ANNALES
DE
L'UNIVERSITÉ DE GRENOBLE
COMITÉ DE RÉDACTION
MM. PETIT-DUTAILLIS, recteur, président.
CAILLEMER, professeur à la Faculté de droit. COLARDEAU, professeur à la Faculté des lettres. COTTON, professeur à la Faculté des sciences. DUMESNIL, professeur à la Faculté des lettres. KiLrAN, professeur à la Faculté des sciences. MICHOUD, professeur à la Faculté de droit. PORTE , professeur à l'École de médecine. TERMIER, professeur à l'École de médecine.
Secrétaires de la rédaction : MM. COLARDEAU ET CAILLEMER.
Prix de l'abonnement : France 12 fr.
Étranger...... 15 fr.
Prix du numéro 4 fr.
ANNALES
DE
L'UNIVERSITÉ DE GRENOBLE
TOME XXVII. — N° i.
GAUTHIER-VILLARS
Imprimeur-éditeur , „ PARIS
ALLIER FRERES
Imprimeurs-éditeurs
GRENOBLE
1915
NECROLOGIE
M. J. DE CROZALS
Le premier jour de l'année 1915, l'Université de Grenoble a été brusquement frappée par la perte d'un de ses membres les plus anciens, enlevé en quelques jours à peine, M. le professeur de Crozals, doyen honoraire de la Faculté des Lettres.
La Rédaction des Annales, en s'associant au deuil de l'Université, a le devoir de rappeler ici qu'il fut un de ses ouvriers de la première heure, ayant pris une part active à la fondation de ce recueil, dont il resta longlemps le collaborateur assidu.
Il ne nous appartient pas d'en dire davantage. C'est à la Faculté des Lettres, où il enseigna l'histoire pendant plus de trente ans (1881-1914) et dont il fut le doyen pendant dix ans (1899-1909), d'apprécier comme il convient le professeur et l'administrateur, et de rappeler les services éminents qu'il a rendus à l'Université de Grenoble. C'est d'ailleurs dans les Annales qu'une notice sur l'oeuvre de M. de Crozals a sa place marquée, et nous avons l'assurance de pouvoir la publier dans le courant de cette année.
En attendant, nous reproduisons ci-dessous les quelques mots d'adieu qu'avec l'autorisation de la famille, M. Morillot, doyen en exercice, a cru pouvoir, sans contrarier les volontés du défunt, adresser, le jour des funérailles, à son prédécesseur et ami.
« Bien qu'aucun discours ne doive être prononcé, je viens, avec l'autorisation de la famille, dire un mot, un simple mot, devant cette dépouille mortelle.
« Je ne veux pas laisser s'éloigner pour toujours mon vieux compagnon d'Université, aux côtés duquel j'ai vécu plus de trente années (trente années de labeur commun, d'amitié et de confiance réciproques), sans lui apporter un dernier adieu.
« Puisque vous avez désiré partir sans louange, mon cher de Crozals, je ne vous louerai pas. Le moment viendra, plus tard, de dire ce que vous avez été au milieu de nous, professeur séduisant et applaudi, historien et lettré de bonne race, administrateur éminent, collègue aimable et courtois, tendre père, grand-père exquis, bon Français, dont le fils, vers lequel va notre pensée émue, porte vaillamment votre nom sur les champs de bataille de Picardie. L'Université de Grenoble et la Faculté des Lettres, que vous avez passionnément servies, sauront remplir envers vous tout leur devoir de reconnaissance.
« Mais en ces heures graves que nous traversons, faites de deuils et d'espoirs, vous nous avez donné jusqu'à votre dernier jour un admirable exemple de travail utile et fécond, et aussi de foi invincible dans le succès définitif du droit. C'est cela seulement que je veux rappeler aujourd'hui. Comme vous, nous voudrons travailler sans cesse, et nous espérerons toujours. Comme vous, nous élèverons nos âmes, malgré les déchirements de nos coeurs, à la hauteur de celles de nos enfants qui luttent et qui meurent là-bas, pour que la France puisse vivre et poursuivre, dans la paix du monde, son idéal de justice et de beauté.
« Au moment où vous prenez le chemin du petit cimetière de Languedoc où vous allez reposer, telle est la forte leçon, la leçon d'hier, que vous nous laissez. Tel est aussi l'engagement que, pour mieux vous honorer, mon cher Doyen disparu, nous prenons ici devant vous. »
L'APPEL DE GUERRE EN DALPHINE
1er-2 AOUT 1914
Notes prises par les institutrices et les instituteurs des villages de l'Isère, de la Drôine et des Hautes-Alpes.
INTRODUCTION
Les journaux quotidiens ont décrit, à grands traits, l'attitude du peuple français au moment de la mobilisation de 1914. Les reporters ont dit ce qu'ils avaient vu dans les villes. Ils n'ont guère pu savoir comment les paysans — qui composent les trois quarts de nos armées — ont accueilli l'annonce de guerre, en quel état d'esprit ils sont partis pour la terrible lutte 1. A la campagne, l'instituteur et l'institutrice sont à peu près les seules personnes capables de rédiger les témoignages qui éclaireront là-dessus l'historien. L'intérêt de la présente publication est qu'elle se fonde sur de nombreuses notes, très précises, écrites au lendemain de la mobilisation par des instituteurs et institu1
institu1 cependant un article du fin observateur Pierre Mille : An Village, dans le Temps, numéro du 4 août 1914.
2 GH. PËTIT-DUTAILLIS.
trices de villages, dans une province française. Ces notes offrent entre elles des ressemblances frappantes. Un tel accord est à la fois un gage de leur exactitude et une preuve de la force morale qui a soutenu dès les premiers jours tous nos mobilisés dauphinois, depuis les rives du Rhône et de l'Isère jusqu'aux hameaux du Dévoluy et du Briançonnais. Des documents — très intéressants, il me semble — que je livre au public, je voudrais, en quelques pages, dégager cette unité d'impression '.
L'ultimatum de l'Autriche à la Serbie fut publié dans les journaux de Grenoble, de Lyon et de Marseille, qu'on lit en Dauphiné, le matin du 25 juillet. Il n'y avait pas besoin d'être grand clerc pour conclure à un danger de guerre générale, très grave et immédiat. Encore fallait-il l'habitude de lire les journaux quotidiennement et le loisir de s'informer de politique extérieure au moment de l'année où les récoltes sont mûres. Favorisés par un temps superbe, tous nos cultivateurs travaillaient aux champs du matin au soir, et ne rentraient chez eux que pour manger la soupe et dormir, harassés de fatigue. Ce n'est point le temps d'aller à l'auberge, entre voisins, lire le journal et causer politique. D'ailleurs beaucoup d'Alpins vivent dans des écarts, où les. journaux ne pénètrent jamais, et à peine le dimanche, ou les jours de marché, quelques-uns descendent-ils au'village. « Dans Tes fermes isolées, dans les hameaux reculés, remarque un instituteur, on est complètement ignorant des événements qui défrayent les conversations. »
1 II m'arrivera, très rarement d'ailleurs, de rapporter des faits qu'on ne retrouvera pas dans les pièces justificatives, parce que je n'ai pu éditer toutes les fiches que j'ai eues entre les mains. Ces fiches seront déposées aux Archrves départementales de Grenoble, de Valence et de Gap. Voir plus loin la Note de l'éditeur précédant les Documents.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 3
Enfin bien des cultivateurs ont en haute montagne un chalet, qu'ils ouvrent en été : une partie de la famille y reste plusieurs mois pour paître les bestiaux et fabriquer les fromages ; en ces solitudes, près de la limite des neiges éternelles, aucune rumeur ne parvient.
Le conflit austro-serbe, les tentatives de la diplomatie française et anglaise pour maintenir la paix, les articles pessimistes de la presse furent cependant connus et commentés dans les résidences de touristes, dans les gros bourgs, dans les villages qui bordent la voie ferrée ou avoisinent des centres importants, et dans ces petites agglomérations industrielles, créées par la « houille blanche », où l'usine reçoit des informations télégraphiques. En quelques endroits, la population devint vite « nerveuse ». On questionnait le facteur, on s'arrachait les journaux. A Rochegude, dès le 27 juillet, on parla sérieusement de la guerre prochaine. C'était jour de fête votive. Un concours de tir aux armes de guerre avait lieu. Un caporal réserviste déclara qu'il faudrait bientôt nettoyer les fusils et les renvoyer. « On verra, ajouta-t-il, comment les socialistes sauront tirer sur les Allemands ! » Les jours suivants, les Rochegudiens lurent avidement les journaux. Le 31 juillet, à sa dernière classe, l'instituteur annonça aux enfants que des jours d'épreuve allaient commencer et, avant de donner la volée a ses élèves, il leur fit chanter la Marseillaise.
Le cas de ces villages, où l'on suivait de près les événements, est. en somme exceptionnel. Plutôt que les nouvelles des agences et les articles hésitants et contradictoires de la presse, ce furent les indispensables mesures de précaution prises par le Gouvernement qui semèrent un sentiment d'inquiétude, de plus en plus précis à mesure que la semaine avançait. Partout les permissionnaires furent invités à rejoindre leur corps. Ici un bataillon en manoeuvres quitta subitement son cantonnement et reprit la route de Grenoble. Là des gardes forestiers, des ouvriers selliers, des maréchaux-ferrants reçurent un ordre d'appel. Les maires, les gardiens des cabines téléphoniques
4 CH. PETIT-DUTAILLIS.
furent avertis .de rester à leur poste. Le 31 juillet, les gardes des voies et communications commencèrent à être convoqués, et les propriétaires d'animaux et voilures classés furent discrètement avisés de se tenir prêts pour une réquisition éventuelle.
A Gaudissard, hameau des Hautes-Alpes, « on commence à parler de guerre, note l'institutrice. En allant au marché à Guillestre, les hommes ont appris qu'il y a « quelque trouble » en Europe : ils ne savent pas au juste ce que c'est. Des soldats sont venus, pendant la semaine, examiner les bêtes. » Leur visite donne sérieusement à réfléchir. Les gens répètent : « Ça va mal. » A Gaudissard, cependant, personne ne croit une guerre possible.
Les paysans qui ont entendu parler de la crise partagent à peu près unanimement cette conviction. N'a-t-elle pas été celle de beaucoup de Français instruits, jusqu'au soir du 30 juillet ? Presque tout le monde, chez nous, écartait le cauchemar de la guerre. A Cognin, les villageois répétaient que nulle nation ne voudrait prendre la responsabilité d'une pareille boucherie. Telle était la commune façon de penser, à la ville comme à la campagne. A celte raison d'espoir, inspirée par le bon sens et le progrès des moeurs, les citadins et les gens de loisir ajoutaient des raisonnements sur les systèmes d'alliance, sur les intérêts de l'Angleterre et de l'Italie. Nos paysans, pour la plupart, n'en pensaient pas si long et avaient d'autres soucis. Au Châteaud'Ancelle, dans le Champsaur, l'institutrice constate que les habitants « savent par ouï-dire qu'on se bat quelque part, très loin, en Serbie, mais personne ne suppose que la France soit obligée d'entrer dans le conflit ». Les gouvernements arrangeront tout cela ; c'est leur affaire. La France n'est pas menacée. Il ne s'agit pas de se rompre la tête avec la politique, quand c'est le moment de sulfater les vignes, de couper les foins et de cueillir la lavande. Quelques-uns soupçonnent que les journaux exagèrent, pour augmenter leur vente. Près de Serres, un maire de village enverra un exprès dans la montagne pour avertir un réserviste. L'exprès sera mal reçu. « Que me chantes-tu là ?
L APPEL DE GUERRE EN DAUPHINE. 5
Va le faire croire à d'autres ! — Mais c'est le maire qui m'envoie. — On veut se moquer de moi : tous ces bruits de guerre, ce sont des blagues de journaux. Laisse-moi travailler. Au revoir ! » Il faudra un nouveau message pour que l'incrédule se décide à descendre.
Le matin du 1er août, au courrier du matin, une foule de territoriaux reçoivent des ordres individuels de départ pour la garde des voies ferrées et des ponts. Aux confins de la France et de l'Italie, il y a une petite panique. Le train qui part à midi 45 de Briançon pour Gap est encombré de familles qui ont évacué les villages de la frontière. Tout le long de la ligne de Gap, les gares sont déjà gardées militairement, et les habitants viennent aux abords prendre des nouvelles. « Ils me laisseront bien finir de rentrer mes gerbes », dit l'un. Un autre s'écrie : « Que ça casse au plus tôt, cette attente est insupportable ! » Mais on veut croire encore à une simple alerte, à des essais partiels de mobilisation, qui prouveront que la France est prêle. Pour distraire les femmes qui ont les larmes aux yeux, on lance des plaisanteries.
Dans l'après-midi, les paysans se sont répandus dans les champs, et ils ne songent plus qu'à leur travail. Presque partout, la nouvelle officielle de la mobilisation générale va les étonner comme un coup de foudre,
II
Entré 4 heures et 5 heures et demie du soir, les communes possédant le télégraphe ou le téléphone reçoivent la dépêche du Ministre de la Guerre : « Ordre de mobilisation générale. Le premier jour de la mobilisation est le dimanehe 2 août 1914. » Puis on voit arriver « en trombe » les gendarmes, dans des automobiles réquisitionnées, ou bien au galop de leur cheval : ils parcourent la campagne pour porter l'ordre dans les com.munes dépourvues de poste télégraphique et téléphonique, et
0 GH. PETIT-DUTAILLIS,
dans toutes ils distribuent les affiches de mobilisation et de réquisition, donnent des explications, stimulent parfois un. maire peu dégourdi.
L'ordre de mobilisation, dès sa réception, a été placardé à la porte de la mairie. A Saillans, le maire, M. Maurice Faure, y a ajouté une courte proclamation. A Rochegude, on a hissé le drapeau municipal. Pour avertir les cultivateurs dispersés aux alentours, le garde champêtre bat le tambour, ou bien il prend un clairon ou une trompe ; et dans toutes les églises et les chapelles, le sonneur fait retentir le tocsin. Au long des riches vallées où les villages voisinent et où les moindres bruits se propagent dans les airs silencieux, les cloches se répondent à coups pressés, d'église à église, et le tambour roule comme un coup de tonnerre lointain.
Les paysans courbés au travail, se relèvent et consultent l'horizon. Leur première idée est qu'un incendie a éclaté. Le feu ! L'instituteur de Montvendre nous dit que les pompiers sont rentrés chez eux et ont revêtu précipitamment leur uniforme. Mais, se souvenant de soixante-dix — septante, comme ils disent — les vieux déclarent : « Non ! c'est la guerre. » Les jeunes gens gagnent le village au pas de course.
La place de la Mairie est maintenant pleine de cultivateurs, de femmes, d'enfants, accourus par tous les chemins, et qui s'interpellent. Des moissonneurs ont encore leur faucille en main. Le maire monte sur le perron et, très ému, fait connaître l'ordre de mobilisation. Un profond silence suit sa lecture. « Les habitants de Monléglin, raconte l'instituteur, sont d'abord frappés de stupeur. Malgré les menaces de l'Allemagne, jusqu'au dernier moment, on avait cru au maintien de la paix. On y était tellement habitué depuis quarante-quatre ans ! On ne pouvait se faire à l'idée qu'il existât un être humain capable de déchaîner une si épouvantable catastrophe. » Partout, un sentiment d'étonnement profond, de consternation domine. Puis les femmes commencent à pleurer et à gémir : « Mon Dieu ! Qu'allons-nous devenir ? — Où ce Guillaume nous met ! » Que
LAPPEL DE GUERRE EN DAUPHINE. 7
-faire sans le père de famille ? Comment rentrera-t-on les récoltes 1 ? Les enfants, qui avaient d'abord trouvé ce branle-bas très intéressant, ont maintenant l'intuition d'un malheur ; les plus jeunes, en voyant leurs mères pleurer, se mettent à crier. Mais les pères se sont vite ressaisis. De longs siècles de vie dure et de dangers imprévus ont donné à cette race un imperturbable sang-froid. Partout, institutrices et instituteurs notent le calme des hommes. Ils font taire les femmes et les enfants, leur donnent quelques paroles d'encouragement et se mettent à s'occuper de leurs affaires. Réservistes et territoriaux rentrent chez eux, prennent leur livret militaire, lisent le fascicule de mobilisation, regardent les affiches qu'on vient de poser dans le village et vont à la mairie consulter les autorités, pour s'assurer qu'ils ne font pas d'erreur sur le jour de leur appel. Les habitants des hameaux et des écarts commencent à arriver ; plusieurs apportent au savetier une paire de chaussures qu'ils veulent faire ressemeler. Dès la première heure, tous les mobilisés se sont mis à préparer le départ.
Le jour décroît. Quelques-uns, appelés « sans délai », s'en vont déjà. La plupart, ayant un ou deux jours de répit, causent de l'événement et échangent leurs impressions. On se réunit devant les affiches, ou bien au cabaret. La gravité de la population est signalée partout. On ne voit pas de gens boire un coup de trop, pour se donner soi-disant du coeur ; pendant ces jours de mobilisation, si on rencontre par hasard un ivrogne, on le regarde avec humeur. Dans les groupes, on discute posément. Et d'abord on pèse les termes de la dépêche officielle. L'opinion générale est qu'il ne faut pas s'alarmer. Mobilisation ne veut pas dire déclaration de guerre. Une guerre qui embraserait l'Europe ne peut pas éclater. L'Allemagne reculera. Mais cette
1 Quelques instituteurs ont eu l'heureuse idée d'indiquer le nombre des mobilisés. A Beaufort (Isère) ils sont 86 pour une population de 450 habitants, soit 19 %. A Monteynard (Isère), la proportion est de 11 % ; â. Viriville (Isère), 14 % ; à Prelles, hameau de la commune de Saint-Martin-de-Queyrières (Hautes-Alpes), 12 % ; à Poligny (Hautes-Alpes), 14 %.
8 CH. PETIT-DUTAILLIS.
impression optimiste n'empêche pas de réfléchir sur les responsabilités de la crise présente.
Les propos qu'échangent nos paysans prouvent que lentement, en ces dernières années, il s'est formé une opinion publique sur la situation internationale. De cette situation, on ne connaît que les traits généraux, mais c'est assez pour que les provocations théâtrales de Guillaume II et les appétits pangermanistes s'opposent, dans la pensée populaire, aux intentions évidemment pacifiques de la France. « Nous n'aurions jamais attaqué l'Allemagne. — H y a longtemps que l'Allemagne cherchait à faire la guerre. — L'Allemagne voulait la guerre. » On définit même très exactement les raisons de cet esprit belliqueux. A Alixan, les uns disent : « C'est Guillaume, ce sont ses généraux qui veulent la guerre » ; les autres : « Ces Allemands veulent notre or et notre pays. » Désirs de la caste militaire, convoitises économiques : nos paysans ont parfaitement discerné les deux mobiles qui mettent en marche le peuple agresseur. A Vatilieu, on se promet de résister à l'Allemand, s'il veut « ravir notre calme et la richesse de nos campagnes ». Les femmes de Saint-Chaffrey traduisent la. même pensée avec des mots concrets et pittoresques : « Oh ! les... d'Allemands ! Ils veulent notre pays ! Ils ont faim ! », et les gens d'Avançon ont trouvé cette formule qu'ils répètent en riant : « Faut pas que les Prussiens viennent nous manger notre soupe. » On ne récrimine point contre la Serbie : quand on parle d'elle, ce qui est rare, c'est pour la plaindre. On voit très nettement que ses démêlés avec l'Autriche n'auraient point suffi à allumer une guerre européenne, et que le conflit a d'autres causes, qui nous touchent très directement. On ne pense plus qu'à l'Allemagne, au péril immédiat que nous fait courir sa perpétuelle fringale. Il s'agit de ne pas lui laisser dévorer encore une partie de la France. Sans doute, « les choses vont s'arranger » ; mais « s'il faut aller, eh bien ! on ira ».
Ici le caractère dauphinois manifeste ce qu'il contient de grandeur. Il a ses défauts, mais il se relève et s'ennoblit par son
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 9
vieil attachement à la liberté. Il est précisément à l'opposé du caractère allemand, mélange de servilité à l'égard des forts et de brutalité à l'égard des faibles, de mysticisme désordonné et d'obéissance passive. Nos montagnards ne sont point des exaltés ; chez eux, peu d'élans mystiques •; mais ils ont le goût de l'indépendance et de l'égalité, et une fierté ombrageuse qui n'exclut pas des dehors courtois. L'arrogance prussienne leur fait hausser les épaules, quand elle ne leur fait pas serrer Tes poings. Depuis les affaires du Maroc, tant de menaces répétées ont créé au fond de leur coeur une sourde exaspération, qui maintenant devient consciente et monte à la surface. Contre la meute dressée par les officiers hobereaux et lancée, à coups de fouet, sur la France, ils sont prêts à se dresser et à se battre avec une colère froide, « farouches comme des ours », ainsi que le dit un d'entre eux.
Dès cette première journée, l'union nationale s'est tout d'un coup réalisée. La politique est à peu près oubliée. A peine deux ou trois instituteurs ont-ils noté, non sans ironie, quelques épaisses balourdises sur les prétendues causes secrètes de la guerre 1. Les propos d'un ancien maire, que son échec aux dernières élections a rendu bilieux, et qui crie que la mobilisation va coûter « un milliard » sans servir à rien, paraissent négligeables. On trouve que « le gouvernement fait bien de tenir la France prête, parce que l'Allemagne doit l'être ». La « loi de trois ans » n'a plus que des partisans. Les antimilitaristes notoires et les socialistes se déclarent prêts à marcher. Le curé ne dit pas de mal du gouvernement, et, coude à coude avec l'instituteur, il circule dans les groupes, affirme que la victoire est certaine. Une institutrice des Hautes-Alpes nous rapporte sa cordiale rencontre avec le desservant de la paroisse. « Depuis, ajoute-t-elle, il me passe sa Croix, je lui donne mon Radical. » De même, s'éteignent les vieilles inimitiés personnelles. Au
1 Nous n'avons pas cru opportun de publier ces documents, qui n'ont guère d'importance que pour la i^sychologie de 1' « avant-guerre ».
10 CH. PET1T-DUTAILLIS.
village, il y a quelquefois des voisins, des parents, qui habitent porte à porte et ne se parlent plus depuis vingt ans. Aujourd'hui, ils se serrent les mains, et celui qui reste promet à celui qui s'en va d'aider à la récolte.
La nuit est tombée. Après un souper hâtif, les réservistes préparent un paquet de linge et d'effets. Le chef de famille donne des instructions pour la tenue de la ferme et la rentrée des moissons. On ne songe guère à se coucher. Il y a encore des réunions dans la rue, au café. On parle plus haut que cette aprèsmidi. « Le diapason des conversations se hausse, remarque l'instituteur de Montjoux, l'exaltation est extrême dans la soirée. » Aux fenêtres des mobilisés, la lampe brillera très tard. Presque toute la nuit, on entend des bruits de voix et de pas.
Partout l'appel des réservistes est terminé avant l'aube. Dans les montagnes des Hautes-Alpes, il y a plus de cinquante communes qui ont de 3.000 à 16.000 hectares d'étendue, et sur la partie habitable de cette superficie sont dispersées des dizaines, des vingtaines de hameaux, parfois davantage. Pour prévenir les mobilisables jusque' dans les chalets, des messagers de bonne volonté, des jeunes gens du chef-lieu, l'instituteur, le maire lui-même, sont partis avant le coucher du soleil, emportant des copies du télégramme officiel et quelques affiches ; quelques-uns ont pris un clairon et un tambour. Ils ont heurté aux portes des chaumières endormies ; parfois les habitants refusaient, au premier instant, de croire la tragique nouvelle, n'ayant rien su des événements de la semaine. Dans la commune de Névache, qui s'étend sur 16.653 hectares, à 1.600 mètres d'altitude et plus, aux confins du Briançonnais et de l'Italie, beaucoup de réservistes étaient dans la haute montagne, pour la fenaison. Avertis au milieu de la nuit, ils se rendirent, en hâte à Névache, mangèrent et burent, firent leur paquet, dirent adieu à leur famille et gagnèrent immédiatement Briançon.
Les messagers ne visitèrent que les chalets où ils savaient rencontrer des réservistes. Une jeune femme de Névache, qui était allée dans la montagne et avait laissé son mari au village,
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 11
trouva la maison vide quand elle redescendit. L'homme était parti à la caserne et le cheval avait été réquisitionné. Elle restait seule avec six petits enfants ; il lui fallut sécher vite ses larmes et se mettre à la besogne.
III
Le 2 août, on délaissa le jeu de boules, passe-temps classique des dimanches dauphinois. Les mobilisés qui ne partaient point le jour même se hâtèrent de moissonner ou de faucher, ou parcoururent les environs pour assurer à leur famille l'aide d'un ouvrier agricole. Les vieilles gens, les femmes et les enfants se rendirent en grand nombre aux gares, ou allèrent s'asseoir aux croisements de routes, pour saluer ceux qui partaient.
Toute la journée, dans les vallées du Rhône, de l'Isère et de la Durance, passent des trains innombrables, pavoises et ornés de verdure, bondés de mobilisés qui rejoignent leur régiment, plus tôt même qu'il ne leur est ordonné. Le nombre des manquants sera insignifiant, et souvent nul ; les insoumis et les déserteurs, profitant de l'amnistie, viendront se présenter dans les gendarmeries pour être incorporés. Aux Thiébauds de Séchilienne, un estropié part, clopin-clopant, pour savoir à la caserne ce qu'on peut faire de lui.
Les jeunes montagnards se sont entendus, de village à village, pour défiler ensemble sur les routes. A Suze-la-Rousse, on a organisé solennellement le départ en commun : sur la place du -Ghamp-de-Mars, comme à l'époque où la Convention déclarait la Patrie en danger, on a dressé une table ornée de drapeaux tricolores, et les cinquante mobilisés qui doivent partir le 3 août viennent s'inscrire ; les propriétaires de voitures se chargent de les. conduire gratuitement à la gare de Saint-Paul-Trois-Châteaux. Le lendemain, à 5 heures du matin, devant la foule qui se découvre et salue, le signal du départ est donné par un sergent qui occupe la première voiture, un drapeau à la main.
12 OH. PETIT-DUTAILLIS.
La stupeur produite par l'appel du 1" août s'est complètement dissipée. La lumière s'est faite dans les esprits. Les sentiments de surprise et d'angoisse, les espérances de paix, ont fait place à l'acceptation du sacrifice. Les femmes elles-mêmes, malgré leurs inquiétudes et leur douleur, ne sont pas loin de convenir qu'une « bonne correction fera du bien aux Allemands ». Les vétérans de soixante-dix sont très entourés et écoutés. Quelquesuns ont été blessés ou captifs, et racontent leurs anciennes misères. Aux Petits-Robins-de-Livron, un d'eux conseille aux jeunes gens de prendre garde : « Ce sera dur ! Je les connais. Ils sont nombreux. Méfions-nous surtout des pièges qu'ils vont nous tendre. » A Saint-Pierre-d'Argençon, l'instituteur cause avec un ancien voltigeur de la Garde, blessé à Gravelotte, qui s'écrie :
« Ah ! si j'étais valide et plus jeune, vous pouvez croire que j'irais volontiers me venger de ce qu'ils m'ont fait. »
— « Ce que vous ne pouvez faire, répond l'instituteur, vos fils et tous les Français le feront pour vous. »
— « Mon seul désir est de voir la France victorieuse avant de mourir. »
A Aspres-sur-Buccb, un villageois de quatre-vingts ans dit de même : « Ah ! si je pouvais voir l'Alsace et la Lorraine à la France avant de mourir ! »
Ces vieux montagnards parlent peu, et depuis quarante-quatre ans ils avaient voilé de silence leurs cruels souvenirs, leurs rancunes personnelles et leur humiliation civique. Les voici maintenant qui renouent la tradition, et disent des mots qu'on n'entendait pas souvent dans nos campagnes : revanche, AlsaceLorraine...
A Saint-Michel-de-Saint-Geoirs (en Isère), à La Saulce (près de Gap), les réservistes déclarent aussi qu'ils « essaieront de prendre la revanche de soixante-dix » et un ancien élève de l'école de Notre-Dame-de-Commiers dit à son ancien instituteur, en l'embrassant à la gare, qu'il désire « ne revenir que lorsque l'Alsace et la Lorraine auront été rendues françaises ». Pensait-on qu'au
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 13
fond de nos Alpes ces espérances dormaient dans l'âme des jeunes gens ? Ce serait mal connaître nos Dauphinois que de s'en étonner. Depuis cinq siècles, celte race de bons soldats ne s'est jamais désintéressée de la vie nationale, n'a jamais supporté aisément 4es désastres qu'à pu subir la France. De nulle de nos provinces il n'est plus vrai de dire que les Français ne se consolent pas d'être vaincus, et que la défaite pèse sur leur coeur jusqu'au jour où ils la vengent.
Sans doute, le Dauphiné est à la frontière d'un grand Etat, depuis de longues années engagé dans la Triple-Alliance. Mais l'attente d'une invasion italienne a été, au mois d'août dernier, tout à fait brève, et limitée, ce semble, au Briançonnais et à TEmbrunais. Les instituteurs de l'Isère et de la Drôme n'en parlent point dans leurs notes. Les nombreux Transalpins employés dans les usines et les entreprises du Dauphiné vivaient en bon accord avec la population. On aurait trouvé absurde une lutte avec l'Italie. Les ennemis, pour les Dauphinois, c'était bien les fils des vainqueurs de soixante-dix, et leur empereur, le matamore qui parlait tout le temps de son inoubliable grandpère, de sa poudre sèche et de sa cuirasse étincelante.
Il faut en finir ! Que ce soit en Isère, dans la Drôme ou les Hautes-Alpes, c'est toujours la même phrase qui vient aux lèvres de nos mobilisés, au moment du départ : « Il faut en finir une fois pour toutes avec ces Allemands ! — On voyait bien qu'un jour il faudrait en venir aux mains. — Nous ne pouvions plus vivre ainsi. — S'il faut y aller, on ira, ils nous querellent depuis assez longtemps. — Il faut que cela finisse, il y a assez longtemps que cela balance. — Ce n'est pas trop tôt qu'on aille un peu leur tâter le pouls, il y a assez longtemps qu'ils nous agacent. — Nous nous dérangerons, mais ce ne sera pas pour rien : il y a assez longtemps qu'ils nous embêtent ! » A SaintChafîrey, près de Briançon, l'instituteur a entendu un paysan dire : « Depuis quarante-quatre ans, la France s'incline devant l'Allemagne. Ils nous ont fait toutes sortes d'affronts. La France a été trop faible. La guerre, il la fallait. Il faut que cela-finisse. »
14 CH. PÈtlT-bUTAlLLtS.
A Tallard, dans le Gapençais, le boulanger, tout en faisant sa dernière fournée avant de partir, commente la proclamation du Gouvernement : « La mobilisation n'est pas la guerre... Elle apparaît, comme le meilleur moyen d'assurer la paix dans l'honneur... » Il n'en est point satisfait : « Ah non ! Ils nous ont assez craché sur la figure comme ça depuis quarante ans ! Il vaut mieux aujourd'hui que plus tard, et qu'on n'en parle plus ! »
On croit d'ailleurs que la guerre sera courte : « Dans deux mois, pour les semailles \ » — « Aux vendanges !» — « Avec les engins actuels, une guerre ne peut durer longtemps. » Un habitant de Montgardin, qui a évidemment beaucoup d'imagination, n'hésite pas à affirmer qu'avec les armes qu'on a, « celte guerre peut être finie en vingt-quatre heures. » On est persuadé qu'elle sera victorieuse. C'est une impression unanime : « Nous les aurons, les casques à pointe ! — Ce ne sera pas comme en septante ! — La France est prête ! — Au reste, nous ne sommes pas seuls : nous avons des amis, on nous aime. » On compte sur l'Angleterre, et « la puissante Russie ».
Les jeunes réservistes sont dans l'enthousiasme. Un d'eux écrit à son ancienne institutrice : « Je pars content ; vous consolerez mes parents. » Ils chantent joyeusement et plaisantent. Certains parlent de « manger une salade de Prussiens » et de « serrer la main aux Teutons avec une fourchette ». Mais plus encore que cette exubérance, est rassurante la gravité des pères de famille. Ils expriment avec tranquillité leur regret de quitter leur femme et leurs enfants, et d'abandonner la moisson commencée. Ils regardent tristement les bêtes réquisitionnées, qui vont_partir. Mais ils ajoutent : « Puisqu'on veut nous opprimer, nous saurons nous défendre. » Les vieilles gens, non plus, ne récriminent. A Sainl-Martin-de-Queyrières, un paysan, qui a vu partir ses deux fils, confond dans sa pensée, avec une naïveté touchante, le sacrifice de ses enfants et le sacrifice de son bétail : « J'ai donné mes fils à la Patrie, dit-il ; mon mulet-a été réquisitionné ainsi que deux de mes vaches, il ne m'en reste qu'une,
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 15
mais je la donnerai encore si c'est nécessaire. Quant à moi, j'en aurai toujours assez pour vivre. »
Dans nos bourgs industriels, les ouvriers sont trépidants. La vie de l'usine et de la rue, les prêches socialistes, tendent les nerfs de cette population. Qu'un grand choc comme celui-ci l'ébranlé, elle s'exaspère. La duplicité des socialistes allemands, leur stupéfiante alliance avec la caste militaire, ouvrent les yeux de nos ouvriers sur le but précis qu'il faut atteindre à l'heure présente, celui qui attire et va fixer l'effort de toute la France ; ils y marcheront avec courage et avec colère. A Vizille on m'a raconté que, autant les cultivateurs des environs se montraient calmes, autant les habitants du bourg « vibraient ». Un d'eux, connu pour ses opinions antimilitaristes, parlait de tout exterminer. Au moment du départ, sa femme, se jetant à son cou, lui fît jurer de ne pas tuer les femmes et les enfants.
Qu'avaient-ils promis là-bas, au moment du départ, les tortionnaires qui ont pratiqué la guerre d'épouvante ?
IV
•Si grandes que soient leur confiance dans la bonne cause et leur espérance de prompte victoire, nos mobilisés savent que la lutte sera sanglante, et que beaucoup d'entre eux ne reviendront pas. Ils ont tous conscience des raisons qui rendent nécessaire leur dévouement : en bref, il faut se défendre. Beaucoup ont découvert aussi qu'ils n'allaient pas seulement se battre pour euxmêmes, mais pour une fin qui dépasse la présente génération. Sans se donner le mot, d'un bout à l'autre du Dauphiné, des montagnards ont à la bouche, pour exprimer la même pensée, des paroles presque identiques. L'instituteur de Saint-Cassien, près de Rives, écoute causer les mobilisés et note ce propos : « S'il faut faire la guerre, nos enfants au moins ne la feront plus. » — A Recoubeau, dans le Diois, ils déclarent en partant : « Nous allons au combat, pour nos enfants, qui pourront travailler en paix. »
16 CH. PÊTIT-ÛUÏAILLIS.
— Non loin de là, à Saint-Andrô-de-Rosans : « Puisqu'il fallait que cela arrive, autant vaut-il y aller et en finir avec ce peuple : ce sera fait pour nos enfants. » — A Manse, dans le Champsaur, ils disent. : « Enfin nos enfants seront plus tranquilles que nous » ; et à Saint-Chaffrey, dans le Briançonnais : « Le plus tôt, c'est le meilleur, nos enfants seront libres. » Ainsi parlent les pères qui s'en vont. Pour expliquer le sacrifice de ceux qui n'ont pas encore fondé une famille, un jeune villageois du Gapençais trouve une parole admirable ; Augustin, le fils de l'aubergiste de Salérans, part deux heures après l'annoncé de la mobilisation, il embrasse sa mère et lui demande de sécher ses larmes : « Il ne faut pas pleurer, dit-il. Il le fallait. Ceux qui viendront après nous seront plus heureux. »
Ch. PETIT-DUTAILLIS.
DOCUMENTS
NOTE DE L'ÉDITEUR
J'avais invité, au début de la, guerre, les instituteurs et les institutrices de l'Académie de Grenoble à prendre des noies sur les événements dignes de mémoire auxquels ils assistaient. M. le Ministre de l'Instruction Publique a jugé utile de communiquer mes instructions à tout le personnel primaire 1 et a prescrit te versement, dans les Archives départementales, des fiches qui auront été envoyées aux Inspecteurs d'Académie par les instituteurs de leur ressort; un double sera déposé dans les Archives de la commune 2. On peut espérer que dans beaucoup de régions cet appel aura été entendu, et qu'il se constituera ainsi un répertoire de renseignements locaux sur la vie populaire en France pendant la guerre.
C'est parmi les centaines de fiches dressées par les instituteurs non mobilisés et les institutrices de l'Isère, de la Drame et des Hautes-Alpes, pendant les derniers mois de l'année 1914, que j'ai glané les notes et récils ci-dessous publiés sur la journée du 1" août elle départ des réservistes. Il ne m'a pas 'été communiqué de fiches concernant les villages du Graisivaudan, de la Chartreuse, du Bas-Dauphiné (arrondissements de Vienne et La Tour-du-Pin). Mes informations personnelles me permettent
1 Circulaire aux Recteurs, 1S septembre 1914.
2 Circulaire aux Préfets, 27 décembre 1914.
18 CH. PETÎT-DUTAILLIS.
d'affirmer que là comme ailleurs la mobilisation s'est faite avec ordre, rapidité et entrain.
J'ai dû adopter un classement assez artificiel, par départements, arrondissements et cantons. Cependant il permettra au lecteur de saisir la physionomie, à la fois une et diverse, de l'événement du 1" août, depuis la région ensoleillée et toute méridionale de Montélimar et de Saint-Paul-Tr•ois-Châteaux, depuis les rives du Rhône et les bourgs qui longent la grande ligne de Paris-Marseille, jusqu'aux confins franco-italiens.
Il m'a été impossible, à mon regret, de publier, toutes les fiches que j'avais entre les mains. J'ai dû faire un choix, souvent un peu arbitraire ; mes exclusions ne signifient nullement que les documents omis manquent d'intérêt : ils confirment les autres, et on les consultera avec profit dans les Archives où ils seront gardés. Il m'a fallu enfin me borner, très souvent, à des extraits, et raccourcir quelque peu les documents que j'ai imprimés, pour éviter des redites. Mais je n'ai fait là qu'un travail d'abréviation, un travail d'éditeur scrupuleux, qui se garde de modifier là signification du document; il est inutile de dire que je n'ai pas changé un mot des propos que nos instituteurs déclarent avoir entendus dans les villages ; le pittoresque et la profondeur de certaines de ces paroles n'étonneront nullement ceux qui ont causé souvent avec des paysans.
Ch. P.-D.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 19
I
Département de la Drôme.
1. Rochegude '. — [Dès le 27 juillet, des bruits alarmants se répandent : le conflit austro-serbe a obligé le gouvernement français à prendre des mesures de précaution.] C'était jour de fête votive. Un adjudant était venu faire une visite à des parents : il rejoignit immédiatement son corps. Un concours de tir aux armes de guerre, organisé par la société Les Enfants de Rochegude, avait lieu. Quelques bons tireurs se rendirent au stand pour faire encore quelques séries « avant de tirer sur les Boches ». Un caporal réserviste, membre de la société de tir, dit qu'il faudrait bientôt nettoyer les armes et les renvoyer. Il ajouta : « Eh bien ! puisqu'il le faut, nous irons,- et l'on verra comment les socialistes sauront tirer sur les Allemands. »
Vendredi 31 juillet. On sent que la mobilisation approche :
beaucoup de monde à l'arrivée du courrier pour lire les journaux. Le soir, les élèves de l'école de garçons, avant d'entrer en vacances, écoutent attentivement leur maître, qui leur recommande, en cas de mobilisation, de se montrer fermes,- d'aider leurs parents et leurs amis, et, en cas de guerre, de supporter vaillamment cette rude épreuve... Debout, ils chantent la Marseillaise.
[Le 1" août, vers 16 h. 50, la dépêche de mobilisation générale est affichée au bureau de poste de Rochegude] : « Circulaire de mobilisation. Circulaire d'extrême urgence. Circulaire recommandée. Ordre de mobilisation générale. Le premier jour de. la mobilisation est le dimanche 2 août 1914. » Immédiatement, de tous les coins du village arrivent les personnes qui ne travaillent pas aux champs : institutrices, instituteur, curé, receveur buraliste, etc. Chacun dit : « Enfin ! Ce n'est pas encore la guerre. Espérons que ce malheur sera évité. » Mais on n'a qu'une confiance médiocre en ces paroles, qu'on prononce machinalement, ému presque jusqu'aux larmes. Le receveur buraliste, ancien gendarme, dit : « Vous allez voir un gendarme apportant les plis de la mobilisation. » Tout le monde se tourne vers l'entrée du village, du côté de la route de Suze-laRousse. Cinq minutes après, on voit arriver, au triple galop de son
1 Arrondissement de Montélimar, canton de Saint-Paul-Trois-Châteaux ; 730 habitants; 124 mètres d'altitude.
20 NOTES D'INSTITUTEURS.
cheval, le brigadier de gendarmerie, qui se dirige, toujours à la même allure, vers la mairie.
[Le maire arrive. 11 donne l'ordre de sonner le tocsin et de battre la générale, et fait hisser à la mairie le drapeau de la commune. Les affiches sont posées.] Des champs arrivent les travailleurs, qui se rendent chez eux, pour consulter leur livret militaire. Les travaux exécutés au château de Rochegude, où cinquante ouvriers sont occupés, sont suspendus immédiatement. Les ouvriers d'art, la plupart Italiens ou Parisiens, commencent à faire leurs malles.
On soupe rapidement, pour aller ensuite dans la rue bien éclairée et pleine de monde. Le temps est splendide, le ciel étoile. On n'y fait pas attention ; toutes les pensées sont tournées vers la guerre. Dans un va-et-vient rapide, chacun fait ses provisions, règle ses affaires urgentes. On s'arrête dix minutes, un quart d'heure, pour échanger quelques paroles. On entend beaucoup de ces phrases : « Ce n'est pas encore la guerre, ça peut s'arranger. — Le gouvernement fait bien de tenir la France prête, parce que l'Allemagne doit l'être. — Grâce à la loi de trois ans, nous avons assez de troupes de couverture pour effectuer tranquillement notre mobilisation. » On pense peu à l'Italie. Chacun fait montre d'une certaine tranquillité, qui au fond n'est que relative. Un membre de la société de tir dit à l'instituteur : « Moi, j'ai appris à bien tirer. Si la guerre éclate, j'espère me tirer d'affaire. » On n'entend aucune plainte, aucune récrimination 4.
2.-Suze-la-Rousse 2. — Le dimanche 2 août, à 15 heures, sur l'initiative de M. B..., boucher, une réunion a lieu en plein air sur la place du Champ-de-Mars. Plus de cent personnes se pressent autour, d'une table ornée de drapeaux tricolores, et cinquante mobilisés se font inscrire pour le départ du lendemain, tandis que huit propriétaires s'offrent pour les transporter gratuitement à SaintPau 1-Trois-Châteaux. On fixe le départ à.5 heures.
Le 3 août, à 4 h. 30, la place du Champ-de-Mars est pleine de monde. La majeure partie de la population est là, malgré l'heure matinale. Elle a tenu à saluer ses vaillants enfants avant leur départ pour la guerre : la grande guerre, car elle ne se fait pas d'illusion. Tous les mobilisés sont présents, chaussés de neuf, la' musette gonflée de vivres par une main prévoyante.
A 5 heures précises, M. Paul P..., sergent-major artificier de réserve, en uniforme, prend place dans la première voiture et
1 Extraits du récit de M. Ferréol, instituteur.
s Arrondissement de Montélimar, canton de Saint-Paul-Trois-Châteaux 1.201 habitants ; 129 mètres d'altitude.
L APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 21
donne le signal du départ. Il tient haut et ferme un drapeau tricolore. Les mains se tendent une dernière fois, les têtes se découvrent. Le silence est impressionnant et l'émotion gagne tous les coeurs. Le départ s'effectue dans le plus grand ordre,:.
3. Pont-de-Barret -. — La mobilisation, annoncée par le tocsin, a produit une certaine émotion dans la population féminine. Les hommes, pour la plupart occupés aux travaux des champs, sont rentrés chez eux très calmes et se sont immédiatement mis en mesure de répondre à l'appel. Ils sont tous partis avec courage, consolant ceux qui restaient et n'ayant aucune crainte sur le succès final et le triomphe de la bonne cause \
4. Montjoux *. — 1" août. Journée d'attente angoissée pour l'adjoint faisant fonction de maire et pour moi. Dès 8 heures du matin, par téléphone, nous sommes priés de ne pas nous éloigner, en vue de graves éventualités. Nous ,n'en disons rien pour ne pas jeter l'alarme parmi la population. Chaque sonnerie du téléphone, près duquel nous sommes installés en permanence, nous agite. A 16 h. 40, la fatale dépêche. L'adjoint, bouleversé, renonce à garder les récepteurs. Il m'appelle à l'appareil, j'écris la dépêche. Quelques copies sont faites et, par bicyclistes, expédiées dans les principales agglomérations. A 17 heures, arrive en trombe une automobile. Un gendarme en descend et remet à la mairie des affiches.
La population est dans les champs. Intriguée par les allées et venues des bicyclistes et les signes qu'ils font en agitant les affiches, elle quitte ses travaux et accourt principalement au hameau de La Paillette, où est la mairie. Les habitants lisent et sont consternés. Les femmes pleurent. Les enfants comprennent et cessent de jouer.
Un terrible concert de malédictions s'élève contre les auteurs de la guerre, que l'on devine sans peine inévitable. Le diapason des conversations se hausse. Chacun exhale sa haine farouche de l'Allemagne. Les âmes s'élèvent^ les résolutions s'affirment, énergiques. On se" battra sans merci. Le ton monte toujours, l'excitation est extrême dans la soirée. Un mobilisé a déjà revêtu ses habits militaires, et la population, si abattue quelques heures auparavant, vibre
1 M. Solérieu, instituteur. — A Picrrelatte, chef-lieu du canton voisin, M. Euat, instituteur, note également la « virile résolution » des mobilisés.
2 Arrondissement de Montélimar, canton de Dieulefit ; 707 habitants ; 270 mètres d'altitude.
* 5I1IC Itoyannais, institutrice.
* Arrondissement de Montélimar, canton de Dieulefit ; 265 habitants ; 475 mètres d'altitude.
22 NOTES D'INSTITUTEURS.
admirablement. L'on devine que l'humeur belliqueuse de nos ancêtres revit tout entière : c'est avec enthousiasme que Ton partira. Les vétéians de 1870 ne sont pas les moins ardents. Us se mêlent aux jeunes, regrettent d'être si âgés et de ne pouvoir mettre leurs bras au service de la patrie. Journée inoubliable ' !
5. Nyons 2. — La population, quoique préparée depuis plusieurs jours à la guerre par la presse, apprit la fâcheuse nouvelle avec une sorte de stupeur. J'ai vu quelques femmes pleurer. Les hommes avaient l'air triste, mais décidé 3.
6. Laborel 4. — Depuis quelque temps déjà, les gens étaient inquiets. Les nouvelles apportées par les journaux n'étaient pas pour apaiser les esprits, surexcités par la lâcheté de l'Autriche attaquant le petit peuple serbe. On espérait toujours que la tentative faite par l'Angleterre pour éviter la guerre éloignerait le conflit. Vain espoir.
[A la nouvelle de la mobilisation générale, les habitants, tout d'abord] se lamentent et se livrent à des imprécations contre Guillaume II. Mais ils reprennent leurs esprits, pensent aux malheurs dont la France est menacée, s'encouragent les uns les autres et se promettent de faire leur devoir 5.
7. Cornillon 6. — [L'annonce de la mobilisation par téléphone produit quelque désarroi. Les habitants, indécis, ne savent que faire. C'est un maréchal des logis de gendarmerie qui va guider les habitants]. Vers les 7 heures du soir, M. Hustache, maréchal des logis de la brigade de gendarmerie de Rémuzat, arrive à Cornillon. Il prie M. le maire de faire sonner les cloches, battre le tambour, et de réunir les habitants à la mairie. En peu de temps, presque tous les gens présents au village sont rassemblés. Brièvement M. Hustache définit la mobilisation, engage les hommes qui sont sous les drapeaux à consulter les fascicules de leur livret et indique ce que les mobilisés doivent emporter'.
1 M. Girard, instituteur.
2 Chef-lieu d'arrondissement; 3.507 habitants; 262 mètres d'altitude.
3 M. Roux, instituteur.
4 Arrondissement de Nyons, canton de Séderon ; 297 habitants ; 823 mètres d'altitude.
B M. Nicolas, instituteur.
8 Arrondissement de Nyons, canton de Rémuzat ; 210 habitants ; 547 mètres d'altitude. 7 M. Pinet, instituteur.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 23
8. Bellegarde '. •— La mobilisation est annoncée le 1er août, à 5 heures et demie du soir. On sonne le tocsin. Aussitôt un grand nombre de personnes quittent leurs travaux agricoles et se rendent à la mairie. On est très émotionné. Soudain la Marseillaise retentit, mêlée aux cris de : « A Berlin ! A Berlin ! A bas Guillaume ! Vive la France ! » Beaucoup de femmes pleurent. Tous les partis sont confondus dans le plus pur patriotisme s.
9. Recoubeau 3. •— Les mobilisés se sont mis en route avec empressement, gaîté. Leurs épouses les encourageaient. Pas de pleurs, pas de scènes pénibles. On aurait dit qu'ils parlaient pour une fête. La mobilisation n'a étonné personne : « Nous allons au combat pour nos enfants, qui pourront travailler en paix. Nous ne pouvons plus rester sous les menaces de guerre. Si la guerre n'avait lieu cette année, elle aurait lieu dans deux ou trois ans. Il faut en finir une fois pour toutes. » Les affiches de l'autorité militaire ont toujours été respectées K
10. Menglon 5. — Bien que prévue, la mobilisation a causé une certaine stupeur. Mais bientôt chacun a repris son sang-froid, et c'est au chant de la Marseillaise que les hommes de l'active et de la réserve se sont dirigés vers la gare '.
11. Saillans !. — Pendant les derniers jours de juillet, une certaine nervosité se manifeste dans la population. Les attroupements sur la place du Fossé deviennent plus nombreux et plus animés. On discute avec vivacité sur la marche des événements : « Il ne peut pas y avoir de guerre européenne, dit-on, elle serait trop meurtrière. L'Allemagne et l'Autriche reculeront devant une pareille responsabilité. » On entend aussi des avis contraires. Les personnes qui croient que la guerre est inévitable pensent qu'elle
1 Arrondissement de Die, canton de La Motte-Chalancon ; 24S habitants ; 870 mètres d'altitude.
2 M. Jean, instituteur.
* Arrondissement de Die, canton de Luc-en-Diois ; 267 habitants ; 500 mètres d'altitude.
* M. tiarnier, instituteur.
* Arrondissement de Die, canton de Châtillon-en-Diois ; 720 habitants; 688 mètres d'altitude.
* M. Michel, instituteur.
' Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Die ; 1.606 habitants ; 326 mètres d'altitude.
24 NOTES D'INSTITUTEURS. "
sera de courte durée : deux mois, trois au plus ; leur opinion est basée sur le perfectionnement des armes et sur la durée de la guerre de 1870.
L'ordre le plus parfait ne cesse jamais de régner.
Le samedi 1" août, au courrier de 9 heures, arrivent les ordres de convocation des personnes qui doivent garder les voies des chemins de fer. Au train'suivant, à 11 h. 45, descendent à la gare les gardiens du secteur de Saillans. Ils sont en tenue civile ; ils s'habillent et s'équipent à la gare même, où l'on a débarqué, à l'instant, vêtements et fusils. On les voit bientôt sortir dans des costumes bigarrés : veste de civil et pantalon rouge, chapeau de feutre et capote. Malgré la gravité des événements, ils rient eux-mêmes de cet accoutrement.
A 4 heures du soir, M. Maurice Faure, vice-président du Sénat, maire do Saillans, reçoit la dépêche ministérielle annonçant la mo-. bilisation générale. Il en fait immédiatement afficher le texte, suivi de cette proclamation : « Le maire, connaissant le patriotisme des citoyens de Saillans, est assuré qu'ils accompliront avec calme et confiance leurs devoirs de bons Français. Vive la France ! Vive la République ! »
Aux premiers sons du tambour, les portes des maisons s'ouvrent, on accourt. La lecture est écoutée au milieu d'un silence solennel; elle est terminée, et on écoute encore. On se regarde avec stupeur. Mais peu à peu chacun se rend à l'évidence. Les mères, les épouses, ne peuvent retenir leurs larmes. Cependant on n'entend pas un cri, pas une récrimination. C'est avec le plus grand calme, avec la conscience du devoir à remplir, que les premiers appelés font leurs préparatifs. Tous sont certains de la victoire et comptent sur un prompt retour. Les départs s'effectuent aux jours dits. On ne signale aucun incident '.
12. Puy-rSainl-Martin 2 • — Tous ceux que j'ai pu voir ont accepté leur devoir sans murmurer. « Il y a longtemps que l'Allemagne cherchait à faire la guerre à la France. On voyait bien qu'un jour il faudrait en venir aux mains. » Voilà le résumé des conversations que j'ai entendues 3.
1 M. Lapeyre, instituteur'.
2 Arrondissement de Die, canton de Crest-Sud ; 613 habitants ; 202 mètres d'altitude.
3 Mmc Métafiot, institutrice. — A Beaufort, canton de Crest-Nord, l'instituteur note que la population, le 1er août, est très calme, d'une belle tenue morale. L'instituteur de Roynac, canton de Crest-Sud, n'a observé qu'une seule défaillance, due peut-être à un état maladif.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 25
13. Petiis-Robins-de-Livron '. ■-— Depuis plusieurs jours, les journaux font prévoir la guerre contre l'Allemagne. Dans le village, c'est l'unique objet de toutes les conversations. Les prévisions les plus fantaisistes se font jour. Personne ne s'élève contre la guerre. La journée du 1" août est calme. On attend. Brusquement, vers 5 heures, un clairon sonne. Mobilisation générale ! Quoique prévue, cette nouvelle cause une grosse émotion dans le village. Les paysans abandonnent leurs travaux et accourent ; les ménagères, les enfants, s'assemblent dans les rues. Devant les affiches surtout, des groupes se forment. On discute avec passion les chances de chaque nation. Pour tous, la victoire est certaine. « La guerre était inévitable, dit l'un. — Elle est même nécessaire, ajoute un autre. Nous ne pouvions plus vivre ainsi. » Assentiment général. « Elle ne sera pas longue », répèle-l-on dans tous les groupes. Des vieux parlent longuement de la dernière guerre et escomptent une revanche éclatante qu'ils n'espéraient plus. Un vétéran de 70, qui fut prisonnier de guerre et interné à Spandau, prononce gravement : « Ce sera dur ! Je les connais. Ils sont nombreux. Méfions-nous surtout des pièges qu'ils vont nous tendre. » En somme, journée de grosse .émotion. Mais aucune récrimination, aucune plainte 2.
14. Monfvcndre 3. — Lorsque le tocsin sonne, les pompiers croient à un incendie, et la plupart accourent revêtus de leur costume. Sur_ le perron de la mairie, lecture est donnée par le maire de l'ordre de mobilisation générale. Jusqu'à 11 heures du soir, les habitants défilent devant les affiches. Aucun murmure, aucune note discordante '.
15. Hostun \ — Le décret ne fut une surprise pour personne. Tocsin aux deux églises, roulement de tambour. Beaucoup d'hommes accourent à la mairie : aucun cri; des visages pâles, mais résolus. Curé et instituteur, confondus dans la foule, exhortent au courage. On entend de tous côtés : « Allons-y! Il faut en finir! » Cette première journée est ici simplement héroïque °.
1 Arrondissement de Valence, canton de Loriol, commune de Livron ; 315 habitants. Livron est a 217 mètres, près des bords du Rhône ; la commune compte 3.905 habitants.
2 M. Boisse, instituteur.
3 Arrondissement de A'alence, canton de Chabeuil ; 762 habitants ; 245 mètres d'altitude.
* M. Dorelon, instituteur.
5 Arrondissement de Valence, canton de Bourg-de-Péage ; 76S habitants ; 325 mètres d'altitude. ,
" M. Demeure, instituteur. — L'instituteur d'Alixan, dans le même canton,
26 NOTES D'INSTITUTEURS.
16. Clérieux '. — La publication de l'ordre de mobilisation n'a pas surpris la population. Pas de cris, pas de gaieté déplacée, mais un calme et une résolution qui impressionnaient. Les quelques antimilitaristes de la localité ont manifesté en cette circonstance les meilleurs sentiments !.
17. Châtillon-Saint-Jean 3. — Le 2 août, il y a toute la journée .grande animation sur la place. M. B... [un gros propriétaire du pays, qui dans la suite ouvrira très généreusement sa bourse] et l'instituteur parcourent les groupes et réconfortent ceux qui en ont besoin : « Partez sans crainte, mes amis », dit M. B... aux pères de famille soucieux, « vos femmes et vos enfants ne manqueront de rien. Il y a du blé, des pommes de terre et de l'argent à la maison, il y en aura pour tous. M. le maire, M. l'instituteur et moi veillerons à tout, nous vous le promettons. » Ces bonnes paroles ont le don de ramener la gaîté et le courage dans tous les coeurs \
18. Chantemerle-de-Tain 5. — Le télégramme arrive à 16 h. 47. L'émotion est grande, mais les gens sont maîtres d'eux-mêmes. Pas un cri. Ordre parfait ".
19. Châteauneuf-de-Galaure '. — La dernière semaine de juillet fut une semaine d'inquiétude. Les informations de la presse lais»- saient envisager la possibilité d'un conflit. Les journaux arrivés le 1" août furent encore plus pessimistes que ceux des jours précédents. Les gens s'attroupaient dans les rues, se réunissaient dans les cafés, oubliant leurs occupations habituelles. On entendait des conversations animées, d'où s'exhalait une colère sourde contre les deux empereurs responsables de la guerre, l'empereur d'Autriche
a entendu ces propos : « Ces Allemands veulent notre or et notre pays. — C'est Guillaume, ce sont ses généraux qui veulent la guerre. »
1 Arrondissement de Valence, canton de Romans ; 1.164 habitants ; 179 mètres d'altitude.
2 M. Aymé, instituteur.
3 Arrondissement de Valence, canton de Romans ; 7S6 habitants ; 194 mètres d'altitude.
* M 116 A. Perrot, institutrice.
5 Arrondissement de Valence, canton de Tain ; 777 habitants ; 197 mètres d'altitude.
6 M. Blanc, instituteur.
r Arrondissement de Valence, canton de Saint-Vallier; 1.233 habitants; 343 mètres d'altitude.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 27
et surtout l'empereur d'Allemagne. [La mobilisation fut annoncée à 5 heures du soir]... Le village demeura bruyant jusqu'à une ■heure avancée. Peu de gens dormirent cette nuit-là '.
20. Epinouze '-. — Depuis plusieurs jours, le public lit avidement les journaux. Les esprits réfléchis sentent que la guerre est imminente. Dans la matinée du 1" août, des voyageurs arrivant de Lyon annoncent que des troupes sont déjà parties pour être dirigées sur la frontière, et que l'ordre de mobilisation sera donné dans l'aprèsmidi.
[La nouvelle officielle arrive à 5 heures du soir.] A cette heure grave, on lit l'inquiétude et la tristesse sur tous les fronts. Les mères" et les épouses pleurent, les mobilisables consultent à la hâte leur livret pour se rendre compte du jour de leur départ. Un certain nombre se rendent à la mairie, où le secrétaire leur donne les renseignements nécessaires. Le toscin sonne, le tambour bat, et bientôt tous les habitants sont prévenus. A la veillée, grande affluence dans les cafés. Tous expriment leur confiance dans la lutte qui va s'engager 5.
21 Hauterives 4. — La moisson s'achève dans une pénible'atmosphère.:, l'inquiétude plane sur nos campagnes.
Le 1" août, à 16 h. 29, M. le maire reçoit par télégramme l'ordre de mobilisation. Immédiatement il fait prévenir les hameaux, sonner le tocsin et battre du tambour. A 17 heures, les gendarmes de Moras apportent en automobile 20 affiches, qui sont aussitôt apposées aux endroits prévus.
Sur toutes les routes qui convergent vers le village, arrivent en costume de travail les piétons et les bicyclistes. Us ont jeté la faux et laissé la gerbe en javelles. Beaucoup, déjà, ont songé au départ, car ils apportent leurs chaussures au cordonnier. On se presse en silence autour des affiches. L'émotion est grande ; les femmes pleurent : on les console en leur faisant espérer que la déclaration de guerre ne se fera pas.
1 Sans nom d'auteur. — A La Motte-de-Galaure, même canton, l'ordre de mobilisation fut « un coup de foudre pour la population ».
2 Arrondissement de Valence, canton du Grand-Serre ; S75 habitants ; 215 mètres d'altitude.
' M. Delhomme, instituteur. •—• L'institutrice de Moras, près Epinouze, signale là « force morale des mères et des épouses » et l'enthousiasme des mobilisés, succédant â la consternation première.
* Arrondissement de Valence, canton du Grand-Serre ; 1.747 habitants ; 336 mètres d'altitude.
'28 ■ NOTES D'INSTITUTEURS.
Les cafés se remplissent. On parle maintenant avec animation. Chacun envisage son départ avec sang-froid ; personne ne manquera à l'appel.
Toute la nuit, des bruits de voix et de pas remplissent le village d'une animation extraordinaire. A l'aube, les départs commencent. Les mobilisés partent bravement, un petit paquet sous le bras, en chantant la Marseillaise ; ils quittent ceux qui les rejoindront bientôt, en leur disant : « Au revoir ! Au champ d'honneur ' ! »
II Département de l'Isère.
22. Roybon 2. — Les maréchaux et les forgerons réservistes ont reçu leur ordre d'appel le 1er août, à 9 heures du matin. Il se forme dans les rues des groupes d'hommes silencieux.
La dépêche arrive à 4 h. 45 du soir. Les femmes pleurent ; les hommes sont angoissés, mais pleins de résolution et d'espoir, et prodiguent les paroles d'encouragement : « Mobilisation ne veut pas dire la guerre », déclarent-ils. A la porte de la mairie, il se forme un gros rassemblement devant les affiches. On dit : « Puisqu'il faut partir, on partira 3. »
23. Viriville*. — Les affiches de mobilisation furent apportées par les gendarmes à 5 heures du soir. Le tocsin et le tambour prévinrent les habitants. Ce fut d'abord un sentiment de stupeur. On ne croyait pas encore à la guerre. Le grand départ eut lieu le lundi 3 août. Presque tous les hommes partirent sans verser une larme, avec une belle résolution virile. Point de retardataires et d'insoumis à signaler. La mobilisation s'effectua avec le plus grand ordre et au milieu de chants patriotiques 5.
1 La fiche est signée : les instituteurs et institutrices d'Hauterives.
2 Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Saint-Marcellin ; 1.560 habitanl s ; 500 mètres d'altitude.
3 M. Prudhomme, instituteur.
* Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Roybon ; 1.417 habitants ; 360 mètres d'altitude. 5 M. Rozier, instituteur.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 20'
24. Beaufort '. — L'ordre de mobilisation arrive à 5 heures- du soir. Petits rassemblements devant les affiches ; émotion des anciens et des femmes ; visage grave des hommes. « Ce n'est pas trop tôt », dit un réserviste. Partout le calme, la conscience de la gravité de l'heure, mais aucune récrimination -.
25. Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs 3. — Les habitants du bourg, qui en général lisent les journaux, comprennent que la situation s'aggrave tous les jours. Ceux des hameaux, occupés à leurs travaux agricoles, ne se doutent de rien. Le 1" août, la dépêche annonçant la mobilisation générale est publiée. Au bruit du tambour et au son du tocsin, une grande animation se produit dans les rues. La gendarmerie remet'contre reçu 13 affiches à la mairie; le maire et le secrétaire se préoccupent de les faire placarder immédiatement. La colle est fabriquée à la hâte par le boulanger R..., Dans lès hameaux, on envoie des jeunes.gens à bicyclette. M. B. .., rentier, offre son automobile. A 5 heures, l'affichage est terminé. En même temps, la gendarmerie requiert des automobiles pour porter rapidement les affiches dans les autres communes du canton. Un notaire, un fabricant de soieries, un médecin, un autre habitant, se divisent le travail. L'affichage ne sera pas retardé. Chacun comprend la gravité de la situation. La nouvelle de la mobilisation générale a 'été accueillie avec calme et sang-froid. Jusqu'à une heure avancée les rues restent animées : les habitants des hameaux viennent aux renseignements '.
26. Saint-Siméonrde-Bressie.ux 5. — L'annonce de la mobilisation n'a pas été une surprise. Depuis le commencement de l'alerte, la population était informée, de jour en jour, par les dépêches qui arrivaient à l'usine Girodon 0. Dès le vendredi, ces dépêches fai1
fai1 de Saint-Marcellin, canton de Roybon ; 442 habitants ; 214 mètres d'altitude.
2 Sans nom d'auteur. On ajoute les renseignements suivants : à la fin de l'année 1914, sur les 442 habitants, ont été mobilisés : 12 soldats de l'armée active (II en bonne santé, 1 blessé et guéri) ; 3S de la réserve de l'active, tous sur le front (dont 3 tués, 2 disparus, 7 blessés et guéris, 1 mort de la fièvre typhoïde, 1 malade de la fièvre typhoïde) ; 36 de la territoriale, dans les dépôts ou sur le front (tous en bonne santé).
2 Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Saint-Marcellin ; 1.570 habitants ; 395 mètres d'altitude.
* M. Guyonnet, instituteur.
* Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Saint-Etienue-de-SaintGeoirs; 2.173 habitants; 378 mètres d'altitude.
6 Moulinage et tissage de soie.
30 NOTES D'INSTITUTEURS.
saient prévoir la guerre.. Lorsque le tocsin et le clairon ont annoncé l'ordre de la mobilisation générale, la foule s'est rendue sur la place pour lire les affiches. Beaucoup de femmes pleuraient. Les hommes étaient pleins d'indignation et de colère contre l'Allemagne. Quelques vieux ayant pris part à la guerre de 1870 rappelaient leurs souvenirs et exprimaient leur haine et leur rancune. Mais tous avaient du courage et ne doutaient pas du succès de la France. Us pensaient même que la guerre serait courte f.
27. Saint-Michel-de-Saint-Geoirs 2. — Depuis quelques instants nous étions sortis de classe, quand le bruit se répand que le maire venait de recevoir l'avis de mobilisation générale. Le tocsin sonne. Les habitants sortent en courant de leurs maisons. Ceux qui étaient aux champs se dépêchent de rentrer. Chacun se dirige vers la mairie. La phrase que l'on entend le plus souvent est celle-ci : « Les Allemands nous .attaquent,- mais nous allons prendre la revanche de 70 3. »
28. Plan 4. — Surpris en pleins travaux de moisson par l'ordre de mobilisation générale, à 16 heures et demie, les habitants, qui presque tous travaillaient dans leurs champs, se sont un instant affolés ; mais tout s'est ensuite passé bien régulièrement. Les mobilisés de notre paisible localité ne sont pas partis avec l'enthousiasme de leurs camarades des grands centres, mais plutôt résignés, par devoir patriotique 5.
29. Sillans 6. — Depuis le début de la semaine, l'extrême tension des rapports diplomatiques a fait planer l'inquiétude sur tout le village. Beaucoup veulent se persuader que le conflit est écarté. D'autres semblent accepter la pire éventualité, de gaieté de coeur.
Quelques dépêches concernant les réquisitions de chevaux, les premiers appels de la nuit du vendredi 31 juillet, dissipent toute illusion. La population entière est haletante. La veillée se prolonge,
1 M. Emery, instituteur.
2 Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Sainl-Etienne-de-SaintGeoirs ; 406 habitants ; 5(i0 mètres d'altitude.
3 M 11» Idelon, institutrice.
' Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Saint-Etienne-de-SaintGeoii's ; 229 habitants ; 560 mètres d'altitude.
B M. La fond, instituteur.
" Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Saint-Etienne-de-SaintGeoirs ; 1.012 habitants ; 400 mètres d'altitude.
. L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 3l
fébrile, dans cette nuit tiède d'été. Le samedi matin, nouvelles de plus en plus alarmantes ; les appels se multiplient. On sent l'imminence du péril. L'ordre de mobilisation générale, parvenu par dépêche un peu avant 5 heures, fait se dresser tout le village. Les ateliers se vident, les cultivateurs se hâtent de revenir des champs. Partout des groupes devant les affiches, mais peu de commentaires : on est atterré. Les mobilisables s'inquiètent du jour de leur départ. En ce grave moment, plus de socialistes, plus d'antimilitaristes 1.
30. La Frette -. — L'ordre de mobilisation générale fut publié au son du tambour, vers 5 heures du soir. Il causa, sur le moment, une profonde stupéfaction. Puis ce furent les exclamations des appelés, les cris des femmes : « C'est la guerre ! On va y aller ! — Que va-t-il arriver ? Nos hommes vont partir ! » Toute la soirée fut extraordinairement animée. Dans les cafés, les hommes entonnèrent des chants patriotiques 3.
31. Rives 4. — Le 1" août, les bruits les plus contradictoires circulent. Un personnage politique affirme qu'il n'y aura pas de guerre, que derrière toute cette agitation se dissimule une manoeuvre financière.
[Lorsque la mobilisation est annoncée officiellement], personne ne récrimine. On sent chez tous un calme résolu. La phrase qui revient toujours est celle-ci : « Il fallait que ça finît ; ça dure depuis trop longtemps. On ira carrément ! »
La mobilisation s'est effectuée avec la plus grande régularité. Tous les réservistes et territoriaux, sans exception, ont rejoint leurs régiments respectifs. Sept insoumis et un déserteur, profitant de la loi d'amnistie, se sont présentés volontairement à la gendarmerie de Rives et accomplissent actuellement leur devoir militaire 6.
1 Mme Martin, institutrice.
2 Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Saint-Etienne-de-SaintGeoirs ; 1.190 habitants ; 430 mètres d'altitude.
3 M. Mouchet, instituteur. — Dans le même canton, à Brezin, Saint-Geoirs, Sardieu, le tocsin surprit la population occupée aux travaux des champs. A Saint-Geoirs, on crut à un incendie, car personne n'ajoutait foi aux bruits de guerre. L'instituteur de Bressieux note que les habitants, d'abord atterrés, reprirent assez vite leur sang-froid habituel.
* Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Saint-Marcellin; 3.105 habitants; 360 mètres d'altitude. ' Sans nom d'auteur.
32 NOTES D'INSTITUTEURS.
32. Sainl-BIaise-du-Buis'. — Au moment de l'affichage de la mobilisation générale, le l"r août, un membre de l'Action libérale a exprimé en public, près de la mairie, l'opinion que la guerre était nécessaire. Comme il fallait s'y attendre, les personnes présentes ont protesté.
La mobilisation s'est faite régulièrement, et chacun, bravement, s'est conformé à son ordre d'appel. Il n'y a pas eu de réfracta ire=.
33. Saint-Cassien 3. — Le samedi 1" août 1914 sera une date mémorable pour notre petite commune. Les bruits avant-coureurs de graves événements n'avaient pas ému cette paisible population rurale, et des groupes de travailleurs se hâtaient comme d'habitude à la moisson ou près des vignes.
A 4 heures et demie, une automobile arrive en trombe devant la mairie. Deux gendarmes en sortent. Ils ont l'ordre de mobilisation et les plis cachetés qu'il faut de suite ouvrir. La cloche sonne le tocsin, le tambour résonne. Un immense frisson secoue la campagne. La nouvelle vole de bouche en bouche. Des groupes se forment, silencieux. Sur les routes, les jeunes gens dévalent à bicyclette, vers Voiron, pour avoir les nouvelles.
Dans un unanime élan, les petites querelles oubliées, les divergences d'opinion mises de côté, tous fraternisent. On cause : « Mobilisation n'est pas déclaration de guerre. Tout peut s'arranger. — S'il faut faire la guerre, nos enfants, au moins, ne la feront plus 4. »
34. Renage c. — Dans la tristesse poignante de cette heure tragique, le spectacle qu'offre le pays est un réconfort pour tous : l'union de tous les Français se fait dès le premier jour. La mobilisation s'accomplit dans un ordre admirable. Un seul mobilisable de la commune ne peut rejoindre son corps et pour cause : il s'est cassé la jambe il y a quinze jours.
Les instituteurs non mobilisables sont présents à leur poste et donnent leur concours empressé, aux autorités civiles et militaires 0.
1 Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Rives ; 538 habitants ; 403 mètres d'altitude.
2 M. Buénerd, instituteur.
3 Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Rives ; 533 habitants ; 300 mètres d'altitude.
* M. Dufeu, instituteur.
s Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Rives ; 2.511 habitants ; 350 mètres d'altitude.
6 M. Revol, instituteur. — Les impressions des instituteurs de Beaucrois-
L'APPEL DE GUÈRÎIÉ EN DAUPHINÉ. 33
35. Saint-Paul-d'Izeaux'. — Depuis quelques jours, on écoutait fiévreusement les appels téléphoniques, on attendait avec impatience l'arrivée des journaux. A 4 heures du soir, les gendarmes arrivent, porteurs des affiches de mobilisation, qu'on placarde dans les hameaux. Le tocsin sonne ; autant que la sinistre nouvelle, il contribue à ébranler les nerfs. La place publique s'emplit. Le sentiment d'une catastrophe sans précédent étreint les coeurs. Les femmes pleurent : « Qu'allons-nous devenir ? » Les hommes arrêtent net leurs lamentations pour garder intact leur courage. La première émotion passée, quel bel élan de générosité ! Les femmes, qui se sont déjà ressaisies, rassurent les hommes : « Ne t'inquiète pas, nous ferons ce que nous pourrons. » Chacun veut être courageux et y arrive.
Je note quelques sentiments assez généraux. D'abord un sentiment que j'appellerai celui de la revanche : haine des Allemands, -haine des vainqueurs de 1870, haine du peuple orgueilleux qui tint depuis longtemps la guerre suspendue sur la France comme une épée de Damoclès. Il faut en finir. « S'il faut y aller, on ira, ils nous querellent depuis assez longtemps. » Chacun croit à la victoire. La guerre est un grand malheur, mais : « Nous sommes prêts ; nous avons pour nous aider la puissante Russie : on les corrigera comme ils le méritent... » Au fond, on ignore la force des ennemis. On croit à une guerre très rapide : « Dans deux mois, pour les semailles ! » est le cri d'adieu 2. '
36. Vatilieu 3. — 1" août. Deux autos viennent de stopper sur la place de l'Eglise ; deux gendarmes en descendent précipitamment en criant : « Ordre de mobilisation générale ! Qu'on avertisse le sonneur et le garde !» — « La guerre ! La guerre ! s'écrient plusieurs personnes terrifiées. La guerre pour de bon !» — « Pas encore tout à fait ! »
Déjà la petite cloche du village égrène les notes d'alarme qui font dans l'air, avec celles des cloches lointaines et le roulement du
saut, Charncclcs, Izcaux, Sainl-Jean-de-Moirans, dans le même canton, sont analogues. A Charnècles, dit l'institutrice, il est à remarquer que les mères de famille furent les plus courageuses. A lzeaux, on entend constamment cette phrase : « Eh bien! puisqu'il faut aller, on ira! »
1 Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Tullins ; 365 habitants ; 500 mètres d'altitude.
2 M. Rebeu. instituteur. — M. Rebeu insiste sur l'authenticité des mots placés entre guillemets.
3 Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Tullins ; 345 habitants ; 600 mètres d'altitude.
3
34 NOTES D'INSTITUTEURS.
tambour, un effet discordant et lugubre. Il semble que tout à coup se trouve ressuscité le tocsin des vieux temps féodaux, qui lançait si souvent le signal de guerre au milieu des campagnes ! Comme jadis, en effet, on voit accourir — non plus vers le château fort, mais vers la maison commune ' — nombre de paysans. Les uns sont haletants, les autres muets d'émotion. Surpris en pleine moisson, certains tiennent encore leur faucille à la main. « Ça y est ! » disent les hommes. « Qu'allons-nous devenir ? » crient les femmes.
Une angoisse profonde étreint maris, femmes, enfants. Les épouses désolées s'accrochent aux bras de leurs « hommes ». Les enfants sanglotent en voyant pleurer leurs mères. Après le départ des gendarmes, un peu d'accalmie cependant. Rien ne sert de se désoler. On se rend au café, où un grand élan de camaraderie règne. On se concerte, l'heure du départ ayant sonné déjà pour quelquesuns. « S'il faut y' aller, on ira ! » crie-t-on au milieu d'éclats de joie et de colère, tant il est vrai que le Français ne peut longtemps rester triste. « On luttera, oui ! contre l'agresseur qui veut ravir notre calme et la richesse de nos campagnes ! » (Propos entendus.)
Le lendemain, de grand matin, quelques mobilisés partent déjà, avec la fermeté et la joie de la veille. Pendant les quinze jours que comprend la mobilisation, les appelés partent chaque matin avec le même entrain et la même ardeur de combattre et de vaincre. Il y a bien en eux la flamme patriotique française 9.
37. Vinay 3. — Dans le courant de la semaine, des maréchaux et des bourreliers ont été appelés à leur dépôt. Le 1er août, depuis le matin, nous savons qu'en gare sont arrivées des caisses' d'armes et d'effets d'équipement militaire pour les gardes-voie. Est-ce la guerre ? La Grand'rue est pleine d'allants et venants ; on s'interroge ; on attend.
[A 4 heures et demie, le maire annonce que la mobilisation générale est ordonnée.] On se regarde, ému, oppressé, presque effaré. Bientôt après, le tambour de ville bat « la générale » et donne péniblement lecture du décret de mobilisation. Le tocsin sonne. Toute la population est dans la rue ou sur sa porte. Des femmes
1 On voit encore à Vatilieu les ruines du château-fort.
2 M. Aymoz, instituteur. — A Tullins, La Forteresse, La Rivière (même canton), les instituteurs notent que le 1er août on continue a espérer la paix. A La Forteresse, « on doute que l'Allemagne ose affronter la guerre », mais s'il faut « se débarrasser de l'Allemagne », on ira.
2 Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Saint-Marcellin; 2.520 habitants; 339 mètres d'altitude.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 35
-pleurent. Le soir, on ne peut se résoudre à se coucher. La guerre ! Est-il possible que la guerre puisse avoir lieu * !
38. Cognin -. — Le sentiment unanime qui accueillait l'annonce des relations tendues entre la France et l'Allemagne, était qu'une guerre européenne ne pouvait éclater. « Ce serait une telle boucherie, disait-on, qu'aucune nation ne voudra assumer la responsabilité de l'avoir provoquée. » Aussi la nouvelle que la mobilisation était décrétée a causé comme de la stupeur dans la commune. Les premiers mobilisés ont tous dit au revoir à leur famille en exprimant leur certitude qu'ils seront bientôt de retour. « La guerre européenne ne peut pas éclater ! » Cette phrase rabâchée depuis plusieurs jours tranquillise tout le monde. Cognin ne perdra de son calme que le lendemain 3.
39. Malleval 4. — Dans ce petit village, l'ordre de mobilisation a été une profonde surprise. A ce -moment, la fenaison se poursuit avec activité. Les journaux ne sont pas lus, faute de temps. Le 31 juillet cependant, l'ordre de tenir les chevaux prêts pour la réquisition commence à émouvoir l'opinion ; mais personne ne croit à l'imminence de la guerre. Aussi les cloches annonçant la mobilisation causent-elles une sorte d'effarement chez tout le monde. Chacun- cesse le travail, atterré. Aucune manifestation bruyante dans le village : ni enthousiasme, ni récrimination ; plutôt un profond étonnement 6.
40. Varacieux c. — Dans la journée du 1" août, la population a été rendue tout à coup anxieuse par certaines rumeurs de guerre apportées du dehors. Mais elle n'envisageait nullement une mobilisation générale. La journée était lourde, mais chacun vaquait à ses occupations.
A l'école, les enfants étaient songeurs ; ils avaient entendu parler de guerre. Pendant la dernière demi-heure de classe, le maître ne put contenir ses appréhensions et en fit part à ses élèves. Ceux-ci
1 M. Payant, instituteur.
2 Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Vinay ; 548 ' habitants ; 271 mètres d'altitude.
a jyuie jjeynaud, institutrice.
' Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Vinay ; 172 habitants ; 885 mètres d'altitude.
* MUe Fangeat, institutrice.
* Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Vinay ; 923 habitants ; 418 mètres d'altitude.
36 NOTES D'INSTITUTEURS.
ne furent pas surpris, mais vivement impressionnés. Us se retirèrent sans bruit et à la hâte.
A 4 heures et demie, grand émoi : deux gendarmes arrivent en auto apporter les affiches de la mobilisation générale. Cette nouvelle fait le tour du village en un clin d'oeil. Immédiatement tous les travaux cessent : hommes, femmes et enfants remplissent les rues, et de tous côtés on entend des lamentations.
Le conseiller municipal délégué désigne six personnes présentes pour aller publier la mobilisation et apposer des affiches dans les hameaux et leur dit : « Allez faire de la colle, munissez-vous d'un clairon, d'une trompe ou d'un tambour. » A 5 heures et demie, les afficheurs reçoivent à la mairie un paquet, écoutent les instructions et partent à la hâte. On peut affirmer qu'avant 10 heures du soir tous les habitants de la commune étaient informés de l'ordre de mobilisation générale.
Pas un seul homme de la commune n'a manqué à son ordre d'appel, c'est un honneur pour notre localité '. Il y a même plusieurs citoyens de la classe 188'6 qui, ignorant la limite d'âge du service, actuel, se sont rendus au poste fixé par leur livret : deux d'entre eux ont fait ainsi 30 kilomètres à pied pour s'assurer de. leur situation au point de vue militaire1'.
41. Murinais 3. — Les enfants étaient sortis de l'école depuis une demi-heure à peine, et sur le bord de la route nous ressassions nos projets de vacances, quand une automobile arrive à toute vitesse. Deux gendarmes en descendent. Le maire accourt, suivi du garde et du sonneur...
Au roulement du tambour, de toutes parts des gens accourent et se groupent sur la place devant l'affiche. De leurs coteaux, les cultivateurs, abandonnant leurs travaux, arrivent au pas de course et se joignent au groupe déjà formé. Pas un cri, pas une plainte. Sérénité et courage se lisent sur les visages. Tous ont espoir que la guerre sera évitée.
Pendant ce temps, l'automobile est partie vers Chevrières, puis Saint-Apollinard, et, quelques minutes après, de lointains tocsins se mêlaient au nôtre *.
1 Tous les instituteurs, sauf un seul qui note une défaillance, donnent la même indication.
2 M. Pellerey, instituteur. — Dans la commune de L'Albenc, même canton, ce sont également des afficheurs bénévoles qui sont allés dans les hameaux. Ils n'ont fini leur travail que dans la soirée.
' Arrondissement et canton de Saint-Marcellin ; 427 habitants ; 500 mètres d'altitude. 4 jjme Thomas-Guéraud, institutrice.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 37
42. Chatte 1. — La mobilisation s'est effectuée dans le plus grand calme. Personne n'est triste. On n'entend aucune protestation. Au contraire, tous sont très montés contre l'Allemagne. « Il faut que cela finisse, il y a assez longtemps que cela balance », telles sont les phrases que répètent toutes les bouches. Les femmes, au contraire, sont très affectées ; presque toutes pleurent -.
43. Pont-en-Royans 3. —1er août, 2 heures après-midi. Les territoriaux s'acheminent vers la voie ferrée qu'ils ont mission de garder. Ce départ s'effectue dans le plus grand calme. La population s'attend à de graves événements ; cependant, à aucun moment elle ne se départit de son calme habituel.
A 4 heures et demie, arrivée du télégramme officiel annonçant la mobilisation générale... Toute la soirée les conversations furent très animées. Les jeunes gens, très enthousiastes, se voyaient déjà au combat, et c'est aux accents du Chant du Départ et de la Marseillaise que s'effectua le premier départ des mobilisés, le 2 août, à 4 heures du matin *. • , . i : ; .
44. Beauvoir-en-Royans 5. — Dès que les affiches de mobilisation ont été apposées dans la commune, la population est entrée dans une grande effervescence. Tous les gens sortent de leurs maisons, se réunissent par groupes et s'interpellent. Les mobilisables consultent le fascicule de leur livret militaire. [La mobilisation, au moins celle des jeunes classes, se fait avec entrain.] On entend un réserviste qui manifeste le désir de manger une salade de Prussiens °.
45. Prélenfrey '. — Depuis quelques jours, la population attend avec anxiété le dénouement du conflit austro-serbe. On se réunit pour discuter sur le rôle que la France y tiendra. Chacun désirerait la paix.
1 Arrondissement et canton de Saint-Marcellin ; 1.708 habitants.
2 M. Marius Chevillon, instituteur.
2 Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Saint-Marcellin ; 948 habitants ; 200 mètres d'altitude.
' Les institutrices de Pont-en-Royans. . * Arrondissement de Saint-Marcellin, canton de Pont-en-Royans ; 124 habitants ; 281 mètres d'altitude.
* M. Chevillon, instituteur. — Récits analogues pour Châtelus et SaintRomans, même canton.
1 Hameau de la commune du Guâ, arrondissement de Grenoble, canton de Vif.
38 NOTES D'INSTITUTEURS.
I" août. Vers 5 heures du soir, on reçoit l'ordre de mobilisation. On fait sonner le tocsin pour rassembler la population, qui est occupée aux travaux des champs. Tout le monde vient en hâte. Les hommes se montrent graves, mais résolus, car ils savent bien que la France a tout fait pour éviter la guerre.
Le 5 août, vers 8 heures du matin, on apprend la déclaration de guerre ; on n'a pas pu en prévenir la veille notre petite section. Chacun vient aux nouvelles : des femmes surtout, car presque tous les hommes ont déjà rejoint leur corps. Elles pensent à ceux qui sont partis, mais elles se montrent fortes'.
46. Monteynard 2. — 1" août. [A 3 heures et demie du matin, le garde forestier a reçu l'ordre de se rendre à la gare de Vif.] De suite prêt, il s'achemine, vers 5 heures, fusil à l'épaule et sac au dos. Les personnes qui le voient passer se disent : « C'est peut-être la guerre ? » Pourtant, comme à l'ordinaire, chacun vaque bientôt à ses occupations. Deux hommes reçoivent, à 6 heures, un ordre d'appel individuel. Us partent de suite. Grand émoi dans le village. On apprend que dans les communes voisines certains réservistes ont été appelés de même. On se groupe dans les cafés ; les commentaires vont leur train : on ne doute plus que l'ordre de mobilisation ne soit prochain. La mobilisation sera-t-elle générale ou partielle ? S'agit-il seulement de mesures de précautions ? On est généralement optimiste.
Le télégramme annonçant la mobilisation générale arrive à 16 h'. 20. Je le copie et l'affiche à la porte de la mairie. Bientôt la mairie est envahie par une foule d'hommes de 23 à 48 ans. « Est-ce pour toutes les classes ? » demandent quelques-uns. — « Oui, pour toutes celles comprises au tableau de répartition affiché. » On n'entend aucune plainte. Les gendarmes, deux heures plus tard, venus en automobile, apportent les affiches. Vers 20 heures, pas un mobilisable dans la commune qui ne soit fixé sur son devoir.
Après un coup d'oeil sur le fascicule de leur livret militaire, presque tous nos mobilisables se rendent au local du cercle. On vide quelques bouteilles. Pas de bruit, pas de chansons : l'heure est aux réflexions. On cause, on discute sur le sens de la mobilisation. Il apparaît bien, à les entendre, que très peu croient que la mobilisation soit la guerre. Les choses s'arrangeront : voilà l'opinion presque unanime.
1 Mlle Miguet, institutrice.
2 Arrondissement de Grenoble, canton de La Mure ; 466 habitants ; 780 mètres d'altitude.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 39
3 août. Un groupe d'une quinzaine de réservistes est parti ce matin. Il y avait là des hommes mariés autant que des célibataires. Us n'étaient ni joyeux, ni tristes. C'est maintenant le doute qui domine. L'un d'eux entonne le refrain du Chant du Départ. Et je vois, sur le seuil des portes, quelques personnes qui ne retiennent plus leurs larmes '.
47. Nofre-Dame-de-Commiers -. — La nuit du 1er au 2 août se passe en préparatifs, conciliabules, adieux. Personne ne peut dormir. Le lendemain et les jours suivants, à chaque passage de train qui s'arrête à notre petite station de chemin de fer, c'est un vrai pèlerinage de la population, pour accompagner les partants. Baffert (Eugène), en embrassant au départ son ancien instituteur, lui dit : « J'espère bien ne revenir que lorsque l'Alsace et la Lorraine auront été rendues françaises. » Un autre : « Il nous faut vaincre ou mourir 3. »
48. Vizille 1. — La population de la ville est surtout ouvrière. Lorsque parvint la nouvelle de l'assassinat de Jaurès, on craignit une certaine effervescence. Des ouvriers se réunirent le soir sur la place, devant le Château. Ils parlèrent quelques instants à voix basse, puis se dispersèrent silencieusement. L'ordre ne fut pas troublé.
Au moment du départ des réservistes, l'exaltation fut très grande. Les antimilitaristes de la veille montrèrent un entrain farouche. Comme l'un d'eux embrassait une dernière fois sa femme, celle-ci le regarda dans les yeux et lui dit : « Jure-moi que tu ne tueras point les femmes et les enfants \ »
49. Sécïùlienne 6. — La mobilisation s'est effectuée avec un ordre et une exactitude admirables. C'est réconfortant de voir partir ces réservistes, mariés ou célibataires. L'esprit public est excellent. Pas
1 M. Sauze, instituteur.
2 Arrondissement de Grenoble, canton de Vizille ; 165 habitants ; 515 mètres d'altitude.
* M. Barbe, instituteur. — Pour le Trièves, on peut se reporter au récit de M. Marius Beaup, instituteur de Lalley, publié clans le journal Le Dauphiné, numéro du 11 octobre 1914.
* Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Grenoble ; 4.102 habitants ; 307 mètres d'altitude.
5 Ces faits m'ont été rapportés au mois d'août dernier par un témoin.
* Arrondissement de Grenoble, canton de Vizille ; 918 habitants ; 364 mètres d'altitude,
40 NOTES D'INSTITUTEURS.
de défaillance. Personne ne récrimine'. Au hameau des Thiébauds, un pauvre estropié môme n'hésite pas à se rendre à la caserne s.
•
50. Livet-et-Gavet ». — Dès l'appel du tambour qui a annoncé l'ordre de mobilisation générale dans la commune, les hommes ont quitté l'usine ou le chantier, pour rentrer chez eux. Les femmes, tout d'abord, ne peuvent retenir leurs larmes, mais bien vite elles reprennent courage et préparent les effets du mari ou du fils qui doit rejoindre son corps. Tous savent que la France veut éviter la guerre, mais il faut que les Français se préparent à défendre les frontières. Les soldats partent avec enthousiasme. Les trains sont bondés. On entend des chants patriotiques de toutes parts. - Dès les premiers bruits de guerre, les Italiens, nombreux dans la commune de Livet-et-Gavet, se hâtent de rejoindre leur patrie. Car les usines, les chantiers sont fermés, et seuls les étrangers qui ont des moyens d'existence sont autorisés à rester en France. Les trains ne prennent plus de voyageurs civils ; par centaines, hommes, femmes et enfants se rendent à Grenoble à pied, avec un petit paquet d'effets accroché à un bâton, et aussi'un pain qu'ils ont pu réussir à avoir chez le boulanger. Cela fait pitié de voir ce défilé. Les maisons louées se vident. Le village de Rioupéroux *, si animé d'habitude avec tous ses ouvriers, prend un air triste \
III Département des Hautes-Alpes.
51. Saint-Julien-en-Beauchêne 6. — La journée du 1" août est une journée de surprise et d'angoisse. Les gardes de voies de communication arrivent. On espère que Guillaume II reculera devant la responsabilité d'une guerre européenne. Vers 5 heures du soir,
1 M. et SI™ Miguet, instituteur et institutrice.
2 M 110 Miguet, institutrice aux Thiébauds de Séehilienne.
3 Arrondissement de Grenoble, canton du Bourg-d'Oisans ; commune de grande industrie : 2.343 habitants ; 640 mètres d'altitude.
* Même commune.
s M 110 Miguet, institutrice aux Clots de Livet-et-Gavet.
• Arrondissement de Gap, canton d'Aspres-sur-Buëch ; 400 habitants ; 922 mètres d'altitude. Saint-Julien est presque à l'entrée du département, sur la route et la ligne de chernin de fer de Grenoble S. Marseille,
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 41
l'ordre de mobilisation générale, annoncé à son de trompe et par une longue sonnerie de cloche, produit une grande sensation. Sans interruption passent des automobiles, pavoisées aux couleurs françaises, transportant chez elles nombre de familles qui passaient l'été dans les Alpes '.
52. Saiiit-Pierre-d'Ar(jençon s. — Le 1er août, j'eus l'occasion de serrer la main à un ancien combattant de 1870, voltigeur de la garde et blessé à Gravelotte. En m'abordant, il ne put s'empêcher de pleurer et de me dire : « Ah ! si j'étais valide et plus jeune, vous pouvez croire que j'irais volontiers me venger de ce qu'ils m'ont fait. » Je le consolai en lui disant : « Rassurez-vous. Ce que vous ne pouvez faire, vos fils et tous les Français le feront pour vous. » Il me quitta en me disant : « Mon seul désir est de voir la France victorieuse avant de mourir '. »
53. Serres 4. — 1" août, 4 heures. Le tocsin sonne, tout le monde est dans la rue. Les hommes s'abordent, graves, se serrent énergiquement les mains, puis, après quelques réflexions, vont faire leurs derniers préparatifs. Les femmes, affolées, se groupent, pleurent, s'exclament, gémissent.
Un seul homme ivre : il l'était depuis le matin. On le regarde avec pitié. Ni ce jour-là, ni le lendemain, ni les jours suivants, dans les trains qui se sont succédé sans interruption, aucun ivrogne.
Quel bon moment pour établir des mesures draconiennes contre l'alcool et frapper à mort l'alcoolisme 5!
Le 2 août, on assiste au passage de trains bondés de soldats et de mobilisés. On acclame les défenseurs de la patrie, on crie : « Vive
1 M. Auguste Massot, instituteur.
2 Arrondissement de Gap, canton d'Aspres-sur-Buëch ; 330 habitants ; 7S0 mètres d'altitude.
3 M. F. Massot, instituteur. — A Asprcs-sur-Buëch, raconte Mmc Bertrand, institutrice â Plan-du-Bourg, « nos vieillards veulent la revanche. Ma petite-nièce me rapporte les paroles de son grand-père, un bon vieux de 80 ans, qui lui a dit : « Ah ! si je pouvais voir l'Alsace et la Lorraine il la France avant de mourir! » — Dans ce canton. les instituteurs ou institutrices d'Aspres-sur-Buëch, La Heaume et La Hautc-Beaume, notent que l'annonce de la mobilisation désole les femmes, mais ne trouble pas le calme des hommes. On a, dit l'instituteur de La Beaume, « entière confiance dans le succès final ».
1 Arrondissement de Gap, chef-lieu de canton; 1.201 habitants; 682 mètres d'altitude. ' M. Lesbros, directeur du cours complémentaire.
42 NOTES D'INSTITUTEURS.
la France ! Bonne chance ! Au revoir ! » Du canton de Rosans arrivent quelques jeunes gens, qui viennent de faire une marche de 30 kilomètres ; ils pourraient se reposer à Serres et ne repartir que le lendemain, mais ils montent dans le premier train qui passe en gare '.
54. Sigottier 3. — Le publie commentait les nouvelles, mais les bruits de guerre ne l'alarmaient pas trop. On espérait que le conflit serait évité. Dans la journée du 1" août, vers 6 heures du soir, un gendarme, au grand galop de son cheval, arriva, annonçant qu'il apportait le décret de mobilisation. Bien vite la nouvelle se répandit. La consternation fut générale. Les hommes ne disaient mot ; les femmes, les enfants pleuraient. Un jeune homme de 16 ans fut délégué pour porter la nouvelle au hameau des Michons. 11 rencontra sur la route un habitant de ce hameau, Albert R..., et lui annonça qu'il apportait une copie du décret de mobilisation. R... rit aux éclats; il croyait à une farce. Au hameau des Michons, on ne recevait pas de journaux, et la population ignorait complètement les bruits de guerre qui couraient depuis quelques jours. R... dut se rendre à l'évidence; le lendemain il était mobilisé.
Le premier moment de consternation passé, la population est calme, résolue. Les femmes elles-mêmes conviennent qu'une bonne correction donnée à l'Allemagne ne leur déplairait pas. Chacun dit : « Nous n'aurions jamais attaqué l'Allemagne, mais si elle nous attaque, nous nous défendrons. » Les vieux parlent de la guerre de 1870. On fait cercle autour d'eux et on se dit que l'heure d'une éclatante revanche a sonné.
La mobilisation se fait au milieu de l'enthousiasme général."Les mobilisés de La Piarre 3 passent en chantant la Marseillaise. Devant ces départs enthousiastes, l'émotion de la population civile est à son comble, et, des larmes plein les yeux, on dit au revoir à ceux qui s'en vont 4.
1 M. Dastrevigne, instituteur. — C'est à M. Dastrevigne que je dois l'anecdote du réserviste qui ne veut pas croire à la mobilisation ; voir mon Introduction, plus haut, p. 4-5.
2 Arrondissement de Gap, canton de Serres ; 221 habitants ; 719 mètres d'altitude.
3 Commune du même canton ; 171 habitants ; 882 mètres d'altitude.
* M'"c Debelley, institutrice. — Mêmes impressions dans les notes relatives à Montmorin, Monlclus, Méreuil, Savournon, même canton. A Méreuil, on dit : « Autant maintenant que plus tard ! » Les vieux reparlent de 1870. Personne ne manque à l'appel.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 43
55. Saint-André-de-Rosans '. — Le 2 août au matin, cinq ou six mobilisés partent, résolus, farouches, sans cris, sans chants, mais sans pleurs. Au milieu de la nuit suivante, il en part encore une quinzaine. Presque personne ne s'est couché : on veut leur dire au revoir. Us partent crânement, sans tapage. Us disent : « Puisqu'il fallait que cela arrive, autant vaut-il y aller et en finir avec ce peuple : ce sera fait pour nos enfants 2. »
56. Montjay 3. — Dans la nuit du 1" au 2 août, personne dans le village ne dormit tranquille ; car, la plupart des hommes étant obligés de partir le premier jour de la mobilisation, il fallait préparer la valise, revoir le linge à emporter, choisir de bons souliers, enfin et surtout donner à ceux qui allaient rester seuls à la maison les derniers conseils ayant trait aux affaires, à la tenue de la ferme, aux soins du bétail, aux travaux des champs, si pressants à ce moment de l'année 4.
57.-58. Orpierre 5 et Lagrand 6. — La nouvelle a été acceptée avec calme. Les mobilisables sont très dignes. Ceux qui ne partiront pas promettent aide et protection aux familles des mobilisés : on rentrera les grains, les récoltes, on fera tout ce 1 qu'on pourra \
59. Salérans 8. — 1er août. Les deux frères A..., fils du restaurateur, ont, au son du tocsin, quitté leur travail immédiatement. A 7 heures du soir, ils étaient hors de la commune. Le plus jeune,
1 Arrondissement de Gap, canton de Rosans ; 363 habitants ; 757 mètres d'altitude.
2 Mme Miollan, institutrice.
3 Arrondissement de Gap, canton de Rosans ; 311 habitants ; 768 mètres d'altitude.
4 M. Michellon, instituteur. — Il note encore que les mobilisés parlaient « d'aller châtier les Prussiens jusqu'à Berlin ». — A Ribeyrel, même canton, la mobilisation s'est faite « avec ordre et enthousiasme même ».
5 Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Gap ; 594 habitants ; 63S mètres d'altitude..
* Arrondissement de Gap, canton d'Orpierre ; 177 habitants ; 642 mètres d'altitude.
7 M. Martin, instituteur à Orpierre. — Dans le même canton, à SainteColombe, « on s'accorde il espérer une campagne rapide et victorieuse » ; il Saléon, les vétérans de 1870 assistent à chaque départ de mobilisés et leur souhaitent bonne chance.
" Arrondissement de Gap, canton de Ribiers ; 1S1 habitants ;. 714 mètres d'altitude.
44 ■ NOTES D'INSTITUTEURS.
Augustin, avait dit en partant à sa mère : « Il ne faut pas pleurer. 11 le fallait. Ceux qui viendront après nous seront plus heureux 1. »
60. Montéglin 2. — A la réception de l'ordre de mobilisation, les habitants sont d'abord frappés de stupeur. Malgré les menaces de l'Allemagne, jusqu'au dernier moment on avait cru au maintien de la paix. On y était tellement habitué depuis 44 ans ! On ne pouvait se faire à l'idée qu'il existe un être humain capable de déchaîner une si épouvantable catastrophe.
Cependant chacun est vite remis ; la phrase qui revient le plus aux lèvres est celle-ci : « Cette fois, ça y est ! » Les hommes cherchent et consultent leur livret militaire pour être fixés sur le jour du départ. On voit couler quelques larmes, mais l'esprit de résolution domine. Chacun pense : « Il faut en finirs ! »
61. Veynes 4. — Le 1er août, au milieu de la consternation générale, les Italiens s'en vont, leurs instruments de travail sur l'épaule, l'air navré, et ils proclament leurs sympathies pour la France 5.
62. Glaize 0. — Le 2 août, un homme est parti le matin, pas trop ému. Les autres, qui devaient partir dans la nuit ou le 3 août, s'occupèrent autant qu'ils purent dans la journée. C'était le moment des gros travaux à la campagne. Les uns allaient chercher de la farine, d'autres entraient du foin, d'autres fauchaient du blé. Us savaient que le travail souffrirait de leur départ et faisaient ce qui est le plus pénible pour les femmes. Ainsi, pour plusieurs mobilisés, le dimanche s'est passé dans une grande activité '.
i jjniB juchée institutrice.
2 Arrondissement de Gap, canton de Laragne ; 174 habitants ; 570 mètres d'altitude.
' M. Monrenas, instituteur. — A Laragne, les mobilisés « paraissent calmes et décidés. Les trains sont bondés. Les wagons sont pavoises ou ornés de verdure ».
1 Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Gap ; 2.460 habitants ; 827 mètres d'altitude.
a Mlnc Oriot. institutrice.
" Hameau du cauton et de la commune de Veynes, arrondissement de Gap.
7 M"c Court, institutrice. — A Chabestan, même canton, « un seul mobilisé manifesta des regrets : « Abandonner mes enfants et ma femme malade, c'est « trop dur », et une larme mouilla ses yeux. Nous lui dîmes que nous prendrions soin de sa famille et il maîtrisa son émotion. »
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 45
63. Tallard '. — Les hommes sont partis le 2 août sans un mot, sans un chant, comme sans la moindre plainte.
Le boulanger faisait sa dernière fournée avant de partir. II parlait de la proclamation du gouvernement qui, pour rassurer les populations, déclarait que la mobilisation n'était pas essentiellement la guerre. Je lui ai entendu- dire, d'une voix farouche, encouragé par sa femme qui avait une expression non moins farouche : « Ah ! Non ! Us nous ont assez craché sur la figure comme ça, depuis quarante ans. Il vaut mieux aujourd'hui que plus tard... Et qu'on n'en parle plus s I »
64. La Saulce 3. — Les hommes sont graves, calmes et résolus tout à la fois. Ils sont contents de partir « puisque c'est pour la France ». Us ne sont pas fâchés « d'essayer de prendre la revanche de 1870 ». Dans la nuit du 2 au 3 août, un groupe d'une trentaine de mobilisés, devant partir le lendemain et le surlendemain, se réunissent sur la place et chantent en choeur la Marseillaise et le Chant du Départ.
Propos entendus : « Puisqu'il fallait y arriver, autant vaut-il que, ce soit à présent. » — « Ce ne sera pas comme en septante ! » — « Nous devons une fière chandelle à la Belgique. » — « Si je le tenais, Guillaume, ce monstre i ! »
65. Emeyères 5. — 2 août. Les mobilisés n'ont pas de temps à perdre. Les pères de famille, surtout, ont encore bien du travail. Il faut donner des instructions à la femme pour la rentrée dé la récolte, prier le voisin de venir en aide à la famille. Un courage puissant anime tout le monde, et à l'heure dite tous sont prêts à partir.
Tout le jour, dans le hameau, on entend le bruit des charrettes et le hennissement des chevaux. Chevaux et charrettes sont réqui.sitionnés. Quand les hommes manquent, les femmes doivent conduire les véhicules.
Le soir, à la tombée de la nuit, tandis que le calme et la tristesse commencent à s'emparer du village, deux compagnies de jeunes
1 Chef-lieu de canton de* l'arrondissement de Gap ; SOI habitants ; 606 mètres d'altitude. v 2 M,Ia Jeanselme, institutrice.
3 Arrondissement de Gap, canton de Tallard ; 547 habitants ; 585 mètres d'altitude.
* M. Sarlin, instituteur. —■ L'instituteur de Jarjayes, l'instituteur et l'institutrice de Nettes, même canton, notent l'attitude courageuse des mobilisés, la colère générale contre les Allemands et Guillaume IL
5 Hameau de la commune de Gap.
4ô NOTES D'INSTITUTEURS.
soldats, venant de Gap et se dirigeant vers le fort Tournoux, traversent le pays en chantant '.
66. La Bâtie-Vieille a. — Le i" août au matin, mobilisation de deux territoriaux qui doivent se rendre sur les voies ferrées pour garder les ponts et oeuvres d'art. L'émotion est grande.
Le soir, vers 5 heures, urL.gendarme arrive, porteur de l'ordre de mobilisation générale. Nous nous rendons à la mairie pour compléter les affiches, qui sont ensuite apposées aux lieux indiqués par l'autorité. La cloche du village sonne ; les gens s'attroupent ; les mobilisables viennent à la mairie montrer leurs livrets militaires. Au dehors, des femmes pleurent : c'est le seul instant où la douleur populaire se soit donné publiquement libre cours.
La nouvelle de la déclaration de guerre ne produit pas une sensation pareille : on s'y attendait. Les hommes sont à la frontière ou dans les forts ; mais les femmes ont séché leurs larmes ; même elles sourient et il ne paraît pas qu'elles s'y efforcent.
En partant, nos mobilisés ne chantaient pas, ne poussaient point de cris (car on est peu démonstratif dans nos régions), mais ils étaient sereins, ils ne murmuraient pas. Un sentiment de regret seulement, de laisser la moisson à faire ; et, même chez les gens de caractère doux et pacifique, de la colère contre l'Allemand, cause de tout ce bouleversement 3.
67. Montgardin s. — Le 1" août, je vois monter un homme sac au dos. Bientôt arrive la femme du garde forestier, qui me dit : « Venez voir, c'est la guerre. Le garde de La Bâtie est venu prendre mon mari. Us font le sac. Venez donc. » J'y vais, et aussitôt les deux gardes partent. Us doivent surveiller le Pont-Noir. Il est 2 heures. Je rentre chez moi, en me demandant si c'est réel ou si je rêve.
A 4 heures, j'entends appeler très haut : « Monsieur le Maire ! » Je réponds de la fenêtre que le maire est absent. C'était le gendarme Ajustron, tout en sueur, qui se démenait comme un fou : « Comment ?
1 M" 10 Brenier, institutrice. — Dans le même canton, à La Freissinouse, à Roehe-cles-Arnauds, à La Montagne de Romette, on est plein de courage et de confiance. On croit à une guerre courte : « Avec les engins actuels, une guerre ne peut durer longtemps. » On espère une revanche de 1870.
2 Arrondissement de Gap, canton de La Bâtie-Neuve ; 171 habitants ; 1.030 mètres d'altitude.
' Mmù Espitallier et M. Mayenc, instituteurs.
4 Arrondissement de Gap, canton de La Bâtie-Neuve ; 281 habitants ; 040 mètres d'altitude.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 47
N'avait-il pas eu ordre de ne pas s'absenter ? Comment faire ? J'apporte les affiches de mobilisation. » Comme il achevait, mon mari ' paraît. Il arrivait de Gap. On rentre à la mairie, on envoie le sonneur sonner à toute volée.
A 5 heures, les gens des hameaux arrivent sur la place du village. On discute. On affirme que c'était prévu. Un nommé X assure que cette guerre peut être finie en 24 heures, avec les armes qu'on a. Je remarque que le desservant en retraite ne prononce aucun mot agressif contre le gouvernement; il dit qu'on est sûr.de la victoire 2.
68. Saint-Etienne-en-Dévoluy 3. — Le 1er août,- les habitants sont partis pour leurs travaux comme d'ordinaire. A midi, les territoriaux de 40 ans partent. L'ordre de mobilisation arrive à 5 heures. A l'appel des cloches, les cultivateurs rentrent au village et trouvent les affiches déjà posées sur les murs. Les hommes se réunissent au café et parcourent les rues en chantant.
Pendant la nuit, les mobilisés « sans délai » partent. Le lendemain, il y a peu de mouvement au village. Le jeu de boules est délaissé. Beaucoup de mobilisés doivent partir le lendemain et restent dans leur famille. On voit seulement quelques réunions d'hommes sur la route ou au café. Manque absolu de monnaie '.
69. Le Glaizil 5. — Dans la soirée du 1" août, jusque fort tard, ' les hommes réunis à l'auberge causèrent de la guerre. L'on enten■ dait souvent ces mots : « Il fallait que la guerre éclate, car l'Allemagne la voulait à tout prix et depuis longtemps. Nous lui donnerons une leçon cette fois, car la France est prête. »
Après le départ des réservistes, la population fit preuve de beaucoup de calme et de courage. Tous comprirent que c'était le devoir de ceux qui restaient de conserver leur sang-froid et leur énergie.
1 Le maire, mari de l'institutrice.
2 M™ Guieu, institutrice. — L'institutrice du hameau de La Plaine, même commune, et l'instituteur d'Avançon, même canton, notent l'entrain des mobilisés. A Avangon, on dit : « Faut pas que les Prussiens viennent nous manger notre soupe! » — A Valserres, même canton, on se préoccupe de ce que fera l'Italie. Tin cordonnier italien, établi dans le village, reprend le chemin de son pays ; mais il reviendra le 15 octobre.
" Chef-lieu de canton de l'arrondissement de Gap ; 630 habitants ; 1.273 mètres d'altitude.
4 jjn.es niche], institutrices.
6 Arrondissement de Gap, canton de Saint-Firmin ; 424 habitants ; 862 mètres d'altitude.
48 NOTES D'INSTITUTEURS.
Le patriotisme et l'esprit de sacrifice s'étaient réveillés en eux à la vue de la patrie injustemnt attaquée'.
70. Forest-Saint-Jullien 2. — Le 1er août, raconte l'instituteur du hameau de Manse, je m'étais rendu à Saint-Bonnet, pour aller aux nouvelles, car depuis quelques jours nous étions inquiets. Vers les 5 heures du soir, nous attendions, avec quelques personnes, l'arrivée des journaux. Voici que se présente un groupe de forestiers tout équipés. Us étaient mobilisés dès le matin' et leurs familles les accompagnaient à la voiture. Quelques femmes avaient la larme à l'oeil. Les curieux qui stationnaient lancèrent quelques plaisanteries pour dissiper leur crainte : « Alors, on part à la guerre ? Embrassez-vous donc ! » Et les spectateurs de rire. On n'y croyait pas encore.
Tout à coup, le maire du bourg sort en coup de foudre du bureau de poste. Il tendait une dépêche télégraphique : « Mes amis, c'est la mobilisation générale ! Vite, apppelez les gendarmes, le garde champêtre, le tambour, les clairons des pompiers, faites battre le rappel, allez sonner les cloches ! » Cette fois on ne riait plus. Un silence de mort accueillit ces paroles.
Je suis secrétaire de mairie et mes fonctions m'appelaient sur l'heure. J'enfourchai ma bicyclette. J'avais à traverser trois communes. Les cloches de vingt églises mêlaient leurs voix, se répondaient. Les paysans aux champs lâchaient leurs outils et couraient en hâte vers les villages. « Qu'y a-t-il donc, Monsieur, que sonnet-on ? — C'est l'ordre de mobilisation. — C'est la guerre ? Oh l C'était inévitable. Tant mieux ! »
Une demi-heure après, j'étais chez moi en même temps que,les gendarmes. La commune de Forest-Saint-Jullien est très disséminée, la nuit arrivait et il fallait avertir tout le monde à l'instant, car des mobilisés devaient partir de suite. Les affiches ne seraient vues que le lendemain. Nous nous partageons le pays en quartiers, le maire, mon fils et moi, pour informer le public. Bien des familles devinaient le motif de notre visite nocturne. Chacun nous posait des questions sur la guerre. Nous tâchions d'user de ménagements, disant que la mobilisation n'était pas la guerre, qu'il n'y avait pas lieu de s'effrayer. « Inutile d'atténuer », nous répliquaiton. Et la mère, d'un air résolu : « Prends ton livret, Jean ; regarde le tien, Pierre. Voyez le jour de roule. — C'est le jour de sans
1 M 1" Garnier, institutrice.
2 Arrondissement de Gap. canton de Saint-Bonnet ; 420 habitants ; 1.030 mètres d'altitude.
L'APPEL DE GUERRE 'EN DAUPHINÉ. 40
délai », était la réponse, et l'on trouvait encore le moyen de rire '.
[Mme Pellegrin, institutrice dans le même hameau que son mari, nous raconte aussi les journées de mobilisation à Forest-SaintJullien] :
J'entendis sonner d'abord à Saint-Laurent. Saint-Jullien répondit par le branle-bas de toutes ses cloches. Le timbre grêle de La Plaine arriva jusqu'à nous. Buissard, Chaliol, Saint-Bonnet vinrent combler les vides. Enfin notre petite cloche de Manse, qui a le don de chasser le Diable de la grêle, se mit à son tour à danser. Ce n'était pas la première fois que je les entendais toutes ensemble. C'était la première fois qu'elles prenaient une voix.
En ce moment, une belle enfant de 7 ans se jette dans mes bras en criant : « Madame, les cloches appellent papa à la guerre, venez l'empêcher de partir! » C'était la seconde d'une famille de six enfants. Je la suivis. La mère, une petite brune, me rappela ce jour-là la femme primitive défendant ses enfants contre l'ogre. C'était des cris, des lamentations, à toucher ou à faire frémir Guillaume. Les enfants hurlaient en choeur. Le père ne parvenait pas à se faire entendre : il y en avait trop à consoler. Il fut tout heureux de me voir entrer. « Enfin, Madame, trouvez-vous un homme plus malheureux que moi ? Ce n'est pas de partir qui m'étonne, mais de les laisser ainsi. » Je fronçai le sourcil en regardant la mère et lui administrai un petit sermon assez sévère. A mesure que ses larmes cessaient, les yeux de la petite famille souriaient.
[Je rencontrai sur la route le curé] : « Alors, cette fois, ça y est, Monsieur le curé ? Eh bien ! Nous sommes amis, nous n'avons plus de haine que pour l'envahisseur. » Depuis, ii me passe sa Croix, je lui donne mon Radical.
Les gens s'embrassaient comme quand on revient d'un long voyage. Les inimitiés étaient oubliées. Paul, qui n'avait pas adressé la parole à Pierre depuis six mois, lui serrait affectueusement la main en lui disant : « Je pars ce soir, je te confie ma famille. — Sois tranquille, voisin, ta récolte sera à la grange avant la mienne, tes enfants seront mes enfants pendant ton absence, qui sera courte, car vous aurez vite fait de les abattre. »
Autant, auparavant, le peuple était inquiet, énervé, fiévreux, autant il s'est montré calme, résolu, décidé, quand la mobilisation a été déclarée. Le tocsin a séché les larmes, élevé les coeurs. Sur la route de Gap à Orcières, où n'ont cessé de défiler, pendant cinq jours, les réservistes du haut Champsaur, nous étions presque en permanence. On s'interpellait comme de vieilles connaissances. Le même esprit, la même idée les animaient tous. « Il y a assez longtemps
1 M. Pellegrin, instituteur à Manse.
4
50 NOTES D'INSTITUTEURS.
qu'ils nous embêtent ! — Ce n'est pas trop tôt. — Nous nous dérangerons, mais ce ne sera pas pour rien. — Si nos chefs reculent, nous avancerons sans eux. — Ce qu'il va prendre pour son rhume, Guillaume ! — Enfin nos enfants seront plus tranquilles que nous. » Tout le monde était beau : la même flamme brillait dans tous les yeux '.
71. Le Château-d'Ancelle 2. —■ Les habitants, pressés par les travaux des champs, ne lisant aucun journal, n'étaient pas renseignés sur la gravité de la situation. Us savaient par ouï-dire qu'on se battait quelque part, très loin, en Serbie, mais personne ne supposait que la France serait obligée d'entrer dans le conflit, et surtout si vite. Aussi l'ordre de mobilisation n'ptait-il pas attendu.
[Il produisit une consternation générale.] Comme à l'annonce d'une calamité, les femmes pleuraient, les enfants criaient. Mais les hommes qui devaient partir retrouvèrent vite leur calme, et se préparèrent à rejoindre leur poste sans protester ni récriminer 3.
72. Orcières*. — La mobilisation s'est effectuée dans un ordre parfait. Chaque homme est parti selon les instructions contenues dans son livret militaire, spontanément. L'esprit public est très satisfaisant. Il y a de l'enthousiasme chez les jeunes. Les jeunes gens de la classe 1914 font le tour des villages en chantant des chants patriotiques. A leur passage, chacun les accueille et les encourage 5.
73. Théus °. — [L'ordre de mobilisation a surpris beaucoup de gens, qui travaillaient dans la montagne, aux « chalets », et ne se doutaient de rien. L'ordre de mobilisation a effrayé les femmes.]
i jrmc Pellegrin, institutrice à Manse.
2 Arrondissement de Gap, canton de Saint-Bonnet, commune d'Ancelle. Ancelle est à 1.355 mètres d'altitude.
3 M>ls Angles, institutrice. — A Saint-Hilaire, autre hameau de la même commune, même impression notée par l'institutrice. — Aux Costes, même canton, les hommes reprennent vite aussi leur sang-froid, et un d'eux dit : « C'est bien, ea me va : nous allons serrer la main aux Teutons avec la fourchette. » —-A Villeneuve, hameau de la commmune de Poligny, on dit : « Nous les aurons, les casques â pointe. »
4 Chef-lieu de canton de l'arrondissement d'Embrun ; 1.055 habitants ; 1.446 mètres d'altitude.
s jjue pourroy, institutrice.
" Arrondissement d'Embrun, canton de Çhorges ; 270 habitants ; 875 mètres d'altitude.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 51
Les hommes, croyant seulement à une alerte ou ayant le désir d'en finir une fois pour toutes avec l'Allemagne, ramènent un peu de calme par leur sang-froid. Les mobilisés qui ne doivent rejoindre leur corps que le deuxième, le troisième ou le quatrième jour de la mobilisation, se hâtent de terminer quelque pressant travail et tâchent de trouver des domestiques ou des journaliers qui'puissent aider leur famille pour la moisson et le battage des céréales.
Tout le monde part avec enthousiasme, ce qui redonne un peu de courage aux femmes, aux enfants, qui vont rester seuls pour faire face à tous les travaux '.
74. Espinasses 8. — Personne ne croyait à la possibilité de la guerre, malgré les bruits alarmants qui couraient depuis plusieurs jour. La volonté de paix du gouvernement était connue, on ne pensait pas que l'Allemagne commettrait la criminelle folie de déclarer la guerre. L'ordre de mobilisation a causé une surprise générale, mais pas de panique. Les mères, les épouses sont troublées, inquiètes, mais ne récriminent pas. Les jeunes gens partent avec enthousiasme. Les plus exubérants parlent d'un voyage à Berlin. Us sont impatients d'aller rendre visite à « Guillaume » 3.
75. Embrun 4. — Lors de la mobilisation, il y eut dans la ville d'Embrun, qui compte un grand nombre d'Italiens, comme une tension d'esprit particulière. Comment allait se conduire l'Italie ? « Marcherait-elle ou ne marcherait-elle pas?», comme l'on disait à ce moment-là. Même alors, la population ne se départit pas de son sang-froid. Elle ne se laissa aller à aucune acrimonie envers les Italiens résidant à Embrun et qui avaient toujours vécu avec les Embrunais en bonne confraternité 5.
76. Ghâteauroux 6. — La mobilisation s'effectue dans un ordre parfait. Déjà, hier, la réserve de la territoriale a été appelée par
1 Mme Mathieu, institutrice. — Tous les mêmes faits sont notés par l'instituteur de Remollon, même canton. — L'instituteur de Bréziers note la « gaîté calme » des mobilisés.
1 Arrondissement d'Embrun, canton de Chorges ; 363 habitants ; 6S0 mètres d'altitude.
3 M. Michel, instituteur.
* Chef-lieu d'arrondissement; 3.556 habitants; 871 mètres d'altitude.
* Mme Portail, directrice d'école maternelle.
* Arrondissement et canton d'Embrun ; 1.338 habitants ; 957 mètres d'altitude.
52 ' NOTES D'INSTITUTEURS.
convocations individuelles pour garder les voies ferrées et les ponts. Les pères de famille, qui étaient occupés aux travaux de la moisson au moment où les gendarmes sont venus leur signifier leur ordre de départ, ont laissé leur faucille et aucun n'a murmuré. C'est avec le ferme espoir qu'on aura bientôt raison des Allemands que chacun part.
Le 1" août, vers les 4 heures du soir, j'étais descendu à l'Aubergerie 1. En face de la poste, je rencontre M. le maire et un gendarme à cheval. « Venez avec nous, me dit M. le maire, nous avons besoin de vous. La mobilisation générale est décrétée. Il faut faire sonner de suite les cloches des églises et des chapelles.»
En entendant le son du tocsin, la population a cru d'abord à un incendie. Il y a eu ensuite un moment d'affolement quand elle a appris que c'était l'appel aux armes. Les femmes pleuraient, on entendait des sanglots. Mais bientôt tout le monde s'est ressaisi. Ce sont ceux qui doivent partir qui donnent courage à ceux qui restent. Le lendemain 2 août, premier jour de la mobilisation, c'est avec une sorte de fierté que les premiers appelés se dirigent vers la gare. « Il faut en finir, une fois pour toutes, avec ces Allemands », entend-on répéter souvent... Certains ne croient pas encore à la guerre. « Nous ne partons.que pour quelques jours », disent-ils ; « c'est une simple mesure de précaution. » D'autres disent : « Cette guerre est nécessaire pour rabattre l'orgueil germanique. »
C'est dimanche. Le village est très animé, malgré les travaux de la moisson. La route nationale est sillonnée, sans interruption, par des fourgons militaires et des automobiles. Les trains se succèdent de demi-heure en demi-heure, amenant des troupes vers Briançon. La population est enthousiaste 2.
77. Risoul 3. — Les premiers mobilisés furent appelés le 1er-août, vers 10 heures du matin, à la tournée du facteur. Pour la plupart aux champs ou à la "montagne, ils furent immédiatement avertis^ par un membre de la famille, et sans délai rejoignirent leur poste
1 Hameau de la commune de Châteauroux. Cette commune comprend 38 hameaux, sa superficie est de 9.275 hectares.
2 M. Bompard, instituteur h Saint-Roch, hameau de la commune de Châteauroux. — A Saint-Sauveur, même canton, l'instituteur a entendu des mobilisés dire que s'ils mouraient, au moins le sacrifice de leur vie profiterait à leurs enfants. — Les instituteurs et institutrices des Crottes, même canton, notent que. malgré la consternation du début, la mobilisation s'est faite avec régularité et entrain.
3 Arrondissement d'Embrun, canton de Guillestre ; 600 habitants ; 1.117 mètres d'altitude.
L'APPEL-DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 53
avec un véritable élan patriotique. A 5 heures du soir, lorsque l'ordre de mobilisation générale fut apporté par un gendarme à cheval et que le tocsin annonça la gravité de l'heure, les femmes ne purent retenir leurs sanglots... [Les hommes étaient calmes et résolus...] Les jeunes, surtout, avec une ardeur enthousiaste, s'écriaient : « Ce n'est pas trop tôt qu'on aille un peu leur tâter le pouls ; il y a déjà assez longtemps qu'ils nous agacent, il faut que cela finisse'. »
78. Gaudissard *. — Dans ce pauvre petit pays reculé, personne ne reçoit de journaux. Depuis quelques jours seulement,, on parle de guerre. En allant au marché, à Guillestre, les hommes ont appris qu'il y avait « quelque trouble » en Europe. Us ne savent pas au juste ce que c'est. Des soldats sont venus pendant la semaine examiner les bêtes. « Ça va mal », répètent les gens ; personne, cependant, ne croit une guerre possible.
Le 1" août, les territoriaux reçoivent leur feuille de route. Il faut partir ! Vivement ils laissent leurs travaux : la moisson commencée, le pré à moitié fauché. Us endossent leurs habits du dimanche, et les voilà prêts. Les jeunes gens les plaisantent sur leur air grave. « Ce n'est qu'une manoeuvre », disent-ils. Mais les «vieux» n'y croient pas : c'est « pour de bon » cette fois. Us sont tristes à la pensée de laisser leurs enfants, leurs femmes, tandis que les récoltes sont toutes dehors.
Le village, un moment troublé, reprend son air calme l'aprèsdîner. Les gens retournent â leurs travaux. On espère encore. Tout à coup, à 5 heures, le tocsin retentit. « Le feu ? » On ne le voit nulle part « Non, c'est la guerre », disent les vieillards. La terrible nouvelle court de bouche en bouche. Les femmes pleurent, tout le monde est atterré. Les travaux sont suspendus. Il faut que les hommes consultent leur livret ; les mères doivent aller préparer leur linge.
Le village, maintenant, est très agité. Les affiches sont fixées sur le mur de l'école. Tous viennent les lire et s'en vont chez eux en causant gravement: Les jeunes gens se sont réunis et, en chantant, ils vont au village voisin trouver leurs camarades et leur demander à quelle heure ils partent, car ils veulent descendre ensemble à la gare.
Chacun rentre maintenant dans sa maison. La famille, groupée autour de la lampe, prolonge la veillée fort avant dans la nuit : le lendemain, elle sera démembrée, et on a peur de l'avenir.
1 M. Amayon, instituteur.
2 Hameau de la commune de Risoul,
4,
54 NOTES D'INSTITUTEURS.
2 août. La plus grande partie des jeunes gens doit partir immédiatement. De grand matin, tout le monde est debout. Le départ est fixé à 5 heures. Nos jeunes soldats ne veulent pas qu'on les accompagne ; ils partent en chantant. Peut-être ont-ils pleuré en embrassant leurs vieilles mamans ; mais maintenant ils descendent gaiement, la pente de la montagne, le sac au dos.
Le village est morne et désert. Le départ des hommes a fait un grand vide. Les familles se terrent dans leurs maisons. L'inquiétude les saisit : elles ont peur pour ceux qui sont partis ; puis, comment rentrer les récoltes ? Enfin, on craint que l'Italie ne se déclare contre nous. Cette triste journée paraît interminable. Cependant, le soir, quelques-personnes sont parties déjà pour aller ramasser le foin. Ne faut-il pas faire double tâche maintenant ' ?
79-80. Réotier - et Saint-Crépin 3 l"r août, 8 h. du matin, Réotier.
Des jeunes gens causent avec mon mari. Us ne croient pas à la guerre : « Ça s'arrangera », disent-ils; et ils vont au travail comme d'habitude. Nous-mêmes, nous avons confiance dans la diplomatie, mais nous sommes fiévreux, inquiets; au moindre bruit du dehors, nous nous mettons aux fenêtres pour savoir ce qui se passe.
Midi: De plus en plus, notre espoir diminue. Le facteur vient de passer. Il distribue des ordres de mobilisation aux territoriaux. Serait-ce possible ?
2 heures, gare de Saint-Clément. On ne peut plus en douter, c'est la guerre ! De tous côtés, des territoriaux, qui ont quitté les champs en toute hâte, arrivent pour rejoindre leur poste. Dans le train venant de Briançon, on voit des familles entières qui ont évacué les villages frontières. Des sous-officiers en descendent avec des ballots d'effets et des caisses de munitions. Le train de Gap est aussi comble. A grand'peine nous nous installons dans un compartiment encombré de sacs, de caisses et de ballots.
2 h. 30, Saint-Crépin. La gare de Saint-Crépin, où nous descendons, est déjà gardée militairement. Les journaux ne sont pas arrivés. On apprend, de source italienne, la nouvelle de la mort de Jaurès. Chacun se demande avec anxiété ce que vont faire les socialistes, en apprenant la mort de leur chef.
Les jeunes gens du pays se hâtent de rentrer le blé. Entre deux voyages aux champs, ils s'informent, avides de nouvelles. Un d'eux dit en riant : « Us me laisseront bien finir d'entrer mes gerbes. »
i jypic Tron, institutrice.
2 Arrondissement d'Embrun, canton de Guillestre ; 300.habitants ; 1.150 mètres d'altitude.
3 Même canton ; 870 habitants ; 940 mètres d'altitude,
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 55
Et un autre : « Que ça casse au plus tôt ! Cette attente est insupportable. » Des femmes, des hommes, des enfants stationnent devant le bureau de poste.
Vers 4 heures, la sonnerie du téléphone se fait entendre. On vit une minute d'angoisse. C'est l'ordre de mobilisation. La nouvelle se répand dans le village. Chacun l'apprend avec calme. Pas un cri, pas de désordre, rien qu'une émotion grave ; on serre les mains, on s'embrasse, mais on sent bien que chacun est prêt à faire son devoir. Le tocsin donne l'alarme aux champs, aux hameaux.
Puis ce sont les préparatifs, faits les larmes aux yeux, les recommandations de ceux qui partent et de celles qui restent : « Sois fort ! sois courageux !» ; la douceur triste de ces dernières heures inoubliables passées ensemble, dans l'intimité, tandis que la trompe des autos et le sifflet strident des trains, comme des voix humaines, semblent jeter au passage un cri d'alarme, l'appel aux armes à la vallée entière.
2 août, Saint-Crépin. De bonne heure, des groupes se forment dans le village. A la maison, les préparatifs se terminent en hâte. A 7 heures et demie a lieu le premier départ. J'accompagne mon mari et deux de mes frères. A la gare, nous trouvons quelques jeunes gens du pays ; ils ont tous une bonne provision de vivres. Les plus jeunes sont gais. Ceux qui laissent une famille sont plus graves, mais sur tous les visages on voit la fermeté, la résolution, l'acceptation du sacrifice. Plusieurs femmes sont là, vaillantes aussi. Voici le train ; une dernière étreinte : « Allons, du courage ! — Tu reviendras ! » ; le dernier « au revoir », et le train les emporte, tandis que les femmes laissent couler librement les larmes contenues depuis la veille. Les cloches de l'église, dont le son nous arrive, semblent sonner le glas de cette belle jeunesse qui s'en va vers la frontière. Et toute la journée la même scène se reproduit au départ des trains : ce sont les mêmes visages résolus, la même émotion contenue et toujours la même exhortation : « Bon courage ! »
Dans la matinée commence l'exode des ouvriers italiens. On les voit se diriger par bandes vers Briançon, un paquet sur l'épaule. Comme nous, ils se posent cette question angoissante : l'Italie vat-elle faire la guerre à la France ? Deux d'entre eux que nous rencontrons hors du village nous saluent en souriant. Nous répondons avec bienveillance. Us s'arrêtent et nous disent : « Nous allons en Italie parce que nous n'avons pas de travail, nous n'allons pas pour prendre les armes contre la France. La France et l'Italie ne peuvent pas se battre. » Nous applaudissons à ces paroles, et avec émotion et sympathie nous leur disons : « Bon voyage ! »
Une longue file de charrettes réquisitionnées par l'autorité militaire de Briançon stationne sur la route. Ces voitures sont conduites par des vieillards, des femmes, des enfants de 14 ou 15 ans. Ces braves gens, qui viennent du Queyras, se sont arrêtés pour se res-
56 NOTES D'INSTITUTEURS.
taurer et faire reposer les bêtes. Us se mêlent aux groupes des gens du pays, colportant des nouvelles, prenant part aux discussions. Pour eux, comme pour tous les habitants des Hautes-Alpes, une des questions capitales est de savoir si l'Italie « marchera ».
Toute la nuit on entend passer les interminables files de voitures réquisitionnées dans l'Embrunais, les autos trépidantes et les trains qui se succèdent toutes les demi-heures '.
81. Pallons 2. — Nous savions depuis quatre jours au plus, par la lecture des journaux et par les ouvriers de l'usine, que « les affaires se gâtaient ». Le 1" août, vers 5 heures du soir, je vis passer à bicyclette un de mes grands élèves, ouvrier à la « Nitrogène » et n'arrivant d'habitude qu'à 6 heures et demie : « Mademoiselle, me cria-t-il, mobilisation générale ! On vient de nous prévenir à l'instant. L'usine est arrêtée. Je pars demain matin. » Peu après, je vis arriver tous les ouvriers, l'air calme, décidé. Us furent bien en peine, pendant un moment : impossible de trouver de la monnaie pour échanger leurs billets reçus à la paye ; subitement, toute la monnaie avait disparu.
-2 août. Nous avons peu dormi cette nuit et, à la pointe du-jour, tout le monde a couru lire l'affiche de mobilisation générale placardée pendant la nuit. J'ai vu passer les premiers mobilisés. Us ont l'air décidé de faire, coûte que coûte, leur devoir.
Le 3 et le 4 août, la mobilisation se continue dans un ordre par- . fait. Pas d'exaltation passagère : un enthousiasme soutenu, beaucoup de sérieux parmi les réservistes. Plusieurs pères de famille m'ont dit : « Nous aimerions mieux travailler dans nos champs ou à l'usine, et ne pas laisser nos femmes et nos enfants ; mais, puisqu'on veut nous opprimer, nous saurons nous défendre. »
Un de mes grands élèves-soldats m'écrit des Basses-Alpes pour me faire ses adieux : « Je pars content. J'ai confiance en notre cause. Vous consolerez mes parents. » Un autre, de Briançon : «=Ne vous faites pas plus de mauvais sang que moi : ce ne sera rien. Allez visiter mes parents. » Les femmes font preuve d'un grand courage et cachent leurs larmes pour ne pas décourager les partants.
Je n'oublierai jamais ce défilé de toutes les bêtes des deux communes voisines, Freissinières et Champcella. Le rassemblement avait lieu derrière l'école. On avait installé sur le chemin une bascule, pour peser la quantité de foin, d'avoine, nécessaire à
1 Mme Callier, institutrice à Réotier.
2 Hameau de la commune de Freissinières, arrondissement d'Embrun, canton de Guillestre ; 1.200 mètres d'altitude.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINÉ. 57*
chaque bête. Les hommes préposés à ce travail parlaient d'une'voix basse, contenue. On lisait sur tous les visages la même anxiété. De temps à autre, un mobilisé apparaissait au coin de la rue, un petit paquet à la main, se rendant à la gare voisine. A la hâte, il serrait les mains tendues et on entendait de nombreux : « Au revoir ! Ce ne sera rien ! Tout va s'arranger ! Mobilisation ne veut pas dire guerre ! etc. »
Mon voisin l'épicier, homme énergique, m'a avoué : « Malgré moi, j'ai pleuré en voyant partir tout ce mélange d'hommes et de bêtes. C'était trop impressionnant ! »
Depuis, j'ai su par un blessé que mon plus proche voisin, père de deux fillettes et sergent de chasseurs, se bat « farouche comme un ours '. »
82. Saint-Marlin-de-Queyrières -. — On ne dormit guère dans la nuit, du 1" au 2 août, et à l'aube tout le monde était debout. Toute la journée, la population stationna dans les rues, assistant au départ des braves soldats. Malgré le déchirement et la tristesse des séparations, il y eut un bel enthousiasme. Les hommes quittèrent sans récrimination aucune le coin natal qui leur était cher, et cela au moment où les récoltes qui devaient assurer la subsistance des leurs étaient encore sur pied. Chacun comprit que la patrie était au-dessus de la famille et que c'en serait fait de toutes les familles de France, si la grande famille qui les englobe toutes venait à disparaître.
M. D. G. n'a que deux fils. Il en a perdu un, sous les drapeaux, il y a quatre ans. L'aîné lui restait : il a été dirigé vers la frontière de l'Est. Pourtant, quelques jours après, M. le gouverneur de Briançon ayant donné ordre à M. le maire de réquisitionner dans la commune le plus grand nombre de vaches possible, M. D. G. en a donné deux, en disant : « J'ai donné mes fils à la patrie, mon mulet a été réquisitionné ainsi que deux de mes vaches, il ne m'en reste qu'une, mais je la donnerai encore si c'est nécessaire. Quant à moi, j'en aurai toujours assez pour vivre 3. »
»
83. Fortville 4. — 2 août. Ce qui augmente encore l'inquiétude des habitants, c'est qu'en cas de déclaration de guerre, on craint que l'Italie ne marche contre nous. Alors il faudrait évacuer la
i JJIIC Meissimilly, institutrice.
2 Arrondissement de Briançon, canton de L'Argentière ; 1.248 habitants ; 1.169 mètres d'altitude. ' M. Lagier-Bruno, instituteur. * Hameau de la commune de Briançon.
58 NOTES D'INSTITUTEURS.
région. Beaucoup, après le départ des hommes, préparent leurs petits paquets pour être prêts à partir, sitôt l'ordre donné '.
84. Puy-Saint-Pierre -. — Le 1" août, les mobilisés, très vaillants, comptaient tous marcher contre les Italiens. A tout moment arrivaient dans le village les jeunes soldats du pays en garnison à Briançon, qui venaient faire leurs adieux à leurs familles. Pour eux aussi, l'idée de partir le soir même pour Mont-Genèvre dominait. Tous comptaient sur une campagne d'une durée d'un mois au plus. Peu de personnes se sont couchées pendant la nuit du 1" au 2 août. Tout le monde était dans la plus grande anxiété, comptant à chaque instant entendre tonner les canons italiens du Chaberton 3. Les femmes se réunirent dans l'église et restèrent toute la nuit en prières.
Triste journée que celle du 2 août. Aux inquiétudes sur le sort du cher soldat parti hier soir, ou de l'appelé de demain, s'ajoute l'appréhension d'un envahissement prochain des Italiens. Chaque famille prend des précautions commandées par la circonstance. On remplit les malles de linge et d'effets, on enferme ce que l'on a de plus précieux et on porto le tout dans les caves. Presque tous les propriétaires ont ici deux ou plusieurs maisons, au chef-lieu et dans les divers hameaux. Ce qui est drôle, les familles habitant les villages montent les malles et paquets à Puy-Saint-Pierre, le cheflieu, et celles installées au chef-lieu descendent leurs richesses dans les hameaux. Un habitant du village du Pinet a rentré deux tombereaux de terre dans sa cave, se proposant, en cas d'alerte, d'en boucher les soupiraux et toutes les ouvertures.
Plusieurs personnes, se disant bien informées, apportent de la ville le bruit qu'il faut se tenir prêts à évacuer le pays : il faut maintenant songer à un départ précipité et préparer un paquet d'effets indispensables pour chacun. On voit toute la journée bon nombre de personnes sur le mur du cimetière, à Puy-Saint-Pierre, munies de longues-vues et cherchant à distinguer les premiers coups de canon qui doivent être tirés du Chaberton 4.
85. Névache 5. — Beaucoup de réservistes étaient occupés à fau1
fau1 Roman, institutrice.
2 Arrondissement et canton de Briançon ; 502 habitants ; 1.551 mètres d'altitude.
3 Montagne de 3.138 mètres d'altitude, qui domine les environs de Briançon. < lyrrae Triboulet, institutrice.
5 Arrondissement et canton de Briançon, à quelques kilomètres de la frontière; 662 habitants; 1.595 mètres d'altitude.
L'APPEL DE GUERRE EN DAUPHINE. 59
cher aux chalets disséminés dans la haute vallée de la Clairée. Appelés au milieu de la nuit du 1" au 2 août, ils s'empressèrent de se rendre à Névache. Us mangèrent et burent, remplirent leur musette, embrassèrent les enfants qui pleuraient, les femmes qui refoulaient leurs larmes, et, par groupes, ils prirent le chemin de Briançon. Leur calme était beau à voir.
Un autre dut partir sans avertir sa femme et sans lui dire au revoir, car elle était au chalet avec deux enfants. Le dimanche 2 août, au matin, la pauvre mère revint à la maison, qu'elle trouva déserte : le mari et le cheval n'étaient plus là. Elle restait avec six enfants en bas âge. Sa douleur fut grande, mais la résignation vint bien vite : il fallait nourrir les petits '.
86. Saint-Chaffrey 2. — La mobilisation a été annoncée à 5 heures du soir, par la cloche du feu. Les gens s'attendaient si peu à la guerre que tout le monde crut à un incendie. Quand on apprit que c'était la mobilisation, les femmes versèrent bien quelques larmes. Elles s'approchaient des hommes, elles les écoutaient. Ces derniers, presque tous ouvriers et presque tous mobilisables, étaient admirables. Us avaient tout leur sang-froid, ils réconfortaient leurs épouses et leurs mères.
En temps ordinaire, à 9 heures, chacun dort. Dans la nuit du 1er au 2, le mouvement se prolongea jusqu'à minuit, et, pour quelques-uns, jusqu'au jour. Tous avaient en mains leurs livrets militaires et, chose agréable à dire, chacun savait son jour de départ, son poste : ici, la mobilisation s'est effectuée dans un ordre parfait.
2 août. Les femmes, quelque peu' affolées, crient, en termes un peu crus : « Ah ! le... de Guillaume ! Si nous le tenions ! Oh ! Les... d'Allemands ! Us veulent notre pays ! Us ont faim ! Où ce Guillaume nous met ! » Les maris et les fils sont plus contenus. J'ai entendu ceci : « Depuis quarante-quatre ans, la France s'incline devant l'Allemagne. Us nous ont fait toutes sortes d'affronts. La France a été trop faible. La guerre, il la fallait. Il faut que cela finisse. » Quelques-uns disaient : « On n'y tenait plus. Le budget était trop lourd. Aujourd'hui ou demain, il fallait se battre. Au reste, nous ne sommes pas seuls : nous avons des amis, on nous aime. — Le plus tôt, c'est le meilleur. Nos enfants seront libres 3. »
i jjmc poncet, institutrice.
2 Arrondissement de Briançon, canton de Monêtier ; 1.163 habitants ; 1.350 mètres d'altitude. 2 M. Audibert, instituteur.
DU DROIT DES RIVERAINS
A- LA
FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU NON NAVIGABLES NI FLOTTABLES 1
Par M. L. BALLEYDIER,
Doven de la Faculté de Droit.
Le problème des droits de riveraineté sur les cours d'eau non navigables ni flottables est loin d'être nouveau ; il a depuis longtemps été envisagé sous toutes ses faces, et si, dans ces dernières années, lorsqu'il s'est agi de déterminer la situation que notre droit actuel fait aux riverains, beaucoup d'esprits, et des meilleurs, ont cru devoir déserter des positions qui paraissaient acquises, il est permis de penser qu'ils se sont laissé influencer moins par des raisons juridiques qui eussent échappé à leurs prédécesseurs que par le désir très légitime de faciliter l'élaboration, d'ans le sens qui leur paraissait le plus profitable aux intérêts du pays, d'une législation nouvelle.
Encore n'ont-ils pu essayer de renouveler les conceptions anciennes que sur un seul point, celui précisément qui intéresse le Congrès de la Houille blanche. Car, parmi les divers usages
1 Cet article est la reproduction d'un rapport qui avait été demandé à l'auteur pour le deuxième Congrès de la Houille blanche : la réunion de ce Congrès, qui devait avoir lieu au mois d'août 1914, a été empêchée par les événements.
5
62 L. BALLEYDIËR.
dont les cours d'eau sont susceptibles, il en est que tous s'accordent à permettre aux riverains de ceux qui ne sont ni navigables ni flottables.
Nul, évidemment, ne peut leur contester l'exercice de ces droits d'importance secondaire, tels que le droit de puisage, le droit de circuler en bateau, etc., dont nous dirons bientôt qu'ils appartiennent à tous.
Nul non plus, en présence de l'article 2 de la loi du 15 avril 1829, ne peut nier qu'ils soient investis, et cette fois à titre exclusif, du droit de pêche.
Depuis la loi du 8 avril 1898, il est certain que le lit leur appartient, et qu'ils peuvent donc y prendre tous les produits naturels et en extraire de la vase, du sable et des pierres (loi du 8 avril 1898, art. 3).
Enfin, l'article 044, 1" al., du Gode civil reconnaît au riverain bordé par une eau courante « autre que celle qui est déclarée dépendance du domaine public », c'est-à-dire justement par une rivière non navigable ni flottable, le droit de se servir de l'eau à son passage pour l'irrigation de ses propriétés. A plus forte raison, celui dont le fonds est traversé par le cours d'eau, et qui se trouve ainsi riverain des deux côtés, jouit-il du même droit, comme l'indique le deuxième alinéa de l'article 644, et avec plus d'étendue, puisqu'il n'a pas à ménager la prétention rivale d'un coriverain.
'Reste enfin à nous expliquer sur l'utilisation industrielle du cours d'eau qui doit former le principal objet de ce travail.
Les riverains ont-ils le droit d'employer la force motrice du cours d'eau ? ou, comme on dit souvent, en faisant allusion à l'un seulement des éléments de cette force, ont-ils droit à la pente du cours d'eau ?
La question, à notre avis, est implicitement mais nettement résolue par un texte déjà cité, l'article 644 du Code civil, où nous voyons (2e alinéa) que celui dont la rivière traverse l'héritage peut « en user dans l'intervalle qu'elle y parcourt, mais à la charge de la rendre, à la sortie de ses fonds, à son cours ordi-
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 03
naire. » Puisque ce propriétaire doit, à la sortie de son fonds, rendre l'eau à son cours ordinaire, c'est donc que, dans la traversée de ce fonds, il peut l'en détourner, et lui assigner tel trajet qu'il juge à propos, lui faire décrire des méandres, l'étaler en bassins, la précipiter en cascades, la diviser en multiples canaux, etc.
Comment alors lui serait-il interdit de l'enfermer dans une conduite et de l'amener sur une turbine ? Se peut-il admettre que le seul usage qui lui soit interdit soit celui qui peut produire un résultat utile, un effet industriel ? L'article 644 renferme la consécration implicite du droit du riverain à l'utilisation industrielle de l'eau. -
Ce droit ne comporte d'autre restriction que la charge, imposée par la loi, de rendre l'eau à son cours naturel à la sortie de son fonds, charge formulée en termes tellement généraux et impératifs qu'elle ne paraît comporter aucune exception. Aussi, le riverain ne doit-il pas user de son droit de dérivation pour détourner les eaux de telle manière qu'un obstacle résultant de l'état des lieux s'oppose désormais à son exécution. S'il le fait, les riverains inférieurs auront le droit d'exiger que la dérivation soit supprimée.
Tel est du moins le principe, car, pour la solution des difficultés de cet ordre, il faut tenir compte de l'article 645 du Gode civil qui prescrit aux juges, saisis de quelque contestation entre les propriétaires auxquels les eaux peuvent être utiles, de concilier, dans le règlement judiciaire auquel ils procèdent, « l'intérêt de l'agriculture avec le respect dû à la propriété. » L'essentiel est que, des intérêts en présence, aucun ne soit sacrifié et que tous reçoivent satislaction. Si ce but peut être atteint sans que l'eau soit rendue à son cours naturel, exiger néanmoins qu'elle le soit et rendre par là l'irrigation impossible serait méconnaître l'esprit de l'article 645 1.
1 En ce sens : Cass., 21 juillet 1901. S. 1905. 1. 516, et les autorités de doctrine et de jurisprudence citées â la note.
64 L. BALLEYDTER.
Ce texte ne fait entrer en balance, avec le respect dû à la propriété, que l'intérêt de l'agriculture. Il est muet sur l'industrie hydraulique, dont l'importance, lors de la rédaction du Gode civil, ne pouvait être comparée à celle de l'agriculture. Ses intérêts ne sont pas cependant moins respectables que ceux de l'agriculture et doivent également entrer en ligne de compte :•
aucun doute ne saurait s'élever sur ce point depuis que l'article
>* 9 de la loi du 8 avril 1898 a placé sur le même rang les intérêts
d'e l'industrie et ceux de l'agriculture.
Ainsi peuvent être résolues les difficultés soulevées par les barreurs de chutes. Lorsqu'un de ces spéculateurs, détenteur de quelque parcelle riveraine, prétend empêcher l'industriel, qui a acquis les droits de tous les autres propriétaires sur la section de cours d'eau qui lui est nécessaire, d'utiliser sa chute, sous prétexte qu'il doit rendre l'eau à son cours naturel dans le court espace où il n'est pas propriétaire des rives, la réclamation devra être considérée comme légitime, si la parcelle de son auteur se trouve dans des conditions telles qu'il puisse utiliser les eaux. Mais, dans les affaires qui se sont présentées devant la justice, la configuration des lieux était telle, le fonds du réclamant si encaissé, qu'il n'avait aucun moyen de tirer parti des eaux : les tribunaux ont donc pu poser en principe qu'il y aurait lieu à un règlement d'eau à effectuer suivant les droits et besoins respectifs des parties, ouvrant ainsi la porte à une transaction, où l'usinier aurait à tenir compte à son adversaire, selon le voeu de l'article 645, non seulement de l'obstacle apporté à une jouissance peut-être impossible, mais encore de l'atteinte portée à des droits qui, après tout, représentent une valeur pécuniaire, cotée sur le marché où se traitent les achats de riveraineté 1.
1 V. le célèbre arrêt Berges : Grenoble, 7 août 1901, rapporté dans Dalloz, 1902. 2. 225, avec une remarquable note de M. Capitant, et, en appendice à La législation des chutes d'eau, par P. Bougault, 3" éd. 1912, p. 300 et s. — Cet arrêt nous paraît au total mieux rendu que le jugement, d'ailleurs bien rédigé, du Tribunal de Bonneville du 12 février 1905 (D., eod. loc.) qui, rejetant purement et simxuement la prétention du barreur de chute, refusait implicitement de lui tenir compte de la valeur vénale de son droit.
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 65
Nous avons déterminé, d'après l'article 644, 2° alinéa, les droits de celui dont le fonds est traversé par le cours d'eau. Le riverain d'un seul côté, celui dont la propriété borde le cours d'eau, sera-t-il moins favorisé ? L'article 644, 1er alinéa, paraît bien limiter doublement ses droits : il lui permet de se servir de l'eau seulement à son passage et pour l'irrigation de ses propriétés. Pour comprendre la portée de cette double restriction, il faut en chercher la raison d'être. Or, il est évident, quant à la première, qu'elle réside uniquement dans le droit égal du coriverain. Si le riverain d'un seul côté doit utiliser l'eau à son passage, s'il ne peut pas la détourner de son cours naturel, c'est qu'en le faisant, il priverait son voisin de l'usage de l'eau.
Maintenant, pourquoi l'article 644 parle-t-il seulement d'irrigation et paraît-il ainsi exclure, pour le riverain d'un seul côté, tout autre usage de l'eau, et notamment tout usage industriel ?
On a dit quelquefois que, lors de la rédaction du Code civil, l'industrie hydraulique n'avait atteint qu'un faible développement ; l'irrigation était le seul emploi des eaux courantes qui eût acquis une réelle importance, et qui dût dès lors attirer l'attention du législateur.
Cette explication nous paraît mal cadrer avec les faits : il est certain qu'au commencement du xixe siècle, il existait sur les cours d'eau un grand nombre de petites usines hydrauliques, telles que moulins et martinets. Est-il croyable que personne n'y ait pensé ? N'est-il pas vraisemblable plutôt que si, dans l'article ■644, 1er alinéa, on les a passées sous silence, c'est pour une tout autre raison et avec pleine conscience ? 11 est rare que, pour le roulement d'une usine, on puisse se contenter d'utiliser le courant « à son passage », par exemple en y faisant plonger une roue qui en recevra l'impulsion. Tout le monde sait que le seul mode pratique d'installation des usines hydrauliques consiste à élever le plan d'eau de la rivière par un barrage et à détourner l'eau dans un canal qui l'amène sur la roue ou la turbine qu'il s'agit de mettre en mouvement. Et, pour obtenir un résultat appréciable, sur la plupart des petits cours d'eau, c'est, au moins
66 ' L. BALLEYDIER. ,
à l'époque de l'étiage, la totalité ou la presque totalité de l'eau qu'il faudrait amener dans le canal, au détriment des droits du coriverain.
L'irrigation, qui peut être plus ou moins étendue, plus ou moins intensive aussi, se prête mieux à une jouissance divisée entre deux coriverains. Il n'est pas surprenant que l'attenlion des rédacteurs de l'article 644 se soit portée spécialement sur elle.
Est-ce à dire que le riverain d'un seul côté ne pourra jamais user du courant comme force motrice au moyen d'une dérivation ? N'oublions pas que si ses droits sont limités, s'il lui est inlerdit de détourner l'eau, c'est seulement dans l'intérêt du coriverain. Pourquoi alors lui serait-il défendu, si celui-ci retioni-o à se prévaloir de son droit, de donner à l'eau une affectation industrielle, pourvu qu'il la rende à son cours naturel à la. sortie de sou fonds ?
Faisons un pas de plus : si l'usinier, riverain unilatéral, respecte les droits de son coriverain, si, loin d'absorber l'eau tout entière pour la marche de son usine, il en prend seulement la part à laquelle il a droit pour l'irrigation, laissant à l'autre riverain celle qui lui est nécessaire pour le même usage, qui pourra se plaindre ? ce ne seront certes pas les riverains inférieurs, qui se féliciteront au contraire de voir le riverain supérieur consacrer à l'industrie les eaux qu'il lui était loisible d'affecter à l'irrigation, puisque, on l'a remarqué cent fois, de ces deux usages, le dernier, qui ne va pas sans absorption par le sol d'une partie des eaux, est bien plus nuisible que le premier aux riverains inférieurs.
Nous avons essayé de dégager des textes du Code les droits des riverains. Quelque certains qu'ils nous paraissent, ils ne sont pas restés à l'abri de toute contestation. C'est ce dont nous allons nous rendre compte en cherchant à préciser la nature de ces droits, à déterminer la catégorie juridique dans laquelle il y a lieu de les faire rentrer.
Ils nous paraissent difficiles à. concilier avec la thèse, aujourd'hui abandonnée, et qui ne compta jamais qu'un petit nombre
DROIT DES RIVERAINS, A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. -67
de partisans, suivant laquelle les petits cours d'eau font, aussi bien que les rivières navigables et flottables, partie du domaine public. Cette conception n'est-elle pas, du reste, directement contredite par l'article 538 et par l'article 644; desquels il résulte clairement, que seules les rivières affectées à la navigation sont frappées de domanialilé ?
Une opinion tout opposée, et qui eut son heure de vogue, consiste à admettre que les petits cours d'eau sont la propriété des riverains 1.
Les partisans de cette opinion s'attachaient surtout à démontrer que les riverains sont propriétaires du lit de la rivière : ce point tenu pour acquis, ils faisaient remarquer que la propriété du dessous entraînant celle du dessus (art. 552, Cod. civ.), les riverains, propriétaires du. sol sur lequel coule la rivière, sont propriétaires de celle-ci, comme le prouve d'ailleurs l'article 644 qui leur reconnaît un droit exclusif à la jouissance de ses eaux. Et cette propriété, s'étendant à la rivière tout entière, en comprenait la pente.
La loi de 1898, qui a consacré une partie de la thèse en attribuant aux riverains la propriété du lit, n'a pas donné au surplus le regain de faveur auquel on aurait pu s'attendre. C'est qu'en effet l'attribution aux riverains de la propriété du cours d'eau, et notamment de la force motrice, soulevait des objections juridiques en même temps qu'elle conduisait à des résultats peu satisfaisants, comme on a pu le voir dans les affaires où elle était discutée.
Et d'abord, elle paraissait incompatible avec les dispositions de la loi. L'article 714 du Gode civil proclame qu' « il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d'en jouir. » Or, une vieille et respectable tradition, qui remonte au droit romain, range parmi les res communes avec l'air et la mer, l'eau
1 V. surtout Daviel, Traité de la législation et de la pratique des cours d'eau, 3e éd., t. II, p. 1 et suiv.
68 L. BALLEYDIER.
courante, aqua proftuens. Il est peu probable que les auteurs du Code civil aient entendu s'en écarter en ce qui concerne les petits cours d'eau. Rien, en tout cas, ne permet d'affirmer qu'ils aient eu l'intention de le faire : l'article 644, qui accorde aux riverains un simple droit d'usage sur les eaux, est même la négation implicite d'un droit plus étendu. La loi de 1898, dans le nouvel article 643 du Gode civil, a confirmé aux eaux des petites rivières le caractère de choses communes en les qualifiant de « publiques et courantes » ; et les travaux préparatoires de cette loi attestent une intention conforme 1.
L'attribution aux riverains de la propriété du lit n'implique nullement celle de la propriété des eaux. L'article 552 est ici sans application : la nature.même des eaux courantes^ soumises à un déplacement incessant, les restrictions apportées à leur usage dans l'intérêt des riverains inférieurs ne permettent pas, en ce qui les concerne, le fonctionnement de ce droit permanent et absolu qu'est la propriété. :
Si quelques-uns ont pu croire qu'il en était autrement, spécialement en ce qui concerne la force motrice, c'est qu'ils ont attribué à une forme de langage plus ou moins heureuse une importance exagérée. On trouve souvent les mots pente du cours d'eau employés pour désigner l'énergie engendrée par sa chute. Or, qu'est-ce que la pente, si ce n'est la forme, la manière d'être du terrain, du lit sur lequel coule la rivière : le lit appartient désormais aux riverains ; sa pente, qui ne saurait en être séparée, est donc, comme lui, leur propriété.
Je le reconnais volontiers, mais la pente ne constitue que l'un des éléments de la force motrice, à la production de laquelle l'eau qui coule à sa surface n'est pas moins essentielle. La force motrice dépend à la fois de ces deux éléments, la masse de l'eau que roule la chute et la différence de niveau. Il y a donc autre chose dans la force motrice que la configuration du terrain, et
1 V., sur ces deux points : Massigli et Saleilles, Bull, de la Soc, d'ét. législ., 1901-1902, p. 520 et s.
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 00
la propriété de celui-ci n'implique pas nécessairement l'attribution de celle-là 1.
C'est du reste fort heureux, car le système qui considère les cours d'eau comme un objet de propriété privée entraîne des conséquences inadmissibles. A-t-on réfléchi qu'il conduirait logiquement à considérer comme voleur le passant qui puise un seau d'eau dans le courant ? Nul assurément ne voudrait souscrire à une conséquence aussi extrême de l'idée de propriété =. Il en est d'autres qui, pour être d'une rigueur moins choquante, n'en seraient pas moins regrettables ; elles concernent justement la force motrice du cours d'eau.
Si cette force avec ses éléments constitutifs, pente du terrain et masse fluide, est la propriété de chacun des riverains au droit de son fonds, elle devra, hors le cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, être laissée telle quelle à sa disposition, qu'il en ait besoin ou non, qu'il l'utilise ou non ; car le cas d'expropriation mis à part, le propriétaire ne peut être dépouillé de son bien, qu'il lui soit ou ne lui soit pas utile, qu'il s'en serve ou qu'il ne s'en serve pas. Si donc un riverain établit une usine, et que le remous de son barrage diminue la chute du riverain supérieur, quand même ce dernier n'en fait rien et n'en peut rien faire, il aura le droit de se faire rétablir dans sa propriété, c'est-à-dire dans l'état de choses antérieur.
1 M. Planiol (Bull, de la Soc. d'ét. législ, 1903, p. 327 et s.) exprime des idées un peu différentes. Le vent qui souffle sur un terrain donné, la lumière et la chaleur solaires qui s'y répandent, ne peuvent être utilisés que par le propriétaire de ce terrain: de même, dit-il, la.force motrice résultant de l'écoulement de l'eau ne peut être captée que par celui sur le terrain duquel elle coule, aujourd'hui le riverain, propriétaire du lit. — Oui, mais pour cela il faut qu'elle coule : or, si le riverain n'avait de droit que sur le lit et non sur l'eau, si l'eau était, comme nous verrons bientôt qu'on l'a allégué, à la libre dispo■
dispo■ de l'Etat, rien n'empêcherait celu'i-ci de concéder la chute à quiconque aurait une portion de rive suffisante pour lui permettre d'établir un barrage et de capter l'eau, sans avoir à s'inquiéter des autres riverains. La propriété du lit ne suffît pas à expliquer le droit généralement reconnu au riverain sur la chute. M. Planiol se place du reste aussi sur le même terrain de discussion que nous {op. cit., p. 325, et Traité élém. de dr. civ., 68 éd., t. I, p. 752, n. 1).
2 Y, Daviel, op. cit., t. II, n. 542, p. 64 et s.
70 L. BALLEYDIER.
De même du barreur de chutes : il aura beau, au travers de sa petite bande de terrain, ne posséder qu'une chute d'une hauteur insignifiante, et dont, de plus, la configuration du terrain lui interdit l'aménagement, qu'importe ! cette chute, telle qu'elle est, est sa propriété : il faudra donc que l'industriel qui a acquis sur une grande distance les rives du cours d'eau au-dessus et au-dessous de cette bande, rompe son barrage pour rendre à ce voisin exigeant, mais en somme à cheval sur ses droits, cette force dont il ne fera jamais rien : devant le droit de propriété, il n'y a qu'à s'incliner.
Est-il besoin d'ajouter que de pareilles solutions n'ont jamais pu prévaloir devant les tribunaux? Nous avons déjà vu comment ils ont déjoué les manoeuvres des barreurs de chute. Les réclamations dés riverains qui demandent à être délivrés du remous d'un barrage ne les ont pas trouvés mieux disposés. C'est à leur occasion que soit la Cour de cassation, soit le Conseil d'Etat ont proclamé à l'envi que la pente des cours d'eau n'est pas susceptible de propriété privée, et qu'elle doit être rangée dans la classe des choses qui,, suivant l'article 714 du Gode civil, n'appartiennent privativement à personne '. Et la jurisprudence en a conclu que la diminution de force motrice résultant des travaux publics constitue non pas une expropriation partielle, mais un simple dommage donnant lieu à une indemnité fixée par la juridiction administrative 2.
Les petits cours d'eau étant rangés parmi les choses communes dont l'usage appartient à tous, chacun, riverain ou non, pourra y puiser de l'eau, y laver, s'y baigner, y abreuver les
1 V. les arrêts rendus dans l'affaire Martin contre Adeline par le Conseil d'Etat le 10 janvier 1832 et par la Cour de cassation, le 13 février 1S33. V. aussi les autres arrêts cités par Nadault de Buffon, Des usines sur les cours d'eau, 3e éd., t. II, p. 63 et s.
- Hauriou et Ader, Bull, de la Soc. d'ét. législ., 1903, p. 136; Hauriou, Précis de droit admin., 8' éd., p. 575. Cass., 16 décembre 1907, S. 1909. 1. 213 et les arrêts cités en note.
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 71
bestiaux, y circuler en bateau 3. Ces usages de la rivière, à défaut de dispositions légales dérogeant au droit commun des res communes, restent sous l'empire de l'article 714 qui l'exprime.
Il n'en est pas de même de ceux qui sont visés par l'article 644, droit d'irrigation, et droit de détourner l'eau dans la mesure que nous avons déterminée. Ces droits étant attribués aux riverains et aux riverains seuls sont, par là même, implicitement exceptés de l'application de l'article 714 et soustraits à la jouissance du public. Les riverains ne sont pas propriétaires des cours d'eau, et spécialement de la chute, c'est entendu : il n'en est pas moins vrai qu'en vertu de l'article 644, ils jouissent du droit exclusif de la détourner, et, par conséquent, d'en utiliser la force motrice.
Cette proposition est contestée ; on peut même dire que les discussions qui se sont élevées en 1902, soit au premier Congrès de la Houille blanche, soit au sein de la Société d'études législatives, ont montré que, si elle pouvait invoquer des suffrages de poids, elle se heurtait aussi dans le monde des juriconsultes à un courant hostile, et d'une puissance incontestable. Suivant une doctrine dont je dirais volontiers, si je ne craignais d'être taxé d'irrévérence, qu'elle est à la mode, les riverains n'ont aucun droit à la force motrice qui reste purement et simplement chose commune, de même que les autres usages des cours d'eau. Et, comme sa nature est incompatible avec la jouissance dispersée et véritablement publique que comporte, par exemple, le droit de puisage, la disposition finale de l'article 714 s'y appliquera avec toute sa force : « des lois spéciales régleront la manière d'en jouir. » Ce qui veut dire qu'elle est à la disposition de l'Etat, auquel il appartient de la concéder de telle manière, sous telles conditions, et sans doute à telles personnes qu'il juge à propos.
Les droits des riverains ont rencontré aussi des contradictions moins radicales, qui, au lieu de s'y attaquer de front, s'efforcent
1 Sur cette dernière faculté et sur les restrictions qu'elle comporte, v. R. Rougier, Rev. crit,, 1903, p. 21 et s., 98 et s.
72 ■ L. BALLEYDIER.
d'en amoindrir la portée, de manière à exclure de leur domaine les applications les plus modernes de la houille blanche.
L'intérêt passionné avec lequel cette question a été traitée a même conduit plus d'un jurisconsulte à cumuler, sans trop se soucier de la logique, l'une et l'autre tactique et à essayer de démontrer à la fois que les riverains n'ont aucun droit à la force motrice et qu'ils n'y ont droit que pour un certain ordre d'utilisations.
Tout droit à la force motrice, a-t-on dit d'abord, doit être refusé aux riverains. Il n'y aurait jamais eu le moindre doute à ce sujet, si l'Etat, plus attentif à la protection des biens dont il a la garde, n'avait laissé se produire une lente et progressive usurpation, comparable, toutes proportions gardées, à celle qui a abouti au triomphe du régime féodal '. L'Etat moderne, si puissamment armé, si bien servi par une administration nombreuse, instruite, disciplinée, mérite-l-il vraiment d'être assimilé aux faibles rois du haut moyen âge ? Les paysans riverains de nos cours d'eau, et même les modestes usiniers qui, au cours du xix" siècle, ont été seuls à jouir de la force motrice, rappellentils vraiment les seigneurs féodaux ? Nou.s ne savons, mais il faut reconnaître que leur usurpation, si usurpation il y a, a été provoquée par les légistes, qui seraient alors convaincus d'avoir déserté leur rôle traditionnel. Il est remarquable, en effet, que les premiers interprètes du Code civil se sont montrés particulièrement favorables aux riverains, puisque, poussant a l'excès la conception qu'ils se faisaient des droits de ceux-ci, ils allaient jusqu'à les considérer comme propriétaires des cours d'eau. Faut-il vraiment de cette position extrême à laquelle nous avons refusé de nous tenir, passer à l'extrémité opposée et refuser aux riverains tout droit sur la force motrice ?
Eh ! sans doute, a-t-on dit ; la nature de la force motrice résiste à son appropriation aux riverains. En effet, il est impos1
impos1 et Saleilles, Bull, de la Soc. d'ét. législ., 1902, p. 509 et s.
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D EAU. 73"
sible de dire que la force qui correspond à une section donnée du cours d'eau « ne provient que de la pente comprise dans la zone ainsi définie. Au moment où le courant franchit la limite supérieure de cette zone, il apporte avec lui une force déjà acquise antérieurement et provenant de la zone précédente ; et de zone en zone, il faut remonter jusqu'à la source et reconnaître que, malgré la division et- l'indépendance des chutes, toutes sont solidaires les unes des autres et que toute force captée à un point quelconque du courant renferme en elle-même des éléments qui proviennent de l'ensemble du cours antérieur pris d'ans son entier. La force motrice d'un cours d'eau est susceptible d'utilisation fragmentaire et multiple : en soi, elle est une dans ses éléments de production ; elle constitue une valeur qui ne. correspond à l'étendue exacte d'aucune propriété riveraine prise en particulier, mais qui se répartit sur toutes. En soi, c'est une valeur essentiellement collective qui reste à la disposition de la collectivité. 1 »
Cette théorie, qui fait de la force motrice de chaque cours d'eau une unité indivisible, non susceptible d'être fractionnée entre les riverains, aurait un réel intérêt, si elle était exacte. Mais n'est-elle pas en contradiction avec les faits ? Le barrage qui est à la tête de toute chute industrielle, n'a-t-il pas précisément pour effet d'empêcher l'usinier d'utiliser pour aucune part « la force déjà acquise antérieurement » ? En tous cas, les techniciens, plus compétents sans doute sur ce point que les juristes, se prononcent en ce sens : « La quantité d'énergie qu'on peut recueillir entre l'amont et l'aval d'une chute hydraulique comprend seulement la force vive de la masse liquide tombant d'une hauteur égale à la dénivellation causée par la chute.... Ainsi la force vive que possède l'eau dans son cours naturel à l'amont d'une chute ne fournit aucun appoint de puissance à celle-ci, et le travail mécanique de l'eau utilisée par une chute n'enlève
1 Massigli et Saleilles, op. cit., p. 517 et s.
74 L. BALLEYDÎER.
point d'énergie au cours aval de la rivière. Une chute hydraulique utilise la puissance dynamique d'un cours d'eau uniquement dans la longueur du lit qu'elle occupe et ne modifie pas le régime d'écoulement à l'amont ni à l'aval. Cette vérité était à établir puisque des jurisconsultes parlant ex professo l'ont ignorée 1. »
On a cherché aussi à justifier la différence qui existerait entre la force motrice, qu'on prétend être réservée à la collectivité, et l'emploi de l'eau pour l'irrigation, qu'on est bien obligé, en présence de l'article 644, de permettre aux riverains. Si le droit d'irrigation leur est concédé, c'est, dit-on, parce que, à raison de la situation de leurs immeubles, ils sont les seuls à même d'en tirer profit 2. Assertion tout à fait contraire à la réalité des faits ! Combien existe-t-il de canaux d'irrigation dérivés des fleuves et rivières navigables ou dotés d'un régime juridique spécial qui portent la fécondité, à des distances considérables de leur point d'origine, sur des terrains appartenant à une foule de propriétaires autres que les riverains ? Et, sans sortir du droit commun des petits cours d'eau, la loi du 29 avril 1845 n'a-t-elle pas eu précisément pour but de favoriser l'irrigation de fonds appartenant aux riverains, mais éloignés de la rive ?
On a laissé, dit-on d'autre part, soumis au droit de la communauté, « les éléments de valeur ou d'utilisation économique qui peuvent constituer une richesse commune, utilisable par le public ou' pour le public3». Nous ne voyons pas en quoi la force motrice rentre mieux dans cette définition que la faculté d'irrigation. S'il est, au contraire, une propriété du cours d'eau qui ne soit pas utilisable par le public, c'est bien cette force, dont la mise en service suppose une installation compliquée et stable, barrage, canalisation, etc., bref une entreprise que «le
1 E.-F. Côte, Houille hlanclie, 1905, p. 182. V. aussi Hauriou et Ader, op. cit., p. 128 et s.
2 Massigli et Saleilles, op. cit., p. 50S.
3 Massigli et Saleilles, op. cit., p. 516.
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 75
public» ne saurait réaliser. Si elle n'est pas utilisable par le public, l'est-elle du moins pour le public ? Oui, sans doute, comme le sont toutes les forces et tous les produits de la nature, ce qui ne les empêche pas d'être susceptibles d'appropriation privée. On peut bien dire que la fertilité du sol est faite pour tout le. monde, que c'est un don fait par la Providence à l'humanité tout entière ; sous notre régime de propriété individuelle, elle n'en est pas moins appropriée, monopolisée par les propriétaires ' du sol. Si l'on veut exclure de l'usage commun seulement les facultés « qui ne soient utilisables que sous une seule forme, sous une forme individuelle de la part de certains intéressés désignés par leur situation elle-même », et y soumettre toute « utilisation susceptible de fournir une valeur collective », toute « richesse profitant à l'ensemble de la communauté », la porte, comme on l'a remarqué très justement, est ouverte à la nationalisation de toute propriété et de toute industrie 1.
On a encore invoqué, contre les droits des riverains, les précédents de l'article 644 et les pouvoirs conférés par la loi à l'administration sur les petits cours d'eau.
La loi des 28 septembre-6 décembre 1791 décidait (t. I", section I™, art. 4) que tout propriétaire riverain peut faire des prises d'eau dans les fleuves ou rivières navigables ou flottables « sans néanmoins en détourner ou embarrasser le cours d'une manière nuisible au bien général». «Personne n'ayant jamais interprété ce texte comme attribuant la propriété des rivières navigables ou flottables aux particuliers, le droit identique dé détourner et utiliser l'eau attribué par l'article 644 du Code civil aux riverains des petites rivières ne peut avoir une autre signification *. »
Il suffira, pour détruire cette analogie, de remarquer que la
1 Hauriou et Ader, op. cit., p. 149.
2 Colin et Capitant, Cours élém. de dr. ci-e. fr., t. I, p. 733. Comp., sur la loi de 1791, Massigli et Saleilles, op. cit., p. 510. Hauriou et Ader, op. cit., p. 145.
76 L. BALLEYDIER.
loi de 1791, en accordant aux riverains des cours d'eau navigables le droil de faire des prises d'eau pour l'irrigation, le limitait étroitement, puisqu'il leur interdisait dé détourner le cours d'eau d'une manière nuisible au bien général, tandis que l'article 644 établit un droit de dérivation absolu et ne comportant d'autre limite que l'obligation de restituer les eaux à leur cours naturel à la sortie du fonds.
Ne pourrait-on pas tirer argument, contre le droit des riverains, des dispositions légales qui confèrent à l'administration des pouvoirs étendus sur les cours d'eau ? On sait qu'en vertu de l'article 645 du Code civil et de l'article 9 de la loi du 8 avril 1898, l'autorité administrative supérieure édicté des règlements opérant le partage de l'eau entre les divers groupes d'intéressés. D'autre part, « aucun barrage, aucun ouvrage destiné à l'établissement d'une prise d'eau, d'un moulin ou d'une usine ne peut être entrepris dans un cours d'eau non navigable et non flottable sans autorisation de l'administration » (même loi, art. 11) ; et cette autorisation est nécessaire pour donner à l'usine une existence légale (art. 12) 1. Ne doit-on pas conclure de là « que l'administration, en accordant cette autorisation, concède, au nom de la communauté qu'elle est censée représenter, un droit nouveau 2 » ? Cette manière de voir n'esl-elle pas tout à fait d'accord avec la loi en forme d'instruction des 12-20 août 1790, en. vi, chargeant les administrations départementales « de rechercher et d'indiquer les moyens de procurer le libre cours des eaux.... de diriger enfin, autant qu'il sera possible, toutes les eaux du territoire vers un but d'utilité générale.... 3 » ?
Cette thèse était tentante pour l'administration ; et il semble bien qu'à un moment donné, elle a été la sienne. Nadault de Buffon, qui se donne comme l'interprète de la doctrine des Ponts
1 Tous ces textes sont conformes dans leurs principes à la législation antérieure.
2 Massigli et Saleilles, op. cit., p. 511.
1 Massigli et Saleilles, op. cit., p. 510.
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 77
et Chaussées, écrit 1 que « le droit conféré à l'administration de fixer la hauteur des barrages est une seule et même chose que la faculté de disposer des pentes partielles, dans l'intérêt de l'industrie et de l'agriculture. » Et, au témoignage d'Alfred Picard 2, il avait été soutenu que l'administration a compétence pour confier à un propriétaire non riverain des droits à l'usage des eaux courantes.
Mais cette tentative d'une mainmise complète de l'administration sur les petits cours d'eau ne devait pas réussir. La loi de 1790 ne pouvait être utilement invoquée en sa faveur : à supposer qu'elle eût conféré à l'autorité administrative le pouvoir de disposer de toutes les eaux, ce pouvoir s'est ensuite trouvé restreint par l'article 644 du Code civil, les droits qu'il attribue aux riverains ne pouvant être méconnus et violés par celle-ci.
La vérité est que, en accordant les autorisations qui lui sont demandées, l'administration ne concède rien, elle se borne à réglementer l'usage d'un droit. Sans doute, l'autorisation améliore en fait la situation du riverain 3, elle lui est même nécessaire pour l'exercice de son droit : mais elle ne le crée pas. Les droits des tiers y sont toujours réservés (art. 17, loi 8 avril 1898) et cette réserve est évidemment incompatible avec l'idée que le droit lui-même serait créé par l'autorisation.
C'est ce que la pratique et la jurisprudence administrative ont reconnu : « un grand nombre d'avis administratifs du Conseil d'Etat 4 » ont affirmé que l'administration ne pouvait autoriser une prise d'eau au profit d'un non riverain.
D'autre part, la jurisprudence tant administrative que judiciaire proclame que soit les règlements d'eau, soit les autorisations individuelles ne portent aucune atteinte aux droits des tiers ; les riverains atteints dans les droits d'usage qu'ils tien1
tien1 usines sur les cours d'eau, 3e éd., t. II, p. 75.
2 Traité des eaux, t. I, p. 455 et s.
* V. Hauriou et Ader, op. cit., p. 132 et s.
4 A. Picard, op. cit., t. I, p. 458. V. aussi Rép. du dr. administ., 1)° Eaux, n° 215.
6
78 1. BALLEYDIËR.
nent de l'article 644 peuvent toujours faire valoir leurs droits devant l'autorité judiciaire et en obtenir non pas seulement des dommages-intérêts comme on l'avait admis d'abord, mais la suppression ou la modification des ouvrages autorisés et leur réintégration dans les droits d'usage dont ils auraient été dépouillés 1.
Enfin, le Conseil d'Etal a récemment, dans des termes dont la largeur et la précision ne laissent rien à désirer, marqué la limite des pouvoirs de l'administration statuant sur les demandes d'autorisation qui lui sont présentées par les riverains des cours d'eau non navigables ni flottables : elle ne doit, dit-il, « se décider que par des motifs tirés de l'intérêt public, tels que la nécessité de prévenir les inondations, de conserver aux eaux leur écoulement naturel, d'assurer la salubrité publique et l'exécution des règlements en vigueur. Il ne lui appartient pas de se constituer juge de l'étendue des droits conférés par le Code civil aux riverains de ces cours d'eau, sur lesquels l'autorité judiciaire a seule qualité pour se prononcer 2. »
Et l'esprit de celte décision est tout à fait conforme à celui de l'article 14 de la loi du 8 avril 1898, d'après lequel, hors le cas de réglementation générale, les permissions ne peuvent être révoquées sans indemnité que d'ans l'intérêt de la salubrité publique ou pour prévenir ou" faire cesser les inondations.
Il est à remarquer que l'arrêt du Conseil d'Etat, non plus qu'à notre connaissance aucune autre décision de jurisprudence ne fait état d'une distinction qui a été proposée ou plutôt indiquée et qui se rattache à la plus récente évolution de l'industrie hydraulique. Nous voulons parler de l'utilisation, notamment
1 V. Picard, op. cit., t. I, p. 419 et s., et le Rép. du dr. administrât., v" Eaux, nos 192, 229, 265.
2 Conseil d'Etat, 22 mars 1901, Pages, arrêt accompagné, dans S. 1903. 3. 73, d'une importante note de M. Hauriou, suivant laquelle cet arrêt marque une sorte de retraite de l'administration, l'abandon de sa tendance â garantir, au moins par son inertie, la situation des barrages qu'elle avait autorisés. V., sur la pratique actuelle de l'administration, de Labrosse, Bouille blanche, 1903, p. 263.
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 79
pour la production de l'électricité, de ces hautes chutes formées par l'eau de fonte des glaciers et des neiges persistantes, qu'on a désignées sous le nom de houille blanche. « Un cours d'eau, disent MM. Colin et Capitant ', comporte naturellement plusieurs sortes d'utilisations. Il en est, celles qui consistent dans l'utilisation matérielle et sur place, soit par l'irrigation, soit par l'établissement d'usines, qui ne se conçoivent comme possibles qu'au profit des riverains. C'est pour cela que l'article 644 confère à ceux-ci un droit de jouissance (à ce point de vue) exclusif. Mais il y en a d'autres — et la captation des forces motrices en est une — qui peuvent et équitablement doivent se faire au profit du public tout entier. Aucun texte ne soumettant cette valeur économique à l'appropriation privée, il faut lui donner sa destination rationnelle, qui est sociale et collective. Ce système, en ce qui concerne la houille blanche, aboutira à la pratique de concessions d'Etat sur le modèle des concessions minières. » - Nous avouons qu'il nous a été impossible de nous rendre compte de la différence qu'on a voulu marquer entre « l'utilisation matérielle et sur place » du cours d'eau « par l'établissement d'usines », et la « captation des forces motrices ». Dans l'établissement et le fonctionnement de toute usine hydraulique, n'y a-l-il pas « captation de forces motrices » ? Et cette captation peut-elle s'effectuer autrement que par « l'utilisation matérielle et sur place » du cours d'eau, résultant de l'établissement d'une usine ?
Est-ce aux mots « sur place » qu'il faut attacher une importance décisive ? Voudrait-on mettre, d'un côté l'irrigation, et les usines établies dans le voisinage immédiat de cours d'eau, et de l'autre celles qui en sont éloignées ? Mais nous avons montré déjà qu'il n'est nullement de l'essence de l'irrigation de s'exercer à proximité du cours d'eau ; et quant aux usines, comment faire dépendre les droits du riverain de cette circonstance acciden1
acciden1 élém. de dr. civ. fr., t. I, p. 733.
80 " L. BALLEYDIER.
telle, que son usine avoisine plus ou moins le cours d'eau auquel elle emprunte sa force ? où marquer la limite 1 ? Peutêtre nous méprenons-nous et la pensée de nos savants collègues est-elle qu'il faut distinguer entre le cas où l'usine est utilisée à une fabrication sur place et celui où l'énergie qu'elle tire du cours d'eau est transformée en électricité et transportée au loin pour être employée à l'éclairage, à des usages industriels, etc. Le système de la concession, en d'autres termes, fonctionnerait uniquement pour les usines électriques, et encore à condition qu'elles n'emploient pas leur force à une production effectuée dans le voisinage immédiat. Mais, en vérité, une telle distinction (si on y a véritablement pensé) n'est-elle pas purement arbitraire ? On conçoit qu'on soumette à un régime spécial qui sera, si l'on veut, celui de la concession, toutes les distributions d'énergie. Mais si, comme nous le croyons, le droit à la force motrice appartient au riverain et résulte de son droit à la dérivation, la manière dont il l'utilise ne saurait influer sur l'existence de ce droit 2.
Nous maintenons donc intégralement le droit des riverains à la force motrice. Nous le maintenons comme un des éléments du droit à l'usage de l'eau, dans lequel il faut voir, suivant les expressions de MM. Hauriou et Ader 3, non « un droit de propriété, mais une sorte de faculté individuelle annexée à la propriété », faculté dont le caractère patrimonial est accusé par la compétence que les tribunaux judiciaires, « gardiens naturels
1 Même difficulté dans la distinction que MM. Massigli et Saleilles (op. cit., p. 516, 518, 519, 523, 525) ont essayé d'établir entre la force motrice de rive et l'unité de chute et qui paraît être basée sur la plus ou moins grande longueur de la dérivation. Nous n'insistons pas, car nous n'osons nous flatter d'avoir pénétré la pensée de MM. Massigli et Saleilles sur ce point. V. l'interprétation qu'en donnent, sous réserves, MM. Hauriou et Ader, op. cit., p. 128. V. aussi Mérignhac, Houille blanche, 1904, p. 202.
° Comp. Pillet, Discours prononcé au 1er Congrès de la Houille blanche, dans le volume du Congrès, p. 394, et dans le Bulletin de la Soc, d'ét. législ., 19011902, p. 540.
3 Op. cit., p. 131,
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 81
des droits civils, ont reçue de l'article 645 du Gode civil pour prononcer sur les contestations auxquelles peut donner lieu entre propriétaires riverains l'utilisation des eaux. »
Sur l'étendue de ce droit d'usage bien des questions se sont posées : on s'est demandé notamment s'il pouvait s'exercer au profit d'immeubles nouvellement acquis par le riverain, de terrains séparés du fonds que borde ou traverse le cours d'eau par des fonds appartenant à d'autres propriétaires ; on s'est demandé encore s'il était cessible.
Aujourd'hui toutes ces questions sont généralement résolues par l'affirmative *.
Je ne les examinerai pas parce qu'elles ne concernent en réalité que l'irrigation et non l'emploi industriel. Qu'on ait pu avoir la pensée de limiter strictement au fonds riverain l'usage de l'eau pour l'irrigation, cela se comprend, à cause de l'intérêt qu'ont les autres usagers à ce que l'irrigation, qui absorbe toujours une plus ou moins grande quantité d'eau, s'exerce -sur la plus petite surface possible. Mais lorsque le cours d'eau est ntilisé pour la marche d'une usine, pourvu que l'on rende l'eau à son cours naturel, qu'importe aux autres riverains ce qu'on en a fait dans l'intervalle ! que leur importe que l'usine soit située sur le fonds riverain ou sur un autre, qu'elle appartienne ou non à celui qui a dérivé l'eau !
Une question plus délicate est celle que fait naître la juxtaposition des droits des divers riverains sur le même cours d'eau. On se demande s'ils peuvent être considérés comme étant en état d'indivision, et l'on sait que la question n'est pas sans intérêt, puisque c'est cette idée même d'indivision qui a servi de point de départ à certains des projets qui ont été proposés pour régler le problème de la houille blanche. L'idée d'indivision
1 V. Aubry et Rau, Cours de droit civil français, t. III, § 241, texte et n. 5 et 7, § 246, texte et n. 10 et s., 18 et 26. Baudry-Lacantinerie et Chauveau, Des biens, 3e éd., nos 861 et 862 ; Planiol, op cit., t. I, n°s 2417 et 2422 ; Colin et Capitant, op. cit., t. I, p. 731.
83 L. BALLEYDIER.
généralement acceptée par les juriconsultes 1 a cependant été contestée par M. Capitant : « Les co-propriétaires, les co-usagers d'une chose, dit-il, ont un droit qui porte sur chaque parcelle, sur chaque élément de cette chose.... les riverains de l'eau courante sont dans une situation différente.... chacun peut se servir de l'eau qui baigne son fonds ; c'est sur cette eau que porte son droit d'usage, non sur celle qui baigne les fonds supérieurs ou inférieurs. » L'objection part d'une définition de l'indivision que rien ne nous oblige à admettre, car elle est purement doctrinale et elle a été élaborée pour les objets ordinaires du droit de propriété. Pourquoi ne pas élargir la notion d'indivision de manière à l'appliquer à notre cas, surtout lorsque nous voyons le législateur, dans l'article 645 du Gode civil, visiblement préoccupé du désir de faire cesser cette indivision d'abord entre les divers groupes d'usagers par le règlement administratif, ensuite, s'il y a lieu, entre les usagers du même groupe par le règlement judiciaire?
*
A*
Le droit des riverains à la chute sort, à notre avis, victorieux de toutes les attaques qui ont été dirigées contre lui, et qui n'ont été possibles qu'à condition de laisser dans l'ombre la faculté de dérivation inscrite dans l'article 644. Nous avons déjà indiqué qu'elles avaient été inspirées moins par le souci de fournir une interprétation adéquate de la loi que par le désir de favoriser une refonte de la législation des cours d'eau. Telle qu'elle existe, celle-ci n'est pas, en effet, sans présenter quelques lacunes et quelques inconvénients. Sans parler du dédain singulier à l'égard de l'industrie dont ont fait preuve les lois des 29 avril 1845 et 11 juillet 1847, en limitant aux besoins de l'irrigation
1 Laurent, Principes de droit civil français, t. VIII, n° 293 ; Baudry-Lacantinerie et Chauveau, Des biens, p. 279 ; Bougault, op. cit., p. 268 ; Cpr. Hauriou et Ader, Bull, de la Soc. d'ét. légish, 1903, p. 541 et s., et Demolombe, Cours de Code Napoléon, t. XI, n° 445, qui rapproche cette indivision de celle des clôtures mitoyennes.
DROIT DES RIVERAINS A LA FORCE MOTRICE DES COURS D'EAU. 83
les servitudes de passage des eaux et d'appui qu'elles créaient, on a pu craindre un moment que la législation en vigueur ne -fournît un appui solide aux tentatives de chantage des barreurs de chute. L'arrêt Berges a à peu près dissipé cette inquiétude. Mais d'autres subsistent qui ont été bien souvent exprimées.
L'adaptation d'une chute à l'industrie suppose l'entente de tous les riverains qu'elle intéresse soit pour la faire valoir en commun, soit pour la céder à l'industriel capable de l'exploiter. Combien de fois sera-t-il impossible de réaliser cet accord, faute duquel la chute restera inutilisée !
Lorsqu'on aura pu triompher de cette difficulté, la chute sera organisée par l'industrie privée au gré de ses convenances, qui ne coïncideront pas toujours avec l'intérêt public : ainsi, sur un torrent donné, l'usinier cherchera à se rendre maître de la section où la force motrice est le plus facile à exploiter ; il ne craindra p&s de laisser en amont ou en aval d'autres sections trop courtes pour être utilisées seules, et dont un meilleur aménagement aurait permis de ne pas laisser se perdre l'énergie.
Enfin, l'industrie privée ne va-t-elle pas accaparer toutes les chutes disponibles et faire payer des prix de monopole soit aux particuliers, soit aux services publics, consommateurs de l'énergie électrique ?
Tous ces dangers seraient évités s'il appartenait à l'Etat de concéder les chutes ; car cette concession serait accompagnée de toutes les garanties qu'exige l'intérêt public. Mais, pour que le système de la concession soit réalisable, il faut que les chutes soient entre les mains de l'Etat, et qu'elles y soient aux moindres frais possibles. De là l'effort de ses partisans pour amoindrir, pour réduire à néant les droits des riverains. ,
Cet effort est secondé par les tendances de l'école nombreuse et influente qui cherche à étendre le champ d'action des services publics et à restreindre celui de l'initiative individuelle.
Le but poursuivi n'est pas pour nous rendre plus sympathique
à la doctrine qu'il inspire. Nous ne sommes nullement convaincu
■ que le meilleur moyen de tirer parti des chutes soit d'en remet-
84 L. BALLEYDIER.
tre la disposition à l'Etat. Et, sans contester que la législation des cours d'eau soit susceptible d'améliorations, ce n'est pas dans l'extension des attributions de l'Etat que nous sommes disposé à les chercher. Le lecteur jugera si nous méritons le reproche que nous sommes tenté d'adresser à d'autres et si notre jugement s'est laissé influencer par nos préférences économiques.
CASIMIR ARVET-TOUVET 4 mars 1841 — 4 mars 1913
Fragment du manuscrit d'un Mémoire d'Arvet-Touvcl sur le Genre Hieracium.
ARVETTOUVET
BOTANISTE DAUPHINOIS
ET SON OEUVRE
Par M. Marcel MIRANDE,
Professeur à la Faculté des Sciences.
CHAPITRE I
Quelques détails sur la vie d'Arvet-Touvet.
Ses travaux en dehors du Genre HIERACIUM.
Ses idées philosophiques.
Le 4 mars 1913, mourait, à l'âge de soixante-douze ans, à Gières, près de Grenoble, où il était né et où il avait passé toute sa vie, l'un des plus éminents botanistes systématiciens de notre époque.
Pour les gens du pays, Casimir Arvet-Touvet était un brave propriétaire cultivant sa vigne et vivant du produit de sa terre et de quelques revenus ; on le voyait souvent passer à travers la campagne, portant en bandoulière une boîte verte ou un grand cartable ; les mieux avertis à son sujet disaient : il fait des livres !... il est très savant !... il parle en latin aussi bien qu'en français... c'est un homme très original, très bourru, qui mène une vie retirée et qui a la manie de cueillir des herbesMais les amis, avec les botanistes du monde entier, savaient
7
86 MARCEL MÎRANDË.
qu'à Gières vivait un homme de grande valeur, un philosophe naturaliste de premier ordre.
La mort de ce savant passa inaperçue ; les journaux scientifiques n'en firent pas mention, car elle ne fut connue que peu à peu parmi les botanistes : Arvet-Touvet, aussi modeste qu'éminenl, avait disparu sans bruit, couronnant par une mort silencieuse toute une longue vie de labeur solitaire, demeurant jusqu'à la fin ignoré de la foule et du monde officiel.
Cette figure dauphinoise, que la postérité mettra à côté de celle de Villars, méritait que la piété des botanistes dauphinois rendît à sa mémoire l'hommage qui lui est dû ; c'est en leur nom que nous nous acquittons aujourd'hui de ce devoir.
Avant d'écrire cette Notice sur la vie d'Arvet-Touvet, nous nous ouvrîmes de ce projet à divers savants botanistes, et notamment à l'éminent professeur Saverio Belli, de l'Université de Cagliari, en Sardaigne, qui, pendant près de trente ans, avait entretenu avec le botaniste de Gières des rapports de science et d'intime amitié.
Le savant italien s'empressa de répondre à notre lettre. Il termine ainsi celte réponse, en français, datée du 9 octobre dernier, pleine d'émotion au souvenir du vieux maître dauphinois :
Votre lettre m'a causé une grande joie ! Je ne pouvais croire à un tel oubli de la part d'une Nation qui sait honorer ceux qui l'honorent. A l'époque de sa mort, j'avais préparé, pour les journaux botaniques italiens, un article nécrologique sur mon cher et regretté ami. Dans ces lignes, je laissais épandre mon admiration pour le Maître vénéré, pour cette belle figure de savant, fière et modeste. Je ne les ai pas publiées ; il me semblait irrévérent de parler de lui avant sa Patrie.
Pauvre cher homme ! Je ne l'ai pas connu personnellement, pas plus que vous ; mais je garde son portrait au-dessus de ma tête, devant la table sur laquelle j'écris, et je relis souvent ses lettres.
Je vous suis on ne peut plus reconnaissant de faire pour mon aimé Maître ce que vous faites, et cette belle âme de savant et d'homme adamantin se réjouira dans le monde des bons et des vertueux.
Agréez, cher Monsieur et très honoré Confrère, mes plus cordiales salutations et les voeux les plus sincères que je fais pour la gloire de votre belle France, si cruellement éprouvée, mais toujours France !...
Veuillez aussi excuser mon ignorance de votre belle langue qui ne me permet pas de dire tout ce que je sens pour votre Patrie, comme je voudrais.
Quelques jours après, le professeur Belli voulut-bien nous
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 87
Communiquer le gros paquet des lettres que lui écrivit, pendant ses vingt-cinq dernières années, le savant botaniste dauphinois. Ces lettres, fort instructives, m'ont été d'une très grande utilité pour écrire les pages qui vont suivre.
* **
Jean-Maurice-Casimir Arvet-Touvet naquit le 4 mars 1841 dans la vieille maison où il devait passer toute sa vie et mourir. Cette maison est située sur le bord de la route qui conduit à Uriage, à la sortie du bourg de Gières, au bas de la colline dominée par le fort du Mûrier et sur les pentes de laquelle se découpent les limites de la propriété du botaniste. Dans cette propriété, sur les flancs de la colline, se trouvent quelques ruines, vestiges d'un ancien château pris et incendié par le Connétable de Lesdiguières ; la maison d'habitation actuelle, que les habitants continuent à appeler le château, est, en partie, la demeure que se firent construire les Seigneurs de Gières, après la destruction de leur manoir.
Le père de Casimir, Jean-Maurice Arvet-Touvet (1808-1858), et sa mère, Marie Cornier (1812-1891), étaient nés tous les deux à Corps, section de la commune de Saint-Martin-d'Uriage, chacun d'une famille de propriétaires-agriculteurs fixée depuis longtemps dans le pays ; ils achetèrent la propriété de Gières en 1836 et vinrent l'habiter quelques mois plus tard.
En 1850, le jeune Casimir est placé au Petit-Séminaire du Rondeau, à Grenoble. Arvet-Touvet, qui devait être plus tard un enthousiaste de la Nature et des grandes courses en liberté à travers monts et plaines, semble s'être habitué difficilement à la vie recluse du pensionnat, car à trois reprises il s'échappa du collège.
Il fut, au Rondeau, un excellent élève dans toutes les branches de l'enseignement et s'y fit remarquer de bonne heure par son aptitude pour les sciences naturelles. Nous ne considérerons pas cependant comme un signe de prédestination ce premier prix
88 MARCEL MIRANDË.
de Botanique qu'il remporta, dans la classe de troisième, à la distribution des prix du 18 août 1856, quoiqu'il ne laisse pas de marquer le goût naissant d'Arvet-Touvet pour cette science. Notons aussi qu'en marge de ses devoirs et leçons d'histoire naturelle, il chassait avec ardeur papillons et coléoptères et que les insectes piqués dans son pupitre d'écolier, après détermination, montrent déjà son aptitude à la systématique.
A sa sortie du Rondeau, possédant une culture littéraire supérieure, n'ayant plus qu'à se perfectionner lui-même pour devenir le latiniste de premier ordre qu'il sera plus tard, il commença à la Faculté de Droit de Grenoble des études qu'il ne conduisit pas jusqu'au bout et qu'il abandonna après deux années environ. Il rentra à Gières pour s'occuper, auprès de sa mère, veuve depuis plusieurs années, des soins de la propriété familiale et tout de suite sa voie fut tracée : il vivrait de ses revenus modestes, mais suffisants pour son ambition, et se consacrerait à la Botanique.
Déjà, dans ses nombreuses courses d'écolier en vacances, dans ses excursions d'étudiant, il avait parcouru une grande partie des montagnes de la région et s'était épris avec passion de cette admirable flore du Dauphiné. Il va désormais pouvoir consacrer tous ses loisirs à l'étude de cette flore, puis faire de celle étude son occupation principale, et c'est avec les livres de Villars et de Mutel en mains qu'il commence l'exploration méthodique de la contrée qu'il habite. Trois botanistes de grand mérite guidèrent ses premiers pas, furent ses initiateurs dans la science des plantes : l'abbé P. Paure, savant professeur au Rondeau, duquel il devint ensuite le Supérieur ; J.-B. Verlot, créateur du Jardin botanique de Grenoble, auteur de publications floristiques et horticoles très estimées ; l'abbé Ravaud, qui fut pendant de longues années curé du Villard-de-Lans, et dont le Guide du Botaniste dans le Dauphiné est encore très apprécié. Arvet-Touvet eut toujours pour ses trois maîtres, qui furent aussi ses intimes amis, la plus grande vénération, la plus sincère reconnaissance.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 89
A l'âge de vingt-neuf ans, il a déjà acquis une connaissance très profonde de la flore dauphinoise et noté un grand nombre d'observations personnelles qu'il ne va pas tarder à publier.
Mais c'est l'année 1870 ! A l'appel de la Patrie, il s'engage dans la 1™ compagnie des Francs-tireurs de l'Isère. Partis de Grenoble le 1" septembre, les Francs-tireurs étaient à Belfort le 3, et tout de suite ils harcelaient l'ennemi dans les Vosges, notamment à Girecourt, à Bruyères, à Remiremont... Le 22 octobre, Arvet-Touvet reçoit le baptême du feu dans une véritable bataille rangée à Châtillon-le-Duc, près de Besançon, où les Francs-tireurs combattent héroïquement à côté des zouaves, aux postes les plus avancés. Il prend ensuite part à de nombreux combats, notamment à celui de Châtillon-sur-Seine, qui fut brillant et heureux pour sa compagnie ; près de Dijon, à ceux de Messigny, de Pasques, de Talant, de Pouilly, de Fontaine ; à celui d'Autun, puis à ceux de Montbard, Baigneux-lesJuifs, etc. Les 21, 22, 23 janvier, sa compagnie, réunie à la brigade que commande le colonel Riccioti Garibaldi, se bat héroïquement à Dijon.
Arvet-Touvet fit vaillamment toute la campagne. Nous avons pu lire quelques-unes des lettres qu'il écrivait à sa mère ou à ses soeurs, parfois au lendemain même des combats. Elles décèlent le courage raisonné, la chrétienne abnégation avec laquelle il a fait le sacrifice de sa vie : « JJai toujours eu confiance en Dieu et en vos prières, écrit-il à l'une de ses soeurs au lendemain de Châtillon-le-Duc. Dieu sauvera la France, j'en ai la certitude, et, s'il lui plaît, après avoir fait mon devoir sur le champ de bataille, je retournerai auprès de ma chère maman, auprès de vous tous qui êtes les miens... »
Dans ce combat, les balles pleuvent à ses côtés, plus de deux cents obus, passant au-dessus de sa tête, éclatent non loin de lui. Cela c'est la guerre, et il regarde la mitraille en souriant ; mais ses yeux se mouillent, le soir, lorsque la nuit, arrêtant la bataille, s'éclaire au loin des incendies criminels : « Ces Prussiens sont des barbares et des sauvages, dit-il ; ils mettent tout
90 MARCEL MIRANDE.
à feu et à sang. Hier, jour de la bataille, quatre villages étaient en flammes : c'était un spectacle sinistre, et le coeur était percé par ces hourras de joie poussés au milieu des cris de désespoir de ces malheureuses populations. La guerre, dans ces conditions, est la chose la plus affreuse que l'on puisse voir... » 1870... 1915 ! Il n'a pas été donné à Arvet-Touvet de vivre quelques mois de plus pour constater l'effrayant progrès de la criminelle mentalité germaine !
Quelques vieux frères d'armes d'Arvet-Touvet vivent encore à Grenoble et conservent de lui un souvenir bien cher. L'un d'eux, qui fit toute la campagne à ses côtés, nous parlait dernièrement de son endurance, de sa bravoure réfléchie et sans témérités inutiles.
Vers la fin de la guerre, après en avoir supporté vigoureusement toutes les fatigues, il fut atteint de la petite vérole et obligé de rentrer dans ses foyers ; la maladie fut grave et le mit à deux doigts du tombeau.
Aussitôt après sa guérison, Arvet-Touvet se remit à la botanique, recommença ses herborisations, compléta et mit au point les observations commencées avant son départ pour la guerre et en fit le sujet, vers la fin de cette année 1871, de sa première publication dédiée, en témoignage d'affection et de reconnaissance, à son savant maître et ami, l'abbé P. Faure.
Son esprit supérieur d'analyse, ses éminentes qualités d'observateur, son sens critique aiguisé l'avaient amené tout de suite à trouver des espèces ou des formes nouvelles dans une foule de genres, et le genre Hieracium l'avait séduit dès le début de ses études floristiques. Dans sa première publication, il donne déjà une place importante aux Hieracium ; il se consacrera de plus en plus à l'étude de ces plantes, puis, bientôt, il se spécialisera dans ce genre botanique, le plus difficile peut-être de tous les genres chez les végétaux vasculaires et dont l'illustre botaniste suédois Fries disait : « Hieraciorum genus, in opprobrium scienlise, Botanici adhuc prsebet nodum quemdam gordium, »
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 91
Arvet-Touvet ne va pas tarder à dépasser, dans cette étude ardue, tous ses devanciers, même celui que Fries encore appelait Botanicorum hieraciologicorum princeps, notre illustre botaniste dauphinois Villars.
C'est donc surtout comme hiéraciologue qu'Arvet-Touvet est connu dans la science moderne, et c'est à ce titre qu'il méritera de passer à la postérité. Mais nous ne saurions donner une analyse exacte de son oeuvre, la comprendre complètement, comprendre surtout l'évolution de son esprit scientifique, sans dire quelques mots des études qui ont occupé ce botaniste en dehors du genre Hieracium.
La première publication d'Arvet-Touvet date, avons-nous dit, de 1871 : Essai sur les Plantes du Dauphiné. Diagnosis specierum novarum vel dubio proeditarum. Les observations de l'auteur, dans ce mémoire de 72 pages, s'étendent à des genres nombreux et divers, mais l'étude du genre Hieracium y tient déjà une place dont l'importance va s'accroître avec les publications ultérieures. Dès 1880 et 1881, deux de ses mémoires portent uniquement sur le genre Hieracium. A partir de l'année 1885, où il publie, dans les Comptes rendus de l'Association française pour l'Avancement des Sciences (Congrès de Grenoble), un Commentaire sur le genre Hieracium, jusqu'à la fin de sa vie, il se consacre entièrement à ce genre critique, et si, en 1897, il publie une Note Sur un nouveau genre de Chicoracées l, il faut remarquer qu'elle n'est qu'un corollaire de ses études sur les Hieracium. Chargé, en effet, de la révision de ce genre dans le célèbre Herbier Delessert, à Genève, Arvet-Touvet eut l'occasion, en examinant les plantes mexicaines de cette collection, de créer le genre nouveau Crepidopsis sur un échantillon récolté en 1888 par G.-G. Pringle et rapporté par ce botaniste
1 Annuaire du Conservatoire et du Jardin botaniques de Genève, 1" année, 1897.
92 MARCEL MIRANDE.
au Hieracium Schullzii Fries. Si, à la rigueur, on veut faire' de cette plante un Hieracium, il faudrait le ranger dans la section Crepidisperma du sous-genre Stenotheca ; mais les caractères des akènes et des poils glanduleux militent en faveur de la création d'un genre nouveau.
Les premières publications d'Arvet-Touvet sont le résultat de ses nombreuses explorations dans les plaines et les montagnes des environs de Grenoble, dans la région du Lautaret et celle de Briançon, sur les montagnes de Villard-Saint-Christophe, à La Bérarde, au Taillefer, dans les Grandes-Rousses, au Mont Viso, au Mont Cenis, dans le Queyras, etc. ; il possède une connaissance approfondie des richesses végétales du Dauphiné, de la Savoie, de toute la région des Alpes en général. Il décrit nombre d'espèces nouvelles dans une foule de genres. La liste de ces genres, rien que dans son mémoire de 1871, pourrait paraître fastidieuse si elle n'était bien faite pour permettre de saisir l'acuité de l'esprit d'observation et d'analyse chez ce naturaliste-qui en est encore à ses débuts :
Thaliclrum, Ranunculus, Silène, Sagina, Cerasliurn, Rhamnus, Trifolium, Astragalus, Oxytropis, Hippocrepis, Onobrychis, Prunus, Polentilla, Rosa, Seseli, Laserpilium, Galium, Valeriana, Knaulia, Senecio, Leucanthemum, Achillea, Cirsium, Centaurea, Saussurea, Tragopogon, Pinguicula, Primula, Gentiana, Cerinlhe, Myosotis, Orobanche, Veronica, Linaria, Euphrasia, ■ Rhinanlhus, Thymus, Slachys, Teucrium, Plantago, Atriplex, Salix, Orchis, Chaînai or chis, Epipaclis, Narcissus, Allium, Eriophorum, Carex, Agrostis, Deschampsia, Serrafalcus.
La science ne fera certainement pas état de toutes ces espèces nouvelles : beaucoup d'entre elles, en effet, sont des disjonctions d'autres espèces, basées sur des caractères minimes ; d'autres ne sont probablement que des variétés ou des hybrides. Ainsi, son Valeriana isophijlla, son Pinguicula auricolor, son Teucrium alpinum, pour citer des-exemples, sont bien proches parents du V. monlana, du P. alpina et du T. monlanum, et ne valent pas,
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 93
semble-t-il, d'être érigés à la dignité d'espèces. D'ailleurs, l'auteur énonce lui-même, maintes fois, ses remarques dubitatives et ne cache pas la valeur assez faible des caractères de quelquesunes de ses spécifications. Fermement attaché à la tradition linnéenne, la minutie et la précision de son esprit d'analyse lui font côtoyer, sans qu'il s'en doute, pendant quelque temps, l'Ecole jordanienne dont il devait être un adversaire résolu. Mais, s'il a pu parfois attribuer une valeur spécifique à de simples caractères individuels ou à des produits hybrides, ses observations n'en ont pas moins enrichi la flore dauphinoise d'une foule de formes nouvelles. D'autre part, il n'est pas douteux qu'un assez grand nombre de ses espèces pourront être conservées ; leur diagnose latine est établie en une langue impeccable, avec clarté et avec le soin le plus minutieux.
Il a longuement étudié les Cirsium, trouvé quelques espèces nouvelles et augmenté la liste des hybrides connus dans ce genre. Il a découvert même deux hybrides monstrueux du Cirsium lanceolatum et du Carduus nutans ; on connaît la proche parenté des genres Cirsium et Carduus, mais il est curieux d'en constater des formes hybrides.
A propos des hybrides, notons qu'Arvet-Touvet réprouvait la nomenclature de Schiède, d'après laquelle les appellations des formes sont constituées par la réunion des noms des deux espèces conjuguées ; il donnait aux hybrides des noms particuliers comme pour des espèces ordinaires. Le principal avantage qu'il trouve à l'abandon du système de Schiède," surtout lorsqu'il s'occupera des Hieracium, c'est que, comme ce n'est ordinairement qu'à la longue et après de nombreuses observations qu'on est absolument sûr des parents, il s'ensuit qu'un hybride, avant de prendre le nom qui lui convient définitivement, risque d'en porter un grand nombre d'autres : l'on établit ainsi une confusion malheureuse, pleine d'une horrible cacophonie, sans aucun profit pour la Science.
Il signale aussi des hybrides de Primula, de Dentaria, de Salix, etc., quelques-uns nouveaux, d'autres trouvés pour la
94 MARCEL MIRANDE.
première fois en Dauphiné comme le Salix ambigua Ehr. qui croît aux bords du lac de Saint-Julien-de-Ratz (Isère), et le S. Amandse Anders., non encore signalé en France et qui Croît au Lautaret et dans le massif du Viso. Quelques-unes des espèces créées par Arvet-Touvet ou des formes hybrides nouvelles ou signalées ont été distribuées aux botanistes par la Société dauphinoise pour l'échange des plantes.
Arvet-Touvet avait acquis en quelques années une connaissance si profonde de la végétation du Dauphiné qu'il eut un instant le projet de publier une Flore de cette région. Plusieurs botanistes de grand renom, l'encouragent dans cette pensée ; Malinvaud, l'éminent monographe du genre Menlha, dans une lettre datée du 25 mai 1882, lui dit : « Je souhaite que vous donniez suite à votre projet de publier une Flore de la région que vous habitez. Votre rectitude de jugement et votre sens critique donneront toujours une grande valeur à vos divers travaux. » Cette Flore eût été certainement la continuation et la mise au point de la science moderne de la célèbre Histoire des Plantes de Dauphiné, de Villars. Faut-il regretter qu'ArvetTouvet n'ait pas donné suite à son projet ? Il lui eût fallu vivre deux vies ; la sienne, qui fut assez longue, devait être remplie par l'étude ardue du genre Hieracium, et c'est comme spécialiste de ce groupe difficile qu'il devait apporter sa pierre importante au monument de la Science.
*"*
Dès le début de ses études botaniques, mais surtout quand il fut engagé dans l'investigation des formes inextricables du genre Hieracium, Arvet-Touvet, dont l'esprit philosophique était très aiguisé, se trouva aux prises avec les difficultés de la notion de l'espèce. La façon dont on conçoit l'espèce a une importance capitale en systématique, et le même sujet d'études sera traité différemment et donnera des résultats dissemblables suivant qu'il sera envisagé du point de vue polygéniste ou monogéniste. Arvet-Touvet se trouva, en effet, en présence des deux écoles dont
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 95
l'antagonisme a rempli la science de discussions passionnées pendant de longues années et qui continuent encore à diviser les naturalistes. A laquelle se ralliera-t-il ? Sera-ce à celle de Linné que les de Jussieu, les de Candolle, les Cuvier ont appuyée de leur autorité et qui croit à la multiplicité des espèces de création spéciale et à leur fixité ? Sera-ce à celle qui, à la suite de Lamarck, de Geoffroy Saint-Hilaire et surtout de Darwin, professe l'origine commune d'espèces instables en voie de perpétuelle transformation et constitue l'école transformiste ou évolutionniste ? Tout de suite il s'attacha d'une manière raisonnée à la croyance linnéenne, et sa ferveur pour elle devait augmenter avec l'âge et à mesure qu'il avançait dans la connaissance de la Nature. Il regardait, comme Boissier, les espèces : « non comme des conceptions arbitraires de l'esprit humain, mais comme des créations sorties à des époques diverses de la puis^ santé main de Dieu, ne pouvant se transmuer l'une en l'autre, mais souvent variables dans des limites plus ou moins étendues, quelquefois difficiles à tracer, mais qui toujours existent et qu'elles ne dépassent jamais. » Il aimait à répéter, comme profession de foi, cette phrase du célèbre auteur du Flora orienlalis 1.
On sait comment Alexis Jordan, animé de convictions théologiques très particulières, fit dévier l'école de Linné en un système funeste à la botanique par son aboutissement au morcellement exagéré des types linnéens, à ce que Planchon a appelé la pulvérisation des espèces. Le système jordanien, purement métaphysique, que quelques-uns de ses. adeptes ont poussé jusqu'à l'absurde, démembre les types linnéens qu'il considère comme des assemblages de formes spécifiques distinctes, irréductibles les unes aux autres, susceptibles de se reproduire héréditairement. Dans ce système, l'espèce linnéenne est considérée, en somme, comme un genre d'ordre inférieur ; chaque
1 Boissier, Flora orientalis, Préface, p. xxxj.
90 MARCEL MIRANDE.
forme correspond à une idée créatrice invariable et éternelle ; les variétés n'existent pas, il n'y a que des espèces immuables. Ce système, appliqué déjà par Jordan lui-même à ce genre Hieracium qui va devenir le champ d'études de prédilection d'Arvet-Touvet, avait conduit à la création d'un nombre considérable d'espèces qui ne sont que des formes accidentelles sans valeur pour la botanique systématique, et avait rendu presque inabordable l'étude de ce genre critique. Arvet-Touvet combattit vigoureusement les idées du jordanisme. On voit cependant, en parcourant son oeuvre, qu'au début il eut à lutter contre sa propre tendance à la fragmentation exagérée des espèces ; mais bien vile ses idées se modifient dans le véritable sens linnéen ; il sent que le moyen de garder une sage mesure et de discerner les caractères spécifiques doit consister, avant tout, dans la subordination des caractères que les jordaniens comptent sans les peser. Pour la variabilité des espèces, il partage entièrement la manière de voir de Duval-Jouve 1 et de Planchon 2 dont la brillante dialectique avait déjà porté le coup fatal au système du jordanisme.
Mais la pensée linnéenne a subi diverses interprétations. Certains naturalistes ont cru trouver dans Linné la conception de la variabilité de l'espèce, l'idée que l'espèce n'est pas une entité réelle en nature, mais représente une collectivité de formes affines dans le sens évolutionniste. Arvet-Touvet est énergiquement opposé à cette opinion et son avis était partagé par son vieil ami l'éminent professeur italien Saverio Belli, qui, en 1901, dans un magistral mémoire, a exposé ses idées sur la réalité des espèces en nature 3. Pour Arvet-Touvet, Linné n'a
1 Duval Jouve, Des comparaisons histotaxiques et de leur importance dans l'étude critique des espèces végétales (Mém. Acad. se. et lettr. de Montpellier, t. VII, 1870).
2 J.-E. Planchon, Le morcellement de l'espèce en Botanique (Revue des DeuxMondes, 1874).
3 Saverio Belli, Observations critiques sur la réalité des espèces en nature au point de vue de la systématique des Végétaux. Turin, 1901,
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRÉ. " 97
jamais eu la conception philogénétique de l'espèce. Naturoe ôpus est species, disait Linné ; l'espèce n'est pas une forme idéale, une abstraction de l'esprit humain, mais une réalité en nature. Arvet-Touvet n'accepte pas que l'on puisse nier la réalité de l'espèce et n'admettre que la réalité de l'individu, comme le font beaucoup de naturalistes. Dans une lettre à Saverio Belli (26 avril. 1899) il s'exprime ainsi :
L'essence du transformisme, ce qui le caractérise exclusivement, c'est précisément le rapport génétique qu'il prétend établir entre les espèces â l'époque actuelle, et c'est précisément et uniquement ce que je nie d'une manière formelle et ce contre quoi je m'insurge comme étant la cause principale du gâchis dans lequel l'histoire naturelle se débat ; c'est la raison pour laquelle je n'admets point les sous-espèces, c'est-à-dire les espèces qui seraient en voie de formation.
Vous me dites : « Mais vous admettez bien des sous-genres, donc vous êtes transformiste, vous aussi. » Mais entre le genre et l'espèce, il y a un abîme ! L'espèce seule existe dans la Nature, et elle est la base de toute l'histoire naturelle ; le genre n'existe pas, ou, pour mieux dire, n'existe qu'artificiellement, de même que les familles et les sous-familles, les tribus et les. sous-tribus, et pour aider nos faibles yeux â. mieux reconnaître les espèces ! Et c'est à cette confusion, précisément, que se reconnaissent le mieux les transformistes ; ils ne voient dans les espèces, dans les genres, dans les familles, que des groupes de dignité différente et passant successivement les uns dans les autres.
Arvet-Touvet, comme son ami Belli, admet des groupes réellement existants en nature qu'il appelle espèces et qui peuvent se présenter sous diverses grandeurs. Les espèces sont taxinomiquement indivisibles ; au-dessous d'elles, il n'y a uniquement que des variétés au sens linnéen du mot. John Briquet, l'éminent directeur du Conservatoire et du Musée botaniques de Genève, voit dans ces croyances une véritable école, inaugurée par Kerner, et qu'il nomme le néo-jordanisme 1. Pour ArvetTouvet, c'est purement et simplement la vraie tradition linnéenne ; il prétend rester dans les limites réelles de cette tradition, tout en modifiant, quand il le faut, à l'exemple de Vil1
Vil1 Briquet, Observations critiques sur les conceptions actuelles de l'espèce végétale au point de vue systématique.
Tirage à part d'une Notice faisant partie de la Préface du vol. III (fascicule I) de la Flore des Alpes maritimes de Burnat.
98 MARCEL MÎRANÛË.
lars et d'autres grands botanistes, les limites des groupes définis par Linné, à mesure que la science progresse dans la connaissance de ces groupes.
Le problème de l'espèce préoccupe, avons-nous dit, ArvetTouvet dès l'époque de sa première ferveur botanique. Sa seconde publication, qui date de 1872, est même un Essai sur l'espèce et les variétés, principalement dans les Plantes. A cette époque, l'école jordanienne battait son plein, professant que : « l'espèce est tout ce qui se conserve assez invariablement distinct par la reproduction et par la culture, fût-ce même avec des caractères à peu près imperceptibles. » Arvet-Touvet, tout en exprimant avec beaucoup de modestie son peu de science et d'expérience, sans prétendre avoir la témérité de trancher la question entre deux écoles, déclare cependant qu'il se range hardiment parmi les partisans du système linnéen. Il expose ses principales raisons, et il fait des efforts pour s'assurer des véritables limites de l'espèce végétale. Pour cela, il interroge les groupes d'êtres les plus élevés. Ainsi il se demande : qu'estce que l'homme au point de vue de l'espèce ? C'est un être réunissant sous un même type plusieurs races distinctes en apparence, constantes par la reproduction, de telle sorte que, si on ne les croise pas, elles se reproduisent avec leurs caractères différentiels, mais (et c'est là le point capital selon l'auteur) capables, par le croisement, de reproduire des êtres bien organisés, ayant tous les caractères du type, et pouvant se reproduire eux-mêmes. De l'homme il passe aux animaux et il trouve aisément, dans les espèces que tout le monde reconnaît comme telles, les mêmes proportions, les mêmes rapports. Les principes sont évidemment les mêmes dans les plantes et il propose la définition générale suivante de l'espèce :
Un être pouvant réunir plusieurs formes ou races plus ou moins distinctes les unes des autres, mais qui, par leur croise-
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 99
ment, produisent des êtres ayant tous les caractères du type, et capables de reproduction.
Et comme corollaires pour la Botanique :
Deux plantes qui, par leur croisement, produisent une autre plante ou hybride capable de se reproduire elle-même, ne sont pas deux espèces.
Deux plantes qui, par leur croisement, produisent une autre plante ou hybride incapable de se reproduire elle-même, sont deux espèces.
Avec se sytème, la plupart des espèces de création moderne, et même quelques-unes des anciennes, disparaissent pour devenir des variétés ; mais la science y gagnerait. Seuls les spécificateurs y perdraient, dit Arvet-Touvet.
L'étude des hybrides mieux comprise est encore de nature, pense l'auteur, à rendre au genre ses limites véritables, telles, du. reste, que les avait presque toujours établies, guidé par son seul génie, l'immortel Linné.
On pourrait essayer, dit Arvet-Touvet, de partager les hybrides en trois ordres :
' 1° Hybrides fertiles ;
2° Hybrides stériles, mais ne manquant d'aucun caractère apparent essentiel à un être naturel ;
3° Hybrides monstres stériles et manquant d'un caractère apparent essentiel à un être naturel ; et dire, mais après expérience :
Deux plantes produisant par le croisement une hybride du premier ordre, sont deux variétés d'une même espèce ;
Deux plantes produisant par le croisement une hybride du deuxième ordre, sont deux espèces du même genre ;
Deux plantes ne pouvant produire par le croisement qu'une hybride du troisième ordre, sont d'un genre différent, ces deux genres pouvant au reste être de la même famille ou d'une famille différente.
De ces trois ordres d'hybrides, le second seul, dit l'auteur,
100 MARCEL MIRANDË.
nous paraît digne d'intéresser les botanistes et de prendre rang à côté des espèces ; les deux autres peuvent être constatés, mais ne doivent pas, à son avis, être étudiés dans une Flore.
Enfin, pour compléter ce système, Arvet-Touvet envisage les variétés, qui lui paraissent de trois, à la rigueur même de quatre sortes :
1° Variétés propres, races primitives, constantes ou assez constantes par la reproduction, à moins de croisement ;
2° Variétés propres, races créées par l'homme ou le hasard au moyen du croisement des races primitives, constantes ou assez constantes par la reproduction, à moins d'un nouveau croisement ;
3° Variations ne résistant pas à une longue culture et ne se transmettant pas par la reproduction au delà d'une ou deux générations ;
4° Lusus.
On a fait des espèces des trois premières sortes de variétés ; nous ne devons pas désespérer, dit l'auteur, d'en voir faire de la quatrième.
Ce système, dit Arvet-Touvet en terminant, est établi sur ce principe qu'il faudra bien renverser, si l'on veut atteindre le système lui-même : les espèces sont des êtres réellement distincts qui se perpétuent sous un type fixe et incommunicable, de telle sorte qu'on ne les a jamais vus et qu'on ne les verra jamais se reproduire en passant les uns dans les autres.
Ces définitions, on le voit, ne pourraient que rarement rendre des services dans la pratique, car elles nécessiteraient une expérimentation en général de longue durée, mais elles ont une réelle valeur théorique, philosophique, qui nous fixe sur la pensée d'Arvet-Touvet relativement à la question de l'espèce.
Arvet-Touvet était donc un pur disciple de Linné. C'est avec l'esprit de la méthode linnéenne qu'il aborde l'étude du formidable genre Hieracium à laquelle il a consacré presque un demi-siècle d'efforts continus.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. ' iÔl
CHAPITRE II
Les HIERACIUM et les difficultés de leur étude.
Division en trois -périodes de l'oeuvre hiéraciologique
d'Arvet-Touvet.
La méthode de ce botaniste.
Pour comprendre l'oeuvre fondamentale d'Arvet-Touvet, il est utile de jeter un rapide coup d'oeil sur le groupe des plantes qui ont constitué ses études préférées : ce sont les Epervières. Beaucoup de ces plantes sont très répandues autour de nous et il n'est pas nécessaire d'être botaniste pour reconnaître l'Epervière piloselle ou bien l'Epervière des murailles. On connaît aujourd'hui un nombre immense d'Epervières ; la vieille Botanique ne considérait qu'un petit nombre d'espèces de VHerbe d'Espervier ainsi nommée : « pourceque l'on dit que les Esperviers, qui s'appellent en grec Eépaxsç, s'éclaircissent la vèuë avec le suc de cette herbe 1. » Cette herbe était le 'Ispdtsucv des Grecs, le Hieracium des Latins, et ce dernier nom devint celui du genre avec Tournefort, puis Linné. Ce genre de Composées-Chicoracées est voisin des Crépis et des Andryala. Nous reproduisons ici une planche de YHistoire des Plantes de Dauphiné, de l'illustre Villars, représentant le Hieracium Halleri Vill. {H. alpinum L.) répandu dans une grande partie des Alpes du Dauphiné et de la Savoie, et le H. pulmonarioides Vill. qui croît dans une grande partie des Alpes de France, de Suisse, d'Italie, d'Autriche, etc.
Les Hieracium. croissent en Europe, dans l'Asie tempérée, dans toutes les régions méditerranéennes, en Afrique septentrionale et australe, dans l'Amérique du Nord, dans la région andine et
1 Dalechamp, Hist. gén. des PI., trad. par Jean Des Moulins, p. 480.
8
10a MARCEL MIRANDË.
extra-tropicale de l'Amérique du Sud. Beaucoup de ces plantes sont communes partout, d'autres sont localisées dans certaines régions. Les travaux d'Arvet-Touvet ont bien fait ressortir que les Alpes et les Pyrénées sont, en Europe, les principaux centres de dispersion du genre et que le nombre de ces espèces, dans ces massifs montagneux, est, ce qu'est ailleurs et particulièrement dans les pays du Nord, le nombre extraordinaire des formes et variétés d'un petit nombre d'espèces. Freyn, un hiéraJ ciologue autrichien, lié avec Arvet-Touvet, qui a longuement étudié les Sudètes, a mis en relief la richesse en Hieracium de cette chaîne de montagnes qui possède, en sus des formes répandues un peu partout, bon nombre d'espèces propres à chacun des six massifs principaux qui la composent.
L'étude de ce genre présente de grandes difficultés, on peut même dire des difficultés presque insurmontables.
A part quelques très rares exceptions d'espèces invariables ou se transformant très peu, comme le Hieracium slaticifolium Vill. et le H. glaciale Lachen., presque toutes offrent un polymorphisme extrême et désespérant. Ainsi, les H. murorum L., vulgatum F., boréale Fr., umbellalum L., rigidum Hartm., lanceolatum Vill., helerospermum Arv.-Touv. présentent des formes si nombreuses que c'est par centaines que jordaniens et darwiniens peuvent facilement les diviser, les premiers comme espèces immuables, les seconds comme espèces en voie de formation. Pour le //. boréale, par exemple, chaque bois, chaque station a sa forme particulière et il est impossible, dans un ouvrage descriptif, de songer à en donner même la simple énuméralion.
Les formes hybrides qui, dans ce genre, paraissent être très nombreuses, viennent aussi compliquer son étude. Elias Fries, l'illustre botaniste, le grand monographe du genre Hieracium avant Arvet-Touvet, avait négligé ce facteur important de l'hybridité, difficile à mettre en oeuvre, mais dont il faut tenir compte pourtant pour saisir les véritables limites des espèces ; d'autres botanistes qui se sont occupés des Hieracium ont, au
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 403
contraire, exagéré l'influence de ce facteur. Il paraît incontestable que la plupart des hybrides, dans les Hieracium, conservent un reste de fertilité, au moins pour la première génération ; de là des difficultés immenses pour les reconnaître, pour les distinguer des types et de leurs variétés 1.
Une autre grande difficulté pour la distinction des espèces, c'est l'extraordinaire uniformité des caractères distinctifs ■; ces caractères sont d'ailleurs ceux de tout le groupe même des Ghicoracées. Les caractères saillants, dominants, font défaut. Des botanistes bons connaisseurs des Hieracium ont même prétendu que, pour cette dernière raison, l'application des procédés linnéens à ce genre était impossible. Bien des espèces, et des plus incontestables, ne se distinguent que par des caractères tous très peu saillants pris isolément ; c'est dans ce genre, plus que dans tout autre genre polymorphe comme les genres Rubus, Rosa, Mentha, Salix, Atriplex ou autres, qu'on peut dire, avec Linné, cette phrase qu'Arvet-Touvet aimait à répéter : « Character non facil speciem sed species characterem. »
A cause de ces raisons principales, la notion de l'espèce ne peut être mise en lumière qu'après une observation extraordinairement patiente et subtile, non seulement d'un Groupe ou d'une Section, mais même de tous les Groupes et de toutes les Sections et sur des échantillons de provenances très variées. Dans une monographie régionale du genre, pour dégager les types de premier ordre, pour les séparer des formes secondaires, des variétés et des hybrides, pour grouper ensuite par catégories d'affinités toutes ces unités de valeurs diverses, il faut acquérir la connaissance complète de l'ensemble du genre et suivre dans
1 Une autre grande difficulté provient du phénomène de Yapogamie, de découverte relativement récente chez les Hieracium, et qu'Arvet-Touvet a peutêtre ignoré. Des recherches de S. Murbeck (1904), de Juel (1905), etc., ont montré que dans certaines Composées la cellule oosphère se développe directement en un embryon. Chez les Hieracium, de semblables constatations ont été faites, lire notamment : C.-II. Ostenfeld, Castration and Hybridlsation Experiments with some Species of Hieracia (Soertrijk af Botaniste Tidsshrift. 27 Bind. 3 Haîfte, Kobenhavn, 190G).
iO£ ' MARCEL MtRANfiË.
leur aire entière les divers types auxquels se relient ceux de la flore spéciale que l'on étudie.
L'étude de ce genre prodigieusement litigieux présente donc des difficultés extrêmes contre lesquelles Arvet-Touvet se trouvait aux prises après de longues années de labeur, comme au premier jour. Glanons ces quelques phrases, par exemple, dans ses lettres à Saverio Belli :
Je vois avec grande satisfaction que vous ne vous laissez point rebuter
par les complications et extrêmes difficultés d'un genre critique par excellence, qui nous déroute a chaque pas et qui, même après de longues études, nous paraît encore presque impénétrable sur bien des points par la difficulté de trouver et de montrer des caractères absolument fixes et certains. Ils existent cependant, car il faut bien supposer que ces plantes ont été ordonnées comme toutes les autres et qu'elles ne sont diaboliques que pour nos faibles yeux ! Pour ce qui me concerne, j'avoue bien sincèrement la faiblesse des miens, à tel point que je ne-suis nullement surpris des confusions qui peuvent m'échapper et des contradictions qui doivent en résulter (7 juin 1897).
On sent là l'esprit dominé et conduit avant tout par le dogme linnéen.
A propos de riches matériaux qu'il a recueillis dans les Pyrénées de l'Ariège et dans la République d'Andorre et qu'il est en train d'étudier, il dit, dans une lettre du 30 octobre 1898 :
Ces matériaux sont très intéressants. Il y en a, comme toujours et peutêtre plus que jamais, qui sont d'une difficulté inouïe et qui paraît au premier abord absolument insurmontable. Que de temps, que de temps, il va falloir pour porter- un peu de lumière, si possible, dans cet assemblage de formes ! pour trouver les liens.cachés qui les réunissent, ou les différences, non moins difficiles â découvrir, qui les séparent réellement ! Quel fil d'Ariane peut être comparé à celui qui doit conduire le botaniste dans les arcanes de ce genre admirable quoique d'une obscurité et d'une difficulté vraiment diaboliques et qui le font proclamer inabordable et même irrationnel par les botanistes du plus grand mérite' !
Avant Arvet-Touvet, les Hieracium avaient fait déjà l'objet d'importants travaux comme ceux d'Auguste Monnier', ceux d'Adolphe Scheele - sur les Hieracium d'Espagne et des Pyré1
Pyré1 Monnier, Essai monographique sur les Hieracium et quelques genres voisins. Nancy, 1829.
2 Adolphe Scheele, Revisio Hieraciorum, Mspanicorum et pyrenaicorum, 1862-63.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 105
nées, ceux de Grisebach *, et surtout ceux de Fries 2 qui a traité, en une célèbre monographie, des Epervières du monde entier. Dans des travaux généraux, le genre avait été traité de main de maître dans le Prodromus de de Candolle, et surtout dans la Flore de Grenier et Godron 3. Long-temps auparavant, pour le Dauphiné, l'illustre Villars 4 avait traité ce genre d'une façon magistrale et l'avait enrichi de ses découvertes nombreuses.
Malgré ces travaux qui étaient des guides fondamentaux, peu de botanistes osaient joindre le genre Hieracium à leurs études floristiques ou s'y spécialiser en monographies locales. Les écrits de Boreau 5 et de JordanG les avaient rebutés de cette étude, parce que ces savants n'avaient pas su établir une hiérarchie naturelle et qu'ils plaçaient toutes les espèces sur le même rang. Très habiles dans l'art de l'analyse, ils avaient été impuissants à constituer des groupes sans lesquels la botanique descriptive devient un chaos incompréhensible.
Avec Arvet-Touvet se lève une aurore nouvelle pleine de promesses. Vers l'année 1870, il se met à la besogne qu'il n'abandonnera qu'avec la vie, en 1913. Il a compris tout de suite que la connaissance des Hieracium est encore très incomplète, que la systématique de ce genre n'est pas encore assise sur des bases scientifiques rigoureuses et exactes ; il va consacrer son existence à tenter de débrouiller le chaos qui règne dans ce compartiment de la création végétale. Il sent les difficultés de la tâche qu'il s'impose, mais il s'y attaque hardiment, et au bout d'une vingtaine d'années, dans une lettre à réminent botaniste
1 A. Grisebach, Commentatio de distributione Hieracii generis per Europam geographica. Gottingoe, 1852.
1 Elias Fries, Symbolw ad historiam Hieraciorum. Upsaliae, 1848. — Epicrisis Generis Hieraciorum. TJpsalise, 1862.
1 Grenier et Godron, Flore de France, 1850.
* Villars, Histoire des Plantes de Dauphiné,. 1789. — Précis d'un Voyage botanique, 1812.
5 Boreau, Flore du Centre, 3° éd.
8 Jordan, Observations sur plusieurs plantes nouvelles, rares et critiques, 1846-49, et autres publications.
106 MARCEL MIRANDE.
italien déjà cité plus haut, faisant allusion aux difficultés qu'il rencontre, il écrivait ces lignes où percent sa foi religieuse, sa croyance scientifique et son espoir d'arriver à jeter la lumière dans ce chapitre obscur :
Je vous assure que, malgré ces difficultés, ou peut-être â cause de ces difficultés, cette étude pour certains tempéraments comme le mien est pleine de charmes. Depuis bientôt vingt ans que je l'ai commencée, je n'ai cessé un seul instant de m'y attacher, et je puis affirmer que ce genre n'est pas sorti d'une autre main que les autres et que les difficultés qu'il présente, pour être grandes et même très grandes, ne sont pourtant point insolubles ! Beaucoup le proclament un genre inextricable sans fond ni rives, et moi je le proclame un beau et magnifique genre soumis à des lois aussi invariables que variables sont ses formes.
Les travaux incomparables de Villars, qui, malgré le temps, jouissaient d'une si juste autorité, qui semblaient avoir épuisé les richesses de la flore du Dauphiné, laissent cependant à Arvet-Touvet un champ fécond à explorer. Il fouille les plaines et les monts de cette province, puis il étend ses investigations à toute la région alpine. Ce sont ensuite les Pyrénées et l'Espagne où il va faire, en maints voyages, de riches moissons d'Epervières.
De bonne heure ses écrits sont connus et appréciés des quelques spécialistes français et étrangers et de tous les botanistes en général. Parmi ses savants correspondants de la première heure, citons Loret et Sainl-Lager ; donnons une mention particulière au hiéraciologue J.-F. Freyn, de Prague, qui a entretenu avec Arvet-Touvet une active correspondance scientifique. Pendant plusieurs années, il envoya au botaniste de Gières de nombreux matériaux d'étude ; en 1894, notamment, il lui fit l'envoi, en vue de sa révision, de tout son herbier d''Hieracium, collection très importante contenant des spécimens d'Autriche, de Hongrie, de Pologne, d'Allemagne et de Scandinavie, d'Angleterre et aussi d'Italie et de France. Freyn, qui est de l'école de Fries, avait donc tout ce qu'il fallait pour s'entendre avec Arvet-Touvet. L'illustre Fries, l'auteur de VEpicrisis Generis Hieraciorum, ouvrage qui servit de premier guide à Arvet-Touvet, était déjà fort âgé ; il n'avait plus
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 107
que peu de temps à vivre. Arvet-Touvet put cependant encore recevoir de lui des conseils précieux, des communications de matériaux, lui soumettre ses premiers travaux et les voir apprécier, d'une manière flatteuse, par ce grand botaniste. La correspondance en latin entre ces deux savants se distinguait autant par l'élégance du style que par son intérêt scientifique. Arvet-Touvet ne tarde pas à devenir le maître incontesté des hiéraciologues ; de tous côtés, les botanistes lui soumettent leurs récoltes, leurs herbiers, dont il étudie, révise, détermine les échantillons. Les Muséums et Universités de divers pays s'adressent à lui pour la révision de leurs collections. Par ces moyens, il acquiert la connaissance des Epervières du monde entier et il arrive ainsi à embrasser toute l'étendue de ce genre critique et à en comprendre l'harmonie.
Parmi ses nombreux correspondants scientifiques, il noue quelques amitiés fidèles, dont deux particulièrement vives devaient être le soutien moral et l'encouragement de sa vie : c'est l'amitié du professeur Saverio Belli\ un éminent hiéraciologue dont nous avons déjà plusieurs fois cité le nom, honneur de la science italienne, et celle de Gaston Gautier 2, de Narbonne, botaniste de grande valeur, hiéraciophile, agronome éminent, qui était le frère de notre illustre chimiste français Armand
1 Le professeur docteur Saverio Belli, après avoir été assistant il l'Institut de Botanique de l'Université royale de Turin, devint, en 1902, professeur de botanique, directeur de l'Institut de Botanique et du Jardin botanique a. l'Université de Caglïari, en Sardaigne. Il a publié de nombreux travaux, notamment sur les genres Trifolium et Hieracium.
2 Gaston Gautier, né à Narbonne le 10 avril 1S41, décédé dans cette ville le 7 octobre 1911. Agronome, botaniste, minéralogiste. Comme agronome, il a puissamment contribué, par ses travaux, -â la richesse viticole de la région narbonnaise. Comme botaniste, outre ses travaux en collaboration avec ArvetTouvet, on lui doit notamment : le Catalogue raisonné de la Flore des Pyrénées orientales, le Catalogue de la Flore des Corbièrcs; le Massif du Laurenti (Pyr. franc-), le Capsir (Pyr. orient.), ces deux dernières publications en collaboration avec Timbal-Lagrave. Comme géologue et minéralogiste, il a étudié les affleurements tiïasiques des Corbières, en collaboration avec son frère Armand Gautier, membre de l'Institut et de l'Académie de Médecine,
108 MARCEL MIRANDE.
Gautier. Il est curieux de constater que la grande affection qui lia Arvet-Touvet et Belli devait s'exercer uniquement, mais d'une manière incessante, par une correspondance de plus de vingt-cinq ans et que les deux amis ne se virent jamais. Le professeur Belli, nous l'avons dit en commençant, nous a communiqué les lettres qui lui furent écrites par son ami ; nous avons, d'autre part, trouvé dans les papiers d'Arvet-Touvet de nombreuses lettres de Belli. Toutes ces lettres reflètent la haute science, l'âme élevée et le grand coeur des deux savants. L'amitié de Gaston Gautier, du même degré d'élévation, fut en outre, pour Arvet-Touvet, une amitié tutélaire et bienfaisante. Gaston Gautier collabora pour une certaine part, ainsi que nous le verrons, aux travaux d'Arvet-Touvet ; il vint le visiter plusieurs fois à Gières, et plusieurs fois ensemble ils explorèrent les Pyrénées et l'Espagne.
L'oeuvre d'Arvet-Touvet comme hiéraciologue peut se diviser, d'une façon très naturelle, en trois périodes d'inégale durée.
La première période commence en 1871 et prend fin, au bout de dix-sept ans, en 1888. Elle est couronnée par son ouvrage sur les Hieracium des Alpes françaises ou occidentales de l'Europe.
Dans la seconde période, à partir de 1888, il continue l'étude des Hieracium de France, mais son effort principal est consacré à ceux des Pyrénées et d'Espagne. Cette période qui va jusqu'en 1908, qui dure donc vingt ans, comprend les douze années (18971909) consacrées à la publication du Hieraciotheca Gallica et Hispanica.
La dernière période, très courte, qui ne dure que cinq ans (19081913) est employée à l'élaboration du Hieraciorum prseserlim Gallise cl Hispanise Catalogus systematicus, le grand ouvrage qui est l'aboutissement du labeur de près d'un demi-siècle.
ARVET-TOUVET TTT SOV rw.TTVRE. WB
~\ATÇ bufrp^'"(pe>qjô""-!è"i ta*iï> critique et <i une manière impar\ il- . 1s8dg ce botaniste ; nous alïolis-v:fi["^scr Hiacune des périodes dé Cette oeuvre, après quelques mots rapid%sw-oTÎir^a méthode dfe l'auteur. ; -
Nous avons dit combien la grande uniformité des caractères distinctifs rend difficile l'étude des Hieracium. Il est évident que pour l'établissement et la subordination rationnelle des nombreuses divisions de divers ordres qui constituent le genre, le botaniste est obligé dè-J'aire appel, de proche en proche, à l'ensemble des caractères de la plante ; mais pour l'établissement de l'espèce, l'opinion des hiéraciologues sur le choix des caractères les plus importants à considérer a varié. Ainsi, en 1829, A. Monnier considérait les caractères tirés des diverses -parties de la fructification comme les plus importants et les plus sûrs pour distinguer les espèces entre elles ; les caractères tirés de l'aigrette, du clinanthe, du péricline, etc., venaient ensuite. Arvet-Touvet s'attachait surtout et par dessus tout à l'observation du péricline dans sa forme et dans sa grandeur relative, à celle du réceptacle, et à la structure des poils. La nature des poils — et non leur abondance ou leur rareté — est considérée par lui comme un des caractères les plus constants et, par suite, les.plus solides à considérer. Au bout de quelques années d'étude, semblant regretter de n'être point un peu micrographe, il disait qu'il était persuadé qu'à l'aide du microscope l'on arriverait à reconnaître, par les poils seuls, la plupart des vraies espèces. Tous les autres caractères étaient considérés par lui comme fallacieux et trompeurs. Ainsi, dans une lettre adressée à Gaston Gautier, le 8 mai 1909, il disait :
Dans ce terrible genre, nous devons nous défier par-dessus tout, comme de la cause la plus fréquente d'erreurs, de ce que l'on appelle la similitude de port ; c'était là le grand dada de Timbal-Lagrave, et vous savez où cela l'a conduit !
Nous avons dit aussi que les phénomènes d'hybridité venaient compliquer singulièrement la recherche des véritables limites de l'espèce chez ces plantes. Dans ses premières publications,
JARCEL MIRANDE. ucouj^sici-^è ^pùîri'n TlusânTrênn^quer -qu'il a été pres^ue^en'-_./ement méconnu par les botanistes qui l'j°£i^r^cedé, et spécialement par ceux de l'école linnéenne. On ' sait combien est délicate la caractérisation d'une forme hybride, combien est difficile le discernement, du rôle des deux parents dans l'hybridation, en dehors de l'expérimentation directe qui seule peut conduire à la certitude. Arvet-Touvet a.apporté, dans la recherche des faits d'hybridité, l'esprit d'analyse le plus fin et le plus sagace. Cependant, quoiqu'il y ait pris garde, il n'a ' pu toujours se préserver de toute exagération. Dans .ses premiers travaux, il accuse une tendance à attribuer un trop grand nombre de formes à l'hybridilé. Peu à peu il revient à une plus juste appréciation des faits et se charge lui-même, avec la meilleure grâce du monde, de rectifier ses erreurs, de retoucher ses diagnoses. De même, par excès d'analyse, dans ses premiers travaux il exagère le principe linnéen et se laisse séduire par cette école ' jordanienne dont il devait être l'ardent adversaire. Et il avoue lui-même, dans la préface de sa Monographie des Pilosella et des Hieracium du Dauphiné, de 1873, faisant allusion à ses premières publications, qu'il aura de sérieux amendements à leur apporter et qu'il s'exécutera de bonne grâce.
Enfin, dans ses premiers travaux, l'auteur place toutes les espèces sur le même rang, n'effectue pas le triage des formes de valeurs diverses qui existent dans chaque section du genre. Vers 1888, à la fin de la première période de son oeuvre, arrivant à une connaissance déjà très étendue de son sujet, il commence à considérer des types spécifiques de valeurs différentes et à mettre de la subordination dans le rangement des divers éléments du genre.
Ceci dit, suivons d'un pas rapide notre botaniste dans son oeuvre.
. ARVET-TOUVET-ET" SON OEUVRE.
' - CHAPITRE III .
Première période de l'oeuvre hiéraeiologique d'Arvet-Tou\fet. Etude des HIERACIUM du Dauphiné et des Alpes françaises.
Les premières publications d'Arvet-Touvet (1871, 1872) contiennent la description d'un certain nombre de formes d'Hieracium du Dauphiné. Ainsi qu'il le dit lui-même, c'est la simple description de quelques plantes « en passant et telles que le hasard les lui fait rencontrer » et il ne veut donner lui-même à ces premiers écrits aucune importance. Ce sont d'abord deux premières listes d'Hieracium dans lesquels il ne voit guère que des formes hybrides et appartenant aux sections Pilosellina, Cymella du sous-genre Pilosella, et aux sections Aurella, Cerinthoidea, Andryaloidea, Oreadea, Vulgata des Archleracium selon le système de Fries. Sur 24 premières espèces signalées par lui comme nouvelles, 10 seront plus tard maintenues d'une manière définitive : quelques-unes, non plus comme hybrides, mais comme espèces légitimes généralement de second ordre ; d'autres seront maintenues comme hybrides. Il établit notamment le Hieracium Armerioides, voisin du //. glanduliferum Hoppe, qu'il sou23çonna d'abord être un hybride et qu'il considéra plus tard comme espèce légitime de premier ordre.
En 1873, les matériaux recueillis par Arvet-Touvet sont assez considérables pour lui permettre de commencer la publication d'une Monographie des Pilosella et des Hieracium du Dauphiné, qu'il continuera, en 1876, par deux suppléments. Dans ce travail, il essaye d'élever à la dignité de genre le sous-genre Pilosella de Fries ; il trouve un puissant motif de séparer génériquement les Pilosella et les Hieracium dans ce fait qu'il croit qu'il n'existe pas d'hybrides entre les plantes de ces deux groupes, fait qui vient appuyer, au point de vue du genre, les
~ ~ MARCEL MIRANDE.
idées qu'il a exposées dans le travail antérieur que nous avons rappelé plus haut.
Les formés de Hieracium étudiées se répartissent Ucu*.- W ■±"; isions Phyllopoda et Aphyllopoda à la manière du Prodromus de de Candolle, qu'il traite comme sections, et auxquelles il ajoute la section Subaphyllopoda découpée de la dernière. Il signale ou décrit, dans cette Monographie, près de 150 espèces avec de nombreuses formes et variétés, dont une cinquantaine de nouvelles auxquelles il attache son nom, ainsi qu'à un grand nombres de formes secondaires. Mais il considère la plupart de ces espèces comme des hybrides, les espèces véritables et légitimes qui restent à découvrir doivent être, pense-t-il, très rares, après les travaux des savants qui, en Europe et en France, ont déjà étudié les Hieracium. Or, nous avons dit plus haut qu'il avait beaucoup exagéré la part de l'hybridité dans les espèces des Hieracium. Mais même dans les formes qu'il considère comme hybrides, il s'en trouve de très remarquables qui, par leurs caractères tranchés, s'éloignent visiblement des types connus. Il soumet d'ailleurs toutes ces formes à l'examen du célèbre Fries qui porta sur elles le jugement le meilleur, comme on peut en juger par la phrase suivante détachée d'une de ses lettres : « Plurimaî a te missoe species mihi ignotas et proecipue plures hybridoe dictas valde insignes ; harum rationes ab autopta tanlum in loco natali dijudicari possunl. Equidem facile fingerem nonnuïlas esse aulonomas species, alias potius varietates. »
'Si l'on suit le sort, dans les travaux ultérieurs d'Arvet-Touvet ou dans ceux des hiéraciologues contemporains, de toutes ces formes nouvelles décrites dans ces premières publications, on voit que quelques-unes seulement n'ont pas laissé de traces, quelques autres ont prêté à discussion et ont été différemment interprétées, mais la plupart ont été maintenues ou adoptées : quelques-unes, sur lesquelles Arvet-Touvet hésitait comme espèces ou variétés, ainsi qu'un certain nombre d'hybrides, sont devenues des espèces légitimes de deuxième ou de troisième ordre ; un certain nombre d'hybrides ont été maintenus comme tels.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 113
D'autres espèces, plus tard, dans le Catalogus, ont' eu un sort des plus honorables : ainsi le Hieracium heterodon est devenu le type de la section des Heierodonla Arv.-T. dans le sous-genre Archieracium ; le H. lhapsoides devient le type du groupe Thapsoidea A.-T. dans la section Andryaloidea Koch. Le H. rapunculoides devient le type du groupe Rapunculina A.-T. dans la section Prenanthoidea 'Koch.
Les Hieracium viride, caerulaceum, parcepilosum, laclucifolium, viscosum, helerospermum, subalpinum resteront plus tard comme espèces de premier ordre.
Outre les espèces ci-dessus, citons parmi les plus remarquables de celles établies par Arvet-Touvet dès cette époque et appartenant à la flore dauphinoise :
Les Pilosella biflora, Faurei, Smithii, aurantiacoides, caricina.
Les Hieracium calycinum, Pamphilii, Callianthum, Dasyirichum, ustulatum, Armerioides, urlicaceum, Thapsifolium, Melandryfolium, floccosum, coronarioefolium, Ravaudii, psextdolanatum, lansicum, lychnioides, oligocephalum, brunellseforme, cephalotes, cirrhitum, coesioides, isatidifolium.
En 1880, après avoir longuement étendu ses connaissances en dehors même des limites du Dauphiné et de la Savoie, il peut résumer en un tableau général les espèces et formes des genres Pilosella et Hieracium pour toute la région Sud-Ouest de l'Europe. Pour la première fois enfin, l'étendue de ces connaissances peuvent lui permettre de tenter le groupement rationna?! des divers éléments de ces genres en un Conspeclus systématique. Dans ce premier essai, qu'il perfectionnera dans quelques années (1885, 1888), il sépare encore les Pilosella des Hieracium et adopte pour leur division les groupes de Koch, Fries, Grisebach, Scheele, auxquels il ajoute un assez grand nombre de groupes nouveaux basés sur des types de découverte nouvelle, ou sur un démembrement jugé rationnel de groupes préexistants, et il donne les diagnoses des groupes ainsi adoptés (sections et sous-sections).
114 MARCEL TVIIRANDÊ.
Voici les groupes nouveaux créés par lui : Dans le genre Pilosella, il divise la section Auriculina Fries en deux sous-seclions Genuina et Cymigera. Il crée la soussection Anchusoidea dans les Cymellina de Fries en prenant comme type son P. anchusoides. La section Florenlina, qui a comme type le P. Florenlina Ail., section très rationnelle, fait le passage naturel des Pilosella à la sous-section Glauca dans les vrais Hieracium.
Dans le genre Hieracium, il crée dans les Pseudocerinlhoidea Koch les groupes Hispida et Heterodonla (ce dernier groupe sera érigé en section plus lard) ; les Andryaloidea Koch sont divisés en les groupes Lanata, Thapsoidea, Lanalella, Pseudolanala ayant respectivement pour types les H. lanatum Vill., Thapsoidcs Arv.-T., Lanatellum Arv.-T., Pseudolanaium Arv.-T. ; la section Pulmonaroidea Fr. est divisée en Oleosa (type //. Oleovirens Arv.-T.), Aurelloidea et Hemiplaca (type //. hemiplacum Arv.-T.) ; la section Prenanlhoidea Koch en Genuina, Lanceolala, Cydonisefolia, Picroidea.
Il crée la section Australia qu'il maintiendra plus tard ; c'est la première division primordiale créée par lui, intermédiaire entre les Cerinthoidea, les Pulmonarea et les Accipilrina et plus rapprochée de ces derniers ; il divise celte section en deux groupes Genuina et Polyphylla. Enfin il enrichit la section dès Accipilrina Koch des groupes Corymbosa et Eriophora.
Mais pour être exact au point de vue historique, notons que quelques-unes de ces divisions figurent déjà, en 1877, dans le Prodrome de la Flore du Plateau Central de Martial Lamotte. Dans cet ouvrage, le chapitre des Hieracium est traité d'après les idées d'Arvet-Touvet, et ce dernier a envoyé par lettres à Martial Lamotte l'indication des divisions nouvelles à introduire dans la classification de ces plantes : c'est ainsi qu'il lui indique les Australia {Ilalica p. p.) comme groupe nouveau des Accipilrina, de même que les Corymbosa ; il lui indique aussi les Genuina et les Cydonisefolia dans les Prenanlhoidea. Ce tableau général de 1880 contient 57 espèces principales de
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 115
Pilosella et 244 de 1 Hieracium. Parmi les formes créées par
l'auteur, on compte 8 espèces principales, 7 espèces secondaires
et 2 variétés de Pilosella ; 61 espèces principales, 23 secondaires
et 14' variétés de Hieracium. \
De 1880 à 1886, Arvet-Touvet va étudier à Genève les Hieracium contenus dans les célèbres herbiers de Aug.-Pyr. de Candolle et de Delessert ; Alphonse de Candolle et Boissier mettent leurs propres collections à sa disposition ; il étudie, à Chambéry, les Hieracium de la région des Alpes contenus dans les herbiers Huguenin et Bonjean ; d'éminents botanistes tels que Lamotte, Bonnet, Delacour, Timbal-Lagrave, etc., lui communiquent les riches matériaux qu'ils possèdent. Au moyen de ces collections, dont il entreprend la révision, il va pénétrer plus avant dans l'étude des formes françaises et européennes, et surtout il va acquérir la connaissance des espèces américaines. Les herbiers de Genève contiennent, en effet, les récoltes rapportées par Schlim, Dr R.-A. Philippi, Schultz Bip., G.-Mandon, Hohenaker, Pavon, Balansa, Rugel, Januson et tant d'autres botanistes voyageurs de la Nouvelle-Grenade, de la Bolivie, du Pérou, du Paraguay, du Chili, du Mexique, du Venezuela, de toutes les parties de l'Amérique du Nord, etc. L'étude de ces collections fournit à Arvet-Touvet la matière de quelques publications importantes.
A l'exception d'une seule, les espèces américaines qu'il décrit, pour la plupart nouvelles, appartiennent au sous-genre Stenotheca Fries, représenté en Europe par deux espèces seulement, l'ancien Hieracium, staticifolium de Villars, célèbre espèce, invariable, ce qui constitue un cas rarissime chez les Hieracium, et le nouveau H. Rostanii d'Arvet-Touvet (1883), qui paraît être une forme hybride. L'autre espèce, récoltée par G. Mandon dans les Andes boliviennes, entre 3.600 et 3.900 mètres d'altitude, qu'Arvet-Touvet nomme //. stachyoideum, devient le type d'un nouveau sous-gcnre auquel il donne le nom de Mandonia. Cette plante, spécialement, par la forme de son akène, établit des points de contact entre le genre Hieracium d'une part et d'autre
116 ' . MARCEL MIRANDË.
part les genres Prenanthes et Mulgedium. Disons tout de suite que dans quelques années, en 1897 (Elenchus Hieraciorum novorum, etc.), il supprimera ce sous-genre pour en faire une simple section, la dernière, du sous-genre Stenotheca.
Arvet-Touvet établit, en outre, dans les Stenotheca, les deux nouvelles sections des Hypochoeridiformia et des Verbasciformia. Parmi les espèces américaines nouvelles nommées par lui, citons les H. fîmbriatum, Pavonianum, adenocephalurn, Paragayense, Vancouverianum, Rugelii, Quitense, Sprucei, Mandonii, trichodonton, Orizabseum, coloratvm, Ecuadorense, Uruguayense.
L'étude approfondie qu'il vient de faire ainsi des Stenotheca lui montre que ces plantes réunissent si étroitement les Archieracium aux Pilosella qu'il, convient de considérer ces derniers, à l'exemple de Fries, comme un sous-genre et non comme un genre. A partir de ce moment, il abandonne donc le genre Pilosella, malgré les raisons qu'il a pu donner en sens contraire.
Au point de ses études marqué par l'année 1886, après avoir exploré le genre Hieracium comme encore aucun auteur ne l'avait fait, Arvet-Touvet peut mettre en relief le fait que ce genre critique renferme un grand nombre d'espèces de deuxième et de troisième ordres, dont une partie paraît provenir de l'hybridité et un nombre, relativement très restreint, d'espèces de premier ordre.
En 1885, Arvet-Touvet présente au Congrès de Grenoble de YAssociation française pour l'Avancement des Sciences un second essai sur la systématique du genre Hieracium : Conspeclus systemalicus Europseus generis Hieraciorum. Nous ne nous arrêterons pas sur ce tableau qui diffère très peu de celui qui accompagne l'important ouvrage de 1888 sur les Hieracium des Alpes françaises ou occidentales de l'Europe, et dont nous allons parler.
Ce Mémoire de 1888, qui clôt la première période de l'oeuvre d'Arvet-Touvet, était tout d'abord destiné à former un chapitre de la VIP édition de la Flore du bassin moyen du Rhône et de
ARVET-TOUVET Et SON OEUVRE. lit
la Loire de Saint-Lager. Mais l'étendue que l'auteur avait dû lui donner, afin de traiter son difficile sujet d'une manière convenable, étant hors de proportion avec le cadre élémentaire de cette flore, il dut être publié d'une manière indépendante. Pour éviter un long retard, il fut publié tel quel, sans les retouches et les compléments qui eussent été nécessaires pour lui donner exactement la forme monographique qui convenait à sa nouvelle destination. Pour faciliter leurs déterminations, les botanisteseussent apprécié évidemment une analyse synoptique des groupes naturels et une clef analytique des divers types et des principales formes du genre, choses qui donnent une si grande valeur au travail de Burnat et Gremli sur les Hieracium des Alpes maritimes 1. Tel qu'il est, cependant, ce catalogue systématique est un document d'un haut intérêt, tant au point de vue de la connaissance du genre Hieracium qu'à celui de la flore des Alpes, par les découvertes importantes qu'il renferme.
Ce travail est le fruit de maintes explorations dans les Alpes pendant de longues années ; en outre, de nombreux botanistes ont fourni d'utiles renseignements à l'auteur en lui communiquant leurs récoltes et leurs collections.
Le genre est subdivisé, à la manière de Fries, en trois sousgenres : Stenotheca représenté par le seul H. Slaticifolium Vill., Pilosella et Archieracium. Ces deux derniers sous-genres sont divisés en séries et groupes naturels, et dans chaque groupe, les types spécifiques, rangés autant que possible d'après les affinités, sont de trois valeurs relatives différentes. La subordination entre toutes ces espèces de valeurs différentes, qui est très difficile, est aussi précise que les connaissances déjà fort étendues du genre dans son ensemble pouvaient le permettre à Arvet-Touvet. Aux diverses espèces, surtout celles de premier et de deuxième ordres, sont jointes de nombreuses variétés. Certaines des espèces de deuxième et de troisième ordres sont notées comme hybrides, quelques-unes avec doute.
1 E. Burnat et Aug. Gremli, Catalogue raisonné des Hieracium des Alpes maritimes, 18S3.
.9
118 MARCEL MIRANDË.
Ce catalogue comprend 199 espèces : 39 de premier ordre, 109 de second ordre et 51 de troisième ordre, plus un grand nombre de variétés ou formes présumées telles.
Le sous-genre Pilosella contient 7 espèces de premier ordre, 14 du second, 9 du troisième ; le sous-genre Archieracium contient 31 espèces de premier ordre, 95 du second, 42 du troisième.
Sur ces 199 espèces, celles créées par Arvet-Touvet atteignent le chiffre important de 116 : dans les Pilosella, 8 espèces du second ordre et 5 du troisième ; dans les Archieracium, 7 de premier ordre, 68 du second, 41 du troisième.
Il est à remarquer que parmi ces 39 espèces de premier ordre qui croissent dans nos Alpes, 10 appartiennent à Linné, 8 à Villars ; Arvet-Touvet vient à la suite de ces grands botanistes avec 7 espèces nouvelles. Ces 7 espèces de premier ordre ont été déjà citées plus haut. Un nombre assez important des espèces nouvelles de deuxième et de troisième ordres figurent pour la première fois dans ce travail de 1888, les autres ont été déjà décrites dans les publications antérieures.
Le tableau ci-dessous montre comment, à ce stade de sa carrière scientifique, Arvet-Touvet conçoit le système du genre Hieracium pour l'Europe entière ; on voit qu'il crée un bon nombre de sections et de sous-sections nouvelles.
Aperçu systématique du Genre HIERACIUM pour l'Europe entière
Sous-genre i. STENOTHECA, FRIES. Section TOLPIDIFORMIA, DG.
Sous-genre 2. PILOSELLA, FRIES.
Pilosellina Fries. Rosellina (Rosella Fries). Auriculina Fries. Cymcllina (Cymella Fries). Praeallina Arv.-T.
Sous-genre 3. ARCHIERACIUM, FRIES.
Section 1.— AURELLA, KOCH. Glauca Fries. Eriophylla Arv.-T. Villosa Fries p.p. Pilifera Arv.-T.
Section 2. — ALPINA, FRIES, p.p. Eualpina Arv.-T. Hispida Arv.-T.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 119
Section 3. — HETERODONTA, ARV.-T. Section 4. — PSEUDOCERINTHOIDEA,
KOCH, p.p.
Rupigena Arv.-T. Balsaraea Arv.-T. Hispanica Arv.-T.
Section S.— CERINTHOIDEA,KOCH, p.p. Eriocerinlhea Arv.-T. Gerinthea Arv.-T. Vogesiaca Arv.-T. Alala Timb.-Lag. Pyrenaica Scheele, p.p.
Section G. — ANDRYALOIDEA, KOCH. Thapsoidea Arv.-T. Lanata Arv.-T. Lanatella Arv.-T.
Seclion7. — PULMONAROIDEA, KOCH, PPOreadea
PPOreadea Cerinlhellina Arv.-T. Aurellina Arv.-T.
!Scapiger"a - Fries. Cauhgera Fries.
Section 8. — PRENANTHOIDEA, KOCH, p.p.
Alpestria Fries. Prenanlhea Arv.-T. Coloneifolia Arv.-T.
Section 9. — PICROIDEA, ARV.-T.
Lactucaefolia Arv.-T. Viscosa Arv.-T. Ochroleuca Arv.-T. Albida Arv.-T.
Section 10. — AUSTRALIA, ARV.-T.
Olympica Arv.-T. Italica Fries, p.p. Gernua Uechtr. Orienlalia Arv.-T. Bracteolata Arv.-T. Symphylacea Arv.-T. Polyadena Arv.-T.
Section H. — ACCIPITRINA, KOCH.
Corymbosa Arv.-T. Foliosa Fries, p.p. Tridentata Fries. Sabauda Fries. Umbellala Fries. Eriophora Arv.-T.
Ce système, principalement en ce qui concerne les grandes divisions, est le perfectionnement du système de Fries et surtout de celui de Koch.
Le sous-genre Pilosella est divisé en cinq groupes ; mais ces groupes sont assez mal définis et mal limités. On peut dire cependant que les groupes Rosellina et Auriculina sont intermédiaires entre les Pilosellina et les Cymellina, moins rapprochés chacun entre eux que les Rosellina ne le sont avec les Pilosellina, et les Auriculina avec les Cymellina. Les Prsealtina semblent un groupe très rationnel ayant surtout des rapports avec les Auriculina et faisant le passage naturel avec le sous-genre Archieracium à travers le groupe Glauca. ■ Dans ce système nouveau, le groupe Prsealtina remplace les
120 MARCEL MÎRANÛË.
Florenlina de 1880. Ce groupe Florenlina comprenait le Pilosella proealta Vill. et le P. florenlina Ail. En 1880, cédant aux conseils de Burnat et Gremli, Arvet-Touvet trouve qu'il n'y a pas lieu de séparer de ce groupe les Hieracium Bauhini Sch. et H. cymigerum Auct. considérés par beaucoup d'auteurs comme de simples variétés de H. prsealtum Vill. (P. preealtina Vill.) et qu'il plaçait dans les Auriculina (dans la sous-division Cymigera). La section Florenlina devient alors Preealtina avec quelques modifications dans l'exposé des caractères.
Le sous-genre Archieracium est partagé en 11 sections, comprenant chacune plusieurs groupes.
Dans le système de Koch, 8 sections correspondent aux 11 sections du système Arvet-Touvet. Les 11 sections d'Arvet-Touvet contiennent, avec plus ou moins de modifications, 7 des sections de Koch sous les mêmes noms ; l'autre section de Koch, Ylnlybacea, rentre dans la section Picroidea d'Arvet-Touvet, ainsi qu'un fragment des Prenanlhoidea de Koch. La section Iniybacea devient le groupe Albida ayant pour type le H. albidum Vill. (//. inlybaceum Wulf. in Jacq.). Grisebach et Fries faisaient du H. inlybaceum un sous-genre et même un genre. Pour ArvetTouvet, cette plante a des rapports très intimes avec le H. picroides Vill. et même avec toutes les autres espèces des Picroidea.
Le système Arvet-Touvet, comparé à celui de Koch, comprend donc 3 sections de plus que ce dernier : les Alpina Fr. détachés en partie des Pseudocerinthoidea de Koch ; les Helerodonla d'Arvet-Touvet qui ont pour type le H. helerodon Arv.-T., qui se rattachent au groupe Oreadea Fr. et qui sont intermédiaires entre les Alpina et les Pulmonaroidea ; cette section des Helerodonla se rattache ainsi à celle des Pseudocerinthoidea ; enfin la section Auslralia Arv.-T., détachée en partie des Accipitrina Koch, intermédiaire entre cette dernière section et les Cerinthoidea et Pulmonaroidea.
La section Aurella du système Arvet-Touvet correspond à la même section de Koch, après avoir enlevé à cette dernière le
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 121
H. stalicifolium Vill. qui a été placé, ainsi que nous^ le savons, dans le sous-genre Stenotheca Fr.
Les Pseudocerinthoidea se rattachent aussi aux Prenanthoidea à travers le groupe Coloneifolia. Les Cerinthoidea et les Andryaloidea ont de la parenté avec les Pulmonaroidea. Les Accipitrina se relient aux Prenanthoidea par le groupe Corymbosa et par les groupes Sabauda et Tridenlata se rapprochent des Pulmonaroidea.
En un mot, toutes ces sections des Archieracium se relient entre elles par de nombreux anneaux et se rattachent les unes aux autres par des transitions insensibles ; leur classement méthodique est très difficile.
Voici un passage d'une lettre à Belli qui nous éclaire sur l'esprit de la méthode d'Arvet-Touvet et nous montre, tracé par le maître lui-même, combien sont complexes les enchaînements et les affinités entre les divisions diverses du genre Hieracium. II s'agit de cette section des Australia créée par Arvet-Touvet et dont nous avons ci-dessus indiqué la genèse :
Il ne faut pas oublier qu'une section, généralement, doit pouvoir, au besoin, constituer un sous-genre et en avoir, par conséquent, à peu près l'importance.
Cette section Australia ne peut être comparée, par son importance et ses multiples affinités, qu'au sous-genre Stenotheca. Elle renferme des groupes qui, comme pour les Stenotheca, touchent pour ainsi dire et confinent à tous les autres groupes principaux ou sections du genre. Ainsi, par les Symphytacea et les Polyadena, elle touche à la fois aux Gerinthoidca-, aux Pulmonaroidea et aux Saoau-da' ; par le groupe Bracteolata (qui comprend les H. oracteolatum Sm., leioccphahim Bartl., Australe Fr., OEtolicum Arv.-T., etc.), elle touche aux Tridentata ; par le groupe Stupposa 1 (ou Pseudogluuca), aux Glauca ; par le groupe Olympica (ou Pseudovillosa) qui comprend, entre autres, le H. JanJcoe Huecbtr., elle touche aux Villosa; par le groupe Cemua, elle touche intimement aux Stenotheca.
Dans le sous-genre Pilosella, tous les groupes sont bien représentés dans nos Alpes. Parmi les sections des Archieracium les mieux représentées
1 On remarquera que le groupe Stupposa, ne figure pas sur l'Aperçu systématique qui précède. La lettre que nous citons est, en effet, postérieure g 1888.
122 MARCEL MIRANDE.
dans nos Alpes, citons : les Aurella dont le groupe Pilifera Arv.-T. est le plus répandu ; les Andryaloidea dont le groupe Lanala Arv.-T. est le plus vaste des trois groupes qui les composent; la section des Prenanthoidea; la section des Picroidea Arv.-T. dont le groupe Lactucoefolia contient des espèces remarquables qui ont été confondues par la plupart des botanistes avant Arvet-Touvet (H. laciucoefolium Arv.-T., coringioefolium Arv.-T., amplifolium Arv.-T., viscosum Arv.-T., etc.) ; la section des Accipitrina dont tous les groupes, à l'exception des Eriophora Arv.-T., ont de nombreux représentants.
La section Alpina Fr. n'est représentée dans nos Alpes que par deux espèces : le H. alpinum L. dont l'aire de dispersion est très étendue puisqu'on le retrouve dans l'Amérique du Nord (c'est le H. Halleri Vill. représenté par la planche de Villars reproduite dans ce Mémoire), et 177. Bocconei Griseb. que l'on trouve en Savoie.
La section Heterodonla Arv.-T. contient quelques très remarquables espèces : H. squalidum Arv.-T., H. heterodon Arv. T., //. humile Jacq., etc.
Un seul groupe de la section Australia est représenté dans nos Alpes, c'est le Symphylacea Arv.-T. qui contient le H. symphylaceum Arv.-T. et le //. helerospermum Arv.-T., l'une des espèces les plus polymorphes du genre.
CHAPITRE IV
Deuxième période. — Etude des HIERACIUM
des Pyrénées et de l'Espagne.
Le HIERACIOTHECA GALLICA ET HISPANICA.
Les vingt années qui s'écoulent de 1888 à 1908 constituent, avons-nous dit, la seconde période de la vie scientifique d'ArvetTouvet, Cette période est caractérisée par l'active collaboration que l'émment botaniste Gaston Gautier, de Narbonne, apporte
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 123
à son ami de Gières, dans la recherche de ses matériaux d'étude ; par l'élaboration, sous les efforts combinés de ces deux savants pendant une douzaine d'années, des célèbres exsiccala connus sous le nom de Hieraciolheca Gallica et Hispanica-; par leurs explorations dans les Pyrénées et en Espagne . et leurs publications sur la flore hiéraciologique de ces deux contrées.
Le champ des études d'Arvet-Touvet s'est simplement élargi : pendant cette longue période, en effet, il continue avec une grande activité l'étude de sa belle région dauphinoise et, d'une manière générale, celle de la région des Alpes françaises. Ses correspondants scientifiques deviennent de plus en plus nombreux ; de tous côtés les botanistes herborisants lui envoient des matériaux pour son propre herbier, lui communiquent, en vue de la détermination et de la révision, leurs collections entières, parfois considérables. C'est ainsi qu'une certaine année, il reçoit de Toulouse les collections de Timbal-Lagrave qui pèsent 193 kilos. Arvet-Touvet peut ainsi étudier les Hieracium des diverses régions de la France et de nombreux pays d'Europe. Parmi les plus actifs de ces correspondants, citons : le Fr. Sennen, l'abbé Soulié, Cadewal, intrépides collecteurs qui fouillent pour lui l'Espagne et les Pyrénées ; Reverchon, Chenavard, le Dr Tremols, Bicknell (de Bordighera), Bordère, Neyra, Delpont... ; les savants botanistes italiens Ferrari, Arcangeli, Gartani, Vaccari, Grande Loretto.
Des botanistes de grand renom s'attachent sa collaboration, dans leurs écrits, en sollicitant ses avis et ses conseils en matière (YHieracium et en soumettant leurs matériaux à son sagace examen ; beaucoup d'entre eux sont déjà des correspondants de la première heure. Citons parmi ces botanistes : le savant suisse E. Burnat, auteur de la Flore des Alpes maritimes, et d'autres travaux de premier ordre parmi lesquels les Hieracium occupent une place importante ; Gremli, collaborateur de Burnat, auteur d'une flore très appréciée de la Suisse et qui a apporté aussi à la hiéraciologie une contribution de premier
124 MARCEL MIRANDE.
ordre ; le professeur J. Briquet, de l'Université de Genève, directeur du Jardin botanique de cette ville et conservateur de l'herbier Delessert, qui a étudié les Hieracium des Alpes Lémanniennes ; le professeur Wilczeck, de l'Université de Lausanne, qui, de son côté aussi, a fait progresser l'étude des Eperyières ; H. Sudre, de Toulouse, que ses importants travaux placent aujourd'hui à la tête des hiéraciologues français, quoique d'une école scientifique différente de celle d'Arvet-Touvet ; l'abbé H. Goste, le savant auteur de la Flore descriptive et illustrée de la France ; Ant. Legrand, le collaborateur de Coste, dans le difficile chapitre des Hieracium de cette Flore ; Hippolyte Marcailhou d'Ayméric, qui a écrit sur les Epervières du bassin de la Haute-Ariège des notes importantes. Enfin est-il utile d'ajouter qu'en tête de tous se trouve le savant botaniste et éminent hiéraciologue, le professeur Saverio Belli, le confident et l'ami de toujours ?
Arvet-Touvet se charge aussi de la révision, du classement et de la détermination d'un certain nombre de grandes collections publiques contenant des Hieracium des diverses régions du globe et que leurs directeurs lui expédient à Gières en colis parfois très lourds et très volumineux. Il révise notamment l'herbier de Rome, celui de Pise, celui du Musée botanique de Gênes dans lequel la flore pyrénéenne d'Epervières est assez bien représentée. Il révise l'herbier Willkomm conservé au Musée de Coïmbre, en Portugal, riche collection qui contient les types de Scheele le premier monographe des Hieracium d'Espagne et des Pyrénées Cet herbier était plein de confusions quoiqu'il ait été revu et annoté par Fries. A plusieurs reprises, le conservateur de l'herbier Bossier lui expédie les Epervières de cette riche collection de Genève. Le professeur Wilczeck lui envoie les vastes collections d'Hieracium de l'herbier de l'Université de Lausanne, contenant les originaux précieux de botanistes tels que Reuter, Muret, Favrat, Schleicher, Godet, Christener et les abondantes récoltes de Wilczeck lui-même. Le professeur Cavara, directeur du Muséum de Naples, lui envoie
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 125
les Hieracium des herbiers Gussone et Tenore à déterminer et à réviser.
Deux importantes collections lui fournissent matière à des publications intéressantes.
En 1897, il est chargé de la révision des Epervières de l'herbier de Haller fils, conservées dans les collections d'Europe de l'herbier Delessert. La plupart des échantillons de cette collection provenant de Suisse, la révision des Hieracium de ce savant offre un grand intérêt pour les botanistes de ce pays et fournit des documents sur les idées du commencement du siècle dernier en matière d'Epervières. Cette révision lui fournit, ,en outre, l'occasion de décrire deux espèces nouvelles, le Hieracium oreiles Arv.-T. (Dauphiné, Savoie, Italie) et le H. Schleicheri Arv.-T. (qui devient, un peu plus tard, le H. sixtinum Arv.-T. et Briq.).
Il étudie aussi les Hieracium de l'herbier Delessert qui sont l'objet, en 1897 et en 1902, de deux publications ; nous avons vu plus haut qu'il avait commencé, à Genève même, en 1880, l'étude de cet herbier, étude fructueuse surtout pour la connaissance du sous-genre Stenotheca. Il étend à nouveau les données déjà acquises sur ce groupe dont le H. staticoef olium de Villars est à peu près le seul représentant en Europe. Il examine des formes de Stenotheca nouvelles ou encore peu connues provenant du Venezuela, du Pérou, du Chili, du Mexique, de la Bolivie, de l'Arizona, de l'Orégon, etc., et il est amené à créer dans ce sous-genre et dans la section Pulmonarioeformia les deux groupes Crepidisperma et Genuina, et à établir la section nouvelle des Cynoglossoidea sur son Hieracium cynoglossoides de 1881, qu'il retrouve de nouveau dans des échantillons provenant de l'Orégon. Dans sa première révision, il avait été amené, nous l'avons dit, à introduire sous le nom de Mandonia un genre nouveau ; l'étude actuelle qu'il en fait sur le primitif H. stachoideum Arv.-T. et sur le nouveau H. bolivense Arv.-T. l'engage à ne considérer les Mandonia que comme une section des Stenotheca. Dans le sous-genre Archieracium, il crée le groupe Scapigera dans sa section des Heterodonta, et parmi les espèces nouvelles qu'il est amené à décrire,
126 MARCEL MIRANDE.
citons paziiculièrement le Hieracium sublanalum Arv.-T. (qui devient plus tard le //. Perrierii Arv.-T., belle espèce du Jura, de la Savoie, du Piémont), le H. Chamsepicris, espèce de premier ordre, endémique, des Pyrénées et de l'Espagne ; le H. pilisetum Arv.-T., recueilli par Balansa (plantes d'Orient, 1886) et le H. Chondrillseflorum Arv.-T., plante remarquable de Thessalie, dont le port, les feuilles, les fleurs, l'aspect général rappellent beaucoup le Chondrilla juncea.
Dans cette longue période de vingt années, où il étudie les Hieracium de nombreuses régions du monde, les espèces des Pyrénées et d'Espagne font l'objet de la prédilection d'ArvetTouvet. L'examen des nombreux exsiccala qu'on lui envoie, des échantillons que lui communiquent ses correspondants lui sont, dans cette étude, d'un précieux secours, mais insuffisant cependant pour l'étude sérieuse qu'il veut faire de ces contrées où il soupçonne des richesses inouïes en fait d'Epervières. Il prévoit que l'investigation méthodique de ces régions privilégiées lui fera faire un grand pas vers le but final où tendent les efforts de sa vie scientifique qui est la compréhension de ce genre Hieracium si épineux. Le premier botaniste qui ait fait avant lui une étude d'ensemble sérieuse de ces régions est Adolphe Scheele. Cet auteur, invité par son ami Maurice Willkomm à traiter le genre Hieracium dans son Prodromus Florse hispaniese en collaboration avec Jean Lange, publia, en 1862 et 1863, un Revisio Hieraciorum hispanicorum et pyrenaicorum 1. Arvet-Touvet juge que, malgré cette importante contribution, cette étude des Pyrénées est à reprendre par la base ; que ni Scheele, ni Willkomm, ni Freyn qui s'est occupé aussi de cette question, n'étaient
1 Adolf Scheele, In Linnoea-, t. XXXI, 1862, et t. XXXII, 18G3. Cet important travail a été traduit du texte latin et allemand par l'abbé Ed. Marçais (Revue de Botanique, t. II, 18S3-18S4).
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 127
assez compétents en cette matière spéciale ; que tous ces auteurs n'ont pas donné- la vingtième partie des Hieracium espagnols. Fries, avant eux, n'avait pu se procurer de ces régions que quelques très rares espèces et formes qu'il n'a jamais pu étudier que superficiellement sur des échantillons trop rares et trop incomplets. On trouve toutes ces appréciations dans la correspondance d'Arvet-Touvet.
Arvet-Touvet et Gaston Gautier vont donc reprendre, d'une manière active et méthodique, l'étude des Epervières d'Espagne et des Pyrénées. Dans cette collaboration des deux botanistes, Gaston Gautier, qui habite dans le voisinage de ce champ d'exploration, prend surtout pour sa part les explorations botaniques pour la recherche des matériaux ; il entreprend de très fréquents voyages, parfois seul, mais très souvent accompagné d'autres botanistes comme l'abbé Coste et Marcailhou d'Ayméric. A de nombreuses reprises, le botaniste de Gièrcs se joint à lui, et nous pouvons citer, parmi ces voyages en commun et les plus fructueux, ceux de 1896, 1898, 1899, 1902, 1903. En même temps, ils excitent tous les botanophiles de leur connaissance à les aider dans la récolte des Hieracium de ces régions ; parmi eux, le Fr. Sennen et l'abbé Soulié se font remarquer par leur empressement dévoué et sagace. Poussant plus loin son zèle, Gaston Gautier envoyait à ses frais, dans les montagnes, des explorateurs qui récoltaient des Hieracium pendant des mois entiers. De cet,amoncellement énorme de matériaux pendant presque vingt ans sont sortis la matière principale des deux mémoires d'Arvet-Touvet et Gaston Gautier de 1894 et de 1905 et des échantillons en quantité considérable pour la constitution du Hieraciolheca. Le savant botaniste qu'était Gaston Gautier n'avait pas la prétention d'être suffisamment compétent en matière ù'Hieracium ; aussi toute la partie scientifique de la collaboration appartient-elle à Arvet-Touvet. Mais il est incontestable que c'est Gaston Gautier qui a assuré le succès de l'oeuvre commune, par son activité et par les ressources de sa fortune.
La lecture de la correspondance d'Arvet-Touvet, particulière-
128 MARCEL MIRANDE.
ment celle des lettres adressées à Gaston Gautier et à Belli, montre combien cette étude des Hieracium pyrénéens l'intéressait, quel enthousiasme elle soulevait en lui. Cet enthousiasme s'accroissait à mesure que, par suite de la richesse même et de la profusion des formes qu'il trouvait et aussi de l'uniformité des caractères spécifiques, grandissait la difficulté de saisir l'enchaînement, l'harmonieuse structure du genre.
Détachons cette phrase d'une lettre adressée à Belli le 21 septembre 1903, au retour d'un de ses voyages aux Pyrénées :
Nous avons fait, comme toujours, dans cette région privilégiée, de très belles récoltes ! Quel superbe et incomparable genre ! Mais combien peu connu et combien difficile â débrouiller ! ! Je crains qu'il ne reste toujours, ou du moins fort longtemps encore, comme le Sphinx, une énigme indéchiffrable pour tous les botanistes, ou du moins pour la très grande majorité.
Dès les premiers temps de leurs investigations dans le domaine pyrénéen et espagnol, Arvet-Touvet et Gaston Gautier étaient frappés de son extrême richesse, à peine entrevue avant eux, en espèces, formes et variétés. Les Pyrénées leur semblent plus riches que les Alpes, et les autres régions de l'Europe ne peuvent pas se comparer avec ces deux principaux centres de dispersion du genre. Les sections plus particulièrement représentées dans les Pyrénées sont les Pseudocerinthoidea et surtout les Cerinthoidea qui constituent un des plus vastes groupes du genre et très peu représenté dans les Alpes. Beaucoup d'espèces sont spéciales à ces montagnes. La partie orientale de la chaîne ' est infiniment plus riche que la partie occidentale. Les parties les plus riches de ce territoire si riche en Epervières semblent être les deux Cerdagne et toute la chaîne, tant française qu'espagnole, qui, partant des Pyrénées-Orientales et de l'Ariège, sétend jusqu'aux Hautes-Pyrénées. Au bout de dix-sept ans de recherches dans ces régions, Arvet-Touvet est convaincu qu'elles recèlent encore une quantité d'espèces remarquables inconnues ; au bout de vingt années, il pense que les Basses-Pyrénées et particulièrement la Sierra de Guadarrama où se trouvent de si grandes raretés en fait d'Epervières, et aussi toute la chaîne des Asturies qui s'étend jusqu'au nord du Portugal ont encore
ARVET-TOUVET ET SON ÔËUYRE. 129
bien-des secrets à livrer aux hiéraciologues. Il en est de même de bien d'autres parties de ces régions pyrénéennes et- espagnoles. L'oeuvre d'Arvet-Touvet concernant les Hieracium d'Espagne et des Pyrénées, ainsi que le démontrent les publications de cette seconde période, et surtout le Catalogus de la dernière période, est très considérable, et il disait cependant, vers la fin de sa vie, qu'elle était encore loin d'être achevée. Effectivement, depuis la mort d'Arvet-Touvet, d'actifs hiéraciologues continuent à fouiller ces régions avec succès, comme Hippolyte Marcailhou d'Ayméric, comme H. Sudre qui apportent fréquemment des contributions nouvelles à leur hieraciologie.
Il serait bien long d'énumérer les espèces de ces régions auxquelles Arvet-Touvet a attaché son nom, seul ou en collaboration avec Gaston Gautier, durant cette seconde période de son oeuvre. Citons cependant, parmi les. principales, les espèces suivantes :
Lé Hieracium conizoides Arv.-T., espèce très remarquable que l'auteur qualifie de speciosa planta ftorse pyrenaicoe decus, qui croît en certaines stations particulières du Laurenti et dont Arvet-Touvet parle avec enthousiasme dans ses lettres à Gaston Gautier. >
Le H. gymnocerinthe Arv.-T. et G! Gaut., la plante pyrénéenne par excellence, répandue à profusion dans toute la chaîne, à presque toutes les altitudes ; possède de nombreuses variétés et a donné lieu à des confusions innombrables.
Le H. Chamsepicris Arv.-T., qui croît dans toutes les Pyrénées granitiques.
Le H. eriopogon Arv.-T., l'espèce la plus distincte de tout le groupe des Eriocerinthea ; le H. Neopicris Arv.-T., endémique dans les Pyrénées orientales françaises et espagnoles.
Citons encore les espèces suivantes :
Les H. Burserianum Arv.-T., Tremolsianum Arv.-T. et G. Gaut., viduatum Arv.-T., coderianum Arv.-T. et G. Gaut., malacotrichum Arv.-T. et G. Gaut., xatardianum Arv.-T., glaucocerinthe Arv.-T.
13Ô ' MARCEL MIRANDÊ.
et G. Gaut., pardoanum Arv.-T. et G. Gaut., inuliflorum Arv.-T. et G. Gaut., mixiiflorum Arv.-T., rupricaprinum Arv.-T. et G. Gaut., pittonianum, Arv.-T. et G. Gaut., Benlhamianum Arv.-T. et G. Gaut, macrorhizum Arv.-T., Doronicoid.es Arv.-T., castellanum Arv.-T., Chrysanlhemoides Arv.-T. et G. Gaut., Gavamense Arv.-T. et G. Gaut., perplexum Arv.-T., lanifolium Arv.-T. et G. Gaut., chrysoglossum Arv.-T. et G. Gaut., moestum Arv.-T. et G. Gaut., thlaspidifolium Arv.-T. et G. Gaut., etc.
Les espèces les plus nombreuses sont répandues dans les Cerinthoidea et présentent une extrême difficulté d'étude. Qu'on en juge par le passage suivant extrait d'une lettre adressée par Arvet-Touvet à son ami Belli, le 1" février 1899 :
Voici bien des jours que je suis attelé au travail de détermination
de nos récoltes du mois de juillet dernier, et si vous étiez auprès de moi, pour constater ma peine, mon embarras, ma complète désorientation au milieu de toutes ces formes, de tous ces échantillons que j'examine et étudie pourtant minutieusement des pieds à la tête, vous ne diriez pas que je connais bien la section Ccrinthoidea ! La vérité est que, à chaque instant, à chaque pas, pour ainsi dire, que je fais dans cette étude, je trouve de nouvelles difficultés il surmonter qui m'absorbent pendant longtemps et mettent à une rude épreuve ma ténacité que je crois pourtant assez grande et surtout une vertu qui n'est pas la mienne — vous devez vous en apercevoir souvent — la patience, dont j'aurais tant besoin et que vous avez mille fois raison de me recommander.
Les matériaux accumulés par Arvet-Touvet et Gaston Gautier, soit par leurs propres récoltes, personnelles ou en commun, soit par l'aide de leurs nombreux correspondants, leur servent à édifier et à publier les importants exsiccala connus sous le nom de Hieraciothcca Gallica et Hispanica. Il est intéressant de suivre la genèse de cette oeuvre.
Cette oeuvre fut la transformation d'un projet conçu depuis de longues années. Avant de s'arrêter à la constitution* d'un exsiccala des Hieracium d'Espagne et des Pyrénées, Arvet-Touvet avait eu la pensée d'un travail de plus grande envergure, et même, dès que sa réputation de hiéraciologue fut bien établie,
ARVET-TOUVET ET gON OEUVRÉ. 131
il fut encouragé et sollicité de divers côtés pour l'élaboration d'un tel travail. On trouve maintes traces de ces faits dans sa correspondance.
En janvier 1884, par exemple, l'éminent botaniste Saint-Lager l'engage très vivement à publier un Herbarium normale des espèces du genre Hieracium. La même année, Freyn, le savant hiéraciologue de Prague, le presse instamment de réaliser son projet d'exsiccata aussi complet que possible de toutes les principales espèces et formes de l'Europe. C'est évidemment là une oeuvre très vaste, Freyn en mesure toutes les difficultés d'exécution et il se met entièrement à la disposition d'ArvetTouvet pour l'aider à les aplanir. Il lui promet la collaboration d'un grand nombre d'hiéraciologues qui lui procureront les formes de l'Europe centrale : Diehtl pour la Basse-Autriche, Huter pour le Tyrol,"Vukosinoyic pour la Croatie, Blocki pour la Galicie, Barbass, Sinkoviss, Pantocsek pour la Hongrie, d'autres enfin qu'il serait trop long de nommer pour la Transylvanie, l'Illyrie, la Carinthie, les Sudètes, la Pologne, la Serbie... Freyn ne voit de difficultés qu'en ce qui concerne les Epervières de -Russie et de Turquie qui ont été peu étudiées encore. Il pense, d'autre part, que les hiéraciologues français ne lui marchanderont pas leur collaboration. Freyn trace déjà, au point de vue matériel, les grandes lignes de ce travail : il fixe le nombre des exemplaires, leur format, le mode d'étiquettage et d'impression, etc. Arvet-Touvet hésite cependant devant le labeur immense qu'une telle entreprise va nécessiter et qui lui paraît au-dessus de ses forces ; d'autre part, dans sa modestie, il ne se croit pas assez qualifié pour prendre la direction scientifique d'un Hieracioiheca europsea et il engage son ami Freyn à la prendre lui-même. Ce dernier se récuse, assurant Arvet-Touvet qu'il est en ce moment, d'une manière incontestée, le premier hiéraciologue du monde et que l'initiative de cette oeuvre n'appartient qu'à' lui. Certes elle tente grandement Arvet-Touvet ! Pendant une huitaine d'années il caresse ce projet, il réfléchit, il hésité et enfin il recule, envisageant les difficultés matérielles
132 MARCEL MIRANDË.
de temps et d'argent qui se dressent devant lui et qui lui paraissent insurmontables avec les moyens dont il dispose.
Ce projet alla cependant assez loin dans sa préparation, car il fut annoncé dans le Bulletin de la Société botanique de France, sous la forme d'un Hieracia europsea exsiccala, et aussitôt connu, un certain nombre de souscripteurs, notamment le Muséum de Paris, lui donnèrent leur adhésion x.
Obligé de renoncer à l'exécution d'un projet aussi vaste, ne pourrait-il pas cependant le réaliser sous une forme plus restreinte ? En 1894, il s'en ouvre à son ami Belli en lui demandant son concours, qu'il sait d'avance tout acquis. Ne pourrait-on pas, dans des limites plus resserrées, publier un exsiccala des espèces de la France, de la Suisse et de l'Italie et peut-être aussi de l'Espagne ? Mais qui voudra bien se dévouer pour la partie matérielle et les détails de cette publication ? Arvet-Touvet prendra pour sa part le gros travail de la détermination et du classement des échantillons ; Aulran, conservateur de l'herbier Boissier, qu'il a pressenti, se chargerait volontiers de la publication des étiquettes et du bulletin... Mais, de nouveau, il se décourage devant les difficultés qu'il prévoit encore ; il tâtonne, il hésite, n'osant pas se déterminer à abandonner tout projet, lorsque enfin, vers 1897, sur l'insistance de Gaston Gautier, assuré par lui du secours financier nécessaire et du concours de sa collaboration, il se décide à entreprendre le travail en le limitant principalement à la France et à l'Espagne.
L'idée d'un exsiccala d'Hieracium n'était pas nouvelle. Déjà existaient quelques collections renommées ; mais le monument d'Arvet-Touvet et Gaston Gautier allait laisser bien loin en arrière, par les proportions considérables de ses matériaux et par le perfectionnement de la méthode, le volumineux Herbarium Hieraciorum Scandinavie de Dahlstedt, les Hieracia Scandinavie exsiccala de C.-J. Lindeberg et les Hieracia Noegeliana de Noe'geli et Peter 2.
1 Bull. Soc. Ut. de Fr., t. XXXIX, p. [47], 1892.
8 Kemer avait eu le projet de publier, en cinq ans, un Hieraciotheca
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 133
Disons, eh passant, que Vexsiccala de Lindeberg avait fourni à Arvet-Touvet l'occasion d'un travail de révision publié en 1883. L'oeuvre de Lindeberg est une simple collection de 150 numéros publiés par fascicules de 50 en 1868, 1872 et 1878 ; c'est la réunion de formes Scandinaves que maintes années d'observations lui avaient permis de considérer comme définies et constantes. Arvet-Touvet avait acquis un exemplaire de cette collection aujourd'hui déposé dans les galeries d'herbiers de l'Université de Grenoble. Il révise cette collection et publie des notes rectificatives sur environ 70 des numéros qu'elle contient : des variétés deviennent des espèces et réciproquement ; des espèces mal dénommées sont corrigées ; quelques espèces qui ne sont que des formes d'une espèce donnée sont réunies en une seule. On peut dire cependant qu'entre ces deux hiéraciologues, qui appartiennent l'un et l'autre à l'école de Fries et qui ont profité des conseils de ce maître célèbre, il n'existe que quelques divergences de détail qui témoignent seulement des difficultés présentées par l'étude de ce vaste genre Hieracium.
Arvet-Touvet fit aussi l'acquisition d'un exemplaire de l'oeuvre de Noegeli et Peter qui comporte 4 centuries de plantes, espèces et variétés. La méthode qui a présidé à l'arrangement et à la nomenclature de cet exsiccala formé par des botanistes évolutionnistes, c'est-à-dire de l'école antagoniste de celle à laquelle appartient Arvet-Touvet, n'est évidemment pas goûtée par notre botaniste de Gières ; mais, de plus, les espèces en elles-mêmes sont, de sa part, l'objet d'une révision très serrée aboutissant à de nombreuses rectifications. Cette révision, tout entière contenue dans la collection elle-même conservée elle aussi dans la galerie botanique de notre Université,.est restée inédite.
Précisément, le but principal que poursuit Arvet-Touvet, en publiant à son tour un exsiccala, est, ainsi que cela ressort de la lecture de sa correspondance, de mettre un peu d'unité et de
austriaca en dix exemplaires. L'entreprise a été fondue plus tard dans sa publication en cent exemplaires du Flora exsiccata Austro-hungarica.
10
134 MARCEL MIRANDE.
subordination dans les espèces et formes créées et publiées principalement par les botanistes du centre et du nord de l'Europe qui, ayant adopté et, s'il est possible encore, exagéré les idées et les principes émis par Noegeli et Peler « sont en train d'e nous faire une véritable Babylone de ce beau mais très difficile genre que l'on ne peut arriver à comprendre qu'après une très longue étude préalable ». Arvet-Touvet était convaincu que pour l'étude de ce « terrible genre » la confection d'un exsiccala est indispensable, les descriptions les mieux faites ne pouvant pas sup2">léer à la vue des objets eux-mêmes. Il voulait aussi fournir aux botanistes, au moyen de VHieraciotheca, des étalons durables pour l'étude du genre lui-même, et une base matérielle pour l'analyse critique de ses travaux personnels. En outre, par le tableau des faits présentés par la Nature elle-même, il veut démontrer que dans ce genre, comme dans tous les autres, existent un harmonieux enchaînement et une adaptation rigoureuse des espèces, formes et variétés.
Il pensait aussi, par la réunion d'une telle collection, donner aux botanistes le goût et la connaissance de la hiéraciologie. Enfin, il trouvait dans ce travail coordonné le moyen le plus efficace pour se fortifier lui-même dans la connaissance de ce genre difficile. Et, malgré tout cela, il était convaincu aussi que, même avec un tel Hieracioiheca, bien des points douteux sur ce que l'on doit appeler espèce ou variété ne peuvent être tranchés encore ; quelques exemples, bien connus de lui, dans son oeuvre le prouvent avec évidence.
Rappelons, en passant, que d'autres botanistes, pour des genres très polymorphes aussi, ont été amenés à l'élaboration d'exsiccala ; citons : Wimmer et A. Kerner pour les Salix ; Crépin, Coste, Pons pour les Rosa ; G. Braun, l'abbé Boulay pour les Rubus, etc.
L'énorme publication de VHieraciotheca d'Arvet-Touvet et Gaston Gautier a été faite en dix exemplaires : deux exemplaires étaient réservés, naturellement, aux auteurs, les autres ont été distribués dans huit grands herbiers européens pour être mis à la disposition du public scientifique.
ARVET-TÔUVET ET SON OEUVRE. 133
Herbier du Muséum de Paris. ;
Herbier de Kew, en Angleterre.
Herbier du Muséum de Berlin.
Herbier du Muséum de Vienne 1.
Herbier du Jardin botanique de Turin.
Herbier de l'Université de Barcelone.
Herbier Boissier de Genève.
Herbier Rouy, à Asnières près Paris.
Avant la fin de la publication, après le XIIe fascicule, l'exemplaire de Rouy fut acquis, en même temps que les autres collections botaniques de ce savant, par le prince Roland Bonaparte. Cet exemplaire'de VHieraciotheca se trouve donc maintenant dans les collections de ce Mécène de la Science, homme de science lui-même, en son hôtel de l'avenue d'Iéna, à Paris.
Le prince Roland Bonaparte, intéressé par celte contribution déjà très considérable à l'histoire du genre Hieracium, en 1906, alors que la publication de VHieraciotheca n'était pas encore terminée, écrivait à Arvet-Touvet pour l'engager vivement à faire encore un grand effort pour parfaire son oeuvre par la publication d'un Hieraciolheca Europsea selecta, et même, si possible, d'un exsiccala renfermant les espèces principales du monde entier. Il offrait à Arvet-Touvet tout son concours pour cette oeuvre nouvelle.
A la mort de Gaston Gautier, l'exemplaire de ce botaniste, en vertu de ses dernières volontés, est devenu la propriété de l'Institut botanique de Montpellier. Enfin, à la mort d'Arvet-Touvet, son exemplaire est devenu la propriété de la Faculté des Sciences de l'Université de Grenoble.
L'apparition des premiers fascicules de VHieraciotheca fut
1 Dans les articles rappelés ci-après de G. Rouy et J. Briquet, c'est le Musée de Saint-Pétersbourg qui figure, â cette place, dans l'énumération des établissements dépositaires des exemplaires du Hieraciotheca. C'était bien la le projet primitif des auteurs ; mais, pour certaines raisons, ils furent amenés à attribuer au Muséum de Vienne l'exemplaire tout d'abord destiné à Saint-Pétersbourg.
136 MARCEL MIRANBE.
accueillie avec faveur, saluée avec reconnaissance par les botanistes en général et les spécialistes en particulier, qui firent des voeux pour le succès final de la laborieuse entreprise 1.
Il n'est pas utile d'être hiéraciologue pour comprendre la somme énorme de travail que dépensèrent Arvet-Touvet et Gaston Gautier pour la constitution de cette collection vraiment unique.
La correspondance entre le botaniste de Gières et celui de Narbonne rendue, par cette collaboration, d'une activité extrême, nous éclaire sur les difficultés de toutes sortes dont ce travail a été hérissé, des découragements qui venaient parfois assaillir Arvet-Touvet, surtout dans certains graves moments de maladie ou de soucis domestiques.
Arvet-Touvet s'occupait de la détermination des échantillons, de leur classement, du texte des étiquettes. Il apportait le plus grand soin à ce que tout fût conforme comme échantillons et comme parts. Chaque fascicule est la représentation exacte et aussi complète que possible et qu'on peut le souhaiter de chacun des neuf autres fascicules. En voyant l'un, disait Arvet-Touvet, on voit tous les autres. On comprend que ce résultat n'a pas toujours été facile à obtenir. Que de mélanges, que de confusions, impossibles à éviter et qu'il fallait rectifier au prix d'un travail extrêmement délicat et minutieux ! Gaston Gautier s'occupait de la vérification des étiquettes, du soin de leur impression
1 On peut lire à ce sujet les articles suivants :
S. Belli, Un cospieuo dono scientifico Al R. Istituto Botanico dell' Universita di Torino. Bull, delta, Soc. bot. Haliana, décembre 1898.
G. Rouy, H ieraciotheca Gallica et Hispanica (Auctoribus C. ArvetTouvet et G. Gautier). Bull. Soc. Bot. de Fr., t. XLVI, 28 avril 1899.
J. Briquet, Notice sur le Ifieraeiotlwca Gallica et Hispanica, de MM. C. Arvel-Touvet et G. Gautier. Bull, de l'Herbier Boissier, t. VII, n° 12, décembre 1899.
La réception des derniers fascicules par l'Institut botanique de Turin fut enregistrée avec éloges et remerciements ainsi qu'en fait foi l'article suivant du professeur O. Mattirolo : Nuovi materiali scientifici pervenuti al. R. Istituto botanico di Torino, 1903-1910. JBU77. délia Soc. bot. ital, mars 1911.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 137
et de celle des tables des matières de chaque fascicule ; il parcourait avec une activité extraordinaire et vraiment surprenante les Pyrénées, tant françaises qu'espagnoles, et une partie de l'Espagne, à la recherche des matériaux et surtout faisait les frais pécuniaires de cette oeuvre très onéreuse, et il savait, quand il le fallait, relever le courage chancelant de son ami. On peut dire — et d'ailleurs Arvet-Touvet le disait lui-même — que sans Gaston Gautier la publication de VHieraciotheca n'aurait jamais pu être mise à exécution. Arvet-Touvet ne négligeait d'ailleurs aucune occasion de lui en témoigner sa reconnaissance. Voici, du reste, un extrait d'une lettre qu'il lui écrivait le 24 août 1907, au retour de quelques jours de vacances passés chez une de ses soeurs :
En arrivant ici, je trouve votre si bonne et si bienveillante lettre,
avec tous les renseignements si intéressants pour moi qu'elle renferme, sur les dispositions que vous avez prises pour diriger l'abbé Soulié vers les régions les plus renommées pour leurs richesses botaniques, en dehors de celles que nous avons parcourues ensemble et où il y a tout lieu d'espérer qu'il pourra faire et vous rapporter de précieuses découvertes. Mon cher ami, vous savez combien j'admire votre dévouement â la science, et, en particulier, vos efforts constants pour réunir sans compter, et avec le plus grand désintéressement, tous les matériaux capables de perfectionner et de rehausser notre publication de VHieraciotheca. Sans vous, elle n'aurait certainement jamais vu le jour, et surtout elle n'aurait pu présenter cette abondance de matériaux, cette richesse de formes si utiles et si précieuses qui permettront enfin, il faut l'espérer, d'arriver à la connaissance rationnelle d'un genre critique par excellence, et si peu et si mal connu jusqu'ici ! de manière S. lui servir de base et de fondement en quelque sorte, comme l'a dit, je crois, avec raison, le célèbre Engler.
Le Hieraciotheca comprend vingt gros fascicules qui portent les dates suivantes : Les f asc. I et II, 1897 ; les f asc. III, IV et V, 1898 ; les f asc. VI, VII, VIII et IX, 1899 ; les f asc. X et XI, 1900 ; le fasc. XII, 1901 ; les fasc. XIII et XIV, 1902 ; les fasc. XV et XVI, 1903 ; les fasc. XVII et XVIII, 1906 ; les fasc. XIX et XX, 1908.
C'est le 19 octobre 1909 qu'Arvet-Touvet fît l'expédition des derniers fascicules à Gaston Gautier, chargé, comme d'habitude, de les passer une dernière fois en revue et d'en faire la distribution. Cette oeuvre, qui avait demandé douze années de grand labeur, était terminée.
138 MARCEL MIRANDE.
L'Hicraciolhcca comprend deux séries distinctes : les Species Gallicse et les Species Hispanicse, chaque série avec sa numérotation particulière.
Lorsque les espèces comprennent plusieurs formes distinctes, chaque forme comporte un numéro spécial. Ainsi, lé Hieracium lividum A.-T. var. fuscum A.-T. est représenté par cinq numéros ; le H. viduatum A.-T. var. genuinum A.-T., le H. villosum Jacq. var. subcordalum, le H. argyreum A.-T. et G. G. var. phlomoides sont représentés par onze numéros ; le H. Flahaultianum A.-T. et G. G. par huit numéros, etc.
Chaque numéro est représenté par de splendides et nombreux échantillons très bien préparés. Les étiquettes sont imprimées et numérotées, elles mentionnent la bibliographie princeps et la synonymie principale, donnent les renseignements sur l'habitat, l'époque de floraison et portent les noms des collecteurs. Les espèces nouvelles sont accompagnées de leur diagnose latine très détaillée imprimée sur étiquette supplémentaire. En tête de chaque fascicule se trouve une table des matières, c'est-à-dire la liste par numéro d'ordre de toutes les espèces, formes et variétés qui y sont contenues.
Enfin, en 1910 fut publiée, pour être jointe à chaque collection et dans le format même du Hieraciotheca, une table générale des espèces, variétés et synonymes de tous les Hieracium de la collection.
Sans compter les numéros bis, qui sont assez nombreux, la série des Species Gallicse contient 1.643 numéros et la série des Species Hispanicse 427. Ce chiffre considérable de plus de 2.000 numéros marque à lui seul l'extrême importance et la grande valeur aux points de vue scientifique et matériel du Hieraciotheca Gallica et Hispanica 1.
1 Dans une lettre d'avril 1910, adressée à Arvet-Touvet par Gaston Gautier, nous avons lu que ce dernier a dépensé plus de trois mille francs (voyages, impression des étiquettes, etc.) seulement pour les deux derniers fascicules du Hieraciotheca. Cela donne une idée de la dépense élevée supportée par Gaston Gautier pour l'oeuvre entière, quoique ces deux fascicules aient été les plus coûteux de tous.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 139
Le nombre des espèces nouvelles présentées et décrites dans cet important ouvrage est considérable.
Il est dommage toutefois que les auteurs, pour faciliter les recherches au sein de cette collection, n'aient pas donné une tablé synoptique des groupes avec, en accolade, les espèces correspondantes. Le directeur de chacun des dix herbiers qui possèdent le Hieraciotheca pourra,, il est vrai, combler facilement cette lacune.
Et maintenant, quelle était, pour Arvet-Touvet, la conclusion philosophique que devra retirer le botaniste qui voudra bien étudier avec patience le Hieraciotheca ? La voici, telle qu'il l'indique à son ami Belli, dans une lettre datée du 21 novembre 1910 :
J'apprends avec plaisir que vous allez vous mettre S. étudier d'une
façon un peu spéciale nos vingt fascicules de VHieraciotheca. Vous y verrez des choses fort intéressantes et aussi quelques confusions inévitables que nous nous proposons de rectifier quand l'occasion s'en présentera. En présence de cette abondance de formes et échantillons publiés pour la même espèce, vous en arriverez, je l'espère, comme nous, fl. reconnaître et a. certifier, comme conclusion, que l'espèce est bien un être réel et précis, et non vague et fantastique, comme le soutient l'Ecole transformiste, dans ce genre aussi bien que dans tous les autres sans exception !
Si, parfois, l'espèce est plus difficile à. bien limiter et à bien circonscrire dans ce genre que dans certains autres, la cause n'en provient pas de la défectuosité des éléments qui constituent l'espèce, mais de la faiblesse de notre vue et de l'imperfection de nos moyens d'investigations ! ! Cela, je l'affirme sans crainte d'être démenti par ceux qui voudront bien l'étudier ultérieurement patiemment, longuement et sans parti pris ! !
Le dernier écrit de cette période de l'oeuvre d'Arvet-Touvet date de 1907 : c'est un Mémoire sur quelques Hieracium nouveaux ou peu connus de la flore de l'Italie et de quelques régions voisines. C'est la dernière publication de l'auteur avant son grand Catalogus final. Ce travail se termine par un Hieracium conspectus generis novus, simple tableau exprimant, sans aucun commentaire, là manière dont l'auteur conçoit la structure systématique du genre après ces vingt années d'études et d'accumulation de matériaux lui ayant permis de scruter le genre dans une aire d'une étendue considérable,
140 ' '""" MARCEL MIRANDE.
Dans ses diverses publications de cette période et dans le Hieraciotheca, il a été amené à créer des divisions nouvelles ou à modifier quelques divisions anciennes qui ont un peu remanié le Conspectus de 1888 ; ce sont ces modifications qu'indique le tableau de 1907 qui, nous le verrons dans un instant, va être à son tour profondément remanié.
Ce Conspectus nouveau de 1907 comporte pour le sous-genre Pilosella les mêmes divisions principales qu'en 1888. Pour les Archieracium, le nombre des sections, qui était de onze, s'augmente de deux sections découpées dans la section des Pulmonarea. Dans cette section il enlève les groupes Oreadea et Aurellina et les élève au rang de sections, la dernière sous le nom de Aurelloidea, ce qui porte à treize le nombre des grandes divisions des Archieracium. Les sections elles-mêmes, ça, et là, sont remaniées, notamment celle des Cerinthoidea qui a bénéficié des grands progrès apportés à leur connaissance grâce aux importantes découvertes faites en Espagne et dans les Pyrénées. Nous verrons les modifications apportées à ce système en 1913 ; aussi n'cst-il pas utile d'insister davantage- sur le Conspectus novus de 1907.
CHAPITRE V
Troisième période. — Le CATALOGUS SYSTEMATICUS.
La mort d'Arvet-Touvet.
Arvet-Touvet avait le sentiment, surtout après l'achèvement du Hieraciotheca, de devoir à la Science un travail synoptique d'ensemble sur ce genre Hieracium à la connaissance duquel aucun savant n'avait encore apporté une contribution aussi importante que la sienne. En outre, ce sentiment était aiguillonné par certains travaux sur les Hieracium qui, au cours de ces derniers temps, avaient été publiés soit en France soit à l'étranger, travaux d'une conception très différente de la sienne et qu'il jugeait avec une extrême sévérité.
Reproduction, avec une légère réduction, d'une Planche de l'Histoire des Plantes de Dauphinê de Villars.
ARVET-TOUVET ET BON OEUVRE. 141
On trouve dans sa correspondance, dès le début de l'année 1908, l'intention bien dessinée d'écrire ce travail. Mais c'était là une oeuvre longue et pénible, demandant, pour être menée à bien et sans défaillance, du temps, de la santé et des loisirs. Et Arvet-Touvet se plaignait de n'avoir pas beaucoup de tout cela ! Déjà les fatigues de la vieillesse se faisaient sentir; une maladie de foie très pénible vint, pendant de longs mois, contrarier ses habitudes de travail ; la maladie de coeur qui devait le terrasser, dont les premières atteintes sérieuses s'étaient fait sentir vers 4906, commençait, par périodes, à amoindrir ses forces et l'attristait de sombres pressentiments. Les soucis matériels, qui parfois furent lourds, tde petit propriétaire gérant lui-même les terres et la maison de location qui le faisaient vivre, venaient fréquemment troubler la sérénité si nécessaire à son oeuvre de science.
Ce travail de mise au point de la question des Hieracium était aussi le grand désir de Gaston Gautier qui lui en parlait sans «esse dans ses lettres. L'abbé Coste, de son côté, insistait vivement auprès de Gaston Gautier pour qu'il décidât son ami à écrire, avant sa mort, une Monographie des Hieracium. Dans le but de porter à Arvet-Touvet ses encouragements et de l'amener à donner à son dessein primitif la consistance d'un projet bien arrêté, Gaston Gautier fit plusieurs fois le voyage de Gières. En avril 1909, il fait un dernier voyage et cette fois en compagnie de l'abbé Coste. Arvet-Touvet en eut une grande joie ; à ce moment sa santé semblait s'être rétablie, la maladie du moins paraissait lui donner une engageante trêve ; les deux amis n'eurent pas de peine à relever son courage et il leur promit de se mettre bientôt à l'oeuvre.
Cette année 1909, vers la fin d'octobre, voit l'achèvement du Hieraciotheca. Pendant quelques mois, il continue encore à déterminer les Hieracium que ses correspondants lui envoient de divers côtés ; il rassemble les publications variées et nombreuses qui lui sont utiles pour la bibliographie de son nouveau travail. Ses amis Gautier et Coste continuent à l'encourager dans
142 MARCEL MIRANDE.
leurs lettres fréquentes. Il est désormais bien déterminé à ne pas différer plus longtemps l'entreprise de la monographie qu'on attend de lui ; il le répète à ses amis : « A l'oeuvre donc ! lui crie l'abbé Coste, dans une lettre du 26 février 1910, et puisque votre santé vous le permet, n'attendez pas que les glaces de la vieillesse viennent paralyser vos efforts. »
Ce que désirent les botanistes, comme le lui écrit à plusieurs reprises le savant abbé, c'est avant tout un bon livre, un manuel clair et précis qui donne la clé des sections, des groupes, des espèces principales au moins, car les variétés sont moins importantes et souvent inutiles, dans ce genre si difficile, et propres à tout embrouiller. Certainement nul savant n'était plus apte à écrire une telle monographie que le botaniste de Gières après presque un demi-siècle de recherches sur cette difficile question. , ' *
Les manuscrits que nous avons trouvés dans les papiers d'Arvet-Touvet montrent clairement qu'il a bien eu la pensée d'un tel travail méthodique et qu'il en a fait plusieurs essais. Sa première idée est évidemment celle d'un catalogue avec diagnoses synoptiques. Cependant il ne l'a pas réalisée ; il a fait plusieurs essais de clés des sections et des groupes, chose relativement facile, mais il semble avoir reculé ensuite devant l'énorme difficulté de faire la synthèse des matériaux considérables qu'il possédait pour achever la texture du genre par la clé analytique des espèces. Définitivement il a borné son programme à l'établissement d'un simple Catalogue systématique de toutes les espèces, formes et variétés des Hieracium, surtout de France et d'Espagne.
Tel qu'il est, le programme est tout de même extrêmement vaste ! Il lui manque encore quelques matériaux, notamment certains Hieracium d'Espagne et des Pyrénées qu'il désire étudier à nouveau ou qu'il ignore encore. Ses correspondants habituels viennent à son aide, notamment le Fr. Sennen qui lui adresse de riches récoltes de la province de Berga, en Catalogne. Il étudie encore certaines collections qu'on lui communique et
. ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 143
qui lui fournissent d'utiles documents. Disons, à ce propos, qu'il voulut étudier les Hieracium de l'herbier du célèbre Alexis Jordan, pour savoir s'il devait tenir compte de quelques espèces créées par cet auteur et s'il y avait lieu de les introduire à un titre quelconque dans son futur catalogue. Gaston Gautier ayant eu l'occasion d'acquérir les Hieracium de cet herbier déposé à la Faculté catholique de Lyon, les envoya à son ami. Celui-ci en fit une étude serrée (dont il rendra compte à la page 321 de son Catalogus) de laquelle il ressort que cet herbier est un ramassis de formes sans aucune valeur, d'erreurs grossières et de confusions sans nombre, et sa correspondance contient des appréciations peu tendres pour le fondateur de l'école jordanienne...
Enfin, vers la fin de septembre 1910, il se met résolument à la rédaction de son Catalogue systématique, mais sur un plan qu'il devait bientôt encore modifier complètement. En mars 1911, l'ouvrage est assez avancé et il en soumet le plan à ses amis Gautier et Coste, qui l'approuvent.
D'après ce plan, ce gros travail qui portera le titre de Hieraciorum prsesertim Gallise et Hispanise Catalogus systematicus, devra paraître en deux parties à cause de la quantité énorme des matériaux qui doivent y rentrer. La première partie, intitulée Hieraciorum Catalogi systematici Primitise, la plus importante et la plus utile, comprendra la disposition systématique définitive de toutes les sections et groupes, ainsi que de toutes les espèces et variétés principales admises par Arvet-Touvet, Gaston Gautier et les autres botanistes à ce jour. Mais les sections et groupes ne seront qu'indiqués par leur titre et sans énumération d'aucun caractère à l'appui. De même les espèces et variétés connues de tous ne seront qu'indiquées nominativement sans diagnose et sans indication de localité : ce sont tous ces détails qui feront l'objet de la seconde partie. Par contre, toutes les espèces et variétés principales, nouvelles, méconnues ou embrouillées, seront soigneusement décrites en diagnoses latines avec l'énumération précise des localités. Cet énorme travail sera lu, révisé et transcrit par Gaston Gautier et portera la
144 MARCEL MIRANDE.
signature des deux botanistes ; de plus, Gaston Gautier se charge de s'occuper de l'impression de leur oeuvre et d'en faire les frais.
Vers la fin d'août 1911, pendant qu'Arvet-Touvet arrive, dans sa rédaction, au groupe des Oreita, Gaston Gautier lit et corrige une grosse première partie du manuscrit que lui a déjà envoyée le Maître, et il fait espérer à ce dernier sa visite à Gières pour le mo.is de septembre. Sur ces entrefaites, une grave maladie de sa soeur empêche Gaston Gautier de se mettre en route, au grand chagrin d'Arvet-Touvet, et le 28 septembre, ce dernier annonce à son ami l'envoi prochain de la suite du manuscrit.
Cette lettre devait, hélas ! rester sans réponse. Le 8 octobre, la famille Gautier envoie à Arvet-Touvet la triste nouvelle, très inattendue, de la mort de Gaston Gautier, survenue presque subitement la veille.
Cette mort fut un des plus grands chagrins de la vie d'ArvetTouvet. Avec Gaston Gautier disparaissait l'ami dévoué au coeur bon et généreux, le confident de tant d'années de ses joies et de ses peines, le collaborateur qui avait partagé une grande partie de ses travaux, qui lui avait permis même de réaliser l'énorme travail qui a été l'occupation principale de toute sa vie, le savant qui avait partagé avec lui le même idéal de science, le bienfaiteur enfin qui en certains moments difficiles avait su écarter de son front les soucis terre à terre nuisibles au travail de sa pensée. L'abbé Coste, qui entourait aussi Gaston Gautier d'une vive el ancienne affection, sait trouver dans sa propre douleur, pour les adresser à Arvet-Touvet, les mots de consolation et d'encouragement. Le vieil ami Belli, de son côté, prend une vive part aux regrets d'Arvet-Touvet et s'efforce de relever son courage abattu.
Effectivement, Arvet-Touvet, que cette mort a désorienté, songe un instant à abandonner l'oeuvre commencée. Mais bientôt il sent qu'il doit à la mémoire de son ami de la reprendre et de la mener jusqu'au bout ; les deux bons amis qui lui restent le lui disent aussi et insistent vivement pour qu'il se remette au travail du Catalogue.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRÉ. 145
Ainsi encouragé, Arvet-Touvet, vers la fin de 1911, se remet à l'ouvrage avec opiniâtreté, mais sur un plan nouveau qui comporte la publication du Catalogus en une seule partie. Malgré l'affliction dans laquelle l'a laissé la mort de son ami, malgré l'affaiblissement de ses forces, il veut à tout prix mener à bonne fin cet ouvrage qui est l'aboutissement de toute sa longue carrière scientifique. Il semble même qu'il a le pressentiment qu'il doit se hâter d'aboutir...
Mais Gaston Gautier, surpris par la mort, n'avait rien laissé pour les frais de publication de cet ouvrage qu'il avait pris à sa charge et Arvet-Touvet craignait bien qu'il ne pût jamais voir le jour lorsque, par l'aimable et empressé intermédiaire de l'abbé Coste, L. Lhomme, l'éditeur parisien bien connu, consentit, en septembre 1912, dans le pur intérêt de la Science, à faire les frais d'impression.
A ce moment, Arvet-Touvet achevait la rédaction de son ouvrage. Vers la fin de l'année 1912, il avait déjà pu en recopier une importante partie et l'envoyer à l'imprimeur, et le 24 décembre il parlait ainsi à Belli, dans une lettre qui devait être l'avant-dernière qu'il écrivait à son ami :
J'ai la grande satisfaction de vous annoncer que je viens enfin de
terminer le manuscrit de mon Hieraciorum proesertim Gallioe et Hispanim Catalogus systematicns. C'est un gros travail dont l'impression aurait été très coûteuse pour moi ; mais un grand éditeur de Paris a bien voulu se charger de tous les frais, à condition, bien entendu, que je lui cède l'entière propriété du Catalogue.
L'impression en est commencée et j'ai déjà eu à corriger quatre ou cinq placards d'épreuves. C'est vous dire que dans quelques mois vous pourrez juger par vous-même de ce Catalogue.
L'Italie, comme bien vous pensez, n'a pas été oubliée, et en particulier votre Chiave dichotomica l est citée presque à chaque page.
Je crois et j'espère que ce Catalogue, où tout est strictement classé et ordonné, pourra rendre quelques services aux botanistes complètement désarçonnés et désoiïentés par les publications des fameux Z. et M. dont l'ignorance dans ce genre de plantes et, en même temps, l'effrayante effronterie sont vraiment sans limites !
1 Saverio Belli, Chiave dichotomica per le determinazione délia principali specie crescenti in Italia del Gen. Hieracium. Flora analytica d'Italia, vol. III. Padova, 1904.
146 MARCEL MiRANDÉ.
Les Hieraciotheca Gallica et Hispanica m'ont beaucoup aidé dans mon travail et seront également utiles aux botanistes pour bien le comprendre.
J'ai beaucoup de remerciements et d'actions de grâce à rendre, en particulier à MM. Ferrari, Volfusa, Dr Rostan, et surtout C. Bicknell, pour leurs nombreuses et précieuses découvertes.
Oh ! combien je regrette que cet ami si cher et si dévoué, Gaston Gautier, ne soit plus là pour se réjouir de l'heureuse issue de ce travail, de ce Catalogue qui lui tenait tant à coeur, et dont il me parlait sans cesse comme d'un devoir, comme d'une chose rigoureusement nécessaire et comme étant le complément obligatoire de nos Hieraciotheca ! Ce pauvre cher ami aurait été si heureux d'en avoir l'assurance avant de mourir !...
Le 26 janvier 1913, il adresse à son ami Belli la dernière lettre qu'il lui ait écrite, en lui envoyant une page des épreuves de son Catalogue pour qu'il puisse déjà se faire une opinion sur l'ouvrage. Puis, plus que jamais, il s'enferme dans son cabinet de travail, car il a hâte de terminer la transcription de son manuscrit que l'éditeur lui réclame.
Le 3 mars, il écrivait enfin la dernière ligne de ce manuscrit. Ce jour-là sa joie fut débordante, on l'entendit fredonner quelques airs de vieilles chansons, il causa très gaiement avec son entourage... et le lendemain on ne le vit pas descendre de sa chambre à l'heure très matinale qui lui était habituelle. On le trouva mort dans son lit, emporté, sans souffrance, par une subite crise cardiaque. On peut se demander si la forte émotion qu'il ressentit en mettant le point final à ce travail de bénédictin ne fut pas la cause de celte crise suprême. L'infortuné botaniste n'eut donc pas la joie de saluer l'apparition de ce livre, fruit du labeur incessant d'une longue vie consacrée à la Science...
L'abbé Coste voulut bien mettre la main aux derniers détails de la publication, réviser avec soin le manuscrit, corriger les épreuves, et il écrivit pieusement la préface de l'ouvrage.
La lettre précédemment citée contient une petite diatribe contre des auteurs (que nous ne désignons que par des initiales) dont Arvet-Touvet appréciait les travaux à une très médiocre valeur. Çà et là, dans le Catalogus, il flagelle ces mêmes botanistes et bien d'autres encore, anciens ou modernes, français ou étrangers, de sa mordante critique, en latin ou en français. L'abbé Coste a cru bon, dans la correction des épreuves, de sup-
ARVET-TÔUVET ET SON OEUVRE. 147
primer ou d'atténuer certaines phrases trop dures à l'adresse de quelques auteurs qui n'avaient pas l'heur de plaire au botaniste de Gières.
Le Catalogus systematicus \ dans son plan nouveau, ne porte plus que la signature d'Arvet-Touvet, mais il est dédié, en pieux et reconnaissant hommage, à la mémoire de Gaston Gautier, l'ami tant regretté.
C'est une oeuvre très considérable. Si Arvet-Touvet eût vécu davantage, il eût très probablement, avec ce livre comme point d'appui, donné à la Science la Monographie analytique que les botanistes attendaient de lui et sans laquelle l'étude du genre Hieracium est presque inabordable. Ce livre, tel qu'il est, rendra cependant aux hiéraciologues d'inappréciables services.
Les bonnes espèces, très nombreuses, sont accompagnées d'un numéro ; celles que l'auteur ne connaissait encore qu'imparfaitement, celles qui sont douteuses, celles qui réclament de nouvelles observations, celles, peu nombreuses, que l'auteur n'a pu voir par lui-même, celles enfin qui lui étaient peu familières, sont marquées par une croix. Pour toutes, il cite la bibliographie, la synonymie, les exsiccala principaux et principalement les numéros du Hieraciotheca base précieuse de son travail. Ses descriptions, latines ou françaises, s'appliquent principalement aux espèces non décrites ; il est certain que de nombreux botanistes regretteront d'être obligés, pour beaucoup d'espèces, de se repor1
repor1 comment l'auteur, en quelques lignes d'Avant-Propos, présente son oeuvre aux lecteurs :
Inter omnia, criticissimi generis, culpa que hominum et ignorantia, scepe irralionalis inexlricabilis que dicti, sed procul ullo dubio, ut nunc certi sumus affirmare que debemus, stricte ordinali omnino que rationalis et, ut arbitra nostri, omnia dicamus, vere superbi generis Hieracii, studia nostra, saltem per quadragintos annos et amplius indefesse eontinuata, botanicis hodie oflerimus, nullam vanam indulgentiam ceite, sed tantum impartiale judicium quoerentes et expectantes.
Geresi, prope Gralianopolim.
Die 1912.
C. Arvet-Touvet.
14$ MARCEL MIRANDE.
ter aux textes où l'auteur renvoie, textes qu'il est parfois difficile do se procurer. Evidemment l'auteur a voulu ainsi réduire les proportions déjà énormes de ce travail.
Ce travail comporte 475 espèces numérotées, plus de 350 marquées du signe + et environ 500 variétés ; ce qui donne le gros total de plus de 1.300 espèces d'ordres divers et variétés.
Les espèces ou variétés signées Arvet-Touvet, en grand nombre ; celles qui portent son nom accompagné de celui de Gaston Gautier, nombreuses aussi ; quelques-unes qui portent le nom d'Arvet-Touvet acompagné d'autres noms tels que ceux de Belli, Briquet, Reverchon, Coste, Sennen, Sudre, Wilczeck, Faure dépassent 1.150 (espèces numérotées : 401 ; espèces marquées du signe + : 301 ; variétés : plus de 450).
Les espèces nouvelles depuis la publication du Hieraciotheca sont assez nombreuses.
Dans ces pages consacrées à la mémoire d'Arvet-Touvet, notre but est d'exposer son oeuvre sans en faire la critique. Celle-ci . réclame, d'ailleurs, un spécialiste, c'est-à-dire un botaniste plus compétent que nous en la matière. Nous dirons cependant que nous croyons que le nombre d'espèces admises par Arvet-Touvet, entraîné par son puissant esprit d'analyse, est trop considérable et que ce nombre pourra être réduit par les hiéraciologues futurs 1. Quoi qu'il en soit, cette oeuvre du Catalogus Testera fondamentale pour la hiéraciologie.
Depuis la publication, en 1907, du Hieracium conspectus generis novus, simple tableau sans commentaire, dont nous avons parlé plus haut, Arvet-Touvet avait considérablement élargi sa connaissance du genre Hieracium, grâce aux abondants matériaux mis en oeuvre pour l'achèvement du Hieraciotheca et pour l'élaboration du Catalogus. Dans chacune de ces oeuvres, ce sa1
sa1 manuscrit du présent Mémoire était déjà terminé lorsque nous avons pris connaissance du numéro de janvier-février-mars 1914 du Bulletin de la Soc. bot. de France, qui contient un article qui semble déjà donner raison à l'opinion que nous venons d'émettre :
H. Sudre, Observations sur quelques espèces du genre Hieracium.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 149
vant crée des espèces nouvelles, étudie les anciennes dans des aires plus étendues, et il est ainsi amené à introduire des divisions nouvelles dans le système du genre.
Un simple coup d'oeil jeté sur le tableau ci-dessous permet, en le comparant à celui de 1888, que nous avons reproduit plus haut, et à celui de 1907, dont nous avons donné l'analyse rapide, de se rendre compte de la conception que se fait Arvet-Touvet de la systématique des Hieracium à la fin de ses cinquante ans de recherches et de réflexions. Le concept de 1907 est, pour les diverses sections, à l'exception de celle des Pulmonarea, un acheminement vers celui de 1913. Aussi, nous établirons surtout la comparaison du Conspectus de 1913 avec celui de 1888.
Conspectus systematicus Europoeus Generis HIERACIORUM
Sous-genre . PILOSELLA, FRIES.
Pilosellina Arv.-T. Rosellina Arv.-T. Flagellina Arv.-T. Rubellina Arv.-T. Auriculina Arv.-T. Pratellina Arv.-T. Aurantellina Arv.-T. Cymellina Arv.-T. Setigera Arv.-T. - Prajaltina Arv.-T.
Sous-genre 2. STENOTHECA, PRIES. Section TOLPIDIFORMIA, DG.
Sous-genre 3. ARCHIERACIUM, FRIES.
Section 1. -=- AURELLA, KOCH.
Graeca Arv.-T. Glauca Arv.-T. Eriotricha Arv.-T. Villosa Arv.-T. Pilifera Arv.-T. Asterina Arv.-T. Porrecta Arv.-T. Aurellina Arv.-T.
Section %. — ALPINA, FRIES.
Eualpina Arv.-T. Caligala Arv.-T. Alrata Arv.-T. Ilispida Arv.-T. Amphitricha Arv.-T.
Section S. — HETERODONTA, ARV.-T.
Cryptadena Arv.-T. Jacquiniana Arv.-T. Scapigera Arv.-T.
Section 4. — PSEUDOCERINTHOIDEA, Kocn. Rupigena Arv.-T. Balsamea Arv.-T. Dimorphotricha Arv.-T. Hispanica Arv.-T.
Section s. — CERINTHOIDEA, KOCH.
Ghamoecerinlhea Arv.-T. Pogonocerinlhea Arv.-T. Eriocerinlnea Arv.-T. Eucerinthea Arv.-T. Plecocerinthea Arv.-T. Pterocerinthea Arv.-T. Pelidnocerinlhea Arv.-T. 11
130
MARCEL MlRANDÉ.
Elaiocerinthea Arv.-T. Pneumonocerinlhea Arv.-T. Sonchocerinthea Arv.-T. Chaitocerinthea Arv.-T.
Section fi.— ANDRYALOIDEA, KOCH.
Thapsoidea Arv.-T. Lanala Arv.-T. Lanalella Arv.-T.
Section 7. — PULMONAROIDEA, KOCH.
Sartoriana Arv.-T. Oreadea-Scapigera Arv.-T. Oreadea-Gauligera Arv.-T. Oreita Arv.-T. Bifida Arv.-T. Trivialia Arv.-T. Barbulata Arv.-T. Caesiil'ormia Arv.-T. Argentidentina Arv.-T. Vulgala Arv.-T. Abietina Arv.-T.
Section S. — PRENANTHOIDEA, KOCH.
Rapunculina Arv.-T. Subalpina Arv.-T. Praalpina Arv.-T.
Strigosina Arv.-T. Jurassica Arv.-T. Prenanlhea Arv.-T. Ooloneifolia Arv.-T.
Section 9. — PICROIDEA, ARV.-T.
Lactucifolia Arv.-T. Viscosa Arv.-T. Neopicroidea Arv.-T. Ochroleuca Arv.-T. Albida Arv.-T.
Section 10. — AUSTALOIDEA, ARV.-T.
Olympica Arv.-T. Stupposa Arv.-T. Australia Arv.-T. Bracteolala Arv.-T. Cernua Arv.-T. Symphylacea Arv.-T. Polyadena Arv.-T.
Section 11. — ACCIPITRINA, KOCH.
Corymbosa Arv.-T. Virosa Arv.-T. Tridenlala Arv.-T. Sabauda Arv.-T. Umbellata Arv.-T.
Tel est le tableau systématique du genre Hieracium pour l'Europe entière, d'après la dernière conception d'Arvet-Touvet.
Analysons sommairement ce Conspectus.
Nous savons déjà que le sous-genre Stenotheca n'est représenté en Europe que par deux espèces seulement, constituant la section Tolpidiformia.
Nous avons vu plus haut comment Arvet-Touvet, après avoir étudié les espèces et formes américaines, a envisagé les Stenotheca et a introduit dans ce sous-genre des divisions nouvelles.
Nous n'examinerons donc ici que les sous-genres Pilosella et Archieracium.
Le système du sous-genre Pilosella comprend, en 1913, 10 groupes ; soit 5 de plus qu'en 1888.
Le groupe nouveau des Flagellina Arv.-T. est détaché des
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 151
Pilosellina en entraînant avec lui le Hieracium Favrei Arv.-T. et le H. auriculiforme Fries.
Le groupe nouveau des Rubellina Arv.-T. est détaché également des Pilosellina, entraînant les H. biflorum Arv.-T. et //. fuciflorum Arv.-T.
Le vieux groupe des Pilosellina de Fries est donc envisagé d'une manière nouvelle et devient Pilosellina Arv.-T.
Les groupes nouveaux des Pralellina Arv.-T. et des Aurantellina Arv.-T. sont découpés dans les anciens Auriculina de 1888. Le premier entraîne avec lui H. pratense Tausch et les H. corymbuliferum Arv.-T. et flammula Arv.-T. Le second, qui contient le H. auranliacoides Arv.-T. a pour chef de file le magnifique H. aurantiacum de Linné.
Le cinquième groupe nouveau, celui des Setigera, est détaché des anciens Cymellina,. entraînant avec lui le H. anchusoides Arv.-T. ; c'est en somme le sous-groupe Anchusoidea du Conspectus de 1880 qui est élevé à un grade supérieur.
L'ancien groupe des Rosellina de 1888 empiète sur les anciens Pilosellina en prenant parmi ses espèces le H. hybridum Chaix et le.H. primuliforme Arv.-T., il prend aussi le //. spurium Chaix aux anciens Cymellina.
Le groupe des Auriculina de 1913 diffère aussi de celui de 1888 en ce qu'il prend le H. glaciale Reyn. aux anciens Rosellina. ■ Le groupe Preealtina est le seul qui ne subisse aucune transformation.
La systématique du sous-genre Pilosella est donc très remaniée dans la conception dernière d'Arvet-Touvet.
Dans le Conspectus de 1907 nous avons vu Arvet-Touvet diviser les Archieracium en 13 sections. En 1913, il divise ce sousgenre en 11 sections, revenant exactement aux mêmes sections, dans le même ordre et avec les mêmes noms qu'en 1888. Cela provient de ce qu'il modifie, et avec grande raison, croyons-nous, sa manière de comprendre la section des Aurella placés en tête des Archieracium.
Dans son Conspectus de 1888, et même antérieurement, dans
152 ' MARCEL MIRANDË.
celui de 1885, Arvet-Touvet plaçait le groupe des Aurellina dans la section Pulmonaroidea. Les Aurellina sont, par le port, parj la forme et la grandeur du péricline, intermédiaires entre les ; Aurella et les Pulmonarea (groupe dont les caractères généraux sont ceux de la section). En 1907, dans son Conspectus novus, les Aurellina entrent dans une section à part sous le nom à'Aurelloidea ; les limites de ce groupe sont même assez élargies pour en découper le groupe Porrecta qui prend place à côté des Aurellina dans la même section. En 1913, dans le Cons- ■ peclus définitif, les Porrecta et les Aurellina rentrent dans la section dés Aurella, ce qui semble plus rationnel. La section Oreadea, avec ses divers groupes, rentre dans les Pulmonaroidea, et l'on est ainsi revenu aux 11 sections primitives:
Voici comment on peut analyser en quelques lignes ce nouveau système des Archieracium en passant en revue chacune de ses sections :
1. — Nous avons vu comment la section Aurella Koch s'est modifiée par la rentrée des Porrecta et des Aurellina enlevés aux Pulmonaroidea. Le groupe Grseca établit la transition entre les Tolpidiformia (sous-genre Stenotheca) et les Aurella par le groupe Glauca ; il a pour type le H. grsecum Boiss. et Held.
2.' — La section Alpina Fr. s'enrichit des Caligala Arv.-T. (H. caligalum Arv.-T.) et des Amphilricha Arv.-T. (H. amphitrichum Arv.-T. et Belli).
3. — Dans la section Helerodonta Arv.-T., le H. cryptadenurn Arv.-T., le H. Jacquinii Vill. (//. humile Jacq.), le //. scapigerum Boiss. deviennent les chefs de file des trois groupes Cryptadena Arv.-T., Jacquiniana Arv.-T. (prius Humilia, 1906) et Scapigera Arv.-T.
4. — La section des, Pseudocerinthoidea s'augmente seulement des Dimorpholricha, intermédiaires entre les Cerinihoidea et les Pseudocerinthoidea et ont pour chef de file le H. dimorpholrichum Arv.-T. {Hieraciotheca hispanica, VI, 1899).
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 153
5-. — La section des Cerinlhoidea, qui comprend peu d'espèces alpines, très riche, au contraire, en plantes pyrénéennes et- espagnoles, que les découvertes d'Arvet-Touvet et Gaston Gautier ont donc considérablement élargie, est toute remaniée et accrue en groupes nouveaux. Elle contient plus de 160 espèces principales sur les 475 qu'en comporte le Catalogus, et un grand nombre d'espèces secondaires et de variétés. Les groupes les plus riches parmi les 11 que contiennent celte section sont les Eriocerinthea et les Eucerinthea.
6. — La section des Andryaloidea n'a subi aucune division nouvelle.
7. — La section des Pulmonaroidea est très remaniée. Comme on l'a vu plus haut, une partie des Aurellina ont réintégré la section des Aurella ; ce qui en reste constitue les Oreila. Les Sartoriana sont détachés des Oreadea-scapigera. Les Bifida, Coesiiformia et Trivialia (groupe qui contient le polymorphe Hieracium murorum) sont constitués aux dépens des Pulmonarea scapiformes de 1888 ; les Argenlidenlina et les Vulgala (dont le chef de file est le H. vulgatum Pries) sont détachés des anciens Pulmonarea feuilles. Quant au onzième et dernier groupe de cette section, celui des Abielina ayant comme type le H. abietinum Reuter, il est entièrement nouveau et consacré à quelques espèces d'Angleterre, de Grèce et de Croatie.
8. — Les Prenanthoidea se trouvent aussi très remaniés. Ils comprennent 7 sections contre 3 en 1888. Les Rapunculina, Subalpina, Prsealpina, Slrigosina et Jurassica sont découpés dans les primitifs Alpeslria ; les Rapunculina, en outre, empruntent une espèce aux anciens Prenanthea, le H. conslriclum Arv.-T. Les Prenanlhea subissent peu de changement, ils cèdent une espèce aux Coloneifolia, le H. isalidij"olium Arv.-T. Les Cotoneifolia, qui se rapprochent d'ailleurs, par leur caractère, des vrais Prenanthea d'un côté, et de l'autre des Aurella par les groupes Villosa et Porrecta et des Alpina, se voient enlever deux espèces qui sont transportées, l'une, le //. seneciflorum Arv.-T., dans les
154 MARCEL MIRANDE.
Porrecta, l'autre, le H. Gombense Lagerr., dans les Alpina, groupe Hispida.
9. — La section des Picroidea se fait simplement remarquer par l'introduction d'un groupe nouveau, celui des Neopicridea, où sont contenues 4 espèces des Pyrénées tant françaises qu'espagnoles, notamment le H. Chamsepicris Arv.-T., belle espèce endémique de premier ordre, le H. Neopicris Arv.-T., également endémique et de premier ordre.
10. — Peu de changements dans la section des Ausiraloidea. Elle contient des Hieracium de Grèce, Dalmatie, Bulgarie, Silésie, Serbie, Italie méridionale, Sicile, Autriche, Corse. Dans nos Alpes françaises, elle est représentée par quelques espèces du groupe Symphylacea, contenant notamment- le très polymorphe H. heterospermum Arv.-T. dont l'aire de dispersion, très vaste, va des Pyrénées à l'Asie Mineure.
11. — La section des Accipitrina est composée des mêmes 5 groupes que dans le Conspectus de 1907. En 1888, il y avait une section de plus, celle des Eriophora avec le seul H. eriophorum Saint-Amand qui passe dans le groupe Umbellala. Quelques espèces du groupe Sabauda passent dans le groupe Corymbosa.
Telles sont les grandes lignes de la Systématique des Hieracium telle qu'Arvet-Touvel la concevait au bout de presque un demisiècle de patientes et probes recherches. Profondément pénétré de l'idée linnéenne, il ne lui est, naturellement, jamais venu à l'esprit de chercher à dégager l'enchaînement philogénétique des divisions de son système ; mais dans son Catalogus, en tête de chaque groupe, se trouve une courte diagnose latine indiquant très souvent les rapprochements principaux qui existent entre ce groupe et les autres.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE, 155
CHAPITRE VI Derniers détails sur l'oeuvre et la vie d'Arvet-Touvet.
Telle est la partie fondamentale de l'oeuvre scientifique d'Arvet-Touvet, car là ne se borna pas la contribution qu'il apporta à la science : il fit aussi oeuvre de vulgarisation, et autour de lui, dans son Dauphiné, il s'efforça de répandre le goût de la botanique.
Il fut l'un des membres les plus actifs, après en avoir été l'un des trois membres fondateurs, de la Société dauphinoise pour l'échange des plantes qui, créée en 1874, s'éteignit en 1892, et collabora très puissamment, pendant cette période de dix-huit années, à la connaissance de la flore française en général et de la flore du Dauphiné en particulier. Les deux autres membres fondateurs étaient ces botanistes de grand mérite qui, avec l'abbé Ravaud, avaient guidé les premiers pas d'Arvet-Touvet dans la science des végétaux : J.-B. Verlot, directeur du Jardin des Plantes de Grenoble, et l'abbé P. Faure, supérieur du PetitSéminaire du Rondeau. Cette Société, qui fut en rapports très actifs avec les Sociétés similaires de France et de l'étranger, existait déjà, à l'état embryonnaire, avant 1874, sous la forme d'une petite réunion de botanophiles dont le siège se tenait au Rondeau et qui n'exerçait son action que dans les limites restreintes de la région de Grenoble. A l'époque où naquit la Société dauphinoise, florissait au Séminaire du Rondeau, où Arvet-Touvet avait fait jadis ses études, un groupe enthousiaste de botanistes herborisants, une véritable école botanique, formée par un certain nombre d'abbés, professeurs au Rondeau même, ou prêtres du diocèse, dont le vénérable abbé P. Faure et le savant abbé Ravaud étaient l'âme 1. Le Rondeau resta pendant seize ans
1 Les professeurs du Rondeau avaient constitué, au bout d'un certain
156 MARCEL MIRANDE.
le siège social de la Société dauphinoise qui compta parmi ses membres ou ses collaborateurs des botanistes comme Timbal-Lagrave, Gandoger, Dr Grenier, Dr Cosson, Dr Gillot, Dr Bonnet, Loret, Déséglise, Doumet-Adanson, Patouillard, Adolphe Pellat, Franchet, Foucaud, Saint-Lager, etc., etc., pour ne parler que des Français. Jusqu'en 1890, le Comité fut formé par les trois membres du début : Faure, Verlot et Arvet-Touvet.
Pendant ses dix-huit années d'existence, la Société dauphinoise, dont Arvet-Touvet était l'un des principaux rouages, distribua plus de 7.000 espèces et publia un Bulletin annuel. Cette Société fut utile à la Botanique en répandant dans les Herbiers bon nombre d'espèces peu connues ou nouvelles et en donnant dans les pages de son Bulletin de nombreuses notes et observations et des descriptions d'espèces nouvelles. Arvet-Touvet distribua dans les exsiccala de la Société beaucoup de ses types dliieracium ; il publia dans le Bulletin des notes, communications et descriptions et, en 1880, son Essai de Classification sur les genres Pilosella et Hieracium.
En 1881, Arvet-Touvet prit une part prépondérante à la fondation de la Société des Sciences naturelles du Sud-Est, à Grenoble, dont il fut le premier président et dont le but était la vulgarisation des sciences naturelles par le moyen de communications et d'échanges, de conférences et d'excursions publiques. La Société publiait un Bulletin où l'on peut lire des allocutions, notes et communications nombreuses d'Arvet-Touvet. Celle Société eut malheureusement une durée éphémère, son dernier Bulletin fut publié en- 1885. Elle devait plus tard, en 1906, renaître de ses cendres, sous une inspiration nouvelle et sous la forme de la Société dauphinoise d'études biologiques, ou Bio-Club, ainsi
nombre d'années, un herbier très important (Plantes vasculaires, Bryophytes, Lichens. Champignons, Algues) qui, à l'époque de l'application des Décrets relatifs aux Congrégations, est devenu, grâce à nos soins, la propriété de là Faculté des Sciences de Grenoble. Nous avons acquis aussi, pour le compte de la Faculté, il y a trois ans, le très important herbier de l'abbé Ravaud mort le 10 avril 1898.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 157
{pi'on a coutume de l'appeler familièrement, actuellement en pleine prospérité.
En 1885, Arvet-Touvet, en collaboration avec J.-B. Verlot et l'abbé P. Faure, concourait activement à l'organisation des travaux et excursions de la Section botanique au Congrès tenu à Grenoble par VAssociation Française pour l'Avancement des Sciences.
Arvet-Touvet dédaignait les honneurs. A part ces manifestations extérieures pour le profit de la science, c'était un solitaire, travaillant au milieu de peu de livres parce qu'il étudiait surtout dans la Nature. Cet agriculteur, ce savant sut vivre si caché, si ignoré du monde officiel, qu'il fut épargné par le Mérite agricole et par les Palmes académiques. Il ne fit même partie d'aucune grande société savante de France ; cependant il se laissa nommer Membre correspondant étranger de VAcadémie royale des Arts et des Sciences de Barcelone. dans la même séance où fut nommé son ami et collaborateur Gaston Gautier, lé 15 mars 1899. ,
Il ne s'occupa jamais de politique et même l'on chercherait vainement son nom dans les fastes des assemblées communales de son village de Gières. '
Arvet-Touvet était un vrai savant ; c'était donc aussi un modeste. Dans ses premiers écrits, c'est en s'excusant de son inexpérience et de son ignorance qu'il présente ses opinions, qu'il expose ses idées. Même plus tard, lorsque avec les années il est devenu le maître incontesté en une spécialité difficile, il reste toujours modeste tout en ayant conscience de sa grande valeur. Il sait qu'il a acquis le peu qu'il sait par un travail opiniâtre et de longue haleine, et, à cause de cela, il fustige avec sévérité certains savants qui ont cru savoir beaucoup en peu. de temps. Même à la fin de sa carrière, il connaît l'imperfection de son sens analytique et combien il lui est facile de faire.
H.
158 MARCEL MIRANDE.
des erreurs ; il a le sentiment que ses travaux sont loin d'être définitifs et laissent encore un champ très vaste aux chercheurs futurs.
On a reproché à Arvet-Touvet d'avoir varié assez souvent sur la nomenclature des Hieracium ; le reproche semble fondé '. Des charta emendala sont venus rectifier, au bout de peu de temps, un certain nombre d'étiquettes de VHieraciotheca ; des noms par lui inscrits au moment où il commençait la rédaction du Catalogus ont été remplacés par d'autres dans le cours de l'ouvrage ; il modifiait de nombreuses déterminations dans les matériaux que lui communiquaient ses correspondants ; son interprétation, au sujet d'un certain nombre de formes, a présenté des variations. C'est avec la meilleure grâce du monde qu'il reconnaissait ses erreurs, qu'il priait les botanistes de les lui signaler, et il donnait de ses variations une explication tout à fait équitable.
A son bon ami Belli, qui lui-même est amené un jour à lui faire des remarques au sujet de certaines variations, il répond :
Vous me faites le reproche, très justifié d'ailleurs, je suis le premier à le reconnaître, de varier souvent dans mes déterminations, c'est-à-dire de ne pas encore connaître à fond toutes les espèces et variétés de ce terrible genre. Mais savez-vous ce qui m'étonne, connaissant ma faiblesse et les obscurités de ce formidable genre, c'est que je ne varie pas constamment et que je puisse sur certains points rester conforme dans ma manière de voir.
Un autre jour, il répond encore à son ami :
Le reproche que vous me faites d'avoir varié sur un certain nombre de formes de ce genre critique est certainement très mérité, et je ne m'en défends point. Je crois, d'ailleurs, que ce reproche peut être fait à tous ceux qui ont essayé de s'en occuper jusqu'à ce jour. Et, pour ce qui me concerne, je dois
1 Déjà en 1883, l'abbé Ravaud, écrivant à Arvet-Touvet pour l'engager à publier bientôt une Monographie des Hieracium, lui disait :
ce serait une occasion de coordonner définitivement toutes les observations que vous
avez présentées aux botanistes dans vos divers opuscules et de fixer les espèces que vous avez décrites ; ce dernier point est d'autant plus nécessaire que vous avez plus d'une fois modifié, à l'égard de quelques-unes, votre manière de voir : il résulte de ces modifications une certaine contusion qu'il serait très utile de faire disparaître,
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 159
TOUS avouer en toute franchise que mes doutes et hésitations sur un très grand nombre de formes, ayant pour conséquence des variations possibles, sont beaucoup plus considérables que vous ne pensez !...
Une autre fois, il lui écrit :
Ne craignez pas de me rappeler mes erreurs toutes les fois que vous en trouverez l'occasion, afin que je les répare et que, aussi, à l'avenir je tache de m'en préserver. Notre unique souci doit être de connaître la Vérité !
Citons encore ce passage d'une autre lettre à son ami Belli :
Dans ce genre extrêmement difficile et vraiment terrible quoique superbe, ce n'est que par des tâtonnements sans nombre, et souvent par de multiples modifications, que l'on arrive enfin à se faire une idée nette d'une forme, d'une variété, voire même d'une espèce. Que les grands esprits qui ont la prétention d'élucider un pareil genre sans défaillance lèvent la main et me
jettent la première pierre !
Nous laisserons certainement beaucoup plue à faire après nous que
nous n'aurons fait ! Mais si les Z et C'c s'en mêlent et parviennent â s'y accréditer auprès des botanistes dont la très grande majorité n'y entendent absolument rien, tout est perdu peut-être à jamais, et c'est le retour certain au chaos.
La puissance de travail d'Arvet-Touvet était énorme ; ce n'est que vers les dernières années de sa vie qu'affaibli par l'âge et par la maladie, il fut obligé de renoncer à l'exploration dans la Nature elle-même pour se confiner dans son cabinet de travail. Il se levait chaque jour de grand matin en toute saison et, en dehors de ses herborisations et de ses occupations de propriétaire, il passait tout son temps à la rédaction de ses notes, à la révision et à la détermination des collections et échantillons qui, nous l'avons dit, lui étaient envoyés de tous pays. Ces envois lui arrivaient surtout en automne, « comme les hirondelles nous viennent au printemps », disait-il, pour marquer la régularité et la quantité de ces envois.
Il écrivait un jour à son ami d'Italie au sujet d'un gros arrivage de plantes à étudier :
Quand la neige tombe et que je ne puis sortir, combien j'aime à revoir ces vieilles connaissances, malgré tout le mystère qui plane encore souvent sur elles, sur leurs origines, leurs relations, leurs manières d'être, sur leurs vrais
160 MARCEL MIRANDE.
caractères spécifiques en un mot. A force de les étudier, de les observer, de les interroger de toutes les façons, il me semble parfois que l'horizon s'élargit et que les difficultés s'aplanissent ; mais je me garde bien de crier victoire, car je sais par expérience combien il m'en faut peu encore pour m'embarrasser et me dérouter !
Il vaquait aux travaux, variables avec les saisons, de son exploitation agricole qui, quoique petite, lui prenait beaucoup, de temps ; il taillait lui-même sa vigne, ne voulant jamais laisser ce soin à un vigneron mercenaire qui n'eût pas apporté à cette besogne les mêmes soins que lui ; il plantait ou ensemençait son parterre, prenait une part active, chaque année, à l'aménagement de la partie de sa maison, dont la location, en été, lui apportait un supplément indispensable de revenus. Une autre partie de ses ressources fut tirée pendant quelques années d'une petite installation, d'éclairage électrique qu'il avait fait monter pour profiter d'une canalisation d'eau qu'il possédait. Mais la propriété de ce canal, qui ne coulait pas en entier dans ses terres, lui attira, hélas ! des contestations qui donnèrent lieu à un procès long et coûteux, à d'amers déboires qui vinrent troubler le repos de son esprit.
Pendant de longues années, il eut auprès de lui sa chère mère dont il entoura la vieillesse de soins pieux et vigilants ; elle mourut en 1891, à un âge avancé, après plus de dix mois de maladie pendant lesquels Arvet-Touvet ne quitta pas son chevet. Cette mort lui fut un deuil cruel et, en outre, apporta dans sa vie, au point de vue matériel, un changement désavantageux notable.
Arvet-Touvet connut donc des heures pénibles. Les moments de maladio furent fréquents, les soucis matériels de la vie furent souvent lourds ; il regrettait le temps parfois trop considérable qu'il enlevait à la science pour s'occuper de questions d'intérêt. Et ce fut la source de découragements qui, à plusieurs reprises, faillirent lui faire abandonner la Botanique.
Dans ces moments de tristesse, il fuit encore davantage la société des hommes :
Voyez-vous, cher ami, écrivait-il a Belli en 1894, quand on étudie l'histoire'
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 161*
naturelle, c'est-à-dire les merveilles de la Création telles qu'elles sont sorties des mains de Dieu, on est peu fait pour avoir des rapports d'affaires avec les hommes qui, tout en faisant partie des merveilles de la Création, sont loin, tels qu'ils se sont faits ou, si l'on aime mieux, refaits eux-mêmes, d'en être le plus bel ornement !
Les travaux de certains hiéraciologues ou de certains botanistes furent aussi pour lui une source de découragements.
Ecoutons cette plainte amère qu'il adresse, une certaine année, à son ami.Gaston Gautier :
Le factum de X est tout ce que nous devions attendre de lui, étant données son incompétence et sa suffisance. C'est une grotesque compilation à la Timbal, avec cette circonstance non atténuante que la bonne foi, ici, ne peut pas être invoquée. C'est, de tous points, une oeuvre néfaste qui, loin de servir à la connaissance du genre, ne pourrait que l'obstruer et la rendre impossible à tout jamais, si elle était prise au sérieux et en considération par les botanistes. Pour s'en bien pénétrer, ils n'auront d'ailleurs .qu'à s'adresser à lui pour la détermination de leurs récoltes ! Et je me félicite plus que jamais de la décision que j'ai prise de me retirer de la Botanique ! C'est une oeuvre de dupes, mon cher ami, que nous avons entreprise, et à laquelle nous nous sommes voués pendant de longues années. Nous aurons peiné sans compter, pour rechercher sur tous les points de la France et de l'Espagne et présenter aux botanistes des faits nombreux et indiscutables permettant d'établir la connaissance de ce terrible genre sur des données sûres, et certaines, et un X quelconque ou tout autre charlatan de ce genre viendra annihiler tout ce que nous aurons fait, ou rendre inutiles tous nos efforts et tous les résultats obtenus, en se targuant de sa suffisance, et se contentant, pour expliquer des choses et des principes qu'il ignore, de jeter de la poudre aux yeux des botanistes !
Dans ces heures de découragement, c'est surtout auprès de ses amis Belli et Gautier qu'il s'épanche, et ceux-ci savent trouver dans leur coeur les mots qui le consolent et relèvent son courage.
C'est dans l'affection de ces bons amis, dans sa puissance de travail, dans son enthousiasme pour sa belle science qu'il puise une partie de la force qui lui permet de surmonter ces découragements qui, nous le répétons, faillirent plusieurs fois lui faire abandonner la Botanique. Mais ce qui lui permit surtout de ne se laisser jamais abattre, c'est le profond sentiment qu'il possédait que la tâche scientifique' qu'il avait entreprise était le devoir de sa vie : la science est un apostolat, elle doit aboutir
162' MARCEL MIRANDE.
à la découverte du vrai pour la plus grande gloire du Créateur de toutes choses, elle est un moyen de servir Dieu ; puisqu'il a l'honneur de pouvoir contribuer pour aussi peu que ce soit au grand oeuvre de la Science, il doit poursuivre sa tâche jusqu'au bout !
Ce travailleur solitaire, ce bénédictin, avait un caractère qui l'isolait un peu du commerce des hommes. Tout entier consacré à la science, l'esprit toujours perdu dans la recherche philosophique des questions ardues du genre et de l'espèce, dans les problèmes biologiques suscités par ses constantes observations, il ne se plaisait que dans la contemplation de la Nature, et lorsque quelque réalité de la vie matérielle venait l'en distraire, on découvrait parfois un Arvet-Touvet bourru et grognon.
Mais c'était un grognard au coeur d'or ! Ses parents, ses amis excusaient d'avance ses bourrades et ses moments de mauvaise humeur. C'était un homme de grande bonté, dont la conversation spirituelle et enjouée était pleine de charme. Il n'avait de
véritable antipathie que pour les transformistes ou plutôt
pour leurs doctrines et se consolait à la pensée que les théories évolutionnistes seraient tôt ou tard renversées par les faits.
Ceux qui ont eu l'honneur d'être ses confidents, comme Saverio Belli et Gaston Gautier, ceux qu'une communauté d'idées scientifiques a rapprochés de lui, les quelques vieux amis de son âge qu'un dîner fraternel réunissait parfois à Grenoble, ont apprécié la noblesse élevée de ses sentiments.
Sa vie fut celle d'un savant intègre et consciencieux, Après avoir passé cette vie à l'étude d'une question hérissée de difficultés, il ne se glorifiait pas des mérites de son oeuvre, mais, nous l'avons dit déjà, les appréciait avec• modestie. Il savait que, malgré son travail opiniâtre, il n'a pas tout vu ; que sur bien des points, malgré sa bonne volonté, il a mal vu. Tous ses écrits sont marqués au Coin de la plus haute probité scientifique.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 163
Il pouvait dire, comme Montaigne, pour marquer sa confiance et sa défiance à l'égard de son oeuvre :
Ma conscience ne falsifie pas un iota ; mon inscience ie ne sçay.
Sous le voile superficiel et factice d'un léger scepticisme, c'était un chrétien convaincu, un croyant : la mort était pour lui le moyen d'aller enfin jouir de la Vérité suprême auprès du Dieu d'où sont sorties toutes les choses.
Né à Gières, ayant passé toute sa vie à Gières, il avait l'amour de la terre natale et appréciait grandement la consolation de pouvoir y dormir pour toujours. Il écrivait un jour à son ami Belli — et c'est la dernière citation que nous détachons de cette correspondance dont nous avons extrait de si nombreux fragments :
Votre lettre m'a fort touché. Ah ! comme je comprends bien votre
amour, immense, immortel, pour votre petit clocher ! Cette neige qui en est le symbole et que vous portez dans votre coeur partout où vous allez, quoi de plus touchant au monde ! Vous voulez la revoir et reposer un jour sous son doux linceul ! Chère grande âme, je vous reconnais bien là !... Quand nous ne serons plus, la douce paix sous la neige de la petite patrie !
Et dans le petit cimetière de Gières adossé à la colline boisée qui se trouve dans la propriété d'Arvet-Touvet, nous nous sommes arrêté, il y a quelques jours, avec émotion, devant la tombe où, sous le blanc manteau qui lui était cher, repose le botaniste dauphinois, tombe où le vaillant soldat de 1870 est descendu quelques mois trop tôt, avant d'avoir vu la grande guerre libératrice et la revanche qui s'approche !
164 MARCEL MIRANDE.
Publications d'Arvet-Touvet.
1871. — Essai sur les Plantes du Dauphiné. Diagnosis specierum
specierum vel dubio proeditarum. — Grenoble, imp. de Prudhomme, rue Lafayette, 14.
1872. — Essai sur l'Espèce et les Variétés, principalement dans
les Plantes. — Grenoble, imp. de Prudhomme.
1873. — Monographie des Pilosella et des Hieracium du Dauphiné,
Dauphiné, de l'Analyse de quelques autres plantes. — Grenoble, imp. de Prudhomme.
1876. — Supplément à la Monographie des Pilosella et des
Hieracium du Dauphiné, suivi de l'Analyse de quelques
• autres plantes. — Grenoble, imp. et lith. Veuve Rigaudin.
1880. — Essai de Classification sur les genres Pilosella et Hieracium,
Hieracium, pour les Espèces et les Formes de la région Sud-Ouest de l'Europe. — Bull, de la Soc. Dauphinoise pour l'échange des plantes, p. 278-292. Grenoble.
1881. — Spicilegium rariorum vel novorum Hieraciorum prsecipue
prsecipue et Europaearum. — Grenoble, imp. et lith. Veuve Rigaudin.
1882. — Lettre à M. Malinvaud au sujet de VHieracium cymosum (11 janvier). — Bull, de la Soc. Bot. de France, t. XXIX, séance du 29 fév., p. 97.
1883. — Notes sur quelques plantes des Alpes, précédées d'une
Revue des Hieracia Scandinavie exsiccala de C.-J. Lindeberg. — Grenoble, imp. et lith. Veuve Rigaudin.
— Notes sur quelques plantes des Alpes, lor supplément. Juin 1903. — Grenoble, imp. et lith. Veuve Rigaudin.
1885. — Commentaire sur le Genre Hieracium. — Compte Rendu de l'Association Française pour l'Avancement des Sciences, Congrès de Grenoble 1885, p. 426.
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRÉ. 165
1886. — Spicilegium rariorum vel novorum Hieraciorum. Supplément 1. — Grenoble, imp. et lith. Veuve Rigaudin.
— Spicilegium rariorum vel novorum Hieraciorum. Supplément 2. — Paris, lib. Jacques Lechevalier, rue Racine, 23.
1888. — Les Hieracium des Alpes françaises ou occidentales de l'Europe, 127 pages. — Lyon, Genève, Bâle : Henri Georg, lib. ; Paris : J. Lechevalier ; et Bull. Ann. Soc. linnéenne de Lyon, t. XXXIV, 1887.
1894. — Hieracium nouveaux pour la France ou pour l'Espagne, en collaboration avec Gaston Gautier, 1" partie. — Bull, de la Soc. Bot. de France, t. XLI, p. 328 et suiv.
1897. — Hieraciorum novorum descriptiones. — Bull, de l'Herbier Boissier, t. V, n° 9, sept. 1897, Genève.
— Révision des Epervières de l'Herbier de Haller fils. — Annuaire du Conservatoire et du Jardin botaniques de Genève, lpe année, 1897.
— Elenchus Hieraciorum novorum vel minus cognitorum proesertim in Herbario Delessertiano asservatorum. •— Ann. du Cons. et du Jard. botaniques de Genève, 1" année, 1897.
— Sur un nouveau genre de Chicoracées. — Ann. du Cons. et du Jard. botaniques de Genève, 1" année, 1897.
1902. — Notes sur quelques Hieracium critiques ou nouveaux de l'Herbier Delessert. — Ann. du Cons. et du Jard. botaniques de Genève, 6e année, 1902.
— In E. Wilczeck : Notes sur les Hieracium des Alpes Suisses et limitrophes. — Bulletin de la Murithienne, Soc. valaisane des Se. nat., fasc. XXXI, 1902.
1905. — Hieracium nouveaux pour la France ou pour l'Espagne, en collaboration avec Gaston Gautier, 2e partie. — Bull, de la Soc. Bot. de France, t. LI.
1907. — De quibusdam Hietoclis seu novis, seu maie cognitis
166 MARCEL MÎRANDÈ.
et confusis Italise vicinarumque Regionum. — Ann. du Cons. et du Jard. botaniques de Genève, X, 1906-1907.
1908. — Hieraciotheca Gallica et Hispanica, en collaboration avec Gaston Gautier. Exsiccala en 20 fascicules, chacun avec une table des matières. — Table générale des espèces, variétés et synonymes. — Narbonne, imp. F. Gaillard. — Les Hieraciotheca ont été publiés en dix exemplaires déposés dans les dix établissements scientifiques d'Europe dont la liste a été donnée dans le présent Mémoire.
1913. — Hieraciorum proesertim Gallise et Hispanioe Catalogus systematicus, 480 p. — Paris, lib. des Se. nat. Léon Lhomme.
Collections d'Arvet-Touvet.
Les héritiers d'Arvet-Touvet ont fait don à la Faculté des Sciences de l'Université de Grenoble des Herbiers à'Hieracium du botaniste de Gières.
Ces collections sont déposées dans les Galeries des Herbiers de l'Institut de Botanique, dans une petite salle qui porte le nom d'Arvet-Touvet. Nous avons placé aussi dans cette salle tout ce que nous avons pu recueillir des manuscrits et de la correspondance de ce savant.
Mm* veuve Gaston Gautier et M. Armand Gautier, membre de l'Institut, ont bien voulu se dessaisir, sur notre prière, des lettres écrites par Arvet-Touvet à Gaston Gautier de 1903 à 1911. Ces lettres sont également déposées dans la salle Arvet-Touvet.
Dans sa séance du 6 juin 1914, le Conseil de l'Université de Grenoble, sur notre demande, a décidé de faire graver le nom d'Arvet-Touvet sur le marbre des Bienfaiteurs de l'Université.
Les collections d'Arvet-Touvet sont les suivantes :
1° Hieraciotheca Gallica et Hispanica ;
2° Hieracia Scandinavica exsiccala de C.-J. Lindeberg ;
ARVET-TOUVET ET SON OEUVRE. 167
3° Hieracia Noegeliana de Noegeli et Peter ; 4" Herbier général des Hieracium.
Cet herbier est classé (à part quelques légères variantes) suivant le Conspectus dispositionis du Catalogus systematicus. Cette riche collection est contenue dans 28 cartons. . Toutes ces collections sont placées dans les meubles mêmes qui les contenaient du vivant d'Arvet-Touvet.