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Titre : Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale

Auteur : Le Mouvement social (Paris). Auteur du texte

Auteur : Institut français d'histoire sociale. Auteur du texte

Éditeur : Éditions ouvrières (Paris)

Éditeur : Éditions de l'AtelierÉditions de l'Atelier (Paris)

Éditeur : La DécouverteLa Découverte (Paris)

Éditeur : Presses de Sciences PoPresses de Sciences Po (Paris)

Date d'édition : 1987-04-01

Contributeur : Maitron, Jean (1910-1987). Directeur de publication

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34348914c/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 25638

Description : 01 avril 1987

Description : 1987/04/01 (N139)-1987/06/30.

Description : Collection numérique : Littérature de jeunesse

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5735235z

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-R-56817

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 06/12/2010

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AVRIL-JUIN 1987

N° 139

Communisme et traditions (1920-1934)

M. Hastings Fêtes communistes à Halluin la Rouge

K. Amdur Syndicalistes révolutionnaires et communistes

Ouvriers américains

M. Cordillot Immigrés allemands et socialisme

dans le Sud esclavagiste M. Lichtenstein Pouvoir ouvrier aux usines Ford (1941-1960)

Editorial - Chronique - Notes de lecture

les éditions ouvrières


Revue trimestrielle fondée par Jean Maitron,

publiée

par l'Association « Le Mouvement social»

avec le concours du Centre National

de la Recherche Scientifique

et avec la collaboration du Centre de recherches

d'Histoire des Mouvements sociaux

et du Syndicalisme de l'Université Paris I

(Panthéon -Sorbonne)

et diffusée avec le concours

du Centre National des Lettres

COMITÉ DE RÉDACTION

François Bédarida, Jean Bouvier, Robert Boyer, Pierre Broué, Pierre Caspard, Colette Chambelland, Alain Cottereau, Marianne Debouzy, Jacques Droz, Annie Fourcaut, Jacques Freyssinet, Patrick Fridenson, René Gallissot, Noëlle Gérôme, Jacques Girault, Daniel Hémery, Jacques Julliard, Annie Kriegel, Yves Lequin, Jean Maitron, Jacques Ozouf, Daniel Pécaut, Michelle Perrot, Christophe Prochasson, Antoine Prost, Madeleine Rebérioux, Jean-Pierre Rioux, Jean-Louis Robert, Jacques Rougerie, Danielle Tartakowsky, Françoise Thébaud, Marie-Noëlle Thibault, Jean-Paul Thuillier, Rolande Trempé.

SECRÉTARIAT DE RÉDACTION DE LA REVUE

Patrick Fridenson, Noëlle Gérôme, Christophe Prochasson, Danielle Tartakowsky.

ASSISTANTE DE LA RÉDACTION Aline Fernandez.


LE MOUVEMENT

SOCIAL

AVRIL-JUIN 1987 NUMÉRO 139

Histoire et musée, par Madeleine Rebérioux ... 3

Identité culturelle locale et politique festive communiste :

Halluin la Rouge 1920-1934, par Michel Hastings...... 7

La tradition révolutionnaire entré syndicalisme et communisme dans la France de l'entre-deux-guerres, par Kathryn E. Amdur . . . .......... .... .... .. . . . 27

Aux origines du socialisme dans le Sud des États-Unis : les immigrés allemands dans les États esclavagistes, 1848-1865, par Michel Cordillot ... ............. 51

La vie aux usines Ford de River Rouge : un cycle de pouvoir ouvrier (1941-1960), par Nelson Lichtenstein ...... 77

Les États-Unis dans Le Mouvement social 106

La « Belle Époque » et le cinéma, par Christian Jouhaud . . 107

NOTES DE LECTURE .. ... .. 114

DANS LE MONDE. — El anarquismo y el movimiento obrero en Argentina, par I. Oved (P.L. Abramson). Kautskys russisches Dossier, par D. Geyer (C. Weill). Walter Benjamin im Exil, par C. Kambas (id.). Die Kopfgeburten der Arbeiterbewegung, par C. Neusüss (id.). EN FRANCE. — La prison, le bagne et l'histoire, par J. Petit et alii (J.-Y. Mollier). Un ouvrier en 1820, par J.É- Bédé (M. Rebérioux). The artisan republic, par M.-L. Stewart-Mac Dougall (R. Huard). Structure and mobility, par W.H. Sewell Jr. (Y. Rinaudo). Les travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque, par N. Green (M. Rebérioux). La vie tragique des travailleurs, par L. et M. Bonneff (F. Riffault-Regourd). Jean Jaurès « l'intolérable », par G. Candar (J. Howorth). Jaurès assassiné, par J. Rabaut (G. Candar). De la croissance à la désindustrialisation par O. Hardy-Hémery (P. Fridenson). La Gestapo contre le Parti communiste, par G. Willard et alii (R. Gallissot). La CGT de la Libération à la scission, par A. Lacroix-Riz (F. Roth). La foi des charbonniers, par É. Desbois et alii (J.-P. Thuillier); La classe ouvrière en mutations, par J. Lojkine (P. Fridenson)

Informations et initiatives. 143

Résumés . . . 147

Livres reçus . 150


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Le « Mouvement social » est en vente à la librairie des Éditions ouvrières, 12, avenue Soeur-Rosalie, 75621 Paris Cedex 13, ainsi que dans les grandes librairies des villes universitaires.

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La correspondance concernant la rédaction doit être adressée à M. P. Fridenson, rédaction du « Mouvement social », les Éditions ouvrières, 12, avenue Soeur-Rosalie, 75621 Paris Cedex 13.

Les livres et revues, pour compte rendu, doivent être adressés à Danielle Tartakowsky, « Le Mouvement social », 9, rue Malher, 75004 Paris.

RECHERCHE

Centre de documentation

de l'Institut français d'histoire sociale

(Archives nationales), 87, rue Vieille-du-Temple, 75003 Paris

ouvert les mardis et jeudis de 9 h 30 à 12 h 30 et de 13 h 30 à 18 h, le mercredi de 9 h 30 à 12 h 30.

Centre de recherches d'histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme

de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

9, rue Malher, 75004 Paris

ouvert les lundis, mardis, jeudis de 14 h à 19 h et les vendredis de 14 h à 17 h.

Le Musée social

5, rue Las Cases, 75007 Paris

ouvert du lundi au vendredi de 9 h à 12 h 30 et de 13 h 30 à 17 h 30.


Editorial

Histoire et musée

par Madeleine REBÉRIOUX *

L'ouverture du musée d'Orsay, ce vaisseau sublime pour parler de façon moins métaphorique, cette gare de 1900 transformée en musée dés arts, l'équipe du Mouvement social la salue avec joie et, bien au-delà, tous les historiens qui s'intéressent au XIXe siècle. Écrasée dans nos programmes scolaires, la période qui s'ouvre en 1848 et se clôt en 1914 est ici exaltée, Hosannah ! donc, et, pas seulement en raison de la beauté — ce concept vivace mais obscur — de tant d'oeuvres ici rassemblées. Au-delà de cette joie cependant -— qu'elle demeure! — Orsay ouvre quelques perspectives neuves aux historiens du mouvement social, ou, à tout le moins, les confirme dans leurs interrogations. A trois niveaux au moins. D'autres ne manqueront pas, sous peu, d'apparaître : l'histoire est un devenir.

Cette affirmation peut étonner. Le monde du travail n'est-il pas quasi absent de ce musée ? Et la culture de masse un peu sacrifiée ? Certes un film a été réalisé sur le procès d'industrialisation de la France (1): à travers des personnages symboliques — ouvriers surtout, patrons aussi —, il s'attache à évoquer l'avènement des deux premières révolutions industrielles. Certes aussi la Commune et Fourmies, la naissance de la CGT et l'assassinat de Jaurès, la machine à coudre et le marteau-pilon, on les verra mis en scène tout au long du « Passage des dates» où il sera loisible d'interpeller quelque mille scénarios (2). Bientôt, peut-être, les CDI de nos collèges, de nos lycées, pourront y avoir accès. Mais l'absence de l'objet industriel — n'aurait-il pas, lui aussi, sa beauté muséale, fonctionnelle et formelle ? —, celle, aussi, des arts et traditions populaires — eussent-ils été ternis par les charmes de la Vénus de Cabanel ? on en doutera —, la faible place réservée à l'estampe et au livre illustré, à la photographie même et au cinéma, met en évidence la distance qui sépare les choix de la majorité des conservateurs (3) et ceux des historiens.

N'importe. La vraie vie est ailleurs.".. L'histoire au musée est un pro*

pro* d'histoire contemporaine à l'Université Paris VIII.

(1) Réalisateur : Jean-Louis Gros.

(2) Ils portent sur des événements découpés année par année dans l'épaisseur du temps, puis sur des biographies et des thèmes.

(3) Une de nos collaboratrices, Chantal Martinet-George (voir dans le n° 131 du Mouvement social, « L'expression plastique au XIXe siècle. Regards d'aujourd'hui »), conservateur à Orsay, a joué un grand rôle dans la promotion de l'histoire dans le musée.

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Éditions ouvrières, Paris


4 M. REBÉRIOUX

blême. L'histoire et le musée, un autre. C'est de celui-ci que notre revue peut, utilement, se saisir (4) : paroles et objets brassés, il y a beau temps que les deux importent aux historiens. Beau temps — les années trente ! — que Lucien Febvre leur a suggéré de s'intéresser aux charrues et aux épées, aux statues et au mobilier, aux tableaux eux-mêmes qui trônent tout en haut d'une hiérarchie non écrite mais institutionnellement constituée (5). Bref, aux choses de la vie, lors même qu'un musée les recueille. Comment les lire, donc ?

De la Réunion de famille de Bazille à L'atelier de Courbet, de La Danse de Carpeaux aux chaises de Thonet, aux vases de Galle et aux affiches de Mucha, les « oeuvres d'art » ajoutent tout d'abord à nos archives documentaires, alors même que nous savons combien elles les débordent de toute part, l'histoire s'enrichit de cet usage que le musée, en tant que tel, récuse. Source parmi d'autres, l'oeuvre peut, comme d'autres, être lue à plusieurs niveaux. L'anecdote d'abord ou, si l'on préfère, le sujet (6), et les éléments qui le constituent ou entre lesquels il se décompose. Le débardeur de Constantin Meunier, le forgeron de Dalou, les moissonneurs de Lhermite, voici leurs gestes et leurs hardes, leur peine, leurs joies peut-être. Primitif en somme, primaire en tout cas, ce niveau de lecture est aussitôt dépassé : la quête et le compte et le déplacement des allégories (7), le poids du format — scène de genre, L'Enferrement à Omans n'eût pas choqué, mais Courbet lui donne la même ampleur qu'aux Romains de la décadence ! —, les contraintes propres aux traditions de chaque art, obligent à dépasser l'argument. Si le monde du travail n'obtient que rarement le statut d'objet réel, les raisons pour lesquelles il en est ainsi diffèrent du sculpteur au peintre et au photographe (8) même si elles s'inscrivent dans une vision du monde le plus souvent commune aux artistes et à leurs clients ou à leurs commanditaires. Ainsi surgissent derrière les oeuvres les pratiques sociales et professionnelles à l'écart desquelles les idéologies silencieuses resteraient pure abstraction.

Chasseur d'objets, pêcheur d'images, l'historien les instrumentalise, donc, pour en faire son miel: des oeuvres il passe, directement si j'ose dire, à l'histoire sociale des représentations, des professions, des idéologies. Rien là de très nouveau; notre époque saturée d'images, gavée d'objets, donne volontiers raison aux pères fondateurs de l'histoire du mental et du social. Le guide Les sources de l'histoire ouvrière, sociale et industrielle,en France qu'achève Michel Dreyfus (9) fera large place à l'icône et non aux seuls textes. Et l'Inventaire informatisé mis en place au ministère de la Culture par les instances patrimoniales, s'il ne résout pas nos rudes problèmes de méthodologie, permettra tout au moins de

(4) Ayant été mêlée pendant cinq ans à la vie du musée, je me suis expliquée ailleurs sur « L'histoire au musée » : cf. entre autres le numéro spécial du Débat, sous presse au moment où je rédige ces lignes.

(5) Au XIVe siècle le règne de là peinture est établi par les salons, même si la sculpture occupe plus que jamais les rués et lés places. Quant à l'architecte, sa position est sévèrement concurrencée par celle de l'ingénieur.

(6) Sur cette question essentielle, cf. G. VINCENT, « L'historien face au tableau », Le Mouvement social, avril-juin 1985.

(7) Ici les travaux de Maurice Agulhon dominent toute la recherche.

(8) Cette approche est largement élaborée par André Rouillé. Cf. en particulier son article décisif : « Les images photographiques du monde du travail sous le second Empire », Actes de la recherche en sciences sociales, septembre 1984.

(9) A paraître aux Éditions ouvrières en 1987.


HISTOIRE ET MUSÉE 5

les poser de manière plus sérieuse. Il y à cependant plus d'audace prospective, et donc encore plus d'incertitude, lorsque, au premier plan de l'usage muséal, c'est l'histoire culturelle et non, immédiatement, l'histoire sociale qui tente sa chance. Comment ? En s'attachant, par exemple, dans les oeuvres non aux thèmes qu'elles évoquent, aux éléments qui les constituent ou aux pratiqués qu'elles révèlent, mais à ce qui en elles exprime le respect d'anciennes valeurs ou l'émergence de nouvelles. Ce projet; semble adéquat à une époque où le rapport au monde des artistes, multiforme, peut se traduire de maintes manières qui restent largement à prospecter. Académisme ou avant-garde, voilà un grand problème. S'attacher à la concordance et aux dissentiments des arts, voilà un beau programme qui n'aura garde d'oublier la littéra^ ture, la musique et ce médiateur culturel, la critique (10). Simple étape au reste. Les analyses proprement culturelles renvoient aussitôt aux lieux, aux instances, où s'élaborent ces valeurs communes ou spécifiques, aux carrefours de sociabilité, et de pouvoir, au système qui détermine la division du travail. Elles mettent à nu les comportements des classes et des groupes, ou plutôt nous obligent à les interroger au-delà des schémas parfois réducteurs, sans oublier cependant Ce que nous leur devons (11). Le social pointe son nez, voire le politique. Les oeuvres peuvent prolonger le passé, dire leur temps dans sa complexité. Elles peuvent aussi annoncer les temps.

Les discussions autour d'Orsay sont fécondes. Le dialogue entre historiens et muséologues est désormais ouvert. Dès deux côtés, quoiqu'inégalement, on manie désormais et les mots et les choses. Les historiens ont des raisons nouvelles de s'intéresser aux images, aux objets. Les conservateurs de ne pas s'enfermer dans le silence des expositions. La création dans un grand musée d'un « service culturel » où sont représentées toutes les disciplines qui de près ou de loin touchent aux sciences humaines achève de faire d'Orsay un haut lieu culturel. Comme Romantisme, comme Le Débat, Le Mouvement social y sera sans doute, de maintes manières, associé! Histoire et musée: un thème d'avenir.

(10) Il y à vingt ans j'avais dirigé pour notre revue un numéro spécial « Critique et socialisme au tournant du siècle », Le Mouvement social, avril-juin 1967.

(11) Il faut dire en particulier notre dette à Actes de la recherche en sciences sociales.



Identité culturelle locale

et politique festive communiste :

Halluin la Rouge 1920-1934

par Michel HASTÎNGS*

Le 14 juin 1924, l'Enchaîné, le journal communiste de la Région Nord-Pas-de-Calais, dénonçait les brimades et vexations dont avaient souffert les ouvriers halluinois avant-guerre :

Au temps des cléricaux-réactionnaires, nulle fête populaire n'était tolérée, la danse était interdite. Les ouvriers et les ouvrières allaient le dimanche s'amuser à Menin. S'ils y étaient vus, c'était le renvoi de l'usine. Il était même prohibé de porter le masque au Carnaval (1).

Trois mois plus tôt, la Maison du Peuple d'Halluin, pour célébrer le succès d'une grève ouvrière, avait mis en scène une parodie carnavalesque de grande envergure : l'enterrement symbolique de Désiré Ley, secrétaire général du Consortium Textile. Le dimanche 9 mars 1924, dans une ville pavoisée dé rouge, un cortège de dix mille personnes accourues des villages frontaliers suivit le corbillard tiré par deux baudets jusqu'à la place JeanJaurès, où l'effigie de paille fut brûlée dans la liesse générale, tandis que trois pleureuses antiques, oignons à la boutonnière, mimaient lès affres de la douleur (2). A la rétention bourgeoise des réjouissances populaires le Parti communiste oppose sa volonté de « réinventer les traditions » (3).

La conquête par le Parti communiste en 1920 d'une cité jùsque-là conservatrice peut-elle trouver un début d'explication dans la capacité de ses dirigeants à renouer avec les formes traditionnelles de la culture populaire et notamment la sociabilité festive (4) ? Il nous a semblé que la fête représentait à Halluin « une sociabilité motrice » (5) gouvernant

* Chercheur en science politique CRAPS/CNRS, Université de Lille II.

(1) L'Enchaîné, 14 juin 1924.

(2) M. HASTINGS, « Communisme et folklore. Étude d'un carnaval rouge », Ethnologie française, avril-juin 1986, p. 137-150.

(3) E. HOBSBAWM, Les primitifs de la révolte dans l'Europe moderne, Paris, Fayard, 1966, p. 221.

(4) Sur la permanence des formes culturelles « traditionnelles » dans la production festive contemporaine du PCF, se reporter à l'étude de N. GEROME, « La banlieue à la fête de l'Humanité», Colloque « Les cultures populaires », Université de Nantes, 1983. Sur le thème de la confrontation d'une fête révolutionnaire aux réalités préexistantes, voir M. VOVELLE, Les métamorphoses de la fête en Provence de 1750 à 1820, Paris, Aubier, 1976.

(5) E. DEJONGHE et J.-P. THUILLIER, « Vivre à Gravelines : espaces, pouvoirs, société 18801980 », Revue du Nord, avril-juin 1982, p. 470.

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Editions ouvrières, Paris


8 M. HASTINGS

toutes les autres et dont la nature de conservatoire des traditions garantissait la transmission des héritages culturels locaux.

Nous parlerons de politique festive communiste, c'est-à-dire de la manière dont le Parti et ses « couronnes extérieures » composent avec les valeurs, les normes sociales et les comportements du milieu qu'ils pénètrent. Dès le début des années 1920, les responsables de la Maison du Peuple vont entamer une sorte de reconquête festive, développant de façon intensive les associations ludiques, les sociétés carnavalesques, multipliant les occasions de « faire la fête ». Mais comment vont s'articuler les relations entre une mise en scène militante et la culture locale ? Y a-t-il pure et simple substitution d'une fête de type nouveau à un modèle de fête « à l'ancienne » ? Les fêtes communistes constituent-elles un emprunt, une perpétuation, un enrichissement d'un folklore flamand qui servirait de structure d'accueil aux fêtes politiques nouvelles ? Peut-on parler, avec Michel Vovelle, d'une « fondamentalité de la fête traditionnelle » (6) ?

En se portant à la rencontre des traditions, le Parti entend se légitimer, moins en termes de rupture que de correspondance avec le passé, comme si les fréquentes références à l'histoire locale, le recours constant à l'héritage festif étaient destinés à rassurer une population encore étonnée de sa propre audace politique (7). Les fêtes communistes n'ont-elles pas contribué au maintien des comportements socio-culturels halluinois, par-delà un changement radical d'étiquettes politiques ? Une fonction intégratrice rendue nécessaire par le site frontalier de la commune, l'extrême mobilité de ses habitants et les prémisses déstabilisateurs de la crise de l'industrie textile. En jouant de son identification à la culture locale, le Parti communiste halluinois relaierait-il le discours et les pratiques des autorités hégémoniques d'avant-guerre ? Le catholicisme intégriste d'Halluin la Blanche et le bolchevisme des années 1920 parleraient-ils le même langage ?

L'assise territoriale de notre enquête sera la ville d'Halluin, cité ouvrière de quinze mille habitants, située sur la frontière franco-belge, dont toute la vie sociale et économique est soumise à « la dictature de la toile » et qui vécut de 1920 à 1939 « une parenthèse rouge ». Bastion inexpugnable du Parti communiste pendant vingt ans, trait d'union entre la Flandre rurale et les grands centres textiles de Roubaix-Tourcoing, Halluin s'engagea dans une expérience révolutionnaire assez rare par son intensité et les sentiments passionnés qu'elle suscita. « Halluin, Ville Sainte, Mecque du communisme dans le Nord » (8) entrait dans l'histoire du mouvement ouvrier français, imposant à ses habitants un choix manichéen. Rouge ou Blanc.

Les géographies de la fête

Avant d'assigner à la fête une autre géographie, il convient de purger l'espace de ses références et vestiges bourgeois. L'une

(6) Cité dans Les fêtes de la Révolution, Colloque de Clermont-Ferrand, Paris, Société des Études Robespierristes, 1977, p. 123.

(7) M. AGULHON, Pénitents et Francs-Maçons de l'Ancienne Provence, Paris, Fayard, 1968.

(8) M. VAN DER MEERSCH, Quand les sirènes se taisent, Paris, A. Michel, 1933, Imprimerie Nationale, rééd. 1982, p. 182.


IDENTITÉ CULTURELLE LOCALE ET POLITIQUE FESTIVE COMMUNISTE 9

des premières mesures de la nouvelle municipalité fut donc de voter un bouleversement de la dénomination des rues. Pas moins de quatre-vingtquatre modifications ont été proposées mais rejetées par le Préfet, soit l'ensemble de la voirie à l'exception des rués de Lille et de la gare. Le 14 février 1920, Henri Lauridan, secrétaire de la Bourse du Travail et membre du Conseil municipal, expliquait en ces termes la détermination des révolutionnaires de créer leur propre paysage.

C'est ici que notre action se concrétise, que notre volonté de dénommer les rues prend sa conclusion dans notre immense foi en l'avenir. Demain ces noms, ces idées parleront au coin des rues. Je propose que sous le nom de la plaque soit inscrite là raison du choix. Ainsi sous la rue de la Révolu-, tion, la phrase : seul et unique moyen de libération du Prolétariat (9).

Le baptême révolutionnaire de la voirie locale signe l'acte de naissance officiel d'Halluin la Rouge. Cette toponymie de l'An I travaille comme support de mémoire, en établissant une généalogie continue entre Spartacus, Michel Servet et les militants des années 1920. Mémoire certes sélective mais qui fortifie le sentiment d'appartenir à une même famille. Ville utopienne où l'homme nouveau commerce avec les héros, où les morts interpellent les vivants. Là nouvelle nomenclature perd ses champs de bataille (Alma, Austerlitz, Jeinmapes) et ses intercesseurs (saint Jean, saint Roch et saint Hilaire) pour célébrer la science (Darwin, Champollion) et la littérature sociale (Emile Zola, Eugène Sue). La géographie halluinoise devient un livre d'histoire. En feuilletant l'angle des rues, la population ouvrière apprend les dates de ses anniversaires (4 septembre, Convention; 1er mai), reconnaît ses martyrs (Blanqui, Jaurès, Liebknècht) et intériorise les vertus de sa classe (Fraternité, Paix, Liberté).

L'exemple halluinois confirme également l'équation déjà connue entre histoire ouvrière et histoire des rues. Leur occupation différenciée, les rapports que la population entretient avec elles délimitent un ensemble d'espaces gigognes dont les fêtes locales respectent l'agencement concentrique.

L'urbanisation anarchique de la cité frontalière au XIXe siècle marque encore le paysage halluinois des années 1920. En l'absence de véritable centre historique, les premières usines textiles vont devenir les seuls môles d'agrégation des migrations flamandes et les références structurantes uniques de l'espace local (10). Espace éclaté où chaque quartier possède ses traits particuliers et une relative autonomie. La vie d'un tisserand halluinois s'inscrit dans un rayon inférieur à trois cents mètres. Cet espace quotidien aux distances rassurantes réduit la sociabilité aux dimensions de la courée. Dans ces quartiers de taille humaine (Colbras, Pannerie, Triez Cailloux, Rougè Porte, etc.), la fête offre toujours l'occasion de réaffirmer un sentiment d'appartenance collective à la communauté. Les kermesses organisées à l'initiative des comités liés aux écoles de quartier, les festivités mises en scène par la cellule locale du Parti, développent «l'esprit de courée », suscitant parfois des

(9) Archives municipales d'Halluin, procès-verbaux des délibérations du Conseil municipal, 14 février 1920.

(10) Si la proximité physique et surtout idéologique des lieux conflictuels permit longtemps au patronat d'exercer ses pressions, elle favorisa en retour l'encadrement syndical et l'implantation des idées socialistes puis communistes à Halluin.


10 M. HASTINGS

dépenses ostentatoires dans le seul but de faire mieux que le quartier voisin. Le chiffre annuel de ces fêtes apparaît élevé. En 1924, on en recense quatre-vingt-douze dont seize dans le seul quartier de la Pannerie. Leur principale originalité consiste en une quasi-absence de mobilité. Fêtes comprimées par l'exiguïté même des lieux. Les cortèges et les manifestations se sentent à l'étroit dans ces ruelles encadrées de maisons basses où seuls les chars à petits gabarits peuvent circuler. Fêtes statiques dont les tréteaux, dressés à l'angle de deux rues, achèvent de figer la mise en scène, devant des foules spectatrices. Seuls les bals parviennent à rompre l'aspect immobile de ces fêtes de quartier. Fêtes également sédentaires car leur fonction principale n'est pas de révéler la puissance de l'organisateur. Elles ne s'imposent pas comme des manifestations de visibilité du pouvoir local. Une fête de quartier, même organisée par une cellule du Parti, demeure avant tout un acte de réjouissance a-militant, un spectacle théâtral plus qu'une démonstration exigeant la participation active de la population. Le quartier demeure en effet le seul espace où le Parti communiste renonce à imposer son hégémonie festive. Dans les courées ouvrières où il engrange ses succès électoraux, le Parti doit tenir compte d'un vécu quotidien où les convictions révolutionnaires n'ont jamais gommé la ferveur et les pratiques religieuses. Au sein de ces quartiers aux fortes solidarités sociales et culturelles, le crucifix côtoie naturellement le portrait de Lénine.

A la rue scénique s'oppose la rue nomade. Les fêtes communistes offrent l'occasion de sortir de son quartier et de se répandre dans la ville, plus adaptée aux exhibitions militantes. La rue devient alors synonyme de mouvement, de mobilité, d'extraversion festive. Le défilé y affirme l'emprise de la fête sur l'espace communautaire (11). D'après la quarantaine d'itinéraires retrouvés, nous pouvons distinguer trois figures de cortèges (12).

Tout d'abord le cortège oecuménique des forces conservatrices. A l'époque d'Halluin la Blanche, les rues étaient réservées aux processions religieuses qui déroulaient leurs défilés de cantiques et de bannières à la gloire de saint Hilaire, patron de la ville, selon des parcours choisis. Le circuit quadrillait la plupart dès quartiers et veillait à relier tous les lieux historiques ou institutionnels. On allait de l'église au cimetière en une marche destinée à symboliser l'omniprésence de la religion aux deux moments extrêmes de la vie. On passait notamment rue de Lille, devant « les châteaux » du patronat textile, et les cortèges ouvriers ressemblaient alors à un geste d'allégeance des populations serves aux seigneurs maîtres des lieux. Les défilés conservateurs de l'après-guerre reprennent un peu ces itinéraires sans toutefois s'enfoncer aussi profondément dans les quartiers ouvriers. L'exemple des cortèges annuels organisés par la société « Les Amis halluinois » pour célébrer la libération de la ville en 1918, qui mènent les participants de l'église au monument aux morts, illustre l'aspect désormais plus sélectif de ces parcours et l'irréductible dichotomie spatiale des fêtes halluinoises.

Les années 1920 voient apparaître le cortège prophylactique. Halluin la Rouge revendiquera également la rue, comme attribut de sa puis(11)

puis(11) LOMBARD, « Fêtes et Carnavals dans le Nord. Rites de survivance ou exaltation communale ? », Clés, 2e semestre 1983, p. 6.

(12) M. OZOUF, « Le cortège et la ville. Les itinéraires parisiens des fêtes révolutionnaires », Annales ESC, septembre-octobre 1971, p. 889.


IDENTITE CULTURELLE LOCALE ET POLITIQUE FESTIVE COMMUNISTE 11

sance et de sa légitimité. Mais pas n'importe quelles rues. Celles des quartiers populaires et des courées. Celles de son électorat et de son recrutement. « La rue devient l'objet d'un jeu et d'un enjeu comme le montrent les procédures de négociation des itinéraires » (13). Les manifestations communistes ont très tôt pris des allures de rogations urbaines, véritables défilés conjuratoires délimitant de façon idéologicomagique les bornes du territoire prolétarien. Un exemple parmi tant d'autres de cette ségrégation géographique : l'exposition ambulatoire du drapeau rouge remis par les ouvriers du textile de Bakou le 28 août 1924 dessine une boucle presque parfaite autour des quartiers ouvriers en évitant au maximum les rues «blanches». Ces trajets soulignent l'avantage cérémoniel du flanc Est de la commune, là où prédominent les cités ouvrières. La seule incursion à l'Ouest de la rue de Lille vise à englober les courées frontalières du quartier populaire du Mamelon Vert et de l'impasse Inkermann. Les cortèges communistes se veulent sélectifs et procèdent souvent d'un sentiment de méfiance à l'égard de l'autre ville. Maisons basses contre hôtels particuliers, ville laborieuse contre ville « feignante », ruelles flamandes et patoisantes contre avenues françaises. A Halluin, l'ostracisme social dont furent victimes les ouvriers s'inscrit dans le paysage urbain et toute la vie de la cité semble se nourrir de cette coupure géographique sur laquelle viennent se greffer les ressentiments accumulés.

La dichotomie espace prolétaire/espace patronal est néanmoins remise en question lors des festivités carnavalesques. Le cortège devient alors conflictuel et provocateur. Ainsi lors du simulacre d'enterrement du Secrétaire du Consortium textile le 9 mars 1924, « le cortège partira de la rue Edouard Vaillant et se rendra par la rue des Ecoles; puis Pasteur, de Lille, Emile Zola, de la Gare à la place Jean-Jaurès » (14). Cet itinéraire rectiligne, qui transperce la commune selon un axe Est/Ouest, se dissocie de la plupart des manifestations festives locales, d'ordinaire en formes de boucles. Le tranchant du tracé, sa brutalité délaissent les parcours au profil englobant et rassurant. Au caractère défensif de certains tours de ville se substitue une promenade en forme de défi. Frôler l'église, défiler dans les rues bourgeoises, narguer les persiennes closes et les balcons obstinément déserts des « châteaux », c'est appeler symboliquement le peuple à l'invasion profanatrice des quartiers « riches ». L'excursion se transforme alors en ingression. Nous n'avons recensé ce genre de circuits qu'en période de Carnaval (ou lors des festivités empruntant la forme carnavalesque). Serait-ce le signe d'un respect des anciens rituels d'inversion, qui verrait les dirigeants communistes retrouver l'esprit de transgression et de provocation caractéristique de ces moments de licence collective (15) ?

La pratique festive d'Halluin la Rouge poursuit son intention de rénover l'espace urbain en privilégiant certains sites qui fonctionnent

(13) S. COLLET, « La manifestation de rue comme production culturelle militante », Ethnologie française, avril-juin 1982, p. 167.

(14) L'Enchaîné, 23 février 1924.

(15) Profitant de la position frontalière de la commune, la sociabilité festive halluinoise s'enrichit des fêtes organisées à Menin. Voir M. HASTINGS, « Contrebande et contre-société communiste. Éléments d'une culture frontalière », Espace, Populations, Sociétés, avril 1984, p. 89.


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comme autant de repères/repaires d'une nouvelle topographie prolétarienne. L'échelle dés lieux qui se met en place dans les années 1920 redéfinit l'orientation géographique et sociale de la cité.

Les cabarets tout d'abord. Ils étaient 313 en 1901, soit un pour cinquante-deux habitants ou encore un pour onze maisons, chiffre que n'atteint pas même le Roubaix des frères Bonneff (16). Victimes de la baisse démographique, du repli des Belges sur Menin et de la concurrence d'une sociabilité déjà plus centrée sur l'intimité familiale, les cafés disparaissent lentement entre les deux guerres (220 en 1921, 178 en 1931), Souvent situé à des endroits stratégiques (sortie d'usine, proximité de la Maison du Peuple ou de la gare, postes frontaliers), l'estaminet balise l'espace ouvrier et jalonne les processions communistes de véritables stations où le cortège s'arrête pour écouter un orateur et repart grossi de quelques clients (17). La fréquentation des cafés halluinois obéit à la division sociale et politique de la commune. Une tendance à la spécialisation partisane qui attribue au cabaret une couleur, blanc ou rouge. Y entrer revêt aussitôt une signification politique explicite. Pour ou contre la municipalité communiste. « A la brosse d'or » ou « Aux amis réunis ». Les cabarets sont le siège de la majorité des sociétés de loisir. En 1932, 85 % de la sociabilité institutionnelle tient ses réunions dans l'arrière-salle d'un café. La confusion des lieux entretient une étroite osmose entre vie militante et participation festive. Nombreux sont les tenanciers qui sont à la fois trésorier de la cellule communiste et dirigeant d'une association ludique ou sportive. Ces excellents recruteurs entretiennent l'image d'une politique joyeuse et populaire. Les dernières circulaires de la Maison du Peuple s'affichent à côté d'une convocation pour un tournoi de belote. On vient y lire l'Enchaîné et Le Travailleur « autour d'ein' vaclêtf', qui groul't et d'ein caliss' d'bière » (18). La patronne est la seule présence féminine dans ce milieu d'hommes.

A ce foyer familier de la sociabilité ouvrière s'ajoutent des lieux nouveaux bientôt chargés d'émotion et de ferveur. Alors que la Mairie demeura pendant les années 1920 le siège relativement neutre de l'administration municipale, la fréquentation de la Maison; du Peuple revêt une signification ouvertement politique. L'inauguration grandiose de cette « Maison du Prolétariat » le dimanche 26 juillet 1914 pose en fait la première pierre de l'aventure d'Halluin la Rouge. Pendant trois heures, les cortèges parcourent la ville, déployant les bannières et les drapeaux, signifiant par là que le rapport des forces était en train de basculer (19). Par son architecture (une bâtisse à double niveau tranchant avec les maisons ouvrières sans étage) et sa situation au coeur des quartiers les plus pauvres d'Halluin, «le temple ouvrier et socialiste » (20) symbolise la puissance grandissante dû prolétariat local. Outre un café, divers bureaux et une grande salle des fêtes sont à la disposition des militants et sympathisants. Après-guerre une douzaine de syndicats affiliés à la CGTU, la principale cellule communiste, la plu(16)

plu(16) et M. BONNEFF, La classe ouvrière, Paris, J. Rouff, 1911.

(17) L. MARTY, Chanter pour survivre, Lille, Fédération Léo Lagrange, 1982.

(18) « Autour d'un poêle a braises qui ronronne et d'un verre de bière ».

(19) Aux élections municipales de 1912, les socialistes obtiennent 41 % des inscrits.

(20) Le Réveil socialiste, 4 juillet 1914.


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part des sociétés festives dirigées par le Parti y ont leur siège. C'est de la Maison du Peuple que rayonne toute l'activité militante (vote des mouvements de grève, soirées chantantes au profit des chômeurs, etc.), que démarrent tous les cortèges ouvriers. Conçue non seulement comme salle de réunion mais également comme lieu de rencontre et de détente, « la Maison » ne désemplira jamais.

Construit en 1923 en bordure des quartiers ouvriers, le Stade municipal apparaît comme un Symbole des divisions politiques de la cité. Réservé au « Sport ouvrier », important groupe sportif, étroitement associé aux activités sociales et culturelles de la Maison du Peuple, il entendait concurrencer le stade de « l'Olympique halluinois », création patronale située rue de Lille. Lieu d'entraînement, de compétitions et de réjouissances de masse (les landis), le Stade municipal se transformait en amphithéâtre du Verbe lors des différents meetings qui clôturaient toute festivité organisée par le Parti. Terme obligé des manifestations, il faisait office de place publique à l'abri des indiscrétions bourgeoises. Lors des grèves, la population venait chaque soir aux nouvelles et le bal de la Saint-Jean y attirait des centaines de participants. Il offrait son arène sommaire aux orateurs du Parti, Fernand Grenier, Gilbert Declercq, Emile Bostoën (21), qui s'adressaient aux foules^ sans phraséologie inutile, en termes simples et convaincants, en français d'abord puis en flamand, langue vernaculaire des courées halluinoises. Ces émotions à ciel ouvert, ponctuées d'une vibrante « Internationale », concluaient les grandes journées de communion populaire.

La gare était le seul véritable lieu d'ouverture sur l'extérieur jusqu'à la construction d'une ligne de tramways vers Tourcoing. Inaugurée à la fin du XIXe siècle, la voie de chemin de fer desservait les communes françaises de la Vallée de la Lys. Les leaders parisiens y étaient accueillis avec une ferveur à peine contenue.

Les coeurs se serrent les traits se contractent, les femmes pleurent, les hommes ont peine à arrêter une larme qui perle au coin des yeux (22).

Ce n'est pas André Marty qui est porté en triomphe, c'est l'insurrection armée- La rue de la Gare, la plus large artère de la commune, tracée en 1880 et bordée de grandes maisons bourgeoises, se transformait pour l'occasion en voie royale qu'empruntait le cortège sous des voûtes de guirlandes, de banderoles et de serpentins. La visite des « Parisiens » signifiait pour les militants halluinois la reconnaissance de leur action par le Centre et la légitimité du communisme local.

Ce nouveau balisage de l'espace urbain s'accompagne d'une condamnation sans appel de certains sites. L'entreprise de négation vise essentiellement les symboles religieux et guerriers, les témoignages du mépris social. Aucun lieu consacré par l'ancienne municipalité n'est repris. Le centre historique de la cité est frappé d'interdit. L'église n'est

(21) Emile Bostoën (1900-1939), secrétaire de la Bourse du Travail de 1925 à sa mort, Gilbert Declercq (1896-1944), maire d'Halluin en 1935 et député en 1936, Fernand Grenier (1901), secrétaire à la Mairie jusqu'en 1932, député de Saint-Denis en 1937, Cf. Y. LE MANER, « Emile Bostoën », in J. MAITRON et C. PENNETIER, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. XX, Paris, Editions ouvrières, 1983, p. 27.

(22) L'Enchaîné, 16 août 1924.


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plus le lieu d'agrégation du noyau villageois qu'elle assurait vingt ans plus tôt. De même le monument aux morts, dont l'érection par souscription privée en 1925 fut boycottée par la municipalité, témoigne de l'irréductible dichotomie idéologique. Le 11 novembre, alors que les anciens Combattants del'UNC s'y recueillent, les membres de l'ARAC préfèrent se rassembler autour des tombes du cimetière communal et du monument aux morts de 1870. Plus paradoxal est l'anathème jeté sur les lieux de travail. L'usine à Halluin semble en effet réfrâctaire à toutes formes de solidarité et d'activités militantes. En témoigne la carence, sans cesse dénoncée, des cellules d'entreprises: Une répression patronale très dissùasive, les rapports d'organisation propres au monde textile où le travail conserve un caractère artisanal et personnalisé, peuvent constituer un début-d'cxplication. -,

On notera qu'hormis la Maison du Peuple, la topographie festive d'Halluin la Rouge retient exclusivement des lieux ouverts : la rue, le stade, la place Jean-Jaurès où se dresse le kiosque à musique. Il s'agit d'une géographie du sentiment de liberté où, « sous la voûte céleste qui n'appartient à personne » (23), s'émancipent les claustrations usinières. Il s'agit également d'une géographie de la visibilité et de la transparence qui offre l'occasion régulière de se compter, de se montrer et d'intimider. Une réécriture de l'espace urbain qui entretient la puissance du prolétariat sur fond de peurs bourgeoises.

Calendriers et rythmes festifs

La mise en scène par le Parti communiste halluinois des lieux porteurs de mémoire ouvrière et la constitution d'un espace militant réservé s'accompagnent d'une appropriation complémentaire des rythmes festifs. Aux commémorations religieuses d'avant-guerre les ordonnateurs du Parti entendent substituer Un calendrier conciliant la didactique militante et la revendication d'une expression populaire.

La municipalité adopte tout d'abord une attitude originale en face des «fêtes et cérémonies bourgeoises ». Ainsi le 14 Juillet communiste prend un caractère tout particulier, dont s'étonne et se scandalise Le Journal de Roubaix :

Aucun bâtiment municipal n'arbore le drapeau tricolore mais la façade de la mairie est décorée de drapeaux rouges. Les affiches communistes annoncent simplement l'anniversaire de la Révolution de 1789 mais non celui de la fête nationale (24).

Tout en prenant ses distances avec un 14 juillet patriotique, le Parti propose une lecture réactualisée, « halluinisée » de la Révolution. L'Histoire vient conforter les luttes de la cité. Une correspondance s'établit entre le peuple de Paris et les tisserands de la ville frontalière. 1789 est mère d'Octobre, et par la magie de ces récurrences l'anniversaire transforme l'événement national en acte de légitimation locale (25). La com(23)

com(23) RANCIÈRE et alii. Esthétiques du peuple, Paris, Éditions La Découverte, 1985, p. 63.

(24) Le Journal de Roubaix, 15 juillet 1920.

(25) P. VALLIN, « Fête, mémoire et politique. Les 14-Juillet en Limousin 1880-1914 », Revue française de science politique, décembre 1982, p. 965.


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mémoration se veut austère, réduite le plus souvent à une manifestation de propagande : « Le Parti s'abstiendra de toute participation à la fête dite de la liberté au moment où les prisons regorgent des meilleurs camarades » (26). Aucun défilé militaire niais celui des enfants des écoles laïques car en cette veille de grandes vacances, Gustave Desmettre, maire d'Halluin de 1919 à 1935, préside la distribution des prix, oranges et friandises. Du pain mais peu de jeux. Des concerts place Jean-Jaurès et des bals de quartiers que clôture à 22 heures un petit feu d'artifice.

La municipalité communiste ne cache pas son hostilité aux cérémonies patriotiques, refusant de célébrer le 11 novembre.

L'administration municipale d'Halluin s'est complètement désintéressée de la journée du 11 novembre, n'ayant organisé ce jour-là aucune fête en l'honneur du cinquantenaire de la République et de l'anniversaire de l'armistice (27).

L'attitude des dirigeants changea à partir de 1929 quand l'UNC et la société « Les Amis halluinois » prirent l'habitude, « devant la carence de la municipalité à remplir son devoir » (28), d'organiser un défilé avec dépôt de gerbes au monument aux morts de « la grande guerre ». Il fallut alors répondre à ces « provocations ». Des contre-manifestations, des défilés parallèles de la Maison du Peuple au cimetière communal, voire l'organisation d'une « Fête familiale » pour commémorer la Révolution russe, le jour même de la célébration par les forces conservatrices de l'anniversaire de la libération d'Halluin (17 octobre 1918), sont censés exorciser le mal. Pour mieux se démarquer des « patriotocards », on épure ces cérémonies de leurs compromissions bourgeoises par l'adjonction du qualificatif «rouge». Le «11 novembre rouge» est alors rendu aux ouvriers au cours de mises en scène sobres mais volontiers conflictuelles où chaque camp prétend occuper le terrain.

La célébration du 1er Mai résulte à Halluin d'un long travail de persuasion entrepris dès 1903 par l'Union syndicale. Il fallut expliquer la signification de cette journée et amener les ouvriers réticents à chômer et à supprimer la fête paroissiale de la Saint-Hilaire. Les dirigeants communistes de l'entre-deux-guerres hésiteront toujours entre la conception festive ou revendicatrice du 1er Mai. Jusqu'en 1930, la démonstration l'emportera sur la fête. Néanmoins on voit poindre dans le discours des partisans d'une célébration austère la nostalgie des vieilles coutumes rurales quand le mois de mai marquait la jeunesse de l'année, l'épanouissement du printemps et donnait l'illusion de l'éternelle résurrection de la nature. « A l'époque des feuillages neufs et du soleil renaissant, le prolétariat d'Halluin réclame son droit à la vie » (29).. En 1930, le journal l'Enchaîné se fait l'écho d'un débat dans les rangs communistes à Halluin. Faut-il ou non inscrire les revendications ouvrières dans un cadre de festivités ? Jamais les dirigeants locaux ne parvien(26)

parvien(26) dans C. WANQUET, L'évolution sociale et politique d'Halluin des environs de 1900 à 1939, Université de Lille, DES d'Histoire, 1961, p. 215.

(27) Archives départementales du Nord (ADN), M160/30, 1920.

(28) ADN, M160/36, 1922.

(29) L'Enchaîné, 26 avril 1924.


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dront à tomber d'accord et la célébration du 1er Mai combinera la démonstration de force aux réjouissances sportives et ludiques.

A ces cérémonies déjà institutionalisées ou en voie de l'être, il convient d'ajouter celles propres au lexique communiste comme le 1er Août, l'anniversaire de la mort de Lénine. Moins présentes dans les mémoires, faisant l'objet de mises en scène dépouillées où le discours militant prime l'aspect féstif, ces célébrations connaissent apparemment peu de succès. L'actualité internationale fournit également aux scénographes du Parti des journées de protestation qualifiées un peu rapidement d'« inoubliables ». Manifestations essentiellement défensives, contre l'occupation de la Ruhr (1923), contre la guerre du Maroc (1925), contre l'exécution de Sacco et Vanzetti (1927), etc. Le désintérêt général des populations pour ce genre de cérémonies contraste avec les efforts de mobilisation et la volonté de clore la sécheresse didactique de ces rituels militants par des pratiques festives plus traditionnelles (bals, soirées chantantes, concerts).

Une des caractéristiques de ces cérémonies sans grande profusion de symboles et de couleurs est d'être extrêmement loquaces. Ce sont des manifestations où l'on vient écouter et non pas regarder. Pour comprendre cette primauté de la parole, il faut se souvenir que le 14-Juillet ou le ler-Mai puisent leur création locale dans la rhétorique dés maîtres syndicalistes et dans l'enseignement des premiers socialistes. Ces commémorations ont d'abord été pensées, expliquées avant d'être vécues et réalisées. Il a fallu convaincre qu'elles ne signifiaient pas ce que la bourgeoisie voulait en dire. Les dirigeants communistes ont dû également justifier leurs choix. Si « le privilège du 14-Juillet est de n'avoir à répéter que ce qui fut déjà une fête » (30), le ler-Août, voire la Commune échappent au souvenir. Le discours justificatif doit suppléer alors l'absence de mémoire. Expliquer, convaincre et légitimer, tel fut le travail de réécriture préalable de ces célébrations. La magie du Verbe est à la fois leur acte de naissance et le passeport de leur succès.

Outre cet ensemble de cérémonies officielles ou suscitées par l'événement, le calendrier communiste s'enrichit des fêtes léguées par les ouvriers du textile comme celles du Broquelet et des Allumoirs en septembre. Cette récupération des traditions festives explique le syncrétisme parfois ambigu des formes et des contenus. Comment en effet concilier la « soif de fêtes » des populations, la prégnance toujours vivace de la culture flamande et de la religion catholique, avec la volonté du Parti de préserver son hégémonie organisatrice ?

Il existe un nombre restreint de fêtes jugées « impurifiables » mais dont le succès auprès des Halluinois oblige le Parti à accepter l'émulation. La fête patronale de Saint-Hilaire, le premier dimanche de mai, demeure ainsi l'une des rares occasions pour l'Église d'occuper la rue. La proximité du 1er Mai permet néanmoins aux dirigeants communistes d'essayer d'en désamorcer l'intérêt. Une compétition s'engage alors à distance dans la mobilisation des participants. Noël et Pâques, qu'il est difficile d'escamoter, donnent également lieu à des festivités parallèles. La Maison du Peuple organise pour l'occasion des soirées récréatives avec chants, cadeaux pour les enfants, bals. Certaines cérémonies reli(30)

reli(30) OZOUF, La fête révolutionnaire (1789-1799), Paris, Gallimard, 1976, p. 206.


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gieuses trouvent parfois un troublant prolongement au sein des pratiques communistes. En témoigne la volonté du Parti d'épouser le calendrier sacramentel. La fête des «Petits communiants rouges » organisée dans les années 1930 par la section locale de l'Union des Femmes contre la Guerre et la Misère, animée par Monique Dujardin, essaie ainsi de copier le grand rassemblement familial de 1a communion solennelle. Les chants prolétariens remplacent le latin des cantiques mais l'intention demeure de perpétuer l'un des rites de passage les plus prisés de la culture ouvrière (31). Les mariages et surtout les funérailles permettent aux militants d'afficher leur laïcité. Les enterrements civils, comme celui du militant Arthur Destailleurs en 1932, « imposant, dépassant le cadre du respect dû au défunt » (32), s'entourent volontiers de l'ostension provocatrice des drapeaux rouges et des marchés funèbres.

On notera que le Parti connaît un certain effacement de sa propagande anticléricale là où la présence de l'Église se fait la plus pesante, au sein dès petites communautés à forte sociabilité endogène. A côté du quartier qui a su préserver une; identité culturelle pétrie de traditions rurales et religieuses, la famille forme un second îlot de résistance avec lequel le Parti communiste préfère composer. Dans ces deux sanctuaires, il mène une politique de substitution; Peu désireux d'opposer une tactique frontale, il tente d'appauvrir la signification religieuse des rituels, en vidant les enveloppes formelles de leurs discours d'origine et en réservant à ses manifestations anticléricales le cadre ouvert et contagieux de la rue.

Carnaval est alors le meilleur moment choisi. L'outrance y devient la norme, les hiérarchies culbutent. Le 7 février 1932, la Maison du Peuple organise une mascarade à l'occasion de la Mi-Carême. «Dès 14 heures, un camion hippomobile, dans lequel avaient pris place plusieurs musiciens grossièrement grimés, a parcouru lentement les rues de la ville, escorté par une trentaine de masques » (33). A défaut d'une concomitance avec le calendrier, les formes seules de la cérémonie peuvent témoigner d'une référence carnavalesque. Ainsi la parodie de la procession de la Vierge qui voit les militants communistes promener le 10 août 1924 une tête de cochon sur une civière. Dans cette ville où la religiosité est encore si profondément ancrée dans les mentalités, l'expression anticléricale semble devoir recourir au burlesque énorme pour se faire entendre, comme si la transgression s'avérait difficile sans déguisement.

Le programme serait incomplet sans mentionner la part de l'impromptu et les nombreuses occasions de faire la fête hors de toute commémoration. Prenons l'exemple des grèves. A Halluin la Rouge, la grève est-elle une fête ? Nous n'avons pas retrouvé dans le corpus des grèves halluinoises de l'entre-deux-guerres cette atmosphère de liesse si bien décrite par Michelle Perrot. Il ne semble plus qu'à cette époque la fête soit consubstantielle à la grève. Elle la ponctue ou laclôt mais n'en définit plus l'essence même. Disciplinée, ordonnée, plus efficace, la grève communiste ne ressemble plus aux « échappées belles » d'il y a

(31) S. BONNET et A. COTT1N, La communion solennelle, folklore païen ou fête chrétienne ?, Paris, Le Centurion, 1969.

(32) ADN, M154/190B.

(33) ADN, M161/46.


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trente ans (34). La fête intervient désormais comme ressort contre la résignation. Dès les premiers signes de lassitude, les dirigeants organisent une soirée récréative, un défilé masqué dans le butde vendre une chanson. Ou comme conclusion d'une victoire ouvrière. A la fierté d'avoir gagné et vaincu le patron s'ajoute le soulagement d'en avoir terminé. Explosions de bruits et de couleurs, ces instants ressemblent souvent à des libérations et de véritables gestes d'exorcisme y sont fréquents comme en témoigne la parodie des funérailles de Désiré Ley en 1924. Ces moments d'intenses festivités ne doivent pas nous leurrer. L'osmose fête/grève n'existe plus à l'époque. La fête semble désormais refoulée dans un statut d'extériorité, n'intervenant qu'en cas d'issue heureuse. La grève n'est plus en soi une occasion de fête, seule la victoire la suscite.

Redessiner l'espace quotidien, suspendre le temps banal. Les fêtes communistes ont dû pour cela épouser les formes traditionnelles de la vie culturelle frontalière où se nourrit le particularisme identitaire des Halluinois, s'accommoder de cette religiosité et de cette sociabilité flamandes dont elles apprennent à reconnaître les pratiques rituelles. L'élaboration d'un langage festif communiste confirme-t-elle cette récurrence des modèles culturels anciens ?

Éléments d'une geste festive

Conquérir la parole constitue pour le prolétariat un acte décisif dans le processus de prise de conscience de son identité historique. Se faire entendre, délier les langues, déchirer le bâillon. Le cri demeura longtemps l'expression première du peuple. Les manifestations bruyantes, les cortèges tintarnarresques où le bourgeois ne voit qu'éructations animales et hordes ambulantes ébauchent une parole ouvrière encore timide et primitive.

Il y a pour ces claustrés une sorte d'ivresse à marcher, à se sentir libres ; ils déambulent parfois des heures, des journées entières, arpentant le payé comme fous de grand air (35).

Moins rudimentaire, la chanson constitue un moyen naturel de lutter contre la misère sociale et s'affirme comme la forme privilégiée de la parole ouvrière (36). Elle accompagnait la plupart des manifestations d'avant-guerre. La Marseillaise, la Carmagnole, l'Internationale plus tardivement, alternaient avec des chants de circonstance dont malheureusement les archives ont conservé peu de traces. Cependant à cette époque, la chanson était surtout un divertissement d'intérieur. Elle accompagnait notamment les réjouissances des cabarets. C'était dans

(34) « Les tisserands d'Halluin comme toujours se sont mis à parcourir les rues de la ville, en chantant quelques refrains à la Boulange », Le Progrès du Nord, 17 mars 1889.

(35) M. PERROT, Les ouvriers en grève (1871-1890), Paris-La Haye, Mouton, 1973, p. 172.

(36) R. BRECY, Florilège de la chanson révolutionnaire de 1789 au Front populaire, Paris, Éd. Hier et Demain, 1978.


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l'arrière-salle enfumée d'un estaminet, quand les chopes de bière et les verres de genièvre commençaient à rougir les visages, qu'un individu se levait et entamait un couplet qui parlait de Révolution, d'espoir et de libération prochaine. L'émotion gagnait rapidement l'assistance qui reprenait en choeur le texte vendu un sou. Chansons politiques et politique de la chanson. Vingt-cinq ans plus tard, les communistes halluinois relaient les socialistes de la coopérative gantoise, le Vooruit, et les prédicateurs guesdistes qui, venus de Roubaix, utilisaient le réseau culturel flamand pour évangéliser les populations ouvrières de la; région frontalière. La chanson a toujours été considérée comme l'instrument le plus sûr et le plus actif de la propagande (37).

Avec l'arrivée de la municipalité communiste, là chanson ne craint plus la rue. L'Internationale, qui a détrôné la Marseillaise et la Carmagnole, accompagne désormais tous les défilés, ponctue, « vibrante et unanime », tous les discours. Par contre les différents florilèges publiés par les éditions parisiennes du Parti ont du mal à s'imposer. Seuls le très connu « Gloire aux marins de la Mer Noire » sur l'air, du non moins célèbre « Gloire au dix-septième » et « Amnistie » de Robert Guérard, que les militants halluinois entendront pour la première fois le 10 novembre 1922 lors d'une soirée chantante organisée à la Maison du Peuple, atteindront une certaine renommée, loin cependant derrière les compositions d'auteurs locaux comme Jean Knockaert de Tourcoing dit Jean Rouge, Fernand Grenier, Joseph Declercq et quelques anonymes qui chantèrent la cité rouge. Le corpus que nous avons retrouvé confirme les remarques formulées par Pierre Pierrard sur la chanson patoisante à Lille sous le Second Empire: « selon l'adage primauté des paroles antériorité de l'air, les chansonniers sont le plus souvent des paroliers qui adoptent et adaptent dés musiques existantes » (38). Les fréquentes mentions « air connu », frustrantes par leur laconisme, nous renseignent néanmoins sur la faiblesse des créations originales. Les chansonniers préfèrent recourir aux mélodies anciennes («Meunier, tu dors», «Monte là d'sus ») que l'on associe à de révolutionnaires paroles. Le folklore apporte également sa contribution. On sollicite ainsi fréquemment, les mâles accents des « Bateliers dé la Volga ». Quant à la musique de la « canchon dormoire » (« le p'tit Quinquin ») de Desrousseaux, sa vertu émotive sur les populations du Nord reste intacte. Lorsqu'enfin la situation locale exige un effort de mobilisation, l'appel aux rythmes militaires permet de galvaniser les troupes (« Verdun, on ne passe pas »). Progressivement, avec l'apparition des postes à galène, les airs de vaudeville et les chansons à la mode vont supplanter les ressources du patrimoine folklorique comme le prouvent les succès de « Mon père est Marseillais » ou « Célina, Célina, c'est comm'ça que j't'aime ».

Que nous apprend une rapide analyse de contenu des textes ? La thématique apparaît pauvre. Les paroles souvent inspirées par les circonstances lient la chanson à l'événement. Elle ne semble vivre que par et

(37) C. WlLLARD, Le mouvement socialiste en France: les guesdistes, Paris, Éditions sociales, 1965. W.M. REDDY, The rise of market culture, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 253-288.

(38) P. PIERRARD, La chanson en patois de Lille sous le second Empire, Arras, Archives du Pas-de-Calais, 1966, p. 273.


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pour lui. On y retrouve l'écho des préoccupations politiques et sociales de l'ouvrier halluinois, principalement la grève, omniprésente (« les grévistes d'Halluirt-Menin », « la grève des dix sous ») ou les conditions de travail (« c'est pour l'ouvrier »). Comme le remarque Edmond Thomas, « la chanson réaliste et anecdotiqué joue littéralement le rôle de presse orale » (39). Elle est souvent un acte de foi, et la solidarité émotive qu'elle entraîne vise à transfigurer, le drame qui se joue. Il en fut ainsi du « refrain des dix sous » né lors de la grande grève de 1928/1929 et qui soutiendra pendant sept mois l'espoir des populations.

Vive les dix sous C'est notre salaire Messieurs les filous Rendez nos dix sous

Rares effets de style, paroles rugueuses, vocabulaire simple. La colère et la violence présentes dans la plupart des chansons. Haine du patron, bestialisé (« vieux pou », « sale limace », « aliboron »), refoulé dans l'infra-monde du déchet (« étron desséché »). D'ailleurs la menace pèse constamment sur « la citadelle assiégée ».

La clique des jésuites

Faux marchands de vertu

Les riches parasites

Et fabricants d'obus

Royalistes loufoques

Croix de Feu, Tardieusards

Disciples de La Rocque

Et coquins Oustricards

(« Via l'ennemi », 1932)

Au sombre quotidien halluinois répond l'exemple de la Russie soviétique. L'espoir et les accents millénaristes.

Halluin, suivons la tactique Sous les plis de ce grand drapeau Pour fonder l'ordre soviétique D'où naîtra un monde nouveau

(«Le drapeau rouge de Bakou », 1924)

Les lendemains déjà se chantent.

Chansons militantes et vindicatives, hargneuses- chez Jean Knockaert. Paroles plus intimistes et sereines avec Fernand Grenier.

Tous les coins de la terre ont été retournés Mais jamais nulle part personne n'a trouvé Une autre ville aussi charmante Sur Halluin voilà ce qu'on chante

(« Halluin-Revue », 1930)

La chanson était le trait d'union entre le Parti et les ouvriers. Ainsi après la défaite du conflit de 1928/1929 et le climat de « terreur

(39) E. THOMAS, Voix d'en bas, Paris, Maspero, 1979, p. 49.


IDENTITÉ CULTURELLE LOCALE ET POLITIQUE FESTIVE COMMUNISTE 21

patronale » qui s'abattit sur les grévistes, lorsqu'il fallut reprendre contact avec les travailleurs démobilisés pour entamer là campagne des élections municipales de 1929, la chanson permit de ressouder la communauté ouvrière. Fernand Grenier raconte comment s'élabora à la miavril une politique de la goguette.

Le comité de rayon décida d'organiser des soirées chantantes. Mais au cours de la discussion, on s'aperçut que la grande majorité des camarades ne connaissait que les chants révolutionnaires. Il était évident que ce répertoire ne convenait pas pour la reprisé du contact avec la population. On dressa donc la .liste des chansons à la mode : « Ramona », « Dans les jardins de l'Alhambra », « Nuits de Chine »..., etc. Chaque membre du comité dut apprendre.dans les moindres délais une chanson. Ces soirées rendaient moins lourd le climat qui régnait et entre deux chansons, les militants expliquaient pourquoi il fallait conserver confiance. Elles rétablissaient le contact (40).

Notons enfin que la chanson sociale et politique s'écrit en français. Alors que le patois semble victime d'une discrimination. Il est réservé au rire, à la satire, comme le, montre le succès toujours aussi vif en 1923 de cette chanson écrite en 1914 : « Les All'mands à Lille " (air : « Célina, Célina, c'est comm'çà que j't'aime »). Le patois, langue vernaculaire des courées et des cités ouvrières, connaît également l'ostracisme de la rue, où il ne se répand qu'à l'époque de Carnaval. II demeurera confiné dans les soirées chantantes dé la Maison du Peuple, lieux clos d'où il entamera son inéluctable déclin.. Le flamand subitpareille mésaventure. Alors qu'il représente la seconde langue des discours politiques et syndicaux, il ne produira que de rares chansons restées confidentielles. Les années 1930 annoncent la normalisation linguistique de la Vallée de la Lys.

Aux chansons populaires il convient d'associer l'aspect institutionnel de la vie musicale à Halluin. L'intérêt traditionnel des populations locales pour la musique amena les notables des débuts de la Troisième République à créer une « Chorale des ouvriers réunis » (1874) et une société instrumentale « Les Francs Amis » (1881). Un demi-siècle plus tard, l'éducation artistique du chant et de la musique reposait sur cinq sociétés fortes chacune de cinquante à cent participants. «La Concordia » et la chorale de « La Lyre halluinoise » proches des milieux conservateurs. « L'Harmonie des travailleurs » dépendant des syndicats chrétiens, et surtout la symphonie « La Prolétarienne » de quarante exécutants et l'harmonie ouvrière «La Fraternelle » avec ses cent musiciens, dont le siège était à là Maison du Peuple. Sociétés musicales au service du Parti, elles ouvraient tous les cortèges communistes, accueillaient les dirigeants parisiens, tout en remplissant des fonctions d'agrément (aubades au kiosque, concerts de musique classique avec au programme Strauss, Schubert et Mozart). Néanmoins, contrairement au Pas-de-Calais, l'orphéon à Halluin n'a jamais supplanté les soirées chantantes ou théâtrales (41). Il s'agissait surtout de vaudevilles mi-chahtés, mi-parlés ou de ballets interprétés par les « Enfants de Jaurès », important ensemble sportif et musical composé de jeunes filles. La foule se

(40) F. GRENIER, Ce bonheur-là..., Paris, Éditions Sociales, 1974, p. 106.

(41) P. GUMPLOWICZ, L'orphéon: pour une histoire sociale de la musique, thèse de 3e cycle,. Université Paris VIII, 1983.


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pressait au premier étage de la Maison du Peuple pour assister aux séances récréatives du « Cercle dramatique » dont le répertoire comprenait quelques allégories patoisantes et moralisatrices (« l'capieau d'Ugène », mars 1925) mais surtout des drames sociaux choisis pour leurs vertus pédagogiques (« La Fraternité », « Les bons bergers », « L'assassin du peuple»). Ces représentations théâtrales concluaient souvent une journée d'action politique ou de commémoration historique. De petites troupes en tournée s'arrêtaient également à la Maison du Peuple. Le succès de la pièce semble dépendre de l'événement qui la sous-tend. Plus de six cents personnes enthousiastes viennent applaudir le 25 août 1925 « Comment M. Van Acre et M. Bartholo ont gagné l'un la bataille de la Marne, l'autre celle de Verdun » de Jean Leguis, après le succès d'une grève importante. Le 4 mars 1933, cent cinquante spectateurs assistent à une representation de « Quand les gueux voudront » de Marchel Thoeux, au profit du journal l'Enchaîné en proie à des difficultés financières. Plus rarement, les ouvriers halluinois étaient conviés à un véritable spectacle de music-hall. Là soirée de concert-conférence donnée pour le cinquante et unième anniversaire de la Commune le 18 mars 1922 présentait ainsi une sélection de chanteurs à voix, une exhibition de ballet, une conteuse réaliste et. les mimes d'un comique grimé (42).

Cris, chansons, théâtre populaire, les « Voix d'en bas » expriment « un culte des rapports humains directs où le sens des mots n'existe qu'avec le langage parlé et chanté, et le jeu des corps » (43). Les ordonnateurs d'Halluin la Rouge vont développer une véritable gestuelle festive sollicitant la participation effective des corps. Faut-il voir dans cette convivialité extravertie une réponse ouvrière aux conditions de travail, aux cadences mutilantes de l'usine ? Si la fête est souvent un immense cri de liberté suspendue, elle réinvente également le geste gratuit contre l'aliénation des corps. Il y a en filigrane derrière ces grandes ambulations à travers la ville un peu de l'image du forçat brisant ses fers, thème récurrent de l'iconographie révolutionnaire. Avant de se rétracter sur des lieux clos (banquets, soirées récréatives), le spectacle s'empare de la ville. Processions, parades, courses sportives, le mouvement envahit l'espace urbain. La fête appelle une ampleur du geste dont la profusion, voire l'exagération compensent le poids des frustrations et des inhibitions quotidiennes. Instruments privilégiés d'une didactique de masse au service du Parti, les fêtes mobilisent l'ensemble des moyens d'expression, de communication et d'entraînement des foules légués par le folklore flamand, comme les processions de chars dont les sorties soigneusement espacées impriment à la cérémonie un caractère exceptionnel. Sur ces petits théâtres ambulants, des mannequins, des masques, des caricatures désignent à la foule les allégories abhorrées de la société bourgeoise : le capitaliste, le prêtre et le général. Comme le remarquait Maurice Agulhon : « exhiber des symboles et des allégories sur des chars traînés en cortège peut se rencontrer à la fois dans une certaine sensibilité populaire et dans une certaine tradition de pédagogie consciente » (44). En montrant et jouant des exempta, les

(42) ADN, M160/38.

(43) L. MARTY; Chanter pour survivre, op. cit., p. 166.

(44) M. AGULHON, in Les fêtes de la Révolution, op. cit., p. 271.


IDENTITE CULTURELLE LOCALE ET POLITIQUE FESTTVE COMMUNISTE 23

fêtes communistes se consultent comme le lexique permanent d'une leçon de civisme militant où l'esthétique de la misé en scène réciterait un « Livre d'Heures » plébéien.

Un jour de fêté serait incomplet sans distractions ludiques ou sportives. L'arrière-cour des cabarets vit avec violence la fièvre des coqueleux et les préparatifs passionnés des coulonneux. Bourleux, astiqueux (45) et lanceurs de javelots s'adonnent aux joies de la compétition tandis que les anciens jouent aux dés ou au piquet- Coupes et championnats, mises et récompenses décuplent les ardeurs. Les dirigeants de la Maison du Peuple comprirent très tôt ce désir des populations ouvrières de « se dépenser », d'affranchir leurs corps des gestes et attitudes normes par le travail et l'usine. L'activité sportive s'intègre toujours au programme festif (courses cyclistes, exhibitions: des gym— nastes de l'« Avant-Garde », tournoi de football).

Chansons et orphéons, masques et chars, jeux et compétitions sportives, la combinaison de ces différents éléments dé là geste festive à Halluin la Rouge revêt une triple caractéristique.

Elle procède tout d'abord d'une mise en scène cumulative. Là fête communiste Suspend le raisonnable, oublie le quotidien et ses contraintes. Compter devient mesquin. La moindre fête regorge d'attractions et de moments forts. Tant de prodigalité peut apparaître disproportionnée. Le simulacre d'enterrement de Désiré Ley le 9 mars 1924 nécessita par exemple une décoration complète de la ville, la construction d'un char, la distribution de milliers de faire-part et d'images mortuaires, l'accueil d'une trentaine de délégations, un banquet simple mais copieux, le tournage d'un film commémoratif. Cet aspect économique de la fête ne peut être négligé même si l'état de la documentation n'en permet pas une évaluation chiffrée. Comment expliquer par exemple qu'Halluin, cité laborieuse aux populations démunies, entretienne plusieurs sociétés carnavalesques («Lés Bohémiens », « Les Sauvages », « Les Pierrots », « Les Andalous ») ? Cette soumission à la festivité peut s'analyser comme la marque d'un désir collectif de paraître, une véritable soif de compensation. Pour des populations dont la mémoire, judicieusement entretenue par une propagande quelque peu misérabiliste, se « nourrit » de privations et de misères, le gaspillage donne l'illusion de l'abondance (46). Et la municipalité communiste encourage elle-même cette euphorie festive en multipliant les concours de la maison la plus fleurie, de la rue la mieux décorée. La publication des résultats nous permet d'affirmer que ce furent les quartiers les plus pauvres qui consentaient au. plus grand effort d'ornementation. Comme si de cette exubérance de la fête devait émerger tout un refoulé socialDeuxième caractéristique des festivités comministes à Halluin, leur fréquentation sélective. Nous avons déjà souligné comment les fêtes halluinoises, par une promotion du quartier et l'itinéraire de ses cortèges, tranchaient, l'espace urbain. Au flanc Nord-Est ouvrier, flamand et pauvre, elle oppose le flanc Sud-Ouest bourgeois, français et riche. En appelant à la participation les seules populations ouvrières, en délimi(45)

délimi(45) de boules et de fléchettes.

(46) La fête est l'occasion également d'un repas « amélioré » et d'une sortie en «costume du dimanche ».


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tant de façon précise les bornes de son territoire, le Parti communiste dessine une géographie sociale de la fête où la communauté ouvrière s'oppose et se légitime face aux marquages et hiérarchisations bourgeoises.

En outre, les fêtes communistes organisées à Halluin respectent la ségrégation sociologique classique hommes/femmes, jeunes/vieux. La participation festive demeure en effet essentiellement masculine. L'ostracisme dont sont victimes les femmes, reliquat d'une morale catholique encore très prégnante parmi les dirigeants mêmes du Parti, s'observe à travers les lieux et les rôles qui leur sont dévolus. Le Cortège et la rue appartiennent à la géographie des hommes. De même l'exhibition festive. L'homme est acteur, juché sur le char, déguisé et grimé. La femme reste le plus souvent spectatrice, refoulée dans « les silences de l'Histoire ». Évacuées de certains lieux de sociabilité, le cabaret et les sociétés, elles peuplent avec les enfants les cérémonies d'intérieur. Les rapports de police confirment cette suprématie féminine lors des soirées récréatives.

Une distinction par l'âge existe également mais elle affecte moins la topologie des fêtes que la fonction assignée à chacun des groupes. Si les célébrations de l'ARAC ou de la Jeunesse communiste visent et atteignent un public précis, il faut noter la volonté constante des dirigeants d'associer et d'« impliquer » la population halluinoise dans son ensemble. « Les Enfants de Jaurès » accompagnent ainsi les défilés des Anciens Combattants. S'il est difficile de nier l'oecuménisme affiché de la participation festive, la discrimination porte davantage sur la place que doit occuper chacun au sein même de la fête. On confie aux vieillards le rôle de témoins et de vigies. Ils ont connu l'Ancien Régime et peuvent certifier des progrès accomplis. Les ordonnateurs communistes sollicitent leurs souvenirs et leur expérience du.passé. Les histoires. de vies abondent dans le journal Le Travailleur, tissant inlassablement la mémoire collective des ouvriers halluinois. Quant aux jeunes, il leur est demandé d'apporter leur enthousiasme, d'afficher leur volonté militante, préfiguration de l'esprit nouveau qui doit animer les populations (47).

Les fêtes communistes recourent enfin à la violence thérapeutique. Celle-ci peut surgir, pulsionnelle, sans préavis, comme lors de la journée de protestation contre la guerre du Rif le 25 octobre 1925 qui vit les ouvriers de la maison Sion casser quelques vitres et le fils du patron tirer des coups de feu. D'ordinaire, plus figurée que réellement active, elle se limite à une animosité du langage et à une agressivité des symboles. « Violence-simulacre qui cherche moins à détruire qu'à faire peur » (48). En fait beaucoup de rage impuissante canalisée dans l'expressionnisme festif. La haine se lit sur les masques parodiques. Elle surgit au détour des couplets. Une violence de plus en plus conjurée dans des objets de substitution. Une violence jadis physique qui trouve un dérivatif dans les discours et les allégories. On peut se demander avec Charles Tilly s'il s'agit du résultat d'une efficacité grandissante de la répression ou le signe d'une intégration progressive des classes dangereuses (49).

(47) Ces moments de festivités étaient propices aux « adhésions d'émotion » dont parle G. LAVAU, A quoi sert le Parti communiste français, Paris, Fayard, 1981, p. 103.

(48) M. 0Z0UF, La fête, op. cit., p. 260.

(49) C. TILLY, « Les origines du répertoire de l'action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle, octobre 1984, p. 89-108.


IDENTITÉ CULTURELLE LOCALE ET POLITIQUE FESTIVE COMMUNISTE 25

Au terme de cette enquête, l'épopée d'Halluin la Rouge apparaît comme le résultat d'une volonté acharnée des populations de reconstituer le groupe social. Les fêtes communistes deviennent les instruments d'un processus d'affirmation de l'identité locale centré sur la commune, le passé et le Parti. Un vaste système d'enclosure politique, social et culturel va se développer, transformant la fête en creuset où se ressource la mémoire collective. Halluin dans les années 1920 est une société travaillée de l'intérieur. Affectée de profonds bouleversements démographiques, atteinte par la crise économique dans ses industries traditionnelles, elle traduirait ses angoisses collectives en une quête effrénée de ses origines. Les dirigeants communistes en conciliant les discours volontiers millénaristes et les mises en scène à l'ancienne, en pérennisant ainsi dans une sorte de classicisme révolutionnaire les apports du passé culturel de la communauté, reconstituent la généalogie du groupe. Jean-Paul Brunet remarque également qu'à Saint-Denis « les manifestations relèvent moins de l'action politique proprement dite que d'une sorte de rituel d'intégration de la société ouvrière » (50). Selon nous, ce besoin s'inscrirait dans le cadre d'une économie d'enracinement mise en place par une population frontalière culturellement écartelée et socialement menacée. Cette recherche d'ancrages historiques ressemble à une tentative de réponse au problème de l'identité de l'ouvrier halluinois. Permet-elle d'infléchir la thèse d'Isaac Aviv selon laquelle « l'originalité du PCF réside dans l'audace qu'il a eue d'avoir tenté et réussi la formation d'une communauté ouvrière possédant sa propre échelle de valeurs, ses mythes et son idéologie » (51) ? A moins que l'audace ait d'abord consisté à transformer le capital culturel engrangé en discours eschatologique...

L'étude des fêtes en tant qu'espaces de repli, mémentos et conservatoires de la culture populaire, l'écoute de leurs discours où l'archaïque côtoie le révolutionnaire éclairent différemment l'aventure halluinoise. Celle-ci apparaît moins comme une rupture, un bouleversement radical que comme le prolongement d'une vie politique et sociale exacerbée. La césure se transforme en correspondance. Mais à défaut de véritable révolution culturelle, s'agit-il pour autant de culture révolutionnaire ? L'insolence halluinoise ne serait-elle pas le dernier avatar de ces résistances enracinées face au progrès, de ces peurs enfouies qui surgissent quand la marche du temps s'emballe ? La violence de ces discours ne dissimule-t-elle pas un acharnement à... préserver ce qui peut encore être sauvé d'une identité culturelle en miettes ?

(50) J.-P. BRUNET, Une banlieue ouvrière, Saint-Denis, 1890-1939, thèse d'État, Université Paris TV, 1978, p. 420.

(51) I. AVTV, « Le PCF dans le système français 1930-1958 », Le Mouvement social, juilletseptembre 1978, p. 81.


Annales

Économies Sociétés Civilisations

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Revue bimestrielle publiée depuis 1929

avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

et de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales

Comité de Direction

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- Secrétaire de la Rédaction: Bernard LEPETIT

41e ANNÉE — N°6 NOVEMBRE-DÉCEMBRE 1986

ESPACE ET HISTOIRE HOMMAGE A FERNAND BRAUDEL

Bernard LEPETIT, Espace et histoire.

STRATÉGIES SPATIALES

Marie-Vic OZOUF-MARIGNIER, De l'universalisme constituant aux intérêts locaux: le débat sur la formation des départements en France (1789■ 1790).

Dominique MARGATRAZ, La formation du réseau des foires et des marchés : stratégies, pratiques et idéologies.

L'ESPACE ÉCONOMIQUE

Bernard LEPETIT, Sur les dénivellations de l'espace économique en France, dans les années 1830.

Jean HEFFER, Jacques MAIRESSE, Jean-Marie CHANUT, La culture du blé au milieu du XIXe siècle : rendement, prix, salaires et autres coûts.

Michel CARTIER, Une nouvelle historiographie chinoise. La formation d'un marché national vue par Wu Chengming (Note critique).

L'espace économique (comptes rendus)

ZONES DE CONTACT

Philippe LEVEAU, Occupation du Sol, géosystèmes et systèmes sociaux. Rome et ses ennemis des montagnes et dû désert dans le Maghreb antique.

Hugo F. CASTILLO, Joseph S. TULCHIN, Développement capitaliste et structures sociales des régions en Argentine (1880-1930).

REPÈRES SPATIO-TEMPORELS

Denys LOMBARD, Les concepts d'espace et de temps dans l'archipel insulindien.

Daniel NORDMAN, La mémoire d'un captif.

Méthodes d'analyse et représentations spatiales (comptes rendus).

Rédaction: 54, boulevard Raspaîl, 75006 Paris

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La tradition révolutionnaire entre syndicalisme et communisme dans la France de rentre-deux-guérres

par Kathryn E. AMDUR*

En novembre 1921, à la veille de la scission de la CGT, le syndicaliste de gauche Gaston Monmôusseàu qui deviendra par la suite un militant du Parti communiste déclara à ses camarades qu'il était temps de rompre avec les «traditions » et les «sentiments» démodés qui avaient trop longtemps dominé le mouvement syndical français. Il ajouta que malgré les termes de là Charte d'Amiens, le syndicalisme ne pouvait plus « suffire à tout » ni organiser la révolution sans la collaboration des partis politiques de gauche (1). La déclaration de Monmôusseau, qui repose sur des facteurs tels que l'échec de la grève de mai 1920, la création du Parti communiste français à la fin de la même année et sur toute Une gamme de changements économiques et politiques auxquels le prolétariat de l'après-guerre en France et en Europe doit faire face, peut être considérée comme un tournant décisif dans l'évolution des syndicats français vers le communisme (2). Mais Monmousseau préfère encore mettre à jour les termes de la Charte

* K.E. Amdur est ossociate professor d'histoire à Emory University, à Atlanta. Elle remercie l'Emory University Research Committee et le National Endowment for the Humanities dont les crédits ont servi à financer une partie de la recherche sur laquelle cet article est fondé. Article traduit de l'américain par Sylvienne Swartz.

Outre les abréviations des organisations syndicales utilisées dans le texte, les abréviations suivantes ont été employées dans les notes: ADHV: Archives départementales dela Haute-Vienne ; ADL : Archives départementales de la Loire; AN: Archives nationales ; RP: La Révolution prolétarienne ; VO: La Vie ouvrière.

(1) G. MONMOUSSEAU, Le syndicalisme devant la révolution, discours prononcé à la 2e session du Congrès de l'Union des Syndicats de la Seine, le 27 novembre 1921, Paris, Éditions de la « Vie ouvrière », 1922, en particulier p. 3-6. Sur la Charte d'Amiens (1906) qui définit les buts révolutionnaires de la CGT.et ses méthodes d'autonomie par rapport au Parti socialiste, voir H. DUBIEF, Le syndicalisme révolutionnaire, Paris, Colin, 1969 et F. RIDLEY, Revolulionary Syndicalism in France : The Direct Action of its Time, Cambridge, Cambridge University Press, 1970.

(2) Voir A. KR1EGEL, Aux origines du communisme français, 1914-1920. Contribution à l'histoire du mouvement ouvrier -français, Paris-La Haye, Mouton, 1964; R. WOHL, French Communism in the Making, 1914-1924, Stanford, Stanford University Press, 1966; J. CHARLES, «Le temps des scissions», in D. BLUME et alii, Histoire du réformisme en France depuis 1920, Paris, Éditions sociales, 1976, t.I, p. 1-45 ; J.-L. ROBERT, « Les origines du PCF», in Le PCF, étapes et problèmes, 1920-1972, Paris, Editions sociales, 1981, p. 13-39.

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Editions ouvrières, Paris


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d'Amiens plutôt que de l'abandonner complètement ; et ses camarades, notamment Pierre Monatte, insistent tout comme lui sur le fait que la fidélité au Parti ne représente nullement une rupture avec la tradition syndicaliste mais est au contraire un moyen de redonner au syndicalisme français son zèle révolutionnaire d'avant-guerre (3).

Même après la conversion totale de Monmousseau au communisme, la doctrine syndicaliste était loin d'avoir perdu son attrait parmi les militants français ou les intellectuels d'avant-garde, ou dans les rangs des syndicats. Bien que la CGTU ait subi une forte influence communiste à partir de la fin de 1923, le courant syndicaliste est bien vivant parmi les ailes minoritaires de la CGTU (de même que celles de la CGT réformiste) ; il est également présent au sein de la CGTSR (syndicaliste révolutionnaire) et dans toute une variété de groupes autonomes déçus par les trois confédérations nationales.Dans cet article, nous allons remonter à l'origine de ce legs syndicaliste de l'après-guerre et nous évaluerons son influence en passant en revue ses composantes théoriques et en examinant sa pratique dans le contexte économique et politique de la France de l'entre-deux-guerres.

L'un des objectifs de cette étude est de combler une lacune des travaux sur le syndicalisme de l'entre-deux-guerres. En général ils se concentrent sur les années qui suivent immédiatement l'après-guerre, négligeant la fin des années 1920. Les chercheurs qui étudient les origines du communisme ont tendance à sous-estimer la vigueur des courants anticommunistes ou des minorités révolutionnaires, en particulier: dans la sphère syndicale (4). Jusqu'à ces derniers temps, les courants gauchistes ont reçu moins d'attention que les courants réformistes nés de la scission de la CGT ou de la réunification des syndicats qui plus tard aboutira au Front populaire (5). En outre, peu d'études ont cherché à définir les bases territoriales ou socio-professionnelles du syndicalisme, et rares sont ceux qui ont tenté d'expliquer la très lente conversion du syndicalisme français au communisme en des termes qui ne soient pas idéologiques (6). Pour réparer cette lacune, une étude sur le plan

(3) Gaston Monmousseau et Pierre Monatte dans VO, en particulier 30 avril 1919, 12 décembre 1919, 1er octobre 1920, 31 décembre 1920, 19 août 1921, et 2 décembre 1921 On peut également retrouver les idées de Pierre Monatte, syndicaliste militant qui contribua à la fondation de La Vie ouvrière (VO) en 1909 et de la Révolution prolétarienne (RP) en 1925, ailleurs dans les journaux cités ainsi' que dans deux recueils d'articles et de correspondance : C. CHAMBELLAND et J. MAITRON, Syndicalisme révolutionnaire et communisme. Les archives de Pierre Monatte, 1914-1924, Paris, Maspero, 1968 ; et C CHAMBELLAND (prés.), Pierre Monatte : La lutte syndicale, Paris, Maspero, 1976.

(4) Outre les Ouvrages précités, voir A. KRIEGEL, La croissance de la CGT, 1918-1921. Essai statistique, Paris-La Haye, Mouton, 1966, et J.-L. ROBERT, La scission syndicale de 1921. Essai de reconnaissance des formes, Paris, Publications de la Sorbonne, 1980.

(5) Sur les courants réformistes, voir J. CHARLES, « SFIO et CGT dans la période de "prospérité" (1921-1931) », in D. BLUMÉ et alii, Histoire du réformisme en France depuis 1920, t.I, p. 47-103 ; M. FINE, Toward Corporatism: The Movement for Capital-Labor Collaboration in France, 1914-1936, Ph.D. dissertation, University of Wisçonsin, 1971 ; A. PROST, La CGT à l'époque du Front populaire. Essai de description numérique, Paris, Colin, 1964. Parmi de récents travaux non publiés sur les syndicats unitaires, cf. F. BARRE, La Fédération unitaire du Livre, 1922-1935, mémoire de maîtrise. Université Paris I, 1982; J.-J. JAMILLOUX, L'Union unitaire de la Seine, 1922-1925, mémoire de maîtrise, Université Paris I, 1982; J. CHARLES et J.-L. ROBERT, « CGTU — PCF », exposé présenté à l'Institut de Recherches marxistes, 1975. Les mémoires de B. FRACHON, Pour la CGT. Mémoires de lutte, 1902-1939, Paris, Editions sociales, 1981, font aussi écho à certaines opinions émisés par Monmousseau.

(6) Voir des exceptions partielles telles que: J. GIRAULT (dir.), Sur l'implantation du Parti communiste français dans l'entre-deux-guerres, Paris, Editions sociales, 1977; J.-P. BRUNET, Saint-Denis, la ville rouge : socialisme et communisme en banlieue ouvrière, 1890-1939, Paris, Hachette, 1980, et M. COLLINET, L'ouvrier français. L'esprit du syndicalisme, Paris, Éditions ouvrières, 1951.


LA TRADITION REVOLUTIONNAIRE ENTRE SYNDICALISME ET COMMUNISME 29

national ne suffira pas à elle seule mais elle peut servir de point de départ, en définissant le contexte dans lequel les syndicalistes de villes et de branches industrielles différentes débattirent de la question. D'autres enquêtes pourront ensuite évaluer les répercussions de ces conflits nationaux, au niveau local, et déterminer dans quelle mesure le syndicalisme de l'après-guerre, sous toutes ses formes, avait vraiment l'appui du peuple (7).

Un second objectif de notre article est de replacer la politique syndicale d'après la Première Guerre mondiale dans le contexte plus large de l'histoire économique et sociale. En effet, supposer que ce sont les conditions de l'après-guerre qui ont dicté une nouvelle stratégie syndicale et que la guerre a changé le cours de la politique et les rapports de classe une fois pour toutes n'est peut-être qu'un mythe, que partagent les historiens et les observateurs contemporains (8). Sans commettre l'erreur contraire qui est de sous-estimer les changements survenus pendant la guerre et l'après-guerre, il est possible néanmoins de montrer que les forces en faveur de la continuité ont au moins modéré celles en faveur du changement, surtout une fois que les changements temporaires ont été stoppés par « le retour à la normale » qui se produisit sur tous les fronts en 1921 (9). En conséquence, la vigueur du syndicalisme de l'après-guerre peut être considérée comme un indicé que les circonstances qui auraient pu forcer au changement n'étaient pas aussi dominantes ni aussi profondément ancrées qu'on aurait pu le croire. La continuité à la fois dans le choix du personnel dirigeant des syndicats et dans le contexte au sein duquel ils évoluaient s'accompagne d'une continuité dans la doctrine au moins jusqu'à la fin des années 1920 et même jusqu'aux années 1930 (10).

Changement et continuité

Les changements auxquels Monmousseau faisait allusion dans son plaidoyer en faveur de la révision de la Charte d'Amiens comprennent d'abord la croissance du réformisme syndical, à partir du moment où la CGT soutient la politique de l'union sacrée pendant la guerre jusqu'à sa prétendue abdication en tant que direction révolutionnaire pendant la grève générale de mai 1920. D'après lui, ces signes de réformisme indiquent à la fois la nécessité d'une scission au sein du parti socialiste et le besoin de s'allier avec le groupe communiste nais(7)

nais(7) est le sujet de mon ouvrage Syndicalist Legacy : Unions and Politics in Two French Cities in the Era of World War I, Urbana-Champaign, University of Illinois Press, 1986. Les deux villes passées en revue sont Limoges (Haute-Vienne) et Saint-Étiènne (Loire).

(8) Cette perception d'un changement, en particulier de la part de la droite, est explorée par R. WOHL, The Génération of 1914, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1979. Mais Wohl, comme Kriegel, Charles et d'autres historiens mentionnés plus haut, partage cette perception dans son étude sur la gauche française de l'après-guerre. Voir French Communism in the Making, op. cit., en particulier p. 430-441.

(9) Voir C.S. MAIER, Recasting Bourgeois Europe : Stabilization in France, Germany, and Italy in the Décade after World War I, Princeton, Princeton University Press, 1975.

(10) L'auteur travaille actuellement sur une étude des années 1930 afin d'examiner les origines et l'étendue des changements survenus dans la politique syndicale à cette époque.


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sant en vue de restaurer « la salubrité syndicale » qui se trouvait bien compromise depuis 1914 (11). De plus, Monmousseau arguait que l'échec de la grève prouvait que les syndicalistes avaient tort de penser que l'Etat resterait neutre lors d'un conflit avec le capitalisme. Au contraire, et surtout depuis la guerre, l'État avait joué un rôle actif dans l'économie et toujours du côté des capitalistes. Par conséquent, il devra être combattu par des moyens à la fois économiques et politiques (12). Monmousseau ajoute qu'avec l'aide de l'État, les capitalistes ont réussi à consolider et centraliser leur contrôle sur l'économie. Ces changements nécessitent une centralisation semblable du mouvement syndical et l'élimination des courants néfastes du fédéralisme ou de l'autonomie locale qui devenaient un luxe que les syndicalistes modernes ne pouvaient plus s'offrir. La tendance à exclure des rangs révolutionnaires tout sousgroupe non syndicalisable (y compris les petits propriétaires paysans) qui ne pouvait être mobilisé que par un organisme lié à un parti politique doit être égalernent bannie en tant qu'hérésie syndicale (13).Finalement, selon Monmousseau, la création d'un parti communiste montrait que la politique de parti ne se ramenait pas seulement à une simple manoeuvre électorale ou parlementaire et par conséquent, valait bien la participation de la classe ouvrière (14). C'est pour toutes ces raisons que les vieux tabous syndicalistes contre l'action politique n'apparaissaient plus utiles mais en fait étaient devenus un obstacle lors de la campagne pour la révolution prolétarienne dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale.

L'alliage syndicaliste-communiste

Avant dé tenter d'évaluer la validité de ces arguments, il est important tout d'abord de les replacer dans leur contexte idéologique et de les comparer à d'autres points de vue politiques ou syndicalistes de l'époque. Bien que « révisionnistes au grand jour » (15), Monmousseau et ses acolytes n'avaient pas encore renoncé" au syndicalisme pour se convertir totalement au communisme. Au contraire, ils prêchaient un « alliage » qui visait à prendre ce qu'il y a de meilleur dans chaque doctrine et revitaliser le syndicalisme plutôt que :de le rejeter comme une vieille relique du passé. Ce point de vue s'est,particulièrement exprimé dans l'hebdomadaire La Vie ouvrière, relancé en avril 1919 (après une interruption due à la guerre) par une équipe dirigée par Pierre Monatte. Ce journal était censé représenter un point de vue

(11) G.MONMOUSSEAU (J.BRECOT), La grande grève de mai 1920, Paris, Librairie du Travail, 1920, en particulier p. 68 ; voir aussi Monmousseau (Brécot) dans VO, 31 décembre 1920. Monmousseau n'était pas catégoriquement en faveur d'une scission syndicale mais il l'acceptait ainsi que la plupart de ses collègues si les syndicats ne parvenaient pas à se rallier à la gauche à l'unanimité. VO, 10 septembre 1920, 31 décembre 1920, 1623 décembre 1921, et 3 février 1922.

(12) G. MONMOUSSEAU, Le syndicalisme..., op. cit., en particulier p. 9.

(13) Ibid., p. 16-17.

(14) Ibid., p. 10-11.

(15) Le mot était de Monmousseau, ibid., p. 3.


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« syndicaliste communiste » dont les sympathies allaient aux partis communistes mais était enclin à considérer le bolchevisme et le syndicalisme comme « la même chose sous des appellations différentes » (16). Vue sous cet angle, la révolution russe était une révolution « à caractère syndicaliste » (17), les soviets russes ou comités des travailleurs n'étaient qu'une nouvelle forme d'organisation syndicale (18), et même l'idée léniniste d'une « minorité agissante » d'élite à la tête de la révolution était compatible avec le petit nombre des syndiqués français quoique les syndicalistes aient ardemment espéré le soutien des masses (19). Par-dessus tout, comme le dit l'ami de Monatte Alfred Rosmer, les expériences tirées de la guerre et de la révolution n'ont pas prouvé qu'un changement radical était nécessaire au sein du syndicalisme français mais qu'au contraire il lui fallait continuer à faire preuve d'une inébranlable loyauté envers ses traditions (20). Monatte pensait que « l'épreuve n'avait fait que tremper nos convictions syndicalistes révolutionnaires ».

Non pas que la guerre ne nous ait rien appris. Ce qu'elle ne nous a pas appris, c'est que nous avions tort de lutter à la fois contre le capitalisme et contre l'Etat, c'est que notre conception de la révolution basée sur le syndicat était chimérique (21).

La foi à toute épreuve, conclut Monatte par la suite, était possible parce que la Charte d'Amiens n'était pas « un ramassis de formules caduques » mais « un arbre vivant » capable de faire de nouvelles « pousses » au fur et à mesure qu'il s'adapte au monde de l'aprèsguerre (22).

Dans cette même formule toutefois, Monatte révèle l'ambiguité sousjacente de sa politique d'« alliage ». Une fois reconnu le besoin de faire de « nouvelles pousses » si le syndicalisme français venait à survivre, les « syndicalistes communistes » ne savaient trop dans quelle mesure et. comment ces nouvelles dispositions allaient le modifier. La défense par Rosmer du traditionalisme français contre les appels au changement ne visait pas les communistes mais les réformistes de la CGT qui essayaient de justifier leur nouvelle politique de collaboration avec les organismes tels que la Société des Nations, le Parti socialiste et les autres groupes parlementaires français favorables à des réformes (23). Rosmer était loin d'avoir des sympathies pour l'aile anarchiste de la

(16) La phrase était de Tom Mann, un syndicaliste anglais et sympathisant bolchevique, dans la première édition de la VO après la guerre, 30 avril 1919. Sur la politique du journal français, voir aussi M.N. YOUNG, La Vie ouvrière and International Communism, 1919-1924: Analysis of a Revolutionary Trade Union Newspaper, Ph.D dissertation, Emory University, 1975.

(17) « Circulaire de lancement de La Vie ouvrière », reproduite dans C. CHAMBELLAND (prés.), La lutte syndicale, op. cit., p. 151-160.

(18) VO, 10 septembre 1919, 15 octobre 1919, 5 mars 1920 et 30 avril 1920.

(19) VO, 27 août 1919, 1er octobre 1920, et 21 janvier 1921. Voir aussi J. MAITRON, Le mouvement anarchiste en France, Paris, Maspero, 1975, t. II, p. 58-65.

(20) Rosmer dans VO, 10 septembre 1919 ; voir aussi C GRAS, Alfred Rosmer et le mouvement révolutionnaire international, Paris, Maspero, 1971, en particulier p. 222-236.

(21) « Circulaire de lancement de La Vie ouvrière », dans La lutte syndicale, op. cit., p. 159.

(22) Monatte dans VO, 2 décembre 1921.

(23) Rosmer dans VO, 10 septembre 1919 ; voir aussi Montmayeur (syndicaliste de l'Isère) dans l'Humanité, 3 avril 1921.


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CGT qu'il tenait pour responsable du déclenchement d'une scission syndicale prématurée (24). Ses vues à ce sujet sont en parallélisme étroit avec celles de Monmousseau, qui attribue les principes anarchistes de fédéralisme et «d'action spontanée » à une «psychologie individuelle» excessive,-incapable de fournir le centralisme et la discipliné nécessaires au soulèvement d'un vrai mouvement de masse (25).

La question clé qui se posé à tous les « syndicalistes communistes » de ce genre porte sur le rôle du nouveau Parti communiste, susceptible de fournir la direction requise tout en préservant ce que l'héritage syndicaliste a de meilleur Peu de syndicalistes français partagèrent le point de vue Soviétique exprimé par Léon Trotsky selon lequel les syndicats n'étaient que des « auxiliaires » alors que le parti était « l'avant,garde directrice » de la classe ouvrière (26). Toutefois, ils partagèrent peut-être son opinion que bien qu'il soit valable comme point de départ, « le syndicalisme révolutionnaire d'avant-guerre était l'embryon du Parti communiste. Retourner à l'embryon serait une monstrueuse régression » (27). Même Monatte, qui refusa pendant longtemps d'adhérer au Parti, accepta les « accords circonstanciels » entre le Parti et le syndicat comme l'un des moyens de mettre à jour la Charte d'Amiens (28). De tels rapports ne semblaient pas entrer en conflit avec l'intention de la Charte qui; était de bannir tous liens avec les partis réformistes mais non pas avec le seul parti qui méritait le soutien des travailleurs (29),

Monmousseau et par la suite Monatte favorisèrent là formation de comités d'atelier ou d'usine au sein des syndicats selon le modèle des soviets comme méthodes spécifiques de liaison parti-syndicat leur permettant de mieux se battre pour le contrôle ouvrier dans les usinés (30). Une nouvelle tactique similaire était la formation de comités d'action mettant en valeur la coopération parti-syndicat hors du lieu de travail dans le but de combattre le fascisme et la guerre (3l). Les minoritaires de la CGTU accusèrent ces groupes de former une « coalition immorale» ne valant guère mieux que les propres accords de la CGT avec le Parti socialiste (32). Mais la; plupart des syndicalistes trouvèrent possible de coopérer tout en préservant l'autonomie dé la CGTU « dans sa forme d'organisation » contre la «liaison Organique» qui menace de

(24) Rosmer au Congrès du Profintern, novembre 1921, cité par J. CHARLES, « A propos de la scission syndicale de 1921 », dans Mélanges d'histoire sociale offerts à Jean Maitron, Paris, Éditions ouvrières, 1976, p. 66-68.

(25) Monmousseau dans VO, 12 décembre 1919.

(26) Trotsky dans VO, 26 novembre 1920.

(27) Trotsky a Monatte, 13 juillet 1921, dans C. CHAMBELLAND et J. MAITRON, Archives de Monatte, op. cit., p. 296-297.

(28) Monatte.dans VO, 19 août 1921 ; et P. MONATTE, La lutte syndicale, op. cit., p. 206208.

(29) Amédée Dunois, conversations avec les syndicalistes Victor Griffuelhes et Paul Delesalle, dans VO, 1er octobre 1920 ; voir aussi G. MONMOUSSEAU, Le syndicalisme..., op. cit., p. 7-8, 10-11, 26-27.

(30) Monmousseau dans VO, 31 décembre 1921, 3 février 1922, et 3 mars 1922; G. MONMOUSSEAU, Le syndicalisme..., op. cit., p. 26-27 ; G. MONMOUSSEAU, «Le contrôle syndical et les comités d'usine », Cahiers du Travail, 1921 ; P. MONATTE, « Les commissions syndicales » (25 novembre 1923), dans La lutte syndicale, op. cit, p. 208-219.

(3.1) VO, 17 avril 1920 et 6 avril 1923 ; AN F7 13577, rapports du 8 octobre au 5 novembre 1920 ; F7 13579, rapport du 8 septembre 1925. (32) VO, 6 avril 1923, 27 avril 1923 et 13 juillet 1923.


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subordonner les syndicats à la direction du Parti (33). Bien qu'en équilibre sur un fil, ils continuèrent à insister sur la continuité entre la stratégie syndicaliste d'avant-guerre et la stratégie communiste de l'après-guerre plutôt que d'avancer la nécessité d'un changement brutal pour remplacer une tradition syndicaliste qui désormais semble désespéramment démodée.

L'« alliage » devenait de plus en plus difficile à soutenir face aux questions soulevées par les conditions d'adhésion à la nouvelle internationale communiste. Au départ, le groupe de la Vie ouvrière endossa l'adhésion au Komintern sans ambiguïté et, selon les paroles de Rosmer, «de grand coeur » (34). Ensuite, après la naissance du Profintern (l'internationale rouge des syndicats), Monatte poussa ceux qui hésitaient encore à adhérer au Komintern à accepter le Profintern plutôt que d'insister sur une autonomie syndicale absolue (35). Il est évident que la décision des bolcheviks de former cet organisme séparé, sans les « vingt et une conditions » qui avaient tant prêté à la controverse et empêché l'affiliation à la première organisation, peut passer pour un compromis destiné à mettre en confiance les syndicalistes français (36). Néanmoins, selon ses nouveaux statuts, publiés en juillet 1921, le nouvel organisme était étroitement lié au Komintern et au gouvernement soviétique au point de partager parfois les mêmes représentants. Ces statuts laissaient entrevoir la perspective peu réjouissante d'une « liaison organique » entre les structures du syndicat et celles du Parti que même les défenseurs d'une « liaison morale » avaient du mal à accepter (37).

Monatte lui-même reconnaissait que certaines objections formulées à ce sujet étaient légitimes; toutefois, il considérait le conflit comme « une simple halte » plutôt qu'une vraie régression à la cause du syndicalisme communiste (38). Le chef du Parti L.-O. Frossard déclara même que sa propre intention était de respecter l'autonomie des syndicats tandis qu'il refusait de croire qu'un mouvement syndical fort puisse être dominé par le Parti : « N'est subordonnée qu'une organisation faible. Une organisation forte, cohérente, éclairée [...] saura sauvegarder son autonomie et son indépendance la plus absolue » (39). De telles assurances étaient peut-être simplement destinées à éviter une scission de la gauche avant que la séparation avec le centre ne soit consommée, comme les chefs du Parti le laissaient entendre lorsqu'ils suppliaient

(33) AN F7 13578, rapport du Comité confédéral national (CCN) de la CGTU, 15 octobre 1922; F7 13584, rapport du CCN de la CGTU, 23 juillet 1923 ; VO, 29 septembre 1922, 20 octobre 1922, 29 juin 1923, et 3 août 1923; et Pierre Sémard dans l'Humanité, 7 avril 1924.

(34) Rosmer dans VO, 30 avril 1919.

(35) Monatte dans VO, 13-20 août 1920 et 29 octobre 1920.

(36) Cf. A. KRIEGEL, Aux origines du communisme français, op. cit, t. 2, p. 732 n., 736 ; R. WOHL, French Communism..., op. cit., p. 237-238 ; W. WESTERGARD-THORPE, « Syndicalist Internationalism and Moscow, 1919-1922 : The Breach », Canadian Journal of History, August 1979, p. 219-220.

(37) Résolution du Comité syndicaliste révolutionnaire (CSR) dans VO, 22 juillet 1921 ; également discussion dans l'Humanité, 29 mai 1921, 8 juin 1921, 22-27 juin 1921, et 2028 juillet 1921. Le texte de la résolution du Profintern (votée à 282 voix contre 25) est reproduit dans C. CHAMBELLAND et J. MAITRON, Archives de Monatte, op. cit., p. 298-299.

(38) Monatte dans VO, 22 juillet 1921.

(39) Frossard dans l'Humanité, 18 juillet 1921 ; Frossard au Congrès de la CGTU (SaintEtienne), dans l'Humanité, 29 juin 1922.


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leurs alliés au sein du syndicat de ne pas « dramatiser » la situation ni de faire planer une « équivoque » sur la décision à prendre (40). De toute façon, ces assurances ont suffi à convaincre Monmousseau qui affirmait que malgré son souci de préserver l'autonomie du syndicat, il pensait que les Français devaient se rallier « à Moscou quand même! » (41). En ces termes il rédigea une résolution précisant l'adhésion sous conditions au Profintern, qui fut approuvée par 743 voix contre 406 au congrès de la CGTU à Saint-Êtienne en 1922 (42).

L'opposition syndicaliste

Ce voté marque la défaite mais nullement l'éclipsé de la faction adverse, Conduite par un syndicaliste cheminot, Pierre Besnard; Syndicaliste libertaire; Besnard a souvent élevé là voix sur des questions telles que le contrôle ouvrier et la nécessité d'un programme syndical franchement révolutionnaire. Ce point de vue était compatible avec celui du Parti communiste et Besnard l'avait souvent exprimé dans les colonnes du journal du Parti, l'Humanité (43). Mais Besnard rompit rapidement avec le Parti quand celui-ci entreprit de redéfinir son programme syndical au congrès national du Parti à Marseille en décembre 1921. Dans le rapport qu'il présenta au congrès, Amédée Dunois insista sur le fait que les syndicats né se suffisaient pas à eux-mêmes et que le Parti se devait de combattre leurs « déviations fédéralistes, individualistes et libertaires » (44). En réponse à cela, Besnard et ses partisans lancèrent une campagne pour défendre les principes de fédéralisme et contester le rôle du Parti en tant qu'avant-garde directrice du mouvement syndical. Cette campagne lui valut l'épithète « d'anticommuniste » de la part de Dunois et ses amis (45).

Essentiellement, Besnard restait convaincu, à l'inverse des syndicalistes communistes, que la Charte d'Amiens n'avait nullement besoin d'être remise à jour, que le syndicalisme se suffisait à lui-même et continuerait de le faire sans avoir recours à des alliances avec des partis (46). Il refusa d'accepter la troisième internationale (Moscou) en remplacement de la deuxième (Amsterdam), bien que le vieil organisme semblât être au bord de la faillite. Au contraire, il aida à la formation

(40) Frossard et Launat dans l'Humanité, 18-21 juillet 1921,

(41) Monmousseau dans VO, 10 mars 1922.

(42) L'Humanité, 25 mai 1922, 29 juin 1922, et 2 juillet 1922 ; VO, 26 mai 1922 et 7 juillet 1922. Les votes et résolutions sont aussi inscrits dans Premier congrès tenu à SaintEtienne du 25 juin au 1er juillet 1922: Rapports moral et financier de la CGTU.

(43) Besnard dans l'Humanité, 27 juin à 30 juillet 1921.

(44) Dunois dans l'Humanité, 5 novembre 1921. Le texte du rapport au congrès est reproduit dans J. CHARLES, « L'intervention du PCF dans les luttes ouvrières », Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, nos 36-37, 1974, p. 280-308.

(45) P. BESNARD et A. KER dans l'Humanité, 13 novembre 1921 ; Bulletin communiste, 1er décembre 1921.

(46) Résolutions de Besnard pour la CGTU dans VO, 17 février 1922, et dans l'Humanité, 27juin 1922. Voir aussi le texte de la «Charte de Lyon» (novembre 1926) de la CGTSR, reproduit dans P. BESNARD, L'éthique du syndicalisme, Paris, Librairie CGTSR, 1938, p. 129139, et La Voix du Travail (organe CGTSR), janvier 1927, qui reflètent ses opinions quelques années plus tard.


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d'une internationale socialiste rivale dont il prit la direction, à Berlin, l'Association Internationale des Travailleurs. Ce nouveau groupe est né du goût qu'avait Besnard pour les scissions et qui l'avait amené en 1921 à pousser en faveur d'une rupture prématurée au sein de la CGT puis qui le conduira plus tard à former la CGTSR (syndicaliste révolutionnaire) plutôt que de rester minoritaire dans une organisation hostile (47). Mais l'AIT de Besnard avait d'autres prétentions positives, entre autres celle de ressusciter les idées syndicalistes de la première internationale, c'est-à-dire que "émancipation des travailleurs se fera par les travailleurs eux-mêmes » (48). Ces. idées selon Besnard représentaient les prémisses durables de la théorie révolutionnaire française et internationale plutôt qu'une phase éphémère du mouvement syndical, passée de mode après la guerre si elle ne l'était déjà en 1914.

L'influence dé Besnard atteignit son point culminant dans les six mois entre la rupture de la CGT et le congrès au cours duquel fut fondée la CGTU alors qu'il dirigeait le bureau provisoire chargé de rédiger les statuts de la nouvelle organisation; Déjà toutefois, Monmousseau et ses amis se constituaient en une opposition syndicaliste communiste, pendant que Pierre Monatte (qui pourtant ne faisait pas partie de la CGTU) rappelait au groupe Besnard qu'ils n'étaient que des « dirigeants provisoires » et qu'il ne leur fallait pas dépasser les bornes de leur territoire (49). Les deux groupes divergeaient sur un grand nombre de questions: sur des problèmes abstraits tels que les mérites de la dictature du prolétariat par opposition au but anarchiste qui était la « disparition de l'État » dont ils voulaient faire une clause statutaire (50) ; sur des questions concrètes de vie syndicale telles que le choix entre fédéralisme ou organisation centralisée, la représentation proportionnelle, la rééligibilité des délégués syndicaux et le cumul des mandats politiques et syndicaux. Seule la dernière clause fut immédiatement instituée, alors que les autres changements souhaités par les communistes ne furent appliqués qu'entre 1923 et 1927 (51). Malgré ces restrictions, le vote de Saint-Etienne marqua une victoire importante pour la fraction syndicaliste communiste. Monmousseau et trois de ses alliés furent élus au bureau de la CGTU; et ses statuts, y compris les com(47)

com(47) Besnard et l'AIT : AN F7 12996, rapport du 24 juillet 1923. Sur Besnard, la scission de la CGT, et les origines de la CGTSR: MONATTE, « La scission syndicale de 1921 », dans, La lutte syndicale, p. 187 ; J. MAITRON, Le mouvement anarchiste en France, op. cit., t. II, p. 59-65; J. MAITRON, «Eugène, Pierre Besnard », in J. MAITRON et C. PENNETIER (dir.). Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. XIX, Paris, Editions ouvrières, 1983, p. 110-111.

(48) G. LEFRANC, Le mouvement syndical sous la Troisième République, Paris, Payot, 1967; p. 261. Les origines internationales de la nouvelle association qui s'est d'abord réunie a Berlin en juin 1922, sont discutées dans W. WESTERGARD-THORPE, « Synchcalist Internâtionalism and Moscow », art. cit., p. 233-234.

(49) Monatte dans l'Humanité, 17 avril 1922. Monatte refusa d'adhérer à la CGTU afin d'éviter une scission au sein de son propre syndicat qui avait voté pour rester à la CGT. P. MONATTE, La lutte syndicale, op. cit., p. 206.

(50) L'Humanité, 6 mars 1922, 16-17 avril 1922, et 25 mai 1922 ; VO, 10 mars 1922, 31 mars 1922, 14-21 avril 1922, 12 mai 1922, et 7 juillet 1922.

(51) VO, 21 avril 1922 et 12-26 mai 1922 ; l'Humanité, 16 avril 1922, 25 mai 1922, 4 juin 1922, et 29 juin 1922. Sur les changements survenus par la suite, voir VO, 27 juillet 1923; AN F7 13584, rapport du 1er février 1926 ; A. PROST, La CGT à l'époque..., op. cit., p. 19; et M. COLLINET, L'esprit du syndicalisme, op. cit., p. 173.


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promis accordés pour élargir sa base électorale, furent approuvés contre ceux du groupe Besnard par 779 voix contre 391 (52).

Les résultats du congrès provoquèrent une nouvelle vague d'opposition anticommuniste parmi ceux qui avaient accepté le principe de « l'unité prolétarienne » contre les forces réactionnaires mais qui hésitaient encore à adhérer au Profintern (53). Nombreux sont les syndicalistes qui n'étaient pas en accord total avec le mouvement anarchiste mais qui se rallièrent désormais à Besnard et à son nouveau comité de défense syndicaliste (CDS) qui visait à défendre le syndicalisme contre la menace communiste (54). D'autres syndicalistes, y compris Monmousseau et Monatte, au contraire se sont rapprochés plus étroitement du Parti communiste, auquel Monatte adhéra l'année suivante. Monatte déclara aussi qu'il n'y avait aucune raison des'inquiéter lorsqu'il, demanda de façon rhétorique après le congrès de juin : « Le syndicalisme est-il mort à Saint-Etienne ? » Si le syndicalisme était en danger, dit-il, la menace venait de Besnard et de sa fraction anarchiste (55). Mais d'autres membres le désapprouvèrent et même Monatte n'allait pas tarder à changer d'avis.

Parmi les groupes de l'opposition, le plus opiniâtre était le CDS de Besnard qui récusait tout lien avec le mouvement communiste international. Mais même parmi ceux qui étaient favorables à l'affiliation sous condition au Profintern, certains commençaient à trouver que les principes d'autonomie syndicale auxquels ils tenaient tant se trouvaient menacés sérieusement au fur et à mesure que les liens avec le Parti se resserraient. Cette nouvelle opposition rassemblée sous le nom de « groupes syndicalistes révolutionnaires » (GSR) comptait parmi ses adeptes d'anciens alliés de Monmousseau au congrès de Saint-Etienne, en particulier Madeleine Guillot et Léopold Gazais qui étaient membres du Bureau confédéral élus avec Monmousseau en 1922 (56). Les deux groupes de l'opposition furent totalement écrasés au congrès de; la CGTU tenu à Bourges en novembre 1923 : à eux deux ils recueillirent à peine un quart des voix exprimées. Il se peut que les GSR aient été discrédités du fait de leurs liens apparents avec l'opposition acharnée représentée par le groupe CDS et les anarchistes (57). Bien que les deux groupes n'aient jamais fusionné et aient représenté deux styles d'opposition bien différents, ils avaient en commun leur profond dégoût pour la direction communiste. Malgré le peu de suffrages remportés, ils ralliè(52)

ralliè(52) 7 juillet 1922.

(53) Il faut remarquer que les voix en faveur des statuts de Monmousseau sont plus nombreuses qu'en faveur du Profintern. On peut comparer les votes sur les deux questions dans le tableau des votes par mandats de la CGTU, Congrès à Saint-Étienne, p. 487 sqq.

(54) VO, 7juillet 1922; P.BESNARD, « Le syndicalisme est en danger», Le Libertaire, 14 juillet 1922. Le CDS de Besnard n'est nullement lié à l'organisation de Raymond Péricat pendant la guerre, qui porte le même nom et dont le but était de « sauver » le syndicalisme non du danger bolchevique mais de la menace de répression de la droite. Toutefois, les noms peuvent suggérer la même hantise d'une collaboration avec les gouvernements ou les partis de gauche, qui fut la politique de la majorité cégétiste pendant la guerre.

(55) Chambelland et Monmousseau dans VO, 7-14 juillet 1922 et 15 septembre 1922 ; Monatte dans Clarté, reproduit dans Le Réveil du Peuple (Saint-Étienne), 10 septembre 1922 ; et Monatte dans l'Humanité, 11 avril 1923.

(56) Déclaration des GSR dans VO, 13 juillet 1923 ; AN F713584, rapports du 1er août 1923 et du 12 octobre 1923.

(57) Monmousseau dans VO, 20 juillet 1923; cf. R. WOHL, French Communism..., op. cit., p. 346.


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rent des secteurs importants de l'opinion syndicale, en particulier en province où les traditions anarcho-syndicalistes étaient encore bien vivantes (58).

La force de cette résistance au syndicalisme communiste échappe facilement quand on retrace l'histoire de la CGTU en tant qu'organisation. L'ascension du communisme est marquée par une série de victoires aux congrès de Saint-Étienne et de Bourges, la ratification de l'adhésion au Profintern 'et.-, l'accord pour la création de comités d'usine et de comités d'action destinés à promouvoir la coopération parti-syndicat au quotidien. Après 1923 le Parti consolida encore son ascendant sur la plupart des fédérations d'industrie et des unions départementales tandis que les dirigeants minoritaires étaient évincés de leurs fonctions (59). Mais ces victoires amenèrent les opposants à des attitudes divergentes : ces syndicalistes choisirent soit de quitter la CGTU pour rester autonomes, soit de former une troisième confédération, soit de réunir leurs forces en tant que minorité pour combattre les communistes au sein de la CGTU. Ces choix reflétaient une stratégie et une perspective totalement différentes mais qui avaient un but commun: trouver une alternative à la domination communiste et au socialisme réformiste de la vieille CGT.

Un groupe de minoritaires forma bientôt la Ligue Syndicaliste, sous la direction des Parisiens Pierre Monatte et Maurice Chambelland, une fois qu'ils eurent quitté le Parti communiste, et s'organisèrent autour de leur journal La Révolution prolétarienne. Ce groupe comprenait des membres de l'opposition transfuges des deux CGT, qui souhaitaient réunifier le mouvement syndical en réunissant ce que chaque organisation avait de meilleur : la ferveur révolutionnaire de la CGTU et le respect de la CGT, au moins en théorie, envers l'autonomie syndicale. Tandis qu'ils étaient conscients des excès de l'anarchisme et du besoin de mettre à jour les principes de l'avant-guerre, les membres de la Ligue maintenaient l'idée que l'autonomie syndicaliste n'était pas un prémisse démodé mais servirait d'alternative valable à la fois au socialisme, au communisme et à ranarcho-syndicalisme, qui, comme Monatte et ses amis le soulignèrent, à la risée des bolcheviks, n'était pas du tout ce qu'ils avaient à l'esprit (60).

Contrairement au groupe de Monatte, les autres opposants refusèrent de continuer à jouer les minoritaires dans une confédération hos(58)

hos(58) résultats du vote du Congrès de Bourges sont donnés en détail dans : Congrès national extraordinaire, 2e congrès de la CGTU, tenu à Bourges du 12 au 17 novembre 1923, Paris, Maison des syndicats, s.d., p. 552-586, et sont résumés par fédération industrielle et par U.D. dans J.-L. ROBERT, La scission syndicale, op. cit., p. 200-202. Les départements avec le plus grand nombre de voix minoritaires à Bourges comprennent là Loire (26 voix pour le CDS, 17 pour les GSR et 19 pour la majorité CGTU) ; le Rhône (31, 9 et 33 respectivement) ; et la Haute-Vienne (6, 1 et 14 respectivement).

(59) Les exemples incluent la Loire, où les communistes ont gagné le contrôle de la CGTU du département en novembre 1924, et la Haute-Vienne, où le glissement se fit dès juillet 1923. Ces événements peuvent être retracés dans les rapports de police dans AN F7 12996, ADL M 539-40 et ADHV 1 M 168 et dans la presse communiste locale. Le Peuple de la Loire et Le Prolétaire du Centre.

(60) Chambelland et Monatte dans RP, octobre 1925 et 15 décembre 1929. Au sujet de La Ligue syndicaliste, voir aussi C GRAS, Rosmer, op. cit., p. 318-319, 350-351. Les activités de Monatte pendant cette période sont discutées brièvement dans son ouvrage La lutte syndicale, op. cit., p. 220-221, mais aucun document n'est inclus ; un volume ultérieur des papiers de Monatte est en préparation. Voir aussi C. CHAMBELLAND, « La naissance de La Révolution prolétarienne", Communisme, 1984, n° 5, p. 77-87.


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tile. Certains la quittèrent pour devenir autonomes ; la plupart d'entre eux se réunirent pour former la fédération des syndicats autonomes qui vit le jour a Lyon en 1924 (61). D'autres qui trouvèrent la simple autonomie insuffisante se joignirent à la CGTSR de Besnard (formée en 1926) qui revendiquait des liens avec l'internationale de Berlin. Ces derniers, les plus strictement libertaires ou anarcho-syndicalistes, refusèrent même d'adhérer à la CGT réunifiée en 1936 (62).

Cette prolifération de choix et la taille réduite de tous ces groupes rendent difficile de retracer l'émergence d'un courant syndicaliste cohérent. Au sens à la fois organisationnel et doctrinal des termes, le syndicalisme de l'après-guerre semble être « une pratique qui cherche sa théorie ». Même en 1929, dit un critique, le mouvement « n'a pas encore trouvé sa voie » (63). Quelle que soit l'unité du mouvement, elle semble provenir d'une aversion, commune pour les options existantes plutôt que d'une doctrine alternative ou d'un programme bien déterminé. Néanmoins, ces sources disparates donnèrent naissance, chose surprenante, à Un courant assez bien intégré dont le but était d'être à la fois plus «révolutionnaire» et plus sensible aux besoins matériels des travailleurs.

Tous ces groupes partageaient la même méfiance vis-à-vis du Parti communiste et de sa tentative de contrôle de la gauche du mouvement syndical. Mais les raisons de ce manque de confiance ou les occasions de rupture avec le parti étaient aussi variées que les déviations de la propre politique du Parti au Cours des années 1920 au fur et à mesure que le Parti effectuait son processus de bolchevisation. Au départ, la majorité des syndicalistes étaient d'extrême gauche et trouvaient que le nouveau Parti n'était pas suffisamment révolutionnaire. Parmi eux, Monatte lui-même^ qui adhérà au Parti seulement après la purge du secrétaire général Frossard et dé ses partisans centristes, en janvier 1923 (64). Lé syndicaliste du textile Auguste Herclet avait critiqué les tactiques prudentes du Parti lors de la crise économique de 1921 en demandant l'occupation dés usines pour remplacer les grèves traditionnelles en temps de chômage important (65). Herclet devint par la suite un léniniste bon teint (66), mais une fois seulement que le Parti lui a semblé suffisamment révolutionnaire pour qu'il mérite de servir d'avant-garde aux syndicats.

(61) AN F7 13579, rapport du 7 novembre 1924. En 1924-1925, la fédération autonome avait son propre journal mensuel, La Bataille syndicaliste, ancien organe de l'aile anarchosyndicaliste de la CGTU.

(62) On peut retracer les activités et attitudes de la CGTSR grâce à son hebdomadaire, Le Combat syndicaliste, qui vit le jour en décembre 1926 ; la question de la réunification de la CGT est abordée a plusieurs reprisés dans les numéros des années 1933-1936.

(63) Jules Racàmbnd dans VO, 12 mai 1922; AN F7 13023, rapport du 5 décembre 1929 (Congrès de l'Union régionale unitaire de la Haute-Vienne).

(64) P. MONATTE, « Faut-il entrer au Parti ? », VO, 28 janvier 1921; d'autres proposent des réponses à la même question dans les numéros du 21 janvier 1921 et du 11 mars 1921. Voir La lutté syndicale, op. cit., p. 206-208, au sujet de la décision de Monatte d'adhérer au Parti en mai 1923.

(65) A. Herclet dans VO, 13 décembre 1920, 14 janvier 1921 et 11 mars 1921, et dans l'Humamté, 11 février 1921, 13 avril 1921, 27 avril 1921 et 25 septembre 1921.

(66) La phrase est de R. WOHL, French Communism, op. cit., p. 347 note; voir aussi p. 423, 426 pour de plus amples renseignements sur Herclet!


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Face à la bolchevisation du Parti communiste

Par la suite, les modifications qui intervinrent dans le Parti ne furent pas toujours une nette amélioration aux yeux des syndicalistes. Après la première mise en oeuvre de la bolchevisation, Frossard et ses amis, organisés en un mouvement nouveau, l'Union socialiste communiste (USC), obtinrent le soutien d'un certain nombre de syndicalistes grâce à leurs revendications visant à défendre l'autonomie syndicale et à restaurer l'unité prolétarienne entre les deux principaux partis de gauche. Frossard, plus précisément, promettait de ne pas toucher aux syndicats et reprenait le leitmotiv de Besnard : « pas de politique syndicale » (67). Ces revendications étaient peut-être autant suscitées par des considérations électorales (au moment des législatives de 1924) que par la recherche d'une nouvelle alternative doctrinale. Mais elles amenèrent les gens de l'extrême gauche comme Monatte, une fois qu'ils eurent quitté le Parti, à se joindre aux autres transfuges du centre et de la droite du Parti. Les militants fidèles du Parti condamnèrent bien entendu ces invraisemblables partenaires en les traitant d'opportunistes ou d'anarcho-réformistes (68). Toutefois, bien que ce mouvement ait des origines disparates, il reflétait le désir commun d'un mouvement syndicaliste unifié, indépendant qui ne s'arrêterait pas à des divergences de fraction.

L'opposition syndicaliste prit encore plus d'importance après 1927, quand le Parti abandonna la politique du front unique en faveur de la stratégie de « classe contre classe». Ce virage à gauche, paradoxalement, attira peu de gauchistes car la plupart voyaient dans ce changement un simple clapotis dans le vaste plan de bolchevisation plutôt qu'une sérieuse tentative permettant de regagner le soutien syndicaliste perdu. Le pivot du mouvement semblait être davantage les considérations de politique étrangère soviétique que les intérêts de la classe ouvrière française. Des controverses éclatèrent au sujet des tactiques électorales et de la stratégie syndicale, donnant naissance à un autre

(67) Frossard dans l'Égalité, cité dans Le Peuple de la Loire, 25 février 1923. Les principaux centres de l'USC étaient a Paris et dans la Loire. On peut retrouver son histoire dans ADL M 556 et M 540-541 pour les années 1923-1927, et AN F7 12996-97 pour les années 19231927 ; et dans Le Peuple de la Loire (ancien journal du PC, mais alors l'organe de l'USC), janvier 1923 à juillet 1927 (à cette date, le plus gros contingent du Parti rejoignit la SFIO). Même à son apogée, l'USC n'était qu'un tout petit groupe, ne comptant pas plus de « quelques centaines » d'adhérents sur le plan national en 1924. R.WOHL, French Communism..., op. cit., p. 394. Dans la Loire, le nombre d'adhésions n'est pas disponible, mais quand l'USC a été formée, le PC perdit 140 membres à Saint-Étienne et,-335 dans tout le département ; parmi ces membres, nombreux sont ceux qui ont adhéré au nouveau groupe. ADLM 556, dossier sur le PCF, rapport du 9 janvier 1923 ; M 541, rapports du

11 janvier 1924 et du 30 août 1924. Ce groupe comprenait des personnalités socialistes telles que Henri Lorduron, le secrétaire de l'UD, limogé au moment de la reprise par les communistes en novembre 1924. M 556, rapport du 5 février 1923.

(68) Bulletin communiste, 8 avril 1924 (cité dans Le Peuple de la Loire, 11 mai 1924) ; remarques similaires dans Le Cri du Peuple (nouvel hebdomadaire communiste de la Loire),

12 octobre 1929.


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groupe politique, le Parti d'unité prolétarienne (PUP), qui compta bientôt des fidèles dans les milieux syndicalistes (69).

Désaccords sur la stratégie des grèves

Les débats au sujet de la stratégie syndicaliste insistent sûr la tentative du Parti de donner des ordres de grève de plus en plus fréquents et déclencher des grèves de plus en plus importantes comme moyen de démontrer la radicalisation des masses et sa mise en oeuvre. Cette activité devait marquer le commencement d'une nouvelle période pré-révolutionnaire, aux conflits internationaux et sociaux plus intenses, et mettre fin à l'ère de stabilisation capitaliste qui prévalait depuis 1920 (70). Un tel processus de radicalisation était certainement le souhait de tous les vrais révolutionnaires, sinon celui des réformistes CGT.

Mais les minoritaires du Parti, y compris Maurice Chambelland, le considéraient comme du bluff et une manoeuvre tout autant préjudiciable aux syndicats que l'agitation excessive des anarchistes que les syndicalistes rejetaient désormais (71). En outre, l'ingérence du Parti dans les syndicats locaux donnait l'impression que les objectifs propres du Parti supplantaient ceux des travailleurs et donc nuisaient aux syndicats en aliénant ceux qui ne souhaitaient que des réformes pratiques.

La question de la radicalisation marque une nouvelle phase dans la tentative de politisation de la tactique gréviste par le Parti. Avant le début de la dernière période pré-révolutionnaire, les stratégies du Parti cherchaient à utiliser la grève pour organiser et-discipliner les-syndicats en vue d'une radicalisation à venir. Vers la fin, le Parti a cherché à contenir les manifestations spontanées où locales en faveur de plus gros efforts sur le plan national et même international sous une direction centralisée, afin d'obtenir les mêmes avantages pour tous. Par exemple, la campagne qui démarra en 1924 pour une augmentation uniforme de

(69) Sur le changement de tactique, voir particulièrement W.A. HOISINGTON Jr., « Class against Class : The French Communist Party and the Comintern. A Study of Election Tactics in 1928», International Review of Social History, 1970, p. 19-42. Le PUP a été formé en octobre 1930 par la fusion des restes de l'USC (ceux qui n'avaient pas regagné la SFIO) et du tout nouveau Parti ouvrier et paysan (POP), créé à la fin de l'année précédente. Les activités du POP et du PUP peuvent être retracées dans les hebdomadaires comme Ça Ira (Paris) pour les années 1930-1931 et Le Courrier de l'Ondaine (Loire) pour 1932-1939. La formation et les débuts du PUP dans la Loire, l'un de ses principaux centres, peuvent être retracés dans le journal communiste local. LeCri du Peuple; dans les rapports de policé des AN F7 13110, 13113, 13116, 13121, 13125, et 13129 pour les années 1927-1932; et dans toute une collection de papiers personnels de Paul Louis (l'un de ses fondateurs) à la Bibliothèque municipale de Roanne (Loire) : Carton 7M 4 18. Un partisan notable du PUP de la Loire était le secrétaire du syndicat des mineurs de Saint-Étienne, Pierre Arnaud.

(70) Sur la stratégie syndicale, voir particulièrement B. BA.DIE, Stratégie de la grève. Pour une approche fonctionnalisie du Parti communiste français, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1976. La stratégie du PC, adoptée par le Komintern lors de son sixième congrès mondial, est définie dans un rapport sur la tactique de février 1929, AN F7 13100.

(71) U. Thévenon et M. Chambelland dans RP, 15 février 1929 et 15 mai l929; P. Arnaud dans La Tribune républicaine (Saint-Étienne), 17 octobre 1929 ; et P. Arnaud et M. Chambelland dans La Tribune syndicaliste des mineurs unitaires de la Loire (organe de la fraction syndicaliste), février et juin 1930. La question de la stratégie des grèves a été particulièrement soulevée à la suite de l'échec de la grève des mineurs au cours de l'hiver 19281929. Voir les rapports publiés dans Le Cri du Peuple, et AN F7 13797-98 et F7 13904-5.


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6 F par jour pour tous les travailleurs quel que soit leur emploi ou grade (72).

Une telle coordination n'était pas en elle-même mai accueillie par tous les adversaires du Parti. Les militants de la CGTSR ont même été jusqu'à envisager un salaire uniforme pour tous les travailleurs (élevé au niveau des salaires des ouvriers professionnels)(73); et les « syndicalistes communistes » qui rompirent avec le Parti continuèrent à répéter son slogan : « pas de grèves partielles ». En outre, ils sentaient que l'accent mis par le Parti sur la radicalisation l'avait conduit à violer ses propres principes en lançant des actions futiles et même dangereuses qui ne lui gagneraient jamais un grand nombre d'adeptes. Peut-être de tels échecs peuventils à la longue mener à la victoire en renforçant la direction du Parti sur les syndicats. Mais à court terme, cette stratégie ultra-révolutionnaire semblait non seulement stérile ou impuissante mais encore néfaste car elle affaiblissait les syndicats au lieu de gagner le soutien des masses (74).

Au-delà des divergences sur le plan de la théorie, les syndicalistes semblaient croire que leur propre stratégie était plus efficace pour obtenir les gains souhaités pour les* travailleurs.

La stratégie du Parti « classe contre classe » non seulement donnait lieu, d'après eux, à une agitation inutile mais niait le besoin d'alliés réformistes avec qui les syndicats cherchaient à faire front commun lors des négociations patrons-ouvriers et des grèves. Ces campagnes communes avaient parfois été également recherchées par le Parti pendant sa période de « front unique », quand il prônait l'unité « au sommet» (entre organisations rivales); par la suite l'unité a dû être appliquée seulement « à la base », ou parmi les masses organisées en comités de grève, sous la direction du Parti seul. A ce moment-là, l'action commune se fit entre la CGT et les syndicats autonomes tandis que les communistes, comme d'habitude, s'écartent ou présentent leur propre liste de demandes et condamnent comme une « trahison » les accords conclus par les « anarcho-réformistes » (75). En conséquence, les dirigeants minoritaires de la CGTU, tel le secrétaire des mineurs de la Loire Pierre Arnaud, ont préféré se joindre à la CGT plutôt que d'adopter la propre position rigide du Parti, bien que, comme les syndicalistes autonomes, il changeât parfois de clan et se fît l'écho des communistes pour dénoncer les ennemis réformistes (76).

(72) AN F7 13579, rapport du 16 février 1924 ; F7 12968, rapport de septembre 1926; F7 13584, rapport du 13 février 1928 ; Le Mineur unitaire (CGTU), 20 octobre 1924, novembredécembre 1928.

(73) Le Combat syndicaliste (CGTSR), mars et décembre 1928.

(74) La Tribune syndicaliste des mineurs unitaires de la Loire, février et juin-juillet 1930 ; Ça Ira (POP), 21 janvier 1930 ; AN F7 13799, rapport du 17 novembre 1930.

(75) Le Mineur unitaire (CGTU), 15 décembre 1923, 20 octobre 1924, novembredécembre 1928, avril-mai 1929, juin-juillet 1930 et mars-avril 1931 ; Le Cri du Peuple (PC Loire), 30 mars 1929, 21 septembre 1929, 12 octobre 1929, 5 juillet 1930, 22 novembre 1930, 27 décembre 1930 et 4 avril 1931 ; et rapports aux AN F7 13791-801. Pour des exemples similaires dans la Haute-Vienne, où les syndicats autonomes étaient plus forts et les syndicats communistes plus faibles: Le Travailleur du Centre-Ouest, 28 décembre 1929 et 1er octobre 1932 ; AN F7 13023, texte du rapport annuel de l'UR Unitaire (CGTU), décembre 1929.

(76)" Sur les mineurs de la Loire: La Tribune syndicaliste des mineurs unitaires de la Loire, septembre et décembre 1930, avril 1931 et juillet 1932 ; et les rapports aux ANF7 13799-801 et aux ADLM517. Sur les syndicats autonomes de la Haute-Vienne: L'Ouvrier en Chaussure limousin, juin 1930 ; Le Céramiste limousin, février 1933 ; et La Bataille syndicaliste limousine, janvier, mars et octobre 1932, et mars-avril 1935. Sur Arnaud, cf. J. LORCIN et G. RAFFAELLI, « Pierre Arnaud », in J. MAITRON et C. PENNETIER (dir.), Dictionnaire biographique..., op. cit., t. XVII, Paris, Editions ouvrières, 1982, p. 246-248.


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Une telle unité d'action était précieuse parce qu'elle était souvent couronnée de succès. Elle contrastait heureusement avec les expériences de la plupart des syndicats français des années 1920 quand les grèves avaient peu d'envergure et étaient souvent vouées à l'échec, en particulier lorsque l'on compare avec l'inhabituel militantisme qui suivit la guerre (77). Ces maigres résultats étaient en général imputables aux mêmes causes : le petit nombre d'adhérents de la plupart des syndicats, le sentiment de frustration à la suite de la scission syndicale et les effets des crises économiques périodiques. Aucune ne pouvait être attribuée aux erreurs d'une stratégie particulière. Mais quel que soit son vrai rôle, les syndicalistes s'aperçurent que la stratégie du Parti n'avait fait qu'aggraver ces problèmes plutôt que de les atténuer et que leur propre programmé promettait et souvent donnait de meilleurs résultats.

Comme avant 1914, les taux d'échec des grèves étaient particulièrement élevés dans les mines de charbon et la métallurgie, deux industries dont cette fois les syndicats avaient à leur tête des communistes (78). L'échec d'une grève de mineurs durant l'hiver 19281929 fut l'occasion, sinon la cause, d'un désaccord qui poussa le syndicaliste de la Loire Pierre Arnaud à rompre avec le Parti. D'après lui, l'échec de la grève démontrait les dangers de l'ingérence du Parti dans les activités syndicales et l'inefficacité de sa ligne « classe contre classe » (79). Au moment de la rupture, à la veille de la grande dépression, il était trop tard pour s'attendre à une nette réduction du taux d'échec. Mais des scissions survenues auparavant, tel le passage à l'autonomie décidé par les syndicats des travailleurs de la chaussure et de la porcelaine dans la région de Limoges en 1924, furent suivies d'une nette augmentation d'aboutissements couronnés de succès (80). Bien sûr, les-raisons du succès ou de l'échec d'une grève dépassaient la simple orientation idéologique. Mais l'un des acquis des syndicats autonomes était le nombre de leurs adhérents, parmi les plus élevés de la région, tandis que le nombre d'adhérents aux syndicats communistes dans les deux industries demeurait restreint (81).

(77) Chiffres sur l'ampleur et les résultats établis par le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, Direction du Travail, Statistique des grèves et des recours à la conciliation et à l'arbitrage, 1916 à 1930, Paris, Imprimerie Nationale, 1921-1934. Les chiffres publiés ne sont peut-être pas très exacts, mais ils donnent des approximations utiles sans parti pris en faveur de caractéristiques particulières quant à l'ampleur ou aux résultats. Sur l'utilisation de ces chiffres, voir E. SHORTER et C. TILLY, Strikes in France, 1830-1968, Cambridge, Cambridge University Press, 1974.

(78) Statistique des grèves, op. cit., 1919-1930. Les deux industries ont connu des taux d'échec allant jusqu'à 50 à 70 pour cent, soit 10 points ou plus au-dessus de la moyenne nationale durant cette période.

(79) Arnaud dans La Tribune syndicaliste des mineurs unitaires de la Loire, février 1930; voir aussi les récits de la grève et ses conséquences dans RP, 15 février 1929 et 15 mai 1929 ; dans Le Cri du Peuple, 1929-1930 ; et dans les rapports de police aux AN F7 13797-99 et F7 13904-13905.

(80) Statistique des grèves, 1919-1930. Les deux industries de façon constante dépassaient les taux d'échec du département pour les années 1919-1924, mais les taux d'échec dans la porcelaine furent moins élevés que la moyenne par la suite et ceux de la chaussure inférieurs à la moyenne après 1927.

(81) Le nombre d'adhérents aux syndicats de Limoges est donné aux ADHV 10 M 177-79 pour les années 1921-1929 et 10 M 115 pour les années 1930-1936. Après 1924, le nombre d'adhérents aux syndicats autonomes de la porcelaine et de la chaussure demeura pratiquement inchangé (1 200 et 600 respectivement) ou augmenta légèrement, jusqu'à l'arrivée de la Dépression ; en revanche, les syndicats CGT avaient en moyenne 800 et 400 membres respectivement et les syndicats de la CGTU (une fois que la plupart des membres sont devenus autonomes) pas plus de 100 ou 200 membres dans chacun des cas. Si les syndicats autonomes


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Adhésion et recrutement

En effet, le manque de vigueur du syndicalisme communiste des années 1920 est peut-être la preuve de la stabilité de l'alternative syndicaliste. La faiblesse de. la syndicalisation, contrastant particulièrement avec la poussée du recrutement syndical immédiatement après la guerre, caractérise tous les courants rivaux et provient surtout de leur diversité et de leur division, dont la responsabilité est partagée entre tous, les groupes rivaux. Mais à nouveau, les méthodes du Parti n'ont guère aidé à surmonter ces faiblesses, au moins jusqu'aux années 1930 lorsque le syndicalisme communiste s'est développé pour la première fois sur une échelle de masse. Avant cela, le syndicalisme communiste attirait surtout certains groupés professionnels comme les ouvriers de là construction, les métallurgistes, les cheminots. Même au sein de ces groupes, là CGTU eut rarement la majorité parmi les syndiqués, dont le nombre était de toute façon nettement inférieur à la masse ouvrière dans son ensemble (82). Et parmi les membres de la CGTU, seulement une minorité adhéra au Parti communiste quoique, sauf dans des cas d'opposition farouche, ils fussent des sympathisants de la direction du Parti et votassent pour les candidats du Parti lors des élections syndicales ou politiques (83). Au sein de catégories professionnelles plus larges, il est particulièrement difficile de distinguer les sources de soutien aux syndicats communistes et aux syndicats non communistes. Nous avons quelques preuves, par exemple, que les

n'ont pas nettement augmenté leurs effectifs, ils n'ont pas non plus perdu autant de membres que les syndicats CGTU en général, même durant les années difficiles de la Dépression. Dans la Loire, une fois qu'Arnaud et ses compagnons eurent quitté la CGTU pour rejoindre la CGT, les syndicats des mineurs à direction communiste ne conservèrent que quelques centaines de membres tandis que le syndicat CGT passa d'environ 1 100 à 1 500 membres, ralentissant de ce fait les effets néfastes de la Dépression et des échecs préalables des grèves de 1928-1929. Le nombre d'adhérents pour la Loire figure aux AN F7 13800-801, rapports de février-mars 1931 ; aux ADL M 513, rapport de janvier 1935; cf. les rapports sur les conséquences immédiates de la défection d'Arnaud, dans Le Cri du Peuple, 25 juillet 1932 et dans Le Mineur unitaire (CGTU Loire), avril 1933. Le nombre général d'adhérents, par industrie, pour la CGT et la CGTU de 1921 à 1937 se trouve dans A. PROST, La CGT à l'époque..., op. cit., p. 200-202.

(82) Voir A. PROST, La CGT à l'époque..., op. cit., p. 52-55 et 201-202. Selon les chiffres qu'il donne, la syndicalisation du secteur tertiaire ou du secteur des services représentait bien plus de la moitié du nombre total des adhérents dans les deux confédérations jusqu'à 1934, et conserva à peu près les mêmes proportions au sein de la CGTU et de la CGT. Le groupe le plus important de la CGTU était celui des cheminots, bien qu'il ait baissé et ait été dépassé par la fédération CGT des cheminots en 1932. Dans d'autres industries, la CGTU était généralement derrière la CGT, ainsi dans l'industrie textile et les mines et elle perdit du terrain dans la métallurgie au début des années 1930. Dans l'ensemble, jusqu'à l'unification, les syndicats continuèrent à réprésenter moins de 10 % de la masse ouvrière totale ; la syndicalisation était plus élevée chez les mineurs et dans le secteur tertiaire : A. PROST, La CGT à l'époque..., op. cit., p. 73, 207.

(83) Sur le nombre d'adhérents au PC, qui tomba à 28 825 en 1933, cf. Ph. BUTON, « Les effectifs du Parti communiste français (1920-1984) », Communisme, 1985, n° 7, p. 5-12.

A l'époque la CGTU comptait 260 000 membres et bien sûr tous les membres du parti n'étaient pas dans des professions syndicalisables. Des rapports locaux confirment l'impression que peu de membres de la CGTU adhérèrent au parti, même parmi les cheminots et même avant les nombreuses défections à la fin des années 1920 : ADHV 1 M 170, rapport du 13 mars 1927 ; 10 M 147, rapport du 13 septembre 1927 ; et AN F7 13110 (pour la Loire), rapport du 4 mars 1927. Il est difficile d'évaluer avec précision le soutien électoral que les groupes syndicaux apportèrent au PC mais les autorités estimèrent qu'il atteignait 25 % parmi les cheminots de Limoges: ADHV 10M 147, rapport du 5juillet 1928. Sur les élections syndicales dans les mines de charbon de la Loire, voir AN F7 13795, rapport du 12 février 1926 ; et F7 13798, rapport du 30 mai 1929.


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«hommes du four» non spécialisés travaillant dans la porcelaine de Limoges étaient les piliers du minuscule syndicat communiste tandis que les céramistes spécialisés préféraient la CGT ou les autonomes; et que les armuriers et les polisseurs de métal étaient les principaux adversaires du syndicat communiste qui s'est développé dans la Loire parmi les ouvriers de l'acier, nettement moins spécialisés (84). Mais dans les années 1920, ces distinctions étaient plus potentielles que réelles et tant que le Parti ne parvenait pas à gagner de nouveaux adeptes en grand nombre dans les usines, il était obligé de concurrencer ses rivaux syndicalistes et réformistes pour obtenir le soutien de la main-d'oeuvre hautement spécialisée dont les partis de gauche recherchaient habituellement l'appui. Ces groupes, accoutumés aux anciennes traditions du syndicalisme français conçues pour protéger leurs intérêts particuliers, étaient les moins aptes à approuver les nouvelles tactiques du Parti telles qu'organiser des cellules dans les usines en remplacement des sections de quartier ou de ville ou attirer les ouvriers défavorisés en réclamant les mêmes augmentations de salaire pour tous.

On peut expliquer la faiblesse du syndicalisme.communiste par la combinaison de différents facteurs.

L'un était la force relative dû rival socialiste ou des courants syndicalistes qui attiraient tous les groupes susceptibles de s'intéresser à des activités syndicales d'un genre ou d'un autre Le syndicalisme communiste se développa plus facilement là où les courants rivaux étaient le moins implantés, c'est-à-dire dans les grandes usines qui offraient une résistance opiniâtre à toute forme de syndicalisation. Mais cette croissance survint surtout dans les années 1930 (85). Et quel que soit le moment choisi, le parti n'a pas supplanté un mouvement syndicaliste qui s'étielait mais au contraire il s'est propagé surtout là où le syndicalisme n'avait jamais pris racine.

Un second facteur, lié au premier, fut que le Parti ne parvint pas à attirer autant qu'il l'aurait voulu la jeune génération, désillusionnée par les idéologies de l'avant-guerre. Malgré les espoirs du Parti et les craintes formulées par les observateurs de droite, les nombreux jeunes et les anciens combattants qui ont adhéré au mouvement syndical après 1918 n'étaient pas la cause de son glissement imminent vers la gauche. La plupart des syndiqués de fraîche date et des syndicats récemment formés ont évolué au contraire vers le réformisme et sont restés à la CGT après la scission. Ceux qui ont adhéré à la CGTU avaient tendance à voter avec les syndicalistes plutôt qu'avec les groupes

(84) Sur les «hommes du four » à Limoges: ADHV 10 M 138, rapport du 3 mai 1929 ; 1 M 171, rapport du 5 décembre 1929. Sur les armuriers et les polisseurs de métal et leurs syndicats autonomes à Saint-Étienne : ADL M 592, rapport du 1er janvier 1926 et du 1er janvier 1930. Sur l'attrait du communisme pour la main-d'oeuvre non spécialisée, voir M.COLLINET L'esprit du syndicalisme, op.cit., particulièrement p. 119-120 et 205-210. Collinet cite aussi, selon les statistiques de 1948, la proportion relative d'ouvriers professionnels dans les principales industries françaises; on peut comparer les résultats avec les chiffres que donne Prost sur le nombre d'adhérents à la CGT et à la CGTU. Voir M. COLLINET, Essai sur la condition ouvrière (1900-1950), Paris, Editions ouvrières, 1951. p. 88-89 ; A. PROST, La CGT à l'époque..., op. cit., p. 201-202.

(85) Sur la croissance de la CGT et l'implantation communiste dans les années 1930, voir M, COLLINET, L'esprit du syndicalisme, op. cit., en particulier p. 99; A. PROST, La CGT à l'époque..., op. cit., chs. 4-6 ; les études de cas dans J. GIRAULT(dir.), Sur l'implantation du Parti communiste français, op. cit., et J.-P. BRUNET, Saint-Denis, la ville rouge, op. cit., chs. 12-15.


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communistes (86). Parmi les syndiqués qui avaient opté pour Je communisme, il s'est avéré que les anciens membres du parti formés à la SFIO d'avant-guerre étaient les plus résistants à la bolchevisation alors que les plus fervents avocats de la stratégie ultra-révolutionnaire de la fin des années 1920 provenaient des rangs de l'organisation des jeunes du Parti, les jeunesses communistes (87). Mais par la suite, les dirigeants, en adoptant une fois de plus la tactique de front unique et de défense nationale, rejetèrent cette jeune impétuosité. Le « conflit des générations », s'il existait, servait moins à distinguer les communistes des syndicalistes qu'illustrer les rivalités habituelles entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui souhaitent gouverner à leur place.

Même au niveau de la polémique, le Parti qui se veut le porte-parole d'une nouvelle génération de travailleurs français s'est souvent contredit. Tout comme Lénine qui écartait les groupes marginaux de l'extrême gauche en les qualifiant de « maladie infantile », le syndicaliste communiste Alfred Rosmer considère avec mépris ces rivaux qu'il traite de jeunes naïfs n'ayant pas eu l'expérience personnelle de « l'époque héroïque » du syndicalisme d'avant-guerre (88). Le collègue de Rosmer Pierre Monatte a senti que la guerre rendrait les idées d'avantguerre « yieux jeu » et ferait de lui un .vieil homme à l'âge de trentecinq ans (89). Mais il s'appliquait à donner à son mouvement l'image de la maturité pour ne pas avoir à subir la direction d'une avant-garde politique (90).

Comme le suggèrent ces exemples, le thème de la nécessité du renouvellement de génération, développé par la propagande d'aprèsguerre du Parti, n'était peut-être pas plus qu'une tentative, habituelle chez les jeunes militants des deux extrêmes de l'éventail politique, de limoger les chefs qui prenaient de l'âge et qui n'avaient ni fait la guerre, ni tiré des leçons de celle-ci (91). En attirant la jeunesse les dirigeants communistes pouvaient discréditer à la fois les autorités vieillissantes de la droite, la lourde « vieille maison » du Parti socialiste et les renégats qui y entrèrent par la suite, et les naïfs gauchistes peut-être retombés en enfance et devenus, à leur insu, les alliés de l'opposition comme l'impliquait le terme « anarcho-réformistes ». En arguant, en

(86) A. KRIEGEL, La croissance de la CGT, op. cit., p. 165-177 ; J.-L. ROBERT, La scission syndicale, op. cit., p. 149-153, 176-182. Pour des interprétations de la gauche européenne de l'après-guerre en termes de générations, voir aussi R. WOHL, French Communism..., op. cit., p. 430-432, 437-441; A. PROST, La CGT à l'époque..., op. cit., p. 156-161 ; R.WHEELER, « German Labor and the Comintem : A Problem of Générations ? », Journal of Social History, 7, 1974, p. 304-321; et D.S. WHITE, « Reconsidering European Socialism in the 1920s », Journal of Contemporary Hisiory, 16, 1981, p. 254, 262-268.

(87) D. TARTAKOWSKY, « Le "tournant" des années trente », dans Le PCF, étapes et problèmes, op. cit., p. 61-62; J.-P. BRUNET, «Une crise du Parti communiste français: l'affaire Barbé-Célor », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, juillet-septembre 1969, p. 439461 ; G. ALLARDYCE, « French Communism Cornes of Age : Jacques Doriot, Henri Barbé, and the Disinheritance of the Jeunesses communistes, 1923-1931 », Durham University Journal, 66, 1974, p. 129-145 ; J.-P. BRUNET, Jacques Doriot, Paris, Balland, 1986.

(88) Rosmer à Lozovsky, 21 novembre 1921, cité dans J. CHARLES, La CGTU et la greffe du communisme sur le mouvement syndical français : fragments de thèse, Université Paris I, 1969, p. 20. Cf. V.I. LÉNINE, La maladie infantile du communisme (le «communisme de gauche »), Paris, Editions sociales internationales, 1930 (c'est la 4e édition française).

(89) P. MONATTE, «La scission syndicale de 1921», dans La lutte syndicale, op. cit., p. 187-188; une idée semblable est exprimée par Monatte (Pierre Lémont) dans l'« AvantPropos » à La grande grève de mai 1920, op. cit., p. 5, de MONMOUSSEAU (BRÉCOT).

(90) P. Monatte dans RP, août 1925 et 15 décembre 1929.

(91) Cf. R. WOHL, The Génération of 1914, op. cit., en particulier p. 6.


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gros, que « le futur est maintenant », les leaders du Parti espéraient faire de la Première Guerre mondiale le point de rupture avec le passé qu'elle aurait dû ou aurait pu être mais n'avait pas été au moins du point de vue des années 1920. La guerre avait sûrement hâté la naissance du communisme, elle n'avait pas (ou du moins pas encore) transformé la nouvelle génération en jeunes adultes prêts à défier certains de leurs rivaux idéologiques qui étaient encore dans la force de l'âge.

Le contexte économique et social

La continuité idéologique, malgré la soif de changement du parti, doit être finalement liée à des facteurs économiques et sociaux. En bref, et contrairement à une attente très répandue, la Première Guerre mondiale n'avait pas réussi à déclencher les vastes changements économiques et sociaux qui auraient pu aider la nouvelle idéologie à prendre racine. Les changements en question sont difficiles à définir mais il suffit une fois de plus de lire les revendications formulées en 1921 par le porte-parole du Parti Gaston Monmousseau. Il fondait sa conversion du syndicalisme au communisme sur trois axiomes : la direction du Parti était indispensable pour révolutionner un mouvement syndical fondamentalement réformiste ; le rôle de plus en plus important que jouait l'État dans l'économie — au service des capitalistes — nécessitait un mouvement politisé visant le nouvel allié des capitalistes ; la concentration industrielle exigeait un mouvement syndical tout aussi concentré et centralisé qui ne gaspillerait pas ses forces en grèves partielles et futiles (92).

Ces arguments étaient au mieux prématurés à l'époque où Monmousseau les présentait.

D'abord, même les syndicalistes communistes qui voyaient dans le Parti un leader révolutionnaire ont désapprouvé très vite le contrôle des syndicats par le Parti, surtout quand ses propres aspirations parlementaires firent douter de ses revendications révolutionnaires.

Le rôle de l'État dans l'économie était aussi beaucoup moins étendu dans les années 1920 que pendant la Première Guerre mondiale et pas aussi nettement orienté dans le sens des intérêts des capitalistes. L'espoir d'une réforme de la législation sous le patronage de l'État avait sans nul doute motivé le réformisme de là CGT à l'époque (93). Le rôle potentiel de l'État comme médiateur dans la lutte des classes semblait justifier une certaine forme de syndicalisme politique sous des auspices socialistes ou communistes. Mais la direction communiste renforça rarement la position des syndicats lors des négociations. La plupart des grèves menées par les communistes, du moins avant 1936, n'ont servi

(92) G. MONMOUSSEAU, Le syndicalisme..., op. cit., en particulier p. 3-11 ; voir la présentation des arguments de Monmousseau p. 29-30 du texte.

(93) Voir R.F. KUISEL, Le capitalisme et l'État en France, Paris, Gallimard, 1984, chs. 3-4 ; B. GEORGES, D. TINTANT, M.-A. RENAULD, Léon Jouhaux dans le mouvement syndical français, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, chs. 1, 3; J.CHARLES, « SFIO et CGT», art. cit., p. 47-103 ; M. FINE, Toward Corporatism, op. cit., chs. 3-4.


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qu'à renverser l'équilibre politique au sein des syndicats et cela souvent aux dépens du Parti.

Finalement, la concentration de l'industrie n'assura pas toujours la prolétarisation de la masse ouvrière ou l'implantation de la doctrine communiste. Les conséquences économiques de la guerre étaient ellesmêmes inégales ; de nouvelles petites sociétés continuèrent à proliférer et la main-d'oeuvre qualifiée continuait à être recherchée dans les industries qui n'avaient pas subi de modernisation importante avant la guerre (94). L'inflation accentuai, et non pas l'inverse, la différence des salaires entre ouvriers professionnels et ouvriers spécialisés tant que ces derniers n'étaient pas en position de force pour négocier de façon efficace des augmentations de salaire constantes (95). Même les récessions de l'après-guerre et les nouveaux progrès réalisés dans le domaine de la rationalisation industrielle au milieu des années 1920 n'ont pas fait grand-chose pour radicaliser les syndicats alors que la plupart des ouvriers espéraient bénéficier dés découvertes techniques ou craignaient suffisamment les risques immédiats du chômage pour accepter des emplois aux conditions de l'employeur (96). Que ce soit lors de la période « classe contre classe », ou lors de la période précédente de fronts uniques, la tactique du Parti communiste continuait à reposer sur une interprétation exagérée des conditions sociales en France qui ne parvinrent jamais à radicaliser les masses ni même à rallier la majorité des ouvriers à un programme réformiste (97). La croissance du syndicalisme communiste des années 1930 était en fait peut-être due à d'autres changements économiques, amenés par la grande dépression.

Mais les chercheurs ne savent pas encore dans quelle mesure ces changements ont modifié les bases de l'industrie française ou la conscience de classe de la niain-d'oeuvre ouvrière. C'est plutôt la politique des partis et la lutte contre le fascisme qui ont provoqué le soulèvement

(94) Voir en particulier M. COLLINET, Essai sur la condition ouvrière, op. cit., chs. 5-6 et M. CAHEN, « La concentration des établissements en France de 1896 à 1936 », Éludes et Conjonctures, 9, 1954, p. 840-881. J.-L. ROBERT fait également remarquer la lenteur du changement économique après la guerre : La scission syndicale, op. cit., p. 33-38 ; et « Les origines du PCF », op. cit., p. 18-20. Les répercussions de la guerre sur la main-d'oeuvre et l'industrie à Saint-Étienne et à Limoges sont retracées dans mon propre ouvrage Syndicalist Legacy, op. cit., en particulier au chap. 1. Ces questions seront étudiées de façon plus approfondie dans l'ouvrage auquel je travaille qui traite du syndicalisme français à l'époque de la « rationalisation » industrielle et de la Grande Dépression, qui porte aussi sur les villes de Saint-Étienne et de Limoges.

(95) Ceci est le processus inverse de ce qui s'est apparemment passé pendant la Première Guerre mondiale, lorsque la main-d'oeuvre était suffisamment rare et avait le pouvoir de négocier, et que les employeurs accordaient dès augmentations soit à des taux uniformes pour tous les travailleurs soit à des taux régressifs favorisant ceux qui étaient au bas de l'échelle. Voir J.-L. ROBERT, « Les luttes ouvrières en France pendant la Première Guerre mondiale », Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, n° 23, 1977, p. 42-43 ; J.E. CRONIN, « Labor Insurgency and Class Formation: Comparative Perspectives on the Crisis of 1917-1920 in Europe », Social Science History, février 1980, p. 140-141 ; K.G.J.C. KNOWLES et D.J. ROBERTSON, « Différences Between the Wages of Skilled and Unskilled Workers, 1880-1950 », Bulletin of the Oxford University Institute of Statistics, 13, 1951, p. 110-114.

(96) Sur les conséquences de la « rationalisation », voir en particulier M. FINE, Toward Corporatism, op. cit., p. 177-180 ; J. CHARLES, « SFIO et CGT...», art. cit., p. 62-71; M. COLLINET, L'esprit du syndicalisme, op. cit., p. 53-61. On peut retrouver les débats sur la « rationalisation » entre les factions syndicales adverses dans les rapports de police aux AN F7 13579-80 et F7 13584 ainsi que dans la presse syndicale;

(97) Voir en particulier S. WOLIKOW, « Analyse des classes et stratégie du PCF : de la . période "classe contre classe" au Front populaire », dans La classe ouvrière française et la politique. Essais d'analyse historique et sociale, Paris, Editions sociales, 1980, p. 109-136.


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d'enthousiasme temporaire qui dépérit après les grèves de masse de 1936 (98).

La nature des conditions économiques et sociales de la France de l'après-guerre et leur continuité par rapport à l'avant-guerre expliquent donc en grande partie une continuité semblable de la doctrine syndicaliste française. Ce serait bien sûr un peu simpliste de rattacher les stratégies syndicales aux conditions économiques, surtout à court terme. On peut dire que les attitudes de la classe ouvrière ont soit conservé une autonomie considérable par rapport aux fluctuations économiques, soitfait preuve d'une certaine inertie qui les fit réagir aux changements économiques à retardement ou avec un décalage plus ou moins long (99). Les historiens ne devraient pas être obsédés par les limites du militantisme syndical au point de.négliger sa portée ou d'exagérer l'influence continue des idéologies traditionnelles de nature réformiste en particulier (100). Les syndicalistes de l'après-guerre non seulement hésitaient à endosser une stratégie révolutionnaire donnée mais ils proposaient une autre solution pratique pour la combattre. Les syndicalistes qui rejetèrent la direction communiste ne vivaient pas dans le passé mais avaient une vue très précise de l'avenir où seraient associés réformisme pratique et objectifs révolutionnaires.

Réformisme ou alternative révolutionnaire ?

L'attrait des syndicalistes était en grande partie dû à la souplesse de leurs tactiques qui les aidèrent à gagner l'appui de ceux qui savaient qu'un changement était nécessaire mais qui n'approuvaient aucune alternative existante. En insistant sur le réformisme pragmatique, certains syndicalistes allèrent jusqu'à rejoindre la vieille

(98) Pour les années 1930, voir en particulier A. PROST, La CGT à l'époque..., op. cit., chap. 6; R. DUFRAISSE, « Le mouvement ouvrier français "rouge" devant la grande dépression économique de 1929 à 1933 », dans Mouvements ouvriers et dépression économique de 1929-1939, D. FAUVEL-ROUIF, éd., Assen, Van Gorcum, 1966, p. 163-188; et S. WOLIKOW, «Le PCF et le Front populaire », dans Le PCF, étapes et problèmes, op. cit., p. 99-197. Il existe aussi diverses études de cas sur les grèves ou autres activités syndicales dans les années 1930 mais jamais personne n'a décrit toute l'ampleur des conséquences de la Dépression et de la politique du Front populaire sur les syndicats français.

(99) Voir spécialement J. BOUVIER, « Le mouvement ouvrier et la conjoncture économique », Le Mouvement social, juillet-septembre 1964, p. 3-30, et J.E. CRONIN, Industrial Conflict in Modem Britain, Totowa (N.J.), Rowman and Littlefield, 1979, p. 64-66. Cronin cite V.L.ALLEN, The Sociology of Industrial Relations, Londres, Longman, 1971, p.47 arguant que « "les syndicats n'ont manifestement jamais été des initiateurs". Ils n'ont jamais été prompts à évaluer la situation, et les chefs, en général, s'accrochent à des slogans usés et à des méthodes caduques ».

(100) Cf. J.E. CRONIN, « Strikes, 1870-1914 », dans C.J. WRIGLEY, éd. A History of British Industrial Relations, 1875-1914, Amherst, The University of Massachusetts Press, 1982, p. 81. Selon lui, les historiens des syndicats britanniques ont tendance à « attacher trop d'importance aux éléments de continuité par rapport aux facteurs de changement, à dénigrer et minimiser les vraies réalisations des syndicats, et: à souligner la force de la tradition, des particularismes et du conservatisme parmi les ouvriers plutôt que de mettre l'accent sur la conscience de classe et l'organisation en progression constante depuis un siècle », Cronin sans doute percevrait la même tendance chez les historiens d'autres mouvements syndicaux nationaux, surtout chez ceux qui ont eux-mêmes une perspective modérée ou conservatrice.


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CGT (101). Pour eux l'objectif principal était peut-être l'autonomie des syndicats qui semblait moins en danger au sein de l'ancienne confédération. Mais pour ceux qui avaient flirté avec le communisme au nom de l'ardeur révolutionnaire, ce glissement prouvait combien leurs priorités avaient changé.

Ce nouveau pragmatisme marque donc une nette rupture avec « le bruit et l'impuissance » attribués parfois au mouvement syndicaliste de l'avant-guerre (102). Mais quelle que soit la profondeur de ce revirement, les syndicalistes refusèrent d'endosser complètement le réformisme de l'après-guerre alors même qu'avant la guerre ils avaient commencé à privilégier les résultats concrets au détriment des perspectives insurrectionnelles (103). Bien sûr la tendance qu'ont les antisyndicalistes (et certains historiens) à considérer le syndicalisme comme une politique révolutionnaire naïve est peut-être la raison pour laquelle il a été si difficile de localiser le soutien du mouvement. Si tous ceux qui professent des buts pratiques sont définis comme non-syndicalistes, le mouvement lui-même devient « une cause sans partisans » presque par défaut (104).

Les conditions pratiques du débat suggèrent aussi que la résistance à l'ingérence du Parti n'était pas un spectre idéologique mais un vrai problème pris au sérieux dans les rangs des syndicats. Peut-être, comme le déclarent leurs critiques, la CGT (avec ses propres liaisons politiques) a payéde paroles tandis que les groupes dissidents comme l'USC et le PUP ont utilisé le problème de façon opportuniste dans l'espoir de gagner un appui électoral (105). Mais pour les syndicalistes eux-mêmes, la résistance était un vrai problème de conscience surtout puisqu'elle ralliait non seulement ceux qui avaient rejeté le syndicalisme communiste au départ mais aussi ceux qui avaient imaginé un compromis réalisable entre deux valeurs particulièrement précieuses. Pour eux, la question de savoir comment faire la révolution (et pas seulement si et quand) était importante pour former la société post-révolutionnaire. Donc ils refusèrent encore de suivre la direction dû Parti quand elle déclara être la seule vraie force capable de faire la révolution ou que le problème du jour était de « défendre la Révolution » (106). Comme les syndicalistes de l'avant-guerre qui avaient mis l'accent sur les méthodes

(101) Les exemples comprennent les enseignants de la Loire (qui sont devenus autonomes en 1925 et ont regagné la CGT en 1927) et les mineurs de la Loire (qui ont quitté la CGTU pour la CGT en 1933). Voir le récit des événements aux AN F7 12996-97, aux ADL M 517, et dans La Tribune syndicaliste des mineurs unitaires de la Loire ; voir aussi un compte rendu général du phénomène : AN F7 13580, rapport du 16 avril 1926. Monatte lui-même n'avait pas suivi cette voie, puisqu'il n'avait pas quitté la CGT lors de la formation de la CGTU.

(102) G. DUMOULIN (réformiste CGT), « Les syndicalistes français et la guerre » (juin 1918), Les Cahiers du Travail, 1921, reproduit dans A. ROSMER, Le mouvement ouvrier pendant la guerre, Paris, t.I, Librairie du Travail, 1936, p. 523-542. La phrase citée est à la p. 540.

(103) P. MONATTE dans VO, 5 août 1913, reproduit dans La Lutte syndicale, op. cit., p. 119120.

(104) Cf. P.N. STEARNS, Revolutionary Syndicalism and French Labor: A Cause without Rebels, New Brunswick, Rutgers University Press, 1971.

(105) Par exemple, VO, 20 avril 1923 et 20 juillet 1923 ; l'Humanité, 7 avril 1924; et Le Cri du Peuple, 23 juillet au 12 août 1927; 12 octobre 1929 au 4 janvier 1930 ; et du 23 avril au 7 mai 1932. J. CHARLES fait la même critique dans « Le temps des scissions », art. cit., p. 7.

(106) G. MONMOUSSEAU, Le syndicalisme devant la révolution, op. cit., p. 6.


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d'action directe plutôt que sur ses ultimes objectifs, ils refusèrent en fait de placer « la Révolution au-dessus de tout » (107).

Comment souhaitaient-ils faire la révolution ? Avec l'appui des masses et pas simplement par une prise de pouvoir dictatoriale; avec l'organisation fédéraliste ou décentralisée qui servirait de base non seulement au contrôle ouvrier en usine mais de système politique alternatif à la place de l'objectif communiste d'un Etat prolétaire, Ils refusèrent d'accepter la stratégie de Lénine, qui consistait à accélérer le processus révolutionnaire, pour.deux raisons. D'abord ils pensaient que cela ne s'avérait pas nécessaire dans le contexte de la société française plus avancée et aussi ils pensaient que les avantages potentiels ne contrebalançaient pas les risques. Bien sûr ils savaient que le syndicalisme franr çais n'était pas.un mouvement de masse et ils étaient parfois tentés de négliger ce problème et de parler en termes léninistes des vertus d'un petit groupe de révolutionnaires dévoués à la cause. Mais à part la fraction anarchiste favorable à la scission, la plupart des syndicalistes étaient d'accord avec Monatte quand il soulignait le besoin de préserver ou de restaurer l'unité syndicale et tenait pour responsables du petit nombre d'adhérents des syndicats français les conditions économiques et les effets néfastes des rivalités entre partisans plutôt qu'un sectarisme inhérent au programme syndicaliste lui-même (108).

En insistant sur le processus au-delà du simple fait de la révolution et en refusant de détecter une ère nouvelle de radicalisation, les syndicalistes méritent peut-être le mépris des communistes qui les traitent d'anarcho-réformistes. Mais du fait que les communistes eux-mêmes ont souvent mérité à l'épithète de réformiste, le vrai conflit semble reposer sur le premier mot : sur le refus syndicaliste de sacrifier sa liberté économique ou politique-au nom du changement révolutionnaire. Ce courant libertaire fut l'obstacle final à la croissance d'un alliage syndicaliste-communiste durable, bien que les deux doctrines se soient recoupées considérablement pendant la période qui suivit la guerre. La présence d'un tel courant ne peut pas être finalement expliquée par de simples facteurs économiques ni par les différences entre générations et demeure l'une des énigmes les plus captivantes de la politique de la gauche française à l'heure actuelle.

(107) Sur le syndicalisme d'ayant-guerre, voir J. JULLIARD, « Théorie syndicaliste révolutionnaire et pratique gréviste », Le Mouvement social, octobre-décembre 1968, p. 56 ; la citation est un résumé par J.CHARLES de la théorie communiste de l'après-guerre, dans Fragments de thèse, op: cit., p. 157.

(108) P. MONATTE, « La scission syndicale», dans La lutte syndicale, op. cit., p. 186-188, 197-199 ; et « Réflexions sur l'avenir syndical » (1917), dans La lutte syndicale, op. cit, p. 133150.


Aux origines du socialisme dans le Sud des Etats-Unis : les immigrés allemands dans les Etats esclavagistes, 1848-1865

par Michel CORDILLOT*

History, in sorrie measure, is the study of exceptions.

Ira BERLIN.

Pour le Sud esclavagiste, la décennie précédant la guerre de Sécession fut à tous égards décisive. Politiquement, puisqu'elle fut marquée par une succession de crises qui trouvèrent un aboutissement logique — sinon inéluctable — dans la décision de 11 des 15 États où l'esclavage était légal de faire sécession après l'élection, en novembre 1860, du candidat républicain Abraham Lincoln à la Présidence. Mais aussi; socialement et économiquement, puisque paradoxalement, alors même que la « civilisation sudiste » semblait avoir atteint son apogée, le Sud, dont le système social fondé sur la domination sans partage de la classe des planteurs et des grands propriétaires d'esclaves était incapable de s'accommoder de la moindre réforme structurelle, se voyait ébranlé dans ses fondements par des pressions tant internes qu'externes, et était en fait entré dans une crise profonde et durable (1).

De ce point de vue, on pourrait tenter de préciser le rôle, aussi modeste ait-il été, que la classe ouvrière naissante a été amenée à jouer, en tant que force sociale, dans le mûrissement des contradictions auxquelles avait à faire face la classe dirigeante.

Sans doute, du fait du relatif retard industriel de cette région, au moins par rapport au Nord-Est des États-Unis, le mouvement ouvrier blanc y fut-il comparativement moins puissant et surtout moins visible que dans les États libres ; en outre, l'extrême dispersion des sources né

Professeur d'anglais au lycée J. Viette à Montbéliard.

(1) Le lecteur pourra se reporter aux analyses pénétrantes de l'historien E.D. GENOVESË, The Political Economy of Slavery, New York, 1965 (traduction française chez Maspero, 1968).

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Éditions ouvrières, Paris


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facilite guère un travail de synthèse. Mais c'est néanmoins à tort que certains historiens ont cru pouvoir conclure qu'il avait été quasiment inexistant avant la guerre de Sécession (2). En effet, les années 18501860 virent des milliers et des milliers de travailleurs faire l'expérience de la lutte et de l'organisation dans toutes les villes et dans toutes les grandes concentrations ouvrières du Sud. Après une assez longue traversée du désert, consécutive à la crise économique de 1837 qui lamina les premières associations corporatives, le mouvement ouvrier sudiste repassa massivement à l'offensive à partir de 1852, alors que les premiers signes annonciateurs d'un renouveau s'étaient manifestés dès la fin des armées 1840(3). Au printemps 1853, des grèves éclatèrent un peu partout : 3 000 mécaniciens cessèrent le travail à Baltimore, bien vite imités par d'autres corps de métier (46 d'entre eux s'organisèrent en association);; divers mouvements violents paralysèrent les grands chantiers de construction de voies ferrées et plusieurs bassins miniers, dont celui du Cumberfand ; à Washington D.C., les métallurgistes des chantiers navals de la Marine furent à l'origine d'une série de luttes menées par les principaux corps de métier de la ville, et à Louisville et à La Nouvelle-Orléans, ce rôle revint respectivement aux chauffeurs et aux matelots des bateaux à vapeur et aux débardeurs de coton (screwmen). La même période fut également marquée par l'entrée en. lutte du prolétariat industriel des manufactures textiles. Dans le Maryland, les délégués de l'éphémère « Convention des travailleurs du textile » déclarèrent représenter près de 4 000 travailleurs de 14 entreprises (ce qui n'empêcha pas leur tentative d'imposer la journée de dix heures dans les filatures concernées d'être un échec), et peu nombreuses furent les usines qui ne connurent pas au moins une grève. Au total, 105 conflits sociaux accompagnés d'un arrêt de travail et parfois de violences ont pu être recensés dans les États esclavagistes pour les années 1850 (dont 42 pour la seule année 1853). Et bien que les trois cinquièmes d'entre eux aient eu pour cadre les États esclavagistes limitrophes (y compris le Keritucky et le Missouri, situés à l'Ouest des Appalaches), le Sud Profond ne fut en aucun cas à l'écart dû mouvement.

Il en alla de même concernant la mise sur pied d'organisations professionnelles : elles se comptaient par dizaines dans les grands centres urbains du Sud (Saint-Louis, Louisville, Baltimore, Washington D-C et La Nouvelle-Orléans), mais aussi dans des villes de moindre importance comme Frankfort (Keritucky), où l'on trouvait en 1853 20 sociétés de métier, dont 3 constituées uniquement de femmes, ou, plus au Sud, Memphis (Tennessee) et Jackson (Mississippi), qui virent la formation,

. (2) Un exemple typique (et relativement récent), F.R. MARSHALL, Labor in the South, Cambridge, 1967. On peut quand même citer quelques travaux qui constituent des jalons importants : P.S. FONER, History of the Labor Movement in the United States, vol. 1, From Colonial Times to the Founding of the AF of L., New York, 1947, p. 249-265 ; R.B. MORRIS, «Labor Militancy in the Old South», Labor &. Nation, 4, mai-juin 1948, p.32-36; H. APTHEKER, The Labor Movement in the South During Slavery, 1954, Int. Pamphlet, 24 p. ; B. MANDÉL, Labor: Free and Slave. Workingmen and the Antislavery Movement in the United States, New York, 1955; Y. SNOWDEN, « Notes on Labor Organization m South Carolina, 1742-1861 », Bulletin of the University of South Carolina, 1914 ; R. NOLEN, " The Labor Movement in Saint-Louis prior to the Civil War », Missouri Historical Reyiew, 34, 1939, p. 18-37.

(3) Pour une analyse détaillée du mouvement ouvrier sudiste au cours de cette décennie, voir M. CORDILLOT, Lés origines du mouvement ouvrier dans le Sud des États-Unis, 1830-1865, thèse d'État, Université de Paris VIII, 1984.


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respectivement en 1858 et 1859, d'unions locales regroupant les différents corps de métier organisés! À noter enfin que les principales organisatioris nationales de métier mises en place durant la décennie avaient. toutes d'importantes ramifications dans le Sud esclavagiste : on y trouvait en 1860 15 sections locales de la National Typographical Union, de 15 à 20 sections (secrètes) des Machinists and Blacksmiths, 8 sections de l'Iron Molders' Union, etc.

La décennie précédant la guerre de Sécession fut ainsi marquée par un rapide essor dans le Sud des luttes ouvrières. Mais, ce faisant, le mouvement se heurtait à des difficultés dé plusieurs ordres ;

— le problème du mode d'organisation (corporatif où industriel, local ou national) ;

- la question de l'intervention dans la sphère politique et donc de la constitution ou non d'un (ou plusieurs) parti(s) ouvrier(s) autonome(s);

— l'obstacle que constituait, dans un contexte de crise généralisée, l'existence de l'esclavage.

Compte tenu des différences locales, de son manque d'expérience, voire de son éparpillement , le mouvement ouvrier sudiste se trouvait fondamentalement dans l'incapacité d'apporter une réponse globale à ces questions.

Seuls les Germano-Américains, qui constituaient, à l'intérieur d'une classe ouvrière caractérisée par son hétérogénéité, un sous-ensemble relativement homogène — socialement et politiquement, mais aussi linguistiquement—, furent à même d'avancer sur la voie de la recherche d'une solution d'ensemble ; en ce sens, ils constituèrent la fraction la plus avancée du mouvement ouvrier sudiste.

Les premiers signes de radicalisation

Durant les années 1848-1849, du fait de l'expatriation massive outre-Atlantique de ceux que l'on baptisa les « quarantéhuitards », des progrès importants furent faits dans là diffusion des idées socialistes aux États-Unis.

Mais avant même l'arrivée de cette vague de militants, on avait relevé les premiers signes de radicalisation dans les milieux germanoaméricains. Au début des années 1840, l'existence d'associations ouvrières allemandes était signalée à La Nouvelle-Orléans (4). En 1845, « l'Association pour la réforme sociale », qui cherchait à regrouper les travailleurs allemands sur l'ensemble du territoire américain, comptait six sections, dont deux (Baltimore et Saint-Louis) en territoire

(4) H. SCHLEUTER, Die Anfànge der deuischen Arbeiterbewegung in Amerika, Stuttgart, 1907, p. 199.


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esclavagiste (5). Parallèlement apparurent les premières feuilles avancées : l'hebdomadaire Der Communist à Saint-Louis, dont le rédacteur-imprimeur était Heinrich Koch (1845-1846?); et auquel succéda à partir du 2 janvier 1847 et pendant un laps de temps indéterminé Der Reformer, qui portait en exergue la mention « Organe de l'Association communiste » (6) ; à Baltimore, à partir du 20 décembre 1843, le journal Der Demokrat, très actif politiquement, et qui encourageait les ouvriers à fonder des organisations professionnelles (7) ; et enfin à Saint-Louis, la feuille radicale Der Beobachter am Ohio (14 mars 1844-1856), qui militait en faveur de la démocratie sociale (8).

Les idées qui étaient à cette époque au centre de la. réflexion des militants allemands étaient celles d'Hérmann Kriege. Arrivé aux ÉtatsUnis en 1845,ce dernier avait rompu avec Karl Marx, son ancien associé, pour embrasser la cause du « Mouvement national de réforme » de George Henry Evans (9). Ses théories sur l'esclavage recueillirent un écho complaisant dans le Sud : bien que se déclarant par principe antiesclavagiste, Hermann Kriege ne voulait voir dans l'esclavage qu'un aspect de la question de là propriété en général , estimant que l'abolition de « l'Institution particulière » « né pourrait pas améliorer le sort des Noirs », mais rendrait par contre « infiniment pire celui des travailleurs blancs », il ne faisait que conforter de nombreux travailleurs sudistes dans leur crainte d'être un jour concurrencés par une masse d'affranchis pouvant se déplacer librement en quête de travail, apportant ainsi de l'eau au moulin des tenants de l'esclavage, lesquels arguaient que son maintien était une condition nécessaire pour que le petit blanc puisse garder sa place dans l'échelle sociale (10).

Les quarante-huitards

L'année 1848 constitua un tournant. La Révolution qui embrasa l'Europe tout entière suscita une vague d'enthousiasme populaire jusque dans les États esclavagistes. A Baltimore et à Louisville eurent heu des défilés d'immigrés allemands qui acclamaient la République française ; une autre manifestation se déroula à Charleston (Caroline du Sud), ainsi qu'une réunion publique à La Nouvelle(5)

Nouvelle(5) SORGE, The Labor Movement in the United States, from his articles in Die Neue Zeit, edited by P.S, FONER and fi. CHAMBERLIN, Westport, 1977, p. 56. Samuel BERNSTEIN signale (The First International in America, Chicago, 1962, p. 9) que cette association était l'émanation d'une société secrète (Young America) qui avait été fondée par d'anciens membres de la « Ligué des Justes » (Bund der Gerechten).

(6) H. SCHLEUTER, Lincoln, Labor, and Slavery : a Chapter from the Social History of America, New York, 1913, p. 71 ; -K.J.R. ARNDT, M.E.. OLSON, Dèuisch-amerikanischen Zeitungen und Zeitschriften, 1732-1955. Geschichtè Und Bibliographie, Heidelberg, 1961, p. 254, 268.

(7) H. SCHLEUTER, Anfânge, op. cit., p. 128 ; K. ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 187.

(8) Ibid., p. 170.

(9) P.S. FONER, Hisiory pf the Labor Movement, op. cit., p. 228.

(10) H. PELLING, Le Mouvement ouvrier aux États-Unis, Paris, 1965 (édition originale Londres 1962), p. 56-57.


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Orléans (11). Avec le reflux de la vague révolutionnaire, de nombreux proscrits cherchèrent refuge outre-Atlantique, apportant avec eux leurs idées socialistes. Ainsi, dès le printemps 1849, Magnus Gross donnait à Saint-Louis des conférences sur le socialisme (12).

On trouvait parmi les « quararite-huitards » à la fois des intellectuels et des hommes de culture qui fuyaient la réaction et les censures marquant la restauration de l'ordre moral, et tous ceux (travailleurs, artisans, paysans ou publicistes) que leur participation active au mouvement révolutionnaire aurait immanquablement désignés aux forces de répression s'ils n'avaient pas quitté immédiatement leur pays (13). :

C'est essentiellement chez ces derniers que les : idées ;du « communiste » (ainsi qu'il se définissait lui-même) Wilhelm Weitling trouvèrent pendant quelque temps un écho favorable (14). Né à Magdebourg en 1808, Weitjing était venu se fixer aux États-Unis fin 1846. A l'annonce des événements dé 1848, il retourna immédiatement dans son pays, prit une part active aux combats, puis revint définitivement en Amérique en 1849 après s'être lui aussi brouillé avec Karl Marx, lequel mena dès lors contre lui une lutte idéologique sans merci (15). Brûlant du feu sacré (au point que F. Sorgé parlait: de lui comme, d'un « apôtre », et même comrhe d'un « messie »)(16), il entreprit très vite un intense travail de propagande et d'agitation sur les thèmes qui lui étaient chers. Ses efforts débouchèrent sur une phase d'organisation dans laquelle les militants vivant dans les Etats : esclavagistes furent appelés à jouer un rôle non négligeable.

Son but premier était de parvenir à fédérer les divers groupes de militants révolutionnaires allemands existant dans le pays. Ce fut chose faite après la tenue à Philadelphie, du 22 au 28 octobre 1850, de la première « Convention nationale » des organisations de travailleurs allemands. De ce rassemblement sortit la «Ligue générale des travailleurs » (17). Quelque 4 400 ouvriers et artisans avaient élu des délégués pour y parler en leur nom. Trois villes esclavagistes étaient représentées• Saint-Louis, qui faisait état de 453 adhérents ; Baltimore, qui en comptait 231 ; et Louisville, qui en avait pour sa part 150 (18). Le groupe de La Nouvelle-Orléans, qui jouait en outre le rôle de société de secours mutuels (assurance chômage, maladie et incendie ; caisse déretraite), n'avait pas, quant à lui, envoyé de délégué (19).

Le programme adopté par la Convention fut popularisé par le journal fondé par W. Weitling, laRepublik der Arbeiter. De tonalité netfil)

netfil) WITTKE, The German Language Press in America, Lexingtoh, 1957, p. 67-68.

(12) CF. WITTKE, Refugees of Révolution : the German Forty-eighters in America, Philadelphie, 1952, p. 166.

(13) V.C. BLUM, « The Political and Military Activitiés of thé German Element in SaintLouis, 1859-1861 », Missouri Historical Review, 42, 1948, p. 103-129 ; voir p. 104.

(14) Pour une biographie politique de W.Weiding, on consultera CF.WITTKE, The Utopian Communist : a Biography of Wilhelm Weitling, Batoh Rouge, 1950.

(15) F. RADDATZ, Karl Marx: une Biographie Politique, Paris, 1978, p. 9.

(16) F. SORGE, « Die Arbeiterbewegung in den Vereinigten Staaten, 1850-1860 », Die Neue Zeif, 9, 1890-1891, n° 2, p, 232-240, voir p. 233,

(17) M. HILLQUIT, Hisiory of Socialism in the United States, New York, 1910, p. 148; A. HARNACK, Die Vormarxistische Arbeiterbewegung in den Vereinigten Staaten, Iéna, 1931, p. 158 ; H. SCHLEUTER, Anfänge, op. cit., p. 83-84.

(18) H. SCHLEUTER, Anfänge, op.cit., p. 83-84 ; F. SORGE, Labor Movement, op. cit., p. 92.

(19) F. SORGE, «Die Arbeiterbewegung, 1850-1860», art. cit., p. 236; J.F. NAU, The German People in New Orle*ans, 1850-1900, Leyde, 1958, p. 57.


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tement utopiste, il rejetait la lutte pour l'élévation des salaires ou la diminution du temps de travail au profit de l'établissement de «banques d'échange de travail », sortes de coopératives où chacun pourrait déposer les fruits de son labeur et obtenir en échange l'exacte contrepartie de leur valeur en produits dont il avait besoin, lesquels y auraient été déposés par d'autres adhérents. Pour Weitling, les associations professionnelles avaient pour principale utilité de regrouper les travailleurs et de faciliter la diffusion de son programme universel. Mais celui-ci comprenait de surprenants silences, omettant en particulier (par prudence ? par souci d'unité ?) de preridre position sur la question brûlante de l'esclavage.

Quoi qu'il en soit, les thèses adoptées par la Convention rencontrèrent un écho certain dans les communautés allemandes parfois, fort importantes des États esclavagistes (on comptait par exemple en 1860 plus de 90 000 Germano-Américains dans le Missouri, parmi lesquels 55 000 résidaient à Saint-Louis même) (20). En avril 1851, la Republik der Arbeiter, alors au maximum de sa diffusion, revendiquait 500 abonnés à Baltimore, 300 à Saint-Louis, 200 à La Nouvelle-Orléans, et quelques-uns encore à Louisville, Washington D.C., Richmond, etc. Près de la moitié des exemplaires vendus en dehors de New York (soit 2 100) l'était donc au sud de la ligné Mason/Dixon (21). Le journal de Weitling y reçut également un assez bon accueil de la presse de langue allemande: le Baltimore Fackel, le Republikaner de La NouvelleOrléans, le Saint-Louis Anzeiger des Westens et même le Baltimore Deutsche Korrespondent. Seuls le Baltimore Herold et Der Wecker se montrèrent sceptiques quant à l'avenir de son projet de réforme universelle (22). L'année suivante, une tentative dirigée par Weitling luimême pour fonder un journal à Louisville resta apparemment infructueuse (23).

Dans la foulée de la Convention, une nouvelle section delà Ligue se fonda à Washington D.C. (24). Plus tard, à l'automne 1853, un appel du Comité exécutif national pouvait encore annoncer que diverses sections locales, dont celles de La Nouvelle-Orléans et de San Antonio (Texas), avaient décidé de créer entre elles des liaisons permanentes (25).

La remise en cause de l'action de Weitling

Dans son travail de propagande, W. Weitling se heurta toutefois à plusieurs obstacles. Il y eut en premier lieu la contre-propagande menée par Augùst Willich et Gottfried Kinkel pour dissuader les

(20) V. BLUM, « Political and Military Activitiés », art. cit., p. 103.

(21) Republik der Arbeiter, 18 avril 1851 ; K. OBERMAN, « Germano-américains et Presse ouvrière, 1845-1854 », in J. GODECHOT (dir.), La Presse ouvrière 1819-1850, Paris, Bibliothèque de la Révolution dé 1848, 1966, p. 68-87 ; voir p. 74.

(22) C WITTKE, German Language Press, op.cit., p. 118-119.

(23) K. ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 168.

(24) F. SORGE, « Die Arbeiterbewegung, 1850-1860 », art. cit., p. 235.

(25) H. SCHLEUTER, Anfänge, op. cit., p. 139.


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immigrés allemands de lutter aux États-Unis et les inciter à soutenir (principalement sur le plan financier) les organisations qui agissaient dans la clandestinité en Allemagne. Ainsi la colonie allemande de La Nouvelle-Orléans enyoya-t-elle à plusieurs reprises des fonds à Carl Schurz et G. Kinkel, lesquels se trouvaient alors à Londres. Elle s'engagea même à rassembler la somme de £3 000 000. Ce ne fut qu'après une visite décevante de G. Kinkel que cet objectif fut définitivement abandonné (26). Et en dépit du soutien de nombreux révolutionnaires connus, tels Karl Heinzen, Arnold Ruge, AugUst Becker et Franz Sigel, les désaccords sur la tactique à suivre et les querelles de personnes firent rapidement tourner court l'entreprise. Toute cette agitation déboucha pourtant sur l'organisation à Wheeling (Virginie) d'une convention qui se voulait nationale, niais à laquelle 16 délégués seulement prirent part, et qui s'acheva dans la confusion idéologique la plus totale (27).

Mais fondamentalement, la véritable faiblesse de la politique prônée par W. Weitling résidait dans son refus de prendre en Compte les revendications matérielles, et la masse des travailleurs allemands un instant séduits par ses théories coopérationnistes s'en détourna graduellement. Les luttes revendicatives et professionnelles connurent un essor certain dans les milieux germano-américains au cours des années 1850-1853, et ce au moment même où le mouvement ouvrier organisé repassait partout à l'offensive. La parution de nouveaux journaux refléta cette évolution. Publié à Baltimore à partir du 1er juin 1850, le journal Die Reform se présentait comme l'organe des associations ouvrières de la ville (28). Plus à l'Ouest, le Louisville Anzeiger se fit le défenseur « des intérêts des ouvriers » ; l'année de sa fondation (1849), il ne tirait qu'à 300 exemplaires, mais sa diffusion alla en s'élargissant rapidement (il parut jusqu'en 1905) (29). A La Nouvelle-Orléans, il existait en 1850-1851 un hebdomadaire intitulé Dos Arbeiterblatt, rédigé par August Kattman, qui se présentait comme l'organe de. « l'Association générale des travailleurs » (30).

Il y avait dans cette même ville une association de cordonniers allemands qui manifesta sa solidarité avec les travailleurs de langue anglaise en adressant un message aux participants du Congrès constitutif de « l'Association nationale des cordonniers unis » en mai 1853 (31). A Baltimore, reprenant l'exemple de leurs homologues newyorkais, les ouvriers imprimeurs allemands s'organisèrent au sein d'une « société Gutenberg », se donnant pour président Julius Ende et pour secrétaire Joseph Jandorf. Leurs deux principales revendications portaient sur la durée du travail et sur le niveau des salaires. En avril 1853, il fut décidé que la durée du travail devrait être de dix heures par jour, six jours par semaine, et que le salaire correspondant passerait de $ 5 à $ 6. Cherchant à se donner les moyens de faire aboutir ces reven(26)

reven(26) NAU, German People, op. cit., p. 37.

(27) E.W. DOBERT, « The Radicals », in A.E. ZUCKER éd., The Forty-eighters, New York, 1950. Voir p. 168 sqq.

(28) H. SCHLEUTER, Anfànge, op. cit., p. 130 ; K. ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 195.

(29) Ibid., p. 169.

(30) Ibid., p. 176 ; H. SCHLEUTER, Anfänge, op. cit., p. 130.

(31) Ibid., p. 135.


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dications, la société lança un appel au soutien de toutes les sociétés fondées aux États-Unis par des typographes de langue allemande (32).

Mais c'est certainement le préambule des statuts que s'était donnés le très puissant syndicat des cordonniers allemands de Saint-Louis qui peut le mieux nous renseigner sur les conceptions des ouvriers allemands organisés, conceptions que n'aurait sans doute pas totalement désavouées K. Marx. On peut par exemple y lire les passages suivants :

Une tension toujours plus forte se développe d'ores et déjà entre destitués et possédants dans tous les pays civilisés du monde. Une guerre ouverte se prépare si la société ne fait rien pour concilier les intérêts des parties opposées.!...] Aucun esprit libre qui regarderait sans préjugé la situation - existant dans ce pays ne pourrait: soutenir qu'à notre époque les libertés bourgeoises acquises sont aptes à répondre aux aspirations des destitués. [...] Il serait exagéré de vouloir prétendre que les indigents de ce pays sont déjà aussi malheureux qu'en Europe. Mais ce stade sera atteint sous peu (33).

Les statuts, contresignés par les cordonniers Weitz (président), Heinrich von der Au et G. Scho (secrétaire), prévoyaient par ailleurs que l'association établirait sa propre entreprise indépendante, gérée par les membres du syndicat. Cette tentative de mettre en place une sorte de coopérative: de production rie resta pas isolée. En outre, des magasins coopératifs d'épicerie fonctionnèrent à Baltimore et à Saint-Louis (ainsi qu'à Philadelphie et Cincinnati) (34). Ce mouvement spontané des travailleurs allemands vers les organisations de type professionnel, et l'intransigeance de W. Weitling causèrent le déclin rapide de la Ligue; Dans un article publié en juin 1852, son chef fut contraint d'admettre qu'elle ne comptait plus que 300 « membres sûrs » (35),

Et c'est en fait à l'intérieur même des rangs de son organisation que les théories de Weitling furent radicalement remises en question. Cela fut avant tout le fait de Joseph Weydemeyer qui, ami et correspondant de K.Marx, s'était fixé pour but de faire connaître les idées de ce dernier aux États-Unis (36). Après l'échec, de 1848-1849, il fallait, selon Marx, que le mouvement ouvrier s'éduque politiquement, car l'heure n'était pas encore venue pour lui de pouvoir lutter avec succès contre une bourgeoisie qui était alors en pleine phase ascendante. Ces idées pénétrèrent jusque dans les États esclavagistes.

Dès lé mois de décembre 1851, Adolph Clüss, qui travaillait à Washington D.C. comme technicien aux chantiers navals de la Marine, écrivit à Joseph Weydemeyer, qui.s'affairait alors pour lancer un hebdomadaire intitulé Die Révolution :

Je me suis remué pour ton hebdomadaire et j'ai préparé son avènement. J'ai demandé à Baltimore, sans avoir encore de réponse, si des actions pouvaient y être placées ; eh tout cas, on n'y manque pas de sous(32)

sous(32) p. 134.

(33) Ibid., p. 129 ; K. OBERMAN, « Germano-américains et Presse ouvrière », art. cit., p. 7172.

(34) H. SCHLEUTER, Anfänge, op.cit., p. 129.

(35) Republik der Arbeiter, 19 juin 1852 ; P. FONER, History of the Labor Movement, op. cit, p. 229.

(36) K. OBERMAN, Joseph Weydemeyer, Pioneer of American Socialism, New York, 1946; il existe de cet ouvrage une édition revue et augmentée, Berlin, 1968 (en allemand).


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cripteurs. [...] J'ai tenté d'entrer en relation avec Cleveland (Ohio), et à l'instant même avec La Nouvelle-Orléans et le Texas (37).

Aussitôt que les premiers numéros furent publiés, les réactions furent favorables. Arnold, un peintre « socialiste énergique » installé à Baltimore, fit savoir que Weydemeyer pouvait compter sur le soutien des anciens partisans de Weitling. De Richmohd (Virginie), Steinmetz (qui avait été membre du comité régional Badois en 1849) écrivit à Clùss :

Die Révolution m'intéresse beaucoup, surtout qu'y collabore Marx, le publiciste le plus capable de l'époque ; je m'occuperai de là diffusion (38),

A Washington D-C, Clùss devint un des principaux prosélytes des idées de Marx aux États-Unis. Début février 1852, il se rendit à New York pour discuter avec Weydemeyer dé l'avenir de Die Révolution ; en avril ce fut lui qui s'occupa de faire imprimer la version anglaise du Dix-huit Brumaire; enfin, ce fut à lui que Marx envoya à la fin de l'année le manuscrit des Enthûllungen über den Kölner Kommunisten Prozess (39).

Sans doute plus proche du monde ouvrier que ne l'était Weydemeyer, Clüss joua un rôle concret plus important. En mars 1853, il envoya au comité londonien au nom des Turner de Washington D.C. une somme de £ 20.17' en solidarité avec les victimes du procès de Cologne (40). S'inspirant à la lettre du principe énoncé par Weydemeyer dans le journal Die Reform qu'il rédigea à partir de 1853, principe selon lequel « il ne devrait pas y avoir de séparation entre l'économique et le politique », il sut jouer un rôle efficace dans le développement du mouvement ouvrier organisé de la capitale fédérale, en particulier à l'occasion de la création de « l'Association nationale des travailleurs ».

Fondée début 1853 à l'initiative des mécaniciens des chantiers navals de la Marine, celle-ci se fixait pour but d'organiser dans un premier temps tous les travailleurs anglophones, indépendamment de leur statut professionnel, ce qui constituait déjà une mini-révolution. Soucieux d'élargir au maximum la base sociale de l'organisation, son principal dirigeant, Sam Briggs, entra rapidement en contact avec Clûss, lui précisant comme suit les objectifs poursuivis :

Nous ne visons pas seulement à obtenir le salaire nécessaire pour notre travail; nous devons plutôt penser à élever la classe ouvrière en lui donnant la place à laquelle elle a droit dans la société par l'élection de représentants sortis de ses rangs à toutes les assemblées de la Nation (41).

(37) Archives IML Moscou, fonds 429, n° 2/1, Clüss à Weydemeyer, Washington D.C, 27 décembre 1851 (cité par K. OBERMAN, « Germano-américains et Presse ouvrière », art. cit., p. 78).

(38) Archives IML Moscou, fonds 429, n° 2/3 et 2/4, Clüss à Weydemeyer, Washington D.C, 11 janvier 1852; n° 2/5 Clûss à Weydemeyer, Washington D.C, 20 janvier 1852; K. OBERMAN, « Germano-américains... », art. cit., p. 79-80.

(39) Karl MARX à Friedrich ENGELS, Correspondance, tome III, Paris, 1972. Voir la lettre de Marx à Clùss du 22 avril 1852 et la lettre de Clüss à Weydemeyer du 6-7 janvier 1853 ; K. OBERMAN, « Germano-américains... », art. cit., p. 80.

(40) Marx à Engels, 22 mars 1853, Correspondance, tomeIII, p. 342.

(41) K. OBERMAN, Joseph Weydemeyer, op. cit., p. 68.


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Clùss vit là une possibilité réelle d'unir les travailleurs allemands et américains (à une époque où le Nativisme faisait déjà des ravages) pour mener dés luttes politiques indépendantes; car, forte de ses premiers succès (début juin l'Association comptait déjà 5 sections dans quatre villes différentes regroupant plusieurs centaines de membres, et elle avait noué des liens avec le mouvement ouvrier organisé dans de nombreuses villes),TANT avait décidé de présenter ses propres candidats à l'occasion d'une élection locale à Washington D.C. Secrétaire en titre de la section de la Ligue de la Capitale fédérale, Clüss réussit à faire en sorte que des représentants soient officiellement mandatés pour assister aux réunions convoquées par l'Association. Bien que celle-ci se soit en fait rapidement effilochée au cours de l'automne après un demi-échec "électoral (ses candidats ayant recueilli 15 % des- suffrages), Clüss demeura persuadé que c'était là la voie à suivre. Péchant même quelque peu par optimisme, il se laissa aller à écrire en octobre 1853 :

Les travailleurs ici, dans les États du Nord-Est et dans les États limitrophes, sont déjà capables d'imposer des représentants de leurs intérêts de classe (42)-

Ces efforts, âprement critiqués par un Weitling désormais sur la défensive qui les qualifiait de « générateurs d'illusions », restèrent pourtant sans effet à court terme, car la période, marquée par une expansion économique sans précédent, favorisait le développement du syndicalisme « pur et simple » et vouait de ce fait à l'échec toute tentative d'organiser un mouvement politique indépendant, comme le prouva la disparition de « l'Association nationale des travailleurs » (43).

Pourtant, un problème politique de fond était déjà bel et bien posé, ainsi que le souligna par la suite Friedrich Sorge(44): comment passer d'un type d'action réformiste et utopiste, auquel était attachée la figure de Wilhelm Weitling, à un type d'action révolutionnaire et pragmatique que Clùss et Weydemeyer, fortement encouragés par Marx, appelaient de leurs voeux ? Toute l'histoire du mouvement socialiste germano-américain s'inscrivit dès lors dans cette problématique.

Les groupes de militants

L'activité des groupes d'immigrés allemands révolutionnaires qui prirent racine et se développèrent à cette époque dans les États esclavagistes semble bien avoir reflété une évolution allant dans le sens souhaité par Clùss et Weydemeyer. On vit en effet apparaître dans les principales villes du Sud des foyers de diffusion des idées socialistes qui rayonnaient sur les alentours. Au départ peu consciente

(42) H. SCHLEUTER, Anfànge, op.cit., p. 151. Sur « l'Association nationale des Travailleurs», voir M. CORDILLOT, « Un journal ouvrier dans le Sud esclavagiste : le Workingmen's National Advocate, de Washington D.C », Encrages, 1985.

(43) K. OBERMAN, Joseph Weydemeyer, op.cit, p. 70.

(44) F. SORGE, « Die Arbeiterbewegung, 1850-1860 », art. cit., p. 238.


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de l'existence de ces petits groupes qui menaient leurs activités de propagande dans une langue étrangère, « l'aristocratie esclavagiste » réagit ensuite rapidement pour tenter de mettre un terme à leurs activités, en particulier à partir du moment où elles s'affirmèrent ouvertement antiesclavagistes.

L'indice-le plus sûr de l'existence d'une activité organisée et suivie au sein de la communauté germano-américaine d'une ville donnée était la publication d'un journal. Ainsi à Louisville, la rédaction du Herald des Westens fût assurée à partir de 1853 par Karl Heinzen (le « grand Karl »), qui en fit un journal radical dénonçant « l'Institution particulière » et réclamant « la protection des classes laborieuses contre les capitalistes ». En l'espace de trois mois, 500 nouveaux lecteurs furent gagnés. En décembre, un incendie détruisit l'imprimerie et la rédaction du Herold. Les Allemands de Louisville lancèrent alors une souscription qui rapporta $ 855, assez pour que K. Heinzen puisse lancer une nouvelle feuille, le Pionier (qui exista pendant près d'un quart de siècle) (45). Le résultat le plus marquant du séjour de K. Heinzen dans le Kentucky fut la publication d'un long document connu sous le nom de « Programme de Louisville », qui fit l'objet de débats passionnés dans toutes les communautés d'immigrés allemands, en particulier à l'Ouest des Appalaches, où il fut largement reproduit par la presse germanophone (46).

Dénonçant sans détour tous les privilèges de classe et de race, attaquant l'esclavage, son expansionnisme et la loi sur les esclaves fugitifs votée en 1850, se faisant l'avocat des droits des Noirs et des femmes, demandant lé suffrage universel et proposant toute une série de réformes (de la justice, de l'instruction, de l'intervention de l'État en matière économique, des lois de naturalisation, etc.), ce texte allait jusqu'à préconiser l'abolition du Sénat et de la fonction de Président (demandes formulées dès 1851 par le groupe social-démocrate de Richmond) afin de promouvoir un système de démocratie directe (47). Les auteurs de ce programme, principalement K. Heinzen et Berhardt Domschke, espéraient former sur la base de ce texte une «Union des Allemands libres» couvrant l'ensemble des États-Unis, mais leurs efforts ne se matérialisèrent pas.

A la même époque, à La Nouvelle-Orléans, la constitution d'un noyau de militants influencés par les idées de Weydemeyer était attestée par la publication de la Deutsche Zeitung, qui n'hésita pas à prendre position contre l'esclavage et à se déclarer courageusement en faveur de la candidature du républicain Frémont en 1856, avant de disparaître devant la multiplication des menaces (48). A Baltimore, le poète révolutionnaire Karl-Heinz Schnauffer fonda en 1851 Der Wecker. Il mena campagne dans ses colonnes pour l'organisation de syndicats, la journée de travail de huit heures et le suffrage universel ; il prit également fermement position contre l'esclavage. A sa mort, qui survint en 1854, le

(45) C WITTKE, The German Language Press, op. cit., p. 123 ; K. ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 171.

(46) C WITTKE, The German Language Press, op. cit., p. 111 ; id., Refugees of Révolution, op. cit., p. 163-165 ; B. MANDEL, Labor: Free and Slave, op. cit., p. 54.

(47) C WITTKE, Refugees of Révolution, op. cit., p. 162.

(48) W.D. OVERDYKE, The Know Nothing Partyin the South, Baton Rouge, 1950, p. 17-18 ; P.S. FONER, American Socialism and Black Americans from the Age of Jackson to World War II, Westport, 1977, p. 15.


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poste de rédacteur fut confié à son épouse, puis, trois ans plus tard, à Wilhelm Rapp, autre « quarante-huitard » socialiste (49). Dans cette même ville, on trouvait deux autres publications de tendance socialisante : Die Fackel, dont le rédacteur en chef était le Dr Samuel Ludvigh, celui-là même qui se vit contraint en 1859 de se réfugier précipitamment avec sa presse à Cincinnati pour échapper au lynchage ; et la Turnzeitung, qui était l'organe de la société dé gymnastique socialiste dont Wilhelm Rapp avait été élu président (50). Dans le Tennessee, le groupe des Turner de Nashville réussit à publier son propre journal, le Turnverein, à partir de 1854(51).

La présence de groupes socialistes prêchant plus ou moins ouvertement l'abolition de l'esclavage dans la plupart des villes situées au Sud de la ligne Mason/Dixon peut aussi en partie s'expliquer par le sentiment d'impunité que pouvait susciter chez les adhérents la possibilité d'aller chercher, en cas de besoin, un refuge sûr dans les États libres. Ce voisinage les rendait en outre beaucoup plus réceptifs à l'appel de certains politiciens nordistes d'origine allemande, tels Cari Sehurz, lequel put par exemple faire publier en 1861 à Saint-Louis un pamphlet intitulé Le Crépuscule de l'esclavage, dans lequel il écrivait, apostrophant les propriétaires d'esclaves :

Pour être ce qu'il devrait être, à Savoir un travailleur intelligent, notre ouvrier est nécessairement un homme libre.

Pour rester ce que vous désirez qu'il soit, c'est-à-dire un esclave, votre ouvrier est nécessairement une brute (52).

Au Texas

Dans le Sud Profond, ce fut en particulier dans l'État du Texas que ies idées socialistes connurent une popularité certaine parmi les immigrés allemands, fort nombreux dans la moitié Ouest de l'État (près de 11 000 en 1852-1853) (53).

Dès le début des années 1850, la section de San Antonio de la Ligue générale des travailleurs éditait des bulletins anti-esclavagistes (54). Mais un nouveau pas fut franchi avec l'arrivée d'Adolph Douai, qui devirit ultérieurement avec Friedrich Sorge l'un des principaux propagandistes du marxisme aux États-Unis. Après avoir collecté quelques fonds, Douai fonda la San Antonio Zeitung, dont le premier numéro,

(49) L.P. LENNINGHAUSEN, « Réminiscences of the Political Life of the German-americans in Baltimore During 1850-1860 », 7th Annual Report of the Secretary of the Society for thi History of the Germans in Maryland, 1892-1893, p. 53-57 ; P. FONER, American Socialism, op.cit., p. 15 ; K. ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 197-198.

(50) A.E. ZUCKER ed., The Forty-eighters, op. cit., p. 102-104 ; K. ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 189.

(51) W.D. OVERDYKE, Know Nothing Party, op. cit., p. 31.

(52) V.C .BLUM, « Political and Military Activitiés », art. cit., p. 107.

(53) P. FONER, American Socialism, op. cit., p. 17.

(54) San Antonio Zeitung, 16 février 1856; P. FONER, History of the Labor Movement. op. cit., p. 264.


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daté du 5 juillet 1853, portait en exergue la mention « journal socialdémocrate pour les Allemands du Texas occidental » (55).

Douai reste une figure assez mal connue du mouvement socialiste américain (56). Né daris une famille pauvre en Allemagne, il parvint néanmoins à faire des études à l'Université de Leipzig, puis à l'Université de Dorpat (où il passa avec succès sa thèse de doctorat) tout en travaillant. En 1848, ses écrits et son activité révolutionnaire lui valurent plusieurs condamnations à des peines de prison ferme. Il émigra alors aux.États-Unis, et en 1851, il s'installa à Neu Braunfels, gagnant sa vie comme maître d'école. Avant même d'arriver au Texas, Douai avait déjà écrit plusieurs ouvrages d'inspiration socialiste, notamment un ABC des Sozialismus, dans lequel il appelait de ses voeux une société offrant des chances égales à tous ses membres, sans distinction de race ou de couleur.

La période qui vit l'installation de Douai au Texas fut aussi caractérisée par une extension sans précédent de la culture du coton dans cet État, la production totale passant de 58 000 balles de 400 livres en 1849 à 482 750 balles en 1859(57). Les planteurs, ainsi que tous ceux qui aspiraient à le devenir, considéraient dans ces conditions toute déclaration pro-abolitionniste comme une trahison appelant un châtiment exemplaire (58). C'est pourquoi, tout en cherchant à élargir son impact en contactant les réformateurs du Free Soit Movement (59), Douai aborda avec précaution le sujet de l'esclavage, cherchant à faire comprendre à ses lecteurs qu'il était en fait aussi préjudiciable à l'homme blanc qu'à l'homme noir. Il espérait ainsi arriver à faire en sorte que la partie occidentale du Texas se constitue en un État autonome libre, ainsi que la possibilité en était laissée par les dispositions du Joint Agreement of Annexation (60).

En mai 1854, à l'occasion du rassemblement des chorales allemandes de la région pour un Saengerfest, rompant le silence qu'ils s'étaient jus(55)

jus(55) ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 633.

(56) La première biographie de Douai a été publiée sous forme de rubrique nécrologique, en anglais par le Workmen's Advocate et en allemand par la New Yorker Volkszéitung, simultanément le 28 janvier 1888. Douai travaillait comme rédacteur pour ces deux journaux, organes du Socialist Labor Party (document aimablement fourni par le « Tamiment Institute » de New York, grâce aux indications de P. FONER). Pour une biographie très complète de Douai, voir P. FONER, American Socialism, op. cit., p. 15-23.

(57) S. BRUCHEY, Cotton and the Growth of the American Economy, 1790-1860, New York, 1967, p. 18.

(58) B.D. LEBETTER, « White over Black in Texas : Racial Attitudes in the Antebellum Period », Phylon, 34, 1973, p. 406-418.

(59) L.W. ROPER, « Frederick Law Olmsted and the Western Texas Free Soil Movement », American Historical Review, 56, 1950, p. 58-64.

(60) P. FONER, American Socialism, op. cit., p. 17. Une telle possibilité constitua toujours une menace aux yeux des éléments pro-esclavagistes les plus lucides, comme en témoigne par exemple cet extrait du New Orléans Crescent-cité par l' Anzeiger des Westens de SaintLouis le 29 octobre 1857 : « Le fait que l'énorme population allemande du Texas occidental soit radicalement opposée à l'esclavage en tant qu'institution, et le fait que le parti de la Démocratie doive son succès à ces votes est clair pour tous les résidents clairvoyants de cet État. [...] Les chefs du parti de la Démocratie au Texas non seulement savent qu'il y a une mentalité anti-esclavagiste largement répandue dans la partie occidentale de cet État, mais aussi qu'elle gagne tellement rapidement que si elle n'est pas stoppée rapidement, elle pourrait conquérir dans cet État une influence tellement décisive dans les cinq années à venir, qu'elle pourrait amener la partition de l'État en déclarant indépendante la partie occidentale. » Voir S. ROWAN (ed.), Germans for a Free Missouri, Columbia, 1983, p. 58.


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qu'alors imposés, les 120 délégués assemblés en convention à San Antonio pour y représenter différents clubs, associations et communautés (dont plusieurs de tendance socialiste), adoptèrent un programme politique. Ils répondaient en cela à l'appel de la Neu Braunfelser Zeitung, qui avait déclaré en convoquant la convention qu'il était temps que les Allemands prennent toute leur place dans les affaires politiques (61). La résolution qui mit le feu aux poudres fut la suivante :

L'esclavage est un fléau dont l'abolition est une exigence des principes démocratiques, mais vu qu'il affecte des États souverains, nous désirons :

Que le gouvernement fédéral s'abstienne de toute ingérence dans la question de l'esclavage, mais que si un État décide l'abolition de ce fléau, ledit État puisse réclamer l'assistance du gouvernement fédéral en vue de faire appliquer cette décision (62).

Douai, qui ayait probablement été l'un des principaux rédacteurs des résolutions, se hâta de les publier dans la San Antonio Zeitung. De son côté, le Western Texan en publia une traduction anglaise. Les modérés, craignant de se voir assimiler aux amis de Douai et d'avoir à essuyer une réaction violente des propriétaires d'esclaves, cherchèrent alors à se démarquer en répudiant publiquement les résolutions adoptées par la Convention. Et c'est en fait la vivacité de la polémique qui s'ensuivit qui semble avoir attiré l'attention de la communauté blanche anglophone sur le contenu même de ces résolutions. Les menaces directes contre Douai se multiplièrent dès lors. L'Austin State Times « suggéra » à ses lecteurs d'aller jeter à l'eau la presse de la San Antonio Zeitung (63). Mais alors qu'elle était sur le point de passer à l'acte, la foule rameutée par les propriétaires d 'esclaves trouva en face d'elle un groupe de citoyens allemands bien armés qui la contraignirent à battre précautionneusement en retraite (64).

Certains actionnaires, effrayés, décidèrent toutefois de vendre leurs parts, que Douai, obstiné, racheta. Quelques fonds lui furent transmis par Frederick Law Olmsted et son frère, qu'il avait rencontrés l'hiver précédent (65). Adjoignant une partie rédigée en anglais à son journal, Douai se refusa à transiger avec ses principes, ce qui l'amena alors à prendre ouvertement position pour une émancipation progressive des esclaves (avec dédommagement pour les propriétaires), en arguant du fait que le mode de production fondé sur l'esclavage était moins rentable que celui fondé sur l'emploi des travailleurs libres. Il se fit en outre l'avocat des droits des Mexicains-Américains et des femmes, et critiqua les privilèges dont jouissaient les propriétaires d'esclaves. Vilipendé par la presse pro-esclavagiste qui exigeait qu'on le fasse taire,

(61) Neu Fraunfelser Zeitung, 21 avril 1854; W.D. OVERDYKE, Know Nothing Party, op. cit., p. 28.

(62) R.L. BIESELE, « The Texas State Convention of Germans in 1854 », Southwestern Historical Quarterly, 33, 1930, p. 247-255.

(63) W.D. OVERDYKE, Know Nothing Party, op. cit.p. 87.

(64) E.B. LONN, Foreigners in the Confederacy, Chapel Hill, 1940, p. 35 ; K. ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 633,

(65) Frederick Law Olmsted (1822-1903) visita à plusieurs reprises le Sud durant les années 1850, publiant des notes de voyage qui constituent une excellente source d'informations relatives à cette région. Il était proche du Free Soil Movement, lequel s'opposait à l'extension de l'esclavage dans les territoires.


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Douai fut progressivement abandonné par ses compatriotes. Au cours d'une réunion qui se tint à Neu Braunfels le 9 février 1855, les participants déclarèrent à l'unanimité « ne pas être responsables des propos publiés par la San Antonio Zeitung » (66). Voyant le nombre de ses abonnés s'amenuiser, Douai fut pratiquement acculé à la faillite. Il décida d'abandonner, mais Frederick Law Olmsted lui envoya un peu d'argent et sut le convaincre de rester. Quelques semaines plus tard, il fut pourtant contraint de renoncer : le dernier numéro de la San Antonio Zeitung sortit le 29 mars 1856. Douai partit pour Philadelphie dans les jours qui suivirent.

Douze ans plus tard, en 1868, preuve que l'impact de son action avait été durable, le vieux lutteur eut la surprise et l'émotion de recevoir du Texas un journal portant en caractères gras et en première page l'annonce suivante :

Ce journal, dont les propriétaires, les rédacteurs et les typographes sont des Noirs, est imprimé sur la presse avec laquelle le Dr Adolph Douai a mené bataille pour l'émancipation de l'homme noir. La gratitude de tous les hommes de couleur, qui se rappelleront à jamais ses efforts en faveur de la liberté, lui est acquise (67).

Le programme de Richmond

La principale contribution des socialistes germano-américains fut en fait de faire cheminer dans les rangs du mouvement ouvrier organisé, y compris dans les États esclavagistes, l'idée qu'aucune avancée sociale décisive n'était possible pour les salariés avant que l'esclavage ne soit aboli en tant que système.

Que l'on se reporte au programme de « l'Association social-démocrate allemande » de Richmond (Virginie), reproduit en annexe (68). Fondée en 1851, l'Association resta suffisamment active tout au long de la décennie suivante pour être régulièrement dénoncée par la presse locale (69). Son programme, probablement rédigé dès sa fondation, peut être tenu pour représentatif des programmes des groupes socialistes existant dans le Sud avant la guerre de Sécession, et l'on peut d'ailleurs y relever certaines convergences avec le « Programme de Louisville » et avec les résolutions votées en mai 1854 par la Convention du Texas. Articulé en quatre chapitres, il préconisait tout aussi bien des réformes politiques (suffrage universel, abolition de la Présidence et des Cham(66)

Cham(66) FONER, American Socialism, op. cit., p. 20 ; R.L. BIESELE, « Texas State Convention », art. cit., p. 261.

(67) Workmen's Advocate, 28 janvier 1888 (qui commet une erreur de date); M. HILLQUIT, History of Socialism, op. cit., p. 171.

(68) Ce programme nous est parvenu grâce à un Représentant membre du Parti nativiste, qui en a donné lecture à la tribune de la Chambre pour en faire mesurer le caractère séditieux à ses collègues. Voir le document reproduit en annexe.

(69) H. APTHEKER, The Labor Movement in the South, op. cit., p. 15.


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bres Hautes, droit pour le peuple d'amender la Constitution) que religieuses (liberté de conscience, imposition des biens ecclésiastiques) et sociales. Toutes les revendications figurant dans ce dernier chapitre visaient à l'amélioration de la condition des classes laborieuses ; en ce sens, on peut véritablement parler de programme ouvrier. Les points principaux concernaient les conditions de travail (abaissement de la durée du travail, reconnaissance des syndicats, ouverture de maisons de retraite, etc.) ; l'instruction (obligatoire, gratuite et laïque) ; l'abolition de l'esclavage ; l'abolition de la peine capitale.

Les socialistes allemands avaient donc clairement la volonté de faire le lien entre la lutte économique et la lutte politique, ce qui ne pouvait qu'inquiéter la classe dominante, en heurtant son conservatisme social et en agitant le spectre de l'abolitionnisme ; il ne s'agissait rien moins que de remettre en cause tout lé système social fondé sur la domination sans partage des grands propriétaires d'esclaves en lui substituant un système qui anticipait d'une certaine manière sur le modèle du Volksstaat.

Les sociétés de gymnastique

Outre les cercles d'études sociales et les syndicats ouvriers, l'une des principales formes d'organisation des militants socialistes allemands fut la formation de sociétés de gymnastique (Turnverèine), lesquelles se fédérèrent à l'échelon national et se constituèrent officiellement en « Fédération socialiste des sociétés de gymnastique » (Sozialistischer Turnerbund) pour bien marquer leur affiliation idéologique (70). C'était déjà tout un aspect très caractéristique de l'activité de la Social-démocratie allemande au temps de la Deuxième Internationale que préfiguraient les immigrés germano-américains (71).

Dans le Sud, la première société de gymnastique semble avoir été celle de Baltimore. Organisée dès 1849, elle recruta en l'espace d'un an 278 membres. Celle de Saint-Louis, fondée en mai 1850, comptait dix ans plus tard plus de 500 adhérents (72). Le Turnverein de La NouvelleOrléans fut à son tour mis sur pied en novembre 1851 par 40 membres fondateurs ; en janvier 1852, une deuxième section fut fondée à La Fayette, dans la deuxième municipalité. En février 1852, la première section comptait déjà 140 adhérents (73).

Des Turnvereine s'implantèrent progressivement dans tout le Sud. Des sections furent organisées à Lexihgton (Missouri), Washington D.C, Mobile (Alabama), Wilmington (Delaware), Louisville, Newport et CoVington (Kentucky), Wheeling et Richmond (Virginie), San Antonio,

(70) H. SCHLEUTER, Anfänge, op. cit., p. 199 sqq.

(71) Voir A. KRIEGEL, «Le Parti modèle: la social-démocratie allemande et la II'Internationale », in Le Pain et les Roses, Jalons pour une Histoire des socialismes, Paris, 1968 ; 3. ROVAN, Histoire de la social-démocratie allemande, Paris, 1978.

(72) C WITTKE, Refugees of Revolution, op. cit., p. 149-156 ; R. NOLEN, « The Labor Movement in Saint-Louis », art. cit., parle de 2 500 membres (p. 30).

(73) J. NAU, The German People, op. cit., p. 104.


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Houston, Galveston et Neu Braunfels (Texas), Charleston (Caroline du Sud), Savannah et Augusta (Géorgie) et enfin Natchez (Mississippi) (74).

La Turnzeitung, publiée à Baltimore, devint l'organe officiel de la Fédération. Cette publication ne disparut qu'en 1861, après qu'une émeute pro-sudiste ait détruit l'imprimerie (75).

Les Turnvereine étaient dans les faits de véritables groupes paramilitaires s'entraînant au maniement des armes ; nombre de leurs cadres avaient participé aux combats de 1848-1849 aux côtés des insurgés et songeaient à la revanche (76). Deux incidents rapportés par la presse sudiste sont à cet égard très révélateurs (77). A Covington, en mai 1855, les membres d'une société de gymnastique organisèrent un pique-nique et s'y rendirent en formation militaire, armés de fusils. Quelques gamins de là ville voisine s'attroupèrent, et l'un d'eux fut frappé pour avoir volé une chope de bière. Après qu'un de ses compagnons se soit précipité en ville en vociférant que « des Allemands athées et étrangers (sic) assassin[aient] les enfants de la ville », un rassemblement se forma et, accompagné du shérif, se rendit sur place. Un des Allemands tua alors par erreur le policier, et ses camarades tinrent en respect, baïonnette au canon, la foule qui se pressait. Les membres de la société acceptèrent finalement de remettre à la justice plusieurs des leurs, mais refusèrent de se laisser désarmer. Au total 107 participants furent arrêtés, et 35 inculpés ; mais ces derniers furent tous acquittés (78). Un incident du même type avait déjà eu lieu le 4 juillet 1854, alors que les membres du Turnverein de Natchez, revenant d'une sortie, avaient été au passage lapidés par la foule. Ils avaient par la suite protesté que leur société n'avait pas d'activités politiques, et qu'ils ne se réunissaient que « pour faire de la gymnastique et fortifier leurs facultés intellectuelles et morales » (79).

En réalité, après 1853, les Turnvereine eurent de plus en plus tendance à laisser de côté leurs principes socialistes, ceux-ci ne faisant pas l'unanimité parmi les adhérents. Cela causa d'ailleurs une scission au sein de la Fédération en 1856. Les résolutions adoptées par les délégués de la Conférence nationale de Buffalo (1855), et notamment celle qui dénonçait avec vigueur le maintien de l'esclavage, en furent à l'origine. En signe de protestation, plusieurs sociétés sudistes décidèrent de se retirer de la Fédération, parmi lesquelles celles de Houston, Charleston, Savannah, Augusta et Mobile. Elles furent rejointes par celle de La Nouvelle-Orléans deux ans plus tard (80). L'apostrophe rédigée par la section de Wheeling pour fustiger les scissionnistes était parfaitement explicite :

Il est clair que les Turner doivent s'opposer à l'extension de l'esclavage

(74) H. UEBERHORST, Tumer unterm Sternen Banner; der Kampf der deutsch-amerikanischen Turner fur Einheit, Freiheit und Soziale Gerechtigkeit, 1848 bis 1918, Munich, 1978 ; S. ROWAN (ed.). Germons for a Free Missouri, op. cit., p. 242.

(75) H. SCHLEUTER, Anfänge, op. cit., p. 202.

(76) H. UEBERHORST, Turner unterm Sternen Banner, op. cit., p. 34, 122.

(77) W.D. OVERDYKE, Know Nothing Party, op. cit., p. 259-260.

(78) Frankfort Commonwealth, 20 mai 1856 ; R.T. ELY, The Labor Movement in America, 1886 (éd. revue 1905), p. 223.

(79) W.D. OVERDYKE, The Know Nothing Party, op. cit., p. 259-260.

(80) C WITTKE, Refugees of Révolution, op. cit., p. 195.


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dans les territoires libres, car ils sont tous des travailleurs libres qui doivent s'efforcer de préserver les terres pour la main-d'oeuvre libre (81).

Les remous qui s'ensuivirent donnèrent aux éléments les plus conservateurs l'occasion de passer à l'offensive. Les sociétés locales de Baltimore et de New York prirent position, dans une circulaire conjointe diffusée nationalement, contre la politique suivie par la Turnzeitung. Seule la Conférence nationale prévue pour 1856 à Washington D.C. aurait pu tenter de trouver une solution à ces désaccords. Mais une majorité de délégués, effrayés par l'idée de devoir délibérer sous la pression des éléments pro-esclavagistes de cette ville, décida de se réunir à Pittsburgh. Seuls les délégués conservateurs se rendirent dans la capitale fédéralet,où vingt-six sociétés détenant quarante mandats (contre quarante-cinq sociétés porteuses de soixante-deux mandats à Pittsburgh) furent représentées. Elles votèrent la création d'une « Association gymnique de l'Est », dont le programme était beaucoup plus flou et socialement moins engagé que celui de la Fédération Nationale, et qui ne parvint pas à avoir une vie réelle. Toutes les tentatives de la Fédération socialiste pour arriver à une réunification restèrent vaines (82).

La campagne présidentielle

La tension qui ne cessa de monter avec le développement de la propagande abolitionniste ainsi que l'approche des élections présidentielles de 1860 permirent aux militants germano-américains de jouer un rôle non négligeable en faveur du Parti républicain, en particulier dans les États du Sud où ce dernier n'avait guère droit de cité, et dans les États esclavagistes limitrophes où se jouait une partie serrée.

Le 17 janvier 1859, l'Union des syndicats (allemands) de Louisville était représentée au « Congrès des ligues ouvrières » qui se tint à New York. Parmi les résolutions votées, on en relève une qui condamnait l'esclavage en termes mesurés et demandait l'abrogation de la loi sur les esclaves fugitifs. Les délégués s'en prirent aussi au mouvement Nativiste et préconisèrent la mise en place de juridictions prud'homales (83). Les syndicats allemands de Saint-Louis (qui avaient notifié par lettre leur accord pour se joindre à la nouvelle organisation qui devait sortir du Congrès) et de Baltimore (alors en pleine phase de réorganisation) n'avaient pas envoyé de délégués (84).

Pendant la campagne présidentielle de 1860, les progressistes allemands furent au premier rang de la bataille, en particulier à Baltimore et à Saint-Louis, pour faire en sorte que les ouvriers votent pour le candidat républicain, A. Lincoln (85). De nombreux journaux allemands pri(81)

pri(81) MANDEL, Labor: Free and Slave, op. cit., p. 53.

(82) H. SCHLEUTER, Anfänge, op. cit., p. 212-213.

(83) F. SORGE, Labor Movement, op. cit., p. 96.

(84) H. SCHLEUTER, Anfänge, op. cit., p. 167, 171 sqq.

(85) P. FONER, History of the Labor Movement, op.cit., p. 245 ; id., American Socialism, op. cit., p. 28.


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rent position en sa faveur. Parmi les moins connus, on citera le Hermanner Volksblatt de Hermann (Missouri) ; le Washingtoner Intelligenzblatt et Der Metropole dans le District de Columbia (86). A Baltimore, la Turnzeitung, prit, dès avril 1860, fait et cause pour la candidature de Lincoln : « Avec un porte-drapeau comme lui, le Parti républicain est certain de vaincre » (87). Après sa nomination comme candidat officiel du Parti, les dirigeants socialistes de la Fédération (Wilhelm Rapp, Edward Wiss, Adolph Wiesner) lancèrent le 16 octobre depuis Baltimore un appel à toutes les sections locales pour qu'elles fassent campagne pour Lincoln :

Nous, Turner, luttons contre l'esclavage, le Nativisme, et contre toute espèce de restriction fondée sur la couleur de la peau, la religion ou le lieu de naissance, car cela est incompatible avec un point de vue internationaliste (88).

A Saint-Louis, durant la campagne électorale, les progressistes allemands, qui avaient fondé des comités de soutien à Lincoln (celui de la 10e circonscription était par exemple présidé par Rudolph Doehn) (89), organisèrent une imposante réunion publique en faveur du candidat républicain (90).

Mais leurs efforts ne furent guère couronnés de succès car les communautés allemandes étaient divisées. Ainsi à Baltimore, alors que le Wecker avait pris position pour Lincoln, le Deutsche Korrespondent soutenait John C. Breckinridge. Et en fait Lincoln ne l'emporta pas dans les circonscriptions où la présence d'immigrés était pourtant massive, ne recueillant par exemple que quelques dizaines de voix à Baltimore (91).

Après l'élection de Lincoln, les socialistes allemands s'efforcèrent d'organiser un large mouvement de soutien au Président légitimement élu. Tandis qu'à Baltimore le Wecker se prononçait contre la Sécession, les militants de Saint-Louis déclaraient dans un Manifeste :

Saint-Louis est pour l'Union.

Et nous consacrerons notre fortune, sur notre honneur sacré, et si nécessaire notre vie à la préservation de l'Union et de la Constitution fédérale, et à la mise en vigueur des lois (92).

En janvier 1861, alors que la Caroline du Sud avait déjà fait Sécession, Joseph Weydemeyer, qui travaillait alors pour une compagnie d'assurances allemande, la Germania, se rendit dans plusieurs Villes sudistes (Saint-Louis, Wheeling, Washington D.C, Baltimore et Wil(86)

Wil(86) ARNDT, M. OLSON, Deutsch-amerikanischen Zeitungen, op. cit., p. 14, 15, 240.

(87) P. FONER, History of the Labor Movement, op. cit., p. 291.

(88) D. CUNZ, « The Maryland Germans in the Civil War », The Maryland Historical Magazine, 36, 1941, p. 394-419 ; voir p. 411.

(89) Saint-Louis Daily Democrat, 26 juillet 1860.

(90) P. FONER, History of the Labor Movement, op. cit., p. 295.

(91) J.H. BAKER, The Politics of Continuity : Maryland Political Parties 1858 to 1870, Baltimore, 1973, p. 35, 38.

(92) P. FONER, American Socialism, op. cit., p. 30.


70 M. CORDILLOT

mington), y conférant vraisemblablement avec les militants des groupes socialistes locaux (93).

Peu après les premiers combats, le 20 avril 1861, les membres de la société locale dé gymnastique de Baltimore ayant refusé d'abaisser le drapeau de l'Union pour le remplacer par celui de l'État du Maryland, une foule hostile pénétra de force dans leur local pour le saccager, forçant Wilhelm Rapp à s'enfuir de la ville. Le même jour, un autre groupe d'éléments pro-sudistes s'attaqua à l'imprimerie du Wecker (où était également mise sous presse la Turnzeitung), y causant d'importants dégâts. Mais l'intervention courageuse de Mme Schnauffer et l'arrivée de la police réussirent à préserver les presses. Ce n'est toutefois qu'après que lés troupes fédérales aient pris position à Baltimore que le Wecker put de nouveau paraître normalement (94).

Le cercle de Meyer

La position de Douai et de Weydemeyer était que les ouvriers devaient jouer un rôle actif, mais autonome, à l'intérieur du Parti républicain, pour le pousser à s'engager à fond sur la question de l'abolition de l'esclavage, ceci constituant un préalable à toute possibilité de succès dans leur lutte d'émancipation sociale. Ces analyses, qui avaient reçu l'assentiment de Marx, ainsi que les grandes lignes des théories de ce dernier, furent-elles connues dans le Sud ? Weydemeyer, qui avait coordonné en 1859 la diffusion aux États-Unis de la Contribution à la critique de l'économie politique, avait certes réussi à en placer quelques exemplaires au Sud de la ligne Mason/Dixon ; Marx se réjouit dans une lettre à Lassalle qu'en

Amérique, le premier volume [ait] été commenté de manière très approfondie dans toute la presse germano-américaine, de New York à La Nouvelle-Orléans (95).

Pourtant, si l'on excepte les grandes villes situées à la périphérie des États esclavagistes et peut-être Richmond, ce n'est guère qu'à Montgomery (Alabama) que ces thèses furent discutées par le petit cercle qui s'était formé autour d'Hermann Meyer. La correspondance que ce der nier entretint avec Joseph Weydemeyer du 22 janvier 1860, date de sor arrivée, jusqu'au moment où il quitta la ville, dont l'atmosphère était devenue pour lui irrespirable (fin décembre 1860), pour aller se réfugier à Washington D.C. a, par chance, été préservée (96).

Beau-frère de Cari Schurz, Hermann Meyer, l'un des plus fidèles col laborateurs de Weydemeyer, avait été élu en 1858 secrétaire du « Clut communiste » de New York, dont étaient membres des figures connues du mouvement socialiste germano-américain tels Friedrich Kapp, Frits

(93) IISG Amsterdam, Fonds Weydemeyer, Ms 303, lettre datée du 23 décembre 1860.

(94) D. CUNZ, « Maryland Germans », art. cit., p. 412-413.

(95) K. OBERMAN, Joseph Weydemeyer, op. cit., p. 101.

(96) Elle se trouve à l' IISG d'Amsterdam, Fonds Weydemeyer, Ms 183 à 200 et 288 à 304 Je remercie l'Institut, et en particulier M.J. Rojahn, pour les photocopies de ces lettres H. Meyer était également en correspondance avec K.Marx, mais ces lettres n'ont pas (encore?) été retrouvées. Voir MARX-ENGELS, Letters to Americans, New York, 1953, p. 9.


LES IMMIGRÉS ALLEMANDS DANS LES ÉTATS ESCLAVAGISTES 71

Jacobi et Friedrich Sorge. Il fut par la suite le cofondateur de la section de Saint-Louis de l'AIT (97). Début 1860, il partit s'installer, en compagnie d'Albert Komp (qui avait occupé le poste de vice-président du « Club communiste »), à Montgomery, pour y travailler comme comptable (98).

Il y eut sur-le-champ échange d'une abondante correspondance entre Meyer et Weydemeyer. Ce dernier travaillait alors d'arrache-pied à la mise en route d'un quotidien, Die Stimme des Volkes. Meyer lui envoya des articles et de l'argent (99), mais surtout de précieuses informations de première main dont il se servit dans ses discours et dans ses écrits (100). En retour, Meyer demanda à son camarade de lui envoyer les écrits et articles de Marx. Dans de longs passages, plus particulièrement rédigés à l'intention de Luise Weydemeyer, Hermann Meyer décrivait sa vie quotidienne, parlait de ses lectures (poésies de Freiligrath, Franz von Sickingen de Lassalle, etc.), des réunions avec ses amis et ses compatriotes le soir autour d'une bouteille de vin, ou le dimanche matin à la brasserie (101).

A partir d'août, les lettres de Meyer constituèrent une véritable chronique politique des événements. Il signala la peur panique de l'abolitionnisme qui se répandait dans tout l'Alabama (102), puis l'hystérie collective due à la crainte de nouvelles tentatives de soulever les esclaves semblables au raid manqué de John Brown sur Harpers Ferry (103). Dès cette époque, il craignait d'être lui-même surveillé, car les noms de ses correspondants, en particulier Kapp et Weydemeyer, étaient de nature à attirer sur lui l'attention des autorités locales ; de plus, des comités de vigilance s'étaient constitués pour contrôler les faits et gestes de tous les citoyens originaires du Nord.

Dans ses analyses, parfois quelque peu schématiques, Meyer s'appliquait à définir les principaux intérêts économiques, et il souligna par exemple avec force le fait que, paradoxalement, les industriels sudistes étaient prêts à se ranger sous la bannière de la Sécession (104), et qu'ils tentaient de faire oublier à leurs propres ouvriers (considérés comme « peu sûrs ») leur misère, en attisant leurs sentiments chauvins et antiyankees (105).

L'élection de Lincoln marqua le point de non-retour, et alors que la situation devenait de plus en plus tendue, Hermann Meyer quitta Montgomery pour Washington D.C. (où il vit Kapp et Clüss, et prit langue

(97) K. OBERMAN, Joseph Weydemeyer, op. cit., p. 91, 92, 98.

(98) S. BERNSTEIN, The First International, op. cit., p. 9. A. Komp fut également le secrétaire de « l'Association Internationale », qui avait des membres à Boston, New York, et en territoire esclavagiste à Saint-Louis et à La Nouvelle-Orléans. Les Allemands étaient euxmêmes organisés au sein d'une section distincte qui entretenait de bonnes relations avec le « Club communiste ». Pour l'histoire de « l'Association internationale », voir A. LEHNING, « l'Association internationale : Contribution à l'étude des antécédents historiques de la Première Internationale », in De Buonarotti à Bakounine, Paris, 1977, p. 153-268.

(99) IISG, fonds Weydemeyer, Ms 184, 185, 294, 298.

(100) Ibid., Ms 290.

(101) Ibid., Ms 193 (lettre du 14 décembre 1860) et 185.

(102) Ibid., Ms 186 (lettre du 10 août 1860).

(103) Ibid, Ms 187 (lettre du 31 août 1860).

(104) Ibid, Ms 189 (lettre du 21 septembre 1860).

(105) Ibid., Ms 192 (lettre du 10 décembre 1860).


72 M. CORDILLOT

avec Franz Sigel dans un but non précisé) ; de là, il gagna New York où il reprit pendant quelque temps sa place aux côtés de ses camarades du « Club communiste », avant d'aller s'installer à Saint-Louis, peu après le début de la guerre (106).

La guerre de Sécession

Dès les premiers combats, les groupes allemands prirent toute leur place dans la lutte armée contre les sécessionnistes. Les Turnvereine en particulier, du fait de leur organisation paramilitaire et de leur politisation, se distinguèrent au coiribaf. La seule évocation de leur présence suffisait à effrayer les éléments pro-sudistes (107).

Lors du déclenchement des hostilités, leur rôle fut déterminant dans au moins deux cas. A Washington D.C, la capitale fédérale que les troupes rebelles menaçaient, ce furent les bataillons de Turner, dont plusieurs venus de Baltimore, qui tinrent la ville en avril 1861 jusqu'à l'arrivée des troupes régulières envoyées par le gouvernement légal (108). A Camp Jackson, près de Saint-Louis, l'intervention militaire des Turner fut également décisive car elle empêcha que l'État du Missouri ne tombe tout entier aux mains des troupes confédérées. Les sociétés de gymnastique, commandées par Franz Sigel, marchèrent au combat derrière un drapeau rouge sur lequel était brodé un motif représentant un marteau brisant des chaînes (109).

Plus généralement, les Turnvereine devinrent de véritables agences de recrutement pour l'armée fédérale Les trois quarts des recrues composant le 1er bataillon de volontaires de Washington D.C. étaient des Turner. Ceux-ci constituèrent également trois compagnies du 1er régiment du Missouri et la quasi-totalité des effectifs du 17e régiment du Missouri (110). La moitié des membres de la société de gymnastique de Louisville s'engagea dans l'armée de l'Union en 1861(111). A San Antonio, les membres de la compagnie de milice formée par les Turner refusèrent de prêter serment à la Confédération, et nombre d'entre eux parvinrent à s'enfuir dans les régions contrôlées par l'armée du Nord (112). Weydemeyer lui-même fut nommé lieutenantcolonel d'un régiment d'artillerie du Missouri. Malade, il fut démobilisé en 1863. Il entreprit alors un vaste travail d'agitation politique en

(106) Ibid., Ms 194 (lettre du 24 janvier 1861). Voir également D.T. BURBANK, « The First International in Saint-Louis », Bulletin of the Missouri Historical Society, janvier 1962, p. 163172. Mais il n'y a toutefois rien qui puisse justifier la légende d'un Hermann Meyer organisateur du mouvement abolitionniste en Alabama (voir par exemple J.S. ALLEN, Reconstruction : the Battle for Democracy, New York, 1937, ou encore MARX-ENGELS, Correspondance, tome VIII, Paris, 1981, p. 454-455).

(107) Voir par exemple le Maçon Daily Telegraph, 10 janvier 1861.

(108) Der Wecker, 20 mai 1861 ; D. CUNZ, « The Maryland Germans », art. cit., p. 411.

(109) P. FONER, History of the Labor Movement, op. cit., p. 309. Franz Sigel finira la guerre avec le grade de général de division. Voir également S. ROWAN (ed.), Germans for a Free Missouri, op. cit., p. 17-18, 205-226.

(110) D. MONTGOMERY, Beyond Equality : Labor and the Radical Republicans, 1862-1872, New York, 1967, p. 94.

(111) C WITTKE, Refugees of Révolution, op. cit., p. 151.

(112) E. LONN, Foreigners in the Confederacy, op.cit., p. 43.


LES IMMIGRÉS ALLEMANDS DANS LES ÉTATS ESCLAVAGISTES 73

faveur de l'extension de l'abolition au Missouri, et lutta pour empêcher la scission qui menaçait le Parti républicain du fait de la rivalité entre Frémont et Lincoln (113). Il reprit finalement du service comme colonel en 1864, à la tête d'un régiment chargé de la protection de Saint-Louis.

Toutefois, quelques compagnies de Turner, comme par exemple celles de La Nouvelle-Orléans, luttèrent aussi aux côtés des forces sécessionnistes. Mais ce ne furent là que des phénomènes isolés (114).

Dans les États contrôlés par la Confédération, l'impact des idées socialistes ne fut jamais totalement réduit à néant, en particulier au Texas. Résistant à la conscription par tous les moyens (115), les Allemands installés dans cet État semblèrent même à un moment bien près de s'insurger contre les autorités sudistes. A San Antonio, les autorités militaires découvrirent qu'un tract avait été distribué par les membres d'un groupe socialiste pour appeler le peuple à se soulever contre les « rebelles » (116). Un forgeron allemand fut même arrêté dans la région alors qu'il était en train de fabriquer des piques pour armer d'éventuels insurgés (117). Aucune tentative de soulèvement n'eut finalement lieu, mais le général Mac Cullock, qui tint à informer personnellement le président Jefferson Davis de la situation au Texas, faisait dans sa lettre un véritable constat d'échec :

Le tract exprime les sentiments d'une large partie de la population ici, de nombreuses personnes faisant tout ce qui était en leur pouvoir pour nuire secrètement à notre cause, et seraient prêtes à le faire ouvertement si elles l'osaient (118).

C'est dire qu'à l'épreuve des faits, nombre d'immigrés allemands reconnurent la justesse des positions qu'avait défendues Douai quelques années plus tôt.

Symboliquement, l'acte de naissance aux États-Unis de « l'Association Internationale des Travailleurs » fut l'envoi par Marx à Weydemeyer, qui se trouvait alors à Saint-Louis, ville où l'esclavage n'était pas encore juridiquement aboli, de quatre exemplaires de l'Adresse inaugurale, afin que ce dernier en fasse connaître la teneur aux ouvriers américains (119).

En 1860, Pavant-garde socialisante du mouvement ouvrier sudiste restait limitée à quelques groupes constitués dans les principales villes,

(113) H. SCHLEUTER, Anfänge, op.cit., p. 159-160 ; K. OBERMAN, Joseph Weydemeyer, op. cit., p. 119-128 ; D. HERRESCHOFF, The Origins of American Marxism, from the Transcendentalists to Daniel de Leon, Detroit, 1973, p. 66-67.

(114) J. NAU, The German People, op. cit., p. 39.

(115) G.L. TATUM, Disloyalty in the Confederacy, Chapel Hill, 1934, p. 36-53.

(116) P. FONER, History of the Labor Movement, op. cit., p. 264.

(117) G.L. TATUM, Disloyalty, op. cit., p. 48.

(118) Official Records of the War of Rebellion, Séries 1, vol. 9, p. 1706 ; vol. 15, p. 925-926.

(119) La lettre de Karl Marx est datée du 29 novembre 1864, in MARX-ENGELS, Letters to Americans, op. cit., p. 65 ; S. BERNSTEIN, The First International, op. cit., p. 13.


74 M. CORDILLOT

groupes qui n'eurent sans doute qu'une influence limitée en dehors des communautés allemandes.

D'une manière générale, le mouvement ouvrier sudiste n'avait pas encore atteint un stade de développement suffisamment avancé pour constituer un danger réel pour « l'aristocratie esclavagiste » et, de toute façon, tant qu'existait pour les industriels du Sud la possibilité de recourir à l'emploi de main-d'oeuvre servile en cas de conflit, les chances pour les ouvriers blancs d'imposer, par le biais d'actions collectives, la satisfaction de leurs revendications principales restaient pour une part illusoires. En outre, ce ne fut guère qu'au niveau des milieux immigrés allemands que les idées socialistes commencèrent à pénétrer le mouvement ouvrier organisé. La fusion entre le mouvement ouvrier réel et le socialisme ne s'était pas effectuée.

Néanmoins la menace était là, tangible, et les tenants de l'esclavagisme étaient pleinement conscients que la situation pouvait changer, de même que le rapport des forces, dans un avenir proche. C'est ainsi que le rédacteur du Richmond Whig écrivait en 1854 :

Peu de gens sont conscients que parmi nos citoyens adoptifs il a été formé ces derniers temps par des réfugiés politiques récemment arrivés d'Europe des sociétés Républicaines Rouges qui se proposent de détruire notre gouvernement. [...] L'une d'elles a été formée ici même, par un certain Dr Steinmetz, un extrémiste fraîchement arrivé d'Allemagne qui veut démolir notre gouvernement avant même de savoir comment il fonctionne (120).

Les attaques répétées de la presse sudiste contre tous les fanatiques prêchant des « ismes », et en particulier contre « l'abolitionnisme rouge », témoignent que le malaise grandissait au sein de la classe dirigeante (121).

C'est dans cette. perspective qu'il convient d'évaluer l'apport des militants germano-américains. La conscience de classe n'est pas quelque chose en soi, qui existerait dans l'abstrait, voire préexisterait aux besoins de libération qu'elle exprime. En fait, pour le mouvement ouvrier sudiste, la question-clef était de savoir si le dilemme classe/race pouvait être surmonté et dépassé. La contribution historique des immigrés socialistes allemands fut précisément d'apporter avec eux une idéologie révolutionnaire qui était potentiellement capable de battre en brèche l'emprise idéologique de la classe dirigeante des propriétaires d'esclaves sur les ouvriers blancs du Sud.

L'influence des militants socialistes allemands resta certes limitée dans les États esclavagistes avant la guerre de Sécession, mais de la période de la Reconstruction à la grève générale de La Nouvelle-Orléans en 1892 (122), nombreux furent les cas où travailleurs noirs et blancs se retrouvèrent côte à côte dans la lutte pour une vie meilleure.

(120) Texte cité par le Richmond Daily Penny Post, 31 janvier 1855 ; W.D. OVERDYKE, The Know Nothing Party, op. cit., p. 17.

(121) Ibid., p. 85, 153.

(122) On pourra consulter entre autres, les ouvrages suivants : F.R. MARSHALL, Labor in the South, op. cit. ; J.S. ALLEN, Reconstruction, op. cit. ; W.E.P. DU BOIS, Black Reconstruction in America, 1860-1880, New York, 1935 ; K.M. STAMPP, The Era of Reconstruction, 18651877, New York, 1965 ; C. Vann WOODWARD, The Origins of the New South, Baton Rouge, 1951; L. GOODWIN, Democratie Promise: the Populist Movement in America, New York, 1976; R.W.SHUGG, «The New Orleans General Strike of 1892 », Louisiana Historical Quarterly, 21, 1938, p. 547-560.


LES IMMIGRÉS ALLEMANDS DANS LES ÉTATS ESCLAVAGISTES 75

Document

Résolutions solennelles de l'Association social-démocrate allemande de Richmond (Virginie).

Réformes des lois du gouvernement fédéral, de même que des lois des États

Nous réclamons : 1 ) Le suffrage universel ; 2) L'élection de tous ceux qui occupent des postes de responsabilité par le peuple ; 3) L'abolition du poste de Président ; 4) L'abolition des Chambres Hautes, de telle sorte que les législatures ne comprennent qu'une seule Chambre ; 5) Le droit pour le Peuple de démettre ses représentants élus dès lors qu'il le souhaite ; 6) Le droit pour le Peuple de modifier la Constitution quand il le veut ; 7) La gratuité de toutes les procédures judiciaires ; 8) La création d'un ministère gouvernemental pour protéger l'immigration ; 9) La réduction des délais nécessaires à l'acquisition de la citoyenneté.

Réformes en matière de politique étrangère

1) Abolition de toute neutralité ; 2) Intervention en faveur de tout peuple luttant pour sa liberté.

Réformes en matière de religion

1) Développement plus poussé du principe de liberté individuelle et de liberté de conscience, et par conséquent a) abolition des lois concernant l'obligation d'observer le sabbat, b) abolition de la prière au Congrès, c) abolition des serments sur la Bible, d) abolition de toutes les lois imposant un examen religieux pour occuper un emploi public ; 2) Taxation des biens de l'Église ; 3) Interdiction pour l'Église de faire enregistrer ses biens au nom d'ecclésiastiques.

Réformes de la condition sociale

1) Abolition du monopole des terres ; 2) Taxation ad valorem des biens privés ; 3) Amélioration de la condition de la classe ouvrière, a) en abaissant la durée du travail à huit heures pour les adultes et à cinq heures pour les enfants, b) en reconnaissant les associations ouvrières et les sociétés de secours mutuel, c) en accordant aux artisans la priorité par rapport aux autres créditeurs, d) en ouvrant aux frais de l'État un hospice réservé aux ouvriers retraités dépourvus de moyens d'existence ; 4) Prise en charge par l'État de l'instruction des enfants pauvres ; 5) Prise de possession des chemins de fer par l'État ; 6) Promotion de l'Instruction, a) par la mise en place d'écoles gratuites ayant la possibilité de contraindre les parents à envoyer leurs enfants à l'école, et l'interdiction de toute influence religieuse, b) par un enseignement en langue allemande, c) par l'ouverture d'une Université allemande ; 7) Soutien des efforts de Cassius M. Clay en vue de l'émancipation des esclaves par des lois fédérales ; 8) Abolition du système chrétien de punition et institution d'un système visant à rendre l'Homme meilleur ; 9) Abolition de la peine capitale.

Source : « Speech made in the House of Représentatives by W.R. Smith, from Alabama, January 15, 1855 », Congressional Globe, 33d Cong., 2nd session, p. 95.

(Traduit de l'anglais par l'auteur.)


REVUE ECONOMIQUE

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l'École des Hautes Études en Sciences Sociales

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Vol. XXXVII; n° 6 Novembre 1986

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P. MORTN, J.-F. LOUÉ ; La boucle prix-salaires des modèles de l'économie française : structure et robustesse.

J.-P. CLING, F. MEUNIER : La désinflation française entre 1981-1985 : une analyse économétrique.

A. MINCZELES, P. SICSIC : La désinflation 1982-1985.

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La vie aux usines Ford

de River Rouge :

un cycle de pouvoir ouvrier

(1941-1960)

par Nelson LICHTENSTEIN *

Entreprendre d'écrire une page d'histoire du militantisme ouvrier, voilà qui, en ces temps de recul généralisé du mouvement syndical, peut paraître d'une présomption excessive ou d'une excessive nostalgie. L'offensive patronale des années 1980, ainsi que la signature, à la même époque, d'accords salariaux entérinant une baisse du pouvoir d'achat, ont marqué pour les syndicats la fin d'une époque. Mais il n'en demeure pas moins vrai que ces temps difficiles ont, simultanément, vu se poser l'une des questions décisives de toute l'histoire sociale : celle du pouvoir sur le lieu de travail. A l'heure où l'économie américaine connaît une gigantesque mutation, économique et technologique, la question de la répartition du pouvoir et de l'autorité, au bureau comme à l'usine, est redevenue l'objet d'un intense débat idéologique et politique. Jusqu'où s'étend le domaine relevant de la juridiction patronale ? et sur quelles ressources la classe ouvrière peut-elle compter pour faire avancer la frontière de son propre champ de décision ? Ces questions sont rien moins que nouvelles, et c'est bien pourquoi il peut y avoir quelque profit à examiner les conflits du travail qui, pendant tout un cycle correspondant au second tiers du XXe siècle, ont déferlé sur ce qui était alors la première installation industrielle du monde.

River Rouge : un colosse industriel

Construit et agrandi pendant les deux décennies qui suivirent 1917, le complexe géant de River Rouge, appartenant à la Ford Motor Company et implanté à Dearborn, représentait peut-être

* Associate professor à la Catholic University de Washington (D.C). L'article est traduit de l'américain par Jean-Michel Galano.

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Éditions ouvrières, Paris


78 N. LICHTENSTEIN

l'exemple le plus achevé de la révolution survenue au début du XXe siècle en matière de technologie industrielle et d'organisation du travail. Caractérisée par l'emploi massif de machines-outils à impulsion électrique et par le développement le plus sophistiqué des méthodes de production faisant appel aux chaînes de montage, cette installation industrielle tentaculaire enthousiasmait même les visiteurs les plus exigeants. Après y avoir travaillé plusieurs semaines, durant l'hiver 19271928, en tant que « manoeuvre spécialisé », Hyacinthe Dubreuil, ouvrier mécanicien français et ancien responsable de la CGT, s'émerveillait devant l'ingéniosité, la propreté et le degré de rationalisation mécanique de l'entreprise : «... on reste obligé de considérer que là on se trouve en présence de l'un des instruments de travail les plus admirables du inondé. » Et, à propos du système des convoyeurs : « ...c'est une rivière avec ses affluents, qui tous lui amènent avec une régularité parfaite les pièces qui viennent mécaniquement s'ajouter de toutes parts pour composer cette merveille de mécanique que représente une automobile d'aujourd'hui. » De son côté, l'historien Allen Nevins devait écrire plus tard que River Rouge « réalisa brillamment le rêve de Ford d'un processus de fabrication continu, intégré ». Les minerais de charbon et de fer (étaient déchargés sur les quais, et, 33 heures plus tard, ils avaient été transformés en une automobile Ford qui s'échappait de la chaîne de montage en utilisant comme seule énergie celle de son propre moteur (1).

L'implantation industrielle de River Rouge était incontestablement la plus vaste concentration de machines et de personnel existant au monde. Dans les années 1940 il y avait à River Rouge 19 unités séparées, dont .plusieurs auraient pu constituer à elles seules des fabriques ou des usines de dimensions considérables. Les équipements les plus importants dont disposait River Rouge étaient la centrale électrique, une aciérie complètement intégrée, l'atelier de fabrication des glaces, la fonderie, l'atelier des presses, le bâtiment de construction des moteurs, l'usine de montage, et enfin un vaste atelier d'outillage et de moulage. Peu avant la guerre, une gigantesque usine Pratt & Whitney de construction aéronautique, employant 15 000 travailleurs, fut bâtie sur le même emplacement. C'est au total près de 80 000 ouvriers qui travaillaient à des tâches de production dans cet immense complexe industriel s'étendant sur près de deux miles carrés sur la rive Sud du fleuve Rouge. Séparée de l'agglomération de Detroit par toute une série d'autoroutes, de canaux et de voies de chemins de fer, The Rouge avait l'allure d'une puissante cité industrielle dont le gigantisme semblait rapetisser les milliers d'ouvriers qui chaque jour s'engouffraient derrière ses grilles. Dès 1932, le grand artiste mexicain Diego Rivera a su rendre, dans la célèbre série de peintures murales qui ornent le Détroit Art Institute, la puissance de suggestion offerte à l'imagination par l'aspect extérieur de l'entreprise, mais aussi la complexité de son orga(1)

orga(1) DUBREUIL, Standards. Le travail américain vu par un ouvrier français, Paris, Grasset, 1929, P. 178 ; A. NEVINS, Ford: Expansion and Challenge, 1915-1933, New York, Scribner's, 1957, p. 288 ; D.A. HOUNSHELL, From the American System to Mass Production, 1800-1932, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1984, p. 267-269, 289-292, 298.


LA VIE AUX USINES FORD DE RIVER ROUGE... 79

nisation architecturale, ainsi que l'impression de violence à l'état brut qu'elle donne (2).

L'idée d'un contrôle portant sur les hommes comme sur les matériaux était au centre des conceptions directoriales de Ford. Pour autant, l'aspect hautement intégré du processus de production à River Rouge ne signifie pas que la direction de l'usine aurait poussé à son point de perfection ce « contrôle technique » de la main-d'oeuvre décrit dans les travaux récents de Richard Edwards et d'autres sociologues comme une caractéristique primordiale du travail des OS dans la première moitié du XX 1 siècle (3). Certes, Henry Ford et son brillant directeur des fabrications Charles E. Sorensen rejetaient l'idée d'un système de rémunérations à primes, arguant de son inutilité au sein d'un système de production intégralement mécanisé ; mais l'immense majorité des ouvriers de la Ford Motor Company n'étaient pas soumis au système contraignant de la chaîne mobile de montage. Par contre, on peut évaluer à 80 % la proportion des ouvriers de River Rouge travaillant dans un environnement lié fonctionnellement, mais non matériellement, aux autres éléments du processus de production. Par exemple, au bâtiment de construction des moteurs, plusieurs centaines de manipulations étaient nécessaires à l'assemblage, puis au montage, d'un bloc-moteur, et ces manipulations étaient effectuées en série. Toutefois, ce n'est pas un convoyeur mécanisé qui faisait passer le bloc-moteur d'un ouvrier à l'autre pour la manipulation suivante, à la différence de ce qui se passait pour l'assemblage du châssis et de la carrosserie. Chaque ouvrier employé au montage des moteurs était au contraire libre de déterminer, dans certaines limites, la cadence à laquelle il effectuerait sa manipulation. Cette manipulation une fois terminée, la pièce était transportée manuellement au poste de travail suivant. Des photographies de ce processus de production prises dans les années 1930 montrent une double rangée d'ouvriers, étroitement serrés de part et d'autre de la chaîne de montage des moteurs (4).

L'aspect technique du processus de production s'avérant insuffisant pour maintenir à lui seul la discipline et la productivité du travail, cette tâche échut aux contremaîtres, ainsi qu'aux directeurs des bâtiments abritant les différentes unités de production de River Rouge. Si, à l'époque de la Première Guerre mondiale, Ford s'était tenu pendant un moment à l'avant-garde en matière de gestion « progressiste » du personnel, le style de direction de la compagnie était devenu, durant les années 1920 et 1930, de plus en plus autoritaire et mesquin. Les fameux 5 dollars par jour, que Ford avait institués de manière si spectaculaire en janvier 1914, espérant ainsi réduire la rotation du personnel et aussi faire accepter par les ouvriers une intensification des cadences, avaient vu leur pouvoir d'achat s'éroder depuis longtemps, du fait de la poussée inflationniste consécutive à la Première Guerre mondiale, ainsi que des

(2) The Rouge: The Image of Industry in the Art of Charles Sheeler and Diego Rivera, Détroit, The Detroit Institute of the Arts, 1978, p. 7-10 ; A. NEVINS, Ford: Expansion and Challenge, op. cit., p. 200-216, 279-299 ; D.A. HOUNSHELL, From the American System..., op. cit., p. 323-327.

(3) R. EDWARDS, Contested Terrain : the Transformation of the Workplace in the Twentieth Century, New York, Basic Books, 1979, p. 111-129.

(4) W.E. CHALMERS, Industrial Relations in the Automobile Industry, thèse de Ph.D-, Université de Chicago, 1935, p. 171-175 ; The Rouge, op. cit., p. 68.


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réductions de salaires imposées lors de la Grande Dépression. Le paternalisme de Ford était lui aussi sur le déclin. Après l'échec de ses efforts initiaux, qui tendaient à imprégner les ouvriers issus de l'immigration du fameux « modèle américain », la compagnie eut tendance à recourir à des méthodes de plus en plus directement coercitives en vue de réaliser son objectif : obtenir une main-d'oeuvre disciplinée. En conséquence, ce qui était de rigueur dans l'usine, c'était un contrôle du personnel très strict, assorti de règlements d'atelier d'une sévérité proprement draconienne : interdiction de parler ou de s'asseoir, pauses réduites au minimum... Selon Dubreuil, les dimensions mêmes de River Rouge engendraient une atmosphère de « caserne » à travers laquelle l'idée même la mieux intentionnée, même la plus rationnelle du point de vue social, que Henry Ford et son équipe de direction aurait pu concevoir finit par « se dépouiller de ce qu'elle pouvait avoir d'humain » (5).

De l'extrême dureté de ces conditions de travail on aurait cependant tort de conclure que le fonctionnement de River Rouge correspondait à celui d'une bureaucratie moderne. Rien de moins uniforme, en effet, que la manière dont les directeurs géraient la main-d'oeuvre dans les différentes unités de production. Les contremaîtres, choisis en raison autant de leurs Compétences professionnelles en mécanique que de leur habileté à « tenir » les hommes, avaient pour consigne d'assurer la production au moindre coût. Subissant la pression de leurs supérieurs hiérarchiques, ils utilisaient à leur tour toute une série d'intermédiaires — petits chefs, ouvriers influents, surveillants — pour accélérer les cadences dans leur secteur. Le favoritisme sur une base religieuse ou ethnique était monnaie courante en matière d'embauche, de promotion ou de renvoi. C'est ainsi qu'à l'intérieur du personnel d'encadrement, les francs-maçons pesaient d'un poids considérable : de nombreux ouvriers protestants adhéraient à l'ordre maçonnique, soit par souci de carrière, soit, à tout le moins, dans l'espoir de préserver leur emploi quand surviendrait la prochaine vague de licenciements. Dès lors, si l'on se place du point de vue du travailleur ordinaire, la hiérarchie interne au secteur de production à River Rouge apparaissait morcelée en une série de cliques volontiers antagonistes, ainsi que de tyrannies de bas étage (6).

En même temps, le service de gardiennage maison (Ford Service Department) constituait dans les faits une sorte de pouvoir parallèle. Le Service Department, qui employait plus de 2 000 personnes, recrutait l'essentiel de ses hommes de confiance à l'extérieur des circuits de main-d'oeuvre habituels : « cols blancs » au chômage, petits patrons ayant fait faillite, membres de la pègre locale de Detroit, prisonniers libérés sur parole. Dirigé par le confident de Ford Harry Bennett, le Service Department fonctionnait en partie comme une organisation

(5) S. MEYER, The Five Dollar Day: Labor Management at the Ford Motor Company, 19061921, Albany, State University of New York Press, 1981, p. 169-202 ; H. DUBREUIL, Standards, op. cit., p. 239.

(6) W.E. CHALMERS, Industrial Relations..., op. cit., p. 155-171 ; National Industrial Recovery Administration Hearings on Regularizing Employment and Otherwise Improving the Conditions of Labor in the Automobile Industry, Detroit, 15 décembre 1934, p. 51 (ronéo); entretien de l'auteur avec Robert Robertson, du service des relations industrielles de Ford, 16 décembre 1981 (par téléphone); entretien de l'auteur avec Théodore Bonaventura, contremaître chez Ford, à Washington, D.C, 12 février 1982.


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d'espionnage et de mouchardage, et en partie comme un système de népotisme à l'ancienne mode. Les années passant, le Service Department s'était petit à petit intégré à la hiérarchie interne au secteur de production. Il recrutait des ouvriers en activité, qui avaient pour fonction de servir de mouchards et de « gros bras » tout en continuant à accomplir leur travail quotidien. Et, parmi les individus qui ont « passé à tabac » les responsables syndicaux Richard Frankensteen et Walter Reuther en 1937, lors de la « bataille du passage supérieur », dont on a des photographies célèbres, il y avait Sam Taylpr et Wilfred Comment, des contremaîtres de Ford qui devaient devenir par la suite directeurs d'unités (7). C.L.R. James a remarqué que l'ordre intérieur imposé aux travailleurs de River Rouge constitue le plus proche équivalent aux États-Unis de la discipline au travail pratiquée ailleurs par les régimes de type stalinien ou fasciste. Beaucoup d'ouvriers s'accordaient sur ce jugement, à telle enseigne que les membres du Service Department se voyaient habituellement surnommés « la Gestapo » (8).

Une étude de la composition ethnique de l'immense main-d'oeuvre employée à River Rouge fournit des indications déterminantes en ce qui concerne le processus initial de syndicalisation à River Rouge. En 1940, la moitié au moins des ouvriers de Ford étaient soit des Noirs, soit des immigrants de première ou de seconde génération. Les Noirs, concentrés à la fonderie et dans des travaux de maintenance non qualifiés, représentaient environ 12 % du total des effectifs de Ford ; 5 % étaient nés dans les îles britanniques ; un pourcentage équivalent était né en Italie, 4 % en Pologne, 2 % en Allemagne et en Autriche, et 1 % ou légèrement moins en Hongrie, en Roumanie, en Russie, en Yougoslavie, en Lithuanie, à Malte, en Syrie et en Turquie. En outre, sur les quelque 52 000 travailleurs (soit 62 % du total) qu'un recensement interne à l'entreprise effectué en 1940 fait apparaître comme Américains de naissance, il est certain qu'une proportion importante — quoique impossible à déterminer — était constituée d'immigrants de seconde génération qui s'identifiaient encore fortement avec leur communauté d'origine (9).

Si, à ces divisions entre les communautés d'origine, on ajoute celles qui résultaient des différentes fonctions occupées dans l'entreprise, on aura déjà une idée des inégalités dans le degré de conscience syndicale qui existaient à River Rouge à l'époque des dernières années de la « Grande Dépression ». Les immigrants venant des îles britanniques et d'Allemagne avaient souvent acquis dans leur pays d'origine l'expérience de l'organisation syndicale, ainsi que des traditions socialistes. Ils étaient concentrés dans l'unité d'outillage et de moulage (7 000 ouvriers). Grâce à la possibilité qu'ils avaient de circuler dans toute l'usine, ainsi qu'à une formation intellectuelle supérieure, ces ouvriers qualifiés s'imposèrent tout naturellement à la tête de l'organisation syndicale, avant et après sa reconnaissance par la Compagnie. Dans les années 1930 et 1940, la conscience qu'un ouvrier avait de sa

(7) K. SWARD, The Legend of Henry Ford, New York, 1949, p. 293-313, 390-394.

(8) CL.R. JAMES, State Capitalism and World Révolution, Detroit, Facing Reality, 1963, p. 40.

(9) Ford Motor Company, Ford Plant : Place of Birth and Citizenship of Persons at Present Employed, 22 avril 1940, Martindale Papers, box 37, Henry Ford Museum.


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qualification professionnelle se mêlait intimement à sa conscience de classe, qu'elle contribuait souvent à renforcer. De fait, parmi les six premiers présidents de la section syndicale de Ford à River Rouge, trois seront des ouvriers qualifiés, quatre au total étant originaires d'Angleterre ou d'Ecosse (10).

On estime jusqu'à 10 000 le nombre des Polonais de première et de seconde génération employés alors à River Rouge, et le nombre d'Italiens doit avoir été à peu près du même ordre. Les OS appartenant à ces deux groupes de nationalité dominaient numériquement deux des plus importantes unités de production de River Rouge, à savoir le bâtiment de construction des moteurs (9 000 hommes) et l'atelier des -presses (8 000 personnes). Ces deux groupes, auxquels il faut ajouter les autres catholiques originaires du Sud et de l'Est de l'Europe, devaient constituer le terrain social où allait se mener l'essentiel de la bataille pour l'organisation du syndicat à River Rouge. Quant aux 9 000 Noirs qui travaillaient à River Rouge, ils étaient employés pour la plupart soit à la fonderie, soit à des travaux non qualifiés, de manutention ici et là dans l'usiné. Durant les premières luttes menées par l'UAW pour l'organisation du syndicat, ils restèrent remarquablement fidèles à la Compagnie. Ford était le principal employeur de main-d'oeuvre noire à Detroit, et, par comparaison avec les autres travaux qui étaient proposés, un emploi chez Ford était considéré à l'intérieur de la communauté noire comme quelque chose de très enviable. En outre, Ford avait su entretenir d'étroites relations avec les Églises de la communauté, ainsi qu'avec certaines organisations noires telles que la Ligue urbaine et l'Association nationale pour le Progrès des gens de couleur qui toutes deux s'opposèrent résolument au syndicalisme jusqu'au début des années 1940(11).

La percée du syndicat

Quand la percée syndicale finit par se produire, ce fut un véritable raz de marée. Dès 1937, l'UAW avait réussi à syndiquer environ 20 000 ouvriers chez Ford, mais cette première campagne de syndicalisation avait été brisée par des licenciements massifs, par les intimidations du Service Department, ainsi que par des luttes fractionnelles à l'intérieur même du syndicat. En novembre 1940, l'UAW et le CIO décidèrent de relancer le mouvement de syndicalisation chez Ford, avec une campagne bien coordonnée, disposant de moyens financiers importants, et centralisée par la direction nationale du CIO elle-même. Ce qui est remarquable dans cette campagne de syndicalisation, c'est la détermination avec laquelle elle sut prendre en compte les spécificités

(10) S. BABSON, Pointing the Way: the Role of British and Irish Workers in the Rise of the UAW, communication non publiée, Wayne State University; entretien de l'auteur avec Walter Doroch, 14 octobre 1982.

(11) A. MEIER et E. RUDWICK, Black Détroit and the Rise of the UAW, New York, 1980, p. 3-33 ; entretien de Peter Friedlander avec Ed Lock, président du bâtiment des matières plastiques, 1976.


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ethniques des ouvriers de Ford. Il n'était pas rare de voir des réunions se tenir dans les églises et les foyers des communautés polonaise, ukrainienne, finlandaise et italienne. Le CIO mit en place des commissions chargées spécifiquement d'organiser le travail en direction de la communauté noire et de la communauté italienne, à l'intérieur desquelles le degré de conscience syndicale semblait faible. L'International Workers Order, une association fraternelle d'orientation communiste, joua en la matière un rôle particulièrement actif, jetant ainsi les bases du soutien considérable dont le parti devait disposer à River Rouge quelques années plus tard (12).

Toutefois, jusqu'en février 1941, cet effort d'organisation ne rencontra qu'un succès limité : les adhésions se faisaient sur la base de discussions individuelles, le plus souvent dans des lieux extérieurs à l'entreprise. Détail significatif : dans les rangs de l'UAW on distribuait un badge « I got my Ford Worker » (« J'ai inscrit mon ouvrier de chez Ford»). Mais en décembre 1940, le syndicat obtient l'annulation d'un arrêté qui imposait des restrictions à la distribution de tracts à Dearborn ; puis, en février, la Cour Suprême confirme en appel une décision du NLRB (National Labor Relation Board) faisant obligation à la Compagnie de réintégrer plusieurs syndicalistes qui avaient été licenciés après 1937. Le retour de ces cadres de l'UAW, qui pour la circonstance arboraient fièrement le badge du syndicat, à l'atelier de construction des moteurs fit sensation dans toute l'usine. Dans pratiquement chaque département une structure syndicale avec des délégués se mit en place. Le courant d'adhésions, qui avait été approximativement depuis novembre de 1 000 par mois, connut une véritable explosion, avec plus de 20 000 adhésions nouvelles pour les seuls mois de février et de mars 1941. Durant ces deux mois, l'autorité de la direction et du Service Department se trouva régulièrement défiée, avec des grèves sur le tas aux laminoirs, à l'atelier de construction des moteurs et au bâtiment B (usine de montage). A la fin du mois de mars, la Compagnie décida de licencier les responsables du syndicat ; mais en riposte, c'est ; presque toute l'usine qui s'arrêta de fonctionner le 1er avril. Ce gigantesque débrayage contraignit la Ford à accepter en fin de compte de négocier avec l'UAW (13).

L'accord Ford-UAW signé en juin 1941 est un accord quasiment unique dans les annales de l'industrie lourde. Par son champ d'application, d'abord : il s'applique en effet non seulement aux salariés de River Rouge, mais à ceux de toutes les usines Ford, parmi lesquels se trouvaient les ouvriers travaillant dans les lointaines usines de montage décentralisées où l'organisation syndicale était encore mal implantée en 1941. Plus encore, l'accord reconnaissait le monopole de l'UAW sur la syndicalisation du personnel, avec prélèvement automatique des cotisations, chose que le reste du patronat de l'automobile ne devait pas concéder avant 1950. Le nouveau contrat, en outre, réduisait considérablement les pouvoirs du Service Department, en intégrant dans le syndicat

(12) Classeur Ford Organizing Committee, carton Ford Department, Collection Ken Bannon, Archives of Labor History, Wayne State University ; entretien de l'auteur avec Saul Wellman, 10 novembre 1983.

(13) A. NEVINS, Ford: Decline and Rebirth, 1933-1962, New York, Scribner's, 1963, p. 159164 ; K. SWARD, Legend of Henry Ford, op. cit., p. 398-408.


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l'ensemble des hommes employés à la protection de l'usine et n'appartenant pas à la direction; obligation leur était faite par ailleurs de porter en permanence leur uniforme. Enfin, et c'est là peut-être le plus significatif, l'accord créait un statut de délégué syndical à temps plein (full time union committeemen), à raison d'un délégué permanent pour 550 salariés. Cette pleine acceptation d'un système qui donnait une si forte représentation aux travailleurs contraste fortement avec l'attitude des directions de General Motors et de Chrysler : dans les deux cas, il y eut une forte opposition de leur part sur ce point, et ce n'est que contraintes et forcées qu'elles concédèrent le développement de telles « heures de représentation syndicale » (14). Ce système de délégation, unique en son genre, eut des conséquences en profondeur à River Rouge: dans les premières années; il semble qu'il ait légitimé et fait progresser l'exercice direct du pouvoir syndical au niveau de l'atelier même. En outre, l'existence dans la même usine d'un corps de plus de 150 militants syndicaux à temps complet allait: constituer la base sociale et institutionnelle sur laquelle se déroulèrent les luttes politiques d'un niveau constamment élevé qui ont caractérisé le Local 600 dans les années qui suivirent.

L'UAW aurait certainement accepté de signer un accord moins avantageux. Pour quelles raisons dès lors Ford a-t-il accepté cet extraordinaire contrat ? On peut certainement écarter l'hypothèse, aussi fréquemment avancée que gratuite, d'une influence personnelle qu'auraient exercée Edsel et Clara Ford, respectivement fils et épouse du fondateur de la Compagnie, et volontiers crédités d'une approche plus libérale des problèmes de relations humaines dans l'entreprise. Beaucoup plus significative,, par contre, est l'incapacité dans laquelle se trouvaient un certain nombre de dirigeants de Ford, comme par exemple Harry Bennett, à concevoir que l'autorité dans l'entreprise puisse être divisée. En d'autres termes, puisque les directeurs d'unités s'étaient avérés incapables de contrôler la main-d'oeuvre, cette responsabilité devait être dévolue à quelqu'un d'autre. De fait, il est vraisemblable que les mesures énergiques prises par l' UA W International pour faire cesser la grève sauvage des personnels de la North American Aviation au début de juin 1941 aient pu faire espérer aux négociateurs de la Compagnie que le Syndicat à River Rouge se montrerait capable d'efforts analogues pour maintenir la discipline de sa base. En même temps, et non sans quelque contradiction, les stratèges de Ford estimaient que la puissance du syndicat était fragile et irait en s'affaiblissant. Bennett, quant à lui, pensait certainement que si tous les ouvriers de Ford se trouvaient automatiquement inscrits au syndicat, les plus loyaux à l'égard de l'« ancien régime » accroîtraient graduellement leur poids à l'intérieur des nouvelles sections, dont certaines se transformeraient peut-être en de dociles « organisations-maison » (15).

(14) K. SWARD, Legend of Henry Ford, op. cit., p. 417-421.

(15) A.NEVINS, Ford: Decline and Rebirth, op.cit., p. 162-167; K. SWARD, Legend of Henry Ford, op.cit., p.421-424; Detroit News, 22 juin 1941 ; selon Percy Llewellyn, premier président du Local 600, le président du CIO Philip Murray aurait accepté d'abandonner les poursuites que l'UAW avait entamées contre Ford auprès du NLRB en échange de l'Union Shop. Cela aurait permis à Ford d'éviter que ses nombreux « fidèles » clandestins dans l'usine n'apparaissent au grand jour. C'est par l'intermédiaire de ces agents que Bennett comptait prendre, à terme, le contrôle du syndicat (entretien de l'auteur avec Percy Llewellyn, 20 octobre 1982, Dearborn, Michigan).


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Si telle avait été l'attente de la direction, celle-ci s'avéra n'avoir été qu'un rêve. La reconnaissance par Ford du Local 600 marqua le point de départ d'une véritable révolution dans les ateliers, révolution qui engendra ce qu'on ne saurait décrire autrement que comme la formation dans l'entreprise d'un «contre-pouvoir ». Partout, les normes de production furent révisées à la baisse ; on abolit les réglementations mesquines qui interdisaient de fumer, de flâner, de manger, de parler ; enfin, les contremaîtres les plus impopulaires se virent souvent expulsés physiquement de leurs secteurs d'activité. Les « loyalistes » qui s'étaient portés candidats à des responsabilités syndicales furent battus dans des proportions écrasantes. Bien que l'accord ait prescrit, en cas de conflit, le respect d'une procédure en quatre étapes, les délégués de l'UAW se comportèrent moins en instructeurs de procédures de réclamations qu'en semeurs de désordre ambulants. Ainsi, Frank Marquart, le responsable des questions de formation syndicale au Local 600, raconte qu'à l'atelier de construction des moteurs, où le contrôle du personnel avait toujours été particulièrement rigoureux, les ouvriers avaient élu comme délégué un travailleur qui avait déployé dans les luttes une activité considérable, en tant que responsable du piquet de grève :

Quand il fut élu, il s'en alla trouver le contremaître et il lui dit, en lui montrant du doigt son insigne brillant de délégué : « Tu vois ce que c'est que ça ? » Le contremaître de répondre : « Ah oui, c'est toi le nouveau délégué, félicitations. » A quoi le délégué répondit violemment : « Rien à foutre de tes félicitations, c'est moi qui dirige cet atelier maintenant ; toi, fous le camp d'ici, et en vitesse » (16).

Encore que les statistiques portant sur le nombre des grèves ne soient pas toujours un indicateur fidèle du niveau de conscience des travailleurs, elles demeurent la mesure quantitative la plus facilement disponible des conflits mettant directement aux prises la masse des ouvriers et la direction. Durant le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, alors que les arrêts de travail n'étaient autorisés ni par l'UAW au plan national, ni par sa section de Ford, il. y eut à River Rouge environ 773 grèves de toute nature. Il existe une étude détaillée portant sur les vingt-deux mois qui suivent juin 1942: cette étude dénombre 303 débrayages non autorisés, entraînant une perte totale de 932 000 heures de travail. Environ 70 % de ces grèves ont pour origine des problèmes de discipline, de contrôle des travailleurs et de conditions de travail, questions intimement liées à celle de la répartition du pouvoir dans l'entreprise. Même si l'on peut noter une moindre fréquence de ces arrêts de travail après la guerre, le nombre des grèves sauvages et non autorisées demeure chez Ford environ six fois supérieur à ce qu'il est à la General Motors, numéro un de l'industrie américaine. Entre 1950 et 1955, période qui n'est pourtant pas considérée comme particulièrement riche en luttes syndicales, quelque 185 grèves non autorisées eurent lieu à River Rouge, entraînant au total la perte de 635 000 heures de travail. Ces grèves étaient pour la plupart ce qu'on

(16) F. MARQUART, An Auto Worker's Journal: the UAW from Crusade to One-Party Union, Collège Park (Pa.), Pennsylvania State University Press, 1975, p. 94.


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appelait des quickie stoppages ; elles étaient le fait de quantités variables de salariés, d'une demi-douzaine à plusieurs centaines, qui cessaient le travail pour une période n'excédant pas la journée. Ces conflits du travail Se déroulaient souvent selon un scénario identique : au départ, il y a une décision unilatérale prise par l'encadrement, par exemple la modification du temps accordé pour une opération, ou encore un changement de poste de travail; puis l'encadrement exige que les ouvriers se conforment à ces nouvelles normes ou à ces nouvelles tâches ; si les ouvriers alors refusent ou font preuve de mauvaise volonté, ceci amène les contremaîtres à engager une procédure disciplinaire à l'encontre de ceux qui ne respectent pas les rythmes de travail nouvellement définis. Une fois qu'on en était arrivé là, ce qui était en jeu dans la grève, c'était moins la revendication initiale que la menace de sanction disciplinaire. Dès lors, il se pouvait que les délégués « adoptent » une telle protestation, et entraînent tout un atelier à agir pour la défense des ouvriers sanctionnés. Durant ces courtes grèves, des affrontements physiques mettaient fréquemment aux prises grévistes, contremaîtres et vigiles. Entre 1940 et 1950, il arriva que certains débrayages s'étendent à l'ensemble d'une unité de production: ce fut le cas à la fonderie, aux fours à sole, au bâtiment de construction aéronautique, à l'atelier de construction des moteurs et au bâtiment B (17). Les actions de ce genre ne doivent être considérées ni comme opposées aux structures syndicales, ni comme émanant simplement de cette vague d'ouvriers réfractaires à la discipline industrielle que la guerre avait fait affluer dans les usines. Bien plutôt, elles représentaient une dimension extra-contractuelle de l'influence et du pouvoir désormais acquis par le syndicat. Dans les premières années d'existence du Local 600, la plupart des grèves sauvages ayant une certaine importance étaient soit menées directement, soit tolérées avec bienveillance par les délégués ou par les vieux militants syndicalistes (18). C'est ainsi qu'en mars 1944, après une « manifestation » particulièrement perturbatrice organisée par les ouvriers de l'aéronautique dans les bâtiments du service du personnel, Ford licencia 20 des principaux responsables de cette action, et parmi eux 11 délégués syndicaux accusés d'avoir failli au devoir qu'ils avaient de veiller à maintenir l'ordre parmi leurs camarades de travail. Voici ce que Ford Facts, organe du Local 600, écrit à ce sujet : « Qui sont ces adhérents ? » (il s'agit des licenciés) « Des dirigeants syndicaux actifs, délégués de secteurs et de bâtiments, l'ossature de l'UAW-CIO » (19).

(17) Harry Elmer BARNES, Labor policies of the Ford Motor Company, manuscrit inédit, 1944, Henry Ford Museum; FMC, Study of Work Stoppages, 1955, carton «Ford Department » de la Bannon Collection, ALHWSU.

(18) Pour une étude plus détaillée de ces grèves sauvages, cf. N. LICHTENSTEIN, « Auto Worker Militancy and the Structure of Factory Life, 1937-1955 », Journal of American History, septembre 1980, p. 335-353. Pour l'argument selon lequel ces grèves ne seraient pas un produit de la « conscience syndicale », cf. M. GLABERMAN, Wartime Strikes : the Struggle Against the No-Strike Pledge in the UAW during World WarII, Detroit, Bewick Editions, 1980, p: 35-6.1, 125-127.

(19) Complete Report of March 7 and March 14, 1944 Incidents, in Procès-verbaux des séances du Bureau exécutif de l'UAW, 7-18 septembre 1944, p. 52-64, ALHWSU ; Ford Facts, 15 mars 1944.


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Les communistes

Bien qu'opposés aux grèves en temps de guerre, les communistes furent parmi les principaux bénéficiaires de la percée syndicale à River Rouge. Dès le début des années 1920, les communistes avaient commencé à distribuer des journaux d'entreprise clandestins ; et dès cette époque, le parti avait su attirer des ouvriers de Ford, en raison de son importance et de sa composition ethnique, en un courant d'adhésions mince mais continu. C'est principalement le Parti communiste qui fut, en 1932, à l'initiative de la « marche de la faim de Ford », lors de laquelle quatre manifestants furent tués par le Service Department et par les balles de la police. Dans les dernières années de la Grande Dépression, il y avait à River Rouge entre trente-cinq et cinquante militants communistes actifs. Le plus important d'entre eux, Bill MacKie, ouvrier professionnel, était un syndicaliste expérimenté, d'origine écossaise, qui avait beaucoup contribué à l'implantation « dans l'ombre » de l'UAW dans l'usine. Les communistes gagnèrent encore en crédibilité pendant les luttes de 1940-1941 tendant à implanter le syndicat dans l'usine : à cette époque, près du quart des permanents du syndicat étaient soit des membres du Parti, soit des hommes en accord étroit avec sa politique. La percée du syndicat permit aux communistes d'occuper plus ou moins légitimement une partie du paysage syndical, principalement pendant la Seconde Guerre mondiale, période pendant laquelle ils portèrent avec enthousiasme le flambeau du productivisme patriotique allumé par le CIO. Les effectifs du Parti s'accrurent rapidement après 1941, et vers la fin de la guerre ils s'élevaient à près de 450 membres sur l'ensemble de l'usine. En outre, un nombre plus considérable d'ouvriers étaient sensibles à l'influence politique des communistes, en raison de leurs positions sur un grand nombre de questions professionnelles (20).

Le Parti parvint à implanter des groupes ou des clubs dans la plupart des bâtiments de l'entreprise. Des communistes connus accédèrent à des responsabilités majeures; notamment à l'atelier de construction des moteurs, à l'atelier des matières plastiques, à l'atelier des presses, à l'outillage, à l'atelier des moyeux et essieux et à la fonderie. Bill MacKie, l'un des rares communistes blancs à afficher ouvertement son appartenance politique, fut constamment réélu administrateur local ; John Gallo, militant communiste, mais aussi ancien champion de boxe « gants d'or » du Michigan, utilisait ses nombreux appuis à l'intérieur de la communauté italienne pour lui faire gagner des voix au niveau de l'ensemble de l'usine, tout au long des années 1940 et au début des années 1950. L'atelier de construction des moteurs, sous l'impulsion de Paul Boatin, militant d'une envergure exceptionnelle, acquit la réputation d'être un des ateliers où le degré de conscience politique et d'activité militante était le plus élevé. Cependant, c'est parmi les ouvriers noirs de la fonderie que le Parti communiste trouva son point d'appui

(20) R. KEERAN, The Communist Party and the Auto Workers Unions, Bloomington, Indiana University Press, 1980, p. 40, 55, 71-75, 218-219 ; M. SUGAR, The Ford Hunger March, Berkeley, 1980, p. 29-45 ; Ford Organizing Committee, carton « Ford Department », Bannon Collection, ALHWSU ; entretien de l'auteur avec Saul Wellman, 15 novembre 1983.


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essentiel. Alors que beaucoup de Noirs avaient servi de briseurs de grèves lors du mouvement d'avril 1941, la mise en place du syndicat fit s'opérer un véritable bouleversement dans la conscience de ces ouvriers qui en étaient à leur première génération dans l'industrie. Pendant au moins les dix années qui suivirent, la fonderie de River Rouge fut le foyer du mouvement pour les droits civiques dans la région de Détroit, ainsi que le creuset où devait se former toute une génération de dirigeants du mouvement noir. Le Parti communiste, dont la politique de défense des intérêts des Noirs était particulièrement avancée pour l'époque,fut intégralement partie prenante de cette transformation. Les deux militants communistes; les plus connus de toute l'usine Ford, Nelson Davis et Joe Bullips,, étaient des ouvriers noirs de la fonderie; Shelton Jappes, un « compagnon de route », également de la fonderie, ■ fut régulièrement réélu trésorier-secrétaire du Local 600 tout au long de là Seconde Guerre mondiale. Jusqu'en 1948, Davis parvenait à réaliser chaque année plusieurs centaines d'abonnements au Daily Worker ; Art MacPhaul, autre militant communiste noir, considérait qu'on pouvait estimer à 50 % la proportion'des fondeurs travaillant aux presses qui lisaient Ce journal régulièrement (21).

Même s'il est vrai que d'autres sections locales de l'UAW ont parfois été ouvertement dirigées par des communistes ou par des « compagnons de route » du Parti, c'est seulement à River Rouge que celui-ci parvint à se ppnstituér, parmi les syndicalistes, quelque chose qui ressemble à une « base de masse ». Et s'il put le faire, c'est moins par la vertu d'une « ligne » particulière qu'il aurait mise en pratiqué à River Rouge que par l'habileté avec laquelle il sut créer une sorte d'osmose entre son identité, l'identité syndicale et les aspirations sociales de la maind'oeuvre employée à River Rouge. Jusqu'à la fin dès années 1940 on ne saurait parler de «colonisation» de River Rouge par le Parti communiste : les membres du Parti étaient pleinement intégrés dans les structures communautaires et professionnelles de l'usine et de son environnement immédiat. C'est ainsi ,que le Parti semble avoir tempéré, dans la pratique sinon dans lés discours, son soutien à la politique préconisée par le CIO de non-recours à la grève en temps de guerre : il tenait compté airtsi de l'esprit revendicatif propre à la main-d'oeuvre de River Rouge, Là comme ailleurs, le Parti communiste s'efforça de maintenir une « alliance au centre gauche » avec le sommet de la hiérarchie syndicale; il y parvint pendant plus d'une dizaine d'années, ce qui lui permit de jouer un rôle important à l'intérieur du Local 600, au plan politique comme au plan de l'organisation. Mais l'importance du Parti communiste né tient pas au faitqu'il ait détenu tel ou tel poste, telle ou telle responsabilité. Bien plus important est le fait que la présence du Parti a permis d'entretenir un climat de forte activité idéologique et militante, entraînant par là même un niveau des débats et une qualité de mobilisation rarement égalés dans les autres sections de l'UAW. C'est

(21) W.D. ANDREW; « Factionalism and Anti-Communism : Ford Local 600 », Labor History, printemps 1979, p. 227-236 ; R. KEERAN, The Communist Party and the Auto Workers, op. cit., p. 234-235 ; US Congress House, Commission des activités anti-américaines, Hearings, Investigations of Çommunist Activitiés in the State of Michigan, 83e congrès; 2e session, p. 5090-5099 ; Building units in Ford Local, carton n° 24, collection de l'Association des syndicalistes catholiques, ALHWSU.


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entre autres parce qu'il reconnaissait l'importance de cette influence que Harry Bennett choisit comme premier responsable des relations industrielles dans l'usine John Dugas, homme du FBI familier des problèmes liés à l'extrémisme dans le mouvement ouvrier (22).

La révolte des contremaîtres

Un autre important indice du renversement survenu dans le rapport des forces à River Rouge fut le déclin spectaculaire, en pouvoir et en prestige, des 4 000 contremaîtres qui y travaillaient. Dans les années d'avant-guerre, les contremaîtres de chez Ford s'étaient signalés par la façon volontiers brutale dont ils exerçaient leur pouvoir et par l'ampleur de celui-ci : dans la mesure où ils assuraient la production qui leur était demandée, chacun d'entre eux était pratiquement « maître chez lui » dans son secteur. Ces contremaîtres d'avant la syndicalisation tiraient souvent une immense fierté de maîtriser comme ils le faisaient la technologie de la production. Mais en même temps, leur univers était un univers de crainte et d'insécurité : il n'existait en effet ni procédure d'arbitrage en cas de conflit, ni système d'ancienneté, ni grille salariale, ni échelle de carrière. Entre les différentes instances de gestion du personnel, il y avait des confusions et des chevauchements, les registres d'emploi n'étaient souvent même pas tenus à jour; enfin, un groupe maçonnique contrôlait un grand nombre de postes de décision.

Le processus de syndicalisation ébranla comme une tourmente cette structure de maîtrise aussi massive qu'archaïque. « Nous avons vu l'attitude des ouvriers changer du tout au tout », se rappelle un ancien contremaître, « ils sont devenus très indépendants. Pendant un temps, ça a été terrible pour nous [...]. A partir du moment où le syndicat est arrivé, les chefs étaient tout juste bons à être regardés de haut » (23). Certains contremaîtres furent expulsés physiquement de leurs ateliers ; mais tous les contremaîtres purent mesurer concrètement le déclin de leur pouvoir, à mesure que l'UAW imposait l'uniformisation des réglementations régissant les conditions de travail. Des conquêtes sociales comme les règles d'ancienneté, les procédures d'embauché et de réclamation donnèrent aux ouvriers un premier sentiment de sécurité de l'emploi : en effet, ce dispositif contractuel limitait à l'extrême l'arbitraire du contremaître à l'égard de ses subordonnés. Dans le même temps, les délégués de l'UAW « court-circuitaient » souvent les contremaîtres, en allant porter les revendications directement auprès des directeurs d'unité, c'est-à-dire là où se trouvait le pouvoir effectif. Les hommes de la direction acceptèrent au départ cette procédure, soit par défiance à l'égard de la loyauté des contremaîtres, soit qu'ils aient considéré les problèmes de relations avec le syndicat comme trop importants pour être confiés à l'obscur contremaître. Enfin, le syndicat

(22) Entretien de l'auteur avec Saul Wellman.

(23) G. HELIKER, Ford Labor Relations, manuscrit inédit, p. 323, Frank Hill Papers, Henry Ford Museum.


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dépouilla la maîtrise proprement dite des différents aides, assistants et petits chefs, outils humains dont les contremaîtres avaient coutume de se servir pour renforcer la discipline et assurer la production. L'UAW ayant exigé que tout individu travaillant à la production soit obligatoirement inscrit au syndicat, les catégories intermédiaires disparurent : ceux qui appartenaient à ces catégories furent soit promus contremaîtres à part entière, soit reclassés comme ouvriers d'appoint ou de deuxième ordre (24).

Ces bouleversements eurent pour effet de déclencher, à l'intérieur même de la maîtrise de Ford, un mouvement de syndicalisation dont le succès fut extraordinaire. Ce sont les contremaîtres employés dans le nouveau bâtiment de construction aéronautique Pratt & Whitney qui furent les premiers à s'organiser, au mois d'août 1941. Dans cette installation gigantesque mais encore inachevée, l'ensemble des problèmes techniques à résoudre constituait un paysage aussi chaotique qu'étaient explosives les relations sociales à la base. Pour l'encadrement de cette nouvelle usine, Ford avait fait venir cinquante des contremaîtres les plus qualifiés de River Rouge ; mais ceux-ci trouvèrent en arrivant dans ce bâtiment toujours inachevé les machines-outils dispersées n'importe où, une main-d'oeuvre inexpérimentée mais dirigée par des militants combatifs, et enfin toute une série de projets dont la mise en oeuvre nécessitait des ajustements très délicats au niveau même des postes de travail : il s'agissait en effet de produire les moteurs Pratt & Whitney, dont la fabrication était très complexe et exigeait notamment un usinage de haute précision. A cela, il faut encore ajouter les casse-tête qu'implique la mise en route d'une nouvelle production dans les conditions de l'état de guerre : aussi de nombreux contremaîtres eurent à travailler sept jours sur sept et dix heures par jour. Mais ils s'aperçurent bientôt que le changement intervenu dans là nature et dans les conditions de leur travail n'avait entraîné aucune revalorisation de leurs salaires, qui restaient définis par rapport au poste de travail qui était le leur avant la guerre.

Cette situation heurtait leur sens de l'ordre, de l'efficacité et de la justice. Menés par Robert Keys, qui était alors âgé de vingt-huit ans, quelques contremaîtres employés au bâtiment de l'aéronautique constituèrent vers la fin de l'été une sorte d'amicale. Au début de l'automne ils se mirent à tenir d'importantes réunions sur l'ensemble du site de River Rouge. C'est en novembre que 1 200 personnes réunies en assemblée constitutive créèrent la Foreman's Association of America (association des contremaîtres américains). Rapidement, cette organisation bénéficia dans l'ensemble de la maîtrise d'un soutien accru et diversifié : elle s'implanta dans l'ensemble de River Rouge, puis dans les autres usines Ford, et enfin à peu près dans toute l'industrie automobile de Détroit. A la fin de cette aimée 1941, le syndicat comptait déjà 4 000 adhérents ; à la fin de l'année suivante, il y en avait 9 000. La percée de la FAA « se rapproche d'un développement spontané autant

(24) Entretien de l'auteur avec Robert Robertson, du service des relations industrielles de Ford, 9 octobre 1983 à Stirling Heights ; d'après les souvenirs de Shelton Tappes, 90 « petits chefs » furent ainsi éliminés à la fonderie : la moitié d'entre eux rejoignit les rangs des contremaîtres, et le reste fut intégré dans l'UAW (entretien de l'auteur avec Shelton Tappes, à Détroit, le 12 octobre 1982).


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qu'il est possible s'agissant de choses qui réclament de l'organisation », reconnaissait Business Week en 1942. A la fin de la guerre, époque de son apogée, la FAA comptait plus de 33 000 adhérents et était implantée dans la plupart des entreprises d'industrie lourde où l'organisation syndicale était reconnue (25).

La FAA et l'UAW avaient en commun un grand nombre de revendications : obtention d'avantages liés à l'ancienneté, mise en place de procédures d'arbitrage, rationalisation dé la grille des salaires ; mais la FAA revendiquait aussi une réorganisation de la hiérarchie interne au secteur de production, et dans son esprit cette réorganisation devait se faire sur une base qui reconnaîtrait aux contremaîtres l'autorité qu'ils estimaient devoir être la leur. Les responsables de la FAA n'avaient que mépris à l'égard d'une direction générale de Ford déchirée par des querelles internes; et le sentiment, qu'ils avaient enraciné en eux, d'occuper la place centrale dans le processus de production semble l'illustration même des idées de Veblen. « Dans les usines où nous travaillons, nous nous employons à établir un programme que les employeurs, quant à eux, se sont montrés incapables d'établir », déclarait Keys devant une commission de la Chambre des Représentants en 1943, «un programme d'harmonie, de coopération et d'efficacité » (26). Même s'il est vrai qu'au plan individuel, les contremaîtres pouvaient ressentir une certaine hostilité ' envers ces ouvriers du rang qu'ils voyaient désormais dotés de pouvoirs et de droits nouveaux, ils n'en trouvaient pas moins détestables maintenant les tâches disciplinaires que leur imposait la direction. En fait, c'est dans l'action de constitution de l'organisation syndicale elle-même que la FAA en vint à collaborer de plus en plus étroitement non seulement avec l'UAW en tant qu'institution, mais encore, au plan individuel, avec les ouvriers de base eux-mêmes. L'Association mena plusieurs grèves à l'échelle des ateliers pour protester contre les sanctions disciplinaires dont étaient menacés certains de ses membres ; en juin 1943, elle fut même à l'origine d'une interruption générale de la production à River Rouge ayant réussi à entraîner la plupart des membres de l'encadrement à cesser le travail. Ces actions obligèrent la direction de Ford à entamer des négociations, qui devaient déboucher sur la signature d'une convention collective en mai 1944. L'UAW, quant à elle, se félicita de la constitution de la FAA; et même si, pendant la guerre, les ouvriers membres de l'UAW franchissaient les piquets de grève de la FAA, ils refusaient, une fois dans l'usine, de remplacer les contremaîtres en grève dans leurs fonctions d'encadrement (27). Il va de soi que cette alliance informelle UAW-FAA signifiait en pratique la reconnaissance du fait que les nouveaux syndicats ouvriers constituaient la seule force capable d'aider l'Association à survivre dans sa lutte contre Ford et contre les autres grandes entreprises. Mais si l'on se place sur le terrain politique plus général de la

(25) CP. LARROWE, « A Meteor on the Industrial Relations Horizon : the Foreman's Association of America », Labor History, automne 1961, p. 259-287 ; entretien de l'auteur avec Théodore Bonaventura ; entretien de l'auteur avec Bertram Fenwick, dirigeant de la FAA, 3 août 1982, à Livonia (Michigan).

(26) Us Congress House, Commission sur l'éducation et le travail, Hearings, Amendments to the National Labor Relations Act, 80e congrès, 1 re session, p. 868.

(27) H.R. NORTHRUP, « The Foreman's Association of America », Harvard Business Review, hiver 1945, p. 187-191.


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lutte des classes, cette coopération des contremaîtres avec la classe ouvrière apparaît comme la reconnaissance de l'aptitude qu'a un mouvement syndical revendicatif à entraîner dans son orbite l'ensemble d'une couche sociale qui, en période de « paix sociale », aurait pu se dresser contre lui.

La contre-offensive de la direction

Si l'abdication des contremaîtres peut être considérée comme le symbole d'une sorte de révolution dans les relations sociales à River Rouge, il faut alors reconnaître que la contre-révolutiôn ne fut pas longue à venir. Dès la fin de l'année 1943, les dirigeants de Ford entreprirent la reconquête de ce pouvoir dans l'entreprise qu'ils avaient perdu Cette reconquête devait durer une dizaine d'années. Dès la fin de 1943, les commandes de matériel militaire à River Rouge se faisaient moins nombreuses et moins pressantes, et la direction pouvait se permettre d'essuyer une grève si ses efforts en matière de discipline se trouvaient contrariés. Plus important est le fait que les vieux cadres de maîtrise autocratiques et bornés à la Harry Bennett se voyaient petit à petit remplacés par la nouvelle équipe de direction que Henry Ford II avait commencé à réunir. Déterminés à rivaliser avec la stratégie industrielle de la General Motors, ainsi qu'avec sa fameuse politique de relations sociales firm but fair (fermes mais justes), le jeune Ford et sa nouvelle équipe mirent au point Un programme de grande ampleur destiné à bureaucratiser les_ relations industrielles et à restaurer la discipline au travail. En 1944, John Bugas déchargea les directeurs d'unité de la responsabilité des relations avec le personnel, pour confier cette responsabilité à une direction centralisée. Comme l'a écrit Malcolm Denise, un juriste spécialiste du droit du travail :

Une politique claire fut définie, particulièrement en ce qui concerne les modalités de recours aux procédures disciplinaires, l'application des normes de production, et les autres questions de ce type [...]. On établit comme une règle qui ne saurait souffrir d'exception le fait qu'aucun membre de l'encadrement ne serait démis de ses fonctions sous la pression du syndicat, et qu'en aucun cas une revendication en ce sens ne serait prise en considération (28).

Cette politique fut pleinement assumée par le nouvel arbitre (Umpire) des relations entre Ford et l'UAW, Harry Shulman. Celui-ci chercha à établir un système uniforme de jurisprudence en matière de relations industrielles dans l'entreprise. Professeur de droit à l'université de Yale, Shulman avait déjà acquis une expérience de médiateur dans l'industrie textile, où le poids des syndicats était traditionnellement important. Il avait été installé dans ses fonctions d'arbitre des conflits (impartial grievance umpire) par le National War Labor Board,

(28) M. DENISE, Labor Relations and Implementation of Policy, 1943, 1944, 1945, cité par G. HELIKER, Ford Labor Relations, op. cit., p. 303.


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qui espérait de ce tiers-arbitrage une diminution, en cette période de guerre, du nombre des journées de travail perdues chez Ford pour cause de grève. En définitive, Shulman resta douze années chez Ford en tant qu'arbitre, et acquit une influence considérable. Durant ces douze années, il « forma » à la fois les travailleurs et la direction à ce qu'il considérait être des relations industrielles responsables. Il oeuvra avec insistance pour que la direction de Ford fasse l'effort de rationaliser son système, si souvent chaotique, de réglementation du travail dans les ateliers; il la poussa à respecter l'intérêt des syndicats en matière de répartition des postes de travail et de rémunérations (29). Mais en retour, Shulman maintenait l'idée qu'une relation « adulte » entre les ouvriers et la direction ne pouvait être établie que si le syndicat aidait à supprimer la tradition d'activisme à la base qui était si vite devenue une partie du paysage industriel, tant à River Rouge que dans d'autres usines Ford. Selon Shulman, les délégués du Local 600 qui menaient ou simplement toléraient des grèves illicites manifestaient « l'expression romantique d'une conception perverse et dégradante des devoirs du délégué » (30). Au coeur de la conception que se faisait Shulman de la démocratie industrielle, il y avait le droit pour la direction d'organiser la production et de prendre l'initiative en matière de discipline dans l'entreprise. Dans une sentence d'arbitrage prononcée en 1944 et largement diffusée, ce juriste libéral exprime sa conception des relations industrielles en termes quasiment méta-historiques :

Dans toute entreprise industrielle, quel que soit le système politique ou économique, il est inévitable que des problèmes surviennent [...]. Ces péripéties ne sont pas propres à l'entreprise privée. Ce sont les péripéties de toute organisation humaine, quel que soit le type de société [...]. Mais une entreprise industrielle n'est pas un club de discussion. Sa finalité, c'est la production. Quand un conflit se produit, la production ne peut pas attendre que la procédure de conciliation soit terminée [...]. La production doit continuer. Et il faut que quelqu'un détienne l'autorité de donner des directives quant à la manière dont elle sera assurée tant que le conflit n'aura pas reçu de solution. Cette autorité, c'est la Maîtrise qui en est investie ; il ne peut en être autrement, car la Maîtrise est aussi investie de la responsabilité de la production ; et là où il y a responsabilité, il doit y avoir autorité (31).

Cette politique s'inscrivait dans la perspective d'une coopération, une fois la guerre terminée, entre la direction et le syndicat. De fait, dans son fameux discours de janvier 1946 sur le Human engineering (ingénierie humaine), Henry Ford II trace l'esquisse d'une politique « progressiste » en matière sociale, politique en harmonie avec les idées de Shulman. « Nous ne voulons pas détruire le syndicat », déclare-t-il. Il ajoute que la Ford Motor Company n'envisage pas de demander aux pouvoirs publics des mesures de type législatif visant à limiter les droits des syndicats. Bien plutôt, il s'agit pour Ford d'aider les diri(29)

diri(29) HELTKER, Grievance Arbitration in the Automobile Industry: A Comparative Analysis of its History and Results in the Big Three, thèse de Ph.D., Ann Arbor, Université de Michigan, 1954, p. 118-130.

(30) H. SHULMAN & N. CHAMBERLAIN, Cases on Labor Relations, Brooklyn, 1949, p. 434.

(31) Ibid., p. 45.


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geants syndicaux à « assurtier les responsabilités qui sont les leurs quand l'intérêt public doit être respecté. Il est dès lors clair que nous devons chercher à avoir en face de nous des directions syndicales meilleures et de plus en plus responsables pour nous aider à résoudre l'équation humaine à l'intérieur de la production de masse... » (32). Les négociations préalables à l'accord de 1946 furent à cet égard cruciales : Ford né fit pas de difficultés pour accepter le renouvellement de l'Union Shop (monopole syndical), ainsi qu'un accord salarial aussi avantageux que le meilleur accord salarial obtenu par l'UAW chez la General Motors après action de grève ; mais en contrepartie, la Compagnie exigea l'insertion dans l'accord d'une clause dite « de sécurité pour la compagnie » (company security) qui codifiait dans le détail les prérogatives-de la direction. Le négociateur de l'UAW Richard Leonard (qui avait la charge des problèmes de Ford a la direction nationale) accepta que figure dans le contrat le droit pour la Compagnie de prendre des mesures disciplinaires contre ceux qui seraient considérés comme responsables d'arrêts de travail non autorisés. Extrêmement sensible à l'accusation d'irresponsabilité, l'UAW accepta en outre que ces « grévistes sauvages » soient exclus des procédures de réclamations et d'arbitrage, spus réserve de la possibilité pour la section syndicale, si elle le décidait à l'unanimité, d'engager une enquête spéciale sur vies circonstances ayant motivé l'arrêt de travail.

Sur la question des normes de production aussi, la Compagnie fit prévaloir un ton nouveau. L'accord Ford-UAW de 1941 avait ignoré la question, laissant par là même non seulement aux délégués, mais aussi à tous les groupés de pression informels qui pouvaient se Constituer dans les ateliers une latitude considérable pour négocier concrètement lès rythmes dé production. Le contrat dé 1942 se contente de poser le principe: « Une bonne journée de travail pour une bonne journée de salaire » (a fair day's work for a fair day's pay). Mais le contrat de 1946 contient la première clause spécifique sur ce sujet, donnant à la direction le pouvoir de déterminer, de maintenir et éventuellement de faire appliquer les cadences. La Ford Motor Company avait désormais le droit de licencier tout employé qui refuserait de respecter les normes de production ou qui ferait la moindre tentative pour « participer de quelque façon que ce soit au contrôle ou à la limitation de la production, que Ce s°it sous le rapport de la quantité ou sous le rapport de la vitesse ». Le Local 600, comme toutes les autres sections de l'UAW, avait le droit d'appeler à faire grève contre les normes de production une fois que la procédure de conciliation avait été respectée et qu'il avait reçu l'autorisation du Bureau Exécutif de l'UAW International ; mais désormais les grèves perlées, les grèves de protestation et les arrêts de travail non autorisés étaient interdits, à la fois aux termes du contrat et en fonction de l'abondante jurisprudence créée par les décisions d'arbitrage de Shulman dans les années 1940 (33).

L'année suivante, Ford réussit à se donner de nouveaux atouts pour

(32) H. FORD H, « The Challenge of Human Engineering : Mass Production, a Tool for Raising the Standard of Living », Vital Speeches of the Day, n° 12, 15 février 1946, p. 273.

(33) B. SELEKMAN et al., Problems in Labor Relations, New York, Mac Graw-Hill, 1958, p. 288-298; Production Standards : Chronological Review of Current Language, carton 17, Bannon Collection.


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son entreprise d'élévation du niveau de la discipline au travail, en brisant l'association des contremaîtres de River Rouge. Avant même le vote de la loi Taft-Hartley, aux termes de laquelle les syndicats de Contremaîtres ne pouvaient prétendre à la protection du NLRB, la direction de Ford était parvenue à la conclusion qu'il ne saurait être question de tolérer une association de contremaîtres dont le fonctionnement s'apparenterait à celui d'un syndicat (34). En conséquence de quoi Ford cessa en mai 1947 de reconnaître la FAA; et soutint une grève de 47 jours pour briser cette organisation avant qu'elle achève de se structurer. Ford, qui redoutait avant toute chose Une fusion entre la FAA et l'UAW, fit valoir pour défendre l'intransigeance de sa politique la nécessité dans laquelle il se trouvait, au sortir de la guerre, d'imposer une discipline plus stricte à sa main-d'oeuvre ouvrière. « Nous devons pouvoir compter sur les contremaîtres pour essayer d'apaiser ces sursauts émottionnels qui agitent parfois les hommes travaillant en usine, et pour les ien&aurager à s'en remettre aux procédures de conciliation », expliquait un porte-parole de Ford. Et d'ajouter : «Si nous ne pouvons pas compter sur les contremaîtres pour faire cela, qui va s'en charger ? » (35). Dans les quelques années qui suivirent, la direction mit en oeuvre à River Rouge, avec succès, un programme destiné à renforcer la fidélité de ses milliers de contremaîtres. Ce programme s'efforçait de tracer une ligne de démarcation particulièrement nette entre leur statut et celui des hommes qui se trouvaient sous leurs ordres. Les salaires des contremaîtres furent mensualisés et ils se virent offrir des possibilités de promotion ; on leur Ordonna de porter chemise blanche et cravate; ils se virent attribuer des pupitres et des places de parking réservées ; enfin, ils reçurent une formation aux « relations humaines » d'inspiration patronale (36).

Durant les dix premières années de l'après-guerre, Ford réduisit aussi l'importance effective de l'enjeu économique représenté par les ouvriers de River Rouge. A cet effet, il s'engagea dans un programme d'expansion et de modernisation d'un coût total de plusieurs milliards de dollars. En 1946, les ingénieurs de la Compagnie estimaient que le site de River Rouge, qui employait alors 60 % des salariés de Ford, étouffait en raison d'un équipement dépassé et de son surpeuplement. Alors que la Compagnie faisait fonctionner dans tout le pays plusieurs usines de montage et de pièces détachées, presque toutes les unités de fabrication de boîtes de vitesses, de moteurs, d'essieux et d'arbres à cames étaient situées à Dearborn. Plus encore, la nouvelle équipe de direction de Ford estimait que, suite à l'abaissement des normes de production intervenu depuis le début de l'ère syndicale, la productivité du site de River Rouge avait chuté d'à peu près 25 %. Les salaires, enfin, y étaient plus élevés (d'environ 5 %) que dans les autres usinés Ford (37).

(34) CP. LARROWE, " Meteor... », art. cit., p. 287-299 ; entretien de l'auteur avec Malcolm Denise, du service des relations industrielles de Ford, 21 octobre 1982, à Detroit.

(35) Cité par H.J. HARRIS, The Right to Manage : Industrial Relations Policies of American Business in the 1940s, Madison, University of Wisconsin Press, 1982, p. 85.

(36) G. HELIKER, Labor Relations, op. cit., p. 345-351 ; entretien de Howell J. Harris et de Dennis East avec Cari Brown, président dé la FAA, 13 octobre 1974, ALHWSU.

(37) « An Auto Empire Decentralises ànd Reorganizes », Business Week, 17 octobre 1953, p. 130-134; Factory Counts, décembre 1939 —décembre 1944, Martindale Papers, Henry Ford Muséum.


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Le programme d'expansion permit à Ford d'en finir avec le « goulot d'étranglement » que constituait River Rouge. La production de Ford fut quasiment multipliée par deux au cours des dix premières années de l'après-guerre ; les effectifs augmentèrent eux aussi, et approchèrent les 200 000 personnes. Mais la Compagnie avait organisé sa nouvelle capacité de production avec l'objectif suivant : assurer exactement les mêmes productions que River Rouge, puis, à terme, supplanter en importance ce site. La conséquence fut une chute de l'emploi à River Rouge : de 65 000 personnes dans l'immédiat après-guerre, on tombe à moins de 30 000 dans les années 1960. Dans les nouvelles usines construites à Cleveland, Buffaloy Canton et Cincinnati, Ford ne chercha ni à faire l'économie de l'organisation syndicale, ni à payer ses salariés audessous des normes. Et lacompagnie ne trouva pas dans ces nouvelles usines une main-d'oeuvre particulièrement docile. Néanmoins, c'est avec clairvoyance que le Local 600 baptisa ce programme de décentralisation Opération Runaway (« Opération Fuite ») ; et de fait, la création dès nouvelles usines permit de décimer à River Rouge deux des ateliers les plus importants et les plus combatifs. D'abord, le bâtiment de production dés moteius : alors qu'au début des années 1950, il avait employé plus de 9 000 ouvriers, il se trouva réduit à 4 000; dans un' premier temps, une grande partie de sa production fut déplacée à Cleveland ; puis l'automatisation de la fabrication des blocs-moteurs porta un second coup à l'emploi. Ensuite, la fonderie : on peut observer, là aussi, la même évolution; cette 'installation, qui avait employé plus de 8 000 ouvriers, fut d'abord réduite en importance, puis définitivement éliminée. Ces deux ateliers avaient été des bastions pour le syndicalisme revendicatif, souvent à direction communiste : leur élimination quasi totaIe, dans les années 1950 donna à Ford le «ballon d'oxygène » dont la Compagnie avait besoin impérativement pour fragiliser et faire reculer le pouvoir syndical à Dearborn (38).

L'emploi d'un parc de machines « automatisées » dans certaines de ses usines construites après la guerre permit à Ford d'intensifier les cadences et mit les Syndicalistes sur la défensive. A l'époque, les nouvelles techniques d'automatisation furent présentées comme une innovationspectaculaire ; pour l'essentiel cependant, la nouvelle technologie était simplement une extension des principes de la chaîne de montage, par la liaison de plusieurs machines-transfert avec des appareils automatiques de maniement du matériel. L'automatisation fut systématiquement développée par la Compagnie, dans les ateliers nouvellement créés Comme dans les ateliers réorganisés : ce fut le cas pour les activités de fonderie, d'emboutissage et dé construction des moteurs. L'automatisation des années 1940 et 1950 Consiste simplement dans la coordination de fabrications mécaniques avec des opérations de manipulation, ceci à l' intérieur d'unités de production larges et rigides, employant une maind'oeuvre beaucoup plus réduite que ce n'avait été le cas jusqu'alors. Des ensembles liés de foreuses et d'appareils-transferts, installés d'abord à

(38) Communiqué de presse de la FMC daté du 8 mars 1956, carton FMC, Bannon Collection; Rouge Hourly Employment, carton 96, et Ford Rouge Employment Statistics, mars 1960, carton 250 de la collection Walter P. Reuther, ALHWSU ; entretien de l'auteur avec Paul Boatin, président de l'atelier de construction des moteurs, 6 octobre 1983, à Dearborn.


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Cleveland, puis au bâtiment de construction des moteurs de River Rouge, permirent de réduire de 90 % environ le temps de travail nécessaire à la fabrication des blocs-moteurs. Mais l'économie majeure que les ingénieurs de Ford escomptaient de la mise en place de la technologie nouvelle n'était pas directement liée à la réduction du travail. Bien plutôt, pour reprendre les termes de l' American Machinist, la Compagnie cherchait « à faire fonctionner les équipements avec le taux d'intensité maximum, de manière à réaliser les objectifs de production prévus » (39). Pour parvenir à la réalisation de cet objectif, Ford réorganisa et étoffa considérablement sa direction des méthodes de fabrication ; celle-ci entama alors un vaste programme visant à chronométrer les temps de travail pratiquement au niveau de chaque emploi à River Rouge. Du point de vue des ouvriers, cette poussée de taylorisme que connaissait la Compagnie au sortir de la guerre se traduisait par un sentiment continuel d'accélération, à mesure que les normes de production étaient renforcées et que la production tendait de plus en plus à se faire au rythme de la machine (40).

Négociations nationales et luttes dans l'entreprise

Les années que nous venons d'évoquer sont aussi celles qui voient Reuther consolider ses positions à la direction nationale de l'UAW, parvenir à nouer de bonnes relations de travail avec les principales compagnies de l'automobile, et mettre au point un système de négociations-types qui allait déterminer pour un quart de siècle le caractère des relations entre syndicat et direction dans cette branche d'industrie. Les dirigeants de l'UAW eurent de plus en plus tendance à porter leur attention de préférence sur les éléments qui, dans la négo(39)

négo(39) GERCHELIN, « Revolutionary Automation at Ford», Automotive Industries, 15 novembre 1948, p. 24-27 ; R. LE GRAND, « Ford Handles Automation », American Machinist, 21 octobre 1948, p. 107.

(40) Entretien de l'auteur avec John Sarri, délégué du bâtiment de construction des moteurs, 11 octobre 1982, à Dearborn ; et entretien de l'auteur avec Paul Boatin. L'UAW mit également en place un bureau d'études qui avait pour mission d'aider les ouvriers en formation et les délégués à maîtriser les techniques d'organisation du temps de travail ; utilisé conjointement avec les procédures d'arbitrage, il devait permettre d'exercer un contrôle sur les hommes des bureaux des méthodes de Ford. Mais, faute d'un système de permanents efficace, les efforts déployés par le syndicat sur ce problème du temps de travail n'eurent d'autre résultat que de légitimer les pratiques tayloristes. Chez Chrysler, par contre, grâce à un réseau étroit de délégués syndicaux, les ouvriers purent, avec leur syndicat, freiner l'offensive patronale jusqu'à la récession des années 1957-1958. Pour une remarquable étude de Chrysler, et particulièrement de Dodge Main, voir S. JEFFERYS, Management and Managed : Fifty years of Crisis at Chrysler, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Voir aussi L. CESARI, « Le syndicat "United Automobile Workers of America" et l'automation (1945-1977) », Le Mouvement social, octobre- décembre 1981; p. 53-76. L'auteur pense que la direction nationale de l'UAW et ses opposants au niveau de la section locale s'accordaient pour souhaiter la mise en oeuvre d'un programme d'expansion et de croissance de la productivité d'inspiration keynésienne. Les uns comme les autres voulaient bien récolter les fruits du processus d'automation, sur le plan économique, mais ne posaient pas la question d'un éventuel contrôle du processus de production lui-même. L'enjeu du conflit entré eux se borna à l'appréciation du comportement de la direction syndicale lors des négociations qu'elle avait eues sur ce problème, seule à seule avec la FMC.


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ciation, pouvaient être quantifiés ou recevoir une expression monétaire : à savoir d'une façon générale, les salaires et l'obtention d'avantages en nature au niveau du contrat national. Certes, la direction nationale du syndicat n'ignorait pas les conflits chroniques, journaliers, portant sur les cadences, les prérogatives de l'encadrement, l'affectation des postes de travail, etc. ; mais, du point de vue qui était le sien, ces revendications prenaient une place nécessairement subordonnée dans l'ordre du jour des négociations avec Ford et les autres grandes compagnies. Dans ce contexte, les traditions de luttes à la base entretenues par des sections très indépendantes et fortement politisées comme le Local 600 ne pouvaient qu'entrer en contradiction avec la stratégie de négociations globales suivie par l'UAW (41).

La lutte menée par _le syndicat chez Ford sur les retraites illustre bien comment la recherche par l'UAW d'innovations contractuelles à caractère général pouvait venir contrecarrer les luttes menées dans l'entreprise elle-même. La plupart des observateurs avaient salué la négociation portant sur ce salaire indirect, à la fin des années 1940, comme un nouvel indice de la puissance syndicale. Cependant, l'acquisition de ces nouvelles prestations se réalisa, dans les faits, au détriment du pouvoir ouvrier dans l'atelier. L'ensemble des péripéties occasionnées par la fameuse « grève des cadences » de mai, 1949 constitue un exemple très spectaculaire du genre de conflits très concrets qui pouvaient se développer entre une section syndicale déterminée à résister à l'offensive patronale dans l'entreprise et la stratégie contractuelle, de portée globale, mise en oeuvre par le syndicat national auquel cette section appartenait.

A la fin de l'année 1948, la Ford Motor Company entreprit enfin la production en masse du premier-modèle entièrement nouveau qu'elle ait réalisé depuis la guerre. Le public, frustré de voitures, se précipitait avec avidité sur tout ce qui était muni de quatre roues : aussi la Compagnie chercha-t-elle à précipiter la production. Au bâtiment B (montage), John Bugas, directeur des relations industrielles, autorisa les contremaîtres à augmenter la vitesse de la chaîne au-dessus de la norme journalière, de façon à compenser les minutes perdues quand les interruptions de routine obligeaient à arrêter le convoyeur. Les délégués dénoncèrent cette politique, et engagèrent toute une série de négociations dans l'espoir de la faire modifier. Ces négociations ne donnèrent rien. En janvier, la Compagnie sanctionna douze hommes pour non-respect des normes de production. En mars, le Président du syndicat pour le bâtiment B, engagé alors dans une difficile campagne pour sa réélection, demanda à certains ouvriers de la chaîne de peinture de ne pas observer les règlements mis en place par la Compagnie : il s'ensuivit un bref arrêt de travail. En avril, le bâtiment décida par un vote d'avoir recours à la grève dans lé conflit portant sur les normes de production. Bien que le conflit ait commencé dans un bâtiment où les partisans de Reuther étaient majoritaires, les communistes et les autres forces de River Rouge opposées à Reuther s'engagèrent à fond dans cette lutte

(41) Pour une vue d'ensemble sur ces questions, voir R. HERDING, Job Contrat and Union Structure, Rotterdam, Rotterdam University Press, 1972, ainsi que D. BRODY, Workers in Industrial America, New York, 1980, p. 188-195.


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contre les cadences. Ils espéraient pouvoir mobiliser les travailleurs autour de la défense de cette revendication (42).

Ce conflit mit Walter Reuther dans de sérieuses difficultés. La pièce maîtresse de sa stratégie pour les négociations de 1949, c'était le programme de retraites qu'il avait bien l'intention d'obtenir de Ford. Un tel acquis mettrait l'UAW à la hauteur d'autres grandes fédérations syndicales, comme celles des mineurs et des métallurgistes, qui avaient récemment obtenu des retraites financées par leurs Compagnies ; un point de référence pour le reste de l'industrie automobile serait ainsi désormais créé; enfin, cet acquis pourrait permettre à Reuther de se constituer une véritable base de soutien à River Rouge — ultime bastion pour ceux qui s'opposaient à sa présence, par ailleurs incontestée, à la direction de l'UAW. En revanche, l'éventualité d'un arrêt général de la production à River Rouge pour une question relative à la distribution du pouvoir dans les ateliers semblait à Reuther de nature à détruire son programme global de négociations. Aussi dépêcha-t-il début mai au bâtiment B une mission d'information chargée de résoudre le conflit. Mais, loin de régler la question, là présence de hauts responsables de l'UAW déclencha une grève sauvage. Quand Ford prit la décision de licencier quatorze délégués tenus pour responsables du mouvement, le conflit s'étendit et prit la dimension d'une confrontation à l'échelle de l'ensemble de l'usine. Après qu'une impressionnante majorité de travailleurs ait voté en faveur de la grève, l'UAW International autorisa un arrêt de travail. C'était la première grève conduisant à la fermeture totale de River Rouge depuis 1941. Elle vit quelque 62 000 ouvriers faire grève, en mai, pendant vingt-quatre jours (43).

« Quand il apparut que la grève était inévitable, Reuther n'eut rien de plus pressé que de se porter en tête du défilé », observa le Détroit Free Press ; et d'ajouter : « En fait, il a donné l'apparence d'un homme qui court tant qu'il peut pour demeurer devant le peloton » (44). Mais, justement parce qu'il était peu disposé à faire de cette grève l'occasion d'une confrontation à grande échelle avec Ford, Reuther se sentit soulagé quand les dirigeants de Ford acceptèrent que la question fasse l'objet d'une procédure d'arbitrage spéciale devant une commission présidée par Harry Shulman. Le problème ne viendrait donc pas à l'ordre du jour avant plusieurs semaines ; Reuther et les responsables syndicaux locaux se trouvaient donc pour un temps sortis d'embarras, et l'UAW allait pouvoir mettre ce délai à profit pour mener à bien ce que son président estimait être la tâche centrale : la renégociation et l'amélioration de l'accord national. Quand, plus d'un mois après, la commission Shulman rendit son verdict d'arbitrage, il s'avéra rapidement que celui-ci ne réglait rien, et n'avait, pour le travailleur moyen, aucune portée réelle. Dans un arrêt extraordinairement complexe, la commis(42)

commis(42) Motor Company, Executive Communication du 4 mars 1948 (carton 12, UAW Research Department Collection, ALHSWU); A. COMONS, The 1949 Ford Strike. Beginning of an Era, communication non publiée, Département d'Histoire, Wayne State University ; « Ford Provoked Strike : Reuther Faces Hard Test », Labor Action, 10 mai 1949 ; L. CESARI, « Le syndicat... », art. cit., p. 60-61.

(43) M. HALPERN, The Disintegration of the Left-Center Coalition in the UAW, 1945-1950, thèse de Ph.D., Ann Arbor, Université de Michigan, 1982, p. 513-517 ; Labor Action, 4 juillet 1949.

(44) Detroit Free Press, 7 mai 1949.


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sion décida que Ford n'avait pas le droit d'accélérer la vitesse des chaînes de plus de 100 % par rapport à la « norme standard » ; mais l'arrêt n'aidait en rien à la résolution du problème de fond, dans la mesure où la question des normes de production ne pouvait se réduire à celle de la vitesse des chaînes, mais renvoyait aussi à celle des postes de travail, à celle des tableaux d'affectation du personnel, à celle de l'éventail de la production, ainsi qu'à l'évaluation des technologies nouvelles. Décider, sur ces questions, restait dans une large mesure la prérogative de la direction. Avec un changement de modèle par an et des variations quotidiennes concernant les gammes de carrosseries et les options sur la chaîne mobile de montage, la lutte contre les cadences ressemblait aux efforts de Sisyphe. Aucune formule d'arbitrage ne pouvait, à elle seule; assurer l'humanisation des conditions de travail (45).

La lutte de Reuther contre le Local 600

Dans l'histoire du Local 600, la grève des cadences de 1949 constitua un tournant décisif. Les dirigeants de Ford se plaignirent violemment aux responsables nationaux de l'UAW de l'importance des grèves sauvages à River Rouge, qui selon eux menaçaient de rendre impossible une négociation loyale au plus haut niveau. En retour, Reuther déclara à la direction de Ford : « Vous est-il jamais venu à l'esprit que, pour pouvoir contrôler effectivement, la direction syndicale doit se battre .. afin d'obtenir l'ensemble des outils nécessaires au contrôle ?» (46). De fait, pendant les quelques années qui suivirent, l'UAW International dut mener une lutte acharnée pour tâcher de prendre le contrôle du Local 600. Une attaque frontale contre la turbulente section, au début des années 1950, se solda par un échec ; mais la direction nationale de l'UAW remporta une victoire plus subtile, parce qu'à long terme les structures mêmes du système de relations industrielles mis en place après la guerre dans l'automobile conduisirent la pratique syndicale de River Rouge à se rapprocher davantage du type de Syndicalisme qui, dans le reste de cette industrie, marque l'« ère Reuther ».

Reuther put croire qu'il avait enfin commencé à normaliser les syndiqués de River Rouge quand, en 1950, Carl Stellato fut élu à la présidence du Local 600, après avoir fait campagne sur une plate-forme caractérisée par un anticommunisme militant. Depuis 1944, Stellato était lié officiellement à la direction de l'UAW International, et il avait été candidat à la présidence du Local 600 avec le soutien du courant favorable à Reuther. Mais Stellato et Reuther se rendirent vite compte que, même au plus fort de la guerre froide, l'anticommunisme à lui seul ne suffisait pas à constituer une base électorale solide. En juillet 1950,

(45) Ford Motor Company & UAW-CIO, Arbitration Award, carton « FMC », Bannon Collection; tract diffusé par le Local 600, Strike Betrayal, classeur mural du Local600, ALHSWU ; A. COMONS, Tfce 1949 Ford Strike..., op. cit.

(46) FMC, Study on Work Stoppages (1955), p. 5, carton « Ford Department », Bannon Collection.


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Stellato réussit à faire voter par le Conseil général de la section une série de résolutions qui soutenaient la guerre de Corée et condamnaient l'Union soviétique et ses satellites. Tous les responsables élus et tous les permanents de la section furent mis en demeure de signer des déclarations sur l'honneur attestant qu'ils n'étaient pas communistes. En août, cinq responsables particulièrement importants de la section syndicale, et dont les liens avec le Parti étaient Connus, furent accusés d'obédience à la politique et aux objectifs de l'Union soviétique et du Parti communiste : en conséquence de quoi ils étaient passibles d'être démis de leurs responsabilités, aux termes d'une clause des statuts de l'UAW vieille de neuf ans. Parmi les cinq se trouvaient Paul Boatin, président du bâtiment de construction des moteurs, qui était sans doute l'opposant le plus résolu au programme de décentralisation de Ford, et Nelson Davis, le charismatique vice-président de la fonderie de production, chef de file du plus important groupe de Noirs communistes à River Rouge (47).

Cependant, comme le montre la longueur inusitée du procès intenté à ces cinq militants, les communistes de River Rouge ne purent être isolés et détruits, à la différence de ce qui se passa dans tant d'autres syndicats au plus fort de la guerre froide. La question du procès anticommuniste se trouva au centre de la campagne de l'automne 1950 pour le renouvellement du Conseil général. Cette élection prit l'allure d'un référendum à l'issue duquel les forces favorables à Reuther et à Stellato à l'intérieur du Local 600 se virent fortement affaiblies. C'est alors que le groupe favorable à Stellato se désolidarisa de l'UAW International et constitua une alliance informelle avec ce qui subsistait de l'organisation communiste à River Rouge. Stellato, qui attaquait maintenant la politique suivie par l'UAW, dénonça activement le programme de décentralisation de Ford, relança l'action contre les cadences pratiquées par la Compagnie, rejeta l'appel à un relèvement général des cotisations syndicales lancé par l'UAW et entama une campagne pour la semaine de trente heures payée quarante. C'est John L. Lewis, et non pas Reuther, qu'il fit venir comme invité d'honneur lorsqu'on célébra, en juin 1951, le dixième anniversaire du Local 600. Bien que les communistes n'aient joué en l'espèce qu'un rôle relativement secondaire, la direction de l'UAW prit prétexte du fait que la section n'était pas parvenue à condamner les cinq membres du Parti pour imposer en mars 1952 la mise sous administrateur provisoire du Local 600. Ce fut là une gaffe magistrale. A la nouvelle élection générale, Stellato et sa liste furent réélus avec une large majorité. Et le Local 600 demeura un foyer d'opposition à l'UAW International pendant l'essentiel des dix années qui suivirent (48).

L'échec de Reuther à River Rouge tient pour l'essentiel à une double caractéristique de la classe ouvrière de cette usine, au degré de conscience politique si élevé, et qui en fait un cas unique parmi les sections

(47) W.D. ANDREW, « Factionalism... », art. cit., p. 238-249 ; We Accuse, carton 11, Nat Ganley Collection, ALHSWU.

(48) C. STELLATO, My Differences with Walter Reuther, manuscrit inédit, septembre 1951, carton 97, Reuther Collection ; P. SCHATZ, « Ford Workers Win Victory », The Worker, automne 1950 (carton 11, Ganley Collection); voir aussi W.D.ANDREW, «Factionalism...», art. cit., p. 247-253.


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locales de l'UAW du début des années 1950. Tout d'abord, Reuther ne réussit jamais à organiser dans l'usine un groupe de « Reuthériens » sur la loyauté duquel il aurait pu compter. Dans les années 1950, alors même qu'il dominait l'UAW International, il découvrit que les pouvoirs administratifs dont il disposait ne lui permettaient pas de créer à l'intérieur du Local 600 un appareil qui serait le sien. L'usine de River Rouge était si grande et employait une telle quantité de personnel que le président de la section locale du syndicat, Stellato en l'occurrence, pouvait facilement se donner les moyens d'une politique indépendante par rapport à la tutelle de l'UAW International. De plus, comme le fait d'être Reuthérien à River Rouge ne garantissait pas l'obtention d'une responsabilité élective à l'intérieur de la section syndicale locale, ceux qui, parmi les partisans de.la direction de l'UAW, avaient le plus d'envergure eurent tendance à prendre des responsabilités à l'intérieur de l'UAW International elle-même, renonçant par là même à toute intervention directe dans les affaires de la section. En second lieu, l'anticommunisme ne prit jamais à River Rouge la même dimension qu'à l'intérieur d'autres sections locales de l'UAW. Grâce aux liens nombreux qu'il avait Su tisser avec les différentes communautés ethniques et avec la communauté noire, le Parti communiste réussit à conserver, tout au long du début des années 1950, une relative base de masse à River Rouge. Ainsi fut rendu possible le maintien d'une alliance de « centre-gauche » avec Stellato et d'autres politiciens opportunistes. Le Parti resta donc relativement à l' abri quand souffla la tempête de la Guerre froide. Lorsque la Commission des activités anti-américaines tint à Detroit en mars 1952 une série d'auditions auxquelles fut donné un grand retentissement, on vit des militants d'extrême gauche, communistes et non-communistes, faire l'objet d'attaques physiques violentes. Certains furent expulsés des usines où ils travaillaient. Mais à River Rouge, l'absence de telles persécutions est remarquable, surtout si l'on tient compte de l'attention toute particulière portée par la Commission aux activités communistes dans cette usine (49).

La bataille d'arrière-garde

Néanmoins, l'indépendance politique dont bénéficiait la section syndicale ne fut pas suffisante pour résister au grand courant qui déferla après la guerre sur les relations industrielles. L'influence de la section sur le reste du mouvement syndical s'affaiblit pendant les années 1950. Ce déclin est dû d'abord au programmé de décentralisation de la Ford Motor Company, et en second lieu au fait que le Local 600 demeura globalement isolé à l'intérieur de l'UAW. Bien que détenant 40 % des mandats pour la région l' A de l'UAW, le Local 600 ne parvint pas à faire élire Cari Stellato au Bureau exécutif de l'UAW International (50). Le secteur de l'UAW chargé des questions en rapport

(49) Entretiens de l'auteur avec John Sarri et Saul Wellman.

(50) J. STEIBER, Governing the UAW, New York, Wiley, 1962, p. 148.


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avec Ford (UAW Ford Department), fermement contrôlé par l'UAW International, devint le principal interlocuteur de la Ford Motor Company dans les négociations contractuelles, tandis que les adhérents et la direction de la section locale se voyaient de plus en plus confinés dans un simple rôle passif, consistant à approuver ou à rejeter des contrats qui leur étaient présentés d'une manière globale. C'est ainsi qu'en 1955 John DeMotte, responsable des relations industrielles chez Ford, put formuler une appréciation révélatrice quant au nouveau mode de négociation. Lors dés négociations de cette année-là, Ford avait en face de lui une délégation composée à la fois de dirigeants de sections locales et de responsables de l'UAW International accompagnés de leurs conseillers techniques. Ces derniers prirent en charge les principaux aspects économiques de la négociation, ce qui leur valut de faire les gros titres des journaux ; mais les responsables des sections, qui avaient peu d'expérience en matière de négociations nationales, firent porter tous leurs efforts sur la revendication de changements à apporter dans les textes régissant la discipline au travail.

La solution qu'ils préconisent pour la plupart des choses qui ne les satisfont pas dans l'atelier est tout simplement d'éliminer par contrat la plupart des droits qu'a la direction d'agir comme elle l'entend et de façon unilatérale. A ces prérogatives de la direction ils voudraient que l'on substitue soit des réglementations rigides, soit l'obligation d'en référer au syndicat. Ils n'arrivent pas à comprendre comment leurs prédécesseurs ont pu se laisser enjôler au point de ne pas faire admettre, lors des précédentes négociations, un remède aussi évident. Et ils sont bien déterminés à ne pas se laisser abuser de la même façon. Mais, très concrètement, il nous est nécessaire, à chaque étape de nos négociations contractuelles, d'expliquer en long et en large que c'est une nécessité vitale de préserver pour la direction ces espaces de flexibilité et de latitude dans les décisions qui sont à la base d'une conduite effective et efficace de nos affaires... (51).

Les affrontements politiques à River Rouge restaient vifs, mais ils étaient désormais dissociés des réalités concrètes vécues immédiatement par les salariés de l'entreprise. Un délégué syndical, John Sarri, remarque la démobilisation progressive des travailleurs de la base, notamment après que l'UAW ait conclu avec Ford, à l'été 1950, le fameux accord de cinq ans. Peu à peu, les délégués devinrent moins virulents vis-à-vis du petit et moyen encadrement. Exposés à de lourdes sanctions aux termes de la « clause de sécurité pour la compagnie » prévue dans le contrat de 1946, partiellement soustraits aux pressions de la base en raison de leur statut de médiateurs permanents, nombre de délégués en vinrent à considérer leur travail comme peu différent en son fond d'une simple mise en application du contrat signé. Alors que, dans les années 1940, le système des délégués permanents à temps plein avait symbolisé la force de la classe ouvrière de River Rouge, ce même système devient au milieu des années 1950 un signe de la bureaucratisation du syndicat. De nombreux délégués se mirent à diffuser les billets des loteries clandestines : au début des années 1950, la recette annuelle

(51) J. DEMOTTE, « The 1955 Ford-UAW contract », in Bureau of Industrial Relations, Addresses on Industrial Relations, t. 24 (1956), p. 2.


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rapportée par cette activité à River Rouge était estimée à 7 millions de dollars (52).

Certes, des conflits du travail se produisaient encore à River Rouge. Mais au cours des années 1950, ils tendent à ne plus déborder le cadre étroit de procédures désormais habituelles, et deviennent de nature essentiellement défensive. Par exemple, l'une des questions les plus âprement discutées à River Rouge fut la revendication par les ouvriers qualifiés d'un cloisonnement plus rigide entre les diverses qualifications, alors même que l'évolution technologique tendait à estomper les différences de ce genre. La bataille d'arrière-garde qu'ils menèrent sur cette question leur permit de ralentir l'offensive de déqualification lancée par la Compagnie, mais elle facilita aussi la montée d'un fort sentiment corporatiste parmi les ouvriers qualifiés de River Rouge ; ce sentiment devait se traduire, à la fin des années 1950, par une « révolte » de droite contre le type de pratique Syndicale de l'UAW (53). Les OS, quant à eux, n'avaient pas de qualification à protéger mais ils revendiquaient que les postes de travail soient définis de façon précise, pour pouvoir disposer d'un bouclier protecteur face à la direction. Au début des années 1950, Ford avait augmenté de 50 % le ratio contremaître/ouvrier, en sorte que des membres du premier échelon de l'encadrement venaient maintenant, à l'occasion, prêter main-forte à des tâches de production. D'où un fort ressentiment à leur égard chez les ouvriers, tant parce qu'ils leur volaient du travail que parce que cette disposition permettait à la direction de contrôler le processus de production de façon encore plus étroite. Dès lors, le nombre de revendications formulées contre le « travail des contremaîtres » s'accrut considérablement pendant les années 1950, jusqu'à devenir, à la fin de la décennie, la deuxième plus importante catégorie de revendications (54).

Comme les autres sections de l'UAW, celle de River Rouge avait toujours le droit de négocier et de recourir à la grève en cas de non-satisfaction des revendications ainsi que sur les problèmes liés aux conditions de travail internes à l'entreprise, mais à partir de 1949 ces questions se trouvèrent clairement subordonnées à la stratégie de négociation globale définie par l'UAW. Ce syndicat adopta dans les faits la pratique suivante : n'autoriser les arrêts de travail sur ces questions-là qu'après la signature du contrat national ; le pouvoir réel des dirigeants des sections se trouvait ainsi sérieusement limité. En 1955, puis de nouveau en 1961, 1964 et 1967, de nombreuses sections locales de Ford, y compris le Local 600, menèrent des grèves sur les problèmes internes de leur entreprise, après que Reuther et Bugas aient paraphé l'accord national. Du point de vue de la politique suivie par l'UAW International, ces grèves étaient doublement utiles : elles donnaient à la base l'occa(52)

l'occa(52) de l'auteur avec John Sarri et Robert Robertson ; entretien de William J. Eaton et Frank Cormier avec Billie Sunday Farmer, 16 octobre 1967, Cormier and Eaton Collection, John F. Kennedy Library, Boston.

* Numbers Game : Loterie fondée sur l'occurrence de nombres imprévisibles dans les résultats des courses. Cette activité, qui n'a rien à voir avec les paris ordinaires, a toujours été illégale aux États-Unis (note du Traducteur).

(53) Entretien de l'auteur avec Walter Dorach ; R. MAC DONALD, Collective Bargaining in the Automobile Industry, New Haven, Yale University Press, 1963, p. 160-205 ; Lines of Démarcation (1964), carton 98, Reuther Collection.

(54) FMC, Collective Bargaining Review and Proposais, 16, 1964, p. 21-22, carton 18, Bannon Collection.


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sion de se défouler, et elles permettaient aux responsables des sections de se livrer à tous les marchandages qu'ils voulaient sur des revendications délicates qui, autrement, auraient pu s'envenimer pendant la durée d'application du contrat. Mais ces grèves ne mirent jamais sérieusement en cause le dogme du droit de contrôle de la direction. Pendant le boom économique des années 1960 et du début des années 1970, l'UAW International exerça des pressions sur les rares sections récalcitrantes pour qu'elles reprennent le travail après qu'elles aient bloqué la production de la Compagnie pendant environ un mois (55).

Le cycle de militantisme ouvrier qui s'était ainsi déployé à River Rouge se referme, pour l'essentiel, au début des années 1960. La bureaucratie générale qui caractérise les négociations collectives, au niveau de l'entreprise comme au niveau national, a brisé en définitive le pouvoir syndical à la base et permis la restauration de nombreuses prérogatives arrachées à la direction par l'émergence du syndicat. Dans le même temps, l'érosion des effectifs à River Rouge, puis les licenciements économiques massifs survenus pendant les années de récession de 1958 à 1961 permirent de démembrer cette génération de travailleurs de l'automobile qui avait su bâtir, dans les années 1940, une tradition de pouvoir ouvrier. Le groupe des communistes de River Rouge, à forte base ethnique, quitta le devant de la scène et se désagrégea peu à peu, tandis que des hommes aussi connus pour leur opposition à Reuther que Cari Stellato et Paul Boatin finissaient par se réconcilier avec lui et avec la direction de l'UAW (56). Quand un nouveau cycle de militantisme commença, au milieu des années 1960, ce fut avec pour base une classe ouvrière très différente dans sa composition sociale, et il devait rencontrer des problèmes et des possibilités d'une nature relativement nouvelle (57).

(55) J. CRELLIN, « Local Differences Block Ford Return to Work », Detroit News, 13 octobre 1961 ; FMC, Remarks by Malcolm Denise, vice president-labor relations, before the I3th Annual Union-Management Conference, Notre Dame University, 27 février 1965.

(56) Entretiens de l'auteur avec Walter Dorach et Saul Wellman. Boatin avait quitté le Parti à la fin des années 1940, ce qui ne l'avait pas empêché d'être interdit de responsabilités pendant le court moment où l'UAW International avait pris le contrôle de la section. En mai 1956, il fut rétabli dans ses fonctions de syndicaliste par l'UAW avec la pleine approbation du Bureau exécutif de l'UAW International. Il fut très vite réélu président du Dearborn Engine Plant (l'ancien département des moteurs) ; voir le mémorandum de Victor Reuther à Jack Conway, 13 mai 1957, carton 250, Reuther Papers.

(57) H.C KATZ, Shifting Gears, Cambridge (Mass.), the MIT Press, 1985.


106 LES ÉTATS-UNIS

LES ÉTATS-UNIS DANS « LE MOUVEMENT SOCIAL »

Sur les États-Unis d'Amérique, Le Mouvement social a publié les articles ou numéros suivants :

CAMBROSIO (Alberto), « Quand la psychologie fait son entrée à l'usine : sélection et contrôle des ouvriers aux États-Unis pendant les années 1910 », 1980, n° 113, p. 37-67.

CESARI (Laurent), « Le syndicat "United Automobile Workers of America" et l'automation (1945-1977) », 1981, n° 117, p. 53-76.

DEBOUZY (Marianne), « Du Camarade à Masses », 1967, n° 59, p. 89-101.

DOLGOFF (Sam), «Lé Néo-anarchisme américain. Nouvelle gauche et gauche traditionnelle », 1973, n° 83, p. 181-199.

FINE (Martin), « Syndicalisme et réformisme : Samuel Gompers et le Mouvement ouvrier français (1918-1919) », 1969, n° 68, p. 3-33.

Historiens américains et histoire ouvrière française (HAUPT Georges, prés.), numéro spécial, 1971, n° 76.

HOLTER (Darry), « Politique charbonnière et guerre froide, 1945-1950 », 1985, n° 130, p. 3-32.

MONTGOMERY (David), « Labor and the Republic in industrial America : 18601920 », 1980, n° 111, p. 201-215.

Ouvriers des États-Unis (DEBOUZY Marianne, prés.), numéro spécial, 1978, n° 102.

PRIEUR (Vincent), « De New Harmony à Twin Oaks : à propos de quelques récurrences dans l'histoire des mouvements communautaires américains »,

1976, n° 94, p. .31-57,

RUBEL (Maximilien), « Note sur une collection de documents relatifs à la Commune aux USA », 1962, n° 38, p. 47-50.

SCOTT (Joan W.), « L'histoire du monde ouvrier aux États-Unis depuis 1960 »,

1977, n° 100, p. 121-131.

Par ailleurs, L'Actualité de l'Histoire a publié :

AUBERY (Pierre), « Aspects de la ségrégation dans le Sud des États-Unis », 1957, n° 18, p. 3-17.

Ces différents numéros de notre revue peuvent être commandés à la Librairie des Éditions ouvrières, 12, avenue Soeur-Rosalie, 75621 Paris Cedex 13.


Chronique

La « Belle Epoque » et le cinéma

par Christian JOUHAUD *

Les années 1871-1914 servaient de cadre de réflexion à la version 1986 du Festival International de la Critique Historique du Film (1). La bonne cinquantaine de films projetés ne pouvait certes pas prétendre épuiser le sujet. A une telle manifestation il ne faut pas demander ce qu'elle ne peut donner, un bilan ou même un échantillon à coup sûr représentatif : il ne peut s'agir que d'une simulation efficace, une « fiction » susceptible de se prêter à l'expérimentation de quelques hypothèses.

La naissance du cinéma

Pourtant, cette année, une dimension particulière venait enrichir le projet d'étude d'une époque donnée à travers ses représentations au cinéma. La naissance du cinéma, ses premières conquêtes faisaient partie du sujet. De nombreux films « primitifs » ont ainsi pu alimenter la réflexion qui s'est solidement appuyée sur la publication concomitante du colloque Les premiers ans du cinéma français (2). Plus de trente contributions rassemblées par Pierre Guibbert y abordent tous les aspects de la question : monographies sur les créateurs (Méliès, Zecca, Max Linder, Alice Guy...), études érudites sur la percée du cinéma français en Italie et aux États-Unis avant 1914, tentatives de repérage et de classement des motifs, des thèmes, des genres, des techniques, études de cas autour de quelques oeuvres. C'est une véritable somme que livre ce recueil, d'autant qu'il est accompagné de copieuses filmographies qui en font désormais un instrument de travail et de référence indispensable.

Mais de ce colloque d'histoire du cinéma naissent également des pistes pour une histoire culturelle plus large.

* Chargé de recherche au CNRS.

(1) Confrontation XXII, 29 mars au 6 avril 1986 au Palais des Congrès de Perpignan.

(2) Les premiers ans du cinéma français. Actes du Ve Colloque International de l'Institut Jean Vigo, Perpignan, éd. de l'Institut Jean Vigo, 1985, 320 p.

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Éditions ouvrières, Paris


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Le mythe encore largement reçu d'un art nouveau créé par une poignée de bricoleurs géniaux est définitivement ruiné. Les longues mises au point, les tâtonnements, les nombreuses communications présentées devant maintes sociétés savantes enlèvent un peu de sa rêveuse spontanéité à l'innovation technique des frères Lumière. Ce dont on se doutait bien moins, c'est à quel point les créateurs ont été des entrepreneurs avisés et conquérants. Dans les mois qui suivent la projection du Grand Café, en décembre 1895, commencent la bataille des brevets, la lutte pour les marchés. Ni Lumière, ni « le doux Méliès » ne négligent cet aspect. Et Pathé ou Gaumont sont avant tout des hommes d'affaires. D'emblée, le cinéma s'intègre au capitalisme le plus dynamique et le plus ambitieux comme le révèle le combat de Pathé et d'Edison en Amérique du Nord (3).

Mêmes remises en cause décapantes à propos de la naissance du cinéma comme art. On connaissait l'influence durable du théâtre, de ses mises en scènes, de ses moyens, de ses trucs, de ses découpages en tableaux mais on sait moins que de nombreux autres modèles ont contribué à la conception des images cinématographiques. En tant qu'art, la spécificité du cinéma des premiers temps réside peut-être dans l'entrecroisement de ces modèles. Les « films à trucs » se contentent parfois d'enregistrer des féeries telles qu'on les montrait par exemple au Châtelet, ou bien des tours de bonimenteurs de foire, avant de les perfectionner par des capacités techniques propres. Les films publicitaires, presque aussi anciens que le cinéma, témoignent de la même évolution : copie puis adaptation des affiches. Les films grivois commencent par reproduire les cartes postales spécialisées. Les films historiques enfin s'inspirent très directement de l'iconographie des manuels scolaires, comme cela a été montré pour Fouquet ou le Masque de Fer (1908) (4). Il faudrait évoquer longuement les incertitudes en face du « monde réel », des scènes de rue, des catastrophes naturelles : fautil les filmer directement ou les reconstituer, comme le fit Ferdinand Zecca pour sa Catastrophe de la Martinique ? Que deviennent les techniques et l'esthétique de la photographie dès lors que le monde bouge ? On mesure l'importance de cette question avec l'analyse de la fréquence du thème du témoignage involontaire : est-ce que ne risquent pas de se trouver exposés aux regards des gestes, des situations, des choses que l'on ne peut pas voir, que l'on ne sait pas voir ou que l'on ne pense pas à voir ? Quelles peuvent être les limites de cet oeil objectif ? Vieux débat tenu au moment de l'essor de la photographie (peut-on photographier les fantômes, l'âme quittant le corps des morts ou les images gravées sur leurs yeux ?), mais tout à coup ravivé, étendu, intégré à la conception même de nombreux films (5).

L'enchevêtrement des influences et des modèles a paru porteur, aux yeux de certains grands noms de la culture la mieux établie, d'une formidable régression vers le capharnaüm des foires anciennes durement combattu par tant de décennies d'acculturation monarchique ou répu(3)

répu(3) SPEHR, «Influences françaises sur la production américaine d'avant 1914», Les premiers ans..., op.cit., p. 105-115, et K. THOMPSON, « Les compagnies françaises et la création de la Motion Pictures Patents Co », ibid., p. 116-122.

(4) P. GUDBBERT, « Les clichés scolaires dans le " film d'Art " », ibid., p. 162-166.

(5) S. BOTTOMORE, « Le thème du témoignage dans le cinéma primitif », ibid., p. 155-161.


LA « BELLE ÉPOQUE » ET LE CINÉMA 109

blicaine. Dans ses Scènes de la vie future, Georges Duhamel pouvait encore écrire : « Le cinématographe est un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuris par leur besogne [...], une machine d'abêtissement et de dissolution » (6). Le « film d'art » a été une tentative pour répondre à de telles dénonciations. L'Assassinat du Duc de Guise est un modèle du genre : baptisé « pièce cinématographique », il a atteint au statut d'objet culturel convenable et même prestigieux avec ses acteurs de la Comédie française et sa musique d'accompagnement signée Camille Saint-Saëns.

En fait, dix ans après sa naissance, le cinéma a déjà gagné la partie : il dispose de salles permanentes que l'on trouve dans toutes les grandes villes de France. L'étude de la production annuelle d'une société comme Pathé, menée à bien pour l'année 1909, s'avère, dans le cadre de ce succès, riche d'enseignements (7). Cette année-là Pathé produit plus de six cents films. Un bon quart entre dans la catégorie large des documentaires. Le catalogage de l'époque les a répartis en « scènes de plein air », « industrie », « sports », « actualités, scènes historiques, scènes militaires ». Les films de fiction l'emportent donc largement, et parmi eux les « films comiques » (257) et les « films dramatiques » (138). Ces deux séries sont, d'année en année, en constante expansion, alors que déclinent très nettement les « scènes à trucs », les « danses et ballets », les « scènes religieuses et bibliques ». Bien sûr, cette évolution peut cacher des réalités contradictoires : tel genre plaît moins, la demande a baissé, mais tel autre se transforme, s'impose en se transformant, le nombre des titres produits a baissé pendant qu'augmentait la longueur des films, que progressait leur qualité. Quoi qu'il en soit, le mouvement général témoigne d'une évolution vers l'autonomie, d'une émancipation de plus en plus large par rapport aux spectacles tout prêts qu'on s'était d'abord contenté d'enregistrer.

L'évolution vers l'autonomie concerne au même moment les sujets filmés, la manière de les filmer et les lieux de projection. A l'origine, le cinéma a été spectacle de bastringue, de kermesse — qu'on se rappelle l'incendie du Bazar de la Charité en 1897, provoqué par l'appareil de projection — et même de grand magasin (en particulier les Galeries Lafayette). A Paris, dès 1900, existent cinq salles permanentes et les créations deviennent de plus en plus nombreuses en province. Toutefois certains lieux continuent, de manière parfois inattendue, à se transformer régulièrement en salles de cinéma. Le cas le plus spectaculaire est celui des églises. Dès sa naissance, l'Église catholique a réservé le meilleur accueil au septième art, diffusant de nombreux films religieux, en particulier les fameuses « Passions » produites par Pathé qui ont eu parfois une extraordinaire longévité puisqu'elles pouvaient encore servir au catéchisme dans les années 1940(8) !

Avant le développement des salles permanentes, il paraît maintenant fermement attesté que le cinéma a été un spectacle socialement partagé.

(6) Cité par C. BEYLIE, « Primitifs et plumitifs (historiographie des premiers temps) », ibid, p. 51-66, p. 54.

(7) E. TOULET, « Une année de l'édition cinématographique Pathé : 1909 », ibid., p. 133142.

(8) J. MARTY, « Quelques problèmes de représentation religieuse soulevés par des films bibliques primitifs Pathé », ibid., p. 172-181.


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On en trouverait une preuve supplémentaire dans l'étude de la composition des programmes : en une seule séance se trouve généralement montrée toute une gamme de films de genres bien différents. Plus tard l'intensité du partage semble continuer avant que se multiplient les salles de quartier et que divergent programmes et tarifs. La question des effets sociaux du cinéma n'a été encore que très peu étudiée. Les enjeux n'en sont pourtant pas sans importance si l'on songe, par exemple, qu'il a pu jouer, grâce d'abord aux projectionnistes ambulants, un rôle non négligeable dans la diffusion dans les campagnes des images et des valeurs de la ville et qu'en ville il a pu contribuer à l'assimilation culturelle des nouveaux arrivants, participant ainsi, à sa manière, à la vague puissante de l'exode rural français.

La Belle Époque au cinéma

Le festival avait une autre face : entre 1920 et 1985 qu'a fait de la « Belle Époque » le cinéma ? En a-t-il fait quelque chose ? Il y a, me semble-t-il, une manière stérile dé répondre à cette question, c'est de partir à la recherche d'une plausible synchronisation de l'histoire du cinéma et de l'histoire politique et sociale de la période étudiée. Ce discours historique là raisonne en termes de causes et de conséquences, de ruptures et de discontinuité, de périodisation, sans s'intéresser jamais à la notion de reflet explicitement ou implicitement utilisée pour coudre ensemble des registres aussi différents. Il faut rester d'autant plus prudent qu'en l'absence d'exhaustivité et même de représentativité assurée du corpus choisi, on est d'abord cantonné à quelques constatations qu'on ne saurait sans quelque légèreté faire passer pour des analyses.

Dans cette perspective, le repérage des continuités paraît paradoxalement plus fécond que celui des discontinuités trop facilement rapportées au contexte de la production. Le retour, de décennie en décennie, d'images, d'idées, de représentations, de poncifs invite à s'interroger sur la part du cinéma dans la formation de ce qu'on nommera, faute de mieux, une mémoire collective. Continuité dans le succès pour certains thèmes ou même certains sujets: de 1933 à 1981, on dénombre au moins six Raspoutine et six Mayerting. Mais surtout continuité dans la fonction obstinément attribuée aux années 1895-1914, celle d'un cadre adéquat pour mettre en scène les préoccupations et les angoisses du siècle; comme si elles étaient tout particulièrement «bonnes à penser ». L'événement final - la guerre, ses millions de morts, la disparition de l'Autriche-Hongrie et de la Sainte Russie — donne rétrospectivement une particulière intensité aux années qui l' ont précédé, une dimension idéalement tragique au mélange d'insouciance (abondamment montrée) et de montée des périls censé caractériser cette période. Ainsi, c'est bien parce qu'à Vienne la fin est proche que Colonel Redl développe une puissante réflexion sur la raison d'État dont les termes pourraient s'appliquer aussi bien à la politique de Richelieu qu'aux procès de Moscou. La fascination du bord du gouffre est donc un motif récurrent. Mais cette continuité se manifeste selon deux régimes narratifs appa-


LA « BELLE ÉPOQUE » ET LE CINÉMA 111

remment contradictoires. D'un côté il semble que se mette en branle, vers 1900, une évolution fatale, une mécanique infernale. Tout mène alors à la guerre une Europe inconsciente. Chaque événement devient un signe. D'un autre côté, au contraire, la crise finale — qu'elle soit montrée ou non — prend figure d'un incroyable accident historique. Les hommes, les capitaux, les idées circulent dans l'Europe des villes brillantes, internationale du bon goût dans laquelle ni le nationalisme ni la terre, qui fourniront pourtant à cette guerre servant de point de fuite à tant de récits ses ressources morales et ses ressources humaines, n'apparaissent vraiment. De la fatalité à l'accident, il n'y à pas, on le sait bien, deux visions antagonistes de l'histoire. S'agissant de cinéma, on peut se demander si le caractère presque obligatoire de ce diptyque tient simplement à la reproduction d'une idéologie dont on trouverait de nombreuses traces ailleurs à propos de cette période, par exemple en littérature, ou bien si c'est un trait propre au récit filmique, à l'impossibilité constitutive qu'il aurait, sous peine d'échec, de donner une autre image du temps et de la durée, comme si, à l'instar de la bobine qui défile devant l'objectif, il était prisonnier de l'écoulement linéaire que seuls pourraient briser des artifices rhétoriques (comme le flash-back) et les éclats de coups de théâtre successifs.

Le film de René Allio Le Matelot 512 et son échec commercial fourniraient, sous forme de contre-épreuve, une matière propice à de telles interrogations. A sa manière, Allio a fait oeuvre d'historien de la « culture populaire ». Il a adapté au cinéma l'histoire d'une vie ; véritable « histoire de vie », récit d'une existence prétendue véritablement vécue par celui qui l'a écrite. L'homme existait, son manuscrit aussi. Mais son récit était construit comme une complainte de marins, avec les mêmes faits, la même dramaturgie, les mêmes types de personnages. Histoire des années 1900, mais le manuscrit était abondamment illustré avec des photos de la presse à sensation des années 1950. Dans son adaptation, Allio a mobilisé, lui, un matériel imaginaire des années 1980 (en confiant par exemple le rôle de la femme fatale à Dominique Sanda) tout en respectant le cadre chronologique proposé par le récit. Cependant, il n'a pas hésité à mettre en avant toute une série de marques de facticité. Il nous a ainsi livré un produit feuilleté dans lequel la Belle Époque est explicitement regardée à travers le prisme de ses représentations successives. N'a-t-il pas ainsi rompu le « pacte cinématographique »?

Les paris de René Clair, consacrant avec Le silence est d'or (1947) un film parlant au cinéma muet, et de Jiri Menzel montrant dans ses Merveilleux hommes à la manivelle (1978) un pionnier du cinématographe en sépia étaient moins risqués : ils respectaient les règles de l'intrigue « vraie ».


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Liste des films projetés au cours du festival

Romance cruelle, Eldar Riazanov, URSS, 1984.

1. DU CÔTÉ DE L'HISTOIRE

La fin de Saint-Pétersbourg, Vsevolod Poudovkine, URSS, 1927.

Paris 1900, Nicole Vedrès, France, 1946.

Entente Cordiale, Marcel Lherbier, France, 1939.

Colonel Redl, Istvan Szabo, Hongrie, 1985.

Ils ont tué Jaurès, Joan B. Bellsplell, France, 1962.

Ruspoutine, l'agonie, Elem Klimov, URSS, 1981.

2. LA BELLE ÉPOQUE

La veuve joyeuse, Erich von Stroheim, USA, 1925. Miquette et sa mère, Henri-Georges Clouzot, France, 1949. La nuit des forains, Lngmar Bergman, Suède, 1955. Noblesse oblige, Robert Hamer, Grande-Bretagne, 1949. Sourires d'une nuit d'été, lngmar Bergman, Suède, 1955. Moulin RoUge, John Huston, USA, 1952.

3. IDYLLES ET BOUDOIRS

La kermesse rouge, Paul Mesnier, France, 1946.

Un amour de Swann, Volker Schlöndorff, France-RFA, 1984.

Le plaisir, Max Ophuls, France, 1951.

La dame au petit chien, Joseph Kheifits, URSS, 1959.

Madame de, Max Ophuls, France, 1953.

L'innocent, Luchino Visconti, Italie, 1976.

4. DES HOMMES ILLUSTRES

Pasteur, Jean Benoît-Lévy et Jean Epstein, France, 1922.

Freud, passions secrètes, John Huston, USA, 1962.

Pour le roi de Prusse (Le sujet), Wolfgang Staudte, RDA, 1951.

Nijinski, Herbert Ross, USA, 1980.

Une vie pour Zeiss, Wolfgang Schleif, RDA, 1956.

La vie passionnée de Vincent Van Gogh, Vincente Minnelli, USA, 1956.

5. IMAGINAIRES POPULAIRES

Le silence est d'or, René Clair, France, 1947.

Dracula, John Badham, USA, 1979.

Sherlock Holmes contre Jack l'Éventreur, James Hill, Grande-Bretagne, 1978.

Meurtre par décret, Bob Clark, Grande-Bretagne, 1978.

Le matelot 512, René Allio, France, 1984.

Ces merveilleux hommes à la manivelle, Jiri Menzel, Tchécoslovaquie, 1978.


LA « BELLE EPOQUE » ET LE CINÉMA 113

6. UNE BOURGEOISIE DE FER ET DE VELOURS

Boule de suif, Mikhail Romm, URSS, 1934.

Le messager, Joseph Losey, Grande-Bretagne, 1971.

Partition inachevée pour piano mécanique, Nikita Mikhalkov, URSS, 1977.

La terre de la grande promesse, Andrzej Wajda, Pologne, 1976.

Partie de chasse, Alan Bridges,Grande-Bretagne, 1984.

Love, Ken Russell, Grande-Bretagne, 1970.

7. LES DAMNÉS DE LA TERRE

L'enfant de Paris, Léonce Perret, France, 1913.

La Viaccia, Mauro Bolognini, Italie, 1961.

L'enfance de Gorki, Mark Donskoi, URSS, 1937.

Metello, Mauro Bolognini, Italie, 1970.

Les tziganes montent au ciel, Emile Lotianou, URSS, 1976.

Le juge et l'assassin, Bertrand Tavernier, France, 1975.

8. ET DEMAIN

La chute de la dynastie des Romanov, Esther Choub, URSS, 1927. Les camarades, Mario Monicelli, Italie, 1963. Alexandre le Grand, Théo Angelopoulos, Grèce, 1980. La balade inoubliable, Pupi Avati, Italie, 1983. Et vogue le navire, Federico Fellini, Italie, 1983.

A cette liste il faut ajouter de nombreuses bandes d'actualité et films primitifs.

Daniel PECAUT

L'ordre et la violence

Évolution socio-politique de la Colombie

entre 1930 et 1953

Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales


Notes de lecture

DANS LE MONDE

laacov OVED. — El anarquismo y el movimiento obrero en Argentina.

Mexico, Siglo XXI, 1978, 459 pages, col. America nuestra.

Il ne s'agit pas d'un livre qui couvre toutes les questions relatives à l'anarchisme et au mouvement ouvrier en Argentine, mais d'une étude minutieuse, limitée à la période 1897-1905. Elle concerne cependant l'ensemble du mouvement ouvrier argentin, puisqu'alors les anarchistes y étaient majoritaires. A ce titre, elle rendra les plus grands services.

L'auteur a choisi une période clé durant laquelle se déroule en Argentine le classique conflit entre anarchistes partisans de l'organisation ouvrière et anarchistes individualistes partisans de la « propagande par lé fait », autrement dit du terrorisme. En exploitant systématiquement l'énorme masse des publications anarchistes de l'époque, les inédits conservés à l'International Institut voor sociale Geschievnis — ceux de Max Nettlau notamment—, ainsi que la correspondance diplomatique britannique, il nous montre comment ce conflit se résout définitivement par le triomphe d'un anarcho-syndicalisme de type ibérique. Par la même occasion, nous mesurons la puissance de ce mouvement qui ne peut se comparer qu'à celle de l'anarchisme italien ou, mieux encore, espagnol. La comparaison s'impose d'autant mieux que l'auteur nous fournit, de façon malheureusement dispersée, les éléments qui permettent de conclure que le mouvement ouvrier argentin est une excroissance des mouvements ouvriers d'Espagne et d 'Italier Non seulement des anarchistes originaires de ces deux pays ont résidé et milité en Argentine — des hommes aussi importants dans l'histoire du mouvement libertaire que Pietro Gori ou Errico Malatesta—, mais encore les liens entre les milieux ouvriers de Buenos Aires et de Barcelone furent étroits et constants.

Se pose alors la question de savoir pourquoi la greffe anarchiste a pris avec une telle vigueur sur le tronc américain, en général, et argentin, en particulier. Elle n'effleure pas l'auteur, laacov Oved nous montre cependant, sans y attacher, semble-t-il, d'importance, que l'anarchisme est lié à l'immigration. La puissance du mouvement anarchiste ne serait-elle pas proportionnelle à la déception des émigrants qui, poussés par l'espoir d'un monde nouveau, quittaient l'Europe méditerranéenne ? On pourrait avancer, à l'appui de cette hypothèse, les pages 293 à 299 de l'ouvrage, dans lesquelles l'auteur nous décrit comment les anarchistes se vengent de l'Argentine qui les expulse en tentant de dessiller les yeux des candidats à l'émigration. Ce livre aide donc à mettre en place l'anarchisme dans la longue histoire de l'utopie américaine. C'est là un de ses deux principaux mérites.

Le second réside à l'évidence dans la somme considérable de renseignements scientifiquement établis que nous donne l'auteur sur l'anarchisme et les origines du mouvement ouvrier argentin, grâce à une bibliographie exhaustive qui dépasse et renouvelle celles de Carlos M. Rama et de Max Nettlau (1), les seules que nous possédions sur le sujet. Le livre complète aussi, malgré l'absence de toute conclusion ou réflexion de synthèse, les ouvrages assez imprécis et peu systématiques de Diego

(1) M.RAMA, Mouvements ouvriers et socialistes (chronologie et bibliographie) : l'Amérique latine, 1492-1936, Paris, Les Éditions ouvrières, 1959. M. NETTLAU, « Contribucion a la bibliografia anarquista en América latina », in Certamen internacional de La Protesta, Buenos Aires, 1927.

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Éditions ouvrières, Paris


NOTES DE LECTURE 115

Abad de Santillan (2). C'est donc tout à la fois en dépit et à cause de la précision de son objet que ce livre figurera désormais parmi les lectures de tous ceux qui s'intéressent à l'histoire sociale et idéologique de l'Amérique de langue espagnole.

Pierre-Luc ABRAMSON.

Dietrich GEYER. — Kautskys russisches Dossier. Deutsche Sozialdemokraten als Treuhander des russischen Parteivermögens 19101915. Francfort/New York, Campus Verlag, Amsterdam, Institut international d'histoire sociale, 1981, XXI — 688 pages (le dossier russe de Kautsky. Des social-démocrates allemands dépositaires de l'avoir du parti russe 1910-1915).

Les éditions de documents sont un travail dé longue haleine : celle-ci, dédiée à Georges Haupt, se préparait depuis fort longtemps à l'Institut international d'histoire sociale à Amsterdam et est issue majoritairement des archives Kautsky complétées par quelques pièces des archivés Boris Nikolaevskij à Stanford. Le « dossier » avait été ouvert par la publication de « quelques lettres inconnues » de Lénine due à Leonhard Haas tandis que paraissaient à Moscou en 1975, dans le volume 38 du Leninskij Sbornik, des documents permettant de l'étoffer.

Les questions de financement des partis politiques sont toujours un sujet délicat : le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, on le sait, a bénéficié en diverses occasions de l'aide de la social-démocratie allemande et ce soutien a sans nul doute exercé une influence sur les relations entre les deux partis. Le présent dossier permet d'examiner une autre facette de l'histoire de ces relations qui, de l'aveu même de Dietrich Geyer, reste encore à écrire pour la période consécutive à la révolution de 1905. S'il est ici question d'argent, l'aide sollicitée est d'une autre nature : N. Schmitt, jeune industriel russe ayant participé à la révolution de 1905, meurt en prison et lègue sa fortune aux bolcheviks. Ceux-ci s'entendent avec sa famille — son frère plus jeune et ses deux soeurs dont l'une épouse le douteux bolchevik Taratuta — pour entrer en possession des fonds.

En janvier 1910, à la séance plénière du Comité central du POSDR, la fraction bolchevique propose de les remettre au Comité central à condition que cesse toute activité fractionnelle et que le parti se réunifie. La surveillance de ces fonds est confiée à trois dépositaires, membres de la social-démocratie allemande : Karl Kautsky, Franz Mehring, Clara Zetkin. Mais les affaires se gâtent rapidement : ce que les bolcheviks entendent par unité, c'est l'exclusion des « liquidateurs », catégorie extensible à loisir et qui comprend aussi bien ceux qui veulent militer exclusivement dans les organisations légales, ceux qui considèrent que les divisions ont tué le parti et qu'il faut donc le reconstituer sur de nouvelles bases et ceux qui se contentent de soutenir l'activité légale. Doivent également être frappés d'exclusion ceux dont Lénine vient de triompher dans la fraction bolchevique : les otzovistes ou bolcheviks de gauche, hostiles à toute activité légale, favorables aux expropriations. Mais les menchevjks ne sont pas en reste : Martov publie une brochure à tonalité injurieuse contre le centre bolchevik qui soulève l'indignation quasi unanime de ceux qui ne sont pas ses partisans immédiats.

Comme Dietrich Geyer le souligne à juste titre dans sa longue introduction (253 p.), on connaît mieux l'histoire de la social-démocratie russe jusqu'en 1907, voire celle des socialistes révolutionnaires au-delà, que les méandres du POSDR de

(2) D. ABAD de SANTILLAN, El movimiento anarquistai en Argentina, Buenos Aires, Argonauta, 1930; La FORA: ideologia y tràyécioria, 2e ed., Buenos Aires, Proyeccion, 1971 ; Memorias : 1897-1936, Barcelone, Ed. Planeta, 1977.


116 NOTES DE LECTURE

1907 à 1917. Le présent volume éclaire donc les vicissitudes de la social-démocratie russe à l'étranger de 1910 à 1915, notamment les rapports qu'elle entretenait avec la social-démocratie allemande. Ce qui frappe, à première vue, c'est que la révolution de 1905 semble n'avoir été qu'un intermède. Les protagonistes de premier plan sont restés les mêmes, les clivages se sont tout au plus accentués : Potresov, l'un des initiateurs de l' lskra avec Martov et Lénine, est maintenant « liquidateur », Martov et Dan dirigent toujours les mencheviks, soutenus par AxeIrod désormais en retrait alors que Vera Zassulivc l'est davantage encore (une seule mention la concerne dans tout l'ouvrage) ; Plekhanov, plus proche des bolcheviks, s'intitule néanmoins menchevik ; Trotsky édite son propre journal, la Pravda, à Vienne, alors que Bogdanov, vaincu par Lénine, s'efface au profit de Lunavcarskij dans le groupe Vpered ; Rjazanov, enfin, conserve son rôle d'observateur « impartial ». Constance aussi dans la répartition des instances dirigeantes : tes mencheviks s'emparent du .Bureau du Comité central à l'étranger, tandis que les bolcheviks mettent la main sur l'organe central, le Social-démokrat. Constance dans les thèmes : la volonté de sortir de l'artisanat (kustarnivcestvo) en matière d'organisation. Ce qui est nouveau, c'est le rôle central joué par les social-démocrates polonais et principalement Léo Jogiches-Tyszka aussi bien dans les instances centrales du parti — il favorise la création par la conférence des membres du Comité central d'avril 1911 de la Commission technique et de la Commission d'organisation qui serviront plutôt les bolcheviks (mais le soutien cesse avec les dissensions au sein de la SDKPiL) en même temps qu'il reste membre du Bureau du Comité central à l'étranger dont il critique l'activité — qu'auprès des dépositaires, surtout de Clara Zetkin dont il influence les prises de décision en ce qui concerne les fonds russes.

Les dépositaires ont bien du mal à se faire une idée claire de la situation du parti russe, et la lecture des documents qui leur sont soumis justifie cette confusion : tous les protagonistes semblent animés des meilleures intentions du monde et appeler de tous leurs voeux la réunification du parti, mais tous n'ont rien de plus pressé que de vilipender leurs adversaires dans le marais fétide des querelles partisanes où s'enlise également .la. tentative d'unification entreprise par le Bureau socialiste international en 1913-1914. On serait tenté, comme ce fut le cas dans la période antérieure, d'approuver la remarque de Plekhanov : « ... ce n'est pas la différence d'opinion qui produit nos scissions. On peut dire plutôt que ce sont nos scissions qui produisent les nuances de nos opinions politiques et tactiques » (p. 297). Franz Mehring, malade, résilie son mandat. Clara Zetkin et Karl Kautsky ne parviennent plus à se mettre d'accord mais décident finalement de ne plus verser un centime à un parti désuni.

Lénine en revanche ne cesse d'affirmer les droits de sa fraction sur les fonds et fait même appel à des avocats socialistes pour qu'ils confirment le bien-fondé de sa requête. En vain. On ne sait pas ce qu'il est advenu des fonds après 1915. Mais pourquoi Lénine, qui en était le détenteur, décide-t-il en 1910 de les confier à l'ensemble du parti ? Sa position précaire à ce moment-là — son triomphe sur les bolcheviks de gauche signifiant néanmoins un affaiblissement de sa fraction —, son espoir de pouvoir renouveler l'opération sur une base plus large et de conquérir le parti de l'intérieur pour en assurer le leadership motivent peut-être sa démarche. La renaissance du mouvement en Russie aurait alors justifié qu'il adopte une autre tactique, celle de la prétendue « unification par la base » qui ressemble dans ses modalités d'application à la manière dont avait été convoqué le congrès de Bruxelles-Londres en 1903.

En fait, la scission se produit en 1912 avec la Conférence de Prague des bolcheviks en janvier et la constitution du « bloc d'août » à Vienne. Une étude plus approfondie de la période permettrait sans doute d'infirmer ou de confirmer ces hypothèses. Mais c'est l'étude du mouvement ouvrier en Russie même, comme elle a été faite de manière exemplaire pour la période antérieure, qui fournirait sans doute des explications à l'état de délabrement des milieux dirigeants émigrés. A cet égard, l'un des éléments à mon sens essentiels pour la compréhension du mouvement révolu-


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tionnaire de Russie n'est qu'effleuré dans les documents et dans l'étude qui les introduit : les conséquences de ce qu'Otto Bauer, dans le contexte autrichien, a appelé le « réveil des nations sans histoire ». En vertu du «centralisme démocratique», seules les nationalités fondatrices : Juifs (Bund), Polonais (SDKPiL), Lettons, ont droit de cité dans les institutions. L'opinion de Rjazanov qui n'a que mépris pour ces partis qui sont « impuissants sans liaison avec [le parti] russe » (p. 621) reste largement répandue. Pourtant le clivage qui s'amorce dès 1903 et se renforce en 1912 porte sur le degré d'autonomie accordé aux organisations nationales : il motive par exemple prioritairement l'adhésion des Géorgiens au menchevisme. Le débat sur la question nationale qui s'engage en 1912 témoigne de l'importance du phénomène et du démarrage d'une prise de conscience. Lénine n'en demande pas moins la dissolution du Bund comme organisation nationale dans ses directives pour la conférence d'unification du BSI de juillet 1914 (p. 230).

Ce volumineux ouvrage a permis de déblayer le terrain, de lever l'hypothèque d'un épisode fleurant le scandale pour poser les jalons d'une recherche en profondeur sur la social-démocratie russe d'après la révolution de 1905 et sur ses relations internationales. A cet égard, il est particulièrement stimulant.

Claudie WEILL.

Chryssoula KAMBAS. — Walter Benjamin im Exil. Zum Verhaltnis von Literaturpolitik und Aesthetik. Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1983, 247 pages.

Walter Benjamin, sa position marxiste originale, son analyse des rapports entre l'art et la politique font à présent l'objet de nombreuses études. Celle de Chryssoula Kambas se concentre sur la période de l'exil à Paris, période cruciale de sa lutte contre le fascisme. Elle montre l'unité fondamentale, indissociable entre la conjoncture politique et la raison de vivre de Walter Benjamin qu'est son travail intellectuel. Dès le début des années 1930 Benjamin se prépare intérieurement à émigrer : « ... le rétrécissement du champ de vie et d'écriture (pour ne pas parler du champ de la pensée) devient de plus en plus intolérable » (automne 1931). Il s'agit d'ailleurs tout aussi bien des possibilités concrètes de gagner sa vie, la radio, les journaux, qui se dérobent progressivement à lui. En 1933,11 se rend d'abord à Ibiza et arrive à Paris en octobre.

Aussi marginal qu'il ait pu paraître. Benjamin se situe à un carrefour : entre les exilés allemands et le Front populaire français, l'École de Francfort et le Komintern, l'antifascisme et les procès de Moscou...

Pendant tout l'exil, sa situation matérielle restera une préoccupation, alors qu'il se refuse à devenir un écrivain français et cherche à conquérir une audience qui dépasserait le milieu étroit de l'émigration allemande. Des considérations aussi bien matérielles qu'intellectuelles et politiques l'amènent à entretenir des relations avec l'Institut pour l'étude du fascisme, l'École de Francfort (Institut fur Sozialforschung à New York) et l'Association de défense des écrivains allemands (Schutzverband deutscher Schriftsteller). Chryssoula, Kambas analyse plus particulièrement ses rapports compliqués avec Horkheimer, Adorno et l'École de Francfort en général, à la fois prête à le financer comme collaborateur de sa dépendance parisienne, souhaitant le faire venir à New York, puis lui demandant de trouver en Europe une autre source de revenus, tout en continuant à lui verser une allocation mensuelle, mais faisant à ses textes un accueil mitigé : Adorno estimait en effet trop grande l'influence de Brecht sur Benjamin et la revue et, pour éviter une polémique trop politicienne.


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gomma les expressions trop crûment marxistes des thèses de Benjamin sur l'oeuvre d'art, refusa sa première étude sur Baudelaire, mais approuva chaleureusement la seconde.

Chryssoula Kambas se livre aussi à une analyse critiqué des positions de Benjamin par rapport aux écrivains progressistes allemands qu'il appelle l'intelligentsia de gauche bourgeoise. Elle relève l'absence de critères dans sa classification de ces auteurs dans les courants de l'activisme ou de la Nouvelle objectivité et la similitude de sa dénonciation avec celle de l'orthodoxie communiste alors que sous certains aspects, Benjamin rejoint ceux qu'il accusé, Dublin ou Tucholsky. Enfin, elle situé les prises de position de Benjamin par rapport au congrès pour la défense de. la culture qui s'est tenu à Paris en juin 1935 positions proches a la fois de celles de Brecht et de Breton.

Ces remarques s'entrecroisent sans cesse avec l'étude de trois textes théoriques majeurs de la période : « l'Auteur comme producteur », « l'oeuvre d'art à l'ère de sa rëproductibilité technique » et en 1940. marquant un tournant, « A propos du concept d'histoire ».

Le premier énonce les prémisses d'un rapprochement entre intellectuel et classe ouvrière à travers la prise de conscience par les intellectuels dé leur prolétarisation. Il avait opéré la distinction entre « intelligents a prolétarienne » (ceux qui sont entrés dans l'appareil pour y faire du travail pratique) et .« intelligentsia révolutionnaire », c'est-à-dire l'ayant-garde littéraire qui n'a pas à dominer le prolétariat et dont l'activité doit obéir au principe qu'il pose : « la tendance d'une oeuvre littéraire n'est politiquement correcte que si elle l'est aussi littérairement ». Il s'agit donc de la situer dans les rapports de production de son époque. Le modèle qu'il invoque est celui de Tretjakov qui n'est réalisable que dans une société socialiste, alors que le théâtre épique dé Brecht constitue l'exemple de l'oeuvre révolutionnaire dans une société capitaliste. Il met donc en parallèle la révolution sociale et technique d'une part et les techniques littéraires d'autre part. En utilisant la technique du montage; Brecht a su tirer profit des méthodes du cinéma, de la radio, de la presse, de la protographie.

. Ses « thèses sur l'oeuvre d'art », inspirées de Paul Valéry se nourrissent essentiellement de l'expérience du cinéma où la technique elle-même contraint à une diffusion de masse. De même, la lithographie et la photographie ont porté atteinte à l'oeuvre d'art traditionnelle, d'où une crise de la peinture qui se traduit dans le non figuratif et se répercute sur la littérature. Privée de son « aura », l'oeuvre d'art est dans la conception, le projet, et non dans la réalisation qui en fait une marchandise. Benjamin est ainsi amené à historiciser la perception de l'oeuvre d'art, désormais reçue en tant que distraction de masse. Il oppose alors la conception de la culture de masse du fascisme à celle du communisme, de Marinetti à celle de Majakovskij : esthétisation de la politique ou politisation de l'art. S'il prend parti pour le communisme, il perçoit confusément qu'avec le Front populaire s'opère un changement de politique littéraire dont le mot d'ordre de défense de la culture est l'expression adéquate et qui débouche sur l'étouffement du sens critique (Ernst Bloch parlera de «représentation artistique régressive du Front populaire »).

Manifeste dans ses thèses sur l'histoire, le tournant se produit pour Benjamin avec la capitulation de la gauche devant le fascisme : le Parti communiste perd pied, privé du contact avec les niasses, détruit l'arme qu'est la grève comme naguère la social-démocratie avait désappris à la classe: ouvrière la haine et l'esprit de sacrifice. La revendication de l'héritage culturel bourgeois est pour lui la superstructure d'une révolution trahie. Reprenant le mot d'ordre classique de transformation de la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire. Benjamin énonce trois éléments à introduire dans les fondements de la conception matérialiste de l'histoire : la discontinuité du temps historique, la force destructive de la classe ouvrière, la tradition des opprimés. Avec son ami le théologien suisse Fritz Lieb — Chryssoula Kambas a pour la première fois fait un abondant usage de leur correspondance — il est d'accord pour penser que le matérialisme historique devrait prendre la théologie à son service:


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selon son autre ami Scholem, Fritz Lieb est le seul à avoir compris la dimension théologique de la fin de la vie de Benjamin,

Abolissant les cloisonnements habituels, Chryssoula Kambas a étroitement imbriqué cette histoire d'une démarche intellectuelle dans l'histoire politique et sociale de « l'auteur comme producteur ».

Claudie WEILL.

Christel NEUSÜSS. — Die Kopfgeburten der Arbeiterbewegung oder Die Genossin Luxemburg bringt alles durcheinander (Les gestations cérébrales du mouvement ouvrier ou La camarade Luxemburg met tout sens dessus dessous). Hambourg/Zurich, Rasch und Röhring Verlag, 1985, 359 pages.

Économiste et militante — elle s'est engagée dans le mouvement étudiant puis dans le mouvement alternatif à ses diverses phases —, Christel Neusüss a voulu confronter ses acquis de chercheuse aux interrogations du mouvement des femmes. Sans renier le marxisme dans son intégralité comme il est d'usage actuellement, elle en a dépisté les carences en commençant par la portion congrue réservée à la sphère de la reproduction chez le père fondateur. Les activités féminines de production de cette marchandise qu'est la force de travail — élevage des enfants, cueillette, préparation de la nourriture, entretien de la maison... — ne sont pas prises en compte dans le modèle bipolaire centré sur les entrepreneurs et les ouvriers dès lors qu'elles apparaissent comme inessentielles pour le fonctionnement du système capitaliste. Ce silence qui met hors circuit les secteurs non capitalistes de la production sociale débouche sur une absence grave : si une femme n'est pas engagée dans le processus de production industrielle, c'est-à-dire dans une activité qui l'apparente aux hommes, elle n'existe pas comme travailleuse. Christel Neusüss rapproche cet aveuglement du modèle de l'architecte qui oppose le travail de conception de la tête à celui d'exécution des bras, mettant entre parenthèses toute une partie de l'être humain. Le terme de l'aliénation qui consiste selon Marx à réconcilier la tête et les bras se situe plutôt pour Christel Neususs dans une symbiose entre l'esprit et la matière — la nature — qui passe par ce que les féministes ont appelé la réappropriation du corps. Sa critique porte donc également sur le concept de nature tel qu'il est véhiculé par le marxisme. Elle est en effet plus sévère encore envers les disciples qu'envers le maître.

Si l'on peut être irritée, çà et là, par son refus de prendre en compte le contexte historique, c'est-à-dire la maturité d'une question qui commençait tout juste à être posée au xix» siècle, elle incite toutefois à s'interroger sur les raisons qui l'ont maintenue hors du champ de réflexion des partisans du socialisme scientifique. Mais ce n'est pas chez ceux d'entre eux qui s'y étaient spécifiquement intéressés qu'elle va chercher les prémisses d'une démarche fructueuse, que" ce soit August Bebel ou Clara Zetkin.

En juin 1983, elle avait déjà présenté au colloque sur Rosa Luxemburg qui s'est tenu à Paris les résultats provisoires de ses recherches sur les théories économiques de Rosa Luxemburg. Ses thèses étaient alors apparues comme provocatrices. A partir du besoin qu'a l'impérialisme dans son expansion d'absorber les secteurs non capitalistes ou de se confronter à eux, Rosa Luxemburg réintroduit la sphère de la reproduction comme élément constitutif du système et par conséquent, estime Christel Neusùss, le travail des femmes, même si elle n'y fait pas spécifiquement allusion. Mais Rosa Luxemburg est aussi « récupérable » pour un mouvement de la paix dont les femmes seraient porteuses au premier chef : elle critique la violence dont s'accompagne le processus de conquête impérialiste qui détruit des modes de


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vie et des civilisations sans que cet acharnement aille nécessairement dans le sens du progrès : c'est à travers de telles notations que l'alternative renouvelée par Rosa Luxemburg, « socialisme ou barbarie », prend tout son sens.

Son expérience de militante a également appris à Christel Neusüss à se débarrasser de l'ésotérisme qui caractérise trop souvent les travaux scientifiques de ses compatriotes. D'emblée, elle s'adresse à sa mère, productrice de la force de travail de Christel Neusùss et intervient sans cesse comme locutrice dans ses démonstrations, mettant ainsi le ton au diapason de son propos.

Claudie WEILL.

EN FRANCE

Jacques G. PETIT (dir.). — La prison, le bagne et l'histoire. Paris, Librairie des Méridiens, Éditions Médecine et Hygiène, 1984, 234 pages.

Ce livre riche et dense retranscrit les communications présentées au Colloque international d'histoire pénitentiaire tenu à Fontevrault du 24 au 26 novembre 1982. Si l'ombre de Michel Foucault — ce n'était pas encore le souvenir — domine l'ensemble des enquêtes ou des exposés théoriques, la confrontation entre les pratiques françaises d'enfermement depuis le XVIIIe siècle et leurs homologues américaines, russes, hollandaises, suisses ou suédoises autorise une meilleure intelligence des problèmes soulevés en 1975 par la publication de Surveiller et punir. Déjà en 1976 la grande enquête sur les systèmes pénitentiaires français du siècle passé lancée par la société d'histoire de la révolution.de 1848 et des révolutions, du XIXe siècle avait abouti à la publication du volume intitulé l'Impossible prison (Seuil, 1980). Michelle Perrot, responsable de l'ouvrage, se retrouve tout naturellement coorganisatrice, aux côtés d'Alain Corbin, Michel Ostenc et Jacques G. Petit, de ces journées d'études consacrées à l'histoire pénitentiaire, et plus précisément à l'histoire du pénal comme partie intégrante de l'histoire sociale.

Les recherches ont été regroupées en quatre grands thèmes d'investigation : une introduction méthodologique, puis, « avant ou en dehors de la prison », un éclairage sur lé XVIII-siècle et ses pratiques pénales ou carcérales, « les prisons en France au XIXe siècle » où le rôle des femmes, victimes ou oppresseurs, de la médecine, de l'hygiène et du suicide est abordé, enfin « le monde est une prison », dernière partie qui étend la confrontation dans l'espace européen.

Michael Ignatieff et John A. Conley interrogent tous deux la nouvelle problématique suscitée par les travaux de Michel Foucault. Trois thèses leur paraissent devoir être dépassées : celle du renforcement du pouvoir étatique, celle de l'oppression d'une classe sociale, la bourgeoisie capitaliste, celle de la rationalité modernisante comme schémas explicatifs du pouvoir punitif de la prison. Le premier propose d'étudier l'histoire du crime pour mieux comprendre la fonction punitive cachée, à l'oeuvre dans les diverses instances non étatiques de la société ; le second insiste sur la nécessité de produire un modèle explicatif reproductible « à travers les temps et les cultures ». Il s'est particulièrement intéressé au fonctionnement des prisons américaines et constate, avec d'autres chercheurs, la volonté pragmatique des administrateurs et des hommes politiques d'obtenir un profit réel par l'organisation de pénitenciers du style Auburn. Le discours des réformateurs sociaux se trouve ainsi mis en perspective avec l'action réelle de l'État et le fonctionnement concret des institutions.

Étudiant le régime des prisons au XVIIIe siècle, Nicole Castan parvient à la conclu-


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sion que l'univers pénitentiaire n'était ni voulu, ni souhaité par les élites et la bourgeoisie d'Ancien Régime qui ne croyaient nullement en sa vertu régénératrice, ce qui aboutit à porter à l'actif de la Révolution française la responsabilité de l'enfermement. Les vrais ancêtres de la prison moderne sont davantage à rechercher du côté des lieux de détention punitive, d'ordre privé, tels que galères, hôpitaux ou dépôts de mendicité. C'est ici que l'exclusion sociale de catégories entières de délinquants fonctionne tandis que les lettres de cachet constituent surtout une défense efficace de la famille. L'exemple hollandais, présenté par Herman Diederiks et Pieter Spierehburg, infirme partiellement ce point de vue puisque les deux chercheurs observent dans leur pays l'instauration des prisons comme un phénomène de longue durée. Le processus de normalisation/spécialisation était réalisé dès 1750 et la maison d'arrêt pour délinquants séparée de l'hospice d'aliénés. La requête privée, plus souvent le fait des épouses que celui des pères, aboutissait à la détention, vécue comme curative ou du moins dissuasive.

Yves Castan rejoint, lui, les conclusions du premier exposé dans son approche de l'alternative « exil ou prison en Languedoc au XVIIIe siècle ». Cette forme de punition, « proche de la correction puérile ou de la stigmatisation spectaculaire », semblait préférable aux excès de la justice ordinaire et aux châtiments. Elle visait à frapper l'opinion publique tout eh développant un complexe d'autopunition consentie puisque le banni acceptait sa peine et reconnaissait implicitement l'outrage infligé à la communauté. Le châtiment n'en était pas moins redoutable car il fallait survivre ailleurs, privé des réseaux de défense familiale ou locale, et l'on peut se demander si cette pénalité, judiciaire Ou coutumière, n'a pas survécu au XIXe siècle dans l'espace de la répression politique. Les décisions des Commissions mixtes, en 1852, les libérations assorties de bannissement, de 1852 à 1859, ne font-elles pas passer au profit de l'État impérial, et des couches sociales qui le soutiennent, ce « dispositif de cerclage d'une société » ? Ce dispositif ne préfigure-t-il pas la transportation libre en Algérie ou la relégation à Cayenne ? Des réponses, partiellement positives, à ces questions, non soulevées à Fontevrault, permettraient peut-être d'envisager l'histoire du pénal comme un lent processus plutôt qu'une rupture consécutive à l'instauration de l'État moderne, après 1789...

Les contributions d'André Zysberg et de Michel Pierre se veulent description historique d'institutions spécifiques, les galères et la commune pénitentiaire de Saint-- Laurent du Maroni. Le lecteur y trouvera toutes les dates significatives d'une évolution sociale et juridique mais regrettera l'absence de confrontation entre déportation politique et transportation de droit commun. Pourtant le rôle du président puis de l'empereur Napoléon III est décisif dans les années 1850-1854 et concomitant de l'échec de la prison. Jacques Valette, en contradiction avec la conclusion de Jacques G. Petit pour qui l'échec du « tout-cellulaire » conduira à reléguer dans l'espace le problème non résolu de l'amendement du coupable et de la protection de la société, voit dans la décision impériale d'instituer une colonie pénitentiaire en Guyane une victoire des criminologues proches des catholiques sociaux. A la différence de plusieurs intervenants, il semble sceptique sur le développement de résistances souterraines à la répression morale et idéologique puisqu'il assimile l'homosexualité des bagnards à une « sexualité immature » ou qu'il qualifie de «comportement déséquilibré » des tentatives d'évasion mal préparées.

Claudie Lesselier montre bien, dans son étude sur « les femmes et la prison » de 1820 à 1839, combien la délinquance féminine est vécue comme une déviance, un vice, un péché, avant d'être un illégalisme. La défense du système patriarcal, de l'oppression des femmes par les hommes, lui paraît fondamentale dans l'incarcération féminine, son encadrement par la religion et l'espace cellulaire conçu sur le mode du couvent. Claude Langlois, en démontant les rouages de l'introduction des congrégations féminines dans le système pénitentiaire français de 1839.à 1880, confirmé partiellement cette problématique. Pour l'auteur en effet, tout se passe comme si la Révolution française avait émancipé les hommes mais non les femmes, à qui le modèle conventuel demeurait nécessaire.


122 NOTES DE LECTURE

Michelle Perrot, dans la perspective aujourd'hui réalisée d'une publication des Écrits pénitentiaires de Tocqueville, nous dit en conclusion que «ce Tocqueville inconnu convie à réfléchir sur les limites du libéralisme et la fragilité des libertés ». Son exposé nous en convainc qui montre un penseur libéral persuadé de défendre la société bien plus qu'un réformateur soucieux d'amender le prisonnier. Dans la mesure où le crime est rupture du pacte social, déviance, le despotisme carcéral se justifie car, comme il l'a observé en Amérique, il n'est pas de démocratie, dans la société sans une tyrannie à la périphérie. Lui-même était favorable à l'utilisation du fouet dans les prisons et sa réflexion met clairement en évidence la nécessité pour une fraction du libéralisme français de dissoudre le «complot de la marée de la délinquance qui attaque la propriété». L'attitude des médecins de prison étudiés par Jacques Léonard se calquerait assez bien sur cette vision. Peu réformateurs, d'un austère moralisme, notables qui traversent les crises politiques sans encombres, ils se satisfont d'un régime cellulaire qui leur semble éviter les risques de contagion et ils en sont de bons défenseurs. La chasse au miasme sera, elle, résolue, nous dit Alain Corbin, par l'utilisation du ventilateur, dans les lieux de détention au sol comme sur les bateaux car la « toilette topographiquè et sociale de la vie » vise bien à éliminer, en les transportant, tous les déchets sociaux.

L'étude de l'architecture carcérale conduit Jacques G. Petit à voir dans l'adoption de l'isolement cellulaire une tentative de mettre en place des «lazarets sociaux », significatifs de la peur sociale- De l'utopie à la réalité, la marge est cependant très grande puisque le chiffre de 5 000 cellules, atteint en 1850, ne sera pas dépassé en 1897 ! Ici encore, c'est le Second Empire qui innove parce qu'il emprisonne massivement et qu'il transporte outre-mer ceux qu'il ne parvient pas à contenir.

L'analyse de l'exemple suisse — la prison-bonbonnière de |a Tour-Maîtresse à Genève — amène Robert Roth à parler d'« institution totalitaire » à propos de cette réalisation du type Aubum due aux réformateurs sociaux, c'est-à-dire aux libéraux genevois dont l'idéologie renvoie à celle de Tocqueville. Théorisant sur cette expérience, il se demande si toute société libérale a besoin de « son exutoire totalitaire » pour fonctionner... L'exposé de Jan Sundin sur le cas suédois assure que l'idée de redressement des individus était présente dès le XVIIe siècle dans le pays, mais que c'est la crise économique, au XIXe siècle, qui rendit nécessaire la construction de prisons cellulaires. Comme ailleurs, le système échoua dans cette finalité mais fonctionna à la satisfaction des autorités pendant tout le siècle.

Elisabeth Kaczynska décrit la Sibérie de 1850 à 1914 comme « la plus grande prison du monde ». Elle expose, chiffres à l'appui, les deux grands objectifs de cet enfermement : colonisation d'abord puis déportation des politiques. On eût souhaité une mise en perspective avec les autres cas européens, français et anglais notamment. La colonisation continentale et la transportation hors de l'espace russe ne correspondent-elles pas aux formes utilisées par les autres nations ? La répression exercée à rencontre des peuples asservis, les Polonais en l'occurrence, est-elle fondamentalement très différente, plus violente, que celle subie par les nations colonisées?

Le dernier exposé se veut aussi une synthèse des questions en suspens. Herman Bianchi s'est pourtant penché sur une oeuvre marginale, les gravures de Piranèse intitulées / carceri. Il y voit le contraire du modèle de Bentham car leurs escaliers mènent au néant et « c'est l'angoisse qui nous parle » dans ces vues, « l'anxiété du rationalisme de la société » que Piranèse veut exclure. On retrouve par ce biais les questions soulevées par Michel Foucault dans sa réponse à Maurice Agulhon en 1976 : « la rationalité de l'abominable est un fait de l'histoire contemporaine » mais elle aurait été aperçue dès les premières lueurs de cette rationalité...

On aurait souhaité disposer, avec cette publication, du contenu dés débats qui marquèrent les séances. L'unanimité des historiens des prisons ne semble pas être la règle et on ne peut que se féliciter de voir de nombreuses équipes de chercheurs s'engouffrer dans une voie féconde de l'histoire sociale. Dix années d'efforts ont


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permis de mieux cerner un certain nombre de formes spécifiques de l'enfermement. L'étude du dedans et du dehors de l'espace carcéral est de plus en plus menée de concert avec la mise en question de leur liaison. On connaît davantage les différents acteurs de ce drame social, des réformateurs aux usagers et à leurs gardiens. Peuton affirmer pour autant que les débats sont clos et que l'heure des grandes synthèses est arrivée ? Nous ne le croyons guère et d'autres études devront être consacrées aux prisons, aux détenus, à leurs crimes, privés ou collectifs, à leur répression, au consensus ou à la résistance sur la nécessité de surveiller et de punir pour que nous comprenions mieux le mode de fonctionnement de cette « impossible prison ».

Jean-Yves MOLLIER.

Jacques-Etienne BÉDÉ. — Un ouvrier en 1820, manuscrit inédit. Introduction et notes de Rémi GOSSEZ. Paris, PUF, «Centre de recherche d'étude et d'édition de Correspondances du XIXe siècle de l'Université Paris IV », 1984, 405 pages.

Il y a cinquante manières de donner envie de lire et de posséder — donc d'acheter: 400 F ce n'est pas rien — les souvenirs de Jacques-Etienne Bédé. On peut par exemple faire remarquer que les ancêtres de la B.D. doivent être recherchés bien au-delà de l'immortel auteur du Sapeur Camembert. On peut aussi exalter l'écriture à la première personne, même si le « moi, je » n'est souvent que la reprise des émois rousseauistes chez un adulte qui a fréquenté l'école à la veille de la Révolution. Surtout on se doit de saluer le premier manuscrit d'un ouvrier qui parle en 1820 de questions ouvrières, vingt ans avant Agricol Perdiguier et, comme me l'écrivit Rémi Gossez, véritable « inventeur » de ce texte, « bien trop tôt pour rencontrer sa George Sand ».

Bédé n'a pas été ouvrier toute sa vie. Certes, lorsqu'il quitte à douze ans, en 1787, sa ville natale, Châteauneuf-sur-Loire, pour aller travailler chez son oncle, maître-tourneur à Orléans, c'est bien d'un apprentissage qu'il s'agit, même si sa mère refuse de passer contrat. Mais dès 1793 le voici volontaire aux frontières. Et, de campagne en campagne, même s'il déserte à partir de 1799 — «Ah qu'elle m'est chère ma patrie » écrit-il alors en toute bonne foi —, c'est la vie militaire qui l'obsède jusqu'à ce que la paix d'Amiens rende l'amnistie possible en 1802 et que son récent mariage se trouve ainsi pleinement légalisé.

D'Orléans à Tours et de Tours à Paris, le voici, à partir de 1812, installé rue Saint-Antoine, avec sa femme et ses quatre enfants et pris bientôt dans les prodromes de l'année 1820. Une année économiquement difficile, politiquement tendue — le duc de Berry est assassiné le 13 février—, socialement dangereuse : « la classe ouvrière», comme dit Bédé pour désigner les ouvriers qualifiés, il lui arrive d'être chargée par la troupe comme des étudiants ou d'anciens soldats. Un temps court pendant lequel se précipitent les événements narrés par Bédé : naissance, dès 1819, de la Société de Secours Mutuels des Ouvriers Tourneurs en bois et refendeurs de la ville et des faubourgs de Paris, refus de certains travaux et lock-out des ouvriers par les « nouveaux maîtres de la rue de Cléry », procès des militants suivi par la presse jusqu'à l'acquittement en première instance des meneurs puis à leur lourde condamnation sur appel du Parquet, enfin à la grâce royale négociée par la femme d'un contremaître, « l'intéressante Maria », avec leur puissant « protecteur », le duc de Villèle semble-t-il.

Ce texte qui mêle les informations les plus précises et le ton romanesque en vogue — culte de la femme, susbtitution de personnages... — nous introduit d'emblée dans le monde des sociétés ouvrières récemment étudié par


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W. Sewell (1) : elles ont bien survécu somme toute aux interdits des lois d'Allarde et Le Chapelier. Compagnonnages ? pas vraiment. Paris n'est pas une ville du Tour et il ne suffit pas que des ouvriers appellent Mère madame Cornil, la bonne patronne qui les accueille dans son atelier bientôt baptisé « Le Champ d'asile », pour le ranger sous la loi des compagnons.

Ce qui apparaît clairement en revanche, c'est l'aura qui entoure alors les sociétés de secours mutuels, en tout cas celle qui fait de Bédé son délégué à vie, la quatre-vingt-cinquième enregistrée à Paris. Les historiens s'y intéressent aujourd'hui vivement (2). On en saisit ici le ressort immédiat : se défendre contre le surcroît de maladies et d'accidents dû au transport des chaises à travers la capitale « par le froid et la chaleur » et à l'obligation de hisser d'énormes madriers au long d'escaliers tortueux. On perçoit le rôle des « camarades les plus sensés et les plus réfléchis », une trentaine, dans leur fondation. On comprend surtout comment, même si le passage à la société de résistance est ici rien moins qu'évident, c'est tout naturellement vers lé délégué investi de leur confiance que se tournent quelques mois plus tard les tourneurs en chaises lorsqu'ils décident d'envoyer aux maîtres une délégation pour formuler leurs revendications. Pépinière de militants autant qu'organisation de prévoyance et lieu de rituels festifs, voilà la Société de secours mutuels ouvrière, sous la Restauration.

Et voici le conflit de classe. Aux assemblées ouvrières qui définissent les revendications des tourneurs et organisent les délégations, en se coalisant certes, mais sans aller jusqu'à « la coalition » c'est-à-dire jusqu'à la grève, répondent les assemblées patronales. Les maîtres n'hésitent pas, eux, à lock-outer les ouvriers protestataires, ceux qui refusent les « corvées », à frapper d'amendes élevées les patrons qui d'aventure les embaucheraient, à chasser pour six mois Bédé de toutes les maisons parisiennes, explicitement coalisées. Ils n'hésitent pas non plus à aller en justice, à mentir devant le tribunal, à manoeuvrer pour obtenir finalement un jugement favorable.

Les ouvriers peuvent-ils dès lors « faire leurs affaires eux-mêmes » ? Illusion. Ils sont obligés, pour s'en sortir de mettre dans leur camp les pouvoirs publics. Respectueux des lois jusqu'au scrupule. Bédé se fait des amis : commissaires de police, préfet de la Seine, ministre de l'Intérieur. Et ceux-ci ne l'abandonneront pas. A travers ce récit on peut lire non seulement le soutien de l'État aux citoyens qui ne troublent en aucune façon l'ordre public, mais le désir des Ultras les plus intelligents de ne pas se couper du peuple, alors que les maîtres prennent pour avocat un bonapartiste et que le libéral Journal des Débats taxe d'anarchistes les ouvriers protestataires. Même une « simple affaire d'ouvriers » inclut une dimension politique dès lors que la Révolution française a passé par là avec sa mise en place du populaire.

On insistera encore sur un autre aspect de la modernité de ce texte : le rôle essentiel qu'y tiennent les problèmes d'organisation du travail. Ce qui rend en effet insupportables aux ouvriers tourneurs les deux « corvées » que leur imposent les maîtres, c'est que ce vieil usage a changé de sens avec la substitution, générale, du travail aux pièces au travail à la journée. Livrer des chaises, rentrer du bois, tourner un pied, c'était tout un quand le salaire correspondait au temps de travail. Les deux premières activités deviennent des corvées dès lors qu'elles s'ajoutent gratuitement au travail payé. Perdus pour l'ouvrier, surtout quand sa haute qualification en fait un « sublime », ce temps, cet argent sont gagnés pour le maître. Peur tous les maîtres ? Non : Rémi Gossez, dans sa belle introduction, souligne que les organisateurs de la coalition patronale sont perçus comme des spéculateurs, des commerçants qui entendent faire rapidement fortune au détriment de la qualité du travail.

Pour finir, c'est tout un pan du vieux Paris qui renaît sous nos yeux. La vie de

(1) Cf. W. SEWELL, Gens de métier et révolutions, Paris, Aubier, 1983.

(2) Cf. les travaux du colloque tenu à Lyon, pour le centenaire du premier congrès national des sociétés de secours mutuels, en 1983. Ils ont été réunis dans un numéro spécial de Prévenir, mai 1984.


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quartier, intense — tout le monde se connait — n'exclut pas les regroupements, voire les rivalités de rues : les ateliers des « nouveaux maîtres » occupent la seule rue de Cléry. Les ouvriers traversent volontiers à pied la capitale pour gagner les joyeuses guinguettes de Belleville ou de la Villette. Les fêtes sont inséparables de la vie de travail : une des premières décisions de la Société de secours mutuels est le choix d'un patron et l'organisation d'une fête annuelle en son honneur. Les musiciens, les auteurs, sont eux-mêmes ouvriers. Nous sommes au début du XIXe siècle, les relations d'estime qui peuvent unir « messieurs les maîtres » et « messieurs les ouvriers » n'ont pas disparu ; chez les tourneurs en chaises elles ont tout de même subi un rude coup.

Madeleine REBÉRIOUX.

Mary Lynn STEWART-Mac DOUGALL. — The Artisan Republic. Révolution, Reaction, and Resistance in Lyon 1848-1851. Toronto, Mac Gill — Queen's University Press et Gloucester, A. Sutton, 1984, 211 pages.

Cette synthèse très claire et bien informée est l'aboutissement d'un doctorat soutenu il y a quelques années, avant la publication de la thèse d'Y. Lequin. Elle se propose de combler le vide existant entre les ouvrages bien connus de F. Rude portant sur le mouvement ouvrier lyonnais au début des années 1830 et celui de M. Moissonnier sur la fin du Second Empire.

L'auteur a naturellement utilisé les travaux de ses prédécesseurs (Dutacq, Godard) mais les a complétés par des recherches originales (notamment dans les dossiers des conseils de guerre) et les a mis au service d'une problématique contemporaine. M.L. Stewart—Mac Dougall met bien en lumière la spécificité du comportement de Lyon pendant la Seconde République. A Lyon en effet, la césure fondamentale n'est ni juin 1848 comme à Paris, ni décembre 1851 comme dans d'autres départements plus ruraux, mais bien juin 1849. C'est donc en fonction de cette date trop souvent méconnue que s'ordonne le récit. Une rapide présentation de la ville signale quelques faits majeurs, la croissance de la population, au profit des communes suburbaines La Croix Rousse et La Guillotière (mais les immigrants viennent surtout des montagnes voisines et étaient déjà des travailleurs du textile), l'importance de la population ouvrière (30 000 maîtres-tisseurs, 30 000 ouvriers) sans pour autant que la concentration industrielle progresse, la vitalité des organisations ouvrières malgré la répression de 1834, enfin la pénétration en milieu ouvrier des influences fouriéristes et surtout communistes sous la forme du cabétisme ou du' néobabouvisme (cf. J. Benoît). Les Voraces, au départ société de jeunes travailleurs de la Croix Rousse, apportent dans ce concert plébéien une note originale.

A l'annonce des journées de février, l'intervention ouvrière est ici rapide et efficace. Elle s'exerce à l'hôtel de ville où le pouvoir municipal doit s'ouvrir à une représentation ouvrière ; un Comité pour l'organisation du travail créera des ateliers municipaux ; les Voraces occupent les forts. Les manifestations de luddisme sont ici assez nombreuses. L'organisation politique de la classe ouvrière s'opère dans une société démocratique forte bientôt de 7 000 membres, ce qui permet l'élection de quatre démocrates socialistes en avril 1848.

Il n'empêche que les modérés reprennent sans drame le contrôle du pouvoir de mai à juillet 1848. Lyon ne se soulève pas en juin. La suppression des ateliers lyonnais, compensée par l'annonce de commandes de l'État, est acceptée grâce à l'habileté de Martin-Bernard. Bien que la reprise en main se poursuive, l'impulsion donnée par février demeure. Elle se manifeste à la fois par la renaissance de mouvements ouvriers, l'essor des coopératives, la persistance d'organisations politiques popu-


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laires transformées en comités électoraux. Les démocrates et les socialistes ne contrôlent tout de même pas parfaitement leur électoral : Louis-Napoléon obtient un succès remarquable à la Guillotière en décembre (73 % des suffrages), mais aux élections législatives la victoire montagnarde est nette. Le Rhône a élu Commissaire, Greppo, Benoît et Faure, Benjamin Raspail, Morellet. Les organisations populaires ont résisté à la compression gouvernementale et la Solidarité républicaine a même ici survécu à son effacement officiel. C'est pourquoi en juin 1849, l'insurrection rnbtivée par l'expédition de Rome prend beaucoup plus d'ampleur à Lyon qu'à Paris, mais d'après M.L. Stewart-Mac Dougall, ce sont moins les socialistes lyonnais les plus convaincus que les militants plus, récemment politisés et radicalisés, les Voraces en tête, qui ont pris l'initiative de l'action, Soumise désormais à l'état de siège, Lyon perd momentanément son rôle de capitale de la démocratie provinciale sans que les républicains soient pour autant anéantis (J. Favre est élu en juillet 1849 pour remplacer Commissaire). L'auteur, traite ensuite,.un peu trop rapidement à notre gré, de la période de démobilisation, en montrant qu'elle s'étend à tous les domaines. Le complot dit de Lyon en 1850 n'est pas lyonnais et il n'y a pas de soulèvement en 1851. Du même coup, la répression sera assez modérée. Au plébiscite du 21-22 décembre on. compté 35 % de non à Lyon (51 % à Là Croix Rousse). Contrairement à la Monarchie de Juillet, le pouvoir bonapartiste saura associer vis-à-vis de la classe ouvrière une étroite surveillance et des formes actives de patronage.

Ce qui fait l'intérêt de ce livre, c'est qu'au-delà du récit clair et intelligent des faits, M.L. Stewart—Mac Dougall est toujours attentive aux processus qui sont en jeu et qui reflètent, notamment en milieu populaire, des niveaux différents de conscience politique et sociale. Centré sur le mouvement populaire, l'ouvrage sait faire apparaître aussi l'ensemble des rapports de force à un moment donné pour expliquer le succès ou l'échec de telle tentative. Ce petit livre serait encore meilleur sans quelques négligences typographiques en particulier dans les notes et la bibliographie (par exemple les notes 47, 48, 49, p..190). Les historiens de la province française le liront avec profit et il permet bien des réflexions comparatives.

Raymond HUARD.

William H. SEWELL Jr. — Structure and mobility. The men and women of Marseille, 1820-1870. Cambridge, Cambridge Universjty Press et Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1985, XVI — 377 pages.

Le travail de W.H. Sewell aborde le vaste problème de là formation d'une population urbaine, aux origines très variées. Naguère, l'auteur avait souligné le rôle politique particulier des immigrants des métiers qualifiés, très réceptifs à l'idéologie de 1848 (Le Mouvement social, juillet-septembre 1971, « La classé ouvrière de Marseille sous la Seconde République : structure sociale et comportement politique», p. 27-63). Depuis, là recherche a avancé. Mais la bibliographie proposée par W.H. Sewell semble quelque peu l'oublier : aucune référence française postérieure à 1977 alors que les travaux en langue anglaise sont cités jusqu'à 1982 ; plus gênant encore, les études de Lucien Gaillard sont inconnues : ni sa thèse, La vie ouvrière et les mouvements sociaux de 1848 à 1872, Aix-Marseille I, 3 vol., 1972, ni La vie quotidienne des ouvriers provençaux au xw siècle, Paris, Hachette, 1981, ne sont mentionnés. Dommage. Ces études, comme les résultats des séminaires sur les migrations tenus à Marseille, à La Vieille Charité (Emile Témime), auraient permis d'affiner et de préciser quelques analyses d'une approché largement tributaire de méthodes sociologiques et quantitatives.

Les sources utilisées (dénombrement de 18511; registres de mariages 1821-


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1822, 1846-1851, 1869) ne soulèvent pas d'objection. Leurs richesses et leurs lacunes sont bien analysées (annexe A). Peut-être fallait-il insister davantage sur l'étroitesse de certains échantillons. Enfin, pour en terminer avec ces remarques, pourquoi ignorer, pour les courbes d'évolutions, le système dès coordonnées semilogarithmiques, le plus satisfaisant dans ce domaine ?

Toute une première partie rappelle les « structures » de la ville. D'abord, une forte croissance économique, sélective, qui redistribue la hiérarchie des industries. La savonnerie est en perte de vitesse, mais non les huileries et surtout pas les dynamiques industries mécaniques et métallurgiques. Mais peut-on pour autant parler de « révolution » (p. 66,69) quand les « usines » restent, pour la plupart, des ateliers et que leurs ouvriers, jusque dans les années 1870, ne sont que des « artisans » ? Finalement le décollage se produit ici après les années 1860, comme l'essor bancaire. C'est dire combien pèsent le secteur artisanal et celui des activités maritimes et commerciales, de plus en plus « bureaucratisées ».

Bien évidemment, la structure des emplois répercute ces évolutions. Une classification en 10 grandes catégories montre l'importance des actifs adultes et des manuels (60%). Le travailleur marseillais type est un artisan (p. 84). Mais les employés enregistrent une expansion rapide. Chez les femmes, plus difficiles à saisir professionnellement et moins engagées dans le travail, le secteur domestique, comme prévu, occupe la première place (24 % des femmes actives en 1851).

Au total, Marseille, de ce point de vue là, reste encore solidement amarrée à l'Ancien Régime. Une échelle du prestige social, définie à partir des registres de mariages (signature, profession des témoins et des parents, fortune des épouses), place en tête les professions libérales, les négociants suivis des divers « officiers », des propriétaires-rentiers, etc., soit 20 % des actifs ; en bas, travailleurs manuels et maritimes (20 à 25 %). Employés, commerçants, travailleurs qualifiés, en position intermédiaire, compteraient pour 60 % environ. Des mouvements limités, vers le haut ou le bas, modifient cette distribution, sans révolution cependant.

Dernière « structure » analysée, la géographie sociale de la ville, qui, au fil de son expansion, durcit les oppositions entre quartiers pauvres (vieille ville par exemple) et quartiers riches (Est et Sud du centre commercial), les migrants se distribuant fort inégalement entre eux.

Restent à saisir la place et le comportement de ces nouveaux venus qui, on le sait, assurent la croissance démographique. C'est le coeur du travail, et aussi l'apport le plus neuf.

Les variations des flux en quantité et, si l'on peut dire, en qualité sont mesurées avec précision. L'apport global, fortement accru depuis 1820, finit par représenter deux tiers de la population adulte à la fin du Second Empire.

Au début, la plupart des Français non natifs appartiennent aux catégories moyennes et élevées des petites villes et des villages. Parmi ceux qui viennent de loin, les Italiens seuls ont l'allure de prolétaires. Surtout, trait capital et avantage décisif, la plus grande partie des nouveaux venus est accueillie par des réseaux déjà en place, ou bien conserve des liens, parfois étroits, avec le milieu d'origine. Avant 1820, les migrants en situation d'isolement total et de rupture complète sont l'exception.

Par la suite, le pourcentage de ceux qui viennent des milieux aisés et de l'artisanat diminue (25 et 20 % pour les premiers en 1821-1822 et 1869, 29 et 20 % pour les seconds), au profit des ruraux et des paysans (21 et 38 %). En même temps, l'aire de recrutement s'élargit (60 à 70 % de la Provence et du proche hinterland en 1821-1822, pas plus de 45 % en 1869), les différences d'origine entre hommes et femmes étant peu marquées.

La migration, devenue un phénomène de masse, reste sélective en matière d'alphabétisation : ceux qui arrivent à Marseille sont plus « instruits » que ceux qui ne bougent pas de chez eux. Ceci compense, en quelque sorte, l'origine plus lointaine. Les affinités de milieu sont désormais relayées par les capacités plus grandes d'adaptation, à un niveau plus élevé, grâce à un bagage culturel très précieux dans


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une ville où l'économie s'est sensiblement « bureaucratisée ». Cet atout, joint à leur volonté de réussite, explique la forte mobilité ascensionnelle des migrants, supérieure à celle des natifs. Quelques nuances apparaissent selon les secteurs : les enfants de paysans enregistrent le plus fort taux de promotion (18 % entrent dans la bourgeoisie en 1821-1822, 30 % en 1869), devant les artisans. Les travailleurs manuels accèdent à la petite bourgeoisie vers 1860. Par contre, le déclassement guette une proportion non négligeable des héritiers bourgeois. Les femmes se singularisent par une mobilité sociale supérieure. Leur réussite dépasse fréquemment celle des hommes, avec une alphabétisation pourtant inférieure. Car il leur est demandé en priorité de bien savoir tenir une maison et, à cet égard, leur passage dans la domesticité est un avantage certain pour accéder à la bourgeoisie : on s'y initie aux bonnes manières et les occasions de rencontrer un beau parti sont plus nombreuses. Plus généralement, cette forte mobilité par le mariage serait liée au poids supérieur du choix sentimental sur le choix professionnel, les parents étant plus « compréherisifs » pour lès filles que pour les garçons (?). Plus sûrement, semble-t-il, les femmes bénéficient de leur relative rareté.

Ainsi, l'intégration sociale est souvent réussie et les migrants ne constituent pas une classe dangereuse, à l'inverse de ce qu'affirme Louis Chevalier pour Paris. Certes, leur taux de criminalité dépasse toujours celui des natifs. Les plus sages sont les ruraux, les plus agités, ceux qui viennent de loin. Ce sont eux qui gonflent la population flottante, installée en garnis, dans des quartiers criminogènes. Mais c'est une sorte d'exception, liée à une phase de la vie du migrant (jeunesse, chômage, passage), conclut l'auteur. En réalité, les seuls qui pourraient illustrer l'analyse de L. Chevalier sont les Italiens. Pauvres, déracinés, fortement enclins à la criminalité, peu capables de s'élever dans la société, méprisés, leur condition de défavorisés avait déjà frappé L. Gaillard...

En définitive, à Marseille, l'immigration assure la promotion de l'immigrant. Tous, ou presque, y gagnent, les femmes et les paysans plus que les autres (30 % des hommes et 28 % des femmes d'origine paysanne accèdent à la bourgeoisie). Marseille est un port social où l'on s'embarque pour des croisières ascensionnelles pour une raison majeure ainsi formulée : ceux qui entament le voyage ne sont « pas l'écume de la mer, mais le sel de la terre » (p. 267). Plus cultivés, plus ouverts, plus détachés d'un milieu local très régionaliste et quelque peu passéiste, ces « étrangers » savent saisir les occasions de progrès. Le changement démographique et culturel (et politique, au moins en partie) passe par eux, comme il passe par Paris en matière économique et politique. A Marseille, l'innovation est venue d'ailleurs (p. 317). La formule fera grincer. N'empêche, W.H. Sewell rappelle et étaye quelques réalités quelquefois un peu oubliées : le rôle promotionnel de la ville, la qualité des partants, la réussite des femmes et des paysans. Ce qui remet en question ce catastrophisme des migrations, par ailleurs peu compatible avec l'absence du cataclysme social et de l'éclatement urbain que l'assaut des hordes dites barbares faisait redouter. S'agit-il, dès lors, d'un « mythe » né des craintes bourgeoises, variante urbaine et moderne d'un antique millénarisme ? Plus simplement, ce concept de classe dangereuse serait-il davantage justifié pour le premier XIXe siècle, avant « l'industrialisation » ? Pourtant beaucoup y croyaient, alors et plus tard. Tous ces migrants, toujours animés de turbulences, parfois en situation d'échec social et de détresse personnelle, c'était la menace sans cesse réactivée du « grand soir révolutionnaire ».

Yves RINAUDO.

Nancy GREEN. — Les travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque.

Paris, Fayard, « L'espace du politique », 1985, 360 pages.

Nancy Green nous donne ici non pas son.premier travail (1), mais son premier livre, traduit tout chaud de l'américain et fortement marqué, dans sa problématique.


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par les orientations de Georges Haupt. Cette recherche relève d'abord de l'intérêt porté depuis Simon Dubnov à l'histoire juive extra muros, dans l'état de diaspora : les juifs en France, donc. Mais pas n'importe lesquels. Cette histoire est en effet sociale : dans le « Pletzl » de Paris — les 3e et 4e arrondissements, autour de SaintPaul — comme à Montmartre où ils sont également nombreux à s'installer depuis les années 1880, les juifs qui « trouvent » du travail, les travailleurs, s'engagent dans des secteurs industriels en quête de main-d'oeuvre et dans des structures d'emploi où la petite entreprise, bien vivante à Paris au tournant du siècle, inclut la pire exploitation. Histoire classique, dira-t-on. La sous-traitance, à domicile ou en tout petits ateliers, n'est pas propre aux travailleurs juifs : les fédérations CGT de l'habillement, de la chapellerie, des cuirs et peaux, votent régulièrement des résolutions pour l'abolition du travail aux pièces qui lui est inséparablement lié. Sans doute. Mais ici exploités et exploiteurs appartiennent au même groupe d'hommes, des juifs qui arrivent de l'Europe de l'Est, pour l'essentiel de la « zone » russe qui leur est «réservée», souvent des mêmes villages. Tous sont des immigrés unis par la langue qu'ils parlent, le yiddish, et celle qu'ils ignorent, le français, par un ensemble de pratiques et de coutumes que le rituel religieux entretient mais qui lui survivent. A la différence des ouvriers belges des filatures de Roubaix, des ouvriers italiens de Longwy ou des premiers mineurs polonais du Nord (2), les travailleurs juifs sont directement les prolétaires de leurs frères, les entrepreneurs qui servent d'intermédiaires aux grands magasins ou aux fabricants. Immigrés certes — et il est fort important de les saisir comme tels et non seulement comme juifs — mais pas tout à fait comme les autres : au prix d'un chapitre comparatiste qui manque à son livre, Nancy Green aurait pu le dire plus fortement.

Combien sont-ils ? 35 000 arrivés en quelque trente-cinq années ; une goutte d'eau parmi les quarante-trois millions d'êtres humains qui ont fait du XIXe siècle « le siècle des migrations de masse ». Chassés par les persécutions, voire les pogroms, mais aussi par la surpopulation de la « zone » et les interdits économiques et intellectuels qui les frappent et freinent la modernisation de la Russie. Lorsqu'ils s'arrêtent en France, le pays qui a, le premier, émancipé les juifs, ils s'installent pour 80 % à Paris. C'est aux travailleurs juifs parisiens que l'auteur s'est exclusivement intéressée. C'est eux dont elle étudie les modes d'accueil — la communauté juive française n'est pas restée aussi indifférente qu'on l'a dit—, la quête de travail et les bureaux de placement, tes mutations de qualification, les organisations de solidarité religieuses — les oratoires — ou laïcisées — les sociétés de secours mutuels—, les conditions de logement, la vie quotidienne et culturelle. En confrontant des sources multiples, en quantifiant les résultats, elle parvient à nous faire partager l'existence de ceux qui, contrairement au proverbe, vivaient certes en France, mais pas « comme Dieu ».

Plus on approche de la Grande Guerre, plus les informations se font abondantes. Dans ces métiers multiples — le tailleur juif n'est pas plus représentatif que le casquettier ou celui qui travaille dans l'imperméable — et subtilement hiérarchisés, les premiers syndicats datent de 1900 : ce sont les ébénistes ; les premières grèves de 1901 : voici les tailleurs ; les premières sections de syndicats français de 1907 avec les ouvriers en métaux. Les relations avec les socialistes et les syndicalistes français, qui remontent au moins à la « Lettre des ouvriers juifs de Paris au Parti socialiste français » publiée par Allemane en 1898, n'ont pas toujours été harmonieuses, même si, après l'affaire Dreyfus, ni la SFIO ni la CGT ne laissent passer sans réagir très vivement les discours antisémites. Internationalistes, ils s'efforcent de l'être, les ouvriers juifs organisés, et en particulier le syndicat des casquettiers où s'est illustré Losovsky, avant de diriger l'Internationale syndicale rouge de 1921 à 1937 et de mourir en 1952 dans un camp. Mais cet internationalisme est associé à une dyna(1)

dyna(1) a déjà publié plusieurs articles dans Science and Society, Le Mouvement social et Pluriel.

(2) Voir à leur sujet L. MARTY, Chanter pour survivre, Roubaix, Fédération Léo Lagrange, 1982 ; G. NOIRIEL, Longwy immigrés et prolétaires, 1880-1980, Paris, PUF, 1984; J. PONTY, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l'entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987.


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mique syndicale autonome, de plus en plus vivace : c'est en 1913 que sont créés le Comité intersyndical, l'Intersektionen byuro où se retrouvent tous les affiliés à la CGT et le « premier journal ouvrier juif », Der Idisher arbayter, qui célébrera le 4 juillet 1914 son vingt-cinquième numéro. Cette vitalité va à contre-courant de la crise de la CGT à la veille de la guerre. Elle renforce le point de vue selon lequel cette crise correspondit en fait à une mutation dans les bases du syndicalisme : fléchissement des ouvriers professionnels, montée des services, publics ou privés, et, ici en tout cas, essor de la petite industrie en sous-traitance. Nancy Green ne pose pas le problème, mais elle nous donne tous les moyens de le poser.

Madeleine REBÉRIOUX.

Léon et Maurice BONNEFF. — La vie tragique des travailleurs. Nouvelle présentation de Michelle PERROT. Paris, Études et documentations internationales, 1984, 269 pages.

En 1908 paraissait La vie tragique des travailleurs des frères Bonneff, deux journalistes socialistes issus d'une famille de brodeurs de Haute-Saône. Dans un contexte social particulièrement tendu (la grande vague de grèves de 1906), ce travail s'intégrait dans une démarche située au confluent de la recherche historique, de la topographie médicale, du modèle leplayiste et de ses épigones, de l'impact philosophique et politique de la sociologie durkheimienne, des introspections souvent positivistes du mouvement ouvrier lui-même, enfin, de l'institutionnalisation de l'enquête statistique sociale... Long cheminement que ne pouvait évidemment mesurer la préface de l'édition originale due au libertaire Lucien Descaves.

Michelle Perrot, dans une nouvelle présentation, donne donc au tragique des Bonneff toute sa dimension. Les Bonneff ont travaillé comme reporters et comme témoins, « metteurs-en scènes " de la vie et de la mort des travailleurs de la grande industrie (tisseurs, travailleurs du fer et du feu), des chantiers de la petite industrie et du travail à domicile. Les mineurs de houille dont Michelle Perrot rappelle la place privilégiée dans l'imaginaire social (1) sont exclus de cette étude.

En faisant l'inventaire des lieux de travail (souvent des établissements insalubres) et des modes de production, les Bonneff ne cherchaient pas tant à décrire les gestes, les techniques, les méthodes de travail qu'à dénoncer l'atelier, le chantier, l'usine comme antichambre et espace de la mort. « Où est le corps, là est la mort » dit le proverbe populaire. Leur ouvrage n'est pas un catalogue des maladies professionnelles et des accidents du travail mais un regard plus qu'hygiéniste sur le corps et les « stigmates douloureux » de « l'usure au travail » (2), sur la morbidité et la mortalité du « peuple d'usine » (p. 29). La vie tragique des travailleurs se lit comme une géographie infernale, un itinéraire dantesque où se succèdent les cercles de travail/de souffrance/de supplices: les «abattoirs d'hommes» (p. 99) des verreries surchauffées, les aciéries du bassin de Longwy où « le corps-à-corps du fil d'acier coupe en deux l'homme qu'il enlace » (p. 95), souvent un jeune Italien, prolétaire immigré (3) ; les ateliers-cloaques des meuleurs où le corps exsude (4), le véritable « caveau » des « égouts qui pleurent» (p. 146-150) où la folie guette..., etc. La fascination pour les condamnés du travail s'accompagne d'une fascination anthropomorphique et quasi futuriste pour la machine : le laminoir a des lèvres qui vomissent

(1).E. CARASSUS, Les grèves imaginaires, Toulouse, CNRS, 1982. Voir notamment le chap.IV, p. 83 : grèves de mineurs.

(2) Numéro spécial du Mouvement social sous la direction d'Alain COTTEREAU, L'usure au travail, n° 124, 1983.

(3) Voir G. NOIRIEL, Longwy. Immigrés et prolétaires 1880-1980, Paris, PUF, 1984.

(4) A. CORBIN, Le miasme et la jonquille. L'odorat et l'imaginaire social, Paris, Aubier-Montaigne, 1982. Lire notamment les chapitres sur « La puanteur du pauvre » et « Rires en sueur ».


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l'acier, la pierre de meule mange les outils et les hommes, les gueulards des hauts fourneaux, quand ils explosent, engouffrent les corps comme des Baal déchaînés... Une seule issue pour ces ouvriers marqués, « matricules » (p. 127) : « la mort qui délivre » (p. 97) !

Par opposition, quelques figures rédemptrices sont dessinées, idéalisées; ce sont celles de syndicalistes, Merrheim pour les métaux, Charles Delzant pour les verriers, Jules Larminier pour les égoutiers, Keufer chez les typos. Analysant les causes dé l'hécatombe ouvrière, les Bonneff insistent beaucoup sur la baisse des salaires à l'origine de tous les maux des parias du travail, faisant un écho très réaliste aux revendications syndicales de l'époque (salaire et durée du travail), ce qui les amène, pour répondre à ces maux, à exalter avant tout la syndicalisation, l'organisation ouvrière.

Depuis cette contribution militante, les historiens (Yves Lequin sur les ouvriers de la région lyonnaise), les sociologues (Marcel Mauss sur les techniques du corps), les anthropologues, ethnologues, les médecins... se sont largement penchés sur les empreintes du travail sur les corps, leurs blessures et leurs cicatrices, mais cette réédition vient réinsérer l'oeuvre des frères Bonneff tant dans l'histoire du mouvement ouvrier que dans l'histoire de la littérature prolétarienne (5), comme acte de résistance à la dégradation ouvrière par le travail. A ce double titre,, les frères Bonneff méritaient bien cette nouvelle présentation. On aimerait d'autant plus la voir, un jour prochain, complétée par leurs monographies et leurs romans.

Florence RIFFAULT-REGOURD.

Jean Jaurès (1859-1914) « l'Intolérable », présenté par Gilles CANDAR. Paris, Éditions ouvrières, 1984, 167 pages.

Dans ce petit volume, Gilles Candar cherche à nous présenter, par une nouvelle lecture de Jaurès, l'actualité de sa pensée. Alors que, de tous côtés, depuis le 10 mai 1981, le nom du tribun est évoqué pour expliquer, justifier, exhorter, rappeler ou tout simplement rêver, il est indispensable de faire le point sur l'esprit du jauressisme à l'heure d'un socialisme qui est enfin passé du verbe à l'acte. D'autant plus que, de tous les « anciens » de la gauche française, Jaurès, de par la complexité, la richesse et l'évolution même de sa réflexion, est le plus facile à «récupérer». Candar cherche certes à en finir une fois pour toutes, avec l'image, dénoncée dès 1976 par Jean-Pierre Rioux, d'un « Jaurès humaniste barbu, caution des fins de banquets et des mauvais coups, apôtre conciliant et bénisseur d'une synthèse qui profite aux plus forts, héros national qu'on n'assassinerait plus ». Ce qu'il nous propose, dans quatre chapitres de longueur et de valeur inégales, c'est la dénonciation jaurésienne de « l'intolérable » : la misère et l'injustice qui l'amènent au socialisme, sa participation aux luttes sociales, son combat contre la guerre et ses campagnes en faveur des droits de l'homme. Un deuxième volume traitera des grandes idées intellectuelles, philosophiques, esthétiques et politiques.

Comment Jaurès devient-il socialiste ? Par la foi républicaine issue de 1789, certes, et les premiers textes de Jaurès font tous, sans exception, appel aux grands principes séculaires. Mais la justice républicaine sur laquelle est construit le socialisme jaurésien ne se réalise nullement dans l'intervention d'un quelconque État bénévole ou providence, qui trancherait, du haut de sa citadelle technocratique, en faveur des humbles et des pauvres, pas plus que dans un État ouvrier ou même socialiste, ultime vainqueur de la lutte des classes (concept dont Jaurès a toujours

(5) M. RAGON, Histoire de la littérature prolétarienne en France, Paris, Albin Michel, 1974, p. 221. Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, sous la direction de J.MAITR0N, tome X P. 328, pour les liens avec Henri Poulaille.


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redouté les connotations inutilement rhétoriques ou dangereusement confrontationnistes). Elle est faite tout entière de l'émancipation des classes asservies, concept que Candar a le mérite de mettre en exergue, mais qui, paradoxalement, me semblet-il, ne traduit pas avec suffisamment de précision le fond de sa pensée. Le mot américain empowerment (littéralement : saisir quelqu'un de pouvoir) y convient peutêtre mieux ? Émanciper les classes asservies, c'est les faire rentrer pleinement dans la République en leur garantissant les pouvoirs nécessaires pour y jouer le rôle qu'elles méritent. Tout tourne, dans cette lecture de Jaurès, autour de la notion de pouvoir (ou de gestion) exercé directement par le peuple. Elle est mise en valeur au travers d'une série fort soigneusement triée de textes « nouveaux » : réflexions sur les pouvoirs essentiels des délégués mineurs ; sur les obstacles à cet empowerment dressés par les forces de réaction ; sur le danger couru par un mouvement socialiste qui, sentant que la République lui refuserait tout pouvoir réel, se retournerait à son tour contre la gueuse ; sur l'instinct d'infériorité «naturelle» qui retient dans l'ornière de l'impuissance totale une grande partie du peuple, et sur bien d'autres choses encore. L'on découvre au fil des pages un jeune député centriste qui prononce, entre 1885 et 1889, peut-être en partie à son insu, de formidables discours socialistes.

Dans un deuxième chapitre sur les luttes sociales, Candar fait justice de l'image tant galvaudée d'un Jaurès apôtre béat du compromis. Jaurès cherche constamment à démontrer que lés luttes sociales sortent des entrailles de l'histoire, que la légitimité des revendications ouvrières est inscrite dans la promesse républicaine, qui n'est, elle, que l'aboutissement logique de la force des choses. Mais le républicanisme de Jaurès ne lui interdit nullement de justifier (avec courage) l'emploi de la violence ouvrière (p. 57 et 70). A partir de 1898, cependant, il reconnaît pleinement que la valeur essentielle des luttes ouvrières n'est autre que l'expérience « gestionnaire » que celles-ci fournissent à ceux qui en Ont tant besoin. Et dans un beau plaidoyer (p. 60) en faveur d'une révolution autogestionnaire (1) Jaurès reprend, en d'autres termes, la notion d'« action totale » longtemps préconisée par son ami Edouard Vaillant.

Sachant qu'il existe déjà deux ouvrages consacrés à la problématique de « Jaurès et la Classe ouvrière » (2), Candar ne se borne pas aux problèmes ouvriers. L'originalité de son choix dans ce chapitre consacré aux luttes sociales consiste à nous faire entendre aussi la voix de Jaurès sur les paysans et les classes moyennes. Sur ceux-là, ces travailleurs de la terre, qu'il connaissait de très près dès sa jeunesse, les propositions de Jaurès, tendant à concilier l'ihévitabilité historique de la constitution de grands ensembles agricoles collectifs et la nécessité psychique chez les « ruraux » d'avoir « quelques ceps à eux, rien qu'à eux », sont toujours d'une actualité brûlante. A l'heure de l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans le Marché commun et de la crise de la PAC, la réflexion de Jaurès sur la brutalité des transformations rurales mérite réflexion. S'interrogeant sur le lien quasiment primitif entre le campagnard et son lopin, lien qui assure « cette joie close où il y a plus d'intimité que d'égoïsme », Jaurès démontre que l'aspiration profonde des paysans n'est pas difficile à garantir et se demande au nom de quel principe idéologique, économique ou même technocratique, la propriété privée de ces parcelles qui font vibrer l'âme doit disparaître.

Mais l'actualité de la pensée de Jaurès saute aux yeux dès qu'on aborde les textes sur la guerre et le colonialisme. Au moment où un consensus apparemment inébranlable traverse une France « sanctuarisée » par sa force de dissuasion (alors que partout ailleurs dans le monde les illusions nucléaires font place à de profondes interrogations à tous les niveaux), il n'est pas sans intérêt d'écouter un Jaurès qui

(1) Il est intéressant à noter que Jaurès (à la différence de Vaillant) n'utilisa jamais le mot d'« autogestion ». Voir à ce sujet M.-G. DEZÈS, « Participation ou autogestion : l'opinion de Jaurès en 1909 », Bulletin de la société d'Études jaurésiennes, 49, 1973.

(2) J. JAURÈS, La Classe ouvrière, Textes présentés par M. Rebérioux, Paris, Maspero, 1976 ; Jaurès et la Classe ouvrière, Paris, Éditions ouvrières, 1981.


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affirme que « c'est parce que le pays est déshabitué de l'examen quotidien de ses affaires extérieures que dés chocs redoutables peuvent se produire ». Alors que la politique extérieure se fait de plus en plus à partir d'un bureau de l'Elysée, il est d'autant plus ironique d'écouter le mentor de l'actuel président de la République affirmer que « l'attention du pays tout entier doit être appelée d'une façon continue sur nos affaires extérieures, sur les périls qui nous menacent, sur les complications qui peuvent troubler la paix, sur les conditions essentielles de notre sécurité » (p. 100). A l'heure des complexes militaro-industriels, que dire de cet avertissement qui date de 1895: «Car cette société tourmentée, pour se défendre contre les inquiétudes qui lui viennent sans cesse de son propre fond, est obligée perpétuellement d'épaissir la cuirasse contre la cuirasse ; dans ce siècle de concurrence sans limite et de surproduction, il y a aussi concurrence entre les armées et surproduction militaire. L'industrie elle-même étant un combat, la guerre devient la première, la plus excitée, la plus fiévreuse des industries » (p. 103). S'il fallait féliciter tout particulièrement Gilles Candar d'avoir déterré un texte injustement tombé dans l'oubli, ce serait, à mon sens, « La Patrie de M. de Mun » (p. 111-116) où Jaurès flétrit les réflexes irréfléchis de ceux qu'il appelle les «patriotes du silence» et pour qui il devait être interdit de parler ou de penser à propos de la patrie. Au contraire, nous assure Jaurès, pour le vrai patriote, la nécessité est urgente de comprendre les rapports entre la patrie et l'humanité « par l'analyse, par la discussion, par la critique, par la raison raisonnante ».

Pour conclure ce recueil de textes, Candar fait revivre de beaux extraits de Jaurès sur « les droits de l'homme ». Il aurait pu être tentant de voir en Jaurès le précurseur principal des luttes actuelles en faveur « des libertés ». En réalité, il n'en est rien car ce qu'on ferait peut-être mieux d'appeler les droits civiques, sociaux ou politiques ne sont, me semble-t-il, que la réflexion de l'état d'évolution de telle société. Candar nous rappelle excellement que ceux (mais aussi celles) qui sont au coeur des campagnes d'aujourd'hui : femmes, insoumis, homosexuels, prisonniers, minorités raciales, etc. ne préoccupaient guère le cerveau pourtant fertile de Jaurès. L'on pourrait même aller plus loin à l'époque où de nombreux auteurs laissent entendre que la croyance même en des droits de l'homme absolus ou universels porterait en elle les germes du totalitarisme. Mais Jaurès évite cet écueil qui se contente dans des extraits fort intéressants sur l'affaire Dreyfus, la peine de mort et l'affaire Durand de définir l'essence de « la liberté républicaine ».

Le volume de Candar vient rejoindre les collections « classiques » des textes choisis de Jaurès signés Desanges et Mériga, Louis Lévy, Madeleine Rebérioux et Jean Rabaut. Il démontre une fois de plus que Jaurès n'aura probablement jamais dit son dernier mot.

Jolyon HOWORTH.

Jean RABAUT. — Jaurès assassiné. Bruxelles, Éditions Complexe, 1984, 185 pages.

Historien, mais aussi militant et journaliste, un des fondateurs, à côté d'Ernest Labrousse et de Madeleine Rebérioux, de la Société d'Études jaurésiennes, Jean Rabaut est l'auteur d'une biographie de Jaurès (Perrin, 1971, rééditée en 1981) qui est toujours à conseiller pour sa clarté et sa commodité. Mais son apport principal, le plus personnel en tout cas, au renouvellement de l'historiographie jaurésienne est longtemps demeuré son enquête sur Jaurès et son assassin. Ce livre, publié en 1967 aux éditions du Centurion, réédité en 1971 au Cercle du Bibliophile, devait connaître un large succès public.

Jean Rabaut nous en présente maintenant, dans un format de poche, une ver-


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sion nouvelle, entièrement refondue, très dense et accomplie. L'édition est au reste soignée : une chronologie et un index de noms cités contribuent à en faire désormais un ouvrage de référence, beaucoup plus maniable pour les étudiants ou le grand public. L'écriture s'est transformée elle aussi : plus sobre, sa clarté sert la compréhension d'analyses parfois abrégées, mais aussi enrichies d'apports nouveaux, comme la grande thèse de Jean-Jacques Becker sur l'entrée en guerre, et présentées avec une très grande sûreté.

Sur toute la période de l'immédiat avant-guerre, qu'il s'agisse de la vague nationaliste des années 1910, du rôle de la « grande presse », de la portée réelle des décisions de l'Internationale, limitée à une action préventive contre la guerre, ou, par la suite, des conditions de l'entrée des socialistes dans l'Union Sacrée, les pages écrites par Jean Rabaut pourraient utilement être reprises telles quelles dans les manuels d'Histoire.

Les faiblesses et les ambiguïtés du combat pacifiste des socialistes sont elles aussi clairement exposées. Les désaccords au sein de la SFIO et de l'Internationale avec notamment les réticences allemandes que Charles Andlér va analyser comme liées à une évolution «impérialiste» du parti social-démocrate, la difficulté de constituer des alliances cohérentes en France dont témoigne le rêve impossible d'un gouvernement Caillaux-Jaurès, le tragique optimisme que retrouve Jaurès en 1914 avec la fin des guerres balkaniques , toutes ces questions si complexes sont décrites ici avec probité et simplicité.

En ce qui concerne l'assassinat lui-même, la personnalité de l'assassin et le procès sur lesquels on peut considérer que Jaurès et son assassin apportait une mise au point définitive, Jean Rabaut a préféré se contenter pour Jaurès assassiné d'un résumé rapide qui donne l'essentiel de ses conclusions.

En revanche, dans le prolongement du Colloque Jaurès et la classe ouvrière (1976), il s'attarde plus longuement sur le destin posthume de Jaurès : « alibi de l'Union Sacrée » ou « précurseur de la révolution russe », Jaurès peut être associé par ses héritiers à Wilson aussi bien qu'à Lénine. L'entre-deux-guerres voit le grand orateur, divisé, ce qu'une va pas sans un affadissement certain, dans, les milieux socialistes ou, plus simplement, « républicains », et servir d'enjeu dans les évolutions internes du PCF.

Victime de la bolchevisation du Parti, Jaurès renaît à la gloire avec le tournant du Front populaire. L'historiographie communiste hésite ensuite entre un Jaurès grand démocrate progressiste et pacifiste — l'idéal du « compagnon de route » en quelque sorte — et un Jaurès précurseur à la tradition duquel on peut se rattacher.

Le temps vient enfin du relatif oubli, puis des études universitaires. Aujourd'ui, les aléas et les détours de l'Histoire ont fait que Jaurès semble plus proche de nous. Mais ce « retour à Jaurès » suppose aussi une connaissance précise des réalités et de la part d'irrémédiable dans la distance qui nous sépare de cette époque et de cette pensée, malgré sa finesse et sa complexité. Avec talent, Jean Rabaut y contribue pour une part essentielle.

Gilles CANDAR.

Odette HARDY-HÉMERY. — De la croissance à la désindustrialisation. Un siècle dans le Valenciennois. Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1984, 401 pages.

Les lecteurs de notre revue ont eu la primeur des travaux d'Odette Hardy, avec un article pionnier paru en 1970 sur la rationalisation du travail aux mines d'Anzin entre 1927 et 1935, et ils ont pu juger en 1983 de l'avancement de ses recherches


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avec un autre article sur l'expansion de l'usine dans l'espace économique et urbain du Valenciennois avant et après la Grande Guerre.

Le présent ouvrage tient les promesses que contenaient ces articles : on dispose désormais d'une véritable histoire économique du Valenciennois de 1913 à 1947, axée sur la prospérité initiale née du charbon, l'impact des deux guerres mondiales, l'adaptation du modèle industriel aux temps nouveaux de la concurrence par la cartellisation des marchés, l'importation de main-d'oeuvre polonaise, et la rationalisation technique et sociale de la production. A vrai dire, on en a même deux, puisque cet ouvrage est le condensé des quelque 2 900 pages d'une thèse de doctorat d'État intitulée Industrie, patronat et ouvriers du Valenciennois pendant le premier XXe siècle, parue depuis in extenso aux Éditions sociales (en 1985).

Beaucoup plus bref que la thèse, le livre est rigoureux, marqué d'une bonne connaissance des sciences économiques" et ouvert aussi aux apports de l'histoire sociale, à laquelle l'auteur consacre près de quatre chapitres sur huit. Il retrace l'histoire de trois déploiements industriels successifs sur le même espace régional, avant 1914, entre les deux guerres, et à la Libération, puis l'obsolescence et l'inadéquation croissantes de l'économie régionale dans les trente-cinq dernières années, à la mesure des crises conjointes du charbon et de l'acier. On a là en définitive trois questions que l'histoire économique du Valenciennois permet de comprendre : l'accrochage de nombreuses régions aux éléments économiques, techniques, politiques qui avaient fait leur splendeur jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour un redressement, au demeurant obéré par de multiples contraintes ; l'inégalité des stratégies entre entreprises et secteurs, même s'il y a une relative cohérence de la région ; les mutations profondes connues par la classe ouvrière, même si elles contrastent avec une stabilité remarquable de ses choix politiques.

Une bonne monographie donc, très éclairante sur la première moitié du xxe siècle français. Pourtant la conclusion des pages 353-374 sur le déclin industriel de la région ne parvient pas à dépasser l'entassement compact d'informations : on reste sur sa faim quant à un modèle cohérent et vraiment convaincant de la décacence du Valenciennois depuis 1950, comme si l'auteur, écrasée par les drames du présent, préférait insister sur leur ampleur plus que sur leurs mécanismes réels. Pourtant encore, beaucoup de chapitres juxtaposent des développements homogènes sans vraiment les relier. Cela tient à un plan par thèmes qui multiplie les monographies. Ces critiques nécessaires n'empêchent pas de souligner le plaisir pris aux morceaux de bravoure du livre : l'étude minutieuse des problèmes de commercialisation, enfin mis à la place essentielle qu'ils méritent ; le syndicalisme patronal local ; le cycle des luttes sociales de 1936 à 1948 ; l'analyse de la vague polonaise (que les thèses de Janine Ponty, Ralph Schor et, aux États-Unis, Gary Cross ont également permis de mieux connaître). On regrettera d'autant plus la non-utilisation de la thèse d'Alain Baudoint sur Pont-à-Mousson de 1918 à 1939, qui aurait permis de poursuivre l'éclairage comparatif projeté par l'auteur, pour la période antérieure, grâce à des références percutantes à la thèse d'Yves Lequin.

« L'identité de la France » était en grande partie forgée sur la croissance de régions comme le Valenciennois. C'est dire combien la lecture de ce livre est indispensable chaque fois que l'on aura à effectuer une recherche sur le premier xx- siècle. Une construction plus systématiquement intégrée de l'évolution industrielle et sociale de la région d'un bout à l'autre de la période serait cependant souhaitable.

Patrick FRIDENSON.


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La Gestapo contre le Parti communiste. Rapports sur l'activité du PCF. Décembre 1940 — juin 1941; Introduction et notes de Germaine WILLARD Roger BOURDERON et Gilbert BADIA. Paris, problèmes-histoire, Messidor-Éditions sociales, 1984, 235 pages.

Cette publication d'archives de la Gestapo transmises à partir de 1958, mais en plusieurs livraisons, par l'Institut du marxisme-léninisme de Berlin (RDA) à l'Institut Maurice Thorèz qui était l'organisme du PCF chargé des travaux d'histoire et notamment d'histoire du Parti, intégré ensuite à l'Institut de Recherches marxistes, s'effectue donc à retardement. La préparation n'a été engagée qu'à la fin des années 1970 par une Commission à laquelle participait Denis Peschanski. Après un temps mort, l'édition de septembre; 1984 sort avec une traduction effectuée par un collectif de germanistes (Jean-Marie Argelès, Gilbert Badia, Michel Fagard, Françoise Joly, Régine et François Mathieu, Jean-Philippe Mathieu, Hélène Roussel) et une présentation assurée par Germaine Willard, Roger Bourderon et Gilbert Badia, après rupture de toute collaboration avec Denis Peschariski qui par ailleurs a fait référencé à ces documents dans son rapport au colloque « Le Parti communiste français de là fin de 1938 à la fin de 1940 » organisé par le Centre de Recherche d'histoire des mouvements sociaux et du syndicalisme, la Fondation Nationale des Sciences Politiques et l'Institut d'histoire du temps présent à Paris, les 14/15 octobre 1983. Traitant de la répression; Denis Peschariski confrontait les rapports de la Gestapo, ceux des préfets, et les rapports hebdomadaires de Vichy qui se trouvent à la Fondation Feltrinelli à Milan (fonds Tàsca). La bibliographie du présent ouvrage renvoie certes au colloque, comme une note en bas de page cite la mise au point dé Denis Peschanski, parue dans Le Mouvement social, n° 113, octobre-décembre 1980, sur « La demande de parution légale de l'Humanité; 17 juin-27 août 1940 », mais le travail de confrontation des sources n'a pas été pris en considération ; comme n'a pas été mis à profit l'ouvrage pionnier pour l'utilisation des archives des services de renseignements militaires allemands : H. Umbreit, Der Militärbefehlshaber in Frahkreich, 1940-1944, Bopppard am Rhein, 1968. De propos-délibéré, La Gestapo contre le Parti communiste entend donc s'en tenir au plus près et comme exclusivement aux rapports s'échelonnant du 14 décembre 1940 au 11 juin 1941, complétés eh annexés par des exemples de courrier d'accompagnement, 3 rapports complémentaires et des extraits du rapport de synthèse d'août 1941 faisant état de « l'enthousiasmé non dissimulé » qui « régnait » chez les communistes au déclerichement des combats à l'Est faisant entrer l'URSS dans la guerre, comme pour conclure ce temps d'une histoire difficile. L'intérêt est donc double: ce qu'apportent les rapports allemands, et l'usagé correctif de sa propre histoire, par une publication du Parti communiste, dans les 30 pages d'introduction et les notes.

Prises en elles-mêmes, ce que disent les Archives de la Gestapo n'est pas négligeable, mais ne doit pas non plus être surfait. Des services de renseignements qui collationneht les fiches et rapports de police ont tendance à se vanter ; leur intelligence du mouvement communiste ne fait souvent que reprendre les informations qui se trouvent d'abord dans la presse communiste, non sans céder à quelques spéculations sur les agents russes et les liaisons avec le Komintern, non sans porter trace d'un antisémitisme qui se complaît à signaler les communistes juifs, et va jusqu'à écrire Villejuive pour Villejuif ; André Marty par ailleurs se voit créditer d'une « citoyenneté non élucidée ». Pour mettre en avant l'efficacité du travail de police accompli, les rapports hebdomadaires répètent les chiffres d'arrestations; l'effet est cumulatif mais imposait de redresser les additions. Il n'en reste pas moins que la répression, qui est conduite par des services et agents français, a sévi; que sur pièces, il est possible d'en suivre l'intensité. Si le Parti communiste « résiste », c'est d'abord à ces coups. L'action communiste se situe d'abord sur le plan économique : ravitaillement, travail, et se déploie ensuite en propagande avec des retards dus à la clandestinité dans la diffusion de la presse, assez bien repérée, comme dans celle


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des mots d'ordre. Cependant sans que l'on puisse trancher si c'est la surveillance policière ou si c'est l'organisation communiste elle-même qui s'améliorent, les répercussions des attaques allemandes dans les Balkans au printemps 1941 (Bulgarie, Yougoslavie) semblent intervenir plus rapidement jusqu'à susciter une effervescence anticipatrice de l'ouverture de la guerre contre l'URSS. Cette agitation communiste apparaît ainsi portée pour une part par les hommes de base venus du syndicalisme, et par les femmes dont une fois de plus, il faut noter la vigueur de l'engagement, mais plus encore, sans que ce soit là un effet de malveillance allemande comme il est suggéré, par les « ouvriers étrangers », ce qui veut dire Italiens, Espagnols, et assez fréquemment Polonais.: ce ne sont pas seulement des réfugiés, mais les témoins de l'avancée communiste dans l'immigration. C'est ce qui fait la résistance « communiste » et la rend « française » dans cette incorporation au communisme français. En ce premier sens, la question est déjà nationale.

Le rapport du 17 mars 1941 va plus loin en faisant un constat : « Souvent dans ces discussions de propagande, les communistes se trouvent pris dans- une contradiction entre leurs sentiments nationaux de Français et leur conviction communiste. » L'observateur allemand se trouve ainsi poser le problème d'histoire que l'introduction résout en donnant le but de la publication dans le paragraphe final : « Les rapports de la Gestapo démontrent donc comment et pourquoi l'activité du PCF est une activité hostile au IIIe Reich. Par là, ils affirment le caractère national de la politique communiste et portent un coup sévère à la version indéfiniment ressassée selon laquelle le PCF n'aurait combattu l'occupant qu'après l'agression hitlérienne contre l'URSS. » L'authentification par l'adversaire confirme en effet l'action communiste contre le régime de Vichy d'abord, puis contre l'Occupation ; mais cette reconnaissance ne fait qu'accroître les exigences dans l'examen du « caractère national » qui s'apprécie dans ses variations comme dans sa complexité.

Le commentaire allemand de l'attitude communiste ne commence qu'à la midécembre 1940, pour relever l'agressivité nouvelle de l'action contre l'Occupation. Le premier rapport a cette formule : « L'Allemagne n'est plus considérée comme un pays prolétarien », pour noter que « la tactique communiste » a changé « depuis quinze jours » : « elle consiste à reprendre la politique nationale, poursuivie par les communistes avant la conclusion du Pacte germano-russe » (p. 49). S'il est vrai que le Parti communiste n'a jamais « considéré l'Allemagne comme un pays prolétarien », ce que dit l'annotation, il reste à expliquer la fin de la « réserve » communiste vis-à-vis des autorités d'occupation que confirment les rapports suivants et le rapport de synthèse, et qui a été poussée jusqu'à la sortie de la clandestinité, et même en un premier temps a valu des appels à la fraternisation avec les camarades prolétaires et soldats de l'armée allemande ; c'est là le sens de l'allusion qu'il fallait donc expliciter, comme plus loin noter que l'appel à soutenir « la nomination de Maurice Thorez » renvoie aux papillons collés par les Jeunesses communistes qui demandaient « Thorez au pouvoir ». Les archives rendent donc compte du changement des positions « désormais nettement anti-allemandes ».

L'éclairage des orientations de l'été et de l'automne 1940 en fonction de la ligne de hors jeu dans la guerre « interimpérialiste », qui porte la constance des dénonciations et de l'impérialisme britannique et de De Gaulle (cette ligne est préconisée dans le numéro des Cahiers du Bolchevisme dont les rapports signalent la diffusion), aurait dû rendre encore plus réservé devant les offres d'alliance avec les gaullistes que mettent en avant les rapports de janvier 1941, visiblement en prenant pour communistes d'autres courants de résistance, socialistes, notamment. Cette démarche prêtée au PC est anachronique, ce qu'admet la présentation, mais à ne pas la corriger par l'exposé de la stratégie internationale de lutte contre la guerre impérialiste qui pèse encore, l'on risque de donner le change.

Certes cette volonté de rester au ras du document remet en cause les versions antérieures de l'historiographie communiste, en relevant en particulier les inflexions stratégiques, en faisant oublier les montages et les extrapolations de l'Appel du 10 juillet dont il n'est jamais parlé (les rapports sont nettement postérieurs, mais


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sans la moindre allusion), à peine si se manifeste quelque animosité abusive à dénoncer ensemble les traîtres : Barbé, Gitton, Vassart, et par ailleurs Doriot, alors que sauf erreur, les noms de Barbé et de Vassart ne figurent pas dans les rapports (par contre et contrairement à ce qu'affirment les présentateurs, Benoît Frachon est cité page 125, ce qui demeure effectivement fort peu pour l'importance de son action).

Par-delà ces quelques dommages par omission, ce qui continue à faire problème, fût-ce en mineur, c'est l'interprétation communiste qui fait des choix « nationaux » la propriété du PCF en tant que parti français, et la preuve donc de sa vérité nationale, alors que les déterminations stratégiques en ligne nationale même appartiennent tout autant à l'évolution internationale du communisme, c'est-à-dire s'effectuent au sein du Komintem qui constitue le centre de décision ; Maurice Thorez se trouve bien au Centre. Le terme « national » n'est pas le propre du PC français, mais se trouve-partagé, avec des variations et des décalages, par les autres partis communistes, jusqu'au mot d'ordre de Front national qui apparaît en concomitance au printemps 1941, avant même l'attaque de l'URSS. Maintenant que ces changements et inflexions sont reconnus et que la première résistance communiste n'est plus contestable, pourquoi s'en tenir à la réponse automatique par opposition trompeuse, en répliquant à l'objection qui dit : « c'est l'ordre de Moscou » un « non, c'est français » ? Tout le problème se tient dans la conjonction, dans l'intériorisation même d'une action internationale, et c'est cette tension qui fait le caractère propre du mouvement communiste. Argumenter dans l'indéfini, sur « le caractère national », c'est s'enfermer dans une défensive en porte à faux. Comment donner un seris à l'usage des guillemets dans cette note (p. 28) qui fait reproche à la Gestapo d'ignorer : « la différence entre "national" ou "patriotique" et "nationaliste", voire "chauvin", le terme "nationaliste" exprime bien l'agressivité d'un ennemi » ?

René GALLISSOT.

Annie LACROIX-RIZ. - La CGT de la Libération à la scission 19441947. Paris, Éditions sociales, 1983, 399 pages.

Dans l'immédiat après-guerre, la CGT, temporairement réunifiée, domine le paysage syndical et est l'interlocuteur privilégié des gouvernements. Au-delà de cette évidence, les meilleurs ouvrages n'avaient pas dépassé le niveau de la description, les autres se réduisant à la critique ou à l'apologie. Une recherche plus approfondie et plus équilibrée s'imposait. C'est dans cette voie que s'est engagée Annie LacroixRiz qui a consacré un doctorat d'État à un grand sujet : « CGT et revendications ouvrières face à l'État, de la Libération aux débuts du Plan Marshall (septembre 1944-décembre 1947). Deux stratégies de la Reconstruction ». Cet important travail, qui repose sur un dépouillement considérable d'archives (notamment celles des grandes fédérations de la CGT) et des enquêtes orales, a fait l'objet de publications séparées. Un premier volet, le rôle de la CGT dans la « bataille de la production », a donné lieu à plusieurs articles (1) et le volume dont nous rendons compte ici, La CGT de la Libération à la scission 1944-1947, est une autre pièce du puzzle. Contrairement à ce que son titre annonce, l'auteur ne propose pas une histoire globale de la CGT, mais une analyse précise, technique, au ras de la conjoncture des luttes revendicatives menées par la CGT. Le lecteur est plongé d'emblée dans l'étude des revenus et des niveaux de vie, dans l'examen des revendications salariales, dans les méandres des négociations entre les partenaires sociaux et l'État. L'étude des grèves — grèves ponctuelles de 1945-1946, grèves du secteur nationalisé du printemps 1947, grève générale de caractère politique de l'automne 1947 — est un des points forts de l'ouvrage. Dans tous ces domaines, l'apport d'Annie Lacroix-Riz à

(1) Cf. ici même A. LACROIX-RIZ, « Un ministre communiste face à la question des salaires : l'action d'Ambroise Croizat de novembre 1945 à mai 1947 », Le Mouvement social, avril-juin 1983, p. 3-44.


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l'histoire sociale de l'après-guerre est incontestable même si certains points peuvent être repris ou discutés.

Ce livre a soulevé dans notre esprit trois critiques de portée plus générale. Annie Lacroix-Riz a observé les faits sociaux dans le très court terme — trois ans — avec une optique événementielle et une érudition descriptive très méritoire. Mais elle a parfois tendance à s'y enfermer. Le lecteur aurait aimé de temps à autre quelques brèves échappées comparatives, ne serait-ce qu'au niveau des statistiques et des graphiques. D'autre part, ce livre suppose une initiation préalable. On est plongé sans crier gare dans la vie d'une centrale syndicale dont on ignore les sources. Il y avait des structures à décrire brièvement, des dirigeants à présenter, des tendances dont il fallait rappeler les raisons d'être. Le vocabulaire spécifique de la CGT, qu'Annie Lacroix-Riz reprend à son propre compte, aurait dû être défini, situé et critiqué. L'historien doit toujours établir une distance par rapport aux matériaux et aux mots qu'il utilise. Sur ce point précis, la sympathie agissante qu'Annie Laçroïx-Riz nourrit pour la centrale ouvrière à peut-être été un obstacle à une présentation plus explicite des réalités idéologiques et sociales.; Enfin sur deux points importants nous sommes en désaccord avec l'auteur. La présentation de la « minorité confédérée » — celle qui va donner naissance à Force Ouvrière — aurait gagné à être plus équilibrée et plus sereine. Quant au rôle des États-Unis dans la vie politique française, à la genèse et à l'adoption du plan Marshall, Annie Lacroix-Riz a présenté son dossier détaillé dans d'autres articles et dans un secorid livre (2) ; elle ne l'aborde ici que par quelques formules ramassées ou allusives. C'est moins sur les faits que sur leur interprétation et le vocabulaire utilisé que nous nous séparons de l'auteur du livre.

François ROTH.

Evelyne DESBOIS, Yves JEANNEAU, Bruno MATTEJ. - La Foi des charbonniers. Les mineurs dans la Bataille du charbon, 1945-1947.

Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1986, 194 pages. Collection Ethnologie de la France.

Prévenons d'emblée le lecteur ; ce livre n'a pas trouvé grâce à nos yeux et on n'en donnera que des appréciations négatives. Car enfin, comment ne pas s'étonner de voir publié Par la Maison des Sciences de l'Homme un travail qui prétend fonder (p. 2) « l'identité sociale et culturelle des mineurs » 1) à travers un épisode de deux années, dont les auteurs écrivent en présentation que de cette « bataille du charbon » « on ne sait pas grand-chose » pour avancer ensuite ingénument (p. 17) « qu'il ne nous a pas été possible de repérer l'origine de la métaphore », et 2) en recourant pour l'essentiel à des entretiens réalisés auprès de non-mineurs au prétexte que « la parole des mineurs faisant défaut!...] nous eh avons recherché les traces auprès de ceux qui les encadraient alors » (p. 179). Est-ce ainsi que s'édifie l'Ethnologie de la France ?

A vrai dire, les auteurs semblent cumuler le double handicap, de l'approximation et du manque de distanciation. Peut-être qu'en se rapprochant d'abord de leur « objet lointain, évanescent et légendaire » (p. 3), ils auraient alors mieux perçu de quoi se nourrissait l'écart entre la « mythologie » et les comportements supposés. Rappelons donc, pour commencer, que la « métaphore "Bataille du Charbon" » est une invention de ... Vichy, que ladite bataille fut engagée à Lens en mars 1941 et

(2) A. LACROIX-RIZ, Le choix de Marianne, Paris, Éditions sociales, 1986.


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que les « objectifs productivistes » assignés aux mineurs à la Libération se situaient dans le droit fil de ceux que les compagnies et l'occupant allemand avaient exigés d'eux. Puisque la « sémantique » (p. 17) est évoquée par l'un des auteurs, peut-être aurait-il alors été plus fructueux de s'interroger sur la confusion opérée par la « mémoire collective » entre la « grande bataille dé la production » (Benoît Fraction, 1er septembre 1944) et la « bataille du charbon» du temps de l'occupation. Si « amnésie collective » il y a, ce qui reste à prouver, au moins aurait-on gagné le mérite de la cohérence historique et problématique.

Faute de savoir cerner leur « objet», les auteurs promènent ainsi le lecteur à travers un montage de récits éclatés et d'images réductrices du mineur. La première partie («l'homme-charbon » I) décrit l'orchestration de la « Bataille du charbon » sans justifier si l'impact de ladite bataille sur les comportements et les mentalités, ni surtout — ce qui était pourtant le sujet annoncé — en quoi ce moment serait fondateur de « l'identité » minière. On est donc ramené à une analyse institutionrielle somme toute très traditionnelle avant d'être égaré dans la secondepartie (?) intitulée « Strates. Production, poumons, corons » (sic), qui amalgame le rôle des ingénieurs (d'après un article déjà publié par l'un des auteurs, et inspiré du travail original d'E. Dejonghe (3», la silicose — « un malheureux concours de circonstances» —, et la question du logement minier. Au total, un patchwork d'idées reçues ravaudées par le lyrisme et l'affectivité.

Car le lecteur, alléché par la découverte d'un «trou noir laissé dans les mémoires» "qui auraient débusqué les « questions iconoclastes » des auteurs, ressent surtout l'impression pesante de déjà lu à travers certaines formules employées, certains tronçons d'argumentation ou certains agencements de paragraphes (p. 3-5, 18, 24-25, 26-27, 30, 45, 46-48...). De même les interlocuteurs « convoqués » (au tribunal de la. Transparence ?) n'ont-ils pas déjà, pour nombre d'entre eux, publié leurs souvenirs pu été sollicités, depuis quinze ans et plus, par les historiens ? Pour qui donc cette « période historique » garde-t-elle une « obscurité relative » ? Sur ce point, on continuera de s'éclairer à la lumière des travaux déjà anciens des historiens et des sociologues (4), prisonniers certes dès « stéréotypes des discours, des représentations, des documents d'archives », mais qui auraient sans nul doute mérité d'être cités plus abondamment aux-passages stratégiques.

Mais l'ethnologie est-elle mieux servie? Outre que l'on ignore tout du corpus des entretiens effectivement réalisés pour ce travail sinon celui des « encadreurs », n'y a-t-il pas quelque incohérence à valoriser le « discours figé » du mineur et son « lien spécifique à la "grande corporation"» pour conclure, page suivante, à la « faiblesse des mémoires collectives » ?

Enfin, faudra-t-il désormais que les auteurs de comptes rendus se muent en correcteurs de copies pour redresser les inexactitudes, déplorer les raccourcis abusifs et stigmatiser les imperfections formelles ? Extraire (p. 44) une citation du Nord Industriel pour rendre compte de la position du... PCF, invoquer (p. 182) la CECA pour expliquer la fermeture des puits d'Auchel (1850 !), présenter (p. 181) le mineur attaché à son univers à cause de l'état de du marché du travail des années î 9501970... qui ne leur offrait rien de plus avantageux » — quand on voit toute l'ambivalence de cet attachement, et que la fuite devant le métier est aussi vieille que la mine—, affirmer (p. 183) qu'il a.fallu attendre 1982 pour voir s'amorcer une « réflexion régionale sur la reconversion du bassin minier », etc., constituent autant d'approximations très regrettables qui frôlent parfois la contre-vérité. Que penser en outre de formules qui définissent (p. 42) telle phrase extraite du discours de Waziers

(3) E. DEJONGHE, «Ingénieurs et société dans les Houillères du Nord-Pas:de-Calais de la Belle Époque à nos jours», in L'ingénieur dans la société française, études recueillies par A. THÉPOT, Paris, Les Éditions ouvrières, 1985.

(4) Actes du colloque Charbon et Sciences Humaines, Paris-La Haye, Mouton, 1966 ; Actes du colloque Libération Nord-Pas-de-Calais, Revue du Nord, n° 227, octobre-décembre 1975 (voir notamment les articles d'E. DEJONGHE et J.-P. HlRSCH et les interventions de L. DELFOSSE, F.L. CL0S0N, M. PAUL) ; Sociabilité et mémoire collective. Étude pluridisciplinaire de terrain. Revue du Nord, n? 253, avril-juin 1982 et en particulier C. DUBAR, 6. GAYOT, S. HEDOUX, « Sociabilité minière et changement social à Sallaumines et à Noyelles-sous-Lens (1900-1908) », p. 365-463, étude curieusement non citée.


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comme « l'énoncé programmatique d'un homme dont l'existence doit coïncider avec l'essence», ou encore (p. 101) de cette « possibilité de mettre en oeuvre un minimum de fonction utopique pour envisager un autre rapport au corps »? Heureusement que « l'apogée de la corporation est l'aube de son déclin » (p. 163).

Alors, «métaphysique du mineur» ou plutôt pataphysique ? Et pendant que nous y sommes, signalons que la langue française offre d'autres ressources que l'emploi du futur pour évoquer le passé ou le recours — systématique à certains passages — au tic verbal « il va — ils vont » pour faire avancer le récit.

Jean-Paul THUILUER.

Jean LOJKINE. — La classe ouvrière en mutations. Paris, Messidor/Éditions sociales, 1986, 223 pages, « Société ».

Chercheur en sociologie, Jean Lojkine a d'abord travaillé sur la politique urbaine en France. Puis il s'est orienté vers la sociologie du travail, dans trois directions solidaires : des recherches sur l'expression directe des salariés et leur intervention dans la gestion ; des enquêtes consacrées à l'impact de l'automation sur la classe ouvrière ; une étude (avec Nathalie Viet-Depaule) sur les ouvriers métallos résidant à Ivry-sur-Seine et leur insertion dans le jeu de la société urbaine.

Le présent ouvrage est une contribution à deux niveaux.

L'un est une synthèse claire et très accessible des recherches menées jusqu'à présent par l'auteur et les équipes auxquelles il collabore. Relèvent de cette démarche le chapitre 2 de la deuxième partie sur l'histoire des relations entre les ouvriers métallurgistes en perpétuelle évolution et la vie urbaine de l'agglomération parisienne, ou encore les deux chapitres de la troisième partie consacrés respectivement aux cercles de qualité, et aux groupes d'expression directe à Renault-Billancourt. Il y a là beaucoup de neuf, et des pistes intéressantes pour une confrontation explicitement souhaitée avec les historiens, dont les sociologues n'ignorent pas l'apport à la compréhension des banlieues d'une part, de la classe ouvrière d'autre part.

L'autre dimension de l'ouvrage est une intervention dans les débats internes au Parti communiste français sur les changements de la classe ouvrière, ses rapports avec les autres couches de salariés, la crise de l'État et la question de la démocratie interne à l'entreprise. On lira ces pages comme un document sur la volonté de certains intellectuels d'intégrer les apports des sciences de l'homme et de la société aux successifs schémas politiques du Parti. Mais on sort ici du champ de compétence de notre revue.

La démarche du premier niveau retient l'attention, en soulignant le potentiel de transformation que les technologies nouvelles, les modes d'organisation différents que sont les cercles de qualité et les groupes d'expression, et enfin les mutations de la vie urbaine recèlent pour la classe ouvrière française. Celle-ci a-t-elle pour autant déjà acquis une « nouvelle identité » comme le pense l'auteur ? Il n'en apporte pas la preuve dans ce livre, car sa démonstration empirique est beaucoup trop fragmentaire, et les relations invoquées entre les différents champs sociaux (et politiques) n'ont peut-être pas l'orientation qu'il croit détecter. Mais l'historien restera néan-


142 NOTES DE LECTURE

moins attentif à une démarche qui vise au fond une histoire globale des mutations de plus en plus fortes qu'a connues la Classe ouvrière française, même s'il n'y a pas de comparaisons internationales approfondices et si les résultats de la démarche laissent encore à désirer.

Patrick FRIDENSON.


Informations et initiatives

Un thème de congrès

Le 112e Congrès national des Sociétés Savantes qui se tiendra à Lyon du 21 au 25 avril 1987 aura pour thème : « Le textile, production, commercialisation, consommation et symbolique ».

Pour s'inscrire, s'adresser à : 112e Congrès des Sociétés Savantes, Comité des Travaux historiques et scientifiques, 3-5, boulevard Pasteur, 75015 Paris.

Un numéro de revue

Le n° 25 de Milieux est consacré à « L'usine ». Le Creusot, l'usine de la perte du Rhône, Pullman City.

Un livre sur la mémoire fragmentaire

Il est dû à une sociologue qui a travaillé avec le LERSCO de Nantes et est consacré aux « 1000 ans d'histoire » de Saint-Herblain, un bourg tranquille, bouleversé par l'expansion de Nantes depuis 1970.

Auteur : Marie-Dominique Pot. Titre : Naître et renaître. Éditeur : ACL, Nantes.

Et une réédition

Le cours moyen de la Nouvelle Histoire de France, publié en 1927 par la Fédération Unitaire de l'Enseignement et que l'École émancipée vient de rééditer. Les paysans, les ouvriers n'y sont pas oubliés. Les enfants sont exhortés à « aimer davantage » la justice et la paix.

Vient de paraître

P. Caspard-Karydls, A. Chambon, La presse d'éducation et d'enseignement XVIIIe siècle - 1914. Répertoire analytique établi sous la direction de P. Caspard. Tome III, K à R, Institut National de Recherche Pédagogique, Éditions du CNRS, constitue comme ses deux prédécesseurs un instrument de travail Indispensable.

La Fondation Vera Nocentini de Turin poursuit la publication de l'inventaire des archives de la FIM-CISL de Turin. Le second numéro de cet inventaire est paru en 1985.

Un Inventaire des archives du syndicat de la marine marchande du Portugal vient d'être édité par cette organisation. Il a été réalisé par Juao Madeira.


144 INFORMATIONS ET INITIATIVES

Le numéro 34-35 d'Espaces-Temps est consacré à Fernand Braudel. Au sommaire, des articles de François Dosse, Marc Ferro, Jacques Revel, Michel Vovelle, Jacques Le Goff, Michèle Alten, Jean-Louis Kreyts, Olivier Dumoulin, Jean-Marc Goursolas, Michel Aglietta, Immanuel Wallerstein, Alain Lipietz, Serge-Christophe Kolm, Jean-Marc Goursolas, Jean-Marie Baldnes, Philippe Steiner, Christian Grataloup, Charles-Pierre Péguy, Jean-Louis Margolin.

A la mémoire de Jeanne Gaillard

Le Bulletin du Centre d'Histoire de la France contemporaine, n° 7 de 1986 consacre ses 206 pages à un «Hommage à Jeanne Gaillard». Celui-ci comprend deux textes inédits de notre regrettée collaboratrice, une bibliographie de ses travaux et huit études d'histoire sociale de la France aux XIXe et XXe siècles écrites à sa mémoire par ses collègues. Ce numéro coûte 60 F. Il peut être commandé à Alain Faure, Département d'Histoire, Université Paris X, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre Cedex.

Le Centenaire des Éditions socialistes Charles H. Kerr

La plus ancienne maison d'édition ouvrière socialiste nord-américaine a fêté son centième anniversaire en 1986.

Fondée en 1886, quelques semaines seulement avant la tragédie de Haymarket, cette maison d'édition est bien connue pour sa publication en anglais de textes socialistes devenus classiques. Ainsi, elle a été la première à publier la traduction intégrale du Capital de Marx, mais aussi des ouvrages clé de Friedrich Engels, James Connoly, Sen Katayama, Pierre Kropotkine, Antonio Labriola, Paul Lafargue, Wilhelm Liebknecht, William Morris, Anton Pannekoek, Georges Plekhanov, Emile Pouget, Morris Winchevsky entre autres figures importantes des débuts du socialisme international. Les éditions Charles H. Kerr ont également publié de nombreux auteurs radicaux nord-américains tels que Louis B. Boudin, Clarence Darrow, Eugene V. Debs, Thomas J. Hagerty, William D. Haywood, Mother Jones, Jack London, Mary Marcy, Gustavus Myers, Cari Sandburg et Upton Sinclair.

L'International Socialist Review, éditée par Charles H. Kerr, a représenté le principal organe de presse de l'aile gauche du Parti socialiste jusqu'à son interdiction en février 1918, en raison de son opposition à la Première Guerre mondiale. Ses collaborateurs, outre les radicaux déjà nommés, étaient Arturo Giovanitti, Herman Gorter, Covington Hall, Joe Hill, Alexandra Kollontai, Rosa Luxemburg, Kate O' Hare, John Reed et Art Young de même que Lénine et Trotsky dont les premiers articles aux États-Unis parurent dans les pages de l'International Socialist Review.

Devenues une association à but non lucratif, les éditions Kerr se sont spécialisées dans la publication de textes relatifs au mouvement ouvrier nord-américain et à l'histoire des tendances politiques radicales. A l'occasion de son centenaire, Kerr présente dans son nouveau cata-


INFORMATIONS ET INITIATIVES 145

logue Haymarket Centennial : A Centennial Anthology un album sur l'affaire de Haymarket abondamment illustré, comprenant de nombreuses contributions inédites d'auteurs nord-américains spécialisés dans l'histoire sociale.

Si vous désirez recevoir le catalogue du Centenaire des éditions Kerr, écrivez à: Charles H. Kerr Publishing Company, 1740 Greenleaf Avenue, Suite 7, Chicago, Illinois 60626, États-Unis.

Une exposition en préparation sur 1917...

Le Musée d'Histoire contemporaine — BDIC (ex-Musée des deux guerres mondiales) prépare une exposition consacrée à l'année 1917. Laurent Gervereau et Christophe Prochasson en ont eu la responsabilité. Elle aura pour titre Images de 1917 et s'attachera à présenter une rpattie rifles magnifiques fonds du Musée d'Histoire contemporaine trop ^souvent négligés par les historiens. Elle déroulera le fil des représentations, évidemment le plus souvent officielles, de l'année 1917 réalisées en 1917 : de la gravure de Steinlen au tableau de Bonnard, en passant par l'affiche et la photographie, le visiteur devra faire la part du mythe et celle de la réalité, remarquer ce que l'on montre et ce que l'on occulte des événements dramatiques qui marquèrent cette troisième année de guerre. L'exposition ouvrira ses portes en juin 1987 dans les salles du Musée d'Histoire contemporaine — BDIC sises à l'hôtel national des Invalides. Un catalogue illustré est en préparation.

Et une exposition passée sur 1916

Dans le cadre du 70e anniversaire des deux batailles de la Somme et de Verdun une exposition « 1916... orages d'Acier » a été organisée à l'automne dans le hall de la Gare de l'Est par le secrétariat d'État aux Anciens Combattants, l'Association pour un Musée Vivant de la Guerre 1914-1918 et l'Association des Professeurs d'histoire et géographie de l'enseignement public. Dans un endroit où se rattachent tant de souvenirs poignants, l'attention des auteurs de l'exposition a porté davantage sur les combattants plutôt que sur les batailles elles-mêmes.

Encore 1936

Parmi les dernières manifestations qui ont célébré le cinquantenaire de 1936 et la victoire du Front populaire, notons l'intéressante exposition de l'Écomusée de Fresnes et de l'Association pour la mémoire ouvrière du Val-de-Marne : « Mémoires de 1936 », qui s'est tenue à la ferme de Cothinville, rue Maurice-Tenine à Fresnes, jusqu'au 6 avril 1987. La Conservation du Musée et les membres de l'Association se sont attachés à retrouver dans les Musées, dans les collections particulières et à l'intérieur des familles, les éléments du cadre de vie de 1936, vêtements, appareils de photo et de TSF, matériel de camping, tandem, jouets, mais aussi archives syndicales et politiques, journaux d'époque,


146 INFORMATIONS ET INITIATIVES

photographies, affiches où se reconnaît le public du Val-de-Marne et qui situent les événements locaux dans les transformations de la société globale.

Une évocation, mais aussi une étude concrète, attachante, qui incite à d'autres investigations, qui démontre aussi à quel point une population est attachée aux traces de son passé. La preuve de l'existence d'un patrimoine culturel populaire.

Un stage sur le patrimoine

Du 15 au 19 décembre, un stage de « Sensibilisation à l'histoire des techniques et au patrimoine industriel » a été organisé, dans le cadre de l'Institut du Patrimoine, au Musée National des Techniques, par celuici, l'association Études, Loisirs, Patrimoines, en collaboration avec la sous-direction de l'Inventaire général (Cellule du Patrimoine Industriel). Pendant cinq jours, visites de réalisations (Écomusée de Fourmies, Musée National des Techniques, unine Menier de Noisiel) ont alterné avec des conférences théoriques et la présentation de réalisations de sauvegarde ou d'études, anciennes ou en cours, en France ou à l'étranger. Un apport d'informations et de réflexions critiques utile aux chercheurs et aux animateurs des institutions « patrimoniales ».

La culture et l'industrie

La mission du Patrimoine ethnologique du ministère de la Culture a consacré deux jours de colloque à l'abbaye de Royaumont les 22 et 23 janvier à une réflexion sur les recherches ethnologiques menées sur les cultures industrielles de la France depuis les années 1980 jusqu'à aujourd'hui.

Trois axes de réflexion ont été proposés aux participants : les systèmes techniques et les savoirs, les relations industrie-société, la culture dans les entreprises industrielles. La revue Terrains rendra compte de ces travaux.

François BEDARIDA

Will Thorne

Éditions Fayard Collection Les inconnus de l'histoire


Résumés

M. HASTINGS. - Identité culturelle locale et politique festive communiste: Halluin la Rouge 1920-1934.

Les années 1920 ont permis au Parti communiste français de se doter d'un important fonds festif, obligeant le volontarisme politique à composer avec les . pesanteurs de l'héritage culturel du milieu qu'il pénètre. A travers l'étude des fêtes à Halluin, bastion communiste de l'époque, situé sur la frontière franco-belge, cet article entend repérer la prégnance du traditionnel et de l'indigène sur la stratégie : d'implantation d'un mouvement révolutionnaire et internationaliste, et vérifier comment l'identification d'une fête militante aux formes extérieures du folklore local pouvait affecter la nature et la portée du message communiste ainsi que la signification réelle de l'aventure halluinoise.

M. HASTINGS. — Community cultural identity and Communist politics of festivities : Red Halluin 1920-1934.

The twenties allowed the Frerich communist party to be endowed with an important stock of festivities, compelling the political voluntarism to compromise with the weights of milieu's cultural legacy. Through the study of festivities in Halluin, a stronghold of communism situated on the French-Belgian border, this article proposes to identify the influence of traditions on the establishment of an internationalist and revolutionary movement, and to examine how the identification of a militant feast with the outer shapes of the local folklore could affect the nature of the French communist party's identity, the scope of its message as well as the real meaning of Halluin's adventure.

K.E. AMDUR. — La tradition révolutionnaire entre syndicalisme et communisme dans la France de l'entre-deux-guerres.

Cette étude confirme l'influence durable de l'idée syndicaliste du sein du mouvement syndical français même après la victoire communiste dans les syndicats « unitaires » (CGTU) au début des années 1920. Chez les intellectuels et aussi chez les syndiqués, l'idée syndicaliste a gardé de l'influence chez les minoritaires de la CGTU et la CGT et dans la nouvelle CGTSR (« syndicaliste révolutionnaire »). Cette continuité de doctrine reflétait une continuité à la fois de l'économie et de la direction syndicale, car Pierre Monatte et l'équipe de la Vie ouvrière ont voulu créer un «alliage» communiste-syndicaliste sans rejeter le syndicalisme révolutionnaire comme une relique du passé. Sans adhérer à la lettre de la Charte d'Amiens (1906), comme Pierre Besnard à la CGTSR, ces syndicalistes ont refusé comme lui de sacrifier la liberté politique ou économique au nom de la volonté révolutionnaire du Parti communiste. Cette influence syndicaliste a duré au moins jusqu'aux années 1930 et a survécu à la croissance massive de la CGT et du PC, elle-même résultat autant de l'esprit anti-fasciste du Front populaire que d'une transformation fondamentale de l'industrie française ou de la conscience ouvrière.

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Éditions ouvrières, Paris


148 RÉSUMÉS

K.E. AMDUR. — Between syndicalism and communism : revolutionary tradition in interwar France.

This study confirms the durable influence of syndicalism in the French tradeunion movernent even after the Communist Party won control of the left-wing unions in the CGTU after World War I. Both among intellectuals and among the union membership, syndicalism continued to win support in minority wings of the CGTU and CGT and in the new « revolutionary syndicalist» CGTSR. This doctrinal continuity reflected continuities both in the economy, less modernized than usually thought, and in trade-union leadership, where Pierre Monatte and the Vie ouvrière group wished to create a syndicalist-communist « hybrid », not to reject syndicalism altogether as an outworn relie of the past. Without adhering literally to the prewar Amiens Charter, as did Pierre Besnard of the CGTSR, thèse syndicalist dissidents joined him in refusing to sacrifice political or économie liberty in the name of the revolutionary will of the Communist Party. This syndicalist influence endured at least until the 1930s and survived even the massive growth of the CGT and the CP, itself due as much to the Popular Front's antifascism as to basic changes in French industry of in the social consciousness of the working elass.

M. CORDILLOT. — Aux origines du socialisme dans le Sud des ÉtatsUnis : les immigrés allemands dans les États esclavagistes, 1848-1865.

C'est avec l'arrivée aux États-Unis des « Quarante-huitards » allemands que les idées socialistes commencèrent à gagner du terrain dans le mouvement ouvrier sudiste. Bien organisés au sein de multiples clubs, syndicats et associations, ils constituèrent, de par leurs prises de position radicales, notamment sur la question de l'esclavage, une menace réelle pour la classe des planteurs. Même si leur influence resta limitée, ils contribuèrent à saper l'hégémonie de l'oligarchie esclavagiste en insistant sur le fait que, socialement parlant, aucune avancée décisive n'était possible sans l'abolition préalable de l'esclavage.

M. CORDILLOT. — The origins of socialism in the Southern United States: the German immigrants in the slave States, 18481865.

It is with the arrivai of the German forty-eighters in the United States that socialist ideas began to pervade the labor movement in the South. Well organized in a multiplicity of clubs, trade unions, and associations, they offered a serious challenge to the planter class through their radical stance, especially on the slavery issue. Even though their influence remamed limited, they contributed to undermining the hegemony of the slave oligarchy by insisting on the fact that, socially speaking, no décisive step forward could be taken without the prior abolition ôf slavery.


RÉSUMÉS 149

N. LICHTENSTEIN. — La vie aux usines Ford de River Rouge : un cycle de pouvoir ouvrier (1941-1960).

L'ouverture au syndicalisme de l'usine géante de Ford à River Rouge inaugura une brève période au cours de laquelle les ouvriers détinrent une bonne partie du pouvoir de déterminer les cadences et les effectifs de la production. Leur pouvoir au niveau des ateliers était soutenu par un réseau très dense de délégués et de membres de comités, par l'« abdication » des contremaîtres (qui formèrent un syndicat indépendant) et par la croissance de l'influence du Parti communiste au sein de la section syndicale tout juste créée, Local 600. Mais la direction de Ford finit par récupérer l'essentiel de son autorité perdue au terme d'une longue bataille après la Seconde Guerre mondiale. La compagnie négocia avec l'UAW en 1946 une convention collective plus favorable. En 1947 elle anéantit le syndicat des contremaîtres. Puis au début des années 1950 elle entama un programme de décentralisation et d'automatisation qui détourna beaucoup d'emplois et de voitures des secteurs les plus militants de l'usine de River Rouge. Les efforts de l'entreprise pour regagner le contrôle des ateliers reçurent une aide indirecte de la direction nationale de l'UAW, qui se polarisait alors sur l'amélioration des salaires et des avantages sociaux au niveau de toute la firme. Ils bénéficièrent aussi de l'éclatement au sein du Local 600 de conflits politiques liés à la guerre froide, qui discréditèrent les militants d'orientation communiste et facilitèrent l'adaptation de la section syndicale au syndicalisme plus orthodoxe pratiqué par l'UAW à la fin des années 1950.

N. LICHTENSTEIN. — Life at the Rouge : a Cycle of shop Floor Power, 1941-1960.

The unionization of the Ford Motor Company's giant River Rouge complex ■ inaugurated a brief era during which workers held much of the power to détermine the pace and staffing of production. Their shop floor power was sustained by a dense System of stewards and committeemen, the « abdication » of the foremen, who formed their own independent trade union, and by the growth of Communist Party influence in the new Local 600. But in a protracted struggle after World War II, Ford management recaptured much of its lost authority. The company negotiated a more favorable UAW contract in 1946, smashed the foremen's union in 1947, and began a decentralization/automation program that shifted jobs and production away from the more militant units of the Rouge complex in the early. 1950s. Corporate efforts to rewin control of the shop floor were indirectly aided by the UAW national leadership, which focused its energies on company-wide monetary and fringe benefit contract improvements, and by the eruption of Cold War political conflicts within Local 600, which discredited Communist led militancy and facilitated the accommodation of the local to the UAW's more orthodox brand of unionism in the la te 1950s.


Livres reçus

Annali della fondazione Luigi Micheletti, 1/1985, Aspetti della societa Bresciana tra

la due guerre, Brescia, 1985, 434 p. J. BELLAMY, D. MARTIN, J. SAVILLE, Dictionnaire biographique du mouvement

ouvrier international. La Grande Bretagne, t. Il, Paris, Éditions ouvrières,

1986, 315 p. Adaptation de F. BÉDARIDA.

C. BLOCH, Le IIIe Reich et le monde, Paris, Imprimerie Nationale, 1986, 545 p. « Notre siècle ».

S. BONNET, Automne, hiver de l'homme de fer Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1986. Photos de R. Doisneau, G. Mangin, Françoise Poli, Thierry Speth, Pierre Verny.

R. BOYER, La théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, La Découverte, 1986, 143 p. « Agalma ».

M. BRANCIARD, La CFDT, Paris, PUF, 1986, 128 p. « Que sais-je ? ».

M. BRUGUIÈRE et alii. Administration et contrôle de l'économie 1800-1914, Genève, Droz, 1985, 169 p. « Hautes études médiévales et modernes ».

P. BURRIN, La dérive fasciste: Doriot, Déat, Bergery. 1933-1945, Paris, Seuil, 1986, 534 p. « L'univers historique ».

P. CASPARD-KARYDIS, A. CHAMBON, La presse d'éducation et d'enseignement, XVIIIe siècle - 1940. Répertoire analytique établi sous la direction de P. Caspard, t. III. Paris, INRP-CNRS, 1986, 555 p.

M. CHARZAT (dir.), Georges Sorel, Paris, Éditions de l'Herne, 1986, 387 p.

Comité d'Histoire de la Poste et des Télécommunications, L'oeil et l'oreille de la Résistance. Action et rôle des agents des PTT dans la clandestinité au cours du second conflit mondial, Toulouse, éditions Eres, 1986, 472 p. Préfaces de G. Longuet et L. Mexandeau.

Comité d'histoire de la Sécurité sociale. Colloque sur l'histoire de la Sécurité sociale (Poitiers, 1986), Paris, Association pour l'étude de l'histoire de la Sécurité sociale, 1986, 235 p.

Comité d'Histoire de la Sécurité sociale. Colloque d'histoire de la Sécurité sociale, Paris, Association pour l'histoire de la Sécurité sociale, 1986, 360 p.

M. DEGL'INNOCENTI, Le imprese coopérative in Europa, Pise, Nistri-Lischi, 1986, 314 p.

J.-R. DERRÉ, Regards sur le Saint-Simonisme et les Saint-Simoniens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon,.-1986, 206 p. « Littérature et idéologies ».

M. DOBRY, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, 1986, 319 p.

C. DUFOUR, M.-F. MOURIAUX, Comités d'entreprise : quarante ans après, Paris, Institut de Recherches économiques et sociales, 1986, VII-231 p. « Les dossiers de TIRES ».

C. EISENBERG, Deutsche und englische Gewerkschaften, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1986, 391 p. « Kritische Studien zur Geschichtswissenschaft ».

S. ELWITT, The Third Republic defended. Bourgeois reform in France, 1880-1914, Bâton Rouge, Louisiana State University Press, 1986, XVI-304 p.

Le Mouvement social, n° 139, avril-juin 1987, © Les Éditions ouvrières, Paris


LIVRES REÇUS 151

Étudiants du Centre de Formation des Journalistes, 7967 : le trou de mémoire, Paris, CFJ Info, 1986, 68 p. Préface de J.-P. AZEMA et J. MARSEILLE.

M. FERRO, M. RODIÈRE, L. SOLIMAN, 7956 ; la crise de Suez, Paris, La Documentation française, 1986, 64 p. + fac-similés. «Les médias et l'événement ».

A. FOURCAUT, Bobigny, banlieue rouge, Paris, Éditions ouvrières, Presses de la Fondation Nationale des Sciences politiques, 1986, 215 p., préface de A. PROST.

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G. HAUPT, J. JEMNITZ, L. VAN ROSSUM, Karl Kautsky und die Sozialdemokratie Sùdosteuropas. Korrespondenz, 1883-1938, Francfort, Campus Verlag,

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A. KASPI, Les Américains, Paris, Éditions du Seuil, 1986, 2 vol., 697 p. + XXII p. + XVIII p. « Points Histoire ».

M. KÖNIG, H. SIEGRIST, R. VETTERLI, Warten und aufrücken. Die Angestellten in der Schweiz 1870-1950, Zurich, Chronos Verlag, 1985, 648 p.

M. KRUK, G. LINGNAU, Daimler-Benz. Das Unternehmen, Mayence, Hase und Koehler, 1986, VII-339 p.

G. KURGAN-VAN HENTENRYK et J. STENGERS (dir.). L'innovation technologique facteur de changement (XIXe-XXe siècles), Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1986, 259 p.

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P.A. MANGOLTE, La vie privée des entreprises publiques, Paris, Les Éditions ouvrières, 1986, 162 p. « Mise au point Économie ».

R.J. OESTREICHER, Solidarity and fragmentation. Working people and class consciousness in Detroit, 1875-1900, Urbana-Chicago, University of Illinois Press,

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C. PETITFRÈRE, L'oeil du maître. Maîtres et serviteurs, de l'époque classique au romantisme, Bruxelles, Éditions Complexe, 1986, 251 p. « Le temps et les hommes. »

H. POHL, S. HABERTH, B. BRUNINGHAUS, Die Daimler-Benz AG in den Jahren 1933 bis 1945, Stuttgart, Steiner Verlag, 1986, VII-394 p. « Zeitschrift fur Unternehmensgeschichte Beiheft 47 ».

A. PROST, L'enseignement s'est-il démocratisé ? Paris, PUF, 1986, 206 p. « Sociologies ».

H. SIEGRIST, Pioniere der Sozial-partnerschaft. Geschichte des Angestellten-Hausverbände in der schweizerischen Maschinenindustrie, Zurich, Chronos Verlag, 1985, 107 p.

Studi Bresciani, 1-1986, Quaderni della fondazione Micheletti.


152 LIVRES REÇUS

J. TERMEAU, Maisons closes de province, Le Mans, Éditions Cénomane, 1986, 255 p. Préface de A. CORBIN et M. PERROT.

Villes en parallèle. Les crises de la banlieue aux XIXe et XXe siècles, emploi et résidence, Nanterre, Laboratoire de géographie urbaine de l'Université de Paris X, 1986, 269 p.

J.-C. VISSER, Bedrijfsbezetting. Het verleden van een nieuw actiemiddel (Histoire comparée des occupations d'usines en Italie en 1920, en France en 19361937, en Hollande de 1965 à 1983), Amsterdam, Stichting International Instituut voor Sociale Geschiedenis, 1986, IV-413 p. « IISG-Studies + essays » (avec résumés anglais et français).

S. WOOLF, The poor in western Europe in the Eighteenth and Nineteenth centuries, Londres, Methuen, 1986, 240 p.

E. ZARETSKY, Capitalism, the family and personal life, New York, Harper and Row, édition revue et augmentée, 1986, XII-163 p. « Perennial library ».

Sous la direction de Patrick FRIDENSON et André STRAUS

Le capitalisme français XIXe - XXe siècle Blocages et dynamismes d'une croissance

Éditions Fayard Textes réunis en hommage à Jean Bouvier

Jean-Claude DEBEIR, Jean-Paul DELÉAGE, Daniel HÉMERY

Les servitudes de la puissance Une histoire de l'énergie

Éditions Flammarion

Le gérant : Patrick FRIDENSON

Achevé d'imprimer par Corlet, Imprimeur, 14110 Condé-sur-Noireau

Dépôt légal : 7, N° 387

Commission Pa sse n° 38412


le mouvement social

Sont disponibles les numéros spéciaux suivants:

FRANCE EXPORT

Historiens américains et histoire ouvrière française, n° 76,

présentation de G. Haupt (en voie d'épuisement) .... 40,00 F 50,00 F

Le Monde de l'Automobile, n° 81, sous la direction de P. Fridenson

Fridenson 40,00 F 50,00 F

Réformismes et réformistes français, n° 87, présentation de

J. Juiliard 40,00 F 50,00 F

Aspects du socialisme allemand, n° 95, sous la direction de

Jacques Droz 40,00 F 50,00 F

Travaux de femmes dans la France du XIXe siècle, n° 105,

présentation de M. Perrot 40,00 F 50,00 F

L'atelier et la boutique, n° 108, sous la direction de H.-G.

Haupt et Ph. Vigier 40,00 F 50,00 F

Georges Haupt parmi nous, n° 111, présentation de M. Rebérioux 57,00 F 67,00 F

Petite entreprise et politique, n° 114, sous la direction de

H.-G. Haupt et Ph. Vigier 57,00 F 67,00 F

Ouvriers dans la ville, n° 118, sous la direction de Y. Lequin 57,00 F 67,00 F Entre socialisme et nationalisme : les mouvements étudiants

européens, n° 120, sous la direction de Y. Cohen et C.

Weill 57,00 F 67,00 F

L'usure au travail, n° 124, sous la direction d'A. Cottereau .. 57,00 F 67,00 F L'espace de l'usine, n° 125, sous la direction de M. Perrot .. 57,00 F 67,00 F Mouvements ouvriers espagnols et questions nationales, 1868-1936, n° 128, sous la direction d'A. Elorza, M. Ralle, C, Serrano 57,00 F 67,OOF

L'expression plastique au XIXe siècle, n° 131, sous la direction

de M. Rebérioux 57,00 F 67,00 F

Les nationalisations d'après guerre en Europe occidentale,

n° 134, sous la direction d'A. Prost 57,00 F 67,00 F

La bourgeoisie allemande. Un siècle d'histoire (1830-1933),

n° 136, sous la direction de J. Droz 57,00 F 67,00 F

Les CAHIERS DU MOUVEMENT SOCIAL et Collection «LE MOUVEMENT SOCIAL.,

Christianisme et monde ouvrier, études coordonnées par F. Bédarida

et J. Maitron 98,00 F

La Commune de 1871. Colloque universitaire pour la commémoration

du Centenaire de la Commune, Paris, 21-22-23 mai 1971 98,00 F

Langage et Idéologies. Le discours comme objet de l'Histoire, présentation de R. Robin 66,00 F

Mélanges d'Histoire sociale offerts à Jean Maitron 90,00 F

1914-1918. L'autre front, études coordonnées et rassemblées par P. Fridenson

Fridenson F

Mouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde arabe,

études coordonnées par R. Gallissot 98,00 F

Le patronat de la seconde industrialisation, études rassemblées par

M. Lévy-Leboyer 102,00 F

Jaurès et la classe ouvrière, études rassemblées par M. Rebérioux 90,00 F

L'ingénieur dans la société française, études rassemblées par A. Thépot 240,00 F

Les Universités populaires 1899-1914, par L. Mercier 120,00 F


Vincent FEROLDI

LA FORCE DES ENFANTS

Des Coeurs Vaillants à l'ACE

1928-987 ! Soixante ans d'histoire traversée par le Front populaire, a Seconde Guerre mondiale et la décolonisation...

Soixate années de vie d'une Eglise marquée par l'essor des mouvemnts d'Action Catholique, le concile Vatican II et la publication d l'encyclique Populorum Progressio sur le développement des peules.

Soixate ans pendant lesquels des enfants se mettent en mouvement autour des journaux Coeurs Vaillants, Ames Vaillantes, Fripoune et Mariette et Perlin et Pinpin.

Bousulé par la vie du monde, par une recherche permanente, né au ceur même de la vie des patronages, le mouvement Coeurs Vaillant-Ames Vaillantes de France se forge une identité qui l'amènea devenir l'Action Catholique des Enfants.

336 pages — 89 F

Pierre PIERRARD

ENRNTS ET JEUNES OUVRIERS EN FRANCE

(XIXe-XXe siècle)

L'ourage de Pierre Pierrard éclaire la vie de millions d'enfants et de junes du monde du travail, de la Révolution française à nos jots. L'historien nous raconte en détail leur vie quotidienne. Il nousait pénétrer dans les familles, les maisons, les rues, l'église, l'éole, l'atelier... N'y manquent même pas les pas de danse et les ons de flûte : fêtes et bals, jeux et loisirs, chants et manifestaons.

Cet une histoire merveilleusement mise à la portée de tous. Le lectur y trouvera des raisons de mieux comprendre pourquoi, deux cnts ans après 1789, enfants et jeunes en sont à promouvoir « Sur » révolution.

L'Ateur : Originaire de Roubaix, historien, Pierre Pierrard est professur honoraire à l'Institut Catholique de Paris et chroniqueur à La Coix.

Il a eçu le grand prix de la ville de Lille (1972) pour l'ensemble de sonoeuvre et notamment pour La vie ouvrière à Lille sous le Second Empire (Bloud & Gay) et le grand prix catholique de littérature 1984) pour : L'Eglise et les ouvriers en France : 1840-1940 (Hachete).

LES EDITIONS OUVRIERES

12, avenue Soeur-Rosalie 75621 Paris Cedex 13

ISSN 0027-2671