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Titre : Oeuvres complètes de Alphonse Daudet. 2. 7 / édition définitive, illustrée de gravures à l'eau forte d'après les dessins de Émile Adan, A. Dawant, A.-F. Gorguet, P.-A. Laurens et C. Léandre ; et précédée d'un Essai de biographie littéraire par Henry Céard...
Auteur : Daudet, Alphonse (1840-1897). Auteur du texte
Auteur : Céard, Henry (1851-1924). Auteur du texte
Éditeur : A. Houssiaux (Paris)
Date d'édition : 1899-1901
Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb303026121
Type : monographie imprimée
Langue : français
Format : 14 t. en 3 vol. : ill. ; in-8
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Description : Comprend : Essai de biographie littéraire
Description : Contient une table des matières
Description : Avec mode texte
Droits : Consultable en ligne
Droits : Public domain
Identifiant : ark:/12148/bpt6k5786759s
Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Z-14989 (2,7)
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 09/11/2010
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HENRY CEARD
ROMAN
PARIS
OEVRES COMPLETES
DE
ALPHONSE DAUDET
ROMAN — TOME VII
OEUVRES COMPLÈTES
DE
ALPHONSE DAUDE'
ÉDITION DÉFINITIVE
ILLUSTREE DE GRAVURES A L'EAU-FORTE
D'APRES LES DESSINS DE
EMILE ADAN, A. DAWANT, A.-F. GORGUET, P.-A. LAURENS ET C. LÉANDRE
ET PRÉCÉDÉE D'UN ESSAI DE BIOGRAPHIE LITTÉRAIRE
PAR
HENRY CÉARD
ROMAN
VII
TARTARIN DE TARASCON
TARTARIN SUR LES ALPES
PORT-TARASCON
PARIS
ALEXANDRE HOUSSIAUX, ÉDITEUR
7, RDE PERRONET, 7
1899
AVENTURES PRODIGIEUSES
DE
TARTARIN DE TARASCON
En France, tout le monde est un peu de Tarascon.
A MON AMI
GONZAGUE PRIVAT
I
Depuis bientôt quinze ans que j'ai publié les Aventures de Tartarin, Tarascon ne me les a pas encore pardonnées, et des voyageurs dignes de foi m'affirment que. chaque matin, à l'heure où la petite ville provençale ouvre les volets de ses boutiques et secoue ses tapis au souffle du grand Rhône, de tous les seuils, de toutes les fenêtres, jaillit le môme poing irrité, le même flamboiement d'yeux noirs, le même cri de rage vers Paris : « Oh! ce Daudet... si un coup il descend par ici... » comme dans l'histoire de Barbe-Bleue : « Descendstu... ou si je monte ? »
Et sans rire, une fois Tarascon esL monté.
C'était eu 1878, quand la province foisonnait dans les hôtels, sur les boulevards et ce pont gigantesque jeté entre Je Champ-de-Mars et le Trocadéro. Un matin, le sculpteur Amy, Tarasconnais nationalisé Parisien, voyait pointer chez lui une formidable paire de moustaches venues en train de plaisir, sous prétexte d'Exposition universelle, en réalité pour s'expliquer avec Daudet au sujet du brave commandant Bravida et de la Défense de Tarascon, un petit conte publié pendant la guerre.
— Que ?... nous y allons chez Daudet!...
Ce fut leur premier mot, à ces moustaches tarasconnaises, en entrant dans l'atelier: et quinze jours durant, le sculpteur Amy n'eut que cette phrase aux oreilles : « Et autrement.
11 TARTARIN DE TARASCON
où le trouve-t-on ce Daudet? » Le malheureux artiste ne savait plus qu'imaginer pour m'épargner cette apparition héroï-comique. Il menait les moustaches de son « pays » à l'Exposition, les perdait dans la rue des Nations, dans la galerie des machines, les arrosait de bière anglaise, vin hongrois, lait de jument, boissons exotiques et variées, les étourdissait de musique mauresque, tzigane, japonaise, les brisait, les harassait, les hissait — comme Tartarin sur son minaret — jusqu'aux tourillons du Trocadéro.
Mais la rancune du Provençal tenait ferme, et de là-haut, guettant Paris, le sourcil froncé, il demandait :
— Est-ce qu'on la voit sa maison ?
—- Quelle maison ?
— Té!... de ce Daudet, pardi !
Et comme cela partout. Heureusement, le train de plaisir chauffait et remportait, inassouvie, la vengeance du Tarasconnais ; mais celui-là parti, il pouvait en venir d'autres, et detout le temps de l'Exposition je ne dormis pas. C'est quelque chose, allez, de sentir sur soi la haine de toute une ville ! Encore aujourd'hui, quand je vais dans le Midi, Tarascon me gêne au passage ; je sais qu'il m'en veut toujours, que mes livres sont chassés de ses librairies, introuvables même à la gare, et du plus loin que j'aperçois dans l'embrasure du wagon le château du bon roi René, je me sens mal à l'aise et voudrais brûler la station. Voilà pourquoi je profite de cette édition nouvelle pour offrir publiquement aux Tarasconnais, avec toutes mes excuses, l'explication que l'ancien commandant en chef de leur milice était venu me demander.
Tarascon n'a été pour moi qu'un pseudonyme ramassé sur la voie de Paris à Marseille, parce qu'il ronflait bien dans l'accent du Midi et triomphait, à l'appel des stations, comme un cri de guerrier Apache. En réalité, le pays de Tartarin et des chasseurs de casquettes est un peu plus loin, à cinq ou six lieues, « de l'autre main » du Rhône. C'est là que tout enfant j'ai vu languir le baobab dans son petit pot à réséda.
TARTARIN DE TARASCON III
image de mon héros à l'étroit dans sa petite ville, là que les Rebuffa chantaient le duo de Robert le Diable ; c'est de là enfin qu'un jour de novembre 1861, Tartarin et moi, armés jusqu'aux dents et coiffés de la chéchia, nous partîmes chasser le lion en Algérie.
A dire vrai, je n'y allais pas expressément pour cela, ayant surtout besoin de calfater au bon soleil mes poumons un peu délabrés. Mais ce n'est pas pour rien, mille dieux ! que je suis né au pays des chasseurs de casquettes ; et dès que j'eus mis le pied sur le pont du Zouave où l'on embarquait notre énorme caisse d'armes, plus Tartarin que Tartarin, je m'imaginai réellement que j'allais exterminer tous les fauves de l'Atlas.
Féerie du premier voyage ! Il me semble que c'est aujourd'hui ce départ, cette mer bleue, mais bleue comme une eau de teinture, toute rebroussée par le vent avec des étincellements de saline, et ce beaupré qui se cabrait, piquait la lame, se secouait tout blaraj d'écume et repartait la pointe au large, toujours au large, et midi qui sonnait partout dans la lumière avec toutes les cloches de Marseille, et mes vingt ans qui faisaient dans ma tête aussi un retentissant carillon.
Tout cela je le revis rien que d'en parler : je suis là-bas, je roule les bazars d'Alger dans un demi-jour qui sent le musc, l'ambre, la rose étouffée et la laine chaude; les guzlas nasillent sur trois cordes devant les petites armoires à glace tunisiennes aux arabesques de nacre, pendant que le jet d'eau tinte sa note fraîche sur les faïences du patio. Et me voilà courant le Sahel, les bois d'orangers de Blidah, la Chiffa, le ruisseau des Singes, Milianah et ses pentes vertes, ses vergers enchevêtrés de tournesols, de figuiers, de cougourdiers, comme nos bastides provençales.
Voilà l'immense vallée du Chéliff, des maquis de lentisques, de palmiers nains, des torrents à sec bordés de lauriers-rosés ; sur l'horizon la fumée d'un gourbi montant droite d'un fourré de cactus, l'enceinte grise d'un caravansérail, un tombeau de
IV TARTARIN DE TARASCON
saint avec sa coupole blanche en turban, ses ex-voto sur le mur de chaux éblouissant, et çà et là, dans l'étendue brûlée et claire, de mouvantes taches sombres qui sont des troupeaux et que l'on prendrait, n'était le bleu profond et immaculé du ciel, pour les ombres portées de grands nuages en marche.
Et j'entends encore, avec la sensation au creux de l'estomac des secousses de ma selle arabe, le cliquetis de mes grands étriers, les appels des bergers dans cette atmosphère ondée et fine où la voix ricoche : «Si Mohame... e... ed... », les abois furieux des chiens sloughis autour des douars, les coups de feu et les hurlements des fantasias, et la sauvage musique des derboukas, le soir, devant la tente ouverte, tandis que les chacals glapissent dans la plaine, enragés comme nos cigales, et qu'un croissant de lune claire, le croissant de Mahomet, scintille sur le velours constellé de la nuit. Très nette aussi dans ■ma mémoire la tristesse du retour, l'impression d'exil et de froid en rentrant à Marseille, le bleu du ciel provençal me paraissant embruni et voilé à côté de ces horizons algériens, palette aux gammes intenses et variées, aurores d'un vert inouï, le vert minéral, le vert poison, courts crépuscules du soir changeants et nacrés de pourpre et d'améthyste, puits roses où viennent boire des chameaux roses, où la corde du puits, la barbe du Bédouin lapant à même le seau, ruissellent de gouttelettes roses... Après plus de vingt ans je retrouve en moi ce regret, cette nostalgie d'une lumière disparue.
II
Il y a dans la langue de Mistral un mot qui résume et définit bien tout un instinct de la race : galéja, railler, plaisanter. Et l'on voit l'éclair d'ironie, la pointe malicieuse qui luit au fond des yeux provençaux. Galéja revient à tout propos dans la
TARTARIN DE TARASCON
conversation, sous forme de verbe, de substantif. « Veséspas ?... es uno galéjado... Tu ne vois donc pas ?... c'est une plaisanterie... Taiso-té, galêjaïré... Taisez-vous, vilain moqueur. » Mais d'être galêjaïré, cela n'exclut ni la bonté ni la tendresse. On s'amuse, té ! on veut rire : et là-bas le rire va avec tous les sentiments, les plus passionnés, les plus tendres. Dans une vieille, vieille chanson de chez nous, l'histoire de la petite Fleurance, ce goût des Provençaux pour le rire apparaît d'une exquise façon. Fleurance s'est mariée presque enfant à un chevalier qui l'a prise si jeunette, laprén tan jouveneto se saup pas courdela, qu'elle ne sait pas agrafer ses cordons. Mais, sitôt le mariage, voilà le seigneur de Fleurance obligé de partir en Palestine et de laisser sa petite femme toute seule. Sept ans se sont passés sans que le chevalier ait donné signe de vie, quand un pèlerin à coquille et longue barbe se présente au pont du château. Il revient de chez les Teurs, il apporte des nouvelles du mari de Fleurance ; et tout de suite la jeune dame le fait entrer, le met à table en face d'elle.
Ce qu'il advint entre eux alors, je puis vous le dire de deux façons; car l'histoire de Fleurance, comme toutes les chansons populaires, a fait son tour de France dans la balle des colporteurs, et je l'ai retrouvée en Picardie avec une variante significative. Dans la chanson picarde, au milieu du repas, la dame se met à pleurer.
« Vous pleurez, belle Fleurance? » demande le pèlerin tout tremblant. «Je pleure parce que je vous reconnais et que vous êtes mon cher mari... »
Au contraire, la petite Fleurance provençale, à peine est-elle assise en face du pèlerin à grande barbe que gentiment elle se n'en rit. « Hé ! de quoi vous riez, Fleurance ? — Té ! je ris, parce que vous êtes mon mari. »
Et elle sauta sur ses genoux en riant, et le pèlerin rit aussi dans sa barbe d'étoupe, car c'est comme elle un galêjaïré, ce qui ne les empêche pas de s'aimer tendrement à pleins bras,
VI TARTARIN DE TARASCON
à pleines lèvres, de toute l'émotion de leurs coeurs fidèles.
Et moi aussi, je suis un galêjaïré. Dans les brumes de Paris, dans léclaboussement de sa boue, de ses tristesses, j'ai peutêtre perdu le goût et la faculté de rire ; mais à lire Tartarin, on s'aperçoit qu'il restait en moi un fond de gaieté brusquement épanoui à la belle lumière de là-bas.
Certes, je conviens qu'il y avait autre chose à écrire sur la France algérienne que les Aventures de Tartarin; par exemple, une étude de moeurs cruelle et vraie, l'observation d'un pays neuf aux confins de deux races et de deux civilisations avec leur action réflexe, le conquérant conquis à son tour par le climat, par les moeurs molles, l'incurie, la pourriture d'Orient, matraque et chapardage, l'algérien Doineau et l'algérien Bazaine, ces deux parfaits produits du bureau arabe. Que de révélations à faire sur la misère de ces moeurs d'avant-garde, l'histoire d'un colon, la fondation d'une ville au milieu des rivalités de trois pouvoirs en présence, armée, administration, magistrature. Au lieu de tout cela je n'ai rien rapporté que Tartarin, un éclat de rire, une galéjade.
C'est vrai que nous faisions, mon compagnon et moi, un beau couple de jobards, débarquant en ceinture rouge et chéchia flamboyante dans cette brave ville d'Alger où il n'y avait guère que nous deux de Teurs. De quel air recueilli, convaincu, Tartarin quittait ses énormes bottes de chasse à la porte des mosquées et s'avançait dans le sanctuaire de Mahom, grave, les lèvres serrées, en chaussettes de couleur. Ah ! il y croyait, elui-là, à l'Orient, et aux muezzins et aux aimées, aux lions, aux panthères, aux dromadaires, à tout ce u'avaient bien voulu lui raconter ses livres et que son imagination méridionale lu grandissait encore.
Moi, fidèle comme le chameau de mon histoire, je le suivais dans son rêve héroïque, mais par instants je doutais un peu. Je me rappelle qu'un soir, à l'Oued-Fodda, partant pour un affût au lion et traversant un camp de chasseurs d'Afrique avec tout notre accoutrement de houseaux, de fusils, revol-
TARTARIN DE TARASCON vu
vers, couteaux de chasse, j'eus la sensation aiguë du ridicule devant la stupeur muette des bons troupiers faisant leur soupe sur le front des tentes alignées. « Et s'il n'y avait pas de lion ! »
Ce qui n'empêche qu'une heure après, la nuit venue, à genoux dans un bouquet de lauriers, fouillant l'ombre avec mes lunettes, pendant que des piaillements de grues passaient très haut dans l'air et que des chacals froissaient l'herbe autour de moi, je sentais grelotter mon fusil sur la garde du couteau de chasse fiché en terre.
J'ai prêté à Tartarin ce frisson de peur et les bouffonnes réflexions qui l'accompagnaient ; mais c'est une grande injustice. Je vous jure bien que, si le lion était venu, le bon Tartarin l'aurait reçu, le rifle au poing, la dague haute; et si sa balle se fût perdue, son sabre faussé dans un corps à corps, il eût fini la lutte poil contre poil, étouffé le monstre entre ses bras à doubles muscles, déchiqueté de ses ongles, de ses dents, sans seulement cracher la peau ; car c'était un rude homme au demeurant que ce chasseur de casquettes, et de plus un homme d'esprit qui a été le premier à rire de ma galéjade!
III
L'histoire de Tartarin ne fut écrite que longtemps après mon voyage en Algérie. Le voyage est de 1861-62. le livre de 1869. Je commençai à le publier en variétés au Petit Moniteur universel, avec d'amusants croquis d'Emile Benassit. L'insuccès fut absolu. Le Petit Moniteur était un journal populaire, et le peuple n'entend rien à l'ironie imprimée qui le déroute, lui fait croire qu'on veut se moquer de lui. Rien ne saurait rendre le désappointement des abonnés du journal à un sou, si friands de Rocambole et de Ponson du Terrail, en lisant ces premiers chapitres de la vie de Tartarin, les
VIII TARTARIN DE TARASCON
romances, le baobab, désappointement qui allait jusqu'aux menaces de désabonnement, jusqu'aux injures personnelles. On m'écrivait : « Eh bien, oui... et puis après ? Qu'est-ce que ça prouve ? Imbécile ! » et l'on signait violemment. Le plus malheureux était Paul Dalloz qui avait fait de grands frais de publicité, de dessins, et payait cher une expérience. Après une dizaine de feuilletons j'eus pitié de lui et portai Tartarin au Figaro, où il fut mieux compris des lecteurs, mais se buta à d'autres mauvais vouloirs. Le secrétaire de la rédaction du Figaro à cette époque était Alexandre Duvernois, le frère de Clément Duvernois, ancien journaliste et ministre. Par grand hasard j'avais, neuf ans auparavant, au courant de ma joyeuse expédition, rencontré Alexandre Duvernois, alors modeste employé au bureau civil de Milianah, et gardant de cette époque un vrai culte pour la colonie. Irrité, révolté par la façon légère dont je parlais de sa chère Algérie, il ne pouvait empêcher la publication de Tartarin, mais il s'arrangea pour la morceler en lambeaux intermittents, prétextant l'horrible cliché de « l'abondance des matières », si bien que ce tout petit roman s'éternisa dans le journal presque autant que le Juif-Errant ou les Trois Mousquetaires. « Ça tire, ça tire... » grondait le faux bourdon de Villemessant, et j'avais grand'- peur d'être obligé d'interrompre encore une fois.
Puis, nouvelles tribulations. Le personnage de mon livre s'appelait alors Barbarin de Tarascon.
Or, il y avait justement à Tarascon une vieille famille de Barbarin qui me menaça de papier timbré, si je n'enlevais son nom au plus vite de cette outrageante bouffonnerie. Ayant des tribunaux et de la justice une sainte épouvante, je consentis à remplacer Barbarin par Tartarin sur les épreuves déjà tirées, qu'il fallut reprendre ligne à ligne dans une minutieuse chasse aux B. Quelques-uns ont dû m'échapper à travers ces trois cents pages ; et l'on trouve dans la première édition desBartarin, Tarbarin, et même ton soir pour bonsoir. Enfin le livre parut, et réussit assez bien en librairie, mal°ré
TARTARIN DE TARASCON IX
l'arome très local et que tout le monde ne goûte pas. Il faut être du Midi ou le connaître beaucoup pour savoir combien ce type de Tartarin est fréquent chez nous, et que sous le grand soleil tarasconnais qui les chauffe et les électrise, la cocasserie des crânes et des imaginations s'exagère en des développements monstrueux aussi variés de forme et de dimension que les cougourdes.
Jugé librement, à des années de distance, Tartarin, avec son allure débridée et folle, me semble avoir des qualités de jeunesse, de vie et de vérité ; une vérité d'outre-Loire qui enfle, exagère, ne ment jamais et tarasconne tout le temps. Le grain de l'écriture n'est pas très fin ni très serré. C'est ce que j'appelle de « la littérature debout », parlée, gesticulée, avec les allures débordantes de mon héros. Mais je dois avouer, quel que soit mon amour du style, de la belle prose harmonieuse et colorée, qu'à mon avis tout n'est pas là pour le romancier. Sa vraie joie restera de créer des êtres, de mettre sur pied, à force de vraisemblance, des types d'humanité qui circulent désormais par le monde avec le nom, le geste, la grimace qu'il leur a donnés et qui font parler d'eux, — qu'on les déteste ou qu'on les aime, — en dehors de leur créateur et sans que son nom soit prononcé. Pour ma part, mon émotion est toujours la même, quand, à propos d'un passant de la vie, d'un des mille fantoches de la comédie politique, artistique ou mondaine, j'entends dire : « C'est un Tartarin... un Monpavon... un Delobelle. » Un frisson me passe alors, le frisson d'orgueil d'un père, caché clans la foule tandis qu'on applaudit son fils, et qui tout le temps a l'envie de crier : « C'est mon garçon ! »
AVENTURES PRODIGIEUSES
DE
TARTARIN DE TARASGON
AVENTURES PRODIGIEUSES
DE TARTARIN
DE TARASCON
PREMIER ÉPISODE A TARASGON
I
LE JARDIN DU BAOBAB
Ma première visite à Tartarin de Tarascon est restée dans ma vie comme une date inoubliable ; il y a douze ou quinze ans de cela, mais je m'en souviens mieux que d'hier. L'intrépide Tartarin habitait alors, à l'entrée de la ville, la troisième, maison à main gauche sur le chemin d'Avignon. Jolie petite villa tarasconnaise avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des persiennes vertes, et, sur le pas de la porte, une nichée de petits Savoyards jouant à la marelle ou dormant au bon soleil, la tête sur leurs boîtes à cirage.
Du dehors, la maison n'avait l'air de rien.
R. VII 1
2 TARTARIN DE TARASCON
Jamais on ne se serait cru devant la demeure d'un héros. Mais quand on entrait, coquin de sort!...
De la cave au grenier, tout le bâtiment avait l'air héroïque, même le jardin !...
0 le jardin de Tartarin, il n'y en avait pas deux comme celui-là en Europe. Pas un arbre du pays, pas une fleur de France; rien que des plantes exotiques, des gommiers, des calebassiers, des cotonniers, des cocotiers, des manguiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, des cactus, des figuiers de Barbarie, à se croire en pleine Afrique centrale, à dix mille lieues de Tarascon. Tout cela, bien entendu, n'était pas de grandeur naturelle ; ainsi les cocotiers n'étaient guère plus gros que des betteraves, et le baobab 5arbre géant, arbor giganlea) tenait à l'aise dans un pot de réséda; mais, c'est égal! pour Tarascon, c'était déjà bien joli, et les personnes de la ville, admises le dimanche à l'honneur de contempler le baobab de Tartarin, s'en retournaient pleines d'admiration.
Pensez quelle émotion je dus éprouver, ce jour-là, en traversant ce jardin mirifique!... Ce fut bien autre chose quand on m'introduisit dans le cabinet du héros.
Ce cabinet, une des curiosités de la ville, était au fond du jardin, ouvrant de plain-pied sur le baobab par une porte vitrée.
Imaginez-vous une grande salle tapissée de fusils et de sabres, depuis en haut jusqu'en bas; toutes les armes de tous les pays du monde : carabines, rifles, tromblons, couteaux corses, couteaux catalans, couteaux-revolvers, couleaux-poignards, krish malais, flèches caraïbes, flèches de silex, coups-de-poing, casse-tête, massues hottentotes, lazzos mexicains, est-ce que je sais !
Par là-dessus, un grand soleil féroce qui faisait luire
TARTARIN DE TARASCON 3
l'acier des glaives et les crosses des armes à feu, comme pour vous donner encore plus la chair de poule... Ce qui rassurait un peu pourtant, c'était le bon air d'ordre et de propreté qui régnait sur toute cette yataganerie. Tout y était rangé, soigné, brossé, étiqueté comme dans une pharmacie; de loin en loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on lisait :
FLECHES EMPOISONNÉES, N'Y TOUCHEZ PAS!
ou :
ARMES CHARGEES, MEFIEZ-VOUS!
Sans ces écriteaux, jamais je n'aurais osé entrer.
Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon. Sur le guéridon, un flacon de rhum, une blague turque, les Voyages du capitaine Cook, les romans de Cooper, de Gustave Aymard, des récits de chasse, chasse à l'ours, chasse au faucon, chasse à l'éléphant, etc.. Enfn, devant le guéridon, un homme était assis, de quarante à quarante-cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud, en bras de chemise, avec des caleçons de flanelle, une forte barbe courte et des yeux flamboyants ; d'une main il tenait un livre, de l'autre il brandissait une énorme pipe à couvercle de fer, et, tout en lisant je ne sais quel formidable récit de chasseurs de chevelures, il faisait, en avançant sa lèvre inférieure, une moue terrible, qui donnait à sa brave figure de petit rentier tarasconnais ce
4 TARTARIN DE TARASCON
même caractère de férocité bonasse qui régnait dans toute la maison.
Cet homme, c'était Tartarin, Tartarin de Tarascon, l'intrépide, le grand, l'incomparable Tartarin de Tarascon.
II
COUP D'OEIL GENERAL JETÉ SUR LA BONNE VILLE
DE TARASCON
LES CHASSEURS DE CASQUETTES
Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon n'était pas encore le Tartarin qu'il est aujourd'hui, le grand Tartarin de Tarascon, si populaire dans tout Je midi de la France. Pourtant, — même à cette époque ■— c'était déjà le roi de Tarascon.
Disons d'où lui venait cette royauté.
Vous saurez d'abord que là-bas tout le monde est chasseur, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. La chasse est la passion des Tarasconnais, et cela depuis les temps mythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les marais de la ville et où les Tarasconnais d'alors organisaient des battues contre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.
Donc tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil sur l'épaule, avec un tremblement de chiens, de furets, de trompes, de cors de chasse. C'est superbe à voir... Par malheur, le gibier manque, il manque absolument.
Si bêtes que soient les bêtes, vous pensez bien qu'à la longue elles ont fini par se méfier.
6 TARTARIN DE TARASCON
A cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pas le moindre lapereau, pas le plus petit cul-blanc.
Elles sont pourtant bien tentantes ces jolies collines tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, de lavande, de romarin ; et ces beaux raisins muscats gonflés de sucre qui s'échelonnent au bord du Rhône, sont diablement appétissants aussi... Oui, mais il y a Tarascon derrière, et dans le petit monde du poil et de la plume Tarascon est très mal noté. Les oiseaux de passage euxmêmes l'ont marqué d'une grande croix sur leurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendant vers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de loin les clochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bien fort : « Voilà Tarascon, voilà Tarascon ! » et toute la bande fait un crochet.
Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays qu'un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle aux septembrisades tarasconnaises et qui s'entête à vivre là ! A Tarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Il s'appelle le Rapide. On sait qu'il a son gîte dans la terre de M. Bompard — ce qui, par parenthèse, a doublé et même triplé le prix de cette terre — mais on n'a pas encore pu l'atteindre.
A l'heure qu'il est, même, il n'y a plus que deux ou trois enragés qui s'acharnent après lui.
Les autres en ont fait leur deuil, et le Rapide est passé depuis longtemps à l'état de superstition locale, bien que le Tarasconnais soit très peu superstitieux de sa nature et qu'il mange les hirondelles en salmis, quand il en trouve.
Ah çà ! me direz-vous, puisque le gibier est si rare à Tarascon, qu'est-ce que les chasseurs tarasconnais font donc tous les dimanches ?
TARTARIN DE TARASCON 7
Ce qu'ils font?
Eh, mon Dieu ! ils s'en vont en pleine campagne, à deux ou trois lieues de la ville; ils se réunissent par petits groupes de cinq ou six, s'allongent tranquillement à l'ombre d'un puits, d'un vieux mur, d'un olivier, tirent de leurs carniers un bon morceau de boeuf en daube, des oignons crus, un saucissot, quelques anchois, et commencent un déjeuner interminable, arrosé d'un de ces jolis vins du Rhône qui font rire et qui font chanter.
Après quoi, quand on est bien lesté, on se lève, on siffle les chiens, on arme les fusils, et on se met en chasse. C'est-à-dire que chacun de ces messieurs prend sa casquette, la jette en l'air de toutes ses forces, et la tire au vol avec du b, du 6, ou du 2, — selon les conventions.
Celui qui met le plus souvent dans sa casquette est proclamé roi de la chasse, et rentre le soir en triomphateur à Tarascon, la casquette criblée au bout du fusil, au milieu des aboiements et des fanfares.
Inutile de vous dire qu'il se fait dans la ville un grand commerce de casquettes de chasse. Il y a même des chapeliers qui vendent des casquettes trouées et déchirées d'avance à l'usage des maladroits ; mais on ne connaît guère que Bézuquet, le pharmacien, qui leur en achète. C'est déshonorant !
Comme chasseur de casquettes, Tartarin de Tarascon n'avait pas son pareil. Tous les dimanches matin, il partait avec une casquette neuve ; tous les dimanches soir, il revenait avec une loque. Dans la petite maison du baobab, les greniers étaient pleins de ces glorieux trophées. Aussi, tous les Tarasconnais le reconnaissaientils pour leur maître, et comme Tartarin savait à fond le code du chasseur, qu'il avait lu tous les traités, tous les
8 TARTARIN DE TARASCON
manuels de toutes les chasses possibles, depuis la chasse à la casquette jusqu'à la chasse au tigre birman, ces messieurs en avaient fait leur grand justicier cynégétique et le prenaient pour arbitre dans toutes leurs discussions.
Tous les jours, de trois à quatre, chez l'armurier Costecalde, on voyait un gros homme, grave et la pipe aux dents, assis sur un fauteuil de cuir vert, au milieu de la boutique pleine de chasseurs de casquettes, tous debout et se chamaillant. C'était Tartarin de Tarascon qui rendait la justice, Nemrod doublé de Salomon.
III
NAN! NAN! NAN ! — SUITE DU COUP D'OEIL GÉNÉRAL JETÉ SUR LA BONNE VILLE DE TARASCON
A la passion de la chasse, la forte race tarasconnaise joint une passion : celle des romances. Ce qui se consomme de romances dans ce petit pays, c'est à n'y pas croire. Toutes les vieilleries sentimentales qui jaunissent dans les plus vieux cartons, on les retrouve à Tarascon en pleine jeunesse, en plein éclat. Elles y sont toutes, toutes. Chaque famille a la sienne, et dans la ville cela se sait. On sait, par exemple, que celle du pharmacien Bézuquet, c'est :
Toi, blanche étoile que j'adore;
Celle de l'armurier Costecalde :
Veux-tu venir au pays des cabanes?
Celle du receveur de l'enregistrement :
Si j'étais-t-invisible, personne n'me verrait.
(Chansonnelle comique.)
Et ainsi de suite pour tout Tarascon. Deux ou trois fois par semaine, on se réunit les uns chez les autres et
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on se les chante. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ce sont toujours les mêmes, et que, depuis si longtemps qu'ils se les chantent, ces braves Tarasconnais n'ont jamais envie d'en changer. On se les lègue dans les familles, de père en fils, et personne n'y touche; c' est sacre. Jamais même on ne s'en emprunte. Jamais il ne viendrait à l'idée des Costecalde de chanter celle des Bézuquet, ni aux Bézuquet de chanter celle des Costecalde. Et pourtant vous pensez s'ils doivent les connaître depuis quarante ans qu'ils se les chantent. Mais non ! chacun garde la sienne et tout le monde est content.
Pour les romances comme pour les casquettes, le premier de la ville était encore Tartarin. Sa supériorité sur ses concitoyens consistait en ceci : Tartarin de Tarascon n'avait pas la sienne, il les avait toutes.
Toutes!
Seulement c'était le diable pour les lui faire chanter. Revenu de bonne heure des succès de salon, le héros tarasconnais aimait bien mieux se plonger dans ses livres de chasse ou passer sa soirée au cercle que de faire le joli coeur devant un piano de Nîmes, entre deux bougies de Tarascon. Ces parades musicales lui semblaient audessous de lui... Quelquefois cependant, quand il y avait de la musique à la pharmacie Bézuquet, il entrait comme par hasard, et après s'être bien fait prier, consentait à dire le grand duo de Robe?-t le Diable avec Mme Bézuquet la mère... Qui n'a pas entendu cela n'a jamais rien entendu... Pour moi, quand je vivrais cent ans, je verrais toute ma vie le grand Tartarin s'approchant du piano d'un pas solennel, s'accoudant, faisant sa moue, et sous le reflet vert des bocaux de la devanture, essayant de donner à sa bonne face l'expression satanique et farouche de Robert le Diable. A peine avait-il pris
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position, tout de suite le salon frémissait; on sentait qu'il allait se passer quelque chose de grand... Alors, après un silence, Mme Bézuquet la mère commençait en s'accompagnant :
Robert, toi que j'aime Et qui reçus ma foi, Tu vois mon effroi, (bis) Grâce pour toi-même, Et grâce pour moi.
A voix basse, elle ajoutait : « A vous, Tartarin », et Tartarin de Tarascon, le bras tendu, le poing fermé, la narine frémissante, disait par trois fois d'une voix formidable, qui roulait comme un coup de tonnerre dans les entrailles du piano : « Non!... non !... non!... » ce qu'en bon méridional il prononçait : « Nan !... nan !... nan!... » Sur quoi Mme Bézuquet la mère reprenait encore une fois :
Grâce pour toi-même, Et grâce pour moi.
— Nan!... nan!... nan!... hurlait Tartarin de plus belle, et la chose en restait là... Ce n'était pas long, comme, vous voyez : mais c'était si bien jeté, si bien mimé, si diabolique, qu'un frisson de terreur courait dans la pharmacie, et qu'on lui faisait recommencer ses : « Nan!... nan ! » quatre et cinq fois de suite.
Là-dessus Tartarin s'épongeait le front, souriait aux dames, clignait de l'oeil aux hommes, et, se retirant sur son triomphe, s'en allait dire au cercle, d'un petit air négligent : « Je viens de chez les Bézuquet chanter le duo de Robert le Diable ! »
Et le plus fort, c'est qu'il le croyait !...
IV
ILS!!
C'est à ces différents talents que Tartarin de Tarascon devait sa haute situation dans la ville.
Du reste, ce diable d'homme avait su prendre tout le monde.
A Tarascon, l'armée était pour Tartarin. Le brave commandant Bravida, capitaine d'habillement en retraite, disait de lui : « C'est un lapin ! » et vous pensez que le commandant s'y connaissait en lapins, après en avoir tant habillé.
La magistrature était pour Tartarin. Deux ou trois fois, en plein tribunal, le vieux président Ladevèze avait dit, parlant de lui :
-— C'est un caractère !
Enfin le peuple était pour Tartarin. Sa carrure, sa démarche, son air, un air de bon cheval de trompette qui ne craignait pas le bruit, cette réputation de héros qui lui venait on ne sait d'où, quelques distributions de gros sous et de taloches aux petits décrotteurs étalés devant sa porte, en avaient fait le lord Seymour de l'endroit, le Roi des halles tarasconnaises. Sur les quais, le dimanche soir, quand Tartarin revenait de la
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chasse, la casquette au bout du canon, bien sanglé dans sa veste de futaine, les portefaix du Rhône s'inclinaient pleins de respect, et se montrant du coin de l'oeil les biceps gigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se disaient tout bas les uns aux autres avec admiration :
— C'est celui-là qui est fort!... Il a DOUBLES MUSCLES !
DOUBLES MUSCLES !
Il n'y a qu'à Tarascon qu'on entend de ces choses-là !
Et pourtant, en dépit de tout, avec ses nombreux talents, ses doubles muscles, la faveur populaire et l'estime si précieuse du brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, Tartarin n'était pas heureux; cette vie de petite ville lui pesait, l'étouffait. Le grand homme de Tarascon s'ennuyait à Tarascon. Le fait est que, pour une nature héroïque comme la sienne, pour une âme aventureuse et folle qui ne rêvait que batailles, courses dans les pampas, grandes chasses, sables du désert, ouragans et typhons, faire tous les dimanches une battue à la casquette et le reste du temps rendre la justice chez l'armurier Costecalde, ce n'était guère... Pauvre cher grand homme! A la longue, il y aurait eu de quoi le faire mourir de consomption. En vain, pour agrandir ses horizons, pour oublier un peu le cercle et la place du Marché, en vain s'entourait-il de baobabs et autres végétations africaines; en vain entassait-il armes sur armes, krish malais sur krish malais; en vain se bourrait-il de lectures romanesques, cherchant comme l'immortel don Quichotte à s'arracher par la vigueur de son rêve aux griffes de l'impitoyable réalité... Hélas! tout ce qu'il faisait pour apaiser sa soif d'aventurcs ne servait qu'à l'augmenter. La vue de toutes ses armes l'entretenait dans un état perpétuel de colère et d'excitation. Ses rifles, ses flèches, ses lazzos lui criaient :
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« Bataille ! bataille ! » Dans les branches de son baobab, le vent des grands voyages soufflait et lui donnait de mauvais conseils. Pour l'achever, Gustave Aymard et Fenimore Cooper...
Oh! par les lourdes après-midi d'été, quand il était seul à lire au milieu de ses glaives, que de fois Tartarin s'est levé en rugissant; que de fois il a jeté son livre et s'est précipité sur le mur pour décrocher une panoplie !
Le pauvre homme oubliait qu'il était chez lui, à Tarascon, avec un foulard de tête et des caleçons, il mettait ses lectures en actions, et s'exaltant au son de sa propre voix, criait en brandissant une hache ou un tomahawk :
— Qu'ils y viennent, maintenant !
Ils ? Qui, ils ?
Tartarin ne le savait pas bien lui-même... Ils! c'était tout ce qui attaque, tout ce qui combat, tout ce qui mord, tout ce qui griffe, tout ce qui scalpe, tout ce qui hurle, tout ce qui rugit... Ils! c'était l'Indien Sioux dansant autour du poteau de guerre où le malheureux blanc est attaché.
C'était l'ours gris des montagnes Rocheuses qui se dandine, et qui se lèche avec une langue pleine de sang. C'était encore le Touareg du désert, le pirate malais, le bandit des Abruzzes... Enfin, ILS!... c'est-à-dire la guerre, les voyages, l'aventure, la gloire.
Mais, hélas! l'intrépide Tarasconnais avait beau les appeler, les défier... ils ne venaient jamais... Pécaiïé! qu'est-ce qu'ils seraient venus faire à Tarascon?
Tartarin cependant les attendait toujours; — surtout le soir, en allant au cercle.
V
QUAND TARTARIN ALLAIT AU CERCLE
Le chevalier du Temple se disposant à une sortie contre l'Infidèle, le tigre chinois s'équipant pour la bataille, le guerrier comanche entrant sur le sentier de la guerre, tout -cela n'est rien auprès de Tartarin de Tarascon s'armant de pied en cap pour aller au cercle, à neuf heures du soir, une heure après les clairons de la retraite...
Branle-bas de combat ! comme disent les matelots.
A la main gauche, Tartarin prenait un coup-de-poing à pointes de fer; à la main droite, une canne à épée ; dans la poche gauche, un casse-tête ; dans la poche droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et flanelle, un krish malais. Par exemple, jamais de flèche empoisonnée; ce sont des armes déloyales !...
Avant de partir, dans le silence et l'ombre de son cabinet, il s'exerçait un moment, se fendait, tirait au mur, faisait jouer ses muscles ; puis, il prenait son passe-partout, et traversait le jardin, gravement, sans se presser. — A l'anglaise, messieurs, à l'anglaise ! c'est le vrai courage. — Au bout du jardin, il ouvrait la lourde porte de fer. Il l'ouvrait brusquement, violemment, de façon à ce qu'elle allât battre en dehors contre la muraille... S'ils
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avaient été derrière, vous pensez quelle marmelade!...
Malheureusement, ils n'étaient pas derrière.
La porte ouverte, Tartarin sortait, jetait vite un coup d'oeil de droite et de gauche, fermait la porte à double tour et vivement. Puis, en route.
Sur le chemin d'Avignon, pas un chat. Portes closes, fenêtres éteintes. Tout était noir. De loin en loin un réverbère, clignotant dans le brouillard du Rhône...
Superbe et calme, Tartarin de Tarascon s'en allait ainsi dans la nuit, faisant sonner ses talons en mesure, et du bout ferré de sa canne arrachant des étincelles aux pavés... Boulevards, grandes rues ou ruelles, il avait soin de tenir toujours le milieu de la chaussée, excellente mesure de précaution qui vous permet de voir venir le danger, et surtout d'éviter ce qui, le soir, dans les rues de Tarascon, tombe quelquefois des fenêtres. A lui voir tant de prudence, n'allez pas croire au moins que Tartarin eût peur... Non ! seulement il se gardait.
La meilleure preuve que Tartarin n'avait pas peur, c'est qu'au lieu d'aller au cercle par le cours, il y allait par la ville, c'est-à-dire par le plus long, par le plus noir, par un tas de vilaines petites rues au bout desquelles on voit le Rhône luire sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours qu'au détour d'un de ces coupe-gorge, ils allaient s'élancer de l'ombre et lui tomber sur le dos. Ils auraient été bien reçus, je vous en réponds... Mais, hélas ! par une dérision du destin, jamais, au grand jamais, Tartarin de Tarascon n'eut la chance de faire une mauvaise rencontre. Pas même un chien, pas même un ivrogne. Rien!
Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit de pas, des voix étouffées... « Attention ! » se disait Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant l'ombre, prenant le
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vent, appuyant son oreille contre terre à la mode indienne... Les pas approchaient. Les voix devenaient distinctes... Plus de doute ! Ils arrivaient... Ils étaient là. Déjà Tartarin, l'oeil en feu, la poitrine haletante, se ramassait sur lui-même comme un jaguar et se préparait à bondir en poussant son cri de guerre... quand tout à coup, du sein de l'ombre, il entendait de bonnes voix tarasconnaises l'appeler bien tranquillement :
— Té ! vé !... c'est Tartarin... Et adieu, Tartarin !
Malédiction! c'était le pharmacien Bézuquet avec sa famille qui venait de chanter la sienne chez les Costecalde.
— Bonsoir ! bonsoir ! grommelait Tartarin, furieux de sa méprise ; et, farouche, la canne haute, il s'enfonçait dans la nuit.
Arrivé dans la rue du cercle, l'intrépide Tarasconnais attendait encore un moment en se promenant de long en large devant la porte avant d'entrer... A la fin, las de les attendre et certain qu'ils ne se montreraient pas, il jetait un dernier regard de défi dans l'ombre, et murmurait avec colère : « Rien !... rien !... jamais rien ! »
Là-dessus, le brave homme entrait faire son bézigue avec le commandant.
R. VII
2
VI
LES DEUX TARTARINS
Avec cette rage d'aventures, ce besoin d'émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au vert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n'eût jamais quitté Tarascon?
Car c'est un fait. Jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, l'intrépide Tarasconnais n'avait pas une fois couché hors de sa ville. Il n'avait pas même fait ce fameux voyage de Marseille, que tout bon Provençal se paye à sa majorité, C'est au plus s'il connaissait. Beaucaire, et cependant Beaucaire n'est pas bien loin de Tarascon, puisqu'il n'y a que le pont à traverser. Malheureusement ce diable de pont a été si souvent emporté par les coups de vent, il est si long, si frêle, et le Rhône a tant de largeur à cet endroit que, ma foi! vous comprenez... Tartarin de Tarascon préférait la terre ferme.
C'est qu'il faut bien vous l'avouer, il y avait dans notre héros deux natures très distinctes. « Je sens deux hommes en moi », a dit je ne sais quel Père de l'Église. Il l'eût dit vrai de Tartarin, qui portait en lui l'âme de don Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie du romanesque et du grandiose,
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mais malheureusement n'avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la vie matérielle manquait de prise, capable de passer vingt nuits sans déboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée de riz... Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme de corps, très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, très geignard, plein d'appétits bourgeois et d'exigences domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l'immortel Sancho Pança.
Don Quichotte et Sancho Pança dans le même homme ! vous comprenez quel mauvais ménage ils y devaient faire ! quels combats! quels déchirements!... 0 le beau dialogue à écrire pour Lucien ou pour Saint-Evremond, un dialogue entre les deux Tartarins, le Tartarin-Quichotte et le Tartarin-Sancho ! Tartarin-Quichotte s'exaltant aux récits de Gustave Aymard et criant : « Je pars ! »
Tartarin-Sancho ne pensant qu'aux rhumatismes et disant: « Je reste. »
TARTARIN-QUICHOTTE, très exaité.
Couvre-toi de gloire, Tartarin.
TARTARIN-SANCHO, très calme. Tartarin, couvre-toi de flanelle.
TARTARIN-QUICHOTTE, de plus en plus exalté
0 les bons rifles à deux coups ! ô les dagues, les lazzos, les mocassins !
TARTARIN-SANCHO, de plus en plus calme.
O les bons gilets tricotés ! les bonnes genouillères bien chaudes ! ô les braves casquettes à oreillettes !
20 TARTARIN DE TARASCON
TARTARIN-QUICHOTTE, hors de lui., Une hache ! qu'on me donne une hache !
TARTARIN-SANCHO, sonnant la bonne. Jeannette, mon chocolat.
Là-dessus Jeannette apparaît avec un excellent chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentes grillades à l'anis, qui font rire Tartarin-Sancho en étouffant les cris de Tartarin-Quichotte...
Et voilà comment il se trouvait que Tartarin de Tarascon n'eût jamais quitté Tarascon.
VII
LE.S EUROPEENS A SHANG-HAI; LE HAUT COMMERCE
LES TARTARES. — TARTARIN DE TARASCON SERAI T-IL
UN IMPOSTEUR? - LE MIRAGE
Une fois cependant Tartarin avait failli partir, partir pour un grand voyage.
Les trois frères Garcio-Camus, des Tarasconnais établis à Shang-Haï, lui avaient offert la direction d'un de leurs comptoirs là-bas. Ça, par exemple, c'était bien la vie qu'il lui fallait. Des affaires considérables, tout un monde de commis à gouverner, des relations avec la Russie, la Perse, la Turquie d'Asie, enfin le Haut Commerce.
Dans la bouche de Tartarin, ce mot de « Haut Commerce » vous apparaissait d'une hauteur!...
La maison de Garcio-Camus avait en outre cet avantage qu'on y recevait quelquefois la visite des Tartares. Alors, vite, on fermait les portes. Tous les commis prenaient les armes, on hissait le drapeau consulaire, et pan! pan ! par les fenêtres, sur les Tartares.
Avec quel enthousiasme Tartarin-Quichotte sauta sur cette proposition, je n'ai pas besoin de vous le dire ; par malheur, Tartarin-Sancho n'entendait pas de cette oreillelà, et, comme il était le plus fort, l'affaire ne put pas
22 TARTARIN DE TARASCON
s'arranger. Dans la ville, on en parla beaucoup. Partira-t-il? ne partira-t-il pas? Parions que si, parions que non. Ce fut un événement... En fin de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette histoire lui fit beaucoup d'honneur. Avoir failli aller à Shang-Haï ou y être allé, pour Tarascon, c'était tout comme. A force de parler du voyage de Tartarin, on finit par croire qu'il en revenait, et le soir, au cercle, tous ces messieurs lui demandaient des renseignements sur la vie à Shang-Haï, sur les moeurs, le climat, l'opium, le Haut Commerce.
Tartarin, très bien renseigné, donnait de bonne grâce les détails qu'on voulait, et, à la longue, le brave homme n'était pas bien sûr lui-même de n'être pas allé à ShangHaï, si bien qu'en racontant pour la centième fois la descente des Tartares, il en arrivait à dire très naturellement : « Alors, je fais armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire, et pan ! pan! par les fenêtres, sur les Tartares. » En entendant cela, tout le cercle frémissait...
— Mais alors, votre Tartarin n'était qu'un affreux menteur.
— Non ! mille fois non ! Tartarin n'était pas un menteur...
— Pourtant, il devait bien savoir qu'il n'était pas allé à Shang-Haï!
— Eh ! sans doute, il le savait. Seulement... Seulement, écoutez bien ceci. Il est temps de s'entendre
une fois pour toutes sur cette réputation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux Méridionaux. Il n'y a pas de menteurs dans le Midi, pas plus à Marseille qu'à Nîmes, qu'à Toulouse, qu'à Tarascon. L'homme du Midi ne ment pas, il se trompe. Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire... Son mensonge à lui, ce n'est pas du mensonge, c'est une espèce de mirage.
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Oui, du mirage!... Et pour bien me comprendre, allez-vous-en dans le Midi, et vous verrez. Vous verrez ce diable de pays où le soleil transfigure tout, et fait tout plus grand que nature. Vous verrez ces petites collines de Provence pas plus hautes que la butte Montmartre et qui vous paraîtront gigantesques, vous verrez la Maison Carrée de Nîmes — un petit bijou d'étagère — qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame. Vous verrez... Ah! le seul menteur du Midi, s'il y en a un, c'est le soleil... Tout ce qu'il touche, il l'exagère!... Qu'est-ce que c'était que Sparte aux temps de sa splendeur ? Une bourgade... Qu'est-ce que c'était qu'Athènes? Tout au plus une sous-préfecture... et pourtant dans l'histoire elles nous apparaissent comme des villes énormes. Voilà ce que le soleil en a fait...
Vous étonnerez-vous après cela que le même soleil, tombant sur Tarascon, ait pu faire d'un ancien capitaine d'habillement comme Bravida, le brave commandant Bravida, d'un navet un baobab, et d'un homme qui avait failli aller à Shang-Haï, un homme qui y était allé ?
VIII
LA MÉNAGERIE MITAINE. — UN LION DE L'ATLAS A TARASCON. — TERRIBLE ET SOLENNELLE ENTREVUE
Et maintenant que nous avons montré Tartarin de Tarascon comme il était en son privé, avant que la gloire l'eût baisé au front et coiffé du laurier séculaire, maintenant que nous avons raconté cette vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies, ses douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous d'arriver aux grandes pages de son histoire et au singulier événement qui devait donner l'essor à cette incomparable destinée.
C'était un soir, chez l'armurier Costecalde. Tartarin de Tarascon était en train de démontrer à quelques amateurs le maniement du fusil à aiguille, alors dans toute sa nouveauté... Soudain la porte s'ouvre, et un chasseur de casquettes se précipite effaré dans la boutique, en criant: « Un lion!... un lion!... » Stupeur générale, effroi, tumulte, bousculade. Tartarin croise la baïonnette, Costecalde court fermer la porte. On entoure le chasseur, on l'interroge, on le presse, et voici ce qu'on apprend : la ménagerie Mitaine, revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire une halte de quelques jours à Tarascon et venait de s'installer sur la place du
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Château avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et un magnifique lion de l'Atlas.
Un lion de l'Atlas à Tarascon ! Jamais, de mémoire d'homme, pareille chose ne s'était vue. Aussi comme nos braves chasseurs de casquettes se regardaient fièrement ! quel rayonnement sur leurs mâles visages, et dans tous les coins de la boutique Costecalde quelles bonnes poignées de mains silencieusement échangées ! L'émotion était si grande, si imprévue, que personne ne trouvait un mot à dire...
Pas même Tartarin. Pâle et frémissant, le fusil à aiguille encore entre les mains, il songeait debout devant le comptoir... Un lion de l'Atlas, là, tout près, à deux pas ! Un lion, c'est-à-dire la bête héroïque et féroce par excellence, le roi des fauves, le gibier de ses rêves, quelque chose comme le premier sujet de cette troupe idéale qui lui jouait de si beaux drames dans son imagination...
Un lion, mille dieux!...
Et de l'Atlas encore ! ! ! C'était plus que le grand Tartarin n'en pouvait supporter...
Tout à coup un paquet de sang lui monta au visage.
Ses yeux flambèrent. D'un geste convulsif il jeta le fusil à aiguille sur son épaule, et,- se tournant vers le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, il lui dit d'une voix de tonnerre : « Allons voir ça, commandant.
— Hé! bé... hé! bé... Et mon fusil !... mon fusil à aiguille que vous emportez!... hasarda, timidement le prudent Costecalde; mais Tartarin avait tourné'la rue, et derrière lui tous les chasseurs de casquettes emboîtant fièrement le pas.
Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il y avait déjà
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beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais trop longtemps privée de spectacles à sensations, s'était rué sur la baraque Mitaine et l'avait prise d'assaut. Aussi la grosse Mme Mitaine était bien contente... En costume kabyle, les bras nus jusqu'au coude, des bracelets de fer aux chevilles, une cravache dans une main, dans l'autre un poulet vivant, quoique plumé, l'illustre dame faisait les honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et comme elle avait doubles muscles, elle aussi, son succès était presque aussi grand que celui de ses pensionnaires.
L'entrée de Tartarin, le fusil sur l'épaule, jeta un froid.
Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquillement devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans même aucune idée de danger, eurent un mouvement de terreur assez naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son formidable engin de guerre. Il y avait donc quelque chose à craindre, puisque lui, ce héros... En un clin d'ceil, tout le devant des cages se trouva dégarni. Les enfants criaient de peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquet s'esquiva, en disant qu'il allait chercher son fusil...
Peu à peu cependant, l'attitude de Tartarin rassura les courages. Calme, la tête haute, l'intrépide Tarasconnais fit lentement le tour de la baraque, passa sans s'arrêter devant la baignoire du phoque, regarda d'un oeil dédaigneux la longue caisse pleine de son où le boa digérait son poulet cru, et vint enfin se planter devant la cage du lion...
Terrible et solennelle entrevue ! le lion de Tarascon et le lion de l'Atlas en face l'un de l'autre... D'un côté Tartarin, debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés sur son rifle ; de l'autre, le lion, un lion gigantesque, vautré
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dans la paille, l'oeil clignotant, l'air abruti, avec son énorme mufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant... Tous deux calmes et se regardant.
Chose singulière ! soit que le fusil à aiguille lui eût donné de l'humeur, soit qu'il eût flairé un ennemi de sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnais d'un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, le lion eut tout à coup un mouvement de colère. D'abord il renifla, gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses pattes ; puis il se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueule immense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement.
Un cri de terreur lui répondit. Tarascon, affolé, se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants, portefaix, chasseurs de casquettes, le brave commandant Bravida lui-même... Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea pas... Il était là, ferme et résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cette terrible moue que toute la ville connaissait... Au bout d'un moment, quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitude et la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ils entendirent qu'il murmurait, en regardant le lion : « Ça, oui, c'est une chasse. »
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n'en dit pas davantage.
IX
SINGULIERS EFFETS DU MIRAGE
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n'en dit pas davantage ; mais le malheureux en avait déjà trop dit... - Le lendemain, il n'était bruit dans la ville que du prochain départ de Tartarin pour l'Algérie et la chasse au lion. Vous êtes tous témoins, chers lecteurs, que le brave homme n'avait pas soufflé mot de cela : mais vous savez, le mirage...
Bref, tout Tarascon ne parlait que de ce départ.
Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, les gens s'abordaient d'un air effaré :
— Et autrement, vous savez la nouvelle, au moins!
— Et autrement, quoi donc!... le départ de Tartarin, au moins ?
Car, à Tarascon, toutes les phrases commencent par et autrement, qu'on prononce autremain, et finissent par au moins, qu'on prononce au mouain; or, ce jour-là, plus que tous les autres, les au mouain et les autremain sonnaient à faire trembler les vitres.
L'homme le plus surpris de la ville, en apprenant qu'il allait partir pour l'Afrique,, ce fut Tartarin. Mais voyez ce que c'est que la vanité ! Au lieu de répondre simple-
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ment qu'il ne partait pas du tout, qu'il n'avait jamais eu l'intention de partir, le pauvre Tartarin — la première fois qu'on lui parla de ce voyage — fit d'un petit air évasif : « Hé!... hé!... peut-être... je ne dis pas. » La seconde fois, un peu plus familiarisé avec cette idée, il répondit : « C'est probable. » La troisième fois : « C'est certain !»
Enfin, le soir, au cercle et chez les Costecalde, entraîné par le punch aux oeufs, les bravos, les lumières ; grisé par le succès que l'annonce de son départ avait eu dans la ville, le malheureux déclara formellement qu'il était las de chasser la casquette et qu'il allait, avant peu, se mettre à la poursuite des grands lions de l'Atlas...
Un hourra formidable accueillit cette déclaration. Làdessus nouveau punch aux oeufs, poignées de mains, accolades et sérénade aux flambeaux jusqu'à minuit devant la petite maison du baobab.
C'est Tartarin-Sancho qui n'était pas content ! Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au lion lui donnait le frisson par avance; et, en rentrant au logis, pendant que la sérénade d'honneur sonnait sous leurs fenêtres, il fit à Tartarin-Quichotte une scène effroyable, l'appelant toqué, visionnaire, imprudent, triple fou, lui détaillant par le menu toutes les catastrophes qui l'attendaient dans cette expédition, naufrages, rhumatismes, fièvres chaudes,, dysenteries, peste noire, éléphantiasis et le reste....
En vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pas faire d'imprudences, qu'il se couvrirait bien, qu'il emporterait tout ce qu'il faudrait, Tartarin-Sancho ne voulait rien entendre. Le pauvre homme se voyait déchiqueté par les lions, englouti clans les sables du désert comme feu Cambyse, et l'autre Tartarin ne parvint à l'apaiser
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un peu qu'en lui expliquant que ce n'était pas pour tout de suite, que rien ne pressait, et qu'en fin de compte ils n'étaient pas encore partis.
Il est bien clair, en effet, que l'on ne s'embarque pas pour une expédition semblable sans prendre quelques' précautions. Il faut savoir où l'on va, que diable ! et ne pas partir comme un oiseau...
Avant toutes choses, le Tarasconnais voulut lire les récits des grands touristes africains, les relations de Mongo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone, d'Henri Duveyrier.
Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avant de chausser leurs sandales pour les excursions lointaines, s'étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, les marches forcées, les privations de toutes sortes. Tartarin voulut faire comme eux, et, à partir de ce jour-là, ne se nourrit plus que d'eau bouillie. — Ce qu'on appelle eau bouillie à Tarascon, c'est quelques tranches de pain noyées dans de l'eau chaude, avec une gousse d'ail, un peu de thym, un brin de laurier. — Le régime était sévère, et vous pensez si le pauvre Sancho fit la grimace...
A l'entraînement par l'eau bouillie Tartarin de Tarascon joignit d'autres sages pratiques. Ainsi, pour prendre l'habitude des longues marches, il s'astreignit à faire chaque matin son tour de ville sept ou huit fois de suite, tantôt au pas accéléré, tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et deux petits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique.
Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes, aux brouillards, à la rosée, il descendait tous les soirs dans son jardin et restait là jusqu'à des dix et onze heures, seul avec son fusil, à l'affût derrière le baobab...
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Enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta à Tarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez Costecalde purent voir dans l'ombre, en passant sur la place du Château, un homme mystérieux se promenant de long en large derrière la baraque.
C'était Tartarin de Tarascon qui s'habituait à entendre sans frémir le rugissement du lion dans la nuit sombre.
X
AVANT LE DEPART
Pendant que Tartarin s'entraînait ainsi par toutes sortes de moyens héroïques, tout Tarascon avait les yeux sur lui; on ne s'occupait plus d'autre chose. La chasse à la casquette ne battait plus que d'une aile, les romances chômaient. Dans la pharmacie Bézuquet le piano languissait sous une housse verte, et les mouches cantharides séchaient dessus, le ventre en l'air... L'expédition de Tartarin avait arrêté tout.
Il fallait voir le succès du Tarasconnais dans les salons. On se l'arrachait, on se le disputait, on se l'empruntait, on se le volait. Il n'y avait pas de plus grand honneur pour les dames que d'aller à la ménagerie Mitaine au bras de Tartarin et de se faire expliquer devant la cage du lion comment on s'y prenait pour chasser ces grandes bêtes, où il fallait viser, à combien de pas, si les accidents étaient nombreux, etc., etc.
Tartarin donnait toutes les explications qu'on voulait. Il avait lu Jules Gérard et connaissait la chasse au lion sur le bout du doigt, comme s'il l'avait faite. Aussi parlait-il de ces choses avec une grande éloquence.
Mais où il était le plus beau, c'est le soir à dîner chez
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le président Ladevèze ou le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, quand on apportait le café et que, toutes les chaises se rapprochant, on le faisait parler de ses chasses futures...
Alors, le coude sur la nappe, le nez dans son moka, le héros racontait d'une voix émue tous les dangers qui l'attendaient là-bas. Il disait les longs affûts sans lune, les marais pestilentiels, les rivières empoisonnées par la feuille du laurier-rose, les neiges, les soleils ardents, les scorpions, les pluies de sauterelles ; il disait aussi les moeurs des grands lions de l'Atlas, leur façon de combattre, leur vigueur phénoménale et leur férocité au temps du rut...
Puis s'exaltant à son propre récit, il se levait de table, bondissait au milieu de la salle à manger; imitant le cri du lion, le bruit d'une carabine, pan ! pan ! le sifflement d'une balle explosibie, pfft ! pfft ! gesticulait, rugissait, renversait les chaises...
Autour de la table, tout le monde était pâle. Les hommes se regardaient en hochant la tête, les dames fermaient les yeux avec de petits cris d'effroi, les vieillards brandissaient leurs longues cannes belliqueusement, et, dans la chambre à côté, les petits garçonnets qu'on couche de bonne heure, éveillés en sursaut par les rugissements et les coups de feu, avaient grand'peur et demandaient de la lumière.
En attendant, Tartarin ne partait pas.
R. VII
3
XI
DES COUPS D ÉPÉE, MESSIEURS, DES COUPS D'ÉPEE.. MAIS PAS DE COUPS D'ÉPINGLE!
Avait-il bien réellement l'intention de partir?... Question délicate, et à laquelle l'historien de Tartarin serait fort embarrassé de répondre.
Toujours est-il que la ménagerie Mitaine avait quitté Tarascon depuis plus de trois mois, et le tueur de lions ne bougeait pas... Après tout, peut-être le candide héros, aveuglé par un nouveau mirage, se figurait-il de bonne foi qu'il était allé en Algérie. Peut-être qu'à force de raconter ses futures chasses, il s'imaginait les avoir faites, aussi sincèrement qu'il s'imaginait avoir hissé le drapeau consulaire et tiré sur les Tartares, pan ! pan ! à Shang-Haï.
Malheureusement, si cette fois encore Tartarin de Tarascon fut victime du mirage, les Tarasconnais ne le furent pas. Lorsque au bout de trois mois d'attente, on s'aperçut que le chasseur n'avait pas encore fait une malle, on commença à murmurer.
— Ce sera comme pour Shang-Haï ! disait Costecalde en souriant. Et le mot de l'armurier fit fureur dans la ville ; car personne ne croyait plus en Tartarin.
TARTARIN DE TARASCON 35
Les naïfs, les poltrons, des gens comme Bézuquet, qu'une puce aurait mis en fuite et qui ne pouvaient pas tirer un coup de fusil sans fermer les yeux, ceux-là surtout étaient impitoyables. Au cercle, sur l'esplanade, ils' abordaient le pauvre Tartarin avec de petits airs goguenards.
— Et autremain, pour quand ce voyage ?
Dans la boutique Costecalde, son opinion ne faisait plus foi. Les chasseurs de casquettes reniaient leur chef!
Puis les épigrammes s'en mêlèrent. Le président Ladevèze, qui faisait volontiers en ses heures de loisir deux doigts de cour à la muse provençale, composa dans la langue du cru une chanson qui eut beaucoup de succès. Il était question d'un certain grand chasseur appelé maître Gervais, dont le fusil redoutable devait exterminer jusqu'au dernier tous les lions d'Afrique. Par malheur, ce diable de fusil était de complexion singulière : on le chargeait toujours, il ne parlait jamais.
Il ne partait jamais ! vous comprenez l'allusion...
En un tour de main, cette chanson devint populaire; et quand Tartarin passait, les portefaix du quai, les petits décrotteurs de devant sa porte chantaient en choeur :
Lou fàsiou de mestre Gervaï Toujou lou cargon, toujou lou cargon. Lou fàsioù de mestre Gervaï Toujou lou cargon, part jamaï.
Seulement cela se chantait de loin, à cause des doubles muscles.
0 fragilité des engouements de Tarascon !...
Le grand homme, lui, feignait de ne rien voir, de ne rien entendre ; mais, au fond, cette petite guerre sourde et venimeuse l'affligeait beaucoup, il sentait Tarascon
36 TARTARIN DE TARASCON
lui glisser dans la main, la faveur populaire aller à d'autres, et cela le faisait horriblement souffrir.
Ah ! la grande gamelle de la popularité, il fait bon s'asseoir devant, mais quel échaudement quand elle se renverse...
En dépit de sa souffrance, Tartarin souriait et menait paisiblement sa même vie, comme si de rien n'était.
Quelquefois cependant ce masque de joyeuse insouciance qu'il s'était par fierté collé sur le visage se détachait subitement. Alors, au lieu du rire, on voyait l'indignation et la douleur...
C'est ainsi qu'un matin que les petits décrotteurs chantaient sous les fenêtres : Lou fùsioù de mestre Gervaï, les voix de ces misérables arrivèrent jusqu'à la chambre du pauvre grand homme en train de se raser devant sa glace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais comme elle venait trop forte, il était obligé de la surveiller.)
Tout à coup, la fenêtre s'ouvrit violemment et Tartarin apparut en chemise, en serre-tête, barbouillé de son savon blanc, brandissant son rasoir et sa savonnette, et criant d'une voix formidable :
— Des coups d'épée, messieurs, des coups d'épée!... Mais pas de coups d'épingle !
Belles paroles dignes de l'histoire, qui n'avaient que le tort de s'adresser à ces petits fouchtras, hauts comme leurs boîtes à cirage, et gentilshommes tout à fait incapables de tenir une épée !
XII
DE CE QUI FUT DIT DANS LA PETITE MAISON DU BAOBAB
Au milieu de la défection générale, l'armée seule tenait bon pour Tartarin.
Le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, continuait à lui marquer la même estime : « C'est un lapin ! » s'entêtait-il à dire, et cette affirmation valait bien, j'imagine, celle du pharmacien Bézuquet... Pas une fois le brave commandant n'avait fait allusion au voyage en Afrique ; pourtant, quand la clameur publique devint trop forte, il se décida à parler.
Un soir, le malheureux Tartarin était seul dans son cabinet, pensant à des choses tristes, quand il vit entrer le commandant, grave, ganté de noir, boutonné jusqu'aux oreilles.
— Tartarin, fit l'ancien capitaine avec autorité,. Tartarin, il faut partir ! Et il restait debout dans l'encadrement de la porte, — rigide et grand comme le devoir.
Tout ce qu'il y avait dans ce « Tartarin, il faut partir ! » Tartarin de Tarascon le comprit.
Très pâle, il se leva, regarda autour de lui d'un oeil
38 TARTARIN DE TARASCON
attendri ce joli cabinet bien clos, plein de chaleur et de lumière douce, ce large fauteuil si commode, ses livres, son tapis, les grands stores blancs de ses fenêtres, derrière lesquels tremblaient les branches grêles du petit jardin ; puis, s'avançant vers le brave commandant, il lui prit la main, la serra avec énergie, et d'une voix où roulaient des larmes, stoïque cependant, il lui dit : « Je partirai, Bravida ! »
Et if partit comme il l'avait dit. Seulement pas encore tout de suite... il lui fallut le temps de s'outiller.
D'abord il commanda chez Bompard deux grandes malles doublées de cuivre, avec une plaque portant cette inscription :
TARTARIN DE TARASCON
CAISSE D'ARMES
Le doublage et la gravure prirent beaucoup de temps. Il commanda aussi chez Tastavin un magnifique album de voyage pour écrire son journal, ses impressions ; car enfin on a beau chasser le lion, on pense tout de même en route.
Puis il fit venir de Marseille toute une cargaison de conserves alimentaires, de pemmican en tablettes pour faire du bouillon, une tente-abri d'un nouveau modèle, se montant et se démontant à la minute, des bottes de marin, deux parapluies, un waterproof, des lunettes bleues pour prévenir les ophtalmies. Enfin le pharmacien Bézuquet lui confectionna une petite pharmacie portative bourrée de sparadrap, d'arnica, de camphre, de vinaigre des quatre-voleurs.
Pauvre Tartarin ! ce qu'il en faisait, ce n'était pas pour
TARTARIN DE TARASCON 39
lui ; mais il espérait, à force de précautions et d'attentions délicates, apaiser la fureur de Tartarin-Sancho, qui, depuis que le départ était décidé, ne décolérait plus ni de jour ni de nuit.
XIII
LE DEPART
Enfin, il arriva le jour solennel, le grand jour.
Dès l'aube, tout Tarascon était sur pied, encombrant le chemin d'Avignon et les abords de la petite maison du baobab.
Du monde aux fenêtres, sur les toits, sur les arbres ; des mariniers du Rhône, des portefaix, des décrotteurs, des bourgeois, des ourdisseuses, des taffetassières, le cercle, enfin toute la ville ; puis aussi des gens de Beaucaire qui avaient passé le pont, des maraîchers de la banlieue, des charrettes à grandes bâches, des vignerons hissés sur de belles mules attifées de rubans, de flots, de grelots, de noeuds, de sonnettes, et même, de loin en loin, quelques jolies filles d'Arles venues en croupe de leur galant, le ruban d'azur autour de la tête, sur de petits chevaux de Camargue gris de fer.
Toute cette foule se pressait, se bousculait devant la porto de Tartarin, ce bon M. Tartarin, qui s'en allait tuer des lions chez les Teurs.
Pour Tarascon, l'Algérie, l'Afrique, la Grèce, la Perse, la Turquie, la Mésopotamie, tout cela forme un grand pays très vague, presque mythologique, et cela s'appelle les Teurs (les Turcs).
TARTARIN DE TARASCON 41
Au milieu de cette cohue, les chasseurs de casquettes allaient et venaient, fiers du triomphe de leur chef, et traçant sur leur passage comme des sillons glorieux.
Devant la maison du baobab, deux grandes brouettes. De temps en temps, la porte s'ouvrait, laissant voir quelques personnes qui se promenaient gravement dans le petit jardin. Des hommes apportaient des malles, des caisses, des sacs de nuit, qu'ils empilaient sur les brouettes.
A chaque nouveau colis, la foule frémissait. On se nommait les objets à haute voix. « Ça, c'est la tenteabri... Ça, ce sont les conserves... la pharmacie... les caisses d'armes... » Et les chasseurs de casquettes donnaient des explications.
Tout à coup, vers dix heures, il se fit un grand mouvement dans la foule. La porte du jardin tourna sur ses gonds violemment.
— C'est lui !... c'est lui ! criait-on. C'était lui...
Quand il parut sur le seuil, deux cris de stupeur partirent de la foule :
— C'est un Teur!...
— Il a des lunettes !
Tartarin de Tarascon, en effet, avait cru de son devoir, allant en Algérie, de prendre le costume algérien. Large pantalon bouffant en toile blanche, petite veste collante à boutons de métal, deux pieds de ceinture rouge autour de l'estomac, le cou nu, le front rasé, sur sa tête une gigantesque chéchia (bonnet rouge) et un flot bleu d'une longueur !... Avec cela, deux lourds fusils, un sur chaque épaule, un grand couteau de chasse à la ceinture, sur le ventre une cartouchière, sur la hanche un revolver se balançant dans sa poche de cuir. C'est tout...
42 TARTARIN DE TARASCON
Ah ! pardon, j'oubliais les lunettes, une énorme paire de lunettes bleues qui venaient là bien à propos pour corriger ce qu'il y avait d'un peu trop farouche dans la tournure de notre héros !
— Vive Tartarin !... vive Tartarin ! hurla le peuple. Le grand homme sourit, mais ne salua pas, à cause de ses fusils qui le gênaient. Du reste, il savait maintenant à quoi s'en tenir sur la faveur populaire ; peut-être même qu'au fond de son âme il maudissait ses terribles compatriotes qui l'obligeaient à partir, à quitter son joli petit chez lui, aux murs blancs, aux persiennes vertes... Mais cela ne se voyait pas.
Calme et fier, quoiqu'un peu pâle, il s'avança sur la chaussée, regarda ses brouettes, et, voyant que tout était bien, prit gaillardement le chemin de la gare, sans même se retourner une fois vers la maison du baobab. Derrière lui marchaient le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, le président Ladevèze, puis l'armurier Costecalde et tous les chasseurs de casquettes, puis les brouettes, puis le peuple.
Devant l'embarcadère le chef de gare l'attendait — un vieil Africain de 1830, qui lui serra la main plusieurs fois avec chaleur.
L'express Paris-Marseille n'était pas encore arrivé. Tartarin et son état-major entrèrent dans les salles d'attente. Pour éviter l'encombrement, derrière eux le chel de gare fit fermer les grilles.
Pendant un quart d'heure, Tartarin se promena de long en large dans les salles, au milieu des chasseurs de casquettes. Il leur parlait de son voyage, de sa chasse, promettant d'envoyer des peaux. On s'inscrivait sur son carnet pour une peau comme pour une contredanse.
TARTARIN DE TARASCON 43
Tranquille et doux comme Socrate au moment de boire la ciguë, l'intrépide Tarasconnais avait un mot pour chacun, un sourire pour tout le monde. Il parlait simplement, d'un air affable ; on aurait dit qu'avant de partir, il voulait laisser derrière lui comme une traînée de charme, de regrets, de bons souvenirs. D'entendre leur chef parler ainsi, tous les chasseurs de casquettes avaient des larmes, quelques-uns même des remords, comme le président Ladevèze et le pharmacien Bézuquet.
Des hommes d'équipe pleuraient dans des coins. Dehors, le peuple regardait à travers les grilles, et criait : « Vive Tartarin ! »
Enfin la cloche sonna. Un roulement sourd, un sifflet déchirant ébranla les voûtes... En voiture, en voiture !
— Adieu, Tartarin !... adieu, Tartarin !...
— Adieu, tous !... murmura le grand homme, et sur les joues du brave commandant Bravida, il embrassa son cher Tarascon.
Puis il s'élança sur la voie, et monta dans un wagon plein de Parisiennnes, qui pensèrent mourir de peur en voyant arriver cet homme étrange avec tant de carabines et de revolvers.
XIV
LE PORT DE MARSEILLE. — EMBARQUE! EMBARQUE!
Le Ier décembre 186..., à l'heure de midi, par un soleil d'hiver provençal, un temps clair, luisant, spiendide, les Marseillais effarés virent déboucher sur la Canebière un leur, oh! mais un leur... Jamais ils n'en avaient vu un comme celui-là ; et pourtant, Dieu sait s'il en manque à Marseille des Teurs !...
Le Teur en question — ai-je besoin de vous le dire ? — c'était Tartarin, le grand Tartarin de Tarascon, qui s'en allait le long des quais, suivi de ses caisses d'armes, de sa pharmacie, de ses conserves, rejoindre l'embarcadère de la compagnie Touache, et le paquebot le Zouave, qui devait l'emporter là-bas.
L'oreille encore pleine des applaudissements tarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l'odeur de la mer, Tartarin rayonnant marchait, ses fusils sur l'épaule, la tête haute, regardant de tous ses yeux ce merveilleux port de Marseille qu'il voyait pour la première fois, et qui l'éblouissait... Le pauvre homme croyait rêver. Il lui semblait qu'il s'appelait Simbad le Marin, et qu'il errait dans une de ces villes fantastiques comme il y en a dans les Mille et une nuits !
TARTARIN DE TARASCON 45
'était à perte de vue un fouillis de mâts, de vergues, se croisant dans tous les sens. Pavillons de tous les pays, russes, grecs, suédois, tunisiens, américains... Les navires au ras du quai, les beauprés arrivant sur la berge comme des rangées de baïonnettes. u-dessous le naïades, les déesses, les saintes vierges et autres culptures de bois peint qui donnent le nom au vaisseau tout cela mangé par 'eau de mer, dévoré, ruisselant, moisi... De temps en temps, entre les navires, un orceau de mer, comme une grande moire tachée 'huile... Dans l'enchevêtrement des vergues, des nuées de mouettes faisant de jolies taches sur le ciel bleu, des mousses qui s'appelaient dans toutes les langues.
Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des savonneries, verts, épais, noirâtres, chargés 'huile et de soude, tout un peuple de douaniers, de ommissionnaires, de portefaix avec leurs bogheys attelés de petits chevaux corses.
Des magasins de confections bizarres, des baraques enfumées où les matelots faisaient leur cuisine, des marchands de pipes, des marchands de singes, de perroquets, de cordes, de toiles à voiles, des bric-à-brac fantastiques où s'étalaient pêle-mêle de vieilles couleuvrines, de grosses lanternes dorées, de vieux palans, de vieilles ancres édentées, vieux cordages, vieilles poulies, vieux porte-voix, lunettes marines du temps de Jean Bart et de Duguay-Trouin. Des vendeuses de moules et de clovisses, accroupies et piaillant à côté de leurs coquillages. Des matelots passant avec des pots de goudron, des marmites fumantes, de grands paniers pleins de poulpes qu'ils allaient laver dans l'eau blanchâtre des fontaines.
Partout, un encombrement prodigieux de marchan-
46 TARTARIN DE TARASCON
dises de toute espèce: soieries, minerais, trains de bois, saumons de plomb, draps, sucres, caroubes, colzas, réglisses, cannes à sucre. L'Orient et l'Occident pêlemêle. De grands tas de fromages de Hollande que les Génoises teignaient en rouge avec leurs mains.
Là-bas, le quai au blé ; les portefaix déchargeant leurs sacs sur la berge du haut de grands échafaudages. Le blé, torrent d'or, qui roulait au milieu d'une fumée blonde. Des hommes en fez rouge, le criblant à mesure dans de grands tamis de peau d'âne, et le chargeant sur des charrettes qui s'éloignaient suivies d'un régiment de femmes et d'enfants avec des balayettes et des paniers à glanes... Plus loin, le bassin de carénage, les grands vaisseaux couchés sur le flanc et qu'on flambait avec des broussailles pour les débarrasser des herbes de la mer, les vergues trempant dans l'eau, l'odeur de la résine, le bruit assourdissant des charpentiers doublant la coque des navires avec de grandes plaques de cuivre.
Parfois, entre les mâts, une éclaircie. Alors Tartarin voyait l'entrée du port, le grand va-et-vient des navires, une frégate anglaise partant pour Malte, pimpante et bien lavée, avec des officiers en gants jaunes, ou bien un grand brick marseillais démarrant au milieu des cris, des jurons, et à l'arrière un gros capitaine en redingote et chapeau de soie, commandant la manoeuvre en provençal. Des navires qui s'en allaient en courant, toutes voiles dehors. D'autres, là-bas, bien loin, qui arrivaient lentement, dans le soleil, comme en l'air.
Et puis, tout le temps, un tapage effroyable, roulement de charrettes, « oh! hisse » des matelots, jurons, chants, sifflets de bateaux à vapeur, les tambours et les clairons du fort Saint-Jean, du fort Saint-Nicolas, les cloches de la Major, des Accoules, de Saint-Victor; par là-dessus
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le mistral qui prenait tous ces bruits, toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, les confondait avec sa propre voix et en faisait une musique folle, sauvage, héroïque comme la grande fanfare du voyage, fanfare qui donnait envie de partir, d'aller loin, d'avoir des ailes.
C'est au son de cette belle fanfare que l'intrépide Tartarin de Tarascon s'embarqua pour le pays des lions !
DEUXIÈME ÉPISODE CHEZ LES TEURS
I
LA TRAVERSÉE. — LES CINQ POSITIONS DE LA CHECHIA LE SOIR DU TROISIÈME JOUR. — MISÉRICORDE
Je voudrais, mes chers lecteurs, être peintre, et grand peintre, pour mettre sous vos yeux, en tête de ce second épisode, les différentes positions que prit la chéchia de Tartarin de Tarascon, dans ces trois jours de traversée qu'elle fit à bord du Zouave, entre la France et l'Algérie.
Je vous la montrerais d'abord au départ sur le pont, héroïque et superbe comme elle était, auréolant cette belle tête tarasconnaise. Je vous la montrerais ensuite à la sortie du port, quand le Zouave commence à caracoler sur les lames ; je vous la montrerais frémissante, étonnée, et comme sentant déjà les premières atteintes de son mal.
Puis, dans le golfe du Lion, à mesure qu'on avance au large et que la mer devient plus dure, je vous la ferais voir aux prises avec la tempête, se dressant effarée sur le crâne du héros, et son grand flot de laine bleue qui se
B. VII
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hérisse dans la brume de mer et la bourrasque... Quatrième position. Six heures du soir, en vue des côtes corses. L'infortunée chéchia se penche par-dessus le bastingage et lamentablement regarde et sonde la mer... Enfin, cinquième et dernière position, au fond d'une étroite cabine, dans un petit lit qui a l'air d'un tiroir de commode, quelque chose d'informe et de désolé roule en geignant sur l'oreiller. C'est la chéchia, l'héroïque chéchia du départ, réduite maintenant au vulgaire état de casque à mèche et s'enfonçant jusqu'aux oreilles d'une tête de malade blême et convulsionnée.
Ah ! si les Tarasconnais avaient pu voir leur grand Tartarin couché dans son tiroir de commode sous le jour blafard et triste qui tombait des hublots, parmi cette odeur fade de cuisine et de bois mouillé, l'écoeurante odeur du paquebot; s'ils l'avaient entendu râler à chaque battement de l'hélice, demander du thé toutes les cinq minutes et jurer contre le garçon avec une petite voix d'enfant, comme ils s'en seraient voulu de l'avoir obligé à partir... Ma parole d'historien! le pauvre Teur faisait pitié. Surpris tout à coup par le mal, l'infortuné n'avait pas eu le courage de desserrer sa ceinture algérienne, ni de se défubler de son arsenal. Le couteau de chasse à gros manche lui cassait la poitrine, le cuir de son revolver lui meurtrissait les jambes. Pour l'achever,: les bougonnements de Tartarin-Sancho, qui ne cessait de geindre et de pester :
— Imbécile, va !... Je te l'avais bien dit !... Ah ! tu as voulu aller en Afrique... Eh bien, té, la voilà l'Afrique !... Comment la trouves-tu?
Ce qu'il y avait de plus cruel, c'est que du fond de sa cabine et de ses gémissements, le malheureux entendait les passagers du grand salon rire, manger, chanter,
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jouer aux cartes. La société était aussi joyeuse que nombreuse à bord du Zouave. Des officiers qui rejoignaient leurs corps, des dames de l'Alcazar de Marseille, des cabotins, un riche musulman qui revenait de la Mecque, un prince monténégrin très farceur qui faisait des imitations de Ravel et de Gil Pérès... Pas un de ces gens-là n'avait le mal de mer, et leur temps se passait à boire du Champagne avec le capitaine du Zouave, un bon gros vivant de Marseillais, qui avait ménage à Alger et à Marseille, et répondait au joyeux nom de Barbassou.
Tartarin de Tarascon en voulait à tous ces misérables. Leur gaieté redoublait son mal...
Enfin, dans l'après-midi du troisième jour, il se fit à bord du navire un mouvement extraordinaire qui tira notre héros de sa longue torpeur. La cloche de l'avant sonnait. On entendait les grosses bottes des matelots courir sur le pont.
—-Machine en avant!... machine en arrière! criait la voix enrouée du capitaine Barbassou.
Puis : « Machine, stop ! » Un grand arrêt, une secousse, et plus rien... Rien que le paquebot se balançant silencieusement de droite à gauche, comme un ballon dans l'air...
Cet étrange silence épouvanta le Tarasconnais. — Miséricorde! nous sombrons... cria-t-il d'une voix terrible, et, retrouvant ses forces par magie, il bondit de sa couchette, et se précipita sur le pont avec son arsenal.
II
AUX ARMES! AUX ARMES!
On ne sombrait pas, on arrivait.
Le Zouave venait d'entrer dans la rade, une belle rade aux eaux noires et profondes, mais silencieuse, morne, presque déserte. En face, sur une colline, Alger la Blanche avec ses petites maisons d'un blanc mat qui descendent vers la mer, serrées les unes contre les autres. Un étalage de blanchisseuse sur le coteau de Meudon. Par là-dessus un grand ciel de satin bleu, oh ! mais si bleu!...
L'illustre Tartarin, un peu remis de sa frayeur, regardait le paysage, en écoutant avec respect le prince monténégrin, qui, debout à ses côtés, lui nommait les différents quartiers de la ville, la Casbah, la ville haute, la rue Bab-Azoun. Très bien élevé, ce prince monténégrin; de plus connaissant à fond l'Algérie et parlant l'arabe couramment. Aussi Tartarin se proposait-il de cultiver sa connaissance... Tout à coup, le long du bastingage contre lequel ils étaient appuyés, le Tarasconnais aperçoit une rangée de grosses mains noires qui se cramponnaient par dehors. Presque aussitôt une tête de nègre toute crépue apparaît devant lui, et avant qu'il
TARTARIN DE TARASCON 53
eût le temps d'ouvrir la bouche, le pont se trouve envahi de tous côtés par une centaine de forbans, noirs, jaunes, à moitié nus, hideux, terribles.
Ces forbans-là, Tartarin les connaissait... C'étaient EUX, c'est-à-dire ILS, ces. fameux ILS qu'il avait si souvent cherchés la nuit dans les rues de Tarascon. Enfin, ILS se décidaient donc à venir!
... D'abord la surprise le cloua sur place. Mais quand il vit les forbans se précipiter sur les bagages, arracher la bâche qui les recouvrait, commencer enfin le pillage du navire, alors le héros se réveilla, et dégainant son couteau de chasse : « Aux armes ! aux armes ! » cria-t-il aux voyageurs, et le premier de tous il fondit sur les pirates.
— Qués aco? qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que vous avez? fit le capitaine Barbassou, qui sortait de l'entrepont.
— Ah! vous voilà, capitaine !... vite., vite, armez vos hommes.
— Hé ! pourquoi faire, boun Diou ? — Mais vous ne voyez donc pas ?...
— Quoi donc?...
— Là... devant vous... les pirates...
Le capitaine Barbassou le regardait tout ahuri. A ce moment, un grand diable de nègre passait devant eux, en courant, avec la pharmacie du héros sur son dos :
— Misérable!... attends-moi!... hurla le Tarasconnais, et il s'élança la dague en avant.
Barbassou le rattrapa au vol, et le retenant par sa ceinture :
— Mais restez donc tranquille, tron de l'air !... Ce ne sont pas des pirates... Il y a longtemps qu'il n'y en a plus de pirates... Ce sont des portefaix.
34 TARTARIN DE TARASCON
— Des portefaix ?...
— Hé ! oui, des portefaix, qui viennent chercher les bagages pour les porter à terre... Rengainez donc votre coutelas, donnez-moi votre billet, et marchez derrière ce nègre, un brave garçon, qui va vous conduire à terre, et même jusqu'à l'hôtel si vous le désirez!...
Un peu confus, Tartarin donna son billet, et, se mettant à la suite du nègre, descendit par le tire-veille dans une grosse barque qui dansait le long du navire. Tous ses bagages y étaient déjà, ses malles, caisses d'armes, conserves alimentaires ; comme ils tenaient toute la barque, on n'eut pas besoin d'attendre d'autres voyageurs. Le nègre grimpa sur les malles et s'y accroupit comme un singe, les genoux dans ses mains. Un autre nègre prit les rames... Tous deux regardaient Tartarin en riant et montrant leurs dents blanches.
Debout à l'arrière, avec cette terrible moue qui faisait la terreur de ses compatriotes, le grand Tarasconnais tourmentait fiévreusement le manche de son coutelas ; car, malgré ce qu'avait pu lui dire Barbassou. il n'était qu'à moitié Tassuré sur les intentions de ces portefaix à peau d'ébène, qui ressemblaient si peu aux braves portefaix de Tarascon...
Cinq minutes après, la barque arrivait à terre, et Tartarin posait le pied sur ce petit quai barbaresquc, où trois cents ans auparavant, un galérien espagnol nommé Michel Cervantes préparait — sous le bâton de la chiourme algérienne — un sublime roman qui devait s'appeler Don Quichotte !
III
INVOCATION A CERVANTES. — DÉBARQUEMENT OU SONT LES TEURS? — PAS DE TEURS. — DÉSILLUSION
0 Michel Cervantes Saavedra, si ce qu'on dit est vrai, qu'aux lieux où les grands hommes ont habité quelque chose d'eux-mêmes erre et flotte dans l'air jusqu'à la fin des âges, ce qui restait de toi sur la plage barbaresque dut tressaillir de joie en voyant débarquer Tartarin de Tarascon, ce type merveilleux du Français du Midi en qui s'étaient incarnés les deux héros de ton livre, don Quichotte et Sancho Pança...
L'air était chaud ce jour-là. Sur le quai ruisselant de soleil, cinq ou six douaniers, des Algériens attendant des nouvelles de France, quelques Maures accroupis qui fumaient leurs longues pipes, des matelots maltais ramenant de grands filets où des milliers de sardines luisaient entre les mailles comme de petites pièces d'argent... Mais à peine Tartarin eut-il mis pied à terre, le quai s'anima, changea d'aspect. Une bande de sauvages, encore plus hideux que les forbans du bateau, se dressa d'entre les cailloux de la berge et se rua sur le débarquant. Grands Arabes tout nus sous des couvertures de laine, petits Maures en guenilles, Nègres, Tunisiens,
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Mahonnais, M'zabites, garçons d'hôtel en tablier blanc, tous criant, hurlant, s'accrochant à ses habits, se disputant ses bagages, l'un emportant ses conserves, l'autre sa pharmacie, et, dans un charabia fantastique, lui jetant à la tête des noms d'hôtels invraisemblables...
Étourdi de tout ce tumulte, le pauvre Tartarin allait, venait, pestait, jurait, se démenait, courait après ses bagages, et ne sachant comment se faire comprendre de ces barbares, les haranguait en français, en provençal, et même en latin, du latin de Pourceaugnac, Eosa, la rose, bonus, bona, bonwn, tout ce qu'il savait... Peine perdue. On ne l'écoutait pas... Heureusement qu'un petit homme, vêtu d'une tunique à collet jaune, et armé d'une longue canne de compagnon, intervint comme un dieu d'Homère dans la mêlée, et dispersa toute cette racaille à coups de bâton. C'était un sergent de ville algérien. Très poliment, il engagea Tartarin à descendre à l'hôtel de l'Europe, et le confia à des garçons de l'endroit qui l'emmenèrent, lui et ses bagages, en plusieurs brouettes.
Aux premiers pas qu'il fit dans Alger, Tartarin de Tarascon ouvrit de grands yeux. D'avance il s'était figuré une ville orientale, féerique, mythologique, quelque chose tenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar... Il tombait en plein Tarascon... Des cafés, des restaurants, de larges rues, des maisons à quatre étages, une petite place macadamisée où des musiciens de la ligne jouaient des polkas d'Offenbach, des messieurs sur des chaises buvant de la bière avec des échaudés, des dames, quelques lorettes, et puis des militaires, encore des militaires, toujours des militaires... et pas un Teurl... Il n'y avait que lui... Aussi, pour traverser la place, se trouva-t-il un peu gêné. Tout le monde le regardait. Les
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musiciens de la ligne s'arrêtèrent, et la polka d'Offenbach resta un pied en l'air.
Les deux fusils sur l'épaule, le revolver sur la hanche, farouche et majestueux comme Robinson Crusoé, Tartarin passa gravement au milieu de tous les groupes; mais en arrivant à l'hôtel, ses forces l'abandonnèrent. Le départ de Tarascon, le port de Marseille, la traversée, le prince monténégrin, les pirates, tout se brouillait et roulait dans sa tête... Il fallut le monter à sa chambre, le désarmer, le déshabiller... Déjà même on parlait d'envoyer chercher un médecin ; mais, à peine sur l'oreiller, le héros se mit à ronfler si haut et de si bon coeur que l'hôtelier jugea les secours de la science inutiles, et tout le monde se retira discrètement.
IV
LE PREMIER AFFUT
Trois heures sonnaient à l'horloge du Gouvernement, quand Tartarin se réveilla. Il avait dormi toute la soirée, toute la nuit, toute la matinée, et même un bon morceau de l'après-midi. Il faut dire aussi que depuis trois jours la chéchia en avait vu de rudes !...
La première pensée du héros, en ouvrant les yeux, fut celle-ci : « Je suis dans le pays du lion ! » Et, pourquoi ne pas le dire? à cette idée que les lions étaient là tout près, à deux pas, et presque sous la main, et qu'il allait falloir on découdre, brrr!... un froid mortel le saisit, et il se fourra intrépidement sous sa couverture.
Mais, au bout d'un moment, la gaieté du dehors, le ciel si bleu, le grand soleil qui ruisselait dans la chambre, un bon petit déjeuner qu'il se fit servir au lit, sa fenêtre grande ouverte sur la mer, le tout arrosé d'un excellent flacon de vin de Crescia, lui rendit bien vite son ancien héroïsme. « Au lion ! au lion ! » cria-t-il en rejetant sa couverture, et il s'habilla prestement.
Voici quel était son plan : sortir de la ville sans rien dire à personne, se jeter en plein désert, attendre la nuit, s'embusquer, et au premier lion qui passerait, pan!
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pan !... Puis revenir le lendemain déjeuner à l'hôtel de l'Europe, recevoir les félicitations des Algériens et fréter une charrette pour aller chercher l'animal.
Il s'arma donc à la hâte, roula sur son dos la tenteabri dont le gros manche montait d'un bon pied audessus de sa tête, et roide comme un pieu descendit dans la rue. Là, ne voulant demander sa route à personne de peur de donner l'éveil sur ses projets, il tourna' carrément à droite, enfila jusqu'au bout les arcades Bab-Azoun, où du fond de leurs noires boutiques des nuées de juifs algériens le regardaient passer, embusqués dans un coin comme des araignées, traversa la place du Théâtre, prit le faubourg et enfin la grande route poudreuse de Mustapha.
Il y avait sur cette route un encombrement fantastique. Omnibus, fiacres, corricolos, des fourgons du train, de grandes charrettes de foin traînées par des boeufs, des escadrons de chasseurs d'Afrique, des troupeaux de petits ânes microscopiques, des négresses qui vendaient des galettes, des voitures d'Alsaciens émigrants, des spahis en manteaux rouges, tout cela défilant dans un tourbillon de poussière, au milieu des cris, des chants, des trompettes, entre deux haies de méchantes baraques où l'on voyait de grandes Mahonnaises se peignant devant leurs portes, des cabarets pleins de soldats, des boutiques de bouchers, d'équarrisseurs...
— Qu'est-ce qu'ils me chantent donc avec leur Orient? pensait le grand Tartarin; il n'y a pas même tant de leurs qu'à Marseille.
Tout à coup, il vit passer près de lui, allongeant ses grandes jambes et rengorgé comme un dindon, un superbe chameau. Cela lui fit battre le coeur.
Des chameaux, déjà ! Les lions ne devaient pas être
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loin ; et, en effet, au bout de cinq minutes, il vit arriver vers lui, le fusil sur l'épaule, toute une troupe de chasseurs de lions.
— Les lâches ! se dit notre héros en passant à côté d'eux, les lâches! Aller au lion par bandes, et avec des chiens!... Car il ne se serait jamais imaginé qu'en Algérie on pût chasser autre chose que des lions. Pourtant ces chasseurs avaient de si bonnes figures de commerçants retirés, et puis cette façon de chasser le lion avec des chiens et des carnassières était si patriarcale, que le Tarasconnais, un peu intrigué, crut devoir aborder un de ces messieurs.
— Et autrement, camarade, bonne chasse ?
— Pas mauvaise, répondit l'autre, en regardant d'un oeil effaré l'armement considérable du guerrier de Tarascon.
— Vous en avez tué?
— Mais oui... pas mal... voyez plutôt. Et le chasseur algérien montrait sa carnassière, toute gonflée de lapins et de bécasses.
— Comment ça! votre carnassière?..". Vous les mettez dans votre carnassière?
— Où voulez-vous donc que je les mette?
— Mais alors, c'est... c'est des tout petits...
— Des petits et puis des gros, fit le chasseur. Et comme il était pressé de rentrer chez lui, il rejoignit ses camarades à grandes enjambées.
L'intrépide Tartarin en resta planté de stupeur au milieu de la route... Puis, après un moment de réflexion : « Bah! se dit-il, ce sont des blagueurs... Ils n'ont rien tué du tout... » et il continua son chemin.
Déjà les maisons se faisaient plus rares, les passants aussi. La nuit tombait, les objets devenaient confus... Tartarin de Tarascon marcha encore une demi-heure.
TARTARIN DE TARASCON 61
A la fin il s'arrêta... C'était tout à fait la nuit. Nuit sans lune, criblée d'étoiles. Personne sur la route... Malgré tout, le héros pensa que les lions n'étaient pas des diligences et ne devaient pas volontiers suivre le grand chemin. Il se jeta à travers champs... A chaque pas des fossés, des ronces, des broussailles. N'importe ! il marchait toujours... Puis tout à coup, halte! « Il y a du lion dans l'air, par ici », se dit notre homme, et il renifla fortement de droite et de gauche.
V
PAN! PAN!
C'était un grand désert sauvage, tout hérissé de plantes bizarres, de ces plantes d'Orient qui ont l'air de bêtes méchantes. Sous le jour discret des étoiles, leur ombre agrandie s'étirait par terre en tous sens. A droite, la masse confuse et lourde d'une montagne, l'Atlas peutêtre!... A gauche, la mer invisible, qui roulait sourdement... Un vrai gîte à tenter les fauves...
Un fusil devant lui, un autre dans les mains, Tartarin de Tarascon mit un genou en terre et attendit... Il attendit une heure, deux heures... Rien !... Alors il se souvint que, dans ses livres, les grands tueurs de lions n'allaient jamais à la châsse sans emmener un petit chevreau, qu'ils attachaient à quelques pas devant eux et qu'ils faisaient crier en lui tirant la patte avec une ficelle. N'ayant pas de chevreau, le Tarasconnais eut l'idée d'essayer des imitations, et se mit à bêler d'une voix chevrotante : « Mê!... Mê!... »
D'abord très doucement, parce qu'au fond de l'âme il avait tout de même un peu peur que le lion l'entendît... puis, voyant que rien ne venait, il bêla plus fort : « Mê !... Mê!... » Rien encore!... Impatienté, il reprit de plus
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belle et plusieurs fois de suite : « Mê !... Mê !... Mê !... » avec tant de puissance que ce chevreau finissait par avoir l'air d'un boeuf...
Tout à coup, à quelques pas devant lui, quelque chose de noir et de gigantesque s'abattit. Il se tut... Cela se baissait, flairait la terre, bondissait, se roulait, partait au galop, puis revenait et s'arrêtait net... c'était le lion, à n'en pas douter!... Maintenant on voyait très bien ses quatre pattes courtes, sa formidable encolure, et deux yeux, deux grands yeux qui luisaient dans l'ombre... Enjoué! feu! pan! pan!... C'était fait. Puis tout de suite un bondissement en arrière, et le coutelas de chasse au poing.
Au coup de feu du Tarasconnais, un hurlement terrible répondit.
— Il en a ! cria le bon Tartarin, et, ramassé sur ses fortes jambes, il se préparait à recevoir la bête; mais elle en avait plus que son compte et s'enfuit au triple galop en hurlant... Lui pourtant ne bougea pas. Il attendait la femelle... toujours comme dans ses livres!
Par malheur la femelle ne vint pas. Au bout de deux ou trois heures d'attente, le Tarasconnais se lassa. La terre était humide, la nuit devenait fraîche, la bise de mer piquait.
— Si je faisais un somme en attendant le jour ? se dit-il, et, pour éviter les rhumatismes, il eut recours à la tente-abri... Mais voilà le diable! Cette tente-abri était d'un système si ingénieux, si ingénieux, qu'il ne put jamais venir à bout de l'ouvrir.
Il eut beau s'escrimer et suer pendant une heure, la damnée tente ne s'ouvrit pas... Il y a des parapluies qui, par des pluies torrentielles, s'amusent à vous jouer de ces tours-là... De guerre lasse, le Tarasconnais jeta
64 TARTARIN DE TARASCON
l'ustensile par terre, et se coucha dessus, en jurant comme un vrai Provençal qu'il était. — Ta, ta, ra, ta... Tarata...
— Quès aco?... fit Tartarin, s'éveillant en sursaut.
C'étaient les clairons des chasseurs d'Afrique qui sonnaient la diane, dans les casernes de Mustapha... Le tueur de lions, stupéfait, se frotta les yeux... Lui qui se croyait en plein désert!... Savez-vous où il était?... Dans un carré d'artichauts, entre un plant de chouxfleurs et un plant de betteraves.
Son Sahara avait des légumes... Tout près de lui, sur la jolie côte verte de Mustapha supérieur, des villas algériennes, toutes blanches, luisaient dans la rosée du jour levant; on se serait cru aux environs de Marseille, au milieu des bastides et des bastidons.
La physionomie bourgeoise et potagère de ce paysage endormi étonna beaucoup le pauvre homme, et le mit de fort méchante humeur.
— Ces gens-là sont fous, se disait-il, de planter leurs artichauts dans le voisinage du lion... car enfin, je n'ai pas rêvé... Les lions viennent jusqu'ici... En voilà la preuve...
La preuve, c'était des taches de sang que la bête en fuyant avait laissées derrière elle. Penché sur cette piste sanglante, l'oeil aux aguets, le revolver au poing, le vaillant Tarasconnais arriva, d'artichaut en artichaut, jusqu'à un petit champ d'avoine... De l'herbe foulée, une mare de sang, et, au milieu de la mare, couché sur le flanc avec une large plaie à la tête, un... Devinez quoi!...
— Un lion, parbleu !...
Non! un âne, un de ces tout petits ânes qui sont si communs en Algérie et qu'on désigne là-bas sous le nom de bourriquots.
VI
ARRIVEE DE LA FEMELLE. — TERRIBLE COMBAT LE RENDEZ-VOUS DES LAPINS
Le premier mouvement de Tartarin à l'aspect de sa malheureuse victime fut un mouvement de dépit. Il y a si loin en effet d'un lion à un bourriquot !... Son second mouvement fut tout à la pitié. Le pauvre bourriquot était si joli ; il avait l'air si bon ! La peau de ses flancs, encore chaude, allait et venait comme une vague. Tartarin s'agenouilla et du bout de sa ceinture algérienne essaya d'étancher le sang de la malheureuse bête ; et ce grand homme soignant ce petit âne, c'était tout ce que vous pouvez imaginer de plus touchant.
Au contact soyeux de la ceinture, le bourriquot, qui avait encore pour deux liards de vie, ouvrit son grand oeil gris, remua deux ou trois fois ses longues oreilles comme pour dire : « Merci !... merci!. » Puis une dernière convulsion l'agita de tête en queue et il ne bougea plus.
— Noiraud ! Noiraud ! cria tout à coup une voix étranglée par l'angoisse. En même temps, dans un taillis voisin les branches remuèrent... Tartarin n'eut que le temps de se relever et de se mettre en garde... C'était la femelle !
K. VII. 5
66 TARTARIN DE TARASCON
Elle arriva, terrible et rugissante, sous les traits d'une vieille Alsacienne en marmotte, armée d'un grand parapluie rouge et réclamant son âne à tous les échos de Mustapha. Certes, il aurait mieux valu pour Tartarin avoir affaire à une lionne en furie qu'à cette méchante vieille... Vainement le malheureux essaya de lui faire entendre comment la chose s'était passée ; qu'il avait pris Noiraud pour un lion... La vieille crut qu'on voulait se moquer d'elle, et poussant d'énergiques « tarteifle ! » tomba sur le héros à coups de parapluie. Tartarin, un peu confus, se défendait de son mieux, parait les coups avec sa carabine, suait, soufflait, bondissait, criait : « Mais, madame... mais, madame... »
Va te promener ! Madame était sourde, et sa vigueur le prouvait bien.
Heureusement un troisième personnage arriva sur le champ de bataille. C'était le mari de l'Alsacienne, Alsacien lui-même et cabaretier ; de plus, fort bon comptable. Quand il vit à qui il avait affaire, et que l'assassin ne demandait qu'à payer le prix de la victime, il désarma son épouse et l'on s'entendit.
Tartarin donna deux cents francs; l'âne en valait bien dix. C'est le prix courant des bouri'iquots sur les marchés arabes. Puis on enterra le pauvre Noiraud au pied d'un figuier, et l'Alsacien, mis en bonne humeur par la couleur des douros tarasconnais, invita le héros à venir rompre une croûte à son cabaret, qui se trouvait à quelques pas de là sur le bord de la grande route.
Les chasseurs algériens venaient y déjeuner tous les dimanches, car la plaine était giboyeuse, et à deux lieues autour de la ville il n'y avait pas de meilleur endroit pour les lapins.
— Et les lions ? demanda Tartarin.
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L'Alsacien le regarda, très étonné : « Les lions ? »
— Oui... les lions?... en voyez-vous quelquefois? reprit le pauvre homme avec un peu moins d'assurance.
Le cabaretier éclata de rire :
— Ah ben ! merci... Des lions... pourquoi faire?...
— Il n'y en a donc pas en Algérie?...
— Ma foi ! je n'en ai jamais vu... Et pourtant voilà vingt ans que j'habite la province. Cependant je crois bien avoir entendu dire... Il me semble que les journaux... Mais c'est beaucoup plus loin, là-bas, dans le Sud.
A ce moment, ils arrivaient au cabaret. Un cabaret de banlieue, comme on en voit à Vanves ou à Pantin, avec un rameau tout fané au-dessus de la porte, des queues de billard peintes sur les murs et cette enseigne inoffensive :
AU RENDEZ-VOUS DES LAPINS
Le Rendez-vous des Lapins !... 0 Bravida, quel souvenir !
VII
HISTOIRE D'UN OMNIBUS, D'UNE MAURESQUE ET D'UN CHAPELET DE FLEURS DE JASMIN
Cette première aventure aurait eu de quoi décourager bien des gens ; mais les hommes trempés comme Tartarin ne se laissent pas facilement abattre.
— Les lions sont dans le Sud, pensa le héros, eh bien ! j'irai dans le Sud.
Et dès qu'il eut avalé son dernier morceau, il se leva, remercia son hôte, embrassa la vieille sans rancune, versa une dernière larme sur l'infortuné Noiraud et retourna bien vite à Alger avec la ferme intention de boucler ses malles et de partir le jour même pour le Sud.
Malheureusement, la grande route de Mustapha semblait s'être allongée depuis la veille : il faisait un soleil, une poussière ! La tente-abri était d'un lourd !... Tartarin ne se sentit pas le courage d'aller à pied jusqu'à la ville, et le premier omnibus qui passa, il fit signe et monta dedans...
Ah ! pauvre Tartarin de Tarascon ! Combien il aurait mieux fait pour son nom, pour sa gloire, de ne pas entrer dans cette fatale guimbarbe et de continuer pédestrement
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sa route, au risque de tomber asphyxié sous le poids de l'atmosphère, de la tente-abri et de ses lourds fusils rayés à doubles canons...
Tartarin étant monté, l'omnibus fut complet. Il y avait au fond, le nez dans son bréviaire, un vicaire d'Alger à grande barbe noire. En face, un jeune marchand maure, qui fumait de grosses cigarettes. Puis un matelot maltais, et quatre ou cinq Mauresques masquées de linges blancs, et dont on ne pouvait voir que les yeux. Ces dames venaient de faire leurs dévotions au cimetière d'Abd-elKader; mais cette visite funèbre ne semblait pas les avoir attristées. On les entendait rire et jacasser entre elles sous leurs masques, en croquant des pâtisseries. Tartarin crut s'apercevoir qu'elles le regardaient beaucoup. Une surtout, celle qui était assise en face de lui, avait planté son regard dans le sien, et ne le retira pas de toute la route. Quoique la dame fût voilée, la vivacité de ce grand oeil noir allongé par le k'hol, un poignet délicieux et fin chargé de bracelets d'or qu'on entrevoyait de temps en temps entre les voiles, tout, le son de la voix, les mouvements gracieux, presque enfantins de la tête, disait qu'il y avait là-dessous quelque chose de jeune, de joli, d'adorable... Le malheureux Tartarin ne savait où se fourrer. La caresse muette de ces beaux yeux d'Orient le troublait, l'agitait, le faisait mourir; il avait chaud, il avait froid...
Pour l'achever, la pantoufle de la dame s'en mêla : sur ses grosses bottes de chasse, il la sentait courir, cette mignonne pantoufle, courir et frétiller comme une petite souris rouge... Que faire? Répondre à ce regard, à cette pression? Oui, mais les conséquences!... Une intrigue d'amour en Orient, c'est quelque chose de terrible !... Et avec son imagination romanesque et méridionale, le
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brave Tarasconnais se voyait déjà tombant aux mains des eunuques, décapité, mieux que cela peut-être, cousu dans un sac de cuir et roulant sur la mer, sa tête à côté de lui. Cela le refroidissait un peu... En attendant, la petite pantoufle continuait son manège, et les yeux d'en face s'ouvraient tout grands vers lui, comme deux fleurs de velours noir, en ayant l'air de dire :
— Cueille-nous !...
L'omnibus s'arrêta. On était sur la place du Théâtre, à l'entrée de la rue Bab-Azoun. Une à une, empêtrées dans leurs grands pantalons et serrant leurs voiles contre elles avec une grâce sauvage, les Mauresques descendirent. La voisine de Tartarin se leva la dernière, et, en se levant, son visage passa si près de celui du héros qu'il l'effleura de son haleine, un vrai bouquet de jeunesse, de jasmin, de musc et de pâtisserie. Le Tarasconnais n'y résista pas. Ivre d'amour et prêt à tout, il s'élança derrière la Mauresque... Au bruit de ses buffletories, elle se retourna, mit un doigt sur son masque comme pour dire « chut ! » et vivement, de l'autre main, elle lui jeta un petit chapelet parfumé, fait avec des fleurs do jasmin. Tartarin de Tarascon se baissa pour le ramasser; mais comme notre héros était un peu lourd et très chargé d'armures, l'opération fut assez longue...
Quand il se releva, le chapelet de jasmin sur son coeur, la Mauresque avait disparu.
VIII
LIONS DE L'ATLAS, DORMEZ!
Lions de l'Atlas, dormez ! Dormez tranquilles au fond de vos retraites, dans les aloès et les cactus sauvages... De quelques jours encore, Tartarin de Tarascon ne vous massacrera point. Pour le moment, tout son attirail de guerre—caisse d'armes, pharmacie, tente-abri, conserves alimentaires — repose paisiblement emballé, à l'hôtel d'Europe, dans un coin de la chambre 36.
Dormez sans peur, grands lions roux ! Le Tarasconnais cherche sa Mauresque. Depuis l'histoire de l'omnibus, le malheureux croit sentir perpétuellement sur son pied, sur son vaste pied de trappeur, les frétillements de la petite souris rouge ; et la brise de mer, en effleurant ses lèvres, se parfume toujours — quoi qu'il fasse — d'une amoureuse odeur de pâtisserie et d'anis.
Il lui faut sa maugrabine !
Mais ce n'est pas une mince affaire ! Retrouver dans une ville de cent mille âmes une personne dont on ne connaît que l'haleine, les pantoufles et la couleur des yeux; il n'y a qu'un Tarasconnais, féru d'amour, capable de tenter une pareille aventure.
Le terrible c'est que, sous leurs grands masques
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blancs, toutes les Mauresques se ressemblent; puis ces dames ne sortent guère, et, quand on veut en voir, il faut monter dans la ville haute, la ville arabe, la ville des
Teurs.
Un vrai coupe-gorge, cette ville haute. De petites ruelles noires très étroites, grimpant à pic entre deux rangées de maisons mystérieuses dont les toitures se rejoignent et font tunnel. Des portes basses, des fenêtres toutes petites, muettes, tristes, grillagées. Et puis, de droite et de gauche, un tas d'échoppes très sombres où des Teurs farouches à têtes de forbans — yeux blancs et dents brillantes — fument de longues pipes, et se parlent à voix basse comme pour concerter de mauvais coups...
Dire que notre Tartarin traversait sans émotion cette cité formidable, ce serait mentir. Il était au contraire très ému, et dans ces ruelles obscures dont son gros ventre tenait toute la largeur, le brave homme n'avançait qu'avec la plus gran'de précaution, l'oeil aux aguets, le doigt sur la détente d'un revolver. Tout à fait comme à Tarascon, en allant au cercle. A chaque instant il s'attendait à recevoir sur le dos toute une dégringolade d'eunuques et de janissaires, mais le désir de revoir sa dame lui donnait une audace et une force de géant.
Huit jours durant, l'intrépide Tartarin ne quitta pas la ville haute. Tantôt on le voyait faire le pied de grue devant les bains maures, attendant l'heure où ces dames sortent par bandes, frissonnantes et sentant le bain: tantôt il apparaissait accroupi à la porte des mosquées, suant et soufflant pour quitter ses grosses bottes avant d'entrer dans le sanctuaire...
Parfois à la tombée de la nuit, quand il s'en revenait navré de n'avoir rien découvert, pas plus au bain qu'à la mosquée, le Tarasconnais, en passant devant les mai-
TARTARIN DE TARASCON 73
sons mauresques, entendait des chants monotones, des sons étouffés de guitare, des roulements de tambours de basque, et des petits rires de femmes qui lui faisaient battre le coeur.
— Elle est peut-être là ! se disait-il.
Alors, si la rue était déserte, il s'approchait d'une de ces maisons, levait le lourd marteau de la poterne basse, et frappait timidement... Aussitôt les chants, les rires cessaient. On n'entendait plus derrière la muraille que de petits chuchotements vagues, comme dans une volière endormie.
— Tenons-nous bien ! pensait le héros... Il va m'arriver quelque chose !
Ce qui lui arrivait le plus souvent, c'était une grande potée d'eau froide sur la tête, ou bien des peaux d'oranges et de figues de Barbarie... Jamais rien de plus grave...
Lions de l'Atlas, dormez !
IX
LE PRINCE GRÉGORY DU MONTÉNÉGRO
Il y avait deux grandes semaines que l'infortuné Tartarin cherchait sa dame algérienne, et très vraisemblablement il la chercherait encore si la Providence des amants n'était venue à son aide sous les traits d'un gentilhomme monténégrin.
Voici :
En hiver, toutes les nuits de samedi, le grand théâtre d'Alger donne son bal masqué, ni plus ni moins que l'Opéra. C'est l'éternel et insipide bal masqué de province. Peu de monde dans la salle, quelques épaves de Bullier ou du Casino, vierges folles suivant l'armée, chicards fanés, débardeurs en déroute, et cinq ou six petites blanchisseuses mahonnaises qui se lancent, mais gardent de leur temps de vertu un vague parfum d'ail et de sauces safranées... Le vrai coup d'oeil n'est pas là. Il est au foyer, transformé pour la circonstance en salon de jeu... Une foule fiévreuse et bariolée s'y bouscule autour des longs tapis verts : des turcos en permission misant les gros sous du prêt, des Maures marchands de la ville haute, des nègres, des Maltais, des colons de l'intérieur qui ont fait quarante lieues pour venir hasar-
TARTARIN DE TARASCON 75
der sur un as l'argent d'une charrue ou d'une couple de boeufs... tous frémissants, pâles, les dents serrées, avec ce regard singulier du joueur, trouble, en biseau, devenu louche à force de fixer toujours la même carte.
Plus loin, ce sont des tribus de juifs algériens, jouant en famille. Les hommes ont le costume oriental hideusement agrémenté de bas bleus et de casquettes de velours. Les femmes, bouffies et blafardes, se tiennent toutes raides dans leurs étroits plastrons d'or... Groupée autour des tables, toute la tribu piaille, se concerte, compte sur ses doigts et joue peu. De temps en temps seulement, après de longs conciliabules, un vieux patriarche à barbe de Père éternel se détache, et va risquer le douro familial... C'est alors, tant que la partie dure, un scintillement d'yeux hébraïques tournés vers la table, terribles yeux d'aimant noir qui font frétiller les pièces d'or sur le tapis et finissent par les attirer tout doucement comme par un fil...
Puis des querelles, des batailles, des jurons de tous les pays, des cris fous clans toutes les langues, des couteaux qu'on dégaine, la garde qui monte, de l'argent qui manque !
C'est au milieu de ces saturnales que le grand Tartarin était venu s'égarer un soir, pour chercher l'oubli et la paix du coeur.
Le héros s'en allait seul, dans la foule, pensant malgré tout à sa Mauresque, quand tout à coup, à une table de jeu, par-dessus les cris, le bruit de l'or, deux voix irritées s'élevèrent :
— Je vous dis qu'il me manque vingtfrancs, m'sieu !...
— M'sieu!...
— Après ?... m'sieu !...
— Apprenez à qui vous parlez, m'sieu !
76 TARTARIN DE TARASCON
— Je ne demande pas mieux, m'sieu !
— Je suis le prince Grégory du Monténégro, m'sieu!... A ce nom, Tartarin, tout ému, fendit la foule et vint se
placer au premier rang, joyeux et fier de retrouver son prince, ce prince monténégrin si poli dont il avait ébauché la connaissance abord du paquebot... Malheureusement, ce titre d'altesse, qui avait tant ébloui le bon Tarasconnais, ne produisit pas la moindre impression sur l'officier de chasseurs avec qui le prince avait son algarade.
— Me voilà bien avancé... fit le militaire en ricanant: puis se tournant vers la galerie : Grégory du Monténégro... qui connaît ça ?... Personne !
Tartarin indigné fit un pas en avant.
—-Pardon... je connais le préïnce! dit-il d'une voix très ferme, et de son plus bel accent tarasconnais.
L'officier de chasseurs le regarda un moment bien en face, puis levant les épaules :
— Allons ! c'est bon... Partagez-vous les vingt francs qui manquent et qu'il n'en soit plus question.
Là-dessus il tourna le dos et se perdit dans la foule. Le fougueux Tartarin voulait s'élancer derrière lui, mais le prince l'en empêcha :
— Laissez... j'en fais mon affaire.
Et prenant le Tarasconnais par le bras, il l'entraîna dehors rapidement.
Dès qu'ils furent sur la place, le prince Grégory du Monténégro se découvrit, tendit la main à notre héros, et, se rappelant vaguement son nom, commença d'une voix vibrante :
— Monsieur Barbarin...
— Tartarin ! souffla l'autre timidement.
TARTARIN DE TARASCON 77
— Tartarin, Barharin, n'importe !.... Entre nous, mainnant, c'est à la vie, à la mort ! .
Et le noble Monténégrin lui secoua la main avec une farouche énergie... Vous pensez si le Tarasconnais était fier.
— Préïnce!... Préïnce /... répétait-il avec ivresse.
Un quart d'heure après, ces deux messieurs étaient installés au restaurant des Platanes, agréable maison de nuit dont les terrasses plongent sur la mer; et là, devant une forte salade russe arrosée d'un joli vin de Crescia, on renoua connaissance.
Yous ne pouvez rien imaginer de plus séduisant que ce prince monténégrin. Mince, fin, les cheveux crépus, frisé au petit fer, rasé à la pierre ponce, constellé d'ordres bizarres, il avait l'oeil futé, le geste câlin et un accent vaguement italien qui lui donnait un faux air de Mazarin sans moustaches : très ferré d'ailleurs sur les langues latines, et citant à tout propos Tacite, Horace et les Commentaires.
De vieille race héréditaire, ses frères l'avaient, paraîtil, exilé dès l'âge de dix ans, à cause de ses opinions libérales, et, depuis, il courait le monde pour son instruction et son plaisir, en Altesse philosophe... Coïncidence singulière ! Le prince avait passé trois ans à Tarascon, et comme Tartarin s'étonnait de ne l'avoir jamais rencontré au cercle ou sur l'Esplanade : « Je sortais peu... » fit l'Altesse d'un ton évasif. Et le Tarasconnais, par discrétion, n'osa pas en demander davantage. Toutes ces grandes existences ont des côtés si mystérieux !...
En fin de compte, un très bon prince, ce seigneur Grégory. Tout en sirotant le vin rosé de Crescia, il écouta patiemment Tartarin lui parler de sa Mauresque
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et même il se fit fort, connaissant toutes ces dames, de la retrouver promptement.
On but sec et longtemps. On trinqua « aux dames d'Alger! au Monténégro libre!... »
Dehors sous la terrasse, la mer roulait, et les vagues, dans l'ombre, battaient la rive avec un bruit de draps mouillés qu'on secoue. L'air était chaud, le ciel plein d'étoiles.
Dans les platanes, un rossignol chantait...
Ce fut Tartarin qui paya la note.
X
DIS-MOI LE NOM DE TON PÈRE, ET JE TE DIRAI LE NOM DE CETTE FLEUR
Parlez-moi des princes monténégrins pour lever lestement la caille.
Le lendemain de cette soirée aux Platanes, dès le petit jour, le prince Grégory était dans la chambre du Tarasconnais.
— Vite, vite, habillez-vous... Votre Mauresque est retrouvée... Elle s'appelle Baïa... Vingt ans, jolie comme un coeur, et déjà veuve...
— Veuve !... quelle chance ! fit joyeusement le brave Tartarin, qui se méfiait des maris d'Orient.
— Oui, mais très surveillée par son frère.
— Ah ! diantre...
— Un Maure farouche qui vend des pipes au bazar d'Orléans.
Ici, un silence.
— Bon ! reprit le prince, vous n'êtes pas homme à vous effrayer pour si peu; et puis on viendra peut-être à bout de ce forban en lui achetant quelques pipes... Allons, vite, habillez-vous... heureux coquin !
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Pâle, ému, le coeur plein d'amour, le Tarasconnais sauta de son lit et, boutonnant à la hâte son vaste caleçon de flanelle :
— Qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?
— Écrire à la dame tout simplement, et lui demander un rendez-vous.
— Elle sait donc le français?... fit d'un air désappointé le naïf Tartarin qui rêvait d'Orient sans mélange.
— Elle n'en sait pas un mot, répondit le prince imperturbablement... mais vous allez me dicter la lettre, et je traduirai à mesure.
— 0 prince, que de bontés !
Et le Tarasconnais se mit à marcher à grands pas dans la chambre, silencieux et se recueillant.
Yous pensez qu'on n'écrit pas à une Mauresque d'Alger comme à une grisette de Beaucaire. Fort heureusement que notre héros avait par devers lui ses nombreuses lectures qui lui permirent, en amalgamant la rhétorique apache des Indiens de Gustave Aymard avec le Voyage en Orient, de Lamartine, et quelques lointaines réminiscences du Cantique des Cantiques, de composer la lettre la plus orientale qui se pût voir. Cela commençait par :
« Comme l'autruche dans les sables... »
Et finissait par :
« Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur... »
A cet envoi, le romanesque Tartarin aurait bien voulu joindre un bouquet de fleurs emblématiques, à la mode orientale ; mais le prince Grégory pensa qu'il valait mieux acheter quelques pipes chez le frère, ce qui ne manquerait pas d'adoucir l'humeur sauvage du monsieur et ferait certainement très grand plaisir à la dame, qui fumait beaucoup.
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— Allons vite acheter des pipes ! fit Tartarin plein d'ardeur.
— Non !... non !... Laissez-moi y aller seul. Je les aurai à meilleur compte...
— Comment! vous voulez... 0 prince... prince... Et le brave homme tout confus tendit sa bourse à l'obligeant Monténégrin, en lui recommandant ne rien négliger pour que la dame fût contente.
Malheureusement l'affaire — quoique bien lancée — ne marcha pas aussi vite qu'on aurait pu l'espérer. Très touchée, paraît-il. de l'éloquence de Tartarin et du reste aux trois quarts séduite par avance, la Mauresque n'aurait pas mieux demandé que de le recevoir ; mais le frère avait des scrupules et, pour les endormir, il fallut acheter des douzaines, des grosses, des cargaisons de pipes...
— Qu'est-ce que diable Baïa peut faire de toutes ces pipes? se demandait parfois le pauvre Tartarin; mais il payait quand même et sans lésiner.
Enfin, après avoir acheté des montagnes de pipes et répandu des flots de poésie orientale, on obtint un rendez-vous.
Je n'ai pas besoin de vous dire avec quels battements de coeur le Tarasconnais s'y prépara, avec quel soin ému il tailla, lustra, parfuma sa rude barbe de chasseur de casquettes, sans oublier — car il faut tout prévoir — de glisser dans sa poche un casse-tête à pointes et deux ou trois revolvers.
Le prince, toujours obligeant, vint à ce premier rendezvous en qualité d'interprète. La dame habitait dans le haut de la ville. Devant sa porte, un jeune Maure de treize à quatorze ans fumait des cigarettes. C'était le fameux Ali, le frère en question. En voyant arriver les deux visiteurs,
R. VII 6
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il frappa deux coups à la poterne et se retira discrètement.
La porte s'ouvrit. Une négresse parut qui, sans dire un seul mot, conduisit ces messieurs à travers l'étroite cour intérieure dans une petite chambre fraîche où la dame attendait, accoudée sur un lit bas... Au premier abord, elle parut au Tarasconnais plus petite et plus forte que la Mauresque de l'omnibus... Au fait, était-ce bien la même ? Mais ce soupçon ne fit que traverser le cerveau de Tartarin comme un éclair.
La dame était si jolie ainsi avec ses pieds nus, ses doigts grassouillets chargés de bagues, rose, fine, et sous son corselet de drap doré, sous les ramages de sa robe à fleurs laissant deviner une aimable personne un peu boulotte, friande à point, et ronde de partout... Le tuyau d'ambre d'un narghileh fumait à ses lèvres et l'enveloppait toute d'une gloire de fumée blonde.
En entrant le Tarasconnais posa une main sur son coeur, et s'inclina le plus mauresquement possible, en roulant de gros yeux passionnés... Baïa le regarda un moment sans rien dire ; puis, lâchant son tuyau d'ambre, se renversa en arrière, cacha sa tête dans ses mains, et l'on ne vit plus que son cou blanc qu'un fou rire faisait danser comme un sac rempli de perles.
XI
SIDI TART'RI BEN TART'RI
Si vous entriez un soir, à la veillée, chez les cafetiers algériens de la ville haute, vous entendriez encore aujourd'hui les Maures causer entre eux, avec des clignements d'yeux et de petits rires, d'un certain Sidi Tart'ri ben Tart'ri, Européen aimable et riche qui — voici quelques années déjà — vivait dans les hauts quartiers avec une petite dame du cru appelée Baïa.
Le Sidi Tart'ri en question, qui a laissé de si gais souvenirs autour de la Casbah, n'est autre, on le devine, que notre Tartarin...
Qu'est-ce que vous voulez? Il y a comme cela, dans la vie des saints et des héros, des heures d'aveuglement, de trouble, de défaillance. L'illustre Tarasconnais n'en fut pas plus exempt qu'un autre, et c'est pourquoi — deux mois durant —- oublieux des lions et de la gloire, il se grisa d'amour oriental et s'endormit, comme Annibal à Capoue, dans les délices d'Alger la Blanche.
Le brave homme avait loué au coeur de la ville arabe une jolie maisonnette indigène avec cour intérieure, bananiers, galeries fraîches et fontaines. Il vivait là loin de tout bruit, en compagnie de sa Mauresque, Maure lui-
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même de la tête aux pieds, soufflant tout le jour dans son narghilé, et mangeant des confitures au musc.
Étendue sur un divan en face de lui, Baïa, la guitare au poing, nasillait des airs monotones, ou bien, pour distraire son seigneur, elle mimait la danse du ventre en tenant à la main un petit miroir dans lequel elle mirait ses dents blanches et se faisait des mines.
Comme la dame ne savait pas un mot de français ni Tartarin un mot d'arabe, la conversation languissait quelquefois, et le bavard Tarasconnais avait tout le temps de faire pénitence pour les intempérances de langage dont il s'était rendu coupable à la pharmacie Bézuquet ou chez l'armurier Costecalde.
Mais cette pénitence même ne manquait pas de charme, et c'était comme un spleen voluptueux qu'il éprouvait à rester là tout le jour, sans parler, en écoutant le glouglou du narghilé, le frôlement de la guitare et le bruit léger delà fontaine dans les mosaïques delà cour.
Le narghilé, le bain, l'amour, remplissaient toute sa vie. On sortait peu. Quelquefois Sidi Tart'ri, sa dame en croupe, s'en allait sur une brave mule manger des grenades à un petit jardin qu'il avait acheté aux environs... Mais jamais, au grand jamais, il ne descendait dans la ville européenne. Avec ses zouaves en ribote, ses alcazars bourrés d'officiers, et son éternel bruit de sabres traînant sous les arcades, cet Alger-là lui semblait insupportable et laid comme un corps de garde d'Occident.
En somme, le Tarasconnais était très heureux. Tartarin-Sancho surtout, très friand do pâtisseries turques, se déclarait on no peut plus satisfait de sa nouvelle existence... Tartarin-Quichotte, lui, avait bien par-ci par-là quelques remords, en pensant à Tarascon et aux peaux promises... Mais cela ne durait pas, et pour chasser ces
TARTARIN DE TARASCON 85
tristes idées, il suffisait d'un regard de Baïa ou d'une cuillerée de ses diaboliques confitures odorantes et troublantes comme les breuvages de Circé.
Le soir, le prince Grégory venait parler un peu du Monténégro libre... D'une complaisance infatigable, cet aimable seigneur remplissait dans la maison les fonctions d'interprète, au besoin même celles d'intendant, et tout cela pour rien, pour le plaisir... A part lui, Tartarin ne recevait que des Teurs. Tous ces forbans à têtes farouches, qui naguère lui faisaient tant de peur du fond de leurs noires échoppes, se trouvèrent être, une fois qu'il les connut, de bons commerçants inoffensifs, des brodeurs, des marchands d'épices, des tourneurs de tuyaux de pipes, tous gens bien élevés, humbles, finauds, discrets et de première force à la bouillotte. Quatre ou cinq fois par semaine, ces messieurs venaient passer la soirée chez Sidi Tart'ri, lui gagnaient son argent, lui mangeaient ses confitures, et sur le coup de dix heures, se retiraient discrètement en remerciant le prophète.
Derrière eux, Sidi Tart'ri et sa fidèle épouse finissaient la soirée sur leur terrasse, une grande terrasse blanche qui faisait toit à la maison et dominait la ville. Tout autour, un millier d'autres terrasses blanches aussi, tranquilles sous le clair de lune, descendaient en s'échelonnant jusqu'à la mer. Des fredons de guitare arrivaient, portés par la brise.
... Soudain, comme un bouquet d'étoiles, une grande mélodie claire s'égrenait doucement dans le ciel, et sur le minaret de la mosquée voisine, un beau muezzin apparaissait, découpant son ombre blanche dans le bleu profond de la nuit, et chantant la gloire d'Allah avec une voix merveilleuse qui remplissait l'horizon.
Aussitôt Baïa lâchait sa guitare, et ses grands yeux
86 TARTARIN DE TARASCON
tournés vers le muezzin semblaient boire la prière avec délices. Tant que le chant durait, elle restait là, frissonnante, extasiée, comme une sainte Thérèse d'Orient... Tartarin, tout ému, la regardait prier et pensait en luimême que c'était une forte et belle religion, celle qui pouvait causer des ivresses de foi pareilles.
Tarascon, voile-toi la face! ton Tartarin songeait à se faire renégat.
XII
ON NOUS ÉCRIT DE TARASCON
Par une belle après-midi de ciel bleu et de brise tiède, Sidi Tart'ri à califourchon sur sa mule revenait tout seulet de son petit clos... Les jambes écartées par de larges coussins en sparterie que gonflaient les cédrats elles pastèques, bercé au bruit de ses grands étriers et suivant de tout son corps le balin-balan de la bête, le brave homme s'en allait ainsi dans un paysage adorable, les deux mains croisées sur son ventre, aux trois quarts assoupi par le bien-être et la chaleur.
Tout à coup, on entrant dans la ville, un appel formidable le réveilla.
—- Hé ! monstre de sort! on dirait M. Tartarin.
A ce nom de.Tartarin, à cet accent joyeusement méridional, le Tarasconnais leva la tête et aperçut à deux pas de lui la brave figure tannée de maître Barbassou, le capitaine du Zouave, qui prenait l'absinthe en fumant sa pipe sur la porte d'un petit café.
— Hé! adieu, Barbassou, fit Tartarin en arrêtant sa mule.
Au lieu de lui répondre, Barbassou le regarda un moment avec de grands yeux; puis le voilà parti à rire,
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à rire tellement, que Sidi Tart'ri en resta tout interloqué, le derrière sur ses pastèques.
— Que turban, mon pauvre monsieur Tartarin!... C'est donc vrai ce qu'on dit que vous vous êtes fait Teur?... Et la petite Baïa, est-ce qu'elle chante toujours Marco la Belle?
— Marco la Belle! fit Tartarin indigné... Apprenez, capitaine, que la personne dont vous parlez est une honnête fille maure, et qu'elle ne sait pas un mot de français.
Baïa, pas un mot de français?... D'où sortez-vous donc?...
Et le brave capitaine se remit à rire plus fort.
Puis, voyant la mine du pauvre Sidi Tart'ri qui s'allongeait, il se ravisa.
— Au fait, ce n'est peut-être pas la même... Mettons que j'ai confondu... Seulement, voyez-vous, monsieur Tartarin, vous ferez tout de même bien de vous méfier des Mauresques algériennes et des princes du Monténégro !...
Tartarin se dressa sur ses étriers, en faisant la moue.
— Le prince est mon ami, capitaine.
— Bon! bon! ne nous fâchons pas... Vous ne prenez pas une absinthe? Non. Rien à faire dire au pays?... Non plus... Eh bien! alors, bon Aroyage... A propos, collègue, j'ai là du bon tabac de France, si vous en vouliez emporter quelques pipes. Prenez donc! prenez donc ! ça vous fera du bien... Ce sont vos sacrés tabacs d'Orient qui vous barbouillent les idées.
Là-dessus le capitaine retourna à son absinthe et Tartarin, tout pensif, reprit au petit trot le chemin de sa maisonnette... Bien que sa grande âme se refusât à rien en croire, les insinuations de Barbassou l'avaient
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attristé, puis ces jurons du cru, l'accent de là-bas, tout cela éveillait en lui de vagues remords.
Au logis, il ne trouva personne. Baïa était au bain... La négresse lui parut laide, la maison triste... En proie à une indéfinissable mélancolie, il vint s'asseoir près de la fontaine et bourra une pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac était enveloppé dans un fragment du Sémaphore. En le déployant, le nom de sa ville natale lui sauta aux yeux.
« On nous écrit de Tarascon :
« La ville est dans les transes. Tartarin, le tueur do lions, parti pour chasser les grands félins en Afrique, n'a pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs mois... Qu'est devenu notre héroïque compatriote?... On ose à peine se le demander, quand on a connu comme nous cette tête ardente, cette audace, ce besoin d'aventures... A-t-il été comme tant d'autres englouti dans le sable, ou bien est-il tombé sous la dent meurtrière d'un de ces monstres de l'Atlas dont il avait promis les peaux à la municipalité?... Terrible incertitude! Pourtant des marchands nègres, venus à la foire do Beaucaire, prétendent avoir rencontré en plein désert un Européen dont le signalement se rapportait au sien, et qui se dirigeait vers Tombouctou... Dieu nous garde notre Tartarin ! »
Quand il lut cela, le Tarasconnais rougit, pâlit, frissonna. Tout Tarascon lui apparut : le cercle, les chasseurs de casquettes, le fauteuil vert chez Costecalde, et, planant au-dessus comme un aigle éployé, la formidable moustache du brave commandant Bravida.
Alors, de se voir là, comme il était, lâchement accroupi sur sa natte, tandis qu'on le croyait en train de massacrer des fauves, Tartarin de Tarascon eut honte de lui-même et pleura.
90 TARTARIN DE TARASCON
Tout à coup le héros bondit :
— Au lion ! au lion !
Et s'élançant dans le réduit poudreux où dormaient la tente-abri, la pharmacie, les conserves, la caisse d'armes, il les traîna au milieu de la cour.
Tartarin-Sancho venait d'expirer; il ne restait plus que Tartarin-Quichotte.
Le temps d'inspecter son matériel, de s'armer, de se harnacher, de rechausser ses grandes bottes, d'écrire deux mots au prince pour lui confier Baïa, le temps de glisser sous l'enveloppe quelques billets bleus mouillés de larmes, et l'intrépide Tarasconnais roulait en diligence sur la route de Blidah, laissant à la maison sa négresse stupéfaite devant le narghilé, le turban, les babouches, toute la défroque musulmane de Sidi Tart'ri qui traînait piteusement sous les petits trèfles blancs de la galerie...
TROISIÈME ÉPISODE CHEZ LES LIONS
I
LES DILIGENCES DÉPORTÉES
C'était une vieille diligence d'autrefois, capitonnée à l'ancienne mode de drap gros bleu tout fané, avec ces énormes pompons de laine rêche qui, après quelques heures de route, finissent par vous faire des moxas dans le dos... Tartarin de Tarascon avait un coin de la rotonde; il s'y installa de son mieux, et en attendant de respirer les émanations musquées des grands félins d'Afrique, le héros dut se contenter de cette bonne vieille odeur de diligence, bizarrement composée de mille odeurs, hommes, chevaux, femmes et cuir, victuailles et paille moisie.
Il y avait de tout un peu dans cette rotonde. Un trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaient leur corps — le 3e hussards, — un photographe d'Orléansvillc... Mais, si charmante et variée que fût la compagnie, le Tarasconnais n'était pas en train de causer et resta là tout pensif, le bras passé dans la
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brassière, avec ses carabines entre ses genoux... Son départ précipité, les yeux noirs de Baïa, la terrible chasse qu'il allait entreprendre, tout cela lui troublait la cervelle, sans compter qu'avec son bon air patriarcal, cette diligence européenne, retrouvée en pleine Afrique, lui rappelait vaguement le Tarascon de sa jeunesse, des courses dans la banlieue, des petits dîners aux bords du Rhône, une foule de souvenirs...
Peu à peu la nuit tomba. Le conducteur alluma ses lanternes... La diligence rouillée sautait en criant sur ses vieux ressorts; les chevaux trottaient, les grelots tintaient... De temps en temps là-haut, sous la bâche de l'impériale, un terrible bruit de ferraille... C'était le matériel de guerre.
Tartarin de Tarascon, aux trois quarts assoupi, resta un moment à regarder les voyageurs comiquement secoués par les cahots, et dansant devant lui comme des ombres falotes; puis ses yeux s'obscurcirent, sa pensée se voila, et il n'entendit plus que très Araguement geindre l'essieu des roues, et les flancs de la diligence qui se plaignaient...
Subitement, une voix, une voix de vieille fée, enrouée, cassée, fêlée, appela le Tarasconnais par son nom : « Monsieur Tartarin ! monsieur Tartarin ! »
— Qui m'appelle?
— C'est moi, monsieur Tartarin; vous ne me reconnaissez pas?... Je suis la vieille diligence, qui faisait — il y a vingt ans — le service de Tarascon à Nîmes... Que de fois je vous ai porté, vous et vos amis, quand vous alliez chasser les casquettes du côté de Joncquières ou de Bellegarde... Je ne vous ai pas remis d'abord, à cause de votre bonnet de Teur et du corps que vous avez pris: mais sitôt que vous vous êtes mis
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à ronfler, coquin de bon sort! je vous ai reconnu tout de suite.
— C'est bon ! c'est bon! fit le Tarasconnais un peu vexé.
Puis, se radoucissant :
— Mais enfin, ma pauvre vieille, qu'est-ce que vous êtes venu faire ici ?
— Ah ! mon bon monsieur Tartarin, je n'y suis pas venue de mon plein gré, je vous assure... Une fois que le chemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne m'ont plus trouvée bonne à rien et ils m'ont envoyée en Afrique... Et je ne suis pas la seule! presque toutes les diligences de France ont été déportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, et maintenant nous voilà toutes ici à mener une vie de galère... C'est ce qu'en France vous appelez les chemins de fer algériens.
Ici la vieille diligence poussa un long soupir; puis elle reprit :
— Ah! monsieur Tartarin, que je le regrette, mon beau Tarascon ! C'était alors le bon temps pour moi, le temps de la jeunesse ! il fallait me voir partir le matin, lavée à grande eau et toute luisante avec mes roues vernissées à neuf, mes lanternes qui semblaient deux soleils et ma bâche toute frottée d'huile ! C'est ça qui était beau quand le postillon faisait claquer son fouet sur l'air de : Lagadigadeou, la Tarasque, la Tarasque... et que le conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette brodée sur l'oreille, jetant d'un tour de bras son petit chien, toujours furieux, sur la bâche de l'impériale, s'élançait lui-même là-haut, en criant : « Allume! allume! » Alors mes quatre chevaux s'ébranlaient au bruit des grelots, des aboiements, des fanfares, les
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fenêtres s'ouvraient, et tout Tarascon regardait avec orgueil la diligence détaler sur la grande route royale.
Quelle belle route, monsieur Tartarin, large, bien entretenue, avec ses bornes kilométriques, ses petits tas de pierres régulièrement espacés, et de droite et de gauche ses jolies plaines d'oliviers et de vignes... Puis, des auberges tous les dix pas, des relais toutes les cinq minutes... Et mes voyageurs, quels braves gens! des maires et des curés qui allaient à Nîmes voir leur préfet ou leur évêque, de bons taffetassiers qui revenaient du mazet bien honnêtement, des collégiens en vacances, paysans en blouse brodée, tous frais rasés du matin; et là-haut, sur l'impériale, vous tous, messieurs les chasseurs de casquettes, qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiez si bien chacun la votre, le soir, aux étoiles, on revenant!...
Maintenant c'est une autre histoire... Dieu sait les gens que je charrie ! un tas de mécréants venus je ne sais d'où, qui me remplissent de vermine, des nègres, des bédouins, des soudards, des aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles qui m'empestent de leurs pipes, et tout cela parlant un langage auquel Dieu le père ne comprendrait rien... Et puis, vous voyez comme on me traite ! Jamais brossée, jamais lavée. On me plaint le cambouis de mes essieux... Au lieu de mes gros bons chevaux tranquilles d'autrefois, de petits chevaux arabes qui ont le diable au corps, se battent, se mordent, dansent en courant comme des chèvres, et me brisent mes brancards à coups de pieds... Aïe!... aïe!... tenez! voilà que cola commence... Et les routes ! Par ici, c'est encore supportable, parce que nous sommes près du gouvernement; mais là-bas, plus rien, pas de chemin du tout. On va comme on peut, à travers
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monts et plaines, dans les palmiers nains, dans les lentisques... Pas un seul relai fixe. On arrête au caprice du conducteur, tantôt dans une ferme, tantôt dans une autre.
Quelquefois ce polisson-là me fait faire un détour de deux lieues pour aller chez un ami boire l'absinthe ou le champoreau... Après quoi, fouette, postillon! il faut rattraper le temps perdu. Le soleil cuit, la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche, on verse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières à la nage, on s'enrhume, on se mouille, on se noie... Fouette! fouette! fouette!... Puis le soir, toute ruisselante —c'est cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes ! — il me faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérail ouverte à tous les vents. La nuit, des chacals, des hyènes, viennent flairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la rosée se mettent au chaud dans mes compartiments... Voilà la vie que je mène, mon pauvre monsieur Tartarin, et je la mènerai jusqu'au jour où, brûlée par le soleil, pourrie par les nuits humides, je tomberai — ne pouvant plus faire autrement — sur un coin de méchante route, où les Arabes feront bouillir leur kousskouss avec les débris de ma vieille carcasse...
— Blidali ! Blidah ! fit le conducteur en ouvrant la portière.
II
OU L'ON VOIT PASSER UN PETIT MONSIEUR
Vaguement, à travers les vitres dépolies par la buée, Tartarin de Tarascon entrevit une place de jolie souspréfecture, place régulière, entourée d'arcades et plantée d'orangers, au milieu de laquelle de petits soldats de plomb faisaient l'exercice dans la claire brume rose du matin. Les cafés ôtaient leurs volets. Dans un coin, une halle avec des légumes... c'était charmant, mais cela ne sentait pas encore le lion.
— Au sud !... Plus au sud ! murmura le bon Tartarin en se renfonçant dans son coin.
A ce moment, la portière s'ouvrit. Une bouffée d'air frais entra, apportant sur ses ailes, dans le parfum des orangers fleuris, un tout petit monsieur en redingote noisette, vieux, sec, ridé, compassé, une figure grosse comme le poing, une cravate en soie noire haute de cinq doigts, une serviette en cuir, un parapluie : le parfait notaire de village.
En apercevant le matériel de guerre du Tarasconnais, le petit monsieur, qui s'était assis en face, parut excessivement surpris et se mit à regarder Tartarin avec une insistance gênante.
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On détela, on attela, la diligence partit... Le petit monsieur regardait toujours Tartarin... A la fin le Tarasconnais prit la mouche.
— Ça vous étonne ? fit-il en regardant à son tour le petit monsieur tien en face.
— Non ! ça me gêne, répondit l'autre fort tranquillement; et le fait, est qu'avec sa tente-abri, son revolver, ses deux fusils dans leur gaine, son couteau de chasse — sans parler de sa corpulence naturelle — Tartarin de Tarascon tenait beaucoup de place....
La réponse du petit monsieur le fâcha :
— Vous imaginez-vous par hasard que je vais aller au lion avec votre parapluie? dit le grand homme fièrement.
Le petit monsieur regarda son parapluie, sourit doucement; puis toujours avec son même flegme :
— Alors, monsieur, vous êtes...?
— Tartarin de Tarascon, tueur de lions !
En prononçant .ces mots, l'intrépide Tarasconnais secoua comme une crinière le gland bleu de sa chéchia.
Il y eut dans la diligence un mouvement de stupeur.
Le trappiste se signa, les cocottes poussèrent de petits cris d'effroi, et le photographe d'Orléansville se rapprocha du tueur de lions, rêvant déjà l'insigne honneur de faire sa photographie.
Le petit monsieur, lui, ne se déconcerta pas :
— Est-ce que vous avez déjà tué beaucoup de lions, monsieur Tartarin ? demanda-t-il très tranquillement.
Le Tarasconnais le reçut de la belle manière :
— Si j'en ai beaucoup tué, monsieur !... Je vous souhaiterais d'avoir seulement autant de cheveux sur la -tête.
Et toute la diligence de rire en regardant les trois che-
98 TARTARIN DE TARASCON
veux jaunes de Cadet-Roussel qui se hérissaient sur le crâne du petit monsieur.
A son tour, le photographe d'Orléansville prit la parole :
— Terrible profession que la. vôtre, monsieur Tartarin... On passe quelquefois de mauvais moments... Ainsi ce pauvre M. Bombonnel...
— Ah ! oui, le tueur de panthères... fit Tartarin assez dédaigneusement.
— Est-ce que vous le connaissez? demanda le petit monsieur.
—Té! pardi... si je le connais... Nous avons chassé plus de vingt fois ensemble. Le petit monsieur sourit :
— Vous chassez donc la panthère aussi, monsieur Tartarin ?
— Quelquefois, par passe-temps... fit l'enragé Tarasconnais.
Il ajouta, en relevant la tête d'un geste héroïque qui enflamma le coeur des deux cocottes :
— Ça ne vaut pas le lion !
— En somme, hasarda le photographe d'Orléansville,- une panthère, ce n'est qu'un gros chat...
— Tout juste ! fit Tartarin qui n'était pas fâché de rabaisser un peu la gloire de Bombonnel, surtout devant des dames.
Ici la diligence s'arrêta, le conducteur vint ouvrir la portière et, s'adressant au petit vieux :
— Vous voilà arrivé, monsieur, lui dit-il d'un air très respectueux.
Le petit, monsieur se.levas descendit, puis avant de refermer la portière :
— Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil, monsieur Tartarin?
TARTARIN DE TARASCON 99
— Lequel, monsieur ?
— Ma foi ! écoutez, vous avez l'air d'un brave homme, j'aime mieux vous dire ce qu'il en est... Retournez vite à Tarascon, monsieur Tartarin... Vous perdez votre temps ici... Il reste bien encore quelques panthères dans la province ; mais fi donc ! c'est un trop petit gibier pour vous... Quant aux lions, c'est fini. Il n'en reste plus en Algérie... mon ami Ghassaing vient de tuer le dernier.
Sur quoi le petit monsieur salua, ferma la portière et s'en alla en riant, avec sa serviette et son parapluie.
— Conducteur, demanda Tartarin en faisant sa moue, qu'est-ce que c'est donc que ce bonhomme-là?
— Comment ! vous ne le connaissez pas ? Mais c'est M. Bombonnel.
III
UN COUVENT DE LIONS
A Milianah, Tartarin de Tarascon descendit, laissant la diligence continuer sa route vers le Sud.
Deux jours de durs cahots, deux nuits passées les yeux ouverts à regarder par la portière s'il n'apercevrait pas dans les champs, au bord de la route, l'ombre formidable du lion, tant d'insomnies méritaient bien quelques heures de repos. Et puis, s'il faut tout dire, depuis sa mésaventure avec Bombonnel, le loyal Tarasconnais se sentait mal à l'aise, malgré ses armes, sa moue terrible, son bonnet rouge, devant le photographe d'Orléansville et les deux demoiselles du 3e hussards.
Il se dirigea donc à travers les larges rues de Milianah, pleines de beaux arbres et de fontaines ; mais, tout en cherchant un hôtel à sa convenance, le pauvre, homme ne pouvait s'empêcher de songer aux paroles de Bombonnel... Si c'était vrai pourtant? S'il n'y avait plus de lions en Algérie?...- A quoi bon alors tant de courses, tant de fatigues?...
Soudain, au détour d'une rue, notre héros se trouva face à face... avec qui? devinez... avec un lion superbe, qui attendait devant la porte d'un café, assis royalement
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sur son train de derrière, sa crinière fauve dans le soleil.
— Qu'est-ce qu'ils me disaient donc qu'il n'y en avait plus? s'écria le Tarasconnais en faisant un saut en arrière... En entendant cette exclamation, le lion baissa la tête et, prenant dans sa gueule une sébile en bois posée devant lui sur le trottoir, il la tendit humblement du côté de Tartarin immobile de stupeur... Un Arabe qui passait jeta un gros sou dans la sébile ; le lion remua la queue... Alors Tartarin comprit tout. Il vit, ce que l'émotion l'avait d'abord empêché de voir, la foule attroupée autour du pauvre lion aveugle et apprivoisé, et les deux grands nègres armés de gourdins qui le promenaient à travers la ville comme un Savoyard sa marmotte.
Le sang du Tarasconnais ne fit qu'un tour : « Misérables, cria-t-il d'une voix de tonnerre, ravaler ainsi ces nobles bêtes ! » Et s'élançant sur le lion, il lui arracha l'immonde sébile d'entre ses royales mâchoires... Les deux nègres, croyant avoir affaire à un voleur, se précipitèrent sur le Tarasconnais, la matraque haute... Ce fut une terrible bousculade... Les nègres tapaient, les femmes piaillaient, les enfants riaient. Un vieux cordonnier juif criait du fond de sa boutique : « Au zouge de paix! Au zouge de paix! » Le lion lui-même, dans sa nuit, essaya d'un rugissement, et le malheureux Tartarin, après une lutte désespérée, roula par terre au milieu des gros sous et des balayures.
A ce moment, un homme fendit la foule, écarta les nègres d'un mot, les femmes et les enfants d'un geste, releva Tartarin, le brossa, le secoua, et l'assit tout essoufflé sur une borne.
— Comment! préïnce, c'est vous!... fit le bon Tartarin, en se frottant les côtes.
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— Eh! oui, mon vaillant ami, c'est moi... Sitôt votre lettre reçue, j'ai confié Baïa à son frère, loué une chaise de poste, fait cinquante lieues ventre à terre, et me voilà juste à temps pour vous arracher à la brutalité de ces rustres.. Qu'est-ce que vous avez donc fait, juste Dieu ! pour vous attirer cette méchante affaire ?
— Que voulez-vous, prince?... De voir ce malheureux lion avec sa sébile aux dents, humilié, vaincu, bafoué, servant de risée à toute cette pouillerie musulmane...
—- Mais vous vous trompez, mon noble ami. Ce lion est, au contraire, pour eux un objet de respect et d'adoration. C'est une bête sacrée, qui fait partie d'un grand couvent de lions, fondé, il y a trois cents ans, par Mahommed-ben-Aouda, une espèce de Trappe formidable et farouche, pleine de rugissements et d'odeurs de fauve, où des moines singuliers élèvent et apprivoisent des lions par centaines, et les envoient de là dans toute l'Afrique septentrionale, accompagnés de frères quêteurs... Les dons que reçoivent les frères servent à l'entretien du couvent et de sa mosquée; et si les deux nègres ont montré tant d'humeur tout à l'heure, c'est qu'ils ont la conviction que pour un sou, un seul sou de la quête, volé ou perdu par leur faute, le lion qu'ils conduisent les dévorerait immédiatement.
En écoutant ce récit invraisemblable et pourtant véridique, Tartarin de Tarascon se délectait et reniflait l'air bruyamment.
— Ce qui me va dans tout ceci, fit-il en matière de conclusion, c'est que, n'en déplaise à mons Bombonnel, il y a encore des lions en Algérie !...
— S'il y en a ! dit le prince avec enthousiasme... Dès demain, nous allons battre l'a plaine du Chéliff, et vous verrez !...
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— Eh quoi ! prince... Auriez-vous l'intention de chasser, vous aussi ?
— Parbleu ! pensez-vous donc que je vous laisserais vous en aller seul en pleine Afrique, au milieu de ces tribus féroces dont vous ignorez la langue et les usages?... Non! non! illustre Tartarin, je ne vous quitte plus... Partout où vous serez, je veux être.
— Oh ! préïnce, préïnce...
Et Tartarin, radieux, pressa sur son coeur le vaillant Grégory, en songeant avec fierté qu'à l'exemple de Jules Gérard, de Bombonnel et de tous les autres fameux tueurs de lions, il allait avoir un prince étranger pour l'accompagner dans ses chasses.
IV
LA CARAVANE EN MARCHE
Le lendemain, dès la première heure, l'intrépide Tartarin et le non moins intrépide prince Grégory, suivis d'une demi-douzaine de portefaix nègres, sortaient de Milianah, et descendaient vers la plaine du Chéliff par un raidillon délicieux tout ombragé de jasmins, de tuyas, de caroubiers, d'oliviers sauvages, entre deux haies de petits jardins indigènes et des milliers de joyeuses sources vives qui dégringolaient de roche en roche en chantant... Un paysage du Liban.
Aussi chargé d'armes que le grand Tartarin, le prince Grégory s'était en plus affublé d'un magnifique et singulier képi tout galonné d'or, avec une garniture de feuilles de chêne brodées au fil d'argent, qui donnait à Son Altesse un faux air de général mexicain, ou de chef de gare des bords du Danube.
Ce diable de képi intriguait beaucoup le Tarasconnais; et comme il demandait timidement quelques explications :
— Coiffure indispensable, pour voyager en Afrique, répondit le prince avec gravité ; et tout en faisant reluire sa visière d'un revers de manche, il renseigna son naïf
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compagnon sur le rôle important que joue le képi dans nos relations avec les Arabes, la terreur que cet insigne militaire a, seul, le privilège de leur inspirer, si bien que l'administration civile a été obligée de coiffer tout son monde avec des képis, depuis le cantonnier jusqu'au receveur de l'enregistrement. En somme, pour gouverner l'Algérie — c'est toujours le prince qui parle — pas n'est besoin d'une forte tête, ni même de tête du tout. II suffit d'un képi, d'un beau képi galonné, reluisant au bout d'une trique, comme la toque de Gessler.
Ainsi causant et philosophant, la caravane allait son train. Les portefaix — pieds nus — sautaient de roche en roche avec des cris de singes. Les caisses d'armes sonnaient. Les fusils flambaient. Les indigènes qui passaient s'inclinaient jusqu'à terre devant le képi magique... Là-haut, sur les remparts de Milianah, le chef du bureau arabe, qui se promenait au bon frais avec sa dame, entendant ces bruits insolites, et voyant des armes luire entre les branches, crut à un coup de main, fit baisser le pont-levis, battre la générale, et mit incontinent la ville en état de siège.
Beau début pour la caravane !
Malheureusement, avant la fin du jour, les choses se gâtèrent. Des nègres qui portaient les bagages, l'un fut pris d'atroces coliques pour avoir mangé le sparadrap de la pharmacie. Un autre tomba sur le bord de la route ivre-mort d'eau-de-vie camphrée. Le troisième, celui qui portait l'album de voyage, séduit par les dorures des fermoirs, et persuadé qu'il enlevait les trésors de la Mecque, se sauva dans le Zaccar à toutes jambes...
Il fallut aviser... La caravane fit halte, et tint conseil dans l'ombre trouée d'un vieux figuier.
— Je serais d'avis, dit le prince, en essayant, mais
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sans succès, de délayer une tablette de pemmican dans une casserole perfectionnée à triple fond, je serais d'avis que, dès ce soir, nous renoncions aux porteurs nègres.... Il y a précisément un marché arabe tout près d'ici. Le mieux est de nous y arrêter, et de faire emplette de quelques bourriquots...
— Non !... non!... pas de bourriquots !... interrompit vivement le grand Tartarin, que le souvenir de Noiraud avait fait devenir tout rouge.
Et il ajouta, l'hypocrite : . — Comment voulez-vous que de si petites bêtes puissent porter tout notre attirail ?
Le prince sourit.
'est ce qui vous trompe, mon illustre ami. Si maigre et si chétif u'il vous paraisse, le bourriquot algérie a les reins solides... Il le faut bien pour upporter tout ce qu'il supporte... Demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquent notre organisation coloniale... En haut, disent-ils, il y a moud le gouverneur, avec une grande trique, qui tape sur l'état-major ; l'état-major, pour se venger, tape sur le soldat, le soldat tape sur le colon, le colon tape sur l'Arabe, l'Arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, le juif à son tour tape sur le bourriquot; et le pauvre petit bourriquot, n'ayant personne sur qui taper, tend l'échiné et porte tout. » Vous voyez bien qu'il peut porter vos caisses.
— C'est égal, reprit Tartarin de Tarascon, je trouve que, pour le coup d'oeil de notre caravane, des ânes ne feraient pas très bien... Je voudrais quelque chose de plus oriental... Ainsi, par exemple, si nous pouvions avoir un chameau...
— Tant que vous voudrez, fil l'Altesse ; et l'on se mit en route pour le marché arabe.
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Ce marché se tenait à quelques kilomètres sur les bords du Chéliff... Il y avait là cinq ou six mille Arabes en guenilles, grouillant au soleil, et trafiquant bruyamment au milieu des jarres d'olives noires, des pots de miel, des sacs d'épices et des cigares en gros tas; de grands feux où rôtissaient des moutons entiers, ruisselants de beurre ; des boucheries en plein air, où des nègres tout nus, les pieds dans le sang, les bras rouges, dépeçaient avec de petits couteaux des chevreaux pendus à une perche.
Dans un coin, sous une tente rapetassée de mille couleurs, un greffier maure, avec un grand livre et des lunettes. Ici, un groupe, des cris de rage : c'est un jeu de roulette, installé sur une mesure à blé, et des Kabyles qui s'éventrent autour... Là-bas, des trépignements, une joie, des rires : c'est un marchand juif avec sa mule, qu'on regarde se noyer dans le Chéliff... Puis des scorpions, des chiens, des corbeaux et des mouches!... des mouches !...
Par exemple, les chameaux manquaient. On finit pourtant par en découvrir un, dont des M'zabites cherchaient à se défaire. C'était le vrai chameau du désert, le chameau classique, chauve, l'air triste, avec sa longue tête de bédouin et sa bosse qui, devenue flasque par suite de trop longs jeûnes, pendait mélancoliquement sur le côté.
Tartarin le trouva si beau, qu'il voulut que la caravane entière montât dessus... Toujours la folie orientale!...
La bête s'accroupit. On sangla les malles.
Le prince s'installa sur le cou de l'animal. Tartarin, pour plus de majesté, se fit hisser tout en haut de la bosse, entre deux caisses; et là, fier et bien calé, saluant d'un geste noble tout le marché accouru, il donna le
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signal du départ... Tonnerre! si ceux de Tarascon avaient pu le voir !...
Le.chameau se redressa, allongea ses grandes jambes à noeuds, et prit son vol...
0 stupeur ! Au bout de quelques enjambées, voilà Tartarin qui se sent pâlir, et l'héroïque chéchia qui reprend une à une ses anciennes positions du temps du Zouave. Ce diable de chameau tanguait comme une frégate.
— Préïnce, préïnce, murmura Tartarin tout blême, et s'accrochant à l'étoupe sèche de la bosse, préïnce. descendons... Je sens... je sens... que je vais faire bafouer la France...
Va te promener ! le chameau était lancé et rien ne pouvait plus l'arrêter. Quatre mille Arabes couraient derrière, pieds nus, gesticulant, riant comme des fous, et faisant luire au soleil six cent mille dents blanches... Le grand homme de Tarascon dut se résigner. Il s'affaissa tristement sur la bosse. La chéchia prit toutes les positions qu'elle voulut... et la France fut bafouée.
V
L'AFFUT DU SOIR DANS UN BOIS DE LAURIERS-ROSES
Si pittoresque que fût leur nouvelle monture, nos tueurs de lions durent y renoncer, par égard pour la chechiâ. On continua donc la route à pied comme devant, et la. caravane s'en alla tranquillement vers le Sud par petites étapes, le Tarasconnais en tête, le Monténégrin en queue, et dans les rangs le chameau avec les caisses d'armes.
L'expédition dura près d'un mois.
Pendant un mois, cherchant des lions introuvables, le terrible Tartarin erra de douar en douar dans l'immense plaine du Chéliff, à travers cette formidable et cocasse Algérie française, où les parfums du vieil Orient se compliquent d'une forte odeur d'absinthe et de caserne, Abraham et Zouzou mêlés, quelque chose de féerique et de naïvement burlesque, comme une page de l'Ancien Testament racontée par le sergent La Ramée ou le brigadier Pitou... Curieux spectacle pour des yeux qui auraient su voir... Un peuple sauvage et pourri que nous civilisons, en lui donnant nos vices... L'autorité féroce et sans contrôle de bachagas fantastiques, qui se mouchent gravement dans leurs grands cordons de la
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Légion d'honneur, et pour un oui ou pour un non font bâtonner les gens sur la plante des pieds. La justice sans conscience de cadis à grosses lunettes, tartufes du Coran et de la loi, qui rêvent de Quinze-Août et de promotion sous les palmes, et vendent leurs arrêts, comme Ésaû son droit d'aînesse, pour un plat de lentilles ou de kouss-kouss au sucre. Des caïds libertins et ivrognes, anciens brosseurs d'un général Yusuf quelconque, qui se soûlent de Champagne avec des blanchisseuses mahonnaises, et font des ripailles de mouton rôti, pendant que, devant leurs tentes, toute la tribu crève de faim, et dispute aux lévriers les rogatons de la ribote seigneuriale.
Puis, -tout autour, des plaines en friche, de l'herbe brûlée, des buissons chauves, des maquis de cactus et de lentisques, le grenier de la France!... Grenier vide de grains, hélas! et riche seulement en chacals et en punaises. Des douars abandonnés, des tribus effarées qui s'en vont sans savoir où, fuyant la faim, et semant des cadavres le long de la route. De loin en loin, un village français, avec des maisons on ruine, des champs sans culture, des sauterelles enragées, qui mangent jusqu'aux rideaux des fenêtres, et tous les colons dans les cafés, en train de boire de l'absinthe en discutant des projets de réforme et de constitution.
Voilà ce que Tartarin aurait pu voir, s'il s'en était donné la peine; mais, tout entier à sa passion léonine, l'homnle de Tarascon allait droit devant lui, sans regarder ni à droite ni à gauche, l'oeil obstinément fixé sur ces monstres imaginaires, qui ne paraissaient jamais.
Comme la tente-abri s'entêtait à ne pas s'ouvrir, et les tablettes de pemmican à ne pas fondre, la caravane était obligée de s'arrêter matin et soir dans les tribus. Partout,
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grâce au képi du prince Grégory, nos chasseurs étaient reçus à bras ouverts. Ils logeaient chez les agas, dans des palais bizarres, grandes fermes blanches sans fenêtres, où l'on trouve pêle-mêle des narghilés-et des commodes en acajou, des tapis de Smyrne et des lampes modérateurs, des coffres de cèdre pleins de sequins turcs, et des pendules à sujets, style Louis-Philippe... Partout on donnait à Tartarin des fêtes splendides, des diffas, des fantasias... En son honneur, des goums entiers faisaient parler la poudre et luire leurs burnous au soleil. Puis, quand la poudre avait parlé, le bon aga venait et présentait sa note... C'est ce qu'on appelle l'hospitalité arabe.
Et toujours pas de lions. Pas plus de lions que sur le Pont-Neuf.
Cependant le Tarasconnais ne se décourageait pas. -S'enfonçant bravement dans le Sud, il passait ses journées à battre le maquis, fouillant les palmiers-nains du bout de sa carabine, et" faisant « frrt! frrt! » à chaque buisson. Puis tous les soirs avant de se coucher, un petit affût de deux ou trois heures... Peine perdue ! le lion ne se montrait pas.
Un soir pourtant, vers les six heures, comme la caravane traversait un bois de lentisques tout violet où de grosses cailles alourdies par la chaleur sautaient çà et là dans l'herbe, Tartarin de Tarascon crut entendre — mais si loin, mais si vague, mais si émietté par la brise — ce merveilleux rugissement qu'il avait entendu tant de fois là-bas, à Tarascon, derrière la baraque Mitaine.
D'abord le héros croyait rêver... Mais au bout d'un instant, lointains toujours, quoique plus distincts, les rugissements recommencèrent; et cette fois, tandis qu'à tous les coins de l'horizon on entendait hurler les chiens
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des douars, secouée par la terreur et faisant retentir les conserves et les caisses d'armes, la bosse du chameau frissonna.
Plus de doute. C'était le lion... Vite, vite, à l'affût. Pas une minute à perdre.
Il y avait tout juste près de là un vieux marabout {tombeau de saint) à coupole blanche, avec les grandes pantoufles jaunes du défunt déposées dans une niche au-dessus de la porte, et un fouillis d'ex-voto bizarres, pans de burnous, fils d'or, cheveux roux, qui pendaient le long des murailles... Tartarin de Tarascon y remisa son prince et son chameau et se mit en quête d'un affût. Le prince Grégory voulait le suivre, mais le Tarasconnais s'y refusa; il tenait à affronter le lion seul à seul. Toutefois il recommanda à Son Altesse de ne pas s'éloigner, et par mesure de précaution il lui confia son porle feuille, un gros portefeuille plein de papiers précieux et de billets de banque, qu'il craignait de faire écornifler par la griffe du lion. Ceci fait, le héros chercha son poste.
Cent pas en avant du marabout, un petit bois de lauriers-roses tremblait dans la gaze du crépuscule, au bord d'une rivière presque à sec. C'est là que Tartarin vint s'embusquer, le genou en terre, selon la formule, la carabine au poing et son grand couteau de chasse planté fièrement devant lui dans le sable de la berge.
La nuit arriva. Le rose de la nature passa au violet, puis au bleu sombre... En bas, dans les cailloux de la rivière, luisait comme un miroir à main une petite flaque d'eau claire. C'était l'abreuvoir des fauves. Sur la pente de l'autre berge, on voyait vaguement le sentier blanc que leurs grosses pattes avaient tracé dans les lentisques. Cette pente mystérieuse donnait le frisson. Joignez à cela le fourmillement vague des nuits afri-
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caines, branches frôlées, pas de velours d'animaux rôdeurs, aboiements grêles des chacals, et là-haut, dans le ciel, à cent, deux cents mètres, de grands troupeaux de grues qui passent avec des cris d'enfants qu'on égorge... vous avouerez qu'il y avait de quoi être ému.
Tartarin l'était. Il l'était même beaucoup. Les dents lui claquaient, le pauvre homme ! Et sur la garde de son couteau de chasse planté en terre le canon de son fusil rayé sonnait comme une paire de castagnettes...
Qu'est-ce que vous voulez ! il y a des soirs où l'on n'est pas en train, et puis où serait le mérite, si les héros n'avaient jamais peur?...
Eh bien ! oui, Tartarin eut peur, et tout le temps encore. Néanmoins, il tint bon une heure, deux heures, mais l'héroïsme a ses limites... Près de lui, dans le desséché de la rivière, le Tarasconnais entend tout à coup un bruit de pas, des cailloux qui roulent. Cette fois la terreur l'enlève de terre. Il tire ses deux coups au hasard dans la nuit, et se replie à toutes jambes sur le marabout, laissant son coutelas debout dans le sable comme une croix commémorative de la plus formidable panique qui ait jamais assailli l'âme d'un dompteur d'hydres.
— A moi, préïnce... le lion! Un silence.
— Préïnce, préïnce, êtes-vous là?
Le prince n'était pas là. Sur le mur blanc du marabout, le bon chameau projetait seul au clair de lune l'ombre bizarre de sa bosse... Le prince Grégory venait de filer en emportant portefeuille et billets de banque... Il y avait un mois que Son Altesse attendait cette occasion.
R. VII
8
VI
ENFIN !..
Le lendemain de cette aventureuse et tragique soirée, lorsque au petit jour notre héros se réveilla, et qu'il eut acquis la certitude que le prince et le magot étaient réellement partis, partis sans retour; lorsqu'il se vit seul dans cette petite tombe blanche, trahi, volé, abandonné en pleine Algérie sauvage avec un chameau à bosse simple et quelque monnaie de poche pour toute ressource, alors pour la première fois le Tarasconnais douta. Il douta du Monténégro, il douta de l'amitié, il douta de la gloire, il douta même des lions; et, comme le Christ à Gethsémani, le grand homme se prit à pleurer amèrement.
Or, tandis qu'il était là pensivement assis sur la porte du marabout, sa tête dans ses deux mains, sa carabine entre ses jambes, et le chameau qui le regardait, soudain le maquis d'en face s'écarte, et Tartarin stupéfait voit paraître, à dix pas devant lui, un lion gigantesque s'avançant la tête haute et poussant des rugissements formidables qui font trembler les murs du marabout tout chargés d'oripeaux et jusqu'aux pantoufles du saint dans leur niche.
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Seul, le Tarasconnais ne trembla pas.
— Enfin ! cria-t-il en bondissant, la crosse à l'épaule... Pan!... pan! Pfft ! pfft! C'était fait... Le lion avait deux balles explosibles dans la tête... Pendant une minute, sur le fond embrasé du ciel africain, ce fut un feu d'artifice épouvantable de cervelle en éclats, de sang fumant et de toison rousse éparpillée. Puis tout retomba et Tartarin aperçut... deux grands nègres furieux qui couraient sur lui, la matraque en l'air. Les deux nègres de Milianah !
0 misère ! c'était le lion apprivoisé, le pauvre aveugle du couvent de Mohammed que les balles tarasconnaises venaient d'abattre.
Cette fois, par Mahom ! Tartarin l'échappa belle. Ivres de fureur fanatique, les deux nègres quêteurs l'auraient sûrement mis en pièces, si le Dieu des chrétiens n'avait envoyé à son aide un ange libérateur, le garde champêtre de la commune d'Orléansville, arrivant, son sabre sous le bras, par un petit sentier.
La vue du képi municipal calma subitement la colère des nègres. Paisible et majestueux, l'homme à la plaque dressa procès-verbal de l'affaire, fit charger sur le chameau ce qui restait du lion, ordonna aux plaignants comme au délinquant de le suivre, et se dirigea sur Orléansville, où le tout fut déposé au greffe.
Ce fut une longue et terrible procédure !
Après l'Algérie des tribus, qu'il venait de parcourir,. Tartarin de Tarascon connut alors une autre Algérie non moins cocasse et formidable, l'Algérie des villes, processive et avocassière. Il connut la judiciaire louche qui se tripote au fond des cafés, la bohème des gens de loi, les dossiers qui sentent l'absinthe, les cravates blanches mouchetées de champoreau; il connut les huissiers, les agréés, les agents d'affaires, toutes ces sauterelles du
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papier timbré, affamées et maigres, qui mangent le colon jusqu'aux tiges de ses bottes et le laissent déchiqueté feuille par feuille comme un plant de maïs.
Avant tout, il s'agissait de savoir si le lion avait été tué sur le territoire civil ou le territoire militaire. Dans le premier cas, l'affaire regardait le tribunal de commerce ; dans le second, Tartarin relevait du conseil de guerre, et à ce mot de « conseil de guerre » l'impressionnable Tarasconnais se voyait déjà fusillé au pied des remparts, ou croupissant dans le fond d'un silo...
Le terrible, c'est que la délimitation des deux territoires est très vague en Algérie... Enfin, après un mois de courses, d'intrigues, de stations au soleil dans les cours des bureaux arabes, il fut établi que si, d'une part, le lion avait été tué sur le territoire militaire, d'autre part, Tartarin, lorsqu'il tira, se trouvait sur le territoire civil. L'affaire se jugea donc au civil, et notre héros en fut quitte pour deux mille cinq cents francs d'indemnité, sans les frais.
Comment payer tout cela? Les quelques piastres échappées à la razzia du prince s'en étaient allées depuis longtemps en papiers légaux et en absinthes judiciaires. Le malheureux tueur de lions fut donc réduit à vendre la caisse d'armes au détail, carabine par carabine. Il vendit les poignards, les kriss malais, les casse-tête... Un épicier acheta les conserves alimentaires. Un pharmacien, ce qui restait du sparadrap. Les grandes bottes elles-mêmes y passèrent et suivirent la tente-abri perfectionnée chez un marchand de bric-à-brac, qui les éleva à la hauteur de curiosités cochinchinoises... Une fois tout payé, il ne restait plus à Tartarin que la peau du lion et le chameau. La peau, il l'emballa soigneusement et la dirigea sur Tarascon, à l'adresse du brave commandant Bravida.
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(Nous verrons tout à l'heure ce qu'il advint de cette fabuleuse dépouille.) Quant au chameau, il comptait s'en servir pour regagner Alger, non pas en montant dessus, mais en le vendant pour payer la diligence, ce qui est encore la meilleure façon de voyager à chameau. Malheureusement, la bête était d'un placement difficile et personne n'en offrit un liard.
Tartarin voulait cependant regagner Alger à toute force. Il avait hâte de revoir le corselet bleu de Baïa, sa maisonnette, ses fontaines, et de se reposer sur les trèfles blancs de son petit cloître, en attendant de l'argent de France. Aussi notre héros n'hésita pas, et navré, mais point abattu, il entreprit de faire la route à pied, sans argent, par petites journées.
En cette occurrence, le chameau ne l'abandonna pas. Cet étrange animal s'était pris pour son maître d'une tendresse inexplicable, et le voyant sortir d'Orléansville, se mit à marcher religieusement derrière lui, réglant son pas sur le sien et ne le quittant pas d'une semelle.
Au premier moment, Tartarin trouva cela touchant ; cette fidélité, ce dévouement à toute épreuve lui allaient au coeur, d'autant que la bêle était commode et se nourrissait avec rien. Pourtant au bout quelques jours le Tarasconnais s'ennuya d'avoir perpétuellement sur les talons ce compagnon mélancolique, qui lui rappelait toutes ses mésaventures ; puis, l'aigreur s'en mêlant, il lui en voulut de son air triste, de sa bosse, de son allure d'oie bridée. Pour tout dire, il le prit en grippe et ne songea plus qu'à s'en débarrasser; mais l'animal tenait bon... Tartarin essaya de le perdre, le chameau le retrouva; il essaya de courir, le chameau courut plus vite... Il lui criait : «V at'en ! » en lui jetant des pierres. Le chameau s'arrêtait et le regardait d'un air triste, puis, au bout d'un moment, il
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se remettait en route et finissait toujours par le rattraper. Tartarin dut se résigner.
Pourtant, lorsque après huit grands jours de marche le Tarasconnais poudreux, harassé, vit de loin étinceler dans la verdure les premières terrasses blanches d'Alger; lorsqu'il se trouva aux portes de la ville, sur l'avenue bruyante de Mustapha, au milieu des zouaves, des biskris, des Mahonnaises, tous grouillant autour de lui et le regardant défiler avec son chameau, pour le coup la patience lui échappa : « Non ! non ! dit-il, ce n'est pas possible... je ne veux pas entrer dans Alger avec un animal pareil ! » et, profitant d'un encombrement de voitures, il fit un crochet dans les champs et se jeta dans un fossé!...
Au bout d'un moment, il vit au-dessus de sa tête — sur la chaussée de la route — le chameau qui filait à grandes enjambées, allongeant le cou d'un air anxieux.
Alors, soulagé d'un grand poids, le héros sortit de sa cachette et rentra dans la ville par un sentier détourné qui longeait le mur de son petit clos.
VII
CATASTROPHES SUR CATASTROPHES
En arrivant devant sa maison mauresque, Tartarin s'arrêta très étonné. Le jour tombait; la rue était déserte. Par la porte basse en ogive que la négresse avait oublié de fermer, on entendait des rires, des bruits de verres, des détonations de bouchons de Champagne, et, dominant tout ce joli vacarme, une voix de femme qui chantait, joyeuse et claire :
Aimes-tu, Marco la Belle,
La danse aux salons en fleurs...
— Tron de Diou ! fit le Tarasconnais en pâlissant, et il se précipita dans la cour.
Malheureux Tartarin ! Quel spectacle l'attendait... Sous les arceaux du petit cloître, au milieu des flacons, des pâtisseries, des coussins épars, des pipes, des tambourins, des guitares, Baïa debout, sans veston bleu ni corselet, rien qu'une chemisette de gaze argentée et un grand pantalon rose tendre, chantait Marco la Belle avec une casquette d'officier de marine sur l'oreille... A ses pieds, sur une natte, gavé d'amour et de confitures, Barbassou, l'infâme capitaine Barbassou, se crevait de rire en l'écoutant.
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L'apparition de Tartarin, hâve, maigri, poudreux, les yeux flamboyants, la chéchia hérissée, interrompit tout net cette aimable orgie turco-marseillaise. Baïa poussa un petit cri de levrette effrayée et se sauva dans la maison. Barbassou, lui, ne se troubla pas, et riant de plus belle :
— Hé ! bé ! monsieur Tartarin, qu'est-ce que vous en dites ? Vous voyez bien qu'elle savait le français !
Tartarin de Tarascon s'avança furieux :
— Capitaine !
— Digo-li que vengué, moun bon ! cria la Mauresque, se penchant de la galerie du premier avec un joli geste canaille. Le pauvre homme, atterré, se laissa choir sur un tambour. Sa Mauresque savait même le marseillais !
— Quand je vous disais de vous méfier des Algériennes ! fit sentencieusement le capitaine Barbassou. C'est comme votre prince monténégrin...
Tartarin releva la tête.
— Vous savez où est le prince?
— Oh ! il n'est pas loin. Il habile pour cinq ans la belle prison de Mustapha. Le drôle s'est laissé prendre la main dans le sac... Du reste, ce n'est pas la première fois qu'on le met à l'ombre. Son Altesse a déjà fait trois ans de maison centrale quelque part... Et tenez! je crois même que c'est à Tarascon.
— A Tarascon!... s'écria Tartarin, subitement illuminé... C'est donc ça qu'il ne connaissait qu'un côté de la ville...
— Hé ! sans doute... Tarascon vu de la maison centrale... Ah! mon pauvre monsieur Tartarin, il faut joliment ouvrir l'oeil dans ce diable de pays, sans quoi on est exposé à des choses bien désagréables... Ainsi, votre histoire avec le muezzin...
— Quelle histoire ? quel muezzin ?
TARTARIN DE TARASCON 121
— Té ! pardi !... le muezzin d'en face qui faisait la cour à Baïa... l'Akbar a raconté l'affaire l'autre jour, et tout Alger en rit encore... C'est si drôle ce muezzin qui, du haut de sa tour, tout en chantant ses prières, faisait sous voire nez des déclarations à la petite, et lui donnait des rendez-vous en invoquant le nom d'Allah...
— Mais, c'est donc tous des gredins dans ce pays?... hurla le malheureux Tarasconnais. Barbassou eut un geste de philosophe.
— Mon cher, vous savez, les pays neufs... C'est égal! si vous m'en croyez, vous retournerez bien vite à Tarascon.
— Retourner... c'est facile à dire... Et l'argent?... Vous ne savez donc pas comme ils m'ont plumé, là-bas, dans le désert?
— Qu'à cela ne tienne! fit le capitaine en riant... Le Zouave part demain, et si vous voulez, je vous rapatrie... ça vous va-t-il, collègue ?... Alors, très bien. Vous n'avez plus qu'une chose à faire. Il reste encore quelques fioles de Champagne, une moitié de croustade... asseyez-vous là, et sans rancune...
Après la minute d'hésitation que lui commandait sa dignité, le Tarasconnais prit bravement son parti. Il s'assit, on trinqua; Baïa redescendue au bruit des verres, chanta la fin de Marco la Belle, et la fête se prolongea fort avant dans la nuit.
Vers trois heures du matin, la tête légère et le pied lourd, le bon Tartarin revenait d'accompagner son ami le capitaine, lorsqu'on passant devant la mosquée le souvenir du muezzin et de ses farces le fit rire, et tout de suite une belle idée de vengeance lui traversa le cerveau. La porte était ouverte. Il entra, suivit de longs couloirs tapissés de nattes, monta, monta encore, et finit
122 TARTARIN DE TARASCON
par se trouver dans un petit oratoire turc où une lanterne en fer découpé se balançait au plafond, brodant les murs blancs d'ombres bizarres.
Le muezzin était là, assis sur un divan, avec son gros turban, sa pelisse blanche, sa pipe de Mostaganem, et devant lui un grand verre d'absinthe fraîche qu'il battait religieusement, en attendant l'heure d'appeler les croyants à la prière... A la vue de Tartarin, il lâcha sa pipe de terreur.
— Pas un mot, curé, fit le Tarasconnais qui avait son idée... Vite ton turban, ta pelisse... Le curé turc, tout tremblant, donna son turban, sa pelisse, tout ce qu'on voulut. Tartarin s'en affubla, et passa gravement sur la terrasse du minaret.
La mer luisait au loin. Les toits blancs étincelaient au clair de lune. On entendait dans la brise marine quelques guitares attardées... Le muezzin de Tarascon se recueillit un moment, puis, levant les bras, il commença à psalmodier d'une voix suraiguë :
— La Allah il Allah... Mahomet est un vieux farceur... L'Orient, le Coran, les bachagas, les lions, les Mauresques, tout ça ne vaut pas un viédaze!... Il n'y a plus de Teurs... il n'y a que des carotteurs... Vive Tarascon!...
Et pendant qu'en un jargon bizarre mêlé d'arabe et de provençal, l'illustre Tartarin jetait aux quatre coins de l'horizon, sur la mer, sur la ville, sur la plaine, sur la montagne, sa joyeuse malédiction tarasconnaise, la voix claire et grave des autres muezzins lui répondait, en s'éloignant de minaret en minaret, et les derniers croyants de la ville haute se frappaient dévotement la poitrine.
VIII
TARASCON! TARASCON!
Midi. Le Zouave chauffe, on va partir. Là-haut, sur le balcon du café Valentin, MM. les officiers braquent la longue-vue, et viennent, colonel en tête, par rang de grade, regarder l'heureux petit bateau qui va en France. C'est la grande distraction de l'état-major... En bas, la rade étincelle. La culasse des vieux canons turcs enterrés le long du quai flambe au soleil. Les passagers se pressent. Biskris et Mahonnais entassent les bagages dans les barques.
Tartarin de Tarascon, lui, n'a pas de bagages. Le voici qui descend de la rue de la Marine, par le petit marché, plein de bananes et de pastèques, accompagné de son ami Barbassou. Le malheureux Tarasconnais a laissé sur la rive du Maure sa caisse d'armes et ses illusions, et maintenant il s'apprête à voguer vers Tarascon, les mains dans ses poches... A peine vient-il de sauter dans la chaloupe du capitaine qu'une bête essoufflée dégringole du haut de la place, et se précipite vers lui, en galopant. C'est le chameau, le chameau fidèle, qui, depuis vingt-quatre heures, cherche son maître dans Alger.
124 TARTARIN DE TARASCON
Tartarin, en le voyant, change de couleur et feint de ne pas le connaître ; mais le chameau s'acharne. Il frétille au long du quai. Il appelle son ami et le regarde avec tendresse: « Emmène-moi, semble dire son oeil triste, emmène-moi dans la barque, loin, bien loin de cette Arabie en carton peint, de cet Orient ridicule, plein de locomotives et de diligences, où — dromadaire déclassé — je ne sais plus que devenir. Tu es le dernier Turc, je suis le dernier chameau... Ne nous quittons plus, ô mon Tartarin... »
— Est-ce que ce chameau est à vous ? demanda le capitaine.
— Pas du tout ! répond Tartarin, qui frémit à l'idée d'entrer dans Tarascon avec cette escorte ridicule : et, -reniant impudemment le compagnon de ses infortunes, il repousse du pied le sol algérien, et donne à la barque l'élan du départ... Le chameau flaire l'eau, allonge le cou, fait craquer ses jointures et, s'élançant derrière la barque à corps perdu, il nage de conserve vers le Zouave. avec son dos bombé, qui flotte comme une gourde, et son grand col, dressé sur l'eau en éperon de trirème.
Barque et chameau viennent ensemble se ranger aux flancs du paquebot.
— A la fin, il me fait peine, ce dromadaire ! dit le capitaine Barbassou tout ému, j'ai envie de le prendre à mon bord... En arrivant à Marseille, j'en ferai hommage au Jardin zoologique.
On hissa sur le pont, à grand renfort de palans et de -cordes, le chameau alourdi par l'eau de mer, et le Zouave se mit en route.
Les deux jours que dura la traversée, Tartarin les passa tout seul clans sa cabine, non pas que la mer fût mauvaise, ni que la chéchia eût trop à souffrir, mais le
TARTARIN DE TARASCON 125
diable de chameau, dès que son maître apparaissait sur le pont, avait autour de lui des empressements ridicules... Vous n'avez jamais vu un chameau afficher quelqu'un comme cela !...
D'heure en heure, par les hublots de la cabine où il mettait le nez t quelquefois, Tartarin vit le bleu du ciel algérien pâlir; puis, enfin, un matin, dans une brume d'argent, il entendit avec bonheur chanter toutes les cloches de Marseille. On était arrivé... le Zouave jeta l'ancre.
Notre homme, qui n'avait pas de bagages, descendit sans rien dire, traversa Marseille en hâte, craignant toujours d'être suivi par le chameau, et ne respira que lorsqu'il se vit installé dans un wagon de troisième classe, filant bon train sur Tarascon... Sécurité trompeuse ! A peine à deux lieues de Marseille, voilà toutes les têtes aux portières. On crie, on s'étonne. Tartarin, à son tour, regarde, et... qu'aperçoit-il? Le chameau, monsieur, l'inévitable chameau, qui détalait sur les rails, en pleine Grau, derrière le train et lui tenant pied. Tartarin, consterné, se rencoigna en fermant les yeux.
Après cette expédition désastreuse, il avait compté rentrer chez lui incognito ; mais la présence de ce quadrupède encombrant rendait la chose impossible. Quelle rentrée il allait faire,bon Dieu ! Pas le sou, pas de lions, rien... Un chameau !
— Tarascon!... Tarascon!...
Il fallut descendre...
0 stupeur ! à peine la chéchia du héros apparut-elle dans l'ouverture de la portière, un grand cri : « Vive Tartarin ! » fit trembler les voûtes vitrées de la gare. « Vive Tartarin ! vive le tueur de lions ! » Et des fanfares, des choeurs d'orphéons éclatèrent... Tartarin se
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sentit mourir; il croyait à une mystification. Mais non ! tout Tarascon était là, chapeaux en l'air, et sympathique. Voilà le brave commandant Bravida, l'armurier Costecalde, le président, le pharmacien, et tout le noble corps dos chasseurs de casquettes qui se presse autour de son chef, et le porte en triomphe tout le long des escaliers...
Singuliers effets du mirage ! la peau du lion aveugle, envoyée à Bravida, était cause de tout ce bruit. Avec cette modeste fourrure exposée au cercle, les Tarasconnais, et derrière eux tout le Midi, s'étaient monté la tête. Le Sémaphore avait parlé. On avait inventé un drame. Ce n'était plus un lion que Tartarin avait tué, c'étaient dix lions, vingt lions, une marmelade de lions ! Aussi Tartarin, débarquant à Marseille, y était déjà illustre sans le savoir, et un télégramme enthousiaste l'avait devancé de deux heures dans sa ville natale.
Mais ce qui mit le comble à la joie populaire, ce fut quand on vit un animal fantastique, couvert de poussière et de sueur, apparaître derrière le héros, et descendre à cloche-pied l'escalier de la gare. Tarascon crut un instant sa Tarasque revenue.
Tartarin rassura ses compatriotes.
— C'est mon chameau, dit-il.
Et déjà sous l'influence du soleil tarasconnais, ce beau soleil qui fait mentir ingénument, il ajouta en caressant la bosse du dromadaire :
— C'est une noble bête !... Elle m'a vu tuer tous mes lions.
Là-dessus, il prit familièrement le bras du commandant, rouge de bonheur; et, suivi de son chameau, entouré des chasseurs de casquettes, acclamé par tout le peuple, il se dirigea paisiblement vers la maison du bao-
TARTARIN DE TARASCON 127
bab, et, tout en marchant, il commença le récit de ses grandes chasses :
— Figurez-vous, disait-il, qu'un certain soir, en plein Sahara...
FIN DE TARTARIN DE TARASCON
TARTARIN
SUR LES ALPES
H. VII
9
TARTARIN
SUR LES ALPES
I
APPARITION AU RIGI-KULM. — QUI?
CE QU'ON DIT AUTOUR D'UNE TABLE DE SIX CENTS COUVERTS
RIZ ET PRUNEAUX. — UN BAL IMPROVISÉ
L'INCONNU SIGNE SON NOM SUR LE REGISTRE DE L'HOTEL
P. C. A.
Le 10 août 1880, à l'heure fabuleuse de ce coucher de soleil sur les Alpes si fort vanté par les Guides Joanne et Boedeker, un brouillard jaune hermétique, compliqué d'une tourmente de neige en blanches spirales, enveloppait la cime du-Rigi (Regina montium) et cet hôtel gigantesque, extraordinaire à voir dans l'aride paysage des hauteurs, ce Rigi-Kulm, vitré comme un observatoire, massif comme une citadelle, où pose, pour un jour et une nuit, la foule des touristes adorateurs du soleil.
En attendant le second coup du dîner, les passagers de l'immense et fastueux caravansérail, morfondus en haut dans les chambres ou pâmés sur les divans des salons de lecture dans la tiédeur moite des calorifères allumés, regardaient, à défaut des splendeurs promises, tournoyer les petites mouchetures blanches et s'allumer devant le perron les grands lampadaires dont les doubles verres de phares grinçaient au vent.
132 TARTARIN SUR LES ALPES
Monter si haut, venir des quatre coins du monde pour voir cela... 0 Baedeker !...
Soudain quelque chose émergea du brouillard, s'avançant vers l'hôtel avec un tintement de ferrailles, une exagération de mouvements causée par d'étranges accessoires.
A vingt pas, à travers la neige, les touristes désoeuvrés, le nez contre les vitres, les misses aux curieuses petites têtes coiffées en garçons, prirent cette apparition pour une vache égarée, puis pour un rétameur chargé de ses ustensiles.
A dix pas, l'apparition changea encore et montra l'arbalète à l'épaule, le casque à visière baissée d'un archer du moyen âge, encore plus invraisemblable à rencontrer sur ces hauteurs qu'une vache ou qu'un ambulant.
Au perron, l'arbalétrier ne fut plus qu'un gros homme, trapu, râblé, qui s'arrêtait pour souffler, secouer la neige de ses jambières en drap jaune comme sa casquette, de son passe-montage tricoté ne laissant guère voir du visage que quelques touffes de barbe grisonnante et d'énormes lunettes vertes, bombées en verres de stéréoscope. Le piolet, l'alpenstock, un sac sur le dos, un paquet de cordes en sautoir, des crampons et crochets de fer à la ceinture d'une blouse anglaise à larges pattes complétaient le harnachement de ce parfait Alpiniste.
Sur les cimes désolées du Mont-Blanc ou du Finsteraarhorn, cette tenue d'escalade aurait semblé naturelle ; mais au Rigi-Kulm, à deux pas du chemin de fer!
L'Alpiniste, il est vrai, venait du côté opposé à la station, et l'état de ses jambières témoignait d'une longue marche dans la neige et la boue.
Un moment il régarda l'hôtel et ses dépendances, stu-
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péfait de trouver à deux mille mètres au-dessus de la mer une bâtisse de cette importance, des galeries vitrées, des colonnades, sept étages de fenêtres et le large perron s'étalant entre deux rangées de pots à feu qui donnaient à ce sommet de montagne l'aspect de la place de l'Opéra par un crépuscule d'hiver.
Mais si surpris qu'il pût être, les gens de l'hôtel le paraissaient bien davantage, et lorsqu'il pénétra dans l'immense antichambre, une poussée curieuse se fit à l'entrée de toutes les salles : des messieurs armés de queues de billards, d'autres avec des journaux déployés, des dames tenant leur livre ou leur ouvrage, tandis que tout au fond, dans le développement de l'escalier, des têtes se penchaient par-dessus la rampe, entre les chaînes de l'ascenseur.
L'homme dit haut, très fort, d'une voix de basse profonde, un « creux du Midi » sonnant comme une paire de cymbales :
— Coquin de bon sort ! En voilà un temps !...
Et tout de suite il s'arrêta, quitta sa casquette et ses lunettes.
Il suffoquait.
L'éblouissement des lumières, la chaleur du gaz, des calorifères, en contraste avec le froid noir du dehors, puis cet appareil somptueux, ces hauts plafonds, ces portiers chamarrés avec « REGINA MONTIUM » en lettres d'or sur leurs casquettes d'amiraux, les cravates blanches des maîtres d'hôtel et le bataillon des Suissesses en costumes nationaux accouru sur un coup de timbre, tout cela l'étourdit une seconde, pas plus d'une.
Il se sentit regardé et, sur-le-champ, retrouva son aplomb, comme un comédien devant les loges pleines.
— Monsieur désire ?...
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C'était le gérant qui l'interrogeait du bout des dents, un gérant très chic, jaquette rayée, favoris soyeux, une tête de couturier pour dames.
L'Alpiniste, sans s'émouvoir, demanda une chambre, « une bonne petite chambre, au moins », à l'aise avec ce majestueux gérant comme avec un vieux camarade de collège.
Il fut par exemple bien près de se fâcher quand la servante bernoise, qui s'avançait un bougeoir à la main, toute raide dans son plastron d'or et les bouffants de tulle de ses manches, s'informa si Monsieur désirait prendre l'ascenseur. La proposition d'un crime à commettre ne l'eût pas indigné davantage.
— Un ascenseur, à lui !... à lui !... Et son cri, son geste secouèrent toute sa ferraille.
Subitement radouci, il dit à la Suissesse d'un ton aimable : « Pedibusse cum jambisse, ma belle chatte... » et il monta derrière elle, son large dos tenant l'escalier, écartant les gens sur son passage, pendant que par tout l'hôtel courait une clameur, un long « Qu'est-ce que c'est que ça? » chuchoté dans les langues diverses des quatre parties du monde. Puis le second coup du dîner sonna, et nul ne s'occupa plus de l'extraordinaire personnage.
Un spectacle, cette salle à manger du Rigi-Kulm.
Six cents couverts autour d'une immense table en fer à cheval où des compotiers de riz et de pruneaux alternaient en longues files' avec des plantes vertes, reflétant dans leur sauce claire ou brune les petites flammes droites des lustres et les dorures du plafond caissonné.
Comme dans toutes les tables d'hôte suisses, ce riz et ces pruneaux divisaient le dîner en deux factions rivales, et rien qu'aux regards de haine ou de convoitise jetés
TARTARIN SUR LES ALPES 135
d'avance sur les compotiers du dessert, on devinait aisément à quel parti les convives appartenaient. Les Riz se reconnaissaient à leur pâleur défaite, les Pruneaux à leurs faces congestionnées.
Ce soir-là, les derniers étaient en plus grand nombre, comptaient surtout des personnalités plus importantes, des célébrités européennes, telles que le grand historien Astier-Réhu, de l'Académie française, le baron de Stoltz, vieux diplomate austro-hongrois, lord Chipendale (?), un membre du Jockey-Club avec sa nièce (hum ! hum !), l'illustre docteur-professeur Schwanthaler, de l'Université de Bonn, un général péruvien et ses huit demoiselles.
A quoi les Riz ne pouvaient guère opposer comme grandes vedettes qu'un sénateur belge et sa famille, Mme Schwanthaler, la femme du professeur, et un ténor italien, retour de Russie, étalant sur la nappe ses boutons de manchettes larges comme des soucoupes.
C'est ce double courant, opposé qui faisait sans doute la gêne et la raideur de la table. Comment expliquer autrement le silence de ces six cents personnes, gourmées, renfrognées, méfiantes, et le souverain mépris qu'elles semblaient affecter les unes pour les autres ? Un observateur superficiel aurait pu l'attribuer à la stupide morgue anglo-saxonne qui, maintenant, par tous pays donne le ton du monde voyageur.
Mais non ! Des êtres à. face humaine n'arrivent pas à se haïr ainsi à première vue, à se dédaigner du nez, de la bouche et des yeux, faute de présentation préalable. Il doit y avoir autre chose.
Riz et Pruneaux, je vous dis. Et vous avez l'explication du morne silence pesant sur ce dîner du RigiKulm qui, vu le nombre et la variété internationale des
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convives, aurait dû être animé, tumultueux, comme on se figure les repas au pied de la tour de Babel.
L'Alpiniste entra, un peu troublé devant ce réfectoire de chartreux en pénitence sous le flamboiement des lustres, toussa bruyamment sans que personne prît garde à lui, s'assit à son rang de dernier venu, au bout de la salle. Défublé maintenant, c'était un touriste comme un autre, mais d'aspect plus aimable, chauve, bedonnant, la barbe en pointe et touffue, le nez majestueux, d'épais sourcils féroces sur un regard bon enfant.
Riz ou Pruneau ? on ne savait encore.
A peine installé, il s'agita avec inquiétude, puis quittant sa place d'un bond effrayé : « Outre l... un courant d'air !... » dit-il tout haut, et il s'élança vers une chaise libre, rabattue au milieu de la table.
Il fut arrêté par une Suissesse de service, du canton d'Uri, celle-là, chaînettes d'argent et guimpe blanche :
— Monsieur, c'est retenu...
Alors, de la table, une jeune fille dont il ne voyait que la chevelure en blonds relevés sur des blancheurs de neige vierge dit sans se retourner, avec un accent d'étrangère :
— Cette place est libre... mon frère est malade, il ne descend pas.
— Malade ?...demanda l'Alpiniste en s'asseyant, l'air empressé, presque affectueux... Malade? Pas dangereusement, au moins ?
Il prononçait « au mouain », et le mot revenait dans toutes ses phrases avec quelques autres vocables parasites : « hé, que, té, zou, vé, vaï, allons, et autrement, différemment », qui soulignaient encore son accent méridional, déplaisant sans doute pour la jeune blonde, car
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elle ne répondit que par un regard glacé, d'un bleu noir, d'un bleu d'abîme.
Le voisin de droite n'avait rien d'encourageant non plus ; c'était le ténor italien, fort gaillard au front bas, aux prunelles huileuses, avec des moustaches de matamore qu'il frisait d'un doigt furibond, depuis qu'on l'avait séparé de sa jolie voisine. Mais le bon Alpiniste avait l'habitude de parler en mangeant, il lui fallait cela pour sa santé.
— Vé! Les jolis boutons... se dit-il tout haut à luimême en guignant les manchettes de l'Italien... Ces notes de musique, incrustées dans le jaspe, c'est d'un effet charmain...
Sa voix cuivrée sonnait dans le silence, sans y trouver le moindre écho.
— Sûr que monsieur est chanteur, que ?
— Non capisco... grogna l'Italien dans ses moustaches.
Pendant un moment l'homme se résigna à dévorer sans rien dire, mais les morceaux Fétouffaient. Enfin, comme son vis-à-vis le diplomate austro-hongrois essayait d'atteindre le moutardier du bout de ses vieilles petites mains grelottantes, enveloppées de mitaines, il le lui passa obligeamment : « A votre service, monsieur le baron... » car il venait de l'entendre appeler ainsi.
Malheureusement le pauvre M. de Stoltz, malgré l'air finaud et spirituel contracté dans les chinoiseries diplomatiques, avait perdu depuis longtemps ses mots et ses idées, et voyageait dans la montagne spécialement pour les rattraper. Il ouvrit ses yeux vides sur ce visage inconnu, les referma sans rien dire. Il en eût fallu dix, anciens diplomates de sa force intellectuelle, pour trouver en commun la formule d'un remerciement.
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A ce nouvel insuccès, l'Alpiniste fit une moue terrible, et la brusque façon dont il s'empara de la bouteille aurait pu faire croire qu'il allait achever de fendre, avec, la tête fêlée du vieux diplomate. Pas plus ! C'était pour offrir à boire à sa voisine, qui ne l'entendit pas, perdue dans une causerie à mi-voix, d'un gazouillis étranger doux et vif, avec deux jeunes gens assis tout près d'elle. Elle se penchait, s'animait. On voyait de petits frisons briller dans la lumière contre une oreille menue, transparente et toute rose... Polonaise, Russe, Norvégienne?... mais du Nord bien certainement; et une jolie chanson de son pays lui revenant aux lèvres, l'homme du Midi se mit à fredonner tranquillement .
0 coumtesso gènto, Estello dou Nord Que la neû argento, Qu'Amour friso en or 1.
Toute la table se retourna ; on crut qu'il devenait fou. Il rougit, se tint coi dans son assiette, n'en sortit plus que pour repousser violemment un des compotiers sacrés qu'on lui passait.
— Des pruneaux, encore !... Jamais de la vie !
C'en était trop.
Il se fit un grand mouvement de chaises. L'académicien, lord Chipendale (?), le professeur de Bonn et quelques autres notabilités du parti se levaient, quittaient la salle pour protester.
Les « Riz » presque aussitôt suivirent, en le voyant repousser le second compotier aussi vivement que l'autre.
1 « Gentille comtesse, — Lumière du Nord, — Que la neige argenle, — Qu'Amour frise en or. » (Frédéric MISTRAL.)
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Ni Riz ni Pruneau!... Quoi, alors?...
Tous se retirèrent; et c'était glacial, ce défilé silencieux de nez tombants, de coins de bouche abaissés et dédaigneux, devant le malheureux qui resta seul dans l'immense salle à manger flamboyante, en train de faire une trempette à la mode de son pays, courbé sous le dédain universel.
Mes amis, ne méprisons personne. Le mépris est la ressource des parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque où s'abrite la nullité, quelquefois la gredinerie, et qui dispense d'esprit, de jugement, de bonté. Tous les bossus sont méprisants ; tous les nez tors se froncent et dédaignent quand ifs rencontrent un nez droit.
Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant de quelques années dépassé la quarantaine, ce « palier du quatrième » où l'homme trouve et ramasse la clef magique qui ouvre la vie jusqu'au fond, en montre la monotone et décevante enfilade, connaissant en outre sa valeur, l'importance de sa mission et du grand nom qu'il portait, l'opinion de ces gens-là ne l'occupait guère. Il n'aurait eu d'ailleurs qu'à se nommer, à crier : « C'est moi... » pour changer en respects aplatis toutes ces lippes hautaines ; mais l'incognito l'amusait.
Il souffrait seulement de ne pouvoir parler, faire du bruit, s'ouvrir, se répandre, serrer des mains, s'appuyer familièrement à une épaule, appeler les gens par leurs prénoms. Voilà ce qui l'oppressait au Rigi-Kulm.
Oh ! surtout, ne pas parler.
— J'en aurai la pépie, bien sûr... se disait le pauvre diable, errant dans l'hôtel, ne sachant que devenir.
Il entra au café, vaste et désert comme un temple en
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semaine, appela le garçon « mon bon ami », commanda « un moka sans sucre, que! » Et le garçon ne demandant pas : « Pourquoi sans sucre? » l'Alpiniste ajouta vivement : « C'est une habitude que j'ai prise en Algérie, du temps de mes grandes chasses. »
Il allait les raconter, mais l'autre avait fui sur ses escarpins de fantôme pour courir à lord Chipendale affalé de son long sur un divan et criant d'une voix morne : « Tchimppègne!... tchimppègne ! » Le bouchon fit son bruit bête de noce de commande, puis on n'entendit plus rien que les rafales du vent dans la monumentale cheminée et le cliquetis frissonnant de la neige sur les vitres.
Bien sinistre aussi, le salon de lecture, tous les journaux en main, ces centaines de têtes penchées autour des longues tables vertes, sous les réflecteurs. De temps en temps une baillée, une toux, le froissement d'une feuille déployée, et, planant sur ce calme de salle d'étude, debout et immobiles, le dos au poêle, solennels tous les deux et sentant pareillement le moisi, les deux pontifes de l'histoire officielle, Schwanthaler et Astier-Réhu, qu'une fatalité singulière avait mis en présence au sommet du Rigi, depuis trente ans qu'ils s'injuriaient, se déchiraient dans des notes explicatives, s'appelaient « Schwanthaler l'âne bâté, vir ineptissimus Astier-Réhu. »
Vous pensez l'accueil que reçut le bienveillant Alpiniste approchant une chaise pour faire un brin de causette instructive au coin du feu. Du haut de ces deux cariatides tomba subitement sur lui un de ces courants froids dont il avait si grand'peur; il se leva, arpenta la salle autant par contenance que pour se réchauffer, ouvrit la bibliothèque. Quelques romans anglais y traînaient, mêlés à de lourdes bibles et à des volumes dépareillés
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du Club Alpin Suisse ; il en prit un, l'emportait pour le lire au lit, mais dut le laisser à la porte, le règlement ne permettant pas qu'on promenât la bibliothèque dans les chambres.
Alors, continuant à errer, il entr'ouvrit la porte du billard, où le ténor italien jouait tout seul, faisait des effets de torse et de manchettes pour leur jolie voisine, assise sur un divan, entre deux jeunes gens auxquels elle lisait une lettre. A l'entrée de l'Alpiniste, elle s'interrompit, et l'un des jeunes gens se leva, le plus grand, une sorte de moujik, d'homme-chien, aux pattes velues, aux longs cheveux noirs, luisants et plats, rejoignant la barbe inculte. Il fit deux pas vers le nouveau venu, le regarda comme on provoque, et si férocement que le bon Alpiniste, sans demander d'explication, exécuta un demi-tour à droite, prudent et digne.
— Différemment, ils ne sont pas liants, dans le Nord... dit-il tout haut, et il referma la porte bruyamment, pour bien prouver à ce sauvage qu'on n'avait pas peur de lui.
Le salon restait comme dernier refuge; il y entra... Coquin de sort!... La morgue, bonnes gens! la morgue du mont Saint-Bernard, où les moines exposent les malheureux ramassés sous la neige dans les attitudes diverses que la mort congelante leur a laissées, c'était cela le salon du Rigi-Kulm.
Toutes les dames figées, muettes, par groupes sur des divans circulaires, ou bien isolées, tombées çà et là. Toutes les misses immobiles sous les lampes des guéridons, ayant encore aux mains l'album, le magazine, la broderie qu'elles tenaient quand le froid les avait saisies; et parmi elles les filles du général, les huit petites Péruviennes avec leur teint de safran, leurs traits en désordre, les rubans vifs de leurs toilettes tranchant sur les tons
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de lézard des modes anglaises, pauvres petits pays-chauds qu'on se figurait si bien grimaçant, gambadant à la cime des cocotiers et qui, plus encore que les autres victimes, faisaient peine à regarder en cet état de mutisme et de congélation. Puis au fond, devant le piano, la silhouette macabre du vieux diplomate, ses petites mains à mitaines posées et mortes sur le clavier, dont sa figure avait les reflets jaunis...
Trahi par ses forces et sa mémoire, perdu dans une polka de sa composition qu'il recommençait toujours au même motif, faute de retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s'était endormi en jouant, et avec lui toutes les dames du Rigi, berçant dans leur sommeil des frisures romantiques ou ce bonnet de dentelle en forme de croûte de vol-au-vent qu'affectionnent les dames anglaises et qui fait partie du cant voyageur.
L'arrivée de l'Alpiniste ne les réveilla pas, et lui-même s'écroulait sur un divan, envahi par ce découragement de glace, quand des accords vigoureux et joyeux éclatèrent dans le vestibule, où.trois « musicos », harpe, flûte, violon, de ces ambulants aux mines piteuses, aux longues redingotes battant les jambes, qui courent les hôtelleries suisses, venaient d'installer leurs instruments. Dès les premières notes, notre homme se dressa, galvanisé.
— Zou! bravo !... En avant la musique ! Et le voilà courant, ouvrant les portes grandes, faisant fête aux musiciens, qu'il abreuve de Champagne, se grisant lui aussi, sans boire, avec cette musique qui lui rend la vie. Il imite le piston, il imite la harpe, claque des doigts au-dessus de sa tête, roule les yeux, esquisse des pas, à la grande-stupéfaction des touristes accourus de tous côtés au tapage. Puis brusquement, sur l'attaque
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d'une valse de Strauss que les musicos allumés enlèvent avec la furie de vrais tziganes, l'Alpiniste, apercevant à l'entrée du salon la femme du professeur Schwanthaler, petite Viennoise boulotte aux regards espiègles, restés jeunes sous ses cheveux gris tout poudrés, s'élance, lui prend la taille, l'entraîne en criant aux autres : « Eh ! allez donc !... valsez donc ! ».
L'élan est donné, tout l'hôtel dégèle et tourbillonne, emporté. On danse dans le vestibule, dans le salon, autour de la longue table verte de la salle de lecture. Et c'est ce diable d'homme qui leur a mis à tous le feu au ventre. Lui cependant ne danse plus, essoufflé au bout de quelques, tours ; mais il veille sur son bal, presse les musiciens, accouple les danseurs, jette le professeur de Bonn dans les bras d'une vieille Anglaise, et sur l'austère AstierRéhu la plus fringante des Péruviennes. La résistance est impossible. Il se dégage de ce terrible Alpiniste on ne sait quels effluves qui vous soulèvent, vous allègent. Et zou ! et zou ! Plus de mépris, plus de haine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs..Bientôt la folie gagne, se communique aux étages, et, dans l'énorme baie de l'escalier, on voit jusqu'au sixième tourner sur les paliers, avec la raideur d'automates devant un chalet à musique, les jupes lourdes et colorées des Suissesses de service.
Ah-! le vent peut souffler dehors, secouer les lampadaires, faire grincer les fils du télégraphe et tourbillonner la neige en spirales sur la cime déserte. Ici l'on a chaud, l'on est bien, en voilà pour toute la nuit.
— Différemment, je vais me coucher, moi... se dit en lui-même le bon Alpiniste, homme de précaution, et d'un pays où tout le monde s'emballe et se déballe encore plus vite. Riant dans sa barbe grise, il se glisse, se dissimule, pour échapper à la maman Schwanthaler qui,
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depuis leur tour de valse, le cherche, s'accroche à lui, voudrait toujours « ballir... dantsir... ».
Il prend la clef, son bougeoir ; puis au premier étage
s'arrête une minute pour jouir de son oeuvre, regarder
ce tas d'empalés qu'il a forcés à s'amuser, à se dégourdir.
Une Suissesse s'approche, toute haletante de sa valse interrompue, lui présente une plume et le registre de l'hôtel :
— Si j'oserais demander à mossié de vouloir bien signer son nom...
Il hésite un instant. Faut-il, ne faut-il pas conserver l'incognito ?
Après tout, qu'importe ! En supposant que la nouvelle de sa présence au Rigi arrive là-bas, nul ne saura ce qu'il est venu faire en Suisse. Et puis ce sera si drôle, demain matin, la stupeur de tous ces « Inglichemans » quand ils apprendront... Car cette fille ne pourra pas s'en taire... Quelle surprise par tout l'hôtel, quel éblouissement!...
— Comment! c'était lui... Lui!...
Ces réflexions passèrent dans sa tête, rapides et vibrantes comme les coups d'archet de l'orchestre. Il prit la plume, et d'une main négligente, au-dessous d'Astier-Réhu, de Schwanthaler et autres illustres, il signa ce nom qui les éclipsait tous, son nom; puis monta vers sa chambre, sans même se retourner pour voir l'effet dont il était sûr.
Derrière lui, la Suissesse regarda.
TARTARIN DE TARASCON
et au-dessous :
p. C. A.
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Elle lut cela, cette Bernoise, et ne fut pas éblouie du tout. Elle ne savait pas ce que signifiait P. C. A. Elle n'avait jamais entendu parler de « Dardarin ».
Sauvage, val!
R. VII
10
II
TARASCON CINQ MINUTES D'ARRET. — LE CLUB DES ALPINES
EXPLICATION DU P. C. A.
LAPINS DE GARENNE ET LAPINS DE CHOUX
CECI EST M.ON TESTAMENT
LE SIROP DE CADAVRE. — PREMIÈRE ASCENSION
TARTARIN TIRE SES LUNETTES
Quand ce nom de « Tarascon » sonne en fanfare sur la voie du Paris-Lyon-Méditerranée, dans le bleu vibrant et limpide du ciel provençal, des têtes curieuses se montrent à toutes les portières de l'express, et de wagon en wagon les voyageurs se disent : « Ah ! voilà Tarascon... Voyons un peu Tarascon. »
Ce qu'on en voit n'a pourtant rien que de fort ordinaire, une petite ville paisible et proprette, des tours, des toits, un pont sur le Rhône. Mais le soleil tarasconnais et ses prodigieux effets de mirage, si féconds en surprises, en inventions, en cocasseries délirantes'; ce joyeux petit peuple, pas plus gros qu'un pois chiche, qui reflète et résume les instincts de tout le Midi français, vivant, remuant, bavard, exagéré, comique, impressionnable, c'est là ce que les gens de l'express guettent au passage et ce qui fait la popularité de l'endroit.
En des pages mémorables que la modestie l'empêche de rappeler plus explicitement, l'historiographe de Tarascon a jadis essayé de dépeindre les jours heureux de la
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petite ville menant sa vie de Cercle, chantant ses romances — chacun la sienne — et, faute de gibier, organisant de curieuses chasses à la casquette. Puis, la guerre venue, les temps noirs, il a dit Tarascon, et sa défense héroïque, l'Esplanade torpillée, le Cercle et le café de la Comédie imprenables, tous les habitants formés en compagnies franches, soutachés de fémurs croisés et de têtes de mort, toutes les barbes poussées, un tel déploiement de haches, sabres d'abordage, revolvers américains, que les malheureux en arrivaient à se faire peur les uns aux autres et à ne plus oser s'aborder dans les rues.
Bien des années ont passé depuis la guerre, bien des almanachs ont été mis au feu ; mais Tarascon n'a pas oublié, et, renonçant aux futiles distractions d'autre temps, n'a plus songé qu'à se faire du sang et des muscles au profit des revanches futures. Des sociétés de tir et de gymnastique, costumées, équipées, ayant toutes leur musique et leur bannière; des salles d'armes, boxe, bâton, chausson ; des courses à pied, des luttes à main plate entre personnes du meilleur monde ont remplacé les chasses à la casquette, les platoniques causeries cynégétiques chez l'armurier Costecalde.
Enfin le Cercle, le vieux Cercle lui-même, abjurant bouillotte et hezigue, s'est transformé en Club Alpin, sur le patron du fameux « Alpine Club » de Londres qui a porté jusqu'aux Indes la renommée de ses grimpeurs. Avec cette différence que les Tarasconnais, au lieu de s'expatrier vers des cimes étrangères à conquérir, se sont contentés de ce qu'ils avaient sous la main, ou plutôt sous le pied, aux portes de la ville.
Les Alpes à Tarascon?... Non, mais les Alpines, cette chaîne de montagnettes parfumées de thym et de lavande, pas bien méchantes ni très hautes (150 à 200 mètres au-
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dessus du niveau de la mer), qui font un horizon de vagues bleues aux routes provençales, et que l'imagination locale a décorées de noms fabuleux et caractéristiques : le MontTerrible, le Bout-du-Monde, le Pic-des-Géants, etc.
C'est plaisir, les dimanches matins, de voir les. Tarasconnais guêtres, le pic en main, le sac et la tente sur le dos, partir, clairons en tête, pour des ascensions dont le Forum, le journal de la localité, donne le compte rendu avec un luxe descriptif, une exagération d'épithètes, « abîmes, gouffres, gorges effroyables », comme s'il s'agissait de courses sur l'Himalaya. Pensez qu'à ce jeu les indigènes ont acquis des forces nouvelles, ces « doubles muscles » réservés jadis au seul Tartarin, le bon, le brave, l'héroïque Tartarin.
Si Tarascon résume le Midi, Tartarin résume Tarascon. Il n'est pas seulement le premier citoyen de la ville, il en est l'âme, le génie, il en a toutes les belles fêlures. On connaît ses anciens exploits, ses triomphes de chanteur, (oh ! le duo de Robert le Diable à la pharmacie Bézuquet !) et l'étonnante odyssée de ses chasses au lion d'où il ramena ce superbe chameau, le dernier de l'Algérie, morl depuis, chargé d'ans et d'honneurs, conservé en squelette au musée de la ville, parmi les curiosités tarasconnaises.
Tartarin, lui, n'a pas bronché; toujours bonnes dents, bon oeil, malgré la cinquantaine, toujours cette imagination extraordinaire qui rapproche et grossit les objets avec une puissance de télescope. Il est resté celui dont le bravo commandant Bravida disait : « C'est un lapin... »
Deux lapins, plutôt! Car dans Tartarin comme dans tout Tarasconnais, il y a la race garenne et la race choux très nettement accentuées : le lapin de garenne coureur, aventureux, casse-cou ; le lapin de choux casanier, tisanier, ayant une peur atroce de la fatigue, des
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courants d'air, et de tous les accidents quelconques pouvant amener la mort.
On sait que cette prudence ne l'empêchait pas de se montrer brave et même héroïque à l'occasion; mais il est permis de se demander ce qu'il venait faire sur le Rigi (Regina montium) à son âge, alors qu'il avait si chèrement conquis le droit au repos et au bien-être.
A cela, l'infâme Costecalde aurait pu seul répondre.
Costecalde, armurier de son état, représente un type assez rare à Tarascon. L'envie, la basse et méchante envie, visible à un pli mauvais de ses lèvres minces et à une espèce de buée jaune qui lui monte du foie par bouffées, enfume sa large face rasée et régulière, aux méplats fripés, meurtris comme à coups de marteau, pareille à une ancienne médaille de Tibère ou de Caracalla. L'envie chez lui est une maladie qu'il n'essaye pas même de cacher, et, avec ce beau tempérament tarasconnais qui déborde toujours, il lui arrive de dire en parlant de son infirmité : « Vous ne savez pas comme ça fait mal... »
Naturellement, le bourreau de Costecalde, c'est Tartarin. Tant de gloire pour un seul homme ! Lui partout, toujours lui ! Et lentement, sourdement, comme un termite introduit dans le bois doré de l'idole, voilà vingt ans qu'il sape en dessous cette renommée triomphante, et la ronge, et la creuse. Quand le soir, au Cercle, Tartarin racontait ses affûts au lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait des petits rires muets, des hochements de tête incrédules.
— Mais les peaux, pas moins, Costecalde... ces peaux de lion qu'il nous a envoyées, qui sont là, dans le salon du Cercle?...
— Té ! pardi... Et les fourreurs, croyez-vous pas qu'il en manque en Algérie ?
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— Mais les marques des balles, toutes rondes, dans les têtes ?
— Et autremam, est-ce qu'au temps de la chasse aux casquettes, on ne trouvait pas chez nos chapeliers des casquettes trouées de plomb et déchiquetées, pour les tireurs maladroits ?
Sans doute l'ancienne gloire de Tartarin tueur de fauves restait au-dessus de ces attaques ; mais l'Alpiniste chez lui prêtait à toutes les critiques, et Costecalde ne s'en privait pas, furieux qu'on eût nommé président du Club des Alpines un homme que l'âge « enlourdissait » visiblement et que l'habitude, prise en Algérie, des babouches et des vêtements flottants, prédisposait encore à la paresse.
Rarement, en effet, Tartarin prenait part aux ascensions ; il se contentait de les accompagner de ses voeux et de lire en grande séance, avec des roulements d'yeux et des intonations à faire pâlir les dames, les tragiques comptes rendus des expéditions.
Costecalde, au contraire, sec, nerveux, la « Jambe de coq », comme on l'appelait, grimpait toujours en tête ; il avait fait les Alpines une par une, planté sur les cimes inaccessibles le drapeau du Club, la Tarasque étoilée d'argent. Pourtant^ il n'était que vice-président, Y.-P. C. A. ; mais il travaillait si bien la place qu'aux élections prochaines, évidemment, Tartarin sauterait.
Averti par ses fidèles, Bézuquet le pharmacien, Excourbaniès, le brave commandant Bravida, le héros fut pris d'abord d'un noir dégoût, cette rancoeur révoltée dont l'ingratitude et l'injustice soulèvent les belles âmes. Il eut l'envie de tout planter là, de s'expatrier, de passer le pont pour aller vivre à Beaucaire, chez les Volsques ; puis se calma.
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Quitter sa petite maison, son jardin, ses chères habitudes, renoncer à son fauteuil de président du Club des Alpines fondé par lui, à ce majestueux P. C. A. qui ornait et distinguait ses cartes, son papier à lettres, jusqu'à la coiffe de son chapeau! Ce n'était pas possible, vé! Et tout à coup lui vint une idée mirobolante.
En définitive, les exploits de Costecalde se bornaient à des courses dans les Alpines. Pourquoi Tartarin, pendant les trois mois qui le séparaient des élections, ne tenteraitil pas quelque aventure grandiose; arborer, par ézemple, l'étendard du Club sur une des plus hautes cimes de l'Europe, la Jungfrau ou le Mont-Blanc ?
Quel triomphe au retour, quelle gifle pour Costecalde lorsque le Forum publierait le récit de l'ascension ! Comment, après cela, oser lui disputer le fauteuil?
Tout de suite il se mit à l'oeuvre, fit venir secrètement de Paris une foule d'ouvrages spéciaux : les Escalades de Whymper, les Glaciers de Tyndall, le Mont-Blanc de Stephen d'Arve, des relations du Club Alpin anglais et suisse, se farcit la tête d'une foule d'expressions alpestres, « cheminées, couloirs, moulins, névés, séracs, moraine, rotures », sans savoir bien précisément ce qu'elles signifiaient.
La nuit, ses rêves s'effrayèrent de glissades interminables, de brusques chutes dans des crevasses sans fond. Les avalanches le roulaient, des arêtes de glace embrochaient son corps au passage ; et longtemps après le réveil et le chocolat du matin qu'il avait l'habitude de prendre au lit, il gardait l'angoisse et l'oppression de son cauchemar ; mais cela ne l'empêchait pas, une fois debout, de'consacrer sa matinée à de laborieux exercices d'entraînement.
Il y a tout autour de Tarascon un cours planté d'arbres
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qui, dans le dictionnaire local, s'appelle « le Tour de ville ». Chaque dimanche, l'après-midi, les Tarasconnais, gens de routine malgré leur imagination, font leur « tour de ville », et toujours dans le même sens. Tartarin s'exerça à le faire huit fois, dix fois dans la matinée, et souvent même à rebours. Il allait, les mains derrière le dos, à petits pas de montagne, lents et sûrs, et les boutiquiers, effarés de cette infraction aux habitudes locales, se perdaient en suppositions de toutes sortes.
Chez lui, dans son jardinet exotique, il s'accoutumait à franchir les crevasses en sautant par-dessus le bassin où quelques cyprins nageaient parmi des lentilles d'eau'; à deux reprises il tomba et fut obligé de se changer. Ces déconvenues l'excitaient et, sujet au vertige, il longeait l'étroite maçonnerie du bord, au grand effroi de la vieille servante qui ne comprenait rien à toutes ces manigances.
En même temps, il commandait en Avignon, chez un .bon serrurier, des crampons système Whymper pour sa chaussure, un piolet système Kennedy ; il se procurait aussi une lampe à chalumeau, deux couvertures imperméables et deux cents pieds d'une corde de son invention, tressée avec du fil de fer.
L'arrivage de ces différents objets, les allées et venues mystérieuses que leur fabrication nécessita, intriguèrent beaucoup les Tarasconnais ; on disait en ville : « Le président prépare un coup. » Mais, quoi? Quelque chose de grand, bien sûr, car, selon la belle parole du brave et sentencieux commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, lequel ne parlait que par apophtegmes : «L'aigle ne chasse pas les mouches. »
Avec ses plus intimes, Tartarin demeurait impénétrable ; seulement, aux séances du Club, on remarquait le frémissement de sa voix et ses regards zébrés d'éclairs
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lorsqu'il adressait la parole à Costecalde, cause indirecte de cette nouvelle expédition dont s'accentuaient, à mesure qu'elle se faisait plus proche, les dangers et les fatigues. L'infortuné ne se les dissimulait pas et même les considérait tellement en noir, qu'il crut indispensable de mettre ordre à ses affaires, d'écrire ces volontés suprêmes dont l'expression coûte tant aux Tarasconnais, épris de vie, qu'ils meurent presque tous intestat.
Oh ! par un matin de juin rayonnant, un ciel sans nuage, arqué, splendide, la porte de son cabinet ouverte sur le petit jardin propret, sablé, où les plantes exotiques découpaient leurs ombres lilas immobiles, où le jet d'eau tintait sa note claire parmi les cris joyeux des petits Savoyards jouant à la marelle devant la porte, voyez-vous Tartarin en babouches, larges vêtements de flanelle, à l'aise, heureux, une bonne pipe, lisant tout haut à mesure qu'il écrivait :
— Ceci est mon testament.
Allez, on a beau avoir le coeur bien en place, solidement agrafé, ce sont là de cruelles minutes. Pourtant, ni sa main ni sa voix ne tremblèrent, pendant qu'il distribuait à ses concitoyens toutes les richesses ethnographiques entassées dans sa petite maison, soigneusement époussetées et conservées avec un ordre admirable :
— Au Club des Alpines, le baobab (arbor gigantea), pour figurer sur la cheminée de la salle des séances ;
A Bravida, ses carabines, revolvers, couteaux de chasse, kriss malais, tomahawks et autres pièces meurtrières ; A Excourbaniès, toutes ses pipes, calumets, narghilés, pipettes à fumer le kif et l'opium ;
A Costecalde — oui, Costecalde lui-même avait son legs ! —les fameuses flèches empoisonnées (N'y touchez pas).
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Peut-être y avait-il sous ce don le. secret espoir que le traître se blesse et qu'il en meure ; mais rien de pareil n'émanait du testament, fermé sur ces paroles d'une divine mansuétude :
— Je prie mes chers Alpinistes de ne pas oublier leur président... Je veux qu'ils pardonnent à mon ennemi comme je lui pardonne, et pourtant c'est bien lui qui a causé ma mort...
Ici, Tartarin fut obligé de s'arrêter, aveuglé d'un grand flot de larmes. Pendant une minute, il se vit fracassé, en lambeaux, au pied d'une haute montagne, ramassé dans une brouette et ses restes informes rapportés à Tarascon. 0 puissance de l'imagination provençale ! il assistait à ses propres funérailles, entendait les chants noirs, les discours sur sa tombe: « Pauvre Tartarin, péchère!... » Et, perdu dans la foule de ses amis, il se pleurait luimême.
Mais, presque aussitôt, la vue de son cabinet plein de soleil, tout reluisant d'armes et de pipes alignées, la chanson du petit filet d'eau au milieu du jardin, le remirent dans le vrai des choses. Différemment, pourquoi mourir? pourquoi partir même ? Qui l'y obligeait, quel sot amourpropre? risquer la vie pour un fauteuil présidentiel et pour trois lettres !...
Ce ne fut qu'une faiblesse, et qui ne dura pas plus que l'autre. Au bout de cinq minutes, le testament était fini, paraphé, scellé d'un énorme cachet noir, et le grand homme faisait ses derniers préparatifs de départ.
Une fois encore le Tartarin de garenne avait triomphé du Tartarin de choux. Et l'on pouvait dire du héros tarasconnais ce qui a été dit de Turenne : « Son corps n'était pas toujours prêt à aller à la bataille, mais sa volonté l'y menait malgré lui. »
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Le soir de ce même jour, comme le dernier coup de dix heures sonnait au jacquemart de la maison de ville, les rues déjà désertes, agrandies, à peine çà et là un heurtoir retardataire, de grosses voix étranglées de peur se criant dans le noir : « Bonne nuit, au mouains », avec une brusque retombée de porte, un passant se glissait dans la ville éteinte où rien n'éclairait plus la façade des maisons que les réverbères et les bocaux teintés de rose et de vert de la pharmacie Bézuquet se projetant sur la placette avec la silhouette du pharmacien accoudé à son bureau et dormant sur le Codex. Un petit acompte qu'il prenait ainsi chaque soir, de neuf à dix, afin, disait-il, d'être plus frais la nuit si l'on avait besoin de ses services. Entre nous, c'était là une simple tarasconnade, car on ne le réveillait jamais et, pour dormir plus tranquille, il avait coupé lui-même le cordon de la sonnette de secours.
Subitement, Tartarin entra, chargé de couvertures, un sac de voyage à la main, et si pâle, si décomposé, que le pharmacien, avec cette fougueuse imagination locale dont l'apothicairerie ne le gardait pas, crut à quelque aventure effroyable et s'épouvanta : « Malheureux!... qu'y a-t-il?... vous êtes empoisonné?... Vite, vite, l'ipéca... »
Il s'élançait, bousculait ses bocaux. Tartarin, pour l'arrêter, fut obligé de le prendre à bras le corps ! « Mais écoutez-moi donc, que diable ! » et dans sa voix grinçait le dépit de l'acteur à qui l'on a fait manquer son entrée. Le pharmacien une fois immobilisé au comptoir par un poignet de fer, Tartarin lui dit tout bas :
— Sommes-nous seuls, Bézuquet?
— Bé oui... fit l'autre en regardant autour de lui avec un vague effroi... Pascalon est couché (Pascalon,
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c'était son élève), la maman aussi; mais pourquoi?
— Fermez les volets, commanda Tartarin sans répondre... on pourrait nous voir du dehors.
Bézuquet obéit en tremblant. Vieux garçon, vivant avec sa mère qu'il n'avait jamais quittée, il était d'une douceur, d'une timidité de demoiselle, contrastant étrangement avec son teint basané, ses lèvres lippues, son grand nez en croc sur une moustache éployée, une tête de forban algérien d'avant la conquête. Ces antithèses sont fréquentes à Tarascon, où les têtes ont trop de caractère, romaines, sarrasines, têtes d'expression des rhodèles de dessin, déplacées en des métiers bourgeois et des moeurs ultra-pacifiques de petite ville.
C'est ainsi qu'Excourbaniès, qui a l'air d'un conquistador compagnon de Pizarre, vend de la mercerie, roule des yeux flamboyants pour débiter deux sous de fil, et que Bézuquet, étiquetant la réglisse sanguinède et le sirupus gummi, ressemble à un vieil écumeur des côtes barbaresques.
Quand les volets furent mis, assurés de boulons de fer et de barres transversales : « Écoutez, Ferdinand... » dit Tartarin, qui appelait volontiers les gens par leur prénom ; et il se débonda, vida son coeur gros de rancunes contre l'ingratitude de ses compatriotes, raconta les basses manoeuvres de la « Jambe de coq », le tour qu'on voulait lui jouer aux prochaines élections, et la façon dont il comptait parer la botte.
Avant tout, il fallait tenir la chose très secrète, ne la révéler qu'au moment précis où elle déciderait peut-être du succès, à moins qu'un accident toujours à prévoir, une de ces affreuses catastrophes... « Eh! coquin de sort, Bézuquet, ne sifflez donc pas comme ça pendant qu'on parle. »
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C'était un des tics du pharmacien. Peu bavard de sa nature, ce qui ne se rencontre guère à Tarascon et lui valait la confidence du président, ses grosses lèvres toujours en 0 gardaient l'habitude d'un perpétuel sifflotement qui semblait rire au nez du monde, même dans l'entretien le plus grave.
Et pendant que le héros faisait allusion à sa mort possible, disait en posant sur le comptoir un large pli cacheté,: « Mes dernières volontés sont là, Bézuquet, c'est vous que j'ai choisi pour exécuteur testamentaire...
— Hu... hu... hu... sifflotait le pharmacien emporté par sa manie, mais, au fond, très ému et comprenant la grandeur de son rôle.
Puis, l'heure du départ étant proche, il voulut boire à l'entreprise « quelque chose de bon, que?... un verre d'élixir de Garus ». Plusieurs armoires ouvertes et visitées, il se souvint que la maman avait les clefs du Garus. Il aurait fallu la réveiller, dire qui était là. On remplaça l'élixir par un verre de sirop de Calabre, boisson d'été, modeste et inoffensive, dont Bézuquet est l'inventeur et qu'il annonce dans le Forum sous cette rubrique : « Sirop de Calabre, dix sols la bouteille, verre compris. » — « Sirop de cadavre, vers compris », disait l'infernal Costecalde qui bavait sur tous les succès ; du reste, cet affreux jeu de mots n'a fait que servir à la vente et les Tarasconnais en raffolent, de ce sirop de cadavre.
Les libations faites, quelques derniers mots échangés, ils s'étreignirent, Bézuquet sifflotant dans sa moustache où roulaient de grosses larmes.
— Adieu, au moucains... dit Tartarin d'un ton brusque, sentant qu'il allait pleurer aussi ; et comme l'auvent de la porte était mis, le héros dut sortir de la pharmacie à quatre pattes.
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C'étaient les épreuves du voyage qui commençaient.
Trois jours après, il débarquait à Vitznau, au pied du Rigi. Comme montagne de début, exercice d'entraînement, le Rigi l'avait tenté à cause de sa petite altitude (1800 mètres, environ dix fois le Mont-Terrible, la plus haute des Alpines!) et aussi à cause du splendide panorama qu'on découvre du sommet, toutes les Alpes bernoises alignées, blanches et roses, autour des lacs, attendant que l'ascensionniste fasse son choix, jette son piolet sur l'une d'elles.
Certain d'être reconnu en route, et peut-être suivi, car c'était sa faiblesse de croire que par toute la France il était aussi célèbre et populaire qu'à Tarascon, il avait fait un grand détour pour entrer en Suisse et ne se harnacha qu'après la frontière. Bien lui en prit ; jamais tout son armement n'aurait pu tenir dans un wagon français.
Mais, si commodes que soientles compartiments suisses, l'Alpiniste, empêtré d'ustensiles dont il n'avait pas encore l'habitude, écrasait des orteils avec la pointe de son alpenstock, harponnait les gens au passage de ses crampons de fer, et partout où il entrait, dans les gares, les salons d'hôtel ou de paquebot, excitait autant d'étonnements que de malédictions, de reculs, de regards de colère qu'il ne s'expliquait pas et dont souffrait sa nature affectueuse et communicative. Pour l'achever, un ciel toujours gris, moutonneux, et une pluie battante.
Il pleuvait à Bâle sur les petites maisons blanches lavées et relavées par la main des servantes et l'eau du ciel; il pleuvait à Lucerne sur le quai d'embarquement où les malles, les colis semblaient sauvés d'un naufrage, et quand il arriva à la station de Vitznau, au bord du lac
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des Quatre-Cantons, c'était le même déluge sur les pentes vertes du Rigi, chevauchées de nuées noires, avec des torrents qui dégoulinaient le long des roches, des cascades en humide poussière, des égouttements de toutes les pierres, de toutes les aiguilles des sapins. Jamais le Tarasconnais n'avait vu tant d'eau.
Il entra dans une auberge, se fit servir un café au lait, miel et beurre, la seule chose vraiment bonne qu'il eût encore savourée dans le voyage ; puis une fois restauré, sa barbe empoissée de miel nettoyée d'un coin de serviette, il se disposa à tenter sa première ascension.
— Et autrement, demanda-t-il pendant qu'il chargeait son sac, combien de temps faut-il pour monter au Rigi?
— Une heure, une heure et quart, monsieur, mais dépêchez-vous, le train part dans cinq minutes.
— Un train pour le Rigi !... Vous badinez !
Par la fenêtre à vitraux de plomb de l'auberge, on le lui montra qui partait. Deux grands wagons couverts, sans vasistas, poussés par une locomotive à cheminée courte et ventrue en forme de marmite, un monstrueux insecte agrippé à la montagne et s'essoufflant à grimper ses pentes vertigineuses.
Les deux Tartarin, garenne et choux, se révoltèrent en même temps à l'idée de monter dans cette hideuse mécanique. L'un trouvait ridicule cette façon de grimper les Alpes en ascenseur; quant à l'autre, ces ponts aériens que traversait la voie, avec la perspective d'une chute de 1000 mètres au moindre déraillement, lui inspiraient toutes sortes de réflexions lamentables que justifiait la présence du petit cimetière de Vitznau, dont les tombes blanches se serraient, tout au bas de la pente, comme du linge étalé dans la cour d'un lavoir. Évidemment ce cime-
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tière est là par précaution, et pour qu'en cas d'accident les voyageurs se trouvent tout portés.
— Allons-y de mon pied, se dit le vaillant Tarasconnais, ça m'exercera... zoul
Et Je voilà parti, tout préoccupé de la manoeuvre de son alpenstock en présence du personnel de l'auberge accouru sur la porte et lui criant pour sa route des indications qu'il n'écoutait pas. Il suivit d'abord un chemin montant, pavé de gros cailloux inégaux et pointus comme une ruelle du Midi et bordé de rigoles en sapin pour l'écoulement des eaux de pluie.
A droite et à gauche, de grands vergers, des prairies grasses et humides traversées de ces mêmes canaux d'irrigation en troncs d'arbres. Cela faisait un long clapotis du haut en bas de la montagne, et chaque fois que le piolet de l'Alpiniste accrochait au passage les branches basses d'un chêne ou d'un noyer, sa casquette crépitait comme sous une pomme d'arrosoir.
— Dioul que d'eau ! soupirait l'homme du Midi. Mais ce fut bien pis quand, le cailloutis du chemin ayant brusquement cessé, il dut barboter à même le torrent, sauter d'une pierre à l'autre pour ne pas tremper ses guêtres. Puis l'ondée s'en mêla, pénétrante, continue, semblant froidir à mesure qu'il montait. Quand il s'arrêtait pour reprendre haleine, il n'entendait plus qu'un vaste bruit d'eau où il était comme noyé, et il voyait en se retournant les nuages rejoindre le lac en fines et longues baguettes de verre au travers desquelles les chalets de Vitznau luisaient comme des joujoux frais vernissés.
Des hommes, des enfants passaient près de lui, la tête basse, le dos courbé sous la même hotte en bois blanc contenant des provisions pour quelque villa ou pension
TARTARIN SUR LES ALPES 161
dont les balcons découpés s'apercevaient à mi-côte. « Rigi-Kulm? » demandait Tartarin pour s'assurer qu'il était bien dans la direction ; mais son équipement extraordinaire, surtout le passe-montagne en tricot qui lui masquait la figure, jetaient l'effroi sur sa route, et tous, ouvrant des yeux ronds, pressaient le pas sans lui répondre.
Bientôt ces rencontres devinrent rares; le dernier être humain qu'il aperçut était une vieille qui lavait son linge dans un tronc d'arbre, à l'abri d'un énorme parapluie rouge planté en terre.
— Rigi-Kulm? demanda l'Alpiniste.
La vieille leva vers lui une face idiote et terreuse, avec un goître qui lui ballait dans le cou, aussi gros que la sonnaille rustique d'une vache suisse ; puis, après l'avoir longuement regardé, elle fut prise d'un rire inextinguible qui lui fendait la bouche jusqu'aux oreilles, bridait de rides ses petits yeux, et chaque fois qu'elle les rouvrait, la vue de Tartarin planté devant elle, le piolet sur l'épaule, semblait redoubler sa joie.
— Tron de l'air ! gronda le Tarasconnais, elle a de la chance d'être femme... et, tout bouffant de colère, il continua sa route, s'égara dans une sapinière, où ses bottes glissaient sur la mousse ruisselante.
Au delà, le paysage avait changé. Plus de sentiers, d'arbres ni de pâturages. Des pentes mornes, dénudées, de grands éboulis de roche qu'il escaladait sur les genoux, de peur de tomber ; des fondrières pleines d'une boue jaune qu'il traversait lentement, tâtant devant lui avec l'alpenstock, levant le pied comme un rémouleur. A chaque instant, il regardait la boussole en breloque à son large cordon de montre ; mais, soit l'altitude ou les variations de la température, l'aiguille semblait affolée. Et nul
R. VII 11
162 TARTARIN SUR LES ALPES
moyen de s'orienter avec l'épais brouillard jaune empêchant de voir à dix pas, traversé depuis un moment d'un verglas fourmillant et glacial qui rendait la montée de plus en plus difficile.
Tout à coup il s'arrêta, le sol blanchissait vaguement devant lui... Gare les yeux!...
Il arrivait dans la région des neiges...
Tout de suite il tira ses lunettes de leur étui, les assujettit solidement. La minute était solennelle. Un peu ému, lier tout de même, il sembla à Tartarin que, d'un bond, il s'était élevé de 1000 mètres vers les cimes et les grands dangers.
Il n'avança plus qu'avec précaution, rêvant des crevasses et des rotures dont lui parlaient ses livres et, dans le fond de son coeur, maudissant les gens de l'auberge qui lui avaient conseillé de monter tout droit et sans guides. Au fait, peut-être s'était-il trompé de montagne! Plus de six heures qu'il marchait, quand le Rigi ne demandait que trois heures.
Le vent soufflait, un vent froid qui faisait tourbillonner la neige dans la brume crépusculaire.
La nuit allait le surprendre. Où trouver une hutte, seulement l'avancée d'une roche pour s'abriter? Et tout à coup il aperçut devant lui, sur le terre-plein sauvage et nu, une espèce de chalet en bois, bandé d'une pancarte auxlettres énormes qu'il déchiffra péniblement : « PHO.... TO...GRA...PHIE... DU RI...GI... KULM. » En même temps, l'immense hôtel aux trois cents fenêtres lui. apparaissait un peu plus loin, entre les lampadaires de fête qui s'allumaient dans le brouillard.
III
UNE ALERTE SUR LE RIGI
DU SANG-FROID! DU SANG-FROID ! — LE COR DES ALPES
CE QUE TARTARIN TROUVE A SA GLACE EN SE RÉVEILLANT
PERPLEXITÉ
ON DEMANDE UN GUIDE PAR LE TÉLÉPHONE
— Quèsaco?... Qui vive?... fit le Tarasconnais, l'oreille tendue, les yeux écarquillés dans les ténèbres.
Des pas couraient par tout l'hôtel, avec des claquements déportes, des souffles haletants, des cris : « Dépêchez-vous ! » tandis qu'au dehors sonnaient comme des appels de trompe et que de brusques montées de flammes illuminaient vitres et rideaux.
Le feu !
D'un bond il fut hors du lit, chaussé, vêtu, dégringolant l'escalier où le gaz brûlait encore et que descendait tout un essaim bruissant de misses coiffées à la hâte, serrées dans des châles verts, des fichus de laine rouge, tout ce qui leur était tombé sous la main en se levant.
Tartarin, pour se réconforter lui-même et rassurer ces demoiselles, criait en se précipitant et bousculant tout le monde : « Du sang-froid ! du sang-froid ! » avec une voix de goéland, blanche, éperdue, une de ces voix comme on en a dans les rêves, à donner la chair de poule aux plus braves. Et comprenez-vous ces petites misses qui
164 TARTARIN SUR LES ALPES
riaient en le regardant, semblaient le trouver très drôle. On n'a aucune notion du danger, à cet âge !
Heureusement, le vieux diplomate venait derrière elles, très sommairement vêtu d'un pardessus que dépassaient des caleçons blancs et des bouts de cordonnets.
Enfin, voilà un homme !...
Tartarin courut à lui en agitant les bras :
— Ah! monsieur le baron, quel malheur !... Savezvous quelquo chose?... Où est-ce?... Comment a-t-il pris?
— Qui? Quoi ?... bégayait le baron ahuri, sans comprendre.
— Mais, le feu...
— Quel feu?...
Le pauvre homme avait une mine si extraordinairement déprimée et stupide que Tartarin l'abandonna et s'élança dehors brusquement pour « organiser les secours !... »
— Des secours ! répétait le baron et, après lui, cinq ou six garçons de salle qui dormaient debout dans l'antichambre et s'entre-regardèrent, absolument égarés... Des secours !...
Au premier pas dehors, Tartarin s'aperçut de son erreur. Pas le moindre incendie. Un froid de loup, la nuit profonde à peine éclaircie des torches de résine qu'on agitait çà et là et qui faisaient sur la neige de grandes traces sanglantes.
Au bas du perron, un joueur de cor des Alpes mugissait sa plainte modulée, un monotone ranz des vaches à trois notes avec lequel il est d'usage, au Rigi-Kulm, de réveiller les adorateurs du soleil et de leur annoncer la prochaine apparition de l'astre.
On prétend qu'il se montre parfois à son premier réveil à la pointe extrême de la montagne, derrière l'hôtel. Pour
TARTARIN SUR LES ALPES 165
s'orienter, Tartarin n'eut qu'à suivre le long éclat de rire des misses qui passaient près de lui. Mais il allait plus lentement, encore plein de sommeil et les jambes lourdes de ses six heures d'ascension.
— C'est vous, Manilof ?... dit tout à coup dans l'ombre une voix claire, une voix de femme... Aidez-moi donc... J'ai perdu mon soulier.
Il reconnut le gazouillis étranger de sa petite voisine de table, dont il cherchait la fine silhouette dans le pâle reflet blanc montant du sol.
— Ce n'est pas Manilof, mademoiselle, mais si je puis vous être utile...
Elle eut un petit cri de surprise et de peur, un geste de recul que Tartarin n'aperçut pas, déjà penché, tâtant l'herbe rase et craquante autour de lui.
— Té, pardi! le voilà... s'écria-t-il joyeusement. Il secoua la fine chaussure que la neige poudrait à frimas, mit un genou à terre, dans le froid et l'humide, de la façon la plus galante, et demanda pour récompense l'honneur de chausser Cendrillon.
Celle-ci, plus farouche que dans le conte, répondit par un « non » très sec, et sautillait, essayant de réintégrer son bas de soie dans le soulier mordoré; mais elle n'y serait jamais parvenue sans l'aide du héros, tout ému de sentir une minute cette main mignonnne effleurer son épaule.
—Vous avez de bonsyeux... ajouta-t-elle en manière de remerciement, pendant qu'ils marchaient à tâtons, côte à côte.
— L'habitude de l'affût, mademoiselle.
— Ah ! vous êtes chasseur ?
Elle dit cela avec un accent railleur, incrédule. Tartarin n'aurait eu qu'à se nommer pour la convaincre, mais, comme tous les porteurs de noms illustres, il gardait une
166 TARTARIN SUR LES ALPES
discrétion, une coquetterie; et, voulant graduer la surprise :
— Je suis chasseur, effétivemain...
Elle continua sur le même ton d'ironie :
— Et quel gibier chassez-vous donc, de préférence? — Les grands carnassiers, les grandes fauves... fit
Tartarin, croyant l'éblouir.
—- En trouvez-vous beaucoup sur le Rigi ?
Toujours galant et à la riposte, le Tarasconnais allait répondre que, sur le Rigi, il n'avait rencontré que des gazelles* quand sa réplique fut coupée par l'approche de deux ombres qui appelaient :
— Sonia... Sonia...
— J'y vais... dit-elle; et se tournant vers Tartarin dont les yeux, faits à l'obscurité, distinguaient sa pâle et jolie ligure sous une mantille en manola, elle ajouta, sérieuse cette fois :
— Vous faites une chasse dangereuse, mon bonhomme... prenez garde d'y laisser vos os...
Et, tout de suite, elle disparut dans le noir avec ses compagnons.
Plus tard l'intonation menaçante qui soulignait ces paroles devait troubler l'imagination du méridional ; mais, ici, il fut seulement vexé de ce mot de « bonhomme » jeté à son embonpoint grisonnant et du brusque départ de la jeune fille juste au moment où il allait se nommer, jouir de sa stupéfaction.
Il fit quelques pas dans la direction où le groupe s'éloignait, entendit une rumeur confuse, les toux, les éternuements des touristes attroupés qui attendaient avec impatience le lever du soleil, quelques-uns des plus braves grimpés sur un petit belvédère dont les montants, ouatés de neige, se distinguaient en blanc dans la nuit finissante.
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Une lueur commençait à éclaircir l'Orient, saluée d'un nouvel appel de cor des Alpes et de ce « ah ! » soulagé que provoque au théâtre le troisième coup pour lever le rideau. Mince comme la fente d'un couvercle, elle s'étendait, cette lueur, élargissait l'horizon; mais en même temps montait de la vallée un brouillard opaque et jaune, une buée plus pénétrante et plus épaisse à mesure que le jour venait. C'était comme un voile entre la scène et les spectateurs.
Il fallait renoncer aux gigantesques effets annoncés sur les Guides. En revanche, les tournures hétéroclites des danseurs de la veille arrachés au sommeil se découpaient en ombres chinoises, falotes et cocasses ; des châles, des couvertures, jusqu'à des courtines délit, les recouvraient. Sous des coiffures variées, bonnets de soie ou de coton, capelines, toques, casquettes à oreilles, c'étaient des faces effarées, bouffies, des têtes de naufragés perdus sur un îlot en pleine mer et guettant une voile au large de tous leurs yeux écarquilles.
Et rien, toujours rien !
Pourtant certains s'évertuaient à distinguer des cimes dans un élan de bonne volonté et, tout en haut du belvédère, on entendait les gloussements de la famille péruvienne serrée autour d'un grand diable, vêtu jusqu'aux pieds de son ulster à carreaux, qui détaillait imperturbablement l'invisible panorama des Alpes bernoises, nommant et désignant à voix haute les sommets perdusdans la brume :
— Vous voyez à gauche le Finsteraarhorn, quatre mille deux cent soixante-quinze mètres... le Schreckhorn, le Wetterhorn, le Moine, la Jungfrau, dont je signale à ces demoiselles les proportions élégantes...
— Bé! vrai, en voilà un qui ne manque pas de
168 TARTARIN SUR LES ALPES
toupet!... se dit le Tarasconnais; puis, à la réflexion :
— Je connais cette voix, pas mouains.
Il reconnaissait surtout l'accent, cet assent du Midi qui se distingue de loin comme l'odeur de l'ail ; mais tout préoccupé de retrouver sa jeune inconnue, il ne s'arrêta pas, continua d'inspecter les groupes sans succès. Elle avait dû rentrer à l'hôtel, comme ils faisaient tous, fatigués de rester à grelotter, à battre la semelle.
Des dos ronds, des tartans dont les franges balayaient la neige s'éloignaient, disparaissaient dans le brouillard de plus en plus épaissi. Bientôt, il ne resta plus, sur le plateau froid et désolé d'une aube grise, que Tartarin et le joueur de cor des Alpes qui continuait à souffler mélancoliquement dans l'énorme bouquin, comme un chien qui aboie à la lune.
C'était un petit vieux à longue barbe, coiffé d'un chapeau tyrolien orné de glands verts lui tombant dans le dos, et portant, comme toutes les casquettes de service de l'hôtel, le Regina montium en lettres dorées. Tartarin s'approcha pour lui donner son pourboire, ainsi qu'il l'avait vu faire aux autres touristes.
— Allons nous coucher, mon vieux, dit-il; et, lui tapant sur l'épaule avec sa familiarité tarasconnaise :
— Une fière blague, que! le soleil du Rigi.
Le vieux continua de souffler dans sa corne, achevant sa ritournelle à trois notes avec un rire muet qui plissait le coin de ses yeux et secouait les glands verts de sa, coiffure.
Tartarin, malgré tout, ne regrettait pas sa nuit. La rencontre de la jolie blonde le dédommageait du sommeil interrompu, car, tout près de la cinquantaine, il avait encore le coeur chaud, l'imagination romanesque, un ardent foyer de vie. Remonté chez lui, les yeux fermés
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pour se rendormir, il croyait sentir dans sa main le petit soulier menu si léger, entendre les petits cris sautillants de la jeune fille : « Est-ce vous, Manilof?... »
Sonia... quel joli nom!... Elle était Russe certainement; et ces jeunes gens voyageant avec elle, des amis de son frère, sans doute... Puis tout se brouilla, le joli minois frisé en or alla rejoindre d'autres visions flottantes et assoupies, pentes du Rigi, cascades en panaches ; et bientôt le souffle héroïque du grand homme, sonore et rythmé, emplit la petite chambre et une bonne partie du corridor...
Au moment de descendre, sur le premier coup du déjeuner, Tartarin s'assurait que sa barbe était bien brossée et qu'il n'avait pas trop mauvaise mine dans son costume d'alpiniste, quand tout à coup il tressaillit. Devant lui, grande ouverte et collée à la glace par deux pains à cacheter, une lettre anonyme étalait les menaces suivantes :
« Français du diable, ta défroque te cache mal. On te fait grâce encore ce coup-ci, mais si tu te retrouves sur notre passage, prends garde. »
Ébloui, il relut deux ou trois fois sans comprendre. A qui, à quoi prendre garde? Comment cette lettre était-elle venue là? Évidemment pendant son sommeil, car il ne l'avait pas aperçue au retour de sa promenade aurorale. Il sonna la fille de service, une grosse face blafarde et plate, trouée de petite vérole, un vrai pain de gruyère, dont il ne put rien tirer d'intelligible sinon qu'elle était de « pon famille » et n'entrait jamais dans les chambres pendant que les messieurs y étaient.
— Quelle drôle de chose, pas moins ! disait Tartarin
170 TARTARIN SUR LES ALPES
tournant et retournant sa lettre, très impressionné. Un moment le nom de Costecalde lui traversa l'esprit : Costecalde instruit de ses projets d'ascension et essayant de l'en détourner par des manoeuvres, des menaces. A la réflexion, cela lui parut invraisemblable, il finit par se persuader que cette lettre était une farce... peut-être les petites misses qui lui riaient au nez de si bon coeur... elles sont si libres, ces jeunes filles anglaises et américaines !
Le second coup sonnait. Il cacha la lettre anonyme dans sa poche : « Après tout, nous verrons bien... » Et la moue formidable dont il accompagnait cette réflexion indiquait l'héroïsme de son âme.
Nouvelle surprise en se mettant à table. Au lieu de sa jolie voisine « qu'Amour frise en or », il aperçut le cou de vautour d'une vieille dame anglaise, dont les grands repenties époussetaient la nappe. On disait tout près de lui que la jeune demoiselle et sa société étaient parties par un des premiers trains du matin.
— Cré nom ! je suis floué... fit, tout haut, le ténor italien qui, la veille, signifiait si brusquement à Tartarin qu'il ne comprenait pas le français. Il l'avait donc appris pendant la nuit ! Le ténor se leva, jeta sa serviette et s'enfuit, laissant le méridional complètement anéanti.
Des convives de la veille, il ne restait plus que lui. C'est toujours ainsi, au Rigi-Kulm, où l'on ne séjourne guère que vingt-quatre heures. D'ailleurs le décor était invariable, les compotiers en files séparant les factions. Mais ce matin, les Riz triomphaient en grand nombre, renforcés d'illustres personnages, et les Pruneaux, comme on dit, n'en menaient pas large.
Tartarin, sans prendre parti pour les uns ni pour les autres, monta dans sa chambre avant les manifestations
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du dessert, boucla son sac et demanda sa note; il en avait assez du Regina montium et de sa table d'hôte de sourdsmuets.
Brusquement repris de sa folie alpestre au contact du piolet, des crampons et des cordes dont il s'était réaffublé, il brûlait d'attaquer une vraie montagne, au sommet dépourvu d'ascenseur et de photographie en plein vent. Il hésitait encore entre le Finsteraarhorn plus élevé et la Jungfrau plus célèbre, dont le joli nom de virginale blancheur le ferait penser plus d'une fois à la petite Russe.
En ruminant ces alternatives, pendant qu'on préparait sa note, il s'amusait à regarder, dans l'immense hall lugubre et silencieux de l'hôtel, les grandes photographies coloriées accrochées aux murailles, représentant des glaciers, des pentes neigeuses, des passages fameux et dangereux de la montagne : ici, des ascensionnistes à la file, comme des fourmis en quête, sur une arête de glace tranchante et bleue; plus loin, une énorme crevasse aux parois glauques, en travers de laquelle on a jeté une échelle que franchit une dame sur les genoux, puis un abbé relevant sa soutane.
L'Alpiniste de Tarascon, les deux mains sur son piolet, n'avait jamais eu l'idée de difficultés pareilles; il faudrait passer par là, pas moins ! Tout à coup, il pâlit affreusement. Dans un cadre noir, une gravure, d'après le dessin fameux de Gustave Doré, reproduisait la catastrophe du mont Cervin : Quatre corps humains à plat ventre ou sur le dos, dégringolant la pente presque à pie d'un névé, les bras jetés, les mains qui tâtent, se cramponnent, cherchent la corde rompue qui tenait ce collier de vies et ne sert qu'à les entraîner mieux vers la mort, vers le gouffre
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où le tas va tomber pêle-mêle avec les cordes, les piolets, les voiles verts, tout le joyeux attirail d'ascension devenu soudainement tragique.
— Mâtin ! fit le Tarasconnais parlant tout haut dans son épouvante.
Un maître d'hôtel fort poli entendit son exclamation et crut devoir le rassurer. Les accidents de ce genre devenaient de plus en plus rares; l'essentiel était de ne pas faire d'imprudence et, surtout, de se procurer un bon guide.
Tartarin demanda si on pourrait lui en indiquer un, là, de confiance... Ce n'est pas qu'il eût peur, mais cela vaut toujours mieux d'avoir quelqu'un de sûr.
Le garçon réfléchit, l'air important, tortillant ses favoris : « De confiance... Ah! si monsieur m'avait dit ça plus tôt, nous avions ce matin un homme qui aurait bien été l'affaire... le courrier d'une famille péruvienne...
— Il connaît la montagne ? fit Tartarin d'un air entendu.
— Oh! monsieur, toutes les montagnes... de Suisse, de Savoie, du Tyrol, de l'Inde, du monde entier; il les a toutes faites, il les sait par coeur et vous les raconte, c'est quelque chose!... Je crois qu'on le déciderait facilement... Avec un homme comme celui-là, un enfant irait partout sans danger,
— Où est-il? où pourrais-je le trouver?
— Au Kaltbad, monsieur, où il prépare les chambres de ses voyageurs... Nous allons téléphoner.
Un téléphone, au Rigi !
Ça, c'était le comble. Mais Tartarin ne s'étonnait plus. Cinq minutes après, le garçon revint, rapportant la réponse.
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Le courrier des Péruviens venait de partir pour la Tellsplalte, où il passerait certainement la nuit.
Cette Tellsplatte est une chapelle commémorative, un de ces pèlerinages en l'honneur de Guillaume Tell comme on en trouve plusieurs en Suisse. On s'y rendait beaucoup pour voir les peintures murales qu'un fameux peintre bâlois achevait d'exécuter dans la chapelle...
Par le bateau, il ne fallait guère plus d'une heure, une heure et demie. Tartarin n'hésita pas. Cela lui ferait perdre un jour, mais il se devait de rendre cet hommage à Guillaume Tell, pour lequel il avait une prédilection singulière ; et puis, quelle chance s'il pouvait saisir ce guide merveilleux, le décider à faire la Jungfrau avec lui.
— En route, zou !...
Il paya vite sa note, où le coucher et le lever du soleil étaient comptés à part, ainsi que la bougie et le service, et, toujours précédé de ce terrible bruit de ferraille qui semait la surprise et l'effroi sur son passage, il se rendit à la gare, car redescendre le Rigi à pied, comme il l'avait monté, c'était du temps perdu et, vraiment, faire trop d'honneur à cette montagne artificielle.
IV
SUR LE BATEAU. — IL PLEUT
LE HÉROS TARASCONNAIS SALUE DES MÂNES
LA VÉRITÉ.SUR GUILLAUME TELL
DÉSILLUSION. — TARTARIN DE TARASCON N'A JAMAIS EXISTÉ
« TÉ! EOMPARD »
Il avait laissé la neige au Rigi-Kulm ; en bas, sur le lac, il retrouva la pluie, fine, serrée, indistincte, une vapeur d'eau à travers laquelle les montagnes s'es tompaient, graduées et lointaines, en forme de nuages.
Le « Foehn » soufflait, faisait moutonner le lac où les mouettes volant bas semblaient portées par la vague ; on aurait pu se croire en pleine mer.
Et Tartarin se rappelait sa sortie de Marseille, quinze ans auparavant, lorsqu'il partit pour la chasse au lion, ce soleil sans tache, ébloui de lumière blonde, cette mer bleue, mais bleue comme une eau de teinture, rebroussée par le mistral avec de blancs étincellements de salines, et les clairons des forts, tous les clochers eu branle, ivresse, joie, soleil, féerie du premier voyage !
Quel contraste avec ce pont noir de mouillure, presque désert, sur lequel se distinguaient dans la brume, comme derrière un papier huilé, quelques passagers vêtus d'ulsters, de caoutchoucs informes, et l'homme de la barre immobile à l'arrière, tout encapuchonné dans son caban,
TARTARIN SUR LES ALPES 175
l'air grave et sibyllin au-dessus de cette pancarte en trois langues :
« Défense de parler au timonier. »
Recommandation bien inutile, car personne ne parlait abord du Winkelried, pas plus sur le pont que dans les salons de première et de seconde, bondés de voyageurs aux mines lugubres, dormant, lisant, bâillant, pêle-mêle avec leurs menus bagages semés sur les banquettes. C'est ainsi qu'on se figure un convoi de déportés au lendemain d'un coup d'État.
De temps en temps, le beuglement rauque de la vapeur annonçait l'approche d'une station. Un bruit de pas, de bagages remués, traînait sur le pont. Le rivage sortait de la brume, s'avançait, montrant des pentes d'un vert sombre, des villas grelottant parmi des massifs inondés, des peupliers en lile au bord de routes boueuses le long desquelles de somptueux hôtels s'alignaient avec des lettres d'or sur leurs façades, hôtels Meyer, Millier-, du Lac, et des têtes ennuyées apparaissant aux vitres ruisselantes.
On abordait le ponton de débarquement, des gens descendaient, montaient, également crottés, trempés et silencieux. C'était sur le petit port un va-et-vient de parapluies, d'omnibus vite évanouis. Puis le grand battement des roues faisait mousser l'eau sous leurs palettes et le rivage fuyait, rentrait dans le vague paysage avec les pensions Meyer, Mùller, du Lac, dont les fenêtres, un instant ouvertes, laissaient voir à tous les étages des mouchoirs agités, des bras tendus qui semblaient dire : « Grâce, pitié, emmenez-nous... si vous saviez!... »
Parfois, le Winkelried croisait au passage un autre vapeur avec son nom en lettres noires sur le tambour blanc : Germania..., Guillaume Tell... C'était le même
176 TARTARIN SUR LES ALPES
pont lugubre, les mêmes caoutchoucs miroitants, la même traversée lamentable, que le vaisseau fantôme allât dans ce sens-ci ou dans celui-là, les mêmes regards navrés, échangés d'un bord à l'autre. - Et dire que tous ces gens voyageaient pour leur plaisir, et qu'ils étaient aussi captifs pour leur plaisir, les pensionnaires des hôtels du Lac, Meyer et Mùller !
Ici, comme au Rigi-Kulm, ce qui suffoquait surtout Tartarin, ce qui le navrait, le gelait encore plus que la pluie froide et le ciel sans lumière, c'était de ne pouvoir parler. En bas, il avait bien retrouvé des figures de connaissance, le membre du Jockey avec sa nièce (hum! hum !), l'académicien Astier-Réhu et le professeur Schwanthaler, ces deux implacables ennemis condamnés à vivre côte à côte, pendant un mois, rivés au même itinéraire d'un voyage circulaire Cook, d'autres encore : mais aucun de ces illustres Pruneaux ne voulait reconnaître le Tarasconnais, que son passe-montagne, ses outils de fer, ses cordes en sautoir distinguaient cependant, poinçonnaient d'une façon toute particulière. Tous semblaient honteux du bal de la veille, de l'entraînement inexplicable où les avait jetés la fougue de ce gros homme.
Seule, Mme Schwanthaler était venue vers son danseur, avec sa mine toute rose et riante de petite fée boulotte, et, prenant sa jupe à deux doigts comme pour esquisser un pas de menuet : « Ballir... dantsir... très choli... » disait la bonne dame. Etait-ce un souvenir qu'elle évoquait, ou la tentation de tourner encore en mesure? C'est qu'elle ne le lâchait pas, et Tartarin, pour échapper à son insistance, remontait sur le pont, aimant mieux se tremper jusqu'aux os que d'être ridicule.
Et il en tombait, le ciel était sale! Pour achever de l'assombrir, toute une bande de « l'Armée du Salut »
TARTARIN SUR LES ALPES 177
qu'on venait de prendre à Beckenried, une dizaine de grosses filles à l'air hébété, en robe bleu marine et chapeaux Greenaway, se groupait sous trois énormes parapluies rouges et chantait des versets, accompagnés sur l'accordéon par un homme, une espèce de David-laGamme, long, décharné, les yeux fous. Ces voix aiguës, molles, discordantes comme des cris de mouettes, roulaient, se traînaient à travers la pluie, la fumée noire de la machine que le vent rabattait. Jamais Tartarin n'avait entendu rien de si lamentable.
A Brunnen, la troupe descendit, laissant les poches des voyageurs gonflées de petites brochures pieuses ; et presque aussitôt que l'accordéon et les chants de ces pauvres larves eurent cessé, le ciel se débrouilla, laissa voir quelques morceaux de bleu.
Maintenant, on entrait dans le lac d'Uri assombri et resserré entre de hautes montagnes sauvages, et sur la droite, au pied du Seelisberg, les touristes se montraient le champ de Grùtli, où Melchtal, Fùrst et Stauffacher firent le serment de délivrer leur patrie.
Tartarin, très ému, se découvrit religieusement sans prendre garde à la stupeur environnante, agita même sa casquette en l'air par trois fois, pour rendre hommage aux mânes des héros. Quelques passagers s'y trompèrent et, poliment, lui rendirent son salut.
Enfin la machine poussa un mugissement enroué, répercuté d'un écho à l'autre de l'étroit espace. L'écriteau qu'on accrochait sur le pont à chaque station nouvelle, comme on fait dans les bals publics pour varier les contredanses, annonça Tellsplatto.
On arrivait.
La chapelle est située à cinq minutes du débarcadère, tout au bord du lac, sur la roche même où Guillaume
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Tell sauta, pendant la tempête, de la barque de Gessler. Et c'était pour Tartarin une émotion délicieuse, pendant qu'il suivait le long du lac les voyageurs du Circulaire Cook, de fouler ce sol historique, de se rappeler, de revivre les principaux épisodes du grand drame qu'il connaissait comme sa propre histoire.
De tout temps, Guillaume Tell avait été son type. Quand, à la pharmacie Bézuquet, on jouait aux préférences et que chacun écrivait sous pli cacheté le poète, l'arbre, l'odeur, le héros, la femme qu'il préférait, un de ces papiers portait invariablement ceci :
« L'arbre préféré? —le baobab.
« L'odeur ? — de la poudre.
« L'écrivain ? — Fenimore Cooper.
« Ce que j'aurais voulu être? — Guillaume Tell... »
Et dans la pharmacie, il n'y avait qu'une voix pour s'écrier : « C'est Tartarin ! »
Pensez s'il était heureux et si le coeur lui battait d'arriver devant la chapelle commémorative élevée par la reconnaissance de tout un peuple. Il lui semblait que Guillaume Tell, en personne, allait lui ouvrir la porte, encore trempé de l'eau du lac, son arbalète et ses flèches à la main.
— On n'entre pas... Je travaille... Ce n'est pas le jour... cria de l'intérieur une voix forte doublée par la sonorité des voûtes.
— Monsieur Astier-Réhu, de l'Académie française!...
— Herr doctor-professor Schwanthaler!...
— Tartarin de Tarascon !...
Dans l'ogive au-dessus du portail, le peintre, grimpé sur un échafaudage, parut presque à mi-corps, en blouse de travail, la palette à la main.
— Mon famulus descend vous ouvrir, messieurs, dit-il avec une intonation respectueuse.
TARTARIN SUR LES ALPES 179
— J'en étais sûr, pardi! pensa Tartarin... Je n'avais qu'à me nommer.
Toutefois il eut le bon goût de se ranger et, modestement, n'entra qu'après tout le monde.
Le peintre, gaillard superbe, la tête rutilante et dorée d'un artiste de la Renaissance, reçut ses visiteurs sur l'escalier de bois qui menait à l'étage provisoire installé pour les peintures du haut de la chapelle. Les fresques, représentant les principaux épisodes de la vie de Guillaume Tell, étaient terminées, moins une, la scène de la pomme sur la place d'Altorf. Il y travaillait en ce moment, et son jeune famoulous, — comme il disait, — les cheveux à l'archange, les jambes et les pieds nus sous son sarrau moyen âge, lui posait l'enfant de Guillaume Tell.
Tous ces personnages archaïques, rouges, verts, jaunes, bleus, empilés plus haut que nature dans d'étroites rues, sous des poternes du temps, et faits pour être vus à distance, impressionnaient les spectateurs un peu tristement, mais on était là pour admirer et l'on admira. D'ailleurs, personne n'y connaissait rien.
— Je trouve cela d'un grand caractère ! dit le pontifiant Astier-Réhu, son sac de nuit à la main.
Et Schwanthaler, un pliant sous le bras, ne voulant pas être en reste, cita deux vers de Schiller, dont la moitié resta dans sa barbe de fleuve. Puis les dames s'exclamèrent et, pendant un moment, on n'entendit que des :
— Schôn !... oh ! schon...
— Yes... lovely...
— Exquis, délicieux...
On se serait cru chez le pâtissier. Brusquement une voix éclata, déchira d'une sonnerie de trompette le silence recueilli :
180 TARTARIN SUR LES ALPES
— Mal épaulé, je vous dis... Cette arbalète n'est pas en place...
On se figure la stupeur du peintre en face de l'exorbitant Alpiniste qui, le pic en main, le piolet sur l'épaule, risquant d'assommer quelqu'un à chacune de ses voltes nombreuses, lui démontrait par A + B que le mouvement de son Guillaume Tell n'était pas juste.
— Et je m'y connais, au mouains... Je vous prie de le croire...
— Vous êtes?
— Comment! qui je suis?... fit le Tarasconnais tout à fait vexé. Ce n'était donc pas devant lui que la porte avait cédé ; et redressant sa taille : « Allez demander mon nom aux panthères du Zaccar, aux lions de l'Atlas, ils vous répondront peut-être. »
Il y eut une reculade, un effarement général.
— Mais, enfin, demanda le peintre, en quoi mon mouvement n'est-il pas juste?
— Regardez-moi, té !
Tombant en arrêt d'un double coup de talon qui fit fumer les planches, Tartarin, épaulant son piolet en arbalète, se campa.
— Superbe ! Il a raison... Ne bougez plus... Puis au famulus : « Vite, un carton, du fusain. »
Le fait est que le Tarasconnais était à peindre, trapu, le dos rond, la tête inclinée dans le passe-montagne en mentonnière de casque et son petit oeil flamboyant qui visait le famulus épouvanté.
Imagination, ô magie ! Il se croyait sur la place d'Altorf, en face de son enfant, lui qui n'en avait jamais eu; une flèche dans le goulot de son arbalète, une autre à sa ceinture pour percer le coeur du tyran. Et sa conviction devenait si forte qu'elle se communiquait autour de lui.
TARTARIN SUR LES ALPES 181
— C'est Guillaume Tell!... disait le peintre, accroupi sur un escabeau, poussant son croquis d'une main fiévreuse : « Ah! monsieur, que ne vous ai-je connu plus tôt! vous m'auriez servi de modèle!...
— Vraiment! vous trouvez quelque ressemblance?... fit Tartarin flatté, sans déranger la pose.
Oui, c'est bien ainsi que l'artiste se représentait son héros.
— La tête aussi ?
— Oh! la tête, peu importe... Le peintre s'écartait, regardait son croquis : « Un masque viril, énergique, c'est tout ce qu'il faut, puisqu'on ne sait rien de Guillaume Tell et que probablement il n'a jamais existé. »
De stupeur, Tartarin laissa tomber son arbalète.
— Outre1!... Jamais existé!... Que me dites-vous là ?
— Demandez à ces messieurs...
Astier-Réhu solennel, ses trois mentons sur sa cravate blanche : « C'est une légende danoise. »
— Islândische ?... affirma Schwanthaler non moins majestueux.
— Saxo Grammaticus raconte qu'un vaillant archer appelé Tobe ou Palnatoke...
— Es ist in der Vilkinasaga geschrieben...
Ensemble :
fut condamné par le roi de Danemark, Harold aux dents bleues...
dass der Islândische Kônig Necding...
L'oeil fixe, le bras tendu, sans se regarder ni se comprendre, ils parlaient à la fois, comme en chaire, de ce
4 « Outre » et « boufre » sont des jurons tarasconnais d'étymologie mystérieuse. Les dames elles-mêmes s'en servent parfois, mais en y ajoutant une atténuation : « Outre!... que vous me feriez dire. »
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ton doctoral, despotique, du professeur sûr de n'être jamais contesté. Ils s'échauffaient, criant des noms, des dates : Justinger de Berne! Jean de Winterthur !...
Et peu à peu, la discussion devint générale, agitée, furieuse, parmi les visiteurs. On brandissait des pliants, des parapluies, des valises, et le malheureux artiste allait de l'un à l'autre, prêchant la concorde, tremblant pour la solidité de son échafaudage. Quand la tempête fut apaisée, il voulut reprendre son croquis et chercher le mystérieux Alpiniste, celui dont les panthères du Zaccar et les lions de l'Atlas seuls auraient pu dire le nom ; l'Alpiniste avait disparu.
Il grimpait maintenant à grands pas furieux un petit chemin à travers des bouleaux et des hêtres vers l'hôtel de la Tellsplatte où le courrier des Péruviens devait passer la nuit, et, sous le coup de sa déception, parlait tout haut, enfonçait rageusement son alpenstock dans la sente détrempée.
Jamais existé, Guillaume Tell ! Guillaume Tell, une légende ! Et c'est le peintre chargé de décorer la Tellsplatte qui lui disait cela tranquillement. Il lui en voulait comme d'un sacrilège, il en voulait aux savants, à ce siècle nieur, démolisseur, impie, qui ne respecte rien, ni gloire, ni grandeur, coquin de sort !
Ainsi, dans deux cents, trois cents ans, lorsqu'on parlerait de Tartarin, il se trouverait des Astier-Réhu, des Schwanthaler pour soutenir que Tartarin n'avait jamais existé ; une légende provençale ou barbaresque ! Il s'arrêta suffoqué par l'indignation et la raide montée, s'assit sur un banc rustique.
On voyait de là le lac entre les branches, les murs blancs de la chapelle comme un mausolée neuf. Un mugissement de vapeur, avec le clapotis de l'abordage,
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annonçait encore l'arrivée de nouveaux visiteurs. Ils se groupaient au bord de l'eau, le Guide en main, s'avançaient avec des gestes recueillis, des bras tendus qui racontaient la légende. Et tout à coup, par un brusque revirement d'idées, le comique de la chose lui apparut.
Il se représentait toute la Suisse historique vivant sur ce héros imaginaire, élevant des statues, des chapelles en son honneur sur les placettes des petites villes et dans les musées des grandes, organisant des fêtes patriotiques où l'on accourait, bannières en tête, de tous les cantons ; et des banquets, des toasts, des discours, des hurrahs, des chants, les larmes gonflant les poitrines, tout cela pour le grand patriote que tous savaient n'avoir jamais existé.
Vous parlez de Tarascon, en voilà une tarasconnade, et comme jamais, là-bas, il ne s'en est inventé de pareille !
Remis en belle humeur, Tartarin gagna en quelques solides enjambées la grand'route de Fluelen au bord de laquelle l'hôtel de la Tellsplatte étale sa longue façade à volets verts. En attendant la cloche du dîner, les pensionnaires marchaient de long en large devant une cascade en rocaille, sur la route ravinée où s'alignaient des berlines, brancards à terre, parmi les flaques d'eau mirées d'un couchant couleur de cuivre.
Tartarin s'informa de son homme. On lui apprit qu'il était à table : « Menez-moi vers lui, zou! » et ce fut dit d'une telle autorité que, malgré la respectueuse répugnance qu'on témoignait pour déranger un si important personnage, une servante mena l'Alpiniste par tout l'hôtel, où son passage souleva quelque stupeur, vers le précieux courrier, mangeant à part, dans une petite salle sur la cour.
— Monsieur, dit Tartarin en entrant, son piolet sur l'épaule, excusez-moi si...
184 TARTARIN SUR LES ALPES
Il s'arrêta stupéfait, pendant que le courrier, long, sec, la serviette au menton dans le nuage odorant d'une assiettée de soupe chaude, lâchait sa cuiller.
— Vé! Monsieur Tartarin...
— Té! Bompard.
C'était Bompard, l'ancien gérant du Cercle, bon garçon, mais affligé d'une imagination fabuleuse qui l'empêchait de dire un mot de vrai et l'avait fait surnommer à Tarascon, l'Imposteur. Qualifié d'imposteur, à Tarascon, jugez ce que cela doit être ! Et voilà le guide incomparable, le grimpeur des Alpes, de l'Himalaya, des monts de la Lune !
— Oh! alors, je comprends..., fit Tartarin un peu déçu, mais joyeux quand même de retrouver une figure du pays et le cher, le délicieux accent du Cours.
— Différemment, monsieur Tartarin, vous dînez avec moi, que?
Tartarin s'empressa d'accepter, savourant le plaisir de s'asseoir à une petite table intime, deux couverts face à face, sans le moindre compotier litigieux, de pouvoir trinquer, parler en mangeant, et en mangeant d'excellentes choses, soignées et naturelles, car MM. les courriers sont admirablement traités par les aubergistes, servis à part, des meilleurs vins, des mets d'extra.
Et il y en eut des « au moins, pas moins, différemment! ».
— Alors, mon bon, c'est vous que j'entendais cette nuit, là-haut, sur la plate-forme?...
— Eh ! parfaitemam... Je faisais admirer à ces demoiselles... C'est beau, pas vrai, ce soleil levant sur les Alpes ?
— Superbe ! fit Tartarin, d'abord sans conviction, pour ne pas le contrarier, mais emballé au bout d'une
TARTARIN SUR LES ALPES 185
minute; et c'était étourdissant d'entendre les deux Tarasconnais célébrer avec enthousiasme les splendeurs qu'on découvre du Rigi. On aurait dit Joanne alternant avec Beedeker.
Puis, à mesure que le repas avançait, la conversation devenait plus intime, pleine de confidences, d'effusions, de protestations qui mettaient de bonnes larmes dans leurs yeux de Provence, brillants et vifs, gardant toujours en Jeur facile émotion une pointe de farce et de raillerie. C'est par là seulement que les deux amis se ressemblaient; l'un, aussi sec, mariné, tanné, couturé de ces fronces spéciales aux grimes de profession, que l'autre était petit, râblé, de teint lisse et de sang reposé.
Il en avait tant vu, ce pauvre Bompard, depuis son départ du Cercle ; cette imagination insatiable qui l'empêchait de tenir en place l'avait roulé sous tant de soleils, de fortunes diverses ! Et il racontait ses aventures, dénombrait toutes les belles occasions de s'enrichir qui lui avaient craqué, là, dans la main, comme sa dernière invention d'économiser au budget de la guerre la dépense des godillots... Savez-vous comment?... Oh! mon Dieu, «'est bien simple... en faisant ferrer les pieds des militaires.
— Outre!... dit Tartarin épouvanté.
Bompard continuait, toujours très calme, avec cet air fou à froid qu'il avait :
— Une grande idée, n'est-ce pas? Eh! bé, au ministère, ils ne m'ont seulement pas répondu... Ah! mon pauvre monsieur Tartarin, j'en ai eu de mauvais moments, j'en ai mangé du pain de misère, avant d'être entré au service de la Compagnie...
— La Compagnie?
Bompard baissa la voix discrètement.
186 TARTARIN SUR LES ALPES
— Chut ! tout à l'heure, pas ici... Puis reprenant son intonation naturelle .: « Et autrement, vous autres, à Tarascon, qu'est-ce qu'on fait? Vous ne m'avez toujours pas dit ce qui vous amène dans nos montagnes... »
Ce fut à Tartarin de s'épancher. Sans colère, mais avec cette mélancolie de déclin, cet ennui dont sont atteints en vieillissant les grands artistes, les femmes très belles, tous les conquérants de peuples et de coeurs, il dit la défection de ses compatriotes, le complot tramé pour lui enlever la présidence, et le parti qu'il avait pris de faire acte d'héroïsme, une grande ascension, la bannière tarasconnaise plus haut qu'on ne l'avait jamais plantée, de prouver enfin aux Alpinistes de Tarascon qu'il était toujours digne... toujours digne... L'émotion l'étreignait, il dut se taire ; puis :
— Vous me connaissez, Gonzague... Et rien ne saurait rendre ce qu'il mettait d'effusion, de caresse rapprochante, dans- ce prénom troubadouresque de Bompard. C'était comme une façon de serrer ses mains, de se les mettre plus près du coeur... « Vous me connaissez, que ! Vous savez si j'ai boudé quand il s'est agi de marcher au lion ; et, pendant la guerre, quand nous avons organisé ensemble la défense du Cercle... »
Bompard hocha la tête avec une mimique terrible ; il croyait y être encore.
— Eh bien! mon bon, ce que les lions, ce que des canons Krupp n'avaient pu faire, les Alpes y sont arrivées... J'ai peur.
— Ne dites pas cela, Tartarin !
— Pourquoi? fit le héros avec une grande douceur... Je le dis parce que cela est...
Et tranquillement, sans pose, il avoua l'impression que lui avait faite le dessin de Doré, cette catastrophe du
TARTARIN SUR LES ALPES 187
Cervin restée dans ses yeux. Il craignait des périls pareils; et c'est ainsi qu'entendant parler d'un guide extraordinaire, capable de les lui éviter, il était venu se confier à lui. Du ton le plus naturel, il ajouta :
— Vous n'avez jamais été guide, n'est-ce pas, Gonzague ?
— Hé! si, répondit Bompard en souriant... Seulement, je n'ai pas fait tout ce que j'ai raconté...
— Bien entendu ! approuva Tartarin. Et l'autre, entre ses dents :
— Sortons un moment sur la route, nous serons plus libres pour causer.
La nuit venait, un souffle tiède, humide, roulait des flocons noirs sur le ciel où le couchant avait laissé de vagues poussières grises. Ils allaient à mi-côte, dans la direction de Fluelen, croisant des ombres muettes de touristes affamés qui rentraient à l'hôtel, ombres euxmêmes, sans parler, jusqu'au long tunnel qui coupe la route, ouvert de baies en terrasse du côté du lac.
— Arrêtons-nous ici... entonna la voix creuse de Bompard, qui résonna sous la voûte comme un coup de canon. Et, assis sur le parapet, ils contemplèrent l'admirable vue du lac, des dégringolades de sapins et de hêtres, noirs, serrés, en premier plan ; derrière, des montagnes plus hautes, aux sommets en vagues, puis d'autres encore, d'une confusion bleuâtre comme des nuées ; au milieu, la traînée blanche, à peine visible, d'un glacier figé dans les creux, qui tout à coup s'illuminait de feux irisés, jaunes, rouges, verts. On éclairait la montagne de flammes de bengale.
De Fluelen, des fusées montaient, s'égrenaient en étoiles multicolores, et des lanternes vénitiennes allaient,
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venaient sur le lac dont les bateaux restaient invisibles, promenant de la musique et des gens de fête.
Un vrai décor de féerie dans l'encadrement des murs de granit, réguliers et froids, du tunnel.
— Quel drôle de pays, pas moins, que cette Suisse... s'écria Tartarin.
Bompard se mit à rire.
— Ah! vaï, la Suisse... D'abord, il n'y en a pas, de Suisse !
V
CONFIDENCES SOUS UN TUNNEL
La Suisse, à l'heure qu'il est, vé ! monsieur Tartarin, n'est plus qu'un vaste Kursaal, ouvert de juin en septembre, un casino panoramique, où l'on vient se distraire des quatre parties du monde et qu'exploite une Compagnie richissime à centaines de millions de milliasses, qui a son siège à Genève et à Londres. Il en fallait, de l'argent, figurez-vous bien, pour affermer, peigner et pomponner tout ce territoire, lacs, forêts, montagnes et cascades, entretenir un peuple d'employés, de comparses, et sur les plus hautes cimes installer des hôtels mirobolants, avec gaz, télégraphes, téléphones !...
— C'est pourtant vrai, songe tout haut Tartarin qui se rappelle le Rigi. — Si c'est vrai !... Mais vous n'avez rien vu... Avancez un peu dans le pays, vous ne trouverez pas un coin qui ne soit truqué, machiné comme les dessous de l'Opéra ; des cascades éclairées à giorno, des tourniquets à l'entrée des glaciers et, pour les ascensions, des tas de chemins de fer hydrauliques ou funiculaires, Toutefois, la Compagnie, songeant à sa clientèle d'Anglais et d'Américains grimpeurs, garde à quelques Alpes fameuses, la
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Jungfrau, le Moine, le Finsteraarhorn, leur apparence dangereuse et farouche, bien qu'en réalité, il n'y ait pas plus de risques là qu'ailleurs.
— Pas moins, les crevasses, mon bon, ces horribles crevasses... Si vous tombez dedans ?
— Vous tombez sur la neige, monsieur Tartarin, et vous ne vous faites pas de mal; il y a toujours en bas, au fond, un portier, un chasseur, quelqu'un qui vous relève, vous brosse, vous secoue et gracieusement s'informe : « Monsieur n'a pas de bagages ?... »
— Qu'est-ce que vous me chantez là, Gonzague ? Et Bompard, redoublant de gravité :
— L'entretien de ces crevasses est une des plus grosses dépenses de la Compagnie.
Un moment de silence sous le tunnel dont les environs sont accalmis. Plus de feux variés, de poudre en l'air, de barques sur l'eau ; mais la lune s'est levée et fait un autre paysage de convention, bleuâtre, fluidique, avec des pans d'une ombre impénétrable.
Tartarin hésite à croire son compagnon sur parole. Pourtant il réfléchit à tout ce qu'il a vu déjà d'extraordinaire en quatre jours, le soleil du Rigi, la farce de Guillaume Tell ; et les inventions de Bompard lui paraissent d'autant plus vraisemblables que dans tout Tarasconnais le hâbleur se double d'un gobeur.
— Différemment, mon bon ami, comment expliquezvous ces catastrophes épouvantables... celle du Cervin, par exemple?...
— Il y a seize ans de cela, la Compagnie n'était pas constituée, monsieur Tartarin.
— Mais, l'année dernière encore, l'a'ccident du Wetterhorn, ces deux guides ensevelis avec leurs voyageurs !...
TARTARIN SUR LES ALPES 191
— Il faut bien, té, pardi !... pour amorcer les alpinistes... Une montagne où l'on ne s'est pas un peu cassé la tête, les Anglais n'y viennent plus... Le Wetterhorn périclitait depuis quelque temps ; avec ce petit fait-divers, les recettes ont remonté tout de suite.
— Alors, les deux guides ?...
— Se portent aussi bien que les voyageurs ; on les a seulement fait disparaître, entretenus à l'étranger pendant six mois... Une réclame qui coûte cher, mais la Compagnie est assez riche pour s'offrir cela.
— Écoutez, Gonzague...
Tartarin s'est levé, une main sur l'épaule de l'ancien gérant :
— Vous ne voudriez pas qu'il m'arrivât malheur, que?... Eh bien! parlez-moi franchement... Vous connaissez mes moyens comme alpiniste; ils sont médiocres.
— Très médiocres, c'est vrai !
— Pensez-vous cependant que je puis, sans trop de danger, tenter l'ascension de la Jungfrau ?
— J'en répondrais, ma tête dans le feu, monsieur Tartarin... Vous n'avez qu'à vous fier au guide, vèl
— Et si j'ai le vertige ?
— Fermez les yeux.
— Si je glisse ?
— Laissez-vous faire... C'est comme au théâtre... Il y a des praticables... On ne risque rien...
— Ah ! si je vous avais là pour me le dire, pour me le répéter... Allons, mon brave, un bon mouvement, venez avec moi...
Bompard ne demanderait pas mieux, pécaïré ! mais il a ses Péruviens sur les bras jusqu'à là fin de la saison ; et comme son ami s'étonne de lui voir accepter ces fonctions de courrier, de subalterne :
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— Que voulez-vous, monsieur Tartarin ?... C'est dans notre engagement... La Compagnie a le droit de nous employer comme bon lui semble.
Le voilà comptant sur ses doigts tous ses avatars divers depuis trois ans... guide dans l'Oberland, joueur de cor des Alpes, vieux chasseur de chamois, ancien soldat de Charles X, pasteur protestant sur les hauteurs...
— Qu'es aco ? demande Tartarin surpris. Et l'autre, de son air tranquille :
— Bé ! oui. Quand vous voyagez dans la Suisse allemande, des fois vous apercevez à des hauteurs vertigineuses un pasteur prêchant en plein air, debout sur une roche ou dans une chaire rustique en tronc d'arbre. Quelques bergers, fromagers, à la main leurs bonnets de cuir, des femmes coiffées et costumées selon le canton, se groupent autour avec des poses pittoresques; et le paysage est joli, des pâturages verts ou frais moissonnés, des cascades jusqu'à la route et des troupeaux aux lourdes cloches sonnant à tous les degrés de la montagne. Tout ça, vé! c'est du décor, de la figuration. Seulement, il n'y a que les employés de la Compagnie, guides, pasteurs, courriers, hôteliers, qui soient dans le secret, et leur intérêt est de ne pas l'ébruiter de peur d'effaroucher la clientèle.
L'Alpiniste reste abasourdi, muet, le comble chez lui de la stupéfaction. Au fond, quelque doute qu'il ait delà véracité de Bompard, il se sent rassuré,plus calme sur les ascensions alpestres, et bientôt l'entretien se fait joyeux. Les deux amis parlent de Tarascon, de leurs bonnes parties de rire d'autrefois, quand on était plus jeune.
— A propos de galéjade 1, dit subitement Tartarin, ils
1 Galéjade, plaisanterie, farce.
TARTARIN SUR LES ALPES 193
m'en ont fait une bien bonne au Rigi-Kulm... Figurezvous que ce matin... et il raconté la lettre piquée à sa glace, la récite avec emphase : « Français du diable... » C'est une mystification, que ?...
— On ne sait pas... Peut-être... dit Bompard qui semble prendre la chose plus sérieusement que lui. Il s'informe si Tartarin, pendant son séjour au Rigi, n'a eu d'histoire avec personne, n'a pas dit un mot de trop.
— Ah ! vaï, un mot de trop ! Est-ce qu'on ouvre seulement la bouche avec tous ces Anglais, Allemands, muets comme des carpes sous prétexte de bonne tenue !
A la réflexion, pourtant, il se souvient d'avoir rivé son clou, et vertement, à une espèce de Cosaque, un certain Mi... Milanof.
— Manilof, corrige Bompard.
— Vous le connaissez ?... De vous à moi, je crois que ce Manilof m'en voulait à cause d'une petite Russe...
— Oui, Sonia... murmure Bompard soucieux.
— Vous la connaissez aussi? Ah ! mon ami, la perle fine, le joli, petit perdreau gris !
— Sonia de Wassilief... C'est elle qui a tué d'un coup de revolver, en pleine rue, le général Felianine, le président du conseil de guerre qui avait condamné son frère à la déportation perpétuelle.
Sonia assassin! cette enfant, cette blondinette... Tartarin ne veut y croire. Mais Bompard précise, donne des détails sur l'aventure, du reste bien connue. Depuis deux ans Sonia habite Zurich, où son frère Boris, échappé de Sibérie, est venu la rejoindre, la poitrine perdue; et, tout l'été, elle le promène au bon air dans la montagne. Le courrier les a souvent rencontrés, escortés d'amis qui sont tous des exilés, des conspirateurs. Les Wassilief, très intelligents, très énergiques, ayant encore quelque
R. VII 13
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fortune, sont à la tête du parti nihiliste avec Bolibine, l'assassin du préfet de' police, et ce Manilof qui, l'an dernier, a fait sauter le palais d'hiver.
— Boufre! dit Tartarin, on a de drôles de voisins au Rigi.
Mais en voilà bien d'une autre. Bompard ne va-t-il pas s'imaginer que la fameuse lettre est venue de ces jeunes gens ; il reconnaît là les procédés nihilistes. Le czar, tous les matins, trouve de ces avertissements, dans son cabinet, sous sa serviette...
— Mais enfin, dit Tartarin en pâlissant, pourquoi ces menaces? Qu'est-ce que je leur ai fait?
Bompard pense qu'on l'a pris pour un espion.
— Un espion, moi !
— Bé oui ! Dans tous les centres nihilistes, à Zurich, à Lausanne, à Genève, la Russie entretient à grands frais une nombreuse surveillance ; depuis quelque temps même, elle a engagé l'ancien chef de la police impériale française avec une dizaine de Corses qui suivent et observent tous les exilés russes, se servent de mille déguisements pour les surprendre. La tenue de l'Alpiniste, ses lunettes, son accent, il n'en fallait pas plus pour le confondre avec un de ces agents.
— Coquin de sort ! vous m'y faites penser, dit Tartarin... ils avaient tout le temps sur leurs talons un sacré ténor italien... Ce doit être un mouchard, bien sûr... Différemment, qu'est-ce qu'il faut que je fasse ?
— Avant tout, ne plus vous trouver sur le chemin de ces gens-là, puisqu'on vous prévient qu'il vous arriverait malheur.
— Ah! vaï, malheur... Le premier qui m'approche, je lui fends la tête avec mon piolet.
Et dans l'ombre du tunnel les yeux du Tarasconnais
TARTARIN SUR LES ALPES 195
s'enflamment. Mais Bompard, moins rassuré que lui, sait que la haine de ces nihilistes est terrible, s'attaque en dessous, creuse et trame. On a beau être un lapin comme le président, allez donc vous méfier du lit d'auberge où l'on couche, de la chaise où l'on s'assied, de la rampe de paquebot qui cédera tout à coup pour une chute mortelle. Et les cuisines préparées, le verre enduit d'un poison invisible.
— Prenez garde au kirsch de votre gourde, au lait mousseux que vous apporte le vacher en sabots. Ils ne reculent devant rien, je vous dis.
— Alors, quoi ? Je suis fichu ! gronde Tartarin ; puis, saisissant la main de son compagnon :
— Conseillez-moi, Gonzague.
Après une minute de réflexion, Bompard lui trace son programme. Partir le lendemain de bonne heure, traverser le lac, le col du Brùnig, coucher le soir à Interlaken. Le jour suivant, Grindelwald et la Petite-Scheideck. Le surlendemain, la Jungfrau ! Puis, en route pour Tarascon, sans perdre une heure, sans se retourner.
— Je partirai demain, Gonzague... fait le héros d'une voix mâle avec un regard d'effroi au mystérieux horizon que recouvre la pleine nuit, au lac qui semble receler pour lui toutes les trahisons dans son calme glacé de pâles reflets...
VI
LE COL DU BRUNIG. - TARTARIN TOMBE AUX MAINS
DES NIHILISTES. — DISPARITION D'UN TÉNOR ITALIEN
ET D'UNE CORDE FABRIQUÉE EN AVIGNON
NOUVEAUX EXPLOITS DU CHASSEUR DE CASQUETTES
PAN! PAN
Mondez... mondez tonc !
— Mais où, que diable, faut-il que je monte ? tout est plein... Ils ne veulent de moi nulle part...
C'était à la pointe extrême du lac des Quatre-Cantons, sur ce rivage d'Alpnach, humide, infiltré comme un delta, où les voitures de la poste s'organisent en convoi et prennent les voyageurs à la descente du bateau pour leur faire traverser le Brùnig.
Une pluie fine, en pointes d'aiguilles, tombait depuis le matin ; et le bon Tartarin, empêtré de son fourniment, bousculé par les postiers, les douaniers, courait de voiture en voiture, sonore et encombrant comme cet hommeorchestre de nos fêtes foraines dont chaque mouvement met en branle un triangle, une grosse-caisse, un chapeau chinois, des cymbales. A toutes les portières l'accueillait le même cri d'effroi, le même « Complet ! » rébarbatif grogné dans tous les dialectes, le même hérissement en boule pour tenir le plus de place possible et empêcher de monter un si dangereux et retentissant compagnon.
TARTARIN SUR LES ALPES 197
Le malheureux suait, haletait, répondait par des « Coquin de hon sort ! » et des gestes désespérés à la clameur impatiente du convoi : « En route ! — All right ! — Andiamo ! — Yorwàrtz ! » Les chevaux piaffaient, les cochers juraient. A la fin le conducteur de la poste, un grand rouge en tunique et casquette plate, s'en mêla luimême, et, ouvrant de force la portière d'un landau à demi couvert, poussa Tartarin, le hissa comme un paquet, puis resta debout et majestueux devant le garde-crotte, la main tendue pour son trinkgeld. ■ Humilié, furieux contre les gens de la voiture qui Taccep taient manu militari,, Tartarin affectait de ne pas les regarder, enfonçait son porte-monnaie dans sa poche, calait son piolet à côté de lui avec des mouvements de mauvaise humeur, un parti pris grossier, à croire qu'il descendait du packet de Douvres à Calais.
— Bonjour, monsieur..., dit une voix douce déjà entendue.
Il leva les yeux, resta saisi, terrifié devant la jolie figure ronde et rose de Sonia, assise en face de lui, sous l'auvent du landau où s'abritait aussi un grand garçon enveloppé de châles, de couvertures, et dont on ne voyait que le front d'une pâleur livide parmi quelques boucles de cheveux menus et dorés comme les tiges de ses lunettes de myope ; le frère, sans doute. Un troisième personnage que Tartarin connaissait trop, celui-là, les accompagnait, Manilof, l'incendiaire du palais impérial.
Sonia, Manilof, quelle souricière !
C'est maintenant qu'ils allaient accomplir leur menace, dans ce col de Brûnig si escarpé, entouré d'abîmes. Et le héros, par une de ces épouvantes en éclair qui montrent le danger à fond, se vit étendu sur la pierraille d'un ravin, balancé au plus haut d'un chêne. Fuir ? où, com-
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ment ? Voici que les voitures s'ébranlaient, détalaient à la file au son de la trompe, une nuée de gamins présentant aux portières des petits bouquets d'edelweiss. Tartarin affolé eut envie de ne pas attendre, de commencer l'attaque en crevant d'un coup d'alpenstock le Cosaque assis à son côté; puis, à la réflexion, il trouva plus prudent de s'abstenir. Évidemment ces gens ne tenteraient leur coup que plus loin, en des parages inhabités; et peut-être aurait-il le temps de descendre. D'ailleurs, leurs intentions ne lui semblaient plus aussi malveillantes. Sonia lui souriait doucement de ses jolis yeux de turquoise, le grand jeune homme pâle le regardait, intéressé, et Manilof, sensiblement radouci, s'écartait obligeamment, lui faisait poser son sac entre eux deux. Avaient-ils reconnu leur méprise en lisant sur le registre du Rigi-Kulm l'illustre nom de Tartarin?... Il voulut s'en assurer et, familier, bonhomme, commença :
— Enchanté de la rencontre, belle jeunesse... seulement, permettez-moi de me présenter... vous ignorez à qui vous avez affaire, vé, tandis que je sais parfaitement qui vous êtes.
— Chut! fit, du bout de son gant de Suède, la petite Sonia toujours souriante, et elle lui montrait sur le siège de la voiture, à côté du conducteur, le ténor aux manchettes et l'autre jeune Russe, abrités sous le même parapluie, riant, causant tous deux en italien.
Entre le policier et les nihilistes, Tartarin n'hésitait pas :
— Connaissez-vous cet homme, au mouains? dit-il tout bas, rapprochant sa tête du frais visage de Sonia et se mirant dans ses yeux clairs, tout à coup farouches et durs tandis qu'elle répondait « oui » d'un battement de cils.
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Le héros frissonna, mais comme au théâtre ; cette délicieuse inquiétude d'épiderme qui vous saisit quand l'action se corse et qu'on se carre dans son fauteuil pour mieux entendre ou regarder. Personnellement hors d'affaire, délivré des horribles transes qui l'avaient hanté toute la nuit, empêché de savourer son café suisse, miel et beurre, et, sur le bateau, tenu loin du bastingage, il respirait à larges poumons, trouvait la vie bonne et cette petite Russe irrésistiblement plaisante avec sa toque de voyage, son jersey montant au cou, serrant les bras, moulant sa taille encore mince, mais d'une élégance parfaite. Et si enfant ! Enfant par la candeur de son rire, le duvet de ses joues et la grâce gentille dont elle étalait le châle sur les genoux de son frère : « Es-tu bien ?... Tu n'as pas froid ? » Comment croire que cette petite main, si fine sous le gant chamois, avait eu la force morale et le courage physique de tuer un homme !
Les autres, non plus, ne semblaient plus féroces ; tous, le même rire ingénu, un peu contraint et douloureux sur les lèvres tirées du malade, plus bruyant chez Manilof qui, tout jeune sous sa barbe en broussaille, avait des explosions d'écolier en vacances, des bouffées de gaieté exubérante.
Le troisième compagnon, celui qu'on appelait Bolibine et qui causait sur le siège avec l'Italien, s'amusait aussi beaucoup, se retournait souvent pour traduire à ses amis des récits que lui faisait le faux chanteur, ses succès à l'Opéra de Pétersbourg, ses bonnes fortunes, les boutons de manchettes que les dames abonnées lui avaient offerts à son départ, des boutons extraordinaires, gravés de trois notes, la, do, ré, l'adoré ; et ce calembour redit dans le landau y causait une telle joie, le ténor lui-même se rengorgeait, frisait si bien sa moustache d'un air bête
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et vainqueur en regardant Sonia, que Tartarin commençait à se demander s'il n'avait pas affaire à de simples touristes, à un vrai ténor.
Mais les voitures, toujours à fond de train, roulaient sur des ponts, longeaient de petits lacs, des champs fleuris, de beaux vergers ruisselants et déserts, car c'était dimanche et les paysans rencontrés avaient tous leurs costumes de fête, les femmes de longues nattes et des chaînes d'argent. On commençait à gravir la route en lacet parmi des forêts de chênes et de hêtres ; peu à peu le merveilleux horizon se déroulait sur la gauche, à chaque détour en étage, des rivières, des vallées d'où montaient des clochers d'église, et, tout au fond, la cime givrée du Finsteraarhorn, blanchissant sous le soleil invisible.
Bientôt le chemin s'assombrit, d'aspect plus sauvage. D'un côté, des ombres profondes, chaos d'arbres plantés en pente, tourmentés et tordus, où grondait l'écume d'un torrent; à droite, une roche immense, surplombante, hérissée de branches jaillies de ses fentes. . On ne riait plus dans le landau ; tous admiraient, la tête levée, essayaient d'apercevoir le sommet de ce tunnel de granit.
— Les forêts de l'Atlas !... Il semble qu'on y est... dit gravement Tartarin ; et sa remarque passant inaperçue, il ajouta : Sans les rugissements du lion, toutefois.
— Vous les avez entendus, monsieur ? demanda Sonia. Entendu le lion, lui!... Puis, avec un doux sourire
indulgent : « Je suis Tartarin de Taraseon, mademoiselle... »
Et voyez un peu ces barbares? il aurait dit: « Je m'appelle Dupont », c'eût été pour eux exactement la même chose.. Ils ignoraient le nom de Tartarin.
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Pourtant, il ne se vexa pas et répondit à la jeune fille qui voulait savoir si le cri du lion lui avait fait peur : « Non, mademoiselle... Mon chameau, lui, tremblait la fièvre entre mes jambes; mais je visitais mes amorces, aussi tranquille que devant un troupeau de vaches... A distance, c'est à peu près le même cri, comme ceci, té! »
Pour donner à Sonia une exacte impression de la chose, il poussait de son creux le' plus sonore un « Meuh... » formidable, qui s'enfla, s'étala, répercuté par l'écho de la roche. Les chevaux se cabrèrent : dans toutes les voitures les voyageurs, dressés, pleins d'épouvante , cherchaient l'accident, la cause d'un pareil vacarme, et reconnaissant l'Alpiniste, dont la capote à demi-rabattue du landau montrait la tête à casque et le débordant harnachement, se demandaient une fois encore : « Quel est donc cet animal-là ? »
Lui, très calme, continuait à donner des détails, la façon d'attaquer la bête, de l'abattre et de la dépecer, le guidon en diamant dont il ornait sa carabine pour tirer sûrement, la nuit. La jeune fille l'écoutait, penchée, avec un petit palpitement de narines très attentif.
— On dit que Bombonnel chasse encore, demanda le frère, l'avez-vous connu ?
— Oui, dit Tartarin sans enthousiasme... C'est un garçon pas maladroit... Mais nous avons mieux que lui.
A bon entendeur, salut ! puis, d'un ton de mélancolie : « Pas moins, ce sont de fortes émotions que ces chasses aux grands fauves. Quand on ne les a plus, l'existence semble vide, on ne sait de quoi la combler. »
Ici, Manilof, qui comprenait le français sans le parler, et semblait écouter le Tarasconnais très curieusement, son front d'homme du peuple coupé d'une grande ride en cicatrice, dit quelques mots en riant à ses amis.
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— Manilof prétend que nous sommes de la même confrérie, expliqua Sonia à Tartarin... Nous chassons comme vous les grands fauves.
— Té ! oui, pardi... les loups, les ours blancs...
— Oui, les loups, les ours blancs et d'autres bêtes nuisibles encore...
Et les rires de recommencer, bruyants, interminables, sur un ton aigu et féroce cette fois, des rires qui montraient les dents et rappelaient à Tartarin en quelle triste et singulière compagnie il voyageait.
Tout à coup, les voitures s'arrêtèrent. La route devenait plus raide et faisait à cet endroit un long circuit pour arriver en haut du Brùnig que l'on pouvait atteindre par un raccourci de vingt minutes à pic dans une admirable forêt de hêtres. Malgré la pluie du matin, les terrains glissants et détrempés, les voyageurs, profitant d'une éclaircie, descendaient presque tous, s'engageaient à la-file dans l'étroit chemin de « schlittage ».
Du landau de Tartarin, qui venait le dernier, les hommes mettaient pied à terre ; mais Sonia, trouvant les chemins trop boueux, s'installait au contraire, et, comme l'Alpiniste descendait après les autres, un peu retardé par son attirail, elle lui dit à mi-voix : « Restez donc, tenez^moi compagnie... » et d'une façon si câline! Le pauvre homme en resta bouleversé, se forgeant un roman aussi délicieux qu'invraisemblable qui fit battre son vieux coeur à grands coups.
Il fut vite détrompé en voyant la jeune fille se pencher anxieuse, guetter Bolibine et l'Italien causant vivement à l'entrée de la schlitte, derrière Manilof et Boris déjà en marche. Le faux ténor hésitait. Un instinct semblait l'avertir de ne pas s'aventurer seul en compagnie de ces trois hommes. Il se décida enfin, et Sonia le regardait
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monter, en caressant sa joue ronde avec un bouquet de cyclamens violâtres, ces violettes de montagnes dont la feuille est doublée delà fraîche couleur des fleurs.
Le landau allait au pas, le cocher descendu marchait en avant avec d'autres camarades, et le convoi échelonnait plus de quinze voitures rapprochées par la perpendiculaire, roulant à vide, silencieusement. Tartarin, très ému, pressentant quelque chose de sinistre, n'osait regarder sa voisine, tant il craignait une parole, un regard qui aurait pu le faire acteur ou tout au moins complice dans le drame qu'il sentait tout proche. Mais Sonia ne faisait pas attention à lui, l'oeil un peu fixe et ne cessant la caresse machinale des fleurs sur le duvet de sa peau.
— Ainsi, dit-elle après un long temps, ainsi vous savez qui nous sommes, moi et mes amis... Eh bien! que pensez-vous de nous ? Qu'en pensent les Français?
Le héros pâlit, rougit. Il ne tenait pas à indisposer par quelques mots imprudents des gens aussi vindicatifs ; d'autre part, comment pactiser avec des assassins? Il s'en tira par une métaphore :
— Différemment, mademoiselle, vous me disiez tout à l'heure que nous étions de la même confrérie, chasseurs d'hydres et de monstres, de despotes et de carnassiers... C'est donc en confrère de Saint-Hubert que je vais répondre... Mon sentiment est que, même contre les fauves, on doit se servir d'armes loyales... Notre Jules Gérard, fameux tueur de lions, employait des balles explosibles...-Moi, je n'admets pas ça et ne l'ai jamais fait... Quand j'allais au lion ou à la panthère, je me plantais devant la bête, face à face, avec une bonne carabine à deux canons, et pan ! pan ! une balle dans chaque oeil.
— Dans chaque oeil!... fit Sonia.
— Jamais je n'ai manqué mon coup.
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Il affirmait, s'y croyait encore.
La jeune fille le regardait avec une admiration naïve, songeant tout haut :
— C'est bien ce qu'il y aurait de plus sûr.
- Un brusque déchirement des branches, de broussailles, et le fourré s'écarta au-dessus d'eux, si vivement, si fermement, que Tartarin, la tête pleine d'aventures de chasse, aurait pu se croire à l'affût dans le Zaccar. Manilof sauta du talus, sans bruit, près de la voiture. Ses petits yeux bridés luisaient dans sa figure tout écorchée par les ronces, sa barbe et ses cheveux en oreille de chien ruisselaient de l'eau des branches. Haletant, ses grosses mains courtes et velues appuyées à la portière, il interpella en russe Sonia, qui, se tournant vers Tartarin, lui demanda d'une voix brève :
— Votre corde... vite...
— Ma... ma corde?... bégaya le héros.
— Vite, vite... on vous la rendra tout à l'heure.
Sans lui fournir d'autre explication, de ses petits doigts gantés elle l'aidait à se défubler de sa fameuse corde fabriquée en Avignon. Manilof prit le paquet en grognant de joie, regrimpa en deux bonds sous le fourré avec une élasticité de chat sauvage.
— Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce qu'ils vont faire?.. Il a l'air féroce... murmura Tartarin, n'osant dire toute sa pensée.
Féroce, Manilof! Ah ! comme on voyait bien qu'il ne le connaissait pas. Nul être n'était meilleur* plus doux, plus compatissant; et comme trait de cette nature exceptionnelle, Sonia, le regard clair et bleu, racontait que son ami venant d'exécuter un dangereux mandat du Comité révolutionnaire et sautant dans le traîneau qui l'attendait pour la fuite, menaçait le cocher de descendre,
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coûte que coûte, s'il continuait à frapper, à surmener sa bête dont la vitesse pourtant le sauvait.
Tartarin trouva le trait digne de l'antique ; puis ayant réfléchi à toutes les vies humaines sacrifiées par ce même Manilof, aussi inconscient qu'un tremblement de terre ou qu'un volcan en fusion, mais qui ne voulait pas qu'on fît du mal à une bête devant lui, il interrogea la jeune fille d'un air ingénu :
— Est-il mort beaucoup de monde dans l'explosion du palais d'hiver ?
— Beaucoup trop, répondit tristement Sonia. Et le seul qui devait mourir a échappé.
Elle resta silencieuse, comme fâchée, et si jolie, la tête basse avec ses grands cils dorés battant sa joue d'un rose pâle. Tartarin s'en voulait de lui avoir fait de la peine, repris par le charme de jeunesse, de fraîcheur épandu autour de l'étrange petite créature.
— Donc, monsieur, la guerre que nous faisons vous semble injuste, inhumaine? Elle lui disait cela de tout près, dans la caresse de son haleine et de son regard ; et le héros se sentait faiblir...
— Vous ne croyez pas que toute arme soit bonne et légitime pour délivrer un peuple qui râle, qui suffoque?...
— Sans doute, sans doute...
La jeune fille, plus pressante à mesure que Tartarin faiblissait :
— Vous parliez de vide à combler, tout à l'heure; ne vous semble-t-il pas qu'il serait plus noble, plus intéressant de jouer sa vie pour une grande cause que de la risquer en tuant des lions, ou en escaladant des glaciers?
— Le fait est... dit Tartarin grisé, la tête perdue, tout angoissé par le désir fou, irrésistible, de prendre et de baiser cette petite main ardente, persuadante, qu'elle
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posait sur son bras comme là-haut, dans la nuit du RigiKulm, quand il lui remettait son soulier. A la fin, n'y tenant plus, et saisissant cette petite main gantée entre les siennes :
— Ecoutez, Sonia, dit-il d'une bonne grosse voix paternelle et familière... Ecoutez, Sonia...
Un brusque arrêt du landau l'interrompit. On arrivait en haut du Brùnig; voyageurs et cochers rejoignaient leurs voitures pour rattraper le temps perdu et gagner, d'un coup de galop, le prochain village où l'on devait déjeuner et relayer. Les trois Russes reprirent leurs places, mais celle de l'Italien resta inoccupée.
— Ce monsieur est monté dans les premières voitures, dit Boris au cocher qui s'informait; et s'adressant à Tartarin dont l'inquiétude était visible :
— Il faudra lui réclamer votre corde ; il a voulu la garder avec lui.
Là-dessus nouveaux rires dans le landau, et reprise, pour le brave Tartarin, des plus atroces perplexités, ne sachant que penser, que croire devant la belle humeur et la mine ingénue des prétendus assassins. Tout en enveloppant son malade de manteaux, de plaids, car l'air de la hauteur s'avivait encore de la vitesse des voitures, Sonia racontait, en russe, sa conversation avec Tartarin, jetant des pan ! pan ! d'une gentille intonation que répétaient ses compagnons après elle, les uns admirant le héros, Manilof hochant la tête, incrédule.
Le relais !
C'est sur la place d'un grand village, une vieille auberge au balcon de bois vermoulu, à l'enseigne en potence de fer rouillé. La file des voitures s'arrête là, et, pendant qu'on dételle, les voyageurs affamés se précipitent, envahissent au premier étage une salle peinte en
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vert qui sent le moisi, où la table d'hôte est dressée pour vingt couverts tout au plus. On est soixante, et l'on entend pendant cinq minutes une bousculade effroyable, des cris, des altercations véhémentes entre Riz. et Pruneaux autour des compotiers, au grand effarement de l'aubergiste qui perd la tête comme si, tous les jours à la même heure, la poste ne passait pas, et qui dépêche ses servantes, prises aussi d'un égarement chronique, excellent prétexte à ne servir que la moitié des plats inscrits sur la carte et à rendre une monnaie fantaisiste, où les sous blancs de Suisse comptent pour cinquante centimes.
— Si nous déjeunions dans la voiture?... dit,Sonia que ce remue-ménage ennuie ; et comme personne n'a le temps de s'occuper d'eux, les jeunes gens se chargent du service. Manilof revient brandissant un gigot froid, Bolibine un pain long et des saucisses ; mais le meilleur fourrier, c'est encore Tartarin. Certes, l'occasion s'offrait belle pour lui de se séparer de ses compagnons dans le brouhaha du relais, de s'assurer tout au moins si l'Italien avait reparu, mais il n'y a pas songé, préoccupé uniquement du déjeuner de la « petite » et de montrer à Manilof et aux autres ce que peut un Tarasconnais débrouillard.
Quand il descend le perron de l'hôtel, grave et le regard fixe, soutenant de ses mains robustes un grand plateau chargé d'assiettes, serviettes, victuailles assorties, Champagne suisse, au casque doré, Sonia bat des mains, le complimente :
— Mais comment avez-vous fait ?
— Je ne sais pas... on s'en tire, té!... Nous sommes tous comme ça, à Tarascon.
Oh ! les minutes heureuses. Il comptera dans la vie du héros, ce joli déjeuner en face de Sonia, presque sur ses
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genoux, dans un décor d'opérette : la place villageoise aux verts quinconces spus lesquels éclatent des dorures, les mousselines des Suissesses en costumes se promenant deux à deux comme des poupées.
Que le pain lui semble bon, et quelles savoureuses saucisses ! Le ciel lui-même s'est mis de la partie, clément, doux et voilé ; il pleut, sans doute, mais si légèrement, des gouttes perdues, juste de quoi tremper le Champagne suisse, dangereux pour les têtes méridionales.
Sous la véranda de l'hôtel, un quatuor tyrolien, deux géants et deux naines aux haillons éclatants et lourds, qu'on dirait échappés à la faillite d'un théâtre de foire, mêlent leurs coups de gosier: « aou... aou... » au cliquetis des assiettes et des verres. Ils sont laids, bêtes, immobiles, tendant les cordes de leurs cous maigres. Tartarin les trouve délicieux, leur jette des poignées de sous, au grand ébahissement des villageois qui entourent le landau dételé.
— Fife le Vranze ! chevrote une voix dans la foule d'où surgit un grand vieux, vêtu d'un extraordinaire habit bleu à boutons d'argent dont les basques balaient la terre, coiffé d'un shako gigantesque en forme de baquet à choucroute et si lourd avec son grand panache qu'il oblige le vieux à marcher en balançant les bras comme un équilibriste.
— Fieux soltat... carte royale... Charles tix.
Le Tarasconnais, encore aux récits de Bompard, se met à rire, et tout bas en clignant de l'oeil :
— Connu, mon vieux... mais il lui donne quand même une pièce blanche et lui verse une rasade que le vieux accepte en riant et faisant de l'oeil, lui aussi, sans savoir pourquoi. Puis dévissant d'un coin de sa bouche une énorme pipe en porcelaine, il lève son verre et boit « à
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la compagnie ! » ce qui affermit Tartarin dans son opinion qu'ils ont affaire à un collègue de Bompard.
N'importe ! un toast en vaut un autre.
Et, debout dans la voiture, la voix forte, le verre haut, Tartarin se fait venir les larmes aux yeux en buvant d'abord : « à la France, à sa patrie... » puis à la Suisse hospitalière, qu'il est heureux d'honorer publiquement, de remercier pour l'accueil généreux qu'elle fait à tous les vaincus, à tous les exilés. Enfin, baissant la voix, le verre incliné vers ses compagnons de route, il leur souhaite de rentrer bientôt dans leur pays, d'y retrouver de bons parents, des amis sûrs, des carrières honorables et la fin de toutes leurs dissensions ; car on ne peut pas passer sa vie à se dévorer.
Pendant le toast, le frère de Sonia sourit, froid et railleur derrière ses lunettes blondes ; Manilof, la nuque en avant, les sourcils gonflés creusant sa ride, se demande si le gros « barine » ne va pas cesser bientôt ses bavardages, pendant que Bolibine perché sur le siège et faisant grimacer sa.mine falote, jaune et fripée à la tartare, semble un vilain petit singe grimpé sur les épaules du Tarasconnais.
Seule, la jeune fille l'écoute, très sérieuse, essayant de comprendre cet étrange type d'homme. Pense-t-il tout ce qu'il dit? A-t-il fait tout ce qu'il raconte? Est-ce un fou, un comédien, ou seulement un bavard, comme le prétend Manilof qui, en sa qualité d'homme d'action, donne à ce mot une signification méprisante?
L'épreuve se fera tout de suite. Son toast fini, Tartarin vient de se rasseoir, quand un coup de feu, un autre, encore un, partis non loin de l'auberge, le remettent debout tout ému, l'oreille dressée, reniflant la poudre.
— Qui a tiré?... où est-ce?... que se passe-t-il?
R. VII 14
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Dans sa caboche inventive défile tout un drame, l'attaque du convoi à main armée, l'occasion de défendre l'honneur et la vie de cette charmante demoiselle. Mais non, ces détonations viennent simplement du stand, où la jeunesse du village s'exerce au tir tous les dimanches. Et comme les chevaux ne sont pas encore attelés, Tartarin propose négligemment d'aller faire un tour jusquelà. Il a son idée, Sonia la sienne en acceptant. Guidés par le vieux de la garde royale ondulant sous son grand shako, ils traversent la place, ouvrent les rangs de la foule qui les suit curieusement.
Sous son toit de chaume et ses montants de sapins frais équarris, le stand ressemble, en plus rustique, à un de nos tirs forains, avec cette différence qu'ici les amateurs apportent leurs armes, des fusils à baguette d'ancien système et qu'ils manient assez adroitement. Muet, les bras croisés, Tartarin juge les coups, critique tout haut, donne des conseils, mais ne tire pas. Les Russes l'épient et se font signe.
— Pan... pan... ricane Bolibine avec le geste de mettre en joue et l'accent de Tarascon. Tartarin se retourne, tout rouge et bouffant de colère :
— Parfaitemian, jeune homme... Pan... pan... Et autant de fois que vous voudrez.
Le temps d'armer une vieille carabine à double canon qui a dû servir à des générations de chasseurs de chamois... pan!... pan !... C'est fait. Les deux balles sont dans la mouche. Des hurrahs d'admiration éclatent de toutes parts. Sonia triomphe, Bolibine ne rit plus.
— Mais ce n'est rien, cela, dit Tartarin... vous allez voir...
Le stand ne lui suffit plus, il cherche un but, quelque chose à abattre, et la foule recule épouvantée devant cet
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étrange Alpiniste, trapu, farouche, la carabine au poing, proposant au vieux garde royal de lui casser sa pipe entre les dents à cinquante pas. Le vieux pousse des cris épouvantables et s'égare dans la foule que domine son panache grelottant au-dessus des têtes serrées. Pas moins, il faut que Tartarin la loge quelque part, cette balle. « Té, pardi! comme à Tarascon... » Et l'ancien chasseur de casquettes jetant son couvre-chef en l'air, de toutes les forces de ses doubles muscles, tire au vol et le traverse. « Bravo ! » dit Sonia en piquant dans la petite ouverture faite par la balle au drap de la casquette le bouquet de montagne qui tantôt caressait sa joue.
C'est avec ce joli trophée que Tartarin remonte en voiture. La trompe sonne, le convoi s'ébranle, les chevaux détalent à fond de train sur la descente de Brienz, merveilleuse route en corniche, ouverte à la mine au bord des roches et que des boute-roues espacés de deux mètres séparent d'un abîme de plus de mille pieds ; mais Tartarin ne voit plus le danger, il ne regarde pas non plus le paysage, la vallée de Meiringen baignée d'une claire buée d'eau, avec sa rivière aux lignes droites, le lac, des villages qui se massent dans l'éloignement et tout un horizon de montagnes, de glaciers confondus parfois avec les nuées ou se déplaçant aux détours du chemin, s'écartant, se découvrant comme les pièces remuées d'un décor.
Amolli de pensées tendres, le héros admire cette jolie enfant en face de lui, songe que la gloire n'est qu'un demi-bonheur, que c'est triste de vieillir seul par trop de grandeur, comme Moïse, et que cette frileuse fleur du Nord, 'transplantée dans le petit jardin de Tarascon, en égaierait la monotonie, autrement bonne à voir et à respirer que l'éternel baobab, l'arbor gigantea, minuscule-
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ment empoté. Avec ses yeux d'enfant, son large front pensif et volontaire, Sonia le regarde, aussi et rêve : mais sait-on jamais à quoi rêvent les jeunes filles?
VII
LES NUITS DE TARASCON. — OU EST-IL?
ANXIÉTÉ. — LES CIGALES DU COURS REDEMANDENT TARTARIN
MARTYRE D'UN GRAND SAINT TARASCONNAIS
LE CLUB DES ALPINES. — CE QUI SE PASSAIT A LA
PHARMACIE DE LA PLACETTE
A MOI, BÉZUQUET!
— Une lettre, monsieur Bézuquet!... Ça vient de Suisse, vé!... de Suisse! criait le facteur joyeusement de l'autre bout de la placette, agitant quelque chose en l'air et se hâtant dans le jour qui tombait.
Le pharmacien, qui prenait le frais en bras de chemise devant sa porte, bondit, saisit la lettre avec des mains folles, l'emporta dans son antre aux odeurs variées d'élixirs et d'herbes sèches, mais ne l'ouvrit que le facteur parti, lesté et rafraîchi d'un verre du délicieux sirop de cadavre, en récompense de la bonne nouvelle.
Quinze jours que Bézuquet l'attendait, cette lettre de Suisse, quinze jours qu'il la guettait avec angoisse! Maintenant, la voilà. Et rien qu'à regarder la petite écriture trapue et déterminée de l'enveloppe, le nom du bureau de poste : « Interlaken », et le large timbre violet de « l'hôtel Jungfrau, tenu par Meyer », des larmes gonflaient ses yeux, faisaient trembler ses lourdes mous
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taches de corsaire harbaresque où susurrait un petit sïfflotis bon enfant.
« Confidentiel. Déchirer après lecture. »
Ces mots très gros en tête de la page et dans le style télégrammique de la pharmacopée « usage externe, agiter avant de s'en servir », le troublèrent au point qu'il lut tout haut, comme on parle dans les mauvais rêves :
« Ce qui m arrive est épouvantable... »
Du salon à côté où elle faisait son petit somme d'après souper, Mme Bézuquet la mère pouvait l'entendre, ou bien l'élève dont le pilon sonnait à coups réguliers dans le grand mortier de marbre au fond du laboratoire. Bézuquet continua sa lecture à voix basse, la recommença deux ou trois fois, très pâle, les cheveux littéralement dressés. Ensuite un regard rapide autour de lui, et cm cra... voilà la lettre en mille miettes dans la corbeille à papiers; mais on pourrait l'y retrouver, ressouder tous ces bouts ensemble, et pendant qu'il se baisse pour les reprendre, une voix chevrotante appelle :
— Vé, Ferdinand, tu es là?
— Oui, maman... répond le malheureux corsaire, figé de peur, tout son grand corps à tâtons sous le bureau.
—- Qu'est-ce que tu fais, mon trésor?
— Je fais... hé! Je fais le collyre de Mlle Tournatoire.
La maman se rendort, le pilon de l'élève un instant suspendu reprend son lent mouvement de pendule qui berce la maison et la placette assoupies dans la fatigue de cette fin de journée d'été. Bézuquet, maintenant, marche à grands pas devant sa porte, tour à tour rose ou vert selon qu'il passe devant l'un ou l'autre de ses bocaux. Il lève les bras, profère des mots hagards : « Malheureux... perdu... fatal amour... comment le tirer de là! » et, malgré son trouble, accompagne d'un sifflement al-
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lègre la retraite des dragons s'éloignant sous les platanes du Tour de ville.
— Hé ! adieu, Bézuquet... dit une ombre pressée dans le crépuscule couleur de cendre.
— Où allez-vous donc, Pégoulade?
— Au Club, pardi!... séance de nuit... on doit parler de Tartarin et de la présidence... Il faut venir.
— Té, oui! je viendrai... répond brusquement le pharmacien traversé d'une idée providentielle ; il rentre, passe sa redingote, tâte dans les poches pour s'assurer que le passe-partout s'y trouve et le casse-tête américain sans lequel aucun Tarasconnais ne se hasarde par les rues après la retraite. Puis il appelle : « Pascalon... Pascalon... » mais pas trop fort, de peur de réveiller la vieille dame.
Presque enfant et déjà chauve, comme s'il portait tous ses cheveux dans sa barbe frisée et blonde, l'élève Pascalon avait l'âme exaltée d'un séide, le front en dôme, des yeux de chèvre folle, et sur ses joues poupines les tons délicats, croustillants et dorés d'un petit pain de Beaucaire. Aux grands jours des fêtes alpestres, c'est à lui que le Club confiait sa bannière, et l'enfant avait voué au P. C. A. une admiration frénétique, l'adoration brûlante et silencieuse du cierge qui se consume au pied de l'autel en temps de Pâques.
— Pascalon, dit le pharmacien tout bas et de si près qu'il lui enfonçait le crin de sa moustache dans l'oreille,
j'ai des nouvelles de Tartarin... Elles sont navrantes... Et le voyant pâlir :
— Courage, enfant, tout peut encore se réparer... Différemment, je te confie la pharmacie... Si l'on te demande de l'arsenic, n'en donne pas ; de l'opium, n'en donne pas non plus, ni de la rhubarbe... ne donne rien. Si je ne
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suis pas pas rentré à dix heures, couche-toi et mets les boulons. Va !
D'un pas intrépide, il s'enfonça dans la nuit du Tour de ville, sans se.retourner une fois, ce qui permit à Pascalon de se ruer sur la corbeille, de la fouiller de ses mains rageuses et avides, de la retourner enfin sur la basane du bureau pour voir s'il n'y restait pas quelques morceaux de la mystérieuse lettre apportée par le facteur.
Pour qui connaît l'exaltation tarasconnaise, il est aisé de se représenter l'affolement de la petite ville depuis la brusque disparition de Tartarin. Et autrement, pas moins, différemment, ils en avaient tous perdu la tête, d'autant qu'on était en plein coeur d'août et que les crânes bouillaient sous le soleil à faire sauter tous leurs couvercles. Du matin au soir, on ne parlait que de cela en ville, on n'entendait que ce nom : « Tartarin » sur les lèvres pincées des dames à capot, sur la bouche fleurie des grisettes coiffées d'un ruban de velours : « Tartarin, Tartarin... » et dans les platanes du Cours, alourdis de poussière blanche, où les cigales éperdues, vibrant avec la lumière, semblaient s'étrangler de ces deux syllabes : « Tar... tar... tar...tar... tar... »
Personne ne sachant rien, naturellement tout le monde était informé et donnait une explication au départ du président. Il y avait des versions extravagantes. Selon les uns, il venait d'entrer à la Trappe, il avait enlevé la Dugazon; pour les autres, il était allé dans les îles fonder une colonie qui s'appelait Port-Tarascon, ou bien parcourait l'Afrique centrale à la recherche de Livingstone.
— Ah ! vaï, Livingstone !... Voilà deux ans qu'il est mort...
Mais l'imagination tarasconnaise défie tous les calculs
TARTARIN SUR LES ALPES 217
du temps et de l'espace. Et le rare, c'est que ces histoires de Trappe, de colonisation, de lointains voyages, étaient des idées de Tartarin, des rêves de ce dormeur éveillé, jadis communiqués à ses intimes qui ne savaient que croire à cette heure et, très vexés au fond de n'être pas informés, affectaient vis-à-vis de la foule, la plus grande réserve, prenaient entre eux des airs sournois, entendus. Excourbaniès soupçonnait Bravida d'être au courant ; et Bravida disait de son côté : « Bézuquet doit tout savoir. Il regarde de travers comme un chien qui porte un os.»
C'est vrai que le pharmacien souffrait mille morts avec ce secret en cilice qui le cuisait, le démangeait, le faisait pâlir et rougir dans la même minute et loucher continuellement. Songez qu'il était de Tarascon, le malheureux, et dites si, dans tout le martyrologe, il existe un supplice aussi terrible que celui-là : le martyre de saint Bézuquet, qui savait quelque chose, mais ne pouvait rien dire.
C'est pourquoi, ce soir-là, malgré les nouvelles terrifiantes, sa démarche avait on ne sait quoi d'allégé, de plus libre, pour courir à la séance. Enfem/... Il allait parler, s'ouvrir, dire ce qui lui pesait tant ; et dans sa hâte de se délester, il jetait en passant des demi-mots aux promeneurs du Tour de ville. La journée avait été si chaude que, malgré l'heure insolite et l'ombre terrifiante, — huit heures manque un quart au cadran de la commune, — il y avait dehors un monde fou, des familles bourgeoises assises sur les bancs et prenant le bon air pendant que leurs maisons s'évaporaient, des bandes d'ourdisseuses marchant à cinq ou six en se tenant le bras sur une ligne ondulante de bavardages et de rires. Dans tous les groupes, on parlait de Tartarin :
— Et autrement, monsieur Bézuquet, toujours pas de
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lettre?... » demandait-on au pharmacien en l'arrêtant au
passage.
— Si fait, mes enfants, si fait... Lisez le Forum, demain matin...
Il hâtait le pas, mais on le suivait, on s'accrochait à lui, et cela faisait le long du Cours une rumeur, un piétinement de troupeau qui s'arrêta sous les croisées du Club ouvertes en grands carrés de lumière.
Les séances se tenaient dans l'ancienne salle de la bouillotte dont la longue table, recouverte du même drap vert, servait à présent de bureau. Au milieu, le fauteuil présidentiel avec le P. C. A. brodé sur le dossier; à un bout et comme en dépendance, la chaise du secrétaire. Derrière, la bannière se déployait au-dessus d'un long carton-pâte vernissé où les Alpines sortaient en relief avec leurs noms respectifs et leurs altitudes. Des alpenstocks d'honneur incrustés d'ivoire, en faisceaux comme des queues de billard, ornaient les coins, et la vitrine étalait des curiosités ramassées sur la montagne, cristaux, silex, pétrifications, deux oursins, une salamandre.
En l'absence de Tartarin, Costecalde rajeuni, rayonnant, occupait le fauteuil ; la chaise était pour Excourbaniès qui faisait fonction de secrétaire; mais ce diable d'homme, crépu, velu, barbu, éprouvait un besoin de bruit, d'agitation, qui ne lui permettait pas les emplois sédentaires. Au moindre prétexte, il levait les bras, les jambes, poussait des hurlements effroyables, des « ha! ha! ha! » d'une joie féroce, exubérante, que terminait toujours ce terrible cri de guerre en patois tarasconnais : « Fen dé brut!... faisons du bruit... » On l'appelait « le gong » à cause de sa voix de cuivre partant à vous faire saigner les oreilles sous une continuelle détente.
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Çà et là, sur un divan de, crin autour de la salle, les membres du comité.
En première ligne, l'ancien capitaine d'habillement Bravida, que tout le monde, à Tarascon, appelait le Commandant; un tout petit homme, propre comme un sou, qui se rattrapait do sa taille d'enfant de troupe, en se faisant la fête moustachue et sauvage de Vercingétorix.
Puis une longue face creusée et maladive, Pégoulade, le receveur, le dernier naufragé de la Méduse. De mémoire d'homme, il y a toujours eu à Tarascon un dernier naufragé.de la Méduse. Dans un temps, même, on en comptait jusqu'à trois, qui se traitaient mutuellement d'imposteurs et n'avaient jamais consenti à se trouver ensemble. Des trois, le seul vrai, c'était Pégoulade. Embarqué sur la Méduse, avec ses parents, il avait subi le désastre à six mois, ce qui ne l'empêchait pas de le raconter, de visu, dans les moindres détails, la famine, les canots, le radeau, et comment il avait pris à la gorge le commandant qui se sauvait : « Sur ton banc de quart, misérable!... » A six mois, outre!... Assommant, du reste, avec cette éternelle histoire que tout le monde connaissait, ressassait depuis cinquante ans, et dont il prenait prétexte pour se donner un air désolé, détaché de la vie. « Après ce que j'ai vu! » disait-il, et bien injustement, puisqu'il devait à cela son poste de receveur conservé sous tous les régimes.
- Près de lui, les frères Rognonas, jumeaux et sexagénaires, ne se quittant pas, mais toujours en querelle et disant des monstruosités l'un de l'autre; une telle ressemblance que leurs deux vieilles têtes frustes et irrégulières, regardant à l'opposé par antipathie, auraient pu figurer dans un médailler avec IANVS BIFRONS pour exergue.
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De-ci, de-là, le président Bédaride, Barjavel l'avoué, le notaire Cambalalette, et le terrible docteur Tournatoire dont Bravida disait qu'il aurait tiré du sang d'une rave.
Vu la chaleur accablante, accrue par l'éclairage au gaz, ces messieurs siégeaient en bras de chemise, ce qui ôtait beaucoup de solennité à la réunion. Il est vrai qu'on était en petit comité, et l'infâme Costecalde voulait en profiter pour fixer au plus tôt la date des élections, sans attendre le retour de Tartarin. Assuré de son coup, il triomphait d'avance, et lorsque, après la lecture de l'ordre du jour par Excourbaniès, il se leva pour intriguer, un infernal sourire retroussait sa lèvre mince.
— Méfie-toi de celui qui rit avant de parler, murmura le Commandant.
Costecalde, sans broncher, et clignant de l'oeil au fidèle Tournatoire, commença d'une voix fielleuse :
— Messieurs, l'inqualifiable conduite de notre président, l'incertitude où il nous laisse...
— C'est faux!... Le président a écrit...
Bézuquet frémissant se campait devant le bureau; mais, comprenant ce que son attitude avait d'antiréglementaire, il changea de ton et, la main levée selon l'usage, demanda la parole pour une communication pressante.
— Parlez! Parlez!
Costecalde, très jaune, la gorge serrée, lui donna la parole d'un mouvement de tête. Alors, mais alors seulement, Bézuquet commença :
— Tartarin est au pied de la Jungfrau... Il va monter... Il demande la bannière !...
Un silence coupé du rauque halètement des poitrines, du crépitement du gaz ; puis un hurrah formidable, des bravos, des trépignements que dominait le gong d'Ex-
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courbaniès poussant son cri de guerre : « Ah! ah! ah! fen dé brut! » auquel la foule anxieuse répondait du dehors.
Costecalde, de plus en plus jaune, agitait désespérément la sonnette présidentielle; enfin Bézuquet continua, s'épongeant le front, soufflant comme s'il venait de monter cinq étages.
— Différemment, cette bannière que leur président réclamait pour la planter sur les cimes vierges, allait-on la ficeler, l'empaqueter par la grande vitesse comme un simple colis?
— Jamais!... ah! ah! ah!... rugit Excourbaniès.
— Ne vaudrait-il pas mieux nommer une délégation, tirer au sort trois membres du bureau?...
On ne le laissa pas finir. Le temps de dire « zou ! » la proposition de Bézuquet était votée, acclamée, les noms des trois délégués sortis dans l'ordre suivant : 1, Bravida; 2, Pégoulade; 3, le pharmacien.
Le 2 protesta. Ce grand voyage lui faisait peur, si faible et mal portant comme il était, péchère, depuis le sinistre de la Méduse.
— Je partirai pour vous, Pégoulade... gronda Excourbaniès dans une télégraphie de tous ses membres. Quant à Bézuquet, il ne pouvait quitter la pharmacie. Il y allait du salut de la ville. Une imprudence de l'élève, et voilà Tarascon empoisonné, décimé.
— Outre! fit le bureau se levant comme un seul homme.
Bien sûr que le pharmacien ne pouvait partir, mais il enverrait Pascalon, Pascalon se chargerait de la bannière. Cale connaissait! Là-dessus, nouvelles exclamations, nouvelle explosion du gong et, sur le Cours, une telle tempête populaire, qu'Excourbaniès dut se montrer
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à la fenêtre, au-dessus des hurlements que maîtrisa bientôt sa voix sans rivale.
— Mes amis, Tartarin est retrouvé. Il est en train de se couvrir de gloire.
Sans rien ajouter de plus que « Vive Tartarin! » et son cri de guerre lancé à toute gorge, il savoura une minute la clameur épouvantable de toute cette foule sous les arbres du Cours, roulant et s'agitant confuse dans une fumée de poussière, tandis que, sur les branches, tout un tremblement de cigales faisait aller ses petites crécelles comme en plein jour.
Entendant cela, Costecalde, qui s'était approché d'une croisée avec tous les autres, revint vers son fauteuil en chancelant.
— Vé, Costecalde, dit quelqu'un... Qu'est-ce qu'il a?... Comme il est jaune!
On s'élança; déjà le terrible Tournatoire tirait sa trousse, mais l'armurier, tordu par le mal, en une grimace horrible, murmurait ingénument :
— Rien... rien... laissez-moi... Je sais ce que c'est... c'est l'envie !
Pauvre Costecalde, il avait l'air de bien souffrir.
Pendant que se passaient ces choses, à l'autre bout du Tour de ville, dans la pharmacie de la placette, l'élève de Bézuquet, assis au bureau du patron, collait patiemment et remettait bout à bout les fragments oubliés par le pharmacien au fond de la corbeille; mais de nombreux morceaux échappaient à la reconstruction, car voici l'énigme singulière et farouche, étalée devant lui assez pareille à une carte d'Afrique centrale, avec des inanques, des blancs de lerra incognito,, qu'explorait
TARTARIN SUR LES ALPES 223
dans la terreur l'imagination du naïf porte-bannière :
fou d'amour lampe à chalum. conserves de Chicago
peux pas m'arrach nihiliste
à mort condition abom en échange
de son Vous me connaissez-, Ferdi
savez mes idées libérales, mais de là au tzaricide
rribles conséquences Sibérie pendu l'adore
Ah! serrer ta main loya
Tar Tar
VIII
DIALOGUE MÉMORABLE ENTRE LA JUNGFRAU ET TARTARIN
UN SALON NIHILISTE. — LE DUEL AU COUTEAU
DE CHASSE. — AFFREUX CAUCHEMAR
« C'EST MOI QUE VOUS CHERCHEZ, MESSIEURS? »
ÉTRANGE ACCUEIL FAIT PAR L'HOTELIER MEYER A LA
DÉLÉGATION TARASCONNAISE
Comme tous les hôtels chics d'Interlaken, l'hôtel Jungfrau, tenu par Meyer, est situé sur le Hoeheweg, large promenade à la double allée de noyers qui rappelait vaguement à Tartarin son cher Tour de ville, moins le soleil, la poussière et les cigales ; car, depuis une semaine de séjour, la pluie n'avait cessé de tomber.
Il habitait une très belle chambre avec balcon, au premier étage ; et le matin, faisant sa barbe devant la petite glace à main pendue à la croisée, une vieille habitude de voyage, le premier objet qui frappait ses yeux par delà des blés, des luzernes, des sapinières, un cirque de sombres verdures étagées, c'était la Jungfrau sortant des nuages sa cime en corne, d'un blanc pur de neige amoncelée, où s'accrochait toujours le rayon furtif d'un invisible levant. Alors entre l'Alpe rose et blanche et l'Alpiniste de Tarascon, s'établissait un court dialogue qui ne manquait pas de grandeur.
TARTARIN SUR LES ALPES 225
— Tartarin, y sommes-nous ? demandait la Jungfrau sévèrement.
— Voilà, voilà... répondait le héros, son pouce sous le nez, se hâtant de finir sa barbe ; et, bien vite, il atteignait son complet à carreaux d'ascensionniste, au rancart depuis quelques jours, le passait en s'injuriant :
— Coquin de sort! c'est vrai que ça n'a pas de nom... Mais une petite voix discrète et claire montait entre les
myrtes en bordure devant les fenêtres du rez-de-chaussée :
— Bonjour... disait Sonia, le voyant paraître au balcon... Le landau nous attend... dépêchez-vous donc, paresseux...
— Je viens, je viens...
En deux temps il remplaçait sa grosse chemise de laine par du linge empesé fin, ses knickers-bockers de montagne par la jaquette vert-serpent qui, le dimanche, à la musique, tournait la tête à toutes les dames de Tarascon.
Le landau piaffait devant l'hôtel, Sonia déjà installée à côté de son frère, plus pâle et creusé de jour en jour malgré le bienfaisant climat d'Interlaken; mais, au moment de partir, Tartarin voyait régulièrement se lever d'un banc de la promenade et s'approcher, avec le lourd dandinement d'ours de montagne, deux guides fameux de Grindelwald, Rodolphe Kaufmann et Christian Inebnit, retenus par lui pour l'ascension de la Jungfrau et qui, chaque matin, venaient voir si leur Monsieur était disposé.
L'apparition de ces deux hommes aux fortes chaussures ferrées, aux vestes de futaine râpées au dos et sur l'épaule par le sac et les cordes d'ascension, leurs faces naïves et sérieuses, les quatre mots de français qu'ils
R. VII 15
226 TARTARIN SUR LES ALPES
baragouinaient péniblement en tortillant leurs grands chapeaux de feutre, c'était pour Tartarin un véritable supplice. Il avait beau leur dire :
— Ne vous dérangez pas... je vous préviendrai...
Tous les jours, il les retrouvait à la même place et s'en débarrassait par une grosse pièce proportionnée à l'énormité de son remords. Enchantés de cette façon de « faire la Jungfrau », les montagnards empochaient le trinkgeld gravement et reprenaient d'un pas résigné, sous la fine pluie, le chemin de leur Alliage, laissant Tartarin confus et désespéré de sa faiblesse. Puis le grand air, les plaines fleuries reflétées aux prunelles limpides de Sonia, le frôlement d'un petit pied contre sa botte au fond de la voiture... Au diable la Jungfrau ! Le héros ne songeait qu'à ses amours, ou plutôt à la mission qu'il s'était donnée de ramener dans le droit chemin cette pauvre petite Sonia, criminelle inconsciente, jetée par dévouement fraternel hors la loi et hors la nature.
C'était le motif qui le retenait à Interlaken, dans le même hôtel que les Wassilief. A son âge, avec son air papa, il no pouvait songer à se faire aimer de cette enfant; seulement, il la voyait si douce, si bravette, si généreuse envers tous les misérables de son parti, si dévouée pour ce frère que les mines sibériennes lui avaient renvoyé le corps rongé d'ulcères, empoisonné de vert-de-gris, condamné à mort par la phtisie plus sûrement que par toutes les cours martiales ! Il y avait de quoi s'attendrir, allons !
Tartarin leur proposait de les emmener àTarascon, de les installer dans un bastidon plein de soleil aux portes de la ville, cette bonne petite ville où il.ne pleut jamais, où la vie se passe en chansons et en fêtes. Il s'exaltait, esquissait un air de tambourin sur son cha-
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peau, entonnait le gai refrain national sur une mesure de farandole:
Lagadigadeu
La Tarasco, la Tarasco,
LagadigadeU
La Tarasco de Casteù
Mais tandis qu'un sourire ironique amincissait encore les lèvres du malade, Sonia secouait la tête. Ni fêtes ni soleil pour elle, tant que le peuple russe râlerait sous le tyran. Sitôt son frère guéri, — ses yeux navrés disaient autre chose, — rien ne l'empêcherait de retourner là-bas souffrir et mourir pour la cause sacrée.
— Mais, coquin de bon sort! criait le Tarasconnais, après ce tyran-là, si vous le faites sauter, il en viendra un autre... Il faudra donc recommencer... Et les années se passent, vé! le temps du bonheur et des jeunes amours... Sa façon de dire « amour » à la tarasconnaise, avec trois r et les yeux hors du front, amusait la jeune fille; puis, sérieuse, elle déclarait qu'elle n'aimerait jamais que l'homme qui délivrerait sa patrie. Oh ! celuilà, fût-il laid comme Bolibine, plus rustique et grossier que Manilof, elle était prête à se donner toute à lui, à vivre à ses côtés en libre grâce, aussi longtemps que durerait sa jeunesse de femme, et que cet homme voudrait d'elle.
« En libre grâce ! » le mot dont se servent les nihilistes pour qualifier ces unions illégales contractées entre eux par le consentement réciproque. Et de ce mariage primitif, Sonia parlait tranquillement avec son air de vierge, en face du Tarasconnais, bon bourgeois, électeur paisible, tout disposé pourtant à finir ses jours auprès de cette adorable fille, dans ledit état de libre grâce, si elle
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n'y avait mis d'aussi meurtrières et abominables conditions.
Pendant qu'ils devisaient de ces choses extrêmement délicates, des champs, des lacs, des forêts, des montagnes se déroulaient devant eux, et toujours, à quelque tournant, à travers le frais tamis de cette perpétuelle ondée qui suivait le héros dans ses excursions, la Jungfrau dressait sa cime blanche comme pour aiguiser d'un remords la délicieuse promenade. On rentrait déjeuner, s'asseoir à l'immense table d'hôte où les Riz et les Pruneaux continuaient leurs hostilités silencieuses dont se désintéressait absolument Tartarin, assis près de Sonia, veillant à ce que Boris n'eût pas de fenêtre ouverte dans le dos, empressé, paternel, mettant à l'air toutes ses séductions d'homme du monde et ses qualités domestiques d'excellent lapin de choux.
Ensuite, on prenait le thé chez les Russes, dans le petit salon ouvert aurez-de-chaussée devant un bout de jardin, au bord de la promenade. Encore une heure exquise pour Tartarin, de causerie intime à voix basse, pendant que Boris sommeillait sur un divan. L'eau chaude grésillait dans le samovar; une odeur de fleurs mouillées se glissait par l'entre-bâillure de la porte avec le reflet bleu des glycines qui l'encadraient. Un peu plus de soleil, de chaleur, et c'était le rêve du Tarasconnais réalisé, sa petite Russe installée là-bas, près de lui, soignant le jardinet du Baobab.
Tout à coup, Sonia tressautait:
— Deux heures !... Et le courrier?
— On y va, disait le bon Tartarin; et rien qu'à l'accent de sa voix, au geste résolu et théâtral dont il boutonnait sa jaquette, empoignait sa canne, on eût deviné la gravité de cette démarche en apparence assez
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simple, aller à la poste restante chercher le courrier des Wassilief.
Très surveillés par l'autorité locale et la police russe, les nihilistes, les chefs surtout, sont tenus à de certaines précautions, comme de se faire adresser lettres et journaux bureau restant, et sur de simples initiales.
Depuis leur installation à Interlaken, Boris se traînant à peine, Tartarin, pour éviter à Sonia l'ennui d'une longue attente au guichet, sous des regards curieux, s'était chargé à ses risques et périls de cette corvée quotidienne. La poste aux lettres n'est qu'à dix minutes de l'hôtel, dans une large et bruyante rue faisant suite à la'promenade et bordée de cafés, de brasseries, de boutiques pour les étrangers, étalages d'alpenstocks, guêtres, courroies, lorgnettes, verres fumés, gourdes, sacs de voyage, qui semblaient là tout exprès pour faire honte à l'Alpiniste renégat. Des touristes défilaient en caravanes, chevaux, guides, mulets, voiles bleus, voiles verts, avec le brimbalement des cantines à l'amble des bêtes, les pics ferrés marquant le pas contre les cailloux; mais cette fête, toujours renouvelée, le laissait indifférent. Il ne sentait même pas la bise fraîche à goût de neige qui venait de la montagne par bouffées, uniquement attentif à dépister les espions qu'il supposait sur ses traces.
Le premier soldat d'avant-garde, le tirailleur rasant les murs dans la ville ennemie, n'avance pas avec plus de méfiance que le Tarasconnais pendant ce cours trajet de l'hôtel à la. poste. Au moindre coup de talon sonnant derrière les siens, il s'arrêtait attentivement devant les photographies étalées, feuilletait un livre anglais ou allemand pour obliger le policier à passer devant lui; ou bien il se retournait brusquement, dévisageait sous le nez, avec des yeux féroces, une grosse fille d'auberge
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allant aux provisions ou quelque touriste inoffensif, vieux Pruneau de table d'hôte, qui descendait du trottoir, épouvanté, le prenant pour un fou.
A la hauteur du bureau dont les guichets ouvrent assez bizarrement à même la rue, Tartarin passait et repassait, guettait les physionomies avant de s'approcher, puis s'élançait, fourrait sa tête, ses épaules, dans l'ouverture, chuchotait quelques mots indistinctement, qu'on lui faisait toujours répéter, ce qui le mettait au désespoir, et, possesseur enfin du mystérieux dépôt, rentrait à l'hôtel par un grand détour du côté des cuisines, la main crispée au fond de sa poche sur le paquet de lettres et de journaux, prêt à tout déchirer, à tout avaler à la moindre alerte.
Presque toujours Manilof et Bolibine attendaient les nouvelles chez leurs amis; ils ne logeaient pas à l'hôtel, pour plus d'économie et de prudence. Bolibine avait trouvé de l'ouvrage dans une imprimerie, et Manilof, très habile ébéniste, travaillait pour des entrepreneurs. Le Tarasconnais ne les aimait pas; l'un le gênait par ses grimaces, ses airs narquois, l'autre le poursuivait de mines farouches. Pais ils prenaient trop de place dans le coeur do Sonia.
— C'est un héros! disait-elle de Bolibine; et elle racontait que, pendant trois ans, il avait imprimé tout seulunc feuille révolutionnaire en plein coeur dePétersbùurg. Trois ans sans descendre une fois, sans se montrer à une fenêtre, couchant dans un grand placard où la femme qui le logeait l'enfermait tous les soirs avec sa presse clandestine. Et la vie de Manilof, pendant six mois, dans les soussols du Palais d'hiver, guettant l'occasion, dormant, la nuit, sur sa provision de dynamite, ce qui finissait par
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lui donner d'intolérables maux de tête, des troubles nerveux aggravés encore par l'angoisse perpétuelle, les brusques apparitions de la police avertie vaguement qu'il se tramait quelque chose et venant tout à coup surprendre les ouvriers employés au palais. A ses rares sorties, Manilof croisait sur la place de l'Amirauté un délégué du Comité révolutionnaire qui demandait tout bas en marchant :
— Est-ce fait?
— Non, rien encore... disait l'autre sans remuer les lèvres. Enfin, un soir de février, à la même demande dans les mêmes termes, il répondait avec le plus grand calme :
— C'est fait...
Presque aussitôt un épouvantable fracas confirmait ses paroles, et, toutes les lumières du palais s'éteignant brusquement, la place se trouvait plongée dans une obscurité complète que déchiraient des cris de douleur et d'épouvante, des sonneries de clairons, des galopades de soldats et de pompiers accourant avec des civières.
Et Sonia interrompant son récit:
— Est-ce horrible, tant de vies humaines sacrifiées, tant d'efforts, décourage, d'intelligence inutiles?... Non, non, mauvais moyen, ces tueries en masse... Celui qu'on vise échappe toujours... Le vrai procédé, le plus humain, serait d'aller au tzar comme vous alliez au lion, bien déterminé, bien armé, se poster à une fenêtre, une portière de voiture... et quand il passerait...
— Bé oui ! certainemain... disait Tartarin embarrassé, feignant de ne pas saisir l'allusion; et tout de suite il se lançait dans quelque discussion philosophique, humanitaire, avec un des nombreux assistants, car Bolibine et Manilof n'étaient pas les seuls visiteurs des Wassilief. Tous
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les jours se montraient des figures nouvelles, des jeunes gens, hommes ou femmes, aux tournures d'étudiants pauvres, d'institutrices exaltées, blondes et roses, avec le front têtu et le féroce enfantillage de Sonia; des illégaux, des exilés, quelques-uns même condamnés à mort, ce qui ne leur ôtait rien de leur expansion de jeunesse.
Ils riaient, causaient haut, et, la plupart parlant français, Tartarin se sentait vite à l'aise. Ils l'appelaient « l'oncle », devinaient en lui quelque chose d'enfantin, de naïf, qui leur plaisait. Peut-être abusait-il un peu de ses récits de chasse, relevant sa manche jusqu'au biceps pour montrer sur son bras la cicatrice d'un coup de griffe de panthère, ou faisant tâter sous sa barbe les trous qu'y avaient laissés les crocs d'un-lion de l'Atlas; peut-être aussi se familiarisait-il un peu trop vite avec les gens, leur prenant la taille, s'appuyant sur leur épaule, les appelant de leurs petits noms au bout de. cinq minutes qu'on était ensemble :
— Écoutez, Dimitri... Vous me connaissez, Fédor Ivanovitch...
Pas depuis bien longtemps, en tout cas ; mais il leur allait tout de même par sa rondeur, son air aimable, confiant, si désireux de plaire. Ils lisaient des lettres devant lui, combinaient des plans, des mots de passe pour dérouter la police, tout un côté conspirateur dont s'amusait énormément l'imagination du Tarasconnais; et, bien qu'opposé par nature aux actes de violence, il ne pouvait parfois s'empêcher de discuter leurs projets homicides, approuvait, critiquait, donnait des conseils dictés par l'expérience d'un grand chef qui a marché sur le sentier de la guerre, habitué au maniement de toutes les armes, aux luttes corps à corps avec les grands fauves.
TARTARIN SUR LES ALPES 233
Un jour même qu'ils parlaient en sa présence de l'assassinat d'un policier poignardé par un nihiliste au théâtre, il leur démontra que le coup avait été mal porté et leur donna une leçon de couteau :
— Comme ceci, vé! de bas en haut. On né risque pas de se blesser...
Et s'animant à sa propre mimique :
— Une supposition, té! que je tienne votre despote entre quatre-z-yeux, dans une chasse à l'ours. Il est là-bas où vous êtes, Fédor; moi, ici, près du guéridon, et chacun son couteau de chasse... A nous deux, monseigneur, il faut en découdre...
Campé au milieu du salon, ramassé sur ses jambes courtes pour mieux bondir, râlant comme un bûcheron ou un geindre, il leur mimait un vrai combat terminé par son cri de triomphe quand il eut enfoncé l'arme jusqu'à la garde, de bas en haut, coquin de sort ! dans les entrailles de son adversaire.
— Voilà comme ça se joue, mes petits !
Mais quels remords ensuite, quelles terreurs, lorsque échappé au magnétisme de Sonia et de ses yeux bleus, à la griserie que dégageait ce bouquet de têtes folles, il se trouvait seul, en bonnet de nuit, devant ses réflexions et son verre d'eau sucrée de tous les soirs.
Différemment, de quoi se mêlait-il? Ce tzar n'était pas son tzar, en définitive, et toutes ces histoires ne le regardaient guère... Voyez-vous qu'un de ces jours il fût coffré, extradé, livré à la justice moscovite... Boufre! c'est qu'ils ne badinent pas, tous ces cosaques... Et dans l'obscurité de sa chambre d'hôtel, avec cette horrible faculté qu'augmentait la position horizontale, se développaient devant lui, comme sur un de ces « dépliants » qu'on lui donnait aux jours de l'an de son
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enfance, les supplices variés et formidables auxquels il était exposé : Tartarin, dans les mines de vert-de-gris, comme Boris, travaillant, de l'eau jusqu'au ventre, le corps dévoré, empoisonné. Il s'échappe, se cache au milieu des forêts chargées de neige, poursuivi par les Tartares et les chiens dressés pour cette chasse à l'homme. Exténué de froid, de faim, il est repris et finalement pendu entre deux forçats, embrassé par un pope aux cheveux luisants, puant l'eau-de-vie et l'huile de phoque, pendant que là-bas, à Tarascon, dans le soleil, les fanfares d'un beau dimanche, la foule, l'ingrate et oublieuse foule, installe Costecalde rayonnant sur le fauteuil du P. C. A.
C'est dans l'angoisse d'un de ces mauvais rêves qu'il avait poussé son cri de détresse': « A moi, Bézuquet !... » envoyé au pharmacien sa lettre confidentielle toute moite de la sueur du cauchemar. Mais il suffisait du petit bonjour de Sonia Arers sa croisée pour l'ensorceler, le rejeter encore dans toutes les faiblesses de l'indécision.
Un soir, revenant du Kursaal à l'hôtel avec les Wassilief et Bolibine, après deux heures de musique exaltante, le malheureux oublia toute prudence, et le « Sonia, je Arous aime » qu'il retenait depuis si longtemps, il le prononça en serrant le bras qui s'appuyait au sien. Elle ne s'émut pas, le fixa toute pâle sous le gaz du perron où ils s'arrêtaient : « Eh bien! méritez-moi... » dit-elle avec un joli sourire d'énigme, un sourire remontant sur les fines dents blanches. Tartarin allait répondre, s'engager par serment à quelque folie criminelle, quand le chasseur de l'hôtel s'avançant vers lui :
— Il y a du monde pour vous, là-haut... Des messieurs... On vous cherche.
— On me cherche!... Outre!... pourquoi faire? Et
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le numéro 1 du dépliant lui apparut : Tartarin coffré, extradé... Certes, il avait peur, mais son attitude fut héroïque. Détaché vivement de Sonia : « Fuyez, sauvezvous... » lui dit-il d'une voix étouffée. Puis il monta, la tête droite, les yeux fiers, comme à l'échafaud, si ému cependant qu'il était obligé de se cramponner à la rampe.
En s'engageant dans le corridor, il aperçut des gens groupés au fond, devant sa porte, regardant par la serrure, cognant, appelant :
— Hé ! Tartarin !...
Il fit deux pas, et la bouche sèche :
— C'est moi que vous cherchez, messieurs? — Té ! pardi oui, mon président !...
Un petit vieux, alerte et sec, habillé de gris et qui semblait porter sur sa jaquette, son chapeau, ses guêtres, ses longues moustaches tombantes, toute la poussière du Tour de ville, sautait au cou du héros, frottait à ses joues satinées et douillettes le cuir desséché de l'ancien capitaine d'habillement.
— Bravida!... pas possible !... Excourbaniès aussi?... Et là-bas, qui est-ce ?...
Un bêlement répondit : « Cher maî-aî-aître ! » et l'élève s'aArança, cognant aux murs une espèce de longue canne à pêche empaquetée dans le haut, ficelée de papier gris et de toile cirée.
— Hé! vé, c'est Pascalon... Embrassons-nous, petitot... Mais qu'est-ce qu'il porte?... Débarrasse-toi donc!...
— Le papier... ôte le papier !... soufflait le Commandant. L'enfant roula l'enveloppe d'une main prompte, et l'étendard tarasconnais se déploya aux yeux de Tartarin anéanti.
Les délégués se découvrirent.
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— Mon président, — la voix de Bravida tremblait solennelle et rude, — vous avez demandé la bannière, nous vous l'apportons, té !...
Le président arrondissait des yeux gros comme des pommes :
— Moi, j'ai demandé ?...
— Comment! vous n'avez pas demandé?...
— Ah! si, parfaitemiam... dit Tartarin subitement éclairé par le nom de Bézuquet. Il comprit tout, devina le reste, et, s'attendrissant devant l'ingénieux mensonge du pharmacien pour le rappeler au devoir et à l'honneur, il suffoquait, bégayait dans sa barbe courte :
— Ah ! mes enfants, que c'est bon ! quel bien vous me faites...
— Vive le présidam/... glapit Pascalon, brandissant l'oriflamme. Le gong d'Escourbaniès retentit, fit rouler son cri de guerre « Ha! ha! ha! fen dé brut... » jusque dans les cavres de l'hôtel. Des portes s'ouvraient, des têtes curieuses se montraient à tous les étages, puis disparaissaient épouvantées devant cet étendard, ces hommes noirs et velus qui hurlaient des mots étranges, les bras en l'air. Jamais le pacifique hôtel Jungfrau n'avrait subi pareil Aracarme.
— Entrons chez moi, fit Tartarin un peu gêné. Ils tâtonnaient dans la nuit de la chambre, cherchant des allumettes, quand un coup autoritaire frappé à la porte la fit s'ouvrir d'elle-même devant la face rogue, jaune et bouffie de l'hôtelier Meyer. Il allait entrer, mais s'arrêta devant cette ombre où luisaient des yeux terribles, et du seuil, les dents serrées sur son dur accent tudesque :
— Tâchez de vous tenir tranquilles... ou je vous fais tous ramasser par le police...
Un grognement de buffle sortit de l'ombre à ce mot
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brutal de « ramasser ». L'hôtelier recula d'un pas, mais jeta encore : « On sait qui vous êtes, allez ! on a l'oeil sur vous, et moi je ne veux plus de monde comme ça dans ma maison !...
— Monsieur Meyer, dit Tartarin, doucement, poliment, mais très ferme... faites préparer ma note... Ces messieurs et moi nous partons demain matin pour la Jungfrau. »
0 sol natal, ô petite patrie dans la grande ! rien que d'entendre l'accent tarasconnais frémissant avec l'air du pays aux plis d'azur de la bannière, voilà Tartarin délivré de l'amour et de ses pièges, rendu à ses amis, à sa mission, à la gloire.
Maintenant, zou !...
IX
AU CHAMOIS FIDELE
Le lendemain, ce fut charmant, cette route à pied d'Interlaken à Grindehvald, où l'on devait en passant prendre les guides pour la Petite-Scheideck; charmante, cette marche triomphale du P. C. A. rentré dans ses houseaux et vêtements de campagne, s'appuyant d'un côté sur l'épaule maigrelette du commandant Bravida, de l'autre au bras robuste d'Excourbaniès, fiers tous les deux d'encadrer, de soutenir leur cher président, de porter son piolet, son sac, son alpenstock, tandis que, tantôt devant, tantôt derrière ou sur les flancs, gambadait comme un jeune chien le fanatique Pascalon, sa bannière dûment empaquetée et roulée pour éviter les scènes tumultueuses de la Abeille.
La gaieté de ses compagnons, le sentiment du devoir accompli, la Jungfrau toute blanche, là-bas dans le ciel comme une fumée, il n'en fallait pas moins pour faire oublier au héros ce qu'il laissait derrière lui, à tout jamais peut-être et sans un adieu. Aux dernières maisons d'Interlaken, ses paupières se gonflèrent ; et, tout en marchant, il s'épanchait à tour de rôle dans le sein d'Excourbaniès : « Écoutez, Spiridion », ou dans celui
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de BraA'ida : « Vous me connaissez, Placide... » Car, par une ironie de la nature, ce militaire indomptable s'appelait Placide, et Spiridion ce buffle à peau rude, aux instincts matériels.
Malheureusement, la race tarasconnaise, plus galante que sentimentale, ne prend jamais les affaires de coeur au sérieux : « Qui perd une femme et quinze sous, c'est grand dommage de l'argent... » répondait le sentencieux Placide, et Spiridion pensait exactement comme lui; quant à l'innocent Pascalon, il avait des femmes une peur horrible et rougissait jusqu'aux oreilles lorsqu'on prononçait le nom de la Petite-Scheideck devant lui, croyant qu'il s'agissait d'une personne légère dans ses moeurs. Le pauvre amoureux en fut réduit à garder ses confidences et se consola tout seul, ce qui est encore le plus sûr.
Quel chagrin d'ailleurs eût pu résister aux distractions de la route à travers l'étroite, profonde et sombre vallée où ils s'engageaient le long d'une rivière sinueuse, toute blanche d'écume, grondant comme un tonnerre dans l'écho des sapinières qui l'encaissaient, en pente sur ses deux rives !
Les délégués tarasconnais, la tête en l'air, avançaient avec une sorte de terreur, d'admiration religieuse ; ainsi les compagnons de Sindbad le Marin, lorsqu'ils arrivèrent devant les palétuviers, les manguiers, toute la flore géante des côtes indiennes. Ne connaissant que leurs montagnettes pelées et pélrées, ils n'auraient jamais pensé qu'il pût y avoir tant d'arbres à la fois sur des montagnes si hautes.
— Et ce n'est rien, cela... vous verrez la Jungfrau ! disait le P. C. A., qui jouissait de leur émerveillement, se sentait grandir à leurs yeux.
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En même temps, pour égayer le décor, humaniser sa note imposante, des cavalcades les croisaient sur la route, de grands landaus à fond de train avec des voiles flottant aux portières, des têtes curieuses qui se penchaient pour regarder la délégation serrée autour de son chef, et, de distance en distance, les étalages de bibelots en bois sculpté, des fillettes plantées au bord dû chemin, rai des sous leurs chapeaux de paille à grands rubans, dans leurs jupes bigarrées, chantant des choeurs à trois Aroix en offrant des bouquets de framboises et d'edelweiss. Parfois le cor des Alpes envoyait aux montagnes sa ritournelle mélancolique, enflée, répercutée dans les gorges et diminuée lentement, à la façon d'un nuage qui fond en A'apeur.
— C'est beau, on dirait les orgues... murmurait. Pascalon, les yeux mouillés, extasié comme un saint de vitrail. Excourbaniès hurlait sans se décourager et l'écho répétait à perte de son l'intonation tarasconnaise : « Ha!... ha!... ha!... fen dé brut. »
Mais on se lasse après deux heures de marche dans le même décor, fût-il organisé, vert sur bleu, des glaciers dans le fond, et sonore comme une horloge à musiqueLe fracas des torrents, les choeurs à la tierce, les marchands d'objets au couteau, les petites bouquetières, devinrent insupportables à nos gens, l'humidité surtout, cette buée au fond de cet entonnoir, ce sol mou, fleuri de plantes d'eau, où jamais le soleil n'a pénétré.
— Il y a de quoi prendre une pleurésie, disait Bravida retroussant le collet de sa jaquette. Puis la fatigue s'en mêla, la faim, la mauvaise humeur. On ne trouvait pas d'auberge; et, pour s'être bourrés de framboises, Excourbaniès et Bravida commençaient à souffrir cruellement. Pascalon lui-même, cet ange, chargé non seule.
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ment de la bannière, mais du piolet, du sac, de l'alpenstock dont les autres se débarrassaient lâchement sur lui, Pascalon avait perdu sa gaieté, ses vives gambades.
A un tournant de route, comme ils venaient de franchir la Lutschine sur un de ces ponts couverts qu'on trouve dans les pays de grande neige, une formidable sonnerie de cor les accueillit.
— Ah ! val, assez!... assez !... hurlait la délégation exaspérée.
L'homme, un géant, embusqué au bord de la route, lâcha l'énorme trompe en sapin descendant jusqu'à terre et terminée par une boîte à percussion qui donnait à cet instrument préhistorique la sonorité d'une pièce d'artillerie. -
— Demandez-lui donc s'il ne connaît pas une auberge ? dit le président à Excourbaniès qui, avec un énorme aplomb, et un tout petit dictionnaire de poche, prétendait servir d'interprète à la délégation, depuis qu'on était en Suisse allemande. Mais, avant qu'il eût tiré son dictionnaire, le joueur de cor répondait en très bon français :
— Une auberge, messieurs?... mais parfaitement... le Chamois fidèle est tout près d'ici ; permettez-moi de vous y conduire.
Et, chemin faisant, il leur apprit qu'il avait habité Paris, pendant des années, commissionnaire au coin de la rue Vivienne.
— Encore un de la compagnie, parbleu ! pensa Tartarin, laissant ses amis s'étonner. Le confrère de Bompard leur fut du reste fort utile, car, malgré l'enseigne en français, les gens du Chamois fidèle ne parlaient qu'un affreux patois allemand.
Bientôt la délégation tarasconnaise, autour d'une
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énorme omelette aux pommes de terre, recouvra la santé et la belle humeur essentielle aux Méridionaux comme le soleil à leur pays. On but sec, on mangea ferme. Après force toasts portés au président et à son ascension, Tartarin, que l'enseigne de l'auberge intriguait depuis son arrivée, demanda au joueur de cor, cassant une croûte dans un coin de la salle avec eux :
— Vous avez donc du chamois, par ici?... Je croyais qu'il n'en restait plus en Suisse.
L'homme cligna des yeux :
— Ce n'est pas qu'il y en ait beaucoup, mais on pourrait vous en faire voir tout de même.
— C'est lui en faire tirer, qu'il faudrait, vé!... dit Pascalon plein d'enthousiasme... jamais le président n'a manqué son coup.
Tartarin regretta de n'avoir pas apporté sa carabine.
— Attendez donc, je vais parler au patron.
Il se trompa justement que le patron était un ancien
chasseur de chamois ; il offrit son fusil, sa poudre, ses
chevrotines et même de servir de guide à ces messieurs
vers un gîte qu'il connaissait.
— En avant, zou! fit Tartarin, cédant à ses Alpinistes heureux de faire briller l'adresse de leur chef. Un léger retard, après tout ; et la Jungfrau ne perdrait rien pour attendre !...
Sortis de l'auberge par derrière, ils n'eurent qu'à pousser la claire-voie du verger, guère plus grand qu'un jardinet de chef de gare, et se trouvèrent dans la montagne fendue de grandes crevasses rouillées entre les sapins et les ronces.
L'aubergiste avait pris l'avance et les Tarasconnais le voyaient déjà très haut, agitant les bras, jetant des pierres, sans doute pour faire lever la bête. Ils eurent
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beaucoup de mal à le rejoindre par ces pentes rocailleuses et dures, surtout pour des personnes qui sortent de table et qui n'ont pas plus l'habitude de gravir que les bons Alpinistes de Tarascon. Un air lourd, avec cela, une haleine orageuse qui roulait des nuages lentement le long des cimes, sur leur tête.
— Boufre ! geignait Bravida. Excourbaniès grognait :
— Outre!
— Que vous me feriez dire... ajoutait le doux et bêlant Pascalon.
Mais le guide leur ayant, d'un geste brusque, intimé l'ordre de se taire, de ne plus bouger : « On ne parle pas sous les armes », dit Tartarin de Tarascon avec une sévérité dont chacun prit sa part, bien que le président seul fût armé. Ils restaient là debout, retenant leur souffle ; tout à coup Pascalon cria :
— Vé! le chamois, vé...
A cent mètres au-dessus d'eux, les cornes droites, la robe d'un fauve clair, les quatre pieds réunis au bord du rocher, la jolie bête se découpait comme en bois travaillé, les regardant sans aucune crainte. Tartarin épaula méthodiquement, selon son habitude ; il allait tirer, le chamois disparut.
— C'est votre faute, dit le Commandant à Pascalon..; Vous avez sifflé... ça lui a fait peur.
— J'ai sifflé, moi ?
— Alors, c'est Spiridion...
— Ah, vaï ! jamais de la vie.
On avait pourtant entendu un coup de sifflet strident, prolongé. Le président les mit tous d'accord en racontant que le chamois, à l'approche de l'ennemi, pousse un signal aigu par les narines. Ce diable de Tartarin
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connaissait à fond cette chasse comme toutes les autres ! Sur l'appel de leur guide, ils se mirent en route ; mais la pente devenait de plus en plus raide, les roches plus escarpées, avec des fondrières à droite et à gauche. Tartarin tenait la tête, se retournant à chaque instant pour aider les délégués, leur tendre la main ou sa carabine.
—- La main, la main, si ça ne vous fait rien, demandait le bon Bravida qui avait très peur des armes chargées.
Nouveau signe du guide, nouvel arrêt de la délégation, le nez en l'air.
-— Je viens de sentir une goutte ! murmura le Commandant tout inquiet. En même temps la foudre gronda et, plus forte que la foudre, la voix d'Excourbaniès : « A vous, Tartarin ! » Le chamois venait de bondir tout près d'eux, franchissant le ravin comme une lueur dorée, trop vite pour que Tartarin pût épauler, pas assez pour les empêcher d'entendre le long sifflement de ses narines.
— J'en aurai raison, coquin de sort ! dit le président, mais les délégués protestèrent. Excourbaniès, subitement très aigre, lui demanda s'il avait juré de les exterminer.
— Cher maî... aï... aître... bêla timidement Pascalon, j'ai ouï dire que le chamois, lorsqu'on l'accule aux abîmes, se retourne contre le chasseur et devient dangereux.
— Ne l'acculons pas, alors ! fit BraAÏda terrible, la casquette en bataille.
Tartarin les appela poules mouillées. Et brusquement, tandis qu'ils se disputaient, ils disparurent les uns aux yeux des autres dans une épaisse nuée tiède qui sentait le soufre et à travers laquelle ils se cherchaient, s'appelaient.
— Hé ! Tartarin.
— Êtes-vous là, Placide ?
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— Maî... aï... aître !
— Du sang-froid ! du sang-froid !
Une vraie panique. Puis un coup de vent creva le nuage, l'emporta comme une voile arrachée flottant aux ronces, d'où sortit un éclair en zigzag avec un épouvantable coup de tonnerre sous les pieds des voyageurs.
— Ma casquette !... cria Spiridion décoiffé par la tempête, les cheveux tout droits crépitant d'étincelles électriques. Ils étaient en plein coeur de l'orage, dans la forge même de Vulcain. Bravida, le premier, s'enfuit à toute vitesse ; le reste de la délégation s'élançait derrière lui, mais un cri du P. C. A. qui pensait à tout les retint :
— Malheureux... gare à la foudre !...
Du reste, en dehors du danger très réel qu'il leur signalait, on ne pouvait guère courir sur ces pentes abruptes, ravinées, transformées en torrents, en cascades, par toute l'eau du ciel qui tombait. Et le retour fut sinistre, à pas lents sous la folle radée, parmi les courts éclairs suivis d'explosions, avec des glissades, des chutes, des haltes forcées. Pascalon se signait, invoquait tout haut, comme à Tarascon, « sainte Marthe et sainte Hélène, sainte Marie-Madeleine », pendant qu'Excourbaniès jurait : « Coquin de sort! » et que Bravida l'arrièregarde, se retournait saisi d'inquiétude :
— Que diable est-ce qu'on entend derrière nous?... ça siffle, ça galope, puis ça s'arrête... L'idée du chamois furieux, se jetant sur les chasseurs, ne lui sortait pas de l'esprit, à ce vieux guerrier. Tout bas, pour ne pas effrayer les autres, il fit part de ses craintes à Tartarin, qui, bravement, prit sa place à l'arrière-garde et marcha la tête haute, trempé jusqu'aux os, avec la détermination muette que donne l'imminence d'un danger. Par exemple, rentré à l'auberge, lorsqu'il vit ses chers Alpinistes à
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l'abri, en train de s'étriller, de s'essorer autour d'un énorme poêle en faïence, dans la chambre du premier étage où montait l'odeur du grog au Ami commandé, le président s'écouta frissonner et déclara, très pâle :
— Je crois bien que j'ai pris le mal... »
« Prendre le mal ! » expression de terroir, sinistre dans son vague et sa brièveté, qui dit toutes les maladies, peste, choléra, vomito-negro, les noires, les jaunes, les foudroyantes, dont se croit atteint le Tarasconnais à la moindre indisposition.
Tartarin avait pris le mal ! Il n'était plus question de repartir, et la délégation ne demandait que le repos. Vite, on fit bassiner le lit, on pressa le Adn chaud, et, dès le second verre, le président sentit par tout son corps douillet une chaleur, un picotis de bon augure. -Deux oreillers dans le dos, un « plumeau » sur les pieds, son passe-montagne serrant la tête, il éprouvait un bienêtre délicieux à écouter les rugissements de la tempête, dans la bonne odeur de sapin de cette pièce rustique aux murs en bois, aux petites vitres plombées, à regarder ses chers Alpinistes pressés autour du lit, le verre en main, avec les tournures hétéroclites que donnaient à leurs types gaulois, sarrasins ou romains, les courtines, rideaux, tapis dont ils s'étaient affublés, tandis que leurs vêtements fumaient devant le poêle. S'oubliant lui-même, il les questionnait d'une voix dolente :
— Êtes-vous bien, Placide?... Spiridion, vous sembliez souffrir tout à l'heure ?...
Non, Spiridion ne souffrait plus ; cela lui avait passé en voyant le président si malade. Bravida, qui accommodait la morale aux proverbes de son pays, ajouta cyniquement : « Mal de voisin réconforte et même guérit !... » Puis ils parlèrent de leur chasse, s'échauffant au
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souvenir de certains épisodes dangereux, ainsi quand la bête s'était retournée, furieuse ; et sans complicité de mensonge, bien ingénument, ils fabriquaient déjà la fable qu'ils raconteraient au retour.
Soudain, Pascalon, descendu pour aller chercher une nouvelle tournée de grog, apparut tout effaré, un bras nu hors du rideau à fleurs bleues qu'il ramenait contre lui d'un geste pudique à la Polyeucte. Il fut plus d'une seconde sans pouvoir articuler tout bas, l'haleine courte :
— Le chamois !...
— Eh bien, le chamois?...
— Il est en bas, à la cuisine... Il se chauffe !...
— Ah ! vaï...
— Tu badines !...
— Si vous alliez voir, Placide?
Bravida hésitait. Excourbaniès descendit sur la pointe du pied, puis revint presque tout de suite, la figure bouleversée... De plus en plus fort !... le chamois buvait du vin chaud.
On lui devait bien cela, à la pauvre bête, après la course folle qu'elle avait fournie dans la montagne, tout le temps relancée ou rappelée par son maître, qui, d'ordinaire, se contentait de la faire évoluer dans la salle pour montrer aux voyageurs comme elle était d'un facile dressage.
— C'est écrasant ! dit Bravida, n'essayant plus de comprendre, tandis que Tartarin enfonçait le passe-montagne en casque à mèche sur ses yeux pour cacher aux délégués la douce hilarité qui le gagnait en rencontrant à chaque étape, avec ses trucs et ses comparses, la Suisse rassurante de Bompard.
X
L'ASCENSION DELA JUNGF-RAU. — VÉ, LES BOEUFS!
LES CRAMPONS KENNEDY NE MARCHENT PAS
LA LAMPE A CHALUMEAU NON PLUS
APPARITION D'HOMMES MASQUÉS AU CHALET DU CLUB ALPIN
LE PRÉSIDENT DANS LA CREVASSE
IL Y LAISSE SES LUNETTES
SUR LES CIMES! — TARTARIN DEVENU DIEU
Grande affluence, ce matin-là, à l'hôtel Bellevue, sur la Petite-Scheideck. Malgré la pluie et les rafales, on avait dressé les tables dehors, à l'abri de la véranda, parmi tout un étalage d'alpenstocks, gourdes, longuesvues, coucous en bois sculpté, et les touristes pouvaient en déjeunant contempler, à gauche, à quelque deux mille mètres de profondeur, l'admirable vallée de Grindelwald; à droite, celle de Lauterbrunnen ; et en face, à une portée de fusil, semblait-il, les pentes immaculées, grandioses, de la Jungfrau, ses névés, ses glaciers, toute cette blancheur réverbérée illuminant l'air alentour, faisant les verres encore plus transparents, les nappes encore plus blanches.
Mais, depuis un moment, l'attention générale se trouvait distraite par une caravane tapageuse et barbue qui venait d'arriver à cheval, à mulet, à âne, même en chaise à porteurs, et se préparait à l'escalade par un déjeuner
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copieux, plein d'entrain, dont le vacarme contrastait avec les airs ennuyés, solennels, des Riz et Pruneaux très illustres réunis à la Scheideck : lord Ghipendale, le sénateur belge et sa famille, le diplomate austro-hongrois, d'autres encore. On aurait pu croire que tous ces gens barbus attablés ensemble allaient tenter l'ascension, car ils s'occupaient à tour de rôle des préparatifs de départ, se levaient, se précipitaient pour aller faire des recommandations aux guides, inspecter les provisions, et d'un bout de la terrasse à l'autre, ils s'interpellaient de cris terribles :
— Hé ! Placide, vé la terrine si elle est dans le sac !
— N'oubliez pas la lampe à chalumeau, au mouains. Au départ, seulement, on vit qu'il s'agissait d'une
simple conduite, et que, de toute la caravane, un seul allait monter, mais quel un !
— Enfants, y sommes-nous? dit le bon Tartarin d'une voix triomphante et joyeuse où ne tremblait pas l'ombre d'une inquiétude pour les dangers possibles du voyage, son dernier doute sur le truquage de la Suisse s'étant dissipé le matin même devant les deux glaciers de Grindelwald, précédés chacun d'un guichet et d'un tourniquet avec cette inscription : « Entrée du glacier : un franc cinquante. »
Il pouvait donc savourer sans regret ce départ en apothéose, la joie de se sentir regardé, envié, admiré par ces effrontées petites misses à coiffures étroites de jeunes garçons, qui se moquaient si gentiment de lui au RigiKulm et, à cette heure, s'enthousiasmaient en comparant ce petit homme avec l'énorme montagne qu'il allait gravir. L'une faisait son portrait sur un album; celle-ci tenait à honneur de toucher son alpenstock.
— Tchimppègne !... tchimppègne !... s'écria tout à
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coup un long, funèbre Anglais au teint briqueté s'approchant le verre et la bouteille en mains. Puis, après avoir obligé le héros à trinquer :
— Lord Chipendale, sir... Et vô?
— Tartarin de Tarascon.
— Oh! yes... Tarterine... Il était très joli nom pour un cheval... dit le lord, qui devait être quelque fort sportsman d'outre-Manche.
Le diplomate austro-hongrois vint aussi serrer la main de l'Alpiniste entre ses mitaines, se souvenant vaguement de l'avoir entrevu à quelque endroit : .« Enchanté!... enchanté!... » ânonna-t-il plusieurs fois, et ne sachant plus comment en sortir, il ajouta : « Compliments à Madame... » sa formule mondaine pour brusquer les présentations.
Mais les guides s'impatientaient, il fallait atteindre avant le soir la cabane du Club Alpin où l'on couche en première étape, il n'y avait pas une minute à perdre. Tartarin le comprit, salua d'un geste circulaire, sourit paternellement aux malicieuses misses, puis, d'une voix tonnante :
— Pascalon, la bannière !
Elle flotta, les Méridionaux se découvrirent, car on aime le théâtre, à Tarascon; et sur le cri vingt fois répété: « Vive le président!... Vive Tartarin!... Ah! Ah!... fen dé brut... » la colonne s'ébranla, les deux guides en tête, portant le sac, les provisions,, des fagots de bois, puis Pascalon tenant l'oriflamme, enfin le P. C. A. et les délégués, qui devaient l'accompagner jusqu'au glacier du Guggi. Ainsi déployé en procession avec son claquement de drapeau sur ces fonds mouillés, ces crêtes dénudées ou neigeuses, le cortège évoquait vaguement le jour des Morts à la campagne.
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Tout à coup le Commandant cria, fort alarmé :
— Vé, les boeufs !
On voyait quelque bétail broutant l'herbe rase dans les ondulations de terrain. L'ancien militaire avait de ces animaux une peur nerveuse, insurmontable, et, comme on ne pouvait le laisser seul, la délégation dut s'arrêter. Pascalon transmit l'étendard à l'un des guides ; puis, sur une dernière étreinte, des recommandations bien rapides, l'oeil aux vaches :
— Et adieu, que!
— Pas d'imprudence, au mouains..., ils se séparèrent. Quant à proposer au président de monter avec lui, pas un n'y songea ; c'était trop haut, boufre ! A mesure qu'on approchait, cela grandissait encore, les abîmes se creusaient, les pics se hérissaient dans un blanc chaos que l'on eût dit infranchissable. Il valait mieux regarder l'ascension, de la Scheideck.
De sa vie, naturellement, le président du Club des Alpines n'avait mis les pieds sur un glacier. Rien de semblable dans les montagnettes de Tarascon, embaumées et sèches comme un paquet de vétiver; et cependant les abords du Guggi lui donnaient une sensation de déjà vu, éveillaient le souvenir de chasses en Provence, tout au bout de la Camargue, vers la mer. C'était la même herbe toujours plus courte, grillée, comme roussie au feu. Çà et là, des flaques d'eau, des infiltrations trahies de roseaux grêles, puis la moraine, comme une dune mobile de sable, de coquilles brisées, d'escarbilles, et, au bout, le glacier aux vagues bleu-vert, crêtées de blanc, moutonnantes comme des flots silencieux et figés. Le vent qui venait de là, sifflant et dur, avait aussi le mordant, la fraîcheur saluhre des brises de mer.
— Non, merci... J'ai mes crampons... fit Tartarin au
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guide lui offrant des chaussons de laine pour passer sur ses bottes... « Crampons Kennedy... perfectionnés... très commodes... » Il criait comme pour un sourd, afin de se mieux faire comprendre de Christian Inebnit, qui ne savait pas plus de français que son camarade Kaufmann ; et en même temps, assis sur la moraine, il fixait par leurs courroies des espèces de socques ferrés de trois énormes et fortes pointes. Cent fois il les avait expérimentés , ces crampons Kennedy, manoeuvres dans le jardin du baobab ; néanmoins, l'effet fut inattendu. Sous le poids du héros, les pointes s'enfoncèrent dans la glace avec tant de force que toutes les tentatives pour les retirer furent vaines. Voilà Tartarin cloué au sol, suant, jurant, faisant des bras et de l'alpenstock une télégraphie désespérée, réduit enfin à rappeler ses guides qui s'en allaient devant, persuadés qu'ils avaient affaire à un alpiniste expérimenté.
Dans l'impossibilité de le déraciner, on défit les courroies, et, les crampons abandonnés dans la glace remplacés par une paire de chaussons tricotés, le président continua sa route, non sans beaucoup de peine et de fatigue. Inhabile à tenir son bâton, il y butait des jambes, le fer patinait, l'entraînait quand il s'appuyait trop fort ; il essaya du piolet, plus dur encore à manoeuvrer, la houle du glacier s'accentuant à mesure, bousculant l'un par-dessus l'autre ses flots immobiles dans une apparence de tempête furieuse et pétrifiée.
Immobilité apparente, car des craquements sourds, de monstrueux borborygmes, d'énormes quartiers de glace se déplaçant avec lenteur comme les pièces truquées d'un décor, indiquaient l'intérieure vie de toute cette masse figée, ses traîtrises d'élément ; et sous les yeux de l'Alpiniste, au jeté de son pic, des crevasses se fendaient,
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des puits sans fond où les glaçons en débris roulaient indéfiniment. Le héros tomba à plusieurs reprises, une fois jusqu'à mi-corps, dans un de ces goulots verdâtres où ses larges épaules le retinrent au passage.
A le voir si maladroit et en même temps si tranquille et sûr de lui, riant, chantant, gesticulant comme tout à l'heure pendant le déjeuner , les guides s'imaginèrent que le Champagne suisse l'avait impressionné. Pouvaientils supposer autre chose d'un président de Club Alpin, d'un ascensionniste renommé dont ses camarades ne parlaient qu'avec des « Ah ! » et de grands gestes ? L'ayant pris chacun sous un bras avec la fermeté respectueuse de policemen mettant en voiture un fils de famille éméché, ils tâchaient, à l'aide de monosyllabes et de gestes, d'éveiller sa raison aux dangers de la route, à la nécessité de gagner la cabane avant la nuit; le menaçaient des crevasses, du froid, des avalanches. Et, de la pointe de leurs piolets, ils lui montraient l'énorme accumulation des glaces, les névés en mur incliné devant eux jusqu'au zénith dans une réverbération aveuglante.
Mais le bon Tartarin se moquait bien de tout cela : «Ah ! vaï, les crevasses... Ah ! vaï, les avalanches... » et il pouffait de rire en clignant de l'oeil, leur envoyait des coups de coudes dans les côtes pour bien faire comprendre à ses guides qu'on ne l'abusait pas, qu'il était dans le secret de la comédie.
Les autres finissaient par s'égayer à l'entrain des chansons tarasconnaises, et, quand ils posaient une minute sur un bloc solide pour permettre au Monsieur de reprendre haleine, ils yodlaient à la mode suisse, mais pas bien fort, de crainte des avalanches, ni bien longtemps, car l'heure s'avançait. On sentait le soir proche, au froid plus vif et surtout à la décoloration singulière de
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toutes ces neiges, ces glaces, amoncelées, surplombantes, qui, même sous un ciel brumeux, gardent un irisement de lumière, mais, lorsque le jour s'éteint, remonté vers les cimes fuyantes, prennent des teintes livides, spectrales , de monde lunaire. Pâleur, congélation, silence, toute la mort. Et le bon Tartarin , si chaud, si vivant, commençait pourtant à perdre sa verve, quand un cri lointain d'oiseau, le rappel d'une « "perdrix des neiges » sonnant dans cette désolation, fit passer devant ses yeux une campagne brûlée et, sous le couchant couleur de braise, des chasseurs tarasconnais s'épongeant le front, assis sur leurs carniers vides, dans l'ombre fine d'un olivier. Ce souvenir le réconforta.
En même temps, Kaufmann lui montrait au-dessus d'eux quelque chose ressemblant à un fagot de bois sur la neige. « Die Hûlte. » C'était la cabane. Il semblait qu'on dût l'atteindre en quelques enjambées , mais il. fallait encore une bonne demi-heure de marche. L'un des guides alla devant pour allumer le feu. La nuit descendait maintenant, la bise piquait sur le sol cadavérique; et Tartarin, ne se rendant plus bien compte des choses, fortement soutenu par le bras du montagnard, butait, bondissait, sans un fil sec sur la peau malgré l'abaissement de la température. Tout à coup une flamme jaillit à quelques pas, portant une bonne odeur de soupe à l'oignon.
On arrivait.
Rien de plus rudimentaire que ces haltes établies dans la montagne par les soins du Club Alpin suisse. Une seule pièce, dont un plan de bois dur incliné, servant de lit, tient presque tout l'espace, n'en laissant que fort peu pour le fourneau et la table longue clouée au parquet comme les bancs qui l'entourent. Le couvert était déjà
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mis, trois bols, des cuillers d'étain, la lampe à chalumeau pour le café, deux conserves de Chicago ouvertes. Tartarin trouva le dîner délicieux, bien que la soupe à l'oignon empestât la fumée et que la fameuse lampe à chalumeau brevetée, qui devait parfaire son litre de café en trois minutes, n'eût jamais voulu fonctionner.
Au dessert, il chanta : c'était sa seule façon de causer avec ses guides. Il chanta des airs de son pays : la Tarasque, les Filles d'Avignon. Les guides répondaient par des chansons locales en patois allemand : « Mi Vater isch en Appenzeller... aou... aou... » Braves gens aux traits durs et frustes, taillés en pleine roche, avec de la barbe dans, les creux qui semblait de la mousse, de ces yeux clairs habitués aux grands espaces comme en ont les matelots : et cette sensation de la mer et du large qu'il avait tout à l'heure en approchant du Guggi, Tartarin la retrouvait ici, en face de ces marins du glacier, dans cette cabane étroite, basse et fumeuse, vrai entrepont de navire, dans l'égouttement de la neige du toit qui fondait à la chaleur, et les grands coups de vent tombant en paquet d'eau, secouant tout, faisant craquer les planches, vaciller la flamme de la lampe, et s'arrêtant tout à coup sur un silence énorme, monstrueux, de fin du monde.
On achevait de dîner, quand des pas lourds sur le sol opaque, des voix s'approchèrent. Des bourrades violentes ébranlèrent la porte. Tartarin , très ému , regarda ses guides. Une attaque nocturne à ces hauteurs !... Les coups redoublèrent.
— Qui va là ? fît le héros sautant sur son piolet : mais déjà la cabane était envahie par deux Yankees gigantesques masqués de toile blanche, les vêtements trempés de sueur et de neige, puis, derrière eux, des guides, des
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porteurs, toute une caravane qui venait de faire l'ascension de la Jungfrau.
— Soyez les bienvenus, milords, dit le Tarasconnais avec un geste large et dispensateur dont les milords n'avaient nul besoin pour prendre leurs aises. En un tour de main, la table fut investie, le couvert enlevé, les bols et les cuillers passés à l'eau chaude pour servir aux arrivants, selon la règle établie en tous ces chalets alpins; les bottes des milords fumaient devant le poêle, pendant qu'eux-mêmes, déchaussés, les pieds enveloppés de paille, s'étalaient devant une nouvelle soupe à l'oignon.
Le père et le fils, ces Américains ; deux géants roux, têtes de pionniers, dures et volontaires. L'un d'eux, le plus âgé, avait dans sa face boursouflée, hâlée, craquelée, des yeux dilatés, tout blancs ; et bientôt, à son hésitation tâtonnante autour de la cuiller et du bol, aux soins que son fils prenait de lui, Tartarin comprit que c'était le fameux alpiniste aveugle dont on lui avait parlé à l'hôtel Bellevue et auquel il ne voulait pas croire, grimpeur fameux dans sa jeunesse, qui, malgré ses soixante ans et son infirmité, recommençait avec son fils toutes ses courses d'autrefois. Il avait déjà fait ainsi le Wetterhorn et la Jungfrau, comptait attaquer le Cervin et le MontBlanc, prétendant que l'air des cimes, cette aspiration froide à goût de neige, lui causait une joie indicible, tout un rappel de sa vigueur passée.
— Différemment, demandait Tartarin à l'un des porteurs, car les Yankees n'étaient pas communicatifs et ne répondaient que y es et no à toutes ses avances... différemment, puisqu'il n'y voit pas, comment s'arrange-t-il aux passages dangereux ?
— Oh ! il a le pied montagnard, puis son fils est là
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qui le veille, lui place les talons... Le fait est qu'il s'en tire toujours sans accident.
— D'autant que les accidents ne sont jamais bien terribles, que? Après un sourire d'entente au porteur ahuri, le Tarasconnais, persuadé de plus en plus que « tout ça c'était de la blague », s'allongea sur la planche, roulé dans sa couverture, le passe-montagne jusqu'aux yeux, et s'endormit, malgré la lumière, le train, la fumée des pipes et l'odeur de l'oignon...
— Mossié !... Mossié !...
Un de ses guides le secouait pour le départ pendant que l'autre versait du café bouillant dans les bols. Il y eut quelques jurons, des grognements de dormeurs que Tartarin écrasait au passage pour gagner la table, puis la porte. Brusquement, il se trouva dehors, saisi de froid, ébloui par la réverbération féerique de la lune sur ces blanches nappes, ces cascades figées où l'ombre des pics, des aiguilles, des séracs, se découpait d'un noir intense. Ce n'était plus l'étincelant chaos de l'après-midi, ni le livide amoncellement des teintes grises du soir, mais une ville accidentée de ruelles sombres, de coulées mystérieuses, d'angles douteux entre des monuments de marbre et -des ruines effritées, une ville morte avec de larges places désertes.
Deux heures ! En marchant bien, on serait là-haut pour midi. — « Zou ! » dit le P. C. A. tout gaillard et s'élançant comme à l'assaut. Mais ses guides l'arrêtèrent : il fallait s'attacher pour ces passages périlleux.
— Ah! vaï, s'attacher?... Enfin, si ça vous amuse... Christian Inebnit prit la tête, laissant trois mètres de
corde entre lui et Tartarin qu'une même distance séparait du second guide chargé des provisions et de la bannière. Le Tarasconnais se tenait mieux que la veille, et vraiR.
vraiR. 17
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ment, il fallait que sa conviction fût faite pour qu'il ne prît pas au sérieux les difficultés de la route — si l'on peut appeler route la terrible arête de glace sur laquelle ils avançaient avec précaution, large de quelques centimètres et tellement glissante que le piolet de Christian devait y tailler des marches.
La ligne de l'arête étincelait entre deux profondeurs d'abîmes. Mais si vous croyez que Tartarin avait peur, pas plus ! A peine le petit frisson à fleur de peau du francmaçon novice auquel on fait subir les premières épreuves. Il se posait très exactement dans les trous creusés par le guide de tête, faisait tout ce qu'il voyait faire, aussi tranquille que dans le jardin du baobab lorsqu'il s'exerçait autour de la margelle, au grand effroi des poissons rouges. Un moment, la crête devint si étroite qu'il fallut se mettre à califourchon, et, pendant qu'ils allaient lentement, s'aidant des mains, une formidable détonation retentit à droite au-dessous d'eux. « Avalanche ! » dit Inebnit, immobile tant que dura la répercussion des échos, nombreuse, grandiose à remplir le ciel, et terminée par un long roulement de foudre qui s'éloigne ou qui tombe en détonations perdues. Après, le silence s'étala de nouveau, couvrit tout comme un suaire.
L'arête franchie, ils s'engagèrent sur un névé de pente assez douce, mais d'une longueur interminable. Ils grimpaient depuis plus d'une heure, quand une mince ligne rose commença à marquer les cimes, là-haut, bien haut sur leurs têtes. C'était le matin qui s'annonçait. En bon Méridional ennemi de l'ombre, Tartarin entonnait son chant d'allégresse :
Grand souleu de la Provenco, Gai compaire dou mistrau1...
1 Grand soleil de la Provence, — Gai compère du mistral.
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Une brusque secouée de la corde, par devant et par derrière l'arrêta net au milieu de son couplet. « Chut!... chut ! » faisait Inebnit montrant du bout de son piolet la ligne menaçante des séracs gigantesques et tumultueux, aux assises branlantes, et dont la moindre secousse pouvait déterminer l'éboulement. Mais le Tarasconnais savait à quoi s'en tenir ; ce n'est pas à lui qu'il fallait pousser de pareilles bourdes, et, d'une voix retentissante, il reprit :
Tu qiïescoulès la Duranço Commo un flo dé vin de Crau '.
Les guides, voyant qu'ils n'auraient pas raison de l'enragé chanteur, firent un grand détour pour s'éloigner des séracs et, bientôt, furent arrêtés par une énorme crevasse qu'éclairait en profondeur, sur les parois d'un vert glauque, le furtif et premier rayon du jour.; Ce qu'on appelle un « pont de neige » la surmontait, si mince, si fragile, qu'au premier pas il s'éboula dans un tourbillon de poussière blanche, entraînant le premier guide et Tartarin suspendus à la corde que Rodolphe Kaufmann, le guide d'arrière, se trouvait seul à soutenir, cramponné de toute sa vigueur de montagnard à son piolet profondément enfoncé dans la glace. Mais s'il pouvait retenir les deux hommes sur le gouffre, la force lui manquait pour les en retirer, et il restait accroupi, les dents serrées, les muscles tendus, trop loin de la crevasse pour voir ce qui s'y passait.
D'abord abasourdi par la chute, aveuglé de neige, Tartarin s'était agité une minute des bras et des jambes en d'inconscientes détentes, comme un pantin détraqué, puis, redressé au moyen de la corde, il pendait sur
1 Toi qui siffles la Durance — drame un coup de vin de Crau.
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l'abîme, le nez à cette paroi de glace que lissait son haleine, dans la posture d'un plombier en train de ressouder des tuyaux de descente. Il voyait au-dessus de lui pâlir le ciel, s'effacer les dernières étoiles, au-dessous s'approfondir le gouffre en d'opaques ténèbres d'où montait un souffle froid.
Tout de même, le premier étourdissement passé, il retrouva son aplomb, sa belle humeur :
—- Eh ! là-haut, père Kaufmann, ne nous laissez pas moisir ici, que! il y a des courants d'air, et puis cette sacrée corde nous coupe les reins.
Kaufmann n'aurait su répondre; desserrer les dents, c'eût été perdre sa force. Mais Inehnit criait du fond :
— Mossié!... Mossié!... piolet... car le sien s'était perdu dans la chute ; et le lourd instrument passé des mains de Tartarin dans celles du guide, difficilement à cause do la distance qui séparait les deux pendus, le montagnard s'en servit pour entailler la glace devant lui d'encoches où cramponner ses pieds et ses mains.
Le poids de la corde ainsi affaibli de moitié, Rodolphe Kaufmann, avec une vigueur calculée, des précautions infinies, commença à tirer vers lui le président, dont la casquette tarasconnaise parut enfin au bord de la crevasse. Inebnit reprit pied à son tour, et les deux montagnards se retrouvèrent avec l'effusion aux paroles courtes qui suit les grands dangers chez ces gens d'élocution difficile; ils étaient émus, tout tremblants de l'effort; Tartarin dut leur passer sa gourde de kirsch pour raffermir leurs jambes. Lui, paraissait dispos et calme, et, tout en se secouant, battant la semelle en mesure, il fredonnait au nez des guides ébahis.
— Brav... brav... Franzose... disait Kaufmann lui tapant sur l'épaule; et Tartarin avec son beau rire :
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— Farceur, je savais bien qu'il n'y avait pas de danger...
De mémoire de guide, on n'avait vu un alpinistepareil.
Ils se remirent en route, grimpant à pic une sorte de mur de glace gigantesque de six à huit cents mètres où l'on creusait les degrés à mesure, ce qui prenait beaucoup de temps. L'homme de Tarascon commençait à se sentir à bout de forces sous le brillant soleil que réverbérait toute la blancheur du paysage, d'autant plus fatigante pour ses yeux qu'il avait laissé ses lunettes dans le gouffre. Bientôt une affreuse défaillance lé saisit, ce mal des montagnes qui produit les mêmes effets que le mal de mer. Ereinté, la tête vide, les jambes molles, il manquait les pas, et ses guides durent l'empoigner, chacun d'un côté, comme la veille, le soutenant, le hissant jusqu'en haut du mur de glace. Alors cent mètres à peine les séparaient du sommet de la Jungfrau ; mais, quoique la neige se fît dure et résistante, le chemin plus facile, cette dernière étape leur prit un temps interminable, la fatigue et la suffocation du P. C. A. augmentant toujours.
Tout à coup les montagnards le lâchèrent et, agitant leurs chapeaux, se mirent à yodler avec transport. On était arrivé. Ce point dans l'espace immaculé, cette crête blanche un peu arrondie, c'était le but, et pour le bon Tartarin la fin de la torpeur somnambulique dans laquelle il vaguait depuis une heure.
— Scheideck ! Scheideck ! criaient les guides lui montrant tout en bas, bien loin, sur un plateau de verdure émergeant des brumes de la vallée, l'hôtel Bellevue guère plus gros qu'un dé à jouer.
De là jusque vers eux s'étalait un panorama admirable, une montée de champs de neige dorés, orangés par
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le soleil, ou d'un bleu profond et froid, un amoncellement de glaces bizarrement structurées en tours, en flèches, en aiguilles, arêtes, bosses gigantesques, à croire que dormait dessous le mastodonte ou le mégathérium disparus. Toutes les teintes du prisme s'y jouaient, s'y rejoignaient dans le lit de vastes glaciers roulant leurs cascades immobiles, croisées avec d'autres petits torrents figés dont l'ardeur du soleil liquéfiait les surfaces plus brillantes et plus unies. Mais à la grande hauteur, cet étincellement se calmait, une lumière flottait, écliptique et froide, qui faisait frissonner Tartarin autant que la sensation de silence et de solitude de tout ce blanc désert aux replis mystérieux.
Un peu de fumée, de sourdes détonations montèrent de l'hôtel. On les avait vus, on tirait le canon en leur honneur, et la pensée qu'on le regardait, que ses Alpinistes étaient là, les misses, Riz et Pruneaux illustres, avec leurs lorgnettes braquées, rappela Tartarin à la grandeur de sa mission. Il t'arracha des mains du guide, ô bannière tarasconnaise, te fit flotter deux ou trois fois ; puis, enfonçant son piolet dans la neige, s'assit sur le fer de la pioche, bannière au poing, superbe, face au public. Et, sans qu'il s'en aperçût, par une de ces répercussions spectrales fréquentes aux cimes, pris entre le soleil et les brumes qui s'élevaient derrière lui, un Tar^ tarin gigantesque se dessina dans le ciel, élargi et trapu, la barbe hérissée hors du passe-montagne, pareil à un de ces dieux Scandinaves que la légende se figure trônant au milieu des nuages.
XI
EN ROUTE POUR TARASCON! — LE LAC DE GENÈVE
TARTARIN PROPOSE UNE VISITE AU CACHOT DE BONNIVARD
COURT DIALOGUE AU MILIEU DES ROSES
TOUTE LA BANDE SOUS LES VERROUS
L'INFORTUNÉ BONNIVARD
OU SE RETROUVE UNE CERTAINE CORDE FABRIQUÉE EN AVIGNON
A la suite de l'ascension, le nez de Tartarin pela, bourgeonna, ses joues se craquelèrent. Il resta chambré pendant cinq jours à l'hôtel Bellevue. Cinq jours de compresses, de pommades, dont il trompait la fadeur gluante et l'ennui en faisant des parties de quadrette avec les délégués ou leur dictant un long récit détaillé, circonstancié, de son expédition, pour être lu en séance, au Club des Alpines, et publié dans le Forum ; puis, lorsque la courbature générale eut disparu et qu'il ne resta plus sur le noble visage du P. C. A. que quelques ampoules, escarres, gerçures, avec une belle teinte de poterie étrusque, la délégation et son président se remirent en route pour Tarascon, Via, Genève.
Passons sur les épisodes du voyage, l'effarement que jeta la bande méridionale dans les wagons étroits, les paquebots, les tables d'hôte, par ses chants, ses cris, son affectuosité débordante, et sa bannière, et ses alpentocks ; car depuis l'ascension du P. C. A., ils s'étaient tous
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munis de ces bâtons de montagne, où les noms d'escalades célèbres s'enroulent, marqués au feu, en vers de mirlitons.
Montreux !
Ici, les délégués, sur la proposition du maître, décidaient de faire halte un ou deux jours pour visiter les bords fameux du Léman, Grillon surtout, et son cachot légendaire dans lequel languit le grand patriote Bonnivard et qu'ont illustré Byron et Delacroix.
Au fond, Tartarin se souciait fort peu de Bonnivard, son aventure avec Guillaume Tell l'ayant éclairé sur les légendes suisses ; mais, passant à Interlaken, il avait appris que Sonia venait de partir pour Montreux avec son frère dont l'état s'aggravait, et cette invention d'un pèlerinage historique lui servait de prétexte pour revoir la jeune fille, et qui sait, la décider peut-être à le suivre à Tarascon.
Bien entendu, ses compagnons croyaient de la meilleure foi du monde qu'ils venaient rendre hommage au grand citoyen genevois dont le P. C. A. leur avait raconté l'histoire; même, avec leur goût pour les manifestations théâtrales, sitôt débarqués à Montreux, ils auraient voulu se mettre en file, déployer la bannière et marcher sur Chillon aux cris mille fois répétés de « Vive Bonnivard ! » Le président fut obligé de les calmer. « Déjeunons d'abord, nous verrons ensuite... » Et ils emplirent l'omnibus d'une pension Mùller quelconque, stationné, ainsi que beaucoup d'autres, autour du ponton de débarquement.
— Vé le gendarme, comme il nous regarde ! dit Pascalon, montant le dernier avec la bannière toujours très mal commode à installer. Et Bravida inquiet :
— C'est vrai... Qu'est-ce qu'il nous veut, ce gendarme, de nous examiner comme ça?...
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— Il m'a reconnu, pardi ! fit le bon Tartarin modestement; et il souriait de loin au soldat de la police vaudoise dont la longue capote bleue se tournait avec obstination vers l'omnibus filant entre les peupliers du rivage.
Il y avait marché, ce matin-là, à Montreux. Des rangées de petites boutiques en plein vent le long du lac, étalages de fruits, de légumes, de dentelles à bon marché et de ces bijouteries claires, chaînes, plaques, agrafes, dont s'ornent les costumes des Suissesses comme de neige travaillée ou de glace en perles. A cela se mêlait le train du petit port où s'entre-choquait toute une flottille de canots de plaisance aux couleurs vives, le transbordement des sacs et des tonneaux débarqués des grandes brigantines aux voiles en antennes, les rauques sifflements, les cloches des paquebots, et le mouvement des cafés, des brasseries, des fleuristes, des brocanteurs qui bordent le quai. Un coup de soleil là-dessus, on aurait pu se croire à la marine de quelque station méditerranéenne, entre Menton et Bordighera. Mais le soleil manquait, et les Tarasconnais regardaient ce joli pays à travers une buée d'eau qui montait du lac bleu, grimpait les rampes, les petites rues caillouteuses, rejoignait audessus des maisons en étage d'autres nuages noirs amoncelés entre les sombres verdures delà montagne, chargés de pluie à en crever.
— Coquin de sort ! Je ne suis pas lacustre, dit Spiridion Excourbaniès essuyant la vitre pour regarder les perspectives de glaciers, de vapeurs blanches fermant l'horizon en face...
— Moi non plus, soupira Pascalon... ce brouillard, cette eau morte... ça me donne envie de pleurer.
Bravida se plaignait aussi, craignant pour sa goutte sciatique.
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Tartarin les reprit sévèrement. N'était-ce donc rien que raconter au retour qu'ils avaient vu le cachot de Bonnivard, inscrit leurs noms sur des murailles historiques à côté des signatures de Rousseau, de Byron, Victor Hugo, George Sand, Eugène Sue? Tout à coup, au milieu de sa tirade, le président s'interrompit, changea de couleur... Il venait de voir passer une petite toque sur des cheveux blonds en torsade... Sans même arrêter l'omnibus ralenti par la montée, il s'élança, criant : « Rendez-vous à l'hôtel... » aux Alpinistes stupéfaits.
— Sonia !... Sonia !...
Il craignait de ne pouvoir la rejoindre, tant elle se pressait, sa fine silhouette en ombre sur le murtin de la route. Elle se retourna, l'attendit : « Ah ! c'est vous... » Et sitôt le serrement de mains, elle se remit à marcher. Il prit le pas à côté d'elle, essoufflé, s'excusant de l'avoir quittée d'une façon si brusque... l'arrivée de ses amis... la nécessité de l'ascension dont sa figure portait encore les traces... Elle l'écoutait sans rien dire, sans le regarder, pressant le pas, l'oeil fixe et tendu. De profil, elle lui semblait pâlie, les traits déveloutés de leur candeur enfantine, avec quelque chose de dur, de résolu, qui, jusqu'ici, n'avait existé que dans sa voix, sa volonté impérieuse; mais, toujours sa grâce juvénile, sa chevelure en or frisé.
— Et Boris, comment va-t-il ? demanda Tartarin un peu gêné par ce silence, cette froideur qui le gagnait.
— Boris ?... Elle tressaillit : « Ah ! oui, c'est vrai, vous ne savez pas... Eh bien ! venez, venez... »
Ils suivaient une ruelle de campagne bordée de vignes en pente jusqu'au lac, et de villas, de jardins sablés, élégants, les terrasses chargées de vigne vierge, fleuries de roses, de pétunias et de myrtes en caisses. De loin en
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loin ils croisaient quelque visage étranger, aux traits creusés, au regard morne, la démarche lente et malade, comme on en rencontre à Menton, à Monaco ; seulement, là-bas, la lumière dévore tout, absorbe tout, tandis que sous ce ciel nuageux et bas, la souffrance se voyait mieux, comme les fleurs paraissaient plus fraîches.
— Entrez... dit Sonia poussant la grille sous un fronton de maçonnerie blanche marqué de caractères russes en lettres d'or.
Tartarin ne comprit pas d'abord où il se trouvait. Un petit jardin aux allées soignées, cailloutées, plein de rosiers grimpants jetés entre des arbres verts, de grands bouquets de roses jaunes et blanches remplissant l'espace étroit de leur arôme et de leur lumière. Dans ces guirlandes, cette floraison merveilleuse, quelques dalles debout ou couchées, avec des dates, des noms, celui-ci tout neuf incrusté sur la pierre :
« Boris de Wassilief, 22 ans. »
Il était là depuis quelques jours, mort presque aussitôt leur arrivée à Montreux ; et, dans ce cimetière des étrangers, il retrouvait un peu la patrie parmi les Russes, Polonais, Suédois, enterrés sous les fleurs, poitrinaires des pays froids qu'on expédie dans cette Nice du Nord, parce que le soleil du Midi serait trop violent pour eux et la transition trop brusque.
Ils restèrent un moment immobiles et muets, devant cette blancheur de la dalle neuve sur le noir de la terre fraîchement retournée ; la jeune fille, la tête inclinée, respirait les roses foisonnantes, y calmant ses yeux rougis.
— Pauvre petite!... dit Tartarin ému, et, prenant dans ses fortes mains rudes le bout des doigts de Sonia :
— Et vous, maintenant, qu'allez-vous devenir ?:
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Elle le regarda bien en face avec des yeux brillants et secs où ne tremblait plus une larme :
— Moi, je pars dans une heure.
— Vous partez?
— Bolibine est déjà à Pétersbourg... Manilof m'attend pour passer la frontière... Je rentre dans la fournaise. On entendra parler de nous. Tout bas, elle ajouta avec un demi-sourire, plantant son regard bleu dans celui de Tartarin qui fuyait, se dérobait : « Qui m'aime me suive ! »
Ah! vaï, la suivre. Cette exaltée lui faisait bien trop peur ! puis ce décor funèbre avait refroidi son amour. Il s'agissait cependant dé ne pas fuir comme un pleutre. Et, la main sur le coeur, en un geste d'Abencérage, le héros commença : « Vous me connaissez, Sonia... »
Elle ne voulut pas en savoir davantage.
— Bavard!... fit-elle avec un haussement d'épaules. Et elle s'en alla, droite et fière, entre les buissons de roses, sans se retourner une fois... Bavard!... pas un mot de plus, mais l'intonation était si méprisante que le bon Tartarin en rougit jusque sous sa barbe et s'assura qu'ils étaient bien seuls dans le jardin, que personne n'avait entendu.
Chez notre Tarasconnais, heureusement, les impressions ne duraient guère. Cinq minutes après, il remontait les terrasses de Montreux d'un pas allègre, en quête de la pension Mùller où ses Alpinistes devaient l'attendre pour déjeuner, et toute sa personne respirait un vrai soulagement, la joie d'en avoir fini avec cette liaison dangereuse. En marchant, il soulignait d'énergiques hochements de tête les éloquentes explications. que Sonia n'avait pas voulu entendre et qu'il se donnait à lui-même mentalement : Bé, oui, certainement le despotisme... Il ne disait
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pas non... mais passer de l'idée à l'action, boufrel... Et puis, en voilà un métier de tirer sur les despotes ! Mais si tous les peuples opprimés s'adressaient à lui, comme les Arabes à Bombonnel lorsqu'une panthère rôde autour du douar, il n'y pourrait jamais suffire, allons!
Une voiture de louage venant à fond de train coupa brusquement son monologue. Il n'eut que le temps de sauter sur le trottoir. « Prends donc garde, animal ! »
Mais son cri de colère se changea aussitôt en exclamations stupéfaites : « Qu'es aco !... boudiou!... Pas possible!... »
Je vous donne en mille de deviner ce qu'il venait de voir dans ce vieux landau. La délégation, la délégation au grand complet : Bravida, Pascalon, Excourbaniès, empilés sur la banquette du fond, pâles, défaits, égarés, sortant d'une lutte, et deux gendarmes en face, le mousqueton au poing. Tous ces profils, immobiles et muets dans le cadre étroit de la portière, tenaient du mauvais rêve; et debout, cloué comme jadis sur la glace par ses crampons Kennedy, Tartarin regardait fuir au galop ce carrosse fantastique derrière lequel s'acharnait une volée d'écoliers sortant de classe, leurs cartables sur le dos, lorsque quelqu'un cria à ses oreilles : « Et de quatre !... » En même temps, empoigné, garrotté, ligotté, on le hissait à son tour dans un « locati » avec des gendarmes, dont un officier armé de sa latte gigantesque qu'il tenait toute droite entre ses jambes, la poignée touchant le haut de la voiture.
Tartarin voulait parler, s'expliquer. Évidemment il devait y avoir quelque méprise... Il dit son nom, sa patrie, se réclama de son consul, d'un marchand de miel suisse nommé Ichener qu'il avait connu en foire de Beaucaire. Puis, devant le mutisme persistant de ses gardes, il crut
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à un nouveau truc de la féerie de Bompard, et, s'adressant à l'officier d'un air malin : « C'est pour rire, que!... ah! vaï, farceur, je sais bien que c'est pour rire. »
— Pas un mot, ou je vous bâillonne... dit l'officier roulant des yeux terribles, à croire qu'il allait passer le prisonnier au fil de sa latte.
L'autre se tint coi, ne bougea plus, regardant se dérouler à la portière des bouts de lac, de hautes montagnes d'un vert humide, des hôtels aux toitures variées, aux enseignes dorées visibles d'une lieue, et, sur les pentes, comme au Rigi, un va-et-vient de hottes et de bourriches ; comme au Rigi encore, un petit chemin de fer cocasse, un dangereux jouet mécanique qui se cramponnait à pic jusqu'à Glion, et, pour compléter la ressemblance avec « Regina montium », une pluie rayante et battante, un échange d'eau et de brouillards du ciel au Léman et du Léman au ciel, les nuages touchant les vagues.
La voiture roula sur un pont-levis entre des petites boutiques de chamoiseries, canifs, tire-boutons, peignes de poche, franchit une poterne basse et s'arrêta dans la cour d'un vieux donjon, mangée d'herbe, flanquée de tours rondes à poivrières, à moucharabis noirs soutenus par des poutrelles. Où était-il ? Tartarin le comprit en entendant l'officier de gendarmerie discuter avec le concierge du château, un gros homme en bonnet grec agitant un trousseau de clefs rouillées.
— Au secret, au secret... mais je n'ai plus de place, les autres ont tout pris... A moins de le mettre dans le cachot de Bonnivard.
— Mettez-le dans le cachot de Bonnivard, c'est bien assez bon pour lui... commanda le capitaine, et il fut fait comme il avait dit.
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Ce château de Grillon, dont le P. C. A. ne cessait de parler depuis deux jours à ses chers Alpinistes, et dans lequel, par une ironie de la destinée, il se trouvait brusquement incarcéré sans savoir pourquoi, est un des monuments historiques les plus visités de toute la Suisse. Après avoir servi de résidence d'été aux comtes de Savoie, puis de prison d'État, de dépôt d'armes et de munitions, il n'est plus aujourd'hui qu'un prétexte à excursion, comme le Rigi-Kulm ou la Tellsplatte. On y a laissé cependant un poste de gendarmerie et un « violon » pour les ivrognes et les mauvais garçons du pays; mais ils sont si rares, dans ce paisible canton de Vaud, que le violon est toujours vide et que le concierge y renferme sa provision de bois pour l'hiver. Aussi l'arrivée de tous ces prisonniers l'avait mis de fort méchante humeur, l'idée surtout qu'il n'allait plus pouvoir faire visiter le célèbre cachot, à cette époque de l'année le puis sérieux profit de la place.
Furieux, il montrait la route à Tartarin, qui suivait sans le courage de la moindre résistance. Quelques marches branlantes, un corridor moisi, sentant la cave, une porte épaisse comme un mur, avec des gonds énormes, et ils se trouvèrent dans un vaste souterrain voûté, au sol battu, aux lourds piliers romains où restent scellés des anneaux de fer enchaînant jadis les prisonniers d'Étal. Un demi-jour tombait avec le tremblotement, le miroitement du lac à travers d'étroites meurtrières qui ne laissaient voir qu'un peu de ciel.
— Vous voilà chez vous, dit le geôlier... Surtout, n'allez pas dans le fond, il y a les oubliettes !
Tartarin recula épouvanté :
— Les oubliettes, boudiou!...
— Qu'est-ce que vous voulez, mon garçon!... On m'a
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commandé de vous mettre dans le cachot de Bonnivard... Je vous mets dans le cachot de Bonnivard... Maintenant, si vous avez des moyens, on pourra vous fournir quelques douceurs, par exemple une couverture et un matelas pour la nuit.
— D'abord, à manger! dit Tartarin, à qui, fort heureusement, on n'avait pas ôté sa bourse.
Le concierge revint avec un pain frais, de la bière, un cervelas, dévorés avidement par le nouveau prisonnier de Chillon, à jeun depuis la veille, creusé de fatigues et d'émotions. Pendant qu'il mangeait sur son banc de pierre dans la lueur du soupirail, le geôlier l'examinait d'un oeil bonasse.
— Ma foi, dit-il, je ne sais pas ce que vous avez fait ni pourquoi l'on vous traite si sévèrement.
— Eh! coquin de sort, moi non plus, je n'en sais rien, fit Tartarin la bouche pleine.
— Ce qu'il y a de sûr, c'est que vous n'avez pas l'air d'un mauvais homme, et, certainement, vous ne voudriez pas empêcher un pauvre père de famille de gagner sa vie, n'est-ce pas?... Eh ben, voilà !... J'ai là-haut toute une société venue pour visiter le cachot de Bonnivard... Si vous vouliez me promettre de vous tenir tranquille, de ne pas essayer de vous sauver...
Le bon Tartarin s'y engagea par serment, et cinq minutes après, il voyait son cachot envahi par ses anciennes connaissances du Rigi-Kulm et de la Tellsplatte, l'âne bâté Schwanthaler, l'ineptissimus Astier-Réhu, le membre du Jockey-Club avec sa nièce (hum ! hum !),. tous les voyageurs du circulaire Cook. Honteux, craignant d'être reconnu, le malheureux se dissimulait derrière les piliers, reculant, se dérobant à mesure qu'approchait le groupe des touristes précédés du concierge et de son boniment
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débité d'une voix dolente : « C'est ici que Finfortuné Bonnivard... »
Ils avançaient lentement, retardés par les discussions des deux savants toujours en querelle, prêts à se sauter dessus, agitant l'un son pliant, l'autre son sac de voyage, en des attitudes fantastiques que le demi-jour des soupiraux allongeait sur les voûtes.
A force de reculer, Tartarin se trouva tout près du trou des oubliettes, un puits noir, ouvert au ras du sol, soufflant l'haleine des siècles passés, marécageuse et glaciale. Effrayé, il s'arrêta, se pelotonna dans un coin, sa casquette sur les yeux, mais le salpêtre humide des murailles l'impressionnait ; et tout à coup un formidable éternuement, qui fit reculer les touristes, les avertissait de sa présence.
— Tiens, Bonnivard... s'écria l'effrontée petite Parisienne coiffée d'un chapeau Directoire, que le monsieur du Jockey-Club faisait passer pour sa nièce.
Le Tarasconnais ne se laissa pas démonter.
— C'est vraiment très gentil, vé, ces oubliettes!... dit-il du ton le plus naturel du monde, comme s'il était en train, lui aussi, de visiter le cachot par plaisir, et il se mêla aux autres voyageurs, qui souriaient en reconnaissant l'Alpiniste du Rigi-Kulm, le boute-en-train du fameux bal.
— Hé! mossié... ballir, dantsir!...
La silhouette falote de la petite fée Schwanthaler se dressait devant lui, prête à partir pour une contredanse. Vraiment, il avait bien envie de danser ! Alors, ne sachant comment se débarrasser de l'enragé petit bout de femme, il lui offrit le bras, lui montra fort galamment son cachot, l'anneau où se rivait la chaîne du captif, la trace appuyée de ses pas sur les dalles autour du même pilier; et jamais, à l'entendre parler avec tant
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d'aisance, la bonne dame ne se serait doutée que celui qui la promenait était aussi prisonnier d'État, une victime de l'injustice et de la méchanceté des hommes. Terrible, par exemple, fut le départ, quand l'infortuné Bonnivard, ayant reconduit sa danseuse jusqu'à la porte, prit congé avec un sourire d'homme du monde : « Non, merci, vé... Je reste encore un petit moment. » Là-dessus il salua, et le geôlier, qui le guettait, ferma et verrouilla la porte à la satisfaction de tous.
Quel affront ! Il en suait d'angoisse, le malheureux, en écoutant les exclamations des touristes qui s'éloignaient. Par bonheur, ce supplice ne se renouvela plus de la journée. Pas de visiteurs, à cause du mauvais temps. Un vent terrible sous les vieux ais, des plaintes montant des oubliettes comme des victimes mal enterrées, et le clapotis du lac, criblé de pluie, battant les murailles au ras des soupiraux d'où les éclaboussures jaillissaient jusque sur le captif. Par intervalles, la cloche d'un vapeur, lé claquement de ses roues scandant les réflexions du pauvre Tartarin, pendant que le soir descendait gris et morne dans le cachot qui semblait s'agrandir.
Comment s'expliquer cette arrestation, son emprisonnement dans ce lieu sinistre? Costecalde, peut-être... une manoeuvre électorale de la dernière heure?... Ou, encore, la police russe avertie de ses paroles imprudentes, de sa liaison avec Sonia, et demandant l'extradition? Mais alors, pourquoi arrêter les délégués?... Que pouvait-on reprocher à ces infortunés dont il se représentait l'effarement, le désespoir, quoiqu'ils ne fussent pas comme lui dans le cachot de Bonnivard, sous ces voûtes aux pierres serrées, traversées à l'approche de la nuit d'un passage de rats énormes, de cancrelats.;
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de silencieuses araignées aux pattes frôleuses et difformes?
Voyez pourtant ce que peut une bonne conscience ! Malgré les rats, le froid, les araignées, le grand Tartarin trouva dans l'horreur de la prison d'État hantée d'ombres martyres, le sommeil rude et sonore, bouche ouverte et poings fermés, qu'il avait dormi entre les cieux et les abîmes dans la cabane du Club Alpin. Il croyait rêver encore, au matin, en entendant son geôlier :
— Levez-vous, le préfet du district est là... Il vient vous interroger...
L'homme ajouta avec un certain respect :
— Pour que le préfet se soit dérangé... il faut que vous soyez un fameux scélérat.
Scélérat! non, mais on peut le paraître après une nuit de cachot humide et poussiéreux, sans avoir eu le temps d'une toilette, même sommaire. Et dans l'ancienne écurie du château, transformée en gendarmerie, garnie de mousquetons en râtelier sur le crépissage des murs, quand Tartarin — après un coup d'oeil rassurant à ses Alpinistes assis entre les gendarmes — apparaît devant le préfet du district, il a le sentiment de sa mauvaise tenue en face de ce magistrat correct et noir, la barbe soignée, et qui l'interpelle sévèrement :
— Vous vous appelez Manilof, n'est-ce pas?... sujet russe... incendiaire à Pétersbourg... réfugié et assassin en Suisse.
— Mais jamais de la vie... C'est une erreur, une méprise...
— Taisez-vous, ou je vous bâillonne... interrompt le capitaine.
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Le préfet correct reprend : « D'ailleurs, pour couper court à toutes vos dénégations... Connaissez-vous cette corde? »
Sa corde, coquin de sort ! Sa corde tissée de fer, fabriquée en Avignon. Il baisse la tête, à la stupeur des délégués, et dit : « Je la connais. »
— Avec cette corde, un homme a été pendu dans le canton d'Unterwald...
Tartarin frémissant jure qu'il n'y est pour rien.
— Nous allons bien voir!... Et l'on introduit le ténor italien, le policier que les nihilistes avaient accroché à la branche d'un chêne au Brùnig, mais que des bûcherons ont sauvé miraculeusement.
Le mouchard regarde Tartarin : « Ce n'est pas lui! » les délégués: « Ni ceux-là non plus... On s'est trompé. »
Le préfet, furieux, à Tartarin :
— Mais, alors, qu'est-ce que vous faites ici?
— C'est ce que je me demande, vé!... répond le président avec l'aplomb de l'innocence.
Après une courte explication, les Alpinistes de Tarascon, rendus à la liberté, s'éloignent du château de Ghillon dont nul n'a ressenti plus fort qu'eux la mélancolie oppressante et romantique. Ils s'arrêtent à la pension Mùller pour prendre les bagages, la bannière, payer le déjeuner de la veille qu'ils n'ont pas eu le temps de manger, puis filent vers Genève par le train. Il pleut. A travers les vitres ruisselantes se lisent les noms de stations d'aristocratique villégiature : Glarens, Vevey, Lausanne; les chalets rouges, les jardinets d'arbustes rares passent sous un voile humide où s'égouttent les branches, les clochetons des toits, les terrasses des hôtels.
Installés dans un petit coin du long wagon suisse, deux
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banquettes se faisant face, les Alpinistes ont la mine défaite et déconfite. Bravida, très aigre, se plaint de douleurs et, tout le temps, demande à Tartarin avec une ironie : « Eh. bel vous l'avez vu, le cachot de Bonnivard?... Vous vouliez tant le voir... Je crois que vous l'avez vu, que ? » Excourbaniès, aphone pour la première fois, regarde piteusement le lac qui les escorte aux portières : « En voilà de l'eau, bondiou /... Après ça, je ne prends plus de bain de ma vie... »
Abruti d'une épouvante qui dure encore, Pascalon, la bannière entre ses jambes, se dissimule derrière, regardant à droite et à gauche comme un lièvre, crainte qu'on le rattrape... Et Tartarin?... Oh ! lui, toujours digne et calme, il se délecte en lisant des journaux du Midi, un paquet de journaux expédié à la pension Mùller et qui, tous, reproduisent, d'après le Forum,, le récit de son ascension, celui qu'il a dicté, mais agrandi, enjolivé d'éloges mirifiques. Tout à coup le héros pousse un cri, un cri formidable qui roule jusqu'au bout du wagon. Tous les voyageurs se sont dressés; on croit à un tamponnement. Simplement un entrefilet du Forum que Tartarin lit à ses Alpinistes... « Écoutez ça : Le bruit court que le V. P. C. A. Costecalde, à peine remis de la jaunisse qui l'alitait depuis quelques jours, va partir pour l'ascension du Mont-Blanc, monter encore plus haut que Tartarin... Ah ! le bandit !... Il veut tuer l'effet de ma Jungfrau... Eh bien! attends un peu, je vais te la souffler, ta montagne... Chamonix est à quelques heures de Genève; je ferai le Mont-Blanc avant lui ! En êtes-vous, mes enfants? »
Bravida proteste. Outre! il en a assez, des aventures.
—-Assez et plus qu'assez... hurle Excourbaniès tout bas, de sa voix morte.
— Et toi, Pascalon? demande doucement Tartarin.
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L'élève bêle sans oser lever les yeux : « Maî-aî-aître... » Celui-là aussi le reniait.
— C'est bien, dit le héros solennel et fâché, je partirai seul, j'aurai tout l'honneur... Zou! rendez-moi la bannière...
XII
L'HOTEL. BALTET A CHAMONIX. — ÇA SENT L'AIL !
DE L'EMPLOI DE LA CORDE DANS LES COURSES ALPESTRES
SHAKE HANDS! — UN ÉLÈVE DE SCHOPENHAUER
A LA HALTE DES GRANDS-MULETS « TARTARIN, IL FAUT QUE JE VOUS PARLE.... »
Le clocher de Chamonix sonnait neuf heures dans un soir frissonnant de bise et de pluie froides ; toutes les rues noires, les maisons éteintes, sauf de place en place la façade et les cours des hôtels où le gaz veillait, faisant les alentours encore plus sombres dans le vague reflet de la neige des montagnes, d'un blanc de planète sur la nuit du ciel.
A l'hôtel Baltet, un des meilleurs et des plus fréquentés du village alpin, les nombreux voyageurs et pensionnaires ayant disparu peu à peu, harassés des excursions du jour, il ne restait au grand salon qu'un pasteur anglais jouant aux dames silencieusement avec son épouse, tandis que ses innombrables demoiselles en tabliers écrus à bavettes s'activaient à copier des convocations au prochain service évangélique, et qu'assis devant la cheminée où brûlait un bon feu de bûches, un jeune Suédois, creusé, décoloré, regardait la flamme d'un air morne en buvant des grogs au kirsch et à l'eau de seltz. De temps
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en temps un touriste attardé traversait le salon, guêtres trempées, caoutchouc ruisselant, allait à un grand baromètre pendu sur la muraille, le tapotait, interrogeait le mercure pour le temps du lendemain et s'allait coucher consterné. Pas un mot, pas d'autres manifestations de vie que le pétillement du feu, le grésil aux vitres et le roulement colère de l'Arve sous les arches de son pont de bois, à quelques mètres de l'hôtel.
Tout à coup le salon s'ouvrit, un portier galonné d'argent entra chargé de valises, de couvertures, avec quatre Alpinistes grelottants, saisis par le subit passage de la nuit et du froid à la chaude lumière.
— Boudiou! quel temps!...
— A manger, zoicl
-— Bassinez les lits, quel
Ils parlaient tous ensemble du fond de leurs cache-nez, passe-montagne, casquettes à oreilles, et l'on ne savait auquel entendre, quand un petit gros qu'ils appelaient le présidain leur imposa silence en criant plus fort qu'eux,
— D'abord le livre des étrangers ! commanda-t-il ; et le feuilletant d'une main gourde, il lisait à haute voix les noms des voyageurs qui, depuis huit jours, avaient traversé l'hôtel : « Docteur Schwanthaler et madame... - Encore!... Astier-Réhu, de l'Académie française... » Il en déchiffra deux ou trois pages, pâlissant quand il croyait voir un nom ressemblant à celui qu'il cherchait; puis, à la fin, le livre jeté sur la table avec un rire de triomphe, le petit homme fit une gambade gamine, extraordinaire pour son corps replet :
— Il n'y est pas, vél il n'est pas venu... C'est bien ici pas moins qu'il devait descendre. Enfoncé Costecalde... lagadigadeou /... vite à la soupe, mes enfants! Et le bon Tar-
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tarin, ayant salué les dames, marcha vers la salle à manger, suivi de la délégation affamée et tumultueuse. Eh oui ! la délégation, tous, Bravida lui-même... Estce que c'est possible, allons!.... Qu'aurait-on dit, là-bas, -en les voyant revenir sans Tartarin? Chacun d'eux le sentait bien. Et au moment de se séparer, en gare de Genève, le buffet fut témoin d'une scène pathétique, pleurs, embrassades, adieux déchirants à la bannière, à l'issue desquels adieux tout le monde s'empilait dans le landau que le P. C. A. venait de fréter pour Chamonix. Superbe route qu'ils firent les yeux fermés, pelotonnés dans leurs couvertures, remplissant la voiture de ronflements sonores, sans se préoccuper du merveilleux paysage qui, depuis Sallanches, se déroulait sous la pluie : gouffres, forêts, cascades écumantes, et, selon les mouvements de la vallée, tour à tour visible ou fuyante, la cime du MontBlanc au-dessus des nuées. Fatigués de ce genre de beautés naturelles, nos Tarasconnais ne songeaient qu'à réparer la mauvaise nuit passée sous les verrous de Chillon. Et, maintenant encore, au bout de la longue salle à manger déserte de l'hôtel Baltet, pendant qu'on leur servait un potage réchauffé et les reliefs de la table d'hôte, ils mangeaient gloutonnement, sans parler, préoccupés surtout d'aller vite au lit. Subitement, Spiridion Excourbaniès, qui avalait comme un somnambule, sortit de son assiette et, flairant l'air autour de lui :
— Outre! ça sent l'ail !...
— C'est vrai, que ça le sent... dit Bravida. Et tous, ragaillardis par ce rappel de la patrie, ce fumet des plats nationaux que Tartarin n'avait plus respiré depuis longtemps, ils se retournaient sur leurs chaises avec une anxiété gourmande. Cela venait du fond de la salle, d'une petite pièce où mangeait à part un voyageur, personnage
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d'importance sans doute, car à tout moment la harrette du chef se montrait au guichet ouvrant sur la cuisine, pour passer à la fille de service des petits plats couverts qu'elle portait dans cette, direction.
— Quelqu'un du Midi, bien sûr, murmura le doux Pascalon ; et le président, devenu blême à l'idée de Costecalde, commanda :
— Allez donc voir, Spiridion... Vous nous le saurez à dire...
Un formidable éclat de rire partit du retrait où le brave gong venait d'entrer, sur l'ordre de son chef, et d'où il ramenait par la main un long diable au grand nez, les yeux farceurs, la serviette au menton, comme le cheval gastronome :
— Vé! Bompard!...
— Té! l'Imposteur !...
— Hé ! adieu, Gonzague... Comment te va?
— Différemment, messieurs, je suis bien le vôtre... dit le courrier serrant toutes les mains et s'asseyant à la table des Tarasconnais pour partager avec eux un plat de cèpes à l'ail préparé par la mère Baltet, laquelle, ainsi que son mari, avait horreur de la cuisine de table d'hôte.
Était-ce le fricot national ou bien la joie de retrouver un pays., ce délicieux Bompard à l'imagination inépuisable? Immédiatement la fatigue et l'envie de dormir s'envolèrent, on déboucha du Champagne et, la moustache toute barbouillée de mousse, ils riaient, poussaient des cris, gesticulaient, s'étreignaient à la taille, pleins d'effusion.
— Je ne vous quitte plus, vé! disait Bompard... Mes Péruviens sont partis... Je suis libre...
— Libre !... Alors, demain, vous faites le Mont-Blanc avec moi?
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— Ah ! Vous faites le Mont-Blanc demeïn ? répondit Bompard sans enthousiasme.
— Oui, je le souffle à Costecalde... Quand il viendra, nitl... plus de Mont-Blanc!... Vous en êtes, que, Gonzague ?
— J'en suis... j'en suis... moyennant que le temps le veuille... C'est que la montée n'est pas toujours commode dans cette saison.
— Ah ! val! pas commode... fit le bon Tartarin frisant ses petits yeux par un rire d'augure que Bompard, du reste, ne parut pas comprendre.
— Passons toujours prendre le café au salon... Nous consulterons le père Baltet. Il s'y connaît, lui, l'ancien guide qui a fait A'ingt-sept fois l'ascension.
Les délégués eurent un cri :
— Vingt-sept fois ! Boufre !
— Bompard exagère toujours... dit le P. C. A. sévèrement avec une pointe d'envie.
Au salon, ils trouvèrent la famille du pasteur toujours penchée sur les lettres de convocation, le père et la mère sommeillant devant leur partie de dames, et le long Suédois remuant son grog à l'eau de seltz du même geste découragé. Mais l'invasion des Alpinistes tarasconnais, allumés par le Champagne, donna, comme on pense, quelques distractions aux jeunes convocatriccs. Jamais ces charmantes personnes n'avaient vu prendre le café avec tant de mimiques et de roulements d'yeux.
— Du sucre, Tartarin ?
— Mais non, Commandant... Vous savez bien... Depuis l'Afrique !...
— C'est vrai, pardon... Té! voilà M. Baltet!
— Mettez-vous là, que, monsieur Baltet.
— Vive M. Baltet !... Ah ! ah !... fen dé brut.
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Entouré, pressé par tous ces gens qu'il n'avait jamais vus de sa vie, le père Baltet souriait d'un air tranquille. Robuste Savoyard, haut et large, le dos rond, la marche lente, sa face épaisse et rasée s'égayait de deux yeux finauds encore jeunes, contrastant avec sa calvitie, causée par un coup de froid à l'aube dans les neiges.
— Ces messieurs désirent faire le Mont-Blanc? dit-il, jaugeant les Tarasconnais d'un regard à la fois humble et ironique. Tartarin allait répondre, Bompard se jeta devant lui :
— N'est-ce pas, que la saison est bien avancée?
— Mais non, répondit l'ancien guide... Voici un monsieur suédois qui montera demain, et j'attends, à la fin de la semaine, deux messieurs américains pour monter aussi. Il y en a même un qui est aveugle.
— Je sais. Je l'ai rencontré au Guggi.
— Ah ! monsieur est allé au Guggi ?
— Il y a huit jours, en faisant la Jungfrau.
Il y eut un frémissement parmi les convocatrices évangéliques, toutes les plumes en arrêt, les têtes levées du côté de Tartarin qui, pour ces Anglaises, déterminées grimpeuses, expertes à tous les sports, prenait une autorité considérable. Il était monté à la Jungfrau! - — Une belle étape ! dit le père Baltet considérant le P. C. A. avec étonnement, tandis que Pascalon, intimidé par les dames, rougissant et bégayant, murmurait :
— Maî-aî-aître, racontez-leur donc le... le... chose... la crevasse...
Le président sourit : « Enfant!... » et, tout de même, il commença le récit do sa chute ; d'abord d'un air détaché, indifférent, puis avec des mouvements effarés, des gigotements au bout de la corde, sur l'abîme, des appels de mains tendues. Ces demoiselles-frémissaient,
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le dévoraient de ces yeux froids des Anglaises, ces yeux qui s'ouvrent en rond. Dans le silence qui suivit s'éleva la voix de Bompard :
— Au Chimborazo, pour franchir les crevasses, nous ne nous attachions jamais.
Les délégués se regardèrent. Comme tarasconnade, celui-là les dépassait tous.
— Oh! de ce Bompard, pas moins... murmura Pascalon avec une admiration ingénue.
Mais le père Baltet, prenant le Chimborazo au sérieux, protesta contre cet usage de ne pas s'attacher ; selon lui, pas d'ascension possible sur les glaces sans une corde, une bonne corde en chanvre de Manille. Au moins, si l'un glisse, les autres le retiennent.
— Moyennant que la corde ne casse pas, monsieur Baltet, dit Tartarin rappelant la catastrophe du mont Cervin.
Mais l'hôtelier, pesant les mots :
— Ce n'est pas la corde qui a cassé, au Cervin... C'est le guide d'arrière qui l'a coupée d'un coup de piolet...
Comme Tartarin s'indignait :
— Faites excuse, monsieur, le guide était dans son droit... Il a compris l'impossibilité de retenir les autres et s'est détaché d'eux pour sauver sa vie, celle de son fils et du voyageur qu'ils accompagnaient... Sans sa détermination, il y aurait eu sept victimes au lieu de quatre.
Alors, une discussion commença. Tartarin trouvait que s'attacher à la file, c'était comme un engagement d'honneur de vivre ou de mourir ensemble ; et s'exaltant, très monté par la présence des dames, il appuyait son dire sur des faits, des êtres présents. « Ainsi, demain, lé, en m'attachant avec Bompard, ce n'est pas une simple précaution que je prendrai, c'est un serment
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devant Dieu et devant les hommes de n'être qu'un avec mon compagnon et de mourir plutôt que de rentrer sans lui, coquin de sort!
— J'accepte le serment pour moi comme pour vous, Tartarem... cria Bompard de l'autre côté du guéridon.
Minute émouvante !
Le pasteur, électrisé, se leva et vint infliger au héros une poignée de main en coup de pompe, bien anglaise. Sa femme l'imita, puis toute ses demoiselles, continuant le shake liands avec une vigueur à faire monter l'eau à un cinquième étage. Les délégués, je dois le dire, se montraient moins enthousiastes.
— Eh bé! moi, dit Bravida, je suis de l'avis de M. Baltet. Dans ces affaires-là, chacun y va pour sa peau, pardi! et je comprends très bien le coup de piolet...
— Vous m'étonnez, Placide, fit Tartarin sévèrement. Et tout bas, entre cuir et chair : « Tenez-vous donc, malheureux ; l'Angleterre nous regarde... »
Le vieux brave qui, décidément, gardait un fond d'aigreur depuis l'excursion de Chillon, eut un geste signifiant : « Je m'en moque un peu, de l'Angleterre... » et peut-être se fût-il attiré quelque verte semonce du président irrité de tant de cynisme, quand le jeune homme aux airs navrés, repu de grog et de tristesse, mit son mauvais français dans la conversation. Il trouvait, lui aussi, que le guide avait eu raison de trancher la corde : délivrer de l'existence quatre malheureux encore jeunes, c'est-à-dire condamnés à vivre un certain temps, les rendre d'un geste au repos, au néant, quelle action noble et généreuse ! Tartarin se récria :
— Comment, jeune homme ! à votre âge, parler delà
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vie avec ce détachement, cette colère... Qu'est-ce qu'elle vous a donc fait?
— Rien, elle m'ennuie... Il étudiait la philosophie à Cbristiania et, gagné aux idées de Schopenhauer, de Hartmann, trouvait l'existence sombre, inepte, chaotique. Tout près du suicide, il avait fermé ses livres à la prière de ses parents et s'était mis à voyager, butant partout contre le même ennui, la sombre misère du monde. Tartarin et ses amis lui semblaient les seuls êtres contents de vivre qu'il eût encore rencontrés.
Le bon P. C. A. se mit à rire : « C'est la race qui veut ça, jeune homme. Nous sommes tous les mêmes à Tarascon. Le pays du bon Dieu. Du matin au soir, on rit, on chante, et le reste du temps on danse la farandole... comme ceci... té! » Il se mit à battre un entrechat avec une grâce, une légèreté de gros hanneton déployant ses ailes.
Mais les délégués n'avaient pas les nerfs d'acier, l'entrain infatigable de leur chef. Excourbaniès grognait :
— Le présidain s'emballe... nous sommes là jusqu'à minuit.
Bravida se levant, furieux :
— Allons nous coucher, vé ! Je n'en puis plus de ma sciatique...
Tartarin consentit, songeant à l'ascension du lendemain ; et les Tarasconnais montèrent, le bougeoir en main, le large escalier de granit conduisant aux chambres, tandis que le père Baltet allait s'occuper des provisions, retenir des mulets et des guides.
— Té ! il neige...
Ce fut le premier mot du bon Tartarin à son réveil en voyant les vitres couvertes de givre et la chambre inon-
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dée d'un reflet blanc ; mais lorsqu'il accrocha son petit miroir à barbe à l'espagnolette, il comprit son erreur et que le Mont-Blanc, étincelant en face de lui sous un soleil splendide, faisait toute cette clarté. Il ouvrit sa fenêtre à la brise du glacier, piquante et réconfortante, qui lui apportait toutes les sonnailles en marche des troupeaux derrière les longs mugissements de trompe des bergers. Quelque chose de fort, de pastoral, remplissait l'atmosphère, qu'il n'avait pas respiré en Suisse. En bas, un rassemblement de guides, de porteurs, l'attendait; le Suédois déjà hissé sur sa bête, et, mêlée aux curieux qui formaient le cercle, la famille du pasteur, toutes ces alertes demoiselles coiffées en matin, venues pour donner encore « shake hands » au héros qui avait hanté leurs rêves.
— Un temps superbe! dépêchez-vous !... criait l'hôtelier dont le crâne luisait au soleil comme un galet. Mais Tartarin eut beau se presser, ce n'était pas une mince besogne d'arracher au sommeil les délégués qui devaient l'accompagner jusqu'à la Pierre-Pointue, où finit le chemin de mulet. Ni prières ni raisonnements ne purent décider le Commandant à sauter du lit; son bonnet de coton jusqu'aux oreilles, le nez contre le mur, aux objurgations du président il se contentait de répondre par un cynique proverbe tarasconnais :
— Qui a bon renom de se lever le matin peut dormir jusqu'à midi... Quant à Bompard, il répétait tout le temps :
— Ah ! vaï! le Mont-Blanc !... quelle blague... et ne se leva que sur l'ordre formel du P. C. A.
Enfin la caravane se mit en route et traversa les petites rues de Chamonix dans un appareil fort imposant : Pascalon sur le mulet de tête, la bannière déployée, et le
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dernier de la file, grave comme un mandarin parmi les guides et les porteurs groupés des deux côtés de sa mule, le bon Tartarin, plus extraordinairement Alpiniste que jamais, avec une paire de lunettes neuves aux verres bombés et fumés et sa fameuse corde fabriquée en Avignon, on sait à quel prix reconquise.
Très regardé, presque autant que la bannière, il jubilait sous son masque important, s'amusait du pittoresque de ces rues de village savoyard, si différent du village suisse trop propre, trop vernissé, sentant le joujou neuf, le chalet de bazar, du contraste de ces masures à peine sorties de terre, où l'étable tient toute la place, à côté des grands hôtels somptueux de cinq étages dont les enseignes rutilantes détonnaient comme la casquette galonnée d'un portier, l'habit noir et les escarpins d'un maître d'hôtel au milieu des coiffes savoyardes, des vestes de futaine, des feutres de charbonniers à larges ailes. Sur la place, des landaus dételés, des berlines de voyage à côté de charrettes de fumier ; un troupeau de porcs flânant au soleil devant le bureau de poste d'où sortait un Anglais en chapeau de toile blanche, avec un paquet de lettres et un numéro du Times qu'il lisait en marchant avant d'ouvrir sa correspondance. La cavalcade des Tarasconnais traversait tout cela, accompagnée par le piétinement des mulets, le cri de guerre d'Excourbaniès à qui le soleil rendait l'usage de son gong, le carillon pastoral étage sur les pentes voisines et le fracas de la rivière en torrent jailli du glacier, toute blanche, étincelante comme si elle charriait du soleil et de la neige.
A la sortie du village, Bompard rapprocha sa mule de celle du président et lui dit, roulant des yeux extraordinaires :
R. VII 19
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— Tartarem, il faut que je vous parle...
— Tout à l'heure... dit le P. C. A. engagé dans une discussion philosophique avec le jeune Suédois, dont il essayait de combattre le noir pessimisme par le merveilleux spectacle qui les entourait, ces pâturages aux grandes zones d'ombre et de lumière, ces forêts d'un vert sombre crêtées de la blancheur des névés éblouissants.
Après deux tentatives pour se rapprocher de Tartarin, Bompard y renonça de force. L'Arve franchie sur un petit pont, la caravane venait de s'engager dans un de ces étroits chemins en lacet au milieu des sapins, où les mulets, un par un, découpent de leurs sabots fantasques toutes les sinuosités des abîmes, et nos Tarasconnais n'avaient pas assez de leur attention pour se maintenir en équilibre à l'aide des « Allons... doucemain... Outre... » dont ils retenaient leurs bêtes.
Au chalet de la Pierre-Pointue, dans lequel Pascalon et Excourbaniès devaient attendre le retour des ascensionnistes, Tartarin, très occupé de commander le déjeuner, de veiller à l'installation des porteurs et des guides, fit encore la sourde oreille aux chuchotements de Bompard. Mais — chose étrange et qu'on ne remarqua que plus tard — malgré le beau temps, le bon vin, cette atmosphère épurée à deux mille mètres au-dessus de la mer, le déjeuner fut mélancolique. Pendant qu'ils entendaient les guides rire et s'égayer à côté, la table des Tarasconnais restait silencieuse, livrée seulement aux bruits du service, tintements des verres, de la grosse vaisselle et des couverts sur le bois blanc. Était-ce la présence de ce Suédois morose, ou l'inquiétude visible de Gonzague, ou encore quelque pressentiment, la bande se mit en marche, triste comme un bataillon sans musique,
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vers le glacier des Bossons où la véritable ascension commençait.
En posant le pied sur la glace, Tartarin ne put s'empêcher de sourire au souvenir du Guggi et de ses crampons perfectionnés. Quelle différence entre le néophyte qu'il était alors et l'Alpiniste de premier ordre qu'il se sentait devenu ! Solide sur ses lourdes bottes que le portier de l'hôtel lui avait ferrées le matin même de quatre gros clous, expert à se servir de son piolet, c'est à peine s'il eut besoin de la main d'un de ses guides, moins pour le soutenir que pour lui montrer le chemin. Les lunettes fumées atténuaient la réverbération du glacier qu'une récente avalanche poudrait de neige fraîche, où des petits lacs d'un vert glauque s'ouvraient çà et là, glissants et traîtres; et très calme, assuré par expérience qu'il n'y avait pas le moindre danger, Tartarin marchait le long des crevasses aux parois chatoyantes et lisses, s'approfondissant à l'infini, passait au milieu des séracs avec l'unique préoccupation de tenir pied à l'étudiant suédois, intrépide marcheur, dont les longues guêtres à boucles d'argent s'allongeaient minces et sèches et de la même détente à côté de son alpenstock qui semblait une troisième jambe. Et leur discussion philosophique continuant en dépit des difficultés de la route, on entendait sur l'espace gelé, sonore comme la largeur d'une rivière, une bonne grosse voix familière et essoufflée :
— Vous me connaissez, Otto...
Bompard, pendant ce temps, subissait mille mésaventures. Fermement convaincu encore le matin que Tartarin n'irait jamais jusqu'au bout de sa vantardise et ne ferait pas plus le Mont-Blanc qu'il n'avait fait la Jungfrau, le malheureux courrier s'était vêtu comme à l'ordinaire, sans clouter ses bottes ni même utiliser sa fameuse inven-
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tion pour ferrer les pieds des militaires, sans alpenstock non plus, les montagnards du Chimborazo ne s'en servant pas. Seulement armé de la badine qui allait bien avec son chapeau à ganse bleue et son ulster, l'approche du glacier le terrifia, car, malgré toutes ses histoires, on pense bien que « l'Imposteur » n'avait jamais fait d'ascension. Il se rassura pourtant en voyant du haut delà moraine avec quelle facilité Tartarin évoluait sur la glace, et se décida à le suivre jusqu'à la halte des GrandsMulets, où l'on devait passer la nuit. Il n'y arriva point sans peine. Au premier pas, il s'étala sur le dos; la seconde fois, en avant, sur les mains et sur les genoux.
— Non, merci, c'est exprès... affirmait-il aux guides essayant de le relever...
— A l'américaine, vé!... comme au Chimborazo! Cette position lui paraissant commode, il la garda,
s'avançant à quatre pattes, le chapeau en arrière, l'ulster balayant la glace comme une pelure d'ours gris; très calme, avec cela, et racontant autour de lui que, dans la Cordillère des Andes, il avait grimpé ainsi une montagne de dix mille mètres. Il ne disait pas en combien de temps par exemple, et cela avait dû être long, à en juger par cette étape des Grands-Mulets où il arriva une heure après Tartarin et tout dégouttant de neige boueuse, les mains gelées sous ses gants de tricot.
A côté de la cabane du Guggi, celle que la commune de Chamonix a fait construire aux Grands-Mulets est véritablement confortable. Quand Bompard entra dans la cuisine où flambait un grand feu de bois, il trouva Tartarin et le Suédois en train de sécher leurs bottes, pendant que l'aubergiste, un vieux racorni aux longs cheveux blancs tombant en mèches, étalait devant eux les trésors de son petit musée.
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Sinistre, ce musée fait des souvenirs de toutes les catastrophes qui avaient eu lieu au Mont-Blanc, depuis plus de quarante ans que le vieux tenait l'auberge; et, en les retirant de leur vitrine, il racontait leur origine lamentable. A ce morceau de drap, ces boutons de gilet, tenait la mémoire d'un savant russe précipité par l'ouragan sur le glacier de la Brenva... Ces maxillaires restaient d'un des guides de la fameuse caravane de onze voyageurs et porteurs disparus dans une tourmente de neige... Sous le jour tombant et le pâle reflet des névés contre les carreaux, l'étalage de ces reliques mortuaires, ces récits monotones avaient quelque chose de poignant, d'autant que le vieillard attendrissait sa voix tremblante aux endroits pathétiques, trouvait des larmes en dépliant un bout de voile vert d'une dame anglaise roulée par l'avalanche en 1827.
Tartarin avait beau se rassurer par les dates, se convaincre qu'à cette époque la Compagnie n'avait pas organisé les ascensions sans danger, ce vocero savoyard lui serrait le coeur, et il alla respirer un moment sur la porte.
La nuit était venue, engloutissant les fonds. Les Bossons ressortaient livides et tout proches, tandis que le Mont-Blanc dressait une cime encore rosée, caressée du soleil disparu. Le Méridional se rassérénait à ce sourire de la nature, quand l'ombre de Bompard se dressa derrière lui.
— C'est vous, Gonzague... vous voyez, je prends le bon de l'air... Il m'embêtait, ce vieux, avec ses histoires...
— Tartarem, dit Bompard lui serrant le bras à le broyer... J'espère qu'en voilà assez, et que vous allez vous en tenir là de cette ridicule expédition.
Le grand homme arrondit des yeux inquiets :
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— Qu'est-ce que vous me chantez ?
Alors Bompard lui fit un tableau terrible des mille morts qui les menaçaient, les crevasses, les avalanches, coups de vent, tourbillons.
Tartarin l'interrompit :
— Ah! vaï, farceur; et la Compagnie!... Le MontBlanc n'est donc pas aménagé comme les autres ?
— Aménagé?... La Compagnie?... dit Bompard ahuri ne se rappelant plus rien de sa tarasconnade ; et l'autre la lui répétant mot pour mot, la Suisse en société, l'affermage des montagnes, les crevasses truquées, l'ancien gérant se mit à rire.
— Comment! vous avez cru?... mais c'était une galéjade... Entre gens de Tarascon, pas moins, on sait bien ce que parler veut dire...
— Alors, demanda Tartarin très ému, la Jungfrau n'était pas préparée?...
— Pas plus !
— Et si la corde avait cassé?...
— Ah ! mon pauvre ami...
Le héros ferma les yeux, pâle d'une épouvante rétrospective et, pendant une minute, il hésita... Ce paysage en cataclysme polaire, froid, assombri, accidenté de gouffres... ces lamentations du vieil aubergiste encore pleurantes à ses Oreilles... « Outre! que vous me feriez dire... » Puis, tout à coup, il pensa aux gensses de Tarascon, à la bannière qu'il ferait flotter là-haut, il se dit qu'avec de bons guides, un compagnon à toute épreuve comme Bompard... il avait fait la Jungfrau... pourquoi ne tenterait-il pas le Mont-Blanc ?
Et posant sa large main sur l'épaule de son ami, il commença d'une voix virile :
— Écoutez, Gonzague...
XIII
LA CATASTROPHE
Par une nuit noire, noire, sans lune, sans étoile, sans ciel, sur la blancheur tremblotante d'une immense pente de neige, lentement se déroule une longue corde où des ombres craintives et toutes petites sont attachées à la file, précédées, à cent mètres, d'une lanterne en tache rouge presque au ras du sol. Des coups de piolet sonnant dans la neige dure, le roulement des glaçons détachés dérangent seuls le silence du névé où s'amortissent les pas de la caravane, puis de minute en minute un cri, une plainte étouffée, la chute d'un corps sur la glace et, tout de suite, une grosse voix qui répond du bout de la corde :
— Allez doucement de tomber, Gonzague.
Car le pauvre Bompard s'est décidé à suivre son ami Tartarin jusqu'au sommet du Mont-Blanc. Depuis deux heures du matin — il en est quatre à la montre à répétition du président — le malheureux courrier s'avance à tâtons, vrai forçat à la chaîne, traîné, poussé, vacillant et bronchant, contraint de retenir les exclamations diverses que lui arrache sa mésaventure, l'avalanche guettant de tous côtés et le moindre ébranlement, une
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vibration un peu forte de l'air cristallin, pouvant déterminer des tombées de neige ou de glace. Souffrir en silence, quel supplice pour un homme de Tarascon.
Mais la caravane a fait halte ; Tartarin s'informe, on entend une discussion à voix basse, des chuchotements animés.:
— C'est votre compagnon qui ne veut plus avancer... répond le Suédois.
L'ordre de marche est rompu, le chapelet humain se détend, revient sur lui-même, et les voilà tous au bord d'une énorme crevasse, ce que les montagnards appellent une « roture ». On a franchi les précédentes à l'aide d'une échelle mise en travers et qu'on passe sur les genoux; ici, la crevasse est beaucoup trop large et l'autre bord se dresse en hauteur de quatre-vingts à cent pieds. Il s'agit de descendre au fond du trou qui se rétrécit, à l'aide de marches creusées au piolet, et de remonter pareillement. Mais Bompard s'y refuse avec obstination.
Penché sur le gouffre que l'ombre fait paraître insondable, il regarde s'agiter dans une buée la petite lanterne des guides préparant le chemin. Tartarin, peu rassuré lui-même, se donne du courage en exhortant son ami :
— Allons, Gonzague, zou ! et, tout bas, il le sollicite d'honneur, invoque Tarascon, la bannière, le Club des Alpines...
— Ah ! vaï, le Club... Je n'en suis pas, répond l'autre cyniquement.
Alors Tartarin lui explique qu'on lui posera les pieds, que rien n'est plus facile.
— Pour vous, peut-être, mais pas pour moi...
— Pas moins, vous disiez que vous aviez l'habitude...
TARTARIN SUR LES ALPES 297
— Bé oui ! certainement, l'habitude... mais laquelle? j'en ai tant... l'habitude de fumer, de dormir...
— De mentir, surtout, interrompt le président...
— D'exagérer, allons ! dit Bompard sans s'émouvoir le moins du monde.
Cependant, après bien des hésitations, la menace de le laisser là tout seul le décide à descendre lentement, posément, cette terrible échelle de meunier... Remonter est plus difficile, sur l'autre paroi droite et lisse comme un marbre et plus haute que la tour du roi René à Tarascon. D'en bas, la clignante lumière des guides semble un ver luisant en marche. Il faut se décider, pourtant, la neige sous les pieds n'est pas solide, des glouglous de fonte et d'eau circulante s'agitent autour d'une large fissure qu'on devine plutôt qu'on ne la voit, au pied du mur de glace, et qui souffle son haleine froide d'abîme souterrain.
— Allez doucement de tomber, Gonzague !...
Cette phrase, que Tartarin profère d'une intonation attendrie, presque suppliante, emprunte une signification solennelle à la position respective des ascensionnistes, cramponnés maintenant des pieds et des mains, les uns au-dessous des autres, liés par la corde et par la similitude de leurs mouvements ; si bien que la chute ou la maladresse d'un seul les mettrait tous en danger. Et quel danger, coquin de sort! Il suffit d'entendre rebondir et dégringoler les débris de glaçons avec l'écho de la chute par les crevasses et les dessous inconnus pour imaginer quelle gueule de monstre vous guette et vous happerait au moindre faux pas.
Mais qu'y a-t-il encore ? Voilà que le long Suédois qui précède justement Tartarin s'est arrêté et touche de ses talons ferrés la casquette du P C. A. Les guides ont
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beau crier : « En avant !... » et le président : « Avancez donc, jeune homme... » Rien ne bouge. Dressé de son long, accroché d'une main négligente, le Suédois se penche, et le jour levant effleure sa barbe grêle, éclaire la singulière expression de ses yeux dilatés, pendant qu'il fait signe à Tartarin :
— Quelle chute, hein, si on lâchait!...
— Outre! Je crois bien... vous nous entraîneriez tous... Montez donc!...
L'autre continue, immobile :
— Belle occasion pour en finir avec la vie, rentrer au néant par les entrailles de la terre, rouler de crevasse en crevasse comme ceci que je détache de mon pied... Et il s'incline effroyablement pour suivre le quartier de glace qui rebondit et sonne sans un dans la nuit.
— Malheureux! prenez garde... crie Tartarin blême d'épouvante ; et, désespérément cramponné à la paroi suintante, il reprend d'une chaude ardeur son argument de la veille en faveur de l'existence :
— Elle a du bon, que diantre !... A votre âge, un beau garçon comme vous... vous ne croyez donc pas à l'amour, que?
Non, le Suédois n'y croit pas. L'amour idéal est un mensonge des poètes ; l'autre, un besoin qu'il n'a jamais ressenti...
— Bé oui ! bé oui!... C'est vrai que les poètes sont un peu de Tarascon, ils en disent toujours plus qu'il n'y en a ; mais, pas moins, c'est gentil, le femellan, comme on appelle les dames chez nous. Puis on a des enfants, des jolis mignons qui vous ressemblent.
— Ah! oui, les enfants une source de chagrins. Depuis qu'elle m'a eu, ma mère n'a cessé de pleurer.
— Écoutez, Otto, vous me connaissez, mon bon ami...
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Et de toute l'expansion valeureuse de son âme, Tartarin s'épuise à ranimer, à frictionner à distance cette victime de Schopenhauer et de Hartmann, deux polichinelles qu'il voudrait tenir au coin d'un bois, coquin de sort ! pour leur faire payer tout le mal qu'ils ont fait à la jeunesse...
Qu'on se représente, pendant cette discussion philosophique, la haute muraille de glace, froide, glauque, ruisselante, frôlée d'un rayon pâle, et cette brochée de corps humains plaqués dessus en échelons, avec les sinistres gargouillements qui montent des profondeurs béantes et blanchâtres, les jurons des guides, leurs menaces de se détacher et d'abandonner leurs voyageurs. A la fin, Tartarin, voyant que nul raisonnement ne peut convaincre ce fou, dissiper son vertige de mort, lui suggère l'idée de se jeter de la pointe extrême du Mont-Blanc... A la bonne heure, ça vaudrait la peine, de là-haut? Une belle fin dans les éléments... Mais ici, au fond d'une cave... Ah! vaï, quelle foutaise!... Il y met tant d'accent, brusque à la fois et persuasif, une telle conviction, que le Suédois se laisse vaincre ; et les voilà enfin, un par un, en haut de cette terrible roture.
On se détache, on fait halte pour boire un coup et casser une croûte. Le jour est venu. Un jour froid et blême sur un cirque grandiose de pics, de flèches , dominés par le Mont-Blanc encore à quinze cents mètres. Les guides à part gesticulent et se concertent avec des hochements de tête. Sur le sol tout blanc, lourds et ramassés, le dos rond dans leur veste brune, on dirait des marmottes prêtes à remiser pour l'hiver. Bompard et Tartarin, inquiets, transis, ont laissé le Suédois manger tout seul et se sont approchés au moment où le guidechef disait d'un air grave :
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— C'est qu'il fume sa pipe, il n'y a pas à dire que non.
— Qui donc fume sa pipe ? demande Tartarin.
— Le Mont-Blanc, monsieur, regardez.
Et l'homme montre tout au bout de la haute cime, comme une aigrette, une fumée blanche qui va vers l'Italie.
— Et autrement, mon bon ami, quand le Mont-Blanc fume sa pipe, qu'est-ce que cela veut dire?
— Ça veut dire, monsieur, qu'il fait un vent terrible au sommet, une tempête de neige qui sera sur nous avant longtemps. Et, dame! c'est dangereux.
— Revenons , dit Bompard verdissant, et Tartarin ajoute :
— Oui, oui, certainemam, pas de sot amour-propre !
Mais le Suédois s'en mêle ; il a payé pour qu'on le mène au Mont-Blanc, rien ne l'empêchera d'y aller. Il y montera seul, si personne ne l'accompagne.
—Lâches ! lâches ! ajoute-t-il tourné vers les guides, et il leur répète l'injure de la même voix de revenant dont il s'excitait tout à l'heure au suicide.
— Vous allez bien voir si nous sommes des lâches... Qu'on s'attache, et en route ! s'écrie le guide-chef. Cette fois, c'est Bompard qui proteste énergiquement. Il en a assez, il veut qu'on le ramène. Tartarin l'appuie avec vigueur :
— Vous voyez bien que ce jeune homme est fou !... s'écrie-t-il en montrant le Suédois déjà parti à grandes enjambées sous les floches de neige que le vent commence à chasser de toutes parts. Mais rien n'arrêtera plus ces hommes que l'on a traités de lâches. Les marmottes se sont réveillées, héroïques, et Tartarin ne peut obtenir un conducteur pour le ramener avec Bompard
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aux Grands-Mulets. D'ailleurs, la direction est simple : trois heures de marche en comptant un écart de vingt minutes pour tourner la grande roture si elle les effraie à passer tout seuls.
— Outre! oui, qu'elle nous effraie !... fait Bompard sans pudeur aucune, et les deux caravanes se séparent.
A présent, les Tarasconnais sont seuls. Ils avancent avec précaution sur le désert de neige, attachés à la même corde, Tartarin en avant, tâtant de son piolet gravement, pénétré de la responsabilité qui lui incombe, y cherchant un réconfort.
— Courage! du sang-froid!... Nous nous en tirerons!... crie-t-il à chaque instant à Bompard. Ainsi l'officier, dans la bataille, chasse la peur qu'il a, en brandissant son épée et criant à ses hommes :
— En avant, s. n. de D, !... toutes les balles ne tuent pas !
Enfin les voilà au bout de cette horrible crevasse. D'ici au but, ils n'ont plus d'obstacles bien graves ; mais le vent souffle, les aveugle de tourbillons neigeux. La marche devient impossible sous peine de s'égarer.
— Arrêtons-nous un moment, dit Tartarin. Un sérac de glace gigantesque leur creuse un abri à sa base; ils s'y glissent, étendent la couverture doublée de caoutchouc du président, et débouchent la gourde de rhum, seule provision que n'aient pas emportée les guides. Il s'ensuit alors un peu de chaleur et de bien-être, tandis que lescoups de piolet, toujours plus faibles sur la hauteur, les avertissent du progrès de l'expédition. Cela résonne au coeur du P. C. A. comme un regret de n'avoir pas fait le Mont-Blanc jusqu'aux cimes.
— Qui le saura ? riposte Bompard cyniquement. Les
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porteurs ont conservé la bannière ; de Chamonix on croira que c'est vous.
— Vous avez raison, l'honneur de Tarascon est sauf... conclut Tartarin d'un ton convaincu.
Mais les éléments s'acharnent, la bise en ouragan, la neige par paquets. Les deux amis se taisent, hantés d'idées sinistres, ils se rappellent l'ossuaire sous la vitrine du vieil aubergiste, ses récits lamentables, la légende de ce touriste américain qu'on a retrouvé pétrifié de froid et de faim, tenant dans sa main crispée un carnet où ses angoisses étaient écrites jusqu'à la dernière convulsion qui fit glisser le crayon et dévier la signature. —Avez-vous un carnet, Gonzague?
Et l'autre, qui comprend sans explications :
— Ah ! vaï! un carnet... Si vous croyez que je vais me laisser mourir comme cet Américain... Vite, allons-nousen, sortons d'ici.
— Impossible... Au premier pas nous serions emportés comme une paille, jetés dans quelque abîme.
— Mais alors, il faut appeler, l'auberge n'est pas loin... Et Bompard à genoux, la tête hors du sérac, dans la pose d'une bête au pâturage et mugissante, hurle :
— Au secours ! au secours ! à moi !
— Aux armes!... crie à son tour Tartarin de son creux le plus sonore que la grotte répercute en tonnerre.
Bompard lui saisit le bras :
— Malheureux, le sérac !...
Positivement tout le bloc a tremblé; encore un souffle et cette masse de glaçons accumulés croulerait sur leur tête. Ils restent figés, immobiles, enveloppés d'un effrayant silence bientôt traversé d'un roulement lointain qui se rapproche, grandit, envahit l'horizon, meurt enfin sous la terre de gouffre en gouffre.
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— Les pauvres gens!... murmure Tartarin pensant au Suédois et à ses guides, saisis, emportés sans doute par l'avalanche. Et Bompard hochant la tête : « Nous ne valons guère mieux qu'eux. » En effet, leur situation est sinistre, n'osant bouger dans leur grotte de glace ni se risquer dehors sous les rafales.
Pour achever de leur serrer le coeur, du fond de la vallée monte un aboiement de chien hurlant à la mort. Tout à coup, Tartarin, les yeux gonflés, les lèvres grelottantes, prend les mains de son compagnon et le regardant avec douceur :
— Pardonnez-moi, Gonzague, oui, oui, pardonnez-moi. Je vous ai rudoyé tantôt, je vous ai traité de menteur...
— Ah! val! Qu'est-ce que ça fait?...
— J'en avais le droit moins que personne, car j'ai beaucoup menti dans ma vie, et, à cette heure suprême, j'éprouve le besoin de m'ouvrir, de me dégonfler, d'avouer publiquement mes impostures.
'— Des impostures, vous ?
— Écoutez-moi, ami... d'abord je n'ai jamais tué de lion.
— Ça ne m'étonne pas... fait Bompard tranquillement. Mais est-ce qu'il faut se tourmenter pour si peu ?... C'est notre soleil qui veut ça, on naît avec le mensonge... Vé! moi... Ai-je dit une vérité depuis que je suis au monde?... Dès que j'ouvre la bouché, mon Midi me monte comme une attaque. Les gens dont je parle, je ne les connais pas, les pays, je n'y suis jamais allé, et tout ça fait un tel tissu d'inventions que je ne m'y débrouille plus moi-même.
— C'est l'imagination, péchère! soupire Tartarin; nous sommes des menteurs par imagination.
— Et ces mensonges-là n'ont jamais fait de mal à personne, tandis qu'un méchant, un envieux comme Costecalde...
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— Ne parlons jamais de ce misérable ! interrompt le P. C. A., et, pris d'un subit accès de rage : « Coquin de bon sort ! c'est tout de même un peu fichant... » Il s'arrête sur un geste terrifié de Bompard... Ah! oui, le sérac... et baissant le ton, forcé de chuchoter sa colère, le pauvre Tartarin continue ses imprécations à voix basse dans une énorme et comique désarticulation de la bouche : « Un peu fichant de mourir à la fleur de l'âge par la faute d'un scélérat qui, dans ce moment, prend bien tranquillement sa demi-tasse sur le Tour de ville !... »
Mais pendant qu'il fulmine, une éclaircie s'ouvre peu à peu dans l'air. Il ne neige plus, il ne vente plus ; et des écarts bleus apparaissent déchirant le gris du ciel. Vite, en route, et, rattachés tous deux à la corde, Tartarin, qui a pris la tête comme tout à l'heure, se retourne, un doigt sur la bouche :
— Et vous savez, Gonzague, tout ce que nous venons de dire reste entre nous.
— Té, pardi !...
Pleins d'ardeur, ils repartent, enfonçant jusqu'aux genoux dans la neige fraîchement tombée, qui a englouti sous sa ouate immaculée les traces de la caravane; aussi Tartarin consulte sa boussole toutes les cinq minutes. Mais cette boussole tarasconnaise, habituée aux chauds climats, est frappée de congélation depuis son arrivée en Suisse. L'aiguille joue aux quatre coins, agitée, hésitante; et ils marchent devant eux, attendant de voir se dresser tout à coup les roches noires des Grands-Mulets dans la blancheur uniforme, silencieuse, en pics, en aiguilles, en mamelons, qui les entoure, les éblouit, les épouvante aussi, car elle peut recouvrir de dangereuses crevasses sous leurs pieds.
— Du sang-froid, Gonzague, du sang-froid!
TARTARIN SUR LES ALPES 305
— C'est justement de ça que je manque, répond Bompard lamentablement. Et il gémit : —Aïe de mon pied!... aïe de ma jambe!... Nous sommes perdus; jamais nous n'arriverons...
Ils marchent depuis deux heures lorsque, vers le milieu d'une pente de neige très dure à grimper, Bompard s'écrie effaré :
— Tartare'm, mais ça monte!
— Eh ! je le vois bien, parbleu, que ça monte, riposte le P. C. A. en train de perdre sa sérénité.
— Pas moins, à mon idée, ça devrait descendre.
— Bé oui ! mais que voulez-vous que j'y fasse ? Allons toujours jusqu'en haut, peut-être que ça descendra de l'autre côté.
Cela descendait en effet, et terriblement, par une succession de névés, de glaciers presque à pic, et tout au bout de cet étincellement de blancheurs dangereuses une cabane s'apercevait piquée sur une roche à des profondeurs qui semblaient inaccessibles. C'était un asile à atteindre avant la nuit, puisqu'on avait perdu la direction des Grands-Mulets, mais au prix de quels efforts, de quels dangers peut-être ! — Surtout ne me lâchez pas, que, Gonzague...
— Ni vous non plus, Tartare'm.
Ils échangent ces recommandations sans se voir, séparés par une arête derrière laquelle Tartarin a disparu avançant, l'un pour monter, l'autre pour descendre, avec lenteur et terreur. Us ne se parlent même plus, concentrant toutes leurs forces vives, crainte d'un faux pas, d'une glissade. Tout à coup, comme il n'est plus qu'à un mètre de la crête, Bompard entend un cri terrible de son compagnon, en même temps qu'il sent la corde se tendre d'une violente et désordonnée secousse... Il veut résister, se
R. VII 20
306 TARTARIN SUR LES ALPES
cramponner pour retenir son compagnon sur l'abîme. Mais la corde était vieille, sans doute, car elle se rompt brusquement sous l'effort.
— Outre !
— Boufre !
Ces deux cris se croisent, sinistres, déchirant le silence et la solitude, puis un calme effrayant, un calme de mort que rien ne trouble plus dans la vastitude des neiges immaculées.
Vers le soir, un homme ressemblant vaguement à Bompard, un spectre aux cheveux dressés, boueux, ruisselant, arrivait à l'auberge des Grands-Mulets où on le frictionnait, le réchauffait, le couchait avant qu'il eût prononcé d'autres paroles que celles-ci, entrecoupées de larmes, de poings levés au ciel. « Tartarin.:. perdu... cassé la corde... » Enfin on put comprendre le grand malheur qui venait d'arriver.
Pendant que le vieil aubergiste se lamentait et ajoutait un nouveau chapitre aux sinistres de la montagne en attendant que son ossuaire s'enrichît des restes de l'accident, le Suédois et ses guides, revenus de leur expédition, se mettaient à la recherche de l'infortuné Tartarin avec des cordes, des échelles, tout l'attirail d'un sauvetage, hélas ! infructueux. Bompard, resté comme ahuri, ne pouvait fournir aucun indice précis ni sur le drame ni sur l'endroit où il avait eu lieu. On trouva seulement au Dôme du Goûter un bout de corde resté dans une anfractuosité de glace. Mais cette corde, chose singulière,' était coupée aux deux bouts comme avec un instrument tranchant; les journaux de Chambéry en donnèrent un fac-similé. Enfin, après huit jours de courses, de cons-
TARTARIN SUR LES ALPES 307
ciencieuses recherches, quand on eut la conviction que le pauvre présidain était introuvable, perdu sans retour, les délégués désespérés prirent le chemin de Tarascon, ramenant Bompard dont le cerveau ébranlé gardait la trace d'une terrible secousse.
— Ne me parlez pas de ça, répondait-il quand il était question du sinistre, ne m'en parlez jamais !
Décidément le Mont-Blanc comptait une victime de plus, et quelle victime !
XIV
EPILOGUE
D'endroit plus impressionnable que Tarascon, il ne s'en est jamais vu sous le soleil d'aucun pays. Parfois, en plein dimanche de fête, toute la ville dehors, les tambourins en rumeur, le Cours grouillant et tumultueux, émaillé de jupes vertes, rouges, de fichus arlésiens, et, sur de grandes affiches multicolores, l'annonce des luttes pour hommes et demi-hommes, des courses de taureaux camarguais, il suffit d'un farceur criant : « Au chien foui... » ou bien « Un boeuf échappé!... » et l'on court, on se bouscule, on s'effare, les portes se ferment de tous leurs verrous, les persiennes claquent comme par un orage, et voilà Tarascon désert, muet, sans un chat, sans un bruit, les cigales elles-mêmes blotties et attentives.
C'était l'aspect de ce matin-là, qui n'était pourtant ni fête ni dimanche; les boutiques closes, les maisons mortes, places et placettes comme agrandies par le silence et la solitude. « Vasta silentio », dit Tacite décrivant Rome aux funérailles de Germanicus, et la citation de sa Rome en deuil s'appliquait d'autant mieux à Tarascon qu'un service funèbre pour l'âme de Tartarin se disait en ce moment à la métropole, où la population en masse
TARTARIN SUR LES ALPES 309
pleurait son héros, son dieu, son invincible à doubles muscles resté dans les glaciers du Mont-Blanc.
Or, pendant que le glas égrenait ses lourdes notes sur les rues désertes, Mlle Tournatoire, la soeur du médecin, que son mauvais état de santé retenait toujours à la maison, morfondue dans son grand fauteuil contre la vitre, regardait dehors en écoutant les cloches. La maison des Tournatoire se trouve sur le chemin d'Avignon, presque en face de celle de Tartarin, et la vue de ce logis illustre dont le locataire ne devait plus revenir, la grille pour toujours fermée du jardin, tout, jusqu'aux boîtes à cirage des petits Savoyards alignées près de la porte, gonflait le coeur de la pauvre demoiselle infirme qu'une passion secrète dévorait depuis plus de trente ans pour le héros tarasconnais. 0 mystères d'un coeur de vieille fille! C'était sa joie de le guetter passer à des heures régulières, de se dire : « Où va-t-il?... » de surveiller les modifications de sa toilette, qu'il s'habillât en Alpiniste ou revêtit sa jaquette vert-serpent. Maintenant, elle ne le verrait plus; et cette consolation même lui manquait, d'aller prier pour lui avec toutes les dames de la ville.
Soudain la longue tête de cheval blanc de Mlle Tournatoire se colora légèrement; ses yeux déteints, bordés de rose, se dilatèrent d'une manière considérable, pendant que sa maigre main aux rides saillantes esquissait un grand signe de croix... Lui, c'était lui, longeant les murs de l'autre côté de la chaussée... D'abord elle crut aune apparition hallucinante... Non, Tartarin lui-même, en chair et en os, seulement pâli, piteux, loqueteux, longeant les murs comme un pauvre ou comme un voleur. Mais pour expliquer sa présence furtive à Tarascon, il nous faut retourner sur le Mont-Blanc, au Dôme du Goûter, à cet instant précis où les deux amis se trouvant
310 TARTARIN SUR LES ALPES
chacun sur un côté du Dôme, Bompard sentit le lien qui les attachait, brusquement se tendre, comme par la chute d'un corps.
En réalité, la corde s'était prise entre deux glaçons, et Tartarin, éprouvant la même secousse, crut, lui aussi, que son compagnon roulait, l'entraînait. Alors, à cette minute suprême... comment dire cela, mon Dieu?... dans l'angoisse de la peur, tous deux, oubliant le serment solennel à l'hôtel Baltet, d'un même mouvement, d'un même geste instinctif, coupèrent la corde, Bompard avec son couteau, Tartarin d'un coup de piolet; puis, épouvantés de leur crime, convaincus l'un et l'autre qu'ils venaient de sacrifier leur ami, ils s'enfuirent dans des directions opposées.
Quand le spectre de Bompard apparut aux GrandsMulets, celui de Tartarin arrivait à la cantine de l'Avesailles. Comment, par quel miracle, après combien de chutes, de glissades? Le Mont-Blanc seul aurait pu le dire, car le pauvre P. C. A. resta deux jours dans un complet abrutissement, incapable de proférer le moindre son. Dès qu'il fut en état, on le descendit à Courmayeur, qui est le Chamonix italien. A l'hôtel où il s'installa pour achever de se remettre, il n'était bruit que d'une épouvantable catastrophe arrivée au Mont-Blanc, tout à fait le pendant de l'accident du Cervin ; encore un alpiniste englouti par la rupture delà corde.
Dans, sa conviction qu'il s'agissait de Bompard, Tartarin, rongé de remords, n'osait plus rejoindre la délégation ni retourner au pays. D'avance il voyait sur toutes les lèvres, dans tous les yeux : « Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?... » Pourtant le manque d'argent, la fin de son linge, les frimas de septembre qui arrivaient et vidaient les hôtelleries, l'obligèrent à se mettre en route. Après tout,
TARTARIN SUR LES ALPES 311
personne ne l'avait vu commettre son crime ? Rien ne l'empêcherait d'inventer n'importe quelle histoire; et, les distractions du voyage aidant il commençait à se remettre. Mais aux approches de Tarascon, quand il vit s'iriser sous le ciel bleu la fine découpure des Alpines, tout le ressaisit, honte, remords, crainte de la justice, et pour éviter l'éclat d'une arrivée en pleine gare, il descendit à la dernière station avant la ville.
Ah ! sur cette belle route tarasconnaise, toute blanche et craquante dépoussière, sans autre ombrage que les poteaux et les fils télégraphiques, sur cette voie triomphale où, tant de fois, il avait passé à la tête de ses Alpinistes ou de ses chasseurs de casquettes, qui l'aurait reconnu,.lui, le vaillant, le pimpant, sous ses hardes déchirées et malpropres, avec cet oeil méfiant du routier guettant les gendarmes? L'air brûlait, malgré qu'on fût au déclin de la saison ; et la pastèque qu'il achetait à un maraîcher lui parut délicieuse à manger dans l'ombre courte du charreton, pendant que le paysan exhalait sa fureur contre les ménagères de Tarascon, toutes absentes du marché, ce matin-là, « rapport à une messe noire qu'on chantait pour quelqu'un de la ville perdu au fond d'un trou, là-bas dans les montagnes... Té! les cloches qui sonnent.., Elles s'entendent d'ici... ».
Plus de doute ; c'est pour Bompard que tombait ce lugubre carillon de mort secoué par un vent tiède sur la campagne solitaire !
Quel accompagnement à la rentrée du grand homme dans sa patrie !
Une minute, quand, la porte du petit jardin brusquement ouverte et refermée, Tartarin se retrouva chez lui, qu'il vit les étroites allées bordées de buis ratissées et proprettes, le bassin, le jet d'eau, les poissons rouges
312 TARTARIN SUR LES ALPES
s'agitant au craquement du sable sous ses pas, et le baobab géant dans son pot à réséda, un bien-être attendri, la chaleur de son gîte de lapin de choux l'enveloppa comme une sécurité après tant de dangers et d'aventures. Mais les cloches, les maudites cloches redoublèrent, la tombée des grosses notes noires lui écrasa de nouveau le coeur. Elles lui disaient sur le mode funèbre : « Caïn, qu'as-tu fait de ton frère? Tartarin qu'est devenu Bompard? »
Alors, sans le courage d'un mouvement, il s'assit sur la margelle brûlante du petit bassin et resta là, anéanti, effondré, au grand émoi des poissons rouges.
Les cloches ne sonnent plus. Le porche de la métropole, bruyant tout à l'heure, est rendu au marmottement de la pauvresse assise à gauche et à l'immobilité de ses saints de pierre. La cérémonie religieuse terminée, tout Tarascon s'est porté au Club des Alpines où, dans une séance solennelle, Bompard doit faire le récit de la catastrophe, détailler les derniers moments du P. C. A. En dehors des membres, quelques privilégiés, armée, clergé, noblesse, haut commerce, ont pris place dans la Salle des Conférences dont les fenêtres, large ouvertes, permettent à la fanfare de la ville, installée en bas, sur le perron, de mêler quelques accords héroïques ou plaintifs aux discours de ces messieurs. Une foule énorme se presse autour des musiciens, se hisse sur ses pointes, les cous tendus, essayant d'attraper quelques bribes de la séance, mais les fenêtres sont trop élevées et l'on n'aurait aucune idée de ce qui se passe, sans deux ou trois petits drôles branchés dans un gros platane, et jetant de là des renseignements comme on jette des noyaux de cerises du haut de l'arbre.
— Vé, Costecalde, qui se force pour pleurer. Ah ! le
TARTARIN SUR LES ALPES 313
gueusard, c'est lui qui tient le fauteuil à présent... Et le pauvre Bézuquet, comme il se mouche ! comme il a les yeux rouges !... Té ! l'on a mis un crêpe à la bannière... Et Bompard qui vient vers la table avec les trois délégués... Il met quelque chose sur le bureau... Il parle, à présent... Ça doit être bien beau ! Les voilà qui tombent tous des larmes...
En effet, l'attendrissement devenait général à mesure que Bompard avançait dans son récit fantastique. Ah ! la mémoire lui était revenue, l'imagination aussi. Après s'être montrés, lui et son illustre compagnon, à la cime du Mont-Blanc, sans guides, car tous s'étaient refusés à les suivre, effrayés par le mauvais temps,— seuls avec la bannière déployée pendant cinq minutes sur le plus haut pic de l'Europe, il racontait maintenant, et avec quelle émotion, la descente périlleuse et la chute, Tartarin roulant au fond d'une crevasse, et lui, Bompard, s'attachant pour explorer le gouffre dans toute sa longueur, d'une corde de deux cents pieds.
— Plus de vingt fois, messieurs, que dis-je? plus de nonante fois, j'ai sondé cet abîme de glace sans pouvoir arriver jusqu'à notre malheureux présidam dont cependant je constatais le passage par quelques débris laissés aux anfractuosités de la glace...
En parlant, il étalait sur le tapis de la table un fragment de maxillaire, quelques poils de barbe, un morceau de gilet, une boucle de bretelle ; on eût dit l'ossuaire des Grands-Mulets.
Devant cette exhibition, les douloureux transports de l'assemblée ne se maîtrisaient plus ; même les coeurs les plus durs, les partisans de Costecalde et les personnages les plus graves, Cambalalette le notaire, le docteur Tournatoire, tombaient effectivement des larmes grosses
314 TARTARIN SUR. LES ALPES
comme des bouchons de carafe. Les dames invitées poussaient des cris déchirants que dominaient les beuglements sanglotes d'Excourbaniès, les bêlements de Pascalon, pendant que la marche funèbre de la fanfare accompagnait d'une basse lente et lugubre.
Alors, quand il vit l'émotion, l'énervement à son comble, Bompard termina son récit avec un grand geste de pitié vers les débris en bocaux comme des pièces à conviction :
— Et voilà, messieurs et chers concitoyens, tout ce que j'ai pu retrouver de notre illustre et bien-aimé président... Le reste, dans quarante ans, le glacier nous le rendra.
Il' allait expliquer, pour les personnes ignorantes, la récente découverte faite sur la marche régulière des glaciers : mais le grincement de la petite porte du fond l'interrompit, quelqu'un entrait : Tartarin, plus pâle qu'une apparition de. Home, juste en face de l'orateur.
— Vé ! Tartarin !...
— Té ! Gonzague !...
Et cette race est si singulière, si facile aux histoires invraisemblables, aux mensonges audacieux et vite réfutés, que l'arrivée du grand homme dont les fragments gisaient encore sur le bureau, ne causa dans la salle qu'un médiocre étonnement.
— C'est un malentendu, allons, dit Tartarin soulagé, rayonnant, la main sur l'épaule de l'homme qu'il croyait avoir tué. J'ai fait le Mont-Blanc des deux côtés. Monté d'un versant, descendu de l'autre ; et c'est ce qui a permis de croire à ma disparition.
Il n'avouait pas qu'il avait fait le second versant sur le dos.
— Sacré Bompard ! dit Bézuquet, il nous a tout de
TARTARIN SUR LES ALPES 318
même retournés avec son histoire... Et l'on riait, on se serrait les mains pendant qu'au dehors la fanfare, qu'on essayait en vain de faire taire, s'acharnait à la marche funèbre de Tartarin.
— Vé, Costecalde, comme il estjaune !... murmurait Pascalon à Bravida en lui montrant l'armurier qui se levait pour céder le fauteuil à l'ancien président dont la bonne face rayonnait. Bravida, toujours sentencieux, dit tout bas en regardant Costecalde déchu, rendu à son rang subalterne :
— La fortune de l'abbé Mandaire, de curé il devint vicaire.
Et la séance continua.
FIN DE TARTARIN SUR LES ALPES
PORT-TARASCON
DERNIÈRES AVENTURES
DE L'ILLUSTRE TARTARIN
A
LEON ALLARD
AU SUBTIL ET PROFOND ROMANCIER DES FICTIONS ET DES VlES MUETTES
SON FRÈRE ET SON AMI ALPHONSE DAUDET
OFFRE CE LIVRE D'HUMOUR
C'était septembre, et c'était la Provence, à une rentrée de vendange, il y a cinq ou six ans.
Du grand break attelé de deux camarguais qui nous emportait à toute bride, le poète Mistral, l'aîné de mes fils et moi, vers la gare de Tarascon et le train rapide de P.-L.-M., elle nous semblait divine cette fin de jour d'une pâleur'ardente, un jour mat, épuisé, fiévreux,, passionné comme un beau visage de femme de là-bas.
Pas un souffle d'air malgré le train de notre course. Les roseaux d'Espagne à longues feuilles rubanées, droits et rigides au bord du chemin ; et par toutes ces routes de campagne, d'un blanc de neige, d'un blanc de rêve, où la poussière craquait immobile sous les roues, un lent défilé de charrettes chargées de raisins noirs, rien que des noirs, —garçons et filles venant derrière, muets et graves, tous grands, bien découplés, la jambe longue et les yeux noirs. Grappes d'yeux noirs, et de raisins noirs, on ne voyait que cela dans les cuves, dans les hottes, sous le feutre à bords rabattus des vendangeurs, sous le fichu de tête dont les femmes gardaient les pointes entre leurs dents serrées.
Quelquefois, à l'angle d'un champ, une croix se dressait dans le blanc du ciel, ayant à chacun de ses bras une lourde grappe noire, pendue en ex-voto.
— Vé!... (vois!) me jetait Mistral avec un geste attendri, un sourire de fierté presque maternelle devant ces manifestations ingénument païennes de son peuple de Provence, R. VII. 21
322 PORT-TARASCON
puis il reprenait son récit, quelque beau conte parfumé et doré des bords du Rhône, comme le Goethe provençal en sème à la volée, de ses deux mains toujours ouvertes, dont l'une est poésie etl'aulre réalité.
0 miracle des mots, magique concordance de l'heure, du décor et de la fière légende paysanne que le poète déroulait pour nous tout le long de l'étroit chemin, entre les champs d'oliviers et de vignes!... Qu'on était bien, que la vie m'était blanche et légère !
Tout à coup mes yeux se voilèrent, une angoisse m'étreignit le coeur. « Père, comme tu es pâle ! » me dit mon fils, et j'eus à peine la force de murmurer, en lui montrant le château du roi René, dont les quatre tours me regardaient venir du fond de la plaine : « Voilà Tarascon ! »
C'est que nous avions un terrible compte à régler, les Tarasconnais et moi. Je les savais très montés, me gardant une rancune noire de mes plaisanteries sur leur ville et sur son grand homme, l'illustre, le délicieux Tartarin. Des lettres, des menaces anonymes m'avaient souvent averti : « Si tu passes jamais par Tarascon, gare ! » D'autres brandissaient sur ma tête la vengeance du héros : « Tremblez ! le vieux lion a encore bec et ongles ! »
Un lion à bec, diable !
Plus grave encore : Je tenais d'un commandant de gendarmerie de la région qu'un commis voyageur parisien ayant, par une homonymie fâcheuse ou simple fumisterie, signé « Alphonse Daudet » sur le registre de l'hôtel, s'était vu brutalement assailli à la porte d'un café et menacé d'un plongeon dans le Rhône, selon les traditions locales :
Dé brin o dé bran
Cabussaran Dou fenestroun
De Tarascoun Dedins lou Rose -.
1. De gré ou de force — ils feront le saut — du fenestron — de Tarascon — dedans le Rhône.
PORT-TARASCON 323
C'est un vieux couplet de 93, qui se chante encore là-bas, souligné de sinistres commentaires sur le drame dont les tours du roi René furent témoins à cette époque.
Or, comme il ne me plaisait guère de piquer une tête du fenestron de Tarascon, j'avais toujours évité dans mes voyages du Midi de passer par cette bonne ville. Et voilà que cette fois un mauvais sort, le désir d'aller embrasser mon cher Mistral, l'impossibilité de prendre le « rapide » ailleurs que là, me jetaient en plein dans la gueule du lion à bec.
Encore si je n'avais eu que Tartarin ; une rencontre d'homme à homme, un duel à la flèche empoisonnée sous les arbres du tour-de-ville n'était pas pour me faire peur. Mais la colère d'un peuple, et le Rhône, ce vaste Rhône !...
Ah ! je vous réponds que tout n'est pas rose dans l'existence d'un romancier...
Chose étrange ! à mesure que nous approchions de la ville, les chemins se dépeuplaient, les charrettes de vendange devenaient plus rares. Bientôt nous n'eûmes plus devant nous que la route vide et blanche, et tout autour dans la campagne le large et la solitude du désert.
— C'est bizarre, disait Mistral tout bas, un peu impressionné, on se croirait un dimanche.
— Si c'était dimanche, nous entendrions les cloches..., ajouta mon fils, sur le même ton, car le silence qui enveloppait la ville et sa banlieue avait quelque chose d'opprimant. Rien, pas une cloche, pas un cri, pas même un de ces bruits de charronnage tintant si clair dans l'atmosphère vibrante du Midi.
Pourtant les premières maisons du faubourg se levaient au bout du chemin ; un moulin d'huile, l'octroi crépi à neuf. Nous arrivions.
Et notre stupeur fut grande, à peine engagés dans cette longue rue caillouteuse, de la trouver abandonnée, les portes et fenêtres closes, sans chien ni chat, enfants ni poules, ni personne, le portail enfumé du maréchal ferrant dégarni
324 PORT-TARASCON
des deux roues qui le flanquent à l'ordinaire, les grands rideaux de treillis dont les seuils tarasconnais s'abritent contre les mouches, rentrés, disparus comme les mouches elles-mêmes et l'exquise bouffée de soupe à l'ail que toutes les cuisines auraient dû exhaler à cette heure-là.
Tarascon ne sentant plus l'ail, imagine-t-on une chose pareille !
Mistral et moi, nous nous regardions épouvantés ; et, vraiment, il y avait de quoi. S'attendre aux rugissements d'un peuple en délire, et trouver le silence de mort de cette Pompéi !
En ville, où nous pouvions mettre un nom sur .tous les logis, sur toutes les boutiques familières à nos yeux depuis l'enfance, cette impression de vide et d'abandon devint encore plus saisissante. Fermée, la pharmacie Bézuquet de la Placette, l'armurier Costecalde fermé pareillement, et la confiserie Rébuffat, « à la renommée des berlingots ». Disparus, les panonceaux du notaire Cambalalette, et l'enseigne sur toile peinte de Marie-Joseph-Spiridion Excourbaniès, fabricant de saucisson d'Arles ; car le saucisson d'Arles s'est toujours fait à Tarascon, et je signale en passant ce grand déni de justice historique.
Mais enfin qu'étaient devenus les Tarasconnais?
Notre break roulait sur le cours, dans l'ombre tiède des platanes espaçant leurs troncs blancs et lisses, où plus une cigale ne chantait : envolées aussi les cigales ! Et devant la maison de Tartarin, toutes ses persiennes fermées, aveugle et muette comme ses voisines, contre le mur bas du fameux jardinet, plus une caisse à cirage, plus un petit décrotteur pour vous crier :
— Cira, moussu ? L'un de nous dit :
— Il y a peut-être le choléra.
A Tarascon, en effet, quand vient une épidémie, l'habitant déménage et campe sous des tentes à bonne distance de la ville, jusqu'à ce que le mauvais air soit passé.
PORT-TARASCON 325
Sur ce mot de choléra, dont tous les Provençaux ont une peur farouche, le cocher enleva ses bêtes, et quelques minutes après nous stoppions à l'escalier de la gare, perchée tout en haut du grand viaduc qui longe et domine la ville.
Ici nous retrouvions la vie, des voix humaines,'des visages. Dans l'entre-croisement des rails, les trains se succédaient sans relâche, montée, descente, Imitaient avec des claquements de portières, des appels de station.
— Tarascon, cinq minutes d'arrêt..., changement de voiture pour Nîmes, Montpellier, Cette...
Tout de suite Mistral courut au commissaire de surveillance, vieux serviteur qui n'a pas quitté sa gare depuis trente-cinq ans :
— Eh ! bé, maître Picard... Et les Tarasconnais ? Où sontils ? Qu'en avez-vous fait ?
L'autre, tout surpris de notre étonnement :
— Comment!... Vous ne savez pas?... D'où sortez-vous donc?... Vous ne lisez donc rien?... Ils lui ont pourtant fait assez de réclame, à leur île de Port-Tarascon... Eh ! oui, mon bon... Partis, les Tarasconnais... Partis coloniser, l'illustre Tartarin en tête... Et tout emporté avec eux, déménagé jusqu'à la Tarasque !
Il s'interrompit pour donner des ordres, s'activer le long de la voie, tandis qu'à nos pieds, dans le couchant, nous regardions monter les tours, les clochers et clochetons de la ville abandonnée; ses vieux remparts dorés par le soleil d'un superbe ton de croustade et donnant l'idée exacte d'un pâté de bécasses dont il ne resterait plus que la croûte.
— Et dites-moi, monsieur Picard, demanda Mistral au commissaire, qui revenait vers nous, avec un bon sourire, pas autrement inquiet de savoir Tarascon sur les chemins... Y a-t-il longtemps de cette émigration ?
— Six mois.
— Et l'on n'a pas de leurs nouvelles ?
— Aucune.
326 PORT-TARASCON
Pécaxre! Quelque temps après nous en avions, des nouvelles, détaillées, précises, assez pour me permettre de vous conter l'exode de ce vaillant petit peuple à la suite de son héros, et les formidables mésaventures qui les assaillirent.
Pascal a dit : « Il faut de l'agréable et du réel ; mais il faut que cet agréable lui-même soit pris du vrai. » J'ai tâché de me conformer à sa doctrine dans cette histoire de Port-Tarascon.
Mon récit est pris du vrai, fait avec des lettres d'émigrants, le « mémorial » du jeune secrétaire de Tartarin, des dépositions empruntées à la Gazette des Tribunaux ; et quand vous rencontrerez, çà ou là, quelque tarasconnade par trop extravagante, que le crique me croque si elle est de mon invention 1 !
L'AUTEUR.
1 Lire dans les journaux de l'époque le procès de la « NouvelleFrance » et de la colonie de Port-Breton, ainsi que le curieux volume publié chez Dreyfous, parle docteur Baudouin, médecin de l'expédition.
PORT-TARASCON
LIVRE PREMIER
I
DOLÉANCES DE TARASCON CONTRE L'ÉTAT DE CHOSES
LES BOEUFS. - LES PÉRES-BLANCS
UN TARASCONNAIS AU PARADIS
SIÈGE ET REDDITION DE L'ABBAYE DE P AMPÉRIGO USTE
— Branquebalme, mon bon..., je ne suis pas content de la France!... Nos gouvernants nous font de tout.
Proférées un soir par Tartarin devant la cheminée du Cercle, avecle geste et l'accent qu'on imagine, ces paroles mémorables résument bien ce qui se pensait et disait à Tarascon-sur-Rhône deux ou trois mois avant l'émigration. Le Tarasconnais en général ne s'occupe pas de politique : indolent de nature, indifférent à tout ce qui ne l'atteint pas localement, il tient pour l'état de choses, comme il dit. Pas moins, depuis quelque temps, on lui reprochait un tas de choses, à l'état de choses !
— Nos gouvernants nous font de tout ! disait Tartarin. Dans ce « de tout » il y avait d'abord l'interdiction des
courses de taureaux. Vous connaissez sans doute l'histoire de ce Tarascon-
328 PORT-TARASCON
nais très mauvais chrétien et garnement de la pire espèce, lequel après sa mort s'étant introduit au Paradis par surprise, pendant que saint Pierre avait le dos tourné, n'en voulait plus sortir, malgré les supplications du divin porte-clefs. Alors, que fit le grand saint Pierre? II envoya toute une volée d'anges clamer devant le ciel autant qu'ils auraient de voix : « Té ! té !... les boeufs !... té ! té!... les boeufs !... » qui est le cri des courses tarasconnaises. Oyant cela, le bandit change de figure :
— Vous avez donc des courses, par ici, grand saint Pierre ?
— Des courses?... Je crois bien!... Et des magnifiques, mon bon.
— Où donc çà ?... où se font-elles, ces courses ?
— Devant le Paradis... Il y a du large, tu penses.
Du coup le Tarasconnais se précipite dehors pour voir, et les portes du ciel se referment sur lui à tout jamais.
Si je rappelle ici cette légende aussi vieille que les bancs du Tour-de-ville, c'est afin d'indiquer la passion des gens de Tarascon pour les courses de taureaux et la colère où les mit la suppression de ce genre d'exercice.
Après, vint l'ordre d'expulser les Pères-Blancs et de fermer leur joli couvent de Pampérigouste, perché sur une collinette toute grise de thym et de lavande, installé là depuis des siècles aux portes de la ville, d'où l'on aperçoit, entre les pins, la dentelle de ses clochetons carillonnant dans les brises claires du matin avec le chant des alouettes, au crépuscule avec le cri mélancolique des courlis.
Les Tarasconnais les aimaient beaucoup, leurs PèresBlancs, doux, bons, inoffensifs, et qui savaient tirer des herbes parfumées dont la montagnette est couverte un si excellent élixir ; ils les aimaient pareillement pour
PORT-TARASCON 329
leurs pâtés d'hirondelles et leurs délicieux pains-poires ', qui sont des coings enveloppés d'une pâte fine et dorée, d'où le nom de Pampérigouste 2 donné à l'abbaye.
Aussi quand l'ordre officiel d'avoir à quitter leur couvent fut envoyé aux Pères et que ceux-ci refusèrent de sortir, quinze cents à deux mille Tarasconnais du commun, portefaix, décrotteurs, déchargeurs de bateaux du Rhône, ce que nous appelons la rafataitte, vinrent s'enfermer dans Pampérigouste avec les bons moines.
La bourgeoisie tarasconnaise, les messieurs du Cercle, Tartarin en tête, pensaient bien aussi à soutenir la sainte cause. Il n'y eut pas une minute d'hésitation. Mais on ne se jette pas dans une pareille entreprise sans préparatifs d'aucune sorte. Bon pour la rafataille, d'agir ainsi étourdiment.
Avant tout, il fallait des costumes. Et ils furent commandés; de superbes costumes renouvelés de la croisade, longues lévites noires, avec une grande croix blanche sur la poitrine, et partout, devant, derrière, des entrelacements de fémurs soutachés. La soutache surtout prit beaucoup de temps.
Quand tout fut prêt, le couvent était déjà investi. Les troupes l'entouraient d'un triple cercle, campées dans les champs et sur les pentes pierreuses de la petite colline.
Les pantalons rouges de loin semblaient dans le thym et la lavande une floraison subite de coquelicots.
On rencontrait par les chemins de continuelles patrouilles de cavaliers, la carabine le long de la cuisse, le fourreau de sabre battant le flanc du cheval, l'étui de revolver à la ceinture.
Mais ce déploiement de forces n'était pas pour arrêter
1 Panpéri.
2 Panpéri-gousto.
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l'intrépide Tartarin, qui avait résolu de passer , ainsi qu'un gros de messieurs du Cercle.
A la file indienne, rampant sur les mains et les genoux avec toutes les précautions, toutes les ruses classiques des sauvages de Fenimore, ils réussirent à se glisser à travers les lignes d'investissement, longeant les rangées des tentes endormies, tournant les sentinelles, les patrouilles, et de l'un à l'autre se signalant les passages dangereux par une imparfaite imitation de cris d'oiseaux.
Il en fallait du courage pour tenter l'aventure par ces nuits claires comme un plein jour! Il est vrai de dire que les assiégeants avaient tout intérêt à laisser entrer le plus de monde possible.
Ce qu'on voulait, c'était affamer l'abbaye plutôt que l'emporter de vive force. Aussi les soldats détournaientils volontiers la tête en voyant ces ombres errantes au clair de lune et des étoiles. Plus d'un officier, qui avait pris l'absinthe au Cercle avec l'illustre tueur de lions, le reconnut de loin malgré son déguisement et le salua d'un appel familier : — Bonne nuit, monsieur Tartarin ! Une fois dans la place, Tartarin organisa la défense. Ce diable d'homme avait lu tous les livres sur tous les sièges et blocus. Il embrigada les Tarasconnais en milice, sous les ordres du brave commandant Bravida, et, plein des souvenirs de Sébastopol et de Plewna, il leur fit remuer de la terre, beaucoup de terre, entoura l'abbaye de talus, de fossés, de fortifications de tousgenres, dont le cercle petit à petit se resserrait à ne pouvoir plus respirer, en sorte que les assiégés se trouvèrent comme emmurés derrière leurs travaux de défense, ce qui faisait l'affaire des assiégeants.
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Le couvent métamorphosé en place forte fut soumis à la discipline militaire. C'est ainsi qu'il en doit être, l'état de siège déclaré. Tout se faisait par roulements de tambour et sonneries de clairon.
Dès le petit jour, au réveil, le tambour grondait, par les cours, les corridors et sous les arceaux du cloître. On sonnait du matin au soir, aux prières tara-ta, au trésorier tara-ta-ta, au Père hôtelier tara-ta-ta-ia ; des coups de clairons impérieux, secs et sonores, déchirant l'air. On claironnait pour l'Angélus, pour Matines et Complies. C'était à faire honte à l'armée assiégeante, qui menait beaucoup moins de bruit, au large de la campagne, tandis que là-haut, au sommet de la petite colline, derrière les fins créneaux de l'abbaye-forteresse, claironnades et tambourinades mêlées aux tintements des carillons faisaient un fier ramage et jetaient aux quatre vents, en promesse de victoire, un chant allègre, mi-belliqueux et mi-sacré.
Le diantre, c'est que les assiégeants, bien tranquilles dans leurs lignes, sans se donner aucune peine, se ravitaillaient facilement et tout le jour faisaient bombance. La Provence est un pays de délices, qui produit toutes sortes de bonnes choses. Vins clairs et dorés, saucisses et saucissons d'Arles , melons exquis, pastèques savoureuses, nougats de Montélimar, tout était pour les troupes du gouvernement : il n'en entrait miette ni goutte dans l'abbaye bloquée.
Aussi, d'un côté, les soldats, qui n'avaient jamais vu pareille fête, engraissaient à crever leurs tuniques, les chevaux montraient des croupes luisantes et rebondies, tandis que de l'autre, pécaïre ! les pauvres Tarasconnais, la rafataille surtout, levés tôt, couchés tard, surmenés, sans cesse en alerte, remuant et brouettant la terre de
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jour et de nuit, à la brûlure du soleil et des torches, se desséchaient et maigrissaient que c'était pitié.
De plus, les provisions des bons Pères s'épuisaient; pâtés d'hirondelles et pains-poires tiraient à la fin.
Pourrait-on tenir encore longtemps ?
C'était la question de tous les jours discutée sur les remparts et terrassements crevassés par la sécheresse.
— Et les lâches qui n'attaquent pas ! disaient ceux de Tarascon, montrant le poing aux pantalons rouges vautrés dans l'herbe à l'ombre des pins. Mais l'idée d'attaquer eux-mêmes ne leur venait pas, tant ce brave petit peuple a le sentiment de la conservation.
Une seule fois, Excourbaniès, un violent, parla de tenter une sortie en masse, les moines devant, et de culbuter tous ces mercenaires.
Tartarin haussa ses larges épaules et ne répondit qu'un mot :
— Enfant!
Puis, prenant par le bras le bouillant Excourbaniès, il l'entraîna au sommet de la contrescarpe, et lui montrant d'un geste immense les cordons de troupes étages sur la colline, les sentinelles placées à tous les sentiers :
— Oui ou non, sommes-nous les assiégés?... Est-ce nous qui devons donner l'assaut?...
Il y eut autour de lui un murmure approbateur :
— Evidemment... Il a raison... C'est à eux de commencer, puisqu'ils assiègent...
Et l'on vit une fois de plus que nul ne connaissait les lois de la guerre comme Tartarin.
Il fallait pourtant prendre un parti.
Un jour, le Conseil se rassembla dans la grande salle du Chapitre, éclairée de hauts vitraux, entourée de boiseries sculptées, et le Père hôtelier lut son rapport sur
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les ressources de la place. Tous les Pères-Blancs écoutaient, silencieux, droits sur leurs miséricordes, demisièges à forme hypocrite qui permettent d'être assis en paraissant debout.
Lamentable, le rapport du Père hôtelier ! Ce qu'ils avaient dévoré depuis le commencement du siège, les Tarasconnais ! Pâtés d'hirondelles, tant de cents; painspoires, tant de mille; et tant de ceci, et tant de cela! De toutes les choses qu'il énumérait et dont on était au commencement si bien pourvu, il restait si peu, si peu, qu'autant dire il n'en restait rien.
Les Révérends se regardaient l'un l'autre, la mine longue et convenaient entre eux qu'avec toutes ces réserves, étant donnée l'attitude d'un ennemi qui ne voulait rien pousser à l'extrême, ils auraient pu tenir pendant des années sans manquer de rien, si l'on n'était venu à leur secours. Le Père hôtelier, d'une voix monotone et navrée, continuait de lire, quand une clameur l'interrompit.
La porte de la salle ouverte avec fracas, Tartarin paraît, un Tartarin ému, tragique, le sang aux joues, la barbe bouffante sur la croix blanche de son costume. Il salue de l'épée le Prieur tout droit sur sa miséricorde, puis les Pères l'un après l'autre, et, gravement :
— Monsieur le Prieur, je ne peux plus tenir mes hommes... On meurt de faim... Toutes les citernes sont vides. Le moment est venu de rendre la place, ou de nous ensevelir sous ses débris.
Ce qu'il ne disait pas, mais qui avait bien aussi son importance, c'est que, depuis quinze jours, il était privé de son chocolat du matin, qu'il le voyait en rêve, gras, fumant, huileux, accompagné d'un verre d'eau fraîche claire comme du cristal, au lieu de l'eau saumâtre des citernes, à laquelle il était réduit maintenant.
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Tout de suite le Conseil fut debout, et dans une rumeur de voix parlant toutes ensemble exprima un avis unanime :
— Rendre la place... Il faut rendre la place...
Seul, le Père Bataillet, un homme excessif, proposa de faire sauter le couvent avec ce qu'on avait de poudre, d'y mettre le feu lui-même.
Mais on refusa de l'écouter, et la nuit venue, laissant les clefs sur les portes, moines et miliciens, suivis d'Excourbaniès, de Bravida, de Tartarin avec son gros de messieurs du Cercle, tous les défenseurs de Pampérigouste sortirent, sans tambours ni clairons cette fois, et descendirent silencieusement la colline en une procession fantomatique, sous la clarté de la lune et le bienveillant regard des sentinelles ennemies.
Cette mémorable défense de l'abbaye fit grand honneur à Tartarin ; mais l'occupation du couvent de leurs PèresBlancs par les troupes jeta au coeur des Tarasconnais une sombre rancune.
II
LA PHARMACIE DE LA PLACETTE. — APPARITION
D'UN HOMME DU NORD. — . DIEU LE VEUT,
MONSIEUR LE DUC! . — UN PARADIS AU DELA DES MERS
Quelque temps après la fermeture du couvent, le pharmacien Bézuquet prenait un soir le frais, devant sa porte, avec son élève Pascalon et le Révérend Père Bataillet.
Il faut dire que les moines dispersés avaient été recueillis par les familles tarasconnaises. Chacune avait voulu avoir son Père-Blanc ; les gens aisés, les boutiquiers, ceux de la bourgeoisie, en possédaient un en particulier; quant aux familles artisanes, elles s'associaient, se mettaient à plusieurs pour entretenir un de ces saints hommes, en participation.
Dans toutes les boutiques on voyait une cagoule blanche. Chez l'armurier Costecalde au milieu des fusils, des carabines et des couteaux de chasse, au comptoir du mercier Beaume vieille derrière les rangées de bobines de soie, partout se dressait la même apparition d'un grand oiseau blanc qui semblait un pélican familier. Et la présence des Pères était pour chaque demeure une vraie bénédiction. Bien élevés, doux, enjoués, discrets, ils n'étaient pas gênants, ne tenaient pas une grande place au foyer, et
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cependant y apportaient une bonté, une réserve inaccoutumée.
C'était comme si l'on avait eu le bon Dieu chez soi : les hommes se retenaient de jurer et de dire des gros mots ; les femmes ne mentaient plus, ou guère; les petits restaient bien sages et bien droits sur leur chaise haute.
Le matin, le soir, à l'heure de la prière, aux repas pour le Bénédicité et les Grâces, les grandes manches blanches s'ouvraient comme des ailes protectrices sur toute la famille assemblée, et, avec cette bénédiction perpétuelle au-dessus de leur tête, les Tarasconnais ne pouvaient faire autrement que de vivre saints et vertueux. Chacun était fier de son Révérend, le Arantait, le faisait valoir, surtout le pharmacien Bézuquet, à qui la bonne fortune était échue d'avoir chez lui le Père Bataillet.
Tout feu, tout nerfs, ce R. P. Bataillet, doué d'une véritable éloquence populaire, et renommé pour sa manière de raconter paraboles et légendes ; c'était un superbe gaillard, bien découplé, le teint brûlé, des yeux de braise, une tête de cabécilla. Sous les longs plis de l'épaisse bure, il avait vraiment belle prestance, bien qu'une épaule fût un peu plus haute que l'autre, et qu'il marchât de côté.
Mais on ne s'apercevait plus de ces légers défauts, lorsqu'il descendait de chaire, après le sermon, et fendait la foule, son grand nez au vent, pressé de regagner la sacristie, tout vibrant encore, et secoué lui-même par sa propre éloquence. Les femmes, enthousiastes, coupaient au passage avec leurs ciseaux des morceaux de sa cape blanche; on l'appelait à cause de cela le « Père festonné », et sa robe était toujours tellement déchiquetée, si tôt hors d'usage, que le couvent avait grand'peine à l'en fournir.
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Bézuquet était donc devant la pharmacie avec Pascalon, et en face d'eux le Père Bataillet, assis sur sa chaise à la cavalière. Ils respiraient avec délices, dans une sécurité béate de repos, car en ce moment de la journée il n'y a plus de clientèle pour Bézuquet. C'est comme pendant la nuit ; les malades peuvent bien se rouler, se tortiller : le brave pharmacien ne se dérangerait pour rien au monde ; l'heure est passée d'être malade.
Il écoutait, ainsi que Pascalon, une de ces belles histoires comme savait en conter le Révérend, pendant qu'au lointain de la ville on entendait passer la retraite au milieu des fredons d'un beau couchant d'été.
Tout à coup l'élève se leva, rouge, ému, et bégaya, le doigt tendu vers l'autre extrémité de la Placette :
— Voilà M. Tar... tar... tarin!
On sait quelle admiration personnelle et particulière professait Pascalon pour le grand homme dont la silhouette gesticulante se détachait là-bas dans les brumes lumineuses, accompagnée d'un autre personnage ganté de gris, soigné, de mise, et qui semblait écouter, silencieux et rai de.
Quelqu'un du Nord, cela se voyait de reste.
Dans le Midi, l'homme du Nord se reconnaît à son attitude tranquille, à la concision de son lent parler, tout aussi sûrement que le méridional se trahit dans le Nord par son exubérance de pantomime et de débit.
Les Tarasconnais étaient habitués à voir souvent Tartarin en compagnie d'étrangers, car on ne passe pas dans leur ville sans visiter comme attraction le fameux tueur de lions, l'alpiniste illustre, le Vauban moderne à qui le siège de Pampérigouste faisait une renommée nouvelle.
De cette affluence de visiteurs résultait une ère de prospérité autrefois inconnue.
B. VII. 22
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Les hôteliers faisaient fortune ; on vendait chez les libraires des biographies du grand homme : on ne voyait aux vitrines que ses portraits en « Teur », en ascensionniste, en costume de croisé, sous toutes les formes, et dans toutes les attitudes de son existence héroïque. Mais cette fois ce n'était pas un visiteur ordinaire, un premier venu de passage, qui accompagnait Tartarin.
La Placette traversée, le héros, d'un geste emphatique, désigna son compagnon :
— Mon cher Bézuquet, mon Révérend Père, je vous présente M. le duc de Mons...
Un duc!... Outre!
Il n'en était jamais venu à Tarascon. On y avait bien vu un chameau, un baobab, une peau de lion, une collection de flèches empoisonnées et d'alpenstocks d'honneur... mais un duc, jamais !
Bézuquet s'était levé, saluait, un peu intimidé de se trouver ainsi, sans avoir été prévenu, en présence d'un si grand personnage. Il bredouillait :
— Monsieur le duc... Monsieur le duc... Tartarin l'interrompit :
— Entrons, messieurs, nous avons à parler de choses graves.
Il passa le premier, le dos rond, l'air mystérieux, dans le petit salon de la pharmacie, dont la fenêtre, donnant sur la place, servait de vitrine pour les bocaux à foetus, les longs ténias en tricot, et les paquets de cigarettes de camphre.
La porte se referma sur eux comme sur des conspirateurs. Pascalon restait seul dans la boutique, avec l'ordre de Bézuquet de répondre aux clients et de ne laisser personne approcher du salon sous aucun prétexte.
L'élève, très intrigué, se mit à ranger sur les étagères
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les boîtes de jujube, les flacons de sirupus gummi et autres produits d'officine.
Le bruit des voix, par moments, arrivant jusqu'à lui, il distinguait surtout le creux de Tartarin proférant des mots étranges :
— Polynésie... Paradis terrestre... canne à sucre, distilleries... colonie libre.
Puis un éclat du Père Bataillet :
— Bravo ! j'en suis.
Quant à l'homme du Nord, il parlait si bas, qu'on n'entendait rien.
Pascalon avait beau enfoncer son oreille dans la serrure... Tout à coup, la porte s'ouvrit avec fracas, poussée manu militari par la poigne énergique du Père, et l'élève alla rouler à l'autre bout de la pharmacie. Mais, dans l'agitation générale, personne n'y fit attention.
Tartarin, debout sur le seuil, le doigt levé vers les paquets de têtes de pavots qui séchaient au plafond de la boutique, avec une mimique d'archange brandissant le glaive, s'écria :
— Dieu le veut, monsieur le duc ! Notre oeuvre sera grande !
Il y eut une confusion de mains tendues qui se cherchaient, se mêlaient, se serraient, poignées de mains énergiques comme pour sceller à tout jamais d'irrévocables engagements. Tout chaud de cette dernière effusion, Tartarin, redressé, grandi, sortit de la pharmacie avec le duc de Mons pour continuer leur tournée en ville.
Deux jours après, le Forum et le Galoubet, les deux organes de Tarascon, étaient pleins d'articles et de réclames sur une colossale affaire. Le titre portait en grosses lettres : COLONIE LIBRE DE PORT-TARASCON. Et
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des annonces stupéfiantes : « A vendre, terres à S francs l'hectare donnant un rendement dé plusieurs mille francs par an... Fortune rapide et assurée... On demande des colons. »
Puis venait l'historique de l'île où devait s'établir la colonie projetée, île achetée au roi Négonko par le duc de Mons dans le cours de ses voyages, entourée d'ailleurs d'autres territoires qu'on pourrait acquérir plus tard pour agrandir les établissements.
Un climat paradisiaque, une température océanienne, très modérée malgré sa proximité de l'équateur, ne variant que de deux à trois degrés, entre 23 et 28; pays très fertile, boisé à miracle et merveilleusement arrosé, s'élevant rapidement à partir de la mer, ce qui permettait à chacun de choisir la hauteur convenant le mieux à son tempérament. Enfin les vivres abondaient, fruits délicieux à tous les arbres, gibiers variés dans les bois et les plaines, innombrables poissons dans les eaux. Au point de vue commerce et navigation, une rade splendide pouvant contenir toute une flotte, un port de sûreté fermé par des jetées, avec arrière-port, bassin de radoub, quais, débarcadères, phare, sémaphore, grues à vapeur, rien ne manquerait.
Les travaux étaient déjà commencés par des ouvriers chinois et canaques, sous la direction et sur les plans des plus habiles ingénieurs, des architectes les plus distingués. Les colons trouveraient en arrivant des installations confortables, et même, par d'ingénieuses combinaisons, avec 50 francs de plus, les maisons seraient aménagées selon les besoins de chacun.
Vous pensez si les imaginations tarasconnaises se mirent à travailler à la lecture de ces merveilles. Dans toutes les familles on faisait des plans.-L'un rêvait des
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persiennes vertes, l'autre un joli perron ; celui-ci voulait de la brique, celui-là du moellon.
On dessinait, on coloriait, on ajoutait un détail à un autre; un pigeonnier serait gracieux, une girouette ne ferait pas mal.
— Oh ! papa, une véranda !
— Va pour la véranda, mes enfants ! Pour ce qu'il en coûtait !...
En même temps que les braves habitants de Tarascon se passaient ainsi toutes leurs fantaisies d'installations idéales, les articles du Forum et du Galoubet étaient reproduits dans tous les journaux du Midi, les villes, les campagnes inondées de prospectus à vignettes encadrés de palmiers, de cocotiers, bananiers, lataniers, toute la flore exotique ; une propagande effrénée s'étendait sur la Provence entière.
Par les routes poudreuses des banlieues de Tarascon passait au grand trot le cabriolet de Tartarin, conduisant lui-même, avec le Père Bataillet assis près de lui sur le devant, serrés l'un près de l'autre pour faire un rempart de leurs corps au duc de Mons, enveloppé d'un voile vert et dévoré par les moustiques, qui l'assaillaient rageusement de tous côtés, en troupes bourdonnantes, altérés du sang de l'homme du Nord, s'acharnant à le boursoufler de leurs piqûres.
C'est qu'il en était, du Nord, celui-là! Pas de gestes, peu de paroles, et un sang-froid!... Il ne s'emballait pas, voyait les choses comme elles sont, posément. On pouvait être tranquille.
Et sur les placettes ombragées de platanes, dans les vieux bourgs, les cabarets mangés de mouches, dans les salles de danse, partout, c'étaient des allocutions, des sermons, des conférences.
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Le duc de Mons, en termes clairs et concis, d'une simplicité de vérité toute nue, exposait les délices de PortTarascon et les bénéfices de l'affaire; l'ardente parole du moine prêchait l'émigration à la façon de Pierre l'Ermite. Tartarin, poudreux de la route comme au sortir d'une bataille, jetait de sa voix sonore quelques phrases ronflantes : « victoire, conquête, nouvelle patrie », que son geste énergique envoyait au loin, par-dessus les têtes.
D'autres fois se tenaient des réunions contradictoires, où tout se passait par demandes et réponses.
— Y a-t-il des bêtes venimeuses ?
— Pas une. Pas un serpent. Pas même de moustiques. En fait de bêtes fauves, rien du tout.
— Mais on dit que là-bas, dans l'Océanie, il y a des anthropophages ?
— Jamais de la vie! Tous végétariens...
— Est-ce vrai que les sauvages vont tout nus ?
— Ça, c'est peut-être un peu vrai, mais pas tous. D'ailleurs nous les habillerons.
Articles, conférences, tout eut un succès fou. Les bons s'enlevaient par cent et par mille, les émigrants affluaient, et pas seulement de Tarascon, de tout le Midi ! Il en venait même de Beaucaire. Mais, halte-là ! Tarascon les trouvait bien hardis, ces gens de Beaucaire !
Depuis des siècles, entre les deux cités voisines, séparées seulement par le Rhône, gronde une haine sourde qui menace de ne plus finir.
Si vous en cherchez les motifs, on Arous répondra des deux côtés par des mots qui n'expliquent rien :
— Nous les connaissons, les Tarasconnais... disent les gens de Beaucaire, d'un ton mystérieux.
Et ceux de Tarascon ripostent en clignant leur oeil finaud :
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— On sait ce qu'ils valent, messieurs les Beaucairois. De fait, d'une ville à l'autre les communications sont nulles, et le pont qu'on a jeté entre elles ne sert absolument à rien. Personne ne le franchit jamais. Par hostilité d'abord, ensuite parce que la violence du mistral et la largeur du fleuve à cet endroit en rendent le passage très dangereux.
Mais si l'on n'acceptait pas de colons de Beaucaire, l'argent de tout le monde était parfaitement accueilli. Les fameux hectares à 5 francs (rendement de plusieurs mille francs par an) se débitaient par fournées. On recevait aussi de partout les dons en nature que les fervents de l'oeuvre envoyaient pour les besoins de la colonie. Le Forum publiait les listes, et parmi ces dons se trouvaient les choses les plus extraordinaires :
Anonyme : Une boîte de petites perles blanches. — Un lot de numéros du Forum.
M. Bécoulet : Quarante-cinq résilles en chenilles et perles pour les femmes indiennes.
Mme Dourladoure : Six mouchoirs et six couteaux poulie presbytère.
Anonyme : Une bannière brodée pour l'orphéon.
Anduze, de Maguelonne : Un flamant empaillé.
Famille Margue : Six douzaines de colliers de chiens.
Anonyme : Une veste soutachée.
Une dame pieuse de Marseille : Une chasuble, un orfroi de thuriféraire et un pavillon de ciboire.
La même : Une collection de coléoptères, sous verre.
Et, régulièrement, dans chaque liste, était mentionné un envoi de Mlle Tournatoire : Costume complet pour, habiller un sauvage. C'était sa préoccupation constante, à cette bonne vieille demoiselle.
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Tous ces dons bizarres, fantaisistes, où la cocasserie méridionale étalait son imagination, étaient dirigés par pleines caisses sur les docks, les grands magasins de la Colonie libre, établis à Marseille. Le duc de Mons avait fixé là son centre d'opérations.
De ses bureaux, luxueusement installés, il brassait en grand les affaires, montait des sociétés de distillerie de canne à sucre ou d'exploitation du tripang, sorte de mollusque dont les Chinois sont très friands et qu'ils payent fort cher, disait le prospectus. Chaque journée de l'infatigable duc voyait éclore une idée nouvelle, poindre quelque grande machination qui le soir même se trouvait lancée.
Entre temps, il organisait un comité d'actionnaires marseillais sous la présidence du banquier grec Kagaraspaki, et des fonds étaient versés à la banque ottomane Pamenyaï-ben-Kaga, maison de toute sécurité.
Tartarin passait maintenant sa vie, une vie enfiévrée, à voyager de Tarascon à Marseille et de Marseille a Tarascon. Il chauffait l'enthousiasme de ses concitoyens, continuait la propagande locale, et tout à coup filait par l'express pour aller assister à quelque conseil, quelque réunion d'actionnaires. Son admiration pour le duc grandissait chaque jour.
Il donnait à tous comme exemple le sang-froid du duc de Mons, la raison du duc de Mons :
— Pas de danger qu'il exagère, celui-là; avec lui, pas de ces coups de mirage que Daudet nous a tant reprochés !
En revanche, le duc se montrait peu, toujours abrité sous sa gaze à moustiques, parlait encore moins. L'homme du Nord s'effaçait devant l'homme du Midi, le mettait sans cesse en avant et laissait à son intarissable
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faconde le soin des explications, des promesses, de tous les engagements. Il se contentait de dire :
— M. Tartarin connaît seul toute ma pensée.
Et vous jugez si Tartarin était fier !
III
LA a GAZETTE DE PORT-TARASCON BONNES NOUVELLES DE LA COLONIE EN POLYGAMILLE. — TARASCON SE PRÉPARE A LEVER L'ANCRE « NE PARTEZ PAS! AU NOM DU CIEL NE PARTEZ PAS! »
Un matin, Tarascon s'éveilla avec cette dépêche à tous les coins de rue :
La " Farandole", grand voilier de douze cents tonneaux, vient de quitter Marseille au point du jour, emportant dans ses flancs, avec les destinées de tout un peuple, des pacotilles pour les sauvages et un chargement d'instruments aratoires. Huit cents émigrants à bord, tous Tarasconnais, parmi lesquels Bompard, gouverneur provisoire de la colonie, Bézuquet, médecin-pharmacien, le Révérend Père Vezole, le notaire Cambalalette, cadastreur. Je les ai conduits moi-même au large. Tout va bien. Le duc rayonne. Faites imprimer.
TARTARIN DE TARASCON.
Ce télégramme, affiché dans toute la ville parles soins de Pascalon, à qui il était adressé, la remplit d'allégresse. Les rues avaient pris un air de fête, tout le monde dehors, des groupes arrêtés devant chaque affiche de la bienheu-
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reuse dépêche, dont les mots se répétaient de bouche en bouche: « Huit cents émigrants à bord... Le duc rayonne... » Et pas un Tarasconnais qui ne rayonnât comme le duc.
C'était la deuxième fournée d'émigrants qu'un mois après la première, emportée par le vapeur Lucifer, Tartarin, investi du beau titre et des importantes fonctions de gouverneur de Port-Tarascon, expédiait ainsi de Marseille vers la terre promise; Les deux fois, même dépèche, même enthousiasme, même rayonnement du duc. Le Lucifer, malheureusement, n'avait pas encore dépassé l'entrée de l'isthme de Suez. Arrêté là par un accident, son arbre de couche cassé, ce vieux vapeur acheté d'occasion devait attendre d'être rallié et secouru par la Farandole pour continuer sa route.
Cet accident, qui aurait pu sembler de mauvais augure, ne refroidissait en rien l'enthousiasme colonisateur des Tarasconnais. Il est vrai qu'abord de ce premier navire ne se trouvait que la rafataille; vous savez, les gens du commun, ceux qu'on envoie toujours en avant-garde.
Sur la Farandole, de la rafataille encore, mêlée de quelques cerveaux brûlés, tels que le notaire Cambalalette, cadastreur de la colonie.
Le pharmacien Bézuquet, homme paisible malgré ses formidables moustaches, aimant ses aises, craignant le chaud et le froid, peu porté aux aventures lointaines et périlleuses, avait longtemps résisté avant de consentir à s'embarquer.
Il ne fallait rien moins pour le décider que le diplôme de médecin,, envié pendant toute sa vie, ce diplôme que le gouverneur de Port-Tarascon lui décernait aujourd'hui de son autorité privée. Il en décernait bien d'autres, le gouverneur! des
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diplômes, des brevets, des commissions, nommant directeurs, sous-directeurs, secrétaires, commissaires, grands de première classe et de deuxième classe, ce qui lui permettait de satisfaire le goût de ses compatriotes pour tout ce qui est titre, honneur, distinction, costume et soutache.
L'embarquement du Père Vezole n'avait rien nécessité de semblable. Une si brave pâte d'homme, toujours prêt à tout, content de tout, disant : « Dieu soit loué ! » à tout ce qui arrivait. Dieu soit loué ! quand il avait dû quitter le couvent; Dieu soit loué! quand il s'était vu fourrer à bord de ce grand voilier, pêle-mêle avec la rafataille, les destinées de tout un peuple et les pacotilles pour sauvages.
La Farandole partie, il ne restait plus maintenant à Tarascon que la noblesse et la bourgeoisie. Pour ceux-ci, rien ne pressait : ils laissaient à l'avant-garde le temps d'envoyer des nouvelles de son arrivée là-bas, afin qu'on sût à quoi s'en tenir.
Tartarin, lui non plus, en sa qualité de gouverneur, d'organisateur, de dépositaire de la pensée du duc de Mons, ne pouvait quitter la France qu'avec le dernier convoi. Mais, en attendant ce jour impatiemment désiré, il déployait cette énergie, ce feu au corps que l'on a pu admirer dans toutes ses entreprises.
Sans cesse en route entre Tarascon et Marseille, insaisissable comme un météore qu'emporte une invincible force, il n'apparaissait, ici ou là, que pour repartir aussitôt.
— Vous vous fatiguez trop, Maî... aï... tre!... bégayait Pascalon, les soirs où le grand homme arrivait à la pharmacie, le front fumant, le dos arrondi.
Mais Tartarin se redressait : «Je me reposerai là-bas. A l'oeuvre, Pascalon, à l'oeuvre ! »,
L'élève, chargé de la garde de la pharmacie depuis le
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départ de Bézuquet, cumulait avec cette responsabilité de bien plus importantes fonctions.
Pour continuer la propagande si bien commencée, Tartarin publiait un journal, la Gazette de Port-Tarascon, que Pascalon rédigeait à lui seul de la première à la dernière ligne, d'après les indications, et sous la direction suprême du gouverneur.
Cette combinaison nuisait bien un peu aux intérêts de la pharmacie; les articles à écrire, les épreuves à corriger, les courses à l'imprimerie, ne laissaient guère de temps aux travaux d'officine : mais Port-Tarascon avant tout !
La Gazette donnait chaque jour au public de la métropole les nouvelles de la colonie. Elle contenait des articles sur ses ressources, ses beautés, son magnifique avenir ; on y trouvait aussi des faits-divers, des variétés, des récits pour tous les goûts.
Récits de voyages à la découverte des îles, conquêtes, combats contre les sauvages, pour les esprits aventureux. Aux gentilshommes campagnards des histoires de chasse à travers les forêts, d'étonnantes parties de pêche sur des rivières extraordinairement poissonneuses, avec description des méthodes et des engins de pêche des naturels du pays.
Les gens plus paisibles, boutiquiers, braves bourgeois sédentaires, se délectaient à la lecture de quelque frais déjeuner sur l'herbe au bord d'un ruisseau à cascade, sous l'ombre de grands arbres exotiques : ils y croyaient être, et sentaient gicler sous leurs dents le jus des fruits savoureux, mangues, ananas et bananes.
— Et pas de mouches ! disait le journal, les mouches étant, comme on sait, le trouble-fête de toutes les parties de campagne en terre de Tarascon.
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La Gazette publiait même un roman, la Belle Tarasconnaise, une fille de colon enlevée par le fils d'un roi pàpoua ; et les péripéties de ce drame d'amour ouvraient aux imaginations des jeunes personnes des horizons sans fin. La partie financière donnait le cours des denrées coloniales, les annonces d'émission des bons de terre et des actions de sucrerie ou de distillerie, ainsi que les noms des souscripteurs et les listes de dons en nature qui continuaient à affluer, avec l'éternel « costume pour un sauvage » de MIIe Tournatoire.
Pour suffire à de si fréquents envois, il fallait que la bonne demoiselle eût installé chez elle de véritables ateliers de confection. Du reste elle n'était pas la seule que ce prochain déménagement pour des îles inconnues et si lointaines eût jetée en d'étranges préoccupations.
Un jour Tartarin se reposait tranquillement chez lui, dans sa petite maison, ses babouches aux pieds, douillettement enveloppé de sa robe de chambre, pas inoccupé cependant, car près de lui, sur sa table, s'éparpillaient des livres et des papiers : les relations de voyage de Bougainville, de Dumont-Durville, des ouvrages sur là colonisation, des manuels de cultures diverses. Au milieu de ses flèches empoisonnées, avec l'ombre du baobab qui tremblotait minusculement sur les stores, il étudiait « sa colonie » et se bourrait la mémoire de renseignements puisés dans les livres. Entre temps il signait quelque brevet, nommait un grand de première classe ou créait sur papier à tête un emploi nouveau pour satisfaire, autant que possible, le délire ambitieux de ses concitoyens.
Tandis qu'il travaillait ainsi, ouvrant de gros yeux et soufflant dans ses joues, on vint lui annoncer qu'une dame voilée de noir, et qui refusait de dire son nom, demandait à lui parler. Elle n'avait même pas voulu
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entrer, et attendait dans le jardin, où il courut précipitamment, en pantoufles et en robe de chambre.
Le jour finissait, le crépuscule rendait déjà les objets indistincts ; mais, malgré l'ombre tombante et l'épaisse voilette, rien qu'au feu des yeux ardents qui brillaient sous le tulle, Tartarin reconnut sa visiteuse :
— Madame Excourbaniès !
— Monsieur Tartarin, vous voyez une femme bien malheureuse.
La voix tremblait, lourde de larmes. Le bonhomme en fut tout ému, et, l'accent paternel :
— Ma pauvre Évelina, qu'avez-vous ?... Dites... Tartarin appelait ainsi par leur petit nom à peu près
toutes les dames de la ville, qu'il avait connues enfants, qu'il avait mariées comme officier municipal, restant pour elles un confident, un ami, presque un oncle.
Il prit le bras d'Évelina, la fit marcher en rond autour du petit bassin aux poissons rouges, pendant qu'elle lui contait son chagrin, ses inquiétudes conjugales.
Depuis qu'il était question de s'en aller coloniser au loin, Excourbaniès prenait plaisir à lui dire à propos de tout sur un ton' de menace gouailleuse :
— Tu verras, tu verras, quand nous serons là-bas, en Polygamille...
Elle, très jalouse, mais aussi naïve, même un peu bêtasse, prenait au sérieux cette plaisanterie.
— Est-ce vrai, cela, monsieur Tartarin, que dans cet affreux pays les hommes peuvent se marier plusieurs fois?
Il la rassura doucement.
— Mais non, ma chère Évelina, vous vous trompez. Tous les sauvages de nos îles sont monogames. La correction de leurs moeurs est parfaite, et, sous la direction de nos Pères-Blancs, rien à craindre de ce côté-là.
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- —Pourtant, le nom même du pays?... Cette Polygamille?...
Alors seulement il comprit la drôlerie de ce grand farceur d'Excourbaniès, et partit d'un joyeux éclat de rire.
— Votre mari se moque de vous, ma petite. Ce n'est pas Polygamie que le pays s'appelle, c'est Polynésie, ce qui signifie : groupe d'îles, et n'a rien pour vous alarmer.
On en a ri longtemps dans la société tarasconnaise !
Cependant les semaines passaient, et toujours pas de lettres des émigrants, rien que des dépêches communiquées de Marseille par le duc. Dépêches laconiques, expédiées à la hâte d'Aden, de Sydney, des différentes escales de la Farandole.
Après tout, on ne devait pas trop s'étonner, étant donnée l'indolence de la race.
Pourquoi auraient-ils écrit? Des télégrammes suffisaient bien ; ceux qu'on recevait, régulièrement publiés par la Gazette, n'apportaient d'ailleurs que de bonnes nouvelles :
Traversée délicieuse, mer d'huile, tous bien portants.
Il n'en fallait pas plus pour entretenir l'enthousiasme. Un jour enfin, en tête du journal, parut la dépêche suivante expédiée toujours via Marseille :
Arrivés Port-Tarascon. — Entrée triomphale. — Amitié avec naturels venus au-devant sur la jetée. — Pavillon tarasconnais flotte sur maison de ville. — Te Deum chanté dans église métropolitaine. — Tout est prêt, venez vite.
A la suite, un article dithyrambique, dicté par Tar-
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tarin, sur l'occupation de la nouvelle patrie, sur la jeune ville fondée, la visible protection de Dieu, le drapeau de la civilisation planté en terre vierge, l'avenir ouvert à tous.
Du coup, les dernières hésitations s'évanouirent. Une nouvelle émission de bons à cent francs l'hectare s'enleva comme des petits pains blancs.
Le tiers, le clergé, la noblesse, tout Tarascon voulait partir ; c'était une fièvre, une folie d'émigration répandue par la ville, et les grincheux, comme Costecalde, les tièdes ou les méfiants se montraient maintenant lès plus enragés de colonisation lointaine.
Partout on activait les préparatifs du matin au soir. On clouait les caisses jusque dans les rues jonchées de paille, de foin, au milieu d'un roulement de coups de marteau.
Les hommes travaillaient en bras de chemise, tous de bonne humeur, chantant, sifflant, et l'on s'empruntait les outils de porte à porte en échangeant de gais propos. Les femmes emballaient leurs ajustements, les PèresBlancs leurs ciboires, les tout petits leurs joujoux.
Le navire nolisé pour emporter tout le haut Tarascon, baptisé le Tutu-panpan, nom populaire du tambourin tarasconnais, était un grand steamer en fer commandé par le capitaine Scrapouchinat, un long-cours toulonnais. L'embarquement devait avoir lieu à Tarascon même.
Les eaux du Rhône étant belles et le navire sans grand tirant d'eau, on avait pu lui faire remonter le fleuve jusqu'à la ville, et l'amener à bord du quai, où le chargement et l'arrimage prirent un grand mois.
Pendant que les matelots rangeaient dans la cale les innombrables caisses, les futurs passagers installaient d'avance leurs cabines ; et avec quel entrain ! quelle
R. VII 23
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urbanité! chacun cherchant à se rendre serviable et agréable aux autres.
— Cette place vous va mieux ? Comment donc !
— Cette cabine vous plaît davantage ? A votre aise ! Et ainsi de tout.
La noblesse tarasconnaise, si morgueuse d'ordinaire, les d'Aigueboulide, les d'Escudelle, gens qui d'habitude vous regardaient du haut de leur grand nez, fraternisaient maintenant avec la bourgeoisie.
Au milieu du tohu-bohu de l'embarquement, on reçut un matin une lettre du Père Vezole, le premier courrier daté de Port-Tarascon :
— Dieu soit loué ! nous sommes arrivés, disait le bon Père. Nous manquons de bien des petites choses, mais Dieu soit loué tout de même !...
Guère d'enthousiasme dans cette lettre, guère de détails non plus.
Le Révérend se bornait à parler du roi Négonko, et de Likiriki, la fillette du roi, une charmante enfant à qui il avait donné une résille de perles. Il demandait ensuite qu'on envoyât quelques objets un peu plus pratiques que les dons habituels dos souscripteurs. C'était tout.
Du port, de la ville, de l'installation des colons, pas un mot. Le Père Bataillet grondait, furieux :
-— Je le trouve mou, A'otre Père Vezole... Ce que je vais vous le secouer en arrivant !
Cette lettre était en effet bien froide, venant d'un homme si bienveillant; mais le mauvais effet qu'elle aurait pu produire se perdit dans le remue-ménage de l'installation à bord, dans le bruit assourdissant de ce déménagement de toute une ville.
Le Gouverneur — on n'appelait plus Tartarin que de ce nom — passait ses journées sur le pont du Tutu-
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panpan. Les mains derrière le dos, souriant, allant de long en large, au milieu d'un encombrement de tas de choses étranges, panetières, crédences, bassinoires, qui n'avaient pas encore trouvé place dans l'arrimage de la cale, il donnait des conseils d'un ton patriarcal :
— Vous emportez trop, mes enfants. Vous trouverez tout ce qu'il vous faut là-bas.
Ainsi lui, ses flèches, son baobab, ses poissons rouges, il laissait tout ça, se contentant d'une carabine américaine à trente-deux coups et d'une cargaison de flanelle.
Et comme il surveillait tout, comme il avait l'oeil à tout, non seulement à bord mais aussi à terre, tant aux répétitions de l'orphéon qu'aux exercices de la milice sur le cours !
Cette organisation militaire des Tarasconnais, survivant au siège de Pampérigouste, avait été renforcée, en vue de la défense de la colonie et des conquêtes que l'on comptait faire pour l'agrandir! et Tartarin, enchanté de l'attitude martiale des miliciens, leur exprimait souvent sa satisfaction, ainsi qu'à leur chef Bravida, dans des ordres du jour.
Pourtant un pli sillonnait anxieusement parfois le front du Gouverneur.
Deux jours avant l'embarquement, Barafort, un pêcheur du Rhône, trouvait dans les oseraies de la rive une bouteille vide hermétiquement bouchée, dont le verre était encore assez transparent pour laisser distinguer à l'intérieur quelque chose comme un papier roulé.
Pas un pêcheur n'ignore qu'une épave de ce genre doit être remise aux mains de l'autorité, et Barafort apportait au gouverneur Tartarin la mystérieuse bouteille contenant cette lettre étrange :
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Tartarin.
Tarascon,
Europe.
Cataclysme épouvantable à Port-Tarascon. Ile, ville, port, tout englouti, disparu. Bompard admirable comme toujours, et comme toujours mort victime de son dévouement. Ne partez pas, au nom du ciel! que personne ne parte !
Cette trouvaille paraissait l'oeuvre d'un farceur. Comment cette bouteille, du fond de l'Océanie, serait-elle arrivée de flot en flot directement jusqu'à Tarascon ?
Et puis ce « mort comme toujours » ne trahissait-il pas une mystification ? N'importe, ce présage troublait le triomphe de Tartarin.
IV
EMBARQUEMENT DE LA TARASQUE
MACHINE AVANT! — LES ABEILLES QUITTENT LA RUCHE
L'ODEUR DE L'INDE ET L'ODEUR DE TARASCON
TARTARIN APPREND LE PAPOUA
DISTRACTIONS DE LA TRAVERSÉE
Vous parlez de pittoresque.
Si vous aviez vu le pont du Tutu-panpan ce matin de mai 1881, c'est là qu'il y en avait du pittoresque! Tous les directeurs en tenue de cérémonie : Tournatoire directeur général de la santé, Costecalde directeur des cultures, Bravida général en chef de la milice, et vingt autres offrant aux yeux un mélange de costumes variés, brodés d'or et d'argent ; beaucoup portant en outre le manteau de grand de première classe, rouge, galonné d'or. Au milieu de cette foule chamarrée, la tache blanche du Père Bataillet, grand aumônier de la colonie et chapelain du Gouverneur.
La milice surtout étincelait. La plus grande partie des simples miliciens ayant été expédiée par les autres bateaux, il ne restait guère là que les officiers , sabre au poing, revolver à la ceinture, le buste cambré, la poitrine en avant sous le coquet dolman à aiguillettes et à brandebourgs, fiers surtout de leurs magnifiques bottes au miroitant vernis.
358 PORT-TARASCON
Parmi les uniformes et les costumes se mêlaient les toilettes des dames, de couleurs chatoyantes, claires et gaies, avec des rubans et des écharpes flottant à l'air, et, par-ci par-là, quelques coiffes tarasconnaises de servantes. Sur tout cela, sur le navire aux cuivres étincelants, aux mâts dressés vers le ciel, imaginez un beau soleil, un soleil de jour de fête, pour horizon le large Rhône, vagué comme une mer, rebroussé par le mistral, et vous aurez l'idée du Tutu-panpan en partance pourPort-Tarascon,
Le duc de Mon s n'avait pu assister au lancement, retenu à Londres par une nouvelle émission. C'est qu'il en fallait de l'argent, pour payer bateaux, équipages, ingénieurs, tous les frais de l'émigration ! Le duc avait annoncé, des fonds le matin même par dépêche. Et tous admiraient le côté pratique de l'homme du Nord.
— Quel exemple il nous donne, messieurs! déclamait Tartarin, ajoutant toujours : « Imitons-le... Pas d'emballemain ! »
C'est vrai que lui-même avait l'air très calme, très simple aussi, sans le moindre « flafla», au milieu de tous ses administrés en costume, seulement le grand cordon de l'Ordre en sautoir sur sa redingote.
Du pont du Tutu-panpan, on voyait les colons venir de loin, par groupes, apparaître à des tournants de rue, puis déboucher sur le quai, enfin reconnaissables et salués par leurs noms :
— Ah ! voilà les Roquetaillade !...
— Té ! monsieur Franquebahne !
Et des cris, des bravos enthousiastes ! On fit entre autres une ovation à l'antique douairière comtesse d'Aigueboulide, quasi centenaire, quand on la vit monter lestement à bord, en mantelet de soie puce, la tête
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branlante, portant d'une main sa chaufferette et de l'autre sa vieille perruche empaillée.
L ville se vidait de minute en minute, les rues semblaient plus larges entre les maisons closes, les boutiques à volets fermés, et toutes les persiennes ou jalousies baissées.
Tout le monde à bord, il y eut une minute de grand recueillement, de silence solennel, bercé par le sifflement de la vapeur sous pression. Des centaines d'yeux se tournaient vers le capitaine, debout sur la dunette , prêt à donner l'ordre de déraper. Tout à coup quelqu'un cria :
— Et la Tarasque!...
Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler de la Tarasque, l'animal fabuleux qui a donné son nom à la ville de Tarascon. Pour rappeler son histoire brièvement, c'était, cette Tarasque, en des temps très anciens, un monstre redoutable, qui désolait l'embouchure du Rhône. Sainte Marthe, venue en Provence après la mort de Jésus, alla, vêtue de blanc, chercher la bête au milieu des marais, et l'amena en ville, liée seulement d'un ruban bleu, mais domptée, captivée par l'innocence et la piété de la sainte.
Depuis, les Tarasconnais célèbrent tous les dix ans une fête où l'on promène à travers les rues un monstre en bois et carton peint, tenant de la tortue, du serpent et du crocodile, grossière et burlesque effigie de la Tarasque d'autrefois, vénérée maintenant comme une idole, logée aux frais de l'État et connue dans tout le pays sous le nom de « la mère-grand ! »
Partir sans la mère-grand ne leur semblait pas possible. Quelques jeunes gens s'élancèrent et l'amenèrent au quai rapidement.
Ce fut une explosion de larmes, de cris d'enthousiasme,
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comme si l'âme de la ville, ia patrie elle-même respirait en ce monstre, de carton d'un si difficile embarquement.
Beaucoup trop grande pour trouver place à l'intérieur du navire, on attacha la Tarasque sur le pont, à l'arrière; et là, cocasse, énorme, l'air d'un monstre de féerie, avec son ventre en toile et ses écailles peintes, sa tête dressée au-dessus du bastingage, elle complétait bien l'ensemble pittoresque et bizarre du chargement, semblait une de ces chimères sculptées à la proue des naufs et chargées de présider aux destinées du voyage. On l'entourait avec respect ; quelques-uns lui parlaient, la flattaient de la main.
En voyant cette émotion, Tartarin craignit qu'elle n'éveillât dans les coeurs le regret de la patrie quittée, et, sur un signe de lui, le capitaine Scrapouchinat commanda tout à coup, d'une voix formidable : — Machine en avant !...
Aussitôt éclatèrent les sonneries de la fanfare, les sifflements de la vapeur, les bouillonnements de l'eau sous l'hélice, dominés par la voix d'Excourbaniès : « Fen dé brut!... faisons du bruit!... » Le rivage s'enfuit d'un bond; la ville, les tours du roi René, reculèrent dans le lointain , de plus en plus rapetissées, comme brouillées dans la vibrante lumière du soleil sur le Rhône.
Tous, penchés sur les bordages, tranquilles, souriants, indifférents, regardaient la patrie s'en aller, disparaître là-bas, sans plus d'émotion, maintenant qu'ils avaient avec eux la bonne Tarasque, qu'un essaim d'abeilles changeant de ruche au son des chaudrons, ou qu'un -grand triangle d'étourneaux en vol vers l'Afrique.
Et, vraiment, elle les protégea, leur Tarasque. Temps divin, mer resplendissante, pas une tempête, pas un grain, jamais traversée ne fut plus favorable.
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Au canal de Suez, on tira bien un peu la langue, sous le feu d'un soleil ardent, malgré la coiffure coloniale adoptée par tous à l'exemple de Tartarin : casque de liège, recouvert de toile blanche et garni d'un voile de gaze verte ; mais ils ne souffrirent pas trop de cette température de fournaise, à laquelle le ciel de Provence les avait dès longtemps acclimatés.
Après Port-Saïd et Suez, après Aden, la mer Rouge franchie, le Tutu-panpan se lança à travers la mer des Indes, d'une marche rapide et soutenue, sous un ciel blanc, laiteux, velouté comme un de ces aïolis, une de ces crémeuses pommades d'ail que les émigrants mangeaient à tous leurs repas.
Ce qu'il s'en consommait d'ail, à bord ! On en avait emporté d'énormes provisions, et son délicieux bouquet marquait le sillage du navire, mêlant l'odeur de Tarascon à l'odeur de l'Inde.
Bientôt on longea des îles émergeant de la mer en corbeilles de fleurs étranges, où voltigeaient de magnifiques oiseaux habillés de pierreries. Les nuits calmes, transparentes, illuminées de myriades d'étoiles, semblaient traversées de vagues musiques lointaines et de danses de bayadères.
Aux Maldives, à Ceylan, à Singapour, on eût fait des escales divines, mais les Tarasconnaises, Mme Excourbaniès en tête, défendaient à leurs maris de descendre à terre. Un féroce instinct de jalousie les mettait toutes en garde contre ce dangereux climat des Indes et ses effluves amollissantes qui flottaient jusque sur le pont du Tutupanpan. Il n'y avait qu'à voir, le soir venu, le timide Pascalon s'appuyer au bastingage auprès de Mlle Clorinde des Espazettes, grande et belle jeune fille dont le charme aristocratique l'attirait.
362 PORT-TARASCON
Le bon Tartarin leur souriait de loin dans sa barbe, et d'avance prévoyait un mariage pour l'arrivée.
Du reste, depuis le commencement de la traversée, le Gouverneur se montrait à tous d'une douceur, d'une indulgence, qui contrastaient avec les violences et les sombreurs du capitaine Scrapouchinat, véritable tyran à son bord, s'emportant au moindre mot, parlant tout de suite de vous « faire fusiller comme un singe vert ». Tartarin, patient et raisonnable, se soumettait aux caprices du capitaine, cherchait même à l'excuser, et, pour détourner la colère de ses miliciens, leur donnait l'exemple d'une infatigable activité.
Les heures de sa matinée étaient consacrées à l'étude du papoua, sous la direction de son chapelain, le R. P. Bataillet, qui, en sa qualité d'ancien missionnaire, connaissait cette langue et bien d'autres.
Dans la journée, Tartarin réunissait tout son monde, soit sur le pont, soit dans le salon, et faisait des conférences, débitait sa science toute fraîche sur les plantations de canne à sucre et l'exploitation du tripang.
Deux fois par semaine, cours de chasse, car là-bas, dans la colonie, on allait trouver du gibier; ce ne serait pas comme à Tarascon, où l'on était réduit à chasser des casquettes lancées en l'air.
— Vous tirez bien, enfants, mais vous tirez trop vite, disait Tartarin.
Ils avaient le sang trop chaud; il faudrait se modérer.
Et il leur donnait d'excellents conseils, leur enseignait les temps qu'il fallait prendre selon les différentes espèces animales, en comptant méthodiquement comme au métronome.
— Pour la caille, trois temps. Un, deux, trois... pan !... ça y est... Pour la perdrix— et secouant sa main ouverte
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il imitait le vol de l'oiseau—pour la perdrix, comptez deux seulement. Un, deux... pan !... Ramassez, elle estmorte.
Ainsi passaient les heures monotones de la traversée, et chaque tour d'hélice rapprochait de la réalisation de leurs rêves tous ces braves gens qui se berçaient au long de la route de beaux projets d'avenir, voyageaient avec l'illusion de ce qui les attendait là-bas, ne parlaient qu'installation, défrichements, embellissements imaginaires à leurs futures propriétés.
Le dimanche était jour de repos, jour de fête.
Le Père Bataillet disait la messe à l'arrière, en grande pompe ; et des sonneries de clairons éclataient, les tambours battaient aux champs, au moment où le prêtre levait l'hostie. Après la messe, le Révérend Père racontait quelqu'une de ces paraboles ardentes où il excellait, moins un sermon qu'un mystère poétique tout brûlant de foi méridionale.
Voici un de ces récits, naïf comme une histoire de saints se déroulant sur les vitraux d'une vieille église de village; mais, pour en savourer tout le charme, il vous faut imaginer le bateau lavé de frais, tous ses cuivres reluisants, les dames en cercle, le Gouverneur sur son fauteuil canné, entouré de ses directeurs en grand costume, les miliciens sur deux rangs, les matelots dans les enfléchures, et tout ce monde silencieux, attentif, les yeux tournés vers le Père, debout sur les marches de l'autel. Les coups de l'hélice rythment sa voix; sur le ciel pur, profond, la fumée du steamer s'allonge, droite et mince; les dauphins cabriolent au ras des lames ; les oiseaux de mer, goélands, albatros, suivent en criant le sillage du navire, et le PèreBlanc, avec son épaule de côté, a l'air lui-même, quand il lève et secoue ses larges manches, d'un de ces grands oiseaux battant des ailes et prêt à partir.
V
LA VÉRITABLE LÉGENDE DE L'ANTECHRIST
RACONTÉE PAR LE R. P.. BATAILLET SUR LE PONT DU
« TUTU-PANPAN »
C'est encore au paradis que je vous emmène, mes enfants, dans cette vaste antichambre bleu-de-roi où se tient le grand saint Pierre, son trousseau de clefs à la ceinture, toujours prêt à ouvrir sa porte aux âmes des élus, lorsqu'il s'en présente; malheureusement, depuis des années et des années, l'humanité est devenue si méchante, que les meilleurs, après la mort, s'arrêtent au purgatoire, sans aller plus haut, et que le bon saint Pierre n'a pour toute besogne qu'à passer ses clefs Touillées au papier de verre, et à chasser les toiles d'araignées tendues en travers de sa porte comme des scellés de justice. Par moment, il a l'illusion que quelqu'un frappe. Il se dit :
— Enfin... En voilà un, ce n'est pas trop tôt...
Puis, son guichet ouvert, rien que l'immensité, l'éternel silence, les planètes immobiles ou roulant dans l'espace avec un bruit doux d'orange mûre détachée de la branche, mais pas l'ombre d'un élu.
Pensez quelle humiliation pour ce bon saint qui nous aime tant, et comme il se désole de jour et de nuit, comme
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il en tombe de ces larmes brûlantes, dévorantes, qui ont fini par creuser au long de ses joues deux ornières profondes pareilles à celles qu'on voit sur les routes des carrières entre Tarascon et Montmajour!
Or, une fois que saint Joseph, venu pour lui tenir compagnie — car à la longue il s'ennuyait, le pauvre porteclefs, toujours seul dans son antichambre — une fois donc que saint Joseph lui disait pour le consoler :
— Mais, en définitive, qu'est-ce que ça peut te faire que ces gens d'en bas ne se présentent plus à ton guichet?... Est-ce que tu n'es pas bien ici, caressé des plus douces musiques et des odeurs les plus suaves ?...
Et tandis qu'il parlait ainsi du fond, des sept ciels ouverts en enfilade se coulait une brise tiède chargée de sons, de parfums, dont rien ne saurait vous donner l'idée, mes chers amis, pas même ce goût de citronnelle et de framboise fraîche que l'haleine de mer nous souffle depuis un moment dans la figure, de ce grand bouquet d'îles roses sous le vent.
— Hé ! fit le bon saint Pierre, je ne m'y trouve que trop bien dans ce paradis de bénédiction, mais j'y voudrais tous ces pauvres enfants avec moi...
Et brusquement pris d'indignation :
— Ah! les gueux, ah! les imbéciles... Non, vois-tu, Joseph, le Seigneur est trop bon pour ces misérables... Et à sa place je sais bien ce que je ferais.
— Que ferais-tu, mon brave Pierre?
— Té ! pardi, un grand coup de pied dans la fourmilière et va te promener de l'humanité !
Saint Joseph hocha sa vieille barbe... II le faudrait terriblement fort, tout de même, ce coup de pied qui démolirait la terre... Passe encore pour les Turcs, les Infidèles; ces peuplades d'Asie qui tombent en pourriture, mais le
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monde chrétien, c'est calé, c'est solide, bâti parle Fils...
— Justement, reprit saint Pierre... Mais ce que lé Christ a bâti, le Christ pourrait aussi bien le détruire. Je leur enverrais mon Fils Divin une seconde fois à ces galériens de par là-bas, et cet Antéchrist qui serait le Christ déguisé aurait tôt fait de vous les mettre en bourtbuillade !
Le bon saint parlait dans la colère, sans bien penser ce qu'il disait, sans se douter surtout que ses paroles seraient répétées au Divin Maître, et sa surprise fut grande quand tout à coup le Fils de l'homme se dressa devant lui, un petit paquet sur l'épaule au bout d'un bâton de route, ordonnant de sa voix ferme et douce :
— Pierre, viens... Je t'emmène.
A la pâleur de Jésus, à la fièvre de ses grands yeux cernés qui jetaient encore plus de feux que son auréole, Pierre comprit tout de suite, et regretta d'avoir trop parlé. Que n'aurait-il pas donné pour que cette seconde mission du Fils de Dieu sur la terre n'eût pas lieu, surtout pour n'être pas lui-même du voyage ! Il s'agitait, tout éperdu, les mains chevrotantes :
— Ah! mon Dieu... Ah! mon Dieu... Et mes clefs, qu'est-ce que j'en vais faire? — C'est vrai que pour une aussi longue route son lourd trousseau n'était pas commode. — Et ma porte qui me la gardera?
Sur quoi Jésus sourit, lisant le fond de son âme, et dit :
— Laisse les clefs sur la serrure, Pierre... Pas de risque qu'on entre jamais chez nous, tu sais bien.
Il parlait doucement, mais on sentait tout de même quelque chose d'implacable dans son sourire et dans sa voix.
Comme il est dit aux saintes Écritures, des signes dans
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le ciel annoncèrent la venue sur terre du Fils de l'homme, mais depuis longtemps les humains accroupis ne regardaient plus le ciel, et, distraits par leurs passions, rien ne leur signala la présence du Maître et du vieux serviteur qui l'accompagnait, d'autant que les deux voyageurs avaient emporté de la rechange et se déguisaient en tout ce qu'ils voulaient.
Pas moins, dans la première ville où ils arrivèrent, la veille justement qu'un bandit fameux nommé Sanguinarias, auteur de crimes épouvantables, devait être mis : à mort, les ouvriers employés à dresser les bois de justice dans la nuit s'étonnèrent de voir travailler avec eux, au feu des torches, deux compagnons venus on ne sait d'où, l'un souple et fier comme un bâtard de prince, la barbe en fourche, des yeux de pierreries, l'autre déjà courbé, l'air bonasson et endormi, deux longues cicatrices en rigole sur ses joues fripées. Puis, au petit jour, l'échafaud debout, le peuple et les autorités en cercle pour le supplice, les deux étrangers avaient disparu, laissant toute la mécanique si étrangement ensorcelée que lorsqu'on eut étendu le condamné sur la planche, le couteau, pourtant bien aiguisé, d'un acier de bonne marque, tomba vingt fois de suite sans parvenir seulement à lui entamer la peau.
Vous voyez le tableau d'ici, les magistrats effarés, l'horripilation de la foule, le bourreau bousculant ses aides, arrachant ses cheveux trempés de sueur, Sanguinarias lui-même — il était de Beaucaire, naturellement, ce malandrin, et joignait à tous ses mauvais instincts un amour-propre diabolique — Sanguinarias très vexé, tournant et retournant son cou de taureau noir dans la lunette, disant :
— Ah çà !... mais qu'est-ce que j'ai donc?... je ne suis
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donc pas fabriqué comme les autres qu'on ne peut venir à bout de moi!...
Et à la fin des fins, les gendarmes obligés de l'emporter de force, de le rentrer dans son cachot, pendant que la canaille hurlante dansait autour de l'échafaud mis en pièces, flambant et crépitant jusqu'au ciel comme un feu de la Saint-Jean.
Dès lors en cette ville, et par toute la terre civilisée, il y eut un sort jeté sur les arrêts suprêmes de la justice. Le glaive de la loi ne coupait plus, et comme c'est la mort seule que les assassins redoutent, bientôt un débordement de crimes couvrit le monde, les rues et les chemins ne furent plus tenables pour les honnêtes gens terrifiés, tandis que dans les centrales, bondées par dessus les toits, les coupe-jarrets s'engraissaient de bons jus de viandes, fendaient la figure de leurs gardiens à coups de sabot, leur faisaient sauter l'oeil avec le pouce, ou, simplement par curiosité, s'amusaient à leur dévisser la tête pour voir ce qu'il y avait dedans.
Devant le grand dégât causé dans l'humanité rien que par le désarmement de la justice, le brave saint Pierre trouvait qu'il y en avait assez, et, le coeur gonflé de pitié, avec un bon gros rire courtisan :
— La leçon est réussie, Maître, et je crois qu'ils s'en souviendront... Pas moins, si nous remontions, maintenant... C'est que, je vais vous dire, j'ai peur qu'on ait besoin de moi, là-haut.
Le Fils de l'homme eut son pâle sourire :
— Rappelle-toi, fit-il, le doigt levé... Ce que le Christ a bâti, le Christ seul pourra le détruire !...
Et Pierre songeait, la tête basse :
— J'ai trop parlé, pauvres enfants, j'ai trop parlé !
Ils se trouvaient en ce moment sur des pentes fertiles
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au pied desquelles une riche cité impériale étendait à perte de vue ses dômes, ses terrasses, clochers brodés, tours et flèches de cathédrales où des croix de toutes formes, en marbre et en or, étincelaient dans le couchant paisible.
— J'espère qu'ils en ont, par ici, des couvents et des églises.! reprit le bon vieillard, essayant de détourner la colère du Seigneur... ça fait plaisir au moins !
Mais vous savez que ce que Jésus méprise sur toute chose c'est le culte hypocrite et somptueux des Pharisiens, ces églises où l'on va à la messe par genre et ces couvents qui fabriquent du.garus et du chocolat; aussi pressait-il le pas sans répondre, et les moissons étant très hautes, par-dessus les blés dans la descente, du formidable destructeur de l'humanité on ne voyait qu'un paquet de hardes sautillant au bout d'un bâton de routier... Et donc, en cette ville où ils entrèrent, vivait un vieux, vieux empereur, le doyen des princes de l'Europe comme il en était le plus juste et le plus puissant, qui gardait la guerre enchaînée aux essieux de ses canons et, par force ou persuasion, empêchait les peuples de se dévorer entre eux.
Tant qu'il serait là, il y avait comme un accord tacite de chien à loup que les ouailles brouteraient tranquilles ; après, par exemple, gare là-dessous! C'est pourquoi tout le monde y tenait, à la vie du bon empereur ; pas une mère qui ne fût prête à s'ouvrir les veines pour lui faire du sang plus vermeil et plus riche.
Puis, soudainement, tout cet amour se tourna en haine, un mot d'ordre infernal circula :
— Tuons-le... c'est le bon tyran, le plus exécrable de tous, puisqu'il ne nous laisse pas même le droit à la révolte.
R. VII. 21
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Et sous le palais impérial miné, dynamité, dans la nuit du caveau où les conjurés s'activaient, de l'eau jusqu'à la ceinture, je vous laisse à deviner quel mystérieux compagnon aux yeux étincelants menait l'oeuvre de mort, fermant les coeurs à la peur, à la pitié, et, quand le coup partit, poussant le hourrah suprême...
Ah ! le pauvre empereur, on ne retrouva pas gros de lui sous les décombres ! Quelques flocons de barbe roussie, une main de justice tordue par la flamme ; et tout de suite la Guerre démuselée hurla, le ciel fut noir de corbeaux assemblés au-dessus des frontières, la grande tuerie commença et ne finit plus.
Pendant que les peuples s'égorgeaient au moyen d'engins épouvantables, que de toutes parts sur l'horizon les villes prises d'assaut flambaient comme des torches, par les chemins encombrés de bétail en déroute, de charrettes sans conducteurs, le long des champs en friche, des fleuves rouges de sang, des vignes et des moissons impitoyablement massacrées, Jésus de son pas allègre, toujours le bâton sur l'épaule et sur ses talons le bon vieux saint qui essayait vainement de le fléchir, Jésus tirait vers un pays très loin où professait un docteur fameux, du noin.de M. Mauve.
M. Mauve, grand guérisseur d'hommes et de bêtes, dirigeant à sa volonté toutes les forces de la nature, avait quasiment trouvé la prolongation de la vie humaine ; il y était, il s'en fallait de ça, quand, une nuit, par la maladresse d'un nouveau garçon de laboratoire, très beau, très pâle, et qu'on ne revit jamais plus, plusieurs bocaux remplis de poisons très subtils restèrent débouchés, et au matin M. Mauve, en ouvrant sa porte, tomba raide asphyxié.
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Du coup la vie humaine ne fut pas prolongée, bien au contraire; car le savant collectionnait chez lui, pour l'étude, une foule d'anciens fléaux, d'extraordinaires lèpres, d'Egypte et du Moyen Age, dont les germes évadés des cornues se répandirent par le monde entier et le désolèrent. Il y eut des pluies de crapauds, empestées et ignobles, comme du temps des Hébreux; puis des fièvres, jaune, maligne, quarte, tierce, seconde, des pestes, des typhus, un tas de maladies perdues, greffées sur de toutes récentes, d'autres aussi qu'on ne connaissait pas encore, et dans le peuple tout cela s'appelait « le mal de M. Mauve ».
Dieu vous garde de ce mal terrible, mes enfants !
Les os fondaient comme du verre, les muscles s'effilochaient. On souffrait tant, qu'on ne criait plus ; les malades avant de mourir tombaient par morceaux, s'en allaient en bouillie sur les chemins, et la voirie n'avait pas assez de pelles ni de tombereaux pour les ramasser.
— Mâtin! voilà une bonne affaire de faite!... disait saint Pierre d'une joie faussement joyeuse où roulaient des larmes... Et à présent. Maître, si nous rentrions chez nous... Je commence à me languir.
Jésus savait bien que ce semblant de languison cachait une grande pitié pour les humains, et lui, pourtant si bon, s'était juré de les exterminer jusqu'au dernier. Il faut dire aussi qu'ils lui en avaient tant fait !... on se lasse à la fin.
Pour lors, continuant sa route sans répondre, il marchait dans la campagne avec son vieux serviteur par un petit matin vert et rose, lorsque à travers les appels des coqs et toute la bramée animale qui salue le lever du jour, une clameur humaine vint jusqu'à eux, un cri de femme montant à grandes ondes, par épreintes, tantôt
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immense à déchirer l'horizon, puis s'apaisant en une longue plainte douce, à laquelle ceux qui l'ont entendue une fois ne peuvent plus se tromper. Dans le jour qui commençait, un être arrivait au monde. Jésus, songeur, s'arrêta. S'il en naissait toujours, à quoi servait de les détruire?... Et tourné vers le chaume d'où le cri était venu, il leva sa main blanche en menace.
— Pitié !... Maître, pitié pour les tout petits ! sanglota le brave saint Pierre.
Le Seigneur le rassura d'un mot.
A cet enfant de lait comme à tous ceux qui naîtraient dorénavant sur la terre, il venait de faire un don de bienvenue. Pierre n'osa pas demander ce que c'était, mais moi je peux vous le dire, mes amis. Jésus leur avait donné l'expérience, à ces pauvres agneaux, et ce fut quelque chose de terrible.
Pensez que, jusqu'alors, quand un homme mourait, l'expérience de cet homme s'en allait avec lui. Mais voilà qu'après le don de Jésus il y eut sur la terre de l'expérience accumulée. Les enfants naquirent tristes, vieux, découragés ; à peine les yeux ouverts, ils découvraient le bout de tout, et l'on vit cette chose abominable : des suicides d'enfants, des tout petits cherchant à se détruire de leurs menottes désespérées.
Et cependant ce n'était pas encore assez, la race maudite ne voulait pas s'éteindre et s'obstinait à vivre quand même.
Alors, pour en finir plus vite, le Christ enleva aux hommes et aux femmes le goût de l'amour, le sentiment de la beauté. Il n'y eut plus de joie d'aucune sorte sur la terre, plus d'effusion dans la prière ni dans la volupté.
On ne cherchait plus que l'oubli de tout, on n'aspirait
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qu'au sommeil... Oh! dormir..., ne plus penser, ne plus vivre...
Elle était, comme vous voyez, dans un bien triste état, la pauvre humanité, et n'en avait sans doute plus pour longtemps, car l'infatigable exterminateur hâtait de plus en plus sa besogne. Il parcourait toujours le monde, en errant voyageur, le paquet au bout du bâton, son compagnon derrière lui, bien las, bien courbé, les deux sillons de larmes se creusant davantage le long de ses joues, à mesure que le Maître sur son passage déchaînait les volcans, les cyclones et les tremblements de terre.
Or, un beau matin d'Assomption, comme Jésus marchait sur la mer, glissant à la surface des flots ainsi que nous le montrent les Ecritures, il arriva au milieu des îles de l'Océanie, dans ces mêmes parages du Pacifique que nous traversons en ce moment.
D'un bouquet d'îles tout verdoyant venaient jusqu'à lui sur la brise de mer des voix de femmes et d'enfants qui chantaient des cantiques provençaux.
— Té! s'écria saint Pierre, on dirait des airs de Tarascon.
Jésus se tourna à demi :
— De mauvais chrétiens, je crois, ces Tarasconnais ?
— Oh ! Maître, ils se sont bien amendés depuis les temps , s'empressa de répondre le bon saint, craignant que sur un signe de la main divine l'île dont ils approchaient ne s'engloutît sous les flots.
Cette île, vous l'avez deviné, n'était autre que PortTarascon, où les habitants, en l'honneur de l'Assomption, faisaient une procession solennelle.
Et quelle procession, mes enfants !
D'abord les pénitents, tous les pénitents, des bleus, des blancs, des gris, de toutes les couleurs, précédés de
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leurs clochettes qui mêlaient ensemble leurs notes de cristal et d'argent. Après les pénitents, les confréries de femmes, tout de blanc vêtues et couvertes de longs voiles comme les saintes du Paradis. Puis venaient les vieilles bannières, si hautes que les figures de saints, aux auréoles tissées en or dans les étoffes de soie, semblaient descendre du ciel au-dessus de la foule. Le saint-sacrement avançait ensuite, sous son dais de velours rouge, très lent, très lourd, surmonté de grands panaches, près duquel les enfants de choeur portaient au bout de longs bâtons dorés de grosses lanternes vertes où brûlaient de petites flammes. Et tout le peuple suivait, jeunes et vieux, chantant et priant tant qu'ils avaient de souffle.
La procession se déroulait tout autour de l'île, tantôt sur la plage, tantôt au versant des collines, tantôt sur les sommets où les grands encensoirs, balancés laissaient de légères fumées bleues dans le soleil.
Saint Pierre ébloui murmura :
— Que c'est beau !... sans une parole de plus, car il désespérait de fléchir son compagnon , après tant de vaines tentatives : mais justement il se trompait.
Le Fils de l'homme, touché au coeur par ces transports de foi naïve, regardait flotter les bannières de PortTarascon, et songeait, immobile sur la crête des vagues, regrettant pour la première fois sa mission de mort.
Soudain il leva son pâle et doux visage et, dans le silence de la mer apaisée, d'une forte voix qui remplit l'univers, il cria vers le ciel :
— Père, Père, un sursis !....
Et ils se comprirent sans plus parler, le Père elle Fils, à travers le clair espace.
Le père Bataille! en était là de son récit. L'auditoire
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silencieux restait sans bouger de place, très ému, quand tout à coup, du haut de la passerelle du Tutu-panpan, le capitaine Scrapouchinat cria :
— L'île de Port-Tarascon est en vue, monsieur le Gouverneur. Avant une heure nous serons dans la rade.
Alors tout le monde fut debout et il y eut un grand brouhaha.
VI
L'ARRIVÉE A PORT-TARASCON. — PERSONNE
DÉBARQUEMENT DES MILICES. — PHARMA... BÉZU...
BRAVIDA PREND LE CONTACT
TERRIBLE CATASTROPHE. — UN PHARMACIEN TATOUÉ
— Que diable est ceci?... personne au-devant de nous... dit Tartarin, le tumulte des premiers cris de joie apaisé.
Sans doute le navire n'avait pas encore été signalé de la terre.
Il fallait s'annoncer. Trois coups de canon roulèrent à travers deux longues îles d'un vert gras, d'un vert rhumatisme, entre lesquelles le steamer venait de s'engager.
Tous les regards étaient tournés vers le rivage le plus proche, une étroite bande de sable, large de quelques mètres seulement ; au delà, des pentes raides toutes couvertes d'un écroulement de sombre verdure depuis les sommets jusqu'à la mer.
Quand l'écho des coups de canon eut cessé de gronder, un grand silence enveloppa de nouveau ces îles d'aspect sinistre. Toujours personne : et le plus inexplicable encore, c'est qu'on ne voyait ni port, ni fort, ni ville, ni jetées, ni bassins de radoub... rien !
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Tartarin se tourna vers Scrapouchinat qui déjà donnait des ordres pour le mouillage :
— Êtes-vous bien sûr, capitaine?...
L'irascible long-cours répondit par une salve de jurons. S'il était sûr, coquin de sort !... il connaissait son métier peut-être, nom d'un tonnerre !... il savait conduire son navire !...
— Pascalon, allez me chercher la carte de l'île.... fit Tartarin, toujours très calme.
Il possédait heureusement une carte de la colonie, dressée à une très grande échelle, où étaient minutieusement détaillés caps, golfes, rivières, montagnes, et jusqu'à l'emplacement des principaux monuments de la ville.
Elle fut aussitôt étalée, et Tartarin, entouré de tous, se mit à l'étudier en suivant du doigt.
— Bien cela ; ici, l'île de Port-Tarascon... l'autre île en face, là... le promontoire chose..: très bien... A gauche les récifs de coraux... parfaitement... Mais alors, quoi? La ville, le port, les habitants, qu'est-ce que tout ça était devenu ?
Timide, bégayant un peu, Pascalon suggéra que peutêtre il y avait là-dessous une farce de Bompard, si connu en Tarascon pour ses plaisanteries.
— Bompard peut-être, fit Tartarin... mais Bézuquet, un homme de toute prudence, de tout sérieux... Du reste, pour si farceur qu'on soit, on n'escamote pas une ville, un port, des bassins de carénage.
A la longue-vue, on apercevait bien sur la côte quelque chose comme une baraque ; mais les récifs de coraux ne permettaient pas au navire d'approcher davantage, et, à cette distance, tout se perdait dans le vert noir des feuillages.
378 PORT-TARASCON
Très perplexes, tous regardaient, déjà prêts pour le débarquement, leurs paquets à la main, la vieille douairière d'Aigueboulide elle-même portant sa petite chaufferette, et, dans la stupéfaction générale, on entendit le Gouverneur en personne murmurer à demi-voix :
— C'est vraiment bien extraordinaire !... Tout à coup il se redressa :
—- Capitaine, faites armer le grand canot. Commandant Bravida, sonnez à la milice.
Pendant que le clairon ta-ra-ta-tait, que Bravida faisait l'appel, Tartarin, plein d'aisance, rassurait les dames :
— Ne craignez rien. Tout va s'expliquer, certainement
Et aux hommes, à ceux qui ne venaient pas à terre :
— Dans une heure nous serons de retour. Attendeznous là, que personne ne bouge.
Ils n'avaient garde de bouger, l'entouraient, disaient comme lui :
— Oui, monsieur le Gouverneur Tout va s'expliquer... certainement...
Et en ce moment Tartarin leur paraissait immense.
Dans le grand canot, il prit place avec son secrétaire Pascalon, son chapelain le Père Bataillet, Bravida, Tournatoire, Excourbaniès et la milice, tous armés jusqu'aux dents, sabres, haches, revolvers et carabines. sans oublier le fameux winchester à trente-deux coups.
A mesure qu'on se rapprochait de ce silencieux rivage où rien ne remuait, on distinguait un vieil appontement en madriers et planches, tout rongé de mousse dans une eau croupie. Que ce fût là cette jetée sur laquelle les naturels venaient au-devant des passagers de la Farandole, voilà qui semblait incroyable. Un peu plus loin appa-
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raissait une espèce de vieille baraque, aux fenêtres fermées de volets de 1er, rouges, peints au minium, qui jetaient un reflet sanglant dans l'eau morte. Un toit de planches la recouvrait, mais crevassé, disjoint.
Sitôt débarqués, ce fut là que l'on courut. Une ruine, à l'intérieur comme au dehors. De grands lambeaux de ciel se voyaient à travers la toiture, le plancher gondolé s'effritait en pourriture de bois, d'énormes lézards disparaissaient dans les crevasses, des bêtes noires grouillaient le long des murs, de visqueux crapauds bavaient dans les coins. Tartarin, en entrant le premier, avait failli marcher sur un serpent gros comme le bras. Partout une odeur d'humide, de moisi, écoeurante et fade.
A quelques débris de cloisons encore debout, on reconnaissait que la baraque avait été divisée en compartiments étroits comme des boxes d'écurie ou des cabines. Sur une de ces cloisons se lisaient en lettres d'un pied ces mots : Pharma... Bézu... Le reste avait disparu, mangé parla moisissure ; mais pour deviner « Pharmacie Bézuquet », il ne fallait pas être grand clerc.
— Je vois ce que c'est, dit Tartarin, ce versant de l'île était malsain, et après un essai de colonisation ils sont allés s'installer de l'autre côté.
Puis, d'une voix décidée, il donna l'ordre au commandant Bravida de partir en reconnaissance à la tête de la milice : il pousserait jusqu'en haut de la montagne ; de là, explorerait le pays et verrait certainement fumer les toits de la ville.
— Dès que vous aurez pris le contact, vous nous avertirez par une mousquetade.
Quant à lui, il resterait en bas, au quartier général, avec son secrétaire, son chapelain et quelques autres. Bravida et le lieutenant Excourbaniès rangèrent leurs
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hommes et se mirent en route. Les miliciens avancèrent en bon ordre; mais le terrain montant, recouvert d'une mousse algueuse et glissante, rendait la marche difficile, et les rangs no tardèrent pas à se diviser.
On traversa un petit ruisseau, sur le bord duquel restaient quelques vestiges d'un lavoir, un battoir oublié, tout cela verdi par cette mousse dévorante, envahissante, qu'on retrouvait à chaque pas. Un peu plus loin, les traces d'une autre construction, qui semblait avoir été un blockhaus.
Le bon ordre des milices acheva de se désorganiser par la rencontre de centaines de trous très rapprochés les uns des autres, traîtreusement masqués d'une végétation de ronces et de lianes.
Plusieurs hommes s'y effondrèrent avec un grand fracas de buffleteries et d'armes, faisant fuir sous leur chute de ces gros lézards pareils à ceux de la baraque. Ces trous n'étaient pas trop profonds, rien que de légères excavations creusées en alignement.
— On dirait un ancien cimetière, observa le lieutenant Excourbaniès. Cette idée lui venait de vagues apparences de croix, faites de branches entrelacées, maintenant reverdies, retournées à la nature, et prenant des formes de ceps de vigne sauvage. En tout cas un cimetière déménagé, car il n'y restait plus trace d'ossements.
Après une pénible escalade à travers d'épais fourrés, ils arrivèrent enfin sur la hauteur. On y respirait un air plus sain, renouvelé par la brise et tout chargé des senteurs marines. Au loin s'étendait une grande lande après laquelle les terrains redescendaient insensiblement vers la mer. La ville devait être par là.
Un milicien, le doigt tendu, montra des fumées qui montaient, pendant qu'Excourbaniès criait d'un ton joyeux :
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— Écoulez..., les tambourins..., la farandole ! Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était bien la vibration sautillante d'un air de farandole. Port-Tarascon venait au-devant d'eux.
On voyait déjà les gens de la ville, une foule émergeant là-bas des pentes, à l'extrémité du plateau.
— Halte ! dit subitement Bravida, on dirait des sauvages.
En tête de la bande, devant les tambourins, un grand noir dansait, maigre, en tricot de matelot, des lunettes bleues sur les yeux, brandissant un tomahawk.
Les deux troupes arrêtées et s'observant à distance, tout à coup Bravida partit d'un éclat de rire :
— C'est trop fort!... Ah! le farceur... et rengainant son sabre au fourreau, il se mit à courir en avant. Ses hommes le rappelaient :
— Commandant!... commandant !... Mais il ne les écoutait pas, courait toujours, et croyant s'adresser à Bompard, criait au danseur en approchant :
— Connu, mon bon... trop sauvage... trop nature... L'autre continuait à danser en faisant tournoyer son
arme ; et quand le malheureux Bravida s'aperçut qu'il avait en face de lui un véritable canaque, il était trop tard pour éviter le terrible coup de casse-tête qui défonça son casque en liège, fit sauter sa pauvre petite cervelle et l'étendit raide.
En même temps éclatait une tempête de hurlements, de flèches et de balles. En voyant tomber leur commandant, les miliciens avaient fait feu d'instinct, puis s'étaient enfuis, sans s'apercevoir que les sauvages faisaient de même.
D'en bas Tartarin entendit la fusillade. « Ils ont pris le contact », dit-il allègrement. Mais sa joie se changea
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en stupeur lorsqu'il vit sa petite armée revenir en désordre, bondissant à travers bois, les uns sans chapeaux, d'autres sans souliers, jetant tous le même cri terrifiant : « Les sauvages!... les sauvages !... » Il y eut un moment de panique effroyable. Le canot prit le large et se sauva à toutes rames. Le Gouverneur courait sur le rivage, clamant : « Du sang-froid!... du sang-froid!... » d'une voix blanche, d'une voix de goéland en détresse qui redoublait la peur de tous.
Le pêle-mêle du sauve-qui-peut se prolongea quelques instants sur l'étroite bande de sable ; mais comme on ne savait de quel côté fuir, on finit par se rassembler. Aucun sauvage d'ailleurs ne se montrant, on put se reconnaître, s'interroger.
— Et le commandant ?
— Mort !
Quand Excourbaniès eut raconté la funeste méprise de Bravida, Tartarin s'écria :
— Malheureux Placide!... Aussi quelle imprudence... en pays ennemi... Il ne s'éclairait donc pas !...
Tout de suite il donna l'ordre de placer des sentinelles, qui, désignées, s'éloignèrent lentement deux par deux, bien décidées à ne pas trop s'écarter du gros de la troupe. Puis on se réunit en conseil, pendant que Tournatoire s'occupait du pansement d'un blessé qui avait reçu une flèche empoisonnée et enflait à vue d'oeil d'une façon extraordinaire.
Tartarin prit la parole :
— Avant tout, éviter l'effusion du sang. Et il proposa d'envoyer le Père Bataillet, avec une palme qu'il agiterait de loin, afin de savoir un peu ce qui se passait du côté de l'ennemi et ce qu'étaient devenus les premiers occupants de l'île.
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Le Père Balaillet se récria :
— Ah! vai. une palme?... J'aimerais mieux votre winchester à trente-deux coups.
— Eh bien ! si le révérend ne veut pas y aller, j'irai, moi, reprit le Gouverneur. Seulement, vous m'accompagnerez, monsieur le chapelain, car je ne sais pas assez le papoua...
— Moi non plus, je ne le sais pas.
— Comment, diable !... Mais alors qu'est-ce que vous m'apprenez depuis trois mois ?... Toutes les leçons que j'ai prises pendant la traversée, quelle langue était-ce donc?...
Le Père Bataillet, en beau Tarasconnais qu'il était, se tira d'affaire en disant qu'il ne savait pas le papoua de par ici, mais le papoua de par là-bas.
Pendant la discussion, une nouvelle panique se produisit, des coups de fusil éclatèrent dans la direction des sentinelles, et de la profondeur du bois sortit une Aroix éperdue qui criait avec l'accent de Tarascon :
— Ne tirez pas... mille noms de noms !... ne tirez pas !
Une minute après, bondissait des broussailles un être bizarre, hideux, couvert de tatouages vermillon et noir qui lui faisaient comme un maillot de cloAvn de la tête aux pieds. C'était Bézuquet.
— Té !... Bézuquet.
— Eh ! comment va ?
— Comment se fait-il ?...
— Mais où sont les autres ?
— Et la ville, et le port, et le bassin de radoub ?
— De la ville, répondit le pharmacien en montrant la baraque en ruine, voilà ce qui reste ; des habitants, voici — et il se désignait lui-même. — Mais avant tout,
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jetez-moi vite quelque chose sur le corps pour cacher les abominations dont ces misérables m'ont couvert.
De vrai, toutes les imaginations les plus immondes de sauvages en délire lui avaient été dessinées sur la peau à coups de poinçon.
Excourbaniès lui donna son manteau de grand de première classe, et, après s'être réconforté d'une lampée d'eau-de-Arie, l'infortuné Bézuquet commença, avec l'accent qu'il n'avait pas perdu et l'élocution tarasconnaise :
— Si vous fûtes douloureusement surpris ce matin en voyant que la ville de Port-Tarascon n'existait que sur la carte, pensez si nous autres de la Farandole et du Lucifer, en arrivant...
— Pardon que je vous coupe, dit Tartarin en Aboyant les sentinelles, à la lisière du bois, donner des signes d'inquiétude. Je crois qu'il sera plus sage que vous fassiez votre récit à bord. Ici, les cannibales peuvent nous surprendre.
— Pas du tout... Votre fusillade les a mis en fuite... Ils ont tous quitté l'île, et j'en ai profité pour m'évader.
Tartarin insista. Il préférait le récit de Bézuquet à bord, devant le grand Conseil réuni. La situation était trop grave.
On héla le canot, qui depuis le commencement de l'échauffourée se tenait lâchement à distance, et l'on regagna le navire, où tout le monde attendait avec angoisse le résultat de la première reconnaissance.
VII
CONTINUEZ, BÉZUQUET...
LE DUC DE MONS EST-IL OU NON UN IMPOSTEUR?
L'AVOCAT BRANQUEBALME — « VERUM EN1M VERO »,
LE « PARCE QUE DU PARCE QU'EST-CE .. UN PLÉBISCITE
LE « TUTU-PANPAN » DISPARAIT A L'HORIZON
Sinistre, cette odyssée des premiers occupants de PortTarascon, racontée dans le salon du Tutu-panpan, devant le Conseil où siégeaient les Anciens, le Gouverneur, les Directeurs, les Grands de première et de deuxième classe, le capitaine Scrapouchinat et son état-major, tandis qu'en haut, sur le pont, les passagers, fiévreux d'impatience et de curiosité, ne percevaient que le bourdonnement soutenu de la basse-taille du pharmacien et les violentes interruptions de son auditoire.
D'abord, sitôt l'embarquement, la Farandole à peine sortie du port de Marseille, Bompard, gouverneur provisoire et chef de l'expédition, brusquement pris d'un mal étrange, de forme contagieuse, disait-il, s'était fait descendre à terre, passant ses pouvoirs à Bézuquet... Heureux Bompard ! On eût dit qu'il devinait tout ce qui les attendait là-bas.
A Suez, trouvé le Lucifer en trop mauvais état pour continuer sa route et transbordé sa cargaison sur la Farandole déjà bondée.
Ce qu'ils avaient souffert de la chaleur, sur ce damné
R. VII. 25
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navire ! Restait-on dehors, on fondait au soleil; si l'on descendait, on étouffait, serrés les uns contre les autres.
Aussi, en arrivant à Port-Tarascon, malgré la déception de ne rien trouver du tout, ni ville, ni port, ni constructions d'aucune sorte, on avait un tel besoin de s'espacer, de se détendre, que le débarquement sur cette île déserte leur semblait un soulagement, une vraie joie. Le notaire Cambalalette, le cadastreur, les avait même égayés d'une chansonnette comique sur le cadastre océanien. Ensuite étaient venues les réflexions sérieuses.
-— Nous décidâmes alors, dit Bézuquet, d'emvoyer le navire à Sydney pour en rapporter des matériaux de construction et vous faire passer la dépêche désespérée que vous avez reçue.
De toutes parts des protestations éclatèrent.
— Une dépêche désespérée?...
— Quelle dépêche?...
— Nous n'avons pas reçu de dépêche... La voix de Tartarin domina le tumulte :
— En fait de dépêche, mon cher Bézuquet, nous
n'avons eu que celle où vous racontiez la belle réception
que vous avaient faite les indigènes et le Te Deum
chanté à la cathédrale.
Les yeux du pharmacien s'élargissaient de stupeur :
:— Un Te Deum à la cathédrale ! quelle cathédrale ?
— Tout s'expliquera... Continuez, Ferdinand... dit Tartarin.
— Je continue... répondit Bézuquet.
Et son récit devint de plus en plus lugubre.
Les colons s'étaient mis courageusement à l'oeuvre. Possédant des instruments aratoires, ils commencèrent à défricher ; seulement le terrain était exécrable, rien ne poussait. Puis vinrent les pluies...
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Un cri de l'auditoire interrompit de nouveau l'orateur :
— Il pleut donc ?
— S'il pleut!... Plus qu'à Lyon... plus qu'en Suisse... dix mois do l'année.
Ce fut une consternation. Tous les regards se tournèrent vers les hublots, à travers lesquels on distinguait des brumes épaisses, des nuées immobiles sur le vert noir, le vert rhumatisme de la côte.
— Continuez, Ferdinand, dit Tartarin. Et Bézuquet continua.
Avec les pluies perpétuelles, les eaux stagnantes, les fièvres, la malaria, le cimetière fut bien vite inauguré. Aux maladies s'ajoutaient l'ennui, la languison. Les plus vaillants n'avaient même pas le courage de travailler, tellement s'amollissaient les corps dans ce climat tout détrempé.
On se nourrissait de conserves ainsi que de lézards, de serpents apportés par les Papouas campés de l'autre côté de l'île, et qui, sous prétexte de vendre le produit de leur pêche et de leur chasse, se glissaient astucieusement dans la colonie, sans que personne se méfiât d'eux.
Si bien qu'une belle nuit les sauvages envahirent le baraquement, pénétrant comme des diables par la porte, par les fenêtres, par les ouvertures du toit, s'emparèrent des armes, massacrèrent ceux qui tentaient de résister et emmenèrent les autres à leur camp.
Pendant un mois ce fut une suite ininterrompue d'horribles festins. Les prisonniers, à tour de rôle, étaient assommés à coups de casse-tête, rôtis sur des pierres brûlantes dans la terre, comme des cochons de lait, et dévorés par ces sauvages cannibales...
Le cri d'horreur poussé par tout le conseil porta la
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terreur jusque sur le pont, et le gouverneur eut à peine la force de murmurer encore :
— Continuez, Ferdinand.
Le pharmacien avait vu disparaître ainsi, un par un, tous ses compagnons, le doux Père Vézole, souriant et résigné, disant « Dieu soit loué ! » jusqu'à la fin, le notaire Cambalalette, le joyeux cadastreur, trouvant la force de rire même sur le gril.
— Et les monstres m'ont obligé d'en manger, de ce pauvre Cambalalette, ajouta Bézuquet tout frémissant encore de ce souvenir.
Dans le silence qui suivit, le bilieux Costecalde, jaune, la bouche tordue de rage, se tourna vers le Gouverneur :
— Pas moins, vous nous aviez dit, vous aviez écrit et fait écrire qu'il n'y avait pas d'anthropophages !
Et comme le Gouverneur accablé baissait la tête, Bézuquet répondit :
— Pas d'anthropophages !... C'est-à-dire qu'ils le sont tous. Ils n'ont pas de plus grand régal que la chair humaine, surtout la nôtre, celle des blancs de Tarascon, à ce point qu'après avoir mangé les vivants ils ont passé aux morts. Vous avez vu l'ancien cimetière ? Il n'y reste rien, pas un os ; ils ont tout raclé, nettoyé, torché comme les assiettes chez nous, quand la soupe est bonne ou qu'on nous sert une carbonade à l'aïoli.
— Mais A'ous-même, Bézuquet, demanda un grand de première classe, comment fûtes-vous épargné ?
Le pharmacien pensait qu'à vivre dans les bocaux, à mariner dans les produits pharmaceutiques, menthe, arsenic, arnica, ipécacuana, sa chair à la longue avait, pris un goût d'herbages qui ne leur allait sans doute pas, à moins qu'au contraire, justement à cause de son
PORT-TARASCON 389
odeur de pharmacie, on ne l'eût gardé pour la bonne bouche.
Le récit terminé :
— Eh bien, maintenant, qu'est-ce que nous faisons ? interrogea le marquis des Espazettes.
— Quoi, qu'est-ce que vous faites?... dit Scrapouchinat de son ton hargneux, vous n'allez toujours pas rester ici, je pense ?
On s'écria de tous côtés :
— Ah! non... Bien sûr que non...
— Quoique je ne sois payé que pour vous amener, continua le capitaine, je suis prêt à rapatrier ceux qui voudront.
En ce moment tous ses défauts de caractère lui furent pardonnes. Ils oublièrent qu'ils n'étaient pour lui que des « singes verts » bons à fusiller. On l'entoura, on le félicita, les mains se tendaient vers lui. Au milieu du bruit, la voix de Tartarin se fit tout à coup entendre, sur un ton de grande dignité :
— Vous ferez ce que vous voudrez, messieurs, quant à moi, je reste. J'ai ma mission de Gouverneur, il faut que je la remplisse.
Scrapouchinat hurlait :
— Gouverneur de quoi, puisqu'il n'y a rien ? Et les autres :
— Le capitaine a raison..., puisqu'il n'y a rien... Mais Tartarin :
;— Le duc de Mons a ma parole, messieurs.
— C'est un filou, votre duc de Mons, dit Bézuquet, je m'en suis toujours douté, même avant d'en avoir la preuve,
— Où est-elle cette preuve ?
390 PORT-TARASCON
— Pas dans ma poche, toujours !
Et d'un geste pudique le pharmacien serrait autour de son corps le manteau de grand de première classe qui abritait sa nudité tatouée.
— Ce qu'il y a de sûr, c'est que Bompard agonisant m'a dit, au moment de quitter la Farandole :
—Méfiez-vous du Belge, c'est « un blagueur... ». S'il avait pu parler, m'en dire davantage..., mais la maladie ne lui en laissait pas la force.
D'ailleurs, quelles meilleures preuves pouvait-on avoir que cette île même, infertile, malsaine, où le duc les avait envoyés pour défricher et coloniser, et ces fausses dépêches?...
Un grand mouvement se fit dans le conseil, tous parlant à la fois, approuvant Bézuquet, accablant le duc d'injurieuses épilhètes : « menteur... blagueur... sale Belge !... »
Tartarin, héroïque, leur tenait tête à tous :
— Jusqu'à preuve du contraire, je réserve mon opinion sur M. de Mons...
— La nôtre est faite, d'opinion... un voleur!...
— Il a pu être imprudent, mal éclairé lui-même...,
— Ne le défendez pas, il mérite le bagne...
— Quant à moi, nommé par lui Gouverneur de PortTarascon, je reste à Port-Tarascon...
— Restez-y seul, alors.
— Seul, soit, si A'ous m'abandonnez. Qu'on me laisse des outils de labour...
— Mais puisque je vous dis que rien ne vient, lui cria Bézuquet.
— Vous vous y êtes mal pris, Ferdinand.
Alors Scrapouchinat s'emporta, frappant du poing la table du conseil.
PORT-TARASCON 391
— Il est fou !... Je ne sais ce qui me tient de l'emmener de force et, s'il résiste, de le fusiller comme un singe vert.
— Essayez donc, coquin de sort !
Bouffant de colère, le geste menaçant, le Père Bataillet, venait de se dresser aux côtés de Tartarin. II y eut échange de violentes paroles, de locutions tarasconnaises telles que : « Voies manquez de sens... Vous déparlez... Vous dites des choses qui ne sont pas de dire... »
Dieu sait comment tout cela eût fini sans l'intervention de l'avocat Branquebalme, directeur de la justice.
C'était, ce Branquebalme, un avocat très disert, aux arguments émaillés de toutes fois et quantes, d'une part, d'autre part, aux discours cimentés à la romaine, solides comme l'aqueduc du pont du Gard. Beau prud'homme latin, nourri d'éloquence et de logique cicéroniennes, déduisant toujours par verum enim vero le parce que du parce qu'est-ce, il profita du premier moment d'accalmie pour prendre la parole et, en longues et belles périodes qui se déroulaient sans fin, émit l'avis d'un plébiscite.
Les passagers votéraient oui ou non ; d'une part ceux qui voudraient rester resteraient; d'autre part ceux qui voudraient s'en aller s'en iraient avec le navire, après que les charpentiers du bord auraient reconstruit la grande maison et le blockhaus.
Cette motion de Branquebalme, qui mettait tout le monde d'accord, une fois adoptée, sans plus tarder on fit commencer le vote.
Une grande agitation se produisit sur le pont et dans les cabines, dès qu'on sut de quoi il s'agissait. On n'entendait que plaintes et gémissements. Ces pauvres gens avaient mis leur avoir en l'achat des fameux hectares : allaient-ils donc tout perdre, renoncer à ces
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terres qu'ils avaient payées, à leur espoir de colonisation ? Ces raisons d'intérêt les poussaient à rester, mais aussitôt un regard sur le sinistre paysage les jetait dans l'hésitation. La grande baraque en ruines, cette verdure noire et mouillée derrière laquelle on s'imaginait le désert et les cannibales, la perspective d'être mangés comme Cambalalette, rien de tout cela n'était encourageant, et les désirs se tournaient alors vers la terre de Provence, si imprudemment abandonnée.
La foule des émigrants remplissait le navire d'un grouillement de fourmilière dévastée. La vieille douairière d'Aigueboulide errait sur le pont, sans lâcher sa chaufferette ni sa perruche.
Au milieu de la rumeur des discussions qui précédaient le vote, on n'entendait que des imprécations contre le Belge, le sale Belge... Ah! ce n'était plus M. le duc de Mons !... Le sale Belge... On disait cela les dents serrées, le poing tendu.
Malgré tout, sur un millier de Tarasconnais, cent cinquante votèrent pour rester avec Tartarin. Il faut dire que la plupart étaient des dignitaires et que le Gouverneur avait promis de leur laisser leurs fonctions et leurs titres.
De nouvelles discussions s'élevèrent pour le partage des vivres entre les partants et les restants.
— Vous vous ravitaillerez à Sydney, disaient ceux de l'île à ceux du naA'ire.
— Vous chasserez et vous pécherez, répondaient les autres, qu'avez-vous besoin de tant de conserves?
La Tarasque donna lieu aussi à de terribles débats. Retournerait-elle à Tarascon?... Resterait-elle à la colonie?...
La dispute fut très ardente. Plusieurs fois Scrapouchinat menaça le Père Bataillet de le faire passer par les armes.
PORT-TARASCON 393
Pour maintenir la paix, l'avocat Branquebalme dut employer de nouveau toutes les ressources de sa sagesse de Nestor et faire intervenir ses judicieux verum enim vero. Mais il eut beaucoup de peine à calmer les esprits, surexcités en dessous par cet hypocrite Excourbaniès qui ne cherchait qu'à entretenir la discorde.
Velu, hirsute, criard, avec sa devise de « Fen dé brut!... faisons du bruit! » le lieutenant de la milice était tellement du Midi qu'il en était nègre, et nègre non seulement par la noirceur de la peau et les cheveux crépus, mais aussi par sa lâcheté, son désir de plaire, dansant toujours la bamboula du succès devant le plus fort, devant le capitaine Scrapouchinat entouré de son équipage quand on était à bord, devant Tartarin au milieu de la milice quand on se trouvait à terre. A chacun d'eux il expliquait différemment les raisons qui le décidaient à opter pour Port-Tarascon, disant à Scrapouchinat :
— Je reste parce que ma femme va s'accoucher, sans quoi...
Et à Tartarin :
— Pour rien au monde je ne ferai route encore avec cet ostrogoth.
Enfin, après bien des tiraillements, le partage se termina tant bien que mal. La Tarasque restait à ceux du navire en échange d'une caronade et d'une chaloupe.
Tartarin avait arraché, pièce à pièce, A'ivres, armes et caisses d'outils.
Pendant plusieurs jours il y eut un perpétuel va-etvient de canots chargés de mille choses, fusils, conserves, boîtes de thon et de sardines, provisions de pâtés d'hirondelles et de pains-poires.
En même temps la cognée résonnait dans les bois, où l'on faisait force abatages pour la réparation de la grande
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maison et du blockhaus. Les sonneries du clairon se mêlaient au bruit des haches et des marteaux. Dans le jour les miliciens en armes gardaient les travailleurs, par crainte d'une attaque des sauvages; la nuit, ils restaient campés sur le rivage, autour des Invouacs. « Pour se rompre au service en campagne », disait Tartarin.
Quand tout fut prêt, on se quitta un peu fraîchement. Les partants jalousaient les restants : ce qui ne les empêchait pas de dire sur un petit ton moqueur : « Si ça marche, écrivez-nous, alors nous reviendrons... »
De leur côté, malgré leur apparente confiance, bien des colons auraient préféré être à bord.
L'ancre dérapée, le navire tira une salve de coups de canon, et la caronade, servie par le Père Bataillet, répondit de la terre, pendanf qu'Excourbaniès jouait sur sa clarinette : Bon voyage, cher Dumollet.
N'importe ! Quand le Tutu-panpan eut doublé le promontoire et définitivement disparu, bien des yeux se mouillèrent sur le rivage, et la rade de Port-Tarascon devint subitement immense.
LIVRE DEUXIÈME
I
MÉMORIAL DE PORT-TARASCON
JOURNAL RÉDIGÉ PAR LE SECRÉTAIRE PASCALON
OU SE TROUVE CONSIGNÉ TOUT CE QUI A ÉTÉ DIT ET FAIT
DANS LA COLONIE LIBRE
SOUS LE GOUVERNEMENT DE TARTARIN
20 décembre 1881. — J'entreprends de consigner sur ce registre les principaux événements de la colonie.
J'aurai du mal, avec toute la besogne qui m'incombe déjà : directeur du secrétariat, tant de paperasses administratives, et puis, dès que j'ai une minute, quelques vers provençaux brouillonnes à la hâte, car il ne faut pas que les fonctions officielles tuent le Félibre en moi.
Enfin j'essayerai, et ce sera curieux, un jour, de lire ces débuts de l'histoire d'un grand peuple. Je n'ai parlé à personne du travail que je commence aujourd'hui, pas même au Gouverneur.
A noter d'abord la bonne tournure des affaires depuis huit jours que le Tulu-panpan est parti. On s'installe. Le drapeau de Port-Tarascon, qui porte la Tarasque écartelée sur les couleurs françaises, flotte au sommet du blockhaus.
C'est là qu'est établi le Gouvernement, c'est-à-dire notre Tartarin, les directeurs et les bureaux. Les direc-
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teurs célibataires, comme moi, M. Tournatoire, directeur de la santé, et le Père Bataillet, grand chef de l'artillerie et de la marine, sont logés au Gouvernement, et mangent à la table de Tartarin. M. Costecalde et M. Excourbaniès, qui sont mariés mangent et couchent en ville.
Nous appelons en ville la grande maison que les charpentiers du Tulu-panpan ont remise en état. On a fait tout autour une sorte de boulevard, auquel on a donné pompeusement le nom de Tour-de-Ville, comme à Tarascon. L'habitude est déjà prise parmi nous. On dit: Nous irons en ville, ce soir... Etes-vous allé en ville, ce matin?... Si nous allions en ville?... Et cela semble tout naturel.
Le blockhaus est séparé de la A'ille par un ruisseau que nous appelons le Petit-Rhône. De mon bureau, quand la fenêtre est ouverte, j'entends les battoirs des laveuses, toutes penchées le long de la berge, leurs chants, leurs appels en ce parler provençal si coloré, si pimpant, et je peux me croire encore au pays.
Une seule chose me gâte le séjour du Gouvernement : la poudrière. On nous a laissé une grande quantité de poudre déposée dans le sous-sol avec des provisions de diverse nature, ail, conserves, liquides, réserves d'armes, d'instruments et d'outils; le tout soigneusement cadenassé ; mais c'est égal, de penser qu'on a là, sous les pieds, une si grande quantité de matières combustibles et explosibles, la peur vous prend, surtout la nuit.
25 septembre. — Hier, Mme Excourbaniès s'est heureusement accouchée 1 d'un gros garçon, le premier citoyen
1 Locution tarasconnaise. Le Mémorial en fourmille ; on n'a pas cru devoir y retoucher.
PORT-TARASCON 397
inscrit sur les registres d'état civil de Port-Tarascon. Il a été baptisé en grande cérémonie à Sainte-Marthe des Lataniers, notre petite église provisoire construite en bambous et à toiture de larges feuilles.
J'ai eu le bonheur d'être parrain et d'avoir pour commère MIle Clorinde des Espazettes, bien un peu grande pour moi. mais si jolie, si bravette sous les taches de lumière qui filtraient à travers le treillis de bambous et les feuilles mal jointes du toit !
Toute la ville se trouvait là. Notre bon Gouverneur a prononcé de belles paroles qui nous ont tous émus, et le Père Bataillet a raconté une de ses plus jolies légendes. Partout, ce jour-là, les travaux ont été suspendus, comme un jour de fête. Après le baptême, promenade sur le Tour-de-Ville. Tout le monde était en joie ; il semblait que le nouveau-né apportât de l'espoir et du bonheur à la colonie. Le Gouvernement a fait distribuer double ration de thon et de pains-poires ; et sur toutes les tables, le soir, fumait un plat d'extra. Nous autres, nous avions mis rôtir un porc sauvage tué par le marquis, le premier fusil de l'île après Tartarin.
Le dîner fini, resté seul avec mon bon maître, je le sentais si affectueux, si paternel, que je lui ai avoué mon amour pour M1Ie Clorinde. Il a souri, il le connaissait et m'a promis d'intervenir, plein de paroles encourageantes.
Malheureusement, la marquise est une d'Escudelle de Làmbesc, très fière de ses origines, et moi rien qu'un simple roturier. De bonne famille, sans doute, rien a nous reprocher, mais ayant toujours vécu bourgeois. J'ai aussi contre moi ma timidité, mon léger bégayement. Je commence en plus à me déplumer un peu dans le haut... Il est vrai que la direction du secrétariat à mon âge !...
Ah ! s'il n'y avait que le marquis ! Lui, pardi ! pourvu
398 PORT-TARASCON
qu'il chasse... Ce n'est pas comme la marquise, avec ses quartiers. Pour vous donner une idée de son orgueil, à cette personne, tout le monde, en ville, se réunit le soir dans le salon commun. C'est très gentil ; les dames font leur tricot, les hommes leur partie de whist. Mme des Espazettes, elle, trop fière, reste avec ses filles, dans' leur cabine tellement étroite que, quand ces dames se changent de robe, elles ne peuvent le faire que l'une après l'autre. Eh bien, la marquise aime mieux passer ses soirées là, recevoir chez elle, offrir aux invités qui ne savent où s'asseoir des infusions de tilleul ou de camomille, plutôt que de se mêler avec tout le monde, par horreur de la rafataille. C'est pour vous dire ! Enfin, malgré tout, j'ai encore de l'espoir.
29 septembre. — Hier, le Gouverneur est descendu en ville. Il m'avait promis de parler de mon affaire et de me savoir à dire quelque chose en remontant. Vous pensez si je l'attendais avec impatience ! Mais, au retour, il ne m'a ouvert la bouche de rien.
Pendant le déjeuner il était nerveux; en causant avec son chapelain, il lui est échappé de dire :
— Différemment, nous manquons un peu trop de rafataille à Port-Tarascon...
Comme Mme des Espazettes de Lambesc a toujours ce mot méprisant de « rafataille » aux lèvres, j'ai pensé qu'il l'avait vue et que ma demande n'était pas accueillie, mais je n'ai pu savoir la vérité, car tout de suite le Gouverneur s'est mis à parler du rapport du directeur Costecalde au sujet des cultures.
Désastreux, ce rapport. Essais infructueux : ni maïs, ni. blé, ni pommes de terre, ni carottes, rien ne vient. Pas d'humus, pas de soleil, trop d'eau, un sous-sol im-
PORT-TARASCON 399
perméable, toutes les semences noyées. Bref, ce qu'avait: annoncé Bézuquet, et plus sinistre encore!
Il faut dire que le directeur des cultures fait peut-être exprès de pousser les choses au pire, de les présenter sous leur plus mauvais jour. Un si mauvais esprit, ce Costecalde ! toujours jaloux de la gloire de Tartarin et animé contre lui d'une haine sournoise.
Le Révérend Père Bataillet, qui n'y va pas par quatre chemins, demandait carrément sa destitution, mais le Gouverneur lui a répondu avec sa haute raison et sa modération habituelles : Pas d'emballement... Puis, en sortant de table, il est entré dans le cabinet de Costecalde et lui est venu comme ça, très calme :
— Et autrement, monsieur le Directeur, ces cultures ? L'autre a répondu sans se bouger, aigrement :
—J'ai adressé mon rapport à monsieur le Gouverneur.
— Voyons, voyons, Costecalde, il est un peu sévère, votre rapport !
Costecalde devint tout jaune.
— Il est comme il est, et si ça vous fâche...
Sa voix sonnait l'insolence, mais Tartarin se contint à cause des assistants.
— Costecalde, fil-il avec deux flammes dans ses petits yeux gris, je vous dirai deux mots quand nous serons seuls.
C'était terrible, j'en avais la sueur qui me coulait...
30 septembre. — C'est bien ce que je craignais, ma demande a été repoussée par les des Espazettes. Je suis de trop petite extraction. On m'autorise à venir comme autrefois, mais défense d'espérer...
Qu'espèrent-ils donc eux-mêmes?... Ils sont seuls de nobles dans la colonie. A qui comptent-ils donner leur
400 PORT-TARASCON
fille?... Ah! monsieur le marquis, vous en agissez bien mal avec moi...
Que faire ?... Quel parti prendre ?... Clorinde m'aime, je le sais ; mais elle est trop sage pour s'enlever avec un jeune homme et partir se marier dans quelque autre pays... Le moyen, d'abord, puisque nous sommes dans une île, sans communications avec le dehors !
Encore j'aurais compris leur refus, quand je n'étais qu'élève en pharmacie. Mais aujourd'hui, avec ma position, mon avenir.
Combien d'autres s'estimeraient heureuses de ma recherche ! Sans aller bien loin, cette petite Branquebalme. bonne musicienne, qui joue le piano, qui apprend ses soeurs, en voilà une dont les parents seraient enchantés si je levais seulement un doigt !
Ah! Clorinde, Clorinde... Finis, les jours de bonheur !... Et pour m'achever, la pluie tombe depuis ce matin, tombe sans arrêt, rayant tout, noyant tout, mettant un voile gris sur les choses.
Bézuquet n'avait pas menti. Il pleut, à Port-Tarascon, il pleut... La pluie vous entoure de partout, vous enferme comme dans un grillage serré de cage à cigales. Plus d'horizons. La pluie, rien que la pluie. Elle inonde la terre, elle crible la mer, qui mêle à la pluie tombante une pluie remontante d'éclaboussures et d'embruns...
3 octobre. — Le mot du Gouverneur était juste : nous manquons un peu trop de rafataille ! Moins de quartiers de noblesse, moins de grands dignitaires, et quelques plombiers, maçons, couvreurs, charpentiers de plus, tout irait mieux dans la colonie.
Cette nuit, avec la pluie continue, ces trombes d'eau
PORT-TARASCON 401
irrésistibles, le toit de la grande maison a crevé et une inondation s'est produite en ville au Gouvernement.
Les bureaux se sont rejeté la responsabilité des uns aux autres. Les cultures ont dit que l'affaire regardait le secrétariat, le secrétariat soutenait que c'était une question relevant de la santé ; celle-ci a renvoyé les plaignants à la marine parce qu'il s'agissait de travaux de charpente.
En ville, ils s'en prenaient à « l'État de choses », et ne décoléraient pas.
Pendant ce temps, la fissure s'élargissait, l'eau tombait en cascade du toit, et dans toutes les cabines on ne voyait que des gens avec des parapluies ouverts, qui se chamaillaient, criaient, accusaient le Gouvernement, inondés et furieux.
Heureusement que nous n'en manquons pas, de parapluies ! Dans nos pacotilles d'objets pour échanges avec les sauvages, il y en avait une grande quantité, presque autant que de colliers de chiens.
Pour en finir avec l'inondation, c'est une fille Alric, au service de Mlle Tournatoire, qui a échelé le toit et cloué dessus une feuille de zinc empruntée au magasin. Le Gouverneur m'a chargé de lui écrire une lettre de félicitations.
Si je consigne ici l'incident, c'est parce que dans celle circonstance la faiblesse de la colonie m'est apparue.
Administration excellente, zélée, compliquée même, et bien française ; mais, pour coloniser, les forces manquent : plus de paperasses que de bras.
Je suis aussi frappé d'une chose, c'est que chacun de nos gros bonnets se trouve chargé de la besogne à laquelle il était le moins apte et préparé. Voilà l'armu26
l'armu26 VII. 26
402 P.ORT-TARASCON
rier Costecalde qui a passé sa vie au milieu des pistolets, des le faucheux, de tous les engins de chasse, il est directeur des cultures. Excourbaniès n'avait pas son pareil pour fabriquer le saucisson d'Arles, eh bien, depuis l'accident de Bravida, on l'a fait directeur de la guerre et chef des milices. Le Père Bataillet a pris l'artillerie et la marine, parce qu'il a l'humeur belliqueuse, mais en définitive, ce qu'il sait le mieux encore, c'est dire la messe et raconter des histoires.
En ville, la même chose. Nous avons là un. tas de braves gens, petits rentiers, marchands de rouennerie, épiciers, pâtissiers, qui possèdent des hectares et ne savent qu'en faire, n'ayant pas la moindre notion de culture.
Je ne vois guère que le Gouverneur qui connaisse vraiment son affaire. Ah ! celui-là, il sait tout, il a tout vu, tout lu, se représente surtout les choses avec une vivacité !... Malheureusement il est trop bon et ne veut jamais croire au mal. Ainsi encore maintenant il a confiance au Belge, à ce scélérat, à cet imposteur de duc de Mons ; il espère encore le voir arriver avec des colons, des provisions, et tous les jours quand j'entre dans sa chambre, son premier mot est :
— Pas de navire en vue, ce matin, Pascalon?..,
Et dire qu'un homme aussi bienveillant, un si excellent Gouverneur, a des ennemis ! Oui, des ennemis déjà. Il le sait et ne fait qu'en rire.
— C'est tout naturel qu'on m'en veuille, me dit-il quelquefois, puisque je suis l'État de choses.
8 octobre. — Passé la matinée à établir un tableau de recensement que je donne ici. Ce document sur l'origine de la colonie aura cela d'intéressant qu'il, a été dressé
PORT-TARASCON
403
par un des fondateurs, un des ouvriers de la première heure.
En regard de chaque nom, mis une petite note afin de bien connaître ceux qui sont pour ou contre le Gouverneur. Ne figurent sur cette liste ni les femmes ni les enfants, parce qu'ils ne votent pas.
COLONIE DE PORT-TARASCON
Tableau de recensement.
NOMS TITRES ET QUALITÉS OBSERVATIONS
S. E. TAMARIN . . . Gouverneur , grand cordon de l'ordre. TESTANIÈRE (Pascal) Directeur du secrétadit Pascalon . . . riat, grand de 2° Excellent, j'ose le classe. dire.
R. P. RATAILLET. . . Directeur de l'artillerie et de la marine, chapelain du Gouverneur, et grand Pense bien, mais très de lre classe. exalté.
EXCOURBANIÈS (Spiri- Directeur de la
dion) guerre, chef des
milicçs et de l'orphéon, grand de lre classe. A surveiller.
Dr TOURNATOIRE . . . Directeur de la santé, médecin en chef de la colonie, grand de lre classe. Excellent.
COSTECALDE (Fabiuè). Directeur des cultures, grand de lre
classe. Exécrable.
BRANQUEBALME (Cicé- Directeur de la justice, Très bon, mais- enron)..................... grand de lre classe, nuyeux.
404
PORT-TARASCON
NOMS TITRES ET QUALITÉS OBSERVATIONS
TORQDEBIAU (Marius). Sous-directeur au secrétariat, grand de 2e classe. Bon. BÉZUQUET (Ferdinand) Sous - directeur à la santé, médecin-adjoint et pharmacien de la colonie. d°
GALOFFRE Sacristain et garde
d'artillerie. Très bon.
RUGIMABAUD (Anto- Attaché au service
nin) des cultures. Très mauvais.
BARBAN (Sénèque). . Attaché au service
des cultures. d°
Marquis des ESPA- Lieutenant de la miZETTES
miZETTES Bon.
BAUMEVIEILLE (Dosithée).
(Dosithée). Colon. d°
CÀUSSEMILLE (Timothée)
(Timothée) d°
ESCARAS d° d°
BARAFORT (Alphonse). d° Douteux.
RABIKAT (marin) . . d° Bon.
COUDOGNAN d° . . . d° . Douteux.
ROUMENGAS d° . . . d° d°
DOULADOUR d° . . . d° Bon.
MIÉGEVILLE d° . . . d° d°
MAIKFORT d° . . . d° d°
BOUSQUET d° . . . d° d°
LAFRANQUE d° . . . d° d°
TRAVERSIÈRE . . . . d° d°
BOUFFARTIGUE (Néron) Pâtissier. d°
PERTUS Cafetier. Très mauvais.
REBUFFAT Confiseur. Bon.
BERDOULAT (Marc). . Tambour. d°
FOURCADE Clairon. d°.
BÉCOULET d° Mauvais.
VÉZAKET Milicien. Douteux.
MALBOS d° Ron.
CAISSARGUE d° Très mauvais.
PORT-TARASCON 40b
NOMS TITRES ET QUALITÉS OBSERVATIONS
BOUILLARGUE .... Milicien. Très mauvais.
HABIDOS d° Bon.
TROUHIAS d° d°
REVRANGLADE . . . . d° d°
ToLOZAN d° d°
MARGOUTV d° Douteux.
PROU d° d°
TROUCHE d° Bon.
SÈVE d° Douteux.
SORGUE d° Bon.
CADE d° Très bon.
PUECH d° d°
Bosc d° d°
JOUVE d° Bon.
TRUFHÉNUS d° Exécrable.
ROQUETAILLADE . . . d° d°
BARBUSSE d° d°
BARBOUIN d° Mauvais.
ROUGNONAS d° Très bon.
SAUCINE d° d°
SAUZE d° Bon.
ROURE d° d°
BARBIGAL d° d°
MERINJANE d° Douteux.
VENTEBREN d° Bon.
GAVOT d° Mauvais.
MARC-AURÈLE .... d° Très bon.
COQ-DE-MER Orphéoniste. Bon.
PONGE (aîné) . . . . d° d°
GARGAS d° d°
LAPALUD d° d°
BEZOUCE d° d°
PONGE (jeune). ... d° Mauvais.
PICHERAL d° Bon.
MÉZOULE Chasseur. d°
OUSTALET d° d°
TERRON (M.-A.) . . . d° d°
10 octobre. — Le marquis des Espazettes et quelques
406 PORT-TARASCON
adroits tireurs, ne pouvant plus sortir à cause de la pluie, avaient imaginé d'installer des cibles en Abeilles boîles de fer-blanc, récipients de conserves de thon, de sardines ou de pains-poires, et toute la journée ils tiraient là-dessus par les fenêtres.
Nos anciens chasseurs de casquettes, maintenant que casques et casquettes sont trop difficiles à renouveler, passaient ainsi chasseurs de conserves. Excellent exercice en soi. Mais Costecalde ayant persuadé au Gouverneur que cela entraînait un trop grand gaspillage de poudre, un décret vient de paraître interdisant le tir des boîtes. Les chasseurs de conserves sont furieux, la noblesse boude ; seuls Costecalde et sa bande se frottent les mains.
Mais enfin que peut-on lui reprocher, à notre pauvre Gouverneur ? Ce scélérat de Belge l'a trompé comme nous. Est-ce de sa faute s'il pleut toujours, si l'on ne peut pas faire courir des boeufs à cause du mauvais temps ?
C'est comme un sort sur ces malheureuses courses, que nos Tarasconnais se réjouissaient tant de trouver ici ; on avait amené tout exprès quelques vaches et un taureau de Camargue, le Romain^ fameux dans les fêtes votives du Midi.
A cause des pluies, qui ne permettaient pas de les laisser au pâturage, on tenait les bêtes dans une écurie, mais voilà que, sans qu'on sache comment — je ne serais pas étonné qu'il y ait encore du Costecalde làdessous — le Romain s'est échappé.
Maintenant il bat la forêt, il est devenu sauvage, un vrai bison. Et c'est lui qui met en fuite et fait courir le monde, au lieu qu'on le fasse courir.
Est-ce encore la faute de notre Tartarin ?...
II
LES COURSES DE TAUREAUX A PORT-TARASCON
AVENTURES ET COMBATS. - ARRIVÉE DU ROI NÉGONKO
ET DE SA FILLE LIKIRIKI
TARTARIN FROTTE SON NEZ CONTRE LE NEZ DU ROI
UN GRAND DIPLOMATE
Jour par jour, page à page, avec la minutie des grises rayures de la pluie, avec la monotonie terne et désespérante de son embue sur la rade, le Mémorial que nous avons sous les yeux continue la chronique de la colonie ; mais, craignànt de fatiguer le lecteur, nous allons résumer le journal de l'ami Pascalon.
Les rapports se tendant de plus en plus entre la ville et le Gouvernement, pour essayer de rattraper sa popularité Tartarin décida d'organiser enfin les courses de taureaux, pas avec le Romain, bien entendu, qui tenait toujours le maquis, mais avec les trois vaches qui restaient.
Bien étiques, bien maigres, ces trois malheureuses Camarguaises habituées au plein air, au grand soleil, et recluses dans une humide et sombre écurie depuis leur arrivée à Port-Tarascon ! N'importe ! cela valait mieux que rien.
D'avance, sur un terrain de sable au bord de la mer où s'exerçait la milice d'habitude, une estrade avait été
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dressée, le cirque établi au moyen de piquets et de cordes tendues.
On profita d'une entre-lueur de beau temps, et l'État de choses, chamarré, entouré de ses dignitaires en grand costume, prit place sur l'estrade, pendant que colons, miliciens, leurs dames, demoiselles et servantes, se tassaient autour des cordes, et que les petits couraient dans le rond en criant : « Té !'... lé !... les boeufs !... »
Oubliés en ce moment les ennuis des longs jours pluvieux, oubliés les griefs contre le Belge, le sale Belge : « Té!... té!... les boeufs !... » rien que ce cri les grisait tous de joie.
Soudain un roulement de tambours.
C'était le signal. Le cirque envahi se vida en un clin d'oeil et une des bêtes entra dans la lice, accueillie par de frénétiques hourras.
Elle n'avait rien de terrible. Une pauvre vache efflanquée, effarée, qui regardait autour d'elle de ses gros yeux déshabitués de la lumière ; elle se planta au milieu du cirque et ne bougea plus, avec un long meuglement plaintif, son flot de rubans entre les cornes, jusqu'à ce que la foule indignée l'eût chassée de l'arène à coups de triques.
Pour la seconde vache, ce fut bien une autre affaire. Rien ne put la décider à sortir de l'écurie. On eut beau la pousser, la tirer par la queue, par les cornes, lui piquer le museau d'une pointe de trident, impossible de lui faire passer la porte.
Alors, voyons la troisième. On la disait très méchante, celle-là, très excitée. En effet, elle entra dans le cirque au galop, creusant le sable de ses pieds fourchus, se fouettant les flancs de sa queue, distribuant les coups de tête à droite et à gauche... Enfin on allait avoir une
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belle course !... Pas plus ! La bêle prend son élan, franchit la corde, écarte la foule de ses cornes baissées, et court tout droit se jeter dans la mer.
De l'eau jusqu'au jarret, puis jusqu'au garrot, elle avançait, avançait toujours. Bientôt on ne vit plus que ses naseaux, le croissant de ses deux cornes au-dessus de la mer. Elle resta là jusqu'au soir, sinistre, silencieuse ; et toute la colonie, du rivage, l'injuriait, la sifflait, lui jetait des pierres, sifflets et huées dont le pauvre État de choses, descendu de son estrade, avait bien aussi sa part.
Les courses manquées , il fallait un dérivatif à la mauvaise humeur générale, le meilleur fut la guerre, une expédition contre le roi Négonko. Le drôle, depuis la mort de Bravida, de Cambalalette, du Père Vezole et de tant d'autres braves Tarasconnais, s'était enfui avec ses Papouas, et dès lors on n'avait plus entendu parler de lui. Il habitait, disait-on, dans une île voisine, à deux ou trois lieues au large, dont on distinguait les lignes confuses par les jours clairs, mais invisible la plupart du temps derrière l'horizon embrumé de pluies continuelles. Tartarin, d'humeur pacifique, avait longtemps reculé devant une expédition, mais cette fois la politique le décida.
La chaloupe mise en état, réparée, approvisionnée,
ornée à l'avant de la coulevrine servie par le Père
Bataillet et son sacristain Galoffre, vingt miliciens bien
armés embarquèrent sous les ordres d'Excourbaniès et
du marquis des Espazettes, et un matin on prit la mer.
Leur absence dura trois jours, qui parurent bien longs à la colonie. Puis, vers la fin du troisième jour, un coup de coulevrine entendu au large amena tout le monde sur le rivage, et l'on vit arriver la chaloupe, ses voiles
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dehors, l'avant relevé, d'une allure rapide, comme poussée par un vent de triomphe.
Avant même qu'elle eût atteint la plage, les cris joyeux de ceux qui la montaient, le fen dé brut d'Excourbaniès, annonçaient de loin le succès complet de l'expédition.
On avait tiré une vengeance éclatante des cannibales, brûlé des tas de villages, tué au dire de chacun des milliers de Papouas. Le chiffre variait, mais toujours énorme ; les récits aussi différaient; le certain, c'est qu'on ramenait cinq ou six prisonniers do marque, parmi lesquels le roi Négonko lui-même et sa fille Likiriki, conduits au Gouvernement au milieu des ovations que la foule faisait aux vainqueurs.
Les miliciens défilaient, portant, comme les soldats de Christophe Colomb au retour de la découverte du Nouveau-Monde, toutes sortes d'objets étranges , plumes éclatantes, peaux de bêtes, armes et défroques de sauvages.
Mais on se pressait surtout sur le passage des prisonniers. Les bons Tarasconnais les examinaient avec une curiosité haineuse. Le Père Bataillet avait fait jeter sur leur nudité moricaude quelques couvertures dont ils s'enveloppaient à demi ; et de les voir ainsi affublés, de se dire qu'ils avaient mangé le Père Vezole, le notaire Cambalalette et tant d'autres, on sentait le même frémissement de répulsion que devant des boas de ménagerie digérant sous les plis de leur, litière de laine.
Le roi Négonko marchait le premier, long vieux noir à gros ventre d'enfant de lait, coiffé comme d'une calotte par une chevelure crépue et toute blanche, une pipe en terre rouge de Marseille pendue à son bras gauche par une ficelle. Près de lui la petite Likiriki, aux yeux lui-
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sants de diablotin, parée de colliers de corail et de bracelets de coquillages roses. Après eux de grands singes noirs à longs bras , grimaçant d'horribles sourires à dents pointues.
On se permit d'abord quelques plaisanteries, on disait : « Voilà de l'ouvrage pour Mlle Tournatoire », et la bonne vieille demoiselle, reprise par son idée fixe, songeait, en effet, à habiller tous ces sauvages ; mais la curiosité se tourna bientôt en fureur au souvenir des compatriotes mangés par les cannibales.
Des clameurs : « A mort !... à mort!... zou!... » se firent entendre. Excourbaniès, pour se donner l'air plus militaire, avait repris le mot de Scrapouchinat et criait « qu'il fallait les fusiller tous comme des singes verts » !
Tartarin se tourna vers lui, et du geste arrêtant ce furieux :
— Spiridion, dit-il, respectons les lois de la guerre.
Ne vous extasiez pas trop; cette belle parole masquait un acte politique.
Défenseur acharné du duc de Mons, au fond Tartarin gardait un doute. Si tout de même il avait eu affaire à un filou? Le traité que de Mons disait avoir passé avec le roi Négonko pour l'achat de l'île serait alors faux comme le reste, le territoire ne leur appartiendrait pas, les bons pour hectares ne seraient que des papiers sans valeur.
Aussi le Gouverneur, bien loin de songer à fusiller ses prisonniers comme « des singes verts », fit-il au roi papoua une réception solennelle.
Il savait comment s'y prendre, ayant lu tous les récits des navigateurs, connaissant par coeur Cook, Bougainville, d'Entrecasleaux.
Il s'approcha du roi et frotta son nez contre le sien. Le sauvage parut très surpris, car cet usage n'existait
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plus depuis longtemps chez ces peuplades. Pourtant le roi se laissa faire, croyant sans doute à quelque tradition tarasconnaise; et les autres prisonniers, voyant cela, même la petite Likiriki qui n'avait qu'un petit nez de chat, presque pas de nez du tout, voulurent absolument exécuter la même cérémonie avec Tartarin.
Quand on se fut bien frotté le nez, il s'agit d'entrer en communication par la parole avec ces animaux. Le Père Bataillet leur parla d'abord son papoua de par làbas, mais comme ce n'était pas le papoua do par ici, naturellement ils n'y comprirent goutte. Cicéron Branquebalme, qui savait à peu près l'anglais, essaya de cette langue. Excourbaniès leur bredouilla quelques mots d'espagnol, mais sans plus de succès l'un que l'autre.
— Faisons-les toujours manger, dit alors Tartarin.
On ouvrit quelques boîtes de thon. Cette fois les sauvages comprirent, se jetèrent aussitôt sur les conserves, et les dévorèrent gloutonnement, vidant les boîtes, les nettoyant jusqu'au fond avec leurs doigts ruisselants d'huile. Puis, après de larges lampées d'eau-de-vie qu'il semblait aimer tout particulièrement, le roi, à la grande stupeur de Tartarin et des autres, entonna d'une voix rauque :
Dé brin o dé bran
Cabussaran Dou fenestroan
De Tarascoun Déclins lou Rose.
Cette chanson tarasconnaise éructée par ce sauvage aux lèvres lippues, aux dents noires de bétel, prenait une physionomie fantastique et féroce. Mais comment Négonko savait-il le tarasconnais?
Après un moment de stupéfaction, on s'expliqua.
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Pendant les quelques mois de voisinage avec les infortunés passagers de la Farandole et du Lucifer, les Papouas avaient appris le parler des bords du Rhône ; ils le dénaturaient bien un peu, mais, les gestes aidant, on pouvait parvenir à s'entendre.
Et l'on s'entendit.
Interrogé au sujet du duc de Mons, le roi Négonko déclara que de ce blanc, ni de qui que ce fût de semblable, jamais de sa vie il n'avait entendu parler ;
Pareillement que l'île n'avait jamais été vendue ;
Pareillement qu'il n'y avait jamais eu de traité.
Jamais de traité!... Tartarin, sans s'émouvoir, en fit préparer un, séance tenante. L'érudit Branquebalme collabora pour beaucoup à la rédaction sévère et minutieuse de ce document. Il y mit toute sa connaissance de la loi, trouva de nombreux « attendu que... » et avec son ciment romain en fit un tout solide et compact.
Le roi Négonko cédait l'île de Port-Tarascon moyennant un baril de rhum, dix livres de tabac, deux parapluies de cotonnade et une douzaine de' colliers de chiens.
Un codicille ajouté au traité autorisait Négonko, sa fille et ses compagnons à s'installer sur la côte occidentale de l'île, cette partie où l'on n'allait jamais à cause du Romain, le fameux taureau devenu bison, la seule bêle dangereuse de la colonie.
Tout cela conclu en conférence secrète et enlevé en quelques heures.
Ainsi, grâce à l'habileté diplomatique de Tartarin, les bons d'hectares se trouvèrent valables, et représentèrent réellement quelque chose, ce qui ne leur était jamais, arrivé.
III
IL PLEUT TOUJOURS. — INVASION DE MALADIES AQUEUSES
LA SOUPE A L'AIL. — ORDRE DU GOUVERNEUR
L'AIL VA MANQUER! - L'AIL NE MANQUERA PAS
LE BAPTÊME DE LIKIRIKI
Cependant toujours la mouillure, toujours le ciel gris et l'eau qui tombait, qui tombait... Le matin, en ville, on voyait s'entr'ouvrir les fenêtres, des mains se tendre dehors :
— Il pleut.
— Il pleut!...
Il pleuvait continuellement, comme dans les récits de Bézuquet.
Pauvre Bézuquet ! Malgré tant de misères endurées avec ceux de la Farandole et du Lucifer, il était resté à Port-Tarascon, n'osant retourner en terre chrétienne à cause de son tatouage. Redevenu pharmacien et aidemajor de classe très infime sous les ordres de Tournatoire, l'ancien gouverneur provisoire aimait encore mieux cela que d'exhiber dans les pays civilisés sa figure monstrueuse et ses mains toutes piquetées et carminées. Seulement il se vengeait de ses malheurs en faisant à ses compagnons les prédictions les plus sinistres. S'ils se plaignaient de la pluie, de la boue, de la moisissure, il haussait les épaules :
PORT-TARASCON 415
— Attendez un peu... Vous en verrez bien d'autres !
Et il ne se trompait pas. De vivre ainsi toujours trempés, par là-dessus le manque de viandes fraîches, beaucoup tombèrent malades.
Les vaches étaient depuis longtemps mangées. On ne comptait plus sur les chasseurs, quoiqu'il y eût parmi eux des tireurs très adroits, tels que le marquis, des Espazettes, et tous pénétrés des principes de Tartarin, deux temps pour la caille, trois temps pour la perdrix.
Le diable, c'est qu'il n'y avait ni perdrix, ni cailles, ni rien de semblable, pas même de goélands ni de mouettes, aucun oiseau de mer n'abordant jamais ce côté de l'île.
On ne rencontrait dans les excursions de chasse que quelques porcs sauvages, mais si rares ! ou des kangourous, d'un tir très difficile à cause de leurs bonds sautillants.
Tartarin ne pouvait dire au juste combien il fallait compter pour cet animal. Un jour, le marquis des Espazettes l'interrogeant à ce sujet, il répondit un peu au hasard :
— Comptez six, monsieur le marquis...
Des Espazettes compta six et n'attrapa rien qu'un gros rhume sous la pluie à torrents et indiscontinue.
— Il faudra que j'y aille moi-même, dit Tartarin; mais il remettait toujours la partie, à cause du mauvais temps, et la venaison se faisait de plus en plus rare. Certainement les gros lézards n'étaient pas mauvais, mais à force d'en manger on prenait en horreur cette chair blanche et fade, dontle pâtissier Bouffartigue faisait des conserves, d'après les procédés des Pères-Blancs.
A cette privation de viande fraîche s'ajoutait le manque d'exercice. Que faire dehors, sous cette pluie, dans les flaques de boue qui les entouraient ?
416 PORT-TARASCON
Noyé, sombré, le Tour-de-Ville ! Quelques vaillants colons, Escarras, Douladour, Mainfort, Roquetaillade, partaient parfois malgré l'averse pour aller bêcher la terre, remuer leurs hectares, acharnés à des essais de plantations qui produisaient des choses extraordinaires ; dans la chaleur humide de cette terre toujours trempée, les céleris en une nuit devenaient des arbres gigantesques, et d'un dur ! Les choux aussi prenaient un développement phénoménal, mais tout en tiges, longues comme des fûts de palmiers ; quant aux pommes de terre et aux carottes, il fallait y renoncer.
Bézuquet l'avait bien dit : rien ne venait ou tout venait trop.
A ces causes multiples de démoralisation, joignez le mal d'ennui, le souvenir de la patrie si lointaine, le regret des chauds cagnards 1 tarasconnais, le long des vieux remparts dorés de lumière, et ne vous étonnez pas si le nombre des malades augmentait chaque jour.
Heureusement pour eux que le direcleur de la santé Tournatoire ne croyait pas à la pharmacopée, et au lieu de droguer, de poutringuer ses malades comme Bézuquet, leur ordonnait « une bonne petite soupe à l'ail ».
Et pas à dire: « mon bel ami ! » jamais il ne manquait son coup. Vous aviez des gens tout gonflés, sans voix ni souffle, qui demandaient déjà le prêtre et le notaire. Arrivait la petite soupe à l'ail, trois gousses dans un petit pot, trois cuillerées de bonne huile d'olives avec une rôtie dessus, et ces gens qui ne pouvaient plus parler commençaient par dire :
— Outre!... ça sent bon...
Rien que l'odeur les revenait tout de suite.
1. Abris contre le vent.
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Ils prenaient une assiette, deux assiettes, et à la troisième les voilà debout, désenfles, la voix naturelle, puis le soir au salon faisant leur partie de whist. Disons aussi que c'étaient tous des Tarasconnais.
Une seule malade, et malade de marque, la très haute dame des Espazettes, née de l'Escudelle de Lambesc, avait refusé le remède de Tournatoire. Bon pour la rafataille, la soupe à l'ail, mais quand on descend des croisades !... Elle ne voulait pas plus en entendre parler que du mariage de Clorinde avec Pascalon. La malheureuse dame était pourtant dans un état déplorable. Cellelà, oui, l'avait, le mal. Entendez par ce nom vague la maladie bizarre, aqueuse, abattue sur cette colonie de méridionaux. Ceux qui en souffraient devenaient subitement très laids, les yeux tout suintants, le ventre et les jambes enflés ; cela faisait penser au terrible « mal de M. Mauve » dans la légende du Fils de l'homme.
La pauvre marquise était donc toute boudenfle, pour employer une expression du Mémorial ; et chaque soir, quand le doux et désespéré Pascalon descendait en ville, il trouvait la pauvre femme au lit, sous un grand parapluie de cotonnade bleue attaché à son chevet, geignant et s'obstinant à refuser la soupe à l'ail, pendant que la longue et douce Clorinde s'activait autour d'une cafetière de tilleul, et que le marquis, dans un coin, bourrait philosophiquement des cartouches pour sa chasse très aléatoire du lendemain.
Dans les cases voisines, l'eau s'égouttait sur les parapluies ouverts, les enfants piaillaient, ou des bruits de dispute, des éclats de discussions politiques arrivaient du salon; et toujours le crépitement de la pluie sur les vitres, sur le toit de zinc, toujours le gargouillement des gouttières en cascades. .
R. VII. 27
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Entre temps, Costecalde continuait ses sourdes menées, le jour dans son cabinet de directeur des cultures, le soir en ville, dans le salon commun, avec ses âmes damnées Barban et Rugimabaud qui l'aidaient à répandre les bruits les plus sinistres, celui-ci entre autres :
— L'ail va manquer !...
Et quelle consternation de penser qu'un jour prochain on serait peut-être privé de cet ail sauveur, guérisseur, de cette panacée universelle gardée dans les magasins du Gouvernement, à qui Costecalde reprochait de l'accaparer.
Excourbaniès — et de quels tonitruements ! — soutenait la calomnie du directeur des cultures. Il y a un vieux proverbe tarasconnais qui dit : « Larrons de Pise le jour se battent entre eux, et la nuit volent ensemble. » C'était bien le cas de cet Excourbaniès à double face, qui, devant Tartarin, au Gouvernement, parlait contre Costecalde, tandis qu'en ville, le soir, il faisait chorus avec les pires ennemis du Gouverneur.
Tartarin, dont on sait la patience et la bonté, était loin d'ignorer ces attaques. Le soir, lorsqu'il fumait sa pipe accoudé à la fenêtre ouverte, parmi les bruits nocturnes mêlés aux murmures du Petit-Rhône et de tous les ruisselets formés par les averses sur les pentes, il distinguait de lointaines discussions, des échos de voix furieuses, il voyait à travers l'air brouillé d'eau les lumières tremblotantes courir derrière les vitres de la grande maison ; et à l'idée que tout ce train était causé par Costecalde, sa main frémissait sur la barre d'appui, ses yeux crachaient de la flamme dans l'ombre ; mais comme, après tout, ces émotions, jointes à l'humidité de l'air, pouvaient lui faire prendre mal, il. se maîtrisait, refermait la fenêtre et allait tranquillement se coucher.
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Les choses pourtant s'envenimèrent au point qu'il se décida à un grand parti, cassa aux gages Costecalde et ses deux séides, enleva même au directeur son manteau de première classe, nommant à sa place Beaumevieille, ancien horloger, pas plus fort peut-être en culture que son prédécesseur, mais à coup sûr très honnête homme, et merveilleusement secondé par Labranque, ancien fabricant de toile cirée, et Rebuffat, à la Renommée des berlingots, qui remplaçaient comme sous-directeurs Rugimabaud et Barban.
Le décret fut affiché de très bonne heure sur la porte de la grande maison, en sorte que Costecalde, sortant le matin pour aller à son bureau, en reçut l'outrage en pleine figure. C'est alors qu'on put voir combien Tartarin avait eu raison d'agir avec cette vigueur.
Dans l'affaire d'une heure ou deux surgirent et se dirigèrent vers la Résidence une vingtaine peut-être de mécontents, tous armés jusqu'aux yeux et criant :
— A bas le Gouverneur!... A mort!... Au Rhône !... Zou ! Zou !... Démission! Démission!...
Derrière la bande suivait maître Excourbaniès, hurlant - plus fort que tous les autres :
— Démission !... Fen dé brut !... Démission !...
Malheureusement il pleuvait, et à verse, ce qui les obligeait de tenir leur parapluie d'une main et leur fusil de l'autre. Du reste, le gouvernement avait pris ses mesures.
Passé le Petit-Rhône, les insurgés arrivèrent devant le blockhaus, et virent ceci :
Au premier étage, Tartarin s'encadrait dans sa fenêtre large ouverte, avec son winchester à trente-deux coups, et derrière lui ses fidèles chasseurs de casquettes ou de conserves, le marquis des Espazettes au premier rang,
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des tireurs qui à trois cents pas vous mettaient, en comptant quatre, leur balle dans le petit rond d'étiquette d'une boîte de pains-poires.
En bas, sous l'auvent du grand portail, le Père Bataillet, penché sur sa caronade, n'attendait pour tirer que le signal du Gouverneur.
Si formidable et si inattendu l'aspect de cette artillerie, mèche allumée, que les révoltés reculèrent, et qu'Excourbaniès, par un de ces brusques changements d'allures qui lui étaient habituels, se mit à danser un pas frénétique, ce qu'il appelait cyniquement la bamboula du succès, sous la fenêtre de Tartarin, rugissant tant qu'il avait de souffle :
— Vive le Gouverneur !... Vive l'État de choses !... Faisons du bruit !... Ah ! ah ! ah !
Tartarin, du haut de son poste, le winchester toujours au poing, lança d'une voix vibrante :
— Rentrons chez nous, messieurs les mécontents. L'eau tombe, et je craindrais de vous retenir plus longtemps sous l'ondée. Dès demain, nous allons réunir notre bon peuple dans ses comices et demander à la nation si elle veut encore de nous. Jusque-là, qu'on se tienne calme, ou gare dessous !
On vota dès le lendemain, et l'ancien État de choses fut réélu à une majorité écrasante.
. Quelques jours après, comme contraste à toute cette agitation, avait lieu le baptême de la jeune Likiriki, la petite princesse papouane, la fille du roi Négonko, élevée par le Révérend Père Bataillet, qui avait achevé l'oeuvre, de conversion commencée par le Père Vezole, « Dieu soit loué !»
C'était vraiment une délicieuse petite singesse, bien roulée, bien moulée, et souple, et rebondie, cette prin-
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cesse à peau jaune, parée de ses colliers de corail, de sa robe à rayures bleues confectionnée par Mlle Tournatoire.
Pour parrain le Gouverneur, et pour marraine Mme Branquebalme.
On la baptisa sous les noms de Marthe-Marie-Tartarine. Seulement, à cause de l'épouvantable temps qu'il faisait ce jour-là, ainsi que la veille, du reste, et les jours suivants, le baptême ne put avoir lieu à Sainte-Marthe des Lataniers, envahie par des torrents d'eau sous son toit de feuillage depuis longtemps effondré.
On se réunit pour la cérémonie dans le salon de la grande maison, et vous pensez quels souvenirs remués par ce baptême au coeur du tendre Pascalon, se revoyant parrain avec sa Clorinde !
A ce passage de son journal, que nous ne faisons que résumer, il y a ici une trace de larmes et ces mots tout délavés : « Pauvre de moi et pauvre d'elle ! »
Et c'est au lendemain du baptême de Likiriki qu'eut lieu l'épouvantable catastrophe. ..Mais les faits deviennent trop graves : laissons la parole au Mémorial.
IV
SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON
4 décembre. — Aujourd'hui, deuxième dimanche de l'avent, le sacristain Galoffre, inspecteur de la marine, s'en venant comme tous les matins visiter la chaloupe, ne l'a pas trouvée.
L'anneau, la chaîne, tout était arraché ; le bateau disparu.
Il a cru d'abord à quelque nouveau tour de Négonko et de sa bande, dont nous continuons à nous méfier ; mais dans le trou laissé par l'arrachement de l'anneau s'étalait, toute trempée d'eau et salie de boue, une large enveloppe à l'adresse du Gouverneur.
Cette enveloppe contenait les cartes P. P. G. de Costecalde, de Barban et de Rugimabaud ; sur la carte de Barbant avaient également signé et pris congé quatre miliciens : Gaissargue, Bouillargue, Truphénus et Roquetailladc.
Depuis quelques jours la chaloupe se trouvait toute prêle, garnie de provisions, en vue d'une nouvelle expédition projetée par le R. P. Bataillet. Les misérables ont profité de cette aubaine. Ils ont tout emporté, même la boussole, et leurs fusils par-dessus le marché.
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Et dire que les trois premiers sont mariés, qu'ils laissent derrière eux des femmes et une tapée d'enfants ! Les femmes passe encore de les abandonner ainsi, mais des enfants !
Le sentiment général de la colonie à la suite de cet événement, fut une grande stupeur. Tant qu'on avait la chaloupe, il restait l'espoir de gagner le continent d'île en île, on croyait à la possibilité d'aller chercher du secours; maintenant, il semble que ce soit les ponts coupés avec le restant du monde.
Le Père Bataillet est entré dans une colère terrible, appelant tous les feux du ciel sur ces bandits, voleurs, déserteurs et pis encore. Excourbaniès, lui, allait partout criant qu'on aurait dû les fusiller comme des singes verts et qu'il fallait, à titre de représailles, passer par les armes leurs femmes et leurs enfants.
Le Gouverneur, seul, a gardé tout son sang-froid :
— Ne nous emballons pas, disait-il. Après tout, ce sont des Tarasconnais encore. Plaignons-les, songeons aux dangers qu'ils vont courir. Truphénus seul parmi eux a. quelques notions de la voile.
Puis, cette belle pensée lui est venue de faire des enfants abandonnés les pupilles de la colonie.
Au fond, je le crois très heureux d'être débarrassé de son ennemi mortel et de ses acolytes.
Dans la journée, Son Excellence m'a dicté l'ordre du jour suivant, qui a été affiché en ville :
ORDRE
Nous, Tartarin, Gouverneur de Port-Tarasconel dépendances, grand cordon de l'Ordre, etc.. etc..
Recommandons le plus grand calme à la population.
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Les coupables seront poursuivis avec activité et soumis à toutes les sévérités de la loi.
Le Directeur de l'artillerie et de la marine est chargé de l'exécution du présent décret.
En post-scriptum, pour répondre à certains mauvais bruits qui couraient depuis quelque temps, il m'a fait ajouter :
L'ail ne manquera pas.
6 décembre. — L'ordre du Gouverneur a produit en ville le meilleur effet.
On aurait bien pu se faire cette réflexion : Poursuivre les coupables? Comment? Par où? Avec quoi? Mais ce n'est pas pour rien qu'un proverbe dit chez nous : « L'homme par la parole et le boeuf par les cornes. » La race tarasconnaise est si sensible aux belles phrases que personne n'a mis la parole du Gouverneur en doute.
Un rayon de soleil entre deux averses est arrivé par là-dessus, et voilà tout le monde ravi; sur le Tour-deVille ce sont des danses et des rires. Ah! le joli peuple, et vraiment commode à manier !
10 décembre. — Un honneur inouï m'arrive : je suis promu grand de première classe.
Trouvé le brevet ce matin à déjeuner sous mon assiette. Le Gouverneur s'est montré très heureux d'avoir pu m'accorder cette haute distinction ; Branquebalme, Beaumevieille, le Révérend, ont paru aussi enchantés que moi-même de la nouvelle dignité qui me fait leur égal.
Le soir, descendu chez les des Espazettes, où la nou-
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velle était déjà connue. Le marquis m'a donné l'accolade devant Clorinde, toute rouge de plaisir. La marquise seule semblait indifférente à mes nouveaux honneurs. Pour elle, ce manteau de grand ne me relève pas encore de ma roture. Que lui faudrait-il donc?... De première classe !... Et à mon âge !...
14 décembre. — Il se passe quelque chose d'extraordinaire au Gouvernement, de si extraordinaire que j'ose à peine le confier à ce registre.
Le Gouverneur a un sentiment!
Et pour qui? Je vous le donne en mille. Pour sa petite filleule, la princesse Likiriki !
Lui, Tartarin, notre grand Tartarin, qui a refusé tant de beaux partis, ne voulant d'autre épouse que la gloire, épris d'une singesse! Singesse de sang royal, je veux bien, régénérée par l'eau du baptême, mais restée sauvage en dessous, menteuse, gourmande, chapardeuse, et si cocasse de moeurs et d'habitudes ! des costumes en loques, toujours en haut de quelque cocotier dès qu'il ne pleut pas, s'amusant à jeter sur les crânes dénudés de nos anciens des noix dures comme des cailloux. Elle a manqué ainsi d'assommer le vénérable Miégeville.
Puis l'écart entre leurs deux âges. Tartarin a bien soixante ans; il grisonne, il prend du corps. Elle, douze à quinze ans, au plus ; l'âge de la petite Fleurance dans la chanson de chez nous :
L'a prise si jeunette, Ne sait se ceinturer.
Et c'est cette fillette, ce sauvageon des îles, que nous aurions pour souveraine !
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Depuis longtemps, j'avais noté certains indices. Ainsi les indulgences du Gouverneur pour le père, ce vieux bandit de Négonko, qu'il invitait souvent à notre table, malgré la malpropreté de ce hideux gorille, mangeant avec ses doigts, se gavant d'eau-de-vie jusqu'à rouler sous sa chaise.
Tartarin traitait tout cela de « bonne gaieté cordiale», et si la petite princesse, à l'exemple de son père, se livrait à quelque fantaisie bizarre à nous donner froid dans le dos à tous, notre bon maître souriait, la couvait d'un regard paternel qui demandait grâce pour elle et disait : « C'est une enfant... »
Tant bien, malgré ces symptômes, d'autres plus probants encore, je n'y voulais pas croire, mais le doute ne m'est plus permis.
18 décembre. — Ce matin, au conseil, le Gouverneur s'est ouvert à nous de son projet de mariage avec la petite princesse.
Il a prétexté la politique, parlé, d'un mariage de convenances, des intérêts de la colonie : Port-Tarascon était isolé, perdu dans l'Océan, sans alliances. En épousant la fille d'un roi papoua, il nous amenait une flotte, une armée.
Personne dans le conseil n'a fait d'objection.
Excourbaniès, le premier, s'est élancé, trépignant d'enthousiasme : «Bravo!... Parfait!... A quand la noce?... Ah! ah! ah!... » Ce soir, en ville, qui sait ce qu'il va répandre d'infamies.
Cicéron Branquebalme, par habitude, a dévidé ses implacables raisonnements sur le pour et sur le contre, « que si d'une part la colonie... il convient de dire que d'autre part... toutefois et quantes... verum enim
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vero... » et finalement il s'est rangé à l'opinion du Gouverneur.
Beaumevieille et Tournatoire ont emboîté le pas derrière lui. Quant au Père Bataillet, il semblait au fait de l'histoire, et n'a pas protesté.
Le comique, c'étaient les figures hypocrites que nous avions tous, feignant de croire aux intérêts coloniaux invoqués par Tartarin, au milieu d'un grand silence approbateur.
Tout à coup ses bons yeux se sont mouillés de larmes gaies, et il nous a dit très doucement :
— Et puis, voyez, mes amis, ce n'est pas tout ça... moi, je l'aime, cette petite.
C'était si simple, si touchant, que nous avons eu tous le coeur retourné. « Hé ! faites donc, monsieur le Gouverneur, faites donc! » et on l'entourait, on lui serrait les mains.
20 décembre. — Le projet du Gouverneur est très discuté en ville, moins sévèrement jugé cependant que je n'aurais cru. Les hommes en parlent gaiement, à la tarasconnaise, avec la pointe de malice qu'on met chez nous aux choses de l'amour.
Les femmes sont généralement plus hostiles, le groupe de M1Ie Tournatoire surtout. Puisqu'il voulait se marier, pourquoi ne pas choisir dans la nation? Beaucoup en parlant ainsi pensent à elles-mêmes ou à leurs demoiselles.
Excourbaniès, venu en ville dans la soirée, s'est mis du parti des dames et montrait les côtés faibles du mariage : ce beau-père sans tenue, ivrogne, cannibale ; puis la fiancée elle-même ayant, selon toute vraisemblance, mangé du Tarasconnais. Tartarin aurait dû plus y réfléchir.
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En entendant parler ce traître, je sentais la colère qui me montait et je suis sorti du salon bien vite, tant j'avais peur de lui envoyer un emplâtre dans la figure. On a le sang vif à Tarascon,, outre!
Quitté de là, entré chez les des Espazettes. La marquise bien faible, toujours couchée, pauvre femme, répugnant toujours la soupe à l'ail de Tournatoire, m'a dit, sitôt qu'elle m'a vu : « Eh bien, monsieur le chambellan, y aura-t-il des dames du palais près de la nouvelle reine ?»
Elle voulait rire; mais tout de suite l'idée m'est venue qu'il y avait là quelque chose pour nous. Demoiselle d'honneur ou dame du palais, Clorinde habiterait la Résidence, on pourrait se voir à toute heure... Un tel bonheur serait-il possible?...
A mon retour, le Gouverneur venait de se coucher, mais je n'ai pas voulu attendre au lendemain pour l'entretenir de mon projet qu'il a trouvé de bonne politique. Resté très tard près de son lit à causer avec lui de ses amours et des miennes.
25 décembre. — Hier soir, veille de Noël, toute la colonie se réunissait dans le grand salon, le Gouvernement, les dignitaires, et nous avons célébré notre belle fête provençale à cinq mille lieues de la patrie.
Le Père Bataillet a dit la messe de minuit, puis on a posé le cache-feu. C'est une bûche de bois que le plus vieux de l'assistance promène autour de la salle et jette dans le feu en l'arrosant de vin blanc.
La princesse Likiriki était là, très amusée de la cérémonie, et des nougats, des coques, des estévenons, et mille friandises locales dont l'ingénieux pâtissier Bouffartigue avait paré la table.
PORT-TARASCON 429
On a chanté de vieux noëls :
Voici le roi Maure Avec ses yeux tout trévirés; L'enfant Jésus pleure, Le roi n'ose plus entrer.
Ces chants, les gâteaux, le grand feu autour duquel on faisait cercle, tout cela nous rappelait le pays, malgré le bruit d'eau qu'on entendait sur le toit et les parapluies ouverts dans le salon à cause des fissures.
A un moment, le Père Bataillet a entonné sur l'harmonium la belle chanson de Frédéric Mistral, Jean de Tarascon pris par les corsaires, l'histoire d'un Tarasconnais tombé aux mains des Turcs, prenant le turban sans vergogne et tout près d'épouser la fille du pacha quand il entend sur le rivage chanter en provençal les matelots d'une barque tarasconnaise. Alors,
Comme l'eau jaillit sous un coup de rame — un grand flot de larmes — crève son coeur dur ; — le despatrié pense à la patrie, — et se désespère — d'être avec les Turcs.
A ce vers : Comme l'eau jaillit sous un coup de rame, un sanglot nous a tous secoués. Le Gouverneur luimême buvait ses larmes, la tête renversée, et on voyait le grand cordon de l'Ordre qui se soulevait sur sa poitrine d'athlète.
Voilà qui va changer peut-être bien des choses, rien que cette chanson du grand Mistral.
29 décembre. — Aujourd'hui, à dix heures du malin, mariage de S. Exe. Tartarin, Gouverneur de Port-Tarascon, avec la princesse royale Négonko.
Ont signé au contrat : S. M. Négonko, qui a fait une
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croix pour paraphe, les directeurs et les grands dignitaires de la colonie, puis la messe a été dite dans le grand salon.
Cérémonie très simple, très digne, les miliciens en armes, tout le monde en grand costume. Seul Négonko faisait tache. Son attitude comme roi et comme père a été déplorable.
Rien à dire de la princesse, très jolie dans sa robe blanche et sa parure de corail.
Le soir, grande fête, double ralion de vivres, coups de canon, salves de nos tireurs de conserves, et des vivais, des chants, une joie universelle.
Et il pleut!... Et il en tombe!...
V
APPARITION DU DUC DE MONS. - L'ILE BOMBARDÉE
CE N'ÉTAIT PAS LE DUC DE MONS
AMENEZ LE DRAPEAU, COQUIN DE SORT!
DOUZE HEURES AUX TARASCONNAIS POUR ÉVACUER L'ILE
SANS BATEAU. - A LA TABLE DE TARTARIN,
TOUS JURENT DE SUIVRE LEUR GOUVERNEUR
DANS SA CAPTIVITÉ
— Vé!... vé!... Un navire!... Un navire dans la rade. A ce cri poussé un malin par le milicien Berdoulat,
en train de chercher des oeufs de tortue sous une pluie battante, les colons de Port-Tarascon se montrèrent aux ouvertures de leur arche envasée, et en même temps que mille cris répercutaient le cri de Berdoulat : « Un navire, vé! vé!... Un navire! » paries fenêtres, par les portes, gambadant,, cabriolant comme une pantomime anglaise, la foule se précipitait sur la plage, qu'elle emplissait d'un mugissement de veaux marins.
Le Gouverneur, averti, accourut aussitôt, et, tout en achevant de boutonner sa jaquette, il rayonnait sous le ciel ruisselant au milieu de son peuple en parapluies :
— Eh bien, mes enfants, quand je vous le disais qu'il reviendrai t !... C'est le duc !....
— Le duc?
— Qui voulez-vous que ce soit? Hé ! oui, notre brave
432 PORT-TARASCON
duc de Mons, qui vient ravitailler sa colonie, nous apporter les armes, les instruments et les bras de rafataille que je n'ai jamais cessé de lui réclamer.
Il fallait voir, à ce moment, les figures effarées de ceux qui s'étaient le plus indignés contre le « sale Belge », car tous n'avaient pas l'impudence d'Excourbaniès criant et tourbillonnant sur la plage : «Vive le duc de Mons !... Ah ! ah ! ah !... Vive notre sauveur !... »
Pendant ce temps, un grand steamer, haut sur l'eau, imposant, s'avançait dans la rade. Il siffla, cracha sa vapeur, laissa tomber son ancre retentissante, mais très loin du rivage à cause des coraux, puis resta là, immobile sous la pluie et dans le silence.
Les colons commençaient à s'étonner du peu d'empressement que mettaient les gens du navire à répondre à leurs acclamations, à leurs signaux de parapluies el de chapeaux agités. Il leur semblait froid, le noble duc.
— Différemment, il n'est peut-être pas sûr que c'est nous.
— Ou bien nous en veut-il du mal qu'on a dit de lui.
— Du mal ? Moi je n'en ai jamais dit.
— Ni moi, certes.
— Moi, pas davantage...
Tartarin, au milieu de la confusion, ne perdit pas la tête. Il donna l'ordre d'agiter le drapeau au faîte de la Résidence et d'assurer les couleurs d'un coup de canon.
Le coup partit, les couleurs tarasconnaises ondoyèrent dans l'air.
Au même instant une effroyable détonation remplit la rade, enveloppant le navire d'un nuage de lourde fumée, tandis qu'une espèce d'oiseau noir, passant au-dessus des têtes avec un sifflement rauque, venait s'abattre sur le toit du magasin qu'il écorna.
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Il y eut d'abord un moment de stupeur.
— Mais ils nous ti... tirent dessus ! clama Pascalon. A l'exemple du Gouverneur, toute la colonie s'était
jetée à plat ventre sur la rive.
— Alors, ce ne serait donc pas le duc, disait tout bas Tartarin à Cicéron Branquebalme, lequel, affalé dans la boue près de lui, crut devoir entamer une de ses discussions rigoureuses... «que si d'une'part il était supposable... d'autre part on pouvait se dire aussi... »
L'arrivée d'un nouvel obus interrompit son raisonnement.
Pour le coup, le Père Bataillet bondit, et d'une voix furibonde appela le sacristain Galoffre, son garde d'artillerie, disant qu'à eux deux ils allaient riposter avec la caronade.
:— Je vous le défends bien, par exemple, lui cria Tartarin. Quelle imprudence !... Tenez-le, vous autres... empêchez-le...
Torquebiau et Galoffre lui-même prirent le Révérend chacun par un bras et le forcèrent à se coucher comme tout le monde, au moment où le troisième coup de canon partait du navire, toujours dans la direction du drapeau larasconnais. Visiblement on en voulait aux couleurs nationales.
Tartarin le comprit; il comprit aussi que, le drapeau disparu, les obus cesseraient de pleuvoir; et, de toute la puissance de ses poumons, il mugit :
— Amenez le drapeau, coquin de sort ! Aussitôt, tous de crier comme lui :
— Amenez le drapeau !... Amenez donc le drapeau !... Mais personne ne l'amenait, ni colons, ni miliciens ne.
se souciant de grimper là-haut pour cette dangereuse
besogne.
28 R. VII. 28
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Ce fut encore la fille Alric qui se dévoua.
Elle échela le toit et mit bas le malencontreux pavillon.
Alors seulement le steamer cessa de tirer.
Quelques instants après, deux chaloupes chargées de soldats, dont on voyait de loin étincoler les armes, se détachaient du navire et s'avançaient vers le rivage au rythme des grands avirons des vaisseaux d'État.
A mesure qu'elles approchaient, on pouvait distinguer les couleurs anglaises traînant à l'arrière dans le sillage d'écume.
La distance était grande, et Tartarin eut le temps de' se relever, d'effacer les macules de boue restées à ses vêtements, même de se faire apporter le grand cordon de l'Ordre, qu'il passa à la hâte par-dessus sa jaquette vertserpent.
Il avait suffisamment tenue de gouverneur quand les deux chaloupes atterrirent.
Le premier, un officier anglais, hautain, le chapeau en bataille, sauta sur la plage, et derrière lui se rangèrent les matelots, portant tous écrit sur leur bonnet de marine : « Tomahawk », plus une compagnie de débarquement.
Tartarin, très digne, sa lippe des grands jours, attendait, ayant à sa droite le Père Bataillet et à sa gauche Branquebalme.
Quant à Excourbaniès, au lieu de rester près d'eux, il s'était élancé à la rencontre des Anglais, prêt à. danser devant le vainqueur une bamboula frénétique.
Mais l'officier de Sa Gracieuse Majesté, sans prendre garde à ce fantoche, marcha droit vers Tartarin et demanda en anglais ;
— Quelle nation ?
PORT-TARASCON 43b
Branquebalme, qui comprenait, répondit dans la même langue :
— Tarasconnais.
L'officier ouvrit des yeux ronds comme des assiettes à ce nom de peuple qu'il n'avait jamais vu sur aucune carte marine, et demanda plus insolemment encore :
— Que faites-vous dans cette île? De quel droit l'occupez-vous ?
Branquebalme, interloqué, traduisit la demande à Tartarin, qui commanda :
... — Répondez que l'île est à nous, Cicéron, qu'elle nous a été cédée par le roi Négonko, et que nous avons un traité en bonne forme.
Branquebalme n'eut pas besoin de continuer son rôle d'interprète. L'Anglais se tourna vers le Gouverneur et dit en excellent français :
— Négonko? Connais pas... Il n'y a pas de roi Négonko...
Aussitôt Tartarin donnal'ordre de chercher partout son royal beau-père et de l'amener.
En attendant, il proposa à l'officier anglais de venir jusqu'au Gouvernement, où il lui communiquerait les pièces.
L'officier accepta et suivit, laissant à la garde des chaloupes ses soldats de marine rangés l'arme au pied, la baïonnette au canon. Et quelles baïonnettes ! d'un luisant, d'un tranchant, à donner la chair de poule.
— Du calme ! mes enfants, du calme ! murmurait Tartarin sur son passage.
Recommandation bien inutile, excepté pour le Père Bataillet, qui continuait d'écumer. Mais on avait l'oeil sur lui. . Si vous ne vous tenez pas, mon Révérend, je
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vous attache ! lui disait Excourbaniès, fou de terreur.
Pendant ce temps on cherchait Négonko, on l'appelait de tous les côtés, vainement. Un milicien finit par le découvrir au fond du magasin, ronflant entre deux barriques, ivre d'ail, d'huile de lampe et d'alcool à brûler, dont il avait absorbé presque toute la réserve.
On l'amena dans cet état, empesté et gluant, devant le Gouverneur ; mais il fut impossible d'en tirer un mot.
Alors Tartarin lut le traité à haute voix, montra la croix en signature de Sa Majesté, le sceau du Gouvernement, des grands dignitaires de la colonie.
Ce document authentique prouvait les droits des Tarasconnais sur l'île, ou rien ne les prouverait.
L'officier haussa les épaules :
— Ce sauvage est un simple pickpocket, monsieur... Il vous a vendu ce qui ne lui appartenait pas. L'île est depuis longtemps une possession anglaise.
En face de cette déclaration, à laquelle les canons du Tomahawk et les baïonnettes des soldats de marine donnaient une valeur considérable, Tartarin sentit toute discussion inutile, et se contenta de faire une scène terrible à son indigne beau-père :
— Vieux coquin !... Pourquoi nous as-tu dit que l'île était à toi?... Pourquoi nous l'as-tu vendue?... N'as-tu pas honte de t'être joué d'honnêtes gens ?
Négonko. demeurait muet, abruti, sa courte intelligence de sauvage toute volatilisée en vapeurs d'ail et d'alcool.
— Qu'on l'emporte!... dit Tartarin aux miliciens qui l'avaient amené, et se tournant vers l'officier, resté raide, impassible, pendant cette scène de famille :
— En tout cas, monsieur, ma bonne foi est indiscutable.
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— Les tribunaux anglais en décideront... répondil l'autre du haut de sa morgue. Dès ce moment vous êtes mon prisonnier. Quant aux habitants, il faut que dans les vingt-quatre heures ils aient évacué l'île, sinon nous les passerons par les armes.
— Outre!... Passer par les armes! s'exclama Tartarin, mais d'abord comment voulez-vous qu'ils évacuent? nous n'avons pas de bateau. A moins qu'ils ne se sauvent à la nage...
On finit par faire entendre raison à l'Anglais, qui consentit à prendre les colons à son bord jusqu'à Gibraltar, à condition que toutes les armes seraient rendues, même les fusils de chasse, les revolvers et le winchester à trentedeux coups.
Après quoi, il s'en retourna déjeuner sur sa frégate, laissant un poste en armes pour garder le Gouverneur.
C'était aussi l'heure de se mettre à table au Gouvernement, et, après avoir cherché la princesse sur tous les lataniers et cocotiers de la Résidence, comme on ne la trouvait nulle part, on s'assit, en laissant sa place vide.
Tout le monde était si ému, que le Père Bataillet en oublia le Bénédicité.
Ils mangeaient depuis quelques instants en silence, le nez dans leurs assiettes, quand tout à coup Pascalon se dressa et, levant son verre :
— Messieurs, notre Gou... verneur est pri... pri... sonnier de guerre. Jurons tous de le suivre dans sa cap... cap... cap...
Sans attendre la fin, tous debout, les verres tendus, crièrent d'enthousiasme :
— Parfaitement !
— Feu de Dieu ! si nous le suivrons !...
— Je crois bien !... jusque sur l'échafaud !...
438 PORT-TARASCON
— Ha ! ha ! ha !... Vive Tartarin !... hurlait Excourbaniès.
Une heure après, à l'exception de Pascalon, tous avaient lâché le Gouverneur, tous, même la petite princesse Likiriki, miraculeusement retrouvée sur le toit de la Résidence. C'est là qu'elle s'était réfugiée au premier bruit de la canonnade, sans se rendre compte des risques bien plus grands qu'elle courait là-haut, et tellement folle d'épouvante, que ses dames d'honneur n'avaient pu la décider à descendre qu'en lui montrant de loin une boîte de sardines ouverte, comme on offre une sucrerie à une perruche échappée de sa cage.
— Ma chère enfant, lui dit Tartarin d'un ton solennel quand on l'eut amenée près de lui, je suis prisonnier de guerre. Que préférez-vous? Venir avec moi ou bien rester dans l'île? Je pense que les Anglais vous y laisseront, mais en ce cas vous ne me verrez plus.
Sans hésiter, bien en face, elle répondit dans son gazouillis enfantin et clair : — Moi rester l'île, touzou.
— C'est bien, vous êtes libre, dit Tartarin, résigné ; mais au fond le pauvre homme avait le coeur en morceaux.
Le soir, dans la solitude de la Résidence, abandonné de sa femme, de ses dignitaires, n'ayant plus près de lui que Pascalon, il rêva longtemps à la fenêtre ouverte.
Au loin clignotaient les lumières de la ville; on entendait des voix irritées, les chansons des Anglais campés sur le rivage et le fracas du Petit-Rhône grossi par les pluies.
Tartarin referma sa fenêtre avec un gros soupir et, tout en mettant son foulard de nuit, un vaste foulard à pois qu'il nouait en serre-tête, il dit à son fidèle secrétaire :
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-— Quand les autres m'ont renié, cela ne m'a pas trop surpris ni chagriné; mais cette petite..., vrai! j'aurais cru qu'elle aurait plus d'attachement.
Le bon Pascalon essaya de le consoler. Après tout, cette princesse sauvage était un colis bien étrange à ramener à Tarascon, — car finalement on y rentrerait toujours à ce Tarascon, — et quand Tartarin reprendrait son existence d'autrefois, là-bas, sa femme papoua aurait pu le gêner, l'afficher...
— Rappelez-vous, mon bon maître, lorsque vous revîntes d'Algérie, votre cha... chameau, comme vous le trouviez encombrant...
Tout de suite Pascalon s'interrompit et devint très rouge. Quelle idée d'aller parler de chameau à propos d'une princesse de sang royal! Et pour réparer ce que cette comparaison avait d'irrévérencieux il fit remarquer à Tartarin, l'analogie de sa situation avec celle de Napoléon prisonnier des Anglais et abandonné par MarieLouise.
— En effet, dit Tartarin très fier de ce rapprochement ; et l'identité de leurs destinées, à lui et au grand Napoléon, lui fit passer une excellente nuit.
Le lendemain, Port-Tarascon était évacué à la grande joie des colons. Leur argent perdu, les hectares illusoires, le grand coup de banque du « sale Belge » dont ils avaient été victimes, tout cela ne leur semblait rien auprès du soulagement qu'ils éprouvaient à sortir enfin de ce marécage.
On les embarqua les premiers, pour éviter tout conflit avec l'État de choses, qu'ils rendaient maintenantresponsable de leur mauvais sort.
Comme on les conduisait aux chaloupes, Tartarin se montra à sa fenêtre, mais dut s'en retirer bien vite sous
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les huées qui l'accueillirent et devant les poings menaçants tendus vers lui.
Bien sûr que par un jour de soleil les Tarasconnais se seraient montrés plus indulgents, mais l'embarquement se faisait sous une pluie torrentielle, les malheureux pataugeaient dans la fange, emportaient aux semelles des kilos de cette terre maudite, et les parapluies garantissaient à peine le petit bagage que chacun tenait en main.
Quand tous les colons eurent quitté l'île, ce fut le tour de Tartarin.
Depuis le matin, Pascalon s'agitait, préparant tout, réunissant en liasses les archives de la colonie.
A la dernière heure, il lui vint une idée de génie. Il demanda à Tartarin s'il devait mettre pour se rendre à bord son manteau de première classe.
— Mets-le toujours, ça les impressionnera ! répondit le Gouverneur.
Et lui-même passa le grand cordon de l'Ordre. En bas on entendait sonner les crosses de fusil de l'escorte, la voix dure de l'officier appelant :
— Monsieur Tartarin! Allons, monsieur le Gouverneur !
Avant de descendre, Tartarin jeta un dernier regard autour de lui, sur cette maison où il avait aimé, où il avait souffert, subi toutes les affres du pouvoir et de la passion.
Voyant à ce moment le chef du secrétariat dissimuler un cahier sous son manteau, il s'informa, voulut voir, et Pascalon dut faire à son bon maître l'aveu du Mémorial.
— Eh bien, continue, mon enfant, dit doucement Tartarin en lui pinçant l'oreille, comme faisait Napoléon à ses grenadiers, tu seras mon petit Las Cases.
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La similitude de sa destinée avec celle de Napoléon le préoccupait depuis la veille. Oui, c'était bien cela... Les Anglais, Marie-Louise, Las Cases... Une vraie analogie de circonstances et de type... Et tous deux du Midi, coquin de sort !
LIVRE TROISIÈME
I
DE LA RÉCEPTION QUE LES ANGLAIS FIRENT A TARTARIN
A BORD DU « TOMAHAWK »
DERNIERS ADIEUX A L'ILE DE PORT-TARASCON
CONVERSATION DU GOUVERNEUR SUR LE TILLAC
AVEC SON PETIT LAS CASES
COSTECALDE EST RETROUVÉ. — LA DAME DU COMMODOKE
TARTARIN TIRE SA PREMIÈRE BALEINE
La dignité d'attitude de Tartarin, lorsqu'il monta sur le pont du Tomahawk, impressionna fort les Anglais, saisis surtout par le grand cordon de l'Ordre, rose avec la Tarasque brodée, dont le Gouverneur s'écharpait comme d'un symbole maçonnique, el aussi parole manteau rouge et noir de grand de première classe qui enveloppait Pascalon de la tête aux pieds.
Les Anglais ont en effet, par-dessus tout, le respect de la hiérarchie, du fonctionnarisme et du maboulisme (de maboul, en langue arabe : l'innocent, le bon toqué).
A la coupée du navire, Tartarin fut reçu par l'officier de service et conduit dans une cabine des premières avec les plus grands égards. Pascalon le suivit, bien récompensé de son dévouement, car on lui donna la chambre à côté du Gouverneur, au lieu de le fourrer dans
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l'entrepont comme les autres Tarasconnais, entassés là en misérable troupeau d'émigrants, et pêle-mêle avec eux tout l'ancien état-major de l'île, ainsi puni de sa faiblesse et de sa lâcheté.
Entre la cabine de Tartarin et celle de son fidèle secrétaire se trompait un petit salon garni de divans, de panoplies, de plantes exotiques, et une salle à manger où deux blocs de glace, dans des vases d'encoignure, entretenaient une perpétuelle fraîcheur.
Un maître d'hôtel, deux ou trois domestiques, étaient attachés à la personne de Son Excellence, qui acceptait ces honneurs du plus beau sang-froid, et à chaque nouvelle prévenance répondait « Parfaitetmai » d'un ton de souverain habitué à tous les respects et à toutes les sollicitudes.
Au moment où on leva l'ancre, Tartarin monta sur le pont, malgré la pluie, pour dire un dernier adieu à son île.
Elle lui apparut confusément, dans le brouillard, assez distincte cependant à travers ce voile gris pour qu'on pût entrevoir le roi Négonko et ses bandits en train de piller la ville, la Résidence, et de danser sur- le rivage une farandole effrénée.
Tous les catéchumènes du Père Bataillet, sitôt le missionnaire et les gendarmes partis, retournaient à leur bon instinct de nature.
Pascalon crut même reconnaître, au milieu des danses, la gracieuse silhouette de Likiriki, mais il n'en dit rien, de peur d'affliger son bon maître, qui semblait du reste fort indifférent à tout cela.
Très calme, les mains au dos, dans une historique et
marmoréenne attitude, le héros tarasconnais regardait
devant lui sans voir, de plus en plus préoccupé des
PORT-TARASCON 445
analogies de sa destinée avec celle de Napoléon, s'étonnant de découvrir entre le grand homme et lui mille points de ressemblance, même des faiblesses communes dont il convenait très simplement.
— Ainsi, tenez, disait-il à son petit Las Cases, Napoléon avait des colères terribles; moi de même, surtout dans mon jeune temps... Par exemple, cette fois, au café de la Comédie, où, discutant avec Costecalde, j'envoyai d'un coup de poing sa tasse et la mienne en mille miettes...
— Bonaparte à Léoben!... remarqua timidement Pascalon.
— Tout juste, mon enfant, fit Tartarin avec un bon sourire.
Mais, en y songeant, c'est par l'imagination, leur fougueuse imagination méridionale, que l'Empereur et lui s'étaient le plus ressemblés. Napoléon l'avait grandiose, débordante, à preuve sa campagne d'Egypte, ses courses dans le désert sur un chameau, — encore une similitude frappante, ce chameau, — sa campagne de Russie, son rêve de la conquête des Indes.
Et lui, Tartarin, son existence tout entière n'était-elle pas un rêve fabuleux!... les lions, les nihilistes, la Jungfrau, le gouvernement de cette île à cinq mille lieues de la France! Certes, il ne contestait pas la supériorité de l'Empereur, à certains points de vue; mais lui, du moins, n'avait pas fait verser le sang, des fleuves de sang! ni terrifié le monde comme l'otre...
Cependant l'île disparaissait au loin, et Tartarin, appuyé contre le bastingage, continuait à parler à haute voix pour la galerie, pour les matelots qui enlevaient les escarbilles tombées sur le pont, pour les officiers de quart qui s'étaient rapprochés.
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A la longue, il devenait ennuyeux. Pascalon lui demanda la permission d'aller à l'avant se mêler aux Tarasconnais , dont on apercevait de loin quelques groupes consternés sous la pluie, afin, disait-il, de savoir un peu ce qu'ils pensaient du Gouverneur, surtout dans l'espérance de glisser à sa chère Clorinde quelques mots d'encouragement et de consolation.
Une heure plus tard, en revenant, il trouva Tartarin installé sur le divan du petit salon, à l'aise, en caleçon de flanelle et foulard de tête, comme chez lui à Tarascon, dans sa petite maison du Cours, en train de fumer pipette devant un délicieux sherry-gobbler.
D'une humeur adorable, le maître demanda :
— Hé bien, qu'est-ce qu'ils vous ont dit de moi, ces braves gens ?
Pascalon ne cacha pas qu'ils lui avaient paru tous « très montés » !
Empilés dans l'entrepont de l'avant comme des bestiaux, mal nourris, durement traités, ils rendaient le Gouverneur responsable de toutes leurs déconvenues.
Mais Tartarin haussa les épaules; il connaissait son peuple, Arous pensez bien ! Tout cela sécherait au premier malin de soleil.
— Sûr qu'ils ne sont pas méchants, répondit Pascalon, mais c'est ce mauvais gueux de Costecalde qui les excite.
—Costecalde, comment ça?... Que parlez-vus de Costecalde ?
Tartarin s'était troublé en entendant ce nom funeste.
Pascalon lui expliqua comment leur ennemi, rencontré et recueilli en mer par le Tomahawk dans un canot où il mourait de faim et de soif, avait traîtreusement signalé la présence d'une colonie provençale sur territoire an-
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glais, et guidé le navire jusque dans la rade de Port-Tarascon. Les yeux du Gouverneur étincelcrent :
— Ah ! le gueux !... ah ! le forban !...
Il se calma au récit que lui fit Pascalon des sinistres aventures de l'ancien fonctionnaire et de ses acolytes.
Truphénus noyé !... Les trois autres miliciens, en descendant à terre pour faire de l'eau, pris par les anthropophages!... Barban trouvé mort d'inanition au fond de la barque !.... Quant à Rugimabaud, un requin l'avait mangé.
— Ah vaï! un requin!... Dites plutôt cet infâme Costecalde.
— Mais le plus extraordinaire de tout, monsieur le Gou... Gouverneur, c'est que Costecalde prétend avoir rencontré en pleine mer, un jour de tempête, sous les éclairs, devinez qui?...
— Que diable veux-tu que je devine?
— La Tarasque... la mère-grand !
— Quelle imposture!...
Après tout, qui sait?... Le Tulu-panpan pouvait avoir fait naufrage; ou peut-être qu'un coup de mer avait enlevé la Tarasque amarrée sur le pont...
A ce moment le steward vint présenter le menu à M. le Gouverneur, qui s'attablait quelques instants après, avec son secrétaire, en face d'un excellent dîner au Champagne, où figuraient de superbes tranches de saumon, un roastbeef rosé, cuit à miracle, et pour dessert le plus savoureux pudding. Tartarin le trouva si bon qu'il en fit porter une bonne part au Père Bataillet et à Branquebalme; quant à Pascalon, il confectionna quelques sandwichs de saumon qu'il mit de côté. Est-il besoin de dire pour qui, pécaïre!
Dès le deuxième jour de navigation, lorsque l'île ne
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fut plus en vue, comme si elle eût été au milieu de ces archipels un réservoir isolé de brouillards et de pluie, le beau temps apparut.
Chaque matin, après le déjeuner, Tartarin montait sur le pont et s'installait à une place, toujours la même, pour causer avec Pascalon.
Ainsi Napoléon, à bord du Northumberland,. avait son poste favori, ce canou auquel il s'appuyait et qu'on, appelait le canon de l'Empereur.
Le grand Tarasconnais pensait-il à cela? Cette coïncidence était-elle voulue? Peut-être; mais elle ne doit le diminuer en rien à nos yeux. Est-ce que Napoléon, en se livrant à l'Angleterre, ne songeait pas à Thémistocle, et sans même le dissimuler? «Je viens comme Thémistocle... » Et qui sait si Thémistocle lui-même, venant s'asseoir au foyer des Perses?... L'humanité est si vieille, si encombrée, si piétinée! On y marche toujours dans les traces de quelqu'un...
Du reste, les détails que Tartarin donnait à son petit Las Cases ne rappelaient en rien l'existence de Napoléon et lui étaient bien personnels à lui, Tartarin de Tarascon.
C'était son enfance sur le Tour-de-Ville, ses précoces aventures en revenant du Cercle, la nuit; tout petit, déjà le goût.des armes, des chasses aux grands fauves; et toujours ce bon sens latin qui ne l'abandonnait pas dans les plus folles escapades, cette voix intérieure qui lui disait : « Rentre de bonne heure... ne t'enrhume pas. »
C'était encore, au lointain de sa mémoire, dans une excursion au pont du Gard, une vieille, vieille gitane, lui disant, après avoir regardé les lignes de sa main : « Un jour, tu seras roi. » Vous pensez si cet horoscope fit rire tout le monde ! Il devait se réaliser pourtant.
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Ici le grand homme s'interrompit :
— Je vous jette ces choses, voyez, un peu à la bousculade, comme elles me viennent, mais pour le Mémorial je crois que cela pourra vous être utile.
— Certes ! fit Pascalon, qui buvait les paroles de son héros, tandis qu'une demi-douzaine de jeunes midships, groupés autour de Tartarin, écoutaient ses récits, bouche bée.
Mais la plus attentive était la femme du commodore, une toute jeune, dolente et délicate créole, étendue non loin de là sur une chaise longue en bambou, avec des poses abandonnées, la pâleur chaude d'un magnolia, de grands yeux noirs, doux, profonds, pensifs... Celle-là, oui, s'en abreuvait des histoires de Tartarin.
Tout fier de voir son maître si passionnément écouté, Pascalon le voulait plus glorieux encore, lui faisait raconter ses chasses au lion, son ascension de la Jungfrau, la défense de Pampérigouste. Et le héros, bon enfant comme toujours, prêtant la main à cet innocent compérage, se livrait tout entier, se laissait feuilleter comme un livre, mais un livre à images, illustré par son expressive mimique tarasconnaise et les pan! pan! de ses aventures de chasse.
La créole, frileusement pelotonnée sur sa chaise longue, tressaillait à chaque éclat de voix, et ses émotions se marquaient d'une touche fine, d'une vaporeuse montée de rose sur son teint délicat d'aquarelle.
Quand le mari, le commodore, sorte de Hudson Lowe à museau de fouine méchante, venait la chercher pour la faire rentrer, elle suppliait : « Non, non... pas encore », coulant un regard vers le grand homme de Tarascon, qui n'était pas sans l'avoir remarquée non plus et, pour elle, haussait la voix avec quelque
R. VII. 29
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chose de plus noble dans l'attitude et dans l'accent.
Quelquefois, en regagnant leur cabine après une de
ces séances, il interrogeait Pascalon d'un air négligent :
— Que vous a dit la dame du commodore? Il me semble qu'il était question de moi, hé ?...
— Effectivement, maî... aître. Cette personne me disait qu'elle avait déjà beaucoup entendu parler de vous.
— Cela ne m'étonne pas, fit Tartarin simplement, je suis très populaire en Angleterre.
Encore une analogie avec Napoléon.
Un matin, monté sur le pont de bonne heure, il fut très étonné de ne pas y trouver sa créole comme d'habitude. Sans doute le mauvais temps qu'il faisait ce jour-là, la température un peu vive, les embruns éclaboussant la dunette, ne lui avaient pas permis de sortir, si délicate de santé, si nerveusement impressionnable !
Le pont lui-même et l'équipage semblaient gagnés par l'agitation de la mer.
Une baleine venait d'être signalée, fait assez rare dans ces parages. Elle n'avait pas d'évents, ne lançait pas de jets d'eau ; à quoi des .matelots prétendaient reconnaître une femelle, d'autres une baleine d'espèce particulière. On n'était pas d'accord.
Comme elle restait sur la route du navire, sans s'éloigner, un délégué du carré des élèves alla demander au commandant la permission de la pêcher. Il refusa, mauvais chien comme toujours, sous prétexte qu'on n'avait pas de temps à perdre, et donna seulement l'autorisation de tirer à la bête quelques coups de fusil.
Elle se trouvait à deux cent cinquante ou trois cents mètres environ, et tantôt se montrait, tantôt disparais-
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sait, suivant le mouvement de la mer, moutonnante et très lourde, ce qui rendait le tir difficile.
Après quelques coups de feu, dont les gabiers dans les enfléchures annonçaient les résultats, elle n'avait pas encore été touchée, car elle continuait à jouer, à cabrioler au ras de l'eau, et tout le monde regardait, même les Tarasconnais, qui grelottaient là-bas à l'avant, arrosés, trempés, bien plus exposés aux éclaboussures des coups de mer que les gentlemen de l'arrière.
Mêlé aux jeunes officiers, qui essayaient leur adresse, Tartarin jugeait les coups :
— Trop loin !... trop court!...
— Si vous tiriez, maî... aître? bêla Pascalon. Aussitôt, d'un geste vif de jeunesse, un midship se
tourna vers Tartarin :
— Voulez-vous, monsieur le Gouverneur ?
Il offrait sa carabine ; et ce fut quelque chose, la façon dont Tartarin prit l'arme, la soupesa, l'épaula, tandis que Pascalon demandait, fier et timide :
— Combien comptez-vous pour la baleine?
— Je n'ai pas souvent tiré ce gibier-là, répondit le héros, mais il me semble qu'on peut compter dix.
Il visa, compta dix, tira et rendit la carabine à l'officier.
— Je crois qu'elle en a, dit le midshipman.
— Hurrah !... criaient les matelots.
— Je le savais, dit Tartarin, modeste.
Mais à ce moment des hurlements épouvantables remplirent l'air, une bousculade enragée qui fit accourir le commandant, croyant à quelque assaut de son bord par une bande de pirates. Les Tarasconnais de l'avant bondissaient, gesticulaient, vociférant tous ensemble dans le bruit du vent et des vagues.
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— La Tarasque... Il a tiré sur la Tarasque... Il a tiré sur la mère-grand...
— Outre! que disent-ils donc? fit Tartarin, qui pâlissait.
A dix mètres maintenant du navire, la Tarasque de Tarascon, la monstrueuse idole, dressait au-dessus des flots verts son dos squameux, sa tête chimérique au rire féroce et vermillonné, aux yeux sanglants.
Faite de bois très dur, solidement charpentée, elle tenait la lame depuis le jour où, comme on le sut plus tard, un coup de mer l'avait arrachée du pont de Scrapouchinat. Elle roulait au gré de tous les courants marins, luisante, algueuse, coquillageuse, mais sans avarie, échappée aux typhons les plus épouvantables, intacte, indestructible ; et sa première, son unique blessure, était celle que Tartarin de Tarascon venait de lui faire...
Lui ! à elle !
La cicatrice toute fraîche apparaissait au milieu du front de la pauvre mère-grand !
Un officier anglais s'exclama :
— Regardez donc, lieutenant Shipp, quel drôle d'animal est-ce que cela ?
— C'est la Tarasque, jeune homme, dit Tartarin solennel. C'est l'aïeule, la grand'mère vénérable de tout bon Tarasconnais.
L'officier resta stupéfait, et il y avait de quoi, en apprenant que ce monstre bizarre était la grand'mère de l'étrange peuplade noiraude et moustachue, recueillie sur une île sauvage à cinq mille lieues en mer.
Tartarin s'était découvert respectueusement en parlant ainsi, mais déjà la mère-grand était loin, emportée par les courants du Pacifique, où elle doit errer encore,
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insubmersible épave que les récits des voyageurs, sous le nom de poulpe géant, de serpent de mer, signalent tantôt ici, tantôt là, à la grande terreur des équipages baleiniers.
Aussi longtemps qu'on put la voir, le héros la suivit des yeux, sans mot dire ; quand elle ne fut plus qu'un petit point noir à l'horizon blanchissant des flots, alors seulement il murmura d'une voix faible :
— Pascalon, je vous le dis, voilà un coup de fusil qui me portera malheur !
Et tout le reste du jour il demeura soucieux, plein de remords et de terreur sacrée.
II
UN DINER CHEZ LE COMMODO-RE
TARTARIN ESQUISSE UN PAS DE FARANDOLE
DÉFINITION DU TARASCONNAIS PAR LE LIEUTENANT SHIPP
EN VUE DE GIBRALTAR
LA VENGEANCE DE LA TARASQUE
On naviguait depuis une semaine, on approchait des côtes parfumées de l'Inde, sous le même ciel laiteux, sur la même mer huileuse et douce qu'au premier voyage, et Tartarin, par une belle après-midi de chaleur et de clarté, faisait la sieste en caleçon dans sa chambre, sa bonne grosse tête serrée dans son foulard à pois, dont les bouts, trop longs, se dressaient comme de paisibles oreilles de ruminant.
Tout à coup Pascalon se précipita dans la cabine.
— Hein!... Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce qu'il y a? demanda brusquement le grand homme en arrachant son serre-tête, car il n'aimait pas qu'on le vît ainsi.
Pascalon répondit, suffoquant, les yeux ronds, bègue plus que jamais :
— Je crois qu'elle en tient.
— Qui?... La Tarasque?... Hé, coquin de sort! je ne le sais que trop.
— Non, dit Pascalon, plus bas qu'un souffle, la dame du commodore.
PORT-TARASCON 455
— Pécaïre! pauvre petite! encore une!... Mais qui vous fait croire cela ?
Pour toute réponse, Pascalon tendit un carton imprimé, par lequel lord commodore et lady William Plantagenet priaient Son Excellence le Gouverneur Tartarin et M. Pascalon, directeur du secrétariat, à dîner pour le soir même.
— Oh ! les femmes !... les femmes !... s'écria Tartarin, car évidemment cette invitation à dîner venait de la femme du commandant; l'idée ne pouvait être du mari, il n'avait pas une tête à invitations.
Puis, s'interrogeant avec gravité :
— Dois-je accepter, pas moins?... Ma situation de prisonnier de guerre...
Pascalon, qui savait ses auteurs, rappela qu'à bord du Northumberland Napoléon mangeait à la table de l'amiral.
— Voilà qui me décide, fit aussitôt le Gouverneur.
— Seulement, ajouta Pascalon, l'Empereur se retirait avec les dames dès qu'on apportait les vins.
— Parfaitement, ceci me décide encore plus. Répondez, à la troisième personne, que nous acceptons.
— L'habit, n'est-ce pas, maître?
— Certes.
Pascalon aurait voulu aussi endosser son manteau de première classe, mais le maître ne fut pas de cet avis; lui-même ne passerait pas le cordon de l'Ordre.
— Ce n'est pas le Gouverneur qu'on invite, dit-il à son secrétaire, c'est Tartarin. Il y a une nuance.
Ce diable d'homme comprenait tout.
Le dîner fut vraiment princier, servi dans une vaste salle à manger, toute reluisante, richement meublée en thuya et en érable, et pour cloisons, pour plancher, de
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ces jolies boiseries anglaises, si fines, si minutieuses, dont les minces lamelles semblent s'emboîter comme des joujoux.
Tartarin était assis à la place d'honneur, à la droite de lady William. Peu de monde invité, seulement le lieutenant Shipp et le docteur du bord, qui comprenaient, le français. Un domestique en livrée nankin, raide, solennel, se tenait debout derrière chaque convive. Rien de riche comme le service des vins, la massive argenterie aux armes des Plantagenet, et au milieu de la table, un magnifique surtout garni des orchidées les plus rares.
Pascalon, très intimidé au milieu de tout ce luxe, bégayait d'autant plus qu'il se trouvait toujours la bouche pleine au moment où on lui adressait la parole. Il admirait l'aisance tranquille de Tartarin en face de ce commodore aux babines de chat-tigre, aux yeux verts striés de sang sous des cils d'albinos. Mais le Tartarin, bon traqueur de fauves, se moquait un peu des chats-tigres, et faisait sa cour à lady Plantagenet avec autant d'empressement et de grâce que si le commodore eût été à cent lieues de là. Milady, de son côté, ne cachait pas sa sympathie pour le héros et le regardait avec des yeux tendres, des yeux extraordinaires.
— Les malheureux ! le mari va tout voir, se disait à chaque instant Pascalon.
Eh bien, non, le mari ne voyait rien, et semblait lui aussi prendre un plaisir extrême; aux récits du grand Tarasconnais.
Sur un désir de lady William, Tartarin conta l'histoire de la Tarasque, sainte Marthe et son ruban bleu ; il parla de son peuple, dit la race tarasconnaise, ses traditions, son exode; puis il exposa son gouvernement, ses. projets, ses réformes, le nouveau code qu'il prépa-
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rait. Un code, par exemple, c'était bien la première fois qu'il lui arrivait d'en parler, même à Pascalon ; mais sait-on jamais tout ce que roulent ces vastes cervelles de conducteurs de peuples !
Il fut profond, il fut gai, il chanta des airs du pays, Jean de Tarascon pris par les corsaires, ses amours avec la fille du sultan.
Penché vers lady William, de quel vibrant et brûlant « à mi-voix » il lui fredonnait le couplet :
On dit qu'en étant général d'armée, — la télé enramée — avec du laurier, — la fille du roi, jolie et luisante, — de lui amoureuse, -— un jour lui disait...
La languissante créole, si pâle d'ordinaire, en devenait toute rose.
Puis, la chanson finie, elle voulut savoir ce que c'était que la farandole, cette danse dont les Tarasconnais parlent toujours.
— Oh ! mon Dieu, c'est bien simple, vous allez voir... fit le bon Tartarin.
Et, voulant ménager reflet pour lui tout seul, il dit à son secrétaire :
— Restez, vous, Pascalon.
Il s'était levé, il esquissa un pas en le rythmant sur un air de farandole, Ra-pa-ta-plan, pa-la-tin, pa-la-tan... Malheureusement le navire tanguait : il tomba, se releva, toujours de bonne humeur, et fut le premier à rire de sa mésaventure.
Malgré le cant et la discipline, toute la table s'esclaffait, trouvait le Gouverneur délicieux. Tout à coup les vins apparurent. Aussitôt lady William quitta la salle, cl Tartarin, jetant brusquement sa serviette, se retira à son tour sans saluer, sans s'excuser, conformément à la légende napoléonienne.
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Les Anglais se regardèrent avec stupeur, échangeant quelques mots à voix basse.
— Son Excellence ne boit jamais de vin... dit Pascalon, qui crut devoir expliquer la sortie de son bon maître et prendre la parole à sa place. Il tarasconnait fort agréablement lui aussi et, tout en tenant tête aux Anglais pour boire le claret, il les égayait, les frictionnait de sa verve joyeuse et de sa chaude pantomime.
Puis, lorsqu'on se leva de table, se doutant bien que Tartarin était monté sur le pont rejoindre lady Plantagenet, il s'offrit insidieusement pour faire la partie du commodore, grand amateur d'échecs.
Les autres convives du dîner causaient et fumaient autour d'eux : et à un moment, le lieutenant Shipp ayant chuchoté au docteur une drôlerie qui le fit beaucoup rire, le commodore leva la tête :
— Qu'est-ce qu'il a dit, ce Shipp ?
Le lieutenant répéta sa phrase, et l'on rit encore plus fort sans que Pascalon pût comprendre de quoi il s'agissait.
Là-haut, pendant ce temps, appuyé au fauteuil de lady William, dans le parfum de la brise mourante et l'éblouissant reflet sur la mer, sur le pont du navire, d'un soleil couchant qui suspendait à tous les cordages des gouttelettes de groseille, Tartarin racontait ses amours avec la princesse Likirikï, et leur séparation déchirante. Il savait que les femmes aiment à consoler, et que porter ses chagrins de coeur en écharpe est la meilleure façon de réussir auprès d'elles.
Oh ! la scène des adieux entre la petite et lui, chuchotée de tout près par Tartarin dans le mystère du crépuscule! Qui n'a pas entendu cela n'a rien entendu.
Je ne vous affirmerai pas que le récit fût absolument
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exact, que la scène ne fût pas un rien arrangée ; mais, en tout cas, c'était comme il aurait voulu que cela fût, une Likiriki passionnée et brûlante, la pauvre princesse prise entre ses sentiments de famille et son amour conjugal, s'accrochant au héros de ses petites mains désespérées : « Emmène-moi ! emmène-moi ! »
Lui, le coeur broyé, la repoussant, s'arrachant à ses étreintes : « Non, mon enfant, il le faut. Reste avec ton vieux père, il n'a plus que toi.... »
En racontant ces choses, il versait de vraies larmes et il lui semblait que les beaux yeux créoles levés vers lui se mouillaient à son récit, pendant que le soleil, lentement descendu dans la mer, laissait l'horizon noyé dans une buée violette.
Soudain des ombres s'approchèrent, et la voix du commodore, coupante, glaciale, rompit le charme :
— Il est tard, il fait trop frais pour vous, ma chère, il faut rentrer.
Elle se leva, s'inclina légèrement :
— Bonne nuit, monsieur Tartarin !
Et il resta tout ému de la douceur qu'elle avait mise dans cette parole.
Pendant quelques instants encore il se promena sur le pont, entendant toujours ce « Bonne nuit, monsieur Tartarin ! » Mais le commodore avait raison, le soir fraîchissait rapidement, il prit le parti d'aller se coucher.
En passant devant le petit salon, il aperçut par la porte entr'ouverte Pascalon, assis à une table, la tête dans ses mains, très occupé à feuilleter un dictionnaire.
— Que faites-vous là, enfant ?
Le fidèle secrétaire lui apprit le scandale causé par son brusque départ, les chuchotements indignés autour delà table et surtout une certaine phrase mystérieuse du lieu-
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tenant Shipp, que le commodore avait fait répéter et dont ils s'étaient tous tant égayés.
— Quoique j'entende passablement l'anglais, je n'ai pas bien saisi ce que cela voulait dire, mais j'ai retenu les mots et je suis en train de reconstituer la phrase.
Pendant ces explications Tartarin s'était couché, bien étendu dans son lit, bien à l'aise, la tête enveloppée de son foulard, un grand verre d'eau de fleur d'oranger, et il demanda, en allumant la pipe qu'il fumait tous les soirs avant de s'endormir :
—Êtes-vous venu à bout de votre traduction ?
— Oui, mon bon maître, la voici : En somme, le type tarasconnais, c'est le Français grossi, exagéré, comme vu dans une boule de jardin.
— Et vous dites qu'ils ont tant ri là-dessus?
— Tous, le lieutenant, le docteur, le commodore luimême, ils ne s'arrêtaient pas de rire.
Tartarin haussa les épaules avec une moue de pitié.
— Il se connaît que ces Anglais n'ont pas souvent occasion de rire, pour s'amuser de bêtises pareilles ! Allons, bonsoir, mon enfant, va te coucher.
Et bientôt tous deux furent partis dans les rêves où l'un retrouvait sa Clorinde, l'autre la dame du commodore, car Likiriki était déjà bien loin.
Les jours suivaient les jours, se groupaient en semaines, et le. voyage continuait, une traversée charmante, délicieuse, où Tartarin, qui aimait tant à inspirer la sympathie, l'admiration,.les sentait autour de lui sous les formes les plus variées.
C'est lui qui aurait pu dire comme Victor Jacquemont 1 dans sa correspondance : « Que ma fortune est bizarre
1 Célèbre voyageur français.
PORT-TARASCON 461
avec les Anglais ! Ces hommes, qui paraissent si impassibles et qui entre eux demeurent toujours si froids, mon abandon les détend aussitôt. Ils deviennent caressants malgré eux et pour la première fois de leur vie. Je fais des bonnes gens, je fais des Français de tous les Anglais avec lesquels je reste vingt-quatre heures. »
Tout le monde, à bord, l'arrière comme l'avant du Tomahawk, officiers et matelots l'adoraient ; il n'était plus question de prisonnier de guerre, de procès devant les tribunaux anglais ; on devait les relâcher dès qu'on arriverait à Gibraltar.
Quant au farouche commodore, enchanté d'avoir trouvé un partenaire de la force de Pascalon, il le tenait le soir pendant des heures, devant l'échiquier, ce qui désespérait l'infortuné soupirant de Clorinde et l'empêchait d'aller lui porter, à l'avant, des friandises de son dîner. Caries pauvres Tarasconnais, eux, continuaient à mener leur triste vie d'émigrants, toujours parqués dans leur chiourme, et c'était la tristesse, le remords de Tartarin, lorsqu'il pérorait sur la dunette ou faisait sa cour, à l'heure mélancolique du couchant, de voir au loin, en contre-bas, ses compatriotes entassés comme un vil bétail, sous la garde d'une sentinelle, détournant leurs regards de lui avec horreur, surtout depuis le jour où il avait tiré sur la Tarasque.
Ils ne lui pardonnaient pas ce crime, et lui non plus ne l'oubliait pas, ce coup de fusil qui devait lui porter malheur.
On avait passé le détroit de Malacca, la mer Rouge, doublé la pointe de Sicile ; on approchait de Gibraltar.
Un matin, la terre étant signalée, Tartarin et Pascalon préparaient leurs malles, aidés par un des domestiques,
462 PORT-TARASCON
quand tout à coup ils eurent la sensation de balancement que produit un navire à l'arrêt. Le Tomahawk stoppait ; en même temps, on entendait s'approcher un bruit de rames.
— Regardez donc, Pascalon, dit Tartarin, c'est peutêtre le pilote...
Un canot accostait en effet, mais ce n'était pas le pilote ; il portait le pavillon français, des matelots français le montaient ; et parmi eux deux hommes habillés de noir, en chapeaux hauts de forme. L'âme de Tartarin vibra.
—Ah ! le drapeau français !... Laisse que je le regarde, mon enfant.
Il s'élança vers le hublot, mais à ce moment la porte de la cabine s'ouvrit, laissant passer un grand flot de lumière ; et deux agents de police en bourgeois, aux façons communes et brutales, munis de mandats d'arrêt, de permis d'extradition, tout le tremblement ! posèrent leurs pattes sur le malheureux État de choses et sur son secrétaire.
Le Gouverneur recula, blême et digne :
— Prenez garde à ce que vous faites, je suis Tartarin de Tarascon.
— C'est vous que nous cherchons, justement.
Et les voilà tous deux emballés, sans un mot d'explication ni de réponse à leurs questions multiples, sans savoir ce qu'ils avaient fait, pourquoi on les arrêtait, où on les conduisait. Rien que la honte de passer chargés de fers, car on leur avait mis les menottes, devant les matelots et les midships, sous les rires et les huées de leurs compatriotes, qui, penchés au-dessus du bordage, applaudissaient, criaient à toute gorge : « C'est bien fait!... zou!... zou !... «pendant qu'on descendait les captifs dans le canot.
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En ce moment Tartarin eût voulu s'engloutir au fond de la mer.
De prisonnier de guerre comme Napoléon et Thémistocle, passer à l'état de vulgaire filou !
Et la dame du commodore qui regardait !
Décidément, il avait raison, la Tarasque se vengeait, elle se vengeait cruellement.
III
SUITE DU MÉMORIAL DE PASCALON
5 juillet. Prison de Tarascon-sur-Rhône. — Je reviens de l'instruction. Je sais enfin de quoi l'on nous accuse, le Gouverneur et moi, et pourquoi, brusquement saisis sur le Tomahawk, harponnés en plein bonheur, en plein rêve, comme deux langoustes tirées du fond de l'eau claire, nous fûmes transbordés sur un navire français, ramenés à Marseille, les menottes aux poings, dirigés sur Tarascon et mis au secret dans la prison de la ville.
Nous sommes prévenus d'escroquerie, d'homicide par imprudence et d'infraction aux lois sur l'émigration. Ah! pour sûr que j'ai dû l'enfreindre la loi sur l'émigration, car c'est la première fois que j'entends son nom, seulement son nom, à cette coquine de loi.
Après deux jours d'incarcération, avec défense absolue de parler à quiconque — c'est ça qui est terrible pour des Tarasconnais ! — nous fûmes conduits au palais par-devant le juge d'instruction, M. Bonaric.
Ce magistrat a commencé sa carrière à Tarascon, il y a une dizaine d'années, et me connaissait parfaitement, étant venu plus de cent fois à la pharmacie, où je lui préparais une pommade pour un eczéma chronique qu'il a dessus la joue.
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Pas moins qu'il m'a demandé mes nom, prénoms, âge, profession, comme si nous ne nous étions jamais vus. J'ai dû dire tout ce que je savais de l'affaire de PortTarascon et parler deux heures durant, sans m'arrêter. Son greffier ne pouvait pas me suivre, tant j'allais. Puis, ni bonjour ni bonsoir : « Prévenu, vous pouvez vous retirer. »
Dans le corridor du palais de justice, trouvé mon pauvre Gouverneur que je n'avais pas revu depuis le jour de notre incarcération. Il m'a paru bien changé.
Au passage, il me serra la main et me fit de sa bonne voix :
— Courage ! enfant. La vérité est comme l'huile, elle remonte toujours dessus.
Il n'a pas pu m'en dire plus, les gendarmes l'entraînaient brutalement.
Des gendarmes, pour lui !... Tartarin dans les fers, à Tarascon !... Et cette colère, cette haine de tout un peuple!...
Je les aurai toujours dans l'oreille ces cris de fureur de la populace, ce souffle chaud de rafataille, quand la voiture cellulaire nous a ramenés à la prison, cadenassés chacun dans notre compartiment.
Je ne pouvais rien voir, mais j'entendais autour de nous une grande rumeur de foule. A un moment, la voiture s'est arrêtée sur la place du Marché; j'ai reconnu cela à l'odeur qui me venait par les fentes, dans les petites raies de lumière blonde, et c'était comme l'haleine même de la ville, cette odeur de pommes d'amour, d'aubergines, de melons de Cavaillon, et de poivrons rouges et de gros oignons doux. De sentir toutes ces bonnes choses dont je suis privé depuis si longtemps, cela m'agourmandait.
R. VII. 30
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Il y avait tant de monde que nos chevaux ne pouvaient plus avancer. Un Tarascon plein, bondé, à croire que jamais personne n'a été tué, ni noyé, ni dévoré par les anthropophages. Ne m'a-t-il pas semblé reconnaître la voix de Cambalalette, le cadastreur ! C'est une illusion certainement, puisque Bézuquet lui-même en a mangé, de notre regretté Cambalalette. Par exemple, je suis sûr d'avoir entendu le gong d'Excourbaniès. Celui-là, il n'y a pas à s'y tromper, il dominait tous les autres cris :
— A l'eau!... Zou!... Au Rhône ! au Rhône!... Fen dé brut ! A l'eau Tartarin !
A l'eau Tartarin!... Quelle leçon d'histoire! Quelle page pour le Mémorial !
J'oubliais de dire que le juge Bonaric m'a rendu mon registre saisi à bord du Tomahawk. Il l'a trouvé intéressant, m'a même engagé à le continuer, et, à propos de certaines locutions tarasconnaises qui s'y glissent de temps en temps, il m'est venu comme ça en souriant dans ses favoris roux :
— Nous avions déjà le Mémorial; vous, c'est le Méridional de Sainte-Hélène.
J'ai fait semblant de rire de son jeu de mots.
Du 5 au 15 juillet. — La prison de ville, à Tarascon, est un château historique, l'ancien château du roi René, qui se voit de loin au bord du Rhône, flanqué de ses quatre tours.
Nous n'avons pas de chance avec les châteaux historiques. Déjà, en Suisse, quand notre illustre Tartarin fut pris pour un chef nihiliste et nous tous avec lui, on nous jeta dans le cachot de Bonnivard, au château de Ghillon.
Ici, il est vrai, c'est moins triste; on est en pleine
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lumière, ventilé par le vent du Rhône, et il ne pleut pas comme en Suisse ou à Port-Tarascon.
Mon cachot est très étroit : quatre murs de pierre crépie, un lit de fer, une table et une chaise. Le soleil y entre par un fenestron grillagé, à pic sur le Rhône.
C'est de là que, pendant la grande Révolution, les Jacobins ont été précipités dans le fleuve, sur l'air fameux : Dé brin o dé bran, cabussaran...
Et, comme le répertoire populaire ne change pas beaucoup, on nous le chante à nous aussi, ce sinistre refrain. Je ne sais pas où ils ont logé mon pauvre Gouverneur ; mais il doit entendre comme moi ces voix qui montent, le soir, dos bords du Rhône, et il doit faire d'étranges réflexions.
Encore si l'on nous avait mis l'un près de l'autre!... quoique, à vrai dire, j'éprouve depuis mon arrivée un certain soulagement, à être seul, à me reprendre.
L'intimité d'un grand homme est si fatigante à la longue ! FI vous parle toujours de lui et ne s'occupe jamais de ce qui vous intéresse. Ainsi, sur le Tomahawk, pas une minute à moi, pas un instant pour être auprès de ma Clorinde. Tant de fois je me disais : «Elle est làbas ! » Mais jene pouvais m'échapper. Après dîner, j'avais déjà la partie d'échecs du commodore, puis le reste du jour Tartarin ne me lâchait plus, surtout depuis que je lui avais fait l'aveu du Mémorial.
— Écrivez ceci... N'oubliez pas de dire cela...
Et des anecdotes sur lui, sur ses parents, souvent pas très intéressantes.
Songez-vous que Las Cases a fait ce métier pendant des années ! L'Empereur le réveillait à six heures du matin, l'emmenait, à pied, à cheval, en voiture, et sitôt en route : « Vous y êtes, Las Cases?... Alors continuons... Quand
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j'eus signé le traité de Campo-Formio... » Le pauvre confident avait ses affaires, lui aussi, son enfant malade, sa femme restée en France, mais qu'était cela pour l'autre qui ne songeait qu'à se raconter, à s'expliquer devant l'Europe, l'Univers, la Postérité, tous les jours, tous les soirs et pendant des années ! C'est-à-dire que la vraie victime de Sainte-Hélène n'a pas été Napoléon, mais Las Cases.
Moi, maintenant, ce supplice m'est épargné. Dieu m'est témoin que je n'ai rien fait pour cela, mais on nous a mis à part et j'en profite pour penser à moi, à mon infortune, qui est grande, à ma Clorinde bienaimée.
Me croit-elle coupable?... Elle, non; mais sa famille, tous ces Espazettes de l'Escudclle de Lambesc?... Dans ce monde-là, un homme sans titre est toujours coupable. En tout cas je n'ai plus d'espoir qu'on m'accueille jamais pour mari de Clorinde, déchu que je suis de mes grandeurs ; j'irai reprendre mon emploi entre les bocaux de Bézuquct, à la pharmacie de la Placette... Et voilà la gloire !
17 juillet. — Une chose qui me fait inquiéter beaucoup, c'est que personne ne vienne me voir dans ma prison. Ils m'en veulent autant qu'à mon maître.
Ma seule distraction, tout seulet dans ma cellule, est de monter sur la table ; j'arrive ainsi au fenestron, et de là j'ai une vue merveilleuse entre les barreaux.
Le Rhône roule du soleil éparpillé parmi ses petites îles d'un vert pâle que le vent ébouriffe. Le ciel est tout. rayé du vol noir des martinets ; leurs petits cris se poursuivent, passant tout contre moi ou tombant de très haut, et tout en bas se balance le pont de fil de fer, si
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long, si mince, qu'on s'attend toujours à le voir partir, envolé comme un chapeau.
Sur les bords du fleuve, des ruines de vieux châteaux, celui de Beaucaire avec la ville à ses pieds, ceux de Courtezon, de Vacqueiras. Derrière ces gros murs, éboulés par le temps, il se tenait autrefois des « cours d'amour », où les trouvères, les félibres d'alors, étaient aimés par des princesses et des reines qu'ils chantaient, comme Pascalon chante sa Clorinde. Mais quel changement, pécaïre !. depuis ces époques lointaines. A présent les somptueux manoirs ne sont plus que des trous envahis de ronces ; et les félibres ont beau célébrer grandes dames et damoiselles, les damoiselles se moquent joliment d'eux.
Une vue moins attristante est celle du canal de Beaucaire avec tous ses bateaux peints en vert, en jaune, serrés en tas, et sur les quais les taches rouges des militaires que je vois se promener du haut de mon fenestron.
Ils doivent être bien contents, les gens de Beaucaire, de la mésaventure de Tarascon et de l'écroulement de notre grand homme; car la renommée de Tartarin les offusquait, ces orgueilleux voisins d'en face.
Dans mon enfance, je me rappelle quels esbrouffes ils faisaient encore avec leur foire de Beaucaire. On y venait de partout, — pas de Tarascon, par exemple, le pont en fil de fer est si dangereux! — C'était une affluence énorme, plus de cinq cent mille âmes, au moins, ensemble sur un champ de foire!... D'année en année tout cela s'est vidé. La foire de Beaucaire existe toujours, mais personne n'y vient.
En ville on ne voit que des écriteaux : A louer... A louer... et s'il arrive par hasard un voyageur, un
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représentant de maison de commerce, l'habitant lui fait fête, on se l'arrache, le conseil municipal va au-devant de lui, musique en tête. Finalement, Beaucaire a perdu tout renom, tandis que Tarascon devenait célèbre... Et grâce à qui, sinon à Tartarin ?
Monté sur ma table, tout à l'heure, je regardais dehors en songeant à ces choses. Le soleil disparu, la nuit venait, et tout à coup, de l'autre côté du Rhône, un grand feu s'alluma sur la tour du château de Beaucaire.
Il brûla longtemps, longtemps je le regardai, et il me sembla qu'il avait quelque chose de mystérieux, ce feu, jetant un reflet rougeâtre sur le Rhône, dans le grand silence de la nuit traversé par le vol mou des orfraies. Qu'est-ce que cela peut être? Un signal?
Est-ce que quelqu'un, quelque admirateur de notre grand Tartarin, voudrait le faire évader?... C'est si extraordinaire, cette flamme allumée tout en haut d'une tour en ruines et juste en face de sa prison !
18 juillet. — En revenant aujourd'hui de l'instruction, comme la voiture cellulaire passait devant SainteMarthe, entendu la voix toujours impérieuse de la marquise des Espazettes qui criait avec l'accent d'ici : « Cloreïnde !... Cloremde !... » Et une voix douce, angélique, la voix de ma bien-aimée, qui répondait : « Mamain ! »
Sans doute elle allait à l'église prier pour moi, pour l'issue du procès.
Rentré dans ma prison, très ému... Écrit quelques vers provençaux sur l'heureux présage de cette rencontre.
Le soir, à la même heure, toujours le même feu sur la tour de Beaucaire. Il brille là-bas, dans la nuit, comme
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les bûchers qu'on allume pour la Saint-Jean. Evidemment, c'est un signal.
Tartarin, avec qui j'ai pu échanger deux mots à l'instruction dans le couloir du juge a vu comme moi ces feux à travers les barreaux de sa geôle, et quand je lui ai dit ce que j'en pensais, que des amis voulaient peutêtre le faire évader comme Napoléon à Sainte-Hélène, il a paru très frappé de ce rapprochement.
— Ah! vraiment, Napoléon à Sainte-Hélène... on a essayé de le sauver ?
Mais, après un moment de réflexion, il m'a déclaré qu'il n'y consentirait jamais.
— Certes, ce n'est pas la descente des trois cents pieds de la tour sur une échelle de corde, secouée la nuit par le vent du Rhône, qui me ferait peur. Non, ne croyez pas cela, enfant!... Ce que je redouterais le plus, c'est que j'aurais l'air de fuir l'accusation : Tartarin de Tarascon ne s'évadera pas.
Ah ! si tous ceux qui hurlent sur son passage : « Au Rhône ! Zou ! au Rhône ! » avaient pu l'entendre !... Et on l'accuse d'escroquerie ! on a pu le croire complice de ce misérable duc de Mons!... Allons donc!... Est-ce que c'est possible?...
Tout de même il ne le soutient plus, son duc, maintenant; il le juge à sa véritable valeur, ce scélérat de Belge ! On le verra bien à sa belle défense, car Tartarin se défendra lui-même devant le tribunal. Pour moi, je bégaye trop pour parler publiquement : je serai défendu par Cicéron Branquebalmc, et tout le monde sait quelle incomparable logique de raisonnement il sait mettre dans ses plaidoyers.
20 juillet, soir. — Ces heures que je passe chez le
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juge d'instruction sont bien douloureuses pour moi ! Le difficile n'est pas de me défendre, mais de le faire sans trop accabler mon pauvre maître. Il a été imprudent, il a eu tant de confiance en ce duc de Mons ! Et puis, avec l'eczéma intermittent de M. Bonaric, on ne sait jamais si l'on doit craindre ou espérer : la maladie tourne chez ce magistrat à l'idée fixe, furieux quand « ça se voit », bon enfant quand « ça ne se voit pas. »
Quelqu'un chez qui ça se voit, et ça se verra toujours, c'est le malheureux Bézuquet, qui vivait autrefois très bien avec son tatouage là-bas, dans les mers lointaines, mais maintenant, sous le ciel tarasconnais, se dégoûte lui-même, ne sort plus, reste terré tant qu'il peut au fond de son officine, où il combine des herbages, des omelettes, et sert les clients sous un masque de velours, comme un conjuré d'opéra-comique.
Il est à remarquer combien les hommes sont sensibles à tous ces maux physiques, dartres, taches, eczémas ; plus peut-être que les femmes. De là sans doute la rancune de Bézuquet contre Tarlarin, cause de tous ses maux.
24 juillet. — Appelé de nouveau hier devant M. Bonaric, je crois que c'est la dernière fois. Il m'a montré une bouteille trouvée dans les îles par un pêcheur du Rhône, et m'a fait lire une lettre que renfermait cette bouteille :
« Tarlarin. — Tarascon. — Prison de ville. — Courage ! Un ami veille de l'autre calé du pont. Il le passera quand le moment sera venu.
« UNE VICTIME DU DOC DE MONS. »
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Le juge m'a demandé si je me rappelais avoir déjà vu cette écriture. J'ai répondu que je ne la connaissais pas; et, comme il faut toujours dire le vrai, j'ai ajouté qu'une première fois on avait tenté ce genre de correspondance avec Tartarin : qu'avant notre-départ de. Tarascon une bouteille toute semblable lui était parvenue avec une lettre, sans qu'il y eût attaché d'importance, ne voyant là que l'effet d'une plaisanterie.
Le juge m'a dit : « C'est bien. » Et là-dessus, comme toujours : « Vous pouvez vous retirer. »
26 juillet. — L'instruction est terminée, on annonce le procès comme très prochain. La ville est en ébullilion. Les débats commenceront vers le 1er août. D'ici là, je ne vais pas dormir. Il y a longtemps d'ailleurs que je n'ai plus guère de sommeil dans cette étroite logette brûlante comme un four. Je suis obligé de laisser le fenestron ouvert : il entre des nuées de moustiques et j'entends les rats qui grignotent dans tous les coins.
Ces jours derniers, 'j'ai eu plusieurs entrevues avec Cicéron Branquebalme. Il m'a parlé de Tarlarin avec beaucoup d'amertume ; je sens qu'il lui en veut de ne pas lui avoir confié sa cause. Pauvre Tartarin, il n'a personne pour lui !
Il paraît qu'on a renouvelé tout le tribunal. Branquebalme m'a donné les noms des juges : Président, Mouillard; assesseurs, Beckmann et Robert du Nord. Pas d'influences à faire agir. Ces messieurs ne sont pas d'ici, me dit-on. D'ailleurs leurs noms semblent l'indiquer.
Pour je ne sais quel motif, on a disjoint de la poursuite dirigée contre nous les deux chefs d'accusation relatifs au délit d'homicide par imprudence et à l'infrac-
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tion des lois sur l'émigration. Cités à.comparoir : Tartarin de Tarascon, le duc de Mons — mais ça m'étonnerait bien qu'il comparaisse ! — et Pascal Testanière dit Pascalon.
31 juillet. — Nuit de fièvre et d'angoisse. C'est pour demain. Resté au lit très tard. Seulement la force d'écrire sur la muraille ce proverbe tarasconnais que j'ai entendu si souvent dire à Bravida, qui les savait tous :
Rester au lit sans dormir, Attendre sans voir venir, Aimer sans avoir plaisir, Sont trois choses qui font mourir.
IV
UN PROCÈS DANS LE MIDI
DÉPOSITIONS CONTRADICTOIRES
TARTARIN JURE DEVANT DIEU ET DEVANT LES HOMMES
LES BRODEURS DE TARASCON
RUGIMABAUD MANGÉ PAR LE REQUIN. - UN TÉMO IN INATTEND U
Ah ! boufre, non, qu'ils n'étaient pas d'ici, les juges du pauvre Tartarin. Il n'y avait, pour s'en convaincre, qu'à les voir par cette flamboyante après-midi d'août où se plaidait l'affaire du Gouverneur dans la grand'- salle du palais de justice, pleine à faire craquer les murs. Le mois d'août à Tarascon, je vous dirai, est le mois de la lourde chaleur. Il y fait chaud comme en Algérie, et les précautions contre l'ardeur du ciel sont les mêmes que dans nos villes d'Afrique : la retraite dans les rues avant midi, les casernes consignées, les auvents mis à toutes les boutiques. Mais le procès de Tarlarin avait changé ces habitudes locales, et l'on imagine aisément la température que devait atteindre cette salle d'audience bondée de monde, avec les dames à falbalas et à panaches empilées sur les tribunes du fond.
Deux heures sonnaient au jaquemart du palais ; et par les hautes fenêtres larges ouvertes, devant lesquelles descendaient de longs rideaux jaunes formant stores, entrait, avec les battements de la lumière réverbérée,
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le bruit assourdissant des cigales sur les alisiers et les platanes du Cours, — gros arbres à feuilles blanches, à feuilles de poussière, — les rumeurs de la foule restée dehors, les cris des marchands d'eau, comme aux arènes les jours de courses : « Qui veut boire ? L'eau est fraîche !... »
Vraiment il fallait être de Tarascon pour résister à la chaleur qu'il faisait là dedans, une de ces chaleurs où même un condamné à mort se serait endormi pendant le prononcé de sa sentence. Aussi les plus écrasés dans la salle étaient-ils les trois juges, tous étrangers à ce brûlant Midi. Le président Mouiilard, un Lyonnais, comme un Suisse de France, l'air austère, tête longue, chenue et philosophique, donnant envie de pleurer rien qu'à le regarder, puis ses deux assesseurs, Beckmann qui arrivait de Lille, et Robert du Nord, d'encore bien plus haut.
Dès le commencement des débats, ces trois messieurs étaient tombés malgré eux dans une vague torpeur, les yeux fixés sur les grands carrés de lumière découpés derrière les rideaux jaunes, et pendant l'interminable appel des témoins, au nombre de deux cent cinquante au moins, et tous à charge, ils avaient fini par s'endormir tout à fait.
Les gendarmes, qui n'étaient pas du Midi davantage et à qui l'on avait eu la cruauté de laisser leurs lourdes buflleteries, dormaient aussi.
Sans doute ce sont là de mauvaises conditions pour rendre la vraie justice. Heureusement que les magistrats avaient étudié l'affaire d'avance, sans cela ils n'y auraient jamais rien compris, n'entendant, dans leur inattentive somnolence, que le bruit des cigales et un confus bourdonnement de mouches et de voix.
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Après le défilé dos témoins, le substitut Bompard du Mazet commença la lecture de l'acte d'accusation.
Du plein Midi, celui-là, par exemple ! un tout polit velu, chevelu, bedonnant, une barbe en copeaux noirs, des yeux sortis comme d'un coup de pouce et tout sanglants dans un teint de vésicatoire, une voix de cuivre qui vous crachait du métal dans les oreilles ; et une mimique, et des bonds !... La gloire du parquet larasconnais. On faisait des lieues pour l'entendre ; mais, cette fois, ce qui pimentait son réquisitoire, c'était la parenté de l'orateur avec le fameux Bompard, une des premières victimes de l'affaire de Port-Tarascon.
Jamais accusateur ne se montra plus acharné, plus passionné, moins juste, moins impartial ; c'est ce qu'on aime à Tarascon, tout ce qui vibre, tout ce qui vous monte !...
Comme il le secouait le pauvre Tartarin, assis avec son secrétaire entre deux gendarmes ! Quelle loque, sous ses crocs baveux, devenait tout ce passé de gloire !
Pascalon, éperdu, honteux, se cachait la tête dans ses mains ; mais Tartarin, lui, très calme, écoutait, le front droit, les yeux clairs, sentant sa journée finie, l'heure venue du grand déclin, sachant qu'il y a des lois naturelles de grandeur comme de pesanteur, et résigné à les subir toutes, pendant que Bompard du Mazet, de plus en plus insultant, le représentait comme un vulgaire escroc abusant d'une renommée illusoire, de lions peut-être jamais tués, d'ascensions peut-être jamais faites, s'associant à un aventurier, à un inconnu, à ce duc de Mons que la justice ne retrouvait même pas devant elle. Et il faisait Tartarin plus scélérat encore que ce duc de Mons, qui du moins n'exploitait pas ses compatriotes, tandis que lui avait spéculé sur les Tarasconnais, les avait
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volés, jugulés, réduits à aller aux portes, à fouiller les balayures pour y chercher leur pain. « Qu'attendre, d'ailleurs, messieurs de la Cour, qu'attendre d'un homme qui a tiré sur la Tarasque, sur la mère-grand?... »
A celte péroraison, des sanglots patriotiques roulèrent dans les tribunes : des hurlements leur répondaient de la rue, où la voix du substitut était arrivée, fracassant portes et fenêtres ; et lui-même, bouleversé par ses propres accents, se mit à larmoyer, à gargouiller si fort que les juges se réveillèrent en sursaut, croyant que toutes les gouttières et chôneaux du palais crevaient sous une pluie d'orage.
Bompard du Mazet avait parlé pendant cinq heures.
A ce moment, bien que la chaleur fût encore écrasante, un petit vent frais du Rhône commençait à gonfler les rideaux jaunes des fenêtres. Le président Mouillard ne se rendormit plus : nouvellement installé dans le pays, la stupeur où le plongeait la fougue inventive des Tarasconnais suffit largement à le tenir éveillé.
Tartarin le premier donna le signal de cette naïve et délicieuse imposture qui est comme l'arôme, le bouquet de l'endroit.
A un passage de son interrogatoire, que nous croyons devoir raccourcir, il se leva brusquement et, la main tendue :
— Devant Dieu et devant les hommes, je jure que je n'ai pas écrit cette lettre.
Il s'agissait d'une lettre envoyée par lui de Marseille à Pascalon, rédacteur de la Gazette, pour l'émoustiller, l'exciter à des inventions plus fertiles, plus abondantes.
Non, mille fois non, l'accusé n'avait pas écrit cela ; il se débattait, protestait. « Peut-être, je ne dis pas, le, sieur de Mons, non comparant... »
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Et comme il sifflait entre ses lèvres dédaigneuses ce « non comparant » ! Le président alors :
— Faites passer cette lettre à l'accusé.
Tartarin la prit, la regarda et répondit très simplement :
— C'est vrai, c'est bien mon écriture. Cette lettre est de moi, je ne m'en rappelais pas.
Il y avait de quoi faire pleurer des tigres !
Un moment après, le même épisode avec Pascalon, à propos d'un article de la Gazette racontant la réception à l'hôtel de ville de Port-Tarascon des passagers de la Farandole et du Lucifer par les indigènes, le roi Négonko et les premiers occupants de l'île, avec une description très détaillée de l'hôtel de ville.
La lecture de cet article soulevait à chaque mot dans la salle d'inextinguibles fous rires coupés de cris d'indignation ; Pascalon lui-même se révoltait, protestait de son banc, à tour de bras : ce n'était pas de lui, jamais de la vie il n'aurait pu signer de si énormes invraisemblances.
On lui mit sous les yeux l'article imprimé, illustré d'images faites sur ses indications, signé de son nom, de plus son propre texte retrouvé à l'imprimerie Trinquelague.
— C'est écrasant ! dit alors le malheureux Pascalon, les yeux en boule, ça m'était complètement sorti de la tête.
Tartarin prit la défense de son secrétaire :
— La vérité, monsieur le président, c'est que, croyant aveuglément à toutes les histoires du sieur de Mons, non comparant...
— Il a bon dos, le sieur de Mons, interrompit férocement le substitut.
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— ...je donnais à ce malheureux enfant, continua Tartarin, l'idée de l'article à faire en lui disant : « Brodez là-dessus. » Et il brodait.
— C'est vrai que je n'ai jamais fait que bro... broder... bégaya timidement Pascalon.
Ah ! des brodeurs, il allait en voir, le président Mouillard, en interrogeant les témoins, tous de Tarascon, tous inventifs, démentant aujourd'hui ce qu'ils avaient affirmé la veille.
— Mais vous l'avez dit à l'instruction.
— Moi, j'ai dit ça?... ah ! vaï... Je n'en ai pas ouvert la bouche.
— Mais vous avez signé.
— Signé?... Pas plus...
— Voici votre signature.
— C'est, pardi, vrai... Eh bien, monsieur le président, personne de plus surpris que moi.
Et pour tous c'était ainsi, aucun ne se rappelait. Les juges restaient effarés, hagards, devant ces contradictions, ces apparences de mauvaise foi, ne sachant pas, ces froids hommes du Nord, faire la part de l'invention et de la fantaisie des pays de lumière.
Un des plus extraordinaires fut Costecalde, racontant qu'il avait été chassé de l'île, forcé, d'abandonner sa femme et ses enfants par les exactions de Tartarin le tyran. Il fallait entendre le drame de la chaloupe, les morts effrayantes et successives de ses malheureux compagnons ; Rugimabaud, qui nageait près de la barque pour se donner un peu de fraîcheur au corps, brusquement entraîné par un requin, coupé en deux.
— Ah ! le sourire de mon ami... Je le vois encore; il me tendait les bras, j'allais à lui, tout à coup sa figure se crispe, il disparaît, et plus rien... rien qu'un rond de
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sang qui s'élargissait sur l'eau. Et il faisait un grand rond devant lui avec sa main crispée, tandis que de ses yeux tombaient des larmes grosses comme des pois chiches.
En entendant le nom de Rugimabaud, les deux juges Beckmann et Robert du Nord, depuis un moment réveillés, se penchèrent vers le président, et dans l'unanime explosion de sanglots causée par le récit de Costecalde on voyait les trois toques noires dodelinant de l'une à l'autre.
Puis le président Mouillard s'adressa au témoin :
— Vous dites que Rugimabaud a été mangé sous vos yeux par un requin? Mais le tribunal vient d'entendre comme cité à charge un certain Rugimabaud débarqué de ce matin... ; ne serait-ce pas le même que celui de la chaloupe ?...
-— Mais si, parfaitement... c'est moi, je suis le même... clama l'ancien sous-directeur aux cultures.
— Tiens, Rugimabaud est ici, lit Costecalde pas plus troublé. Je ne l'avais pas vu, c'est la première, nouvelle.
Une toque noire observa :
— Il n'aurait donc pas été mangé comme vous venez de le dire ?
— C'est que j'aurai confondu avec Truphénus...
— Boufre ! mais je suis là, moi aussi, je n'ai pas été mangé.... protesta la voix de Truphénus.
Et Costecalde, qui commençait à s'impatienter :
— Enfin, que ce soit l'un ou l'autre, je sais toujours qu'il y en a eu un de dévoré par un requin, j'ai vu le rond.
Là-dessus, il continua sa déposition, comme si rien ne
s'était passé.
R. VII 31
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Avant qu'il quittât la barre, le président voulut savoir à combien se montait, selon lui, le nombre des victimes. Le témoin répondit :
— Crante mille au moins, ce qui est la façon, là-bas, de prononcer quarante mille.
Or, comme les registres de la colonie constataient qu'il n'y avait jamais eu plus de quatre cents habitants dans l'île, on se figure l'effarement du président Mouillard et de ses juges. Ils en suaient à pleins seaux, les malheureux, n'ayant jamais ouï débats pareils, dépositions aussi extravagantes. Ce n'était sur ce banc des témoins que démentis farouches, brusques interruptions ; des gens qui bondissaient, s'arrachaient les mots de la bouche, à croire que la bouche allait venir avec : et des grincements de dents, et des rires démoniaques ! Un procès fantastique, tragi-comique, où il n'était question que de Tarasconnais mangés, noyés, cuits, rôtis, bouillis, dévorés, tatoués, hachés en petits morceaux, se retrouvant là tous sur le même banc, bien portants, leurs membres au complet, sans une dent de moins, pas même une éraflure.
Les deux ou trois qui manquaient encore à l'appel, on les attendait d'une minute à l'autre, ils devaient avoir eu la même veine que leurs compagnons, et c'est pour cela que le juge d'instruction Bonaric, plus au fait des moeurs de ses compatriotes, avait engagé le président à laisser de côté la question d'homicide par imprudence.
Cependant le défilé des témoins continuait, de plus en plus bruyant et cocasse.
Dans la salle, le public prenait parti, conspuait, applaudissait, riant sans peur ni vergogne au nez du président, qui menaçait à chaque instant de faire évacuer le prétoire, mais, tout ahuri lui-même par tant de
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vacarme et d'incohérence, ne faisait rien évacuer du tout et, les coudes sur la table, prenait à deux mains sa tête près d'éclater.
Dans une embellie relative, Robert du Nord, un grand vieux mince, aux lèvres ironiques entre deux longues floches de favoris blancs, dit en se renversant, la toque sur l'oreille :
— En somme, dans tout cela, je ne vois guère que la Tarasque qui ne soit pas revenue.
Le substitut Bompard du Mazet se dressa brusquement, sorti de sa boîte comme un diable :
— Et mon oncle?...
— Et Bompard ? fit la salle en écho.
Le substitut continua de sa voix d'ophicléide :
— Je ferai remarquer au tribunal que mon oncle Bompard a été une des premières victimes. Si j'ai eu la discrétion de ne pas parler de lui dans mon réquisitoire, il n'en est pas moins vrai que celui-là du moins n'est pas revenu, qu'il ne reviendra jamais...
— Pardon, monsieur le substitut, interrompit le président, mais voici justement un M. Bompard qui me fait passer sa carte et demande à être entendu... Est-ce le vôtre ?
C'était le sien, Bompard (Gonzague).
Ce nom, si connu de tous les Tarasconnais, souleva un immense tumulte. Public, témoins, accusés, tout le monde était debout, montait sur les bancs, se penchait, criait, cherchait à voir, haletant d'impatience et de curiosité. Devant cette agitation, le président Mouillard ordonna une suspension d'audience de quelques minutes, dont on profita pour emporter une douzaine de gendarmes évanouis, demi-morts de chaleur et d'ahurissement.
V
BOMPARD A PASSE LE PONT
HISTOIRE D'UNE LETTRE A CINQ CACHETS ROUGES
BOMPARD EN APPELLE A TOUT TARASCON, QUI NE RÉPOND PAS
>. MAIS LISEZ-LA DONC, CETTE LETTRE, COQUIN DE SORT! »
MENTEURS DU NORD ET MENTEURS DU MIDI
— C'est lui, c'est Gonzague !... Vé! Vél
— Comme il a forci !
— Qu'il est blafard !
— Il semble un Teur (Turc).
Depuis si longtemps qu'ils ne l'avaient vu, nos Tarasconnais le reconnaissaient à peine, ce brave Bompard si maigre autrefois avec sa tête de Palikare moustachu, ses yeux de chèvre folle ; gras maintenant, boudenfle, comme ils disent, mais la même moustache, les mêmes yeux délirants dans sa face élargie et bouffie.
Sans regarder ni à droite ni à gauche, il s'avança derrière l'huissier jusqu'à la barre.
Demande :
— C'est bien vous Gonzague Bompard?
— A dire le vrai, monsieur le président, j'en doute presque quand je vois — geste emphatique de Bompard vers le banc des accusés — quand je vois, dis-je, sur ce banc d'infamie notre gloire la plus pure, quand j'en-
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tends conspuer dans cette enceinte l'honneur et la probité mêmes...
— Merci, Gonzague, fit de sa place Tartarin étranglé d'émotion.
Il avait supporté sans broncher toutes les injures, mais la sympathie de son vieux camarade lui crevait le coeur, lui faisait monter les larmes comme à un enfant sur lequel on s'apitoie. Bompard reprit :
— Va, mon vaillant concitoyen, tu n'y moisiras pas sur ton sale banc, et j'apporte ici la preuve... la preuve...
Il cherchait dans ses poches, tirait une pipe de Marseille, un couteau, un vieux silex, un briquet, un peloton de ficelle, un mètre, un baromètre, une boîte homoeopathique, et posait ces objets l'un après l'autre sur la table du greffier.
— Voyons, témoin Bompard, quand vous aurez fini ! dit le président impatienté.
Et le substitut Bompard du Mazet :
— Allons, mon oncle, dépêchons-nous. L'oncle se retourna vers lui :
— Ah! oui, je t'engage, toi, après tout ce que tu t'es permis de dire à notre pauvre ami!... Attends un peu que je te déshérite, scélérat !
Le neveu resta froid sous cette menace, et l'oncle, toujours en quête dans ses poches, étalant devant lui toute une collection d'objets fantastiques, trouva à la fin ce qu'il cherchait : une grande enveloppe scellée de cinq cachets rouges.
— Monsieur le président, voici un document duquel il appert que le duc de Mons est le dernier des drôles, des galériens, des... Les gros mots allaient venir. Le président l'interrompit :
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—C'est bon, donnez le document.
Il ouvrit la lettre mystérieuse et, après l'avoir lue, la communiqua à ses deux assesseurs, qui mirent leur nez dessus, l'épluchèrent soigneusement, sans rien laisser voir de leurs impressions. De vrais juges du Nord, pardi ! fermés, cadenassés.
Qu'y avait-il dans cette coquine do lettre? Avec ces types-là, il était difficile de s'en faire une idée.
Les assistants se haussaient, se penchaient, regardant de loin, les mains en abat-jour ; on s'interrogeait jusqu'au fond des tribunes :
— Qu'es aco ? qu'est-ce que, diable, ça peut être ?
Et comme tous les incidents de l'audience gagnaient le dehors, grâce aux fenêtres et aux portes restées ouvertes, une grande rumeur montait sur le cours, des clameurs confuses, le frémissement d'une houle de mer lorsqu'il se lève jolie brise.
Pour le coup, les gendarmes ne dormaient plus, les mouches en grappes au plafond se réveillaient, elles aussi, et la fraîcheur du soir pénétrant dans la salle, avec l'épouvante des courants d'air particulière aux Tarasconnais, ceux qui étaient près des fenêtres demandaient à grands cris qu'on fermât, « qu"il y avait de quoi prendre le mal de la mort. »
Pour la centième fois le président Mouillard glapit :
— Un peu do silence, ou je fais évacuer... et l'interrogatoire continua :
D. — Témoin Bompard. comment cette lettre est-elle venue entre vos mains et à quel moment?
R. — Au départ de la Farandole, à Marseille, le duc, ou soi-disant duc de Mons, me remit donc mes pouvoirs de gouverneur provisoire de Port-Tarascon, et en même temps il me glissa ce pli. fermé de cinq cachets rouges
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bien qu'il n'y eût pas d'argent dedans. J'y trouverais, disait-il, ses dernières instructions, et il me recommandait bien de ne l'ouvrir que devant une quelconque des îles de l'Amirauté, par je ne sais quel degré de latitude ou de longitude. Du reste c'est marqué sur l'enveloppe, vous pouvez voir...
D. — Oui, oui, je vois... Et alors?
R. — Alors, monsieur le président, voilà que je fus pris de cette maladie subite, qu'on a dû vous dire, et même contagieuse et cangreneuse et tout, et qu'on fut obligé de me descendre agonisant au Château-d'If. Une fois à terre, je me tordais de douleur, toujours la lettre dans ma poche, car j'avais oublié, au milieu de mes souffrances, de la donner à Bézuquet en lui repassant les pouvoirs.
D. — Un oubli regrettable... Et ensuite ?
R. — Ensuite, monsieur le président, quand je fus un peu mieux, que je pus me lever et reprendre mes habillements, pas encore bien solide — ah! si vous aviez vu ce que je semblais !... — un jour j'envoyai la main à la poche, par hasard... Té! la lettre aux cachets rouges...
Le président, d'un ton sévère :
— Témoin Bompard, ne serait-il pas plus conforme à la véritéde dire que celte lettre, destinée à n'être décachetée qu'à quatre mille lieues de France, vous avez préféré l'ouvrir tout de suite et en plein port de Marseille pour savoir ce qu'il y avait dedans, et qu'en lisant son contenu vous avez reculé devant les responsabilités énormes qui vous incombaient?
— Vous ne connaissez pas Bompard, monsieur le président. J'en appelle à Tarascon tout entier, ici présent.
Un silence de tombe accueillit cet effet oratoire. Surnommé « l'Imposteur » par ses concitoyens, qui ne sont pourtant pas très scrupuleux en fait de véracité, Boni-
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pard montrait vraiment un fier toupet de les appeler en témoignage; aussi, Tarascon interrogé ne répondit rien. Lui, sans s'émouvoir :
—- Vous voyez, monsieur le juge... qui ne dit mot consent... Et, reprenant son récit: Pour lors, quand je retrouvai la lettre, Bézuquet, parti depuis des semaines était trop loin pour que je la lui passe ; je me décidai donc à en prendre connaissance, et. vous pensez mon hor rible situation...
Très horrible aussi était la situation de l'auditoire, qui ne savait toujours pas ce que contenait cette lettre restée sur le bureau du tribunal et dont on parlait tout le temps.
Et chacun de tendre le cou; mais, de si loin, on ne
pouvait rien voir que les grands cachets rouges, hypnotisants, de l'enveloppe, qui, de minute en minute, semblait grandir, devenait énorme.
Bompard continua :
— Que faire, je vous demande, après avoir pris communication de ces horreurs ?
Rattraper la Farandole à la nage? j'y ai songé un moment, puis j'ai douté de mes forces. Empêcher le Tutu- panpan de partir, en révélant à mes compatriotes ce pli abominable; doucher leur enthousiasme de ce grand jet d'eau froide? mais je me fusse fait lapider. Enfin, que voulez-vous, je me suis donné peur... Je n'ai pas même osé.me montrer à Tarascon dans mon embarras de savoir que dire. C'est alors que je vins me cacher en face, à Beaucaire, d'où je pouvais tout voir sans être vu. J'y cumulais deux positions : celle de gardien du champ de foire et de conservateur, du château. J'avais des loisirs, vous pensez. Du haut de la vieille tour, avec une bonne lunette, je regardais de l'autre côté du Rhône l'agitation
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de mes malheureux concitoyens qui se.préparaient au départ. Et je me rongeais, je me désolais... Je leur tendais les bras ; je leur criais de loin comme s'ils avaient pu m'entendre : « Arrêtez!... Ne partez pas!... » J'ai même essayé de les prévenir par bouteille... Dites-le, Tartarin, dites à ces messieurs que j'essayai de vous prévenir.
— Je l'atteste, fit Tartarin du banc d'infamie.
— Ah ! ce que j'ai souffert, monsieur le président, quand j'ai vu le Tutu-panpan partir pour le pays des chimères !... Mais j'ai souffert bien plus encore quand ils sont revenus, quand j'ai su qu'en face de moi gémissait dans les fers, sur la paille comme un tas de sorbes, mon illustre compatriote Tartarin. Le savoir dans cette tour faussement accusé !...
Différemment vous me direz que j'aurais dû faire plus tôt. la preuve de son innocence ; mais quand on s'est enfoncé dans une mauvaise route, c'est le diable pour se remettre en bon chemin. J'avais commencé par ne rien dire, c'était de plus en plus difficile de parler, sans compter la peur du pont, ce terrible pont qu'il fallait passer.
Pas moins que je l'ai passé, ce pont du diable, je l'ai traversé ce matin par une bourrasque épouvantable, obligé de marcher à quatre pattes, comme à mon ascension du mont Blanc. Vous vous rappelez, Tartarin ?
— Si je me rappelle ! répondit Tartarin tristement, avec le regret des heures glorieuses.
— Ce qu'il tanguait, ce pont ! ce qu'il m'a fallu d'héroïsme !... Mais je n'aime pas me vanter. Finalement, me voilà, et cette fois je l'apporte, la preuve, la preuve irréfutable...
— Irréfutable, croyez-vous ? fit Mouillard de sa voix
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tranquille. Qui. nous garantit que cette étrange lettre, oubliée si longtemps dans votre poche, soit bien du duc de Mons ou soi-disant tel ? C'est que vous me paraissez sujets à caution, vous autres Tarasconnais! Tout ce que j'entends de menteries depuis sept heures...
Un sourd grognement de fauves en cage roula dans la salle, dans les tribunes, jusque sur le Tour-de-Ville.
Tarascon n'était pas content et protestait. Gonzague Bompard, lui, se contenta de sourire ineffablement.
— En ce qui me concerne, monsieur le président vous dire que je n'exagère pas toujours un peu lorsque je parle, qu'on pourrait faire de moi le directeur du bureau Veritas, je n'irai pas jusque-là; mais, tenez, adressezvous à celui-ci — il désignait Tartarin — comme véracité, c'est encore ce que nous avons do mieux à Tarascon.
Il ne fallut pas longtemps à Tartarin pour reconnaître l'écriture et la signature du sieur de Mons, écriture et signature malheureusement trop pratiquées de lui ; puis, tout debout, tourné vers le tribunal, brandissant d'une main rageuse le terrible mystère aux cinq cachets rouges :
— A mon tour, monsieur le président, armé de cette élucubration cynique, je vous adjure de reconnaître que tous les imposteurs ne sont pas du Midi. Ah ! vous nous appelez menteurs, nous autres de Tarascon. Mais nous ne sommes que des gens d'imagination et de paroles débordantes, des trouveurs, des brodeurs, des improvisateurs féconds, ivres de sève et de lumière qui se laissent prendre eux-mêmes à leurs inventions stupéfiantes et ingénues.
Quelle différence avec vos menteurs du Nord, sans joie ni spontanéité, qui ont toujours un but, une visée scélérate, comme le signataire de cette lettre ! Oui,
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certes, on peut le dire, en fait de mensonge, quand le Nord s'en mêle, le Midi ne peut pas lui tenir pied !...
Parti sur ce thème, devant un public tarasconnais, Tartarin aurait dû enlever la salle. Mais c'était fini du pauvre grand homme et de sa popularité. Personne ne l'écoutait plus. On n'en avait qu'à celte mystérieuse missive qu'il agitait au bout de son liras.
L'infortuné voulait parler encore, on ne le lui permit pas.
De tous côtés des. cris partaient :
— La lettre !... la lettre !...
— Enlevez-le, zou !
— Qu'il lise la lettre !
Cédant lui-même à la volonté de la foule, le président Mouillard prononça :
— Greffier, donnez lecture de la pièce.
Un immense « Ah ! » de soulagement ; cl, dans le silence qui suivit, rien que le bourdonnement des mouches d'août et le cra-cra des cigales qui rythmait le battement des poitrines haletantes.
Le greffier commença en nasillant :
« A monsieur Gonzague Bompard, Gouverneur pro visoire de la colonie de Port-Tarascon, pour être ouvert par 144°30' longitude Est, en face les îles de l'Amirauté.
Mon cher monsieur Bompard,
Il n'est si bonne plaisanterie qui ne doive prendre fin.
Virez de bord tout de suite et rentrez tranquillement, chez vous avec vos Tarasconnais.
Il n'y a pas d'île, pas de traité,-pas de Port-Tarascon, ni d'ares, ni d'hectares, ni de distilleries, ni de sucreries, ni de rien du tout... Seulement une excellente opération
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financière qui ma valu quelques millions, à cette heure soigneusement mis à l'abri ainsi que mon auguste per - sonne.
En définitive, une jolie tarasconnade que vos compatriotes et leur illustre chef Tartarin voudront bien me pardonner puisqu'elle les a distraits, occupés, et leur a rendu le goût de leur délicieuse petite ville qu'ils avaient perdu.
DUC DE MONS.
Pas plus duc qu'il n'est de Mons. A peine des environs.
Cette fois, le président eut beau menacer de faire évacuer la salle, rien ne put contenir les hurlements, les rugissements, qui éclatèrent, gagnèrent la rue, le cours, l'esplanade, remplirent toute la ville. Ah! le Belge, le sale Belge, si on l'avait tenu, comme on le lui aurait fait, le coup du fenestron, la tête la première dans le Rhône !
Hommes, femmes, enfants, tous s'en mêlaient et c'est au milieu de ce charivari épouvantable que le président Mouillard prononça l'acquittement de Tartarin et de Pascalon, au grand désespoir de Cicéron Branquebalme, obligé de rentrer, d'avaler son discours, ses verum enim vero, ses parce que du parce qu est-ce, tout le ciment romain de son plaidoyer monumental.
L'audience se vidait, le public se répandait par les rues sur le Tour-de-Ville, places et placettes, continuant de vomir sa colère en vociférations : « Belge!... sale Belge !... Menteur du Nord !... Menteur du Nord ! »
VI
SUITE ET FIN DU MÉMORIAL DE PASCALON
8 octobre. — En même temps que ma position à la pharmacie Bézuquet, j'ai reconquis l'estime de mes concitoyens et retrouvé l'existence tranquille d'autrefois, sur la Placette, entre les deux bocaux jaune et vert de la devanture, avec cette différence que Bézuquet se tient maintenant au fond de la boutique, comme si c'était lui l'élève, et fait aller le pilon dans le morceau de marbre, broyant ses drogues avec une colère ! De temps en temps il s'interrompt pour tirer une petite glace de sa poche et regarder son tatouage. Malheureux Ferdinand ! ni pommades ni cataplasmes, rien n'y fait, pas même la petite « soupe à l'ail » conseillée par le docteur Tournatoire. Il en a pour la vie, de ces infernales enluminures.
Moi, cependant, je paquète, j'étiquete, je débite l'aloès et F « épicacoine », je fais la causette avec le client, je m'amuse de tout ce qui se raconte en ville. Les jours de marché il nous vient beaucoup de monde ; le mardi et le vendredi, la pharmacie ne désemplit pas. Depuis que les vignes vont mieux, nos paysans se sont remis à se droguer, à poutringuer. Ils adorent cela, dans la banlieue de Tarascon ; pour eux, se purger c'est une fête.
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Le reste delà semaine, on est au calme, la sonnette de la boutique tinte rarement. Je passe mon temps à regarder les inscriptions des grands flacons de verre et de faïence blanche, rangés sur les étagères : sirupus gummi, assa foetida et le APMAKEHEIA inscrit en grec au-dessus du comptoir entre deux serpents.
Après tant d'agitations, tant d'aventures, ce grand repos de ma vie ne me déplaît pas. Je prépare un volume de vers provençaux, Li Gingourlo (Les Jujubes): Dans le Nord on ne connaît les jujubes que comme produit pharmaceutique ; ici ces fruits du jujubier sont de petites olives rouges, croquantes et charmantes, sur un arbre au feuillage clair. Je réunirai dans ce volume mes paysages, mes vers d'amour...
Pécaïre ! je la vois quelquefois passer, ma Clorinde, longue et souple, sautillant sur les cailloux pointus de la Placette, ce qu'elle appelait là-bas « son pas du kangourou » ; elle va à la seconde messe, son livre d'heures à la main, suivie de la femme Alric, qui échelail toujours les toits et qui depuis le retour à Tarascon est passée du service de Mlle Tournatoire à celui de ces dames des Espazëttes. Pas une fois Clorinde ne regarde vers la pharmacie. Rentré chez Bézuquet, je n'existe plus pour elle.
La ville a repris son aspect tranquille, réinstallé. On se promène sur le cours, sur l'esplanade : le soir on va au Cercle, à la comédie. Tout le monde est revenu, à l'exception du Père Bataillet, resté aux Philippines, pour y fonder une nouvelle communauté de PèresBlancs. Ici le couvent de Pampérigouste s'est rouvert un tout petit peu, le Révérend Père Vezole (Dieu soit loué !) y est rentré avec quelques autres révérends, et les cloches ont recommencé de sonner tout douce-
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ment, une par une ; nous n'en sommes pas encore au plein carillon, mais on le devine tout proche.
Qui se douterait que tant d'événements se sont passés ! Comme tout cela est déjà loin, et que la race tarasconnaise est facilement oublieuse ! Il n'y a qu'à voir nos chasseurs, le marquis des Espazettes en tête, partir tout flambants neufs le dimanche matin, avec la même ardeur, à l'espère d'un gibier qui n'existe pas.
Moi, le dimanche, après déjeuner, je vais rendre mes devoirs à Tartarin. Voilà bien, en haut du cours, la maison aux persiennes vertes, les boîtes des petits décrotteurs devant la grille ; mais tout est fermé, tout est silencieux. Je pousse la porte... Je trouve le héros dans son jardin, tournant, les mains derrière le dos, autour du bassin aux poissons rouges, ou dans son cabinet au milieu des kriss et des flèches empoisonnées. Il ne les regarde seulement plus, ses chères collections. Le cadre est toujours le même, mais que l'homme a changé ! Ils ont eu beau l'acquitter, le grand homme se sent déchu, déboulonné, il a perdu son socle, et c'est ce qui le rend triste.
Nous causons. Le docteur Tournatoire vient quelquefois ; il apporte sa bonne humeur et ses plaisanteries à la Purgon dans ce logis mélancolique. Branquebalme vient aussi le dimanche. Tartarin lui a confié la défense de ses intérêts. Un procès à Toulon avec le capitaine Scrapouchinat, qui réclame ses frais de rapatriement ; un autre procès avec la veuve Bravida, qui se porte partie civile pour ses enfants mineurs. Si mon pauvre cher maître perdait ces deux affaires, comment s'en tirerait-il ? Il a déjà tant dépensé dans celte lamentable aventure de Port-Tarascon !
Que ne suis-je riche !... Malheureusement ce n'est pas
496 PORT-TARASCON
ce que je gagne chez Bézuquet qui me permettra de lui venir en aide.
10 octobre. —Les Jujubes paraîtront en Avignon chez le libraire Roumanille ; je suis bien heureux. Une autre bonne fortune : on organise une grande cavalcade en l'honneur de la Sainte-Marthe, qui vient le 19 du courant, et en l'honneur aussi de la rentrée des Tarasconnais sur la terre de France. Dourladoure et moi, du félibrige tous les deux, devons représenter la Poésie provençale sur un char allégorique.
20 octobre. — Hier dimanche la cavalcade a eu lieu. Long défilé de chars, cavaliers en costumes historiques tendant au bout de longues gaules des aumônières pour quêter. Un grand concours de foule, du monde à toutes les fenêtres; mais, malgré tout, l'entrain, la gaieté n'étaient pas de la fête. L'ingéniosité des organisateurs n'a pu suppléer à l'absence de notre mère-grand ; on sentait un trou, un vide, le char de la Tarasque manquait. De sourdes rancunes se réveillaient, au souvenir du malencontreux coup de fusil tiré sur elle, là-bas, dans le Pacifique ; des grognements se sont fait entendre dans le cortège en passant devant la maison de Tartarin. Comme la bande à Costecalde essayait d'exciter la foule par quelques cris, le marquis des Espazettes, en costume de Templier, s'est retourné sur son cheval : — Paix là! messieurs...
Il avait vraiment grand air, et tout de suite le désordre s'est arrêté.
La tramontane, un vent de neige, soufflait. Dourladoure et moi nous la sentions cruellement, sous nos pourpoints Charles VI prêtés par la troupe d'opéra de
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passage à Tarascon on ce momenL ; assis chacun en haut d'une tour — car notre char, traîné par six boeufs blancs, représentait le château du roi René en bois et carton peints — cette coquine de bise nous transperçait, et les vers que nous récitions, nos grands luths à la main, grelottaient autant que nous. Dourladoure me disait :
— Outre ! c'est qu'on gèle !
Et pas moyen de descendre, les échelles qui avaient servi à nous jucher là-haut ayant été retirées.
Sur le Tour-de-Ville le supplice devint intolérable... Et, pour nous achever, j'eus l'idée —vanité de l'amour ! — de prendre par la traverse pour passer devant la maison du marquis des Espazettes.
Nous voilà engagés dans ces rues très étroites, tout juste la place pour les roues du char. L'hôtel du marquis était fermé, sombre et muet dans ses vieilles murailles de pierre noire, toutes les persiennes closes pour bien indiquer que la noblesse boudait les plaisirs de la rafataille.
Je dis quelques vers, tirés des Jujubes, de ma voix tremblante, en tendant mon filet de quête, mais rien ne bougea, personne ne parut. Alors je donnai l'ordre au conducteur d'avancer. Impossible, le char était pris, encanché des deux côtés. On avait beau tirer devant, tirer derrière, il se trouvait pressé entre les hautes murailles, et par les persiennes fermées nous entendions tout près de nous, à notre hauteur, des rires étouffés pendant que nous restions ridiculement perchés, transis de froid, sur nos tourelles de carton.
Décidément il ne m'a pas porté bonheur, le château du roi René ! Il a fallu dételer les boeufs, aller chercher des échelles pour nous descendre, et tout cela a pris un
temps !...
32
B. VII.
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23 octobre. — Qu'est-ce que c'est donc que ce mal de gloire ?:On ne peut plus vivre sans elle, quand une fois on l'a connue.
J'étais chez Tartarin dimanche; nous causions, dans le jardin, marchant le long des allées sablées. Pardessus le mur, les arbres du cours nous envoyaient des paquets de feuilles mortes, et comme je voyais de la mélancolie dans ses yeux, je lui rappelais les heures triomphantes de sa vie. Rien ne pouvait le distraire, pas même les analogies entre son existence et celle de Napoléon.
— Ah ! vaï. Napoléon !... la bonne blague !... le soleil des tropiques m'avait tapé sur la coloquinte... Ne me parlez plus de cela, je vous en prie, vous me ferez plaisir.
Je le regardais stupéfait.
— Pas moins, la dame du commodore...
— Laisse-moi donc tranquille ! elle s'est moquée de moi tout le temps, la dame du commodore !
Nous avons fait quelques pas en silence.
Les cris des petits décrotteurs qui jouaient au bouchon devant la porte venaient jusqu'à nous dans les coups de vent emportant les feuilles par tourbillons.
Il m'a dit encore :
— J'y vois clair, maintenant. Les Tarasconnais m'ont Ouvert les yeux ; c'est comme si on m'avait opéré de la cataracte.
Il m'a paru extraordinaire.
A la porte, tout à coup, en me serrant la main :
— Tu sais, petit, on va Arendre chez moi. J'ai perdu mon procès contre Scrapouchinat. contre la veuve Bravida aussi, malgré les arguments de Branquebalme... Il bâtit trop solide, ce garçon-là; son aqueduc romain
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lui est tombé dessus et nous avons été écrasés sous le poids.
Timidement, j'osai lui offrir mes petites économies. Je les aurais données de grand coeur, mais Tartarin a refusé.
- — Merci, mon enfant, je pense que les armes, les curiosités, les plantes rares, feront assez d'argent. Si ça ne suffit pas, je vendrai la maison. Après, je verrai. Adieu, petit... Tout ça n'est rien.
Quelle philosophie!...
- 31 octobre. — Aujourd'hui j'ai eu une grande peine. Je servais à la pharmacie la femme Truphénus pour son enfant qui se plaint de lancées dans la tête, quand un grincement de roues sur la Placefte m'a fait lever les yeux. J'avais reconnu les ressorts du grandcarrosse.de la douairière d'Aigueboulide. La vieille était dedans, sa perruche empaillée à côté d'elle ; en face, ma Glorinde avec une autre personne que je ne voyais pas bien, car le jour me venait contre, seulement un uniforme bleu, un képi brodé.
— Qui donc est avec ces dames ?
— Mais le petit-fils de la douairière, le vicomte Charlexis d'Aigueboulide, qui est officier de chasseurs. Vous ne savez donc pas que Mlle Clorinde et lui doivent s'épouser le mois qui vient ?
Ça m'a donné un coup ! Je devais sembler la mort. Et moi qui gardais encore un espoir.
— Oh ! tout à fait un mariage d'inclination, continuait ce bourreau de femme Truphénus... Mais vous savez ce que nous disons?... « Qui se marie par amour, bonne nuit et mauvais jours. »
J'aurais bien voulu me marier ainsi, pécaïre !
500 PORT-TARASCON
5 novembre. — On a vendu hier chez Tartarin. Je n'y étais pas, mais Branquebalme, venu le soir à la pharmacie, m'a raconté la scène.
Il paraît que c'était navrant. La vente n'a rien fait. On vendait devant la porte, selon l'habitude de chez nous. Rien, pas un sou, et pourtant il était venu beaucoup de monde. Ces armes de tous les pays, flèches empoisonnées, sagaies, yatagans, revolvers, winchester à trente-deux coups, rien de rien... Rien, les magnifiques peaux de lions de l'Atlas, rien l'alpenstock, son glorieux bâton de la Jungfrau, toutes ces richesses, ces curiosités, vrai musée de notre ville, vendues à des prix dérisoires... La foi perdue !
Et ce baobab dans son petit pot, qui, pendant trente ans, a fait l'admiration de la contrée ! Quand on l'a mis sur la table, quand le crieur a annoncé « arbor gigantea, des villages entiers peuvent tenir sous son ombrage... » il paraît qu'il y a eu un fou rire. De chez lui Tartarin les entendait, ces rires, en tournant dans son petit jardin avec deux amis. Il leur a dit sans amertume :
— Opérés de la cataracte, eux aussi, mes bons Tarasconnais. Ils y voient, maintenant; mais ils sont cruels.
Le plus triste, c'est que la vente n'ayant pas produit assez, il a dû céder la maison aux Espazettes, qui la destinent au jeune ménage.
Et lui, le pauvre homme, où ira-t-il ? Passera-t-il le pont comme il en a vaguement parlé ? Se réfugiera-t-il à Beaucaire près de son vieil ami Bompard?
Pendant que Branquebalme, debout au milieu de la pharmacie, me racontait ces épisodes sinistres, Bézuquet, dans le fond, apparaissant à demi par l'entrebâillement de la porte avec ses enluminures ineffaçables, a lancé dans un rire de démon papoua :
PORT-TARASCON 501
— C'est bien fait!... c'est bien fait!
Comme si c'était Tartarin qui l'eût tatoué lui-même.
7 novembre. — C'est demain dimanche que mon bon maître doit quitter la ville et passer le pont... Est-ce possible? Tartarin de Tarascon devenu Tartarin de Beaucaire !... Voyez, rien que pour l'oreille... quelle différence !... Et puis ce pont, ce terrible pont à passer ! Je sais bien que Tartarin a franchi d'autres obstacles !... c'est égal, ce sont là de ces choses qui se disent dans la colère, mais qui ne se font pas. Je doute encore.
Dimanche, 10 décembre. — Sept heures du soir. Je rentre navré ; à peine la force de jeter ces quelques lignes.
C'est fait, il est parti, il a passé le pont.
Nous nous étions donné rendez-vous chez lui, à trois ou quatre, Tournatoire, Branquebalme, Baumevieille, puis Malbos, un ancien de la milice, qui nous a rejoints en route.
J'avais le coeur serré devant la détresse de ces murs nus, de ce jardin dépouillé. Tartarin n'a pas même regardé autour de lui.
C'est là ce que nous avons de bon, nous autres Tarasconnais, notre mobilité. Par elle, nous sommes moins tristes que les autres peuples.
Il a donné les clés à Branquebalme :
— Vous les remettrez au marquis des Espazettcs. Je ne lui en veux pas de n'être pas venu, c'est tout naturel. Comme disait Bravida :
Amour du seigneur,
Amitié du verre,
Ils ont fait de nous,
Ils ne veulent plus nous voir.
502 PORT-TARASCON
Et se tournant vers moi : — Tu en sais quelque chose, petit !
Cette allusion à Clorinde m'a touché. Penser à moi au milieu de ces circonstances !
Une fois sortis, sur le cours, il faisait un vent terrible. Nous pensions tous en nous-mêmes : « Gare le pont, tout à l'heure !»
Lui ne semblait pas le moins du monde préoccupé. A-cause du mistral, on ne voyait personne en ville ; rencontré seulement la musique qui revenait de l'esplanade, les soldats, empêtrés de leurs instruments, retenant d'une main les pans de leurs capotes que le vent envolait.
Tartarin parlait lentement, en marche au milieu de nous comme pour une promenade. Il nous entretenait de lui, rien que de lui, ainsi qu'à son habitude.
— Moi, voyez-vous, j'ai le mal des gens de chez nous. Je me suis trop nourri de regardelle...
A Tarascon nous appelons regardelle tout ce qui tente les yeux, dont nous avons envie et que la main n'atteint pas. C'est la nourriture des rêveurs, des gens d'imagination. Et Tartarin disait vrai, personne plus que lui n'a consommé de regardelle.
Comme je portais le sac, le carton à chapeau, le pardessus de mon héros, je marchais un peu derrière, je n'entendais pas tout. Des mots m'échappaient dans le vent qui redoublait à mesure qu'on approchait du Rhône. J'ai compris qu'il disait n'en vouloir à personne et parlait de son existence avec une douce philosophie.
— ... Ce gueusard de Daudet a écrit de moi que j'étais un Don Quichotte dans la peau de Sancho... Il a dit vrai. Ce type de Don Quichotte soufflé, douillet, empoté dans sa graisse et toujours inférieur à son rêve, est assez fréquent à Tarascon et dans sa banlieue.
PORT-TARASCON 503
Un peu plus loin, à un tournant de traverse, nous avons vu fuir le dos d'Excourbaniès, qui, en passant devant le magasin de l'armurier Costecalde, nommé de ce matin conseiller municipal de la ville, criait à toute gorge : « Ah ! ah !... Fen dé brut!... Vive Costecalde ! » — Même à celui-là, je ne lui en veux pas, a dit Tartarin. Pourtant cet Excourbaniès représente le plus horrible côté du Midi târasconnais. Je ne parle pas de ses cris, quoiqu'il brame vraiment plus que de raison, mais de cet épouvantable désir de plaire, d'être aimable, qui l'amène aux plus abjectes lâchetés. Il est devant Costecalde : « Au Rhône, Tartarin ! » Il serait avec moi que;, pour me flatter, il en crierait autant de Costecalde.- A part ça, mes enfants, jolie race, la race tarasconnaise, et sans elle la France depuis longtemps serait morte de pédantisme et d'ennui.
Nous arrivions au Rhône ; devant nous un couchant triste, quelques nuages très haut. Le vent semblait se calmer, tout de même le pont n'était pas rassurant. On s'arrêta à l'entrée, et il ne nous demanda pas d'aller plus loin. —Allons, adieu, mes enfants...
On s'embrassa; il commença par Baumevieille, le plus âgé, et finit par moi. Je pleurais, tout ruisselant, sans pouvoir m'essuyer, car j'avais toujours la mallette et le pardessus, et je peux dire que le grand, homme a bu mes larmes.
Ému lui-même, il prit ses effets, carton d'une main, pardessus sur le bras, la mallette de l'autre main, et comme Tournatoire. lui disait :
— Surtout, Tartarin, soignez-vous bien... Climat malsain, Beaucaire... Petite soupe à l'ail... n'oubliez pas. Il répondit en clignant de l'oeil :
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— N'ayez peur... Vous savez le proverbe de la vieille : Au plus la vieille allait, — au plus elle apprenait, — et pour ce, mourir ne voulait. Je ferai comme elle.
Nous le vîmes s'éloigner sous les arceaux; un peu lourd, mais à bon pas. Le pont tanguait horriblement. Deux ou trois fois il s'arrêta, à cause de son chapeau qui partait :
Nous lui criions de loin, sans avancer :
— Adieu, Tartarin !
Lui ne se retournait pas, ne disait rien, trop ému; seulement, avec le carton à chapeau il nous faisait signe aussi, par derrière :
— Adieu... Adieu...
Trois ?nois après. — Dimanche soir. — Je rouvre ce Mémorial depuis longtemps interrompu, ce vieux registre vert, que je laisserai à mes enfants, si j'en ai jamais, usé aux coins, commencé à cinq mille lieues de France, qui m'a suivi sur les mers, en prison, partout. Un peu d'espace m'y reste, j'en profite pour consigner le bruit qui courait en ville, ce matin : Tartarin a cessé de vivre !
On n'avait plus de ses nouvelles depuis trois mois. Je savais qu'il demeurait à Beaucaire, près de Bompard, qu'il l'aidait à garder le champ de foire et à conserver le château. Métiers de regardelle, en somme, ces métierslà. Bien souvent, me languissant de mon bon maître, je m'étais proposé de l'aller voir, mais ce diable de pont me retenait toujours.
Une fois, regardant du côté du château de Beaucaire,
là-haut, tout en haut, je me figurai voir quelqu'un qui
braquait une lorgnette vers Tarascon. Ça avait l'air de
Bompard. Il disparut, entra dans la tour et revint avec
PORT-TARASCON .505
un autre, très gros, qui semblait Tartarin. Celui-ci prit la lunette, lui aussi, et la lâcha pour faire aller ses bras en signe de connaissance ; mais c'était si loin, si petit, si vague, que je n'eus pas l'émotion que j'aurais cru ressentir.
Ce matin, tout angoissé sans savoir pourquoi, je suis sorti en ville, pour ma barbe, comme tous les dimanches, et j'ai été frappé de voir le ciel voilé, roux, un de ces ciels sans lumière qui mettent en valeur les arbres, les bancs, les trottoirs, les maisons. J'en ai fait la remarque en entrant chez Marc-Aurèle, le barbier.
— Quel drôle de soleil ! Il ne chauffe pas, n'éclaire pas... Est-ce qu'il y a une éclipse?
— Comment, monsieur Pascalon, vous, ne le savez pas?... Elle est annoncée depuis le premier du mois.
Et en même temps qu'il me tenait par le nez avec le rasoir tout près :
—Et la nouvelle, vous la connaissez, dites?... Il paraîtrait que notre grand homme n'est plus de ce monde.
— Quel grand homme ?
Quand il nomma Tartarin, d'un peu plus je me coupais avec son rasoir.
— Voilà ce que c'est de se dépatrier !... Il n'a pas pu vivre sans Tarascon...
Marc-Aurèle le barbier ne croyait pas dire si juste.
Sans Tarascon et sans la gloire, c'était sûr qu'il ne pourrait pas vivre.
Pauvre bon maître ! pauvre grand Tartarin !... Tout de même, cette coïncidence... une éclipse le jour de sa mort !
Et quel drôle de peuple que le nôtre ! Je parie bien qu'en ville la nouvelle leur a fait de la peine à tous, mais ils ont affecté de prendre la chose très à la légère.
506 'PORT-TARASCON
Tout ça, parce que depuis l'affaire de Port-Tarascon, qui les a montrés si emballés, si exagérés, les Tarasconnais veulent paraître très rassis, très maîtres d'euxmêmes, corrigés pour toujours.
Eh bien, la vérité, c'est que nous ne sommes pas corrigés le moins du monde ; seulement, au lieu de mentir -en delà nous mentons en deçà.
Nous ne disons plus : « Hier aux arènes on était plus de cinquante mille, au moins. » Mais : « Aux arènes, hier, si l'on était une demi-douzaine, c'est tout le bout du monde. »
De l'exagération tout de même.
FIN DE PORT-TARASCON
TABLE DES MATIÈRES
TARTARIN DE TARASCON
PRÉFACE 1
PREMIER ÉPISODE. — A Tarascon.
I. Le jardin du baobab 1
II. Coup d'oeil général jeté sur la bonne ville de Tarascon.
— Les chasseurs de casquettes 5
III. Nan ! nan ! nan ! — Suite du coup d'oeil général jeté sur
la bonne ville de Tarascon 9
IV. Ils!! ! 12
V. Quand Tartarin allait au cercle 15
VI. Les deux Tartarins 18
VII. Les Européens à Shang-Haï. Le haut commerce. Les Tartares.
Tartares. Tartarin de Tarascon serait-il un imposteur ?
— Le mirage 21
VIII. La ménagerie Mitaine. — Un lion de l'atlas à Tarascon.
— Terrible et solennelle entrevue 24
IX. Singuliers effets du mirage 28
X.' Avant le départ 32
XI. Des coups d'épée, messieurs, des coups d'épée mais
pas de coups d'épingle ! 34
XII. De ce qui fut dit dans la petite maison du baobab ... 37
XIII. Le départ 40
XIV. Le port de Marseille. — Embarque! embarque !. ... 44
508 TABLE DES MATIÈRES
DEUXIÈME ÉPISODE. — Chez les Teurs.
I. La traversée. — Les cinq positions de la chéchia. — Le
soir du troisième jour. — Miséricorde 49
II. Aux armes ! aux armes ! 52
III. Invocation à Cervantes. — Débarquement. — Où sont
les Teurs? — Pas de Teurs. — Désillusion 55
IV. Le premier affût . . . 58
V. Pan! pan! 62
VI. Arrivée de la femelle. — Terrible combat. — Le rendezvous
rendezvous lapins 65
VII. Histoire d'un omnibus, d'une Mauresque et d'un chapelet
chapelet fleurs de jasmin 68
VIII. Lions de l'Atlas, dormez! 71
IX. Le prince Grégory du Monténégro 74
X. Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de
cette fleur 79
XI. Sidi Tart'ri ben Tart'ri 83
XII. On nous écrit de Tarascon 87
TROISIÈME ÉPISODE. — Chez les lions.
I. Les diligences déportées 91
II. Où l'on voit passer un petit monsieur 96
III. Un couvent de lions 100
IV. La caravane en marche 104
V. L'affût du soir dans un bois de lauriers roses 109
VI. Enfin! 114
VII. Catastrophes sur catastrophes 119
VIII. Tarascon ! Tarascon ! 123
TARTARIN SUR LES ALPES
I. Apparition au Rigi-Kulm. — Qui ? — Ce qu'on dit autour d'une table de six cents couverts. — Riz et pruneaux.
— Un bal improvisé. — L'inconnu signe son nom sur
le registre de l'hôtel. — P. C. A 131
II. Tarascon, cinq minutes d'arrêt. — Le Club des Alpines.
— Explication du P. C. A. — Lapins de garenne et lapins de choux. — Ceci est mon testament. — Le . sirop de cadavre. — Première ascension. — Tartarin
tire ses lunettes . . . . 146
TABLE DES MATIÈRES 509
III. Une alerte sur le Rigi. — Du sang-froid ! du sang-froid !
— Le cor des Alpes. — Ce que Tartarin trouve à sa glace en se réveillant. — Perplexité. — On demande
un guide par le téléphone. 103
IV. Sur le bateau. — Il pleut. — Le héros tarasconnais
salue des mânes. — La vérité sur Guillaume Tell. — Désillusion. —Tartarin de Tarascon n'a jamais existé.
— « Té ! Bompard. » 174
V. Confidences sous un tunnel 189
VI. Le col du Brûnig. — Tartarin tombe aux mains des nihilistes.
nihilistes. Disparition d'un ténor italien et d'une corde fabriquée en Avignon. — Nouveaux exploits du chasseur de casquettes.— Pan! pan! 196
VII. Les nuits de Tarascon. — Où est-il? — Anxiété. — Les
cigales du Cours redemandent Tartarin. — Martyre d'un grand saint tarasconnais. — Le Club des Alpines.
— Ce qui se passait à la pharmacie de la placette. —
A moi, Bézuquet ! 211
VIII. Dialogue mémorable entre la Jungfrau et Tarlarin. —
Un salon nihiliste. — Le duel au couteau de chasse.
— Affreux cauchemar. — « C'est moi que vous cherchez, messieurs? » — Étrange accueil fait par l'hôtelier Meyer à la délégation tarasconnaise 224
IX. Au Chamois fidèle 238
X. L'ascension de la Jungfrau. — Vé, les boeufs ! — Les
crampons Kennedy ne marchent pas, la lampe à chalumeau non plus. — Apparition d'hommes masqués au chalet du Club Alpin. — Le président dans la crevasse. — Il y laisse ses lunettes. — Sur les cim es !
— Tartarin devenu dieu 248
XI. En route pour Tarascon! — Le lac de Genève. — Tartarin
Tartarin une visite au cachot de Bonnivard. — Court dialogue au milieu des roses. — Toute la bande sous les verrous. — L'infortuné Bonnivard. — Où se retrouve une certaine corde fabriquée en Avignon. . 263
XII. L'hôtel Balte! à Chamonix. — Ça sent l'ail ! — De l'emploi
l'emploi la corde dans les courses alpestres. — Shake hands ! — Un élève de Schopenhauer. — A la halle des Grands-Mulets. — « Tartare'm, il faut que je vous parle. » 279
XIII. La catastrophe 295
XIV. Épilogue. . 308
510 TABLE DES MATIERES
PORT-TARASCON L'AUTEUR 321
LIVRE PREMIER
I. Doléances de Tarascon contre l'état de choses. — Les
boeufs. — Les Pères-Blancs. — Un Tarasconnais au. Paradis. — Siège et reddition de l'abbaye de Pampérigouste 327
II. La pharmacie de la Placette. — Apparition d'un homme
du Nord. — « Dieu le veut, Monsieur le Duc ! » —
Un paradis au delà des mers 335
III. La Gazette de Port-Tarascon. — Bonnes nouvelles de la
colonie. — En Polygamille. — Tarascon se prépare à lever l'ancre. — « Ne partez pas ! Au nom du ciel, ne partez pas !» . 346
IV. Embarquement de là Tarasque. — Machine avant ! — Les
abeilles quittent la ruche. — L'odeur de l'Inde et l'odeur de Tarascon. — Tartarin apprend le papoua. — Distractions de la traversée 357
V. La véritable légende de l'Antéchrist racontée par le R.
P. Bataillet sur le pont du Tulu-panpan 364
VI. L'arrivée à Port-Tarascon. — Personne. — Débarquement
Débarquement milices.— PHARMA... BÉZU... — Bravidaprend le contact. — Terrible catastrophe. — Un pharmacien tatoué 376
VII. Continuez, Bézuquet... — Le duc de Mons est-il ou non
un imposteur?— L'avocat Branquebalme. — « Verum enim vero » le « parce que du parce qu'est-ce ». — Un plébiscite. — Le Tutu-panpan disparaît à l'horizon. 385
LIVRE DEUXIÈME
I. Mémorial de Port-Tarascon, journal rédigé par le secrétaire PASCALON, OÙ se trouve consigné tout ce qui a
été dit et fait dans la colonie libre sous le gouvernement de Tartarin 395
II. Les courses de taureaux à Port-Tarascon. — Aventures
et combats. — Arrivée du roi Négonko et de sa fille Likiriki. — Tartarin frotte son nez contre le nez du roi. — Un grand diplomate 407
III. Il pleut toujours. — Invasion de maladies aqueuses. —
TABLE DES MATIÈRES 511
La soupe à l'ail. — Ordre du gouverneur. — L'ail va manquer! — L'ail ne manquera pas. — Le baptême de Likiriki 414
IV. Suite du Mémorial de Pascalon 422
V. Apparition du duc de Mous. — L'île bombardée. — Ce
n'était pas le duc de Mons. — Amenez le drapeau, coquin de sort ! — Douze heures aux Tarasconnais pour évacuer l'île sans bateau. — A la table de Tartarin; tous jurent de suivre leur Gouverneur dans sa captivité 431
LIVRE TROISIÈME
I. Delà réception que les Anglais firent à Tartarin à bord du
Tomahawk. — Derniers adieux de l'île de Port-Tarascon. — Conversation du Gouverneur sur le tillac avec son petit Las Cases. — Costecalde est retrouvé. — La dame du commodore. — Tartarin tire sa première baleine. 443
II. Un dîner chez le commodore. — Tartarin esquisse un
pas de farandole. — Définition du Tarasconnais par le lieutenant Shipp. — En vue de Gibraltar. — La vengeance de la Tarasque 454
III. Suite du Mémorial de Pascalon. 464
IV. Un procès dans le Midi. — Dépositions contradictoires.
— Tartarin jure devant Dieu et devant les hommes.
— Les brodeurs de Tarascon. — Rugimabaud mangé
par le requin. — Un témoin inattendu . 475
V. Bompard a passé le pont. —Histoire d'une lettre à cinq
cachets rouges. —. Bompard en appelle à tout Tarascon qui ne répond pas. — Mais lisez-la donc, cette lettre, coquin de sort! — Menteurs du Nord et menteurs du Midi 484
VI. Suite et fin du Mémorial de Pascalon. 493
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY