la théologie chrétienne, une vue oecuménique de l'histoire du salut où l'Islam trouve sa juste place. Mais nous ne voulons pas revenir au chapitre des lacunes, s'il est bien vrai que l'oeuvre de ce grand Franciscain est encore peu connue comme l'ensemble de l'islamologie de son Ordre.

A l'opposé dé cette vue universaliste et oecuménique, qui nous paraît être la disposition la mieux à même d'avoir dégagé une juste vue de l'Islam, parce que mieux dégagée de lui comme obstacle ou danger, oserons-nous présenter la constante qui voudrait que le missionnaire en tant que tel et les congrégations missionnaires dans leur ensemble paraissent être les moins outillés pour une élaboration théologique


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de la pensée appliquée à ceux sur lesquels s'exerce leur zèle? Nous ne saurions insister là-dessus sans lourdeur. Mais nous ne pouvons manquer d'être frappé par le fait que ceux qui ont tant soit peu contribué au progrès, ont été soit des isolés, soit des étrangers à leur propre congrégation. En pensant encore à Ramon Lull et à son désespoir à remuer les chapitres des Ordres religieux autant que les cours romaines, nous pensons à cette autre figure hautement exemplaire de Jean de Ségovie, retiré dans un petit prieuré de Savoie sur la fin de ses jours et faisant venir un musulman d'Espagne pour lui faire faire une traduction du Coran qui soit mieux à même de servir dans les conférences islamo-chrétiennes qu'il préconise, à l'encontre de tout autre affrontement entre les deux communautés.

Comment penser autrement à un Guillaume de Tripoli et expliquer son isolement presqu'absolu, non seulement au milieu de son Ordre, mais de toutes les familles d'Église de son temps? Comment expliquer d'autre part l'échec du studium des Dominicains de Tunis et son repli sur Murcie suite à l'échec de la croisade ? Est-ce à dire que l'appartenance à un groupe comme à une congrégation organisée donne un sentiment de force et une volonté de permanence tels que la compréhension est elle-même soumise aux besoins de l'organisation et aux lois du groupe?

Quoi qu'il en soit, on peut constater que, pour échapper en quelque sorte au climat et aux plans de la communauté à laquelle il appartient, un esprit chrétien doit ou briller par une plus grande simplicité (nous dirions même une plus grande naïveté, en pensant à un Guillaume de Tripoli) ou bien appartenir à la grande famille d'esprits que nous avons


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caractérisée. Et c'est alors le cas d'un Anselme de Cantorbéry, d'un Pierre de Cluny ou d'Abélard. Il est bien certain que ces grands religieux ont réussi, par une générosité exceptionnelle d'esprit, à ne pas succomber à la loi du groupe et à l'entraîner dans leur propre sillage, alors qu'un Hubert de Romans ou qu'un Ramon de Penafort, si prestigieux qu'ils se présentent sur d'autres plans, ne commandent au groupe que pour mieux servir les lois qu'il s'est données.

Mais pour ne pas paraître proposer ces constantes autrement que comme des lignes de recherche sujettes à révision et en tout cas à exceptions, nous devons bien reconnaître qu'un Ricoldo da Montecroce, tout comme un saint Bernard, nous paraissent alors inexplicables. Aussi bien ce n'est plus le moment de percer le secret de Ricoldo, plus d'une fois invoqué au cours de ces pages. Mais qu'il suffise de l'avoir rapproché ici de l'incomparable fondateur de Cîteaux, dont nous ne nous expliquons pas davantage qu'il ne se soit pas rendu aux prières du vénérable Abbé de Cluny et se soit attaché tant soit peu à comprendre l'Islam, quand il mettait tant de zèle à défendre la chrétienté contre lui.

En revanche, et pour ne lui consacrer que cette simple mention, quand sa figure devrait éclairer toute l'histoire du christianisme affronté avec le développement de l'Islam, notons comme paraît étrangère et isolée par rapport à la chrétienté toute entière, la figure de saint François quand, au sortir du camp des croisés et au scandale de ses compagnons, il va discuter librement avec le chef du camp adverse. Il est bien certain qu'il s'incrit en marge de toute l'histoire musulmane de l'Église et qu'il est encore loin


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d'y être rejoint, tant par les frères de son Ordre que par l'ensemble de ses coreligionnaires.

Revenant avec saint François vers l'Orient, dégageons ici une loi qui nous paraît faire suffisamment pendant, dans des cadres plus modestes, à celle relevant de l'esprit universaliste et de la vision oecuménique.

Nous avons fortement souligné plus haut que les communautés autochtones de Syrie, d'Iraq et d'Égypte ont entrepris avec l'Islam une oeuvre vouée d'avance à l'échec du fait de leur rupture avec l'orthodoxie doctrinale et la catholicité de l'Église. Nous n'en sommes que plus libre pour dégager ici la loi qui semble avoir présidé, malgré les conditions très défavorables où elles étaient ainsi placées, à la qualité de certaines de leurs oeuvres. Cette loi veut donc que, pour penser plus correctement de l'Islam, on soit assimilé profondément à sa culture et plus spécialement à la langue que sa révélation et son culte privilégient. Cela fait du reste que, tant en Occident qu'en Orient ce sont les adeptes acharnés ou enthousiastes de cette culture, les « arabisés » que sont avec Ramon Lull et Roger Bacon, Ricoldo da Montecroce et Ramon Marti, qui poussent davantage la connaissance critique de l'interlocuteur et même la sympathie pour sa personne, à défaut de sympathie et de compréhension pour sa foi. Cela fait aussi que, si l'incompréhension de ces esprits pour l'objet de leur recherche et de leur apostolat demeure inexplicable, leur effort d'acculturation les met hors de portée de toute espèce de jugement négatif, puisqu'on ne sait pas si on doit apprécier davantage l'effort prodigieux qu'ils ont entrepris, ou l'incompréhension que cet effort semble avoir accentuée au lieu de la réduire.


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Nous avons peut-être porté un jugement plus assuré et d'autant plus négatif à l'encontre de ceux qui n'étant pas davantage natifs des pays occupés par l'Islam, avaient néanmoins beaucoup plus que les Latins le moyen de pousser leur acculturation avec lui. Nous nommerons pour la dernière fois les Byzantins. Mais cela nous remet devant la difficulté majeure à apprécier, selon les lois ici dégagées, l'activité littéraire et théologique de ceux qui, natifs des pays islamisés, s'y sont mis et y sont restés dans la mouvance de Byzance, pour s'en trouver limités dans leur dialogue avec l'Islam, alors qu'ils étaient les mieux outillés pour le faire.

Cette dernière interrogation sur les Melkites ne doit pas nous faire revenir sur l'exemplarité que nous leur avons reconnue. Elle nous laisse seulement espérer qu'il puisse être donné à une communauté bien implantée tout ensemble en christianisme et en pays d'Islam et largement ouverte, au-delà de Byzance, sur la catholicité de l'Église, de réussir davantage la compréhension de l'Islam et d'engager le dialogue avec lui.


ÉPILOGUE



LA PRIÈRE DE L'ISLAM

C'est un témoignage qui m'a été demandé et non pas une conférence. Je vais néanmoins commencer par donner les éléments d'une conférence, à l'intention de ceux auxquels je risque d'apporter une déception par mon témoignage, à l'intention aussi de ceux qui risquent de rester sur leur faim et de ne pas trouver, à l'issue de cet exposé, des éléments positifs de documentation. Je commence, depuis près de vingt-cinq ans que je les affronte, à connaître les auditoires d'Europe Occidentale. Il ne suffit pas de leur proposer quelques suggestions ou quelques idées., il leur faut de la matière et l'impression qu'ils en ont pour leur argent. Ils n'en font d'ailleurs rien par la suite, mais cela n'a pas d'importance ! Voilà donc, pour commencer, la matière d'un cours sur la prière de l'Islam.

Ce cours, je l'ai déjà fait, il est même écrit et publié. Je ne sais pas d'ailleurs si les organisateurs de cette session y ont songé, en m'invitant à parler de ce sujet. Il y a dix-sept ans de cela, j'ai donné un article sur « La prière dans le Coran » au Bulletin du Cercle S. Jean Baptiste, du temps où ce bulletin était ronéoté et que le P. Daniélou n'était pas encore revêtu de la pourpre cardinalice. Depuis, j'ai repris cette « Prière dans le Coran» en «Prière dans l'Islam», dans un cours à Saint-Séverin, et le tout a paru dans mon livre sur l'Islam chez Casterman. Je ne vais évidemment pas

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vous lire ce chapitre, mais vous dire quelles sont les études que j'ai utilisées pour le rédiger.

Généralement les écrivains donnent une grande bibliographie à la fin de leurs ouvrages, en omettant les deux ou trois auteurs qu'ils ont pillés. Voici les auteurs que j'ai pillés : quatre oeuvres ou groupes d'oeuvres répondent au sujet s'il vous intéresse de faire un travail personnel.

D'abord un exposé général sur les diverses formes et formulations de la prière en Islam. Vous le trouverez dans l'ouvrage du P. Abd el-Jalîl sur Les aspects intérieurs de l'Islam, au Seuil. Vous avez là un exposé classique sur la prière.

Pour bien connaître l'environnement social, culturel et même politique de la prière islamique, vous avez un ensemble d'études des Dominicains du Caire dans leur recueil de Mélanges (MIDEO). Il y a toujours un ou deux articles qui se rapportent directement à notre sujet. Neuf tomes de MIDEO ont paru. On les trouve chez Vrin, place de la Sorbonne, Paris. Voir aussi dans la Revue des Pères Blancs de Tunis IBLA, année 52, un article très intéressant du P. Jomier sur la place du Coran dans la vie quotidienne au Caire.

Remontons maintenant de cet aspect social de la prière islamique, à son inspiration primitive. L'ouvrage de Tor Andrae, évêque luthérien d'Uppsal, traduit en français sous le titre: Les origines de l'Islam et du Christianisme (Maisonneuve, Paris), consacre un très long chapitre à « La piété eschatologique de Mahomet». Cette étude date déjà, puisqu'elle est de 23 ou 24 (traduction de 55), mais elle n'a pas encore été dépassée. Choses intéressantes à noter en matière d'environnement monastique de l'Islam à sa naissance: sa préférence pour les


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 291

anachorètes sur les cénobites, sa prédilection pour la prière de nuit, l'unité de mesure de la prière islamique, et, plus en profondeur, ce dilemme de l'Islam qui est en principe opposé à la vie monastique, mais qui lui trouve tout de même, dans sa vie et dans sa prière, de grandes affinités.

Un dilemme encore plus profond travaille l'Islam, c'est la tension qui le situe entre le juridisme des clercs et ce qu'on peut appeler la passion d'amour des mystiques, ce qui est évidemment un thème majeur pour la prière islamique. Comment, en effet, la prière musulmane qui est, même individuelle, une prière rituelle, se transforme-t-elle en prière personnelle et participe du courant général qui emporte les croyants sous tous les climats religieux? C'est donc bien un des sujets les plus passionnants qu'on puisse étudier en matière islamique. Alors, pour l'aspect mystique de la prière musulmane, vous avez un maître ouvrage du P. Anawati (des Dominicains du Caire) et de Louis Gardet (Petit Frère de Jésus à Toulouse) sur la mystique musulmane (Vrin). D'ailleurs Anawati et Gardet ont donné nombre d'autres ouvrages fondamentaux sur la pensée islamique, dans une perspective thomiste très orthodoxe, de quoi rassurer les esprits les plus chatouilleux. Un autre Dominicain, établi à Kaboul, le P. de Beaurecueil a consacré une grande partie de ses recherches à un mystique afghan du nom d'Ansârî. Il a publié nombre d'articles à ce sujet et un ouvrage de synthèse est paru à l'Imprimerie catholique de Beyrouth. Le P. de Beaurecueil a renoncé récemment à la science, voulant devenir Afghan avec les Afghans. Il compte ne plus s'occuper que des petits et des humbles, pour la confusion de ceux qui


292 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

continuent quand même des études et essaient de mieux connaître et faire connaître l'Islam.

Sur tous ces thèmes, l'oeuvre majeure reste celle de Louis Massignon. Il est celui qui a totalement renouvelé la connaissance de l'Islam en Occident chrétien et renversé les perspectives de la pensée catholique à ce sujet. Pour accéder à son oeuvre, on peut prendre une anthologie parue chez Julliard sous le titre «Parole donnée ». Moi-même j'ai publié au Caire et à Beyrouth trois volumes d'Opera Minora qui sont maintenant distribués par les Presses Universitaires de France. Mais comme ces volumes ne se vendent pas séparément et qu'ils sont proposés pour la somme de 250 Fr., c'est une indication purement gratuite que je vous livre. Le Lexique technique de la mystique musulmane de Massignon qui est une sorte d'histoire du sentiment religieux des premiers siècles de l'Islam, a été réédité chez Vrin. Sa grande thèse sur La passion d'al-Hallâj, martyrisé en Islam, en 922, est encore en voie de réédition chez Gallimard. Enfin un petit volume d'initiation à l'oeuvre de Massignon est paru sous la signature de Jean Morillon aux Éditions Universitaires (Bruxelles-Paris), Collection Ecrivains du XXe siècle. Il y a une initiation plus savante écrite par un Hollandais d'expression française, Jacobus Waardenburg. Elle est parue sous le titre: «L'Islam dans le miroir de l'Occident» (Mouton).

Mon témoignage sur la prière de l'Islam sera une suite d'annotations particulières, un peu décousues, que j'ai choisies parce qu'elles me frappent personnellement, ou qu'elles sont susceptibles de vous intéresser davantage et d'éclairer le thème général de cette session. Ces


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 293

annotations vont éclairer les 7 points suivants, les deux premiers étant jumelés:

1-2 le rythme et les heures de la prière;

3. les dispositions de la prière;

4. l'appel à la prière;

5. le maître de la prière;

6. le texte de la prière;

7. l'insertion de la prière musulmane dans la vie ou la prière musulmane dans la cité.

Je n'ai pas voulu vous donner ces annotations particulières sur la prière de l'Islam sans vous confier, en terminant, mon propre sentiment actuel à ce sujet et que j'appellerai non pas ma prière pour l'Islam, mais ma prière chrétienne en Islam ou même ma prière musulmane de chrétien. Mais là il est possible, et même probable, que vous ne serez pas tout à fait d'accord avec moi... Alors soyez-en assurés, je suis là pour contester, non toutefois par mes discours, mais par ma prière.

1-2. Rythme et heures de la prière. Le P. Antoine nous a transportés hier dans les forêts de Roumanie. Pour vous apprendre les heures de la prière musulmane, je vais vous transporter en Afrique Noire. J'y ai passé quelque trois semaines en pleine chaleur. J'étais à Niamey par 40° à l'ombre. Tout le long du jour, on voyait l'orage qui s'amassait et n'éclatait jamais. J'observais alors avec mes hôtes le rythme suivant: En se levant et pour pouvoir se réveiller, on se mettait sous la douche puis on tenait le coup jusqu'à midi. Mais avant d'aller déjeuner, on prenait une douche. Après le déjeuner, on faisait la sieste comme tout le monde et en se levant, on se mettait sous l'eau. Avant le dîner, il


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fallait s'y plonger à nouveau et, avant de se coucher, une cinquième et dernière douche, pour dormir. Or si j'étais un bon musulman et que je transformais mes douches en ablutions rituelles, j'aurais observé strictement la loi islamique de la prière. Nous avons ainsi cinq prières canoniques: le matin, à midi, l'après-midi, le soir et à la nuit tombée.

C'est à dessein que je vous ai donné ce cadre particulier pour l'observance. C'est en effet d'après le cadre qu'il y a un rythme et une obligation. Dans le Coran, il est bien question de cinq prières, mais il y est question aussi bien de trois ou même de deux, avec lesquelles les autres prières sont bloquées. Autrement dit, et c'est une notation intéressante pour nous chrétiens, l'obligation canonique qui est très stricte en Islam est interprétée et appliquée en fonction du rythme et des possibilités de la vie.

Si l'on voulait d'ailleurs se recommander non des obligations, mais des préférences du Coran, je dirais que c'est la prière apparemment la moins obligatoire qui a toutes ses préférences, il s'agit des prières de la nuit. J'en parle d'ailleurs à dessein, parce que je sais que cette prière perd du terrain en Occident chrétien. Aussi, pour comprendre la prédilection que le Coran et l'Islam lui vouent, je rappellerai des considérations très simples. Nous remarquerons par exemple qu'en Orient la vie est beaucoup plus une vie de la nuit que du jour. C'est en tout cas la nuit qu'on regarde le ciel; le jour on n'y pense pas, il fait toujours beau, il fait souvent chaud et ce n'est que le soir, au coucher du soleil, qu'on le regarde et qu'on observe le ciel. C'est une chose d'ailleurs que j'ai découverte moi-même pour la première fois en Belgique. J'y ai passé en effet mes premières


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 295

vacances européennes entre Bruges et Ostende, à dix kilomètres de la mer et je m'y suis surpris à regarder le ciel. Je n'avais alors d'autres occupations qu'à faire la cuisine avec cinq personnes en vacances et quand j'avais un peu de temps libre je me surprenais à regarder le ciel. En effet dans un pays dont l'horizon est bouché par les arbres, on regarde le ciel. En Orient, il ne se passe jamais rien dans le ciel; ici, il se passe toujours quelque chose, il y a les nuages pourchassés par le vent.

Une autre référence nous est donnée par le P. de Foucauld, du temps d'ailleurs qu'il n'était encore qu'un savant et un mécréant, déguisé en rabbin juif, et qu'il faisait sa reconnaissance du Maroc. Il s'est montré une fois très sensible, non seulement au charme, mais comme au mystère des nuits d'Orient. Quand nous célébrions avec L. Massignon la « nuit du Destin » qui tombe entre le 26 et le 27 ramadan, nous rappelions toujours un texte de Charles de Foucauld dans sa Reconnaissance au Maroc, où il note non sans émotion les croyances des Arabes au cours de cette nuit, où les eaux amères sont censées devenir douces, et les anges descendre sur la terre, etc.

Pour toutes ces croyances où l'âme populaire trouve son compte autant que l'âme religieuse, je vous donne une référence bibliographique supplémentaire. Une princesse égyptienne d'origine turque qui se fait appeler Out el-Kouloub (ce qui veut dire « aliment des coeurs ») a rédigé un joli volume chez Gallimard, intitulé « La nuit de la destinée ». Vous y trouverez des annotations fort intéressantes sur ce cadre surtout nocturne de la prière islamique, particulièrement pendant les nuits du ramadan, qui sont les plus lumineuses de l'année, quelle que soit l'époque à laquelle elles tombent.


296 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Tout ceci pour vous faire retenir deux choses sur le rythme et les heures de la prière: les cinq prières canoniques sont accordées au rythme et aux possibilités de la vie, selon les divers climats, mais la prédilection de l'Islam va pour la prière de la nuit.

3. Dispositions requises en Islam pour la prière. Toute prière rituelle est normalement précédée d'ablutions, cependant que le pèlerinage est accompli en état d'ihrâm, c'est-à-dire de sacralisation; cela consiste à se dépouiller de ses habits et à se revêtir pendant tout le temps du pèlerinage d'une sorte de sari blanc et de s'abstenir d'un certain nombre de pratiques. Quelle est la signification de ces dispositions ? Je le rappelle encore dans le dessein de montrer que l'Islam traditionnel s'inscrit en faux contre une certaine volonté actuelle, non pas tant de désacralisation que d'accomplissement des gestes sacrés comme si c'était des gestes profanes (vouloir célébrer l'eucharistie, par exemple, comme si c'était un repas commun). Dans ces conditions, je dirais que l'Islam rejoint plutôt ce que nous entendrons demain à la messe byzantine, dans le chant du Cheroubikon : « débarrassons-nous de tout souci du monde présent, pour accueillir le Roi de gloire ». La disposition musulmane essentielle de la prière qui est donc de sacralisation, consiste dans un dépouillement et une purification corporels qui rejoignent des dispositions plus intérieures de dépouillement et de purification du coeur, dans la présence de Dieu. Cela ne manque pas d'ailleurs de poser un problème: qu'est-ce qui est premier, la prière intérieure et quasi-mystique, ou bien la prière rituelle? Est-ce que la prière rituelle est le seuil de la prière intérieure ou bien le contraire? Cette question


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 297

peut paraître artificielle, si l'on croit que toute âme a sa loi propre, sous la conduite de l'Esprit. Mais si l'on veut s'en tenir à une certaine logique de la foi et de la prière communautaire, je dirais que la prière mystique précède, comme une prière élémentaire, la prière rituelle, telle une liturgie du seuil. Dans cette perspective, la prière rituelle ne serait pas autre chose que l'extension de la prière intérieure au corps de l'orant tout entier et son élargissement aux dimensions de la communauté de ceux qui prient. C'est tout le composé humain qui alors adhère à la prière et c'est toute la communauté qui entre dans son royaume.

Mais ici, il faudrait entrer dans un problème passionnant, celui de cette pratique de prière en Islam, qui ressemble au yoga. Vous savez qu'il y a en Islam le rite de répétition du nom divin appelé dhikr, étrangement semblable aux pratiques analogues en climats indien, juif ou chrétien oriental (cf. Anawati-Gardet, Mystique musulmane, o.c). Le problème de ces pratiques semblables dans des climats aussi divers est alors le même que celui que je viens de poser: s'agit-il de méthodes pour entrer en communion avec Dieu ou bien ces méthodes elles-mêmes présupposent-elles un recueillement et une consécration préalables à Dieu? Je suis porté à croire qu'il n'y a pas de méthode pour aller à Dieu, que toute méthode apprise présuppose que le coeur est déjà établi en Dieu et que c'est seulement pour y établir l'être tout entier, corps et âme, et s'y trouver avec les autres, qu'il y a « méthode ». Mais je ne peux évidemment pas pousser ce problème plus loin. Je tenais seulement à le signaler comme une voie d'approche supplémentaire et peut-être privilégiée de la prière islamique, puisqu'elle rejoint alors la prière juive,


298 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

bouddhiste ou chrétienne orientale. Il est bien certain en tout cas que celui qui voudrait suivre cette piste serait récompensé de sa peine. Je suis persuadé que c'est un des terrains privilégiés où doit pouvoir s'opérer une rencontre des religions, non par voie de rapprochement doctrinal qui aboutit au syncrétisme, mais par voie de convergence spirituelle qui mène à la communion des croyants dans une intériorisation plus grande de leurs religions respectives. En plus des ouvrages déjà signalés, je vous signale ici les ouvrages d'un professeur d'Oxford, R. C. Zaehner. L'un d'eux a été traduit en français sous le titre Inde-Israël-Islam, avec une préface de J. A. Cuttat (D.D.B.). De son côté, J. C. Cuttat a donné un petit livre sur La rencontre des religions, avec un appendice important sur la spiritualité de l'Orient chrétien (Aubier).

4. L'appel à la prière. Vous allez l'entendre dans un instant et je vais seulement vous en donner l'explication: un musulman est appelé à la prière en toute espèce de circonstance, le Coran lui fournissant à cet effet les oraisons jaculatoires les plus variées. Mais alors pourquoi cet appel à la prière répété cinq fois le jour ? On parlait tout à l'heure de l'idéal des croisades. Plus d'un auteur du moyen-âge s'est plaint d'être éveillé de bon matin par le chant des muezzins, et il y a même un pape qui a trouvé un motif d'excommunication contre un souverain qui permettait qu'un tel appel se fît entendre en terre chrétienne. Mais il est certain que cet appel caractérise la cité musulmane, comme les cloches caractérisent les monastères chrétiens. C'est de part et d'autre la convocation et c'est, en profondeur, le sens de l'ekklesia, qui est le peuple de Dieu convoqué. La prière est donc une réponse à l'appel intérieur venant de Dieu. Aussi,


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 299

pour plus de calme dans notre monde surdéveloppé et sur muni de montres-bracelets, on serait tenté de substituer à la cloche un programme. Il faudrait tout de même trouver un moyen de signifier cet appel que le muezzin ne cesse de répéter aux peuples de l'Islam. Encore un souvenir des croisades : Frédéric II a mis plusieurs années pour se décider à se croiser et quand il y est allé, il était déjà excommunié. Mais quand on lui a demandé: « Pourquoi es-tu allé en croisade ?» il a répondu : « Pour entendre le chant du muezzin dans la nuit ».

Il y aurait de longs propos à tenir sur cette réponse de Frédéric II, mais je n'en tiendrai qu'un: si jamais vous avez envie de partir en croisade, ce n'est pas la peine, puisque vous allez entendre le chant du muezzin sur l'heure.

[Audition de l'adhân].

Voici la traduction de ce chant : « Dieu seul est grand (4 fois) — Il n'y a de Dieu que Dieu (2 fois) — Mahomet est l'Envoyé de Dieu (2 fois) — Accourez à la prière (2 fois) — Accourez à la félicité (2 fois) — Dieu est grand (2 fois) — Il n'y a de Dieu que Dieu (2 fois) ».

5. Le maître de la prière. J'aurais dû dire plus simplement: le dirigeant de la prière. C'est pour signifier justement que l'Islam est, bien que très juridique, anticlérical et ne connaît pas de sacerdoce. Aussi y ai-je pensé plusieurs fois ces jours-ci en voyant Dom Maur diriger nos offices communs, que je trouve un peu musulmans dans cette ère de dynamique provisoire de l'« oecuménisme ». Dom Maur remplit exactement ce qu'on demande en Islam à celui qu'on appelle l'imam. L'imam, que Dom Maur m'excuse, est un homme sans qualité (uomo qualunque), sans ordre et sans autorité. Il


300 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO -CHRÉTIEN

est seulement réputé pour sa bonne connaissance du Coran et de la technique de la prière et on lui demande non pas de présider, mais de diriger. Se diriger alors vers la qibla (la direction de La Mekke), tout le monde en fait autant et suit le mouvement.

Mais s'il n'y a pas de sacerdoce en Islam, ni de médiation d'aucune sorte, entre l'homme et Dieu, il n'empêche que toute prière publique est faite au nom de celui qui représente l'ensemble des peuples musulmans, le successeur de l'Envoyé dé Dieu. Jusqu'à la chute du califat, c'était évidemment le calife. Mais déjà il y avait eu des califats dissidents, et maintenant, bien sûr, la communauté islamique est divisée en nations qui sont loin de reconnaître le même chef. Là aussi il y a donc un problème oecuménique qui se pose, et s'il est peu probable que les musulmans se redonnent jamais un calife, il n'en reste pas moins certain, tant dans sa fraction orthodoxe que dans sa fraction dissidente, appelée chiite, que l'Islam s'est attaché à perpétuer la présence du Prophète et son rôle indispensable dans la communauté islamique, non à un organisme, quel qu'il soit, mais nécessairement à une personne. L'imam doit d'ailleurs être rapproché du Mahdi, qu'il soit présent ou caché, attendu ou déjà advenu, c'est en son nom et en communion avec lui, que toute prière est accomplie.

6. Le texte de la prière. En attendant, l'Islam ne manque pas de signe de ralliement et, plus que le livre des Écritures ne l'a jamais été pour l'ensemble des chrétiens, c'est le Coran qui est ce signe. Le Coran en effet, qui est la loi de l'Islam, est d'abord son livre de prières et, en fait, le seul livre de prières de l'Islam. Autrement dit, pour l'Islam, il n'y a d'autre prière (canonique) que le Coran, c'est-à-dire la parole de


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 301

Dieu. Mais là, j'apporte une petite correction, le Coran n'est justement pas un livre. Un de mes cours avec mes élèves d'arabe consiste à expliquer le mot « Coran ». Il y a, vous le savez, controverse chez les chrétiens entre Écriture et Tradition. Or cela peut être éclairé par la conception « coranique » de l'Islam. Le Coran est bien une Écriture, mais qui n'existe pas tant comme Livre que comme Parole et comme Récitation. Une parole, peu importe d'ailleurs qu'elle soit écrite, imprimée ou manuscrite, c'est essentiellement une parole proférée jamais limitée par le texte, mais témoignage vivant, transmis de génération en génération et interprété avec le consensus de la communauté.

Aussi après vous avoir fait entendre l'appel à la prière, je vais maintenant vous faire entendre la première page de ce livre qui est le témoignage essentiel de la tradition vivante de l'Islam. C'est, si vous voulez, le correspondant du Notre Père. Le premier chapitre du Coran appelé Fatiha, c'est-à-dire Ouvrante, est la péricope par laquelle toute prière islamique s'ouvre et, en principe, c'est la dernière prière que le musulman au moment de mourir doit réciter, avec la Shahada, en levant le doigt. C'est également la prière que l'on récite en passant sur les tombes. J'ai écrit un jour à François Mauriac que, si je venais à lui survivre, je célébrerais la messe à son intention, mais qu'ensuite je ne réciterais pas pour lui le De Profundis, je réciterais sur lui la Fatiha. Je vous dirai tout à l'heure pourquoi.

[Audition du texte].

J'ai fait entendre ce disque en espérant que peutêtre un jour, un essai de récitation chrétienne de la Sainte Écriture, en arabe ou dans toute autre langue,


302 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

pourrait reprendre cette manière très pudique de psalmodier. Maintenant, si vous n'avez pas compris ce texte (et j'ai pris soin de ne pas donner la traduction au préalable) je puis dire que vous êtes à peu près dans les conditions des fidèles de l'Église catholique il y a encore quelques mois; vous êtes aussi dans la condition des quatre cinquièmes des musulmans pour lesquels l'arabe n'est pas la langue maternelle. Mais alors, loin de vouloir défendre de vieilles baudruches qui ont été heureusement dégonflées, je profiterai de cet attachement exclusif de l'Islam à une langue de la révélation (vous savez que l'Islam a une conception de l'inspiration du Coran beaucoup plus stricte que celle que nous avons pour la Bible), pour demander qu'en matière de «langues maternelles» on fasse au moins une distinction. Jacques Maritain m'a écrit qu'il aurait voulu entendre, au moins une fois, la messe en hébreu, quitte à n'y rien comprendre. Je crois, m'a-t-il dit en substance, à la valeur permanente et irremplaçable des trois langues de l'Écriteau de la Croix: hébreu, grec et latin. Je crois moi aussi à la valeur de ces trois langues de l'Écriteau de la Croix. Mais si je répondais maintenant à Jacques Maritain, je lui dirais que trois langues sont incluses dans l'une d'elles, ce sont les trois soeurs du sémitisme spirituel, l'hébreu ne faisant qu'un avec le syriaque et l'arabe. C'est ce qui fait que la Synagogue s'est encapsulée en quelque sorte dans l'hébreu, mais que l'Église a reconnu dans le syriaque en Syrie, le grec dans le monde byzantin et le latin, malgré tout, dans la sphère occidentale, non pas les prisons de son inspiration, comme on risque de le croire après des siècles de conservatisme figé, mais bien les matrices de sa foi et les invariants de son chant.


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 303

Je crois donc qu'à côté de la vocation nouvelle reconnue aux langues dites « maternelles », en fait les dialectes des nations, il y a toujours, dans l'héritage commun de l'Église, ces langues matrices qu'on ne peut ignorer sans se couper de ses racines. Or parmi ces langues matrices et en quelque sorte plus que maternelles, parmi ces langues soustraites au déroulement de l'histoire profane, il y a l'arabe. L'arabe est, en effet, une langue chrétienne avant d'être une langue islamique et il le demeure, toutes les liturgies chrétiennes étant maintenant célébrées en arabe. L'arabe est, d'autre part, la première et la plus archaïque des langues sémitiques. C'est la langue-souche (la grammaire hébraïque a été composée sur la grammaire arabe) et tout en étant archaïque, c'est la seule langue qui, sans interruption, s'est maintenue vivante jusqu'à nos jours. C'est que l'arabe, langue première du sémitisme et langue chrétienne avant même d'avoir été langue musulmane, trouve néanmoins avec le Coran et l'islamisme, sa destinée permanente.

C'est alors que l'arabe m'interpelle comme chrétien et c'est ce que je vais essayer de vous expliquer en conclusion. Ce sera mon témoignage proprement dit. Passant rapidement sur la prière islamique dans la cité, je prends seulement ce thème comme point de départ de mon dernier paragraphe.

7. La prière islamique dans la cité... devenant ma prière de chrétien, ou même ma prière de chrétien devenant en quelque manière un prière islamique dans les circonstances présentes qui sont vécues par la cité musulmane. Je ne veux ici scandaliser gratuitement personne, ni même choquer inutilement qui que ce soit. Mais je


304 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

ne veux pas non plus soumettre à des explications interminables le témoignage qui m'a tout de même été demandé en matière de prière islamique, et que je dois, en fin de compte, rendre devant vous. J'ai rédigé un texte sur la vocation islamique de Jérusalem. Ce texte me dispenserait bien de toutes les explications qu'il faudrait justement que je donne à propos du drame de la Palestine et de la manière dont les Arabes, chrétiens autant que musulmans, ressentent ce drame avec l'ensemble du monde islamique. J'ai, d'autre part, participé en mars dernier à une concertation islamo-chrétienne à Genève dans le cadre du Conseil OEcuménique des Églises et nous nous sommes mis d'accord entre chrétiens et musulmans pour poser un certain nombre de questions à la conscience chrétienne, telle qu'elle s'exprime notamment en Occident! Mais encore une fois, je ne peux pas passer par tous ces documents ni par toutes les explications qu'ils incluent pour rendre mon témoignage chrétien à propos de prière islamique. Je l'exprimerai de la simple manière suivante, fût-elle abrupte à l'entendement de beaucoup.

On nous a recommandé au début de cette session de ne pas chanter, dans l'édition des psaumes mise à notre disposition, les lignes entre crochets. J'avais d'ailleurs déjà remarqué que les Frères de Taizé ne chantaient pas un certain nombre de versets de psaumes et, à l'époque, cela m'avait choqué. Mais je vous dirai aujourd'hui, quitte à vous choquer à mon tour que, pour ma part, ce ne sont pas seulement des versets, ce sont des psaumes entiers qu'il m'est devenu difficile de réciter. Et ce ne sont pas seulement des psaumes, ce sont encore des livres entiers de la Bible qu'il m'est devenu difficile, parce que infiniment pénible, de lire


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 305

à cause d'une certaine interprétation temporelle que leur donne la conscience chrétienne, pour échapper aux reproches que fait peser sur elle sa tradition d'antisémitisme, mais au détriment du monde arabe. Aussi n'est-ce point pour l'honneur de la conscience chrétienne que je me refuse, ou que je me fais mal à cette récitation. La conscience chrétienne s'est tellement compromise déjà au cours du moyen-âge et jusque dans les temps modernes, dans le même idéal colonial de la croisade, et une volonté exclusive et possessive de la Terre Sainte, considérée comme terre chrétienne. C'est davantage pour l'honneur de la conscience juive et pour l'amour jaloux que je voue, comme Arabe, à la vocation du peuple juif dans le monde, que l'interprétation sioniste de la Bible partagée par tant de chrétiens, et plus spécialement les psaumes, est le choc le plus intolérable qu'il nous soit donné de supporter jusque dans nos formulations de prières les plus sacrées.

Ce matin, le P. Rademaekers a dit que nous devions associer dans la prière Juifs et Musulmans. Je vous avoue que, pour ma part, je ne cherche pas à associer, je suis obligé de prendre parti. Mais je ne prends pas parti pour les musulmans contre les juifs, je prends parti pour des juifs contre d'autres juifs, pour des musulmans contre d'autres musulmans, et pour des chrétiens contre des chrétiens coloniaux. Alors vous allez peut-être comprendre pourquoi j'ai dit à François Mauriac que s'il venait à trépasser, je ne réciterais pas sur lui le De Profundis, mais la Fatiha. J'ai essayé en effet, au cours d'un récent voyage, de réciter avec des Palestiniens les psaumes des montées à Jérusalem qui sont les psaumes les plus chers et les plus purs du pèlerinage, mais je n'y ai pas réussi. Pour eux, l'Israël dont il est question

III - 20


306 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

dans chacun de ces psaumes (et je ne sais pas si vous l'avez remarqué, dans tous les psaumes des montées, Israël est nommé une fois), pour eux, cet Israël est devenu tellement inséparable du régime d'occupation qui prétend se réclamer à l'heure actuelle de ces textes, qu'ils sont devenus intolérables. Alors, si j'arrive encore moi-même à les réciter, vous voyez que c'est assurément dans le sens d'une grande protestation, d'une contestation intérieure, mais alors avec Dieu, bien sûr, et non pas avec les hommes.

C'est alors aussi que, la contestation devenant plus forte, sous le poids de la perversion spirituelle de l'exégèse plus que de l'injustice politique, je me tourne vers le Coran, comme une sorte d'Ancien Testament qui me sert d'antidote au premier. Le Coran devient en quelque sorte mon psautier du désert. La conscience chrétienne et la conscience juive ne faisant généralement qu'un dans une conscience judéo-chrétienne qui se fourvoie dans l'idéal de possession temporelle et transforme ce jardin d'enfants de l'humanité qu'est la Terre Sainte en camp retranché, mon âme prie avec le psaume et dit : « Qui me donnera les ailes de la colombe » pour aller au désert — le désert arabe — et échapper à cette déplorable confusion des plans.

Ce faisant, je ne fais rien d'autre que ce que Mahomet a fait en son temps et c'est la masse des peuples qui a cru en la parole à lui commise que je retrouve. Repoussé en son temps par les chrétiens et méprisé par les juifs, Mahomet a proposé le Coran comme le livre des peuples sans écriture et comme la prière des peuples sans privilèges. Car les vrais descendants d'Abraham ne se reconnaissent ni par la race ni par la promesse (puisque les chrétiens comme les juifs faussent cette


LA PRIÈRE DE L'ISLAM 307

promesse en se l'accaparant), mais par la seule foi au Dieu unique. Si donc en raison de l'ambiguïté du signe de Jérusalem en son temps, Mahomet s'est tourné vers La Mekke avec la masse des croyants, cependant Jérusalem a été pendant dix-huit mois la direction de la prière de lTslam primitif et Jérusalem demeure la direction de sa prière dernière pour la fin des temps. Entretemps il est dit que Jérusalem est la direction du coeur du Prophète et si, pour la tradition populaire, l'âme du Prophète revient respirer le parfum de l'aloès dans la nuit du vendredi, pour la foi islamique c'est de Jérusalem qu'elle prend incessamment son envol vers le mystère divin, plus exactement, de l'Esplanade du Temple, entre le Dôme du Rocher et la Mosquée al-Aqsa, c'est-à-dire entre la commémoraison du sacrifice d'Abraham et la vénération de Jésus, fils de Marie.

C'est dans cette perspective et dans cette composition précise du lieu que je vais interpréter pour vous la dernière prière d'Abraham dans le Coran. Dans le contexte que je vous ai expliqué, le Coran fait réciter cette prière à Abraham sur La Mekke. Mais comme je conteste les psaumes, et l'Ancien Testament tout entier, en fonction du Nouveau, de la même manière, j'essaie de ramener le Coran à ses sources, à sa destinée première et à son désir ultime de Jérusalem, même si Jérusalem est entrée dans sa nuit.

Voici donc, pour terminer, cette prière, la dernière, d'Abraham sur le Coran:

« Seigneur mon Dieu, établis cette cité dans la paix et détourne-moi, ainsi que mes fils, du culte des idoles. Seigneur mon Dieu, les idoles ont égaré plus d'un parmi les humains. Qui donc me suit, fait partie des miens,


308 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

mais qui me désobéit, je le laisse à ton pardon et à ta miséricorde. Seigneur notre Dieu, j'ai établi une partie de ma descendance dans une vallée sans végétation, auprès de ta maison sacralisée, afin qu'ils accomplissent la prière. Fais donc qu'une partie des coeurs de l'humanité les prenne en compassion et les pourvoie en fruits de la terre. Peut-être en seront-ils reconnaissants. Seigneur notre Dieu, tu sais ce que nous cachons et ce que nous dévoilons. Et rien ne peut se cacher à Dieu, sur la terre comme au ciel. Louange à Dieu qui m'a accordé deux fils en ma vieillesse, Ismaël et Isaac, mon Dieu écoute bien l'appel. Seigneur mon Dieu, fais de moi quelqu'un qui accomplit la prière et fais de ma descendance une descendance qui accomplit la prière, et reçois, Dieu mien, mon appel. Seigneur notre Dieu, pardonnemoi, pardonne à mes père et mère, pardonne à tous les croyants au jour du jugement » (Coran, sourate Ibrahim, XIV).


TABLE DES MATIÈRES

Pages AVERTISSEMENT VII-VIII

L'ISLAM DANS UNE NOUVELLE PERSPECTIVE

CHRÉTIENNE 1-78

I. L'Islam des origines (Mahomet, le Coran,

Dogme et loi de l'Islam)........ 3

IL L'Islam jusqu'au début du XIXe siècle (aperçu d'histoire, formation et aspects de

la pensée musulmane).... 17

III. L'Islam contemporain (aperçu d'histoire, démographie, mouvements internes,

problèmes actuels)....... 32

[article rédigé par J.-M. Abd el-Jalil et

Y.M.]

Comptes rendus de l'Islam (Casterman) :

Anawati, Bérence, Bosc, Dalmais, Dumont,

Hourdin, Nantet, Rideau, Sourdel, Verbum

Caro (Taizé).......... 41

Islam et paix........ 59

CONTRIBUTION AU DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN . 79-228 Y a-t-il une nouvelle vision chrétienne de

l'Islam?........... 81

Les questions que le catholicisme se pose au sujet de l'Islam: l'Islam dans le dessein de Dieu et l'économie du salut (opinions; Vatican II; hypothèse de travail: abrahamisme, sommation, tension) 93


310 L'ISLAM ET LE DIALOGUE ISLAMO-CHRÉTIEN

Pages

Le dialogue islamo-chrétien........... 131

Le rôle de l'Islam dans l'histoire de l'Église. 136

Bibliographie 140

Travaux et textes de Vatican II intéressant l'Islam en rapport avec le Judaïsme. . . . 147

« Orientations pour un dialogue entre chrétiens et musulmans»; critique de la brochure éditée par le Secrétariat romain pour

l'Islam........... 175

Chrétiens et musulmans au Conseil OEcuménique des Églises: compte rendu du colloque de Genève-Cartigny et discours inaugural ..... 211

RECHERCHES SUR LA PENSÉE CHRÉTIENNE ET

L'ISLAM........ 229-286

Remarques sur le christianisme et l'Islam, à propos de publications récentes; communication au XXVIIIe Congrès des Orientalistes .... 231

Position et conclusion de thèse sur la pensée chrétienne et l'Islam, des origines à la chute de Constantinople........ 243

ÉPILOGUE........... 287-308

La Prière de l'Islam .... 289


IMPRIMERIE CATHOLIQUE Beyrouth, Liban

31 octobre 1972


PENTALOGIE


du Concile — et les Ephémérites islamochrétiennes, comme dossiers annuels des relations de l'Église Catholique avec l'Islam.

Enfin il importe de souligner, en fonction du tome 5 et de l'orientation de l'ensemble de cette publication, que l'abbé Moubarac a participé activement à la Première Conférence Mondiale des Chrétiens pour la Palestine (Beyrouth, 1970) suite à ses publications sur le sujet, dont la vocation islamique de Jérusalem éditée en premier par le Cénacle Libanais.