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Titre : Le Supplément illustré de la Revue hebdomadaire

Éditeur : Plon (Paris)

Date d'édition : 1929-04-20

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb390971891

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb390971891/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Description : 20 avril 1929

Description : 1929/04/20 (A38,N16).

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k5732190w

Source : Bibliothèque nationale de France

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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(6 38' Année - 20 Avril 1929 3 FR"

LA REVUE

HEBDOMADAIRE

P1EIUIE FEIIVACQUE La Vie orgueilleuse de Trotski

(I).. 259

FHANC-NOUA1N Nos enfants et nous 2S9

/ CONFÉRENCE DE LA 'SOCIETE

\ Di:s CO\FEI:I-:MCES « .■

ANDRE 1ÎFXLESSOUT ■ Victor Hugo. X. De l'année

I terrible à l'année fatale

(fin.) 297

A. DE GOUEÉVITCH Face au boiohevisme : Une

erreur à éviter 321

FRANZ WEKFEL La Mort du petit bourgeois

de Vienne (II) (fin) (traduction d'Alexandre Vialatte). .. 333

JEAN BAL DE La Vie littéraire : Deux livres

sur Jeanne d'Arc 361

SI A UCEE BIUON Littérature étrangère : Ulysse,

par James Joyce 365

LOUIS LATZAHUS Chronique politique : Les mépris de M. Daladier 368

LIBRAIRIE PLON^^fpS^ancière — PARIS (6»)



LA REVUE

HEBDOMADAIRE

ET SON SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ

FONDÉE EN 1891 PAR PLON-NOURRIT ET O, ÊD1TE.URS

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RÉDACTEUR EN CHEF : ROBERT DE SAINT JEAN «S" <=$=>

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LE SUPPLEMENT ILLUSTRE DE LA REVUE HEBDOMADAIRE

N"« Série (25« Année) N" 16

20 Avril 1929

TROTSKT

32249. — ci La Revue hebdomadaire », où paraissait récemment la première biographie objective de Lénine, commence aujourd'hui la publication d'une Vie de Trotski, due à la plume de M. Pierre Fervacque, qui permet d'apprécier ce que signifierait pour nous le retour au pouvoir du chef bolchevik actuellement exilé.


EN EXIL

(Photo Meurisse.) 32250. — On voit que l'ex-commissaire du peuple, qui s'apprête icilà faire une promenade en auto à Angora en compagnie de sa femme, n'a plus le même aspect que sur le portrait plus ancien que nous publions à la page précédente.


A METZ

(Photo Meurisse.)

32251. — On vient d'inaugurer, en' présence du général Weygand qui a prononcé un remarquable discours,

la statue élevée au général Mangin.

Le général Mangin, on se le rappelle, a souvent honoré la Revu* hebdomadaire de sa collaboration.


LES FÊTES DU CINQUIÈME CENTENAIRE

(Photo Harlingue.)

32252. — Jeanne d'Arc telle qu'elle était incarnée à la reconstitution historique qui s'est déroulée au Grand Palais le 12 et le 13 avril.


VICTOR HUGO

32253. — Un portrait du poète à l'époque de « l'Art d'être grand-père ».

M. Ant^é Bellessort termine aujourd'hui par une leçon sur la glorieuse vieillesse de Victor Hugo, son cours de la « Société des Conférences •.


LE LIVRE DONT ON PARLE

(Portrait inédit de L.-A. Guillot ) 32254. — Julien Gxeeri.

Léviathan, le dernier roman de Julien Green dont notre directeur rendra longuement compte prochainement, vient de paraître. Plus encore que dans cette Adrienne Mesurât révélée par la Revue hebdomadaire s'affirme dans Léviathan le don d'imposer au lecteur, de la première à la dernière page, une émotion extraordinaire, et ce don égale ce jeune romancier aux plus grands

PARIS. TYPOGRAPHIE PION, 8, JRUB GARANCIÈRB. — IQ2Q. 37917-




LA VIE ORGUEILLEUSE

DE

TROTSKI

La Revue hebdomadaire a publié il y a peu de temps une Vie de Lénine de M. Pierre Chasle qui formait lepremier document objectif sur la question et qui, à ce titre, a retenu tout â*e suite Vattention d'un large public. Après le nom de Lénine, un autre nom vient aussitôt à l'esprit : Trotski. Il nous a paru intéressant de publier après le livre de M. Pierre Chastes une biographie de l'autre grand artisan de la révolution bolchevique. L'auteur de ces pages, M. Pierre Fervacque, est bien connu de nos lecteurs, et l'on se souvient du portrait qu'il a peint pour nous, avec ses propres souvenirs, de l'ex-généralissime rouge Mikaïl Toukatchewsky. Sa Vie de Trotski a contrôlé soigneusement la plupart des sources où elle pouvait puiser et a été écrite sans passion, ce qui ne l'empêche pas de rendre le son d'un grave avertissement. On sait, d'autre part, que l'ancien commissaire du peuple se trouve exilé de son pays, et d'Angora, où il a trouvé refuge, a demandé l'hospitalité à plusieurs nations sans obtenir encore aucun permis de séjour. Aussi, sans perdre sa valeur historique, le récit de M. Pierre Fervaque revêt-il d'abord un caractère d'actua- . lité.

N. D. L. R.


2J0 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

I

Le gouvernement français accueillera-t-il Trotski? Je l'ignore. L'amour du pittoresque n'est pas une qualité d'homme d'État et pas davantage la fantaisie. Il eût été beau cependant de recevoir en réfugié le créateur de l'armée rouge, l'homme qui rêva de conquérir l'Europe et de rééditer les invasions barbares. Mais Trotski, excommunié par la IIIe Internationale, accusé de trahison envers le prolétariat mondial, repoussé à la fois par les dictateurs du Kremlin et par le monde civilisé, garde intacte sa superbe. Sa foi et sa volonté révolutionnaires n'ont pas faibli. Il déclare la guerre à notre continent au moment même où il se présente à ses portes en suppliant. Et sans doute cet orgueilleux parle-t-il encore à ses proches de « cette vieille canaille d'Europe » comme il le faisait il y a treize ans, au moment de s'embarquer pour les États-Unis d'Amérique.

Il y a de la grandeur, une grandeur démoniaque, chez cet exilé, qui fut plus puissant qu'un empereur et quj faillit déchaîner à jamais sur le monde les forces mauvaises. Juif magnifique, animé du génie de la destruction universelle, il erre inquiet, inapaisé, ne sachant où fixer sa tente, persuadé cependant qu'il retrouvera sa puissance perdue, à laquelle s'ajoutera une haine plus forte.

L'homme toutefois a le sens de l'honneur —• et peutêtre est-il le seul dans la cohorte révolutionnaire qui mérite cet éloge. Pour Lénine, l'honneur n'existait pas et seul comptait le dessein à réaliser. Pour Staline, il en est de même. Lénine, Staline, si différents l'un de l'autre par ailleurs, se ressemblent par leur réalisme, leur âpre volonté, leur insouciance du juste et de l'injuste. Trotski, si despotique que soient sa doctrine et son tempérament, apparaît, du reste bien à tort, comme une victime de la


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 2ÔI

tyrannie, comme un champion de la liberté. Lénine et Staline sont des paysans à demi asiatiques, rusés, cruels, sans générosité de caractère. La coiffure préférée de Wladimir Illitch était la casquette du moujik industrialisé. Il y avait chez lui une vulgarité profonde, le mépris de l'élégance. Il répétait avec entêtement des lieux communs jusqu'à ce que ces lieux communs eussent pénétré dans les dures têtes de ses auditeurs. Trotski a toujours eu quelque souci de raffinement. Il a aimé les uniformes, l'éclat des armes et, dans ses discours, l'éclat des images. Marx et Lassalle, Lénine et Trotski, cette alliance de noms vient d'elle-même à l'esprit, malgré les divergences énormes des uns et des autres.

Mais voici qui est plus paradoxal. Trotski a un certain sens de la patrie que Lénine ne possédait à aucun degré. Et cependant Lénine était issu du sol russe, de la race russe, alors que Trotski compte parmi ces universels déracinés que sont les Juifs.

■— Trotski me séduit, me disait le jeune Mikaîl Toukatchevski, futur généralissime rouge. J'irais à lui volontiers, bien qu'il soit Juif. Je n'irais jamais à Lénine.

Et c'est Trotski qui décida Broussilof à devenir le haut conseiller militaire des Soviets.

Entendons-nous cependant. La patrie de Trotski est toute messianique. Si ce Juif préfère la Russie, c'est parce qu'elle est devenue la première forteresse de la révolution d'où pourront partir les attaques contre le capitalisme, où l'armée rouge a la faculté de se concentrer, de se tendre avant l'assaut, et aussi de panser ses plaies en cas d'échec. Mais il se préoccupera cependant de ménager cette patrie, tandis que Lénine n'avait à ce sujet aucun scrupule.

Il y eut même quelques nuances d'atténuation dans le défaitisme de Trotski pendant la guerre. Serait-il rentré en Russie en 1917 dans les fourgons de l'Allemagne? On ne sait, mais le fait est qu'il n'est pas rentré de cette


2Ô2 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

manière et on peut à la rigueur le faire bénéficier du doute. Son opposition à Lénine à Brest-Litovsk, ses tentatives pour continuer la guerre, viennent encore à sa décharge.

* * *

Il est difficile de définir entièrement cet homme si vivant et si divers, et dont la carrière n'est pas terminée. Trotski est jeune. A cinquante ans, la vie s'ouvre encore sur de vastes horizons. L'énigme de la révolution russe subsiste, toujours aussi troublante. Dans quel sens serat-elle résolue? Peut-être un jour Staline rejoindra-t-il Trotski à l'étranger, tandis que s'élèvera à Moscou une dictature militaire. Peut-être aussi, et plus vite encore, devra-t-il céder la place à l'opposition -— laquelle serait alors contrainte d'ouvrir les vannes à la démocratie. Tout est mouvant dans cette étrange révolution où les nuances doctrinales qui divisent les despotes sont presque indéfinissables, où chacun d'eux hésite à en arriver à l'exécution de l'adversaire parce que tous savent bien que la fusillade d'un seul serait le signal d'un massacre permanent et du suicide collectif du bolchevisme.

Du passé de Trotski ressort cependant ceci : ou bien il sera le chef suprême ou bien il restera en exil. L'orgueil de ce Juif ne lui permet ni de partager le pouvoir avec d'autres, ni d'accepter un poste secondaire. La tentative a été faite en 1925-26 au temps de la « troïka » StalineKamenev-Zinoviev. Elle a échoué. Seul Lénine était parvenu à se subordonner cette volonté trop personnelle et il voyait bien qu'après lui Trotski serait tout ou ne serait rien.

Seulement, dans le cas où Trotski reviendrait au pouvoir, personne ne peut dire dans quel sens il exercerait la dictature : renforcement sans doute de l'influence des ouvriers industriels, lutte contre l'envahissement de l'influence paysanne. Mais la personnalité de Trotski sup-


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 263

porterait-elle les éternelles entraves que les collectivités syndicales et bureaucratiques mettent à l'action du gouvernement? Voilà qui est bien douteux. L'ancien chef de l'armée rouge qui manque de la qualité essentielle d'un homme d'État, le sens de la diplomatie, serait contraint très vite de s'appuyer sur la force militaire et l'on ne sait trop où cela pourrait le conduire.

Et c'est là ce qui fait en ce moment sa faiblesse. Ses * adversaires ont eu beau jeu de lui reprocher ce néobonapartisme, cette avidité orgueilleuse de dominer et d'être seul. Cependant Trotski a refusé naguère l'offre de la toute-puissance. Lénine, se sachant perdu, lui demanda de le suppléer à la présidence du Soviet des commissaires du peuple et du Conseil du travail et de la défense, le désignant ainsi pour son successeur. Trotski refusa. Pour gouverner, il lui eût fallu manoeuvrer, diviser ceux qui, du vivant de Lénine, formaient déjà bloc contre lui. Il se fût heurté constamment à Staline à Zinoviev, à Dzerjinski, à Boukharine, à la vieille garde léniniste dont il n'était pas, à ceux qui, doctrinalement, furent toujours d'accord avec le dieu, parce qu'ils n'osaient pas être avec lui en désaccord. Mais surtout Trotski ne voulait tenir le pouvoir suprême de personne, il espérait s'imposer, se faire imposer par les masses ouvrières et le parti communiste dont il était alors l'idole. Et peut-être n'a-t-il pas renoncé encore à ce rêve. Dans son exil, il se garde de s'élever contre le parti communiste qui l'a exclu cependant, il proteste seulement contre la bureaucratie. Il espère que cette bureaucratie devra céder un jour à la pression des masses. Il croit que sa popularité renaîtra. Et c'est pourquoi, dans son indiscipline effective à la bureaucratie bolcheviste, il prétend rester discipliné envers la révolution. Mais la révolution, pense-t-il, c'est lui-même.

Une telle confiance en soi serait invincible si elle était accompagnée d'une méthode politique. Mais Trotski a


264 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

trop de mépris pour ses adversaires et ne s'en soucie pas. Il y a quelque chose de vrai dans l'apostrophe du poète officiel des Soviets, Denian Biedny, — car on a mobilisé aussi les poètes contre Trotski : « Comment oses-tu te comparer à Lénine? Pour apprécier le bon grain ou la mauvaise soupe, on ne peut prendre la même mesure. Lénine aimait le parti. Toi, Trotski, tu n'aimes que toi, et pour toi tous les autres sont des idiots. »

Cette même suffisance a perdu Danton et, à ce point de vue, Trotski a des traits communs avec le truculent ennemi de Robespierre : éloquence puissante, violence du verbe, emploi du mot à l'emporte-pièce, fureur devant l'opposition, ardeur combattive, impétuosité que Lénine avait parfois bien de la peine à modérer. « Il est curieux de voir comment les choses militaires sont entrées dans la tête de Trotski, disait Tchitchérine en 1918. Il y a peu de mois Lénine l'empêchait de déclarer la guerre à l'Allemagne. Maintenant c'est encore le calme réfléchi de Lénine qui l'empêche de déclarer la guerre aux Alliés. »

Ainsi Trotski incarne le romantisme de la révolution russe. Alors que Lénine aurait passé presque inaperçu dans une troupe d'instituteurs endimanchés, Trotski, avec son nez proéminent, son front largement découvert couronné de la masse brune des cheveux, ses lèvres épaisses et sensuelles, apparaît comme le génie d'une révolution cruelle et messianique.

II

Il n'est guère possible d'écrire une vie de Trotski, puisque la carrière de ce révolté-né n'est pas terminée. On risque de donner trop d'importance à certains épisodes au détriment de l'essentiel. Il faut donc se borner à quelques paysages, tracer rapidement quelques traits


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 265

de son enfance et de sa jeunesse pour en venir à la véritable raison d'être de cette existence si heurtée et si personnelle, nous voulons dire à la période révolutionnaire.

Léo Davidovitch Bronstein était le cadet d'une riche et nombreuse famille israélite attachée depuis de longues années au sol de la Khersonèse. Comment cet enfant accoutumé à une vie large, et qui n'avait sous les yeux que des exemples « bourgeois » a-t-il pu se transformer de la sorte? Nous ne nous chargeons point de l'expliquer. Sa race même n'y suffit pas. Les Bronstein en effet n'avaient pas trop à se plaindre du régime tsariste. Alors que dans d'autres provinces russes, les Juifs ne pouvaient posséder la terre, et vivaient parqués dans les ghettos où les microbes de la révolte naissaient naturellement et comme par génération spontanée, — dans celle de Kherson ils avaient pu prendre racine.

C'est dans un vaste domaine agricole que l'enfant grandit. Il respira largement l'air salubre des prairies, des steppes, des premiers vignobles qui s'inclinent vers la mer Noire. La terre est « conservatrice » et il est rare qu'un paysan, qu'un propriétaire terrien, quels que soient les mouvements de sa vie, ne revienne tôt ou tard aux traditions ancestrales. Mais, pour un israélite, c'est autre chose.

Dans son petit village de Janovka, le jeune Léo Davidovitch apprenait, parmi ses frères et ses soeurs, la crainte du Dieu d'Israël et le respect de la propriété. Aujourd'hui plusieurs de ses proches, chassés de leur domaine par la révolution que Trotski lui-même a déchaînée, vivent dans l'exil. Trotski a un oncle, boursier à Paris, des cousins déracinés qui partagent les regrets et les espoirs des blancs. Une de ses soeurs cependant est mariée à Kamenev. Et qui sait si, de la sorte, le destin d'une race, arrêté et comme accroché quelques années par la terre, n'a pas repris son cours logique et fatal...


266 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

La plupart des révolutionnaires d'origine bourgeoise furent de très brillants sujets dès leur enfance. Trotski n'a pas manqué à cette tradition. Il manifesta très tôt une intelligence extraordinaire qui faisait le ravissement de David Bronstein, son père, mais qui était soutenue par un tempérament d'une violence rare. Le bon fermier essaya de la canaliser en utilisant l'enfant à son service en qualité de secrétaire.

Le personnel de l'exploitation agricole était fort nombreux et c'était un travail important que de compter exactement les gages dus à chacun, d'autant plus que les absences, les jours d'ivresse, n'étaient pas rares. C'était le jeune Davidovitch qui, dès sa huitième année, tenait ces registres et il les tenait avec une exactitude rapide mais impeccable, additionnant les journées de travail, diminuant du total les journées d'absence sans oublier les dommages causés par les travailleurs peu consciencieux. Déjà cependant il avait un sens profond de la justice stricte. C'est ainsi qu'un jour, le père Bronstein se querellant avec l'un de ses ouvriers, vit surgir devant lui son petit secrétaire de huit ans qui lui déclara froidement que l'ouvrier avait raison et qu'il lui était dû plus qu'on ne lui donnait.

David Bronstein envoya Léo Davidovitch à l'école réale de Nikolaïef. On sait que l'école réale correspondait à peu près à notre enseignement secondaire moderne, sans latin ni grec. Alors que Lénine possédait une solide culture classique, Trotski peut donc, en quelque sorte, être considéré comme un primaire, très supérieur naturellement. Il fut un élève remarquable, mais déjà ses maîtres le considéraient comme une « tête brûlée ». Et non sans raison, puisqu'ils durent l'exclure à la suite de divers incidents, dont l'un est assez curieux. Un de ses condisciples, nommé Vakker, avait été expulsé de l'établissement pour sa conduite et son travail déplorables. Trotski estima que ce renvoi était injuste et se préoccupa


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 267

aussitôt de fomenter une petite révolution, un « grand soir » en miniature, afin de faire renvoyer à son tour le professeur français responsable de l'expulsion du mauvais élève. Manifestations violentes, lettre de protestation aux autorités scolaires, rien ne manqua à l'affaire. A la suite de quoi le chef de cette révolte enfantine fut conduit devant le principal du collège par son professeur, qui, le doigt tendu vers lui, s'écria : « Le meilleur élève de ma classe est un monstre moral. » Trotsld fut donc renvoyé. « Laissez-moi vous répéter que c'est un mauvais garçon, dit le principal à l'oncle de Trotski. Il tient tous ses camarades en son pouvoir. Ce jeune homme deviendra un citoyen dangereux pour la société. Nous ne pouvons le garder. » Le brave homme ne croyait sans doute pas si bien dire...

Seulement Léo Davidovitch, tout en étant un monstre moral, n'en était pas moins l'orgueil de son collège. Le conseil de la faculté se montra indulgent et l'arrêté d'expulsion fut retiré. Trotski a passé sa vie à se faire expulser et à tenter ensuite de faire rapporter les arrêts d'expulsion.

Il était naturellement incorrigible et les incidents se multiplièrent pendant la durée de ses études à Nikolaïef et à Odessa. Il y avait un professeur paresseux qui distribuait par douzaines des sujets de composition, mais ne les corrigeait jamais. Trotski ayant écrit un long essai qui lui avait demandé beaucoup de travail et de recherches, n'en entendait plus parler. Il monta aussitôt un nouveau chahut. L'un des élèves fut chargé de demander en pleine classe, qu'aucun devoir ne fût donné si le précédent n'avait pas été corrigé. Il le fit timidedement, mais le professeur le mit à la porte. Trotski intervint alors à son tour avec violence. On ne le chassa pas cette fois sous le curieux prétexte qu'il l'avait été déjà. On le punit seulement de vingt-quatre heures de solitude. Mais désormais les devoirs furent corrigés.


268 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

Max Eastman, qui s'est fait l'apologiste de Trotski» assure que ces incidents démontrent que l'enfant était un révolutionnaire prédestiné. Tout cela cependant ne dépasse guère le cadre des petites jacqueries courantes dans certains collèges. Tout au plus pourrait-on en conclure que le jeune Juif de Kherson avait une âme ardente et un tempérament turbulent.

Plus grave et plus significative était l'impiété foncière de Léo Davidovitch, une impiété pour ainsi dire enthousiaste, que déjà l'enfant claironnait à tous les échos. On l'accusa d'avoir profané les icônes sans preuves précises. Toutefois Trotski se proclamait athée et manifestait le même mépris pour le Dieu des chrétiens que pour celui des Juifs, au grand scandale de sa famille. C'est un fait qu'aujourd'hui encore les communautés israélites n'ont pas pardonné à Trotski son impiété et le considèrent un peu comme un mauvais ange, l'ange rebelle. Le rire sarcastique qui est bien dans la manière de l'ancien commissaire du peuple, son visage méphistophélique leur donnent quelque peu raison...

A la vérité, Trotski est surtout un polémiste, un pamphlétaire et l'est resté jusqu'à présent. Du journaliste d'opposition il a l'ironie, la violence, l'ardeur combattive, et aussi le style heurté et brillant. Alors que Lénine restera le doctrinaire et le réalisateur de la révolution, Trotski en est le soldat un peu fantaisiste, aimant à combattre en franc-tireur, trop orgueilleux pour se plier à la discipline d'un parti ou d'une secte, trop plein de talent pour ne pas être irrespectueux.

* * *

Les universités du tsarisme furent les séminaires de la révolution. Et cela donne à réfléchir. Prenez l'un après l'autre les chefs du bolchevisme, vous les trouverez presque tous marqués du sceau de l'Aima mater, Lénine


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 269

en tête ; Kamenev a fait ses études secondaires et est entré à l'Institut de technologie ; Rikov était en rhétorique quand il fit à Saratov connaissance avec les déportés ; Zinoviev, originaire de Kherson, comme Trotski, fut lui aussi un élève appliqué et, jusque dans les années d'exil, piocha ses classiques ; Dzerjinski lui-même commença sa carrière d'agitateur, alors qu'il accomplissait ses études au collège de Vilna. Voilà qui est fantastique : Dzerjinski faisant « ses humanités ! » Trotski, nous l'avons vu, suivit les cours de l'école réale avant d'entrer à l'Université. Mais dans sa vie mouvementée il ne manqua jamais de poursuivre ses études, même quand, entre deux policiers, on le conduisait à une frontière.

Mais pour que toute une jeunesse fût intoxiquée de la sorte par l'alcool révolutionnaire, il fallait bien qu'il y eût quelque chose de pourri dans l'empire du tsarisme. Car enfin on ne conçoit pas que l'idéal pour des adolescents doive être nécessairement la révolte. L'opposition, oui sans doute. Un jeune homme béatement satisfait de l'état des choses existant, un jeune homme prud'hommesque qui admire les institutions et l'ordre établi, manque d'ordinaire de cette flamme intérieure, de cette sève ardente qui fait le charme et la beauté de la vingtième année. Mais l'unanimité de l'esprit révolutionnaire est un signe grave pour une nation et l'on s'étonne que le gouvernement tsariste — mais il était captif dans les glaces bureaucratiques — ne s'en fût pas aperçu.

J'ai reçu les confidences de quelques-uns de ces jeunes hommes pendant une captivité commune en Allemagne et je revois leurs visages mélancoliques quand ils analysaient les causes du bouleversement de leur nation.

« Tout peuple qui méprise l'intelligence, me disait l'un d'eux, tout peuple pour qui l'argent, la naissance, la fonction publique est supérieure dans l'échelle des valeurs morales à l'étude désintéressée, à l'art, à la recherche de la vérité et de la beauté, est un peuple perdu. On ne com-


270 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

pose pas avec le matérialisme. S'il est le premier dans l'ordre social, il ne tarde pas à détruire tout le reste.

Et un autre ajoutait : « Il était impossible qu'un étudiant, naturellement épris de générosité, ne devînt pas révolutionnaire. La plupart des étudiants étaient pauvres, les riches et les nobles fréquentant peu les universités. Ceux qui s'y trouvaient étaient vite gagnés par cette même flamme. On pourrait presque comparer l'enivrement révolutionnaire de la jeunesse slave avant 1914, et depuis longtemps auparavant, à l'enivrement de science et de poésie de votre Renaissance. Mais le résultat, hélas ! en est bien différent. Nous écoutions la voix de nos aînés en exil, comme les jeunes pléiades de votre seizième siècle écoutaient la voix des morts antiques exhumée des bibliothèques. »

La province de Khcrson, dans les années quatre-vingts, était particulièrement prospère en culture révolutionnaire. Sans doute à cause des Juifs nombreux qui hantaient ses écoles. Trotski y connut Grégori Evseievitch Zinoviev, de quatre ans plus jeune que lui, mais qu'il n'aima jamais et à qui il a toujours reproché sa pleutrerie et ses trahisons. On ne peut accuser au contraire le créateur de l'armée rouge de manquer de courage intellectuel et physique.

Le jeune Léo Davidovitch n'eut pas à se dégager du terrorisme et du militarisme comme dut le faire Lénine. Il s'était affilié à l'Union ouvrière du sud de la Russie dont les centres importants se trouvaient à Nikolaïef et à Odessa. A dix-huit ans, le marxisme l'avait pris tout entier, mais un marxisme qui n'est pas tout à fait celui de Lénine et qui n'est pas davantage celui de Plékhanov et de Martov. L'action consistait en conférences, en parlotes, ces parlotes si chères aux Russes dont l'amour de la spéculation est infini.

A ce moment déjà la doctrine de Trotski était bien arrêtée. Sans doute croyait-il comme les théoriciens social-


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 27I

démocrates que la conquête du pouvoir était le but suprême, et que la dictature du prolétariat serait la seule méthode de gouvernement. Mais il ne pensait pas que cette conquête et cette dictature qui en étaient la condition suffiraient à une transformation des moeurs cependant indispensable à une révolution profonde. Il y fallait autre chose qu'il a exposé dans un article peu connu, publié en 1923, et sur lequel il importe de s'arrêter, si l'on veut bien saisir les nuances de la pensée de l'exilé d'aujourd'hui.

« La conception politique est une chose, disait-il, les moeurs en sont une autre. La politique est souple, les moeurs sont stagnantes et tenaces. C'est pourquoi nous observons tant de conflits d'autant plus pénibles qu'ils ne trouvent pas leur expression dans la vie sociale^ La littérature et le journalisme ne les reflètent pas. Notre presse n'en dit rien. Les nouvelles écoles littéraires qui veulent aller avec la révolution ignorent les moeurs. Elles se préparent à transformer la vie et non à la dépeindre. On ne peut pourtant pas tirer les moeurs nouvelles du néant. Il les faut édifier avec les éléments existants susceptibles de développements. Aussi faut-il d'abord savoir quels sont-ils. Ceci concerne non seulement l'action sur les moeurs, mais en général toute activité humaine consciente. Il faut donc savoir ce qui est, et dans quel sens ce qui est se transforme pour avoir la possibilité de participer à la création des moeurs. Montrez-nous, montrezvous d'abord à vous-mêmes — ce qui se passe à la fabrique, dans le milieu ouvrier, à la coopérative, au club, à l'école, dans la rue, au cabaret : sachez le comprendre, c'est-à-dire y situer les survivances du passé et les germes de l'avenir. »

Ainsi Trotski s'éloigne quelque peu du matérialisme historique. Il ne croit pas à une transformation sociale profonde sans une réforme des moeurs qui peut et doit être provoquée par l'Intelligence, c'est-à-dire par les


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artistes, les poètes, les écrivains. « Pour s'élever à un degré plus haut de culture, la classe ouvrière, et tout d'abord son avant-garde, doit reviser consciencieusement ses moeurs. A cette fin, elle doit en prendre conscience. La bourgeoisie, représentée par ses intellectuels, a rempli cette tâche dans une large mesure, avant même d'accéder au pouvoir. Alors qu'elle n'était encore qu'une classe possédante reléguée dans l'opposition, les peintres, les poètes, les publicistes, l'aidaient à penser ou pensaient pour elle. »

Il est vrai que plus loin Trotski revient à l'orthodoxie marxiste en assurant que l'on ne peut « rationaliser les moeurs; c'est-à-dire les mettre en conformité avec les exigences de la raison, sans rationaliser la production », c'est-à-dire sans réaliser économiquement le socialisme, car,"" dit-il, « les racines profondes des moeurs sont précisément dans la production, et le socialisme seul tend à soumettre à la raison humaine toute la production ». Mais il s'empresse d'ajouter que « les moindres succès dans le domaine des moeurs équivalent à une élévation du degré de culture de l'ouvrier et de l'ouvrière, augmentent tout de suite nos possibilités de rationalisation de la production, et, partant, d'accumulation socialiste, celle-ci devant à son tour nous permettre de nouvelles conquêtes dans les moeurs ». Il y a, à son avis, interdépendance. Sans doute « l'économique est le principal facteur historique, mais on peut ne l'influencer que par l'organe de la classe ouvrière, en élevant sans cesse la valeur technique et culturelle de ses éléments constituants... La culture dans l'État ouvrier socialiste travaille pour le socialisme ».

Les propositions de Trotski sentent évidemment le fagot et sont au fond, si l'on y réfléchit, le contre-pied de la théorie purement matérialiste de l'histoire.

C'est à cette oeuvre d'éducation, de transformation des moeurs que s'attachait à Nikolaïef, avec ses camarades d'université, le jeune Léo Davidovitch, militant ardent


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de « l'Union ouvrière du sud de la Russie », mais il y mêlait aussi des provocations à la grève, à la conquête du pouvoir, à la révolution enfin.

Une telle activité ne fut pas de bien longue durée. Le 28 janvier 1898, l'étudiant était arrêté et avec lui les principaux chefs de « l'Union ouvrière du Sud de la Russie». Les gendarmes de Nikolaïev n'admettaient guère que l'on ' transformât les moeurs de la sorte.

*

* *

Les tribunaux tsanstes ne plaisantaient pas plus que ne le font aujourd'hui les tribunaux soviétiques. L'affaire de l'Union ouvrière jointe à celle de la Fédération ouvrière dans laquelle Lénine avait été impliqué, devint une manière de complot. Bronstein fut condamné très vite à quatre années de déportation en Sibérie orientale où il fut conduit après avoir langui cinq mois dans une prison de Moscou. s

Dans ce village d'Oust-Koup, que baigne l'orientale Lena, le jeune déporté ne se doutait pas que trente ans plus tard, et la révolution de ses rêves réalisée, il reprendrait la même route et serait contraint de mener la même vie de chasse, de pêche et d'études solitaires, sous la surveillance de gardes rouges. Mais peut-être si on le lui avait prédit, n'en eût-il pas été fort surpris. Il était de ceux en effet qui, par tempérament et par orgueil, se trouvent fatalement dans l'opposition.

A la chasse aussi bien que dans son isba, le fougueux Léo Davidovitch n'avait qu'une idée en tête : fuir, se réfugier à l'étranger, y retrouver les chefs du parti socialdémocrate. Les échos de leurs controverses doctrinales qui battaient à ce moment leur plein, lui arrivaient assourdis, mais le passionnaient. Il avait hâte de faire entendre son opinion qui oscillait entre la rigidité marxiste de Martov et la souplesse réaliste plus efficace, moins pla-


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tonique de Lénine. Mais son ardeur de néophyte, en même temps que son goût de l'aventure, l'inclinaient plutôt vers ce dernier.

C'était à « l'Union de combat pour la libération de la classe ouvrière », fondée par Vladimir Illitch quelques années auparavant que « l'Union ouvrière » de Nikolaïef était affiliée. Comme Lénine, Trotski dès lors estimait que dans le mouvement révolutionnaire, le courant économique devait se mêler au courant politique. Les syndicats n'avaient à son avis, aucune valeur en soi de transformation sociale. Il fallait qu'ils fussent animés, soulevés, par le socialisme, par l'idée de conquête politique du pouvoir. C'est en somme le guesdisme à son état pur dont Lénine et Trotski se faisaient ainsi les champions et les hérauts. Et précisément alors, vers cette année 1900, la lutte devenait plus âpre entre les deux tendances — celle des « séparatistes » qui laissaient aux syndicats, aux coopératives, leur indépendance, leur autonomie, tandis que la politique, la conquête du pouvoir serait réservée aux intellectuels — à ceux qui considéraient les organisations ouvrières comme des auxiliaires intimes de l'action politique.

Chose curieuse, au moment où, en France, les deux tendances socialistes se fondaient dans un seul parti, où Guesde et Jaurès s'alliaient sur un compromis, — laissant hors de cause la Confédération générale du travail inclinée vers l'anarchie, ■—• le parti russe marchait à grands pas vers la scission. Le jeune Trotski en suivait les étapes. Il n'avait pas rencontré Lénine pendant l'exil en Sibérie de ce dernier, mais s'associait de tout son coeur à l'action du chef contre « les petits bourgeois », les « réformistes ».

— Si je m'évade, se disait-il, c'est vers Lénine que je me dirigerai, vers le groupe de l'Etincelle.

Enfin, après deux ans de séjour parmi les déportés, Léo Davidovitch réussit à s'enfuir, et après des aven-


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tures romanesques, débarqua un matin d'octobre à Londres où s'était transportée la rédaction de l'Iskra, Y « organisation des révolutionnaires professionnels » et la fortune de Lénine. Il avait alors un peu plus de vingt ans. j

Cet épisode de sa vie est de première importance. Là,' à cette rédaction clandestine de l'Iskra, au siège de ce singulier syndicat professionnel des révolutionnaires qualifiés et de la rencontre de ces deux hommes, est née la révolution bolcheviste. Et déjà les rôles y furent admirablement partagés. M. Pierre Chasles, dans sa pénétrante Vie de Lénine, a dit quelle impression profonde Vladimir Illitch fit sur le jeune évadé. Trotski n'en fit pas une moins bonne sur Lénine qui prétendait l'admettre à la direction de l'Iskra dont la réaction s'était transportée à Genève. Mais Plékhanov, avec son autorité de vieux doctrinaire, s'y opposa. Le jeune Bronstein n'avait pas encore conquis ses grades révolutionnaires et parmi les chevronnés des exils, des complots, de la prison, il avait un peu trop l'air conquérant d'un « moins de trente ans ». Pour Lénine, Léo Davidovitch était un disciple chéri. Sa ligne politique était la sienne. Pas une nuance ne les séparait. Ensemble ils raillaient le modérantisme, la petite bourgeoisie de leurs compagnons. Ensemble ils suçaient dans la ville gigantesque, la haine de l'Angleterre et du capitalisme qui ne les a jamais abandonnés — et qui pourrait bien être l'alpha et l'oméga du bolchevisme triomphant.

Lénine apparaissait le doctrinaire, le maître, et Trotski l'exécuteur, l'homme de main. On le surnomma alors le « gourdin de Lénine ».

Mais quand s'ouvrit, en juillet 1903, le Congrès de Londres — en vue duquel lui avait été confié le mandat des socialistes de Sibérie, — Trotski ne suivit pas son chef. Estimait-il qu'une scission affaiblirait par trop le courant révolutionnaire? L'ombre de Lénine gênait-elle


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son orgueilleuse personnalité? Il se tint entre les deux partis d'abord, pour se ranger délibérément du côté des mencheviks quand l'intransigeance de Lénine rendit le conflit insoluble. Conflit de mots en apparence et qui pouvait, à l'époque, faire hausser les épaules. Lénine • avait proposé la rédaction suivante de l'article Ier des statuts du parti socialiste russe :

« Est considéré comme membre du parti quiconque reconnaît son programme et soutient le parti aussi bien de ses ressources matérielles que par sa participation personnelle dans une des organisations du parti. »

A quoi Martov opposait le texte que voici :

« Est considéré comme membre du parti quiconque reconnaît son programme, soutient le parti par ses ressources matérielles et lui prête un concours personnel régulier sous la direction d'une de ses organisations. »

On écarquille les yeux, on cherche le sens de cette divergence. Tout ce qu'il est possible d'y voir, est que Lénine redoutait une direction, une « discipline ». Et ce fut ainsi cependant que se fit la coupure historique qui devait avoir d'aussi énormes conséquences.

Il est vraisemblable que Trotski vit alors dans Lénine un rival possible, une personnalité qui risquerait d'effacer la sienne propre ; et aussitôt, oubliant une amitié déjà vive, il écrivit contre Vladimir Illitch une brochure très vive : « Au deuxième congrès de la social-démocratie russe, disait-il, cet homme a joué, avec l'énergie et le talent qui lui sont propres, le rôle de désorganisateur du parti... L'état de siège, sur lequel le camarade Lénine insistait avec tant d'énergie, demande un pouvoir ferme. La pratique de la méfiance organisée exige une main de fer. Le système de la Terreur exige un Robespierre. Le camarade Lénine passait mentalement en revue le personnel du parti et arrivait à la conclusion que la main de fer c'était lui et lui seulement. Et il avait raison. L'hégémonie de la social-démocratie dans la lutte libératrice


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signifiait, d'après la logique de l'état de siège, l'hégémonie de Lénine sur la social-démocratie. »

Et c'était bien là ce que Trotski ne pouvait supporter. Le « gourdin de Lénine » s'abattait sur Lénine !

Toutefois Trotski ne pouvait supporter davantage ses nouveaux alliés dont il se sépara très rapidement. Il leur reprochait leur opportunisme, une tendance à collaborer avec la bourgeoisie libérale, un amour trop ardent du compromis. « Il resta donc indépendant, note son ami Eastman, seul entre les deux groupes, persistant à penser que le vrai parti se composerait des marxistes sincères éparpillés dans les deux camps et se consacrant loyalement à sa folle tentative d'unité. Il est indubitable qu'une certaine dose d'orgueil personnel anima l'opposition obstinée, et en somme assez longue, de Trotski à Lénine. »

Retenons l'aveu. Il ne vaut pas seulement pour cette querelle de Lénine et de Trotski, mais aussi pour la querelle actuelle de Trotski et de Staline. Au fond de tout cela, il y a un choc de volontés, de personnalités, de tem-> péraments différents. On y retrouverait aussi sans doute la vieille lutte, classique en Russie, entre les slavophiles et les modernistes. Trotski est un pur marxiste que les traditions russes ne troublent pas, alors que Lénine est un marxiste russe, un marxiste à la sauce tartare, comme l'a dit, ou à peu près, M. Rappoport. Mais Trotski et Lénine avaient l'un et l'autre l'ambition du pouvoir, et une ambition exclusive. Tout, du reste, les séparait. On peut considérer Lénine comme une manière d'ascète : sa vie était simple, toute de travail et de méditation. Trotski, au contraire, aimait sinon le faste, du moins l'aisance. Sa haine du capitalisme n'allait pas jusqu'à refuser les douceurs et le luxe « bourgeois ». On n'imagine pas Lénine amoureux ou simplement voluptueux. La vie amoureuse de Trotski est assez mouvementée, dit-on. Marié en 1904, à une petite militante fraîche et vive, qui


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lui donna deux fils, il fut cependant un excellent père de famille. Je ne crois pas que Lénine ait jamais collaboré à des journaux libéraux, antisocialistes. Trotski, pendant ses longues années d'exil, n'a pour ainsi dire jamais cessé d'être le correspondant d'organes bien éloignés du marxisme. Ses articles étaient fort appréciés, car l'homme, sans posséder l'érudition et la vaste culture de Lénine, a du talent et de l'esprit. Longtemps il fut ainsi une sorte « d'envoyé spécial » de la Kiewskaïa Mysl et du Dien, journaux libéraux. Et pendant la guerre des Balkans on pouvait le voir au premier rang des correspondants de guerre. On ne saura jamais tout ce que les révolutionnaires russes émigrés en Europe doivent aux feuilles bourgeoises qui, trouvant en eux des collaborateurs résidant par force à l'étranger, leur assuraient ainsi une situation sociale.

Entre temps, Trotski ne se gênait pas pour asséner sur Lénine les coups de gourdin les plus durs. « Les léninistes, écrivait-il, sont une poignée d'intellectuels, qui, sous la direction d'un homme sans scrupules, tiennent dans leurs mains par les méthodes les plus basses le mouvement prolétarien russe. » Et Lénine, encore en 1911, assurait qu'il était impossible de discuter avec Trotski, pour la raison fort simple que Trotski n'a pas de principes. « C'est un marchand de mots et de phrases », ajoutait-il, faisant allusion à ses moyens d'existence.

I III

Il fallut bien cependant s'entendre quand 1905 vint apporter à la volée d'émigrés répandue dans tous les pays de l'Europe la nouvelle des défaites russes et de la révolution. C'est une chose curieuse à observer. Les chefs du bolchevisme n'ont jamais participé à l'aube révolutionnaire. Ib sont arrivés après coup en 1905 comme en


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février 1917, pour confisquer à leur profit le mouvement.

Quoi qu'il en soit, la position isolée de Trotski dans les partis social-démocrates, l'affectation d'indépendance et d'amour de l'unité qu'il avait prise le désignait naturellement pour arbitrer les diverses tendances et devenir l'homme providentiel qui balaierait les rivalités des groupes et des personnes. Ainsi devait-il jouer un rôle prépondérant en 1905.

A la veille de 1905 déjà, a-t-il écrit dans son livre « 1917 r> que les bolcheviks ont jugé hérétique, Lénine exprima le caractère spécial de la révolution russe dans la formule de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Par elle-même, cette formule, comme le montra le cours des événements, ne pouvait avoir d'importance que comme « étape vers la dictature socialiste du prolétariat s'appuyant sur la paysannerie ». Nous trouvons dans cette phrase tout le secret de la lutte actuelle en Russie. M. Pierre Chasle a montré comment, en 1905 précisément, sous l'influence du pope Gapone, Lénine avait modifié son programme agraire. Gapone lui avait révélé la force toute-puissante de cette paysannerie, et il comprit aussitôt que la négliger au profit du prolétariat industriel serait une lourde erreur. Trotski, lui, dès 1905, veut brûler l'étape et passer aussitôt à la conquête du pouvoir par le prolétariat s'appuyant sur la paysannerie, en somme à la dictature du prolétariat sur la paysannerie. Il revient sur cette idée dans son livre l'Avènement du bolchevisme, dicté à Brest-Litovsk : « Ce qui, écrit-il, dès la première phase de la révolution a caractérisé notre parti, c'est la conviction que, selon la logique profonde des événements, il devait arriver au pouvoir. Je ne parle pas ici des théoriciens qui, déjà longtemps avant cette révolution et même avant la révolution de 1905 — parlant de l'analyse du système des classes existant en Russie — étaient parvenus à cette conclusion que le cours victorieux de la révolution don-


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nerait nécessairement le pouvoir au prolétariat, dont la force consistait dans les masses innombrables de la classe paysanne dénuée de tout. Cette prévision se fondait principalement sur la nullité des démocrates bourgeois en Russie, ainsi que sur la concentration de l'industrie russe et par conséquent sur la grande importance sociale du prolétariat russe.

« Les théoriciens », c'est Trotski lui-même. A toutes les étapes de sa vie nous trouvons ainsi sa thèse de déraciné sur la prééminence de l'armée des déracinés industriels, alors que Lénine tenait infiniment plus de compte de la valeur paysanne russe.

Au surplus, en 1905, Lénine laissa faire Trotski. Il ne croyait certainement pas, ou bien il cessa vite de croire au succès durable de cette révolution, et la considérait comme une manoeuvre qu'il fallait étudier avec soin pour en utiliser les leçons quand l'heure de la guerre véritable aurait sonné.

Le jeune Bronstein se hâta de rentrer en Russie en octobre 1905. Il n'avait naturellement pas la notoriété de ses aînés du groupe menchevik, Martov et Plékhanov, et pas davantage celle des chefs socialistes-révolutionnaires comme Avksentief, avec qui il avait rompu des lances dans diverses villes d'Allemagne, où les étudiants russes — oiseaux de passage — se rassemblaient. Cependant son ardeur, son éloquence avaient été remarquées, et il fit partie avec Avksentief du Comité exécutif du Soviet de Saint-Pétersbourg qui s'était constitué au nez et à la barbe du gouvernement tsariste.

Le Soviet ne jouait pas alors le rôle qui lui a été attribué depuis. Aucun des révolutionnaires ne considérait cette assemblée composée de cinq ou six cents délégués des usines et des fabriques de la capitale comme susceptible de prendre le pouvoir. C'était, à défaut de syndicats, illégaux sous le régime tsariste, un organisme de combat qui s'était formé pour ainsi dire spontanément.


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Lénine même en désapprouvait la formation. Pour lui, en effet, c'était le parti, le parti bolchevik naturellement, qui devait diriger les opérations.

Au surplus personne ne croyait à la durée du Soviet, sauf peut-être Trotski. Il était clair que le gouvernement du comte Witte le tolérait parce qu'il ne pouvait faire autrement en se promettant bien de le liquider aussitôt que possible. En attendant il en faisait étroitement surveiller les meneurs. Kristalov-Nasar présidait ce club révolutionnaire où résonnaient chaque soir les motions les plus fougueuses, et les discours les plus violents, et dont le Comité exécutif dirigeait les grandes grèves industrielles qui alimentaient la révolte. Le comte Witte n'avait peu ou pas de nez. Kristalov-Nasar, à ce point de vue, ressemblait à Cyrano et de là était venu son surnom. De sorte que les plaisanteries étaient faciles sur le ministre privé de flair, et le président du Soviet qui n'en manquait pas ; cette qualité cependant n'empêcha pas la révolution de s'éteindre peu à peu et à la fin de novembre Kristalov lui-même d'être arrêté.

Aussitôt on remplaça le Comité exécutif par un Praesidium de trois membres dont Trotski fit partie. Mais déjà la révolution était perdue.

Le 3 décembre Trotski, Avksentief et une dizaine de leurs compagnons sont arrêtés et conduits les uns à la prison de Kresti, les autres à la forteresse Pierre-et-Paul. Mais pendant quelques journées, le jeune révolutionnaire avait pu se croire le maître de la Russie.

« A l'ombre du palais des tsars, a écrit son ami et son admirateur Eastman, c'est lui qui, publiquement, prépara l'insurrection, lui qui, plusieurs journées durant, étendit sur toute la Russie une autorité supérieure à celle du tsar lui-même. Ah ! quel miracle c'eût été, si cet homme de vingt-six ans, fils d'une race opprimée, montant soudain à ce degré de puissance, n'eût pas été visité par l'orgueil. »


282 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

Lénine au contraire se tint à peu près coi. Sans doute participa-t-il aux réunions secrètes, sans doute siégeait-il au Soviet révolutionnaire, mais il n'agissait pas en chef. Il savait que la révolution n'était pas mûre, ou du moins qu'elle ne serait qu'une étape, justement parce que la paysannerie en était absente. Le chef bolcheviste ne s'est montré vraiment qu'en 1917 quand il vit les paysans-soldats soulevés accomplir eux-mêmes la révolution, « cette révolution qui, a écrit justement M. Hoschiller dans son précieux Mirage du soviélisme, est une formidable révolte des paysans contre le régime féodal et ne résulte guère d'un mouvement ouvrier. » Or, en 1905, c'était un mouvement ouvrier qui bouleversait le pays et les paysans-soldats, vaincus dans une guerre trop lointaine, n'étaient pas prêts à approfondir le sillon.

*

* *

Pendant que Doubassov nivelait à coups de canon les barricades de Moscou, aidé par les chefs du régiment Semenovski où le futur général rouge Mikaïl Toukhatchevski devait faire quelques années plus tard ses premières armes, Trotski et ses camarades rongeaient leur frein en attendant leur procès. Il ne faudrait pas croire cependant que leur prison fût trop dure. En ce « premier printemps de la révolution russe »,la Douma, la première et la deuxième, veillait sur les prisonniers et réclamait l'amnistie. Au surplus les prisonniers eux-mêmes organisaient leur vie à leur manière. Par des chahuts concertés et quelques petites émeutes, peu concevables dans nos pays occidentaux, mais tout à fait dans les moeurs russes, ils finirent même par obtenir une « Constitution des prisonniers », le droit d'élire des délégués, de former un Conseil, étrange Soviet, qui votait des motions et les faisait appliquer : suppression de l'encellulement et des promenades individuelles, droit de recevoir des journaux,


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 283

et de se réunir ensemble, non seulement les quatorze principaux inculpés, mais tous les prisonniers politiques dans une grande salle, avec leurs avocats.

Le procès fut un événement. On ne se souciait pas de faire juger cette troupe d'insurgés populaires par un jury qui les eût acquittés, comme avait été acquittée Vera Zassoulitch. Depuis ce dernier verdict, les « criminels » politiques comparaissaient devant une sorte de cour d'appel ou le Sénat (cour de cassation). Cette fois la composition même du tribunal avait été modifiée. Il comprenait trois juges de la Couronne — le président et deux assistants — et divers représentants des États : le maréchal de la noblesse, un délégué de la municipalité et un délégué des paysans.

La défense cita une foule de témoins. Il s'agissait de démontrer à l'opinion que ce n'était pas une poignée d'hommes qui avait fomenté l'émeute, mais que les masses populaires elles-mêmes s'étaient soulevées. Pendant un mois, représentants des fabriques, des usines, de l'Université vinrent affirmer que le peuple entier se trouvait du côté des inculpés. Parfois l'un de ceux-ci se levait et sous prétexte d'une mise au point prononçait un discours que le public acclamait. Les applaudissements alternaient avec les fleurs que les femmes jetaient aux « criminels ». Le discours de Trotski souleva l'enthousiasme. Pas une fois l'idée ne vint au président que ce spectacle fût déplacé. La bonhomie russe, ce curieux mélange d'arbitraire et de moeurs patriarcales, négligeait de tels détails.

Quand tous les témoins eurent été entendus, les accusés s'avisèrent qu'il serait bon de mettre en lumière les procédés de provocation de la police russe. Cela n'avait rien à faire dans le procès. Mais ne s'agissait-il pas d'élever un énorme réquisitoire contre le régime tsariste? Ils demandèrent que fût entendu le chef de la police : Lopoukhine, celui-là même qui devait permettre plus tard de


284 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

démasquer Azef. Les juges en délibérèrent et cette fois se montrèrent récalcitrants. Alors, les accusés et les avocats prétendirent délibérer à leur tour pour décider si, dans ces conditions, ils devaient ou non continuer de prendre part aux débats ! Et le plus extraordinaire, c'est qu'il fut fait droit à leur demande. Le public s'éloigna et dans la vaste salle ne restèrent plus que les accusés, leurs défenseurs et les gendarmes. Mais pouvait-on délibérer en présence de ces derniers? On exigea leur départ et le tribunal y consentit ! La délibération dura un jour et demi ! M. Avksentief était d'avis de continuer le procès.

— Il nous permettra, disait-il, de prononcer nos quatorze discours d'agitation.

Mais Trotski au contraire et, avec lui, la majorité de ses camarades, opinèrent pour l'interruption. Enfin la cour s'installe de nouveau.

— Jusqu'à présent, dit l'un des accusés, nous avons assisté aux débats. Mais votre refus d'entendre l'un -des témoins que nous citons, nous oblige à refuser de rester plus longtemps ici. Reconduisez-nous en prison.

— J'ai entendu votre déclaration, déclara le président suivant la formule sacramentelle.

Et les quatorze accusés, et les vingt avocats répétèrent la même phrase. A la fin, énervé — on le serait à moins — le président demanda l'avis du procureur général.

— Je suis d'avis, dit ce dernier, de continuer le procès sans la participation des inculpés.

Trotski et ses compagnons se levèrent et, suivis de leurs avocats, quittèrent la salle pour être réintégrés dans leur geôle.

Le réquisitoire du procureur fut modéré.

— Attendu, dit-il, que les accusés sont privés de toute défense, je me sens obligé, en demandant contre eux une peine sévère, de me faire un peu leurs défenseurs...

La peine fut la privation des droits civils et politiques et la déportation à vie.


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 285

* * *

L'automne était venu et les traces de la révolution s'effaçaient peu à peu, du moins en apparence. Mais on pense bien que ce procès tragi-comique avait produit une énorme impression à Saint-Pétersbourg, à Moscou et dans toute la sainte Russie déjà déséquilibrée et atteinte dans ses sources vives. Il était rare qu'une famille bourgeoise ou même noble ne comptât pas un de ses membres inscrit clandestinement dans les organisations révolutionnaires. Comme il arrive toujours, le gouvernement s'exagérait en outre le mal, et le méconnaissait en même temps. Le bruit courut à la fin de l'année que les ouvriers de la capitale avaient projeté d'empêcher le départ des condamnés, au besoin en arrachant les rails devant le train qui les emporterait vers les steppes de Sibérie... Aussi dans le plus grand secret, un soir de janvier, réuniton Trotski et ses compagnons, au greffe, en présence d'une escorte du corps spécial militaire venu tout exprès de Moscou.

— Préparez-vous, dit l'officier. Vous partez immédiatement.

—• Où allons-nous?

— Je l'ignore, parole d'honneur et ne dois ouvrir ce pli qu'au moment où le train roulera.

Gare de Nicolas. Wagon de 3e classe. Couchettes. Les déportés s'installent. Trois d'entre eux ont emmené leur femme. Pour M. Avksentief, jeune marié, c'est presque un voyage de noces... Trotski part seul. Sa femme reste à Saint-Pétersbourg.

Des précautions extraordinaires sont prises, les ordres mystérieux volent de station en station. A Viatka, le wagon est garé, les soldats l'entourent. Le gouvernement fait du zèle et envoie en outre une compagnie d'infanterie, une sotnia de cosaques. La foule survient, curieuse, et


286 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

les légendes circulent d'autant plus aisément que les prisonniers se montrent superbes et font venir du wagon-restaurant un repas fastueux. A Tobolsk, on fait évacuer la prison des femmes pour abriter le précieux convoi. Puis le départ en troïkas avec une garde de cinquante soldats, de deux officiers, d'un officier de police, qui a l'air d'une garde d'honneur.

— Qui est-ce? demandent les curieux.

— Un comte que l'empereur exile, dit l'un.

— Mais non, ce sont les « supérieurs des déportés politiques », dit l'autre.

En tout cas, ils viennent de Saint-Pétersbourg. Ce sont des personnages. Et une immense considération qui gagne même l'escorte, entoure la caravane.

« Aujourd'hui, écrira dans un rapport l'un des officiers de police, j'ai eu l'honneur de me présenter devant le Conseil des déportés politiques. Ce sont des gens instruits, mais pas fiers. »

A Berezof, l'ispravnik invite ses prisonniers à une conférence. Pour les loger, il n'a rien trouvé mieux que de décréter lui-même une amnistie générale et de libérer les hôtes de la prison locale qu'il a fait aménager de son mieux.

— Je vous demande pardon, dit-il, de vous recevoir si mal et dans une prison. Mais que faire? Je n'avais rien d'autre. Alors j'ai fait enlever l'inscription : prison. Changez de linge, messieurs. Reposez-vous. Ensuite vous pourrez aller à la fête qu'organisent en votre honneur les autres déportés de la ville. Vous n'êtes pas obligés de rentrer pour la nuit.

Trotski décide alors de ne pas aller plus loin. Cependant la vie en Sibérie n'est pas si désagréable. M. Avksentief a évoqué devant moi cette vie curieuse des déportés, à Obdorsk par exemple où il resta trois mois, dans ces solitudes où pas un arbre ne pousse, devant les fleuves magnifiques l'été, nappe de glace l'hiver. Un océan d'eau


LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI 287

limoneuse et, à l'horizon lointain, les cimes blanches de l'Oural. Le soleil poursuit sa course, se pose à peine sur les sommets immaculés et se lève aussitôt. Journées et nuits également roses pendant les six mois heureux de l'année. On vivait là avec des livres, on chassait l'ours, on partait en excursion sur ' des traîneaux à rennes, on observait les moeurs des Samoyèdes, on retrouvait les vieilles traditions de l'antique Russie non émoussées par la civilisation, conservées dans l'énorme glacière du cercle polaire. Une maison de deux étages était louée dix roubles par mois, un couple de canards sauvages coûtait quelques kopeks, on péchait l'esturgeon, et le caviar frais était un régal ordinaire. Années de jeunesse et d'enthousiasme, d'énergies concentrées qui aboutiraient, quelques années plus tard, à cette sanglante aventure du bolchevisme !

Les évasions étaient fréquentes et relativement aisées. Il suffisait de ne pas être signalés pendant deux jours, de prendre quelque avance. On glissait en canot le long de l'Obi ; le soir, une maison de déporté, sur les rives du fleuve, accueillait le fugitif ; on allait en traîneau pendant des centaines de lieues dans le grand silence blanc. Il n'y avait pas alors de T. S. F. et le poste le plus proche du télégraphe se trouvait à mille kilomètres. Tranquillement on rentrait à Saint-Pétersbourg, à moins que l'on ne préférât, comme le fit Trotski, s'arrêter en Finlande quelques jours.

Mais il ne se soucie guère de reprendre avec le chef bolchevik des discussions rétrospectives sur l'échec de la révolution. Lénine en effet se cache en Finlande. Il aime cette région. Après 1905, il s'y est réfugié, comme il s'y réfugiera plus tard après les journées de juillet 1917 pour préparer l'insurrection qui le portera au pouvoir.

Trotski, lui, ne se cache guère. Il en a horreur. Arrêté après chaque tentative révolutionnaire, il joue sa chance et sa vie dans des évasions successives. C'est un soldat


288 LA VIE ORGUEILLEUSE DE TROTSKI

qui garde une manière d'honneur de l'uniforme de l'in- ; surrection. Il a le tempérament de combattant et, en, même temps, d'un artiste. Les oeuvres d'art l'intéressent et il visitera les musées partout où le mèneront les hasards de sa vie aventureuse. Ajoutez à cela un amour de la publicité, du panache, quelque bluff, beaucoup de vanité et d'amour-propre.

Il n'a pas gardé un mauvais souvenir de ce voyage en Sibérie et peut-être s'en souvient-il avec délices. Mais la beauté des plaines glacées caressées par le pinceau rose du soleil s'efface devant son ambition. Il a senti la : faiblesse russe ; il veut se mettre au premier rang pour. devenir le chef révolutionnaire qu'il rêve d'être.

PIERRE FERVACQUE. (A suivre.)


NOS ENFANTS ET NOUS

Vous êtes prêts à sacrifier à vos enfants votre liberté, votre tranquillité, votre santé : vous sauront-ils gré de tous ces sacrifices?

Je vous le confie à l'oreille, n'y comptez pas trop.

Sans doute seront-ils gentils, oui, gentils, et ils vous aimeront bien ; mais n'attendez pas qu'ils vous sacrifient quoi que ce soit, à vous qui leur avez tout sacrifié ; ce que vous faites pour vos enfants, je le répète, faites-le pour vous. Et c'est dans l'ordre ; eux, c'est à leurs enfants qu'à leur tour, eux, vos enfants, ils se sacrifieront. Vous leur avez simplement montré la manière, passé la consigne. Il n'y a, de leur part, ni indifférence, ni ingratitude ; mais leur reconnaissance de ce que vous avez fait pour eux, c'est comme les cheveux noirs ou blonds, les yeux bleus ou gris, que vous leur avez donnés en naissant : c'est bien comme ça, et pourquoi s'en préoccuper davantage? C'est une situation de fait, établie une fois pour toutes — ils sont blonds, ils ont les yeux bleus, ils sont reconnaissants — et ils n'y pensent plus : n'y pensons plus !...

On a les enfants que l'on mérite, et nos enfants sont ce que nous les faisons. Oui et non. Deux petits garçons élevés ensemble, et strictement de la même façon, qui ont reçu une formation identique et d'identiques disciplines, venus à l'âge d'homme, et dès l'adolescence, témoigneront d'une conception de la vie toute différente, aborR.

aborR. 1929. — IV, 3. 10


2gO NOS ENFANTS ET NOUS

deront la vie dans des dispositions d'esprit nettement dissemblables. Et pourtant, on ne les a jamais laissés à eux-mêmes ni aux autres, ils n'ont pu subir d'influences étrangères l'un sans l'autre, ils ne se sont pas quittés et on ne les a pas quittés.

Le souffleur de verre de Murano puise dans le mélange en fusion et souffle avec sa canne, et les verres, au bout de sa canne, sortis du même mélange et obtenus par le même ouvrier, ont toujours cependant des reflets qui les distinguent, des irisations, des colorations diverses.

Nous sommes avec nos enfants comme le souffleur dç verre de Murano ; mais on reconnaît toujours l'origine et que c'est de la verrerie de Venise.

Et du temps que la Bièvre coulait à ciel ouvert dans Paris, au quartier des teinturiers, n'était-ce pas une curiosité de suivre son cours rendu pareil à un arc-en-ciel liquide et mouvant, d'admirer ses eaux ici bleues, ici orangées, ou bien vertes, mais c'était toujours la Bièvre.

Les deux petits garçons devenus de grands garçons, auront beau dire et beau faire, ils seront toujours de la même famille. Et c'est cela, cette marque de famille, —» marque de fabrique, marque de famille, — c'est cela que nous aurons créé, que nous devons nous appliquer a créer, ce par quoi nous établirons que nous avons été de bons parents, comme on est un bon ouvrier.

Quand je parle d'une marque de famille, je n'entend? pas seulement une inscription de l'état civil, et si je dis que ces deux garçons seront toujours de la même famille, ce n'est pas seulement parce qu'ils portent le même nom : ce n'est pas l'étiquette qui fait le contenu de la bouteille, et j'ai une vieille cave à liqueurs dont les flacons précieux portent pendus à leur goulot, par une chaînette d'argent, des écussons émaillés avec des indications de liqueurs qui ne correspondent que bien rarement aux liqueurs des flacons; les liqueurs se renouvellent, on les change, et on ne change pas les écussons...


NOS ENFANTS ET NOUS 2ÇI

: La famille, c'est moins le nom que l'on porte, — comme le flacon porte son écusson, — qu'une certaine atmosphère dans laquelle on a été élevé, et qui dépend uniquement de la manière de vivre des parents qui en ont la garde ; c'est l'esprit de famille, c'est le sens de la famille, et vous les aurez ou ne les aurez pas, suivant que vos parents, ou non, se seront souciés de vous les transmettre...

Même ils ne vous les auront pas transmis, vous vous en sentirez imprégnés, envahis, de même que l'on n'a pas à vous transmettre la chaleur du foyer qui réchauffe la chambre ; vous entrez dans la chambre, et vous avez chaud ; la famille, c'est bien cela, un foyer ; et il ne faut pas croire, malheureusement, que tous les gens créent un foyer, qui ont créé une famille.

Le foyer n'existe que par la volonté persistante des parents, et par leur exemple, l'exemple de leur union, l'exemple de leur amour. Un foyer désuni n'est pas un foyer, ou c'est un foyer déjà éteint : on ne disperse pas les flammes, mais des cendres...

Des parents qui s'aiment et n'auront jamais cessé de s'aimer, voilà l'image que, si tu l'as imposée à leur coeur, tes enfants ne voudront plus oublier, voilà pour les retenir ou les ramener la chaîne la plus forte : c'est le foyer ; et c'est en cela, et en cela seulement, que l'on peut espérer avoir, en effet, les enfants que l'on mérite, parce que cette image que tu leur as imposée, cet exemple, que tu leur as donné, si loin de toi qu'ils aillent, si différents de toi qu'ils deviennent, ils penseront à l'image avec tendresse, et s'ils ne suivent pas l'exemple, ils ressentiront, malgré tout, une peine confuse de ne point avoir voulu ou de n'avoir pas pu la suivre.

Le foyer, le charme du foyer, sa douceur pénétrante et secrète... Est-ce que l'amitié elle-même n'est pas insuffisante, impuissante à créer un foyer? C'est la table du restaurant, à côté de celle où, enfant, entre ton père


292 NOS ENFANTS ET NOUS

et ta mère, tu as mangé ta première crème au chocolat : qu'importe, si cette table-ci n'avait qu'une toile cirée; devant la belle nappe damassée et cylindrée de l'autre, ose dire que tu ne penses pas avec tendresse, avec douceur, avec regret, à la toile cirée?...

Or, cette amitié, ou mieux ces amitiés, ce sont les grandes adversaires des parents, du moins leurs rivales dans le coeur et surtout dans l'esprit de leurs enfants. N'est-ce pas toujours à des amis, ou des amies, que les enfants sacrifient d'abord leurs parents? On choisit ses amis, on ne choisit pas ses parents, note un observateur cynique, cruel, mais perspicace.

— Pourtant si j'aime mes enfants comme un père, je les aime aussi comme un ami...

Sans doute, et je vois bien que tu t'efforces à être l'ami de tes enfants, à les traiter, à leur parler, librement, familièrement, comme fait un ami.

Peine inutile ! ton amitié ne sera jamais sur le même plan que celle d'un simple et véritable ami, c'est-à-dire d'un étranger.

Rappelle-toi ce poète qui ne pouvait se tenir, l'heure venue de 1' « apéritif », l'heure verte, comme on disait alors, d'aller au café prendre son absinthe verte. Vainement, tu lui offrais de lui faire boire chez toi cette menu absinthe ; vainement même installas-tu chez toi, à son intention, un guéridon de marbre en tous points semblable, — tu y avais même placé le traditionnel « pyrogène », — semblable à tous les guéridons de marbre que l'on trouve dans tous les cafés : malgré le pyrogène, malgré le guéridon, malgré la bouteille d'absinthe, impossible de retenir le poète dans ton logis. C'est le café qu'il lui fallait.

Ainsi tes enfants réclament des amis, eussent-ils trouvé auprès de toi l'amitié la plus aimable du monde. On recherche l'amitié comme on va au café, et aussi bien, parfois, est-ce au café qu'on la rencontre...


NOS ENFANTS ET NOUS 293

Mais combien parmi ces piliers de café, qui, au café même et précisément peut-être parce qu'ils sont au café, y songent le plus volontiers à leur maison, à leur « chez eux », à leur chambre, avec une sensibilité nostalgique !...

Ne te monte pas la tête, ne crois pas que tes enfants t'oublieront au milieu de leurs amis, mais à condition que tu n'incrimines point constamment ces amis, à condition que tu ne leur défendes pas ni ne leur reproches de te préférer des amis. Patience ! ils te reviendront ; mieux, leur pensée ne t'a jamais complètement abandonné.

Bien souvent ils te laissent seuls, c'est vrai, toi qui tant de fois as tout sacrifié et de tes travaux et de tes plaisirs, pour rester auprès d'eux, pour leur consacrer toutes tes heures et tout ton coeur. Mais « on ne fait pas ce qu'on veut », comme ils disent, et en plus de leurs amis, de ces fameux amis, ils ont leurs affaires, ils ont ou ils auront une famille nouvelle...

Qu'importe que tu ne les voies plus ou que tu les voies moins, s'ils ont au fond de soi, et dont ils se rendent obscurément compte, un vague remords, une tristesse vague, de ne point te voir autant qu'ils devraient.

« Oui, je sais bien, je le sens bien, je ne suis pas chic avec mes parents... »

Être chic, on s'efforce et l'on se flatte de l'être avec tout le monde, on rougirait de ne pas l'être avec qui que ce soit, sauf avec ses parents ; avec ses parents, on ne se gêne pas, avec eux seuls, et l'on a tort ; mais on se dit que leur indulgence est infinie. Nos sentiments, en famille, ne font pas d'élégance ; être chic? Nous savons bien que nos parents sont toujours prêts à nous accueillir comme nous sommes, avec ou sans nos habits des dimanches ; ils nous accueilleraient tout nus...

Et ce n'est même pas de l'indulgence de leur part ; l'indulgence dépend d'un jugement plus ou moins sévère, elle participe à la réflexion, au raisonnement, elle se dose, on est plus ou moins indulgent. L'amour des parents


294 NOS ENFANTS ET NOUS

pour leurs enfants est instinct, et l'instinct ne se traduit pas par plus ou par moins ; des parents n'aiment pas leurs enfants plus ou moins ; vas-tu prétendre que cet amour serait susceptible de s'atténuer à la longue, avec la sensibilité qui, à la longue, s'émousse, et crois-tu que nous aimerons moins notre enfant quand il aura vingt ans que quand il avait vingt mois?

Notre amour pourra revêtir alors des formes différentes, qui correspondent aux différents degrés de protection que l'enfant, au fur et à mesure qu'il grandit, réclame de nous. Le sentiment de la protection est mêlé au sentiment paternel, et aussi au sentiment filial, puisqu'un jour viendra peut-être où ce n'est plus l'enfant qui aura besoin de nous, mais nous qui aurons besoin de lui : c'est une noble image que celle du bâton de vieillesse, et que le père s'appuie un jour sur son fils après tant de jours où le fils réclama son appui, c'est l'indication que le lien de famille est aussi un lien social, comme, dans le mariage, il y a un rôle social imposé à l'amour. Mais ce lien social, ce rôle social de protection, ne règle pas, une fois pour toutes, les rapports entre parents et enfants, pas plus d'ailleurs qu'entre époux. Le mariage est autre chose, la famille aussi.

Le soldat qui, sur le champ de bataille, se sentant mourir, appelle : « Maman !... », n'ignore pas qu'il ne peut lui venir alors de sa mère aucune aide réelle, aucune protection immédiate et efficace. Il appelle cependant sa mère, et personne d'autre, parce qu'il ne veut pas mourir seul, et que le nom de sa mère, l'image de sa mère évoquée avec ce nom, rempliront sa solitude ; il sait que la pensée de sa mère est, en quelque manière, toujours à sa disposition, constamment tendue vers lui, loin ou près, une mère est toujours avec son enfant, toujours présente.

De même c'est en vain et c'est tant pis si nos enfants s'éloignent de nous et nous négligent ; qu'ils le veuillent ou non, leur pensée est toujours avec nous, et nous ne


NOS ENFANTS ET NOUS 295

serons jamais seuls, grâce à eux, pas plus que, grâce à nous, ils ne seront jamais seuls. Leur pensée reste liée à notre pensée comme leur chair est notre chair.

Cela, il n'y a amitié au monde, la plus douce, la plus tendre et confiante, la plus charmante, qui vous en donnera l'équivalent.

J'accorde que tous les parents ne sont pas nécessairement délicieux, tous les enfants non plus d'ailleurs, et ils sont comme ils sont, et nous sommes bien forcés de les garder comme ils sont, tandis que l'on est toujours libre de ne garder comme amis que des amis qui soient délicieux, ou que nous estimons tels. Et j'accorde aussi que, plus que nos parents, certains maîtres ont pu avoir sur notre intelligence, sur notre caractère une influence décisive, encore que le fond de notre caractère, les éléments essentiels de notre intelligence, c'est bien de nos parents que nous les tenons. J'accorde que nous différions de nos parents par nos goûts, certaines façons de juger, de penser, de sentir : en apparence seulement, au demeurant, mais les conditions de l'agrément de la vie sont réglées par ces apparences.

Mais les maître, mais les amis, les maîtres les plus séduisants, les amis les plus attentifs, maîtres et amis ne sont aux parents, que ce que peut être à notre foyer une chambre dans un hôtel, ou une villa meublée au bord de la mer. Comme on s'y ennuierait, s'il fallait y demeurer toujours, dans cette villa, et as-tu songé à la solitude de la mort dans une chambre d'hôtel, quelle épouvante! Parents, le coeur de nos enfants, enfants, le coeur de vos parents, voilà le seul asile où l'on n'a pas peur d'avoir peur, où l'on se sente à l'aise et rassuré, prêt à toutes les conjonctures, où l'on est comme chez soi !...

Combien je plains les gens qui n'ont pas d'enfants ! C'est une idée à laquelle je reviens sans cesse, car elle m'obsède, et je tiens que seuls les enfants donnent un sens à notre vie, un sens c'est-à-dire une signification, un sens,


296 NOS ENFANTS ET NOUS

c'est-à-dire aussi une direction. Et si tu m'objectes que, sans enfants, tu échappes à une quantité de soucis, de responsabilités et de charges, bref que tu es « bien plus heureux comme ça », qu'est ton bonheur, ou plus exactement ton plaisir quotidien ainsi ménagé, au regard de la détresse de l'avenir qui t'attend, que tu te prépares? Pas de soucis, dis-tu? Et le souci de vieillir seul, de mourir seul!...

C'est l'amusement du jeu des glaces, chez le coiffeur, que ton image, reflétée dans la glace qui est devant toi, l'est aussi par une autre glace placée derrière, en sorte •;que cette image est reproduite et tous tes gestes répétés, à une distance de plus en plus grande, avec des dimensions de plus en plus petites, comme en s'éloignant, et, semblet-il, à l'infini...

Par contre tu connais l'invention de ce conteur fantastique imaginant un homme qui, lorsqu'il se regarde dans un miroir, n'y apercevrait plus son image. Sans enfants, nous nous avancerons dans la vie avec la même angoisse terrifiée que cet homme devant le miroir, cet homme à qui le diable avait acheté son âme et, du même coup, emporté son reflet.

FRANC-NOHALN.


VICTOR HUGO

DE L'ANNEE TERRIBLE A L'ANNÉE FATALE(I)

(Suite et fin)

La guerre éclata. Il ne douta pas un instant que Bonaparte fût l'agresseur. Il écrivit aux femmes de Guer» nesey que les deux peuples allaient s'entre-tuer pour le plaisir de deux princes, et il les invita à faire une quantité considérable de charpie. « Nous en ferons deux parts égales et nous enverrons l'une à la France et l'autre à la Prusse. » Jusqu'au 15 août il resta à Bruxelles. Il ne voulait rentrer en France que pour y faire la révolution. On, ne l'attendit pas et on oublia même d'inscrire son nom dans la liste des membres du gouvernement provisoire. Il prit le chemin de Paris. Passé la frontière, il vit dans un bois un campement de soldats français, hommes et chevaux mêlés, il cria : Vive l'armée ! et se mit à pleurer. Paris, dont il avait toujours exalté l'esprit et la beauté, le reçut triomphalement. On aurait dit que l'homme de génie qui lui était rendu compensait une défaite qui n'était pas encore irrémédiable. De partout, des trottoirs, des voitures, des fenêtres, des cafés, des théâtres les vers des Châtiments s'élançaient aux sons de la Mar-


290 DE L ANNEE TERRIBLE A L ANNEE FATALE

seillaise. Il s'écria : « Parisiens, vous me payez en une heure vingt ans d'exil. » Et il dit aussi : « Paris est la ville de la civilisation, et savez-vous pourquoi? C'est parce que Paris est la ville des révolutions. » Civilisation et révolution sont devenus pour lui deux termes identiques.

L'homme qui, au bout de vingt ans, rentrait ainsi à Paris, et qu'Edmond Goncourt nous a peint, avait grand air avec mie politesse un peu froide, un peu hautaine, de belles mèches blanches révoltées comme dans les cheveux-des prophètes de Michel-Ange, « sur sa figure une placidité singulière, presque extatique, et des éveils, presque aussitôt éteints, d'un oeil noir, noir, noir. » Le trait d'extatique me paraît très juste. Il s'était fait photographier à Guernesey écoutant Dieu. Il écoutait du moins son dieu intérieur ; et celui-ci lui conseilla sans doute de lancer un manifeste aux Allemands, qui ne pourrait manquer de les arrêter dans leur marche victorieuse. Les Allemands ne s'arrêtèrent pas. Son Appel aux Français et son Appel aux Parisiens n'eurent pas beaucoup d'effet. Alors il voulut accompagner au feu ses fils et leur batterie d'artillerie ; et il coiffa ses cheveux blancs d'un képi de garde national. Mais les délégués du 144e bataillon lui enjoignirent de n'en rien faire. Et il revint à la Muse dans son grand Paris bloqué. L'indignation et la douleur lui dictèrent les premières pièces de l'Année terrible. Le 29 septembre, sa petite fille Jeanne avait eu un an :

Vous souriez devant tout un monde aux abois ; Vous faites votre bruit d'abeille dans les bois, O Jeanne, et vous mêlez votre charmant murmure Au grand Paris faisant sonner sa grande armure.

Jamais il n'avait été aussi populaire. L'armistice venu, 214 000 suffrages firent de lui le second élu de la capitale. Il prit le chemin de Bordeaux. La capitulation le remplissait, comme Paris tout entier, de douleur et de colère. C'était donc pour cela qu'on avait vécu sous les mitrailles l


DE L ANNEE TERRIBLE A L ANNEE FATALE 299

Quand la vertu croissait dans les douleurs accrues, Quand les petits enfants, bombardés dans les rues, Ramassaient en riant obus et biscayens, Quand pas un n'a faibli parmi les citoyens, Quand on était là, prêts à sortir, trois cent mille. Ce tas de gens de guerre a rendu cette ville !

Cet état d'esprit était si contraire au sentiment de l'Assemblée, son perpétuel dithyrambe en l'honneur de Paris lui était si désagréable, son opposition aux préliminaires de paix lui paraissait si maladroite, ses opinions sur les papes et les rois et sur l'avènement d'une République universelle, où entrerait l'Allemagne repentante, si absurdes, qu'il comprit bientôt que, dans l'intérêt de sa gloire, mieux vaudrait résigner son mandat. Il le fit d'une manière éclatante au milieu d'un discours sur Garibaldi, très déplacé, où, sans égard pour le courage et sans respect pour le malheur, il déclarait que, seul de tous nos généraux, Garibaldi n'avait pas été vaincu dans cette guerre. Les clameurs irritées de l'Assemblée le forcèrent d'abandonner la tribune.

Il se proposait d'aller se recueillir à Arcachon quand une voiture lui ramena son fils Charles mort subitement. Ce ne fut pas à Bordeaux, mais à Paris qu'eurent Heu les funérailles, le 18 mars, aux premiers grondements de l'insurrection.

O ville auguste. Ce jour-là tout tremblait, les révolutions Grondaient et dans leur brume, à travers des rayons. Tu voyais devant toi se rouvrir l'ombre affreuse Qui par moments devant les grands peuples se creuse ; Et l'homme qui suivait le cercueil de son fils T'admirait, toi qui, prête à tous les tiers défis, Infortunée, as fait l'humanité prospère; Sombre, il se sentait fils en même temps que père. Père en pensant à lui, fils en pensant à toi.

Les insurgés comptaient sur lui. Le Rappel, qu'ils se


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gardèrent bien de suspendre, n'avait pas cessé de dénoncer l'incapacité ou la trahison du gouvernement provisoire et accusait Thiers de machiner une restauration. Et le grand poète n'avait-il pas prêché depuis longtemps la Révolution? N'avait-il pas écrit dans son William Shakespeare : « La France, terrassée de lumière, se relèvera tenant à la main cette flamme épée, la Révolution? » N'avait-on pas encore présentes à l'esprit l'épopée des Barricades et son apologie de la Révolution? N'avait-il pas déclaré à Lausanne, tout récemment, qu'il fallait, pour que la République universelle triomphât, accepter la grave et noble perspective d'une Révolution? Enfin n'avait-il pas écrit, l'année précédente : « Le jour où je conseillerai une insurrection, j'y serai. » Il est vrai qu'il n'avait pas conseillé celle-ci ; il l'avait même déconseillée, vu les circonstances, bien qu'il n'en désapprouvât pas les raisons ; mais il y était. Y resterait-il? Il partit pour Bruxelles. Il avait senti que sa gloire pouvait sombrer dans la sinistre aventure ; et il respira quand il fut sûr qu'on ne l'avait pas nommé membre de la Commune.

De Bruxelles il essaya d'expliquer son sentiment sur l'insurrection et ne satisfit ni les Versaillais ni les Com munards, pas plus que dans ses vers où il donnait tort aux deux partis, mais en les mettant sur un pied d'égalité et en nommant représailles les crimes de la Commune. A Versailles la réprobation commençait à s'épaissir sur son nom. A Paris on faisait circuler sa profession de foi de 1848 où il rejetait la république qui se coiffait du bonnet rouge et qui voulait abattre la colonne Vendôme. Pour lui, il était désemparé.

L'événement s'en va roulant des yeux de flamme Après avoir posé sa griffe sur mon âme, Laissant à mon vers triste, âpre, meurtri, froissé, Cette trace qu'on voit quand un monstre a passé. Ceux qui regarderaient mon esprit dans cette ombre Le trouveraient couvert des empreintes sans nombre


DE L ANNEE TERRIBLE A L*ANNÉE FATALE 301

De tous ces jours d'horreur, de colère et d'ennui Comme si des lions avaient marché sur lui.

La Commune fut vaincue. Ses derniers forfaits lui arrachèrent des cris de douleur; les flots de sang répandus par les Versaillais des cris d'indignation, mais seulement dans ses vers de l'Année terrible. Il se tut pendant les semaines tragiques et retrouva seulement la parole lorsque le gouvernement belge signifia que les insurgés seraient considérés comme des criminels et non comme des réfugiés politiques. Alors il jugea bon de déclarer qu'il leur offrait l'asile de son foyer. Offre de Gascon, s'il en fut, puisque les malheureux étaient cueillis à la frontière. Mais sa lettre produisit le plus mauvais effet sur ses hôtes. Des jeunes gens vinrent sous ses fenêtres le huer et lui cassèrent même deux vitres. Cette manifestation insignifiante devait prendre un peu plus tard dans son esprit, pour les besoins de la cause, des proportions de guet-apens. Enfin le gouvernement belge lui rendit le grand service de l'expulser. C'était le seul moyen pour lui de rattraper un peu de sa popularité près des vaincus. Mais les vainqueurs étaient si montés contre lui qu'on discuta à la Société des Gens de lettres sur sa radiatk n et qu'elle faillit être votée.

Il s'était réfugié à Vianden, au Luxembourg. Quand il reparut à Paris, la ville ne lui cacha pas sa désaffection : elle lui avait en juillet 1S71 refusé un siège à l'Assemblée ; en janvier 1872, aux élections complémentaires, elle lui préféra un obscur adversaire de la Commune. Le 24 mars de la même année, Edmond Concourt, qui était allé le voir, écrivait : « Dans la tourbe au milieu de laquelle il vit, dans le contact imbécile et fanatique qu'il estobligé de subir, dans les mesquineries idiotes de la pensée et de la parole qui le circonviennent, l'illustre amoureux du grand, du beau, enrage au fond de lui... Parfois, dans l'envahissement de son salon par les hommes à feutre


302 DE L ANNEE TERRIBLE A L'ANNÉE FATALE

mou, il se laisse retomber, avec une lassitude indéfinissable, sur son divan, en jetant dans une oreille amie : «Ah ! voilà les hommes politiques (i) ! »

* * *

Cette année 1872, il publia l'Année terrible, le recueil de vers le plus massif qu'il nous ait donné. Très peu de strophes lyriques ; des régiments de sombres alexandrins, qui nous laissent dans la mémoire comme un souvenir de piétinement sourd, avec de temps à autre des sons de marche guerrière ou funèbre. Une forme aussi différente que le fond des Chansons des nies et des bois. Ce sont les seuls vers inspirés par la guerre de 1870 qui aient suvécu. Paul de Saint-Victor, malgré toutes ses réserves sur les poèmes touchant la Commune, écrit à la fin de son étude : « En sortant de la représentation des Perses d'Eschyle, les Athéniens couraient vers les temples et frappaient sur les boucliers suspendus aux autels, en criant : « Patrie ! Patrie ! » On pousse le même cri après avoir lu ce livre qui ne célèbre pourtant que des défaites et des deuils. » Je viens de le relire. Je voudrais, moi aussi, crier : Patrie ! Patrie ! Je ne le puis pas. Non que le poète n'ait plus d'une fois rencontré le mot qui serre le coeur et, plus d'une fois, do ses grands vers eschyliens, suscité en nous l'enthousiasme sacré. Quand il nous peint le départ des citoyens pour la bataille, à l'aube froide et blême, accompagnés jusqu'à la sortie par leurs femmes qui portent leur fusil et ne le leur rendent qu'après l'avoir baisé ; quand il s'écrie qu'il voudrait ne pas être Français pour choisir la France et la proclamer « sa patrie et sa gloire et son unique amour » ; quand il envoie, par

(1) Ce fragment du Journal des Concourt a été également cité par M. Berret dans son Introduction à la seconde série de la Légende des Siècles dont je recommande la lecture pour toute cette période de la vie de Hugo.


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ballon monté, à une femme, une lettre sur le siège : « Paris terrible et gai combat. Bonjour, madame ; » et qu'il fait un tableau héroïque et alerte de la ville bombardée, affamée, et de toutes les misères que les femmes supportent sans se plaindre ; quand devant des cadavres prussiens flottant sur le fleuve, il songe que ces hommes s'étaient promis que la prostituée Babylone, Paris, leur ouvrirait les bras, et ajoute : « ...Et la Seine son lit, » nous retrouvons le poète unique de la première Légende des Siècles et des Châtiments. Du reste chaque fois qu'un récit de Hugo atteint la grandeur, nous nous disons que sa place serait dans la Légende des Siècles.

Mais l'Année terrible me laisse surtout l'obsession de contre-vérités et d'erreurs que l'art le plus savant ne saurait maquiller en beautés littéraires. On aurait d'abord souhaité que le poète ne s'acharnât pas sur le vaincu de Sedan et ne vînt pas nous déclamer que toutes nos victoires depuis Tolbiac jusqu'à Wagram, tous nos chefs de guerre depuis Charlemagne jusqu'à Napoléon, « par la main d'un bandit rendirent leur épée ». Ce n'est pas vrai. On souffre autant de l'entendre nous annoncer que, bien loin de nous prendre l'Alsace et la Lorraine, c'est par nous que les Allemands seront pris ; qu'entrer dans nos cités, lire nos livres, respirer le même air que nos penseurs, « c'est vouloir ce grand vent, la Révolution » ; qu'ils emporteront dans leur sac de guerre l'âpre ardeur de foudroyer les trônes. Tout cela est faux, archi-faux. Notez que dans une pièce précédente, Choix entre les deux nations, il faisait de l'Allemagne que rien n'éclipse, de l'Allemagne que les peuples ont vue

Dresser, portant l'aurore entre ses poings de fer, Contre César Hermann, contre Pierre Luther,

l'éloge le plus poétique et le plus enflammé et qu'après l'avoir achevé sur ces mots : « L'Allemagne est puissante et superbe, » il se tournait vers la France et disait seu-


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lement : « O ma mère! » C'était très beau; mais l'idée que l'Allemagne d'Hermann et de Luther allait rapporter de chez nous la sainte Révolution était très folle.

Les deux tiers du volume sont à peu près remplis par la guerre civile. Hugo assimile d'abord les deux partis. L'un représentait la loi ; l'autre, le droit. Le poète était pour le droit contre la loi ; il regrettait l'inopportunité de l'insurrection, mais sa sympathie foncière allait aux barricades, non seulement parce qu'Enjolras y était mort en brave et que Baudin s'y était fait tuer, mais parce que de ce côté, et seulement de ce côté, poindrait un jour la République universelle. A dire vrai, son instinct ne le trompait pas. « Je suis républicain et pour roi j'ai moimême ! » s'écriait-il dans une pièce assénée aux rêveurs de monarchie. Sans la Commune aurions-nous eu la République? Qu'on le veuille ou non, la République est fille de la Commune. On avait raison, lorsqu'on accusait Hugo « de voiler les crimes des communards, de pallier leurs hontes, de chercher des circonstances atténuantes à leurs forfaits ». Il abominait leurs atrocités, sans aucun doute ; mais l'Idée avant tout !

Cependant pourquoi lui en. voudrait-on d'avoir cherché des circonstances atténuantes? Le Quatre-Septembre, la fièvre obsidionale des Parisiens, la capitulation, les maladresses du gouvernement provisoire, le choix de Versailles, la ville en effervescence abandonnée à elle-même : cela n'excuse pas les scélératesses de cette immonde lie humaine que les saintes révolutions font toujours remonter à la surface ; mais cela explique les milliers d'honnêtes gens qui marchèrent et les quelques grandes âmes qui se mirent de la partie. Au lieu d'invoquer ces raisons, Hugo retourne à son rugissement habituel :

J'accuse la misère et je traîne à la barre

Cet aveugle, ce sourd, ce bandit, ce barbare.

Le Passé; je dénonce, ô royauté, chaos,

Tes vieilles lois d'où sont sortis les vieux fléaux!...


DE L'ANNÉE TERRIBLE A L'ANNÉE FATALE 305.

J'accuse, ô nos aïeux, car l'heure est solennelle,

Votre société, la vieille criminelle !

La scélérate a fait tout ce que nous voyons...

Et l'ignorance aussi sans doute? Le poète arrête un misérable qui vient d'incendier la Bibliothèque et s'écrie : « Mais c'est un crime inouï ! » Il lui explique ce que c'est qu'une biliothèque, que le livre est son médecin, son guide, son gardien, sa richesse. « Et tu détruis cela, toi ! » Et rincendiaire de répondre : « Je ne sais pas lire. » Ouvrez maintenant le livre l'Insurgé, de Vallès, un des chefs de la Commune ; et cherchez l'endroit où ces messieurs votent pour l'incendie. Que se rappellent-ils, qu'ont-ils présent à l'esprit au moment où ils brandissent le tison sacrifié? L'antiquité apprise au collège, leurs versions latines, l'écroulement de Troie au milieu des flammes, la chute flamboyante de Carthage. Érostrate n'était pas un illettré. Cette page est d'un éclat lugubre. Si jamais on fait une édition critique de l'Année terrible, elle servira dé commentaire et de correctif au poème de Hugo, et j'espère qu'on dira que le poète, contemplateur peut-être du monde invisible, comme il l'écrivait dans les Voix intérieures, discernait de moins en moins les réalités morales.

Là répression de la Commune l'atterra. Ne nous étonnons pas qu'il l'ait laissée passer sans élever la voix et qu'il n'ait protesté ni contre l'exécution sommaire de quinze mille Parisiens ni contre les déportations en masse. Sa protestation n'aurait pas été entendue. Mais ses vers témoignent de son horreur et de sa pitié. C'est par là que son livre commença à lui regagner les coeurs, quand les honnêtes gens reprirent possession d'euxmêmes et réfléchirent sur les excès du vainqueur. J'en ai connu, dans ma prime jeunesse, qui avaient vu la Commune de près, qui en avaient souffert, qui l'abominaient : cependant ils gardaient un souvenir encore plus affreux de la façon dont, après la bataille des rues, on


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avait fusillé tant d'égarés et tant d'innocents. Lorsque je lus pour la première fois l'Année terrible, je retrouvai tout ce que je leur avais entendu dire dans la pièce des Fusillés, où le poète admire jusqu'à l'épouvante, chez les Communards jeunes ou vieux, chez leurs femmes, !eurs filles, même leurs enfants :

Cette facilité sinistre de mourir.

Et un des plus beaux récits du livre reproduisait une histoire qu'un témoin avait racontée devant moi, les larmes aux yeux.

Sur une barricade, au milieu des pavés

Souillés d'un sang coupable et d'un sang pur lavés,

Un enfant de douze ans est pris avec des hommes.

— Es-tu de ceux-là, toi? ■— L'enfant dit : Nous en sommes.

— C'est bon, dit l'officier, on va te fusiller. Attends ton tour. — L'enfant voit des éclairs briller Et tous ses compagnons tomber sous la mitraille.

Il dit à l'officier : Permettez-vous que j'aille Rapporter cette montre à ma mère chez nous?

— Tu veux t'enfuir? — Je vais revenir. — Ces voyous Ont peur ! Où loges-tu ? — Là, près de la fontaine.

Et je vais revenir, monsieur le capitaine.

•— Va-t'en, drôle ! — L'enfant s'en va. — Piège grossier!

Et les soldats riaient avec leur officier,

Et les mourants mêlaient à ce rire leur râle,

Mais le rire cessa, car soudain l'enfant pâle.

Brusquement reparu, fier comme Viala,

Vint s'adosser au mur et leur dit : Me voilà.

La mort stupide eut honte et l'officier fit grâce.

Enfant, je ne sais point, dans l'ouragan qui passe

Et confond tout, le bien, le mal, héros, bandits,

Ce qui dans ce combat te poussait, mais je dis

Que ton âme ignorante est une âme sublime.

Bon et brave, tu fais, dans le fond de l'abîme,

Deux pas, l'un vers ta mère et l'autre vers la mort ;

L'enfant a la candeur et l'homme a le remord,

Et tu ne réponds pas de ce qu'on te fit faire ;

Mais l'enfant est superbe et vaillant qui préfère

A la fuite, à la vie, à l'aube, aux jeux permis.

Au printemps, le mur sombre où-sont morts ses amis.


DE L ANNEE TERRIBLE A L ANNEE FATALE 307

La gloire au front te baise, ô toi si jeune encore ! Doux ami, dans la Grèce antique, Stésichore T'eût chargé de défendre une porte d'Argos ; Cynégire t'eût dit : a Nous sommes deux égaux ! » Et tu serais admis au rang des purs éphèbes Par Tyrtée à Messène et par Eschyle à Thèbes. On graverait ton nom sur des disques d'airain ; Et tu serais de ceux qui, sous le ciel serein, S'ils passent près du puits ombragé par le saule. Font que la jeune fille ayant sur son épaule L'urne où s'abreuveront les buffles haletants, Pensive, se retourne et regarde longtemps.

Voilà la vraie mission du grand poète : il est le seul à pouvoir donner aux actes sublimes qui, sans lui, seraient vite oubliés, leur récompense impérissable,

* * *

La désaffection de Paris, ses tristesses, ses rancunes, ses rancoeurs, de petits drames domestiques lui conseillèrent la solitude. Il regagna Guemesey et y passa un an. Ce fut avec une émotion heureuse qu'il revit cette île, les champs, les vergers, les hameaux, « la même fuite immense des nuées ».

Qui, je la reconnais cette grève enchantée,

Comme alors elle m'apparut. Rive heureuse où l'on cherche Acis et Galatée,

Où l'on trouve Booz et Ruth ; Car il n'est pas de plage ou de montagne ou d'île,

Parmi les abîmes amers Mieux faite pour cacher les roses de l'idylle

Sous la tragique horreur des mers.

Il goûta longuement l'absence du bruit humain et des imprévus ; il écrivait :

Heureux celui qui vit stupide en sa demeure

Et qui chaque soir voit Le même oiseau de nuit sortir à la même heure

Du même angle du toit.


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Mais il avait repris sa vie de travail, non dans les entrailles de la terre, comme le disait Michelet, mais dans sa forge aérienne. Pendant cette année, il fit Quatrevingt-treize, deux pièces du Théâtre en liberté, des poèmes de la Légende des Siècles et il prépara l'Art d'être grandpère.

Religions et Religion et l'Ane, poèmes philosophiques que, de retour en France, il publia dans les années qui suivirent, ne font que délayer ce que nous avions déjà maintes fois entendu. Hugo est avec Voltaire l'écrivain qui s'est le plus répété. Mais, en général, je préfère les ritournelles de Voltaire. Elles sont plus amusantes et ont toujours un petit grain d'imprévu. Les Quatre vents de l'esprit, qui contiennent de réelles beautés, mais qui sont composés, comme le recueil posthume Toute la Lyre, de poèmes écrits aux anciennes époques de sa vie, sembleraient presque des « morceaux choisis » destinés à montrer dans le même ouvrage les quatre faces de son génie : le drame, l'épopée, l'ode' et la satire. L'Art d'être grand-père est le dernier de ses recueils qui semble nous apporter quelque chose de nouveau. Hugo avait de tout temps aimé les enfants. Je crois que, très instinctif, il les aimait surtout petits. Les grands, dont le caractère était arrêté, l'intéressaient moins. Son ima« gination travaillait mieux dans les limbes. Il avait été le premier de nos poètes à chanter l'innocence et le pouvoir des petits êtres. La Cosette des Misérables, le Petit Paul de la Légende des Siècles, les trois bébés de Quatre-vingt-treize vivront longtemps dans les mémoires. Sa fille Adèle, qui s'était enfuie de Guernesey, lui avait été ramenée folle, et on l'avait mise dans une maison de santé. Il était revenu de Paris pour assister à la mort de son dernier fils François-Victor. En décembre 1873, il écrivait :

Que te sert, ô Priam, d'avoir vécu si vieux? Tu vois tomber tes fils, ta patrie et tes dieux.


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Mais il était encore moins malheureux que Priam, puisqu'il lui restait encore une petite-fille et un petit-fils. C'est à Georges et à Jeanne, qui étaient toute sa famille, que l'Art d'être grand-père est dédié.

Ce livre n'est pas un livre d'enfant ; mais ce qu'il a de meilleur pourrait en être un. Ce qu'il a de meilleur n'est pas ce motif, vraiment trop agréable au poète, du tonnerre qui doit être chez lui bon enfant, du belluaire qui a fait la guerre aux empereurs, qui a traîné pêle-mêle à l'abîme les rois avec leurs ministres, les trônes liés aux échafauds, les faux dieux, les césars, les princes, les Jupiters, et qui aujourd'hui, — est-ce possible? — est vaincu par un petit enfant. .Ce ne sont pas non plus ses méditations sur Dieu, mais avec des restrictions, ni ses revenez-y de métaphysique et de métempsycose, malgré un admirable passage où, devant la ménagerie du Jardin des Plantes, devant ce bagne des lions, que les petits enfants contemplent, il songe que peut-être ces bêtes ne seraient que des damnés emprisonnés dans ces formes animales, des « muets hurlants », incapables d'exprimer leur torture^ Ce ne sont pas davantage ses rengaines sur le Syllabus et son badinage irrité incompréhensif et pesant sur l'Immaculée-Conception. Que de choses il nous plairait de supprimer, simplement par désir d'harmonie et de beauté, d'un livre où le grand-père, ses deux petitsenfants à la main, réglant sa marche « sur la petitesse aimable de leurs pas », nous déclare « qu'il n'a point d'autre affaire ici-bas que d'aimer ! »

Mais le meilleur, le plus original, ce sont les petites histoires de pot cassé, de pain sec au cabinet noir, insignifiantes en soi, mais que Hugo touche de sa magie et rend exquises ; ce sont les petits apologues comme celui du moine qui interroge en passant trois enfants, Roland, le futur chevalier, Raymond le paresseux et Jean de Pau. Il leur demande : "


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Quelle est la chose, enfant, qui vous plaît déchirée? ■— La chair d'un boeuf saignant, répondit Jean de Pau. — Un livre, dit Raymond. — Roland dit : Un drapeau.

Comme on sait que les bêtes énormes, les hippopotames, les éléphants, les rhinocéros, « sont évidemment faits pour les petits enfants », il est tout naturel que le grandpère écrive un Poème du Jardin des Plantes où il s'amusera à peindre les animaux dont la difformité réjouit l'oeil bleu des innocents. Quand la fantaisie lui viendra de raconter un beau conte qui satisfasse ce besoin d'être terrifiés et finalement rassurés que nous apportons en naissant, il est tout naturel aussi qu'il choisisse un lion comme héros de son récit épique. Ce lion tient enfermé dans son antre un petit garçon, le fils du roi. Un paladin veut le lui reprendre. Le lion dévore le paladin. Un ermite vient le supplier de le rendre. Le lion chasse l'ermite. Le roi envoie sa troupe contre lui. Le lion met en déroute les soldats du roi. Mais, furieux d'avoir été attaqué, il avertit le prince que, le lendemain, il rapportera l'enfant vivant encore dans le palais et que là, il le mangera. Le lendemain, en effet, au milieu de la ville terrorisée et déserte, le lion avança tranquille avec l'enfant évanoui entre ses effroyables mâchoires. Vous comprenez bien que le roi ne l'avait pas attendu. Sa panique avait été telle qu'il en avait oublié son autre enfant, une petite fille qui devait s'appeler Jeanne. Celle-ci, reconnaissant son petit frère dans la gueule épouvantable, se dressa toute droite et menaça le monstre de son petit doigt.

Alors près du berceau de soie et de dentelle Le grand lion posa son frère devant elle, Comme eût fait une mère en abaissant les bras, Et lui dit : a Le voici. Là ! ne te fâche pas. »

Nous n'avions pas encore vu Hugo revêtu de la peau d'un lion. Tout le poème est marqué de sa griffe. Il n'y


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manque, pour ravir les enfants et les grandes personnes, qu'une certaine naïveté. En revanche, les vers en sont souvent d'une grande beauté. Que dites-vous de cette tombée de la nuit?

Le lion solitaire,

Plein de l'immense oubli qu'ont les monstres sur terre.

Se rendormit, laissant l'intègre nuit venir.

La lune parut, fit un spectre du menhir,

De l'étang un linceul, du sentier un mensonge,

Et du noir paysage inexprimable un songe...

Cette naïveté qui le fuit dans ses grands poèmes semble parfois s'offrir spontanément à lui dans ses chansons et ses rondes enfantines. Il arrive parfois aussi que, sans effort, sans idée arrêtée', les rayons, les couleurs, les bruits, les échos, les reflets que ses sens ont recueillis, s'appellent, se répondent, se commandent, s'organisent, et comme les souffles de l'air et les feuilles des bois font une espèce de chant, produisent une poésie où le poète ne paraît avoir été qu'un instruisent d'une délicatesse artistique infinie entre l'âme des choses et nous. Ce sont, par exemple, les premiers vers de Ora Ama.

Le long des berges court la perdrix au pied leste. Comme pour l'entraîner dans leur danse céleste Les nuages ont pris la lune au milieu d'eux... Le crépuscule jette une vague lueur Sur des formes qu'on voit rire dans la rivière, Monsieur le curé passe et ferme son bréviaire. Il est trop tard pour lire, et ce reste de jour Conseille la prière à qui n'a plus l'amour...

Le chef-d'oeuvre de cette pure poésie, nous l'avons dans

Choses du soir :

Le voyageur marche et la lande est brune ; Une ombre est derrière, une ombre est devant. Blancheur au couchant, lueur au levant ; Ici crépuscule, et là clair de lune.


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Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou.

La sorcière assise allonge sa lippe ; L'araignée accroche au toit son filet, Le lutin reluit dans le feu follet Comme un pistil d'or dans une tulipe...

Le coche qui va d'Avranche à Fougère Fait claquer son fouet comme un vif éclair ; Voici le moment où flottent dans l'air Tous ces bruits confus que l'ombre exagère...

Des flaques d'argent tremblent sur les sables ; L'orfraie est au bord des talus crayeux ; Le pâtre, à travers le vent, suit des yeux Le vol monstrueux et vague des diables.

Un panache gris sort des cheminées, Le bûcheron passe avec son fardeau ; On entend, parmi le bruit des cours d'eau, Des frémissements de branches traînées.

La faim fait rêver les grands loups moroses ; La rivière court, le nuage fuit ; Derrière la vitre où la lampe luit. Les petits enfants ont des têtes roses.

Je ne sais plus quand, je ne sais plus où, Maître Yvon soufflait dans son biniou.

Le refrain est de la vraie poésie populaire ; le reste, d'une poésie ténue, brillante, indéfinissable, mais si vivace et si forte qu'à côté, les plus beaux vers éloquents perdent de leur charme et ne nous paraissent plus que de la prose rythmée et rimée. La Mise en liberté est une des pièces les plus connues et les plus impressionnantes de l'Art d'être grand-père. Le poète est entré dans la volière où un seul oiseau restait. Il l'a pris et, ouvrant la main, lui a dit : « Sois libre ! » L'oiseau s'est évadé dans l'immensité splendide; et « regardant cette fenêtre et cette délivrance », le poète pensif s'est dit : « Je viens d'être la


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mort. » Le symbole ne se découvre qu'à la fin ; mais tout dans ce poème nous y amène à notre insu. L'oiseau, en voyant entrer ce géant, a éprouvé une inexprimable anxiété. Il a voleté « devant la main épouvantable ». Quand il a été pris, il est resté l'oeil fermé, le bec ouvert, l'aile morte, immobile. Nous gardons l'impression d'une extrême habileté, et nous sommes heureux que le sombre poète des Contemplations et de la Légende des Siècles, étant plus près de la mort, la considère comme une entrée dans la lumière et dans la transparence. Mais la lippe de la sorcière, l'orfraie au bord des talus, les frémissements de branches remuées et les petites têtes roses des enfants, sous la lampe, derrière la vitre : seul, un très grand poète peut faire avec tout cela quelque chose de mystérieux qui nous prend l'imagination et le coeur. Et nous n'aurons jamais l'idée de le louer d'être ingénieux.

*

., * *

Hugo était rentré à Paris. L'Année terrible, Quatrevingt-treize, l'Art d'être grand-père, lui avaient ramené la popularité. On l'avait, non sans quelque difficulté, fait élire sénateur. Ce demi-succès effaça les échecs passés. Et le Sénat de la troisième République l'écouta plus décemment que les Assemblées de /naguère et de jadis. Mais il n'eut aucune action, il ne joua aucun rôle. Pour les politiciens qui l'entouraient il était devenu l'idole de la démocratie et de la libre pensée, une idole à garder jalousement et à ne faire sortir qu'aux grandes fêtes. Pour les poètes, les écrivains, les artistes, il demeurait, comme le disait Taine qui pourtant ne l'aimait guère, un des événements les plus considérables du siècle, et le dernier représentant de la grande génération romantique. De la forêt détruite, il ne restait qu'un chêne. Paris lui payait en amitié et en hommages l'encens de ses panégyriques. Sa vieillesse robuste continuait dans ses innombrables vers d'exterminer les prêtres et


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les rois. La nature ne l'avertisssait pas qu'il vieillissait. Et tel petit poème, échappé de sa main, par la fraîcheur, la beauté neuve, le goût de la vie, rappelait l'adorable Psyché, si jeune, du vieux Corneille. Une des dernières pièces insérées dans la seconde Légende des Siècles fut écrite en 1876 : la Chanson de Sophocle à Salamine. Les noms de Sophocle et de Salamine n'ont aucune importance ; mais la chanson est délicieuse :

Me voici ; je suis un éphèbe ; Mes seize ans sont d'azur baignés, Guerre, déesse de l'Érèbe, Sombre guerre aux cris indignés.

Je viens à toi ; la nuit est noire. Puisque Xercès est le plus fort, Prends-moi pour la lutte et la gloire Et pour la tombe. Mais d'abord,

Toi dont le glaive est le ministre, Toi que l'éclair suit dans les cieux, Choisis moi de ta main sinistre Une belle fille aux doux yeux,

Qui ne sache pas autre chose Que rire d'un rire ingénu, Qui soit divine, ayant la rose Aux deux pointes de son sein nu.

Et ne soit pas plus importune A l'homme plein d'un noir destin Que ne l'est au profond Neptune La vive étoile du matin.

Donne-la-moi que je la presse Vite sur mon coeur enflammé. Je veux bien mourir, ô déesse, Mais pas avant d'avoir aimé.

En 1S78 il eut une attaque d'apoplexie. De ce moment, ce furent ses tiroirs toujours bondés qui, en s'ouvrant, nous donnèrent l'illusion de son activité infatigable. Il vécut encore sept ans. Sa compagne, Juliette Drouet, —


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un demi-siècle d'amour î — le devança de deux ans dans l'ombre éternelle ou dans l'éternelle clarté. Il la vit emporter, les yeux pleins de larmes, comme un vieux roi à qui sa majesté défend de suivre le cortège. Puis ce fut son tour. L'énigme qui l'avait tant tourmenté, qui avait rempli ses insomnies, qui avait terriblement fécondé son imagination, allait enfin lui livrer son dernier mot. On l'entendit sur son lit de mort murmurer : C'est ici le combat du jour et de la nuit; mais ces paroles restent aussi obscures que celles de Goethe : De la lumière! Le vendredi 22 mai 1885, il mourait à une heure et demie.

* *

Il avait écrit dans Choses vues au sujet des obsèques de Chateaubriand. « J'aurais voulu pour M. de Cha« teaubriand des funérailles royales, Notre-Dame, le « manteau de pair, l'habit de l'Institut, l'épée du gen« tilhomme émigré, le collier de l'ordre, la Toison d'or, « tous les corps présents, la moitié de la garnison sur « pied, les tambours drapés, le canon de cinq en cinq * minutes, — ou le corbillard du pauvre dans une église « de campagne. » Il avait écrit dans les Contemplations :

...Taillis sacrés où Dieu même apparaît, • Arbres religieux, chênes, mousses, forêt, Forêt I c'est dans votre ombre et dans votre mystère, C'est sous votre branchage auguste et solitaire Que je veux abriter mon sépulcre ignoré Et que je veux dormir quand je m'endormirai.

On ne tint aucun compte de ces voeux. Toute la France ressentait vivement la perte de son grand poète. Les funérailles nationales s'imposaient ; mais on eut le tort d'en faire une manifestation d'anticléricalisme. Le Régime ne connaît pas la mesure. On vota la désaffection du Panthéon comme si, dans une circonstance qui rapprochait les esprits et les coeurs, il ne convenait pas


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d'éviter tout ce qui était de nature à froisser des âmes. Malgré cela cependant, du fond de la province, des âmes, qui méprisaient les artisans de cette grossièreté, accoururent, tant la gloire de Hugo était prestigieuse. J'ai vu la veillée funèbre sous l'Arc de Triomphe, et les six cuirassiers, torches allumées, resplendissants et sombres de chaque côté du cercueil. Mais toute la place était plus noire que la nuit, d'un monde qui n'avait aucun respect de la mort. J'ai assisté au cortège qui avait commencé vers onze heures et qui n'arriva qu'à deux heures moins le quart au Panthéon. Onze chars couverts de couronnes précédaient le corbillard. La foule applau» dissait à leur passage comme à une bataille de fleurs. Le défilé était déjà à moitié disloqué en arrivant sur la place de la Concorde où je me trouvais. Le groupe anticlérical de Puteaux s'était laissé distancer par les Beniboufje-toujours et mettait du désordre. La journée était belle et chaude. N'eût été la première partie du cortège, on aurait cru à une grande réjouissance, et la population avait son air de fête. Le corbillard des pauvres, que le poète avait demandé, impressionnait désagréablement. On se disait que le corbillard des pauvres n'a de sens que si tout l'enterrement est d'un pauvre : ni fleurs, ni 'couronnes, ni discours, ni corps constitués, ni garde républicaine, ni régiment de cuirassiers fanfare en tête, ni candélabres allumés et voilés de crêpe sur tout le parcours. Ou on n'avait pas compris la volonté du poète, ou s'il avait désiré ce corbillard par amour du contraste, on convenait que son antithèse suprême était une de ses plus mauvaises. Je n'ai jamais été le témoin de funérailles où l'idée de la mort fût aussi absente. /

* * *

Mais elles avaient une signification qu'un journaliste, qui était un écrivain, J.-J. Weiss, fit remarquer dans un étincelant article desDébats. Sous ce même Arc de Triomphe


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par cette même voie royale des Champs-Elysées, devant la même affluence, trente-trois ans plus tôt, l'homme que Hugo avait le plus exécré, Louis Bonaparte, empereur de la veille, le 2 décembre 1852, avait fait son entrée solennelle à Paris. La ville retentissait d'acclamations pendant qu'à Jersey, un proscrit se redressait et criait :

O république de nos pères, Grand Panthéon plein de lumières. Dôme d'or dans le libre azur, Temple des ombres immortelles, Puisqu'on vient avec des échelles Coller l'Empire sur ton mur.

Je t'aime, exil; douleur, je t'aime!

Aujourd'hui Napoléon III était enterré en exil et le poète banni suivait dans sa bière le chemin triomphal.

Ce n'était encore là qu'une signification d'ordre général, un nouvel exemple de la vanité que recouvrent nos Apothéoses. Il y en avait une autre. Les Châtiments n'atteignaient pas un homme seul. Ils visaient toutes les institutions, tous les corps que le Premier Consul avait créés ou réparés pour servir à sa puissance d'ornement et d'appui et qui continuèrent cet usage sous n'importe quel gouvernement. « Jamais, disait Weiss, on n'a vu, jamais on ne verra discorde plus flagrante entre un triomphateur et tout le cortège officiel de son triomphe. Je sais bien qu'on me répondra que les corps, les hiérarchies et les compagnies d'aujourd'hui doivent être distingués des corps, des hiérarchies et des compagnies qui florissaient au Deux-Décembre ; qu'ils n'en sont pas solidaires; qu'un régime corrupteur corrompt tout; mais que les gouvernements honnêtes et éclairés arrivent ensuite qui répandent la lumière, l'intégrité et l'honneur là où des tyrans n'ont communiqué que leurs vices. Je ne contredis pas ces maximes générales. Seulement on n'a pas la ressource de constater qu'elles se trouvent le


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moins du monde indiquées dans les Châtiments et dans Napoléon-le-Petit. Du fait du Deux-Décembre, Hugo condamne et bafoue les choses en masse et pour toujours. C'est tout ce que le prophète en son délire a fait anathème qu'il traîne maintenant derrière son char de triomphe. L'ordre de marche des corps constitués qui va se développer de l'Arc de Triomphe au Panthéon n'en montrera presque pas un qui ne porte au front la blessure d'un vers du poète. » Et Weiss les énumérait : les généraux, le grand chancelier de la Légion d'Honneur, la Magistrature, la Cour de Cassation, les préfets, toutes les autorités que Hugo avait appelés : intrigants, fourbes, crétins, puissances! Et à chacun de ces corps constitués, il disait : « Passez ! Passez vite ou on se souviendra de tel vers, de telle strophe... » On ne voulait pas s'en souvenir alors parce qu'on croyait encore à la corruption de l'Empire. Mais aujourd'hui, il serait à craindre que les strophes et les vers partissent tout seuls.

*

* *

Que l'homme, dont il semblait que le démiurge ironique de Renan semblait avoir réglé les funérailles, ait été notre plus grand poète, j'en suis convaincu. Il l'a été, malgré tous ses défauts, sans lesquels d'ailleurs ses qualités n'auraient pas existé, malgré la banalité de sa pensée et la faiblesse de sa philosophie. Comme poète épique, il est le seul. Comme poète lyrique, il est le plus ordonné et le plus puissant. Satirique, il l'a été à une puissance extraordinaire. Il est varié au point que nous n'avons pas un seul grand poète dont il ne puisse, volontairement ou non, nous reproduire la couleur, nous rendre l'accent, nous faire entendre le timbre. Les vers de Malherbe et de Corneille abondent dans son oeuvre. Il a des vers de philosophe dont je serais étonné que Vigny n'eût pas été jaloux. Il est parfois aussi mélo-


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dieux que Lamartine, aussi gracieux que La Fontan^ aussi pur que Racine. Mais il a toujours été lui. Toujours la même lige avec une autre fleur. Cette tige était capable de porter toutes les fleurs dont nous nous enorgueillissons.

Son imagination a fait sa grandeur. Comme homme, il avait eu son foyer bouleversé ; comme père, sur quatre enfants il en avait enterré trois, et mieux eût valu, hélas, qu'il enterrât le quatrième ; comme écrivain, on n'avait pas cessé de l'attaquer. Là que, vieillard, il se plaignait d'avoir été très malheureux, on pouvait lui donner raison. Cependant je crois que sa sensibilité a été assez courte ; mais tout ce qu'elle transmettait à son imagination y retentissait indéfiniment et y prenait des formes exquises, terribles ou magnifiques. Cette imagination tenait du prodige ou du phénomène. Il est assez curieux que de Sainte-Beuve à Renan, en passant par Théophile Gautier, Michelet, Flaubert, les Goncourt, Paul de SaintVictor, tous, amis ou adversaires, aient prononcé à son sujet le mot de Cyclope ou de Polyphème ou de Vulcain. « Souvent au-dessus de l'humanité, parfois il est audessous, écrivait Renan au lendemain de sa mort. Comme un Cyclope à peine dégagé de la matière, il a les secrets d'un monde perdu. » Il n'en eût pas été trop fâché, lui qui, n'admettant que la critique admirative, disait : « Laissez les génies tranquilles dans leur originalité. Il y a du sauvage dans ces civilisateurs mystérieux. »

Mais Renan se trompait en prétendant que son génie était au-dessus de toutes les distinctions de race et qu'aucune des familles qui se partagent l'espèce humaine, au physique comme au moral, ne pouvait se l'attribuer. C'est un Cyclope, si l'on veut, mais un Cyclope français. Il a au plus haut point, certaines qualités de la race : le développement oratoire ; la logique non dans la construction d'un système mais dans l'exposé d'une idée,


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dans l'exposition d'une pièce, dans la marche d'un poème ou d'un roman ; le culte de la forme ; la passion du prosélytisme. Ce grand Méditerranéen s'est quelquefois enivré de ténèbres, mais n'en est pas moins plus près d'un Eschyle ou d'un Virgile que d'un Milton ou d'un Shakespeare. Il est nôtre tout entier. Et si sa politique est encore plus inconséquente et contradictoire que sa philosophie, si rien ne nous répugne plus que les utopies dont il s'est nourri, avant de les lui reprocher comme des vices particuliers de son esprit, accusez-en son siècle. Du jour où nous avons lâché la connaissance et l'étude toujours plus approfondie de l'homme moral pour concevoir un homme social abstrait qui n'aurait plus ni les instincts, ni les péchés originels, ni les passions, ni les ardeurs égoïstes de l'homme moral, nous avons ouvert nos portes et nos fenêtres aux plus malfaisantes chimères. C'est l'héritage du dix-huitième siècle, augmenté de celui de la Révolution. Le génie de Hugo est comme ces arbres des Tropiques qui ont, paraît-il, deux sortes de racines : les unes plongent très profondément dans le sol; les autres semblent boire de l'air. Par ses racines aériennes, il a bu, il a absorbé toutes les erreurs de ses contemporains, il s'est gonflé du passage de toutes les nuées. Par ses racines terrestres il a tiré de notre terroir sa générosité, sa conception de l'amour bien moins romantique que dans son théâtre, sa tendresse pour le peuple et pour les enfants, cette sympathie plébéienne qui lui faisait partager toutes les révoltes de l'âme populaire contre les injustices sociales, les inégalités injustifiables, les pouvoirs indignes ; enfin son sens indéniable de la grandeur.

ANDRÉ BELLESSORT.


UNE ERREUR A ÉVITER

DANS LA LUTTE

CONTRE LE BOLCHEVISME

Avec beaucoup d'irrégularités et pourtant de plus en plus souvent, la presse apporte des nouvelles sur la lutte contre les Soviets telle qu'elle se pratique en Russie. Qui n'a lu la dépêche annonçant l'explosion, le 6 juillet 1928, au Guépéou (Tchéka) à Moscou, d'une bombe lancée par deux blancs-russes arrivés de Paris par la Roumanie et la Bulgarie? Ou cette autre dépêche, ayant précédé de peu la première, au sujet d'une explosion dans le Club communiste de Leningrad? Ou celle, enfin, plus récente, relative à la bombe qui a fait sauter, le 9 janvier dernier-, une partie du train du vice-commandant en chef de l'armée rouge, Unschlicht?

D'autre part, les journaux ont donné, surtout au cours des trois derniers mois, de très nombreuses informations sur les révoltes paysannes, les incendies, les actes de terrorisme contre les communistes, qui deviennent de plus en plus fréquents dans divers points de la vaste campagne russe.

Il est cependant certain que les nouvelles de cette nature qui arrivent à pénétrer à l'étranger (avec combien de difficultés, et combien incomplètes !) sont loin de donner une impression exacte de ce qui se passe dans cet ordre d'idées dans l'Union soviétique. Le public, en les

R. H. 1929. — IV, 3. H


322 UNE ERREUR A ÉVITER

lisant, croit y voir, généralement, soit des actes courageux, mais isolés, soit de simples vengeances sans objet précis.

Il est donc opportun d'attirer l'attention sur l'existence des organisations clandestines qui luttent à l'intérieur de la Russie et qui ont pour but de la délivrer du joug communiste.

Nous sommes en mesure de donner sur ces organisations les précisions suivantes :

Leur programme : elles luttent, avant tout, pour renverser le régime existant et communient toutes dans un credo unique : la lutte contre les Soviets. Autrement dit, la plupart des antibolchevistes actifs n'appartiennent à aucun parti politique et, en tous cas, font taire leur préférence en ce domaine pour se limiter uniquement à l'antisoviétisme. Bien qu'ayant un but commun, elles ne se trouvent pas unies en une seule association. La raison principale en est le danger de dissociation que présenterait un groupement unique. A supposer qu'un espion soviétique parvienne à se faufiler dans le cadre d'une association unique, tout l'édifice peut se trouver démoli, alors qu'avec des associations multiples, les autres pourront continuer leur travail et demeureront intactes.

Les centres respectifs de ces organisations se trouvent à l'étranger; de divers points de l'Europe et de l'Asie, ils dirigent leur travail et trouvent les fonds permettant de mener la lutte.

Parmi ces organisations, il y en a une, peut-être la plus importante, qui est surtout spécialisée dans l'envoi en Russie de gens courageux et décidés, en vue d'y accomplir des actes individuels. L'objet principal de ces actes ou « attentats » était, jusqu'à présent du moins, de détruire dans le peuple cette sorte de psychose du Guépéou. Le Guépéou est l'expression même du terrorisme en action ; il était devenu une obsession pour la majorité


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des Russes qui n'osaient pas s'attaquer à lui par crainte de représailles et de tortures sur des innocents.

Or, les exécutants affiliés à cette organisation ont, dans une très large mesure, réussi à démontrer que le Guépéou n'est point détenteur d'une puissance extraordinaire, et que, lui aussi, est très vulnérable. L'expérience de ces derniers mois démontre que la méthode suivie était la bonne.

Une autre de ces organisations a ses cadres en Russie et dispose de puissantes ramifications dans tout le pays. Ses sections secrètes ont pu prendre corps dans l'administration soviétique, dans l'armée rouge et même dans le parti communiste. L'énorme majorité de ses membres étant des paysans, ces derniers mènent une lutte à mort contre les communistes sur tous les points du territoire de l'U. R. S. S.

Si, jusqu'à ces derniers temps, les éléments conscients du monde civilisé ont sous-estimé ou méconnu l'aspect de la lutte contre le bolchevisme, dont nous venons de parler, leur attention y sera inévitablement ramenée dans un avenir très proche.

Les événements imposent, en effet, un revirement nouveau de l'opinion publique et de la politique des gouvernements à l'égard de la clique des internationalistes rouges qui depuis plus de onze ans tyrannise la Russie et poursuit la destruction de l'ordre social existant dans le monde entier.

Déjà un long chemin a été parcouru depuis l'époque de triste mémoire des funestes « reconnaissances » de cette clique en qualité de gouvernement russe.

Chacune de ces « reconnaissances », qu'on pourrait qualifier à juste titre de détestable intervention dans les affaires de la nation russe, parce que dirigée contre le peuple russe et en faveur de ses plus cruels ennemis, a été un suprême outrage, non seulement au peuple russe martyr, mais aussi à l'honneur national des peuples dont


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les gouvernements, à l'affût de gains matériels immédiats, éphémères d'ailleurs, se sont livrés à cette expérience abjecte. Ces actes d'immoralité politique ont porté, et pour cause, des coups difficilement réparables à la vie et à l'activité nationale de ces peuples. Ils ont subi et subissent encore les conséquences désastreuses de la « politique expérimentale » qui a renforcé en Russie la position des ennemis avérés de la civilisation et leur a ouvert en même temps les portes des autres pays.

Trop de temps a passé, en effet, sans que le venin soviétique répandu à travers tous les continents ait attiré l'attention sur le danger mortel qu'il présente pour toute société civilisée.

Les peuples ont pa3^é très cher la reconnaissance de la suprême stupidité même en se plaçant sur le terrain du matérialisme le plus étroit et sectaire. Cette politique fut une politique de lâcheté adoptée par des politiciens indignes à l'égard d'une grande nation.

L'Angleterre a failli y passer. Profondément minée, elle a été la première à rompre avec le dissolvant pouvoir des internationalistes rouges.

Les relations actuelles entre la France et les Soviets ont été qualifiées, dans un rapport bolcheviste secret, de demi-rupture. Il reste à faire, dans cet ordre d'idées, un pas en avant en légalisant cet état de fait.

Quelques autres, parmi les gouvernements subjugués dans le passé par des démagogues félons, se trouvent dans une situation plus ou moins analogue à celle de la France.

Les termes dans lesquels, l'été dernier, M. Briand parlait des Soviets à l'assemblée générale de la Société des Nations, et dont la portée fut magistralement mise en lumière par la lettre ouverte que lui adressa Me Aubert, président de l'Entente internationale contre la IIIe Internationale, montrent bien que le monde commence à se rendre à l'évidence.


DANS LA LUTTE CONTRE LE BOLCHEVISME 325

Une triste expérience, des faits sans nombre et des documents irrécusables, parmi lesquels nous citerons en premier lieu Moscou sans voiles, le livre désormais historique de M. J. Douillet, ont enfin porté fruits. Le monde civilisé a compris ce qu'est le bolchevisme et tout ce qu'il y a d'absurde et de funeste dans la fameuse théorie de son évolution vers des formes acceptables et normales. ' Et l'on s'est rendu compte, enfin, qu'il ne saurait être question d'une reprise réelle des relations avec la Russie, de son relèvement, d'un rétablissement efficace de l'Europe, d'une paix politique stable et durable, ni d'une paix sociale véritable dans aucun pays, avant la liquidation du pouvoir des Soviets et le retour de la Russie à un régime fondé sur les principes du droit, de la morale, de la justice et de la liberté.

La nécessité vitale pour le monde civilisé de se débarrasser du bolchevisme paraît une vérité acquise.

Il s'agit donc de savoir surtout comment atteindre ce résultat. Tout d'abord isoler, dans la mesure du possible, les Soviets, politiquement et financièrement. Cette étape dans le chemin de l'ordre est sur le point d'être franchie.

C'est déjà beaucoup, mais ce n'est pas encore tout ; d'autres moyens doivent, également, être mis en oeuvre.

En effet, un isolement complet du pouvoir communiste ne nous paraît pas possible. D'autre part, à lui seul, il pourrait ne porter ses fruits que dans un laps de temps assez indéterminé.

Évidemment, la situation, tant politique qu'économique, des Soviets est, à l'heure actuelle, des plus difficile, et l'absence de tout concours de l'étranger ne tardera pas à la rendre de plus en plus intenable. Il est bien entendu que, dans ces conditions, des événements de la plus haute importance pourraient se déclancher en Russie du jour au lendemain. Mais l'agonie des Soviets, abandonnés à eux-mêmes, peut aussi durer pendant des mois. Or, n'oublions pas le tort immense, la dégradation morale


326 UNE ERREUR A ÉVITER

et matérielle, les crimes sans nom et les souffrances infinies qu'apporte chaque jour nouveau de ce régime à la malheureuse Russie et à l'humanité entière.

Il faut donc, autant pour des considérations humanitaires que par intérêt, précipiter les événements et, en plus de l'isolement des Soviets, encourager tous les efforts de nature à amener leur chute.

Mais alors, cette question se pose : quelles sont les forces sur lesquelles on peut compter pour venir à bout des Soviets? Répondons-y immédiatement : ces forces, c'est seulement au sein du peuple russe qu'il faut les chercher.

*

* *

En effet, seuls les éléments organisés et agissants du peuple russe sont à même de porter un coup mortel au pouvoir de l'Internationale rouge installée à Moscou. Comme on le sait déjà, de vastes organisations clandestines ont pris naissance et contribuent puissamment aux efforts de la masse du peuple russe dans la lutte libératrice qu'il mène contre ses oppresseurs.

A l'extermination des agents soviétiques à laquelle se livrent les paysans à travers toute la Russie, vient maintenant s'ajouter la suppression des chefs dans les centres, tâche beaucoup plus difficile, mais dont la portée est aussi infiniment plus grande.

Faute de moyens matériels et faute de moyens seulement, les forces du communisme mondial n'ont pas encore été terrassées dans cette lutte à mort entre elles et la nation russe, représentée par les meilleurs de ses éléments.

Il n'en est que plus regrettable de voir certains milieux gouvernementaux et économiques de l'étranger, qui paraissent avoir compris l'intérêt vital pour eux de la chute des Soviets, encourager ou financer des combinaisons politiques singulières, dirigées, par définition,


DANS LA LUTTE CONTRE LE BOLCHEVISME 327

contre les Soviets, mais susceptibles de les renforcer en réalité. Contre ces combinaisons, on ne saurait trop mettre en garde l'opinion ; car même au cas d'une réussite peu vraisemblable, elles auraient pour résultat de balkaniser tout l'Est européen en y créant un foyer redoutable de conflits nouveaux.

Voici en quoi consistent ces combinaisons, ou ce plan inopportun de la lutte contre le bolchevisme.

Sous prétexte de donner satisfaction aux aspirations des nationalités, qui font partie de la Russie, il est question d'en séparer de nouveaux territoires : tantôt c'est l'Ukraine et tantôt c'est la Géorgie qui, comme par hasard, se trouve située au milieu de terrains riches en pétrole. Ainsi, dit-on, il serait possible, en s'appuyant sur les forces locales, de créer des zones séparées du bolchevisme, des centres de redressement, qui, peu à peu, feraient reculer les Soviets et les enserreraient dans des frontières où leur existence deviendrait économiquement impossible.

Pour atteindre ce but, différentes méthodes sont préconisées : l'intervention militaire des États étrangers limitrophes de ces régions russes, ou la préparation de soulèvements locaux.

Quelle que soit l'origine de ces conceptions, leur réalisation présenterait, avant tout, précisément au point de vue du succès de la lutte contre le bolchevisme, un danger qu'on ne saurait trop mettre en lumière.

En particulier, en ce qui concerne l'Ukraine, on ne saurait s'élever avec assez d'énergie contre la supposition tendancieuse qu'elle aspirerait à devenir un État indépendant de la Russie. Une telle supposition ne peut venir que de personnes ignorant totalement l'histoire de la Russie et de ses origines, à moins qu'elle ne cache une manoeuvre inspirée par des intérêts de parti ou des ambitions personnelles.

L'idée de la séparation entre la France et la Bretagne


328 UNE ERREUR A ÉVITER

ne paraît-elle pas absurde? Celle d'une séparation entre la Russie et l'Ukraine l'est encore plus ; car, s'il y a peut-être un demi-million de Bretons qui ne connaissent pas le français, on ne trouve guère de paysans, même dans les endroits les plus reculés de la Russie méridionale, qui ne sachent s'exprimer en russe. L'histoire de l'Ukraine est, d'autre part, si étroitement liée à celle de la Russie que, pour l'énorme majorité de la population ukrainienne, la supposer capable d'aspirations séparatistes serait lui faire injure.

L'auteur de ces lignes a d'autant plus le devoir de l'affirmer, et le droit d'être entendu en l'affirmant, qu'il est lui-même un « Ukrainien », et que c'est une de ses ancêtres, Elisabeth de Goulévitch, qui a fondé, en 1618, la fameuse Académie de Kief, dont le rôle fut si considérable dans l'histoire de la Russie.

Il faut bien se rappeler que l'Ukraine est le berceau de la Russie. C'est, en effet, dans ce Kief, capitale de la Russie méridionale, appelée « mère des villes russes », que le prince Wladimir embrassa, vers la fin du neuvième siècle, la religion orthodoxe grecque. Les régions occidentales de l'Ukraine, dans des conflits ininterrompus et sanglants avec la Pologne, ont conquis, pas à pas, leurs droits à l'union spirituelle et économique avec la Russie. La zone du nord de l'Ukraine se confond totalement avec les régions de la Russie centrale. Les régions méridionales de l'Ukraine situées sur les mers Noire et d'Azof, ont passé à la Russie aux dix-septième et dix-huitième siècles, soit par la force des armes, soit du fait de l'immigration des populations de la Russie centrale, et on n'y trouve que difficilement les traces de l'ancienne population turque dans la partie méridionale de la Crimée.

Toute tentative de séparer de la Russie de telles régions y aurait des répercussions profondes et douloureuses. Elle ferait dévier, dans une certaine mesure du moins, les efforts de nombreux Russes qui, au lieu de les con-


DANS LA LUTTE CONTRE LE BOLCHEVISME 329

centrer tous vers un seul but, la libération de la Russie de ses oppresseurs actuels les Soviets, les dirigeraient en même temps contre les séparatistes soudoyés par l'étranger, et, à plus forte raison, contre les envahisseurs étrangers eux-mêmes.

Dans ces conditions, et si l'on tient compte au surplus du travail de termites accompli par les bolcheviks dans les pays limitrophes,- l'issue d'une guerre entre les Soviets et ces derniers est plus qu'incertaine.

Quant à la création de « zones séparées », sans le concours militaire de l'étranger, il n'est besoin que de rappeler la reconnaissance par la France de l'indépendance de la Géorgie et ce qui s'en est suivi : le soulèvement dans le Caucase méridional ayant triomphé des bolcheviks d'abord, fut réprimé ensuite dans des flots de sang.

Ceci dit, il y a lieu d'examiner, également, ce problème sous l'aspect que voici. Depuis des mois déjà, les Soviets, à l'affût de semblables combinaisons dont ils savent, malheureusement, trop bien tirer parti, se livrent, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la Russie, à une propagande formidable, dont le but est de prouver que les puissances dites impérialistes préparent contre eux une attaque dirigée moins contre eux-mêmes que contre la Russie, dont de riches régions, d'après le plan de guerre de ces puissances, seraient destinées à devenir leurs colonies sous une forme directe ou voilée.

A cette propagande les gouvernements étrangers doivent donner un démenti formel.

Dans cet ordre d'idées, il nous plaît de citer les paroles mémorables prononcées par le professeur G. Gautherot, directeur de la Vague rouge, au cours d'une récente réunion de l'Union Centrale Russe.

Cet adversaire acharné du bolchevisme, qui est en même temps l'ami éprouvé du peuple russe, s'est exprimé ainsi :


330 UNE ERREUR A EVITER

« Les gouvernements doivent affirmer solennellement à la face du monde leur résolution de ne pas porter atteinte à l'intégrité territoriale de la Russie, telle qu'elle se présente aujourd'hui ; de ne pas profiter des malheurs de la nation russe pour saper ses intérêts ; de réserver au véritable gouvernement russe — qui se constituera tôt ou tard — le droit de régler souverainement les questions d'ordre intérieur et de s'entendre avec les autres puissances pour les questions d'ordre extérieur. »

Une telle déclaration rachèterait de lourdes fautes, romprait de néfastes équivoques et contribuerait largement au succès de la lutte contre le bolchevisme.

Nous espérons fermement que les gouvernements des puissances, dont aucun d'ailleurs n'a jamais eu de plan exactement semblable à celui qui leur est attribué par les bolcheviks, ne tarderont pas à affirmer que telles sont leurs véritables intentions à l'égard de la Russie. Les conséquences immédiates de toute attitude différente de leur part vis-à-vis de ce pays l'exigent puissamment. De plus, ces gouvernements ne peuvent pas ne pas se rendre compte, à moins de vouloir faire sciemment de la politique à courte vue, que la paix dans le monde serait compromise pour de longues années s'ils réalisaient, et au prix de quels sacrifices ! le morcellement de la Russie.

Il serait, en effet, trop naïf d'oublier que le noyau indestructible de la Russie centrale formera toujours un peuple d'au moins cent millions d'habitants, et que ce peuple, si l'on morcelait la Russie, reformerait, tôt ou tard, la grande Russie, que les puissances le veuillent ou non.

Ne perdons pas de vue, d'autre part, que la solution pacifique du conflit naissant, mais formidable, qui s'élève entre la race blanche et les races de couleur, ne saurait être obtenue qu'avec le concours d'une Russie grande, forte et consolidée.


DANS LA LUTTE CONTRE LE BOLCHEVISME 331

Résumons-nous.

Pour venir à bout du bolchevisme et des dangers mortels qu'il présente, il faut, tout en renforçant les mesures locales contre les menées subversives des partis à la solde de Moscou, arriver, en fin de compte à abattre l'hydre soviétique. Morte la bête, mort le venin, dit le vieux proverbe.

Ceci fait, le monde pourra enfin respirer plus librement et s'enrichira par la réintégration dans son orbite de 150 millions de producteurs et de consommateurs habitant un sol très riche et occupant un sixième de la surface du globe. La Russie, au lieu de constituer une base pour la révolution mondiale, deviendra alors un facteur puissant dans le développement de l'humanité vers un avenir meilleur.

Toute attaque dirigée contre les Soviets, mais portant en même temps atteinte à l'intégrité du territoire russe, est', selon toute vraisemblance, vouée à l'échec. En cas de réussite, elle serait lourde de conséquences tragiques.

C'est en frappant à la tête de l'organisation soviétique qu'on peut l'abattre rapidement et à coup sûr.

Or, pour terrasser ainsi le soviétisme à Moscou même, il n'y a, hélas ! qu'un moyen : la terreur exercée sur la plus vaste échelle contre les chefs de la scélérate et redoutable secte qui personnifie l'organisation scientifique du mal, devant lesquels les plus grands criminek de l'histoire ne sont que des timides enfants.

Fort heureusement, les éléments nationaux russes, actifs, organisés, et prêts à tous les sacrifices, existent et voient leurs rangs de jour en jour augmenter.

Les difficultés quasi insurmontables, les trahisons, la machine d'espionnage formidable, le terrifiant sadisme des bourreaux soviétiques, rien ne les a arrêtés ni, à plus


332 UNE ERREUR A ÉVITER

forte raison, ne les arrêtera dans l'accomplissement de leur grande et noble tâche, qui est la libération de leur patrie.

Prêter une assistance morale et matérielle à ces patriotes, telle est la ligne de conduite qui s'impose avec force à tous les éléments conscients du monde civilisé et nous avons tout lieu de croire qu'elle sera bientôt suivie. C'est en effet aussi bien leur devoir que leur intérêt immédiat et lointain.

Soulignons, pour terminer, qu'en dehors de l'attitude et de l'action des gouvernements, le rôle des initiatives privées peut, dans cet ordre d'idées, être considérable, et proclamons bien haut que la Russie nationale de demain n'oubliera pas les éléments de l'élite sociale des différents pays qui auront eu la clairvoyance et le courage de hâter le jour de sa libération. L'histoire ne les oubliera pas non plus et la postérité les honorera d'avoir délivré le monde d'un des pires fléaux dont il fut jamais atteint.

A. DE GOULÉVITCH.


LA MORT

DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

(Suite et fin)

V

Ce fut au moment où Fiala prit contact avec le lit blanc, dans la salle lourde d'haleines, ce ne fut qu'à ce moment-là qu'éclatèrent ses graves maladies, et leur nombre était immense.

Ce qui les avait fait sortir, c'était sans doute le lit d'hôpital, ce mince instrument de métal laqué blanc qui n'est pas une couche où l'on se repose, où l'on dort, où l'on rêve, où l'on aime, mais un appareil à être malade, ingénieux et sobre à la fois. Le miracle c'était qu'un homme eût pu se maintenir pendant des semaines avec tant de maladies dans le corps, exécuter les gestes de son métier et tromper si radicalement son entourage sur son véritable état. Dès le début son ventre permit toute une série de découvertes, et sa fiche noire se blanchit plus qu'aucune autre de griffonnages à la craie.

Quant à Mme Fiala, une fois remise de sa première frayeur, elle fut prise contre son mari d'une véritable colère : elle s'en voulait de n'avoir pas remarqué depuis si longtemps qu'il fût malade. Cette colère s'accentuait


334 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

lorsque quelqu'un lui reprochait sa négligence. Ce Charles ! il avait toujours été renfermé et en dessous. Et une tête, ma pauvre amie, comme s'il n'avait pu compter jusqu'à trois ! Est-ce qu'on sait avec ces hommes ! Clara la soutenait vivement dans ses accès de mauvaise humeur. Pour elle, sa conviction était faite : cet alitement, cette fièvre, cette fuite dissimulaient une intention sournoise, un égoïsme raffiné, un plan savant destiné à sauver quelque chose de précieux ; qui part ainsi de chez soi sans parler à personne pour aller se coucher à l'hôpital? Et un homme, par-dessus le marché, qui hier encore était la santé même. Mme Fiala était aussi d'avis que son mari eût été mieux soigné à la maison malgré la pauvreté et le manque d'espace. Sa colère rejaillissait sur l'hôpital. On savait bien partout ici que les médecins des hôpitaux ne tiennent pas à guérir leurs patients afin de pouvoir mieux enseigner à leurs élèves.

Bien au contraire. Ils préparent soigneusement les maladies dans le corps des pauvres victimes pour pouvoir les présenter bien proprement aux étudiants.

Les premiers temps Fiala ne changea pas, il continuait à témoigner d'une patience résolue. Il n'avait pas l'air plus malade que le jour des morts. Tranquille et même un peu tendu, il restait couché dans son lit comme si le calme était un ouvrage auquel il fallût s'appliquer avec grand soin. Il se levait quand c'était nécessaire, il se levait aussi pour les repas. Il s'asseyait alors à table dans son pyjama bleuâtre avec les autres « valides », et mangeait lentement sa portion jusqu'à la dernière cuillerée, en concentrant toute sa volonté sur ce travail. Tous les jours sa femme venait le voir à l'heure réglementaire. Il' la regardait d'un air absent. Tous les jours elle lui apportait un nouveau thé, une nouvelle décoction dans son sac de toile cirée qu'elle passait devant le personnel comme un objet de contrebande avec une crainte exagérée. Fiala buvait docilement tous ces breuvages, tous ces


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 335

philtres élaborés dans les antres alchimiques des faubourgs. Parfois Clara venait aussi, mais elle ne se contentait pas d'étaler sa détresse au chevet de son beaufrère; avec une fausse douceur elle commençait par tourner la tête à droite, à gauche, et se soulevait avec énervement jusqu'au moment où, n'y tenant plus, elle se levait carrément pour aller prendre ses quartiers auprès d'un autre malade. Elle s'approchait à pas de loup, avec une objectivité menteuse ; elle avait le sourire amer de quelqu'un qui en sait long et connaît par coeur le dessous des cartes, un sourire qui invitait à une conspiration commune tous les exploités qui étaient là. Elle fut immédiatement au courant d'une foule de honteux scandales ; elle les connut et les expliqua. Elle avait vu les infirmiers boire le meilleur du café de quatre heures et allonger le reste d'eau. Elle en avait observé d'autres qui se partageaient des gâteaux. Elle s'était heurtée à l'infirmier en chef en train de frapper un malade et l'avait vu l'instant d'après caressant une jolie soeur dans le couloir.

— Je ne veux rien dire. Je n'ai rien vu. Rien du tout. Est-ce que ça me regarde?

C'était sa façon d'affirmer quand elle confiait d'une langue sifflante, aux oreilles épouvantées, le triste résultat de ses espionnages.

On sait que Clara ne supportait pas de laisser gâter inutilement quoi que ce fût sans sa protection spéciale. Aussi eut-elle une fois à supporter de longs tourments. Elle avait avisé un plateau chargé des restes d'un repas ; dans une assiette la part d'un pauvre malade était restée complètement intacte. La vieille fille mit toute sa stratégie en oeuvre pour réussir à escamoter en grand mystère un morceau de viande et trois pommes de terre refroidies qu'elle fourra dans la poche de sa robe. Fiala, lui, avait vu, mais il ne se départit pas de sa fermeté ni de son calme; il ramassait ses forces pour un autre combat.


336 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

Son état se maintint stationnaire jusque vers la fin de novembre. La fièvre tombait ou montait, suivant les jours. Mais arriva la pneumonie double accompagnée de pleurésie. Elle lui planta ses griffes dans les flancs comme un chat-tigre et mit l'homme sur le carreau. Il était perdu. Les médecins avaient terminé leur tâche; ils ordonnèrent le transport du moribond dans une chambre particulière.

Mme Fiala fut convoquée au bureau du médecin-chef. Le professeur était en train d'écrire. Son auxiliaire se tenait près de lui. Le chef gribouillait ses signatures d'une main hâtive et mécontente. Il grogna vers l'assistant :

— La famille?

— La femme de Fiala, monsieur le professeur. Au numéro 3...

Le grand manitou décrivit un demi-cercle sur son fauteuil tournant et fit entrer la femme Fiala dans le champ de ses regards.

« Oui, pauvre femme... »

Il vit alors le maxillaire inférieur de la vieille se mettre à pendre, avec une expression d'effroi humble et servile. Le docteur, encore un bel homme, éprouvait un dégoût physique pour les têtes de vieilles femmes. Il se détourna brusquement et se replongea dans ses papiers avec un geste, pour l'interne, qui voulait dire :

— A vous de parler.

L'interne sourit, puis corrigea son expression pour prendre un air d'impuissance résignée.

— Ma pauvre femme, il faut être courageuse. On a fait tout ce qui était nécessaire et possible et on continuera encore. Le pauvre homme a encore pour huit jours à souffrir, dix tout au plus. Soyez certaine qu'on ne négligera rien. Mais, comme je vous l'ai déjà dit, il faut vous tenir prête à avoir du courage...

La vieille regardait ce monsieur fixement. Son maxillaire pendait toujours avec un effroi humble et servile.


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 337

L'interne, ne sachant plus que faire, eut l'idée de lui tendre la main :

— Au revoir.

Elle eut un long gémissement respectueux en se dirigeant vers la porte. Mais, une fois dehors, sa douleur éclata et elle poussa de grands sanglots.

Dans chaque section des hôpitaux il y a quelques' chambres plus petites, avec peu de lits, que l'on destine aux moribonds.

On aime isoler les mourants des autres malades. Ce fut dans l'une de ces chambres que les mfirmiers transportèrent M. Fiala. Quatre lits se tenaient là à la disposition des candidats à la mort. L'un était vide. Dans le deuxième un homme assez jeune, qu'on distinguait à peine de l'oreiller, avait l'air plongé dans le coma. Mais dans le lit voisin, tout près du nouveau venu, se tenait — ainsi l'avait voulu Dieu — M. Schlesinger. L'agent d'assurances avait eu raison : « Les Juifs fument trop. » Pourtant le tabac n'a pas dû être seul coupable si ce coeur s'effondre ruiné, si le muscle de cette vie se désagrège, si les vaisseaux se sont sclérosés. Il avait vu venir sa fin en sentant son bras gauche devenir chaque jour plus inerte et plus douloureux. La faute devait en être surtout aux escaliers interminables qui mènent à « la clientèle ». Mais que de gens mourraient alors à cinquante ans ! Peut-être était-ce l'inquiète envie, la peur, le besoin crispé d'être toujours en route, de ne s'arrêter jamais; et quand ce ne serait que de changer de pied à chaque pas. Au diable ce qui fait qu'on crève !

Ni M. Fiala, ni M. Schlesinger ne furent étonnés de se rencontrer là. A peine échangèrent-ils un salut. Puis l'assureur et l'assuré furent étendus côte à côte. Et un troisième était là aussi, un peu à part. Tous trois éprouvaient l'impression de filer à toute allure dans un bateau ou dans une automobile et s'abandonnaient fiévreusement au vertige de cette course.


338 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

Mais quand quelqu'un de bien portant entre dans cette chambre, quand il voit ces trois visages jaunâtres qui se ratatinent, et qu'il entend le triple labeur de cette triple respiration, il croit soudain comprendre que ces trois moribonds sont en train de coudre quelque chose. Leur souffle est le fil, un fil lourd et gras, ils enfoncent l'aiguille dans une étoffe raide et tirent le fil à travers ce drap qui craque et crisse. C'est ainsi qu'ils cousent leur mort. Et cette mort est une chemise, ou bien un sac tissé des jutes les plus grossiers de l'invisible. Et c'est pendant des heures qu'ils cousent, infatigables et réguliers.

Schlesinger seul interrompait par moments son travail. Outre la Nouvelle Presse Libre, qu'on lurapportait chaque jour, il y avait trois livres sur sa table de nuit. Deux d'entre eux étaient des romans légers tirés des stocks d'une bibliothèque de location, le troisième une grande édition des poèmes de Heine, dorée sur tranche et illustrée à la mode du dernier siècle. Ce volume était pour Schlesinger le souvenir de sa jeunesse. Il constituait, avec les livres de prière, la bibliothèque de ses parents dans la petite ville de Bohême.

Maintenant, quand il attrapait le journal ou les livres, il n'avait plus la force de les lire et les reposait sur la table de nuit ; il ne conservait plus longtemps sur la couverture de son lit que le gros volume de poèmes.

Et tout d'un coup la porte s'ouvrit, et, introduite par un grand infirmier, on vit paraître sur le seuil une toute petite femme qui semblait vieille comme le temps. Elle était si petite, cette vieille femme, que le réticule de satin usé qu'elle traînait dans sa main touchait presque le sol. Schlesinger fit un mouvement. Il avait reconnu sa mère. L'infirmier conduisit précautionneusement la minuscule petite vieille vers le lit et lui approcha une chaise. Des minutes passèrent sans qu'un mot s'échangeât. Enfin une voix mince et presque enfantine fit entendre son ton chantant :

— Mon enfant, je ne vois pas si tu as bonne mine.


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 339

Et il y eut encore un silence interminable avant que le fils formulât son salut.

— Maman, qu'y a-t-il de nouveau?

— Qu'y aurait-il de nouveau?

La voix chantante règle ainsi, par une réponse interrogative, toutes les demandes qu'on lui fait sur les nouvelles de ce monde.

Mme Schlesinger tripotait avec énervement la fermeture de son réticule :

— As-tu bien à manger, mon enfant?

Enfin le sac s'ouvrit et les deux pauvres mains en mitaines de fil noir en tirèrent un petit paquet.

— Tu aimais les gâteaux secs. Je t'en ai apporté. Le fils ne fit aucune réponse. Il y eut un long instant

de silence.

— Mon enfant, il faut manger. Mange, mon enfant. Mais maintenant ce fut un son presque gémissant qui

répondit :

— Puis-je donc manger, maman?

— Il faut que tu manges, c'est bon pour la santé.

La voix enfantine se prolongea. Puis il vint un nouveau silence et le souffle des mourants travailla seul, assidûment. Mais soudain M. Schlesinger saisit le recueil de poèmes et le mit dans les mains de sa mère :

— Tu vois, maman? C'est de Kralowitz.

Alors il se passa quelque chose d'indescriptible et d'effroyable. La vieille femme tâta le livre sur toutes ses faces, puis se lança dans un monologue incompréhensible, glissa tout d'un coup de sa chaise, ce qui la fit paraître plus pitoyable, plus tortue, plus petite encore qu'assise, et sa voix d'enfant se mit à réciter sur le ton scolaire :

Je suis la princesse Use,

J'habite l'Ilsenstein.

Suis-moi, mon bien-aimé,

Et nous serons heureux.


340 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

L'ambiance, la maladie, la mort, tout avait fui dans un brouillard. Fière et joyeuse de son petit tic-tac, la mère avait des yeux qui brillaient. Mais ce n'était pas encore assez. Du troisième lit, où l'inconnu respirait avec application, un rire partit comme un hennissement, strident, déchaîné, un rire infernal qui se transforma en sons sifflants pour finir par des cris de plainte. La vieille femme pensa que ce rire voulait lui demander la suite, mais elle ne se rappela plus rien qu'une rengaine des enfants de Bohême qu'elle récita gravement :

Houpaj, Cistaj, Kralowitz, Notre garçon n'est bon à rien.

Elle se rassit. Et le silence recommença, interminable. Et il sembla que la mère de Schlesinger participât elle aussi maintenant à la besogne respiratoire des hommes qui allaient mourir. Quand le gros infirmier vint la prendre, il faisait déjà sérieusement sombre. Mais elle déclara :

— Maintenant, mon enfant, je vois bien que tu as très mauvaise mine.

•••

L'apparition était partie. Les fiévreux recommencèrent à croire qu'ils filaient dans quelque machine, à la vitesse de l'éclair, sur des rues et des ponts tonnants. Et, point par point, râle par râle, ils continuèrent à coudre le sac de leur mort invisible.

Un reste de jour traînait encore dans la chambre quand une voix rompit à nouveau le 'silence, interrompant la course et le travail. Mais, cette fois-ci, c'était la voix de M. Fiala, et elle ne sentait ni la fièvre ni la gêne, elle avait le son net d'une voix qui sait ce qu'elle dit. Cette voix appela M. Schlesinger et elle dut souvent recommencer avant que l'interpellé, réveillé en sursaut, tournât sa grimace de son côté. La voix l'avait tiré à


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 34I

contretemps de l'abîme où il cherchait l'image de sa mère et non celle d'une vieille femme abrutie par neuf accouchements. Mais c'était là chose parfaitement indifférente à son compatriote et compagnon de mort. Il ne le regarda même pas, il formula seulement sa question avec rigueur et réflexion, comme pour un procès-verbal. Et ce qu'il y avait sur son lit, ce n'était pas un livre de poèmes, mais un calendrier-éphéméride :

— Et si le décès se produit avant l'expiration de la • soixante-cinquième année de vie, que touche donc la

famille?

Ces paroles constituaient vraiment le fruit de longues méditations juridiques ; elles avaient été patiemment mûries des jours durant au sein de la fièvre et des souffrances. Mais M. Schlesinger, en les entendant, fut saisi d'un accès de rage tel qu'il n'en avait jamais eu en pleine santé. Il fit un bond que sa faiblesse n'aurait pourtant pas dû lui permettre, rejeta la couverture et s'agenouilla dans son lit. Ses yeux eurent l'air de jaillir hors de sa tête et ses dents grincèrent de haine. Car ce qui gisait dans le lit voisin, ce n'était pas un M. Fiala quelconque, c'était une loque comme lui. C'était sa vie gâchée, l'échec, c'était la maison étouffante dont il n'était jamais sorti, c'était la misère, la chaîne, la bêtise et l'asphyxie quotidienne. Et, ivre de sa haine, assoiffé de vengeance, ne sachant plus ce qu'il disait, il lui cria :

— Achevez, achevez... achevez, s'il vous plaît, votre soixante-cinquième année d'existence. Dans le cas contraire vous toucherez des briques, pas un sou, pas un radis... Quand vous iriez trouver Dieu ou Rothschild... des briques vous toucherez, pas un radis...

Puis il se roula à sa place et se mit à gémir doucement, à pleurer et à appeler à l'aide. L'infirmier vint, le médecin vint ; une injection mit fin à ses sanglots. Au bout d'une heure, il cousait de nouveau, mais cette fois à points rapides, le sac invisible de sa mort.


342 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

Fiala, lui, ne cousait pas. Le calendrier était encore sur ses genoux. Le masque du vieillard, cruellement sculpté par la fièvre et la fin, se tendait, déjà transfiguré, vers les ampoules électriques du plafond. Mais entre les sourcils se creusait nettement une ride formidable, sombre signe de volonté que personne ne lui avait jamais vu au temps de sa force.

VI

Quand le miracle se produisit on avait déjà administré les derniers sacrements à Fiala. Il les avait reçus en pleine connaissance, mais avec une froide objectivité, comme une médecine, encore que céleste. La nuit suivante il sembla tomber en agonie et le médecin responsable donna l'ordre de le laisser mourir en paix, le trépas devant vraisemblablement survenir dans la matinée. C'était la deuxième semaine de décembre. On laissa Fiala en repos, et, à la visite du matin, le professeur ne lui accorda pas un regard.

Enfin, après le repas de midi, l'infirmier se rendit dans la chambre pour voir si l'on pouvait aller chercher l'interne chargé de constater le décès. L'homme n'aimait pas ces sortes d'ennuis ; il était décidé, suivant les règlements, à se débarrasser du cadavre le plus rapidement possible.

Dix minutes plus tard, en effet, il pénétrait bien chez l'interne, mais c'était pour lui annoncer que le malade n'était pas mort, qu'il s'était tout au contraire assis sur son lit par ses propres moyens et qu'il réclamait du lait à voix fort intelligible. L'interne fut sérieusement indigné contre l'opiniâtreté du mourant. Il arrivait naturellement qu'on se trompât dans le calcul des délais. Mais ces manques d'exactitude de la nature ne provoquaient aucune espèce d'indulgence. Il prit le regard délibéré


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 343

d'un haut fonctionnaire, qui, s'étant rendu coupable envers un administré d'une faute de forme quelconque, adopte une attitude de dédain désinvolte pour ne pas marquer de confusion. La médecine était compromise, pis, le principe même de l'autorité. Il ne trouva naturellement pas le moribond assis sur son Ut (ça, l'infirmier avait dû le rêver), mais il était indéniable qu'une voix intelligible demandait du lait. L'interne s'installa tout de suite à la hauteur des circonstances. C'était évidemment un cas rare qu'un homme de cet âge, aux portes de la mort, voulût faire marche arrière, mais en somme c'était un « cas », et l'autorité compromise pouvait se rattraper avantageusement à la perche de ce « cas ». Le docteur, — remarquons par pure parenthèse qu'il se trouvait au début d'une magnifique carrière et attendait à bref délai une charge de professeur, — le docteur émit une série de grommellements d'approbation et de rudes encouragements qu'il réservait uniquement d'ordinaire à sa clientèle privée. Il constata que la respiration, l'activité du coeur et les forces, bien que sur l'extrême limite de la ruine, n'avaient pas encore disparu, que les pupilles, par-dessus le marché, réagissaient très fortement, que la langue parlait et que le système sensoriel pouvait donc passer pour intact. Une curiosité agréable, la passion du jeu scientifique s'éveillèrent alors chez le futur professeur, et tandis qu'il jetait sur le papier, avec une sorte de feu, toutes sortes de rafraîchissants, de toniques, de stimulants et d'excitants suivis de leur mode d'emploi, il sentait passer dans sa tête une foule d'idées originales, à publier au sujet de ce cas. L'interne était jeune et la vanité littéraire contre-balançait encore dans son âme l'arrivisme professionnel.

La semaine suivante il sembla vraiment que de sages injections, des stimulants et de savantes méthodes d'alimentation prolongeraient, sauveraient peut-être cette vie perdue, car les symptômes des souffrances parais-


344 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

saient en régression. L'illusion fut détruite quelques jours avant Noël par une septine générale qui s'installa dans ce corps en maîtresse : empoisonnement du sang, décomposition des tissus sans arrêt du coeur.

Alors l'organisme de Fiala devint véritablement un grand « cas » et presque une chose sensationnelle. Car il ne mourait toujours pas.

De jour en jour croissait l'intérêt des pontifes, et chaque matin dans les couloirs on répandait son bulletin de santé comme si ce n'était pas M. Fiala qui combattît avec la mort, mais quelque héros de ce monde. On écoutait même et on ébruitait avec la plus grande sympathie des particularités étonnantes :

On disait qu'au sein des pires souffrances le malade refusait lui-même la morphine. Dans ses moments de moindre conscience, il travaillait à quitter son lit et donnait l'impression de chercher quelque chose. Il ne refusait jamais de manger bien que son corps ne fût plus au dedans qu'une plaie saignante, une suppuration forcenée. Ces faits authentiques se mêlaient naturellement de légendes qui rencontraient un succès tout spécial auprès du personnel subalterne. On attribuait au malheureux des forces herculéennes. Il avait presque brisé le poignet d'une infirmière en l'étreignant de sa main de squelette. Elle était prête à l'affirmer quand on voudrait.

M. Wotawa, qui avait connu si longtemps le malade, ne pouvait s'empêcher de secouer la tête :

— Quand on y songe... une lavette ! toujours à trembler devant ses femmes ! Et maintenant il ne veut pas mourir.

Pendant ce temps elle gisait toujours là, cette chair brûlante et pourrissante, ignorante de sa gloire, une pièce pour le musée de l'agonie. Pris de pitié, quelques médecins l'auraient bien aidé à partir. Mais, même dans ses moments d'inconscience, il frappait encore dans


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 345

le vide quand il sentait venir la seringue de Pravaz.

Le matin, la chambre de la curiosité rare ne désemplissait pas. Des curieux, des gens de l'hôpital, des médecins allaient et venaient. Des professeurs amenaient même leurs étudiants pour chercher à expliquer l'étrange processus de cette mort. Les psychiatres non plus ne voulaient pas perdre l'occasion de jeter un regard sur Fiala, d'épier sur sa bouche en délire la naissance d'une parole utilisable venue des profondeurs les plus sombres d'une âme en agonie depuis longtemps. On vivait là, en quelque sorte, la mort au ralenti.

A l'Université de Vienne, il y avait alors un vieux professeur, un Scandinave nommé Cornélius Caldevin, spécialiste du coeur très aimé et très recherché. Il inculquait à ses malades un inexplicable courage que leur état n'avait pas besoin de justifier. Cet art de l'encouragement devait provenir chez Caldevin d'un don de sympathie pour les âmes. C'était en effet un théologien passé à la médecine et le prêtre longtemps muselé reprenait voix dans son grand âge. Ses collègues souriaient de la pommade légère dont il oignait ses conférences et des pieuses généralités dont il saupoudrait son enseignement.

Mais c'était le roi du diagnostic, la lumière de sa branche, un chercheur qui trouvait, un médecin qui savait, et on lui pardonnait volontiers ses remarques « antiscientifiques ».

Caldevin se rendit donc avec quelques étudiants auprès du lit de Fiala. Et ce fut vraiment d'un geste noble et beau que le vieux médecin posa sur le front du malheureux une main qu'il y garda tout le temps de la séance. Et il faut dire aussi qu'il parlait bas, chuchotant presque ses paroles, alors que tout le monde d'ordinaire discourait à voix haute dans cette chambre où l'on croyait que les oreilles n'entendaient pas.

Et voici ce que dit Caldevin, autant du moins qu'on


346 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

ait pu le comprendre, car, non content de chuchoter, il ne prononçait pas nettement et butait un peu sur les mots :

— Voyez... messieurs... voyez ce coeur. Et il écouta le pouls :

— Oui, messieurs, il travaille encore... Quelque chose travaille encore... Mes amis... Le coeur de l'homme... Ce n'est pas seulement... Eh oui ! Le coeur anatomique... L'organe fonctionnel... La machine qu'on nous a apprise... Un débrayage automatique, indépendant de la volonté..., etc.. Messieurs, il y a en nous quelque chose... qui est le roi du coeur.

— Roi de coeur !

C'était une voix grossière, dans le coin des étudiants, qui avait lancé cette plaisanterie. Le vieux savant se tut soudain, tout intimidé. Il venait maintenant de rencontrer le regard de cet ambitieux interne. Désorienté, il ne sut plus que dire.

Mais l'interne, pris d'une rage inexplicable, siffla en lui-même : « Vieille ganache ! »

* *

Deux Jeunes gens sortaient au même moment par le ~ portail de l'Alserstrasse : le docteur Burgstaller, le même qui avait reçu Fiala le jour des Morts, et son camarade de promotion, le docteur Kapper. Ils décidèrent d'aller en face à leur café habituel. Kapper ne but pas une goutte du lait qu'il avait commandé : « Déplaisante, cette histoire d'immortel. »

Burgstaller était bien de cet avis. Tant de gens qui se refusent à mourir sur l'ordre de la Faculté ! Kapper se sentit incompris :

— Mais non, ce n'est pas ce que je veux dire. Regarde donc un vrai prolétaire en train de mourir. C'est tout


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 347

simplement enthousiasmant. Ils n'ont ni peur ni exigences. C'est une chose faite. Ils s'abandonnent, ils sont contents, ils sont tranquilles. Tous les prolétaires meurent de même. Il n'y a que les bourgeois qui meurent différemment. Jusqu'aux plus petits. Tout bourgeois a sa façon particulière de ne pas vouloir mourir. Cela provient de ce qu'il craint, avec la vie, de perdre encore quelque autre chose, un compte en banque, un livret d'épargne crasseux, un non considéré ou un sofa branlant. D'ailleurs, axiome : on appelle bourgeois celui qui possède un secret.

Kapper regardait dans le vide, à la fois surpris et triomphant. Il avait réussi une sentence obscure mais péremptoire. Quant à Burgstaller, il renversa son second cognac dans son gosier avant de prévenir :

•— Attention, Kapper; tu t'engages sur le terrain politique et je ne vois pas de raison de nous prendre aux cheveux sur le coup de onze heures du matin.

— Mais ce n'est pas du tout politique.

— Alors c'est littéraire, et je n'y entends rien.

Il faut faire remarquer, pour expliquer la scène, que le jeune docteur Kapper avait déjà publié maints papiers de sa plume dans des revues d'esthètes intransigeants. Produits cérébraux recherchés, enveloppés d'un style éblouissant. Burgstaller prit à son tour la parole en le regardant d'un air bon enfant :

— Mon cher, puisque tu parles de la morale de la mort, moi j'ai appris jusqu'ici qu'il n'y a qu'une sorte d'homme qui meure vraiment à contre-coeur. Tu veux savoir qui? Vous, les Juifs.

Kapper regarda dans son lait. Il ne se sentait pas d'humeur à entamer la question. Et puis qu'y comprenait Burgstaller? Non que lui, Kapper, voulût s'esquiver. Ce n'était pas son genre. Il avait toujours signé ses travaux de son vrai prénom de « Jonas », qu'il eût été si facile de transformer en « Joseph ». Il laissa donc avec


348 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

indifférence tomber l'attaque de Burgstaller et commença à raconter ce qui le poursuivait :

— J'ai passé hier, moi-même, dix minutes chez ce Fiala. J'étais curieux d'observer le cas. Un petit bourgeois. Un simple petit bourgeois ronchonneur. Mais il a pris une tête, mon cher. Un Michel-Ange !... Je crois que les pires philistins deviennent « plastiques » dans ces cas-là. Et le voilà qui se met à parler, dans le délire naturellement. Mais ce qu'il disait, ce qu'il disait... j'en étais bleu, ma parole.

Burgstaller siffla son troisième cognac.

— C'est achevé, je ne jurerais pas que ce n'était pas « achevé » ou « expiration », ou « à l'expiration. » Allons donc, mais c'est cent fois qu'il a râlé « c'est accompli ».

Alors Burgstaller, dévoré d'une rage secrète, frappa du plat de la main sur la table :

— Vieille concierge ! mais tu ne te tairas donc jamais ! Fiche-moi la paix avec ces racontars d'infirmières et ces légendes de cuisiniers. La paix, je veux la paix. Je ne veux plus rien savoir aujourd'hui de cet hôpital qui me dégoûte. Regarde donc dans la rue.

Et, en effet, la vie roulait dans la rue comme un fleuve. Pas de neige, pas de boue pour ralentir la circulation. Et la vie avait pris la forme de centaines de jambes de femmes nues jusqu'aux genoux dont Burgstaller suivait, les lèvres frémissantes, la mélodie chaude et potelée. Il n'eut même pas l'idée de détourner son regard pour s'adresser à son collègue :

— Que fais-tu ce soir?

— Moi? Ce soir? Comment ça? Burgstaller regardait, obsédé, par la vitre :

— Tu perds la tête? C'est Sylvestre (i) ce soir. Hourrah! victoire et vengeance! Demain je ne suis pas de

(ij La saint Sylvestre qu'on fête toute la nuit en Autriche et en Allemagne.


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 349

permanence. Sais-tu, Kapper? Tu viens avec moi ce soir?

Mais le docteur Kapper baissa les yeux avec une tristesse orgueilleuse :

— Je ne peux pas. J'ai du travail.

* * #

Ces jours-là Mme Fiala fuyait volontiers la solitude de sa cuisine. Elle visitait des voisins, allait s'asseoir chez la concierge, stationner chez l'épicier, la mercière, et plus elle rencontrait de pitié, plus elle pleurait. Elle racontait à tous les aventures effroyables qui lui arrivaient jour et nuit. Une fois « son » chapeau l'avait regardée comme avec des yeux féroces. Une autre fois « sa » veste vide pendue tranquillement à un clou s'était livrée subitement à une métamorphose vindicative ; Mme Fiala en était tombée en pâmoison. Et « il » lui était déjà « apparu » personnellement.

On voit par là que Mme Fiala croyait déjà son mari mort, alors que l'étrange et longue agonie déroulait ses péripéties à l'hôpital. A certaines heures, par contre, elle se prenait à regarder les gens railleusement et criait, au comble de l'excitation, qu'on verrait bien ce qui se passerait, que son homme pouvait fort bien guérir et faire pièce à tout le mauvais monde. Mais, quelle que fût son humeur, elle pleurait, elle pleurait d'une façon machinale et régulière.

Ce qui était moins régulier c'étaient ses visites au malade, de plus en plus rares avec le temps. Elle ne pouvait rien pour lui, elle était vieille et la route longue et le tramway cher ; il était inutile d'apporter à manger et le spectacle du mourant l'ébranlait si terriblement qu'elle en tombait elle-même malade à chaque séance.

Des trois personnes de la famille il n'y avait donc que le petit Franz qui passât ses jours et ses nuits à l'hôpital. Au début on avait voulu le mettre à la porte. Mais il


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avait su se rendre utile de sorte que les infirmiers euxmêmes le prenaient sous leur protection quand une inspection avait lieu.

C'était une chance qu'on payât encore Fiala ; la maison avait même envoyé spontanément une indemnité de trois millions. Dans ses entretiens la vieille, déjà, employait une partie de cet argent pour l'enterrement. Car il était bien évident qu'un bel enterrement de troisième classe revenait légitimement à son mari, et que, malgré le malheur des temps, il fallait distinguer sa tombe.

L'esprit de Mme Fiala se trouvait malheureusement aussi myope que ses yeux étaient presbytes. Elle n'arrivait plus à lire. Maintenant qu'elle vivait seule avec Clara et n'avait plus à la défendre, la peur qu'elle éprouvait devant sa soeur prenait des proportions terribles, et aussi une sorte de haine éperdue : car elle sentait bien que maintenant elle était livrée à la mauvaise à jamais et sans recours.

Elle ne l'avait pas encore initiée. Mais ce texte à la machine était si dur à déchiffrer, et la langue tout en clauses de la « Tutelia » si difficile à comprendre ! Elle passait des heures assise à la cuisine à épeler le document. Mais elle avait beau déplacer ses lunettes et les frotter sur son tablier, les lignes dansaient devant ses yeux sans livrer le secret de leur énigme. Clara, plus jeune, avait meilleure vue et meilleure tête. « Elle en apprenait à l'école... Et pour compter!... Ah! elle était fine ! » C'était justement le danger, cette finesse. Mme Fiala lutta encore quelque temps pour sauver son indépendance. Mais la supériorité de Clara devenait plus irrésistible de jour en jour, surtout au moment où elle rentrait, jetait dans un coin son sac de butin, courait comme un diable dans la cuisine, fourrageait sauvagement dans les casseroles, constatait des vob et des viols de coffre et allait hurler au scandale dans le corridor.

Un soir Mme Fiala ne put plus supporter le secret et


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l'incertitude. Elle montra la police à sa soeur. Clara sortit sur le palier et tint le papier sous la lumière de l'escalier. Le noeud du foulard qu'elle portait sur les cheveux lui remontait jusqu'à l'oreille, ses yeux clignaient, son nez reniflait, sa bouche ouverte laissait voir une langue avide. Elle lut deux ou trois fois le document, ensuite elle le mit dans sa poche :

— Je vais l'apporter tout de suite à mon M. le docteur.

Mme Fiala devint méfiante :

— Que veux-tu faire, ma petite Clara?

Mais la petite Clara se mit à rire et fit mine de lancer,. indignée, le papier à la figure de sa soeur :

— Voilà ! Tu te figures donc que je veux garder cette saleté? Tranquillise-toi; elle ne te fera pas gagner un sou.

La voix de Marie Fiala se mit à trembler humblement :

— Que dis-tu? Pourquoi ne toucherais-je pas? Mais Clara ne cacha pas son triomphe haineux :

— Parce que ça y est écrit. Si le Charles meurt avant le 5 janvier, tu ne toucheras rien...

Puis elle eut un accès de susceptibilité en remettant le contrat dans sa poche :

— C'est bien parce que je suis gentille, parce que je suis une brave fille que je vais voir mon M. le docteur.

Mme Fiala revint à la cuisine. Elle s'assit sur la caisse où Franz passait autrefois toutes ses soirées, et chercha à saisir une idée, « cette idée ». Au bout d'une demiheure environ elle vit poindre une lueur dans son âme grise. Une terreur lui traversa le corps à la façon d'un courant électrique, si violemment qu'elle sentit un goût de métal au bout de sa langue. Ce fut le premier et le dernier effroi qu'elle ressentit de sa vie devant Dieu.

Quelque chose de formidable se passait. On ne pouvait pas s'en faire une idée. Son mari mort depuis longtemps


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ne mourait pas. A cause de cette assurance il domptait la mort de haute lutte. A cause d'elle-même qui depuis longtemps l'avait livré et abandonné. Elle se leva en chancelant, poussa de petits cris absurdes et, telle qu'elle était, sans manteau, sans châle, elle s'en alla dans l'hiver. Le concierge et la mercière suivaient sa fuite d'un oeil rond.

VII

Mais Fiala, l'homme inébranlable, monte toujours sa faction de fer devant la porte, devant la grande porte armoriée. Il n'est de garde pour personne que pour luimême. La porte est large et haute et il la remplit toute. Sa fourrure chaude l'entoure d'un rempart. Son tricorne touche la voûte. La canne est forte dans sa main. C'est là qu'il doit tenir sans trêve. D'où vient l'ordre, il ne le sait pas. Mais la consigne est la consigne. Et tant qu'on n'a pas terminé il faut tenir. C'est magnifique d'avoir un ordre. C'est superbe d'être en service. Dans les cuisines, chez les femmes, on devient vieux. Fiala n'est pas vieux, n'est pas fatigué. Il est dispos, il est joyeux comme un jeune ours. C'est à cinq heures la relève. Au coup de l'horloge elle arrivera. L'horloge du clocher flamboie, les chiffres rouges et noirs des heures en sautent comme au jeu de loto. Elles en jaillissent impatiemment, l'une après l'autre, d'un seul bond : douze et dix-sept, huit et cent vingt-six. L'horloge annonce ainsi mille heures, la cinquième seule ne vient pas. Fiala connaît enthousiastement son devoir : garder sans se laisser distraire.

Par personne. Garder et ne laisser entrer personne. C'est la consigne. Dieu sait ce qu'ils discutent là-haut, dans la salle des séances. Il a déjà fait partir M. le surintendant. Arrive M. Pech : « Retirez-vous Fiala... — C'est ma place ici... — Mais il faut que j'entre... — Avez-vous


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un laisser-passer? —■ Mais j'appartiens au Trésor... — Ça ne me regarde pas, service, service... »

Et M. Pech ne cesse de revenir à la charge tantôt tout seul, tantôt avec un petit jeune homme, qu'il veut faire passer par la porte en contrebande. Mais Fiala se tient à son poste. Pech sort un florin de sa poche, un florin d'argent tout rond, Fiala ignore la corruption. Il ne veut que ce qui lui revient, rien que ce qui lui revient, sa solde, et le reste ça m'est égal.

Les heures jaillissent de l'horloge, noires et rouges. Elles apparaissent là-haut sur le tremplin, comme des plongeurs, pour se jeter dans la rivière. Et la rue s'écoule avec leur vie qu'il Connaît depuis le début.

Les écoliers qui passent lèvent un regard timide vers sa puissance majestueuse. Mais il ne sourcille pas une seconde. Qu'a-t-il affaire de ces marmousets? Ils voudraient provoquer son attention ; ils font cliqueter leurs patins, ils poussent devant eux de petites balles. Grand bien leur fasse ! Quant aux petites qui l'effleurent au passage, de tout près, avec des chuchotements, il n'a pas un regard pour elles. Il connaît ça. Cela ne le chatouille plus, ni ne le gêne. Tout en son temps. Ça ne devient dur, mais dur alors, que quand le régiment défile : IIe royalimpérial infanterie, parements gris. « Bataillon, ha-aalte. » M. le colonel Swoboda lui-même, se dressant sur ses étriers, donne l'ordre en levant son sabre. Il porte une ramille de sapin sur son képi. Tous les deux rangs des branches de sapin se hérissent. Puis un cri passe tout le long de la rue : sergent Fiala. Mais Fiala ne crie pas : « Présent. » Il sait qu'il ne doit pas répondre. Et le cri se répète toujours : « Sergent Fiala. » La musique du régiment se forme. Elle joue la marche du retour, elle joue : 0 toi, mon Autriche. Fiala reconnaît le mulet qui porte la grosse caisse. La clique s'ébranle. Les musiciens agitent et balancent les instruments en mesure et les colonnes de compagnies s'agitent et se balancent en

R. H. 1929. — IV, 3. 13


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mesure, au pas de marche, ruisselantes de soleil. Ils s'en vont dans le tonnerre des cuivres. Au champ de tir, à la manoeuvre, peut-être à une fête simplement. Il a bien reconnu ses amis. Cette fois il ne pourra pas faire la noce avec eux : il ne pourra pas jouer aux cartes, ni danser, ni mener joyeuse vie autour des pots de bière. Il doit toujours rester de faction devant sa porte. Ils sont déjà loin. On n'entend plus d'eux que le flonflon croissant des cuivres. Il résonne dans son corps et dans son sang.

Mais souvent aussi c'est la nuit ; la nuit qui succède à la nuit, des nuits sans trêve. Les heures ne sautent plus de l'horloge du clocher, rouges et noires, comme des revenants. Le clocher n'est pas là. Mais tout le long de la rue, devant toutes les portes, on a placé des cuves de cendres. On a répandu de la cendre partout. Fiala monte toujours sa garde. La consigne pèse lourdement sur son coeur, accompagnée d'une angoisse effroyable. Il est là dans sa grosse pelisse comme dans un tonneau sans fond qui le maintient droit. Les galons d'or se sont éteints. Le chapeau, les habits, la fourrure l'enveloppent comme un tissu de chagrins. Le petit Franz vient avec le sac en toile cirée. Le petit Franz est un gamin aux joues creuses, un infirme ; et il est son père. Aussi doit-il faire pour le pauvre infirme quelque chose d'épouvantable. Il doit à chaque instant boire le thé que le petit lui apporte dans le sac de toile cirée. Mais ce n'est pas du thé chaud, c'est du thé qui bout, pis encore, c'est un feu bleuâtre, un feu âpre qu'il ne peut pas avaler d'un trait, il le boit gorgée par gorgée. Et les petites flammes d'alcool se mettent à lécher les parois intérieures de son corps. La face extérieure, la peau, reste cependant glacée. S'il pouvait fermer les yeux maintenant, il ne saurait plus rien de ces choses. Mais il faut qu'il sache, et qu'il sache encore, tant que la relève ne sera pas venue. N'at-il donc pas assez pris la garde au 11e? C'est encore son


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tour maintenant, comme s'il méritait quelque punition pour avoir mal fait son service, mal fait sa vie. Il est consigné au poste de garde. Mais qui a bien pu donner l'ordre? Défense de penser, misérable ; si l'on pense on se met à dormir. Et M. Pech revient à la charge : « Je ne vous comprends pas, Fiala. Étendez-vous donc tranquillement, et tout ira bien. C'est si facile. » Non, monsieur, ce n'est pas facile. Il n'a pas le droit de remuer un cil quand on lui tient des propos aussi séditieux, aussi anarchiques. Mieux vaut encore regarder la chaussée grise de cendre. Là c'est un cortège angoissant. Il y voit le doyen Kabrhel, le curé de sa paroisse natale. Le doyen est gros et boiteux. Il porte le corps du Seigneur dans un ostensoir d'argent, comme pour les processions. Deux vicaires l'entourent. L'instituteur, devant eux, s'avance en brandissant une bannière. Et de pieuses gens le suivent. Ils sont vêtus en paysans. Fiala détourne volontairement les yeux. Il redoute l'aspect de ces personnages à grands chapeaux et à boutons d'argent, comme si ces vieux paysans étaient des parents sévères que sa punition rendît menaçants. Le cortège comprend, à leur suite, une série d'animaux pieux. Les' vaches et les boeufs noirs de l'administrateur, et Fiala les connaît bien. Maintenant le doyen se tourne vers la porte. « A genoux, » ordonne-t-il. Et la procession s'agenouille en pleine rue. Les boeufs et les vaches, eux aussi, s'agenouillent avec ferveur.

Alors le très révérend Kabrhel élève l'ostensoir contre le confirmant indocile et l'on entend sa voix qui tremble : « A genoux tous. » Mais Fiala, qui voudrait obéir, n'a pas le droit de s'agenouiller. Il sait que tant qu'on n'a pas fini, il faut tenir. Ah ! il fait un grand péché en ne tombant pas à genoux avec les autres ! Il en est puni par les méchantes bêtes ; les pires, ce sont les oies dandinantes qui arrivent tout d'un coup par centaines de la mare du village, se pressent autour de ses jambes et


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l'entourent de leurs caquetages rageurs. Il sait combien elles sont dangereuses quand on les excite. Peut-être s'enfuirait-il s'il pouvait mouvoir les jambes. Mais la rue se met alors à murmurer et c'est la petite rivière de sa ville natale. Il en reconnaît exactement tous les buissons, les coins poissonneux, les plages où l'on se baigne, et les rochers des écrevisses.

Mais pourquoi l'autre rive est-elle maintenant si loin? Il n'en éprouve nulle surprise. Le Danube devrait-il être plus étroit à la pointe du Prater? C'est beau que les petites vagues du fleuve viennent lécher la porte de Fiala. Mais l'eau n'a pas l'air de l'aimer. La peste a éclaté dans le fleuve. Des milliers de brochets, de carpes et de poissons encore plus gros flottent avec d'horribles ventres sans écailles. Une odeur de charogne emplit l'air et monte jusqu'aux nuages. Alors, dans son épreuve, il songe à prier Dieu :

« Mon Dieu, je suis ici parce que j'en ai l'ordre. Ce n'est pas parce que je veux quelque chose pour moi que je suis ici, ce n'est pas pour un salaire. Depuis mon enfance j'ai désiré une petite maison avec des héliotropes dans le jardin. Tu ne me la donneras pas. Je n'aurai eu aucune joie. Ah ! pourquoi faut-il que je souffre tant, moi, Fiala, et pas un autre? »

Fiala sait depuis longtemps qu'une prière fervente est toujours efficace quand elle est dite au bon moment. Il a bien fait de prier. Car maintenant le brouillard tombe. Un bon brouillard d'automne s'abaisse sur le ventre des champs nus et chauds, si épais, qu'il cache les feux de fanes et ne permet que de les sentir. Et le bon brouillard avance jusqu'à la porte du destin. Et cela tranquillise l'âme du factionnaire. Car il ne voit plus rien à l'entour. Il peut maintenant rester là, dans sa grandeur et sa solitude, au milieu du royaume invisible de Dieu. Et tenir. Sa canne le soutient, avec la pomme au bout ; sa pelisse raide le force à rester droit. Rien n'a plus à


LA MORT DU PETIT 7 BOURGEOIS DE VIENNE 357

s'accomplir. S'il connaissait encore une chanson, une vieille chanson de Bohême, il la chanterait, maintenant, car c'est une chose agréable que d'être debout dans le brouillard et dans la fumée de la terre; car c'est une chose douce et bonne, étant couché, d'être debout quand même, au sein de l'espace. Alors le sommeil le prend. Alors il ferme les yeux...

Mais il n'en a pas été disposé ainsi. On l'appelle : « Fiala, » croit-il d'abord entendre, mais c'est « Tutelia » qu'on crie. Il sursaute d'effroi, comme un criminel pris au piège. « A l'ordre. » Et il ouvre les yeux. L'horloge du clocher est partie. Le trou rond qu'elle a laissé dans le mur montre un disque de ciel rouge. De tous côtés les trompettes sonnent. Elles sonnent la fin des manoeuvres en même temps que les derniers appels de la retraite. Et un piétinement énorme vient sur lui. Fiala connaît ce bruit majestueux et gai de la chevauchée solennelle qui descend, venue de Schoenbrunn, toute la Mariahilferstrasse dans un fracas de sabots. En tête la police montée, puis la garde du corps, et, entre elles, le carrosse de la cour avec ses chevaux de neige, ses roues et ses lanternes d'or. L'hymne national éclate en fanfare dans les airs ivres de drapeaux. Un panache vert tremble au loin, affable. Fiala sait que la relève arrive dans ce tonnerre. C'est l'instant de se faire sauter, de se présenter au bon moment et de crier au premier supérieur venu : « La mort est faite. » On lui désignera sa place dans le cortège d'or qui vole par les rues. ■ Il est grand temps déjà. La brume s'est transformée. Dans le vestibule, c'est une fumée épaisse, traversée de flammes et de feux. Mais qui barre maintenant le chemin? La rue doit pourtant demeurer libre. Les stationnements sont interdits ici. Entre Fiala et celui qui vient, entre Fiala et le Sublime, la voie doit être dégagée. Mais la foule l'entoure de sa danse. Elle veut le ramener, sa garde terminée, sous la porte fumante ou sa place n'est plus.


358 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

Et maintenant il voit la foule. Alors toute sa vie bouillonne dans la colère et le désespoir. Cent Marie et cinq cents Clara le repoussent en le houspillant jusque dans la prison où il a pourtant fini sa garde et depuis longtemps vaincu. Toutes les Marie pleurent et portent des couronnes à la main. Toutes les Clara brandissent d'hypocrites balais dans la direction de sa tête. Elles cherchent sournoisement à lier ses mains avec de la ficelle d'avant guerre. Ce sont ces sorcières qui sont coupables. Elles l'ont toujours séquestré. Maintenant que la relève arrive dans un tonnerre qui se rapproche de plus en plus, elles voudraient le retenir encore par leurs larmes et leurs menaces. Mais, Dieu merci ! son bras a retrouvé sa force et la pomme de sa grande canne lance des éclairs.

***

Mme Fiala, effondrée sur la chaise, regarde, les yeux fixes, l'épouvante de cette mort qui ne veut pas venir. Les derniers jours, quand venait le soir, il fallait l'arracher hurlante de la chambre. Maintenant, depuis longtemps, Fiala n'est plus un vrai « cas ». Son sensationnel s'est émoussé. Il y a sans doute des coeurs qui résistent mieux que d'autres, mais les natures bâties à chaux et à sable, pour rares qu'elles soient, n'ont rien de miraculeux. La femme, figée, regarde fixement ce petit coteau de pourriture qui bombe les draps, cette chose qui gît, l'haleine courte, dans la mare de sa sanie sans que personne songe à la laver. Mais, sur l'oreiller, repose la tête jaune, le front gigantesque d'un Père de l'Église. La femme ne reconnaît pas cette tête étrange. Parfois le martyr frémit tout entier et tente un mouvement. Ses mains veulent aller chercher sous l'oreiller et ses jambes remuent sous le drap.

Clara est entrée et entame un sermon pour sa soeur pétrifiée ; il serait enfin temps qu'elle rentrât, ces séances


LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE 359

auprès d'un moribond ne rapportent rien. Toutes les trois minutes, le petit Franz apparaît à la porte. Il fixe ses regards droit devant lui comme s'il lui fallait se combattre lui-même pour oser regarder son père. Soudain Clara, au cours de son discours, se met à élever une voix perçante comme elle le fait d'habitude. Alors il semble que la chose qui porte le nom de Fiala soit sur le point de se réveiller. Deux yeux hébétés s'écarquillent et s'arrêtent sur les deux femmes et cette fois on le reconnaît. Le corps se cabre dans le lit ; brusquement, d'un coup surhumain, deux baguettes couvertes de poils gris s'arrachent à la couverture et cherchent héroïquement le sol. Avec unrauque cri de triomphe, un géant terrible a surgi. Il reste là, debout, levant, comme pour frapper, ses bras d'araignée monstrueuse. Il réussit encore un pas lourd, puis il s'effondre sur lui-même; il n'y a plus là qu'un paquet d'os.

* *

C'est ici que finit l'histoire de la mort du petit bourgeois Charles Fiala. Il avait dépassé son but, de deux grands jours, comme un coureur qui ne plaint pas sa ■ peine. C'était déjà le 7 janvier. Après une constatation expéditive, les infirmiers emportèrent le cadavre à l'endroit qui lui revenait, rapidement, comme une ordure qui a trop longtemps barré la voie.

Quand la veuve eut cessé de voir la figure de l'étranger, elle put par bonheur fondre en larmes. Le lit de mort était vide maintenant. Alors Clara, qui avait souvent remarqué que la main du pauvre martyr cherchait quelque chose sous l'oreiller et qui avait vu de l'or briller là, si elle n'était pas trompée par son rêve..., Clara s'avança, reniflant des larmes, vers la couche du trépassé, comme par hasard. Elle poussa de grandes plaintes et caressa l'oreiller désert avec des doigts tremblants de peine,


360 LA MORT DU PETIT BOURGEOIS DE VIENNE

Mais brusquement elle sentit ses mains en quête saisies par une poigne de fer. Elle se gendarma vilainement : « Maudit gamin ! Est-ce que je veux te prendre quelque chose? Ma petite Marie, fais attention. »

Franz leva l'oreiller sans mot dire et mit dans sa poche deux choses sans valeur : c'étaient un bloc de calendrier vide et le galon crasseux de quelque vieux dolman.

FRANZ WERFEL. (Traduction d'Alexandre VIALATTE)


CHRONIQUES

ET DOC UMENTS

LA VIE LITTÉRAIRE

DEUX LIVRES SUR JEANNE D'ARC

JEANNE D'ARC, par Jean-Jacques BEODSSON et SAINTE JEANNE D'ARC, par Marie GASQTJET.

Nombreux sont les ouvrages qui ont été consacrés à Jeanne d'Arc. Mais, quoi qu'on écrive, la beauté de l'histoire merveilleuse ne s'épuise pas. En vain l'a-t-on alourdie souvent de gloses inutiles : la jeunesse de Jeanne, la clarté printanière de son âme échappent à toutes les discussions. Vivante, n'eut-elle pas à repousser les assauts des gens de robe, des gens de science? Radieuse et vive, entraînant la foule qui ne voulait d'autre preuve de sa mission que son « sourire d'archange », elle a été jusqu'à sa dernière heure la proie des enquêtes. Que d'examens et que de palabres !

Plus tard sont venus les érudits : Jeanne était-elle Lorraine ou Champenoise? A-t-elle pu entendre des voix? Géographes et médecins, spécialistes de toutes sortes ont disserté sur le miracle. Et leurs discussions eussent tout embrouillé si la vie de la jeune sainte n'eût d'elle-même refleuri comme la rose sur l'épine sèche.

Rose de France, lys campagnard poussé d'un jet pur en terre royale ! Il semble que ses biographes comprennent aujourd'hui qu'ils doivent recueillir son parfum. C'est un fait caractéristique que les meilleurs livres récem-


3Ô2 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

ment consacrés à Jeanne d'Arc soient des livres frais. Pour que ces ouvrages débordent de lumière, comme un chapitre de la Légende dorée, il a suffi de dire la vérité — cette vérité qui n'est que poésie.

Avec qui irons-nous sous l'arbre des fées et au verger des saintes si ce n'est avec les petits enfants? En ces jours où est célébré le cinquième centenaire de la chevauchée victorieuse de la Pucelle, j'ai lu avec un vif plaisir l'histoire de Jeanne d'Arc racontée pour la jeunesse par M. Jean-Jacques Brousson (1). Avec ses illustrations dans le goût du quinzième siècle, ce livre a l'éclat d'une verrière aux couleurs naïves comme les fleurs des champs.

Certains vont se récrier : Quoi ! diront-ils, c'est l'auteur à!Anatole France en pantoufles qui écrit cette histoire descendue du ciel. Je sais bien que M. Jean-Jacques Brousson est surtout connu par sa verve. Beaucoup ignorent que cet homme d'esprit, ce polémiste si richement doué a dans son coeur un coin d'enfance ; c'est sa sensibilité, et son vif sentiment de la vie populaire, qui font le charme de sa Jeanne d'Arc. En touches savoureuses, il peint les fêtes de la vieille France : la SaintJean d'été, Notre-Dame d'Août, Noël, la Fête des Rois où l'on tire et mange la galette qui sent le miel ; et la naissance de Jeanne, une nuit d'Epiphanie, saluée par les coqs ; l'enfance bénie, au milieu des champs et des bois :

« Le calendrier rustique a des sentences pour toutes saisons. Mais il y a aussi les saisons humaines, plus abondantes hélas ! en épines qu'en roses. Sans savoir encore ce que c'est qu'aimer, souffrir, mourir, Jeannette répète sur l'Amour, sur la Douleur, sur la Mort, les adages héréditaires. Par leurs noms vulgaires, elle appelle les fleurs et les bestioles. Qui les trouva, ces noms chatoyants et sonores? Un poète, le plus grand des poètes : le peuple. Ce qu'il nomme est enchanté pour l'Eternité.

(1) Jeanne d'Arc. Son histoire racontée pour la jeunesse, par M. Jean-Jacques BROUSSON et illustrée dans le goût du quinzième siècle, par Sigismond Olesiewicz. Éditions Duchartre et Van Buggenhoudt. -


LA VIE LITTÉRAIRE 363

Jeannette déniche à la fois l'amourette et la lamprette, l'abeille et la sauterelle, l'oreille d'ours, le gant de NotreDame, l'oeil du Christ, la Belle Dame — la belladone qui mort donne — belles de jour et belles de nuit... Elle joue avec la boule de neige, les boutons d'or, les boutons d'argent, les bêtes à bon Dieu, la cétoine, le charançon. Elle fait sonner les campanes et les campanules, les capucines, les clochettes, les cardinales, le cricri, le criquet, la courtilière, le tope-grillon. Elle cueille la giroflée, la glorieuse, la cul-jaune, l'escarbot, la fugerolle, le perceoreille, le perce-bois, le hanneton, la fleur du vent, la fleur de la Passion... Elle fait dire sa prière à la mante. Elle se promène, la nuit, les mains pleines de vers luisants. »

Ces quelques lignes suffiraient à donner une idée du vocabulaire diapré de M. Brousson. Le même parfum de campagne remonte à la dernière page au coeur du bûcher et cette scène, qui couronne le vitrail, me semble digne de Jacques de Voragine :

« Par en bas, on met le feu au bois. Jeanne entend alors ses voix. Elle comprend le murmure des ramures ; à leurs fumées, parfumées, la bergère reconnaît ses amis de la forêt. Ces brindilles, qui frétillent sur ses pieds nus, ce sont les églantines du Bois-Chênu. Cette flamme qui pénètre jusque dans son coeur, c'est le Beau-Mai en fleur ; c'est le hêtre où filles et garçons, en la belle saison, chantaient et dansaient en rond. Quelques branches ont encore leurs manches de mousse, et les nids : « Nous « sommes tes amis, petite fleur ! Petite soeur ! Encore « un peu de douleur : A nous, tu seras unie. » Elle crie : « Jésus ! Marie ! » et sur sa tête qui retombe, plane une colombe pareille à celle de l'oriflamme vermeille. »

* *

C'est aussi à la manière humble et naïve d'un peintre du quattrocento que Mme Marie Gasquet retrace l'épopée de la jeune sainte (1). Filleule de Mistral, l'auteur d'Une

(1) Sainte Jeanne d'Arc, par Marie GASQUET. Collection « les Grands Coeurs ». Flammarion, éditeur.


364 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

fille de saint François et à'Une enfance provençale connaît profondément la vie rustique et les traditions de l'ancienne France. Avec amour, dans les prairies de la Meuse, à la fontaine des groseilliers et dans le petit sanctuaire de Bermont, elle a écouté le coeur de Jeanne. L'âme populaire vit dans son livre clair, entraînant, tout illuminé de tendresse féminine et d'espérance. La grâce de Jeanne, son visage « baigné de printemps et de clarté divine », ne sont obscurcis d'aucun commentaire. Son aurore, ses triomphes, sa passion sont vus et décrits comme par un témoin émerveillé mais qui s'est imposé l'effacement.

Qui sait si ce livre plein de rayons et que termine une humble prière ne répond pas au voeu de Barrés « ...Je voudrais que, dans la claire fontaine où Jeanne, au pied du Bois-Chesnu, se plaisait, je voudrais que sous les murs de sa chaumière, je voudrais qu'à l'ermitage de Bermont, la France suspendît de purs colliers de perles. »

JEAN BALDE.


LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

ULYSSE, par James JOYCE, traduit de l'anglais par Auguste MOREL, assisté par M. Stuart GILBERT. (La Maison des Amis des Livres, Paris.)

La traduction française de l'extraordinaire ouvrage de James Joyce, cet Ulysse qui est un des monuments les plus considérables et les plus prodigieux de la littérature moderne, était attendue depuis longtemps comme un événement littéraire de grande importance. Dans le texte, dont la lecture est difficile même à des lettrés parfaitement instruits de l'anglais courant, il avait déçu et rebuté de nombreuses bonnes volontés. La langue de Joyce, en effet, est une création absolument originale, avec les principes de laquelle il faut se familiariser, tout d'abord, si l'on veut comprendre cette oeuvre. Je dirais même que le phénomène linguistique est peut-être ce qu'il y a de plus curieux, de plus nouveau chez l'écrivain irlandais, car il s'affirme d'une façon encore plus complète dans son oeuvre récente et qui, croyons-nous, n'est pas encore achevée, le Work in Progress que publie la revue Transition.

On peut donc considérer le langage de Joyce à la fois comme une clef et comme un obstacle, selon qu'on s'en sert pour analyser les méthodes de composition de l'auteur, ou qu'on s'y heurte, arrêté par l'aspect étrangement inusité des phrases et des mots.

On connaît le sujet d'Ulysse. L'anecdote de ce volumineux ouvrage, qui compte près de 900 pages, est réduite au minimum et s'étend sur une durée de dix-huit heures.

C'est une journée quelconque d'un homme quelconque, Leopold Bloom, agent de publicité à Dublin. Mais chacun des épisodes de cette journée se rattache par des liens très ténus et très ingénieux aux chants de l'Odyssée qui fournit au livre son titre et, aussi, une sorte de « canevas idéal » sur lequel vient se dessiner la journée de Bloom.

Dédale et Ulysse ont été les héros préférés de Joyce. Le premier a donné son nom au personnage principal


366 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

du « Portrait de l'Artiste jeune », Stephen Dedalus, que nous retrouverons dans Ulysse. Sa route croise souvent celle de Bloom ; il existe entre ces deux hommes une sorte d'étrange parenté, et leurs conversations constituent quelques-uns des chapitres les plus intéressants du livre.

Je ne développerai pas, ici, l'évolution parallèle d'Ulysse et de l'Odyssée, ni les analogies qui associent les -personnages de ce livre aux héros de l'épopée homérique. Ce sont souvent des rapports extrêmement subtils et lointains, et il est bon de laisser au lecteur le soin de les découvrir. Ce sera, pour les érudits, une sorte de jeu raffiné que de retrouver par exemple dans le chapitre de la rédaction du journal les traits de la Caverne d'Ëole, ou dans l'audacieuse « entrevue » de Bloom et des jeunes filles sur la plage, un rappel de l'épisode de Nausicaa.

S'il fallait définir Ulysse, le situer dans un genre litté raire, on ne saurait dire que c'est à proprement parler un roman. Les chapitres s'enchaînent d'une manière assez arbitraire et il n'y a pas, vraiment, d'intrigue. Je serais davantage incliné, en ce qui me concerne, à y voir une sorte d'immense poème épique, semblable non à ceux de l'antiquité, mais du moyen âge. Il y a de tout dans Ulysse : de longues digressions sur le siège de Troie, sur le problème shakespearien, sur la médecine gynécologique, etc. Une foule de personnages apparaissent et disparaissent, reparaissent ailleurs sous des formes différentes, ou avec des tonalités diverses.

A cet égard, l'analyse d'Ulysse nous conduit à voir dans sa construction un ordre de composition en tous points semblable à la composition musicale. Le développement et l'entre-croisement des thèmes, en particulier, évoquent irrésistiblement une sorte d'immense et complexe symphonie. Il ne s'agit plus ici de Musique de chambre — c'est le titre d'un volume de poèmes de Joyce — mais d'une orchestration extrêmement puissante et raffinée.

Déduire de la formation musicale de James Joyce et de l'influence que garde la musique sur les sujets de 'JDubliners, sur la composition d'Ulysse et les nombreuses allusions qui y sont faites, les caractères de son invention


LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES 367

linguistique, est très séduisant. On parle souvent d' « architecture » à propos d'Ulysse, et le rapprochement est exact, mais il serait plus juste encore de parler de « musique ». Le chapitre du bar d'Ormond pourrait être composé, typographiquement, sous la forme d'une « partition », et l'on découvre à chaque page de Joyce une connaissance parfaite des ressources de l'harmonie. Son emploi du rythme, son art à le varier, à le briser, à le reprendre, est typiquement musical, et plus encore, peutêtre, ses emprunts au contrepoint. Il en résulte que la seule manière efficace d'aborder la première lecture d'Ulysse, la lecture de déblaiement, serait de la « déchiffrer » comme on le fait d'une sonate ou d'une fugue.

Car il faut répéter, quelque épouvante que doive en concevoir le lecteur paresseux, qu'il est nécessaire de relire plusieurs fois — le nombre de fois variant selon le degré de passion ou de ténacité, ou d'intuition du lecteur — ce livre qu'on ne saurait jamais épuiser tout à fait. Il serait donc vain de tenter en dénombrer ici le contenu. Ne parlons pas des commentaires qu'il appelle : ceux qui ont été faits jusqu'à présent empliraient presque une bibliothèque.

Les lecteurs qui ont éprouvé quelque peine à lire Ulysse dans le texte original se seront fait une idée des difficultés énormes que présentait la traduction. Il semblait que ce fût une entreprise presque impossible. Or cette entreprise a été réussie d'une façon magistrale par Auguste Morel. Encore a-t-il la modestie de nous dire qu'il a été « assisté par M. Stuart Gilbert », et que la traduction a été entiètement revue par M. Valéry Larbaud avec la collaboration de l'auteur. Cela n'enlève rien à son mérite et à son talent, ni à l'admiration sans réserve que nous éprouvons pour cette réalisation parfaite. Et il serait injuste de ne pas féliciter aussi Mlle Adrienne Monnier qui, en éditant la traduction d'Ulysse, a rendu ce chef-d'oeuvre unique, accessible au public français.

MARCEL BRION.


CHRONIQUE POLITIQUE

LES MÉPRIS DE M. DALADIER

M. Daladier est allé l'autre jour à Mâcon pour inaugurer un monument qui vient d'être élevé à Tony-Révillon. Tony-Révillon fut journaliste et député radical. L'un des orateurs, au pied de sa statue, l'a même appelé « athlète du journalisme, champion de la liberté, propagandiste républicain, dont la voix généreuse enflammait les foules, vibrantes sous le geste du tribun ». Je n'y contredirai pas. Les journalistes meurent tout entiers, même s'ils furent des « athlètes » de la presse, et je n'ai jamais lu le moindre article de celui-là, qui pourtant battit Gambetta.

« Il nous appartient, a dit cependant M. Daladier, de nous inspirer dans les difficultés du temps présent du riche enseignement d'une aussi noble vie. »

Voyons un peu quel riche enseignement nous a légué M. Tony-Révillon, mort en 1898.

C'est, a expliqué le président du parti radical, trois lignes qu'il écrivit, et « qui sont dignes de notre méditation ».

Les voici :

« S'il y a une droite républicaine qui renie notre ancien programme, il y a encore une majorité fidèle aux droits de l'homme pour se discipliner et se grouper autour de lui. »

Entre nous, j'espère que M. Tony-Révillon mérita sa statue par d'autres oeuvres et d'autres phrases. Ou bien il faudrait croire qu'on galvaude le bronze, et que M. Daladier lui-même aura son effigie sur la place publique lorsqu'il aura rendu l'âme. Mais enfin ces mots qu'il avait trouvés dans un article oublié lui ont paru conserver une grande valeur d'actualité.

— Comment, s'est-il écrié, ne pas les appliquer à la période actuelle, si équivoque et si confuse, de la vie poli-


CHRONIQUE POLITIQUE 369

tique française. Une droite républicaine!... Pour nous, sous quelque forme que ce soit, nous n'admettons aucune collaboration avec cette droite républicaine et avec ses alliés. Il est certain qu'il demeure dans le pays « une majorité fidèle aux droits de l'homme ». Il nous appartient de l'éclairer, etc., etc.

M. Daladier répondait ainsi à M. Léon Bérard qui, d'abord au Congrès de Dijon, et ensuite dans un article fort remarqué de la Petite Gironde, a posé la question d'une alliance des groupes du centre avec le groupe radical-socialiste. M. Léon Bérard est un homme trop avisé pour écouter les maladroits appels à la concentration qui retentissent depuis quelques mois.

« Une majorité est là, qui a le mérite d'exister, dit-il. Elle vient de prouver qu'elle était durable. Qu'elle se fortifie et s'accroisse par la recrue de tous ceux des radicaux-socialistes qui entendent rompre toute attache avec les partis révolutionnaires, nous le souhaitons comme vous. Mais nous ne croyons pas avoir le droit de la sacrifier, et avec elle, sans doute, le gouvernement de M. Poincaré, à la recherche d'une majorité inconnue. »

C'est le bon sens même. J'essaie vainement de concevoir pourquoi certains membres de la majorité rougissent d'en faire partie et voudraient troquer le groupe Marin contre le groupe Daladier. Tel est pourtant leur désir. Ils ont peur des mots. Ils craignent d'être traités de réactionnaires et de droitiers. Ils pensent qu'on ne peut faire une bonne politique si l'on n'a pas avec soi les radicaux, qu'ils espèrent bonnement détacher de la formule cartelliste. En vain, chaque fois qu'il en a l'occasion, M. Daladier les accable de propos méprisants et proclame, ainsi d'ailleurs que M. Herriot, son affection pour les socialistes. Ils s'obstinent à rêver une concentration « vers la gauche ». Or, elle est impossible, leur répond M. Léon Bérard comme l'a répondu déjà M. Paul Reynaud. Elle est impossible et chimérique. Deux blocs se sont formés dans le pays, on ne peut les dissoudre à la Chambre. Jamais les hommes du centre ne pourront s'accorder avec ceux de la gauche, même sur le terrain « réaliste ». Au premier débat sérieux sur


370 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

les finances ou la laïcité, l'accord se briserait. Et puis, les électeurs n'y comprendraient rien.

Voilà qui est parfaitement juste, et M. Daladier le sait bien. Il refuse l'alliance autant par finesse que par sectarisme. On ne l'obtiendra pas de lui. Alors? Alors, tout ce qu'on peut espérer, c'est que certains radicaux modérés quittent leur parti et rallient la « gauche radicale ». Mais je n'y crois pas. Ils se contenteront de s'abstenir dans les scrutins délicats. Que les membres inquiets et la majorité en prennent donc leur parti, et se résignent à gouverner 1 Leur pudeur est risible. Mais ce ne serait rien. Elle est périlleuse pour le pays. Et quelle indignité, de tendre sans cesse la main à des gens qui la refusent I

LOUIS LATZARUS.


LA VIE FINANCIÈRE

N.-B. — Les nécessité» de tirage de « la Revue hebdomadaire » nom obligeant à lui adresser le bulletin ci-dessous plusieurs jours avant son apparition, nous nous bornons à y insérer des aperçus d'orientation générale. Mais notre SERVICE DE RENSEIGNEMENTS FINANCIERS est à la disposition de tous nos lecteurs pour tout ce qui concerne leur portefeuille, valeurs à acheter, à vendre on à conserver, arbitrages d'un titre contre un autre, placement de fonds, etc.

Adresser les lettres à M. André Ply, 5, rue de Vienne, Paris (8e),

A. P.

CONSTATATIONS RASSURANTES

Constatant qu' « il règne en ce moment, dans les milieux économiques et financiers, un sentiment sinon d'inquiétude, du moins de vague malaise, qui se traduit, notamment à la Bourse des valeurs, par une stagnation à peu près complète des affaires », mon éminent confrère du Temps, M. Frédéric Jenny, vient de rechercher, dans un article qui a été très remarqué, s'il existe « des éléments de nature à justifier une telle impression de découragement ».

Après avoir longuement et minutieusement examiné lia situation aux divers points de vue politique, budgétaire, économique et monétaire, il aboutit à cette conclusion :

« En bref, on n'aperçoit à aucun point de l'horizon des nuages qui justifient des prévisions pessimistes. Il semble dès lors que le sentiment de malaise auquel nous avons fait allusion résulte surtout, dans le domaine financier, de raisons proprement boursières, et par conséquent passagères, et, dans le domaine économique, des dernières difficultés de réadaptation à un régime monétaire sain et stable, difficultés qu'un allégement progressif des charges fiscales ne manquerait pas d'atténuer rapidement. »


3J2 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

Mes lecteurs retrouvent là, excellemment résumées, des considérations que j'ai maintes fois exposées, dans ces bulletins, au cours des derniers mois.

N'empêche que la Bourse reste maussade et languissante. Que ce soit la tension brutale du « Call Money » à New-York, la brusque baisse du cours du cuivre à Londres ou tout autre fait accidentel, relativement futile souvent, chaque fois que notre marché a paru, depuis plus d'un mois, disposé à donner libre cours à ses éléments d'activité et de hausse, quelque incident s'est produit qui l'a immédiatement refréné.

Brefv il broie du noir.

Il doit bien y avoir une raison. Où faut-il la chercher?

On peut la trouver, à mon avis, dans le « compartimentage » de notre marché. Une partie des valeurs sont inscrites à la cote du parquet des agents de change ; les autres à celle de la coulisse. A chaque cote, nous avons les valeurs traitées à terme, et celles négociables seulement au comptant. Le capitaliste, sans doute, ne prête guère attention à ces divisions. Quand il achète 10 Dives ou 5 Saint-Gobain, quelques actions Nord ou des actions Creusot, il ne se soucie guère de savoir si elles se traitent à terme ou au comptant. Mais le capitaliste, qui achète des titres pour les mettre en portefeuille, n'est pas seul à opérer à la Bourse. Il y a aussi le spéculateur, celui qui cherche des différences rapides de cours, celui qui s'efforce de prévoir les mouvements à plus ou moins courte échéance, et celui-ci travaille principalement, presque exclusivement les valeurs traitées à terme. Or, le marché du terme qui était amplement alimenté jadis, au parquet par les milliards des fonds d'État : rentes françaises, russes, espagnoles, roumaines, japonaises, etc. ; en coulisse par l'importante équipe des mines d'or étrangères, ce marche est devenu depuis la guerre singulièrement étriqué. Bien qu'il ait été renforcé au parquet, surtout depuis un an, par quelques uouvelles venues, telles que Citroën, Peugeot, Vicoigne, Firminy, Lyonnaise des eaux, il reste encore loin de représenter le volume de capitaux d'avant la guerre. Et comme la masse des capitaux circulants a considérable-


LA VIE FINANCIERE -373

ment augmenté, comme aussi l'esprit spéculatif s'est beaucoup développé, il en résulte que le champ d'activité de la spéculation est manifestement insuffisant. Malgré leurs incontestables mérites intrinsèques, on ne peut indéfiniment pousser en avant, ni surtout trop vite, des Pechiney, des Kuhlmann, des Air liquide ou des Azote. Aussi, dès qu'une tendance à la hausse se manifeste nettement, arrive-t-on vite à l'excès et à l'engorgement. Il faut alors, au premier indice défavorable ou simplement préoccupant, se résoudre à réactionner. De là, ces fréquents changements d'orientation auxquels nous assistons depuis une quinzaine de mois, et dont la répétition a fini par décourager le marché.

Faut-il donc s'abandonner à ce découragement, renoncer à réagir?

Ce serait une déplorable tactique. En dehors du clan restreint des grandes valeurs vedettes qui ont quasiment monopolisé l'attention jusqu'ici, il y en a beaucoup d'autres, je l'ai déjà dit, qui sont dignes d'intérêt. C'est à découvrir celles-ci que les capitaux avisés, en quête de bons placements d'avenir, doivent désormais s'attacher. Tantôt ce sera quelque vieux titre encore à un prix avantageux que l'on découvrira ; tantôt ce sera plutôt une valeur encore jeune qui a déjà donné des preuves de bonne vitalité et d'éléments prospères mais qui n'est que peu connue; ou bien encore ce sera quelque part de fondateur demeurée négligée dans un coin retiré de la cote. C'est de ce côté qu'est l'avenir; c'est vers là que l'on viendra plus ou moins vite et c'est là que se cueilleront avec le temps les beaux profits.

Résignons-nous, en attendant, à voir notre marché cahoté. Il a montré, depuis deux ou trois jours, de meilleures dispositions. Puissent-elles s'affirmer et durer. Si la conférence des experts peut aboutir à des résultats donnant satisfaction, nous pourrons, sans doute, envisager une période de hausse, avec un bel élargissement des transactions. Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait l'entraver. -~


374 CHRONIQUES ET DOCUMENTS

PETIT COURRIER

B. C, A LYON. — Nous n'aimons pas beaucoup cette affaire, étant donné le peu d'intérêt que présentent ses participations. D'autre part, la concurrence est très vive dans ce genre d'industrie, et peut donner de désagréables surprises.

T. R., VAUCLUSE. — Nous croyons qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter de la baisse actuelle de cette valeur. En effet, les bénéfices de l'an dernier ont dépassé ceux de l'exercice précédent, et le chiffre d'affaires est actuellement en progression. Lors d'une éclaircie, vous verrez certainement mieux.

A. M., A PARIS. — Pour les cuprifères, il y a lieu de faire trè9 attention. Si vous désirez obtenir des précisions, il conviendrait de nous écrire en nous donnant votre adresse pour que nous puissions vous donner les indications utiles.

ANDRÉ PLY,

de la Banque de l'Union industrielle française.

Le Directeur-Gérant : FRANÇOIS LB GRIX.

PARIS. — TYPOGRAPHIE PLON, 8, RUE GARANCIÈRE. — I929. 379I7.


LA PALATINE

Une nouvelle collection d'éditions originales

JÉRÔME et JEAN THARAUD

LA CHRONIQUE

DES

FRÈRES ENNEMIS

ROMAN

Ce n'est ni en Orient, ni chez leurs vieux amis les Juifs de Pologne, que dans ce nouveau roman nous emmènent Jérôme et Jean Tharaud. Cette fois, ils se sont faits citoyens de Genève, non pas de la Genève d'aujourd'hui mais de la Genève du seizième siècle, une Genève extraordinaire, joyeuse, libertine et guerrière, tourmentée par les passions religieuses qui étaient les passions révolutionnaires de ce temps.

In-8" écu sur alfa, tiré à 3 300 exemplaires numérotés. Prix 20 fr.


EDITIONS MONTAIGNE

Fernand AUBIER, Éditeur, 13, quai de Conti, PARIS-VI*

OEUVRES COMPLÈTES DE BERNARD SHÂW

L'édition des oeuvres complètes de Bernard Shaw comprendra, pour chaque volume, un tirage d'environ 1800 exemplaires numérotés, les japon à 150 francs, les hollande à 100 francs et les vélin à 45 francs. On pourra souscrire à chaque volume séparément. Il sera tiré, en outre, une édition ordinaire à 15 francs. Le premier ouvrage doit paraître en mai. C'est le

GUIDE DE LA

FEMME INTELLIGENTE

Il comprendra deux volumes de plus de 300 pages. La vente en a été formidable en Angleterre et en Amérique. Les idées les plus chères à l'auteur s'y trouvent exposées avec un humour animateur et une clarté surprenante.

OEUVRES COMPLÈTES DE PIERRE LOUYS

Les oeuvres complètes de l'illustre écrivain, tirées sur les presses de Ducros et Colas, comprendront treize volumes, sans compter la correspondance. Il sera tiré 1800 exemplaires numérotés de chaque volume, format in-16 soleil, 14X20, couverture rempliée ,en deux couleurs, les japon à 150 francs, les hollande à 100 francs, les vélin à 45 francs. Ces prix devant être majorés après la parution, on peut souscrire dès maintenant à l'ensemble des oeuvres complètes, aux conditions précédentes. Au mois de mai sortira le premier volume des oeuvres complètes :

JOURNAL INTIME

en grande partie inédit. D'autres volumes seront même complètement, ou presque entièrement originaux. L'ensemble de l'édition représentera plus du .double de l'oeuvre déjà connue, et la gloire de l'auteur en apparaîtra plus définitive.






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Créé d'après les travaux de Pasteur, il raffermit les gencives. En peu de jours il donne aux dents une blancheur éclatante. Il purifie l'haleine et est particulièrement recommandé aux fumeurs; il laisse dans la bouche une sensation de fraîcheur délicieuse et persistante.

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Rétablissement du train express 50

les dimanches et jours de fêtes entre TOURS et PARIS=QUAl D'ORSAY

Le train express 50, entre Tours et Paris-Quai d'Orsay, sera rétabli, en 1929, les dimanches et jours de fêtes, du lundi de Pâques au i" novembre inclus (à l'exclusion du dimanche de Pentecôte).

Principales gares desservies : Tours, départ 19 h. 55 ; Amboise, départ 20 h. 25 ; Blois, départ 21 h. 03 ; Orléans, départ 22 h. 02 ; Paris-Quai d'Orsay, arrivée 23 h. 57.

Ce train permet aux touristes désireux de visiter, dans le plus court laps de temps, quelques-uns des merveilleux châteaux de Touraine et du Blésois et, partis de Paris le matin, d'y rentrer le soir. (Circuits en auto-car au départ de Blois et de Tours). Billets combinés, chemin de fer et auto-car, au départ de Paris-Quai d'Orsay.

Pour plus amples renseignements sur ce train, consulter le livret-horaire mis à la disposition du public dans les gares.

POUR LES VACANCES

Voyageurs à la recherche d'un joli coin ou d'une plage de famille pour y passer vos vacances, touristes qui désirez parcourir la Bretagne en auto-cars, ne vous mettez pas en route avant d'avoir préparé votre voyage! Ne commettez pas l'erreur de nombreuses personnes qui partent à l'aventure et s'en reviennent désillusionnées parce qu'elles ne savaient pas qu'à proximité de leur villégiature, elle avaient telles excursions intéressantes ou tels monuments à visiter.

Un voyage bien préparé vous aidera à passer d'agréables vacances. Dans ce but, le RÉSEAU DE L'ÉTAT vient de rééditer à votre intention son GUIDE OFFICIEL ILLUSTRE qui contïents en plus d'une documentation intéressante, de nombreuses photographies et des. cartes détaillées des régions qu'il dessert.

Ce GUIDE est mis en vente dans les bibliothèques des gares du réseau, bureaux de tourisme des gares de Paris (Saint-Lazare et Montparnasse) et dans les principales Agences de Paris, au prix de 4 fr. 50 l'exemplaire.

II est également adressé à domicile, contre l'envoi préalable d'un mandat-carte de 567.55 pour la France et de 7 fr. 50 pour l'étranger au Service de la Publicité des Chemins de fer de l'État, 20, rue de Rome, à PARIS (vin").

CHEMINS DE FER DE L'EST

Retard au départ de PARIS de certains trains rapides et express de soirée à destination de la SUISSE à partir du 21 avril.

Afin d'éviter aux voyageurs à destination de la Sui.-se et de l'Autriche un stationnement prolongé à BALE, les trains rapides et express partant de Paris-Est pour la Suisse le soir auront leur départ retardé à partir du 21 avril et pendant toute la période d'application de l'heure d'été.

Le rapide de 20 h. 30 pour BALE et MILAN partira à 21 h. 15 et l'express de 21 h. 25 pour la Suisse Orientale et i'Arlberg partira à 22 h. 15.

La relation de nuit pour ÉPINAL et les VOSGES via Port-d'Atelier sera assurée par le rapide partant de Paris à 21 h. 15 et par suite avancé de 10 minutes au départ.


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