LES
FRANÇAIS
PEINTS PAR EUX-MEMES
Frontispice. Dessin d'AmuEN MARIE.
LES
FRANÇAIS
PEINTS PAR EUX-MÊMES
TYPES ET PORTRAITS HUMORISTIQUES A LA PLUME ET AU CRAYON
MOEURS CONTEMPORAINES
H. DE DALZAC, LEON G03I.AN, AMÉDÉE ACHARD, J. JANIN, FRANCIS WEY, FRÉDÉRIC SOULIÊ, ALPHONSE KARR,
EMILE DE LA BÉDOLLIÈRE, DE CORMENIN, Cil. NODIER,
N«3L PARFAIT, M'" 0 ANCELOT, ELZÉAR BLAZE, EUG. DRIFFAULT, PÉTRL'S BOREL, El'C.
ILLUSTRATIONS DE
MEISSONIER, DAUBIGNY, J.-J. GRANDVILLE, GAVARNI, H. PAUMIER, SiliARLET, TONÏ-JOHANNOT, FRANÇAIS, SAINT-GERMAIN, PAUQCET, DAOZATS, II. CATF.NACCI, BERTALL,
E. BAYARD, AD. MARIE, ETC.
TOME PREMIER
PARIS
J PFIILIPPART, LIBRAIRE-ÉDITEUF
1^,, IlOli DU BU CI. 12
TOUS DROITS RESERVES
INTRODUCTION
PAR JULES JANIN
L faut bien toujours que les écrivains d'une époque rendent au public ce que le public leur a prêté, et l'écrivain n'est jamais si heureux et si populaire que lorsque le public lui a beaucoup demandé, et lorsqu'il lui a beaucoup rendu. Plus ses emprunts sont nombreux, et plus il est luimême
luimême homme de génie. C'est là l'unique raison qui a fait de Molière
Molière premier poêle du monde ; car nul plus que lui n'a emprunté à Phumaine nature, ses vices, ses ridicules, ses passions, ses haines, ses amours. Heureusement pour les emprunteurs à venir que si le fond de l'humanité est le même toujours, la forme en est changeante et variable à l'infini. Chaque siècle, que disons-nous? chaque année, a ses moeurs et ses caractères qui lui sont propres: l'humanité arrange toutes les vingt-quatre heures ses ridicules et ses vices, tout comme une grande coquette arrange et dispose ses volants, ses bijoux et ses dentelles ; et nous
ne voyons pas trop, puisque les marchandes de modes ont des livres Sybillins, tout exprès pour expliquer jour par jour les révolutions de leur empire, pourquoi donc n'aurions-nous pas, nous aussi, le peuple frivole et mobile par excellence, un registre tout exprès pour y transcrire ces nuances si fines, si déliées, et pourtant si vraies, de nos moeurs de chaque jour? C'est La Bruyère qui l'a dit, et celui-là s'y connaissait : Il n'y a point d'années où les folies des hommes ne puissent fournir un volume de caractères. Et je vous prie, si pareil livre eût été fait seulement depuis les derniers livres de Théophraste, savez-vous une histoire qui fût plus variée, plus remplie, plus charmante, plus vraie surtout et plus animée par toutes sortes de personnages? Mais non, les historiens, oubliant l'espèce humaine, se sont amusés à raconter des sièges, des batailles, des villes prises et renversées, des traités de paix ou de guerre, toutes sortes de choses menteuses, sanglantes et futiles; ils ont dit comment se battaient les hommes, et non pas comment ils vivaient; ils ont décrit avec le plus grand soin leurs armures, sans s'inquiéter de leur manteau de chaque jour; ils se sont occupés des lois, non pas des moeurs; ils ont tant fait que c'est presque en pure perte
INTRODUCTION
que ces misérables sept mille années que nous comptons depuis qu'il y a des hommes en société ont été dépensées pour l'observation et pour l'histoire des moeurs.
En effet, comptez donc combien peu de moralistes ont daigné entrer dans ces simples détails de la vie de chaque jour ! Comptez donc combien le nombre des poètes comiques est inférieur au nombre des logiciens, des métaphysiciens, ou simplement des casuistes! Dans cette représentation animée des moeurs et des caractères d'un peuple, l'antiquité ne vit guère que sur Homère et sur Théophraste, sur Plaute et sur Térence; les temps modernes s'appuient sur Molière et sur La Bruyère, deux représentants sérieux et gais à la fois de notre vie publique; l'un, l'historien du peuple, l'ami du peuple; l'autre l'historien de la cour, dont il était loin d'être l'ami. Entre ces deux grands maîtres se placent, de temps à autre, quelques écrivains subalternes : Saint-Foix et Mercier, par exemple. Mais chez les badigeonneurs du carrefour et de la rue, quels regards sans portée! quels jugements faits au hasard! Comme ces valets de chambre de l'histoire rapetissent à plaisir leur triste héros, en le réduisant aux proportions les plus infimes ! A ces faiseurs de silhouettes crayonnées d'une main tremblante sur le mur d'une cuisine, je préfère encore les satiriques, race acharnée et mal élevée, il est vrai, mais qui finit cependant par arriver à une certaine ressemblance, et dont les pages, brutales ressemblent à l'histoire, comme un coup de poignard qui tue ressemble à un coup de bistouri qui sauve. Mais, quoi ! nous ne sommes pas chargés de faire l'histoire des moralistes : nous voulons seulement rechercher de quelle façon il faut nous y prendre pour laisser quelque peu, après'nous, de cette chose qu'on appelle la vie privée d'un peuple ; car, malgré nous, nous qui vivons aujourd'hui, nous serons un jour la postérité. Nous avons beau nous estimer au plus bas. c'est-à-dire nous estimer un peu plus qu'à notre juste valeur, il faudra bien qu'à notre tour nous tombions tête baissée dans ce gouffre béant qu'on appelle l'histoire, et qui finira par absorber l'éternité. Donc, puisque nous sommes encore, à l'heure qu'il est, sur le bord de ce gouffre, prenons nos précautions pour bien tomber dans l'abîme ; le pied peut nous glisser, nous pouvons avoir le vertige, et alors il nous faudrait tomber là comme des goujats pris de vin ou de sommeil.
Oui, songeons-y, un jour viendra où nos petitsfils voudront savoir qui nous étions et ce que nous faisions en ce temps-là; comment nous étions
vêtus : quelles robes portaient nos femmes ; quelles étaient nos maisons, nos habitudes, nos plaisirs; ce que nous entendions par ce mot fragile, soumis à des changements éternels, la beauté ? On voudra de nous tout savoir: comment nous montions à cheval? comment nos tables étaient servies? quels vins nous buvions de préférence? quel genre de poésie nous plaisait davantage, et si nous portions ou. non de la poudre sur nos cheveux et à nos jambes des bottes à revers ? Sans compter mille autres questions que nous n'osons pas prévoir, qui nous feraient mourir de honte, et que nos neveux s'adresseront tout haut comme les questions les plus naturelles. C'est à en avoir le frisson cent ans à l'avance.
Cependant il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains : ce que vous faites aujourd'hui, ce sera de l'histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d'une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemins de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant, de vos salles de spectacle si étroites, de votre drame moderne si modéré, de votre vaudeville si réservé et si chaste. Dans ce temps-là, l'on entendra parler d'une capitale d'un grand royaume qui absorbait le royaume tout entier, qui attirait à elle toute fortune et toute beauté, toute intelligence et tout génie, toutes les vertus, mais aussi tous les crimes, toutes les poésies niais aussi tous les vices. On dira que dans cette capitale, tout le temps de la vie se passait à parler, à écrire, à écouter, à lire : discours écrits le matin dans vos feuilles immenses, discours parlés dans le milieu du jour à la tribune, discours imprimés le soir; que la seule préoccupation de la ville entière était de savoir si elle parlerait un peu mieux le lendemain que la veille ; qu'elle n'avait pas d'autre ambition, et que le reste du monde pouvait crouler, pourvu qu'elle eût chaque matin sa dose d'esprit tout fait et de café à la crème. On racontera en même temps que cette ville, si fière de son unité, se divisait cependant en cinq ou six faubourgs, lesquels faubourgs étaient comme autant d'univers, séparés l'un de l'autre, bien plus que si chacun d'eux était entouré par la grande muraille de la Chine.
La Bruyère et Molière ne connaissaient l'un et l'autre que ces deux choses ; la cour et la ville ; tout ce qui n'était pas la cour était la ville, tout ce qui n'était pas la ville était la cour. A la ville, on s'attend au passage dans une promenade publique pour se regarder au visage les uns les autres ; les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe et pour recueillir le prix de leur
INTRODUCTION
toilette. Il y a dans la ville la grande et la petite robe ; il y a de jeunes magistrats petits-maîtres ; il y a les Crispins qui se cotisent en recueillant dans leur famille jusqu'à six chevaux pour allonger un équipage ; les Saunions qui se divisent en deux branches, la branche aînée et la branche cadette : ils ont avec les Bourbons, sur une même couleur, le même métal. La ville possède encore le bourgeois qui dit : Ma meute ; André le marchand qui donne obscurément des fêtes magnifiques à Élamire ; le beau Narcisse qui se lève le matin pour se coucher le soir ; le nouvelliste dont la présence est aussi essentielle aux serments des lignes suisses que celle du chancelier et des lignes mêmes; il y a Thôramène, qui est trèsriche et qui a donc un très-grand mérite, la terreur des maris, l'épouvantail de ceux qui ont envie de l'être. Paris est le singe de la cour. Pour imiter les femmes de la cour, les femmes de la ville se ruinent ~en meubles et en dentelles ; le jour de leurs noces, elles restent couchées sur leur lit comme sur un théâtre, et exposées à la curiosité publique. La vie se passe à se chercher incessamment les uns les autres avec l'impatience de ne se point rencontrer. Il est de bon ton d'ignorer le nom des choses les plus communes: de ne point distinguer l'avoine du froment. A cette heure, les bourgeois vont en carrosse, ils s'éclairent avec des bougies, et ils se chauffent à un petit feu ; l'argent et l'or brillent sur les tables et sur les buffets, ils étaient autrefois dans les coffres ; on ne saurait plus distinguer la femme du patricien d'avec la femme du magistrat: en un mot, la ville a tout à fait oublié la vieille sagesse bourgeoise, qui disait, que ce qui est, dans les grands, splendeur, somptuosité, magnificence, est déception, folie, ineptie, dans le particulier.
Telle était la ville il y a cent soixante ans à peine. Vous reconnaissez bien, il est vrai, la ville moderne à quelques-uns de ces traits généraux ; mais pourtant quelle différence ! Voilà un tableau où l'électeur, le juré sont oubliés et traités comme des monstres impossibles : un tableau où l'artiste n'est même pas nommé, où l'écrivain est oublié tout à fait, où le spéculateur et l'homme d'argent paraissent à peine. Dans ce tableau sérieux, la grisette parisienne, le gamin de Paris, la comédienne, la fille folle, la femme libre dans toute la liberté du mot, n'obtiennent même pas un regard du moraliste. On ne s'occupe ni de l'employé des divers ministères, ni de l'officier à la retraite, ni du savant perdu dans ses livres, ni de l'homme du peuple qui n'existe pas encore et qui s'arme tout bas derrière cette Bastille qui pèse de tout son
poids sur le faubourg Saint-Antoine. A voir ce tableau, il vous semble bien, il est vrai, que vous avez vu cela quelque part ; mais regardez-le d'un coup d'oeil plus attentif, et vous découvrirez que si le théâtre est à peu près le même, les acteurs de la scène ont changé : ce qui explique la nécessité de refaire de temps à autre ces mêmes tableaux dont le coloris s'en va si vite, aquarelles brillantes qui n'auront jamais l'éternité d'un tableau à l'huile ; et véritablement, pour les scènes changeantes qu'elles représentent, c'est tant mieux.
Mais voici bien une autre révolution dans les moeurs et dans l'élude des moeurs ! Tout un hémisphère qui disparaît ! un monde entier qui s'abîme comme font ces îles de la mer, signalées par les voyageurs de la veille, et que les navigateurs du lendemain ne retrouvent plus à la place indiquée par les hydrographes contemporains. Il y avait, dans ce temps-là, à côté de ce Paris qui était si peu, la cour qui était plus que tout. Qu'en avez-vous fait, je vous prie? Où se cache-t-il, cet univers d'or et de soie? Où donc s'est-il perdu, ce type de courtisan que l'on croyait éternel, maître de son front et de ses yeux, de son geste et de son visage ; profond, impénétrable, dissimulant les mauvais offices, souriant à ses ennemis, contraignant son humeur, déguisant ses passions? Avez-vous jamais vu un pareil homme de nos jours ? Où sont-ils ces hommes tout brodés, qui passaient leur vie dans une antichambre ou sur l'escalier, dans un édifice bâti de marbre et rempli d'hommes fort doux et fort polis? Qu'avezvous fait de ce monde à part courbé sous le regard du prince qui les enlaidissait tous par sa seule présence; hommes insolents et emportés, plats dans l'antichambre, vils dans le salon; flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, leur soufflant à l'oreille des grossièretés, devinant leurs chagrins, leurs maladies et fixant leurs couches? Ces gens-là, race perdue sans espoir de retour, étaient les plus importants de la nation. Ils faisaient les modes, raffinaient sur le luxe et sur la dépense ; ils faisaient des contes : ils appartenaient à coup sûr aux princes lorrains, aux Rohan, aux Fois, aux Châtillon, aux Montmorency ; mais, hélas ! aujourd'hui, les Rohan, les Foix, les Châtillon, les Montmorency, où sont-ils ?
Monde étrange, où il était nécessaire d'être effronté, d'être insolent, d'être mendiant ; où les plus habiles vivaient à la fois de l'église, de l'épée et de la robe ; où la vie se passait à recevoir et à demander, et à se congratuler et à se calomnier les uns les autres ; où l'on se masquait toute l'année, quoiqu'à visage découvert : où l'oubli, la
Auteurs collaborateurs des Français
Artistes collaborateurs des Français.
INTRODUCTION
fierté, l'arrogance, la dureté, l'ingratitude, étaient la monnaie courante; où l'honneur, la vertu, la conscience, étaient inutiles; où Ton voyait des gens enivrés et comme ensorcelés de la faveur, dégouttant l'orgueil, l'arrogance, la présomption. Région incroyable ! « Les vieillards y sont galants, polis et civils ; les jeunes gens, au contraire, sout durs, féroces, sans politesse ; affranchis de la passion des femmes dans un âge où l'on commence ailleurs à la sentir : ils leur préfèrent des repas, des viandes et des amours ridicules. Il ne manque à leur débauche que de boire de l'eauforte. Dans cet affreux pays, les femmes précipitent le déclin de leur beauté par des artifices qu'elles croient servir à les rendre belles: leur coutume est de peintre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils et leurs épaules qu'elles élalent avec leur gorge, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l'endroit par où elles pourraient plaire et n'en pas montrer assez. Ce pays se nomme Versailles ; il est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Patagons ! »
Affreuse peinture, et pourtant pleine de verve et d'esprit. Cependant allez à Versailles : en moins de dix minutes, vous aurez franchi ces onze cents lieues de mer, et, dans ce palais qui fut la France entière, vous trouverez la déification la plus entière de ce même peuple qui pénétra la première fois dans ce palais pour en arracher, de ses mains sanglantes, le roi, la reine et l'enfant royal. Dans ce pays d'Iroquois et de Patagons, la royauté s'est faite si humble et si débonnaire, que c'est à peine si quelques chapeaux se lèvent quand passe le roi qui a relevé ces murs. Certes, ce sont là d'étranges dissonances qui parlent plus haut que tous les philosophes du monde, qui nous enseignent mieux que Salomon lui-même les vanités de la toute-puissance, et aussi combien il est nécessaire d'écrire au jour le jour l'histoire mobile et changeante de cette pauvre humanité.
Ouï, ce monde-là s'est perdu ; il s'est évanoui dans les révolutions et dans les tempêtes. Mais cependant, de cet ancien bagage, que de choses nous sont restées ! Nous avons gardé, par exemple, ce magasin de phrases toutes faites et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les événements. Aujourd'hui, comme autrefois, avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus, l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtiments et en bonne chère. Aujourd'hui, comme autrefois, nous ne manquons pas de ces gens à qui la politesse et la fortune tiennent lieu
d'esprit et de mérite, qui n'ont pas deux pouces de profondeur, àqui la faveur arrive par accident. Mais ces fortunes-là se font autrement, elles se produisent autre part : aujourd'hui le monarque a changé, c'est le peuple qui a des flatteurs à son tour. N'ayez crainte que le véritable ambitieux attende la fortune de ce qu'on appelle la cour, par ironie. Quand La Bruyère parle de la faveur, il n'a pas besoin d'ajouter la faveur royale. Aujourd'hui, quand vous parlez de la faveur, pour être compris et même pour parler en français, il faut ajouter une épithèle indispensable : on dit la laveur populaire. Nous ne connaissons plus que celle-là.
D'où il suit que plus la société française s'est trouvée divisée, et plus l'étude des moeurs est devenue difficile. Ce grand royaume a été tranché en autant de petites républiques, dont chacune a ses lois, ses usages, ses jargons, ses héros,, ses opinions politiques à défaut de croyances religieuses, ses ambitions, ses défauts et ses amours. Le sol de la France n'a pas été divisé, avec plus c" acharnement depuis la perte de la grande propriété. Maintenant comment donc le même moraliste, le même écrivain de moeurs, pourrait-il pénétrer dans toutes ces régions lointaines dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni la coutume? Comment donc le même homme pourrait-il comprendre tous ces patois étranges, tous ces langages si divers? Si par hasard il se trompe de royaume, quel ne sera pas son étonnement en reconnaissant que là et là ce ne sont plus les mêmes habits, les mêmes coutumes, les même caractères, la même façon de voir, de comprendre et de sentir ? Il est donc nécessaire que cette longue tâche de l'étude des moeurs se divise et se subdivise à l'infini, que chacune de ces régions lointaines choisisse un historien dans son propre lieu, que chacun parle de ce qu'il a vu et entendu dans le pays qu'il habite. Qu'un seul homme se chargeât de cette histoire, c'était bon autrefois, peut-être quand il n'y avait en France que la cour et la ville ; mais aujourd'hui que rien n'existe plus dans ses limites naturelles, aujourd'hui que tous ces rares éléments d'une grande société sont confondus au hasard, arrivez tous à cette curée de comédies qu'il faut prendre sur le fait, vous les malicieux observateurs de ce temps-là !
Pour bien se convaincre de la nécessité de diviser le travail tout autant que la matière est divisée, ouvrez au hasard quelques-uns des chapitres de La Bruyère, et vous verrez quelle infinie variété de matériaux inconnus de son temps. Le
INTRODUCTION
XI
chapitre premier traite des ouvrages de l'esprit : I
ce simple chapitre est devenu, depuis La Bruyère, j
le sujet d'un livre immense qui embrasserait tous j
les détails de la vie littéraire, cette nouvelle façon ;
de vivre et d'être un homme important dont le ;
dix-septième siècle n'avait aucune.idée. Du temps ;
de La Bruyère, c'était un métier de faire un livre \
comme de faire une pendule : c'est bien pis que j
cela aujourd'hui, c'est un mérier comme de rac- ;
commoder les vieux souliers. Du temps de La ]
Bruyère, on n'avait jamais vu un chef-d'oeuvre !
qui fut l'ouvrage de plusieurs; nous ne voyons !
que cela de nos jours. La Bruyère ne reconnais- |
sait au critique d'autre droit que celui-ci : dire !
au public que ce livre est bien relié et en beau \
papier, et qu'il se vend tant; s'il vivait aujourd'hui, j
La Bruyère serait à coup sûr le premier parmi ;
ces critiques qu'il méprisait si fort. j
Du temps de La Bruyère, la vie littéraire com- |
mençait à peine, et nous ne sommes pas bien I
certains qu'elle ait tout à fait commencé aujour- j
d'hui. Que sera-t-elle dans un siècle ? Dieu lui- I
même n'en sait rien. |
Il y a ensuite un chapitre du Mérite personnel, j
où il est parlé de la difficulté de se faire un grand \
nom, chose aujourd'hui sî facile; de la grande !
étendue d'esprit qu'il faut aux hommes pour se \
passer de charges et d'emplois, pendant qu'aujour- j
d'hui ce sont les médiocres et les moins ambitieux j
qui acceptent les emplois et les charges. Dans ce I
chapitre, il est dit que les'enfants des dieux se \
tirent des règles ordinaires de la nature, qu'ils I
n'attendent presque rien du temps et des années, que j
la mort en eux devance l'âge. Ceci était écrit dans |
l'enfance du duc de Bourgogne. Aujourd'hui les !
enfants des dieux vont au collège avec des fils de |
bourgeois, ils étudient pour apprendre ; et quand |
ils remportent un second prix d'histoire, c'est I
qu'ils l'ont tout simplement un peu plus mérité {
que leurs condisciples. En un mot, il n'y a rien j
à comparer entre le mérite personnel de ce temps- !
ci et le mérite personnel de ce temps-là. j
Comme aussi ce chapitre infini des Femmes ne I
saurait se comparer à rien de ce que nous savons j j
de nos jours en fait de femmes. Mesurez-les tant j j
que vous le voudrez, depuis la chaussure jusqu'à 1\
la coiffure exclusivement, vous trouverez entre !|
les unes et les autres d'incroyables différences, j;
C'est bien le même amour du luxe, de la toilette, ; \
de la parure, la même mignardise et la même ||
affectation, le même caprice tout proche de la ;|
beauté pour en être le contre-poison: c'est bien !|
ia même femme, coquette, galante, perfide, pleine j ;
de caprices ; mais cependant que de typés effacés ! i I
|! Où êtes-vous, Célie, amoureuse tour à tour de
| ! Roscius, de Bathylle, du sauteur Cobus, ou de
j ; Dracon le joueur de flûte? Qu'a-t-on fait, dans les
! ! bonnes maisons de Ce siècle, de ce tyran domesti||
domesti|| qu'on appelait un directeur, un confesseur?
j j Qu'est devenue la femme dévote qui veut tromper
! j Dieu et qui se trompe elle-même'} la femme savante,
! \ que l'on regarde comme on fait une belle arme ?
! j Oui ; mais nous avons de nos jours tant de femmes
Il que le siècle passé ne comprenait même pas, à
i! commencer par ces femmes de génie en vieux
|j chapeaux et en bas troués, à finir par cet être
I j nouvellement découvert, qu'on appelle la femme ! j de trente ans !
|; Nous avons aujourd'hui, en fait de passions du
! j coeur, des passions échevelées, des amours à coups
II de poignard, des adultères plus réglés et plus Il réguliers que des mariages, des amours moyen; j Age et barbus, des délires au clair de la lune ; la 11 passion est une exposition publique ; le coeur est ! ; en étalage, tout comme les chaînes d'or à la bou!j tique des bijoutiers: on a tué ainsi deux choses ; ! dont les moralistes tiraient un si bon parti : la ! j galanterie et l'amour. ^«* || Et le salon, où est-il? et la conversation pâli risienne, cette supériorité toute française, dont ;| nous étions si fiers à bon droit, qu'en avons| j nous fait, je vous prie ? Il me semble que je suis | j admis dans un de ces beaux salons d'autrefois, à Il l'hôtel de Rambouillet, chez mademoiselle de ; Lenclos, chez madame de Sévigné : quel spirituel | et poétique murmure ! Tous les genres d'esprit | sont admis; les médisants, les satiriques, les bons ! plaisants, pièce rare; les éloquents, les moralistes, I les savants, les futiles, les puristes eux-mêmes. I La politesse et l'élégance sont le centre unique I de ces réunions heureuses où Bossuet prononça ; son premier sermon, où Molière fit la première | lecture du Tartufe. Mais aujourd'hui, holà ! pre| nez garde ! fuyez, madame ! défendez votre den| telle et votre écharpe; vous n'êtes pas assez loin, | fuyez encore ! car voici la cohorte de nos jeunes ! gens à la mode qui envahit le boulevard, l'éperon | au pied, le cigare à la bouche, le chapeau cloué | sur la tête ! trop heureuse si, couverte de fumée I et la robe déchirée, ces galants jeunes gens ne ; vous jettent pas sur le bitume, en passant. I II n'y a même pas jusqu'à ce simple mot, un | riche, qui n'ait tout à fait changé de nom. Autre| fois était riche qui pouvait manger des entremets, \ faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un j palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir j un grand équipage et mettre un duc dans sa I famille. Être riche, aujourd'hui, c'est jouer à la
INTRODUCTION
bourse, habiter un second étage, aller au spectacle avec un billet donné, et demander, pour son fils, la fille d'un usurier.
Autrefois, le manieur d'argent, l'homme d'affaires, était un ours qu'on ne savait apprivoiser; aujourd'hui l'homme d'affaires est jeune, élégant, bien frisé ; il dîne au café de Paris, et il va à l'Opéra.
Autrefois quand on disait : Cinquante mille livres de rente ! chacun ouvrait de grands yeux ; aujourd'hui, nul ne se retourne : c'est si commun! Autrefois il y avait les partisans qui finissaient «ar être princes, de laquais qu'ils étaient: il y a
aujourd'hui des banquiers qui finissent par être laquais, de princes qu'ils étaient d'abord.
Aujourd'hui cependant, comme hier, comme toujours : « faire fortune est une si belle phrase, qu'elle est d'un usage universel; on la reconnaît dans toutes les langues; elle plaît aux étrangers et aux barbares ; il n'y a point de lieux sacrés où elle n'ait passé, point de solitude où elle soit inconnue ! »
Vous avez donc, à ce sujet, à nous raconter les voies nouvelles de la fortune, la banque, la bourse, les actions, les actionnaires, les annonces.
les prospectus, les faillites, les rabais, les misères, les spéculations sans fin sur le rien et sur le vide et autres commerces que ce bon dix-neuvième siècle a gardés pour lui-même, ne voulant pas s'exposer à la malédiction des siècles à venir.
Vous avez dit, à propos de ce chapitre effacé, de la cour, que la race des grands est perdue. Il est vrai qu'avec M. le prince de Talleyrand est mort le dernier gentilhomme de ce pays éminemment constitutionnel. Ne cherchez donc plus cette race à part de gens heureux qui étaient de toute nécessité les seuls riches, les seuls braves, qui avaient à eux seuls les riches ameublements, la bonne chère, les beaux chevaux ; comme aussi
ne cherchez plus ni les rieurs, ni les nains, ni les bouffons, ni les 'flatteurs qui les amusaient •. la race est perdue, et en son Heu et place s'est élevée, tout armée de ses droits et de ses pouvoirs, la grande nation des épiciers.
L'homme d'argent a remplacé le grand seigneur. Aujourd'hui, c'est l'homme d'argent qui se pique d'ouvrir une allée dans une forêt, de soutenir des terres par de longues murailles, de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces d'eau, de meubler une orangerie ; mais de rendre un coeur content, de combler une âme de joie, de prévenir des extrêmes besoins ou d'y remédier, la supériorité des hommes d'argent de nos jours, non plus que
INTRODUCTION
des grands seigneurs d'autrefois, ne s'étend pas jusque-là.
Mais, pour n'avoir pas ce qu'on appelle vulgairement de grands seigneurs, notre époque a pourtant ce qu'elle appelle ses grands hommes. Ceuxlà sont si heureux, qu'ils n'essuient pns, même dans toute leur vie, la moindre contrariété, du moins, tant qu'ils obéissent aux passions populaires, dont ils sont les très-humbles esclaves. Ils l'ont le métier d'un drapeau dans des mains habiles ; comme les grands d'autrefois, ils croient seuls être parfaits, ils ne sont jamais que sur un
pied, mobiles comme le mercure; on les loue pour marquer qu'on les voit de près. Malheureusement ce sont des grandeurs viagères ; un rien les a créées; un rieu les tue : moins que rien ! une boule noire dans une élection ou un article de journal.
■ Ce sont là certainement de notables " différences, et qu'il sera très-bon de signaler, chemin faisant, dans l'étude des moeurs. Quant au chapitre du Souverain, dans les Caractères de La Bruyère, qui a été longtemps le dernier mot de la science politique et de l'opposition, j'aurais
trop beau jeu à vous faire remarquer quel profond abîme sépare ce chapitre, écrit en plein Versailles, de la Charte de 1830. Ce seul mot, la Charte, le gouvernement représentatif, a créé chez nous et comme par enchantement toute une série nouvelle de moeurs, étranges, incroyables, dont les temps passés ne pouvaient avoir et n'avaient en effet aucune idée, pas plus que nous n'avons l'idée, nous autres, des salons du vieux Paris, dans lesquels tous les moralistes du grand siècle, et à leur tête Molière et La Bruyère, ont trouvé les héros de leur comédie, Tartufe,. Céliméne, M. Orgon, Alceste, M. Jourdain et sa femme, Sganarelle, Valère, Élise, Marianne, Ménalque le
distrait, Argyre la coquette, Gnaton le glouton, Ruffin le jovial, Antagoras le plaideur, le noble de province, si inutile à sa patrie, à sa famille et à lui-même: Adraste, libertin et dévot; Triphile, bel-esprit comme tant d'autres sont charpentiers ou maçons. Vous en avez encore, il est vrai, des uns et des autres, mais modifiés, corrigés,'tantôt moins ridicules, quelquefois plus odieux ; et puis aussi,: il faut le dire ; votre âme se sent quelque peu contrariée en' relisant' d'horribles détails, -devenus impossibles aujourd'hui. Ce portrait-là, par exemple, dans lequel il s'agit du paysan de nos campagnes : « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par
XIV
INTRODUCTION
la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent; ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes ! » Eh bien ! cet animal n'existe plus, Dieu merci : il a relevé la tête, il est devenu tout à fait un homme ; à certaines heures de l'année, les ambitieux le vont visiter, non pas dans sa tanière, mais dans sa maison, sollicitant son sourire et son suffrage ; il n'y a pas même longtemps qu'un de ces animaux a été nommé chevalier de la Légion d'honneur pour une charrue de son invention.
Dans La Bruyère, le chapitre de la Mode est naturellement un des chapitres qui ont le moins vieilli. Il en est de ce sujet éternel comme des images que reflète le daguerréotype, l'instrument tout nouveau. Ce sera bien, si vous voulez, le même paysage que reproduira la chambre obscure, mais, comme pas une heure du jour ne ressemble à l'heure précédente, pas un de ces tableaux, représentant le même aspect de la terre ou du ciel, ne sera semblable aux tableaux précédents. Du temps de La Bruyère, la viande noire était hors de mode : aujourd'hui la mode, qui s'attache à tout, n'oserait plus s'attacher à la viande ; autrefois le fleuriste cultivait la tulipe; le camélia l'emporte aujourd'hui sur la tulipe; avant-hier, les dalhias avaient tous les honneurs de la culture ; il n'y a pas huit jours, c'étaient les roses. En ce temps-là, le bouquiniste avait sa maison pleine de livres du haut en bas : aujourd'hui le bouquiniste choisit ses livres ; mais c'est toujours, dans le fond de l'âme, le même fleuriste, le même bouquiniste; comme aussi c'est toujours le vieil amateur de vieilleries, dont les filles, à peine vêtues, à peines nourries, se refusent un tour de lit et du linge blanc. C'est toujours celui-ci qui aime les oiseaux ; sa maison en est égayée, non pas empestée ; cet autre qui aime les insectes, le premier homme du monde pour les papillons; ce troisième est duelliste; son voisin est grand joueur; l'un' est fou et ridicule, il rêve la veille par où et comment il pourra se faire remarquer le jour suivant. Onuphre est un hypocrite, Zélie est riche, et elle rit aux éclats : Syrus, l'esclave, a pris le nom d'un roi, il s'appelle Cyrus. Nous aussi nous avons nos magistrats coquets et galants, nos avocats déclamateurs, nos calomniateurs à gages, nos ragoûts, nos liqueurs, nos entremets ; nous avons Ilermippe qui a porté si loin la science de l'ameublement et du confort, qui a trouvé le secret de monter et de descendre autrement que par l'escalier; nous avons nos médecins à spécifiques; ils
font de l'homoeopathie aujourd'hui, autrefois ils vendaient des drogues ; nous avons nos devins et nos devineresses : seulement nous croyons un peu moins à la magie que La Bruyère n'y croyait lui-même ; nous avons aussi nos révolutions de grammaires et de dictionnaires, les mots de la langue qui ont la destinée de la feuille des arbres, qu'un automne emporte, qu'un printemps ramène. Ce que nous n'avons plus, c'est la chaire chrétienne, ce sont les grandes assemblées qui se faisaient autour de l'orateur évangélique : mais, en revanche, nous avons la tribune politique, autour de laquelle sont soulevées tant de passions. Aujourd'hui comme autrefois, les hommes sont les dupes de l'action et de la parole et de tout l'appareil de l'auditoire. Il faut dire aussi que nous n'avons plus ^esprits forts. Un homme qui se poserait aujourd'hui comme un esprit fort, qui crierait par-dessus les toits : Il n'y a pas de Dieu '. cet homme-là serait tout au plus ridicule : autrefois, il était un sujet d'épouvante ; on faisait contre ce malheureux de très-gros livres. En revanche, s'il n'y a pas d'esprits forts, il y a les disciples de Robespierre, de Marat ou de Danton, d'honnêtes jeunes sans-culottes qui ne voudraient pas tuer une mouche, et qui désirent tout haut que le genre humain n'ait qu'une tête pour la couper d'un seul coup ; d'où il suit qu'il est très-nécessaire d'être indulgents pour les anciens, en songeant combien nous aussi nous aurons besoin d'indulgence. Il ne faut pas prendre trop en pitié les moeurs et les usages de nos pères ; car nous aussi nous serons quelque jour des ancêtres. En fait de moeurs, nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé ; nous sommes trop proches des moeurs présentes pour les juger à une distance équitable. Acceptons donc toutes les méthodes dont nos devanciers se sont servis pour écrire les caractères de leur époque, soit qu'ils aient appelé à leur aide la comédie ou le drame, le roman ou le chapitre ; qu'ils aient procédé par des définitions, par des divisions, des tables et de la méthode, ou bien qu'ils aient réduit les moeurs aux passions, ou encore qu'ils se soient occupés à discerner les bonnes moeurs d'avec les mauvaises, à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de faible ou de ridicule, d'avec ce qu'il peuvent avoir de bon, de saint et de louable : soit enfin que, laissant là toute analyse, ils aient adopté le pittoresque : toujours est-il que nous devons être reconnaissants pour ceux qui ont entrepris cette tâche difficile. Il n'y a même pas jusqu'à la satire, jusqu'à la personnalité, jusqu'à l'offense qui n'ait son utilité et sa valeur, car tout compte et tout
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sert dans cette étude de l'homme; seulement il I faut plaindre les misérables qui dans cette ana- \ lyse de la vie humaine, au lieu d'employer le j scalpel, se servent du poignard. I
De nos jours, cette science de la comédie, trop j négligée au théâtre, s'est portée partout où elle I a pu se porter, dans les histoires, dans les ro- I mans, dans les chansons, dans les tableaux sur- ; tout. Le peintre et le dessinateur sont devenus, j à toute force, de véritables moralistes, qui sur- j prenaient sur le fait toute cette nation si vivante, j et qui la forçaient de poser devant eux. Pendant ; longtemps, le peintre allait ainsi de son côté, ! pendant que ' l'écrivain marchait aussi de son ! côté ; ils n'avaient pas encore songé l'un l'autre j à se réunir, afin de mettre en commun leur ob- j servation, leur ironie, leur sang-froid et leur ma- I lice. A la fin cependant, et quand chacun d'eux j eut obéi à sa vocation d'observateur, ils consen- j tirent d'un commun accord à cette grande tâche, \ l'étude des moeurs contemporaines. De cette as- j sociation charmante il devait résulter le livre que i voici : une comédie en cent actes divers, mais ! tout habillée, toute parée, toute meublée, et telle, en un mot, que, pour être complète, la comédie se doit montrer aux hommes assemblés. Songez donc que, dans cette étude des moeurs publiques et privées, il y a des époques entières de l'histoire de France qui ne sont guère représentées que par des images plus ou moins fidèles ; Boucher et Watteau, par exemple, ne sontils pas autant les historiens des moeurs du siècle passé que Diderot ou Crébillon fils? Que sera-ce donc quand ces deux façons de peindre seront réunies dans un seul et même livre ? et quel livre charmant et surtout fidèle c'eût été là. un roman de Crébillon fils, illustré par Watteau!
Je vais plus loin : quel que soit le talent de l'écrivain, et certes je ne prétends pas le rabaisser ici ; quelles que soient l'exactitude et la vérité de la page historique, un temps arrive où de ces tableaux dont les originaux sont si faciles à reconnaître pour les contemporains, quelques traits s'effacent toujours. Le-; habits changent de forme et de couleur; les armes disparaissent pour faire place à d'autres armes: la laine est remplacée par le velours, le velours par la dentelle, le fer par l'or, la misère par le luxe, l'art grec, par l'art de la renaissance, Louis XIV par Louis XV, Athènes par Rome. En un mot, que ce soit un siècle, que ce soit un vice qui fasse la différence entre une époque et une autre époque, le moyen, je vous prie, qu'un pauvre historien,
livré à lui-même, saisisse au passage toutes ces nuances? Autant vaudrait lui imposer la tâche de retenir toutes les chansons diverses que chantent les oiseaux dans les bois. Certes, quand vous lisez les admirables chapitres du vieux Théophraste, mort à cent cinquante ans et se plaignant du peu de durée de la vie des hommes, cela vous étonne de voir dans ces pages si vives et cependant si pleines d'esprit et de sel, grouiller tout le peuple athénien. Les simples chapitres de Théophraste vous font mieux connaître ce peuple d'Athènes que toutes les histoires de Xénophon et de Thucydide; mais cependant quelle joie serait la vôtre si vous les pouviez voir maintenant, ces bons bourgeois, vêtus, meublés, nourris, posés comme ils l'étaient du temps de Théophraste, et tels qu'il les a vus lui-même! Votre joie serait-elle donc gâtée si vous les pouviez voir passer dans la rue ces braves gens qui ont posé sans le vouloir devant le philosophe grec : le flatteur, Yimpertinent, le ruztique, le complaisant, le coquin, le grand parleur, Y effronté, le nouvelliste, Yavare, Vimpudent, le fâcheux, le slupide, le brutal, le vilain homme, Yhomme incommode, le vaniteux, le poltron, les grands de la république! Que celui-là eût été bien avisé, qui eût accompagné de quelques dessins fidèles ces personnages si divers 1 Que d'intérêt il eût ajouté au récit de Théophraste, et combien nous reconnaîtrions plus facilement ces originaux, si vivement dépeints 1
Mais, Dieu nous protège ! ce que nos devanciers n'ont pas fait pour nous, nous le ferons pour nos petits-neveux : nous nous montrerons à eux non pas seulement peints en buste, mais des pieds à la tête et aussi ridicules que nous pourrons nous faire. Dans cette lanterne magique, où nous nous passons en revue les uns et les autres, rien ne sera oublié, pas mêmes d'allumer la lanterne; en un mot, rien ne manquera à cette oeuvre complète, qui a pour objet l'étude des moeurs contemporaines, et dont La Bruyère luimême, notre maître à tous et à bien d'autres, nous a en quelque, sorte dicté le programme quand il dit quelque part 1 : « Nos pères nous « ont transmis, avec la connaissance de leurs « personnes, celles de leurs habits, de leurs coif« fures, de leurs armes offensives et défensives et « des autres ornements qu'ils ont aimés pendant « leur vie. Nous ne saurions reconnaître cette « série de bienfaits qu'en traitant de même nos « descendants. »
1. Ce la Mode, chap. XU1.
JULES JANIN.
D 'ssin de Pauqiiot.
L'HOMME DU PEUPLE
PAR LÉON GOZLAN
ILLUSTRATIONS DECHARLET, GAVARNI. PAUQUET, ETC.
UL . n'éprouvera de: l'embarras à dire ce qu'est un banquier, un tailleur,, un cordonnier, un . architecte; à indiquer la nuance qui distingué le bijoutier de l'orfèvre, l'avocat de l'avoué ; des signes is existent, des différences
plus ou moins profondes sont tracées : si la fonction de celui-ci est de nous habiller, la fonction de celui-là est de nous chausser ; si celui-ci se sert du compas, celui-là emploie la lime ; l'un
reçoit dans une étude, l'autre s'annonce par une enseigne. Mais qu'est-ce que l'homme du peuple? quel est son état? où. est-il, que fait-il, où ira-t-on pour l'étudier? Sera-ce dans les salons? Non, sans doute. Sera-ce dans la rue? Mais la rue, c'est la mer, tout le monde y passe. Sera-ce au théâtre ? Mais à quel théâtre encore ? A l'O - péra ou aux Funambules ? A quelle de ces deux grandes scènes enfin, l'une où trône la royauté du grand monde, l'autre où court s'épancher la lie des faubourgs? Est-ce à l'église ? Je ne l'ai aperçu ni à Saint-Roch ni à Notre-Dame? Dirons-nous alors que tout ce qui n'a ni état, ni résidence marquée, ni centre
collectif, ni habitudes précises, appartient à la flottante catégorie de l'homme du peuple? A beaucoup d'égards la définition serait flé• trissante ; elle tendrait à présenter l'existence de l'homme du peuple comme un incommensurable vagabondage exercé autour de la société. ■ Quoique toutes les limites de l'Océan ne nous soient pas encore connues, néanmoins nous l'appelons fièrement une mer, et non un débordement. . , :
Demanderons-nous à la Noblesse ce qu'est l'homme du peuple ? La Noblesse nous répondra sans hésitation : « L'homme du peuple est le vaincu de l'invasion, l'esclave des races qui ont triomphé par la conquête du sol; quand il rampait, il subissait la conséquence de sa chute ; quand il a été relevé de son humiliation, c'est par une concession graduelle de notre générosité; lorsqu'il a voulu monter à notre niveau, il à commis un acte de rébellion; il a remplacé le droit, contre lequel rien ne prévaut, parla violence. Devant la consécration des faits accomplis par l'ordre de laProvidence, quand l'homme du peuple obéit, il fait bien, il est juste; sitôt qu'il veut commander, il rompt l'anneau, il brise un pacte, il fait mal; et dès ce moment de perturbation l'homme du peuple, poussé hors de son centre de gravitation, n'est plus que l'homme d'une
1
L'HOMME DU PEUPLE
forme sociale qui prend à son origine le nom de révolution, !ët plus tard; si celte forme cherche à se raffermir, le nom d'usurpation. » Telle est la réponse de la Noblesse.
Que la môme question soit posée à une plus large fraction de la société, l'aveu sera celui-ci : « L'homme (lu peuple a été contre toute justice opprimé pendant des siècles ; ses vices résultaient de ses malheurs ; sa soumission, de son ignorance ; il était faible parce qu'il était accablé sous le poids des souffrances; il n'a pas compté dans notre histoire parce qu'on l'éloignait du champ de bataille, où se serait manifestée sa bravoure ; parce qu'on lui interdisait le droit de se gouverner, droit qui lui aurait permis de montrer et d'appliquer les ressources de son intelligence. Il n'a rien fait parce qu'il n'était pas. Son émancipation absolue sera l'oeuvre du temps, qui, employant ou acceptant le mal comme un faux produit, et finissant toujours par mettre toutes choses en équilibre, la goutte d'eau à côté de la goutte d'eau pour produire les fleuves, la bulle d'air à côté de la bulle d'air pour arrondir le ciel, le grain de sable auprès du grain de sable pour former la terre, fait monter depuis des siècles, par marées indécises, l'homme au niveau de l'homme, afin que Dieu, en face de l'humanité sociale, dise un jour' comme il dit à la première heure du monde, en présence de l'humanité créée : Ceci est bien! » Nous venons d'exprimer l'opinion de ceux qui attendent la complète libération de l'homme du peuple de la lente mais sûre élaboration du temps.
Laissons maintenant se prononcer l'opinion de la généralité, et, il faut le dire aussi, de la partie la plus intéressée à voir triompher cette opinion : « Toutes les distinctions de classes et de rangs sont des mensonges en théorie, des crimes dans l'application. L'homme du peuple est tout ; il n'y a que le peuple. Le nombre, la force, l'intelligence et par conséquent le droit sont avec lui et en lui ; qui gouverne sans lui est contre lui. Plus tôt il sera rentré dans sa souveraineté, plus tôt il se sera fait justice. Pour l'homme du peuple, les délais imposés à l'imprescriptible réalisation de ses droits sont moins un moyen rationnel de les acquérir, qu'un obstacle qui en retarde le triomphe. Là
où il n'y a pas eu d'engagement, il n'y a pas eu de terme fixé, de délai consenti. Liberté par tous les moyens et dans tous les temps. »
Il résulte de ces différentes appréciations que, s'il n'est pas facile d'arrêter à main levée les traits de l'homme du peuple, il est plus difficile encore de ne pas le regarder comme le représentant d'un vaste assemblage d'individus qui a coexisté avec les diverses phases de la société française:
Au fond de quelle erreur ne tomberait-on pas si l'on confondait l'homme du peuple dans la commune acception du mot avec le peuple même. L'homme du peuple appartient incontestablement au peuple ; mais celui-ci est loin de ne se composer que d'hommes du peuple. Sauf quelques exceptions à demi noyées, les peintres, les écrivains, les musiciens, les manufacturiers, les marchands ; montez encore plus haut à l'échelle sociale, les juges, les avocats, les députés, les ministres mêmes, sont pris parmi le peuple ; mais il serait d'une singulière inexactitude d'avancer que l'homme du peuple est écrivain, peintre, musicien, manufacturier, avoué, député, ministre. La conscience de.ce que sont les choses et les mots qui les frappent d'une valeur monétaire se récrierait à cette définition étrange; car autant vaudrait dire qu'il n'y a pas d'hommes du peuple si chacun est du peuple. Quelle distinction resterait-il à faire? dans l'intérêt de quelle exception stipulerait-on s'il n'y avait pas d'exception?
Pourra-t-on même dire qu'on rencontre l'homme du peuple dans les ateliers à l'exclusion de tout autre lieu? Mais dans l'atelier règne déjà un chef, et ce chef ne sera pas assurément pris pour le type de l'homme du peuple ; il y a un vice-roi ou contre-maître qui n'est séparé du maître que de l'épaisseur de quelques mille francs ; il y a encore le premier ouvrier sur le point de passer contre-maître demain.
Autre confusion à prévoir dans le raisonnement : le chef d'atelier est souvent un homme d'origine basse enrichi par le hasard d'une •spéculation heureuse, et le dernier de ses ouvriers appartient à une famille distinguée. Le 'caractère d'homme du peuple s'abolirait-il du jour au lendemain dans le maître parce qu'il aurait gagué quelques écus à la Bourse ; la
L'HOMME DU PEUPLE
qualification d'homme du peuple serait-elle ! i due à l'autre, seulement enrôlé ouvrier depuis ; six mois, l'an passé encore servi par deux j domestiques ? L'homme du peuple n'est donc ; pas essentiellement l'homme de l'atelier, pas j plus qu'il n'est que l'homme des champs ou \ que le marin. ;
De distinction en distinction rigoureuse, i d'exclusion en exclusion logique, il nous sera i bientôt démontré ce qu'est l'homme du peuple, \ puisque nous aurons dit tout ce qu'il n'est ; pas. j
Nous tenons à le laisser encore quelques ; instants dans l'indécision où il nous est ap- ; paru, afin de rendre plus saillante la débilité ; d'esprit de ceux qui en parlent avec effroi et ; à voix basse autour du voile sous lequel il se ; cache.
L'homme enrichi, l'homme arrivé, le mar- : chand en voie de fortune, le bourgeois, re- \ doutent l'homme du peuple comme on redoute ; une menace vague longtemps annoncée : on va ; voir que les uns et les autres ressemblent à ; ces personnes qui, dans un sommeil inquiet, \ arrondissent un de leurs bras sur leur tète. ; Peu à peu le sang abandonne les rameaux su- • périeurs, descend vers la poitrine, et bientôt, ; inerte et froide, la main s'abat sur le visage. Le I dormeur s'éveille effrayé ; il saisit avec son I autre main cette main qu'il croit celle d'un \ assassin, et il crie au meurtre, il appelle au ; secours. Cette main est la sienne ; l'assassin, j c'est lui.
Pourquoi cacher que depuis des siècles la ; classe bourgeoise s'est toujours tenue en garde j contre les atteintes de l'homme du peuple, ; surtout aux époques de crise politique? Dès \ que la rue s'emplit des bruits d'une commo- j tion civile, le marchand croit que l'homme du ! peuple va venir enlever ses caisses de rubans I ou ses sacs de café ; il se verrouille, s'arme ; et fait sentinelle derrière la porte ; le boulan- ; ger craint pour son pain, le marchand de vin se fortifie dans sa cave. Aucun pillage n'a lieu ; mais cette même crainte fera prendre les mêmes précautions quelques jours après. Cependant, vous, marchand de vin ; vous, marchand de café ; vous, marchand de bas ; vous, marchand de tissus, n'ètes-vous pas sortis du peuple ? n'en ètes-vous pas ou par
votre père, ou par votre aïeul, ou par votre grand-aïeul, qui n'a été anobli ni pa? Clovis, ni par Hugues Capet, ni par Louk XIV, et qui ne s'est trouvé, soyez-en sûrs, ni à Taillebourg, ni à Marignan? Vous vous exagérez en vérité votre importance, le nombre et la cruauté de vos ennemis. L'homme du peuple est un parent inconnu qui préférerait attendre vos biens, s'il y avait quelques prétentions, de votre belle mort, que de vous les prendre comme un voleur. Il s'établira d'ailleurs un jour sans violence à côté de vous, porte à porte, de même que vous, sans violence sur les habitants, par votre conduite, par voire numéro d'ordre et quelques petites émeutes aussi sous Charles VI, au temps des Bourguignons et des Armagnacs, sous la reine Anne d'Autriche et le cardinal Mazarin, sous Louis XVI, avez de père en fils obtenu, en les demandant un peu haut dans les rues de la bonne ville de^Paris, des franchises, des privilèges et enfin des droits. Si vous saviez combien vous avez été téméraires autrefois ! je vous étonnerais si je vous le disais. Non ! vous n'avez aucune idée du courage que vous montriez dans les chausses et dans les souliers de vos ancêtres. Entre nous, vous avez été d'une hardiesse qui vous fera frémir si, comme je n'en doute pas, vous appartenez à cette heure au corps si pacificateur de la garde nationale. Mettait-on un impôt trop fort sur le sel, vous sortiez, bannière de la corporation en tète, pour aller hurler des injures sous les croisées du ministre, le menaçant d'incendier Paris si l'impôt n'était pas retiré. François Ior, captif à Madrid, exigeait-il de vous, petit peuple, une part de sa rançon, vous réclamiez en échange au parlement le privilège d'ouvrir deux foires de plus par an à Saint-Denis. Il n'est pas une des facilités dont vous jouissez maintenant, avantages effacés par une longue possession, que vos aïeux n'aient demandée par les cris de l'émeute, n'aient saisie avec les griffes de la rébellion. Pour avoir le droit de peindre sur leur enseigne Vimage de saint Louis, la Mie Image, l'image de NotreDame, le Renard vert, le Chien rouge, le Chat qui pelotte, la Truie qui file, V Y grec, vos ancêtres se sont soulevés aux quatre coins de Paris ; ces enseignes sont leur blason ; il y a
L'Homme du peuple, l«r type. Dessin de Gavarni.
de leur sang ! Altesses, saluez ! Le privilège de déployer un auvent leur a coûté plus de vingt ans d'émeutes ; émeutes pour tenir la porte de leur boulique ouverte jusqu'à huit heures du soir ; émeutes pour que les monnaies des ducs de Bretagne, des ducs de Bourgogne et de tant d'autres ducs n'eussent pas cours forcé à Paris ; émeutes pour que le roi lui-même n'altérât pas les valeurs monétaires ; émeutes pour obtenir chacun des nombreux instruments de votre commerce : la balance, le fléau, l'aune, le boisseau, la sonde, les poids ; ah ! vous avez été bien révolutionnaires alors dans la peau de l'homme du peuple, ou vous êtes bien timorés aujourd'hui sous l'habit d'électeur, de conseiller municipal et d'éligible. Soyez fiers de votre nouvelle condition, vous l'avez assez durement gagnée de race en race pour en tirer de l'orgueil; mais n'oubliez pas, dans l'ivresse de votre affranchissement, que vous êtes les mulâtres d'une caste dont l'homme du peuple est le nègre.
Un travail curieux, patient, difficile, mais non impossible à faire, serait celui qui consisterait à tracer, à l'aide de documents les moins suspects de paradoxe, la ligne inflexible parcourue par le peuple depuis l'établissement de la féodalité en France jusqu'à nos jours. Rien dans ce tableau généalogique ne devrait être le produit de l'induction ou de la poésie. Le fait s'emboîterait dans le fait étroitement, mathématiquement; et par là on se démontrerait avec l'autorité d'une opération algébrique que ce que nous nommons le peuple se compose de couches successives de générations de plus en plus dégagées de l'esclavage originel, à la suite de causes diverses : ce sont ces causes qu'il faudrait énumérer sans en omettre une seule. On aurait ainsi une histoire et une démonstration , ou plutôt on aurait la démonstration par l'histoire même.
• Comme il n'est plus permis, dès que l'inteUigence a été éclairée par les faits, de repousser une conviction, fût-elle pénible, on accepterait avec une franche abnégation tout ce qui doit être dit sur le peuple. De tels travaux demandent l'oeil pénétrant et les ailes nerveuses de l'aigle ; et nous n'avons pas même l'espace qu'il possède en commun avec la mésange.
Autrefois, et ce mot signifie dans notre esprit bien des siècles écoulés avant le onzième siècle, le peuple n'affectait pas de forme appréciable sur la surface mal limitée du sol qui le portait sans le contenir. A nettement parler, il n'y avait pas de peuple, mais des masses de populations. Ces flaques d'hommes non encaissées tendaient cependant à s'écouler vers deux points qui devaient devenir
L'HOMME DU PEUPLE
deux sommets, deux centres de réunion. L'un ;
de ces deux sommets était la flèche du château, j
l'autre la pointe du clocher. Le château renier- i
maitleseigneur, l'église abritaitl'évèque. Quand \
ces deux pouvoirs se manifestèrent à l'occasion i
d'un événement dont l'influence fut universelle, I
les serfs furent ralliés sous une bannière à la i
fois militaire et religieuse, et ils marchèrent à j
la conquête de la Terre-Sainte, à la voix de la i
prédication qui faisait un instant tous les j
hommes frères, et à la lueur -des combats qui ;
les rendaient tous égaux par la mort. Tel sei- j
gneur qui alla à Jérusalem n'en revint plus ; I
tel serf qui se battit sous Antioche rentra dans j
sa paroisse avec la gloire du retour, l'or de la ;
conquête, la pensée vague que des chrétiens :
pourraient bien s'affranchir chez eux quand il !
n'était pas impossible de délivrer un tombeau I
si loin ! La croisade fut un oeuf qu'un coup de j
lance brisa : il contenait un germe qui était le ■
commerce, premier âge de toute liberté, premier j
nom qu'elle prend. j
Depuis cette époque et de règne en règne, :
cette chose inconsistante qui. ne s'appelait pas ;
encore le peuple tendit de plus en plus à su- !
nir et à se solidifier, sans avoir la conscience de ;
son travail de cohésion. L'humanité, comme la j
terre, a ses lois magnétiques et ses deux pôles. I
Philippe Auguste, Louis VIII, saint Louis, j
Charles VII, Louis XI, lui donnèrent ensuite, j
du onzième au quinzième siècle, la mesure de ;
sa puissance, comme nombre, dans les ques- i
lions de force. Les uns employèrent le peuple i
comme un instrument de conquête, les autres |
comme un instrument de vengeance. Avec j
l'aide du peuple, les seigneurs firent la guerre j
en Terre-Sainte ; avec l'aide du peuple, le roi I
Charles VII chassa les Anglais ; avec le bras ;
du peuple, Louis XI châtia et vainquit les i
grands vassaux. Il était bâton ou fléau, jamais ;
épée. j
Le droit de posséder un champ, un trou- ;
peau, une maison, le droit de propriété enfin, j
amena également l'affranchissement progressif \
du peuple. ;
A peine sont-ce là les deux ou trois som- ;
mets gigantesques sur tant d'autres qui do- ;
minent cette vaste question historique. L'ex- j
eursion entière est impossible ici. Il faut nous ;
borner à laisser une remarque, à chercher ;
une énergique abréviation qui résume tout, de même qu'en mathématiques un signe représente l'infini. Cette remarque est que le peuple, soit par l'imprudence de ses maîtres, soit par un instinct mystérieux qui est en lui, tantôt par des concessions, tantôt par des révoltes, tantôt par des croisades, tantôt par des jacqueries, s'est rapproché, chaque demisiècle au moins, d'un but visible, qui est là liberté, et d'un but caché et providentiel, qui est peut-être le bonheur. . .
On aurait une fausse, idée de la participation du peuple aux guerres soutenues par la royauté à l'extérieur et à l'intérieur du pays, si on s'exagérait ce concours. L'armée, capitaines et soldats, se composait exclusivement d'hommes de race. La cavalerie, c'était l'armée ; et pour monter un cheval de guerre, il fallait être noble. Ce n'est qu'à la bataille de Pavie que l'infanterie joua un rôle effectif, et c'est de cette bataille seulement qu'il faut marquer l'introduction réelle des masses dans la carrière des armes. Tous les grands faits militaires qui ont eu lieu à la gloire ou au désavantage de la France jusqu'au seizième siècle émanent de la noblesse ; ce que le pays a gagné, ce qu'il a perdu, est son ouvrage. Nous proclamons hautement, la main sur l'histoire, que sans la noblesse, principale intéressée, il est vrai, dans ce fait glorieux, la France serait anglaise, depuis Charles VI, de même que sans le peuple, deux siècles et demi plus tard, elle eût été russe ou allemande. Il n'y a que la reconnaissance du peuple envers la noblesse qui puisse égaler la reconnaissance de la noblesse envers le peuple. Quel pays celui qui est aussi beau à l'envers qu'à l'endroit !
Sous Louis XII, le peuple 'se fit une large place par l'agriculture ; sous Henri IV, il l'agrandit encore ; sous Louis XIII, il commença les grandes expéditions d'outre-mer ; sous Louis XIV, il commanda à toute la navigation et à tout le commerce du pays. Alors la noblesse française était encore opulente ; mais la fraction active .du peuple était mieux qu'opulente, elle était riche. Cette fraction précieuse s'appela la bourgeoisie, dans le langage de la société, et le tiers état dans le langage de la loi. D'où il ressort victorieusement que la
L'HOMME DU PEUPLE
bourgeoisie est le miel et la cire du peuple : chaque demi-siècle la ruche se vide, et le travail intérieur recommence. Il se fait bien du bruit dans la ruche ; on y bourdonne et l'on s'y pique. Mais l'heure arrive : le soleil d'une révolution reparait, et la récolle s'opère. La ruche est renversée, des rayons de bourgeoisie en coulent.
Quoi qu'il advienne désormais, il faut compter avec le tiers état ; Louis XIV lui a ouvert accès partout : dans les rangs de ses armées, sous les voûtes dorées de son conseil. Il est général, ministre, confesseur, médecin, amiral, poëte ; Louis XV pourra s'en étonner, mais Louis XVI subira sans trop se plaindre l'inévitable réalité.
En 1789, un prêtre (ce ne pouvait être qu'un prêtre : toutes les grandes hérésies, depuis Arius jusqu'à M. de LaMennais, ont emprunté l'organe d'un prêtre) ; en 1789, l'abbé Sieyès publia une brochure intitulée : Qu'est-ce que le tiers état ? Sa réponse fut : Le tiers état est tout. A sa seconde question : Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Il se répondit : Rien. Que demande-t-il ? troisième questiou. Troisième réponse : A être quelque chose.
Mauvais écrivain, mais excellent logicien, l'abbé Sieyès ne s'était pas demandé ce qu'avait été jusqu'à lui le tiers état dans l'ordre social : on lui aurait répondu : il a été beaucoup, puisqu'il est considéré comme le tiers de la société, vous l'énoncez vous-même ; mais qu'est-il dans l'ordre politique ? était le terme de la question. En ce sens, l'abbé Sieyès avait raison, le tiers état n'était rien ou à peu près rien en politique. Cependant li formait la majorité de l'armée, la totalité des industriels, la totalité des contribuables, puisqu'en 1789 on ne comptait que deux cent mille privilégiés tant nobles qu'ecclésiastiques, sur vingt-six millions d'habi tants.
La même année 1789, la révolution eut lieu : le tiers état fut tout, ce qui est plus que quelque chose. Trois ans après, la noblesse et le clergé étaient exilés; le roi Louis XVI portait sa tète sur l'éehafaud. Politiquement et socialement, l'homme du peuple avait triomphé. En 93, il parcourut en trois pas, comme les coursiers delà Fable, toute l'étendue du monde
moral. Il renversa tout sur son passage, pour tout reconstruire en revenant. Le royaume devint une patrie, la loi fut l'égalité, l'homme baptisé dans le sang se nomma citoyen. Il fallut d'autres moeurs, l'homme du peuple en créa ; il fallut d'autres institutions, l'homme du peuple en établit ; il fallut faire la guerre au monde entier, l'homme du peuple la fit ; il fallut être rebelle, hardi, pamphlétaire, tribun, orateur, soldat, législateur, bourreau, magnanime, impitoyable, chevaleresque, sobre, cynique, impie, invincible, l'homme du peuple fut tout cela, et il est difficile de dire s'il pouvait être autre chose. Et tout alla bien. Il écrivit avec une logique de démon, et il signa Sieyès ; il parla à merveille aux états généraux, et il s'appela Mirabeau ; il fit des lois qui creusèrent dans la nation comme l'eau-forte dans le cuivre, et il prit pour nom Merlin, Carnot, Danton ; il assassina des deux mains, avec un sang-froid superbe, sous les traits de Marat, de Robespierre et de Couthon.
L'homme du peuple, qui égorgea les Suisses le 10 août, qui assassina dans les prisons du 2 au 6 septembre, fut vainqueur à Valmy vingt jours après; et vainqueur partout, à l'intérieur comme aux frontières, aux frontières comme chez l'étranger. Il fut pouvoir législatif et exécutif, la pensée et le bras, le manifeste et le canon. C'est l'homme du peuple qui sauva le pays compromis, mis en péril par lui. Dès qu'il eut conquis la liberté à la nation, il voulut la porter chez les autres nations, pour montrer combien elle était belle ; il trouva la gloire en chemin ; autre colonne mystérieuse ; qui commença à marcher devant lui pour l'éi clairer au milieu de sa nuit sombre. Napoléon
• apparut au sommet de cette colonne. L'Italie,
• l'Egypte, l'Allemagne, furent successivement la ; conquête du peuple, conduit par Napoléon, ; homme du peuple. Serf en 1600, sujet en 89,
; citoyen en 93, le peuple fut sacré empereur ; en 1804. r;
r; se révèle cette importante vérité déjà ; émise par nous : que chaque révolution prend i au peuple quelques lignes sur son épaisseur j pour en former une couche distincte que la | partie délaissée, mais qui aura son tour, ap•
ap• aristocratie.
: Créée par Napoléon, l'aristocratie militaire
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finit. avec lui ; une autre aristocratie allait naître.
Le long repos dont la France jouit pendant la Restauration imprima un essor prodigieux aux arts et à l'industrie. Et l'homme du peuple devint manufacturier, artiste, inventeur ; il eut la fortune, il eut le rang. Malgré quelques velléités nobiliaires ineffaçables dans l'esprit armorié des Bourbons, l'homme du
peuple, de commis devenu négociant, d'ouvrier passé chef d'usine, devint encore électeur et député. La révolution de Juillet a fait le député ministre ; elle a fait aussi et au même instant un autre peuple pour cette autre aristocratie, qui ne sera pas la dernière.
L'esprit de celui que nous avons nommé jusqu'ici l'homme du peuple, pour nous rallier à l'expression reçue, s'est plus particulièreL'homme
particulièreL'homme peuple, 2e type (villes), dessin de Charlet.
ment appliqué à la culture de l'industrie, dont il a obtenu de merveilleux résultats, qu'à l'exercice délicat des beaux-arts, comme on doit les entendre chez nous après les dix-septième et dix-huitième siècles, où ils s'enveloppèrent d'une forme si fine, si choisie et si travaillée. Depuis la Renaissance jusqu'à la Révolution, l'art ne produisant qu'au profit de quelques-uns, il fut élevé, rare, difficile, cher.
Les îois seuls et les princes possédaient des galeries de tableaux, parce que seuls ils avaient des châteaux, des hôtels, des palais. MichelAnge ne sculptait guère que pour les papes ; Raphaël a-t-il jamais peint pour le compte des banquiers de Venise ou de Ferrare? Comme le gouvernement, comme la société, comme les moeurs, l'art, expression concrète, fut aristocratique. Il a changé avec les moeurs et le
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gouvernement. Ainsi que l'autorité, il émane aujourd'hui du grand nombre pour atteindre un plus grand nombre. Ce n'est plus la main isolée d'un peintre qui maintenant suffirait aux travaux d'une province ; chaque ville en possède plusieurs, souvent un grand nombre. Il est vrai qu'une ville n'a pas seulement l'orgueil de vouloir montrer les peintures de sa cathédrale : le moindre habitant un peu notable tient à décorer sa maison ; chaque maison a ses tableaux. Le théâtre lutte de magnificence avec la paroisse, la mairie avec l'évèché ; le limonadier charge de moulures, de glaces et de peintures les murs de son établissement.
Un art bourgeois s'est donc créé pour la bourgeoisie, art charmant, louable en ce qu'il vaut de douceurs à la vie civile, et qui a ses
manifestations intelligentes dans les lettres ainsi que dans la peinture, en musique comme en architecture. Il ne se pare ni de la pourpre, ni de la fierté de l'art aristocratique ; mais ses allures sont originales, variées, souples, infinies. S'il s'écarte des lois de la hiérarchie classique, il rachète cette licence par de la soudaineté et de la verve.
Nous n'osons dire ici l'avenir qui lui est réservé. Nous nous bornons à le qualifier : c'est l'art de la bourgeoisie, et par conséquent l'art qui vient du peuple.
Ainsi l'homme du peuple d'aujourd'hui, — et rien ne prévaudra contre nos paroles, — n'est pas celui de tous les temps. D'ailleurs, on se méprend sur les voeux de l'homme du peuple, ou l'on veut se méprendre. En 89, il a conquis l'égalité : la redemander encore pour lui, c'est
Le peuple, dessin de Pauquet.
qualifier mal ses besoins. Un désir existe, le ;
terme est faux. L'homme du peuple est aussi ;
libre qu il veut l'être ; seulement, il s'estime j
plus malheureux que lorsqu'il était sujet et \
peut-être que lorsqu'il était serf. Or ceux qui j
demandent qu'il soit plus libre l'égarent, ceux \
qui redoutent ses récriminations le calomnient. ;
Un merveilleux poëme existe depuis des ;
siècles, et depuis des siècles aucune page n'en j
a vieilli, quoique des révolutions de peuples i
se soient allumées et se soient éteintes sur la j
tombe de l'auteur, sombre Italien qui fit sem- ;
blant de vivre de la vie des autres hommes, ;
pour ne pas trop les effrayer en venant à pas ;
lents au milieu d'eux. Cet homme avait le vi- j
sage vert, le nez qui s'abattait sur la bouche, i
la bouche ironique, les joues tristes, le regard j
incommensurable ; il s'appelait Dante, il avait j
vu l'enfer, il en écrivit l'histoire. Dans quel endroit pensez-vous qu'il alla pour étudier la terrible scène où se passe l'action de son livre ? Il resta dans sa patrie, il demeura dans sa ville, il ne sortit pas de chez lui. Dante se mit à la croisée, et de là, le front dans ses deux mains, il regarda passer son époque ; le cortège était beau : des papes adultères, des princes Vendeurs de peuples, de jeunes cardinaux empoisonnant l'hostie destinée à la communion; il vit passer à la lueur de ces reflets d'or la guerre civile, cette femme ivre et nue ; la peste, ce vautour au bec jaune ; le parricide, la famine, et il dit cela si bien et d'une voix si dolente et si précise, qu'après cinq cents ans écoulés, chaque fois que nous relisons le passage où Ugolin va manger ses fils, nous nous essuyons les lèvres. Je sais un enfer aussi noir, plus populeux,
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plus terrible que celui de Dante : que n'ai-je la main assez forte pour en peindre les profondeurs ! La tête me tournerait. Il est des sujets qui, pour les faibles, sont des tours bâties sur des abîmes. Voyons-le à vol d'oiseau, sans évoquer Virgile de sa tombe.
Il est à peine jour ; c'est l'hiver ; il vente de la neige dans le brouillard ; le sol est une mare glacée. Ces ombres malheureuses, ce sont dix mille créatures de Dieu, nos égales, vieillies par la misère, amaigries par la faim. Le front nu, les jambes nues, un balai à la main, elles poussent la boue de rues en rues jusqu'à l'égout, tandis que d'autres balayeurs, cachés dans la terre, conduisent celte boue à bon port jusqu'à la Seine. Parmi cette funèbre légion, il y a des hommes jeunes, des vieillards, comme Fénelon aimait à en voir se promener dans Salente, de pauvres filles qui ont été bien jolies quand elles étaient toutes petites. Triste spectacle 1 Les marchés de Paris s'alimentent ; les trésors des campagnes arrivent. Le froid n'est pas un obstacle à l'approvisionnement de la grande ville : que de légumes odorants ! que de racines savoureuses ! que de beaux fruits passent dans des hottes d'osier entre ces balayeurs, et les coudoient, comme pour les narguer! Ils s'écartent et ne volent pas.
Autre cercle de l'enfer. Sept heures sonnent ; à chaque angle débouchent des groupes rapides ; il en sort de partout, de ce côté-ci et de l'autre côté de la Seine : ce sont les abeilles de l'industrie, les deux cent mille ouvriers de Paris. La journée va commencer pour eux. II est sept heures, elle finira à huit heures du soir. Peu ont des bas, pas un n'a de manteau. Pour trente sous, pour moins, pour quinze sous, pour moins, pour dix sous, ils vont donner goutte à goutte treize heures de leur vie, qui, après tout, se compte par pulsations comme celle du plus riche des banquiers. Que Paris se déploie déjà avec séduction sur les deux côtés de leur chemin ! quel opulent lever ! Le drapier déroule sous leurs yeux l'étoffe douce au toucher, belle au regard, chaude à contempler ; le marchand de soieries étale ses brocarts, ses lainpas, ses satins, à quelques pouces de leurs frileuses guenilles; le bijoutier expose à sa montre l'épingle de rubis, le bouton de diamants, destiné à luire dans les
plis de la chemise de batiste, devant eux qui n'ont pas toujours de chemise ! Magnanimité de la pauvreté ! Ces soieries, ils les ont brodées ; ces draps, ils les ont teints ; ces boutons, ils les ont ciselés! Ces maisons, ces palais au pied desquels ils glissent avec la moitié d'un paiu sous le bras, ils les ont bâtis pierre à pierre. Ils passent et ne volent pas.
Autre cercle de fer. Il est huit heures. Une façon de soleil, faux et pâteux, paraît comme un doute, en jetant un regard oblique sur Paris. Des nuées de jeunes fuies, marchant près de vous sans vous heurter, traversant des lacs de boue sans en avoir une tache, se rendent à leurs ateliers de modiste ou de couturière, à la mansarde où l'on colorie des dessins, ou descendent dans la cave où l'on tresse des paniers de jonc, courent chez le cordonnier ou chez le tailleur, pour gagner avec leurs doigts bleuis de quoi nourrir celles-ci leur père, celles-là leur mère, les unes une famille entière, dans une ville où le pain ne baisse d'un liard que pour augmenter d'un sou, où le mauvais vin indigo paye au fisc autant de droits d'entrée que le Château-Laffile et le Château-Margaux. Si elles sont laides, malheur! elles ne se marieront pas ; si elles, sont belles, malheur! elles ne se marieront jamais. Elles vivent jusqu'à trente ans, beaucoup traînent une existence troublée par une.passion décevante dont les résultats ont aggravé leur misère, mères de famille sans famille ; car enfin, mesdames, elles ont le droit d'aimer comme vous ! Un grand nombre d'entre eUes se fond dans la prostitution, autre cercle de l'enfer où nous ne descendrons pas. Elles passent et ne volent pas.
Autre cercle de l'enfer : il est cinq heures du soir ; la Bourse se ferme, l'Opéra n'est pas encore ouvert, les restaurants s'emplissent. Heure rose ! heure fatale ! Pour les uns, c'est le moment de satisfaire tous les caprices d'un appétit aiguisé, excité à plaisir ; pour les autres, pour trente mille autres, c'est le moment de ne rien manger du tout. A ceux-ci l'huître d'Ostende, arrosée par le citron de Malle ; le potage à la tortue, le perdreau rôti, les barbues et les entremets au sucre ; à ceux-là rien, pis que rien, la vue de mille objets écrémés sur les meilleures productions du monde terrestre et
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du monde maritime : une glace épaisse de quelques lignes seulement les sépare de cet Éden délicieux ; et derrière eux la faim, insidieuse provocatrice. Au delà de cette fragile glace s'entassent des poissons fabuleux dont ils rêveront toute une nuit ; des viandes préparées par des cuisiniers-fées, des fruits venus de cinq cents lieues. Qu'ont-ils donc fait pour ne pas participer à la consommation de ces biens? quel tort commis les éloigne de ce banquet auquel ils ont droit ? Ce ne sont pas ici des ouvriers plus faciles à contenter, occupés ailleurs en ce moment ; ce sont des hommes placés à la limite des deux classes, n'ayant ni le courage ni l'activité de la classe pauvre, brûlant des passions de la classe riche. Ils ont l'intelligence, fatale intelligence ! ils ont l'orgueil, ils ont l'amour ; orgueil des.grandes choses, amour de toutes les félicités sociales ! et ils n'avancent pas ; ils sont condamnés à toujours désirer, à ne jamais se satisfaire ! Ils n'ont pas eu de jeunesse, leurs cheveux ont blanchi avant l'âge ; ils ont vécu avec rage, ils meurent avec désespoir ou avec résignation : la résignation, cet étui du désespoir qui en dessine si cruellement les formes. Ces gens-là expirent et ne volent pas.
Autre cercle de l'enfer : il est minuit, tout le monde est satisfait, excepté trente mille individus qui, n'ayant pas mangé, ne savent où aller reposer leur tète. On leur abandonne la rue, que les chiens eux-mêmes, ont abandonnée, car les chiens ont des protecteurs et des asiles. Cette population errante a réduit les statisticiens à considérer comme un mystère
son existence pendant la nuit. On prétend qu'ils dorment dans les décombres, dans les maisons qu'on bâtit, sous les ponts, le long des quais. Quelques-uns ont appris à dormir debout comme les chevaux. Paris est à ces gens-là de minuit à cinq heures du matin ; ils nous regardent être heureux et ne nous égorgent pas.
Eh bien , ces gens-là, nommez-les comme vous voudrez, gens du peuple ou prolétaires, respirent le même air que nous, ont des besoins, des désirs ; ils ont des droits comme nous, achetés par leur naissance, conquis par le service militaire, mérités par l'acquittement de l'impôt. Ils souffrent : nous les plaignons, c'est vrai, et rien ne change leur situation, c'est plus vrai encore. Les maudire est un péché ; les oublier, un crime ; les accuser de vol ou de rébellion est un mensonge. Ce sont les martyrs de la civilisation : qui n'a pas le coeur ou le moyen de les soulager doit avoir du moins la justice de les admirer en silence.
Ainsi l'homme du peuple d'autrefois n'existe plus, car il aspirait à l'égalité de droits, et il Ta obtenue ; il n'existe que des hommes qui possèdent et des hommes qui ne possèdent pas. Un langage nouveau a nommé ces derniers prolétaires ; ■•- soit I
Comment s'établira l'équilibre ? Je l'ignore.
Ce que je sais, c'est que l'expérience a démontré que la liberté seule, même absolue, même exclusive, n'était pas le bonheur.
A cette heure, l'homme du peuple ou le prolétaire ala liberté en plus et le bonheur en moins.
Il est une dernière question que je frémis de poser. LÉON GOZLAN.
Les Balayeurs. Dessin de Caarlet.
La Jeune Fille. Dessin de E. Bayard.
LA JEUNE FILLE
PAR E. DE LA BÉDOLLIÉRE
ILLUSTRATIONS DE SAINT-GERMAIN, PAUQUET, E. BAYARD, H. CATENACCI
'ÉLÉGIE a raison ; oui, la vie est amère, La tristesse est durable et la joie éphémère. Vainement on aspire à des destins meilleurs. Dans les plus purs ruisseaux un limon se dépose ; Le serpent vit dans l'herbe et le ver dans la rose, Et le chagrin dans tous les coeurs.
Oui, dans ce siècle étroit, tout sublime courage Etouffe et manque d'air, comme un lion en cage. Nos yeux sont fatigués du spectacle du mal :
Personne ne comprend l'homme à haute pensée ; est traité de fou par la foule insensée, Comme le Tasse à l'hôpital.
Plus d'amour éternel, plus de rêves mystiques ; Le souffle de la foi, dans les temples antiques, Ne vient plus soulever le pieux labarum, Et la fille du Christ, l'Egalité sacrée, A des pharisiens sans pudeur est livrée ; L'ange est au Pandémonium.
Mais pour nous consoler des misères humaines, Pour faire que, plié sous le fardeau des peines, L'homme ne doute point de la Divinité ; Comme en un ciel obscur deux étoiles dorées, Dieu nous donna deux soeurs en ce monde adorées : La jeunesse avec la beauté.
De nos afflictions vous êtes le remède,' 0. trésors fugitifs ! celle qui vous possède A de quoi réjouir notre oreille et nos yeux. Qui ne s'épanouit à voir la jeune fille, Et son visage d'ange, et son oeil qui pétille A l'ombre d'un réseau soyeux?
Que de charme en son air, en sa démarche ! Il semble Que Dieu, pour la former, ait voulu joindre ensemble Ce qu'ont de plus suave et la terre et les eaux, Riches teintes des fleurs, doux regard des gazelles, " Corsage gracieux comme les demoiselles Qui voltigent sur les roseaux.
Alençon (Orne).
Jeunes
NORMANDIE
Dcssias de
Pont-1'Evêque (Calvados).
Filles
NORMAND! E
Pauquet
Rouen (Seine-Inférieure).
Avant qu'elle ait parlé, de sa bouche de rose Est prête à s'échapper quelque charmante chose, Comme sort d'un beau vase un nectar précieux. Sa parole a du miel, et sa voix est plus douce Que le gazouillement du bouvreuil dans la mousse, De l'alouette dans les cieux.
Sur son pudique front se reflète son âme ; D'une charité sainte elle ressent la flamme, Elle sait de bienfaits peupler son souvenir ; Ses mains sont pour donner ouvertes à toute heure ; Les pauvres mendiants au seuil de sa demeure Ne passent point sans la bénir.
N'ètes-vous point touchés des soins qu'elle dispense A l'animal qui vit comme à l'homme qui pense, Soit qu'elle mène en laisse un agneau favori, Soit que le passereau la suive à tire-d'ailes, Ou que de son giron les blanches tourterelles Recherchent le moelleux abri ?
Elle est bonne et pieuse ; ardente à la prière, On la voit à l'église, à côté de sa mère, Tourner dévotement les feuillets d'un missel. Elle chante, elle prie, et la bonté divine Sans doute a distingué cette voix argentine Dans le concert universel.
Parfois s'agenouiUant au fond d'une chapelle, Les péchés innocents que sa candeur révèle Font monter un sourire au front du confesseur. Elle offre à Dieu l'encens d'une âme sans reproche, Et le recueillement l'élève et la rapproche Des anges dont elle est la soeur. •
Vienne un beau jour d'été, pur et riant comme elle, Que de mille splendeurs le soleil étinceUe, Qu'il fasse en vagues d'or ruisseler les moissons : Dans les champs d'alentour vous la voyez errante, Ravir à l'églantier sa parure odorante, Et picorer dans les buissons.
L'hiver, ce sont les bals, les fêtes, les soirées, De lustres, de festons les salles décorées, Et la danse, et l'orchestre aux accords enchanteurs. Là toute radieuse, et de fleurs couronnée, Reine par le plaisir, elle est environnée De son cortège de flatteurs.
Bolbec (Seine-Inférieure).
Dieppe (Seine-Inférieure).
Cauchoise (Seine-Inférieure).
Màconnaises et Bressannes.
Jeunes
BOURGOGNE
Dessins de
De Chalon-sur-Saône à Dijon.
Filles
BOURGOGN E
Pauq'uet
Màconnaises et Bressannes.
Oh 1 que d'illusions nombreuses et pressées Dansent à son chevet, les mains entrelacées ! Rien de son horizon n'assombrit la couleur. Il est de pourpre et d'or, et le sort infidèle Dans sa coupe jamais ne versera pour elle Le suc amer de la douleur.
Lorsque pour lui voiler les peines préparées, L'espoir a déployé ses ailes azurées, Voit-elle les chagrins dans l'ombre s'attrouper ? Au détour du sentier que suit la voyageuse, Peut-elle voir la mort, implacable faucheuse, Embusquée et prête à frapper ?
.Non ; exempt de soucis s'écoule son jeune âge ; La vieillesse à ses yeux est un lointain rivage Dont sa barque toujours saura fuir les brisants. A son appel jamais le plaisir n'est rebelle ; Elle rit, eUe joue, elle chante, elle est belle, Elle est riche de ses quinze ans.
Mais d'où vient cette sombre et vague rêverie ? D'où vient que de son front la beauté s'est flétrie, Que ses yeux demi-clos s'ouvrent languissamment ? Un pressentiment vague a visité ses veilles, Et dans la solitude un sylphe à ses oreilles A murmuré le nom d'amant.
Même au bal, l'autre soir, un jeune homme au front pâle Auprès d'elle est venu s'asseoir par intervalle ; 11 la magnétisait de son regard brûlant ; La crainte contraignait ses lèvres à se taire ; L'amour habite un temple entouré de mystère Que l'on n'aborde qu'en tremblant.
Tu le connais à peine, et déjà, jeune fille, Tu vois à tes côtés grandir une famille, Aux sources du bonheur tu penses t'enivrer. Vos premières amours ne seront point troublées ; Vous êtes deux moitiés par le ciel assemblées Qu'on brise sans les séparer !
Et ton coeur bat plus vite, et tu songes sans cesse A ce'jeune homme, objet d'une ardente tendresse; C'est l'aube de tes jours, l'étoile de tes soirs ; Et, quand autour de toi vient peser la nuit sombre, Ainsi qu'un feu follet, tu vois luire dans l'ombre L'étincelle de ses yeux noirs.
Màconnaises et Bressannes.
Charollais.
Verdunois.
Qjimper (Finistère).
Jeunes
BRETAGNE
Dessins de
Pluguffau (Finistère).
Filles
BRETAGNE
Saint-Germain
Plouevez (Finistère).
Qu'il est trompeur, l'espoir dont son âme se flatte ! Avec.son habit noir et sa blanche cravate, Un homme, procureur ou notaire, apparaît ; Et, de fleurs d'oranger parant ta chevelure, Tu vas te consumer, victime douce et pure, Sur les autels de l'intérêt.
Malheur à toi, malheur, âme dépossédée, Qui d'un bel avenir avais conçu l'idée, Qui marchais le front haut, fière de ton printemps ! C'est ainsi que tout char dans sa course dévie ; Parmi nous, qui ne peut appliquer à la vie L'histoire des bâtons flottants ?
Tu vas, à chaque instant de ton pèlerinage, Contre quelque douleur te heurter au passage; Pleure sur le tombeau de tes plaisirs défunts !... L'âge te vient saisir dans l'ivresse et la joie, Comme la nuit surprend une abeille qui ploie Sous sa récolte de parfums.
Qu'est-ce donc que l'amour ? Un songe de poêle, Un esclave déchu qu'on vend et qu'on achète, Un orphelin banni du foyer paternel, Un beau feu que le monde éteiut avec colère, Un rêve que l'on peut commencer sur la terre, Qui n'est réalisé qu'au ciel.
Qu'est-ce que la jeunesse ? Un brillant météore, Un jour dont le déclin est proche de l'aurore, Dont le souffle du temps vient dissiper l'azur, Un éclair qui s'éteint au milieu de la pluie, Et présage au mortel embarqué sur la vie Les tempêtes de l'âge mûr.
E. DE LA BÉDOLLIÈRE.
Nantes (Loire-Inférieure).
Bannalec (Finistère).
Rosporden (Finistère).
LA NOURRICE SUR PLACE
PAR AMÉDÈE AGHARD
ILLUSTRATIONS DE GAVARNI, EERTALL, GAGNIET, CATENACCI
I j'avais l'honneur d'être père de famille , je n'oserais pas écrire cet article, tant je craindrais d'exposer ma race au ressentiment des nourrices
nourrices ; il y a trop de petits vices, trop de péchés mondains, trop de qualités négatives à dévoiler. La seule chose qui pourrait peut-être accroître mon courage, c'est cette pensée consolante qu'en général les nourrices ne savent pas lire.
Quoi qu'en puisse dire Jean-Jacques Rousseau, pendant longtemps encore, sinon jusqu'à la fin du monde, toutes les dames de France, et celles de Paris en particulier, continueront à ne pas allaiter leurs enfants. Ce sont pour la plupart d'excellentes mères de famille, irréprochables à l'endroit des moeurs, élevées dans le respect de l'opinion et la crainte du bavardage, et qui savent à une unité près le nombre de sourires et;de valses qu'elles peuvent oser sans risquer de se compromettre. Si donc eUes
n'allaitent pas les héritiers que la Providenee leur octroie, c'est que toute leur bonne volonté échoue devant ces deux grands obstacles indépendants l'un de l'autre : le mari et le bal.
Pour "ces pauvres femmes, le monde est un despote impertinent auquel il faut obéir sous peine de voir l'ennui se glisser au sein du ménage : le bal ne souffre point de rival ; et, si les jeunes mères donnaient leur lait à leurs enfants comme elles leur ont donné la vie, que deviendraient les fêtes, les parures, les danses, les concerts ? La chambre à coucher serait un cloître habité par la solitude, et nous savons beaucoup de hauts dignitaires de l'État, beaucoup de satrapes de la banque, qui ne voudraient pas d'une vertu dont le premier acte serait d'enlever au monde les charmantes reines qui aident à leurs projets par les grâces de leur esprit et le charme de leur sourire.
Quant aux maris, aujourd'hui que toute chose se calcule et s'exprime par des chiffres, ils savent combien il y a de dépenses économiques et d'économies coûteuses; ilsn'ignorent pas que toutes les femmes sont plus ou moins poitrinaires ou sérieusement affligées par des symptômes de gastrite, quels que soient d'ail3
d'ail3
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leurs l'éclat de leurs yeux et la fraîcheur de leur teint. Donc l'allaitement ne pourrait que développer la malignité du mal que leurs lèvres roses respirent dans l'atmosphère chaude et parfumée des bals ; et, quand viendrait le sevrage, un pèlerinage en Suisse ou en Italie, une promenade aux eaux des PjTénées, seraient indispensables pour raffermir la sanlé précieuse ébranlée par les devoirs de la maternité.
Or, toutes choses égales d'ailleurs, il est plus économique de payer une nourrice que de courir en chaise de poste avec une adorable malade qui prend texte de ses souffrances pour se faire pardonner ses plus chères fantaisies.
Tous les maris savent cela. Lors donc qu'en vertu de la parole divine, qui au commencement du monde a dit aux hommes : « Croissez et multipliez », une femme riche des hautes classes de la société approche du terme de sa grossesse, le médecin de la maison se met en quête d'une nourrice jeune et vigoureuse.
Bientôt, par les soins de ce personnage imposant sous uu frac de jeune homme, la nourrice est amenée de la campagne. Soit qu'elle arrive de la Normandie avec le haut bonnet traditionnel, soit qu'elle vienne du Bourbonnais avec le chapeau de paille recourbé et garni de velours, c'est toujours une forte et puissante fille qui trahit la richesse de son organisation par la vigueur de ses contours. Son fichu de cotonnade grossière à carreaux a peine à contenir les rondeurs sphériques de deux seins qui promettent une nourriture aussi abondante que saine à l'enfant qui dort au berceau,
La nourrice est installée. Sa chambre communique par un cabinet à celle de sa maîtresse et tout le luxe du confort lui est prodigué.
Pauvre femme des champs, habituée aux rudes labeurs de son ménage, aux travaux incessants de la ferme, transportée soudain au milieu des splendeurs que donne la fortune, éblouie de l'éclat qui l'entoure, elle ose à peine se servir des belles choses qui sont à son usage, ni loucher aux meubles qui garnissent sa chambre ; silencieuse et craintive, elle obéit sans répondre, remue sans bruit, baisse les yeux, et prodigue à son nourrisson les gouttes emmiellées d'un lait suave et pur.
Son caractère a des contours arrondis comme
ceux de ses formes ; toujours douce, avenante, timide et bonne, elle sourit et remercie, quoi qu'on fasse. Eile a l'humeur calme et patiente ainsi que l'onde d'un petit ruisseau qui glisse sur un lit de sable et de mousse, et rien ne saurait obscurcir la placide lumière de ses yeux ou plisser l'épidémie brun de son front poli comme du marbre.
La jeune mère s'applaudit du hasard qui lui a fait rencontrer la perle des nourrices, et s'étonne qu'un aussi angélique caractère se puisse trouver sous la robe d'une femme.
C'est l'aurore splendide et vermeille d'un jour souillé d'orage. Un mois s'est à peine écoulé que déjà de petites bourrasques de mauvaise humeur ont rendu boudeuse la bouche entr'ouverte qui n'avail jamais fait divorce avec le rire ; les sourcils se sont froncés ; des paroles rapides, grommelées à voix basse, accompagnent des gestes brusques qui coûtent la vie à quelque porcelaine, lasse ou soucoupe; et l'enfant s'endort, s'il peut, sans le secours de la complainle.
La fille d'Eve se révèle sous l'enveloppe de la nourrice, et la maîtresse du logis reconnaît enfin que l'ange n'était qu'une femme, et quelle femme encore ! un vrai diable plein de malice et d'astuce, de rouerie et d'entêtement.
Cependant la transformation ne s'opère pas avec la magique rapidité d'un coup de baguelte : la femme ne se dévoile que lentement; ses progrès négatifs suivent une marche oblique, mais, soyez-en bien sûr, il ne s'écoulera pas un long temps avant que le masque soit tout a fait arraché.
Les premiers symptômes de la métempsycose se développent d'ordinaire dans les basses régions de l'office ; c'est autour de la table commune où cuisinières et laquais, grooms et femmes de chambre dévorent en se reposant de leur oisiveté, que la nourrice laisse apparaître les inégalités d'un caractère revêche que la timidité, autant que la diplomatie naturelle aux gens de la campagne, avait couvert d'un voile menteur.
Une aile de poulet est souvent la pomme de discorde : le majordome la réclame, et la nourrice l'exige. Le droit des préséances de l'antichambre est mis en discussion : l'un s'appuie sur les galons de son habit brodé et sur l'im-
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portance de ses fonctions ; l'autre fait parade ;
de la sacro-sainteté de son emploi intime, qui j
suspend entre ses bras l'héritier présomptif de i
l'hôtel. L'office se divise en deux camps ; mais ;
l'envie, que tout domestique inférieu nourrit i
en secret contre les serviteurs qui ont leurs j
entrées dans les petits appartements, donne la ;
majorité à l'intendant. L'aile de poulet tombe j
dans l'assiette masculine, et la nourrice quitte j
l'office en roulant dans sa main le taffetas ;
gommé de son tablier, et dans son coeur des \
projets de vengeance. j
Elle boude un jour, deux jours, trois jours !
même, s'il le faut. La gravité la plus sombre ;
siège sur son visage ; son allure affecte- la j
"colère dédaigneuse d'une grande dame insultée j
par des manants. Un désordre inaccoutumé ■
préside à sa toilette, de lamentables soupirs j
soulèvent sa poitrine, et bientôt la pauvre ;
mère, inquiète, cherche à pénétrer le mystère j
effroyable qu'on ne lui cache si bien que pour \
lui donner plus d'importance. Enfin, après j
mille détours, mille circonlocutions entrecou- :
pées d'exclamations plaintives, le fait de l'aile i
de poulet est révélé dans toute son horreur, ;
avec enjolivements de petits mensonges, de j
médisances anodines, de doucereuses calom- I
nies qui noircissent le malheureux inten- ;
dant, et prêtent à la nourrice la blancheur i
d'une colombe innocente et persécutée. Pauvre j
victime d'un infernal ;omplot, elle s'étiole I
ainsi qu'une fleur privée de nourriture ; on j
lui refuse le nécessaire à elle qui prodigue son !
sang le plus pur au petit bonhomme qu'elle j
aime tant. Au besoin, l'embonpoint progressif \
de sa taille, la rotondité lustrée de son cou, ;
orné d'un double menton, pourraient donner j
un éclatant démenti à sa mélancolique élégie ; ;
mais la mère ne voit que son fils en tout cela. !
On lui a si souvent répété que les enfants ne j
se portent bien qu'à la condition d'être allaités i
par des femmes dont rien n'altère la bonne I
humeur, qu'elle tremble déjà de voir le sien I
pâtir bientôt, victime des infortunes culinaires j
de sa nourrice. ;
Le majordome est appelé sur l'heure, vertement réprimandé et sérieusement averti que l'estomac d'une nourrice a des droits imprescriptibles auxquels il fait bon d'obéir. j
A dater de ce jour, une haine sourde et pro- i
fonde surgit entre elle et la gent de l'office ; mais, orgueilleuse de sa position et fière de son premier triomphe, elle se joue des efforts de la coalition, qu'elle domine à l'antichambre comme au salon.
Les femmes, comme les enfants, n'ont jamais conscience de leur force qu'après l'avoir essayée; mais, sitôt qu'elles la connaissent, elles en usent et en abusent sans pitié ni merci. Le premier essai tenté par la nourrice lui ayant révélé toute l'étendue de sa puissance, elle se hâte de la mettre de nouveau à l'épreuve.
Transplantée de la campagne où, du malin au soir, elle vaquail à de pénibles travaux, dans une ville où les soins de l'allaitement vont devenir sa seule occupation, il était à craindre que la florissante santé de la nourrice, habituée à- l'activité, à l'air, au soleil, ne s'altérât dans le repos, le silence et l'ombre d'un hôtel de la Chaussée-d'Antin. Le changement eût été trop rapide et trop complet. Afin de ménager à son sang et à ses humeurs une circulation toujours facile, et d'après les conseils du docteur, on attribue à la nourrice certains petits travaux d'intérieur qui ne demandent que du mouvement sans fatigue : l'arrangement et le nettoyage de. sa chambre, les apprêts de son lit et du berceau, en représentent presque la totalité.
D'abord humble et résignée, elle remplit sa tâche avec une ponctualité mathématique et une ardeur sans pareille. Mais une si louable activité se dissipe bientôt au souffle des mauvaises passions. La nourrice, après sa victoire sur l'office, trouve qu'il est malséant à ses maîtres de la laisser se fatiguer à balayer, .frotter et nettoyer ainsi que peut le faire une simple femme de chambre. D'aussi viles occupations sont désormais incompatibles avec son caractère. N'est-elle pas payée pour être nourrice et non pour être servante ?
Alors commence une nouvelle lutte, qui se termine encore par le triomphe de la-nourrice. Elle murmure tout bas, se plaint, gémit, accuse de sourdes douleurs vagues, qui toutes proviennent d'une grande lassitude ; si la maîtresse feint de ne pas comprendre, les douleurs deviennent intolérables, l'appétit cesse, la fatigue succède à la lassitude, l'accablement à la fatigue. Le médecin consulté ne
La Nourrice à Paris, dessin de Bertall.
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découvre aucune fièvre ; mais la mère, effrayée pour l'enfant; prescrit immédiatement le repos le plus absolu, et le retour de la joie et de la santé coïncide avec la promulgation de l'ordonnance.
La nourrice a vaincu ; une servante subalterne est chargée d'office de l'administration de son appartement ; comme sa maîtresse, elle gouverne et gronde quand tout n'est pas en ordre une heure après son grand lever.
Cependant l'enfant a grandi. Il s'agite dans ses langes ainsi qu'une carpe sur l'herbe; plus fort, il a besoin d'air et de mouvement : le docteur conseille la promenade, et la nourrice avec l'enfant, l'une portant l'autre, sont dirigés vers les Tuileries, cette patrie de l'enfance et de la vieillesse. C'est fort bien. Mais voilà
qu'au bout d'un temps fort court la face arrondie de la commère se rembrunit progressivement. De nouvelles manifestations agressives éclatent dans son geste et dans sa parole ; des réponses aigre-douces se croisent sur ses lèvres, et les symptômes de sa mauvaise humeur apparaissent surtout au retour de la promenade. Enfin, après de minutieuses investigations, la maîtresse parvient à découvrir que la distante qui sépare la rue du Mont-Blanc des Tuileries est énorme pour une pauvre femme qui, quelques mois auparavant, franchissait sans se plaindre trois ou qualre lieues en pleines terres; quelques tours d'allée dans le jardin, entremêlés de stations prolongées sur les chaises, à l'ombre des marronniers, achèven d'épuiser ses forces. Ses jambes
fléchissent, et dans ce labeur quotidien elle sent que le dévouement seul peut encore la soutenir. L'insomnie vient pendant la nuit; l'enfant crie et pleure ; au réveil, la nourrice a les yeux battus : la mère s'épouvante. Faut-il s'étonner alors si, le lendemain, l'équipage de madame stationne à la grille des Tuileries, attendant qu'il plaise à la nourrice de reprendre le chemin de l'hôtel?
Mais l'orgueil est insatiable comme la paresse : c'est peu de revenir, il faut encore aller en calèche découverte, au trot de deux chevaux coquettement harnachés ; or ce que nourrice veut, Dieu le veut, car avant tout les nourrices sont femmes, et bientôt elle parvient à ne plus fouler de ses pieds dédaigneux les pavés de la rue de la Paix.
Jusqu'à ce jour les articles du budget n'avaient pas été discutés ; chaque mois la nourrice" touchait son traitement et en appliquait la totalité à satisfaire ses fantaisies sans contrôle. Mais une mauvaise administration absorbe et
gaspille bientôt un budget ordinaire ; il arrive souvent que la nourrice cherche vainement un écu dans le désert de ses poches et de ses tiroirs ; alors la nécessité lui révèle le mécanisme des chapitres additionnels, des ressources extraordinaires, des crédits supplémentaires, tous les arcanes du sytème financier à l'usage des gouvernements représentatifs. Elle se pose devant ses maîtres, femme et mari, comme un ministère devant les deux chambres, en solliciteur. Le capital du traitement demeure intact; mais le traité est une lettre morte que l'esprit vivifie, et l'esprit en pareille circonstance, c'est l'adresse à exploiter les sentiments maternels. A ce jeu-là la nourrice est d'une habileté à en remontrer aux plus fins diplomates ; il n'est pas de ruses qu'elle n'emploie, pas de fils qu'elle ne fasse mouvoir, pas d'intrigues qu'elle n'ourdisse!
Elle est tour à tour et tout à la fois souple et roide, joyeuse et maussade, triste et gaie, rieuse et chagrine, naïve et madrée, imperti-
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nente et timide. Mais toujours et sans cesse elle fait jouer son nourrisson, comme le bélier qui brise les obstacles ; pour elle, il est le nerf de la guerre invisible et infatigable qu'elle a déclarée à la bourse des père et mère. L'enfant est entre ses mains l'enclume et le marteau qui lui servent à battre monnaie.
Les contributions indirectes qu'elle ne cesse d'obtenir, sans avoir l'air de les demander, arrivent sous toutes les formes : en offrandes métalliques aux anniversaires et aux jours de fêtes ; en cadeaux de toutes sortes à des époques iudéterminées; robes, foulards, bonnets, fichus, tabliers, tout est de bonne prise pour son insatiable vanité. A l'apparition de la première dent, il n'est pas rare de lui voir octroyer par la mère la chaîne et la croix d'or, objet d'une longue et patiente convoitise.
Elle se partage avec la femme de chambre, camera-mayor au petit pied, la défroque de sa maîtresse : àl'unececi, à l'autre cela; l'adjudication se fait à l'amiable; car, dans la hiérarchie de la domesticité, la femme de chambre est la esule personne avec qui la nourrice vive en paix, encore est-ce à l'état de paix armée. Ce sont deux puissances qui se respectent en se jalousant.
En ceci comme en beaucoup d'autres choses de ce monde, la forme emporte le fond; les intérêts triplent le capital, et il arrive à la fin du mois que les revenus perçus d'une façon indirecte dépassent de beaucoup le chiffre du traitement fixe.
La chrysalide a fait peau neuve. Quelques mois de séjour à Paris ont fait tomber la rude enveloppe qui cachait le papillon frais et dodu. La fille des campagnes a jeté, une à une et petit à petit, les pièces de son trousseau champêtre : la Berrichonne abdique le chapeau de paille tressée ; la Cauchoise le haut bonnet de tulle ; toutes mordent à l'hameçon de la coquetterie, et une toilette fringante succède au déshabillé modeste de la fermière.
La dentelle s'entortille autour d'un bonnet coquet ; les cordons de soie d'un soulier de prunelle se croisent sur un bas de coton blanc bien tiré ; la robe est façonnée avec sabots ou manches plates, suivant la mode; un mouchoir de Baréges s'enroule autour du cou protégé par une collerette : on dirait une griselte en boune
fortune. Tous ces changements se sont opérés graduellement, à la sourdine; l'oeil jaloux des cuisinières peut seul en suivre les modifications successives, depuis la jupe de percale blanche jusqu'au gant de peau de Suède.
Fraîche, pimpante, accorte, la nourrice, dans tout l'éclat de ses atours, se prélasse aux Tuileries en compagnie de ses collègues, tandis que les enfants s'amusent comme ils le peuvent, en suçant leur pouce ou leur hochet. Leurs vigilantes gardiennes ont bien d'autres choses à faire qu'à veiller sur leurs jeux, et parce qu'on est nourrice faut-il abdiquer tout droit à la coquetterie, cette nourriture des âmes féminines ?
Aux Tuileries, la nourrice tient sa cour plénière ; elle a pour boudoir les quinconces de marronniers, les longues allées pour galeries. Elle trône sur un banc ou sur deux chaises et reçoit les hommages de ses vassaux, sur la terrasse des Feuillants en été, à la petite Provence en hiver. Le cercle de ses adorateurs s'étend ou diminue, soumis aux variations numériques de la garnison de Paris ; un statisticien pourrait faire le compte des régiments qui casernent dans la capitale, d'après le chiffre des guerriers qui flânent ou stationnent autour d'elles. L'artillerie passe l'aigrette au vent et broyant le gravier sous ses bottes ferrées; la cavalerie tourne et retourne, faisant reluire au soleil ses grands sabres d'acier et ses longs éperons ; l'infanterie est au port d'arme, le shako sur l'oreille et le petit doigt sur la couture du pantalon, comme un jour d'inspection; on y peut découvrir même le casque jaune du sapeurpompier, dont l'inflammable sensibilité est devenue proverbiale.
C'est une joute de galanterie où l'on se bat à armes courtoises, à l'aide du pain d'épice, du sucre d'orge, de l'échaudé, modestes offrandes d'un coeur épris, et dont chaque prétendant en uniforme se dispute le privilège.
Ici une question se présente tout naturellement à l'esprit, question grave dont la solution morale n'est pas sans souffrir quelques exceptions. La nourrice, pendant. son séjour à Paris, y-demeure-t-elle vertueuse comme on l'est au village, à ce que disent les romances?
Hâtons-nous de le dire : malgré certaines apparences équivoques, la nourrice conserve presque toujours sa vertu aussi blanche.que
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son tablier ; cependant, en notre qualité d'his- i toi'ien impartial et véridique, nous devons ajou- i ter que, si cette vertu demeure intacte, elle le ; doit en grande partie au système de surveil- : lance active que la maîtresse de la maison | exerce envers la nourrice. La chair est faible et ; l'esprit est prompt, comme on sait, et il pour- i rait se faire que si par hasard... Mais à quoi j bon analyser l'intention en dehors du fait? j De ses pérégrinations diurnes sous de frais j ombrages, il résulte pour la nourrice un cer- : tain nombre de. connaissances vêtues d'habits j ou de redingotes, de fracs militaires surtout, j dont quelques-unes viennent lui rendre visite i jusqu'au logis. Il n'est pas rare même de les ; voir déjeuner, avec d'énormes tranches de ; gigot et de bonnes bouteilles de vin, aux frais de l'office. Auxqueslionsqu'onlui pourrait faire à ce sujet, la nourrice a toujours une réponse prête; réponse invariable, imprescriptible, cosmopolite, que chaque nourrice répète avec aplomb à Paris commeà Brest ou à Marseille. Toutes ces connaissances sont des pays; aubesoin même elles sont des pays-cousins. On aurait vraiment mauvaise grâce à refuser quelques diners_aux parents de celle qui nourrit le jeune héritier, car il n'est pas toul à fait impossible que la réponse soit vraie, par hasard.
La nourrice fait donc en liberté ies honneurs de céans ; mais on a seulement grand soin de ne pas les lui laisser faire en tète à tète.
Cependant dix-huit ou vingt mois se sont écoulés ; une révolution va s'accomplir dans l'éducation matérielle de l'enfant ; une nourriture plus vigoureuse et plus forte est offerte à son estomac. La nourrice comprend que sou règne touche au crépuscule ; au lait succède la panade. C'est alors que, pour prolonger autant que possible la douce existence qu'elle goûte au sein de l'abondance et du far mente, elle a recours aux ruses les plus adroites. Tout ce que son esprit excité par la crainte lui suggère pour reculer le terme fatal, elle l'emploie. Un quart d'heure avant la présentation de la soupe abominable qui lui donne le cauchemar, la nourrice abreuve l'enfant de plus de lait qu'il n'en désire, et l'enfant, qui telterait volontiers jusqu'au de Vins illustriius, repousse avec horreur le mets qu'on lui présente, sans prendre garde aux cajoleries dont on l'entoure.
Ce manège dure un certain temps; mais enfin l'heure critique a sonné. Malgré ses roueries, la nourrice ne peut éviter l'épreuve du sevrage, et son règne finit le jour où l'épreuve commence.
Elle se sépare enfin de son nourrisson avec des larmes et des gémissements. Madeleine repentante ne pleurait pas davantage ; mais ce n'est peut-être pas la tendresse seulement qui la rend si plaintive et si larmoyante, un autre sentiment se mêle à sa douleur : elle pleure ses revenus directs et ses ressources indirectes, sa molle oisiveté, et la chère succulente qu'elle a si longtemps savourée. Dans la bruyante expression de ses regrets, l'estomac a autant de part que le coeur.
Quant à l'attachement maternel qui accsmpagne et suit l'allaitement, à ce que prétendent certains philanthropes, l'expérience démontre, hélas ! qu'il ne subsiste pas longtemps, et ne résiste jamais à l'absence. Sa durée, le plus souvent, égale la cause qui l'a fait naître, et, quand la cause n'est plus, l'attachement s'évanouit. Cependant on compte quelques exceptions à cette fatale règle.
Lorsque la nourrice a quitté sa première place, la comparaison de ce qui est avec ce qui a été lui fait vivement désirer de regagner le bien perdu; parfois elle s'évertue avec tant d'ardeur, qu'elle parvient à trouver un second enfant à nourrir immédiatement après l'autre ; mais ce cas est rare : les familles prudentes ne veulent pas d'un lait déjà vieux. Le plus souvent elle retourne AU paj^s natal, au sein de sa famille, près de son mari. Mais elle s'est déshabituée du travail; les souvenirs du luxe de l'hôtel parisien la poursuivent dans la ferme, où l'aisance habite à peine. Alors elle persuade à son mari, bon gros laboureur, simple et naïf, que la paternité est une source inépuisable de richesses, et que chaque enfant que le ciel lui envoie est une rente annuelle dont il lui fait cadeau, sans qu'il y mette beaucoup du sien. La fortune viendra sans grande fatigue pour lui le jour où il aura doté le monde d'une demidouzaine de chérubins.
Le fermier ne sait rien opposer à de si beaux raisonnements marqués au coin de la logique, et, Dieu aidant, il se trouve si bien convaincu que, neuf mois après son retour au village, la
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nourrice accouche d'un nouvel enfant, ou, pour se servir de son langage, dune nouvelle rente. Alors elle retourne à Paris et postule une place que sa forte et belle santé campagnarde ne tarde pas à lui faire obtenir. La fermière redevient nourrice ; elle recommence encore la série de ses travaux, de ses bouderies, de ses promenades, de ses diplomatiques concussions;
pendant vingt nouveaux mois elle exploite une nouvelle maison, et, plus habile encore cette fois, elle fait rendre à l'enfant tout ce qu'il est possible d'espérer, en pressurant les bons sentiments qu'il inspire à sa mère.
Elle économise et fait passer au pays de petites sommes successives qui, un jour agglomérées, acquitteront la valeur d'un pré ou d'un
La Nourrice Normande, dessin de Gavarni.
moulin; elle accapare peu à peu un vaste trousseau dont elle paye chaque pièce avec un merci peu coûteux ; et elle bâtit l'aisance de son avenir en détournant les miettes du présent, A trente ans, elle clôt sa carrière. La nourrice a quatre ou cinq enfants au moins, souvent plus ; la ferme appartient à son mari ; quelques petits champs s'arrondissent alen~ tour : elle a payé le tout avec des gouttes de lait.
L'allaitement, je dirais presque le nourriçat, n'était mon respect pour l'Académie, est aujourd'hui une profession périodique et lucrative qui est en grand honneur au village ; elle fait partie des industries en usage aux champs, et beaucoup de mères villageoises la font entrer pour une grosse somme dans l'inventaire de la dot qu'elles concèdent à leurs filles en les mariant à quelque meunier. AMÉDÉE ACHABD.
LA COUR D'ASSISES
PAR TIMON
DESSINS DE GAVARNI, GAGNIET, H. CATENACCl
IL me plaît aujourd'hui de bourdonner aux oreilles de la magistrature : j'ai assez piqué les orateurs et les rois.
Comment ! nous aurons fait passer par
les armes les qui et les que et les autres constructions baroques des discours de la couronne! comment! nous épiloguerons les sublimes oraisons des députés! commenl! nous appréhenderons au discours le président électif du premier corps de l'État! comment! les prédicateurs pourront, du haut de la chaire évangélique, tonner contre les grands de la terre et souffler sur la poussière dorée de leurs vices, et la magistrature seule trônerait, dans un sanctuaire inaccessible au fouet du pamphlétaire!
Non, cela n'est pas juste, cela n'est pas bon pour la magistrature elle-même.
Si un autre Corneille faisait représenter Agésilas, on lui crierait : Boive senescentem!
Si l'harmonieux Rossini venait à déchirer noire tympan par de faux accords, on lui repartirait par un accompagnement de clefs forées.
i. Timon est le pseudonyme de M. de Cormenin, le célèbre auteur du Livre des Orateurs.
Si la sylphide de l'Opéra, si la divine Taglioni, au lieu de voltiger dans l'air, ne descendait sur le plancher du théâtre que pour y boiter et y faire des faux pas, on aurait l'impertinence de lui jeter des pommes cuites.
Si les marquis et lès'vicomles de l'inimitable Poquelin s'avisaient de cracher dans un puils pour y faire des ronds, le parterre rirait d'un fou rire des vicomtes et des marquis.
On persiffle les rois, on siffle le génie, la gloire, l'éloquence, les compositeurs, les vicomtes et les danseuses, et je ne vois pas pourquoi l'on ne sifflerait pas les magistrats sifflables.
Ne parlons pas des mercuriales de rentrée, ces boursouflures de rhétorique qu'il faudrait supprimer pour l'honneur du goût.
Je l'ai dit et n'en démords : hors des barrières de la grand'ville, on ne sait point tenir une plume. Il y a des orateurs en province, il n'y a pas d'écrivains. Il n'y en a pas un seul aujourd'hui, un seul sur trente-deux millions d'hommes. S'il y en a, où est ce météore? où est-il? Qu'il apparaisse sur l'horizon et qu'on le voie !
Art de l'écrivain, art sublime, il le faut notre soleil intellectuel, notre soleil de Paris, pour éclore et pour fleurir!
Il n'importe au surplus, j'en conviens, que la magistrature soit peu lettrée, pourvu qu'elle
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LA COUR D'ASSISES
soil respectable par sa science, ses vertus, son intégrité et son désintéressement, et la magistrature française est la plus respectable de toutes les magistratures de l'Europe.
Mais y a-t-il de lumière sans ombre et de règle sans exception? A la règle une louange, à l'exception une mercuriale, pour qu'elle ne devienne pas la règle.
Il est deux sortes de magistratures : l'amovible et l'inamovible; celle qui est assise et celle qui est debout, celle qui pérore cl celle qui juge, celle qui requiert el celle qui condamne.
Quel beau rôle que celui du ministère public dans le drame des assises ! Organe de la société, que n'est-il toujours impassible comme elle! La société ne se venge pas, elle se défend; elle ne poursuit pas le coupable, elle le cherche, et, après l'avoir trouvé, elle le désigne aux exécuteurs de la loi. Elle présume innocent le prévenu, et elle plaint le criminel en le condamnant. Elle n'aime d'autre éloquence que l'éloquence de la vérité; elle ne veut d'autre force que la force de la justice. Quand un homme est pris, traîné par deux soldats, attaché sur un banc, vis-à-vis de douze citoyens qui vont le juger, d'un tribunal qui l'interroge, d'un accusateur qui l'incrimine, et d'un public curieux qui le regarde, cet homme, eûtil porté la pourpre et le sceptre, n'est plus maintenant qu'un objet digne de pitié. Sa fortune, sa liberté, sa vie, son honneur plus cher que sa vie, sont entre vos mains. Gens du parquet, ne vous sentez-vous pas émus?
Ils ne comprennent pas leur mission, ils ne la savent pas, ceux qui de magistrats se font hommes, hommes de parti, hommes de théâtre.
Alors ils ne requièrent plus, ils plaident, ils se contournent, ils se tordent en cent façons.
Tantôt le feu de la colère leur sort par les yeux et l'écume par la bouche.
Tantôt ils se drapent dans les plis de leur tartan noir pour accuser avec élégance, comme les gladiateurs romains se drapaient pour tomber sous le fer et mourir avec grâce.
Tantôt ils imitent gauchement la pose, la voix, les gestes des tyrans de mélodrame, et ils s'imaginent qu'ils font de l'effet, tandis qu'ils ne font que du tapage.
Debout sur leur parquet, la face haute et
enluminée, ils dominent le jury assis à leurs pieds et ils l'enveloppent de leurs, contorsions et des éclats de leur voix. J'ai vu des jurés fermer l'oeil et se boucher les oreilles à l'approche de ces tempêtes de rhéteurs. Pitié, pitié pour messieurs les jurés, si ce n'est pour l'accusé!
Les jurés ne sont pas venus en cour d'assises pour assister aux péripéties d'un drame fictif. Quand ils vont au théâtre, oh! c'est différent, c'est pour j prendre le plaisir des émotions scéniques. Ils veulent qu'on leur fasse bien peur, ou qu'on les attendrisse ; ils n'apportent leur mouchoir que pour le remporter trempé de larmes. Ils savent que les criminels et les traîtres tyrans de mélodrame qui débitent leurs réquisitoires en prose tourmentée sont, au demeurant, de fort bonnes gens, el que les innocents, qu'on tue dans la coulisse, se portent le mieux du monde et vont continuer avec leurs assassins, au café d'en bas, leur partie de domino interrompue par le spectacle. Et puis, quand l'acteur s'en tire mal, ils ont la ressource de le siffler, sans préj udice de l'auteur. _ Mais lorsque la réalité remplace la fiction, lorsque ces mêmes spectateurs, devenus jurés, siègent au Palais de Justice, lorsque leur verdict va tuer ou absoudre, ils se recueillent en eux-mêmes. Ils chassent de leur présence, avec une sorte d'effroi, l'imagination, celte folle du logis. Ils n'écoulent que la froide raison; ils n'examinent que le fait; ils scrutent les pensées de l'accusé; ils interrogent son visage; ils étudient avec anxiété ses réponses, ses contractions, ses exclamations, ses émotions et se-; joies, sa pâleur et ses frissons; ils sont là en face de Dieu, en face des hommes, en face de la sainte vérité qu'ils pressent des mains, qu'ils cherchent du regard, qu'ils appellent, qu'ils implorent. Ah ! ne les détournez point de cette méditation religieuse! Toute l'éloquence des rhéteurs ne vaut pas la conscience d'un homme de bien.
Non, ils ne comprennent pas leur métier, les gens du parquet qui se baltent les flancs et qui distendent les attaches de leurs deux mâchoires, pour échafauder un grand crime sur les épaules d'un petit délit.
Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui rhabillent de clinquant et de poésie les lieux communs de leur morale, et qui mena-
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cent la société-si sa vengeance ne s'appesantit pas sur une bagatelle.
Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui apostrophent les accusés, invectivent les avocats et rudoient les lémoins.
Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui, convaincus par les débals do l'innocence des accusés, n'abandonnent pas franchement l'accusation, mais qui la laissent subsister, sauf les circonstances atténuantes.
Ils ne comprennent pas leur métier, ceux qui passionnent la cause, qui, par des figures saisissantes, des appels d'énergumèue aux excitations politiques, des roulements d'yeux et des menaces de gestes, remuent et soulèvent le jury, le tribunal et l'auditoire, afin de se donner la malheureuse satisfaction qu'on dise d'eux : qu'il a été beau! qu'il a été éloquent!
Je ne suis pas garde des sceaux et n'ai certes guère envie de l'être ; mais, si je l'étais, je destituerais tel avocat général, pour avoir été, au rebours, éloquent, et j'imiterais ces généraux romains qui cassaient leurs officiers pour avoir tué hors ligne un ennemi, en combat singulier. Il faut que chaque chose paraisse à sa place, l'éloquence de même que le courage, de même que la vertu. .
Il y a, en matière ordinaire, tel avocat général qui fera absoudre un coupable pour avoir exagéré sa culpabilité.
Il y a, en matière politique, tel avocat général qui, par l'imprudence enthousiaste ou servile de son zèle, fait plus de mal à la cause du pouvoir que les emportements les plus violents de l'article incriminé.
En règle, et sauf de rares exceptions, on ne devrait pas être membre du parquet avant trente-six ans ; car, si les membres du parquet sont les organes de la société, on ne saurait s'exprimer au nom de la société avec trop de mesure, de dignité, de maturité, de science et de bon goût. Comme personne ne peut, parole courante, interrompre, critiquer et retenir en audience un avocat général, il faut qu'il sache se guider lui-même. S'il y a pénurie de magistrats, pour en avoir de bons, ne lésinez pas et doublez les appointements; ne lésinez pas et songez qu'il s'agit ici de plus que d'une question, qu'il s'agit de la liberté, de l'honneur, de la vie des citoyens !
La magistrature assise a, comme la magis-^ traturc debout, des devoirs à remplir.
Je ne connais pas de fonctions plus solennelles, plus augustes et plus saintes que celles d'un président d'assises. Il représente, dans l'ensemble de ses fonctions, la force, la religion et la justice. Il réunit la triple autorité du roi, du prêtre et du juge.
Quelle idée un magistrat placé dans un poste si éminent, le premier de la société peut-être, ne doit-il pas avoir de lui-même, c'est-à-dire de ses devoirs pour les remplir dignement?
Avec quelle sagacité ne doit-il pas renouer le fil des débats cent fois rompu dans les détours tortueux de la défense; faire surgir la vérité de la contradiction des lémoins; opposer les dépositions orales aux dépositions écrites ; expliquer les ambiguïtés ; grouper les analogies ; trancher les doutes; presser les questions; relever une circonstance, un fait, une lettre, un aveu, un cri, un mot, un geste, un regard, un accent pour en faire jaillir la lumière; interroger l'accusé avec une douce fermeté; ouvrir par des exhortations son âme à la confession et au repentir; rehausser ses esprits aballus; l'avertir quand il se fourvoie, le diriger quand il se remet en route; retenir dans les bornes de la décence la défense et l'accusation, sans gêner leur liberté !
Tels sont les devoirs du président. Heureux celui qui sait les comprendre et les pratiquer!
Mais où trop de magistrats s'égarent, c'est dans le résumé des débats.
Qu'est-ce donc que résumer un débat? C'est exposer le fait avec clarté, rappeler sommairement les témoignages à charge et à décharge, analyser ce qui a été dit à l'appui de l'accusation et à l'appui de la défense, et rien que ce qui a été dit, et poser, dans un ordre simple et logique, les questions à résoudre par le jury. Tout résumé doit être net, ferme, plein, impartial et court.
Mais il y a des présidents qui se carrent dans leur fauteuil, comme pour y prendre du bon temps ; il y en a qui dessinent à la plume les caricatures du prétoire ; il y en a qui passent négligemment les doigts dans les boucles de leur chevelure; il y en a qui promènent leur lorgnette sur les jolies femmes de l'audience; il y en a qui intimident l'accusé par la brièveté
La Cour d'assises, dusaiu de Gavarni.
LA COUR D'ASSISES
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impérieuse et dure de leurs interrogations, qui brusquent et déroutent les témoins, morigèneut les avocats et indisposent le jury. Les uns sont ridicules, les autres sont impertinents. . Il y en a qui font pis encore, qui s'abandonnent sans frein à l'aveugle impétuosité de
leurs passions d'homme ou de parti. Ils se jettent à corps perdu dans la bataille politique, s'arment d'un fusil et font le coup de feu. Ils découvrent aux yeux du jury toutes les batteries de l'accusation et mettent dans l'ombre la défense. Ils ressassent lourdement les faits au
Les juges endormis, dessin de Gagniet.
lieu de les nettoyer. Ils se perdent dans les divagations de lieux, de lemps, de personnes, de caractères, d'opinions, tout à fait étrangères à la cause. Ils veulent plaire au pouvoir, à une coterie, à une personne. Ils insinuent que ce qui pour le jury est encore à l'état de prévention
prévention déjà complètement passé pour eux à l'état de crime. Ils en font complaisamment ressortir l'évidence, l'imminence et le péril. Us dissertent de droit, ils s'étourdissent de rhétorique. Ils suppléent, par de nouveaux moyens qu'ils inventent, aux moyens que
Le réquisitoire, dessin de Gagniet.
l'avocat général a omis, et ils croient s'excuser en s'écriaut : « Voilà ce que dit l'accusation ! » qui n'en a pourtant rien dit, et ils ajoutent ainsi le mensonge au scandale.
Figurez-vous maintenant la position de l'accusé rafraîchi,' relevé parla parole courageuse
et persuasive de son défenseur, et qui se penche de nouveau et s'affaisse sous la terreur de ce résumé! Peignez-vous ses transes, sa rougeur, et les frissonnements convulsifs de son corps et de son âme! Et le jury! il a pu se mettre en garde contre la véhémence de l'acLe
l'acLe dessin de Gagniet.
cusateur qui remplit son métier, et du défenseur qui plaide pour son client, parce qu'il sait qu'il y a à prendre et à laisser dans leurs paroles. Mais comment se défier du président, qui lient dans ses mains la balance impartiale de la justice? du président, qui n'est que le rapporteur de la cause? du président, qui ne doit jamais laisser transpirer son opinion,
jamais laisser paraître l'homme sous la toge du magistrat?
Les jurés n'ont pas une mémoire vaste et exercée qui puisse retenir, à la fois, tous les arguments d'une cause lancés dans des sens contraires, et qui sache les disposer, les comparer et les juger. Ils cèdent, comme tous les hommes simples, dans le trouble de leurs
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LA COUR D'ASSISES
émotions et dans la fatigue de l'audience, aux dernières impressions que leur cerveau reçoit. Si ces impressions sont celles d'une accusation redoublée, quel poids sur la conscience du j ury ! quel péril pour l'accusé !
On frémit en songeant que, dans la province surtout, avec un jury campagnard, un jury simple, illettré, effrayable, le résume artificieux et passionné d'un président d'assises peut déterminer seul, tout seul, un verdict de mort!
La loi a voulu que la parole demeurât toujours la dernière à l'accusé dont, par une humaine fiction, elle présume l'innocence. Or, n'est-ce pas le renversement de l'humanité et du droit, si, au lieu de faire un résumé, le président fulmine un réquisitoire? L'accusé aura-t-il devant lui, contre lui, deux adversaires au lieu d'un, l'avocat général el le président? S'il lève ses regards suppliants sur le tribunal, s'il s'y réfugie comme dans un asile sacré, renconIrera-t-il un glaive tourné contre sa poitrine, au lieu d'un bouclier pour le protéger! S'il hasarde timidement une observation, il indispose en cas de verdict affirmatif, le redoutable applicalcur de la peine. Si le défenseur s'exclame, on lui ferme la bouche; si les journaux révèlent les faits cl gestes du président, on leur intente un procès, sans jury, sous prétexte d'infidélité de compte rendu.
Comment sortir de là? Se pourvoir en cassalion! mais est-ce là un moyen de cassation, un moyen légal, j'entends? Par où constater qu'il y a eu réquisitoire et non résumé? où retrouver les lémoins, el l'on n'admet pas de preuve orale? où serait la preuve écrite? La cour d'assises donnerait-elle acte d'une protestation contre la partialité de son président et par son organe?
Supprimer l'usage des résumés en matière simple, en matière peu chargée, en matière politique cl de presse, je n'y verrais obstacle. C'est là même, il faut le dire, où le résumé prend le plus facilement, dans la bouche d'un magistrat prévenu, la forme hardie et décisive d'un réquisitoire.
Mais s'il y a plusieurs accusés, de nombreux complices el des crimes de différents degrés; si la matière du délit est abstraite et confuse; si les témoignages sont contradictoires; s'il y a variété et complication dans la position des questions; si la cause a duré quelques jours et
que l'attention des jurés soit fatiguée ou perdue, comment se passer de résumé? Sans résumé, dans ce cas, il est impossible de voir clair en l'affaire. Autant presque vaudrait jouer aux dés la vie et l'honneur des accusés.
Mais par quel moyen contraindre les présidents résumeurs à l'impartialité, si les prescriptions de la loi, si la voix plus impérieuse encore du devoir, ne suffisent pas?
Ce moyen, le voici : les débats sont publics, et le résumé est une partie essentielle des débats. La sténographie est l'instrument de publicité le plus ample et le plus fidèle. Il faut que le sténographe reproduise mot à mot les paroles du président, el le public les jugera.
Il faut aussi que le garde des sceaux dépèche instructions sur instructions pour réprimer un abus qui éclate de toutes parts et dont les ravages auraient dû déjà être arrêtés.
Le président n'a pas seulement la direction des débats, il a ia police souveraine de l'audience, et ici je ne crois pas sortir de mon sujet, en traçant l'esquisse des assistants habituels de nos cours d'assises.
La cour d'assises a sa sorte de public qui ne ressemble à aucun autre. Quelques ouvriers sans ouvrage, des femmes de mauvaise vie, des piliers de cabarets, des souteneurs de filles, des voleurs émériles ou apprentis, des échappés du bagne, des vauriens, des désoeuvrés, des habitués, se pressent aux rampes de l'escalier qui mène à la salle des assises. A peine ouverte, ils l'inondent, se tiennent debout, se serrent, se pressent, se coudoient, se lèvent sur la pointe du pied, s'agitent dans tous les sens, et présentent de loin, comme une masse noire et mouvante d'où s'échappent des gestes brusques, des plaintes étouffées, des contractions énergiques et des bruits confus de pudeur, de jurements, de langues et d'argot. Tel filou ou tel assassin vient y apprendre comment on doit dérouter un témoin, éluder une question, inventer un alibi, masquer un fait, interpréter une pénalité. Tel n'y va que par curiosité, qui en sort avec la tentation d'un crime, avec un germe formé el tout près d'éclore. La manie de l'imitation fait plus de criminels que l'appareil du jugement et la crainte des supplices n'en épouvante. La cour d'assises est une détestable école d'immoralité.
LA COUR D'ASSISES
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Voilà le premier plan, le plan du fond, l'auditoire. Le peuple (ne profanons pas ce beau nom), la populace est debout au parterre. Les dames occupent les banquettes réservées ou l'orchestre. Parées, attifées, coiffées de plumes et de fleurs, elles viennent et se posent pour voir et pour être vues.
La femme du monde n'est pas méchante ; mais elle est la plus curieuse do toutes les créatures de la création, elle vit à chaque pas d'émotions , elle se meurt d'émolions à chaque minute. Elle a un amant à cause de ses vapeurs ; elle a des vapeurs à cause de son amant. ÏÏ faut qu'elle souffre pour mieux jouir, il faut qu'elle jouisse pour mieux souffrir. Elle ne redoute rien tant que les heures réglées, que la somnolence de la vie, que les molles tiédeurs du boudoir et de i'édredon. Elle est perpétuelment en quêle, à midi et à minuit, au spectacle, à la chambre, au sermon, au bois, au bal, de tout ce qui peut troubler, divertir, ébranler, ravager, désordonner sa pauvre âme et son pauvre corps. Elle se multiplie dans chaque objet qu'elle touche. Elle se porte avec toute sa vie, avec tout sou être, dans chaque sensation nerveuse qu'elle éprouve, et l'on dirait qu'elle n'exisle plus pour le reste. Rien ne lui est obstacle. Dès qu'elle a résolu de voir quelqu'un ou quelque chose, elle le verra. Elle écrira dix petits billets ambrés au président des assises, pour obtenir la faveur d'une entrée, un fauleuil, une chaise, un bout d'escabeau. Elle s'échappe dès la pointe du jour de son lit chaud et reposé, et va faire queue à la porte du Palais. Elle y restera le front au vent de bise et les pieds dans la boue, s'il le faut. Elle s'enveloppe de sa mantille. Elle grelotte et frémit dans ses membres délicats. La porte s'ouvre, et la voilà qui se faufile, se presse, se foule, se pousse, se baisse, entre et pénètre à travers les gendarmes, les. huissiers, et les robes noires des stagiaires. Elle se pend et s'accroche aux basques du sergent de ville, lui parle à l'oreille, le supplie d'une voix douée, et ne le lâche pas qu'elle ne soit casée, assise, les coudées franches, le binocle à l'oeil, et à bonne portée de l'accusé et des juges.
Voyez comme elle suit pas à pas le drame vivant qui se déroule et comme elle marche, la poitrine haletante, d'émotion en émotion ! Si le
criminel a la barbe hérissée et les yeux hagards, elle éprouve eu le regardant un plaisir de peur. Émotion. S'il a les joues rosées et les cheveux artislement bouclés : « Le beau garçon ! se dit-elle lout bas, et quel dommage ! » Émotion. Si les témoins arrivent, les bras pendants, ou débitent des phrases prétentieuses et entortillées, elle rit sous son mouchoir. Émotion. Si l'accusé sanglotte, elle pleure chaudement par sympathie. Émotion. Si quelque jeune fille s'évanouit, elle court, vole, délace son corset et lui fait respirer des sels. Autre genre d'émotion. Mais à moins que la salle d'audience ne craque sur ses lourds piliers, cette intrépide audiencière ne quittera pas la place. Les heures coulent, la nuit s'avance, les jurés délibèrent : elle attend. Il faut que ses yeux se collent avidement sur les yeux du criminel, qu'elle se. suspende à ses lèvres tremblantes, et qu'elle repaisse son âme des terreurs indéfinissables d'une autre âme. Il faut qu'elle recueille les convulsions de cetLe conscience bourrelée. Il faut qu'elle entende et le coup de sonnette du dernier jugement, et la sentence de mort, et le râle de cet homme dont la face se décompose, et dont la vie intérieure se brise et se déchire en lambeaux. Comme elle se penche vers lui ! comme elle prête l'oreille à ses cris inarticulés, à ses soupirs qu'il élouffe! comme elle le suit d'un long regard jusqu'à ce que les portes du cachot se referment avec l'espérance ! Alors elle retombe sur sa chaise, anéantie, absorbée dans la contemplation de son drame; l'huissier de service est obligé de l'avertir que la salle se vide et de la pousser par les épaules. Elle sort enfin, et se traîne le long des sombres corridors du Palais, rentre au logis épuisée, rompue de fatigue, les nerfs crispés el l'âme en pleurs, et se jette sur son lit, sans songer que son vieux père n'a pas dîné, et que depuis le matin sa jeune fille s'inquièle et l'appelle. Cependant elle pâlit, elle rougit, elle frissonne, et son imagination fait asseoir à son chevet le condamné qui lui apporte sa tète. Elle voit la prison, les chaînes de fer, les juges, l'accusateur, le bourreau et ses aides, et le panier gorgé de chairs el de sang, et elle pousse un cri d'horreur. Digne femme !
Que font ces agrafes d'or, ces bandeaux de perles, ces fleurs, ces gazes, ces plumes légères,
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LA COUR D'ASSISES
parmi le lugubre appareil des cours d'assises ? Est-ce en spectacle que l'accusé vient se donner, et ie prétoire n'est-il donc qu'un théâtre? Qui me dira qu'à l'aspect de ce raout curieux et brillant, l'accusé, revêtu de l'habit grossier des prisons, ne se troublera pas, que quelque témoin ne perdra point la mémoire, et que quelque j uré ne sera pas plus occupé de l'émotion rougissante d'une jolie femme que des angoisses du prévenu?
Si j'avais l'honneur d'être président de la cour, je n'admetlrais dans son enceinte que les parentes de l'accusé, et je dirais aux autres : « Mesdames, tant assises que debout, « écoutez ce que je vais vous dire : Vous, allez « tricoter les chausses de messieurs vos fils, « ou mettre au bleu les collerettes de mesde« moiselles vos filles ; vous, ayez soin que le « rôt ne brûle point ; vous, que vos parquets « soient cirés proprement ; vous, que l'huile « ne manque pas dans vos lampes, ni le sel « dans voire soupe ; vous, nuancez de fleurs « vives les paysages de vos tapis à la main ; « vous, déployez sur le théâtre l'éventail des « grandes coquettes; vous, faites des gammes, « et vous, des entrechats. Allez, mesdames, • « allez, la jugerie n'a rien à voir avec les « Grâces, et la cour d'assises n'est point la « place de la plus belle moitié du genre bute main.
« Huissier, exécutez les ordres de la cour ! »
Voilà en effet les ordres que je donnerais, el je serais, je crois, approuvé de tous les honnêtes gens.
Le président a, eu outre, quelques autres devoirs secondaires à remplir.
Laisser aux témoins étonnés, troublés du spectacle solennel et nouveau d'une assise, de
leur isolement au milieu des juges et du jury, du témoignage qu'ils vont rendre et des conséquences de leur serment, le temps de reprendre leurs esprits, de se recueillir en eux-mêmes et d'assurer leur mémoire et leur voix. Il doit parler aux témoins avec accentuation, égard el bonté, poser nettement les questions
qu'il leur adresse, et, s'il le faut, les répéter.
Disposer les bancs de manière que l'accusé puisse voir les jurés, aussi bien qu'il doit en être vu ; car les jurés sont les juges. Un froncement de sourcil, un mouvement de lèvres, un regard, peuvent avertir l'accusé qu'il va trop loin, qu'il s'égare, qu'il se nuit à lui-même.
Faire ouvrir de temps en temps les fenêtres de l'audience : ces précautions lrygiéniques sont trop négligées. Qu'on se figure l'accusé sortant de l'humidité d'un cachot, exténue de veilles, amaigri, faible, souffrant et ayant peine à retrouver ses esprits plongés dans l'air épais et méphitique de l'audience ! L'accusateur et le défenseur qui, au demeurant, font tous deux beaucoup trop de contorsions de bras et de corps, et qui lancent leur voix comme une cloche à tour de branle, sont en nage sous leur toge ; les tètes des juges, des jurés et des spectateurs s'affaissent, et la sueur ruisselle de leurs fronts : toute l'audience est enrouée. Il faut avoir pitié de l'accusé, mais il faut avoir aussi pitié du public, et c'est à quoi l'on songe le moins.
Je m'arrête : on ne peut pas tout dire.
Législation pénale, instruction criminelle, jurisprudence, procédure, police de l'audience, composition du jury, droits et devoirs des avocats généraux et des présidents, hygiène des assises, tout cela resle un peu en arrière du progrès qui pousse en avant toutes choses.
La publicité, celle reine des pays libres, veille sur la France avec ses cent yeux sans cesse ouverts, pendanl le repos des nuits et la fatigue du jour : elle fait, non moins au moral qu'au matériel, plus do la moitié de la police du royaume. Rien ne lui échappe, ni ministres, ni rois, ni députés, ces autres façons de
rois. Elle se pose à leurs côtés, et, de quelque part qu'ils se tournent, elle les tient en haleine, son aiguillon à la main. Il n'est pas bon non plus pour eux ni pour nous que les magistrats dorment sur leur siège.
Je suis mouche, je bourdonne et j'importune, mais je réveille. TIMON.
LA PREMIERE AMIE
PAR Cir. PAUL DE KOCK
ILLUSTRATIONS DE PAUQUET, BERTALL, ETC.
NE vous méprenez pas à ce litre ; ne croyez :
pas qu'il s'agisse ici pour un homme de sa ;
première connaissance, de sa première mai- j
tresse, de ses premières amours enfin. A ce j
compte, comme tous les hommes ont eu plu- ;
sieurs liaisons galantes, chacun d'eux aurait ;
eu une première amie. Ce n'est pas ainsi que je l'entends : nos connaissances les plus inlimes n'ont pas toutes été nos amies; ce litre, si doux quand il est mérité, ne doit pas se prodiguer aussi facilement que les noms d'amants et de maîtresses.
La première amie est la femme que nous avons réellement aimée, celle qui la
première nous a fait éprouver un sentiment sin- ;
cère, et chez laquelle, en échange de notre pas- ;
sion, nous avons trouvé l'amour le plus tendre, ;
le dévouement le plus complet, la sensibilité la i
plus vraie, la constance la plus rare : vous j
voyez que tout cela est beaucoup moins coin- j
muu que vous ne le pensiez d'abord. \
La Rochefoucauld a dit : « Il n'y a. qu'une i
sorte d'amour, mais il y en a mille différentes ]
copies. » Les hommes qui n'ont éprouvé que !
des copies, et quelquefois moins encore, ne !
peuvent pas avoir de première amie; ceux qui :
onl mal placé leurs sentiments n'en ont pas non plus; ceux qui ont toujours été trompés n'en ont jamais eu. Une première amie est un trésor, celui qui le possède vous dira combien il serait difficile de le remplacer. Quand vous l'avez rencontrée dans le monde,
elle avait au moins vingt-six ans ; quand elle a cessé d'être voire maîtresse pour n'être plus que votre amie, elle devait • en ' avoir à peu près trente. Il est rare que ce soit une femme d'une beauté remarquable : avec trop de charmes vous auriez trouvé trop de coquetterie pour que l'on se. contentât de-votre amitié. Ce n'est donc pas
une beauté parfaite qui d'un coup d'oeil tournera toutes les têtes ; c'est une de ces femmes dont on dit simplement : « Elle est bien ! » et il se trouve que ce bien-là l'emporte souvent sur le mieux d'une autre. Car, sans que l'on sache pourquoi, il y a de ces physionomies qui ne vous enflamment pas tout de suite, mais qui, en vous plaisant petit à petit, vous attachent bien davantage. Ces beautés ravissantes, dont nos yeux sont d'abord éblouis, n'ont pas continuellement le même éclat, la même expression qui nous a séduits ; les femmes crui ne
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LA PREMIÈRE AMIE
sont que bien le sont toujours, dans tous les moments, à toute heure, et nos regards, en s'arrètantsur elles, éprouventconstammentdu plaisir.
Quand vous commencez à vouloir lui plaire, depuis longtemps déjà elle a deviné que vous l'aimiez ; et si ses regards n'ont pas fui les vôtres, si sa voix vous a semblé si douce, si vous avez souvent rencontré son sourire, c'est qu'elle aussi s'est sentie entraînée vers vous par un sentiment plus fort que sa raison, et qu'elle ne cherche même plus à combattre, parce que son coeur lui a dit qu'elle n'en triompherait pas. Cependant, avant de se donner à vous, elle veut être bien certaine que vous l'aimerez véritablement : car ce n'est pas une liaison passagère qu'elle veut former, c'est un lien sincère et durable ; elle se sent portée à vous aimer toute la vie, et elle veut au moins pouvoir espérer que toute la vie aussi elle sera pour vous plus qu'un simple souvenir.
Si votre première amie n'est pas libre ; si, quand vous l'avez connue, d'autres liens l'enchaînaient, pour vous prouver son amour elle est capable des plus grands sacrifices : sa réputation, son repos, son avenir, son existence même, elle exposera tout sans crainte, sans hésitation, pour être une heure, un moment avec vous. Et jamais elle ne cherchera à s'en faire un mérite à vos yeux ; il lui semble tout simple, tout naturel, de se sacrifier à celui que l'on aime. Que lui importent les périls auxquels elle s'expose, pourvu qu'elle repose ses regards sur les vôtres, qu'elle sente votre coeur battre contre le sien!
On parle du courage des hommes, on cite leur bravoure, leurs actions d'éclat; et l'on ne dit rien des femmes qui, souvent, bravent avec une intrépidité héroïque les dangers les plus réels, les périls les plus évidents pour se rapprocher un moment de celui qu'elles aiment. Il est vrai que ce sont alors des actions cachées au lieu d'être des actions d'éclat.
Si votre première amie est maîtresse de ses actions, son plus grand désir serait de vous sacrifier sa liberté ; mais, comme vous ne lui demanderez pas cela, soyez certain qu'elle ne s'enchaînera pas à un autre. Pour n'être qu'à vous, elle refusera les partis les plus brillants, les positions les plus enviées, les présents les plus magnifiques ; et, lors même que vous lui
aurez élé infidèle, que vous l'aurez quittée pour de nouvelles amours, quand elle ne sera plus que votre amie enfin, elle ne voudra point se lier à un autre ; elle n'aura pas trop de toute sa liberté, de tout son temps pour penser encore à vous.
Si l'on me disait : « Pourquoi la quittezvous, cette femme chez laquelle vous avez trouvé un amour sincère, un dévouement de tous les instants, un désintéressement si rare? cette femme pour laquelle vous avouez vousmême avoir éprouvé un véritable sentiment? » je vous répondrais : La constance n'est pas notre vertu favorite; et puis, vous admettez bien qu'un homme doit voyager, voir du pays, courir le monde enfin pour acquérir de l'instruction, de l'expérience, pour étendre ses connaissances; pourquoi donc ne trouvez-vous pas qu'il a raison de changer d'amours, de courir de belle en belle pour étudier le coeur féminin, pour acquérir des connaissances précieuses sur cette moitié du genre humain? Les plaisirs ont leur but quelquefois. Après avoir parcouru les contrées lointaines, le voyageur revient avec joie dans sa patrie s'asseoir au foyer domestique; après avoir couru de conquête en conquête, et reconnu la fragilité des serments d'amour, on se retrouve avec plaisir près de sa première amie, dont l'attachement pour nous a survécu à toutes nos infidélités.
Les hommes sont donc fort excusables d'être volages. Il y a mieux, leur première amie les aimerait moins probablement s'ils lui étaient toujours fidèles : on n'attache du prix qu'aux objets que l'on a peur de perdre.
Et maintenant joignons les exemples aux préceptes : entrons chez ce jeune homme qui habite à la Chaussée-d'Antinun appartement de petite-maîtresse. Au luxe de l'ameublement, à l'élégance des tentures, au bon goût des peintures, vous voyez sur-le-champ que vous êtes chez un de ces fortunés mortels sur lesquels la fortune a répandu ses faveurs, et qui sait du moins se faire honneur de ses richesses, en réunissant autour de lui tout ce qui peut flatter les yeux, séduire les sens et charmer l'esprit.
Le maître de ce séjour a vingt-huit ans,, et autant de mille livres de rente que d'années ; il est bien fait, et sa figure est séduisante. Il a des talents, et on lui trouve de l'esprit. Que d'à-
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vantages pour réussir dans le monde! Mais tout cela ne garantit pas de certain accident auquel tous les hommes sont exposés, même les plus riches, même les plus jolis garçons... Vous avez lu Joconde, je pense?
Notre jeune homme vient de rentrer chez lui, pâle, agité, la figure bouleversée; il se jette sur son divan, en disant à son domestique d'un air sombre : « Si l'on vient me demander, je n'y suis pas, je ne veux voir personne! »
Le domestique s'est retiré en sïnclinant. Notre jeune homme est resté seul, il peut tout à son aise soupirer, blasphémer, taper des pieds, déchirer ses gants et mordre ses lèvres, en murmurant :
« C'est indigne !... cette Augustine !... pas « mieux que les autres!... Et moi qui croyais à « son amour !... et moi qui venais encore il y a « trois jours de lui envoyer un charmant caba« ret en vermeil... Faites donc des cadeaux « aux femmes!... C'est étonnant comme ça les « attache... Oh! c'est affreux... Il n'y a plus « moyen d'en douter à présent... je suis sûr de « mon fait... Au moins elle ne pourra plus me « tromper, c'est toujours une consolation... « Après tout, je ne l'aimais pas... Oh! non, je « n'avais pas d'amour pour elle... Malgré cela, « ah! ça me serre la gorge... j'ai un poids sur « la poitrine... Mon Dieu! que c'est bête de se « chagriner pour quelqu'un qui se moquait de « nous!... »
Vous comprenez maintenant le sujet de la colère de ce monsieur : il vient d'avoir la preuve de l'infidélité de sa maîtresse. Si un tel événement afflige un pauvre petit amant bien modeste, à plus forte raison doit-il blesser un de ces hommes placés au haut de l'échelle, un de ces heureux du siècle auxquels la fortune et la nature ont tout accordé.
Être trompé quand on est jeune, beau, riche el spirituel, c'est extrêmement mortifiant; car alors à quoi servent donc tous ces avantages s'ils ne préservent pas de ce malheur?... Eh ! vraiment, messieurs, si cela vous assurait contre l'infidélité de vos maîtresses, vous seriez trop heureux. Et que diraient donc ceux qui sont pauvres, laids, et que l'on trouve souvent bêtes à cause de cela? Mais heureusement le monde est plein de compensations. . Il y a déjà longtemps que le jeune homme est
■ seul ; son emportement s'est calmé, à la colèra ; a succédé la tristesse. C'est ordinairement la i suite d'un tel événement : lors même que nous i n'aimons pas profondément, une trahison afi flige toujours ; c'est encore une illusion perdue, i Nous tombons dans les réflexions philosophi; ques, nous considérons le monde tel qu'il est,
; et cela n'a rien de gai.
Tout à coup une porte de l'appartement i s'ouvre, une dame paraît... le jeune homme ! fait un mouvement d'humeur, il est prêt à ; gronder son domestique, qui a oublié ses ordres. : Mais la parole expire sur ses lèvres, sa colère ; s'évanouit, et il éprouve déjà comme un doux ! bien-être en reconnaissant la personne qui j vient d'entrer. i Elle n'a point la tournure d'une coquette,
■ mais elle est toujours mise avec autant de rei cherche que de goût; elle n'est point belle, ; mais je vous ai dit qu'elle était bien; elle n'a \ plus vingt ans, mais elle ne parait pas en avoir
■ trente. Enfin son regard est aussi doux que sa i voix.
Elle s'avance vers le jeune homme et lui tend la main en lui disant :
« Vous ne vouliez recevoir personne; mais votre domestique m'a dit que vous étiez rentré très-agité, que vous paraissiez avoir du chagrin, et j'ai bravé la consigne. Ai-je eu tort? »
Le jeune homme lui fait un signe de s'asseoir près de lui, et il serre dans les siennes la main qu'elle lui a présentée, en lui disant : «Ah! vous êtes toujours la bienvenue, vous!... il n'y a jamais de consigne pour vous. — Jamais, c'est beaucoup dire... Il y a, je crois, des moments où ma visite serait fort importune ; mais enfin elle vous plaît en cet instant, et c'est le principal. Voyons, mon ami, qu'avez-vous? contez-moi vos chagrins... Il y a six semaines que je ne vous ai vu... car... j'ai toujours peur à présent de venir trop souvent. ■— Ah ! que c'est mal, ce que vous dites là ! — Ce n'est pas de cela qu'il s'agit; répondez-moi, monsieur. Que s'est-il passé de nouveau? Je vois dans vos yeux que vous avez quelque peine.—Moi, mais non, je n'ai rien... — Ah! prenez garde... vous m'avez dit que je serais toujours votre amie... et si vous me répondez ainsi, je vais croire que j'ai perdu votre amitié comme votre amour. — Oh! vous n'avez rien perdu, car je vous aime
Allons, je me sacrilic ! » Dessin de llertall (page 38s>
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bien vous... il n'y a que vous que j aie aimée ! — Ne nous éloignons pas de la question : pourquoi les gros soupirs que vous poussiez tout à l'heure?... Allons, soyez franc... songez donc que je suis votre meilleure amie... — Eh bien, oui, je vais.tout vous dire... Oh m'a trompé, trompé indignement... CetterAugus'tine.-i cette jolie brune avec qui vous m'avez rencontré il y a huit jours... — Elle ne m'a pas semblé trèsjolie... Mais il parait que vous l'aimiez bien, cette femme?... Elle était bien heureuse, cellelà. .. et elle vous a trompé... tandis que celle qui n'aimait que vous... Mais, mon Dieu ! 'que je suis folle! c'est de vous qu'il s'agit... Eh bien, voyons, mon ami, êtes-vous' bien sûr. qu'on
vous ail trahi? Les apparences trompent quelquefois. — Oh ! ce ne sont plus des apparences. .. Elle me croyait à Versailles, où je devais passer deux jours ; le hasard veut que cette partie manque, el que deux de mes amis m'emmènent déjeûner avec eux à Saint-Mandé... C'est bien loin de la route de Versailles... Qui ai-je rencontré chez le restaurateur? Augustine, qui venait de déjeûner en tête à tèle avec un petit blondin que j'avais aperçu chez elle quelquefois, mais qu'elle traitait fort mal et affectait de ne point pouvoir souffrir... — Vous savez bien, mon ami, qu'il faut surtout se méfier des hommes que les femmes ne peuvent pas souffrir... Enfin, qu'avez-vous fait? —Je
Augustine au restaurant, dessin de Pauquet.
suis resté tellement saisi, que je n'ai pas eu la force de lui dire un mot. Quant à elle, voyant qu'il n'y avait plus moyen de me tromper, croiriez-vous qu'elle s'est mise à rire en me saluant? J'étais sur le point d'éclater, de faire une scène... J'ai eu la force de me contenir. — Vous avez très-bien fail : le bruit est pour le fat, la plainte est pour le soi, l'honnête homme trompé s'éloigne et ne dit mot.— Oh ! je me vengerai cependant... j'irai chez elle, je briserai tout, je la traiterai comme elle le mérite... En?uile je rejoindrai son petit blondin, je me Dattrai avec lui, je le tuerai... ou il me tuera. — En vérité, mon ami, pour un homme d'esprit, dans ce moment vous n'avez pas le sens commun! Faire une scène, toul briser!... D'abord ceci est de fort mauvais ton, et vous n'en
êtes pas. capable. Dire des injures, montrer votre désespoir, votre fureur !... Tout cela est bon quand on peut douter encore ; mais c'est bien inutile quand il n'y a plus de raccommodement possible. Enfin, aller chercher querelle à ce pauvre jeune homme, vouloir le tuer parce que cette dame l'a trouvé de son goût. Mais vous devriez le remercier au contraire, car il vous a fait connaître que cette femme ne méritait pas votre amour. Et si l'on vous avait tué, vous, toutes les fois que vous avez pris la maitresse d'un autre !... Allons, monsieur, vous voyez que vous n'étiez pas raisonnable. Ah! je sais que cela fait bien mal de se voir trompé par quelqu'un dont on croyait posséder le coeur... Les hommes n'ont pas notre philosophie, ils n'acceptent pas de l'amitié à la place
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LA PREMIERE AMIE
de l'amour... mais ils se consolent, ils en aiment bien vite une autre ; c'est ce que vous ferez, mon ami. Dans quelques jours vous aurez oublié celte Augusline, et vous ferez la cour à quelque nouvelle beauté que vous jurerez encore d'adorer toute la vie ! »
Tout en écoutant sa première amie, le jeune homme a senti le calme renaître dans son âme. Et puis, celte voix qui lui parle est si douce, cette main qui est dans la sienne la presse avec tant d'affection, les regards qui se fixent sur les siens ont une expression si tendre ! Comment peut-on se trouver malheureux quand on possède une amie si bonne, si dévouée, et encore si.jolie? Car on s'aperçoit surtout de tous les charmes répandus sur sa personne, quand on vient d'être trompé par une autre.
Ainsi, grâce aux consolations de cette amie fidèle, l'amant trahi sent sa fureur se dissiper ; il commence à convenir que dans sa jalousie il y avait plus d'amour-propre que d'amour ; il rougit de ses emportements, il ne songe plus à tuer celui qui l'a remplacé, et bientôt il aime ailleurs... La première amie s'éloigne alors pour revenir quand il sera malheureux.
Il y a encore des circonstances où la première amie nous est d'un grand secours : un mari jaloux aura été prévenu par quelque âme charitable que nous faisions la cour à sa femme, ou lui aura dit nous avoir rencontré avec elle : la pauvre dame est tremblante, son repos est perdu, si on ne parvient pas à détourner les soupçons du jaloux.
Nous contons tout cela à notre première amie : eUe comprend notre peine et nous dit : « Allons, je me sacrifie ; donnez-moi le bras. Vous savez sans doute où l'on peut rencontrer ce mari soupçonneux... menez-moi de ce côté-là, qu'il me voie avec vous ; ayez l'air de me parler bien tendrement, faites-moi même les yeux doux, si vous pouvez... Dès lors ce monsieur ne doutera pas que je ne sois votre maitresse, et il ne vous croira plus épris de sa femme. »
Tout cela se fait comme elle vient de le dire. Nous suivons la marche qu'elle nous a tracée, et, grâce à ce stratagème, le mari dont on avait éveillé la jalousie redevient pour nous aussi aimable qu'auparavant.
Dans un bal, dans une soirée, dans un concert,
concert, sommes quelquefois bien en peine pour savoir quelle est celte jolie dame blonde, accompagnée d'un monsieur d'un âge mûr, et qui vient de chauler avec tant de goût la romance du Saule ou une mélodie de Schubert. La maîtresse de la maison est très-occupée, elle a toujours trop de causeurs autour d'elle pour que nous osions lui adresser des questions sur la personne qui nous intéresse. Si notre première amie se trouve être à celle réunion, sur un mot que nous aurons dit, d'après un regard qu'elle aura surpris, elle aura sur-le-champ deviné nos secrètes pensées; et, avant même que nous l'interrogions, eUe nous dira : « Vous êtes amoureux de celle jeune dame qui est assise là-bas, contre le piano ; mais prenez garde : ne portez pas aussi souvent vos yeux de ce côté, il y a un mari très-jaloux, et on serait capable d'emmener sur-le-champ celle que vous regardez tant. Attendez au moins que les parties de jeu soient formées ; le mari jouera, et vous danserez avec sa femme. » Un ami ne vous servirait pas ainsi ; bien au contraire, il chercherait à vous souffler votre conquête.
Le dévouement d'une femme ne se borne pas toujours à faire abnégation de ses sentiments pour ne s'occuper que des nôtres. Si ce jeune homme, que nous venons de voir au sein de l'opulence, éprouvait des revers de fortune; si quelque faillite, de fausses spéculations ou sa propre folie lui faisaient perdre tout ce qu'il possède; tandis que ses joyeux compagnons de plaisir s'éloigneraient, ou détourneraient les regards à son aspect ; tandis que ses vaporeuses maîtresses trouveraient des prétextes pour rompre avec lui, une femme veillerait sur sa destinée et s'occuperait de son avenir ; elle ne viendrait pas lui offrir sa fortune, parce qu'elle sait bien qu'il la refuserait ; mais, sans le lui dire, sans se faire connaître, elle trouverait moyen de réparer ses malheurs, et ne voudrait même pas qu'il crût lui devoir de la reconnaissance.
Enfin, lorsque la santé, celte compagne indispensable des plaisirs et de la folie, nous abandonne pour nous punir d'avoir abusé d'elle ; lorsque, couché sur notre lit solitaire, souffrant d'une fièvre brûlante, ou en proie à cette langueur qui est pire que la souffrance,.
"TA PREMIÈRE AMIE
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nos yeux cherchent en vain autour de nous nos joyeux amis, nos sémillantes maîtresses, et tous ces gens si aimables dans le monde, qui fuient l'aspect d'un malade, parce que cela affecterait leur système nerveux ; une seule personne ne craint pas de venir s'attrister par le tableau de nos souffrances. A peine a-t-elle connaissance de notre maladie, que notre pre-^ mière amie accourt s'établir près de nous ; elle ne s'informe pas s'il y a du danger à respirer l'air que nous respirons, à s'enfermer dans notre chambre, à presser notre main brûlante dans les siennes : elle fait tout cela ; elle devient notre garde fidèle, c'est elle-même qui veut nous présenter les potions bienfaisantes qui doivent nous rendre la santé. Tant que nous sommes en danger, elle veille près de nous ; et, la nuit, ne pensez pas que ses yeux céderont à la fatigue, au sommeil : son amitié, son dévouement, doublent ses forces. Taut que nous aurons besoin d'elle, cette femme, en apparence si faible, devient forte et courageuse pour nous prêter son appui.
Lorsque enfin, grâce à ses soins, à son zèle, nous aurons recouvré la santé, notre première amie s'éloignera pour nous laisser de nouveau jouir des plaisirs de l'existence; mais, si nous éprouvons des peines de coeur, si nous tombons dans l'infortune, si le fer d'un jaloux nous menace, si les veilles et les plaisirs ont altéré noire santé, celle que nous pourrions nommer notre ange tutélaire reviendra bien vite près de nous.
N'allez pas croire que la première amie ne se rencontre que parmi les hautes classes de la société : il y a dans tous les rangs des sentiments vrais et de beaux caractères; l'amour se glisse dans les chaumières, dans les ateliers, dans les boutiques tout aussi bien que dans les salons, et plus souvent que dans les palais, où . l'ambition lui laisse rarement de la place. Un coeur capable d'un grand dévouement peut battre sous la robe de bure, sous le déshabillé d'indienne, comme sous le cachemire et le satin.
La première amie de l'artisan est elle-même une modeste ouvrière ; son coeur s'est laissé prendre aux paroles doucereuses d'un maçon, d'un menuisier ou d'un tourneur ; les discours de ces séducteurs ne doivent pas être bien fleuris,
fleuris, tout est relatif: le maçon séduit par de lourdes plaisanteries, le menuisier par sa danse, et le tourneur par la hauteur de son col de chemise ; le principal est de séduire. Ces messieurs parlent mariage, c'est toujours avec ce mot qu'on attendrit les petites ouvrières. Mais il y a des volages, des don Juan parmi les artisans comme parmi les étudiants et les dandys. La jeune fille est abandonnée de celui qu'elle aimait véritablement ; elle devrait le haïr, elle devrait ne plus le regarder qu'avec mépris! Mais non, elle l'aimait si bien, qu'elle l'aimera toujours; quand il passera près d'elle en rougissant et détournant les yeux, c'est elle qui la première ira lui parler pour lui dire ;
« Est-ce que vous ne me reconnaissez plus?... Vous n'avez plus d'amour pour moi, mais je vous pardonne à condition que vous aurez toujours de l'amitié. Je sais bien qu'on n'est pas le maître de son coeur, et que d'ailleurs les hommes ne peuvent pas aimer comme les femmes. Mais je ne veux pas que vous passiez devant moi sans me regarder et sans me parler, ça me ferait trop de chagrin. »
Celle femme-là sera la première amie de l'ouvrier; les circonstances, la nécessité, l'obligeront peut-être à devenir l'épouse d'un autre, mais son coeur ne se donnera pas une seconde fois ; et quand celui qui l'a possédée aura besoin d'elle, il la trouvera en tout temps, à toute heure, prèle à lui prouver son dévouement.
Pour les étudiants, pour les commis marchands, enfin pour tous les jeunes gens qui n'ont qu'un revenu fort modeste et ne peuvent dépenser près du beau sexe que du sentiment, de l'esprit et de l'amabilité, ne le devinez-vous pas,la première amie,c'est lagrisette; lagrisette! cette femme qui est à la fois si folle, si gaie, si vive, si légère, si tendre, si romanesque, si mélancolique, si passionnée; celte femme multiple, qui fait dans une journée cent sottises et autant de bonnes actions, qui vend son châle pour aller diner chez le restaurateur, et met ses robes en gage pour acheter du pain à sa voisine ; qui dépense en une soirée le fruit de huit jours de travail, et veillera plusieurs nuits de suite pour secourir une pauvre mère malade. Cette femme, mélange bizarre de vertus, de
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LA PREMIERE AMIE
vices, de sensibilité, "de caprices, de malices, d'inconséquences, de rires et dé larmes ;; qui fera deux Jieues pour un morceau dé galette et refusera de dîner chez son'oncle ou sa tante; cette femme enfin qui passe à chaque instant du plaisir à la peine, du bien-être à la gêne, du pain sec àl'omelelte soufflée, et qui- donnerait dix ans de sa vie pour savoir bien danser la cachucha. La griselle aussi est susceptible d'aimer sincèrement
sincèrement nous en avons des exemples. On les compte,' à la vérité, mais enfin' il y en a. Et quand son coeur's'est donné entièrement à quelqu'un, il n'est aucun sacrifice dont il ne soil capable pour prouver son amour. La mort même ne l'èffràye pas : la griseUe est toujours prèle à accèpter'avec son amant un petit plongeon dans la rivière,' ou une soirée de charbon avec privation complète de courant d'air. H lui est plus pénible de renoncer à son amour et de
• Vous êtes toujours la bienvenue, vous ! » Dessin de Pauquet (page 35).
se contenter de n'être plus que l'amie de son perfide : c'est là son dernier sacrifice, c'est le plus grand qu'elle puisse lui faire.
Devenue première amie de l'étudiant, la grisette, qui aimait tant le plaisir, le spectacle, la danse, passera toutes ses journées, ses nuits, s'il le faut, à travailler pour payer les dettes de celui qui n'est plus que son ami, pour l'empêcher d'aller en prison, quelquefois même pour lui acheter un remplaçant.
Ainsi, dans toutes les classes de la société, l'homme peut avoir une première amie»
De telles femmes ne sont poiut rares en ce pays; car chez nos aimables Françaises la gaieté el la frivolité cachenl souvent une sensibilité profonde et vraie. Les poètes anciens immortalisaient leur amie en mêlant son nom à leurs vers. Grâce à Tibulle, à Properce, à Ovide, à Catulle, les noms de Délie, de Cynthie, de Corinne et de Lesbie passeront à la postérité. De notre temps sans doute beaucoup de " femmes mériteraient le même honneur : nous avons la première amie, mais ce sont les poètes qui manquent. CH. PAUL DE KOCE.
L'EPICIER
PAR DE BALZAC
ILLUSTRATIONS DE BERTALL ET GAVARNI
'AUTRES, des ingrats , passent insouciamment devant la sacro-sainte boutique d'un épicier. Dieu vous en garde ! Quelque rebutant, crasseux, mal en casquette que soit le garçon, quelque
quelque et réjoui que soit le maître, je les regarde avec sollicitude et leur parle avec la déférence qu'a pour eux le Constitutionnel. Je laisse aller un mort, un évêque, un roi, sans y faire attention; mais je ne vois jamais avec indifférence un épicier. A mes yeux, l'épicier, dont l'omnipotence ne date que d'un siècle, est une des plus belles expressions de la société moderne. N'eSt-il donc pas un être aussi sublime de résignation que remarquable par son utilité ; une source constante de douceur, de lumière, de denrées bienfaisantes? enfin, n'est-il plus le ministre de l'Afrique, le chargé d'affaires des Indes et de l'Amérique ? Certes, l'épicier est tout cela ; mais, ce qui met le comble à ses perfections, il est tout cela sans s'en douter. L'obélisque sait-il qu'il est un monument?
Ricaneurs infâmes, chez quel épicier ètesvous entrés qui ne vous ait gracieusement souri, sa casquette à la main, tandis que vous
gardiez votre chapeau sur la tête? Le boucher est rude, le boulanger est pâle et grognon ; mais l'épicier, toujours prêt à obliger, montre dans tous les quartiers.'de Paris un visage aimable..Aussi, à quelque'classe qu'appartienne le piéton dans l'embarras, ne s'adresset-il ni à la science rébarbative de l'horloger, ni au comptoir bastionné de viandes saignantes où trône la fraîche bouchère, ni à la grille défiante du boulanger : entre toutes les boutiques ouvertes, il attend, il choisit celle de l'épicier pour changer une pièce de cent sous ou pour demander son chemin ; il est sûr que cet homme, le plus chrétien de tous les commerçants, est à tous, bien que le plus occupé ; car le temps qu'il donne aux passants, il se le vole à lui-même. Mais, quoique vous entriez pour le déranger, pour le mettre à contribution, il est certain qu'il vous saluera ; il vous marquera même de l'intérêt, si l'entretien dépasse une simple interrogation et tourne à la confidence. Vous trouveriez plus facilement une femme mal faite qu'un épicier sans politesse. Retenez cet axiome, répétez-le pour contrebalancer d'étranges calomnies.
Du haut de leur fausse grandeur, de leur implacable intelligence ou de leurs barbes artistement taillées, quelques gens ont osé dire Raca! à l'épicier. Ils ont fait de son nom un
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mot, une opinion, une chose, un système, une figure européenne et encyclopédique comme sa boutique. On crie : « Vousèles des épiciers! » pour dire une infinité d'injures. Il est temps d'en finir avec ces Dioclétiens de l'épicerie. Que blâme-t-on chez l'épicier ? Est-ce son pantalon plus ou moins brun-rouge, verdâtre ou chocolat? ses bas bleus dans des chaussons, sa casquette de fausse loutre garnie d'un galon d'argent verdi ou d'or noirci, son tablier à pointe triangulaire arrivant au diaphragme? Mais pouvez-vous punir en lui, vile société sans aristocratie et qui travaillez comme des fourmis, l'estimable symbole du travail? Serait-ce qu'un épicier est censé ne pas penser le moins du monde, ignorer les arts, la littérature et la politique ? Et qui donc a engouffré les éditions de Voltaire et de Rousseau? qui donc achète Souvenirs et Regrets de Dubufe ? qui a usé la planche du Soldat laboureur, du Convoi du pauvre, celle de VAttaque de la barrière de Clichy? qui pleure aux mélodrames? qui prend au sérieux la Légiond'honneur ? qui devient actionnaire des entreprises impossibles ? qui voyez-vous aux premières galeries de l'Opéra-Comique quand on joue Adolphe et Clara ou les Rendez-vous bourgeois? qui hésite à se moucher au Théâtre-^ Français quand on chante Chatterton ? qui Ut Paul de Kock ? qui court voir et admirer le musée de Versailles ? qui a fait le succès du Postillon de Longjumeau 1 qui achète les pendules à mamelucks pleurant leur coursier? qui nomme les plus dangereux députés de l'opposition, et qui appuie les mesures énergiques du pouvoir contre les perturbateurs ? L'épicier, l'épicier, toujours l'épicier ! Vous le trouvez l'arme au bras sur le seuil de toutes les nécessilés, même les plus contraires, comme il est sur le pas de sa porte, ne comprenant pas toujours ce qui se passe, mais appuyant tout par son silence, par son travail, par son immobilité, par son argent ! Si nous ne sommes pas devenus sauvages, espagnols ou saint-simoniens, rendez-en grâces à la grande armée des épiciers. Elle a tout maintenu. Peut-être maintiendra-t-elle l'un comme l'autre, la république comme l'empire, la légitimité comme la nouvelle dynastie; mais certes elle maintiendra. Maintenir est sa devise. Si
elle ne maintenait pas un ordre social quelconque, à qui vendrait-elle ? L'épicier est la chose jugée qui s'avance ou se retire, parle ou se lait aux jours des grandes crises. Ne l'admirez-vous pas dans sa foi pour lès niaiseries consacrées ? Empêchez-le de se porter en foule au tableau de Jane Gray, de doter les enfants du général Foy, de souscrire pour le Champd'Asile, de se ruer sur l'asphalte, de demander la translation des cendres de Napoléon, d'habiller son enfant en lancier polonais, ou en artilleur de la garde nationale, selon la circonstance! Tu l'essayerais en vain, fanfaron Journalisme, toi qui, le premier, inclines plume et presse à son aspect, lui souris et lui tends incessamment 3a chatière de ton abonnement ! Mais a-t-on bien examiné l'importance de ce viscère indispensable à la vie sociale, et que les anciens eussent déifié peut-être ? Spéculateur, vous bâtissez un quartier, ou même un village ; vous avez construit plus ou moins de maisons, vous avez été assez osé pour élever une église ; vous trouvez des espèces d'habitants, vous ramassez un pédagogue, vous espérez des enfants ; vous avez fabriqué quelque chose qui a l'air d'une civilisation, comme on fait une tourte : il y a des champignons, des pattes de poulets, des écrevisses et des boulettes ; un presbytère, des adjoints, un garde-champêtre et des administrés : rien ne tiendra, tout va se dissoudre, tant que vous n'aurez pas lié ce microcosme par le plus fort des liens sociaux, par un épicier. Si vous tardiez à planter au coin de la rue principale un épicier, comme vous avez planté une croix audessus du clocher, tout déserterait. Le pain, la viande, les tailleurs, les prêtres, les souliers, le gouvernement, la solive, tout vient parla poste, par le roulage ou le coche ; mais l'épicier doit être là, rester là, se lever le premier, se coucher le dernier, ouvrir sa boutique à toute heure aux chalands, aux cancans, aux marchands. Sans lui, aucun de ces excès qui distinguent la société moderne des sociétés anciennes, auxquelles l'eau-de-vie, le tabac, le thé, le sucre, élaient inconnus. De sa boutique procède une triple production pour chaque besoin : thé, café, chocolat, la conclusion de tous les déjeuners réels ; la chandelle, l'huile et la bougie, source de toute lumière ; le sel,
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le poivre et la muscade, qui composent la i rhétorique de la cuisine ; le riz, le haricot et ; le macaroni, nécessaires à toute alimentation ; raisonnée ; le sucre, les sirops et la confiture, • sans quoi la vie serait bien amère ; les fro- j mages, les pruneaux et les mendiants, qui, \ selon Brillât-Savarin, donnent au dessert sa i ' physionomie. Mais ne serait-ce pas dépeindre i tous nos besoins que détailler les unités à trois ; angles qu'embrasse l'épicerie ? L'épicier luimême forme une trilogie : il est électeur, garde nalional et juré. Je ne sais si les moqueurs ont une pierre sous la mamelle gauche ; mais il m'est impossible de railler «et homme quand, à l'aspect des billes d'agate contenues dans ses jattes de bois, je me rappelle le rôle qu'il jouait dans mon enfance. Ah ! quelle place il occupe dans le coeur des marmots auxquels il vend le papier des cocottes, la corde des cerfs-volants, les soleils et les dragées ! Cet homme, qui tient dans sa montre des cierges pour noire enterrement et dans son oeil une larme pour noire mémoire, côtoie incessamment noire existence : il vend la plume et l'encre au poëte, les couleurs aux peintres, la colle à tous. Un joueur a tout perdu, veut se tuer : l'épicier lui vendra les balles, la poudre ou l'arsenic ; le vicieux personnage espère tout regagner, l'épicier lui vendra des cartes. Votre maîtresse vient, vous ne lui offrirez pas à déjeuner sans l'intervention de l'épicier ; elle ne fera pas une tache à sa robe qu'il ne reparaisse avec l'empois, le savon, la potasse. Si, dans une nuit douloureuse, vous appelez la lumière à grands cris, l'épicier vous tend le rouleau rouge du miraculeux, de l'illustre Fumade, que ne détrônent ni les briquets allemands, ni les luxueuses machines à soupape. Vous n'allez point au bal sans son vernis. Enfin, il vend l'hostie au prêtre, le cent-sept-ans au soldat, le masque au carnaval, l'eau de Cologne à la plus belle moitié du genre humain. Invalide, il te vendra le tabac éternel que tu fais passer de ta tabatière à ton nez, de ton nez à ton mouchoir, de ton mouchoir à ta tabatière : le nez, le tabac et le mouchoir d'un invahde ne sont-ils pas Une image de l'infini aussi bien que le serpent qui se mord la queue ? Il vend des drogues qui donnent la mort, et des substances qui donnent la vie ; il s'est vendu lui-même au public
comme une âme à Satan. Il est l'alpha et l'oméga de notre état social. Vous ne pouvez faire un pas ou une lieue, un crime ou une bonne action, une oeuvre d'art ou de débauche, une maîtresse ou un ami, sans recourir à la toute-puissance de l'épicier. Cet homme est la civilisation en boutique, la société en cornet, la nécessité armée de pied en cap, l'encyclopédie eu action, la vie distribuée en tiroirs, en bouteilles, en sachets. Nous avons entendu préférer la protection d'un épicier à celle d'un roi : celle du roi vous tue, celle de l'épicier fait vivre. Soyez abandonné de tout, même du diable ou de voire mère, s'il vous reste un épicier pour ami, vous vivrez chez lui, cemme le rat dans son fromage. « Nous tenons tout, » vous disent les épiciers avec un juste orgueil. Ajoutez : « Nous tenons à tout. »
Par quelle fatalité ce pivot social, cette tranquille créature, ce philosophe pratique, cette industrie incessamment occupée, a-t-elle donc été prise pour type de la bêtise ? Quelles vertus lui manquent ? Aucune. La nature éminemment généreuse de l'épicier entre pour beaucoup dans la physionomie de Paris. D'un jour à l'autre, ému par quelque catastrophe ou par une fête, ne reparaît-il pas dans le luxe de son uniforme, après avoir fait de l'opposition en bizet? Ses mouvantes lignes bleues à bonnets ondoyants accompagnent en pompe les illustres morts ou les vivants qui triomphent, et se mettent galamment en espaliers fleuris à l'entrée d'une royale mariée. Quant à sa constance, elle est fabuleuse. Lui seul a le courage de se guillotiner lui-même tous les jours avec un col de chemise empesé. Quelle intarissable fécondité dans le retour de ses plaisanteries avec ses pratiques ! avec quelles paternelles consolations il ramasse les deux sous du pauvre, de la veuve et de l'orphelin ! avec quel sentiment de modestie il pénètre chez ses clients d'un rang élevé ! Direz-vous que l'épicier ne peut rien créer? QUINQUET était un épicier ; après son invention, il est devenu un mot de la langue, il a engendré l'industrie du lampiste.
Ah ! si l'épicerie ne voulait fournir ni pairs de France ni députés, si elle refusait des lampions à nos réjouissances, si elle cessait de piloter les piétons égarés, de donner de la monnaie aux passants, et un "verre de vin à la femme
L'Epicier, 1er type. Dessin de Bertall.
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qui se trouve mal au coin de la borne, sans vérifier son état ; si le quinquet de l'épicier ne protestait plus contre le gaz son ennemi, qui s'éteint à onze heures; s'il se désabonnait au Constitutionnel, s'il devenait progressif, s'il déblatérait contre le prix Monthyon, s'il refusait d'être capitaine de sa compagnie, s'il dédaignait la croix de la Légion-d'honneur, s'il s'avisait de lire les livres qu'il vend en feuilles
dépareillées, s'il allait entendre les symphonies de Berlioz au Conservatoire, s'il admirait Géricault en temps utile, s'il feuilletait Cousin , s'il comprenait Baflanche, ce serait un dépravé qui mériterait d'être la poupée éternellement abattue , éternel - lement' relevée, éternellement aj ustée par la saillie de l'artiste affamé, de l'ingrat écrivain , du saint-simonien au désespoir. Mais examinez-le, ô mes concitoyens ! Que voyez-vous en lui ? Un homme généralement court, joufflu, à ventre bombé, bon père, bon époux, bon maître. A ce mot, arrêtonsnous.
Qui s'est figuré
le Bonheur autrement que sous la forme d un petit garçon épicier, rougeaud, à tablier bleu, le pas sur la marche d'un magasin, regardant les femmes d'un air égrillard , admirant sa bourgeoise, n'ayant rien, rieur avec les chalands, content d'un billet de spectacle, considérant le patron comme un hommo fort, enviant le jour où il se fera comme lui la barbe dans un miroir rond, pendant que sa femme
L'Epicier, 2° type. Dessin de Gavarni.
lui apprêtera sa chemise, sa cravate et son pantalon ? Voilà la véritable Arcadie ! Être berger comme le veut Poussin n'est plus dans nos moeurs. Être épicier, quand votre femme ne s'amourache, pas d'un Grec qui vous empoisonne avec votre propre arsenic, est une des plus heureuses conditions humaines.
Artistes et feuilletonistes, cruels moqueurs qui insultez au génie aussi bien qu'à l'épicier,
admettons que ce petit ventre rondelet doive inspirer la malice de vos crayons. Oui, malheureusement, quelques épiciers, en présentant arme, présentent une panse rabelaisienne qui dérange l'alignement inespéré des rangs de la garde nationale à une revue, et nous avons entendu des colonels poussifs s'en plaindre amèrement. Mais qui peut concevoir un épicier maigre et pâle? Il serait déshonoré, il irait sur . les brisées des gens passionnés. Voilà qui est dit, il a du ventre. Napoléon et Louis XVIII ont eu le leur , et la Chambre n'iraitpas sans le sien. Deux illustres exemples !
Mais , si vous songez qu'il est plus confiant avec ses avances que nos amis avec leur bourse, vous admirerez cet homme et lui pardonnerez bien des choses. S'il n'était pas sujet à faire faillite, il serait le prototype du bien, du beau, de l'utile. : Il n'a d'autres vices, aux yeux des gens délicats, que d'avoir en amour, à quatre lieues de Paris,. une. campagne dont le jardin a trente perches ; de draper son lit et
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sa chambre" en rideaux de calicot jaune imprimé' de rosaces rouges',' de s'y asseoir sur le velours d'Utrecht à brosses fleuries ; il est l'éternel complice de ces infâmes étoffes. On se moque généralement du diamant qu'il porte à sa chemise et de l'anneau de mariage qui orne sa main ; mais l'un signifie l'homme établi, comme l'autre annonce le mariage, et personne n'imaginerait un épicier sans femme. La femme de l'épicier en a partagé le sort jusque dans l'enfer de la moquerie française. Et pourquoi l'a-t-on immolée eala rendant ainsi doublement victime? Elle à voulu, dit-on, aller à la cour. Quelle femme assise dans un comptoir n'éprouve le besoin d'en sortir, et où la vertu ira-t-elle, si ce n'est aux environs du trône? car elle est vertueuse : rarement l'infidélité plane sur la tète de l'épicier, non que sa femme manque aux grâces de son sexe, mais elle manque d'occasions. La femme d'un épicier, l'exemple l'a prouvé, ne peut dénouer sa passion que par le crime, tant elle est bien gardée. L'exiguïté du local, l'envahissement de la marchandise, qui monte de marche en marche et pose ses chandelles, ses pains de sucre jusque sur le seuil delà chambre conjugale, sont les gardiens de sa vertu, toujours exposée aux regards publics. Aussi, forcée d'être vertueuse, s'attache-t-elle tant à son mari, que la plupart des femmes d'épiciers en maigrissent. Prenez un cabriolet à l'heure ; parcourez Paris, regardez les femmes d'épiciers : toutes sont maigres, pâles, jaunes, étirées. L'hygiène, interrogée, a parlé de miasmes exhalés par les denrées coloniales ; la pathologie, consultée, a dit quelque chose sur l'assiduité sédentaire au comptoir, sur le mouvement continuel des bras, de la voix, sur l'attention sans cesse éveillée, sur le froid qui entrait par une porte toujours ouverte et rougissait le nez. Peut-être en jetant ces raisons au nez des curieux, la science n'a-t-elle pas osé dire que la fidélité avait quelque chose de fatal pour les épicières ; peut-être a-t-elle craint d'affliger les épiciers en leur démontrant les inconvénients de la vertu. Quoi qu'il en soit, dans ces ménages que vous voyez mangeant et buvant enfermés sous la verrière de-ce grand bocal, autrement nommé par eux arrière-boutique, revivent et fleurissent les coutumes sacramenlales
sacramenlales mettent l'hymen en honneur. Jamais un épicier, en quelque quartier que vous en fassiez l'épreuve, ne dira ce mot leste, ma femme; il dira, mon épouse. Ma femme emporte des idées saugrenues, étranges, subalternes, et change une divine créature eu une chose. Les Sauvages ont des femmes, les "êtres civilisés ont des épouses, jeunes filles venues entre onze heures et midi à la mairie, accompagnées d'une infinité de parents et de connaissances, parées d'une couronne de fleurs d'oranger toujours déposée sous la pendule, en sorte que le mameluck ne pleure pas exclusivement sur le cheval. Aussi, toujours fier de sa victoire, l'épicier conduisant sa femmepar la ville a-t-il je ne sais quoi de fastueux qui le signale au caricaturiste. 11 sent si bien le bonheur de quitter, sa boutique, son épouse fait si rarement des toilettes, ses robes sont si bouffantes, qu'un épicier orné de son épouse lient plus de place sur la voie publique que tout autre couple. Débarrassé de sa casquette de loutre et de son gilet rond, il ressemblerait assez à tout aulre citoyen, n'élaient ces mots, ma bonne amie, qu'il emploie fréquemment en expliquant les changements de Paris à son épouse, qui, confinée dans son comptoir, ignore les nouveautés. Si parfois, le dimanche, il se hasarde à faire une promenade champêtre, il s'assied à l'endroit le plus poudreux des bois de Romainville, de Vincennes ou d'Auteuil, et s'extasie sur la pureté de l'air. Là, comme partout, vous le reconnaîtrez, sous tous ses déguisements, à sa phraséologie, à ses opinions. Vous allez par une voiture publique à Meaux, Melun, Orléans, vous trouvez en face de vous un homme bien couvert qui jette sur vous un regard défiant ; vous vous épuisez en conjectures sur ce particulier d'abord taciturne. Est-ce un avoué? est-ce un nouveau pair de France ? est-ce un bureaucrate ? Une femme souffrante dit qu'elle n'est pas encore remise du choléra. La conversation s'engage, l'inconnu prendra parole.
« Môsieu... » Tout est dit, l'épicier se déclare. Un épicier ne prononce ni monsieur, ce qui est affecté ; ni msieu, ce qui semble infiniment méprisant ;" il a trouvé son triomphant môsièu, qui est entre le respect et la protection, exprime sa considération et donne à sa per-
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sonne une saveur merveilleuse, s Môsieu, vous dira-l-il, pendant le choléra, les trois plus grands médecins, Dupuytren, Broussais, et môsieu Magendie, ont traité leurs malades par des remèdes différents; tous sont morts ou à peu près. Ils n'ont pas su ce qu'est le choléra; mais le choléra, c'est une maladie dont on meurt. Ceux que j'ai vus se portaient déjà mal. Ce moment-là, môsieu, a fait bien du mal au commerce. »
Vous le sondez alors sur la politique. Sa politique se réduit à ceci : « Môsieu, il paraît que les ministres ne savent ce qu'ils font ! On a beau les changer, c'est toujours la même chose. Il n'y avait que sous l'empereur où ils allaient bien. Mais aussi, quel homme ! En le perdant, la France a bien perdu. Et dire qu'on ne l'a pas soutenu ! » Vous découvrez alors chez l'épicier des opinions religieuses extrêmement répréhensibles. Les chansons de Béranger sont son Évangile. Oui, ces détestables refrains frelatés de politique ont fait un mal dont l'épicerie se ressentira longtemps. Il se passera peut-être une centaine d'années avant qu'un épicier de Paris, — ceux de la Province sont un peu moins atteints de la chanson, — entre dans le Paradis. Peut-être son envie d'être Français l'entraine-t-elle trop loin. Dieu le jugera.
Si le voyage élait court, si l'épicier ne parlait pas, cas rare, vous le reconnaîtriez à sa manière de se moucher. Il met un coin de son mouchoir entre ses lèvres, le relève au centre par un mouvement de balançoire, s'empoigne magistralement le nez et sonne une fanfare à rendre jaloux un cornet à piston.
Quelques-uns de ces gens qui ont la manie de tout creuser signalent un grand inconvénient à l'épicier : « Il se retire, disent-ils. Une fois retiré, personne ne lui voit aucune utilité. Que fait-il? que devient-il? Il est sans intérêt, sans physionomie. » Les défenseurs de celte classe de citoyens estimables ont répondu que généralement le fils de l'épicier devient notaire ou avoué, jamais ni peintre ni journaliste, ce qui l'autorise à dire avec orgueil : « J'ai payé ma dette au pays. » Quand un épicier n'a pas de fils, il a un successeur auquel il s'intéresse ; il l'encourage, il vient voir le montant des ventes journalières et les compare avec celles de sou lemps ; il lui prête de l'argent : il tient encore
; à l'épicerie par le fil de l'escompte. Qui ne
• connaît la touchante anecdote sur la nostalgie
; du comptoir à laquelle il est sujet?
Un épicier de la vieille roche, lequel, trente
: ans durant, avait respiré les mille odeurs de
| son plancher, descendu le fleuve de la vie en
: compagnie de myriades de harengs et voyagé
\ côte à côte avec une infinité de morues, balayé
i la boue périodique de cent pratiques matinales
i et manié de bons gros sous bien gras, il vend
: son fonds, cet homme riche au delà de ses
; désirs, ayant enterré son épouse dans un bon
! petit terrain à perpéluilé, tout bien en règle,
; quittance de la Ville au carton des papiers de
i famille ; il se promène les premiers jours dans
I Paris en bourgeois, il regarde jouer aux domi;
domi; il va même au spectacle. Mais il avait, diti
diti des inquiétudes. Il s'arrêtait devant les
; boutiques d'épiceries, il les flairait, il écoutait
i le bruit,du pilon dans le mortier. Malgré lui
; cette pensée : « Tu as été pourtant tout cela! »
: lui résonnait dans l'oreille, à l'aspect d'un épicier
; amené sur le pas de sa porte par l'état du ciel.
i Soumis au magnétisme des épices, il venait
i visiter son successeur. L'épicerie allait. Notre
! homme revenait le coeur gros. Il était tout
\ chose, dit-il à Broussais en le consultant sur sa
; maladie. Broussais ordonna les voyages, sans
i indiquer positivement la Suisse ou l'Italie.
| Après quelques excursions lointaines tentées
i sans succès à Saint-Germain, Montmorency,
: Vincennes, le pauvre épicier, dépérissant tou;
tou; n'y tint plus : il rentra dans sa boutique
| comme le pigeon de la Fontaine à son nid, en
: disant son grand proverbe : Je suis comme le
\ lièvre, je meurs oit je m'attache ! Il obtint de son
I successeur la grâce de faire des cornets dans
I un coin, la faveur de le remplacer au comptoir.
; Son oeil, déjà devenu semblable à celui d'un
i poisson cuit, s'alluma des lueurs du plaisir.
; Le soir, au café du coin, il blâme la tendance
I de l'épicerie au charlatanisme de l'Annonce, et
; demande à quoi sert d'exposer les brillantes
; machines qui broient le cacao.
Plusieurs épiciers, des tètes fortes, devien;
devien; maires de quelque commune, et jettent
: sur les campagnes un reflet de la civilisation
; parisienne. Ceux-là commencent alors à ouvrir
i le Voltaire ou le Rousseau qu'ils ont acheté ;
j mais ils meurent à la page 17 de la notice.
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L'EPICIER
Toujours utiles à leur pays, ils ont fait réparer un abreuvoir, ils ont, en réduisant les appointements du curé, • contenu les envahissements du clergé. Quelques-uns s'élèvent jusqu'à écrire leurs vues au Constitutionnel, dont ils attendent vainement la réponse ; d'autres provoquent des pétitions contre l'esclavage des nègres et contre la peine de mort.
Je ne fais qu'un reproche à l'épicier : il se trouve eu trop, grande quantité. Certes, il en conviendra lui-même, il est commun. Quelques moralistes, qui l'ont observe sous la latitude de Paris, prétendent que les qualités qui le distinguent se tournent en vices dès qu'il devient propriétaire. Il contracte alors, dit-on; une légère teinte de férocité, cultive le commandement,
commandement, la mise en demeure, et perd de son agrément. Je ne contredirai pas ces accusations, fondées, peut-êlre, sur le temps critique de l'épicier. Mais consultez les diverses espèces d'hommes, étudiez leurs bizarreries, et demandez-vous ce qu'il y a de complet dans cette vallée de misères. Soyons indulgents envers les épiciers ! D'ailleurs, où
en serions-nous s'ils étaient parfaits! H faudrait les adorer, leur confier les rênes de l'État, au char duquel ils se sont courageusement attelés. De grâce, ricaneurs auxquels ce mémoire est adressé, laissez-les-js ne tourmentez pas trop ces intéressants bipèdes : n'avez-vous pas assez du gouvernement, des livres nouveaux et des vaudevilles? DE BALZAC.
LE MARCHAND D'HABITS
PAR J. MAINZER
ILLUSTRATIONS DE MEISSONIER, PAUQUET ET H. CATENACCI
PARMI les crieurs j
des rues, les plus j
nombreux , sans ;
contredit, sont les j
marchands d'ha - i
bits : depuis le le- \
ver du soleibj usqu'à ;
son coucher, dans j
quelque quartier j
que l'on se trouve, ;
il est difficile de faire un pas sans entendre j
ou sans coudoyer un des membres de cette j
intéressante famille. L'ouvrier matinal n'a \
pas encore ouvert la fenêtre de son grenier, i
que déjà, sortant on ne sait d'où, ils font inva- i
sion à la fois, et comme à un signal donné, j
dans tous les carrefours, sur toutes les places ;
publiques, dans les rues même les plus ;
étroites et les plus inconnues, au centre de la' ]
cité, à l'extrémité des faubourgs, et souvent j
jusque dans les communes qui forment la vaste !
ceinture de Paris, et ne sont, à vrai dire, que i
sa continuation. Ajoutez à cela qu'il est cer- ;
tains endroits privilégiés, tels que le faubourg j
Saint-Jacques et le faubourg Saint-Marcel, où !
on les voit se succéder sans interruption, et à ;
si peu de distance l'un de l'autre, qu'on serait tenté de croire qu'ils y marchent processionnellement.
Respectable par le nombre de ses affiliés, celte classe d'industriels ne l'est pas moins par l'ancienneté de son origine : dès le xive siècle, on citait les clercs de Paris comme étant les clients les plus assidus des marchands d'habits. A mesure qu'on vit s'accroître là population et le luxe, le commerce des brocanteurs prit de l'importance ; l'inconstance dès modes devint la source de sa prospérité. Il eut un' magnifique moment sous le règne de Louis XIV, pendant' lequel, au dire des écrivains, les tailleurs avaient plus de peine à inventer ' qu'à coudre. Alors un habit touchait à la décrépitude, s'il avait duré plus que la vie d'une fleur. Quel bon temps pour un marchand d'habits que celui où les livrées luttaient de richesse et d'ornements, où les vêtements et les chapeaux étaient galonnés ! Quelle source-inépuisable de fortune dans tous ces galons qu'on nettoyait ou qu'on faisait fondre ! Tous les seigneurs, grands et pelits, joueurs, débauchés, chevaliers d'industrie etbanqueroutiers, avecleurinnombrable engeance de domestiques plus rusés, plus
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LE MARCHAND D'HABITS
félons, plus débauchés encore, étaient autant de pratiques et d'amis du marchand d'habils, qui, même de nos jours, en a gardé un reconnaissant souvenir. C'est en vain que le souffle des révolutions a passé sur les habits brodés et galonnés, soit en or, soit en argent; c'est en vain que le modeste habit noir a rangé sous son niveau toutes les classes de la société, dans la vie publique, comme dans la vie privée, le brocanteur, comme témoignage de sa gratitude pour les talons rouges, ou peut-être pour donner un regret à l'âge d'or de ses ancêtres, n'en conserve pas moins sa formule primitive : Habits, galons! marchand d'habits! marcliand d'habits galons! Un temps viendra où l'on ne comprendra plus ce cri traditionnel sans recourir à l'histoire de la vie privée des Français ; à lui seul il vaut toute une page des annales de la France.
Le chant dont ces honnêtes commerçants faisaient usage sous François Ier nous a été transmis dans une composition à quatre voix par le célèbre Jannequin, qui vivait à cette époque, et, s'il faut en juger par ce morceau, le temps, qui d'ordinaire dénature et altère toutes choses, ne lui a pas fait subir de grandes modifications :
Il est aujourd'hui, comme autrefois, d'une insignifiance complète, et forme une mélodie qui, bien que chantée par une multitude de bouches de toutes les formes et de toutes les dimen- - sions, n'en conserve pas moins, dans toutes les circonstances, un singulier caractère de monotonie. ou
Cependant il faut reconnaître, pour être juste, qu'au milieu de celte monotonie générale il est des crieurs qui se distinguent des
autres en mal, si ce n'est en bien. On en rencontre qui sont de véritables monstruosités, et qui resteront toujours un mystère pour la science musicale de même que pour l'acoustique. Nous en connaissons qui chantent leur mélodie une octave plus bas que ne le saurait faire aucun autre être humain.; d'autres produisent des sons semblables aux cris du veau qu'on égorge, ou à ceux d'une porte d'écurie qui roule difficilement sur ses gonds. Ce n'est pas seulement dans l'intonation que se manifeste cet amour du perfectionnement; c'est aussi dans l'arrangement des mots et dans la manière de les articuler. Ainsi, à côté de Marchand dliabits! franchement prononcé, vous entendrez Marclianlmbits, galons ! Derrière le prétentieux qui vous fera glisser à l'oreille : Marsan'habits, marsan! viendra l'homme à la voix ronflante qui prolongera par un roulement la consonne finale dont il lui a plu de gratifier son Archand'habirr, habirr! Et plus loin vous rirez des transpositions du crieur distrait, et de la naïveté avec laquelle il vous récite sa phrase : Habits, habits, vieux marchand ! marchand d'imbits, vieux habits, vieux marchand! Mais si le cri du marchand d'habits s'est à peu près maintenu dans sa pureté originelle, nous n'en saurions dire autant du marchand d'habits lui-même. Hélas ! il faut bien l'avouer, de déplorables transformations se sont opérées en lui; il va de plus en plus en dégénérant; le type primitif s'altère et s'efface à mesure que se multiplient les variétés de l'espèce. Autrefois on naissait marchand d'habits comme l'on naît poêle; le marcliand d'habits vivait, mourait dans une obscurité protectrice. Mais depuis qu'on a découvert tout ce qu'il y a de lucratif dans ce trafic, dans cet impôt mystérieusement levé sur la misère, on a fait irruption de tous côtés ; et, tandis qu'il était difficile jadis de ne pas voir le même individu dans tous les membres de cette petite famille, vêtus pour ainsi dire du même habit, ayant la même démarche, les mêmes gestes, la même voix, il y a maintenant dans la profession tant de désordre, tant de pêle-mêle, et les variétés de l'espèce se sont tellement multipliées, que, pour les étudier en détail, il faudrait avoir recours à uue classification presque aussi compliquée que celle du règne animal loul entier.
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Autrefois l'homme d'expérience osait seul se i hasarder dans cette difficile carrière, et chez i lui la maturité de l'âge devait répondre de celle j de l'esprit. Un marchand d'habits imberbe eût j été considéré comme une monstruosité : ses ; respectables confrères ne lui auraient épargné ■ ni la pitié, ni l'ironie, ni les brocards, selon ! qu'ils l'eussent regardé comme un téméraire ; ou comme un fou. Aujourd'hui, l'impulsion j donnée à la jeunesse par notre grande époque \ révolutionnaire a exercé sa puissante influence ! sur cette corporation aussi bien que sur toutes j les autres; il nous est arrivé plus d'une fois de j rencontrer jusqu'à des enfants de quinze ans, ; qui criaient, achetaient et vendaient avec un ; aplomb vraiment sexagénaire. ;
Tous les âges ayant donc envahi celte profes- ; sion, veuve de ses privilèges, c'est sur eux que ! l'on peut se fonder le plus raisonnablement j pour établir des catégories ; mais, afin de ne i pas en étendre le nombre à l'infini, nous nous bornerons à choisir les trois époques de la vie où la physionomie présente ordinairement ses caractères les plus tranchés, et nous étudierons chez le marchand d'habits l'homme de trente ans, l'homme de quarante-cinq et l'homme de soixante.
Il y a bien des points de contact entre les deux premiers, et la différence est si peu de chose qu'elle résulte presque nécessairement de leur âge. Celui qui a trente ans est ordinairement petit et assez fluet; il est vêtu d'une redingote verte ou noire (cette dernière passablement râpée, et blanche aux coutures), dont les manches sont trop étroites ou trop longues, et qui rappelle, sinon dans ses détails et par son lustre, du moins par une certaine élégance d'ensemble, l'étudiant ou l'ouvrier endimanché. Il porte la tète haute et le chapeau incliné sur l'oreiUe droite ; sa cravate est nouée avec une négligence prétentieuse : c'est le fashionable de l'espèce. D'une main, il tient d'habitude un chapeau assez reluisant, et, sur son bras, la défroque moitié pacifique, moitié guerrière, d'un garde national. A quarante-cinq ans, au contraire, il est d'une taille et d'un embonpoint plus que respectables ; son chapeau est posé assez horizontalement sur sa tète déjà grisonnante; vêtu d'une blouse en été, il porte en hiver une large redingote à la propriétaire ;
toute sa personne respire une gravité étudiée et une espèce de contentement intérieur. Là, du reste, s'arrête la différence : l'un et l'autre tiennent le haut du pavé; leur démarche a quelque chose de compassé et de hautain, et ils poussent tous deux, en se rengorgeant, le cri consacré, l'un d'une voix un peu flûtée, l'autre avec une force de stentor. Parfois ils font une halte dans la rue, promenant en cercle leur regard inquisiteur ; ils font la roue avec leurs yeux, comme le paon avec sa queue; et si de hasard quelque croisée d'un étage un peu suspect vient à s'ouvrir pour laisser passage à une tête curieuse qui se penche dans la rue, ou si quelque malheureux, l'oeil au guet, se glisse furtivement le long des trottoirs, leur vue se porte alternativement de l'un à l'autre, leur cri prend un accent interrogateur, jusqu'à ce que le passant ait disparu au détour de la rue, ou que la tête ait répondu par un signe négatif. Que si, des hauteurs aériennes d'un sixième étage, arrive jusqu'à eux un signe imperceptible, alors commence une nouvelle étude. Le marchand d'habits passe le seuil de la porte indiquée, mais fier, presque avec bruit, sans éviter le coup d'oeil inquisiteur d'un portier malveillant, ou la rencontre d'un propriétaire intraitable ; tandis que peut-être, pendant sa longue ascension, le pauvre diable dont il est, après le mont-de-piété, la dernière ressource, a doucement ouvert sa porte et a plongé un regard inquiet dans les profondeurs de l'escalier, écoutant si quelque porte indiscrète s'ouvre sur son passage. Au terme de l'ascension, les deux personnages sont en présence. Ici s'établit d'abord une scène muette : on procède à l'inventaire des objets.
« Que me donnerez-vous de ce pantalon? — Bourgeois, n'avez-vous pas quelque autre chose à vendre ? » répond notre homme d'un air narquois.
Le vendeur, que la nécessité rend docile, va chercher en soupirant son vieux gilet.
« Bourgeois, avec une redingote, ça ferait un habillement complet, et ça serait de meilleure défaite. »
La redingote est tirée lentement de l'armoire par son triste possesseur, qui la jette enfin d'un air d'impatience sur un bras qui s'arrondit artistement pour la recevoir.
Le Marchand d'habits, dessin de Meisspnier.
« Bourgeois, n'auriez-vous pas encore de vieilles bottes, une vieille paire de souliers, un vieux chapeau ? »
Et le chapeau, les bottes, les souliers, prennent le même chemin que la redingote.
Voilà la première lutle terminée, car c'est une lutte qui vient d'avoir lieu. L'un, dans l'espoir qu'une vente en détail lui serait plus profitable, s'était arrangé de manière à ne livrer ses effets que successivement ; l'autre, qui est depuis longues années au fait de ces petites ruses, exploite malignement l'ascendant que lui donne sa supériorité de circonstance, afin de ne pas perdre le bénéfice d'une estimation en gros.
Aucun des objets ne manque donc à l'appel; noire marchand en a lu la certitude dans le nuage sombre dont se couvre la physionomie de son client, et il prend alors un. Ion goguenard, où se trahit la satisfaction intérieure que lui cause ce premier avantage.
A cette escarmouche succède un long silence : le marchand tourne et retourne chaque pièce avec une attention minutieuse; il examine tout, depuis les boutons jusqu'aux, coutures; il a grand soin de tenir en évidence les endroits où d'ordinaire le temps, cet impitoyable râpeur de vêlements, porte ses plus rudes atteintes ; et s'il arrive que le coude, le collet, le genou, la doublure, soient affligés d'un accroc, quelque léger qu'il puisse être, c'est toujours ce fâcheux accroc qui vient, comme par hasard, se placer sur sa main. Combien souffre le vendeur durant celle perquisition déprédatrice ! Comme son oeil suit avec anxiété chacun des mouvements de l'impassible examinateur! Avec quelles transilions poignantes il passe lour à tour de la crainle à l'espérance, et de l'espérance à la crainte ! horrible supplcie dont son bourreau ne se met point le moins du monde en peine, et qu'il ne paraît même pas soupçonner ! Enfin la bouche de celui-ci va s'ouvrir : c'est un moment solennel.
« Bourgeois, qu'est-ce que vous demandez de tout ça ? »
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LE MARCHAND D'HABITS
Cette interrogation est accompagnée d'une telle expression de mépris, que le pauvre vendeur découragé n'ose plus dire le prix sur lequel il avait compté, et ce n'est le plus souvent que sur une demande itérative qu'il se décide à faire connaître ses prétentions, ayant soin de les faire descendre à la moitié de ce qu'il avait d'abord arrêté dans son esprit.
Mais, quelle que soit l'exiguïté de la demande, notre marchand ne manque jamais de se récrier aussi haut que si l'on avait l'intention de le ruiner. Puis il recommence son examen ; il calcule, il réfléchit, ou du moins en fait semblant ; et s'il n'a pas affaire à quelque étudiant, insoucieux enfant du plaisir, si là se passe un drame de faim et de misère que lui a fait deviner son instinct de lucre, il devient tranchant, impérieux : ce n'est plus un marché, c'est un combat réel, et le dessous reste toujours à la misère et à la honte.
Arrivons au marchand d'habits sexagénaire : c'est en lui que s'est conservé le type primitif, le beau idéal de l'espèce. Depuis dix ans qu'on le connaît, il a soixante ans ; il les aura encore dix ans plus tard. C'est toujours la même redingote longue, olivâtre, râpée, le même chapeau bas, dont le bord, par un effet du collet, se relève derrière le sommet, le même visage maigre et ridé. Il a ses rues, ses heures de prédilection, ses pratiques dans le quartier. Il n'occupe pas orgueilleusement le haut du pavé, il côtoie modestement les bords du ruisseau. Il est légèrement voûté, et baisse la tête, ce qui ne l'empêche pas de promener partout, comme à la dérobée, son oeil gris et vif, toutes les fois qu'il émet à intervalles égaux son cri nasillard et perçant. D'un bout de la rue à l'autre, il aperçoit l'index mystérieux qui l'appelle : alors il entre sans bruit, il se fait petit, il échappe à tous les yeux ; l'escalier ne crie pas sous son pied discret ; on dirait un habitué du logis. Quelle que soit la personne à qui il a affaire, il est toujours le même, humble, rusé, dépréciant les objets de la vente, mais avec bonhomie, sans dédain, sans gesle blessant, sans arrogance. Il a mille petites phrases à son usage : Les temps sont durs ; on ne vend pas ; tout se donne à si bon marché; on gagne si peu ! Que répondre à de si bonnes raisons? On se laisse persuader. Quoiqu'il paye moins
cher qu'un, autre, comme il ajoute toujours quelque chose à sa première estimation, il a l'air de faire un sacrifice ; et quand il est sorti, on est presque tenté de dire : «, Voilà un homme accommodant. »
Cette variété des marchands d'habits, le croirait-on? a son côté poétique, le côté de l'art, et en cela il tranche sur les deux autres, que la passion du gain domine sans distraction et faiblesse. Que le hasard lui présente quelqu'une de ces rares guenilles, respectable défroque de quelque seigneur de la régence, qui aura passé, à travers les révolutions, du maître au laquais, du laquais à ses enfants, de ceuxci à des collatéraux, survivant à quatre générations, alors son regard s'anime, son visage, d'ordinaire terne et froid, s'illumine el s'échauffe : c'est la joie du bibliophile ressuscitant quelque vieux manuscrit oublié, ou celle du gastronome qui tire des profondeurs d'un caveau une bouteille parée d'une' poudre semiséculaire. Dans ces belles occasions, devenues de moins en moins fréquentes, à son grand regret, le marchand d'habils antiquaire met en oeuvre toutes ses ruses : il sort, il rentre, il sort encore, il revient enfin, et fait des sacrifices réels pour acquérir la précieuse relique.
Ce qui rend surtout remarquables les marchands d'habits dans la grande famille des crieurs, c'est qu'ils en sont les finauds, les intrigants, les roués. Malgré la rivalité qui existe entre eux, on les voit toujours d'accord quand il s'agit de déshabiller le malheureux que l'état de ses finances contraint de recourir à leur industrie : de rivaux qu'ils étaient, les voilà devenus compères. Un premier s'est présenté ; il a offert son prix, prix absurde, un peu plus que rien ; il est parti sans céder d'ui centime. Un second passe, puis un troisième, élevant leurs regards vers la même fenêtre de la même mansarde, faisant retentir incessamment le même chant de corbeau : on' les appelle, et leur prix est toujours moindre que le dernier mot du précédent. Enfin, dans la peur d'en voir venir un quatrième, un cinquième, qui demanderont de l'argent peut-être pour consentir à se charger de sa pauvre dépouille, le pauvre vendeur se décide : il échange contre vingt, trente ou quarante sous une garde-robe complète, son habit de marié, son pantalon
LE MARCHAND D'HABITS
m
de gala, le gilet de velours dont sa femme lui fit cadeau le jour de sa fêle ; et au moment où, les larmes aux yeux, se mordant les lèvres de rage, il fait ses derniers adieux aux compagnons de ses longs jours de travail, aux confidents discrets des plus douces joies de sa vie, aux. souvenirs brûlants de ses trop courtes heures de bonheur, le marchand, pliant sous le faix, se retourne pour lui dire d'une voix à la fois ironique et protectrice :
« A une autre fois, mon bourgeois ; pensez à moi, nous nous arrangerons toujours. »
Mais ce n'est pas assez d'étudier le marchand d'habits dans la rue ou chez son client ; il faut encore le suivre dans son intérieur. Là brille dans tout son éclat le génie dont la nature l'a favorisé. Qu'est-ce en effet que d'avoir acheté à'bon compte quelques misérables vieilleries ? Le point capital est de les métamorphoser en nouveautés de la plus belle apparence; et, pour atteindre ce but, il possède mille recettes merveilleuses. Ce pantalon, dont on ne voit plus que la corde, il le retournera, et en confectionnera des guêtres d'une admirable fraîcheur ; cet habit, que vous n'auriez pas osé donner à votre portier, il trouvera moyen de le dégraisser, de le recouvrir d'une laine soyeuse en le brossant avec un chardon ; et lorsqu'il y aura cousu une doublure neuve, qu'il aura promené dextrement les barbes d'une plume chargée d'encre sur ses coutures blanchies au service, il ne se trouvera pas un ouvrier qui ne s'estimât heureux de le payer vingt fois ce qu'il vaut, pour en faire ses beaux jours de barrière.
Modestement vêtu, modestement logé, le. marchand d'habits thésaurise longtemps avant de songer à prendre une position en harmonie avec sa fortune ; il s'inquiète fort peu d'acquérir des droits politiques ; il n'ambitionne pas d'autre insigne que la médaille qu'il tient de la police. Quand est venu le moment où il juge convenable de se retirer des affaires, il disparaît tout à coup de la grande ville ; vous pourriez le croire mort, si le hasard, vous conduisant dans quelque commune des environs, ne vous le faisait retrouver propriétaire, membre du conseil municipal, sergent de la garde nationale, et lecteur assidu du Constitutionnel. 11 n'en est pas de même tout à fait du vieux
marchand, de l'antiquaire, dont nous avons tracé le portrait à part : celui-ci, tant que sa vie dure, achète et brocante ; il est toujours pauvre, et c'est après sa mort seulement que sa fille épouse un avoué, ou que son fils' achète une charge d'agent de change.
Nous ne terminerons pas ce tableau sans dire un mot des marchandes d'habits ; car les hommes ne se sont pas réservé exclusivement le privilège de cette intéressante profession, et les femmes y prennent une assez large part. Nous avons remarqué que celles-ci, dans la nomenclature des objets qu'elles désirent acheter, procèdent toutes dans le même ordre, commençant par le chef, et descendant jusqu'à la chaussure,
Leur mélodie, moins originale que beaucoup d'autres, est une des plus belles qu'on entende à Paris. Le caractère en est emprunté à l'Église : c'est du plain-chant tout pur, un plainchant tout grégorien, bien qu'il n'ait pas été extrait du rituel du saint homme. En général, il est mal chanté, et ce n'est pas toujours chose facile que de découvrir toute la beauté d'une mélodie si ignoblement rendue. Mais on rencontre pourtant quelques femmes qui la chantent avec une voix fraîche et claire, et lui donnent l'accent de complainte propre au plain-chant. Lorsqu'on les entend de loin, on se croirait transporté dans le midi de l'Italie ou sur les îles de la Méditerranée, où les femmes, en filant tantôt sur le seuil de leurs portes, tantôt sur le toit légèrement voûlé de leurs maisons, chantent : Ave, Maria, gratia plena, avec une voix argentine qui va retentir
te
LE MARCHAND D'HABITS
jusqu'au milieu des rochers escarpés qu'on voit s'élever du sein des flots. Que de fois ces marchandes d'habits nous ont reporté,, par le souvenir, au temps de notre vie insulaire ; et qu'elles ont souvent réveillé les impressions profondes que produisaient sur nous les chants des fileuses, lorsque, assis sur les ruines d'un càstel de Barberousse, d'un temple d'Apollon ou d'un bourg de Tibère, nous admirions de loin les îles de la Corse et de la Sardaigne, le promontoire de Gaëte ou de Mycène, le château
château et les rochers de Sorrente et de Salerne ! Quand une pauvre crieuse des rues nous rappelle ainsi ces voix qui venaient interrompre nos rêveries, et troubler le silence de la montagne, en se mêlant au murmure des vagues de là mer, combien nous serions heureux d'avoir à lui offrir quelque chiffon de prix comme un hommage de notre reconnaissance pour tant de beaux souvenirs... et quelquefois pour tant d'amers regrets !
JOSEPH MAINZER.
Le Marché. Dessin de Pauquet.
PAR HENRY MONNIER
ILLUSTRATIONS DE HENRY MONNIER, GAGNIET ET H. CATENACCI
UAND nous venons au monde, nous autres modestes enfants de Paris, peu de personnes assistent à notre' arrivée : ce sont ordinairement l'accoucheur, lagarde et la portière
de la maison où nous avons reçu le jour. La servante, si la dame du lieu ne fait pas ellemème son ménage, va, vient, tourne et rattowrne de la cuisine'à la chambre à coucher, de la chambre à coucher à la cuisine, et le mari n'est jamais là.
Toutes les formalités usitées en pareil cas une fois terminées, le sexe du petit bonhomme bien et dûment constaté, on le purifie, on l'empaquette, on le ficelle, on le reficelle, on lui brise bras et jambes pour qu'il occupe le moins de place possible dans ses langes ; puis on le présente à maman, qui le reçoit des mains de la garde. Le docteur, dont les soins ne sont plus nécessaires, phe bagage, tire sa révérence, et la portière reprend le nouveau-né, l'inonde de caresses, l'humecte de baisers, et lui voue, à dater de ce jour, une affection des plus vives, un dévouement sans bornes.
Cette affection des plus vives, ce dévouement sans bornes, s'étendent à tous ceux et celles qu'elle accolada à leur venue dans cette vallée de larmes et de misère. Le temps, qui détruit
tout, ne diminuera pas cette tendresse ; il ne fera, au contraire, que l'augmenter, que l'accroitre, que l'embellir ; jamais elle ne sera payée d'ingratitude : de tout temps le Parisien aima sa portière. J'ai beaucoup aimé la mienne, vous devez avoir aimé la vôtre; vous l'aimerez, je l'aimerai, nous l'aimerons toujours. Aussi cette haine que, dans un âge plus avancé, nous portons aux autres femmes de sa condition, bien que fort injuste, est-elle une conséquence toute naturelle de cet amour exclusif que nous conçûmes pour la première. •
Le portier est plutôt l'homme à la portière, car pour être digne.du titre dont il se pavane, il faudrait qu'il partageât les charges et les bénéfices de l'emploi; et il ne les partage pas. C'est un être à part, un monsieur singulier, comme l'appelle sa compagne dans ses rares accès de gaieté, une espèce de tailleur en vieux. Autant Humann met d'élégance dans sa coupe, autant le portier se distingue par l'inexpérience, la maladresse et la pesanteur de ses ciseaux.
C'est quelquefois encore un cordonnier obscur, qui, au sein même de la capitale, s'est créé des habitudes orientales; il ne fait rien, le sans coeur, ou si peu, qu'il vaudrait mieux cent fois qu'il restât au lit la majeure partie de la journée. Il tousse, mouche, crache et graillonne à faire tourner le boire et le manger des locataires, dont il a l'impudeur de lire le premier les journaux, puis il humera le jus d'une pipe archiculottée, le nez perdu dans les fonds d'une vieille souquenille rapiécée et rapiéceras-tu, se démettant en faveur de sa moitié de la totalité des
bB
LA PORTIERE
ennuis et des tracas de l'association conjugale. |
Madame, que nous appellerons la maman j
Desjardins, est d'une nature diamétralement j
opposée à ceUe de son triste époux : vive, preste, I
alerle et proprette, elle fait tout par elle-même, j
porte les culottes, se moque du qu'en dira-t-on, I
et, depuis son mari jusqu'au locataire le plus j
huppé, mène à la baguette toute la maisonnée, j
A seize ans eUe vint du fond de la Bourgogne \
à Paris retrouver une soeur aînée de son papa, ;
depuis longues années en service auprès d'un j
vieux garçon vicieux. Son arrivée ne causa pas j
à la tante un sensible plaisir : elle n'était pas {
fine, tant s'en fallait qu'au contraire; mais, j
comme tant d'autres, elle avait cet instinct na- I
turel, ce gros bon sens, qui longtemps nous font j
pressentir à l'avance que tel ou tel individu j
nous sera plus ou moins nuisible ou désagréable. {
Elle ne tarda pas toutefois à voir ses prédictions j
se réaliser. Le lendemain à son déjeuner, ;
M. Bournichon demanda à sa gouvernante des j
nouveUes de l'enfant, comment elle avait passé j
la nuit, si le séjour de la capitale semblait devoir j
lui convenir ; il lui adressa cent autres questions j
encore qui prouvaient jusqu'à l'évidence que !
déjà la petite ne lui était pas indifférente. j
Sa barbe avait été faite en se levant, ses !
oreilles étaient brûlantes, sa langue épaisse, son j
regard hébété. ïï était sûr et certain que Bour- |
nichon n'était plus dans son assiette ordinaire j
et qu'un notable dérangement d'idées venait de 1
s'opérer dans son Imaginative. II tourna quelque !
temps encore autour de la question, puis enfin j
l'aborda en témoignant le désir de voir immé- ;
diatement la jeune personne. j
La position de la pauvre femme en cette oceur- ! rence était des plus critiques : devait-elle la ! faire venir, ou ne le devait-elle pas ? Elle le fit. j M. Bournichon se contint, et se renferma dans j les limites de la bienséance; seulement ses re- | gards se portèrent plusieurs fois avec trop de complaisance peut-être sur la petite : au demeurant, il fut très-convenable. Le coup n'en était pas moins porté, la malheureuse tante connaissait le pèlerin, elle savait qu'il ne fallait pas le \ heurter, qu'il fallait ménager la chèvre et le I chou. Elle fit bonne contenance, elle patienta ! tant bien que mal; mais, une fois le déjeuner j terminé, elle 'fit passer la fille de son bétât de j frère devant elle, l'enferma dans sa chambre, ! endossa son tartan, prit son sac et ses socques, ; et le soir même elle avait fait maison nette. Petite \ nièce à sa tante était entrée à l'autre bout de j Paris, en qualité de bonne d'enfants, chez une j jeune dame dont le mari était aux colonies.
Pour jolie, la petite ne l'était pas, mais elle avait ce que nous appelons la beauté du diable, les plus belles dents du monde, beaucoup de fraîcheur, seize ans, et Bournichon en avait soixante-sept bien sonnés.
Depuis le jour où sa tranquillité fut compromise, la compagne du vieux garçon ne fila plus qu'un bien mauvais coton, ses digestions devinrent laborieuses, son sommeil était agité, les âmes charitables du voisinage l'entretenaient dans ses sombres pensées en lui demandant à tout bout de champ des nouvelles de la petite. Bournichon, de son côté, devenait de plus en plus exigeant. Cet état de choses ne pouvait durer longtemps, aussi ne dura-t-il pas, et un beau malin, au moment où elle y pensait le moins, elle prit congé de la compagnie.
Bournichon fut médiocrement affligé de la perte de sa Babet, elle lui était devenue odieuse, intolérable ; il remua ciel et terre pour connaître la demeure de la petite que la défunte avait eu bien soin de tenir cachée ; il y parvint néanmoins, la fit venir, lui proposa d'en faire sa compagne, elle accepta. Deux mois après, Bournichon s'en fut rejoindre la pauvre Babet; il laissa à sa nièce peu de chose à la vérité, mais assez encore pour tenter la cupidité du sieur Desjardins.
Peut-être le défunt valait-il mieux que sa réputation, toujours fut-il qu'en sortant de chez lui sa jeune gouvernante aurait trouvé difficilement à s'établir, le monde est si méchant ! Aussi, quand le futur se présenta, elle le prit au mot, dans le seul but de se créer une position.
Le mariage était à peine consommé, que maman Desjardins s'aperçut, mais un peu tard, de la boulette qu'elle venait de faire. Cet homme qu'elle avait paré de toutes les richesses de son imagination, tomba tout à coup à bas du piédestal qu'elle s'était plu à lui élever; dès ce moment elle ne vit plus en lui que ce qu'il était réellement, un grotesque, un brutal, un cynique sans bouche ni éperons, aux lieu et place d'un lancier, d'un tambour-major qu'elle avait rêvés. Elle se prit aussitôt à le détester, et le détesta de toutes les forces de son âme.
L'histoire de ma portière n'a rien de bien extraordinaire, de bien merveilleux; je l'ai contée parce que son histoire, comme elle me l'a mille fois répété, est la celle à toutes les autres... de portières.
Toutes les dames commises à la garde d'une maison sont en général d'anciennes cuisinières, d'ex-femmes de charge, qui ont appris à tirer le-
LA PORTIERE
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cordon dans les longues et interminables séances qu'elles ont faites dans la loge. Un héritier qui veut épargner à la mémoire de son parent un reproche d'ingratitude, à sa bourse une modique pension viagère, mettra à la porte, sans calembour aucun, l'ex-gouvernante du défunt.
Il en est au reste, du métier, de la profession, de l'état de portière, comme de tous les états, de toutes les professions, de tous les métiers en général ; tous ont leur bon et leur mauvais côté. Il y a dans celui-ci beaucoup de mal à se promettre, sans doute, il ne faut pas se le dissimuler ; mais aussi combien de compensations ! La portière ne règne-t-elle pas en souveraine des plus despotes sur tous les habitants de la maison, n'importent le rang, l'âge, le sexe et la classe à laquelle ils appartiendront? Tous ne sont-ils pas soumis à ses lubies, à ses moindres caprices? N'est-elle pas le factotum, le bras droit, le conseil du propriétaire? N'est-ce pas elle qui perçoit les loyers, qui fait les rapports, donne et provoque les congés, qui dispose des caves, des greniers et des appartements? Il y a à Paris deux mille maisons que je pourrais citer, que je ne citerai pas, mais dans lesqueUes en dix ans on n'a pas vu une seule fois le propriétaire ; souvent même on ignore complètement s'il est homme ou femme, jamais, au grand jamais, on ne s'en est occupé.
Tout ce qui se présente à la reine de la loge ne l'aborde jamais que le chapeau à la main ou la main au chapeau. Le jour de la fête de la Vierge, sa patronne, sa demeure ne peut contenir les fleurs et les bouquets dont elle est assaillie; au renouvellement de l'année, combien de cadeaux, de douceurs de toute espèce ; c'est à n'en plus finir.
Et les fournisseurs, quel intérêt immense n'ont-ils pas à se maintenir toujours au mieux avec madame Desjardins ! Si le boucher manque un seul instant, un seul, à son devoir : N'allez jamais chez c'f homme-là, dira-t-elle à un nouveau locataire, c'est un fichu boucher, sa viande est gâtée, il vend à faux poids, sa femme est haute comme le temps^ elle vous agonisera de sottises. 'A-t-elle à se plaindre du boulanger : Gardez-vous, comme de la peste, de prendre votpain dans c'te maison-là, c'est des gens malpropres qu'il n'y a pas leurs pareils; ils vous feront manger des cri-cris. Si la fruitière a eu le malheur de traverser la rue sans la voir : Vous ferez bien de ne jamais entrer citez c'te femme-là; elle est si mauvaise, qu'elle vous allongera une paire de soufflets si vous avez le malheur de marclmnder la moindre des choses : ça ne pèsera
pas eune once. Ainsi de suite, tout le monde aura son paquet.
Ne croyez pas que la portière n'ait pas aussi ses petits moments de distraction, elle n'est pas toute l'année à l'attache ; je me plais cependant à lui rendre cette justice, elle sort rarement, mais encore sort-elle quelquefois. Et qui la remplace? les vieilles béguines qui habitent les étages supérieurs, qui jamais ne donnent rien, sont pour elle d'une complaisance à toute épreuve, et s'emparent du cordon. Ce sont ces femmes jaunes et décharnées, ou grasses àfendre à l'ongle, qui dans la belle saison tapissent le soir les deux côtés de la porte cochère, passent en revue les gens de la maison, les allants et les venants, et les habillent de toutes pièces.
Les desséchées sont de vieilles filles, les âmes damnées du vicaire de la paroisse, des lames à vingt tranchants, les demoiselles de la confrérie de la Vierge.
Les potelées, des veuves, des gardes-malades ou des femmes de ménage. Toutes ces dames se chauffent et s'éclairent toute l'année gratis pro Deo. Elles forment l'état-major, le conseil privé de maman Desjardins, écoutent mordicus les soporifiques lectures de romans incompréhensibles, interrompues à chaque alinéa par la demande incessante du cordon ou les coups de marteau de la porte, qui les font toutes bondir comme de blancs agneaux sur leurs sièges. 1 Elles épient un regard, un sourire de leur bien-aimée souveraine, qu'elles entourent des attentions les plus fines et les plus délicates.
C'est à l'obligeance de ces péronnelles que nous sommes redevables de la présence de toutes ces portières, qui dans nos fêtes, nos réjouissances publiques, à nos feux d'artifice, le jour de l'ouverture du Musée, à l'exposition des produits de l'industrie, nous coudoient, nous fatiguent, nous assomment et nous marchent autant sur les pieds. Ces femmes sont éminemment curieuses : ce fut et ce sera toujours leur petit péché mignon. Au fond, ces femmes ne sont pas méchantes, toutes en général sont d'une assez bonne nature; mais les flatteurs, qui tous les jours parviennent à faire changer les meilleures intentions des princes et des rois, changent aussi les meilleures, intentions de nos portières et nous les gâtent.
Jamais, avant d'avoir vécu à Paris, nul ne pourra se persuader combien il importe à tout homme, jaloux de son repos et de sa tranquillité, d'être bien avec sa portière. Autrement, plus de bonheur, plus de paix pour lui sur la terre, et encore, malgré toutes les précautions
La Portière. Dessin de H. Monnier.
LA PORTIERE
prises en pareil cas, un rien, une idée, un caprice, une goutte d'eau répandue, une sottise commise par votre femme déménage, de la conduite de laquelle on vous rendra responsable,
pourront vous aliéner l'estime el la considération de votre portière.
La tète haute, la conscience pure et paisible, vous chantonnez en tournant le bouton de la porte de la loge où vous espérez rencontrer un gracieux sourire ; pas du tout, au lieu du sourire gracieux, ce sera une mine .atroce, une tète de griffon, comme dit mon ami Dântan, une réponse des plus sèches à votre bonsoir, et si vous ne trouvez immédiatement un coin, une place où déposer votre bougeoir, pas une main ne viendra le prendre, il vous faudra le mettre dans votre poche, si vous n'aimez mieux le remonter chez vous.
Le soir vous frapperez vainement
à la porte : on connaît votre touche, on ne vous ouvrira pas, et, à moins d'une circonstance in£' prévue, indépendante de la volonté de maman Desjardins^vous ne pourrez rentrer que le leu;
leu; Vos letties, si toutefois omcvêutbien les recevoir, voussernntremises quinzejours après •leur arrivée, vos «billets de garde confisqués, puis on mutilera le cordon de votre sonnette ;
-la machine à battre les habits sera décrochée,
Le Portier. Dessin de Gaquiet.
votre carré souillé, votre paillasson prostitué; puis on dira au tailleur : Si l'on ne vous ouvre pas là-haut, c'est qu'on ne veut pas vous payer, voilà la chose.
Toute portière aime les animaux ■. chaque loge possède un chien, un chat, des serins, un moineau franc et quantité de petits cochons d'Inde dont les voix aiguës attestent la présence sous l'établi, la commode ou le dessous du poêle.
Le chien semble n'avoir jamais été jeune, tant il est vieux et laid ; il est toujours fort avancé en âge. Il appartient à la race des carlins, espèce presque éteinte et dont quelques individus se trouvent encore de temps à autre chez la portière. Ce chien a quelque chose du mari de sa maîtresse ; cette ressemblance existe au moral comme au physique ; ainsi que le père Desjardins, il est maussade, sur sa
bouche, graiUonneur et boudeur. Comme lui, il a le nez épaté, la barbe grise, l'oeil éteint bordé de rouge, l'oreille entamée et les jambes mauvaises. Comme son maître, il est fat, important, et ne tient aucun compte de leur politesse à ceux qui le viennent visiter. Son organe est tellement fêlé, que c'est tout au plus s'il est facile de l'entendre à deux pas. Égoïste comme tous les vieux garçons, il ne sort jamais
La Loge. Dessin de Henri Monnier.
dans la crainte des mauvaises charges des polissons du quartier.
Le chat est peu sédentaire, il va et vient, uest jamais en place, assez bien vu dans quelques parties de la .maison, fort mal dans d'autres ;il Lournit rarement une longue carrière.
Chaque année les cages, reçoivent de nouveaux locataires ; cette odeur de pipe et de ratatouille, qui constamment règne dans la loge, est en grande partie une des causes principales de l'émigration de leurs habitants.
Les petits cochons d'Inde pullulent d'une
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LA PORTIÈRE
manière effrayante ; ils se trouveraient assez bien de la loge, ils s'y plairaient bien davantage encore si tous n'étaient condamnés à être servis sur la table de leurs honorés maître et maîtresse. Jamais je n'en mangeai, mais je tiens de ma portière, qui en consomme fréquemment, que c'est un mets très-délicat et très-recherché.
Chez les garçons, la portière remplit souvent les fonctions de femme de ménage ; c'est même une des plus belles cordes de son arc, quand elle a le talent de la bien faire jouer : un garçon n'y regarde jamais de si près, et si son heureuse étoile veut que le cher homme prenne ses déjeuners chez lui, elle trouve facilement moyen de sustenter, haut la main, elle et tous les siens, à ses frais et dépens.
Plus encore crue la femme de ménage, la
portière, qui va et vient à toute heure de jour et de nuit, à l'abri de tout contrôle, a beau jeu pour faire, comme on dit, ses orges, aussi la gaillarde fait-elle danser à belle baise-mains le bois, le charbon, et tout ce qui s'ensuit : tout généralement y passe ; il n'y a pas jusqu'aux cigares du malheureux locataire qui ne viennent se promener, queUe profanation ! sur les tristes et dégoûtantes lèvres de l'infâme Desjardins.
Puis, quand il prend envie au maître d'abandonner pour quelques
quelques la capitale, quelles aimables parties, quelles folles soirées, se donnent dans son appartement ! Qu'il serait agréablement surpris s'il voyait ces petits meubles, pour lesquels il a tant d'égards, qu'il traite avec tant de. ménagements, à la merci de toutes les commères de sa maison, à l'aspect de ces lumignons errants çà et là de tous côtés, dans tous les coins, illuminant les chastes visages des vierges de la confrérie ; ses beaux albums, ses recueils de vignettes, si précieux, dans les mains de ces matrones humectant le pouce de la main droite à chaque feuille qu'elles passent en revue, écorchant les textes et brisarft les marges à faire tomber l'éditeur Curmer en syncope !
Et ses jolies statuettes transformées en patères et recevant les bonnets de ces dames, et ses belles faïences, qui coûtèrent tant de veilles à Bernard Palissy, donnant, pour la première fois, l'hospitalité à la crêpe, au -heignet, au marron boulu!!!
La Portière assise.
Qu'il faudrait de vertu à celui qui, rencontrant chez lui semblable compagnie, se renfermerait dans les bornes de la bienséance et de la modération ! Il agirait ainsi, que sa conduite trouverait encore de nombreux détracteurs.
« Qu'avait-il tant de besoin, ce grand marabout-là, dira le lendemain, en allant au. lait, mademoiselle Pétola, qui n'a point été élevée sur les genoux de madame de Genlis ; qu'avaitil tant de besoin, marne Gabiaud, de nous tomber ainsi sur les épaules, que j'en ai zévuse ma digession toute troublée, que j'en ai passé eune nuit quasiment toute blanche ? il ne sait jamais que vous faire des transes pareilles, c't'ostrogolh-là.
MADAME GABIAUD. — Avous-vu l'air pas contente qu'il avait, mamzelle Pétola? Nous
a-t-il adressé un mot de politesse? Ah ! ben oui, il avait ben le temps, ma foi ! il avait ben trop peur de s'compromettre ; dame ! c'est, que le roi n'est p'tètre point son cousin, à c'beau muscadin? »
Il est bien rare qu'une portière donne son approbation quand il prend envie à celui dont elle fait le ménage, de renoncer au célibat; aussi ne garde-t-elle plus aucune mesure, va-t-elle à travers choux, lorsqu'elle croit avoir découvert ce qu'elle appelle le pot aux roses. C'est aussitôt une maîtresse abandonnée,
abandonnée, se livre aux fureurs du plus sombre désespoir, une lionne, que sais-je? une poule, une levrette, à laquelle on vient d'enlever ses petits. Ni les représentations des voisines, ni les devoirs que lui impose sa double qualité de femme et d'épouse, rien ne la peut calmer; comme la justice, il faut que la douleur ait soncours. Elle ne peut se faire à cette idée, qu'une autre pourra impunément disposer de tout, dans l'appartement. Elle énumère alors tous les services qu'elle n'a pas rendus à celui qui la délaisse : c'est un fils qu'elle idolâtrait, qui vient de renier sa mère ; elle ne se rappelle plus, l'indigne, ces petits abus de confiance, ces petits emprunts quotidiens qu'elle faisait aux provisions que la famille envoyait à son fils bien-aimé, à la garderobe que papa Desjardins avait grand soin de dénaturer au plus vite, dût la réputation d'Humann en être ébranlée, en admettant toutefois qu'elle pût jamais l'être.
Elle trimballera ses griefs de porte en porte dans la maison, les boutiques, les magasins,
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dans tout le voisinage, et Dieu seul sait si le pauvre jeune homme sera ménagé. Ce sera un être atroce, épouvantable, perdu de dettes et de débauches, le mariage d'un tel être une horreur, une monstruosité, une première révolution, il ne se fera pas, et le propriétaire, qui est la probité même, se gardera bien d'y prêter les mains : sa leçon est faite en conséquence si l'on vient jamais aux informations. Ne voyonsnous pas, tous les jours, des mariages à la veille de se conclure ne pas avoir lieu par des causes que tout le monde ignore, par le seul fait d'un mot, d'un rien, d'un propos eh l'air parti de la loge?
Les portières sont tenues au courant, par les servantes, des moindres détails de l'intérieur des ménages ; aussi le meilleur conseil à donner à quiconque a le malheur de se faire servir est de ne rien négliger, d'employer tous les moyens à sa disposition pour que la bonne soit toujours au plus mal avec la portière. Exemple : vous dites à cette dernière :
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — Comment, madame Desjardins, est-ce possible? Marguerite m'apprend que vous laissez mes journaux et mes lettres, un temps infini, sous le coussin de votre bergère ?
MADAME DES JARDINS. — Faut qu'elle soye malade, vot' domestique; si elle l'est pas, elle n'en vaut guère mieux, sans ça, elle en a menti comme une arracheuse de dents qu'elle est ; vlà dix-neuf ans que je suis ici, jamais je n'ai entendu dire des choses pareilles, jamais, non jamais, comme il n'y a qu'un Dieu sur la terre pour nous éclairer.
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — Je me plais à le croire, mais toujours est-il que je ne reçois pas exactement mes journaux ; non-seulement vous les lisez, chVelie, mais encore vous les faites couru dans toute la maison.
MADAME DES JARDINS. — Et à qui que j'ies fais courir sans vous commander?
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — VûUS Sentez
bien, madame Desjardins, que ce que je vous dis est de vous à moi ; je serais désolé que Marguerite se doutât jamais de ce qui s'est passé.
MADAME DESJARDINS. — Soyez sans crainte, c'est pas ça que j'y dirai.
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — Je sais trop ce que je me dois pour jamais être mêlé dans aucun propos.
MADAME DES JARDINS. — Soyez sans crainte, D'abord il est bon de vous dire aussi que vol' domestique est une rien du tout, qui n'avait
pas, sauf vot' respect, un jupon à se mettre au derrière, quand elle est entrée chez vous, et Dieu merci, à l'heure qu'il est, voyez dans son armoire si. c'est qu'il y manque quel' chose ; eune reine s'rait jalouse de ce qu'elle vous a. J'm'en moque pas mal encore, qu'elle dise c'qu'èlle voura, je ne m'abaisse pas à répondre à plus bas que moi ; d'ailleurs, comme on dit, on n'est jamais crotté que par la boue.
Puis à la bonne :
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — Que vient donc de m'apprendre madame Desjardins, Marguerite, que vous jetez tout par les fenêtres, que vous répandez toutes vos eaux dans ses escaliers, que vous avez toute la nuit de la chandelle qui brûle dans votre chambre, et que vous avez toute la journée dans votre cuisine des personnes qui ne peuvent que vous faire du tort ?
MARGUERITE. — D'abord, monsieur, madame Desjardins, il est bon de vous dire que c'est une vieille infection.
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — Ménagez vos termes, je vous prie : madame Desjardins est une femme respectable.
MARGUERITE. — Une vieille infamie de dire des choses qui n'est pas. C'est la chose de vouloir mette sa belle-soeur à ma place, qui lui fait dire ce qu'elle dit, c'est aussi faux comme elle, la vieille fausse qu'elle est.
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — Ce que je vous dis là, Marguerite, c'est dans votre intérêt.
MARGUERITE. — C'est bien aussi comme ça que je l'prends, et si je v'nais jamais à vous dire c'qu'èlle dit aussi sur votre compte à vous, et sus madame, et sus tout l'monde de chez vous?
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — Je ne veux rien .savoir.
MARGUERITE — Que madame est une ci... que madame est une ça...
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — En voilà assez.
MARGUERITE. —C'est que si on me pousse à parler, c'est que je n'suis pas gênée de parler aussi, voyez-vous.
LE MAÎTRE DE LA BONNE. —. J'en suis bien persuadé, mais c'est inutile.
MARGUERITE. — C'est pourtant pas juste, que vous l'avez écoutée c'te vieille bique-là, que vous ne voulez pas m'écouter tout de même.
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — Parce que je ne déteste rien tant au monde que les propos, et je vous serai obligé de ne pas lui dire de qui vous tenez tout cela.
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LA PORTIÈRE
: MARGUERITE.— Parbleu! n'y a pas de crainte à avoir de ce côté-là, soyez-en sûr. Une vieille horreur, qui dit qu'elle ne sait pas comment qu'vous pouvez entrer vot'chapeau sur' vot' tète !
LE MAÎTRE DE LA BONNE. — J'ai toujours méprisé tous les propos.
MARGUERITE. — Ça n'empêche pas que,'-si
madame. le savait, elle né le prendrait pas comme vous.
LE MAÎTRE DE LA BONNE.—
Je vous demande une chose, une seule : c'est de ne point me mettre dans tout cela.
MARGUERITE. — Je le veux bien, mais j'y dirai pas moins ce que j'ai à y dire.
Aussitôt commencent les hostilités, on s'évite, on se boude, oh se fait de-mauvais tours ; puis, quand les parties semblent se rapprocher, vous les éloignez de-plus belle. •
Quand ■ la portière ■ a des demoiselles, elles sont exposées à plus d'un danger. Par la raison qu'on a vu des rois épouser des bergères , de
même on a vu maint fils de propriétaire épouser la fille du portier. Ce sont ordinairement de petites personnes pleines de vanité et très-ambitieuses: Admises chez la plupart des locataires, elles puisent, dans un monde plus relevé que celui dans lequel elles sont nées, des idées de luxe et de grandeur qui leur préparent souvent de grands chagrins et qui plus tard leur
Le père Desjardins. Dessin de Gagniet.
font regarder leurs parents comme bien peu de chose.
Dès leurs premiers ans, elles voyagent perpétuellement de la loge aux appartements el des appartements à la loge. On les;fait monter pour exercer aux soins maternels la jeûne mariée dont l'hymen fructifiera ; on les fait monter pour lés associer aux jeux des enfants d'une
classe plus - heureuse. Elles sont à même 'd'établir une-incessante comparaison entre la soupente natale et le' salon, entre le luxe et la misère, entre le travail et l'oisiveté. Bientôt l'atmosphère enfumée de la loge ' ne convient plus à la délicatesse, à la sensibilité de leur chétif individu. L'aiguiUe et la couture sont dédaignées ; on se destine au théâtre, où se promènent'bien des princesses qui jadis ont tiré le cordon. Mais si quelques filles de portière s'élèvent au-dessus de la sphère paternelle , un grand nombre descend au-dessous, c'est bien bas!
Une portière qui aimerait son art, qui l'exercerait avec amour et dignité, pourrait; rendre d'immenses services à la société; mais à-quoi bon? on ne lui en aurait aucune obligation, et l'habitude ferait dire d'elle ce qu'on" dit"des autres : la race des portières est une vilaine engeance.
HENRY MONNIER.
LE GAMIN DE PARIS
PAR JULES JANIN ILLUSTRATIONS DE GAVARNI, CHARLET, TRIMOLET, ETC.
IL est le frère de la grisette : frère légitime ou illégitime, qu'importe? il est enfant de bonne race : car, à coup sûr, son grand-père était à la prise de la Bastille : à la révolution
révolution Juillet, son père est entré le premier aux Tuileries, et il s'est assis sur le trône du roi ; c'est une race de gentilshommes dont les titres se sont perdus. Mais cependant suivez le gamin de Paris dans la rue : cet oeil fier, cette démarche hardie, ce sourire moqueur, ces petites mains, ces petits pieds, cette tête bouclée, ne retrouvez-vous pas tous les souvenirs de cette nation à part dans la nation française, qui depuis le commencement de la monarchie a joué le rôle principal dans tous les mouve^- ments qui ont changé la face du monde. C'est surtout le gamin de Paris qui pourrait dire comme Figaro : Si le ciel Veut voulu, je serais fils d'un prince. Mais le ciel ne l'a pas voulu ; notre héros est bien mieux que le fils d'un prince, il est le gamin de Paris.
D'où il vient? Quelle est son origine? où il va ? Eh ! dites-moi d'où viennent ces moineaux
francs qui ont usurpé sans façon les plus belles places et les plus beaux jardins de la ville ; aimables, effrontés coquins, ils sont les maîtres du Palais-Royal, dont ils animent encore le mouvement ; les maîtres du Luxembourg, dont ils animent le silence. Au jardin des Plantes, ils prélèvent une large dîme sur la part des lions et des tigres ; aux Tuileries, ils vivent des miettes tombées de la table du roi, sans demander quel est celui qui règne ; ils n'ont pour eux ni le plumage, ni la grâce, ni la beauté, ni aucune des qualités des oiseaux chanteurs ; ils ont la vivacité, l'esprit, le coup d'oeil; ils sont mieux que hardis, ils sont familiers. Véritablement je ne serais pas étonné que le gamin de Paris et le moineau franc ne fussent les enfants de la même nichée. Mais ' que la ville serait triste si elle était privée de ces piauleurs !
A peine réveillé, le gamin de Paris devient la proie des deux passions qui font sa vie, la faim et la liberté. Il faut qu'il mange, il faut qu'il sorte. Donnez-lui tout de suite un morceau de pain et le grand air. Il est bien vite habillé, une blouse en fait l'affaire. Quand il a plongé ses mains et sa tète dans l'eau froide comme un joyeux caniche, sa toilette est faite pour tout le jour. Son père ne s'en inquiète
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fifi
LE GAMIN DE PARIS
guère, car le père a été jadis un gamin de Paris, et il sait comment cela s'élève : mais sa mère, en sa qualité de Parisienne et de mère, est jalouse de la beauté de son fils ; elle a toujours pour lui une chemise blanche, un coup de peigne, un baiser, quelque menue monnaie ; et puis, « Adieu, mon fils, te voilà lâché ; empare-toi de la ville, tu es le maître, tu es le roi de Paris, la ville est faite pour toi, elle doit t'obéir; » malheur au provincial, malheur au bourgeois, malheur au malappris qui ne voudrait pas reconnaître, dans cet enfant qui passe, le souverain de cette grande ville ! Lui cependant, une fois lâché, il regarde d'où vient le vent, et il obéit à son seul maître, au vent qui souffle. Entendez-vous déjà son joyeux petit cri qui se mêle aux cris de l'hirondelle matinale ! « 0 eh ! ô eh !» Et à ce cri vainqueur soudain tous les échos répètent : « O eh ! ô eh ! » Car c'est là l'instinct du gamin de se réunir, de se reconnaître, de marcher en troupe serrée. C'est écrit dans la Bible : « 11 n'est pas bon que le gamin soit seul. » Quand il est seul, le gamin s'ennuie, l'appétit lui manque, ses mains sont oisives, ses -pieds légers sont de plomb ; mais, dès que la bande joyeuse s'est formée, la main est alerte, le pied est léger, le regard est rapide, la poitrine se dilate, tous les instincts guerriers de ce petit peuple se réveillent à la fois. Tenez, voilà le gamin qui marche au pas ; il a entendu le tambour, et il obéit au son du tambour ; le caporal lui sourit, l'officier lui donne une petite tape sur la joue. Chemin faisant, et, pour peu qu'il soit bien disposé, rien n'empêche que le gamin n'entre dans une école, chez les Frères, à la Mutuelle, que lui importe? il n'a pas de préjugés. La leçon est commencée, le maître est entré en explication; mais déjà le gamin a tout compris : c'est la plus vive, la plus rapide et la plus sincère intelligence de ce monde ; c'est un esprit qui va sans cesse en avant, net et vif comme l'éclair. Rien ne l'étonné; il apprend si vite, qu'il.a l'air de se souvenir. Dans leur argot, ils ont un mot qui résume pour eux toutes les sciences, science politique, scientifique et littéraire ; quand ils ont dit : Connu, connu ! ils ont tout dit. Vous leur parlez de Dieu le Père et de Dieu le Fils : Connu, connu ! Vous leur parlez de Charlemagne et de Louis XIV :
Connu, connu! Vous leur expliquez comment deux et deux font quatre : Connu, connu! comment c'est la terre qui tourne, et non pas le soleil : Connu, connu! Mais cependant prononcez devant eux seulement ce seul nom de Napoléon Bonaparte, et soudain vous verrez ces jeunes têtes se découvrir, ces malins sourires devenir sérieux ; ils ne diront plus comme tout à l'heure : Connu, connu ! mais au contraire ils écouteront avec une attention infinie les moindres détails de cette espèce d'évangile des temps modernes. En effet, le gamin de Paris se souvient confusément de ces temps de gloire où il était un personnage si important : alors on l'envoyait pieds nus jusqu'à la frontière ; armé d'un méchant fusil, il faisait sans s'en douter la conquête du monde ; à seize ans il était un héros sans le savoir ; son havresac était vide, il est vrai, mais cependant il était bien convaincu que ce havresac vide contenait le bâton de maréchal de France. Une fois à l'armée, le gamin de Paris s'y distinguait autant par la vivacité de son esprit que par son courage ; il était le bon mot de la bataille, la joie du bivouac, l'amour des cantinières, il riait et il faisait rire ; c'est lui qui était chargé de tous les bons mots de l'armée ; il trouvait à lui tout seul ces fines saillies, ces reparties plaisantes , ces improvisations hardies qui charmaient si fort l'empereur. « Je vois ce que c'est, disait-il à l'empereur, tu veux de la gloire, eh bien ! l'on t'en f... » Il n'y a qu'un gamin de Paris pour avoir rencontré ce mot-là. Aussi l'empereur le savait bien, et, comme aucun détail ne lui échappait, il savait toujours dans quel régiment il y avait un bon tambour, une bonne musique et un gamin de Paris. Seulement alors le gamin de Paris changeait de nom, il s'appelait le Parisien. 11 en est du Parisien comme du vin de Champagne, vous en rencontrez sous toutes les longitudes et toutes les latitudes, sur la terre, sous la terre, sur la mer. Du Parisien viennent tous les récits, tous les contes, toutes les merveilles. Rien qu'à l'entendre parler et à le voir sourire, l'équipage oublie la faim, la soif et les brûlantes ardeurs de la canicule. C'est toujours de la façon la plus gracieuse que le Parisien vous jette son bon mot et son coup de sabre ; c'esl lui qui rime les chan-
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sons, qui écrit les billets doux du régiment, qui porte la parole au capitaine II est maître d'armes, il a inventé certaines bottes secrètes qu'il enseigne à tout le monde ; il joue du flageolet, de la trompette à l'oignon et de la guimbarde ; il imite à s'y méprendre le chien, le chat, la puce enragée et autres animaux domestiques. Dans ses voyages sur les bords du Meschacébé, M. de Chateaubriand a rencontré un gamin de Paris qui enseignait les beUes manières de la cour de Louis 'XV à messieurs les sauvages et à mesdames les sauvagesses. Il vit dans tous les climats, il s'accommode de toutes les nourritures et de toutes les fortunes ; il est courageux, il est vaniteux, il est conteur, il est faquin, il est hardi et insolent comme un page ; son éloquence est infatigable, inépuisable; un grand fonds de philosophie, une patience à toute épreuve, une imprévoyance complète -de toutes les choses humaines, un certain sentiment de la probité et du devoir, qui ne l'abandonne jamais, tel est le fond du caractère de ce singulier personnage, auquel on ne saurait rien comparer dans les autres pays de l'Europe.
Mais nous voilà déjà bien loin de notre enfant de tout à l'heure, que nous avons laissé à l'école, étudiant en toute hâte les premières notions des sciences qu'il est appelé à deviner. A peine la leçon est-elle faite, et quand il a reçu sur ses petits doigts nerveux les cinq ou six coups de férule qui lui reviennent, jusqu'à ce que la férule ait volé en éclats par un coup de Jarnac qui n'appartient qu'au gamin, il s'écrie que l'heure de la récréation est arrivée ; il remet son livre dans sa poche, s'il a un livre, et le voilà qui s'en va tout courant dans une de ses places favorites, au Château-d'Eau, par exemple, le plus bel endroit de la ville. Là, pendant que l'eau retombe en murmurant dans son bassin de pierre, à l'ombre des arbres du boulevard, à l'odorante fumée des cuisines en plein vent, notre héros s'apprête à jouer sur un bouchon toute sa fortune de la journée. Faites-lui place, ne le dérangez pas, n'allez pas vous mettre devant son soleil, car il vous dirait comme Diogène à Alexandre : « Ote-toi de mon soleil. » Seulement vous êtes bien le maître de le regarder ; le gamin de Paris n'est pas fâché qu'on" le regarde : il sait très-bien
dans sa justice, que ce n'est là qu'un prêté pour un rendu. Ainsi il joue, et vous ne sauriez croire comme sa main est légère; aussi, par je ne sais quelle fatalité inexplicable, le gamin de Paris gagne toujours : c'est là un des mystères dont ce singulier personnage est entouré. Quand il a gagné, il achète un cornet de pommes de terre frites, et, d'un air narquois, il les mange à la barbe des passants. Ceci fait, s'il a le temps, il se met à lire couramment l'enveloppe de son déjeuner, quelque vieux fragment du Constitutionnel de la veille, dans lequel il puise la haine des tyrans et l'amour du peuple. II a soif alors, il se penche en arrière contre la cascade, et dans sa gueule entr'ouverte et garnie de dents blanches comme celles d'un jeune chien, il reçoit goutte à goutte l'ondée bienfaisante. Ceci fait, notre homme se souvient qu'il a un maître quelque part, un bourgeois, un patron, et qu'il a enfin un emploi à exercer. Aussitôt le voilà qui rjrend sa course à perdre haleine, non pas qu'il ait peur d'être battu ou chassé, on ne bat pas le gamin, on ne le chasse pas ; bien au contraire un certain instinct le pousse à aimer son maître ; mais seulement il l'aime à sa façon et quand il a le temps.
Vous me demandez quel est l'emploi du gamin ? Eh ! mon Dieu, dites-moi plutôt quel n'est pas son emploi, et ce qu'il ne sait pas faire, et ce qu'il ne fait pas dans la vie ; ne savez-vous pas qu'il a la science infuse ? Il peut tout; il sait tout, il ne sait que cela, mais il le sait bien : il est forgeron, c'est lui qui .'ait aller le soufflet ; il est peintre, c'est lui qui broie les couleurs ; il est architecte, c'est lui qui gâche le plâtre ; il est cordonnier, c'est lui qui passe le fil à la poix ; il est imprimeur, c'est lui qui lave les formes ; il est notaire royal, car c'est lui qui est la cheville ouvrière des plus grandes affaires. Il porte d'une étude à l'autre ces contrats dans lesquels les plus grandes propriétés changent de maîtres, ces traités d'aUiance entre les plus grandes familles ; tel saute-ruisseau qui passe en vous éclaboussant est souvent chargé d'une fortune entière et n'en est pas moins léger : de tous" les métiers qu'il exerce en haut ou en bas de l'échelle sociale, celui pour lequel le gamin de Paris a le plus grand penchant, c'est le métier
Le Gamin de Paris, 1er type. Dessin de Gavarni.
d'homme de lettres. Voyez-le, en effet, fièrement coiffé du tricorne en papier, transporter sous son bras, dans ses poches, les histoires sérieuses, les romans futiles, les drames en prose, les tragédies en vers ; il est le facteur intelligent et dévoué de la petite poste littéraire, il est le courrier du drame, le messager de la poésie ; les prémices de toute pensée vieille ou nouvelle lui sont réservées ; il a su le premier que Nieburh avait retranché les sept premiers rois de Rome ; qu'Augustin Thierry avait trouvé plusieurs rois qui s'appelaient Clovis ; il a su le premier que M. de Salvàndy écrivait la vie de Napoléon, et il a trouvé que l'histoire était trop bien écrite : un soir, rentré chez lui, il récitait, au caniche de son père les beaux vers encore inédits que M. de Lamartine adresse, dans son Jocelyn, à son joli chien Fido. Que de fois il a porté dans la même poche deux articles politiques pour et contre le même ministre ! et lui, par la seule force de son bon sens, il restait inébranlable entre ces deux exclamations également furibondes. Avec un tact exquis , notre jeune confrère en littérature donne à chacun la place qui lui convient, plus juste en ceci que tous les journalistes du monde. Un jour, chez M. de Chateaubriand, il arrive tout essoufflé, dans son empressement de voir de près ce grand homme populaire qui a prédit le premier cet aigle de 18i4 volant de tour en tour jusqu'aux tours de Notre-Dame : le jeune homme avait franchi d'un bond cette longue rue, au sommet de cette haute montagne où se tenait alors le grand poëte ; il arrive, il se trouve en présence de M. de Chateaubriand, il est ébloui comme s'il eût vu l'empereur Napoléon en personne, il se trouble tout à fait, lui qui ne se trouble de rien. « Monsieur, dit-il, c'est une épreuve que je vous apporte. » En même temps il cherche son épreuve : dans ses poches de derrière étaient contenus des articles de revues et des romans de M; Paul de Kock ; dans ses poches de côté gémissait une tragédie classique ; sous ses deux bras était empilé un drame romantique à côté d'un vaudeville de M. Scribe ; sa casquette même était remplie de prose et de vers : mais là, dans ce pêle-mêle médiocre des écrits de chaque jour, la prose de M. de Chateaubriand ne se trouvait
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LE GAMIN DE PARIS
pas; l'enfant était désolé, et sur son beau I
visage se peignait le chagrin le plus profond : j
« Allons, allons ! lui dit M. de Chateaubriand, j
c'est un petit malheur, tu l'auras perdue en j
chemin. » A ces mots, toute la présence d'es- i
prit revint au gamin. « La voilà ! la voilà ! ■
monseigneur, » s'écria-t-il. En même temps il i
retirait la bonne feuille qu'il avait placée sur, I
son coeur, pour qu'elle ne fût pas confondue, j
même un instant, avec cette prose et ces vers j
de pacotille. M. de Chateaubriand fut plus j
touché de ce naïf et sincère hommage qu'il ne \
l'a jamais été de foutes les louanges que lui ;
adresse l'Europe. II tendit sa main à l'enfant, i
qui la baisa. Que voulez-vous? le gamin de j
Paris est habitué depuis longtemps à toucher j
de près cette gloire populaire. Le dernier jour j
de la révolution de Juillet, quand le gamin i
de Paris revenait du Louvre, sans avoir ;
touché aux richesses entassées là, ce fut lui ;
qui découvrit, parmi les pavés soulevés comme ;
le peuple, ce grand poëte royaliste et chrétien ;
qui allait savoir des nouvelles de son roi ; aus- i
sitôt le gamin cria : Vivat! il emporta en j
triomphe ce noble vaincu. On crut, à ces cris j
inattendus, que c'était le roi de la révolution i
de Juillet qui passait, c'était encore mieux que j
cela. j
C'est surtout dans ces jours de révolution, j
où toutes choses sont bouleversées, que le i
gamin de Paris se montre tout grouillant, tout ;
animé, tout enflammé par la révolte ; alors il i
ne connaît plus ni frein, ni Dieu, ni lois, ni ;
maître, ni père, ni mère ; le vieux levain de la j
Ligue, des Barricades, de 89, de 1814, de; ;
1830, se révèle si fort, qu'on dirait que c'est: j
toujours le même gamin qui agite la ville de- ;
puis le roi Pharamond. L'odeur de la poudre I
enivre cet enfant, et il devient fou de joie rien j
qu'à entendre le canon bondir. Il est naturel- j
lement du parti le plus faible contre le plus : \
fort, du parti sans armes contre le parti qui ■ i
est armé. A des coups de fusil il répond bra- ■
vement par des coups de pierres ; il affronte la j
mitraille tout comme un vieux soldat. Qu'il j
vienne à perdre sa casquette dans la mêlée, il ;
ira rechercher sa casquette sous le galop des ;
chevaux, tant il a peur d'être grondé par sa. ;
mère! C'est un indomptable et un indompté i
petit drôle qui opère des prodiges; il se glisse \
à travers les bataillons armés, il monte en croupe derrière les cavaliers au galop ; comme un démon invisible, il est à cheval sur les canoDs qui roulent d'une façon lugubre; il devine le feu et il se jette ventre à terre; les balles le reconnaissent, et elles passent plus loin; pas un soldat qui ose le toucher de sa baïonnette, car il semblerait à ce soldat qu'il va assassiner son frère ou son enfant. Et notez bien que dans ces horribles mêlées, où il y va de la destinée des empires, le gamin de Paris ne voit qu'une chose, un bon prétexte pour quitter l'atelier, pour déserter l'école, une espèce de jeu à son usage. Dans ce bouleversement général, ce singulier héros ne songera pas à dérober une pomme ou un sucre d'orge ; il respectera les boutiques les mieux garnies des confiseurs et des pâtissiers. Une fois dans l'émeute, il n'a plus qu'un désir, qu'une envie : c'est de forcer le palais du roi et de s'asseoir sur le trône du roi ; c'est de briser les portes de l'église et de s'asseoir sur l'autel de Dieu; c'est de défier en ricanant toutes les forces que les hommes respectent : il se figure que les révolutions ne sont faites que pour le faire rire, et son rire est tout voltairien. Mais cependant que dans la mêlée un de ses ennemis tombe frappé à mort ; aussitôt le gamin s'arrête, et il pansera le blessé de ses mains ; mais, se fût-il assis sur le trône du roi, eût-il monté sur l'autel, eût-il démoli, comme cela s'est vu, en moins de trois heures, l'archevêché tout entier, s'il plaît à sa mère de le gronder, de lui demander son mouchoir de poche, où donc il. a déchiré sa blouse, et pourquoi il est rentré si tard, aussitôt notre héros de tout à l'heure, notre roi tombé de son trône, notre Dieu sorti de son temple, le voilà, notre démolisseur, qui se laisse battre par sa mère, et qui l'embrasse comme un enfant.
Aimable enfant! oui, je le préfère, et de beaucoup, dans sa vérité sauvage et déguenillée, à ces beaux petits messieurs de Paris que leurs bonnes promènent aux Tuileries en si grande cérémonie. Il apporte en naissant tous les nobles instincts, le courage, la franchise, l'indépendance, l'art de vivre de peu, cette grande science de la vie heureuse et sage; il accepte, et comme une aubaine à son usage, même les orages et les tempêtes, même les
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famines et les pestes : il assiste sans le savoir à l'enfantement de toutes les grandes idées, à la lutte incessante de toutes ces forces rivales ; et, pour la part qu'il y prend, pour le sang qu'il y verse, pour l'intelligence qu'il y apporte, il ne demande rien que la permission de voir passer sur le Pont-Neuf le nouveau roi qu'il a créé. Issu d'une longue suite d'aïeux dont la noblesse se perd dans la nuit des temps, et jeté par le bonheur de sa naissance dans cette grande ville qui est la tète du monde, il met à profit tous les hasards, tous les bonheurs, tous les accidents de sa ville natale, comme fait le jeune pâtre de la Suisse pour ses montagnes, comme fait le Normand pour ses campagnes, comme fait l'Allemand pour les bords du Rhin,' son fleuve bien-aimé. Le gamin de Paris sait toute sa ville par coeur, il en connaît toutes les rues, tous les passages; il a étudié avec le .plus grand soin les faubourgs, les rues, les quais, les carrefours; il est monté dix fois au sommet de la Colonne, il a pensé se perdre dans les ■ Catacombes, il a passé bien des revues au Champ-de-Mars. Que de belles promenades il a faites au parc de Saint-Cloud! Il sait trèsbien que Voltaire est logé au Panthéon, que l'abbé de l'Épée est l'instituteur des SourdsMuets, que saint Vincent de. Paule est Vinventeur des Enfants-Trouvés. Il va parfois se promener dans la galerie du Louvre, et là, parmi tous ces chefs-d'oeuvre entassés uniquement pour son plaisir, le drôle, qui s'y connaît, s'arrête avec orgueil devant le petit pouilleux de Murillo, le chef-d'oeuvre du Louvre ; et vous pensez si le gamin de Paris doit être fier quand il se dit que ni les vierges, ni les têtes de Raphaël, ni les Vénus du Titien, ni les gentilshommes de van Dyck, dans toute leur magnificence, ne sont comparables au gamin de Murillo. C'est encore et toujours l'histoire des lis de Salomon.
Mais, de toutes les parties de la ville, celle, je crois, que le gamin de Paris connaît le mieux, ce sont les bords de la rivière. Sur les bords de la Seine, le gamin est heureux comme le poisson dans l'eau : il vous dira les fonds et les bas-fonds ; en tel endroit on a pied, plus loin il y a un creux, un peu plus loin c'est du sable. Il monte, effrontément dans tous les bateaux des blanchisseuses, sans peur du battoir; il est
de toutes les parties de pêche, et il ne se prend pas un goujon sans sa permission immédiate. Quand vient l'été, le gendarme a beau menacer le gamin de prendre ses habits pour le forcer à être vêtu plus décemment quand il nage, le gamin de Paris fait la nique au gendarme ; et d'ailleurs ils sont bien ensemble, ils se comprennent, ils s'aiment. Et puis comment prendre les habits du gamin? il n'en a pas ! Il s'en va donc tout nu, et les mains derrière le dos, à la façon de l'empereur, sur toutes les îles de la Seine. Quand la rivière est gelée, le gamin glisse sur ces mêmes eaux dans lesquelles il nageait. Quelquefois il veut savoir ce qu'il y a là-bas, au bout de toute cette eau, et dans le premier bateau qui passe il grimpe. Il va ainsi jusqu'à. Rouen, jusqu'au Havre, jusqu'à la mer. Une fois- à la mer, il se fait matelot, et le voilà qui part pour les Grandes-Indes. Bon voyage ! Cependant dans son quartier on l'appelle pendant huit jours, sa mère le pleure, puis elle se console en faisant un autre gamin de Paris.
J'ai dit plus haut que le gamin de Paris avait le visage et la tournure d'un gentilhomme, quelquefois aussi il en a les manières; car enfin il est élevé en compagnie avec la grisette, celte grande dame perdue au milieu du peuple parisien. Avec les façons d'un gentilhomme, il en a souvent les goûts élevés : il aime les chevaux, les belles voitures, la musique, les spectacles, les belles livrées; il aime tant la livrée, qu'il ne la portera jamais. Appelez-le polisson, il ne se fâchera pas; appelez-le laquais, il vous recevra à grands coups de poing.
Les jours de fêtes publiques étaient autrefois ses grands jours. A chaque victoire nouvelle on lui jetait des dragées par la tête, on l'accablait de cervelas à l'ail et de. pains de quatre livres; pour lui, en guise d'eau, les fontaines vomissaient des flots de vin ;' pour lui seul brillaient ces feux d'artifice dans les airs ; il était, même avant la grande armée, le roi de ces fêtes consacrées par l'histoire. Et en effet, avec quoi se composait la garde impériale, sinon de gamins de Paris?
Hélas! aujourd'hui notre pauvre héros a perdu une grande partie de ses joies. Sous le vain prétexte d'une bienfaisance mieux entendue, on a supprimé les dragées, le vin des fon
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LE GAMIN DE PARIS
taines, les pains de quatre livres et les saucissons à l'ail. O douleur ! on a même supprimé les représentations gratis, et notre gamin ne peut plus aller aux premières loges, et ne peut plus siffler, selon son bon plaisir, mademoiselle Mars et M. Talma. Grande imprudence que la révolution a commise! elle a oublié les services du gamin de Paris dans les trois jours, et le gamin, qui est rancuneux, se souviendrade cet oubli.
A défaut du Théâtre-Français et de l'Opéra, le gamin de Paris possède en propre plusieurs théâtres : le théâtre de la Porte-Saint-Martin, celui de la Gai té, de l'Ambigu-Comique, des Funambules, le salon de Curtius. A la PorteSaint-Martin, il a approuvé les débuts dramatiques de M. Victor Hugo, mais il a trouvé
qu'il y avait trop de cercueils et de poison dans Lucrèce Borgia; au théâtre de la Gaité, il s'est abandonné sans réserve à M. de Pixérécourt, le Corneille des boulevards. Quand est mort Victor Ducange, le gamin de Paris a pleuré, car Victor Ducange avait obtenu et mérité toutes ses sympathies. C'est lui qui a fait la fortune de Debureau. Pour lui plaire, madame Saqui a manqué mille fois de se casser les reins; le Chque-Olympique a essoufflé tous ses chevaux : il a évoqué les mânes de l'empereur et de la grande armée, que nous avons TUS défiler au bruit des trompettes et des fanfares sur ce champ de bataille de deux cents pieds carrés. Parmi les choses qu'il aime le plus après les pommes de terre frites et le jeu du bouchon, il faut placer encore le coco, les marLe
marLe un jour de revue. Dessin de Trimolet.
chands d'oiseaux, l'orgue de Barbarie et les chanteurs en plein vent.
Un autre de ses grands plaisirs, c'est d'aller, quand se rencontre une de ces affaires bien sanglantes, un de ces crimes tout remplis de mystères, prendre sa part d'émotions dans le parterre de la cour d'assises ; il a un instinct merveilleux, un coup d'oeil rapide, qui lui font deviner tout d'abord le fort et le faible de l'accusation et de la défense. Regardez-le, prêtant une oreille attentive au réquisitoire du procureur du roi, aux réponses des accusés, aux plaidoiries des avocats : ce n'est pas la même figure de tout à l'heure, quand le gamin était lâché par la ville ; ce n'est plus le turbulent spectateur qui remplissait de bruit et de désordre le poulailler de l'Ambigu-Comique ou de
la Porte-Saint-Martin; c'est un spectateur grave et ému de pitié, c'est un juge austère qui dit dans son âme et conscience : « Oui, l'accusé est coupable. Non, l'accusé n'est pas coupable. » Un jury ainsi composé de cesjurés de la borne et du carrefour porterait à coup sûr des jugements souvent irréprochables. Cet enfant si futile et si léger en apparence, qui a fait une guerre acharnée, impitoyable aux marchandes de pommes, aux marchands de marrons, il a cependant le crime en horreur; un assassin l'épouvante, le vol avec effraction lui paraît contre toutes las règles de la chiperie. Aussi est-il impitoyable dans l'arrê' qu'il a porté : il suit son condamné jusqu'à la prison, jusqu'au poteau infamant; bien plus, il le suit jusqu'à l'échafaud, il appelle cela son exemple :
Le Gamin de Paris, 2° type. Dessin de Charlet.
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LE GAMIN DE PARIS
« Gendarme, laissez-moi voir mon exemple. » Ainsi parle-t-il; el, chose horrible, c'est que le gamin soutient cet affreux speclacle avec le plus grand sang-froid; il joue avec la mort comme s'il jouait au bouchon; il se repaît de cet affreux spectacle. C'est là qu'il apprend à envisager sans pâlir tous les horribles accidents des révolutions. Singulier enfant, qui rit de tout, qui plaisante le condamné qui passe, qui tutoie le bourreau comme un sien camarade, qui monterait sur l'échafaud, pour y danser, si on le laissait faire! singulier enfant, qui chante ses plus gais refrains en allant à la Morgue, et qui chante encore à la Morgue même en présence de quelque pauvre petit gamin comme lui, écrasé le matin même
i | par quelque voiture au galop ! Alors savez-vous
M ce qui arrive? Il sort de la Morgue, et, pour ne
|| pas être écrasé par la première voiture qui
M passe, il monte derrière cette voiture, et, une
I ! fois là, rien ne peut l'en faire déguerpir, ni les
II coups, ni les menaces. Celte voiture est à lui, 11 ces chevaux sont à lui ; il les excite de la voix Il et du geste; seulement il trouve qu'ils ne vont U pas assez vite, et il se promet bien de ne pas I; garder longtemps son cocher.
Il Telle est cette vie, ou plutôt tel est cet admi11
admi11 vagabondage d'un enfant de douze ans à
11 travers la vie parisienne. Comme vous le voyez,
|| c'est là le plus singulier mélange de vices et de
|l vertus, de qualités et de défauts, d'insouciance
|| et de courage, de ruse et de naïveté, de toutes
les verlus opposées et de tous les vices contraires qui se puissent rencontrer sous le soleil. Cet enfant, ou, si vous aimez mieux, cet homme ainsi fait, résume en entier ce qu'on appelle l'esprit français : indépendance indomptée, noble coeur, mauvaise tête, gai visage, malice sans fiel, jeunesse éblouissante et ébouriffée; tous les instincts généreux, l'intelligence la plus hardie, le regard le plus fin, la vanité la plus charmante : tel est le gamin de Paris. Il n'est pas le produit des siècles, comme aussi il n'est pas le produit de l'éducation ; il est né avant les siècles, il est né de lui-même et par lui-même ; il ne procède que de lui seul, et l'histoire dont il a fait partie a passé sur sa jeune têle sans la toucher, sans la courber. Tel il est aujourd'hui, et tel il était au commencement de la monarchie française. C'est
surtout de cet enfant qu'on pourrait dire ce que Napoléon disait des vieux Bourbons : « Il n'a rien appris, il n'a rien oublié » ; il a passé, sans rien prendre et sans rien laisser de sa toison, à travers toutes les révolutions et toutes les tempêtes. .Gamin sous l'empereur Chaiiemagne, gamin sous le roi Louis XI, gamin sous François Ior, sous Louis XIV, sous Louis XV, sous Louis XVI, il ne s'est jamais inquiété ni des rois qui commandaient, ni des lois auxquelles il fallait obéir, ni des gloires qu'on voulait lui imposer; il n'a jamais été ni catholique, ni protestant, ni jésuite, ni janséniste; il a toujours été révolutionnaire, révolutionnaire non par principe, mais par sentiment, non pas pour son ambition personnelle, mais pour son plaisir; et parce que cela l'amuse de bouleverser ainsi toute chose autour de soi.
LE GAMIN DE PARIS
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Il n'a jamais flatté aucun pouvoir, il n'a jamais obéi à personne ; avec lui on ne. peut compter sur rien, pas même sur l'enthousiasme. De la rancune, il n'en a pas; de la reconnaissance, il n'en a pas non plus. Donnez-lui un écu, il vous fait la grimace ; refusez-lui cinq centimes, il vous fera la grimace. Jamais personne, et même les plus grands politiques, n'ont pu trouver un moyen de dompter, de dominer, de réfréner cet indomptable petit bonhomme : la force ne lui fait rien, ni la peur ; la gloire seulement}'peut quelque chose, mais encore fautil bien que ce soit quelques-unes de ces gloires sans conteste et comme il en apparaît rarement dans le monde ; ainsi est-il fait. Les politiques, non plus que les prêtres, non plus que les soldats, non plus que les orateurs, le préfet de police lui-même n'y peut rien; je crois même que le bon Dieu, oui, le bon Dieu lui-même, s'il voulait s'en donner la peine, ne pourrait pas extirper ce lichen!
On prétend que le monde aura une fin, et il faut bien le croire, ne fût-ce que pour rassurer la Bibliothèque rojrale, qui s'encombre chaque
jour. Quand ce dernier jour du monde arrivera, le chaos s'abattra sur la nature entière et reprendra son bien en disant : « Ceci est à moi. » Seulement, de toutes ces villes renversées, de toutes ces capitales détrônées, de tous ces royaumes confondus dans le même limon, il n'y a qu'une chose que le néant est condamné à respecter, c'est la Colonne de la place Vendôme, et, au-dessus de la Colonne, la statue de l'empereur Napoléon. Eh bien, je vous fais un pari : moins que rien, dix contre un, la France contre l'Angleterre, qu'au sommet de la Colonne, sous le petit chapeau de l'empereur, et comme la seule vermine qui soit digne de sa tète impériale, cherchez bien, vous rencontrerez à.coup sûr une grisette et un gamin de Paris, qui se seront réfugiés là, uniquement pour donner un démenti au néant, pour prolonger dans les siècles nouveaux le nom de l'empereur Napoléon. Et voilà comment, malgré tous ses efforts, le bon Dieu ne pourra jamais arriver à trouver la fin du monde, grâce à la grisette et au-gamin de Paris !
JULES JANIN.
Le' Marchand de parapluies. Dessin de Pauquèt-
LE MARCHAND DE PARAPLUIES
PAR JOSEPH MAINZER
ILLUSTRATIONS DE PAUQUET
DANS un siècle de concurrence el d'imitation, où le trop plein envahit tous les états, comment se fait-il que certaines industries, surtout parmi celles qui ont le privilège d'exploiter les rues, soient depuis si longtemps la part exclusive d'individus venus du même pays? Pourquoi rétameur de casseroles et le raccommodeur de faïence sont-ils presque toujours Normands ? Pourquoi l'Auvergne
est-elle, pour ainsi dire, seule a nous fournir fe porteur d eau et fe marchand de peaux de lapins? D'où vient, enfin, que le Parisien, si accapareur de sa nature, n'a pas même essayé de disputer son pavé au Savoyard, au Piémoutais, à l'Auvergnat? Je serais tenté d'attribuer ce fait à une cause frivole en apparence, mais qui me semble fournir une explication plausible. Chaque espèce de ces industriels nomades se distingue par un costume spécial, plus ou moins pittoresque, mais qui, de temps immémorial, conserve sa forme et sa couleur traditionnelles : leur cri se signale aussi par un accent national fortement prononcé ; et de tout temps, c'est par le cri et le costume qu'ils se sont fait reconnaître des personnes qui ont besoin de leur ministère. Or, le Parisien n'échangera jamais son vêtement léger, sa démarche sémillanle et son insignifiant babil contre un massif habillement de velours ou de gros drap, d'énormes souliers ferrés, et un baragouin ininlelligible. Son talent d'imitalion, sous ce rapport, ne se manifestera qu'à l'époque du carnaval; encore ses costumes copiés ressemblent-ils aux originaux lout juste autant qu'une, décoration de théâtre, au jardin ou à la forêt qu'elle représente.
Le marchand de parapluies appartient à l'une de ces classes privilégiées dont je viens déparier. If est sorti tout jeune de la Savoie, et, s'il occupe dans la hiérarchie de la rue une place éminente, ce n'est qu'après une laborieuse persévérance qu'il y est arrivé. C'était, dans le principe, un de ces mille petits enfants que la Savoie nous envoie tous les ans grelottant de froid et de misère, mais courageux, industrieux, actifs, l'oeil pétillant déjà de l'amour du gain. A force de patience et d'économie, il a vu s'enfler sa petite bourse de cuir ; à chaque faveur
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LE MARCHAND' DE PARAPLUIES
nouvelle de la fortune, il s'est dépouillé d'un de ses haillons, il s'est loué à un maître pour . étudier la finesse du métier, et, après un long noviciat, il a fait son apparition dans la rue.
Le marchand de parapluies n'est pas coquet dans sa mise, mais il est d'une propreté irréprochable. Comme l'Auvergnat, il s'est éludié à choisir un juste milieu qui puisse tout à la fois le protéger contre les rigueurs de l'hiver, et ne pas trop jurer au milieu des ardeurs de la canicule. Son chapeau, par une conséquence toute naturelle d'une des nécessilés de sa profession, est ordinairement recouvert d'une toile cirée, et il le place de manière à laisser tout son front à découvert. Il porte au-dessous de la hanche gauche, et retenu par une courroie qui passe sur son épaule droite, une espèce dé carquois dans lequel se trouve classée par ordre une collection de parapluies dont quelques-uns sont neufs, quelques-uns sont vieux, et les autres ne-sont ni vieux ni neufs. Il y en a de toutes les couleurs, de toutes les étoffes, pour tous les goûts et toutes les bourses. L'été, on y voit aussi une certaine quantité d'ombrelles, dont la vente est moins générale et moins lucrative, mais qui pourtant permettent au marchand de prendre patience pendant les jours de soleil. Le marchand de parapluies achèle et vend; il vend du vieux pour du neuf, il achète du neuf pour du vieux. 11 est, de plus, raccommodeur, et, comme tel, il me - rappelle un vieux juif qui passait tous les jours, à Rome, sur la place du Panthéon, et d'une voix chevrotante, poussait sous ma fenêtre ce cri lamentable : Qui a des parapluies déchirés à raccommoder?
Le marchand de parapluies doit beaucoup affectionner Paris à cause de l'inconstance de son climat, et ce n'est pas lui qui voudrait en retrancher ce brouillard, enfant de la Seine, que le provincial accable de tant de malédictions. Il passe la moitié de sa vie à étudier les variations capricieuses de la température ; il interroge tous les nuages qui passent à l'horizon : à-leur forme, à leur couleur, il saura vous dire s'il fera beau ou s'il pleuvra; c'est un baromètre
baromètre Lorsque vous le voyez se mettre en route par un temps douteux ou sombre, soyez sûr que la pluie ne tardera pas à réaliser ses prévisions. C'est au moment où toutes les industries abandonnent la rue qu'il s'en empare et y domine en mailre ; à peine les premières gouttes d'eau ont-elle moucheté le pavé, que son apparition a lieu sur tous les points de Paris, en même temps, et comme à un signal donné. Partout retentit, à des temps rapprochés, son cri aigu et perçant : Arrcliand d'parapluies! ou simplement pluie! pluie! comme expression patente du voeu secret de son coeur. Que l'averse vous surprenne au milieu de la rue, en costume de visite, il vous regarde dès lors comme son client obligé : il marche à côté de vous, fatigue votre oreille de ses cris, vous interpelle ; si vous vous réfugiez sous une porte cochère, il vous y poursuit, et, de guerre lasse, vous vous déterminez à lui répondre, à jeter un coup d'oeil sur le parapluie que sa main vous présente. Il vous tient. Aussi à l'aise sous cette j3orte que tout "autre commerçant dans son magasin, il tire de son étui tous ses parapluies l'un après l'autre, les ouvre et les referme, fait remarquer la beauté du taffetas, le jeu facile de la monture, et "cela avec un ton de politesse et de bonhomie tout à fait engageant. De quelques degrés que vous fassiez descendre son appréciation, il ne se récrie pas ; seulement sa physionomie s'empreint d'une espèce d'étonnement rempli de naïveté ; puis il vous supplie d'être raisonnable, et, à cette condition, il se fera aussi accommodant qu'il est possible de l'être : il ne demande pas à gagner ; tout ce qu'il désire,' c'est que vous ne soyez pas assez injuste pour lui faire subir de la perte. Enfin, tout en paraissant céder, il vous amène insensiblement au taux fixé d'avance dans son esprit : le marche conclu, il semble, en prenant votre argent d'une main et vous livrant son parapluie' de l'autre, se résigner à un sacrifice nécessaire. Vous pouvez alors vous glorifier de votre émplette si vous ne l'avez payée que le double de sa valeur réelle.
Le marchand de parapluies est essentiellement voyageur : si, pendant les jours pluvieux, il se consacre presque exclusivement aux besoins de la capitale, il emploie d'ordinaire le
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reste du temps à faire des pérégrinations dans la banlieue, et, pour reculer les limites de son exploitation, il appelle de tous ses voeux l'établissement d'un chemin de fer sur chacun des rayons qui partent de Paris; déjà il fait un assez fréquent usage de ceux de Versailles et de Saint-Germain. Dans les villages, il vend plus de coton que de taffetas, mais il s'arrange de manière à y trouver également son bénéfice; d'ailleurs, il raccommode, il fait des échanges, il brocante: partout il trouve le moyen de rendre son voyage lucratif. Ce n'est jamais sans résultat qu'il s'est donné la peine de courir toute la journée, tenant, au grand effroi de tous les chiens de la route, son parapluie ouvert, comme pour inviter le ciel à se fondre en eau.
Quelque douceur que la bonhomie de sa figure vous fasse supposer dans son caractère, je ne puis vous cacher qu'il existe dans le coeur de cet honnête industriel une place constamment occupée par la haine la plus profonde et la plus irréconciliable. Cette haine s'étend à tous les inventeurs de procédés nouveaux tendant à rendre ses services inutiles : on ne saurait dire de combien d'imprécations il a salué l'apparition des manteaux imperméables de caoutchouc et de taffetas gommé ! Lorsque, au milieu d'un orage, il voit les femmes du peuple se faire un abri de leur jupon, comme dans le croquis que' Boucbardon nous a laissé, ses yeux lancent des éclairs d'indignation, et je doute qu'il eût fait grâce même au joli groupe de Paul et Virginie.
Le plus ancien de mes souvenirs, en fait de crieurs des rues, est celui des marchands de parapluies français. Ils se croisent dans toutes les villes, dans tous les villages de l'Allemagne, et vont toujoursen chantant, ouplutôt en criantleur Arrchanddparapluies ! que nousautresenfants nous ne pouvions pas comprendre, et qu'aujourd'hui je ne comprendrais pas davantage si la marchandise qu'ils portent en bandoulière ne l'expliquait pas suffisamment. Si les chants de l'école, avec leur belle poésie puisée dans le monde si idéal et si poétique de l'enfance, ont laissé des 'races profondes dans ma mémoire, je n'ai pas oublié davantage le son nasillard et le cri des marchands de parapluies, non plus que l'habit verdâtre qu'ils portaient, et la casquette à visière que l'un d'eux me jeta au nez
parce que je m'amusais à le contrefaire. Nous les prenions pour des sorciers qui, par des paroles cabalistiques, obscurcissaient le soleil, et provoquaient le débordement des cataractes du ciel. En entendant à Paris le même son de voix, les mêmes mots ininteUigibles ; en revoyant les mêmes hommes, les mêmes habits verts, et le même ciel pluvieux qu'en Allemagne, il y a trente ans, je dois naturellement en conclure qu'il existe des traditions dans les professions, comme il y en a parmi les insulaires, les montagnards et les pâtres.
Le marchand de parapluies a d'ordinaire son domicile dans les faubourgs les plus pauvres ; il loge au troisième ou au quatrième étage, et un petit parapluie de bois peint, suspendu à sa fenêtre, indique sa demeure aux passants. Lorsqu'il a vu, pendant un certain nombre d'années, chaque nuage qui s'abat sur Paris se résoudre pour lui en quelques pièces de cent sous, il se décide parfois à ouvrir un magasin, et de ce moment il rentre dans la catégorie des commerçants établis, dont il prend les moeurs etles coutumes. Son originalité disparaît pour faire place au banal uniforme du garde national et à la suffisante nullité de l'électeur.
Il y a une grande affinité entre le marchand de parapluies et le marchand de cannes. Celuici est, à mon avis, un des plus grands fléaux de la capitale. Il faul être étranger pour comprendre à quel point sont insupportables ces industriels ambulants qui encombrent les promenades, et semblent prendre un malin plaisir à venir au milieu de vos méditations, de vos études physiologiques, mettre des bâtons dans les roues de votre imagination. Vous les rencontrez sur les ponts, sur les quais, sur les, trottoirs des boulevards, partout où il y a affluence des promeneurs : à quarante pas, ils sentenl l'étranger ; ils s'avancent vers lui, bourdonnent à son oreille leur insolente et nasillarde mélodie, lui placent le bout d'une canne juste sous le bout du nez, l'accompagnent environ une douzaine de pas, dans cette position menaçante, et ne le laissent aller qu'au moment où ils voient monter à son visage le rouge de l'impatience. Enfin il se eroit libre; point du tout : à peine le premier marchand s'est éloigné, qu'un second se présente, et le conduit, on peut dire par le nez, encore une
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LE MARCHAND DE PARAPLUIES
douzaine de pas. Et malgré ses gesles de colère, le pauvre promeneur doit se résoudre à se laisser escorter de la sorte par trente ou quarante de ces maudits importuns, ou à rentrer chez lui. Dans les.; premiers tenros de mon séjour à
Paris, désireux d'acquérir le droit de traverser le boulevard Montmartre en m'occupant d'autres choses que de bouts de cannes, je m'avisai d'en acheter une, et je la choisis assez grosse pour qu'elle fût visible à l'oeil le plus récalcitrant. Par malheur, j'avais oublié un
Un Jour de Pluie. Dessin de Pauquet.
ornement essentiel, le cordon. A peine eus-je quitté mon marchand, que je vis danser devant mes yeux une foule de cordons de toutes les dimensions, de toutes les formes, des cordonsà vingt-cinq, des cordons à cinquante centimes. A voir un pareil empressement, je dus croire qu'il
n'était pas permis de sortir à Paris avec une canne sans cordon, et je me hâtai de me munir de cet indispensable accessoire. Enfin, possesseur de tout ce que ■ je croyais pouvoir assurer désormais la tranquillité de mes promenades, je me mis- en marche , tenant fièrement ma canne sur mon épaule, et me disant intérieurement : « Maintenant, marchands de cannes et de cordons, race maudite, j'espère que vous allez me laisser en repos; j'ai payé mon tribut à votre insultante rapacité; grâce à une dépense de trente-cinq
Le Parapluie de la Femme du Peuple. D'après Bouchardon.
sous, me voici à l'abri du dégoûtant privilège que vous accorde la police : vous ne troublerez plus mes promenades, vous n'interromprez plus le cours de mes pensées... »
Je n'avais pas fini, que je rencontrai, à la hauteur du passage des Panoramas, l'infernale
l'infernale qui, avec les mêmes manières, le même procédé, se mit à me poursuivre en m'offrant de changer ma canne et mon cordon.
Que faire contre une pareille engeance ? Je ne vois pas d'autre moyen de leur échapper que de devenir Parisien , de perdre cet extérieur étranger, cet air étonné qu'ils connaissent si bien, qu'ils sentent de si loin, et dont ils s'autorisent pour percevoir une contribution en guise de bienvenue.
JOSEPH MAINZER.
L'INSTITUTRICE
PAR M™ LOUISE COLET
ILLUSTRATIONS DE G A VA R N I, T R I M O LET, BERTALL.ETC.
ANS l'institutrice nous ne comprendrons pas la maîtresse de pension, type fort distinct de celui que nous allons analyser. La maîtresse de pension a presque
presque de quarante à soixante ans : elle est plutôt l'administrateur que le professeur de rétablissement qu'elle dirige. Elle en soigne les revenus mieux que les études; et il est plus utile et plus productif pour elle d'être une bonne ménagère qu'une femme instruite. Pour la surveillance des leçons, elle s'en repose sur les sous-maîtresses à ses gages ; pour les leçons, sur les maîtres du dehors. L'instruction , les talents d'agrément, seraient donc pour la mailresse de pension des superfluités véritables; souvent même elle se dispense de mettre l'orthographe. Comme il est parfaitement inutile qu'un directeur de théâtre soit un auteur dramatique, il n'est pas nécessaire qu'une maîtresse de pension soit une femme savante ou une femme d'esprit. Les exemples en font foi. Mais passons à l'institutrice
l'institutrice consacrée à faire l'éducation des jeunes filles qui ne quittent pas leur famille.
Pour nous garder d'être systématique, soit dans nos critiques, soit dans nos éloges, nous diviserons en trois fractions ce type d'institutrice, qui, examiné d'une manière absolue, nous porterait à de fausses appréciations. Il y a, selon nous, Y institutrice de vocation, l'institutrice ambitieuse, et l'institutrice par dévouement. Toutes les institutrices du monde ont de vingt-cinq à trente ans : jamais moins, rarement plus.
Jusqu'à vingt-cinq ans, l'institutrice de vocation est sous-maîtresse dans la pension où elle a été élevée. Presque toujours c'est la fille de ces petits marchands ou de ces minces bourgeois parisiens qui disent à leurs enfants lorsqu'ils ont atteint l'âge de raison : « Travaillez comme nous avons travaillé nous-mêmes. » Alors l'institutrice de vocation se consacre à l'enseignement, comme elle se ferait lingère, modiste ou demoiselle de comptoir.
Elle est dans la nécessité de se choisir un état, et son instinct la pousse à devenir institutrice. Elle sait juste assez de grammaire, de géographie, d'histoire, de piano, de dessin, de mots estropiés d'anglais et d'italien pour se pré11
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L'INSTITUTRICE
sen-or avec assurance aux mères insouciantes qui confient aveuglément à une étrangère la direction de l'esprit et du coeur de leurs filles. Avec ces teintures superficielles de toutes choses, l'institutrice de vocation se dit en état de faire une éducation complète. Convaincue naïvement de ce qu'elle vaut, sans orgueil comme sans modestie, elle étale hardiment son savoir universel; on y croit, on en essaye, bientôt on en doute : l'élève n'apprend rien, mais l'institutrice de vocation se retranche sur le peu d'aptitude ou d'application de son écolière; elle propose des maîtres étrangers pour stimuler l'élève indolente ou étourdie. D'abord deux leçons par semaine, et seulement pour les arts d'agrément, suffiront, dit-elle. Mais bientôt la mère, enchantée des progrès inattendus de sa fille, accorde des maîtres tous les jours, nonseulement pour les arts d'agrément, mais encore pour les langues, pour l'histoire, pour tout ce que l'institutrice proteste toujours connaître à fond. Dès lors elle n'est plus qu'une surveillante en réalité fort inutile, mais dont on ne pourrait se passer, car l'institutrice de vocation se prête à tout : elle excelle dans les ouvrages à l'aiguille, fait des bourses et des bonnets grecs pour monsieur, des collerettes et des chiffons pour madame, ajuste les robes de bal pour mademoiselle, la coiffe au besoin, brode à la veillée un meuble de tapisserie pour le salon, fait la lecture, écrit les billets d'invitation, règle les comptes, surveille les domestiques, se multiplie, devient une espèce de faclotum, et n'a plus que le titre d'institutrice.
En général, l'institutrice de vocation se place dans les familles à fortune aisée, mais peu brillante ; elle coopère aux calmes distractions de ces intérieurs placides rarement troublés par les passions, où régnent l'ordre, la propreté, la parcimonie, où l'on reçoit régulièrement à dîner tous les vieux parents et les vieux amis une fois par semaine, aréopage appelé à juger hebdomadairement les succès de l'élève, que l'institutrice fait valoir avec une minutieuse complaisance. Dans ces réunions intimes, l'institutrice est un personnage important : elle accompagne la romance, joue par monts et par vaux la contredanse, organise les charades, sert le thé et coupe la brioche.
Dans ses heures de solitude, l'institutrice de
vocation relit scrupuleusement quelque traité d'éducation ; elle _ s'en acquitte par routine comme un prêtre lit son bréviaire ; elle se tient ainsi en haleine dans l'exercice de ses devoirs, et remplit son esprit de sentences de pédagogues, semences fort stériles qui ne font germer que l'ennui dans les jeunes têtes où elle les jette à tout propos.
En somme, c'est une assez bonne créature que l'institutrice de vocation. Elle est sans esprit, sans imagination, mais possède une certaine rectitude de jugement qui la fait assez adroitement naviguer dans les flots de familles diverses, parmi lesquelles elle passe d'année en année. Elle suit son petit bonhomme de sillon sans broncher aux écueils. Elle aune sorte de droiture de coeur qui n'est pas exempte de finesse, mais où la probité domine, un peu par calcul peut-être, car l'institutrice de vocation, ayant embrassé l'enseignement comme un état, se conduit avec régularité pour ne pas manquer déplace.
L'institutrice de vocation a des moeurs ; elle ne se compromet jamais avec les fils de la maison, les frères ou les cousins de son élève; mais elle accepte de préférence les bonnes, grâces des vieux oncles célibataires. Alors elle rêve modestement un mariage raisonnable; mais elle le rêve honnêtement, sans intrigues préalablement coupables.
L'institutrice de vocation est en général petite, d'un demi-embonpoint, d'une figure sans distinction, fraîche et avenante. Elle a dans sa mise plus de propreté que d'élégance; elle affectionne la couleur marron pour l'hiver, le rose pour l'été; elle n'achète jamais plus de deux robes et de deux chapeaux par an ; elle a un esprit parfait d'économie, même un peu d'avarice, passion innée qui grandit à mesure qu'elle vieillit. Elle place à la caisse d'épargne tous ses émoluments, et ne donne à ses parents que les rognures des cadeaux qu'elle reçoit pour sa fête et au premier de l'an.
Après trente-cinq ans, l'institutrice de vocation qui a fait son petit pécule se marie avec quelque employé des postes ou d'un ministère. Elle devient alors une docte ménagère, une mère pédante et rigide, si eUe a des enfants. Ou quand elle a pris son parti de rester vieille fille, elle achète un fonds de pensionnat, comme on
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achète une étude de notaire avec une clientèle toute faite, et s'y prélasse le reste de ses jours. Alors son plaisir est de faire bonne chère, d'avoir un caniche et un perroquet, de tourmenter ses pensionnaires, de torturer ses sous-maîtresses, s'exerçant à infliger à son tour ces milliers d'infimes persécutions dont elle a été longtemps victime.
Avez-vous vu dans quelque élégante pension à la mode, ou dans une des royales maisons de la Légion d'honneur, à Saint-Denis, par exemple; avez-vous vu une de tes pâles demoiselles, rêveuses, ennuyées, dégoûtées de la vie à vingt ans, se promenant seule dans une sombre allée de ces jardins où près d'elle d'autres allées sont si bruyantes et si animées par les jeux de ses heureuses compagnes? Cette grande demoiselle pâle et triste, triste de dépit et non de douleur, c'est le type naissant de l'institutrice ambitieuse.
Fille de quelque général, ou de quelque fournisseur de l'empire ruiné par la restauration; parfois enfant mystérieux d'un haut personnage et d'une grande dame, elle n'a pu donner à son père que le titre d'oncle, à sa mère que celui de tante. Elle a vu son enfance entourée d'un luxe imprudent. Pour elle, toutes les prodigalités du grand monde ont été introduites dans l'enceinte d'une pension. En naissant eUe a eu des parures et des bijoux, une femme de chambre, esclave soumise à tous ses caprices les plus tyranniques. Enfant, elle a été nourrie de bonbons et de confitures, selon son vouloir ; on altérait ainsi sa santé avant qu'elle fût fortifiée. Plus tard, même régime pour son esprit : au heu des livres de saine poésie, de pure morale, les romans à passions factices sont venus fausser son coeur avant qu'il se fût éveillé.
Ainsi a grandi l'enfant loin de toute famille, gâtée, empoisonnée par le luxe, qui corrompt tout, même l'âme virginale d'une jeune fille; par le luxe qui lui a donné-inconsidérément de l'or pour enchaîner à ses fantaisies des subalternes complaisants. Et lorsqu'à dix-huit ans, la pauvre fille, déjà blasée sur ces jouissances de toilettes, defètes, de distractions mondaines, que ses compagnes ne voient qu'en rêve ; lorsqu'à dix-huit ans elle croit toucher enfin à cet empire d'élégance et de domination frivole que
tout lui a fait présager, visites mystérieuses de parents millionnaires qui viennent chaque mois la demander au parloir, chuchoteries des autres pensionnaires sur les grands événements qui la concernent; eh bien, lorsqu'elle attend que ce monde où son esprit romanesque lui ' assigne une si haute place s'ouvre pour elle, un jour la pauvre fille est sèchement appelée par la maîtresse de pension, qui jusqu'alors l'avait traitée avec des égards obséquieux : on lui annonce tout à coup, durement, sans préparation, que ceux qui payaient sa pension sont morts ou ruinés, et qu'elle doit songer à se pourvoir d'un état dans le monde; on ajoute, en forme de consolation, que ses talents lui seront une ressource qu'elle ne doit pas négliger.
A ce coup inattendu, à ce congé cruel, la jeune fille pâle pâlit plus encore; mais elle se souvient de situations semblables à la sienne dans les romans qu'elle a lus ; elle se pose en héroïne, elle se roidit contre le malheur et s'éloigne d'un oeil sec, sans donner un regret à cet asile de l'insouciance et de la jeunesse, où elle n'a pas vécu en paix, elle qui n'a pas eu d'enfance, pas de rêves de jeune fille, pas de fraîches espérances ; mais des vanités, des ambitions dévorantes qui se voient tout à coup si misérablement avortées,
Le monde s'ouvre à elle, elle l'embrasse avidement ; elle est seule, sans fortune, sans protection : mais elle est libre, elle a un esprit aventureux que rien n'effraye, elle a des grâces affectées qui séduisent toujours dans un monde de suprême affectation, elle a cette beauté maladive qui va à sa destinée, qui doit l'aider à en triompher, pense-t-elle, en lui attirant cet intérêt qu'inspirent les airs de langueur indéfinissables.
Dans cette société brillante et pervertie, où hier encore elle se disait : « Je serai reine ! » elle connaît les plus riches et les plus puissants : longtemps elle a été leur égale, elle n'ira pas aujourd'hui mendier leur aumône; mais elle se présentera à eux comme une soeur dépouillée qu'ils ne doivent pas laisser voir dans son dénûment à ceux qui ne sont pas des leurs. Elle est accueillie, recherchée ; on s'arrache la victime, jeune, belle, mystérieuse; c'est bientôt un être exceptionnel : elle est fière, elle n'accepte rien comme don, mais comme
L'Institutrice, l°r type. Dessin de Bertall.
L'INSTITUTRICE
SB
échange. Elle devientdemoiselle.de compagnie dans quelque grande maison, mais sur un pied d'égalité. C'est un être pétri d'élégance, d'idées -creuses,' le dehors gracieux, de câlineries de chatte, un mélange de hauteur et de souplesse, une petite créature qui fait parfois fureur, qui devient par aventure une femme à la mode, une chose dont-, comme d'un meuble nouveau, une
maîtresse de maison pare son salon avec vanité. Elle chante brillamment avec des airs de tète passionnés, un peu en actrice ; elle-en a tous les instincts vaniteux, désordonnés ; mais elle les musèle hypocritement, elle doit tenir son rang dans le monde, et voilà ce qui l'empêche de se livrer au théâtre, vocatiou bien décidée de cette nature maniérée. Elle parle: à tous une
L'Institutrice, 2e type. Dessin de Gavarni.
poésie mystique admirablement fastidieuse; elle cite Byron en anglais, Klopstock en allemand; elle se pose devant tous comme vivant d'idéalités; tandis que son esprit, ulcéré par les mécomptes, recherche avec ardeur le positif du ' luxe, le réel des jouissances mondaines.
Habile par intuition, elle dirige ses plans d'attaque contre les natures malléables, les héritiers présomptifs d'un grand nom et d'une
grande fortune, écoliers encore imberbes, que la demoiselle pâle enlace de ses séductions de couleuvre ; ou bien elle s'attaque à ces connaisseurs émérites en beauté qui ont traversé l'empire en aimant par convention deux ou trois femmes alors citées, ces admirateurs consacrés du beau sexe, qui font des folies de sang-froid, avec préméditation, pour faire croire à un reste de jeunesse. Mais, lorsqu'elle échoue dans-ce
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L'INSTITUTRICE
noviciat d'intrigues, comprenant à vingt-cinq ans qu'elle a perdu la magie de son prisme de victime, de demoiselle de compagnie romanesque et brillante, elle se transforme en institutrice ambitieuse.
Il lui faut alors une grande maison, d'où l'esprit de famille soit exclu, où le monde ait fait invasion complète, où les enfants soient gardés près de leurs parents, non pour qu'on y développe avec plus de sollicitude leur esprit et leur coeur, mais pour qu'on les dresse en naissant à ces airs stéréotypés, à ces manières conventionnelles que la nature n'indique pas et dont on fait le suprême bon ton.
L'institutrice ambitieuse cherche de préférence une élève qui n'ait plus sa mère, et qu'elle puisse former sans autre contrôle que la surveillance paternelle, qu'elle métamorphose en attentions qui lui sont personnelles. Chez un père veuf, l'institutrice ambitieuse trône" en souveraine, devient maîtresse de maison, en usurpe l'autorité, en dépasse les tyrannies, <:et finit parfois par eu acquérir la consécration.
L'institutrice ambitieuse est trop occupée d'elle-même pour s'occuper sérieusement de son élève : tout ce qu'elle exige d'elle, ce.sont des dehors séduisants, un maintien qui lui fasse honneur dans un salon. Si l'écolière est docile, l'institutrice récompense ces grâces naissantes qui découlent d'elle par des complaisances qui annulent l'autorité paternelle et qui plus tard annuleront l'autorité conjugale. Ainsi posée, elle a une extrême recherche dans sa mise, et veut être citée comme un modèle de goût, comme un résumé d'élégance. Elle est prodigue; car son ambition lui fait voir 'toujours une fortune assurée en perspective. A quoi lui serviraient ses épargnes ? l'intrigue y suppléera.
Mais lorsque passé trente-cinq ans eUe n'a pu s'enrichir par quelque riche mariage habilement et forcément amené, en désespoir de cause .elle se décide à se faire chanoinesse; chaperonnée du titre de madame, elle devient une de ces intrigantes problématiques que le beau monde accueille, qu'il protège, et dont il se sert comme auxiliaire dans l'exploitation de tous les vices occultes et musqués, dont l'expérience lui donne si bien l'entendement ; c'est alors que l'institutrice ambitieuse devient joueuse forcenée.
L'examen de la nature humaine nous offre toujours un côté ridicule ou odieux, mais aussi un côté touchant dont la consolante analyse adoucit ramertume du moraliste et fait succéder, à des peintures railleuses ou mordantes, le tableau réel de noble; et pures vérités. Ainsi nous arrivons avec bonheur à l'institutrice par dévouement, jeune martyre, vertu sublime et cachée, que les ridicules de l'institutrice de vocation et l'esprit d'intrigue de l'institutrice ambitieuse font trop souvent méconnaître.
L'institutrice par dévouement est souvent une jeune fille insouciante et heureuse au sein de sa famille, ignorante de ses talents et de son esprit, et qui ne pense pas qu'ils pourront lui aider un jour à combattre la mauvaise fortune. Ame pure et tendre, toute prête à se dévouer au premier appel, et à sauver par son sacrifice ceux qu'elle aime de la misère et du malheur; elle, si bien faite pour goûter les joies de la famille, pour les faire naître par sa présence, elle quitte courageusement le toit paternel où elle a été si naturellement heureuse, si doucement aimée ; elle pressent tout ce qu'elle souffrira dans une maison étrangère ; elle répète tout bas ces vers de Dante :
Tu proverai siccome sa di sale
Lo pane altrui, e corn' è duro calle
Lo scendere e '1 salir per l'altrui scale l.
Mais elle se résigne. Être utile, voilà sa destinée, destinée sévère, où l'imagination doit s'éteindre, où le coeur doit être étouffé, mais où | la conscience puise de saintes consolations dans | la certitude d'avoir bien fait. ; On choisit toujours pour l'institutrice par ; dévouement, ou elle cherche elle-même avec ; soin, une famille honorablement placée dans le : monde et rigoureusement honnête, imposant : par ses bonnes moeurs, par la considération de ; la fortune et du rang, par tous les dehors qui i donnent ou attirent l'estime ; mais la position \ ne change point les individus, et souvent dans ; ces familles si bien famées il se rencontre des \ natures difficiles, des âmes froides ouirritables, i dont le contact est une souffrance de chaque ; jour pour l'institutrice par dévouement. En
; 1. Tu sauras combien le pain d'autrui a d'amertume, et \ combien il est dur de monter et de descendre l'escalier • étranger.
L'INSTITUTRICE
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général les grandes et nobles familles où elle est admise ont l'esprit de régularité et d'orgueil de leur caste; eUes offrent une hospilalité polie, mais glaciale, à cette pauvre enfant qui aurait besoin de retrouver une seconde famille dans cette famille étrangère, et d'être consolée par une bienveillante affection de toutes ces tendresses qui entourèrent son enfance. Dans le nouvel état que le malheur lui a fait, elle est traitée avec considération, elle s'attire le respect parle soin scrupuleux qu'elle met à remplir tous ses devoirs ; on lui adresse régulièrement des éloges ; on lui donne, à des époques fixes, de l'année, des cadeaux élégants, preuve d'une satisfaction réelle ; mais est-ce tout pour cette âme si noble, si aimante et si jeune encore, quoique le malheur l'ait vieillie prématurément? Est-ce tout qu'une position honorablement acquise par son travail et qui lui permet de secourir sa famille indigente? A ces avantages positifs ne devrait-il pas se joindre, pour ce coeur si tristement éprouvé, quelque consolante amitié qui l'empêchât de se souvenir qu'elle n'est qu'une étrangère dans cette riche famille à laquelle elle a voué sa jeunesse, son esprit, ses talents, souvent même son coeur, et qui ne lui donne en échange de tous ces jeunes trésors qu'une existence confortable, mais décolorée, que de For, et pas uue heure de douce intimité ?
L'institutrice pair dévouement accepte son sort tel que la Providence le lui a fait ; elle a la résignation des âmes sensibles et fières qui pouvaient espérer beaucoup de la vie et qui, n'y trouvant que des déceptions, se résignent sans se plaindre. Son coeur ne se dessèche pas, son imagination ne s'éteint point; mais eUe refoule en elle-même tous ses désirs sans espoir, toutes ses illusions qui tombent et meurent une à une dans la sphère où elle vit. Elle est belle, aimante, enthousiaste, pleine de coeur et d'intelligence ; elle aurait aimé, elle se serait attiré l'amour au sein de sa famille ; mais, dans cette famille étrangère où le malheur l'a jetée, qui l'aimera, qui se dévouera à l'aimer d'amour ? Est-ce le frère de son élève, ce jeune homme ardent, passionné, qui commence la vie et qui éprouve, comme à son insu, pour la jeune et belle institutrice un intérêt tout-puissant ? Mon Dieu ! elle a bien compris à son regard, à sa parole, à ses douces et involontaires attentions pour elle, que lui du
moins ne la traitait pas comme un être inférieur, comme une étrangère qu'on emploie et qu'on paye. Mais la pauvre enfant n'ose se livrer à celte pensée, à cet espoir ; elle a trop d'orgueil pour vouloir d'un amour qui ne serait qu'un mystère, qu'une intrigue cachée; elle sent qu'elle est digne d'être aimée avec bonheur et courageusement, et cet amour tremblant déjeune homme qu'un regard de sa mère fait pâlir, qui s'épouvante d'une réprimande, qui cède à de vaniteuses réflexions de rang et de fortune, souvent faites avec cruauté devant elle, et dont elle saisit tristement le sens; cet.amourqui d'abord fut, pour sa vie monotone et grave, une suave espérance, devient une sorte .d'humiliation dont son âme est froissée.
Que de luttes dans cette pauvre âme sans appui, qui s'effraye de ses rêves, qui lés combat et qui ne parvient à les vaincre qu'à force de souffrance et de dévouement ! Que de fois, sa tâche lui paraissant trop rude, elle fut tentée de fuir cette maison où elle est utile, où ses talents sont appréciés, mais où l'on ne donnerait pas une larme à son absence ! Que de fois, se souvenant des baisers de sa mère, de la tendresse de son père, elle a pensé à revenir vers eux, en s'écriant : « Vivons, aimons et souffrons en « famille; l'isolement de la jeunesse est imposte sible à mon coeur! » Mais la même voix qui lui dicta son sacrifice a étouffé ce cri de l'âme ; elle s'est souvenue de l'indigence qu'elle avait adoucie, du bien-être qu'elle répandait chaque jour sur les siens, en travaillant, en s'immolant sans relâche, et, fortifiée par la lutte, elle la continue malgré ses blessures.
Est - il rien de plus douloureux, de plus saint que le spectacle de cette jeune femme? Elle perd sa beauté dans les veilles laborieuses de l'étude, dans des douleurs muettes et souvent raillées par ceux qui les causent. Elle plie son esprit, vif, élevé, profond, aux étroites règles d'un enseignement formulé ; elle fait descendre son imagination poétique et hardie à l'intelligence naissante d'un enfant; sa passion pour les arts n'est plus qu'une science utile dont elle doit enseigner les éléments, mais oublier les inspirations; enfin cette âme passionnée et tendre qui rêva tous les sentiments, qui les eût tous ressentis si elle avait pu s'ouvrir au monde, heureuse et confiante ; cette âme fermée
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L'INSTITUTRICE
à toute jouissance par une main de fer, par celle de la nécessité, s'isole, s'assombrit et finit par perdre sa foi dans le bonheur dont elle était digne et qu'elle n'a pas trouvé.
Lorsque l'institutrice par dévouement ne meurt pas à la peine après dix ans de labeurs,
de souffrance et de résignation ; après les dix plus belles années de sa vie si tristement dépouillées des joies de la famille, des illusions du coeur, de l'amour, de l'enthousiasme de - toutes ces brillantes visions si hâtivement dissipées pour elle ; après ces dix années de jeunesse
La leçon. Dessin de Trimolet.
fanée dans l'isolement de l'âme, le plus cruel de tous, si l'institutrice par dévouement a encore quelques débris de sa famille, elle revient auprès d'un vieux père dont elle est l'honneur, ou d'une mère infirme qu'elle console par sa tendresse, qu'elle distrait par son esprit, ou bien encore auprès d'une jeune soeur mariée dont elle soigne et élève les enfants avec amour. Goûtant ainsi, en se dévouant encore, un simulacre de ces joies maternelles dont la réalité lui fut refusée, elle ne rougit point d'être vieille fille, car elle a su aimer, et sans son dévouement,
la plus céleste des vertus humaines, elle serait épouse et mère : le ridicule n'atteint pas les vies qui sont sublimes par leurs actes.
Aussi, loin de chercher à se marier à quarante ans, sachant ce qu'elle a valu, ce qu'elle aurait mérité, elle ne songe pas à arranger sa vie selon le monde ; elle la laisse couler au gré de la Providence, et souvent la Providence lui envoie des joies compensatrices pour les joies de sa jeunesse perdue.
Mmo LOUISE COLET.
LA MENAGERE PARISIENNE
PAR J.-A. BRISSET
ILLUSTRATIONS PAR TONY JOHANNOT, PAUQUET ET H. CATENACCI
ES femmes de province ont pendant longtemps paru posséder des droits exclusifs au ti - tre glorieusement i bourgeois de bonne ménagère. Et, en effet, la régularité
des habitudes intérieures, la rareté des distrac- i
tions extérieures, les traditions léguées de mère |
en fille, le besoin d'une occupation, d'une acti- |
vite journalière, la nécessité, d'entretenir et de |
consolider par les minutieux efforts de chaque |
jour une fortune à laquelle le temps ne semble i
devoir apporter aucun accroissement soudain, |
par-dessus tout le désir ardent qu'elles ont de |
surpasser ou d'égaler, à force d'économies inté- \
rieures, le luxe des femmes plus riches qu'elles \
et de pouvoir soutenir sans crainte la surveil- I
lance iuquisitoriale qu'elles exercent sans cesse ;
les unes sur les autres, tout contribue à faire |
des femmes de province les ménagères par |
excellence, ménagères corps et âme, esprit et i
coeur, dans toutes les circonstances de la vie \
et à toutes les heures de la nuit et du jour. |
Mais, après avoir ratifié les droits incontes- |
tables de nos Françaises de province, qu'il I nous soit permis de retracer ici le type modeste
: et jusqu'à présent ignoré de la ménagère pari\
pari\
Si Paris est l'Eldorado des femmes frivoles,
| s'il est le paradis des femmes riches, belles et
i coquettes, s'il est plein d'entraînements, d'eni|
d'eni| d'hommages et de séductions pour
| les femmes faibles et vaines, il est aussi le lieu
| des souffrances, des privations, de l'isolement
I et des angoisses intérieures, le lieu des épreui
épreui et des travaux amers pour les femmes
| pauvres, honnêtes et fières. Les soins du mé|
mé| dont s'acquitte avec aise et facilité la
| femme de province, à qui ne manquent dans sa
; maisonnette, si modeste qu'elle soit, ni l'air, ni
: l'espace, ni le soleil, deviennent pénibles, at|
at| et rebutants, concentrés qu'ils sont
; dans le ménage parisien, entre les murs étroits
| d'un quatrième ou cinquième étage. La ména;
ména; de province vit, respire et se meut dans la
\ pratique facile de ses travaux de chaque jour,
| elle a des fleurs dans son jardin, de l'eau dans
| son puits, du vin dans sa cave, du bois dans
| son cellier ; la ménagère parisienne étouffe,
I languit, s'asphyxie et se meurt dans l'exercice
| pénible de ses devoirs auxquels manque l'aide
| bienfaisant des dons de la nature. C'est dans
| une boîte à compartiments à cent pieds au|
au| du sol qu'il lui faut déployer toutes ses vertus actives ; c'est dans cette étroite prison,
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LA MÉNAGÈRE PARISIENNE
souvent sombre et malsaine, qu'il lui faul apporter le bien-être, l'ordre et la joie ; c'est avec quelques rares pièces de cent sous, qu'on n'est pas toujours sûr de pouvoir remplacer, qu'il lui faut faire vie qui dure et chère convenable pour elle et pour les siens dans ce Paris où, comme dit J.-J. Rousseau, le pain est toujours si cher!
Sous ce titre : la Ménagère parisienne, nous entendons cette classe nombreuse de femmes qui ont accepté entièrement et sans restriction l'exercice des devoirs du ménage, dans cette grande ville où ils sont si difficiles à remplir, et qui, ayant sagement éloigné de chez elles cette plaie ruineuse et destructive de toute paix intérieure : les domestiques, sont à elles seules la providence, le bien-être et la joie de leur intérieur.
A l'heure matinale où les contrevents des boutiques s'ébranlent, lentement soulevés par quelque gros garçon joufflu qui bâille, à l'heure où la laitière installe au coin de quelque rue son établissement éphémère, où les quartiers les plus bruyants de la capitale sont paisibles comme une petite ville de province, où lo Paris élégant sommeille à la faveur du calme de ce moment privilégié, se glisse, le long des trottoirs qu'on balaye, une femme à la modeste allure, mais dont le chapeau et le manteau, tout ternes, tout humbles qu'ils soient, la font remarquer parmi les cuisinières et les femmes de campagne qui régnent alors exclusivement sur le pavé de Paris. Sa démarche grave, sa tournure décente, la propreté exquise de sa chaussure, certaine dignité affable répandue sur son visage calme et souriant, la distinguent, à ne point s'y méprendre, de la grisette à prétentions. Celle femme que vous voyez, le cabas au bras, s'avancer au milieu du mouvement et du tumulte d'un marché, c'est la ménagère parisienne, la jeune.femnie mariée en tout bien, tout honneur à quelque employé peu rétribué, à quelque artiste encore inconnu, à quelque jeune médecin attendant une clientèle, à quelque avocat débutant. Cette femme qui marchande d'un air timide quelque maigre poulet, quelques chétifs légumes, c'est peut-êlre la compagne ignorée de quelque célébrité future; elle trônera peut-êlre un jour dans les salons d'une préfecture ou même d'un ministère, son nom passera peut-être à la postérité avec celui
de l'homme dont elle aura encouragé, soutenu, embelli les années de travail et d'obscurité.
Se glissaut avec crainte le long des échoppes des marchandes et semblant redouier quelque allocution grossière de leurs bouches hostiles et moqueuses, elle se dirige vers ses fournisseuses attitrées. Ce sont ordinairement les plus douces, les plus honnêtes et les plus propres de ces énergiques viragos. Celles-ci la connaissent et l'accueillent, elles se feraient un scrupule de lui surfaire ou de la tromper. On lui garde la marchandise la plus fraîche, les fruits les plus appétissants, el, lorsque le cabas trop plein semble peser au bras délicat de la jeune femme, on ne veut pas souffrir qu'elle se charge d'un nouveau fardeau, et il se trouve toujours là quelque enfant, quelque jeune fille qui s'offre avec empressement pour porter chez elle son trop lourd butin de la matinée.
Il 3' a dans le peuple un admirable instinct qui le porte à comprendre et à approuver tout ce qui est sain, convenable et méritoire. Il sait gré à la femme qu'il sent supérieure à lui d'accepter les humbles fonctions qui l'en rapprochent ; il se rehausse à ce contact, il est flatté de cette communauté de travaux et de peines, et sa nature généreuse s'offre alors à les soulager.
Souriant à l'aide obligeant qui l'accompagne, la jeune femme, arrivée chez elle, monte lestement les quatre étages qui conduisent à son modeste logis. Elle entre, et sans prendre souci de l'enfant qui la suit de loin, elle parcourt tout empressée l'étendue de son petit domaine, elle traverse la salle à manger, le salon, et s'arrête, tout attristée, à la porte de la dernière pièce.
« Il est déjà parti ! » dit-elle.
Et son oeil interroge alors la tasse vide qu'elle avait emplie avant le réveil de son mari, elle s'assure ensuite s'il a pris les vêtements chauds qu'elle lui avait préparés... Tout est bien ; les tisons séparés dans l'âtre encore plein de braise annoncent que le feu a pétillé clair et joyeux pendant le sobre déjeuner du travailleur diligent.
Le coeur moins gros, la jeune femme -retourne sur ses pas ; le petit commissionnaire est redescendu ; elle est seule, elle sera seule juso'Vau soir !
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Se dépouillantalors des vêtements du marché, abandonnant le manteau et le chapeau incommodes, elle attache autour de sa taille élégante le grossier tablier, insigne de ses humbles et pénibles fonctions. Elle entre alors dans le sanctuaire de ses vertus domestiques.
Auprès de la salle à manger est une pièce étroite et sombre. Une lucarne placée très-haut donne seule à cet antre obscur un peu d'air et de jour, et encore cet air et ce jour ne viennent-ils souvent que d'un escalier ou d'une petite cour entourée de hautes murailles. C'est par cette insuffisante ouverture que doit s'exhaler et la vapeur asphyxiante du charbon, et l'odeur des mets qu'on apprête ; car ce réduit triste et malsain, c'est la cuisine des petits appartements de Paris. Heureux encore, lorsqu'à l'aide de ce recoin important, le ménage peut conserver aux pièces de représentation leur destination honorable ! Le pot-au-feu cuisant dans la chambre à coucher appartient essentiellement au ménage de l'ouvrier. C'est la limite la plus tranchée entre la rude nécessité du travailleur et l'aisance bourgeoise, qu'elle soit réelle ou seulement apparente. A présent que le costume est le même pour toutes les classes de la société, à présent que l'instruction également répandue leur a donné à toutes le même langage à peu près, il n'y a plus que deux grandes démarcations qui les séparent : en haut, la voiture, et, en bas, la place du potau-feu.
Les instants passés dans ce triste et incommode réduit sont les plus pénibles dans la vie de notre jeune ménagère. C'est là, pour elle, le moment d'énreuve et de combat, l'heure sublime d'un travail vraiment méritoire. Plus d'une fois les doigts délicats de la jolie Parisienne s'engourdissent au contact de l'eau froide qui doit purifier les légumes, ou se gercent et se crispent à l'action contraire de l'eau bouillante si nécessaire pour entretenir autour d'elle une rigoureuse et appétissante propreté. Mais il lui faut allumer le feu, préparer la viande saignante ; il lui faut apprêter l'éclairage du soir ; tout cela se fait promptement, proprement, avec activité, courage... et la jeune femme achève allègrement sa tâche, en songeant au retour de son époux bien aimé..
Après avoir, non sans un gros soupir, déjeuné
déjeuné à la hâte, elle procède maintenant à l'arrangement de son intérieur élégant. Le balai, le plumeau en main, elle range, remue, nettoie; elle époussette et frotte avec amour chacun de ses meubles dans lesquels elle se mire ; elle les soigne avec un sentiment de reconnaissance, car tous font partie de son bonheur. Quelques-uns ont été apportés dans la communauté par le mari. Celait son ménage de garçon. Voici le petit bureau sur lequel il écrivait ces lettres d'amour si tendres, voici la toilette à glace mouvante qu'il interrogeait avec crainte, se demandant si sa figure d'austère et laborieux éludiant pourrait plaire à une jeune fille ; voilà sa pipe, ses pistolets, armes de vaurien, placés à tout jamais dans ce coin, où il a juré do les oublier, trophées conquis par l'amour, et auxquels la jeune femme adresse un sourire de triomphe et de défi.
D'autres meubles plus riches ont élé donnés à la pauvre fille sans dot par quelque bonne parente morte depuis : leur vue attire souvent dans ses yeux quelques pieuses larmes de regret et de reconnaissance ; d'autres ont été achetés depuis son mariage du fruit de ses économies, et ceux-là, on le pense bien, ne sont pas les moins aimés.
Tout est en ordre maintenant; les croisées, ouvertes un instant pour laisser entrer l'air libre qui doit renouveler l'atmosphère, sont refermées avec soin, les blancs rideaux se drapent devant elles, élégamment relevés ; le lit, propret et rebondi, est recouvert d'une coquette enveloppe ; les fauteuils sont rangés, le feu est reconstruit, et voici que la jeune femme se met gaiement à sa toilette.
Alors s'opère une transformation prompte et complète, qu'étudierait avec intérêt le sjoectateur le plus indifférent. Le bonnet du matin, jeté avec mépris, laisse flotter les trésors d'une riche chevelure, et, de son habile main, l'adroite Parisienne la dispose avec art en tresses, en bandeaux. Bientôt sa tète lisse, bouclée, élégante, semble sortir du plus renommé des coiffeurs ; sa taille souple, qu'on devinait à peine sous l'ample manteau du marché, ou sous le peignoir de la balayeuse, enlacée à présent par un corset magique qui la maintient sans la gêner, et révèle ses formes sans les exagérer ni les comprimer, parait dans toute la
La^Ménagère parisienne. Dessin de Tony Joiiannol.
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grâce de ses élégantes proportions ; une robe ;
d'une étoffe peu coûteuse, mais bien faite et |
faite par elle ; un fichu frais, clair et léger, le |
tablier de soie à pochettes garnies, les fines i
mitaines recouvrant des mains auxquelles le citron et la pâte d'amande ont rendu toute leur blancheur primitive ; et voilà notre ménagère aussi coquette, aussi pimpante que pas une femme de Paris, aussi digne qu'une duchesse, aussi gracieuse qu'une grisette. Vienne maintenant qui voudra la visiter !
Après un dernier coup d'oeil jeté à son miroir, elle dispose avec promptitude son établissement de travail. Une petite table est devant la fenêtre, une chaise de paille est auprès ; elle s'y installe, un tabouret sous ses pieds. A l'oeuvre, ma jolie couseuse, faites paraître les merveilles que savent créer vos doigts délicats ! A la fois couturière, lingère, modiste, brodeuse, ravaudeuse et quelquefois tailleur, la ménagère parisienne, entourée d'étoffes achetées au rabais, déploie ses multiples talents , ses industries innées. Voyez éclore sous ses doigts ce ravissant bonnet qui doit, le soir, parer sa jolie tète, et rivaliser de goût et de fraicheur avec les coiffures des Simon, des Tulasnel Plus de vingt fois essayé, le gracieux chiffon s'harmonise enfin avec la douce physionomie qu'il doit embellir encore ; ces fleurs légères se mêleront heureusement aux boucles soyeuses de la chevelure, les plis de ce tulle nuageux entoureront d'une auréole transparente ces jolis traits dont ils" feront ressortir les lignes fermes
fermes pures, et ce noeud de satin, jeté négligemment sur le côté, caressera, de ses bouts flottants, une blanche épaule découverte.
Comme pour calmer ensuite son imagination vivement surexcitée par ce travail d'inspiration,
ou peut-être pour secouer l'enivrement de la coquetterie et ramener son esprit à de plus solides idées, la jeune femme se livre maintenant à un travail plus sévère. Avec une patience
laborieuse, avec une agilité presque mécanique, elle conduit et ramène d'un mouvement uniforme l'aiguille qui traverse le lin. Il y a dans cette occupation des idées d'ordre, d'avenir, de durée : ce sont là les premiers fondements matériels d'une bonne maison,- ce sont là les oeuvres simples et graves de la femme forte de l'Écriture.
C'est maintenant au tour du mari. Il s'agit de déployer à son profit les talents si divers des industries parisiennes. Par où commencera la jeune femme, qui voudrait faire pour lui tant de choses à la fois? Travaillera-t-eUe au bonnet qu'elle lui brode en secret pour sa fête? ou plutôt, s'occupant d'une nécessité plus pressante , sacrifiera-t-elle son chapeau de velours noir de l'année dernière, dont la forme est un peu passée de mode, pour renouveler le collet de l'habit qui, rajeuni par ce changement, les dispensera quelque temps encore d'une visite dispendieuse du tailleur.
Un coup de sonnette la tire de son hésitalion. Elle va ouvrir. Ce sont deux jeunes femmes de son âge, deux compagnes de pension. « C'est toi, Lise! c'est toi, Hortense! que je suis aise de vous voir !
— Bonjour, ma bonne Maria! Combien il faut monter pour arriver chez toi ! nous en sommes tout essoufflées.
i — Entrez, venez, asseyez-vous! »
; Les jeunes femmes s'installent au coin du
: feu, ravivé par la ménagère. Elles jettent un
; regard d'inspection curieuse sur cet intérieur
i irréprochable pour le bon ordre, mais qui
LA MENAGERE PARISIENNE
semble bien mesquin et bien triste à des filles de riches négociants, à des femmes de banquiers ou d'agents de change. On parle d'abord des anciennes compagnes qu'on a rencontrées dans le inonde : ces deux dames en ont revu beaucoup, car, n'ayant rien à >faire et s'ennuyant chez elles, elles sont à l'affût de toutes les occasions qui leur proeurent l'emploi de quelques heures dans la journée.
Satisfaite de la comparaison intérieure qu'elle vient d'établir entre son riche hôtel et la modeste mansarde de celle qu'elle vient visiter, Hortense parle complaisammcnt de ses chevaux, de ses équipages, de ses tableaux, des riches tentures de ses appartements et du grand monde qui les assiège dans ses jours de réunion. La maîtresse du logis, avec une fierté douce, empreinte d'un sentiment vrai, lui répond par l'éloge de son mari qui, dit-elle, sera un jour, est déjà un homme de mérite, de son mari dont l'amour et les tendres soins l'empêchent de songer à désirer jamais une autre position que la sienne! Puis, à chaque question, à chaque remarque faite par la curieuse Lise, ou par la dédaigneuse Hortense, et tendant à faire ressortir la pauvreté de leur compagne, elle répond par de malicieuses questions sur la beauté, le caractère, l'élégance, la tendresse ou l'esprit de ceux dont elles portent le nom.
L'une est obligée de convenir que son mari est gros et lourd : il s'endort chaque soir près d'elle, il abhorre la musique, exècre la littérature, fait fi de la conversation!...
L'autre a épousé un avoué qui est aussi sur le chemin de la fortune. Petit, mince, actif et remuant, il a le génie des procès, et son grand art consiste à en inventer sans cesse pour le compte de ses clients. Il est vrai que, quand le procès ne donne pas, toute son activité, tant soit peu tracassière, se reporte sur son ménage où il contrôle tout ce qu'on fait.
A ces aveux, la ménagère sourit et répand un regard d'amour sur l'heureux asile de sa douce pauvreté.
Les jeunes femmes se retirent, non sans avoir fait promettre à l'humble maîtresse du lieu d'aller à son tour revoir ses jeunes amies : elle accepte l'expectative d'une visite pénible peut-être pour son amour-propre, mais son mari l'accompagnera; une fois au bras de celui
que son amour a choisi, elle sent qu'elle n'enviera rien à personne. C'est que son époux tant chéri, c'est là toute sa richesse, c'est là son luxe, son orgueil... orgueil sublime de la femme pauvre, dont toute la gloire est dans celui qu'elle aime!
Cependant l'heure du dîner s'approehe, et la visite un peu longue des camarades de pension a peut-être nui au pot-au-feu abandonné depuis le matin à lui-même. Vite un coup d'oeil et un coupj de main pour les derniers travaux de la cuisine! Le maître va bientôt rentrer, il faut qu'il trouve tout en ordre, et que sa femme, libre de tout soin du ménage, soit alors entièrement à lui. Il faut qu'à peine il se doute que sa gracieuse compagne est aussi sa servante, triste idée qui gâterait pour lui les joies du retour et troublerait le bonheur de la réunion. Sa femme lui épargnera autant qu'elle le pourra l'aspect des travaux grossiers, des privations nombreuses qu'une position modeste impose à celle qu'il voudrait environner des prestiges de la gloire et des jouissances de la richesse. Cette pénible vérité glacerait ses inspirations, empoisonnerait ses travaux et finirait trop brusquement ce rêve d'avenir, où, d'avance, il acquitte toutes les dettes que son coeur a contractées envers l'ange de son pauvre foyer.
Toujours est-il que, patiente et résignée, elle a interrompu plus d'une fois ses travaux de la journée pour aller ouvrir avec précaution le meuble qui contient la fortune du ménage. Elle a souvent tourné machinalement entre ses doigts quelques pièces restées au fond d'un tiroir, en se chicanant elle-même avec une sorte de remords sur les dépenses faites, en se demandant avec crainte qui pourvoira aux exigences de l'avenir! Elle a bien cherché dans son esprit quelle économie nouvelle elle pourrait encore inventer, quelle privation nouvelle elle pourrait encore supporter. N'a-t-elle pas supprimé à l'insu de son mari la femme de ménage qui, le mois dernier encore, venait la soulager des travaux les plus pénibles? N'at-elle pas renoncé à nombre d'habitudes prises, à nombre de petites douceurs dont le bien-être lui était personnel '?... N'a-t-elle pas abandonné et la lecture, et le dessin, et la musique, doux passe-temps de sa vie de jeune fille; pour ne rien dérober aux travaux utiles de ces heures
LA MENAGERE PARISIENNE
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dont elle leur a fait l'abandon? Que peut-elle faire "de plus, elle pauvre femme, dont l'inépuisable industrie, dont l'imagination infatigable ne trouvent à s'exercer que sur l'emploi de rares et chétives finances, que sur les infimes économies de chaque jour?...
Pour ceux que la terre nourrit, le temps, en épuisant les provisions amassées par une sage prévoyance, ramène de nouveaux produits, et tandis que le laboureur, retenu chez lui par le froid, par la neige qui contristent la campagne, voit baisser avec peine le blé qu'enserre sa grange, il se ranime à l'idée que, cachée sous la terre durcie, une nouvelle moisson se prépare pour lui.
Mais pour l'habitant des grandes villes qui voit s'épuiser les ressources du passé, sans que l'avenir lui offre aucune promesse, pour le malheureux citadin qui n'a devant lui que quelques pièces de monnaie au fond d'une bourse légère, qui n'a pour tout domaine que les murs inféconds d'un quatrième étage dont on viendra bientôt réclamer le lourd loyer, il y a des moments d'angoisse inexprimable, et chaque jour qui s'enfuit, en enlevant une parcelle de l'irre-- trouvable métal, semble un pas de fait vers l'horrible abîme de la misère et de la faim.
Personne ne comprend, ne ressent mieux ce supplice que la femme parisienne. Élevée dans une atmosphère d'élégance et de délicatesse, loin de l'air libre des champs et des travaux vivifiants de la campagne, elle a acquis en finesse de perceptions, en vivacité d'émotions, en délicatessed'organes, tout ce qui lui manque en richesse de santé et en énergie musculaire. Sur cette organisation irritable et nerveuse les chagrins ont plus de prise ; pour cet être faible et impressionnable les inquiétudes sont plus poignantes et les travaux plus accablants.
Pourtant une énergie sublime vient tout à coup en aide à la femme honnête et pure, qui souffre ainsi sous les yeux de Dieu seul, et lorsque le coup de sonnette attendu lui annonce le retour de son mari, eUe court lui présenter un visage joyeux, plein de confiance et d'espoir.
Ce sont là ses moments de bonheur. Voici enfin celui au bien-être duquel eUe a travaillé tout le jour, celui pour lequel elle trouve tous les sacrifices doux et faciles à remplir, celui sur
la tèle duquel reposent tant de rêves do gloire et d'avenir. Il y a bien encore au milieu des joies de la réunion quelques moments pénibles el qui réveillent dans le coeur de la pauvre femme tout un monde de chagrins oubliés ; soit que le mari se plaigne doucement de l'cxiguitô de son repas, soit qu'il trouve moins gai que de coutume le feu dans lequel une main prévoyante a ménagé le bois qui se fait rare au logis! Mais il y a tant de foi dans l'avenir chez cet homme sûr de lui-même, il y a tarit de nobles intentions, tant d'idées créatrices, tant d'amour stimulant au coeur, que sa douce et faible compagne se retrempe à ce feu sacré et puise de nouveau, près de celui qu'elle aime, la force et la confiance qui doivent alimenter son dévouement de chaque jour.
Aussi, combien la soirée sera douce! Irat-on dans le monde où, déjà, le mérite du mari cl les grâces de la femme leur assurent un accueil flatteur? Affrontera-t-on,àl'aidedu manteau, des socques et de toutes les précautions bourgeoises employées en pareille circonstance, le froid, l'humidité d'une soirée d'hiver, si hostile pour la femme légèrement vêtue qui se rend à pied dans ces fêtes parfumées où les autres n'arrivent qu'en voilure?... ou, sans quitter les vêtements chauds de la saison, profilcra-t-on de ces deux billets de spectacle donnés au mari, et qu'il a rapportés tout triomphant?...
Eh bien, non! il fait bon dans la chambre échauffée, le vent souffle au dehors froid et aigre, il y a du bruit et de la boue dans les rues... Ils sont si bien là tous les deux! Ils ont tant de moyens d'employer agréablement celle soirée !... Et ce piano, sur lequel les doigts de la jeune femme s'exerçaient autrefois avec tant de succès, et ces livres nouveaux qu'ils veulent lire ensemble, et ce travail important qu'il a, lui, entrepris et d'où dépend peut-être tout son sort à venir, et l'ouvrage qu'elle n'a pas pu, elle, achever dans la journée !...
Ainsi se passe la soirée du ménage parisien. Assis au -coin du feu devant la table qu'ils ont approchée, l'un écrivant, et s'interrompant plus d'une fois de son grand travail pour contempler à ses côtés cette chaste et suave figure qui resplendit aux reflets de la lampe, s'interrompant aussi pour lire ou pour communiquer à celle qu'il aime la pensée éclose sous l'inspiration
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LA MENAGERE PARISIENNE
qu'elle a fait naître; l'autre cousant, simple ménagère, et laissant tomber, à l'appel de son époux, avec un doux regard, un bon conseil, une parole encourageante, un jugement judicieux et sain.
Et après ces travaux si doux, faits qu'ils sont en commun, la table est éloignée, les sièges se rapprochent, une main cherche une autre main. En regardant luire les derniers tisons
I qui achèvent de se consumer, on parle de Ta!
Ta! on parle de ses espérances, de ses pro|
pro| on se console, on s'encourage, on rêve à
| deux les honneurs, la gloire et la fortune. On
I a des protecteurs, des amis, du talent! | Mais plus rien ne brûle dans l'âtre. Les
| charbons qui, tout à l'heure, faisaient briller
| leurs formes capricieuses, sont maintenant ré|
ré| en poussière; les bruits lointains de la
La Ménagère au marché. Dessin do Tony Johannot.
rue sont assoupis, et minuit sonne à la petite pendule en palissandre placée sur la cheminée.
s II est tard ! dit le jeune homme.
■—Il est tard! » répète faiblement la jeune femme.
Au bout de quelques instants, les conversations ont cessé, la lampe n'éclaire plus la petite chambre bien close, et l'enivrement du bonheur, des illusions, des espérances règne seul dans ce modeste réduit.
Bientôt l'ange qui veille sur les amours bénis
: du ciel salue le doux sommeil des époux en
i leur répétant ces bonnes et saintes paroles de
i la Bible : « La femme forte est la joie de son
: mari, elle lui fera passer en paix toutes les
i années de sa vie... Comme le soleil se levant
: dans le ciel, qui est le trône de Dieu, orne le
; monde, ainsi le visage d'une femme vertueuse
; est l'ornement de sa maison. » : J.-A. BRISSET.
LE MAITRE D'ÉTUDES
PAR EUGÈNE NYON
ILLUSTRATIONS DE ME1SSONIER, PAUQUET, GAGNIET, ETC.
L n est personne, quelque éloigné qu'il soit de la vie de pension, quine jette avec plaisir un regard sur cet âge où l'on fait sa joie d'une exemption ; où un
pensum, une privation
privation sortie sont des douleurs poignantes et de grands sujets de larmes. 11 n'est personne qui ne se prenne à sourire en pensant à la crainte que lui inspirait ce tyran :ans pitié, ce despote injuste, ce tigre altéré de punitions, qu'on appelle maître d'études.
Le maître d'études! Pauvre homme! Quel est celui d'entre nous, qui, sorti du collège, n'a senti sa commisération s'éveiller en faveur de cet infortuné pédagogue? Qui ne s'est accusé d'injustice en se rappelant les épithètes plus ou moins injurieuses dont il avait gralifié cet argus impitoyable, depuis l'antique dénomination de chien de cour, jusqu'à la moderne expression de pion? Quant à moi, je me sens plein de pitié pour lui, et je plains son sort plus que celui d'un caporal de la garde nationale dans la jouissance de son grade.
Si vous ne comprenez pas d'où peut venir
cette grande compassion pour le maître d'études, jetez un regard sur sa vie. La veille, il s'est couché comme les poules, — expression commune, mais juste;—comme le coq, il fera entendre le premier dans la maison son chant matinal : Allons debout! la cloche a sonné. Le voilà en fondions; sa journée commence. On se lève, il se lève ; on descend, il descend ; on se lave, on se brosse, il surveille; le maître d'études est censé avoir fait toutes ces choses avant ses élèves. On entre à l'étude; sa voix glapit le premier Silence de la journée; malheur à qui n'aura pas entendu l'avertissement, malheur à qui dira bonjour à son voisin, ou adieu à son lit tant regretté! L'imprudent élève eût-il parlé bas, n'eût-il fait que remuer les lèvres, le maître d'études l'entendra, il a l'oreille exercée, et mesurera sa vengeance sur l'ennui qu'il doit éprouver jusqu'au soir. Le voilà en chaire!... Ce n'est plus un homme, ce n'est plus un simple mortel, c'est un maître d'études. Gare à vous, jeunes étourdis, oiseaux babillards; gare à vous! Pendant les deux heures qui vont s'écouler il ne fera rien... que vous épier, que vous surveiller, que répéter le sempiternel Silence! accompagné du classique pensum. Voilà comment il passera ses deux heures, et nous ne le plain13
plain13
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LE MAITRE D'ETUDES
drions pas! Deux heures à l'affût, comme un braconnier, pour voir sortir furtivement une parole, pour surprendre un geste ! Mais écoulez, la cloche sonne, et quelle influence la cloche n'a-t-elle pas sur la vie du maître d'études! Elle le fait agir, elle le domine. Sonno-t-elle le repas, il faut qu'i'i ait faim; la récréation, il faut qu'il aille prendre l'air; l'étude, il faut qu'il rentre ; le lever, il ne doit plus avoir envie de dormir; le coucher, il faut qu'il se livre au sommeil. Fût-il très-éveillé, eût-il la tète pleine d'idées, — chose rare! — on ne lui laisse que cette alternative : dormir ou se livrer à ses réflexions, car le dernier tintement s'est fait entendre, et toutes les lumières doivent être éteintes.
Esclave d'une cloche, voilà sa destinée ! Mais cettefois elle sonne sa liberté. Libre pendant... une heure et demie! Oh! durant ce temps, il est son maître; rien ne le retient, aucun pouvoir ne pèse sur lui, il secoue ses ailes, il prend sa volée. Personne n'est là pour l'empêcher d'aller où bon lui semble : Paris ou la banlieue, Versailles ou Saint-Germain, Corbeil ou Melun, il peut tout visiter, il en a le droit; nul ne s'y oppose... pourvu qu'il ne dépasse pas le temps fixé, pourvu qu'à l'expiration de la bienheureuse heure et demie qu'on lui a. donnée pour redevenir un homme, il se retrouve à son poste, ni plus tôt, ni plus tard, à l'heure dite. C'est là de la liberté, de l'indépendance admirable ! Cependant, comme le bon sens lui suffit pour comprendre qu'une course lointaine l'entraînerait à un manque d'exactitude, il ne quitte point Paris. Que fait-il alors ? Le café lui ouvre ses portes, le journal ses colonnes ; il lit la politique du moment et apprend par coeur quelques-unes des réflexions du journaliste, pour s'en servir à l'occasion ; ou bien, si le maître d'études tourne à l'obésité, cas exceptionnel, si son médecin lui a ordonné de prendre de l'exercice, malheur à ses jambes! pendant son heure et demie il parcourt toutes les mes de Paris, et fait en sorte de rentrer eh nage à la pension; ou bien encore, s'il a dans le coeur un amour heureux ou malheureux, vous vous en apercevez à l'impatience avec laquelle il attend le signal de son indépendance', à la rapidité avec laquelle il disparaît dès qu'il est enfin sou maître. H vole aux pieds de son
inhumaine plus ou moins apprivoisée; mais le temps, plus cruel que toutes les cruelles, le temps court'sans pitié pour lui, et l'heure le surprcd au milieu d'une protestation bien tendre ou d'une dispute bien vive, suivant le degré de sa passion. L'amoureux resie coi, s'arrête, balbutie, et remet au lendemain la fin de son dithyrambe ou de sa diatribe, car depuis un instant il n'est plus homme, il est redevenu maître d'études. Le voilà de nouveau trônant dans sa prison scolastique, en attendant qu'il passe de l'étude au réfectoire, du réfectoire à la récréation, de la récréation à l'étude; jusqu'à ce qu'enfin le dortoir vienne lui. offrir le sommeil, et l'oubli de la vie régulière et monotone qui doit recommencer le lendemain. Pour le maître d'études, le proverbe est faux : les jours se suivent et se ressemblent. Ce qu'il a fait hier, il le fera aujourd'hui; ce qu'il fait aujourd'hui, il le fera demain, à moins que le jeudi n'arrive. Oh! ce jour-là il est heureux, dites-vous. N'eu croyez rien. Il maudit le jeudi à l'égal des autres jours delà semaine, du dimanche même, quand il est de garde. On lui permet, il est vrai, de se promener pendant trois heures ; mais il est tenu en laisse par une longue chaîne d'élèves, chaîne pesante dont il ne peut se débarrasser, qu'il doit traîner pendant toute la promenade et ramener intacte au logis. Chaque quinzaine pourtant revient pour lui un beau jour, un dimanche. Depuis lej-eudi qui précède,.vous l'entendez parler de son dimanche de sortie. Dieu seul peut savoir la quantité de projets qu'il forme pour ce jour fortuné : l'été, parties de campagne, promenades sur l'eau, glaces à Tortoni; l'hiver, déjeuner copieux, diner succulent, conquêtes, spectacle; il a tout rêvé. Nous voilà au dimanche tant désiré; il est habillé dès le malin, il ne veut pas perdre une heure de sa journée. Jamais la messe, à laquelle il faut qu'il conduise les enfants, ne lui a paru si longue; il se rend coupable de nombreuses distractions pendant l'office. Fera-t-il beau? pleuvra-t-il? Voilà ce qui l'occupe exclusivement, au risque de scandaliser ses élèves. Enfin il quitte la pension; dès huit heures il bat le pavé : déjeuner, diner, promenades en liberté, il réalise tout, tout jusqu'au spectacle. - Mais au milieu d'une chansonnette d'Achard' ou
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d'une tirade dramatique de Saint-Ernest ; mais au moment où le vaudeville dilate les poumons du pauvre maître d'études par ses saillies, où le drame inonde ses lacrymales par ses effets les mieux calculés, il regarde à sa montre... Neuf heures et demie! Adieu, vaudeville! adieu, drame ! adieu, Achard ou Saint-Ernest ! Il faut lout quitter sous peine de coucher à la belle étoile et de perdre sa place. Le règlement de la pension est là : à dix heures les portes sont fermées à triple tour. H lui faut abandonner le plaisir, chercher à négocier sa contremarque, et venir en courant présenter de nouveau son cou au collier qui doit le serrer jusqu'à l'expiration de la quinzaine qui va commencer.
En récompense de son exactitude à remplir ses agréables fonctions, le maître d'études est nourri sainement et abondamment (style de prospectus), en outre, couché sur un lit à estrade, chauffé au charbon de terre et éclairé aux quinquets. Il louche une somme mensuelle de 40 ou 50 francs, que, sans pitié pour ses créanciers, il affecte à ses plaisirs de toutes sortes, et qu'il consacre à embellir son existence pendant les deux jours par mois qui lui appartiennent.
Passer ses jours au milieu d'enfants qui l'obsèdent, posé devant eux comme un mannequin habillé dont on se sert pour effrayer les oiseaux dans les jardins; être uu instrument à faire faire silence, est-ce là une vie? Le professeur se plaint; mais aumoins, lui, il communique son savoir, il travaille en instruisant ses élèves ; le répétiteur trouve des jouissances dans les succès de ses disciples; ceux-là agissent, ils ont un but, une pensée ; le maître d'études n'a rien de tout cela : sa condition est passive, et si passive, que je m'étonne que les législateurs, en accumulant les peines dans leurs codes, en infligeant la détention, la prison, les galères, n'aient pas admis comme pénalité les fonctions de maître d'études à perpétuité. Je crois qu'il y aurait eu peu de coupables d'une faute passible d'un si cruel châtiment.
Et pourtant il ne manque pas de gens qui ambitionnent une telle place! Pourquoi? C'est que bien des causes peuvent pousser un homme à cette résolution désespérée, à ce suicide moral.
Vainement vous avez tenté d'aborder tous
les rivages, vous avez heurté à toutes les portes, vous avez essayé d'entrer dans tous les chemins; vous vous êtes fait tour à tour négociant, administrateur, soldat, chirurgien-dentiste, homme d'affaires, que sais-je? vous n'avez réussi à rien, tout vous a manqué; l'incapacité vous a successivement rendu inabordables tous les rivages, fermé toutes les portes, barré tous les chemins ; il ne vous reste plus d'espoir de succès en rien : — vous vous faites maître d'études. Vous avez vu votre jeunesse enrichie tout à coup de biens paternels ; sans souci de l'avenir, jouissant du présent, vous avez tout dissipé, fortune, santé, jeunesse. Le désespoir vous saisit, il vous vient des idées de suicide; au moment de les mettre à exécution, vous hésitez : une idée surgit en votre esprit, et vous dit que, sans se tuer, on peut se faire maître d'études; vous accueillez avec avidité cette pensée salutaire, vous suivez cet instinct conservateur : — vous vous faites maître d'études.
Il en est d'autres que ni l'incapacité ni la détresse ne poussent à cet extrême moyen ; la raison seule est leur guide. L'un a quitté sa province pour venir chercher à Paris une condition honorable; il ambitionne l'éloquence de l'avocat, ou la science du médecin ; il est pauvre, il est laborieux; il lui faut un état qui le fasse vivre provisoirement et lui permette de se livrera ses travaux. Que pourrait-il trouver de mieux? Un autre vise droit à la toge de professeur, il ne rêve qu'hermine doctorale, et il se sert de cette position infime de l'Université comme d'un marchepied d'où il s'ébncera plus haut. Mais ceux-là font classe à part; pour eux, cette profession n'est pas une voie sans issue, une impasse où doit s'enterrer leur vie : ils ont une pensée qu'ils poursuivent, un but vers lequel ils marchent sans cesse, un avenir enfin.
Cependant chacun de ces hommes apporte au milieu des enfants qu'il doit surveiller un caractère différent. Tous tendent à se relever aux yeux de leurs élèves ; mais ils s'y prennent de diverses manières. L'incapable se vante sans cesse; à l'entendre, il était destiné à de grandes choses, et ses malheurs sont le résultat d'un concours de circonstances extraordinaires. Injustice des hommes, caprice de la fortune,
Le Maître d'Etudes. Dessin de Meissonnier.
LE MAITRE D'ETUDES
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fatalité, il vous demandera compte de son avenir perdu, el se gardera bien d'accuser son manque de mérite, qui seul l'a conduit à cette extrémité. Il est apathique, lourd, inerte; il uormira volontiers dans sa chaire, sera sans force devant l'indiscipline, sans colère devant la paresse, et finira par s'avouer vaincu dans la lutte qui s'engage toujours entre l'élève et le maître pour savoir lequel des deux dominera l'autre. Pauvre souffre-douleurs, il est constamment berné par ses élèves et réprimandé par ses chefs. Il sert de point de mire à toutes les espiègleries d'enfants sans pitié. « Je te parie, dit l'un, que je jette ma balle en plein dans le dos à m'sieur. —Je t'en défie, reprend un camarade, et je te parie trois feuilles de papier que non. » Aussitôt la balle est lancée avec force, et atteint juste le but désigné. « Oh !
m'sieur! s'écrie l'enfant, je ne l'ai pas fait exprès; c'est chose que je visais, et il s'est dérangé. » Puis il s'en retourne en riant sous cape, et le pauvre homme se contente de celte excuse.
Une fois qu'on l'a éprouvé par une plaisanterie de ce genre, et qu'il a laissé l'insulte impunie, il ne se passe pas de jour qu'il ne pleuve sur lui une quantité prodigieuse de niches. Brosse coupée dans le lit, verre d'eau dans la poche, boulettes de pain sur les lunettes, il supporte tout sans se plaindre. Et ne pensez pas que les élèves lui sachent gré de sa longanimité; au contraire : y a-t-il une révolte, les plus gros dictionnaires, les encriers les plus pesants lancés à la tète, sont pour lui. Je ne parle pas du nombre infiui des charges que ces Daumiers en herbe lithographienl sur les murs :
Écoliers se rendant au cours. Dessin de Gavami.
toutes ont quelque chose du modèle; mais tantôt il est gratifié d'un nez tuberculeux, tantôt une pipe vient ajouter à l'agrément de sa physionomie, et le tout est embelli par une de ces inscriptions caractéristiques : Oh! c'te balle! ou bien : Oh! ce cadet-là, quel pif qu'il a!
Cet homme, constamment en butte aux railleries et aux reproches, passera dans cinq ou six pensions par an, et traînera ainsi sa misérable existence jusqu'à ce qu'il arrive à une échoppe d'écrivain public, d'où il sortira pour être admis dans un hospice de vieillards, s'il a des protections. Vous le reconnaîtrez facilement à sa mise : rarement il manque à se couvrir d'un habit jadis noir, dont le collet et les manches sont gras à faire honte à un perruquier, et il est bien rare aussi que la forme accidentée de son chapeau jaunâtre ne se marie pas parfaitement
avec l'habit. Cette espèce du genre se pare de sa crasse, comme Anlislhèues de son manteau troué, et se pose en philosophe. Une seule fois par an peut-être le maître d'études se plaint de la vétusté de son ajustement, c'est le jour de la fête du maître de pension : il y a bal, il est invité ; mais, après avoir vainement retourné son habit dans tous les sens, il se voit forcé de refuser l'invitation et de se retirer au dortoir, où le bruit de la fête le poursuit encore. Il prend sa part du bal en insomnie.
Bien différent de son confrère, le ruiné suit la mode aux dépens de son tailleur et fait des dettes pour n'en pas perdre l'habitude. Sa fortune passée lui sert à se poser devant ses élèves. Son caractère n'est pas égal : il est trop bon, ou trop brutal; il ne punit pas, ou il frappe au risque' de blesser. Et si l'on vient à chercher la cause de sa brusque fureur, on la trouve dans
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LE MAITRE D'ÉTUDES
les comparaisons que le malheureux a faites tout le jour entre son passé brillant et sa position actuelle. — Celui-là est dangereux, on doit l'éviter avec soin.
Quant aux autres, à ceux que la raison a faits maîtres d'études, ils sont vêtus comme tout le monde, se montrent généralement patients, parce qu'ils ont une espérance, et s'enveloppent de leur dignité à venir devant leurs élèves. — Ceux-là méritent d'être recherchés; ils sont d'un commerce assez agréable, et susceptibles de s'attacher à la maison qui les nourrit.
Mais tous ces maîtres d'études sont vulgaires, ce sont les plébéiens du métier. Foin de pareilles gens! n'en parlons plus. Un seul de tous a droit à notre admiration ; à celui-là tous nos hommages ! à celui-là l'attention respectueuse qu'on, apporte à l'examen des choses rares ! Il est beau, il est grand, il est saint : c'est le maître d'éludés par vocation ! Honneur à lui I nous le répétons, cette espèce' est rare, mais elle existe.
Et d'abord, voyez cette figure grave et impassible, ce regard d'aigle, ce maintien composé; écoutez cette voix compassée, monotone, caverneuse. Que de soins ne lui a-t-elle pas coûtés! A combien de travaux ne lui a-t-il pas fallu se livrer pour arriver à cette perfection ! A quelles rudes épreuves n'a-t-il pas dû soumettre son gosier pour obtenir cet organe imposant? Et ce maintien! croyez-vous qu'il lui appartienne naturellement? Gardez-vous, de tomber dans cette erreur. Gomme sa voix, son maintien esl le fruit d'études longues et pénibles. Et ce regard d'aigle, et cette figure grave ! ne vous y trompez pas, ils ne sont pas non plus dans sa nature ; il peut, quand il le veut, avoir des yeux sans expression el une figure insignifiante. Voilà où est le mérite, où est l'art, où est le génie : tout cela est acquis à grand'- peine, tout cela est composé par lui.
Grand homme ! il entre dans son étude : les clameurs de la récréation cessent tout à coup, les bruits s'apaisent, les chuchotements, s'éteignent. Et pour obtenir ce calme si prompt, si instantané, il n'a pas eu un mot à prononcer, pas le plus petit silence ! à jeter à la foule bruyante, rien; sa présence a suffi. Aussi comme il jouit de l'effet produit! comme il se pose fièrement en chaire ! Ce sont là de se ;
triomphes ; il les chérit, il en est glorieux, il en deviendrait fou de bonheur. Amoureux du pouvoir qu'il exerce, sûr de son influence, il se plaît à l'éprouver. Au moment où l'on s'y attend le moins, il sort, il laisse l'étude seule, la chaire vide; il s'éloigne assez pour,ne pas êlre aperçu, mais pas assez pour ne point entendre. C'est alors qu'il ressent ses plaisirs les plus vifs, ses joies les plus enivrantes : même silence à l'étude, pas un mot, pas un chuchotement! Son esprit plane encore dans celle salle qu'il vient de quitter. Il est si heureux en ce moment, que vous lui offririez une fortune, un empire, la papauté, il vous renverrait bien loin en vous disant avec une noble fierié : « N'ai-je pas mon élude? »
Comme cette salle enfumée lui plaît! C'est son royaume ; là il trône, là sa voix est souveraine. Son élude, c'est lui; lui, c'est son élude; il s'identifie avec elle; l'odeur de la classe fait partie de sa vie : car les classes ont cela de particulier, qu'elles ont une odeur à elles, qui leur esl propre, et que nulle autre part on ne pourrait retrouver.
Ordinairement celui-là, au milieu des rêves de son enfance, parmi ses ambitions de jeune homme, s'est senti un vague désir d'épaulettes. A trente ans, il est maître d'études : ses rêves sont en partie réalisés, ses ambitions presque satisfaites. Il a un commandement, de petits soldats qui lui obéissent; il joue au général, il est heureux. Alors son discours est empreint de ses idées premières : il donnera une forme militaire à tous ses-ordres. Entend-il la cloche qui annonce la promenade, il dira aussitôt : « A cheval, ■ le boute-selle a sonné ! » Veut-il punir un élève, il dira d'un ton sévère : « Aux arrêts! et militairement. » Un autre, un vulgaire se serait contenté de ce simple mot : -« En retenue ! » Quelle trivialité ! Généralement aussi, en donnant un cachet militaire à toutes ses actions, il n'en exclut pas une propreté méticuleuse : il-poursuit avec acharnement un soulier, mal ciré, il ne pardonne pas une-tache, et, il faut le dire à son honneur, il est.bien rare qu'il ne donne pas l'exemple à ses. élèves.
Le maître d'études par vocation, à'cause .'de sa rareté, et pour sa scrupuleuse exactitude dans l'accomplissement dés devoirs de. sa charge, est. avidement recherché par les chefs :d'insti-
LE MAITRE D'ETUDES
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tulion. Il le sait, il a la conscience de son génie, \
la conviction de son importance ; et n'est-ce pas ;
naturel? Malheureusement son langage se res- i
jsent de la bonne opinion qu'il a de sa personne ;
et tourne 'souvent à la prétention. Une chose ;
qui le blesse, qui l'irrite, la seule partie de sou :
état qu'il renie, c'est le nom qu'on y attache : i
maître d'études! quel titre peu sonore! quelle j
expression dépourvue de noblesse ! L'indigna- ;
lion le saisit à ce mot : aussi, quand il écrit en i
province, gardez-vous de croire qu'il ajoute à j
son nom cette dénomination qu'il méprise ; il j
signe : membre de V Université de Paris. A la :
bonne heure ! voilà un titre ronflant ! voilà une \
qualité! On peut, on ose la dire : quel effet ne i
produit-elle pas sur ses parents, sur ses amis ;
du département ! Cependant, comme ce titre est i
trop général, son amour-propre en a inventé I
d'autres : demandez-lui ce qu'il fait, il vous ;
répondra qu'il est préfet des études et censeur \ des retenues.
Le maître d'éludés par vocation a des parties • i
de son caractère qui ne lui sont pas propres, ;
mais qui appartiennent à toute l'espèce. Parmi j
ces signes distinctifs, le plus distinctif peut- ;
être, c'est la sécheresse de corps. Le maître ;
d'études est communément maigre, ce qu'on \
peut attribuer, soit à l'impatience continuelle :
qu'il éprouve, soit à la nourriture saine et I
abondante dont il se repaît. Sa figure et ses i
mains osseuses sont, pour me servir de l'ex- j
pression technique, culottées par le soleil des ]
récréations, et, depuis que la révolution de 1830 I
a proclamé le règne de la moustache, il s'est j
fait un de ses plus dévoués sujets. Il ajoute cet \
agrément aux favoris qu'il possédait seuls jadis, ;
et il y tient tant, que l'on peut dire, je crois, ;
avec raison : que « si la moustache était bannie i
de la terre, on la retrouverait sur la lèvre d'un ;
maître d'études. » Sa tournure est roide et ;
guindée; enfin, il a ce je ne sais quoi dans i
l'ensemble qui le fait deviner sous le costume !
le plus brillant comme sous l'habit le plus ;
misérable. j
Voyez-le dans l'exercice de ses fonctions : i
sa tète est couverte d'une calotte de drap noir, \
ou d'une casquette dont il se sert jusqu'à ce ;
qu'elle le quitte ; il est vêtu d'une redingote à ;
la propriétaire, ornée nécessairement de deux ;
poches sur le côté, dans lesquelles il introduit j
habituellement ses mains. Et son pantalon, presque toujours noir au fond, mais gris en apparence et dépourvu de toute espèce de souspieds, fait de vains efforts pour tomber s'^r une botte ordinairement large, carrée et poudrée.
De même qu'il a adopté un costume pour son métier, il s'est fah un langage de classe qui a passé de l'un à l'autre, et qui, revu, corrigé cl augmenté, a fini par composer un formulaire généralement suivi. Ainsi, pour réclamer le silence, il vous dira qu'il veut entendre une mouche voler. Dieu sait quelle quantité prodigieuse d'imitations du fameux Quos ego... il a faites pour rappeler à l'ordre ! Le premier qui parle... et il s'arrête, sûr de sou effet; ou bien : Cent vers... et il ne nomme pas celui qu'il veut avertir, de sorte que, grâce à celte rélicence adroite, chaque élève voit les redoutables cent vers suspendus sur sa tête.
Quelques-uns, méprisant ce langage traditionnel, cherchent leur effet dans un mutisme complet. A un moment où la dissipation semble vouloir faire irruption dans leur domaine, ils se lèvent tout à coup, descendent gravement de l'estrade, promènent çà et là des regards perçants, et, les mains armées du fatal carnet à punitions, qu'ils appellent ambitieusement le livre rouge, ils attendent. Ainsi posés au milieu de l'étude, sans prononcer une parole, ils inscrivent quelques noms sur le terrible livret. Il est rare que ce manège ne produise pas son effet, el, si vous leur en demandez la raison, ils vous répondront orgueilleusement : « C'est seulement par le sang-froid qu'on impose aux masses. Si j'étais chef d'un gouvernement, je ne calmerais pas autrement une émeute populaire, »
Une chose certaine, irrécusable, une de ces vérités qui acquièrent force de loi, c'esl que le maître d'études est susceptible au delà de tout ce qu'on peut dire. Que le ciel vous préserve d'une conversation avec un maître d'études. Il vous faudra peser toutes vos expressions, veiller à la tournure de vos phrases, épier le sens caché d'un mot, au risque de blesser votre interlocuteur ; car sa susceptibilité se tiendra éveillée et vous demandera compte de chaque mot, de chaque phrase, de chaque expression. Et, pour preuve, écoutez ce fragment de conversation :
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LE MAITRE D'ÉTUDES
« M. Scribe est un ignorant, disait un mailre d'études du ton de la plus vive indignation : et penser qu'il y a des gens qui osent appeler cela un homme d'esprit!
— Mais il y en a beaucoup, lui répondit quelqu'un, et il est fort malheureux pour lui que votre opinion soit différente.
— Ce qui veut dire que je suis incapable de le juger, repartit aigrement le maîlre d'études; je vous comprends bien, mais je m'en soucie fort peu. Jamais je n'appellerai spirituel un homme qui écrit de telles phrases : « On ne peut rien en faire. — Mettez-le dans l'instruction. »
Tenez-vous donc sur vos gardes : moyennant votre attention à ne rien dire qui puisse le choquer, il vous charmera de sa conversation aussi longtemps que vous pourrez le désirer, et cela sans aucune rétribution. Il arrive souvent
souvent qu'il se montre dur et hautain envers les domestiques. Doit-on s'en étonner ? Dans la hiérarchie d'une pension, le maître d'éludés a le dernier rang; c'est bien le moins qu'il use de son autorité sur les seuls inférieurs qu'il ait. Il le fait doue largement, en homme qui se dédommage.
Malgré cela, et à cause de ses vertus privées, le mailre d'études éveille toutes mes sympathies, je le déclare hautement, et je vois avec plaisir sa position s'améliorer chaque jour, grâce au soin que ies chefs d'institution apportent à exclure les incapables du sein de cette classe d'hommes si utiles. Espérons que bientôt ces derniers ne reparaîtront plus qu'à do rares intervalles, et qu'ils s'effaceront même tout à fait pour la plus grande gloire de celle partie recommandable de la société.
EUGÈNE NYON.
LE PROPRIÉTAIRE
PAR AMÉDÉE ACHARD
ILLUSTRATIONS DE HENRY MONNIER, PAUQUET, ETC.
INCLINEZ-VOUS devant les douze lettres de ce mot-là ; toutes les puissances se résument- en elles ; en elles sont le commencement et la fin, l'alpha et l'ornéaa de ce oui
est. Qui n'est pas propriétaire veut le devenir ; qui l'est veut l'être toujours. Le monde pivote autour de ce substantif; c'est l'arche sainte des royaumes constitutionnels, le fétiche de l'univers, la clef de voûte de la société ; tout passe, le propriétaire seul ne passe pas ; les empires croulent, mais les propriétaires restent. Ils sont plus forts que le temps et que les révolutions, deux choses qui usent les trônes et le granit.
L'arbre généalogique du propriétaire a ses racines dans le jardin d'Éden. C'est un substantif antédiluvien; il surnage au-dessus des temps bibliques, et l'histoire n'était pas encore que le propriétaire était déjà. Il est contemporain du monde. Le premier homme, Adam, notre père, était propriétaire, et la meilleure preuve qu'on en puisse donner, c'est qu'ayant manqué au
contrat synallagmatique qui le liait au jardin céleste, Dieu l'expropria.
Depuis le premier congé qu'un archange signifia au premier homme, jusqu'aux congés que les huissiers parisiens signifient journellement aux locataires récalcitrants, le propriétaire n'a pas changé. C'est toujours et sans cesse un individu de qui la qualité commande le respect. Afin que nul ne l'oublie, il le professe lui-même à son endroit. C'est de lui que Danton aurait dû dire qu'il marche comme un saint-sacrement. Rien qu'à le voir passer, on comprend que le propriétaire a pris son importance sociale au sérieux; il se soigne comme une vieille dévote. Si ses vêtements ne sont pas du drap le plus beau, ils sont au moins du plus fort ; ses étoffes ne sont peut-être pas très-brillantes, mais elles sont toujours les plus chaudes. Il est dans ses habits comme un saint dans sa châsse, hermétiquement enveloppé. En s'attaquant à sa personne sacro-sainte, les vents coulis s'attaquent à la société; s'il tousse, elle est menacée d'une fluxion de poitrine, et le propriétaire tremble pour celle dont il est le plus auguste- représentant.
S'il n'ayait appris la modestie avec le peu de
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LE PROPRIETAIRE
latin qu'il s'est empressé d'oublier au sortir des classes, volontiers le propriétaire dirait comme Louis XIV : « L'État, c'est moi. »
Il y a, au temps où nous sommes, à peu près dix millions de Louis XIV en France. La France est le pays qui en possède le plus ; mais tous ces Louis XIV ne sont pas de grands seigneurs; il y en a beaucoup à qui leur titre de propriétaire ne donne absolument que le droit de mal diner après n'avoir pas déjeuné. Si ceuxci n'avaient pour vivre que leur qualité seulement, ils courraient fort le risque de mourir de faim; mais, grâce à l'industrie, ils trouvent le moyen d'échapper à cette dure extrémité. Il y a des propriétaires savetiers, chiffonniers, balayeurs ; il y en a d'autres qui sont marchands de coco, vendeurs de contre-marques, conducteurs d'omnibus, gabelous, que sais-je encore? Gardons-nous de parler de ces propriétaires-là': ils usurpent un titre qui ne leur appartient que parce que le dictionnaire de l'Académie est trop pauvre pour leur octroyer un substantif plus convenable ; et passons au propriétaire que la tradition nous représente couvert d'un habit marron, à ce propriétaire aisé, rentier, fortuné électeur, éligible et décoré, que le vaudeville a fait passer à l'état d'oncle.
Ceux-là seuls sont les petits saints de ce paradis où il y a tant d'appelés et si peu d'élus ; les autres ne sont rien que des intrus.
Ainsi que Paris résume la France, le propriétaire parisien résume les propriétaires français. Pour les bien connaître tous, il n'est donc point nécessaire de passer les barrières et d'aller voir comment les foins se fauchent en Normandie, et de quelle façon les raisins se foulent en Bourgogne. Nous l'avons dit, les propriétaires sont un : c'est l'hydre à mille queues de la fable; ils sont dix millions de corps qu'anime une seule pensée. Cette pensée a pris un nom dans la science dont Gall fut le Messie, après que Spurzheimen eut été le précurseur. Cherchez bien sur un crâne phrénologique, et vous le trouverez écrit sur une protubérance latérale. Ce mot est l'acquisivité.
Hélas ! et pour le dire en passant, cette protubérance, ou, si mieux vous l'aimez, cette faculté qui fait mettre à la caisse d'épargne les économies qui doivent un jour payer une métairie, n'est-ce pas celle aussi qui conduit
la main des voleurs dans la poche des passants i Quelle médaille n'a pas son revers !
Pour peu qu'on soit doué de ce sens physiologique qui fait discerner la profession sous les traits du visage et deviner le caractère sous l'enveloppe des paroles, on reconnaîtra bien vite un propriétaire à la manière dont il marche et dont il cause. C'est un personnage qui ne fait rien comme tout le monde. Il y a dans sa tournure quelque chose qui trahit la puissance de l'homme sûr du lendemain : comme la mer, s'il s'émeut, c'est à la surface; au fond il est toujours calme. Il sait que, quels que soient les événements et le hasard des circonstances, sa terre ou sa maison lui resteront toujours; si l'incendie ou la ruine passent sur ses propriétés, il y a, de par les douze arrondissements de Paris, assez de compagnies d'assurances pour répondre du sinistre, et si tout périssait, les compagnies elles-mêmes, le sol du moins n'est-il pas impérissable? Cette pensée, dont peut-être le propriétaire ne se rend pas compte, le soutient dans toutes les épreuves qu'il j)lait à la Providence et aux locataires de lui ménager. Il plie, mais ne rompt pas. Que la guerre menace de chasser le rameau d'olivier que depuis tant d'années la paix promène d'un bout du monde à l'autre, que lui importe? Au demeurant, ne faudra-t-il pas toujours que l'humanité mange le blé de ses campagnes et dorme sous le toit de ses maisons?
Regardez le propriétaire, tandis qu'il se promène sur. les boulevards, prudemment enveloppé d'un paletot en drap pilote. Il contemple toute chose d'un oeil serein comme le juste d'Horace. S'il fait beau, les rayons du soleil dorent ses moissons et parfument ses vendanges ; s'il pleut, l'eau du ciel rafraîchit ses prairies. Le visage du propriétaire s'épanouit comme une pivoine.
Mais que le soleil trop chaud le force à chercher un abri le long du trottoir que sillonne une traînée d'ombre, que la pluie redouble et change les ruisseaux en torrents, le propriétaire pâlit. Une funèbre pensée empoisonne ses joies ; l'épée de Damoclès se joue au-dessus de ses rêves, et voilà l'homme ferme du poète qui a peur. Les rayons qui doraient les épis ne pourraient-ils pas les brûler? l'eau qui rafraîchissait les prairies ne s'aviserait-elle pas de
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les inonder? et si la récolte allait périr, le fermage serait-il bien payé? Et qu'est-ce que le fermage, sinon tout : la robe de velours de la femme, la maîtresse de chant de la fille, la rétribution universitaire du fils, le bal de l'hiver prochain, le grand dîner du dimanche, tout le bonheur de l'année? Le rayon d'or qui met une étincelle à chaque brin d'herbe, c'est une flèche aiguë dans le coeur du propriétaire ; ce nuage qui fuit à l'horizon, c'est un voile noir sur sa tête. L'homme heureux a disparu; ce n'est plus qu'un mortel infortuné qui déplore sa condition et se prend en pitié lui-même. Sa femme n'aura certainement pas le cachemire qu'elle lui a demandé, et il parle de réformer un plat de son ordinaire.
Mais qu'un courtier d'immeubles vienne le lendemain lui proposer la vente de ses terres, le propriétaire reconduira sans rien entendre.
En somme, ne croyez pas que ces bons propriétaires soient fort à plaindre; leurs craintes quotidiennes sont une partie de leurs revenus; on les compte dans l'actif des émotions; s'ils se désespéraient moins, ils seraient moins heureux.
Cependant, disons-le, les propriétaires de bois et de prés, de terres labourables et de vignes ne présentent pas un type aussi curieux ni aussi complet que les propriétaires citadins, les seuls qui soient vraiment les propriétaires pur sang, si l'Académie veut nous permettre une expression empruntée au vocabulaire du sport. Les autres, en effet, tiennent par trop de côtés au commerçant; comme lui, plus que lui presque, ils s'occupent du prix des denrées et du cours des marchés. Aujourd'hui que l'agriculture est une science, le propriétaire est un industriel.
Le propriétaire parisien n'a point à se préoccuper de tout cela : il lui importe peu qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige ; il ne redouterait pas la grêle s'il n'avait des vitres, et les orages l'inquiéteraient médiocrement si ses maisons, ses chères maisons, n'avaient des tuyaux de cheminées. Ce propriétaire-là semble n'être venu au monde que pour percevoir les termes échus ; quatre fois par an, à des époques trop bien connues pour qu'il soit besoin de les rappeler, il appose sa signature au bas de petits chiffons de papier, et va voir au soleil
si les asperges poussent. Son Dieu, sa foi, sa loi, c'est le terme; hors du terme point de salut ; qui le paye est honnête, qui le doit est fripon. Le propriétaire n'a pas d'autre évangile.
Que de fois le locataire, en le voyant frais, calme, reposé, tenant dans sa main les fatales quittances tandis qu'une confortable robe de chambre balaye le tapis sur ses talons, ne l'at-il pas voué au diable, lui, ses quittances et sa robe de chambre !
Mais vous ne savez donc pas, ô locataires mes confrères, que vous êtes sa grêle, sa pluie, sa neige, sa tempête, à ce pauvre propriétaire? Si sa personne est à l'abri des intempéries de l'air, sa bourse ne peut se garer des crises qui troublent l'harmonie de vos revenus. Lorsque le propriétaire campagnard énumère les calamités qui rongent son patrimoine, comme les inondations, les chenilles, la sécheresse, les sauterelles, et qu'en manière de péroraison il murmure à la queue de son homélie : « Je donnerais toutes mes terres pour une boune maison, » le propriétaire citadin sourit, croise les bras, hoche la tète et répond victorieusement à cette série de désastres par un mot seul : « Le locataire ! » Dans sa bouche ce mot prend des proportions gigantesques ; il résume toutes les infortunes; ainsi que la boite de Pandore contenait tous les maux, il renferme dans ces quatre syllabes le germe de tous les ennuis : dégâts, refus de payement, citations, saisies, procès. Et cependant, s'il n'y avait pas de locataires, que deviendraient les propriétaires? La conscience qu'ils ont de l'absolue nécessité de ce mal leur permet seule d'en supporter l'amertume. Et d'ailleurs, l'expérience n'apprend-elle pas au philosophe à tirer un peu de bien de toutes choses? Ils se soumettent donc et acceptent le locataire en raison du loyer.
Si les propriétaires parisiens ont des analogies qui donnent à leurs physionomies un air de parenté, il ne faut pas croire cependant qu'ils soient tous d'un caractère semblable et sans individualité aucune. Bien que tous reliés les uns aux autres par les invisibles liens de la protubérance dont nous parlions tantôt, ils ont chacun en quelque sorte des habitudes et une spécialité; si le fondue change guère, ils sont variables dans la forme ; néanmoins nous
Le Propriétaire. Dessin de Henry Monnier.
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vous engageons à ne pas trop gratter cetle mince surface, déposée comme un sédiment par le Mot des circonstances, sinon les teintes s'en effaceraient bien vite, et vous retrouveriez le propriétaire à cheval sur le terme. Sous quelque habit qu'il se cache, c'est toujours le même moine.
Dans une ville où le terrain mouvant de la fortune a tant d'agitation et de caprices, il était impossible que quelques spéculateurs ne fissent pas marchandise de la propriété. Ils bâtissent des maisons comme d'autres fabriquent des pièces de toile pour les vendre. Ils s'en débarrassent aussitôt qu'ils ont arboré sur leur faîte le drapeau symbolique qui donne à la maison
droit de bourgeoisie dans la cité. Ces propriétaires-là ne payent jamais de contributions; ils ont bien garde de conserver leurs filles de pierre jusqu'au jour où le fisc avide réclame l'impôt des portes et fenêtres. Ils possèdent cinq ou six hôtels et demeurent chez autrui. Paris leur doit d?jà deux ou trois douzaines de rues dont les embryons se dessinaient à peine il y a dix ans; mais, tout en travaillant à l'agrandissement de la ville, ils travaillent aussi à l'agrandissement de leur fortune, et toutes deux progressent ensemble. Dans leurs heureuses mains le plâtre se fait or. Mais cependant, quels que soient les succès qui marquent leur carrière, nous n'avons aucune
l.a Veuve demandant un délai. Dessin de Pauquet.
sympathie pour ces propriétaires : ils ont, mais ils ne possèdent pas.
Parmi les hardis argonautes lancés à l'aventure sur l'océan des constructions, il en est qui s'arrêtent après avoir bâti un lambeau de place, un tronçon de rue; de spéculateurs ils.passent propriétaires, ils sentent leur coeur s'émouvoir à la vue de tous ces étages qui leur doivent le jour, et c'est alors qu'ils se séparent de leurs confrères, pères dénaturés qui vendent leurs enfants. Les douceurs et les ennuis de la paternité commencent aussitôt ; la maison est achevée ; le foyer n'attend que la flamme ; la fenêtre aspire au rideau. Mais alors la question du locataire se présente dans toute.sa majestueuse obscurité. Il s'agit de sécher les plâtres,
pour nous servir de l'expression consacrée, et ce n'est point là une mince affaire. Le rentier retiré du commerce, le fonctionnaire, l'avocat, ne veulent pas s'en charger. Que faire alors? Prendre soudain un parti décisif : appeler à soi quelques escadrons flottants de cette vagabonde population qui a fait de la rue Notre-Dame de Lorette son quartier général, et leur abandonner les maisons toutes fraîches écloses sous la truelle du Limousin. Ayant six mois, elles auront perdu leur robe d'innocence et d'humidité, et la main qui les a ouvertes alors pourra les refermer. Il y a toujours par la ville assez de ces insouciantes alouettes parisiennes prêtes à suspendre leur nid de l'entre-sol à la mansarde, pour que les propriétaires craignent
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LE PROPRIETAIRE
d'en manquer jamais. Elles s'abattent par volées au premier signal et prennent sans crainte possession de la maison virginale. Au temps critique du terme, alors que les murs ne suintent plus, elles repartent, la chanson aux lèvres, sans courbature et sans névrose, car à celles qui n'ont que la santé pour fortune Dieu ménage l'indisposition. Voilà comment s'est peuplée tout d'abord une bonne partie du quartier de la Madeleine, la plus aristocratique moitié de la Chaussée-d'Antin. Les vagabondes et surtout insouciantes lorettes ne sont-elles p^.s les hulans de la civilisation? Elles marchent gaiement à l'avant-garde de Paris, et sojez sûrs que, le jour où la grande ville crèvera les langes qui l'enserrent, elles seront les premières à franchir le mur d'octroi.
Il y a entre le propriétaire et le locataire, ces deux pôles de la population, un lien qui leur sert de conducteur et les met en communication. Ce lien, le plus souvent coiffé d'un bonnet crasseux et chaussé de savates rapetassées, est le portier. C'est lui qui perçoit les loyers et transmet les protocoles qui vont du propriétaire au locataire. C'est un chargé d'affaires qui sait tous les secrets de ce petit État qu'on appelle un hôtel et qui, à ce titre, est le plus souvent inamovible ; mais tout a été dit sur le portier, et nous n'en parlerons pas davantage.
Quelques propriétaires, héritiers des traditions du grand siècle et ne voulant point se commettre avec leurs commensaux, se donnent le luxe d'un intendant. Il y a bien aussi une pensée politico-économique dans l'adjonction de ce fonctionnaire intime dont l'espèce va s'amoindrissant. Pour si développée que soit la protubérance de l'acquisivité, on n'en est pas moins homme ; quoiqu'on soit propriétaire, il y a toujours dans le coeur une corde sensible qui vibre parfois ; or les vibrations de cette corde se résolvent en soustractions ; ce n'est point là le compte du propriétaire qui aime les revenus inaltérables. Cependant, comme il ne peut se défendre des pleurs de la veuve et des prières de l'orphelin qui rognent le budget annuel, il met entre sa sensibilité de propriétaire et les souffrances du locataire un bouclier vivant et imperméable qu'il revêt de toute son autorité. Ce bouclier, c'est l'intendant ; les larmes n'ont aucune prise sur son habit noir.
Inflexible comme la loi, il fait sommation de payement au moindre retard, et ne tarde pas à appeler l'huissier à son aide pour procéder à la saisie et faire' "déménager l'anieublenient en place du Ghâtelet. Quand un locataire, plus adroit ou plus tenace, arrive jusqu'au cabinet du propriétaire, celui-ci se retranche derrière son incompétence, et, prétextant de son ignorance en matière d'argent, il éconduit le solliciteur qu'il renvoie à son intendant. « Arrangez-vous avec lui, dit-il, c'est son affaire ; je ne demande pas mieux qu'il puisse vous accorder un délai. »
Le locataire part; mais l'intendant a des ordres souverains. La charte que le propriétaire lui a concédée ne se compose que d'un article unique : « Les loyers seront payés en totalité et sans retard, aux termes échus. »
Les propriétaires ont aussi leurs excentricités.
Il en est qui ne veulent admettre sous leurs toits aucune espèce de chiens, si petits qu'ils soient. Les King's Charles, ces aristocratiques animaux qui se peuvent cacher dans un manchon, ne trouvent même pas grâce devant eux.' La loi de proscription s'adresse à la race entière, aux terre-neuviens comme aux Bleineime. Le concierge est chargé, sur la responsabilité de ses appointements, de l'exécution de l'ordonnance, et il s'en acquitte en homme qui sait que l'introduction d'un chien équivaudrait à une destitution.
Mais il ne faut pas croire que l'ostracisme s'étende seulement aux chiens présentés par les locataires, il s'applique aussi aux chiens qui viennent en visite ; aussitôt qu'ils - sont aperçus, ils sont arrêtés et mis en fourrière dans la loge du portier. Volontiers, s'il l'osait, le propriétaire ferait graver au seuil dé sa porte inhospitalière ce distique tyrannique :
Aucun chien ne passera, Ni caniche pareillement.
Si les chiens sont proscrits dans un grand nombre de maisons, il en est d'autres où les chats ne sont que tolérés. Certains propriétaires inquiets' les soupçonnent véhémentement de détériorer, par leurs ébats nocturnes, les régions aériennes de leurs immeubles ; ce sont eux qui, pendant les heures sombres où l'amour
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les tait voltiger de gouttières en cheminées, dégradent les ardoises, ébranlent les tuiles et grattent le zinc. Les vieilles "filles arguënt vainement de la légèreté du chat ; n'importe : aucune objection ne peut apaiser l'esprit prévenu du propriétaire ; il faut que tout individu de la race féline aille porter ses pénates ailleurs.
Mais ce n'est pas tout encore. Que les propriétaires proscrivent les chiens et les chats par respect pour leurs toits et leurs escaliers, cela s'explique; mais que plusieurs d'entre eux aillent jusqu'à exclure les enfants, voilà ce qui ne se comprend plus, et voilà pourtant ce qui est. Nous n'inventons pas, nous faisons tout bonnement de l'histoire. Il y a des maisons où les jeunes Français au-dessous de sept ans ne peuvent pas loger ; le propriétaire barbare leur refuse impitoyablement la porte. Le père de famille qui, sur la foi des usages, a imprudemment arrêté un appartement dans la maison d'où l'enfance est bannie, voit sa progéniture consignée sur le trottoir, quand il vient prendre possession de son nouveau domicile. C'est en vain qu'il réclame : le propriétaire, par l'organe du portier, est inflexible ; tous les pauvres petits chérubins, en robes blanches ou en vestes bleues, sont repoussés ; les frais sourires et les blondes chevelures ne peuvent rien sur un coeur qui appartient tout entier aux moellons et aux briques. Le propriétaire sait que les doigts de l'enfance sont parfois barbouillés de raisiné, et il a peur pour le stuc lustré de ses murs. Il ne veut que des célibataires ; quant aux enfants, ils peuvent repasser dans quelques années, lorsqu'ils seront majeurs, et, si la maison est encore debout, le propriétaire les recevra. Mais le propriétaire ne borne point là ses tyrannies : soucieux de la moralité de ses pensionnaires, il lui arrive quelquefois d'exiger de tous ceux qu'il tient sous clef, des mansardes au rez-de-chaussée, une vertu cligne de concourir au prix Montyon. Voulant à toute force faire leur salut éternel, il rétablit au profit de leur âme une règle sévère empruntée à quelque défunt ordre religieux. Afin de mieux leur ouvrir les portes du paradis, il leur ferme la sienne quand ils s'avisent de cogner après onze heures de la nuit. Ceci prouve, pour le dire en passant, que rien ne passe : le couvrefeu
couvrefeu encore en plein Paris. Malheur au locataire indigne atteint et convaincu d'avoir, ne fût-ce que pour une heure, donné asile à quelque fille d'Eve ! son congé lui sera signifié soudain, et le portier, commis à la gar'de de la vertu, le priera, en voilant sa face, de chercher gîte ailleurs pour son immoralité.
Nous savons de ces couvcnts-là même dans le deuxième arrondissement, celui des douze enfants de Paris qui marche le plus avant dans la voie de la perdition.
S'il est des propriétaires qui ne veulent pas que minuit trouve personne éveillé sous leur toit, il en est d'autres qui ne veulent pas qu'on s'amuse chez eux. La valse leur inspire une horreur dont ils ne peuvent se défendre, et le seul mot de galop les fait pâlir. Aussitôt qu'ils entendent parler de bal, ils s'épouvantent ; si le locataire persiste, ils le menacent d'un procès, et feraient intervenir au besoin les huissiers jusqu'au milieu des quadrilles. Ces propriétaires prudents, qui ont des entrailles de père pour leurs parquets, savent tous les mystères des constructions parisiennes ; ils n'ignorent point combien leurs maisons ont la constitution délicate, et ils se gardent de l'exposer à mourir au printemps de leurs jours. Cependant, hâtons-nous de le dire, ils permettent qu'oii boive du thé, et ne proscrivent pas un peu de musique.
II est une chose dont le nom seul réveille la terreur au coeur de tous les propriétaires ; une égale sympathie les unit pour la maudire ; heureux s'ils pouvaient, en la rayant du dictionnaire, la bannir du inonde. Cette chose, c'est la réparation.
Qui que vous soyez, locataires du -premier, sans entre-sol, ou des combles, ne leur en parlez jamais, si vous ne voulez voir leur front s'obscurcir ; la réparation est une ennemie mortelle qu'ils ne savent comment éviter ; c'est le Pitt et Cobourg de tous les propriétaires ; ils la voient partout. Mais, en revanche, elle n'a pas d'alliés plus fervents que les locataires ; c'est par leurs mains qu'elle s'introduit dans la maison ; sans cesse ils l'invoquent : les cheminées fument, comme si elles avaient été inventées pour faire autre chose ; les portes ne ferment pas ; les fenêtres jouent mal ; les plafonds s'éraillent ; les conduits s'obstruent ; et,
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quoi que fasse le propriétaire, c'est toujours, pendant l'année entière, une queue de maçons, de fumistes, de menuisiers, qui réparent ce qui est irréparable.
La réparation est le cauchemar du propriétaire. Il consentirait à tout, aux chiens, aux chats, aux enfants, aux bals, à condition d'en être débarrassé. Mais la réparation est soeur de la construction; où l'une arrive, l'autre va.
Si, pour le propriétaire campagnard, tout est bien dans l'État quand le prix des denrées est en hausse, pour le propriétaire citadin, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes quand les loyers sont acquittés exactement. Entre toutes les questions dont notre siècle est si prodigue, c'est la seule qui le préoccupe, et, s'il s'inquiète de la guerre, c'est parce qu'il craint que la victoire ne diminue le nombre des locataires.
En somme, le propriétaire est plus qu'un
homme, c'est presque un demi-dieu. Entre ses mains il tient le sommeil de la nation ; d'un mot il pourrait, si la fantaisie lui en prenait, envoyer la nation coucher à la belle étoile, et l'on sait ce que c'est que la belle étoile du ciel de Paris ! Quand nous pensons à celte éventualité, nous sentons notre âme saisie d'un respect religieux, et, à l'aspect d'un propriétaire gravement revêtu des insignes de son pouvoir sous forme d'une quittance, volontiers nous nous écrierions avec M. de Voltaire :
Qui que tu sois, voici ton maître ; 11 l'est, le fut, ou le doit être.
Maintenant que noms sommes au bout de notre monographie, permettez-nous, électeur, de faire un souhait, ne ffit-ce que pour vous récompenser de nous avoir suivi jusqu'ici :
« Si vous êtes propriétaire, restez-le ; si vous ne l'êtes pas, hâtez-vous de le devenir. »
AMÉDÉE ACHARD.
LA FEMME DE PROVINCE
PAR H. DE BALZAC
ILLUSTRATIONS DE GAVARNI, ADRIEN MARIE ET H. CATENACCI
En acceptant pour femmes celles-là seulement qui satisfont au programme arrêté dans
la Physiologie du mariage, programme admis par les esprits les plus judicieux de ce temps, il existe à Paris plusieurs espèces de femmes, toutes dissemblables : il y a la duchesse et la femme du financier, l'ambassadrice et la femme du consul, la femme du ministre qui est ministre et la femme de celui qui ne l'est plus ; il y a la femme comme il faut de la rive droite et celle de la rive gauche de la Seine. Foi de
physiologiste, aux Tuileries, un observateur doit parfaitement reconnaître les nuances qui
distinguent ces jolis oiseaux de la grande volière. Ce n'est pas ici le lieu de vous amuser par la description de ces charmantes distinctions avec lesquelles un auteur habile ferait un livre, quelque subtile iconographie de plumes au vent et de regards perdus,.de joie indiscrète et de promesses qui ne disent rien, de chapeaux plus ou moins ouverts et de petits pieds qui ne paraissent pas remuer, de dentelles anciennes
sur de jeunes figures, de velours qui ne sont jamais miroités sur des corsages qui se miroitent,
miroitent, grands châles et de mains effilées, de bijouteries précieuses destinées à cacher ou
à faire voir d'autres oeuvres d'art.
Mais en province il n'y a qu'une femme, et cette pauvre femme est la femme de province ; je vous le jure, il n'y en a pas deux. Cette observation indique une des grandes plaies de notre société moderne. La jolie femme qui, vers avril ou mai, qui te son hôtel de Paris et s'abat sur son château pour habiter sa terre pendant sept mois, n'est pas une femme de province. Est-elle une femme de
province, l'épouse de cet Omnibus appelé jadis un préfet, qui se montre à dix départements en
sept ans, depuis que les ministères constitutionnels ont inventé le Longchamp des préfectures ? La femme administrative est une espèce à part. Qui nous la peindra? La Bruyère devrait sortir de dessous son marbre pour tracer ce caractère.
Oh 1 plaignez la femme de province ! Ici l'encre devrait devenir blême, ici le bec affilé des plumes ironiques devrait s'émousser. Pour parler de cet objet de pitié, l'auteur voudrait
voudrait se servir des barbes de sa plus belle plume, afin de caresser ces douleurs in15
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LA FEMME DE PROVINCE
connues, de mettre au jour ces joies tristes et languissantes, de rafraîchir les vieux fonds de magasin que cette femme impose à sa tête, de cylindrer ces étoffes délustrées, de repasser ces rubans invalides, remonter ces rousses dentelles héréditaires, secouer ces vieilles fleurs, aussi artificieuses qu'artificielles, étiquetées dans les cartons, ou serrées dans ces armoires dont les profondeurs rappelleraient aux Parisiens les magasins des Menus-Plaisirs et les décorations des opéras qu'on ne joue plus. Quel style peut peindre les couleurs passées de la bordure qui entoure le portrait de cette pâle figure ? Comment expliquer que les robes sont flasques en province, que les yeux sont froids, que la plaisanterie y est, comme les semestres des rentes sous l'empire, presque toujours arriérée ; que les coeurs souffrent beaucoup, et que le laisser-aller général de la femme de province vient d'un défaut de culture de ce même coeur infiniment négligé, mal entretenu, peu compris. La femme de province a un coeur, et s'en sert très-peu ou mal, ce qui est pis. Or la vie de la femme est au coeur, et non ailleurs. Aussi la sagesse des enseignes a-t-elle précédé les lois de la science médicale, en disant la femme sans tête pour exprimer une bonne femme, la vraie femme. Une femme heureuse par le coeur a un air ouvert, une figure riante ; jamais vous ne verrez une femme de province réellement gaie ou ayant l'air délibéré. Presque toujours le masque est contracté. Elle pense à des choses qu'elle n'ose pas dire ; elle vit dans une sorte de contrainte, elle s'ennuie, elle a l'habitude de s'ennuyer, mais elle ne l'avouera jamais. J'en appelle à tous les observateurs sérieux de la nature sociale, une femme de province a des rides dix ans avant le temps fixé par les ordonnances du Code Féminin, elle se couperose également plus promplement, et jaunit comme un coing quand elle doit jaunir ; il y en a qui verdissent. Les femmes de province ont des blessures à l'esprit et au coeur, blessures si bien couvertes par d'ingénieux appareils que les savants seuls savent les reconnaître, et si sensibles qu'il est difficile à un Parisien d'être une demi-journée avec une femme de province sans l'avoir touchée à une de ses plaies et lui avoir fait grand mal. Il a imité ces amis imprudents qui prennent leur ami par le bras gauche sans voir les bandelettes dont l'humérus est enveloppé et qui le grossissent. L'amour-propre impose silence à la douleur. L'ami ventouse par Hippocrale présente dès
lors sa droite et refuse sa gauche à celte aveugle amitié. La femme de province, si elle rencontre un étourdi, ne sait bientôt plus quel côté présenter. ».-
Sachons-le bien 1 la France au dix-neuvième siècle est partagée en deux grandes zones : Paris et la province ; la province jalouse de Paris, Paris ne pensant à la province que pour lui demander de l'argent. Autrefois Paris était la première ville de province, la Cour primait la Ville ; maintenant Paris est toute la Cour, la Province est toute la Ville. La femme de province est donc dans un état constant de flagrante infériorité. Aucune créature ne veut s'avouer un pareil fait, tout en en souffrant. Cette pensée rongeuse opprime la femme de province. Il en est une autre plus corrosive encore : elle est mariée à un homme excessivement . ordinaire, vulgaire et commun. Les gens de talent, les artistes, les hommes supérieurs, tout coq à plumes éclatantes s'envole à Paris. Inférieure comme femme, elle est encore inférieure par son mari. Vivez donc heureuses avec ces deux pensées écrasantes ! Son mari n'est pas seulement ordinaire, vulgaire et commun, il est ennuyeux, et vous devez connaître ce fameux exploit signifié à je ne sais quel prince, requête de M. de Lauraguais, par lequel on lui faisait commandement de ne plus revenir chez Sophie Arnoult, attendu qu'il l'ennuyait, et que les effets de l'ennui, chez une femme, allaient jusqu'à lui changer le caractère, la figure, lui faire perdre sa beauté,.etc. A l'exploit était joint une consultation signée de plusieurs médecins célèbres qui justifiaient les dires de la signification. La vie de province est l'ennui organisé, l'ennui déguisé sous mille formes ; enfin l'ennui est le fond de la langue.
Que faire ? Ah ! l'on se jette avec désespoir dans les confitures et dans les lessives, dans l'économie domestique, dans les plaisirs ruraux de la vendange, de la moisson, dans la conservation des fruits, dans la broderie des fichus, dans le,s soins de la maternité, dans les intrigues dé petite ville. Chaque femme s'adonne à ce qui, selon son caractère, lui paraît un plaisir. On tracasse un piano inamovible qui sonne comme un chaudron au bout de la septième année et qui finit ses jours, asthmatique, à la campagne. On suit les offices, on est catholique en désespoir de cause, Fon s'entretient des différents crûs de. la parole de Dieu ; l'on compare l'abbé Guinaud à l'abbé Ralond, l'abbé Friand à l'abbé Duret. On joue
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US
aux cartes le soir, après avoir dansé pendant - douze années avec les mêmes personnes dans les mêmes salons. Cette belle vie est entremêlée de promenades solennelles sur le mail, sur le pont, sur le rempart, de visites d'étiquette entre voisins de campagne. La conversation est bornée au sud de l'intelligence par les observations sur les intrigues cachées au fond de l'eau dormante de la vie de province, au nord par les mariages sur le tapis, à l'ouest par les jalousies, à l'est par les petits mois piquants:
Un profond désespoir ou une stupide résignation, ou l'un ou l'autre, il n'y a pas de choix, tel est le tuf sur lequel repose cette vie féminine et où s'arrêtent mille pensées stagnantes qui, sans féconder le terrain, y nourrissent les fleurs étiolées de ces âmes désertes. Ne croyez pas à l'insouciance ! L'insouciance tient, au désespoir ou à la résignation.
Quelque grande, quelque belle, quelque forte que soit à son début une jeune fille, née ; dans un département quelconque, elle devient \ femme de province. Malgré ses projets arrêtés, ! les lieux communs, la médiocrité des idées, ! l'insouciance de la toilette, l'horticulture des ; vulgarités l'envahissent nécessairement. L'être ! sublime et passionné que cache toute femme ! s'attriste, et tout est dit, la belle plante dépé- \ rit. Dès leur bas âge, les jeunes filles de pro- ! vince ne voient que des gens de province ; autour d'elles, elles n'inventent pas mieux, ! elles n'ont à choisir qu'entre des médiocrités, ; car les pères de province marient leurs filles à des garçons de province, et l'esprit s'y abâtar- ! dit nécessairement. Personne n'a l'idée de ; croiser les races. Aussi, dans beaucoup de \ villes de province, l'intelligence y est-elle de- ! venue aussi rare que le sang y est .laid. I L'homme s'y rabougrit sous les deux espèces : ; la sinistre idée de la convenance des fortunes \ y domine toutes les conventions matrimo- ! niales. J'jr ai vu de belles jeunes filles, riche- I ment dotées, mariées par leur famille à quel- ; que sot jeune homme du voisinage, enlaidies, \ après trois ans de mariage, au point de n'être i pas non point reconnaissables, mais recon- I nues. Les hommes de génie éelos en province, ! les hommes supérieurs sont dus à des hasards : de l'amour. Quand la femme de province est \ devenue ce que vous la voyez, elle veut alors : justifier son état : elle attaque, de ses dents ! acérées comme des dents de mulot, les nobles i et terribles passions parisiennes ; elle déchire \ les dentelles de la coquetterie, elle ronge les \ beautés célèbres, elle entame le bonheur d'au- |
trui, elle vante ses noix et son lard rances, elle exalte son trou de souris économe, les couleurs grises de sa vie et ses parfums monastiques. Toute femme de province a la fatuité de ses défauts. J'aime ce courage. Quand on a des vices, il faut avoir l'esprit d'en faire des vertus.
L'infériorité conjugale et l'infériorité radicale de la femme de province sont aggravées d'une "troisième et terrible infériorité qui contribue à rendre cette figure sèche et sombre, à la rétrécir, à l'amoindrir, à la grimer fatalement. Toute femme est plus ou moins portée à chercher des compensations à ses mille douleurs légales dans mille félicités illégales. Ce livre d'or de l'amour est fermé pour la femme de province, ou du moins elle le lit toute seule, elle vit dans une lanterne, elle n'a point de secrets à elle, sa maison est ouverte et les murs sont de verre. Si, dans la province, chacun connaît le dîner de son voisin, on sait encore mieux le menu de sa vie, et qui vient, et qui ne vient pas, et qui passe sous les fenêtres, avant de passer par la fenêtre. La passion n'y connaît point le mystère. L'une des plus agréables flatteries que les femmes s'adressent à elles-mêmes est la certitude d'être pour quelque chose dans la vie d'un homme supérieur, choisi par elles en connaissance de cause, comme pour, prendre leur revanche du mariage où elles ont été peu consultées. Mais, en province, s'il n'y a point de supériorité chez les maris, il en existe encore moins chez les célibataires. Aussi, quand la femme de province commet sa petite faute, s'est-elle toujours éprise d'un prétendu bel homme ou d'un dandy indigène, d'un garçon qui porte des gants, qui passe pour monter à cheval ; mais, au fond de son coeur, elle sait que ses voeux poursuivent un lieu commun plus ou moins bien vêtu.
Quand une femme de province conçoit une passion excentrique, quand elle a choisi quelque supériorité qui passe, un homme égaré par hasard en province, elle en fait quelque chose de plus qu'un sentiment, elle y trouve un travail, elle est occupée ! aussi étend-elle cette passion sur toute sa vie. Il n'y a rien de plus dangereux que l'attachement d'une femme de province. Elle compare, elle étudie, elle réfléchit, elle rêve, elle n'abandonne point son rêve, elle pense à celui qu'elle aime quand celui qu'elle aime ne pense plus à elle. Vous avez passé quelques mois en province, vous avez dit par désoeuvrement quelques mots
Le Femme de province. Dessin de Adrie Marie.
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llï
d'amour à la femme la moins laide du département; A, elle vous paraissait jolie, et vous avez été vous-même. Cette plaisanterie est devenue sérieuse à votre insu. Madame Coquelin, que vous avez nommée Amélie, votre Amélie vous arrive à six ans de date, veuve et toute prête à faire votre bonheur, quand votre bonheur s'est beaucoup mieux arrangé. Ceci n'est pas de l'innocence, mais de l'ignorance. Vous la dédaignez, elle vous aime ; vous arrivez à la maltraiter, elle vous aime ; elle ne comprend rien à ce que l'on a si ingénieusement nommé le français, l'art de faire comprendre ce qui ne doit pas se dire. On ne peut pas éclairer cette femme, il faut l'aveugler. Toutes ces impuissances de la province preni
preni nent les noms orgueilleux de sagesse, de sim;
sim; de raison, de bonhomie. On ne saurait
! i imaginer la masse imposante et compacte que
: ; forment toutes ces petites choses, quelle force
i d'inertie elles ont, et combien tout est d'accord :
11 langage et figures, vêtements et moeurs inté:
inté: Dans la toilette d'une femme de proM
proM l'utile a toujours le pas sur l'agréable.
H Chacun connaît la fortune du voisin, l'exté:
l'exté: ne signifie plus rien. Puis, comme le
: disent les sages, on s'est habitué les uns aux
;; autres, et la toilette devient inutile. C'est à
; cette maxime que .sont dues les monstruosités
! vestimentales de la province : ces châles exhu!
exhu! de l'Empire, ces robes ou exagérées, ou
il mal portées, ou trop larges, ou trop étroites 1
La Partie de Cartes. Dessin de Gavarni.
La mode s'y assied au lieu de passer. On tient à une chose qui a coûte' trop c/ier, on ménage un chapeau. On garde pour la saison suivante une futilité qui ne doit durer qu'un jour.
Quand une femme de province vient à Paris,
elle se distingue aussitôt à l'exiguïté des détails
de sa personne et de sa toilette, à son étonnement
étonnement et qui perce, ou ostensible et qu'elle
veut cacher, excité par les choses et par les
idées. Elle ne sait pas! Ce mot l'explique. Elle
s'observe elle-même, elle n'a pas le moindre
laisser-aller. Si elle est jeune, elle peut s'accliater:
s'accliater: passé jenesais quel âge, elle souffre
tant dans Paris, qu'elle retourne dans sa chère
rovince. Ne croyez pas que la différence
ntre les femmes de province et les Parisienes
Parisienes purement extérieure, il y a des difféences
difféences de moeurs, de conduite. Ainsi
la femme de province ne songe point à se dissimuler, elle est essentiellement naïve. Si une Parisienne n'a pas les hanches assez bien dessinées, son esprit inventif et l'envie de plaire lui font trouver quelque remède héroïque; si eUe a quelque vice, quelque grain de laideur, une tare quelconque, la Parisienne est capable d'en faire un agrément, cela se voit souvent; mais la femme de province, jamais! Si sa taille est trop courte, si son embonpoint se place mal, eh bien! elle en prend son parti, et ses adorateurs, sous peine de ne pas l'aimer, doivent la prendre comme elle est, tandis que la Parisienne veut toujours être prise pour ce qu'eUe n'est pas. De là ces tournures grotesques, ces maigreurs effrontées, ces ampleurs ridicules, ces lignes disgracieuses offertes avec ingénuité, auxquelles toute une ville s'est habi-
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tuée et qui étonnent les Parisiens. Ces difformités orgueilleuses, ces vices de toilette existent dans l'esprit. A quelque sphère qu'elle appartienne, la femme de province montre de petites idées. C'est elle qui, à Paris, trouve de bon goût d'enlever à sa meilleure amie l'affection de son mari. Les femmes de province sont assez généralement enleveuses; elles ressemblent à ces amateurs qui vont aux secondes représentations, sûrs que la pièce ne tombera pas. Elles ne savent pas se venger avec grâce, elles se vengent mal; elles n'ont pas dans le discours ni dans la pensée l'atticisme moderne, ce parîsiénisme (ce mot nous manque), qui consiste à tout effleurer, à être profond sans en avoir l'air, à blesser mortellement sans paraître avoir louché, à dire ce que j'ai enlendu souvent : « Qu'avez-vous, ma chère? » quand le poignard est enfoncé jusqu'à la garde. Les femmes de province vous font souffrir et vous manquent, elles tombent lourdement quand elles tombent; elles sont moins femmes que les Parisiennes. Mais ce qui dans tous pays est impardonnable, elles sont ennuyeuses, elles ont le bonheur aussi ennuyeux que le malheur, elles outrent tout. On en voit qui mettent quelquefois un talent infini à éviter la grâce.
La femme de province n'a que deux manières d'êlre : ou elle se résigne, ou elle se révolte. Sa révolte consiste à quitter la province et à s'établir à Paris. Elle s'y établit légitimement par un mariage et lâche de devenir Parisienne : elle y triomphe rarement de ses habitudes. Celle qui s'y établit en abandonnant tout ne compte plus parmi les femmes. Il est une troisième révolte qui consiste à dominer sa ville et à insulter Paris ; mais la femme assez forte pour jouer ce rôle est toujours une Parisienne manquée. Aussi la vraie femme de province est-elle toujours résignée.
Voici les choses curieuses, tristes ou bouffonnes qui résultent de la femme combinée avec la vie de province.
Une jeune fille s'est mariée; elle était belle, elle reste encore pendant quelque temps belle malgré le mariage ; elle est proclamée une belle femme. La ville est fière de cette belle femme; mais chacun la voit tous les jours, et quand on se voit tous les jours, l'observation se blase. Si cette belle femme perd un peu de son éclat, la ville s'en aperçoit à peine. Il y a mieux, une petite rougeur, on la comprend, on s'y intéresse; une petite négligence est adorée, une toilette qui ne se renouvelle pas est une
concession à la philosophie du pays. D'ailleurs, la physionomie est si bien étudiée, si bien comprise, que les légères altérations sont à peine remarquées, et peut-être finit-on par les regarder comme des grains de beauté. Un Parisien passe par la ville, un de ses amis lui vante la belle madame une telle, il le présente à ce phénix, et le Parisien aperçoit un laideron parfaitement conditionné. Il arrive alors des aventures comme celle-ci. Un jeune homme a quelques jours d'exil à passer dans une petite ville de province, il y retrouve l'éternel ami de collège," cet ami de collège le présente à la femme la plus comme il faut de la ville, une femme éminemment spirituelle, une âme aimante et une belle femme. Le Parisien voit un grand corps sec étendu sur un prétendu divan, qui minaude, qui n'a pas les yeux ensemble, qui a quarante ans, couperosé, des dents suspectes, les cheveux teints, habillé prétentieusement, et le langage en harmonie avec le vêlement. Le Parisien fait contre bonne fortune mauvais coeur, et se garde bien de revenir à ce squelette ambitieux. Le Parisien moqueur félicite son ami de son bonheur, il le mystifie en prenant cet air convaincu que prennent les Parisiens, pour se moquer. La veille de son départ, le Parisien, questionné par son ami sur l'opinion qu'il emporte de la petite ville, répond quelque chose. comme : « Je me suis royalement ennuyé, mais j'ai toujours eu la plus belle femme de la ville! » Le lendemain matin, l'ami le réveille ; armé d'une paire de pistolets, il vient lui proposer de se brûler la cervelle, en lui posant ce théorème : « Si vous avez eu la plus belle femme de la ville, ce ne peut être que ma maîtresse; allons nous battre, vous n'êtes qu'un infâme. »
On A'ous présente à la femme la plus spirituelle, et vous trouvez une créature qui tourne dans le même genre d'esprit depuis vingt ans, qui vous lance des lieux communs accompagnés de sourires désagréables, et vous trouvez que la femme la plus spirituelle de la ville en est simplement la plus bavarde.
Deux femmes également supérieures et toutes deux en province, où l'auteur de ces observations a eu la douleur de les trouver, expliquent admirablement le sort des femmes de province.
La première avait su résister à ' cette vie tiède et relâchante qui dissout la plus forte volonté, détrempe le caractère, abolit tout ambition, qui enfin éteint le sens du beau. Elle passait pour une femme originale, ell
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était haïe, calomniée) elle n'allait nulle part, on ne voulait plus la recevoir, elle était l'ennemi public. Voici ses crimes. Pour entretenir son intelligence au niveau du mouvement parisien, elle lisait tous les ouvrages qui paraissaient et les journaux'; et, pour ne jamais se laisser gagner par l'incurie et par le mauvais goût, elle avait une amie intime à Paris qui la mettait au fait des modes et des petites révolutions du luxe. Elle demeurait donc toujours élégante, et son intérieur était un intérieur presque parisien. Hommes et femmes, en venant chez elle, s'y trouvaient constamment blessés de celte constante nouveauté, de ce bon goût persistant. La priorité des modes et leur perpétuelle coïncidence avec leur apparition à Paris choquaient les femmes qui se trouvaient toujours en arrière d'une mode, et, comme disent les amateurs de courses, distancées. Une haine profonde s'émut, causée par ces choses. Mais la conversation et l'esprit de cette femme engendrèrent une bien plus cruelle aversion. Celte femme se refusait au clabaudage de petites nouvelles, à cette médisance de bas étage qui fait le fond de la vie en province. Elle ne souffrait chez aucun homme ni propos vides, ni galanterie arriérée, ni les idées sans valeur; elle parlait des découvertes dans la science, dans les arts, des poésies nouvelles, des oeuvres fraîches écloses au théâtre, en littérature; elle remuait des pensées au lieu de remuer des mots. Elle fut atteinte et convaincue de pédantisme, chacun finit par se moquer effrontément de ses nobles et grandes qualités, d'une supériorité qui blessait toutes les prétentions , qui relevait les ignorances et ne leur pardonnait pas. Quand tout le monde est bossu, la belle taille devient une monstruosité. Cette femme fut donc regardée comme monstrueuse et dangereuse, et le désert se fit autour d'elle. Pas une de ses démarches, même la plus indifférente, ne passait sans être critiquée, dénaturée. Il résultait de ceci qu'elle était impie, immorale, dévergondée, dangereuse, d'une conduite légère et répréhensible. « Madame une telle, oh ! elle est folle : » tel fut l'arrêt suprême porté par toute la province.
La seconde avait deviné l'ostracisme que sa résistance lui vaudrait, elle était restée grande en elle-même, elle livrait son extérieur seulement à ces minuties. Ce fut à elle que je demandai le secret de l'amour en province, je ne voyais pas dans la journée une seule occasion de lui parler, dans toute la ville un seul lieu où l'on pût la voir sans qu'elle fût observée.
« Nous souffrons beaucoup l'hiver, me dit-elle; mais nous avons la campagne! » Je me souvins alors qu'au mois d'avril ou de mai, les jolies femmes d'une ville de province sont les premières à décamper. En province, la maison de campagne est le fiacre à l'heure de Paris. Quoique l'homme le plus spirituel de la ville, un homme d'avenir, disait-on, et qui fit un épouvantable fiasco à la Chambre, lui rendit des soins, cette femme mourut jeune et dévorée comme par un ver : la supériorité comporte une action invincible qui, au besoin, réagit sur celui que la nature a doué de ce don fatal.
Une des fatalités qui pèsent sur la femme de province est cette décision brusque et obligée dans les passions, qui se remarque souvent en Angleterre. En province, la vie est définie, observée, à jour. Cet état d'observation indienne force une femme à marcher droit dans son rail ou à en sortir vivement comme une machine à vapeur qui rencontre un obstacle. Les combats stratégiques de la passion, les coquetteries qui sont la moitié de la Parisienne, rien de tout cela n'existe en province. 11 y a dans le coeur de la femme de province des surprises comme dans certains joujoux. Elle vous a parlé trois fois pendant un hiver, elle vous a serré dans son coeur à son insu ; vient une partie de campagne, une promenade, tout est dit; ou, si vous voulez, tout est fait. Cette conduite, bizarre pour ceux qui n'observent pas, a quelque chose de très-naturel. Au lieu de calomnier la femme de province en la croyant dépravée, un poêle, un philosophe, un observateur, comme l'a été Stendhal dans Rouge et Noir, devinerait les merveilleuses poésies inédites, savourées à elle seule, toutes les pages de ce beau roman dont le dénoûment seul est connu de l'heureux sous-lieutenant ou du roué capitaine qui en profitent.
Paris est le monstre qui fait toutes ces victimes, le mal a sept lieues de tour et afflige le pays entier. La. province n'existe pas par ellemême. Là seulement où la nation est divisée • en cinquante petits États, là chacun peut avoir une physionomie, et une femme y reflète alors l'éclat de la sphère où elle règne. Ce phénomène social existe encore en Italie, en Suisse et en Allemagne ; mais en France, comme dans tous les pays à capitale unique, l'aplatissement des moeurs sera la conséquence forcée de la centralisation ; aussi les moeurs ne prendrontelles du ressort et de l'originalité que par une fédération d'États français formant un même
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empire, ce qui peut-être n'est pas à désirer. L'Angleterre ne jouit pas de ce malheur; elle a quelque chose de plus horrible dans son atroce hypocrisie, qui est un bien autre mal. Londres n'y exerce pas la tyrannie que Paris fait peser sur la France, et à laquelle le génie français finira par remédier. L'aristocratie anglaise
anglaise bien ceci), qui comprend toutes les supériorités, qui les produit ou se les assimile, l'aristocratie couvre le sol; elle vit dans ses magnifiques parcs, elle ne vient à Londres que pendant deux mois, ni plus ni moins; elle est toute en province, elle y fleurit et la fleurit. Londres est la capitale des boutiques et des
La Femme de Province, 2e type. Dessin de Gavarni.
spéculations, on y faille gouvernement. L'aristocratie s'y recorde seulement pendant soixante jours, elle y prend ses mots d'ordre, elle donne son coup d'oeil à la cuisine gouvernemental, elle passe la revue de ses filles à marier el des équipages à vendre, elle se dit bonjour et s'en va promptement : elle ne se supporte pas ellemême
ellemême que les quelques jours nommés la saison. Aussi, dans la perfide Albion du Constitutionnel, y a-t-il chance de rencontrer de charmantes femmes sur tous les points du royaume, mais de charmantes femmes anglaises !
DE BALZAC.
LE BOURGEOIS CAMPAGNARD
PAR FRÉDÉRIC SOULIÉ
ILLUSTRATIONS PAR H. DAUMIER, H. CATENACCI, ETC.
N s imagine en général que le bourgeois de Paris est citadin , qu'il a l'amour de sa ville, qu'il se réjouit quand on en balaye la poussière et la boue, ou qu'on élargit
les rues de manière qu'il ne respire pas absolument un air d'égout ; on croit qu'il s'éprend des trottoirs d'asphalte, des candélabres gazifères, du dallage des quais, des arbres qu'on y plante et qui ne poussent pas, de la splendeur des monuments, de toutes les améliorations enfin votées par le conseil municipal ; on se trompe, le bourgeois de Paris n'accepte tout cela que comme un adoucissement à la funeste nécessité d'habiter la capitale. En effet, de tous les Français le bourgeois de Paris est le plus champêtre; il l'est jusqu'au fanatisme. Boutiquier ou commis, enchaîné derrière un comptoir ou en face d'un bureau, la campagne est le rêve de toutes ses heures. Sur cent souscripteurs à la Maison Rustique ou au Dictionnaire d'agriculture il y en a quatre-vingtquinze qui appartiennent aux patentés de la
rue Saint-Denis ou aux appointés des grandes ruches ministérielles. Le souscripteur lit ces livres où l'on parle de la campagne, comme les petites pensionnaires dévorent les romans où l'on parle d'amour, en se promettant d'en faire de belles quand ils seront maîtres de se livrer à la passion de leur coeur.
Un des symptômes les plus véhéments de cette monomanie, c'est la fureur avec laquelle, le dimanche venu, nos citadins se précipitent hors de la cité par toutes les barrières de Paris.
Quand on pense à quels travaux d'Hercule se livrent ces bons bourgeois pour toucher du bout du pied le bord de cette belle robe verte qui revêt leur terre promise, on se sent pris à la fois d'admiration et de pitié pour cet amour emporté. En vérité, on ne songe point assez avec quelle résignation ils s'entassent dans une tapissière, avec quelle intrépidité ils se confient à un coucou, au cheval du coucou et surtout au cocher du coucou ; on ne calcule pas ce qu'ils bravent de soleil, ce qu'ils absorbent de poussière, ce qu'ils subissent de cahots, d'averses, de railleries, de soif, de faim, avant d'aborder un bouquet de bois, quelquefois un arbre, pour s'asseoir sur une vieille herbe grise qu'ils appellent gazon fleuri, y
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manger un pâté détestablement échauffé par le voyage et y boire un vin tourné depuis qu'il est sorti de la cave du marchand ; et cela pour un peu d'espace, un peu d'air, pour sentir sous leurs pieds autre chose que du pavé, pour voir devant eux autre chose que des murs blancs, pour se coucher sous un semblant d'ombrage. Aussi, je le répète, si l'on supputait comme on le doit tous ces héroïques efforts, on partagerait notre respect pour ce rêve du bourgeois parisien.
Mais le temps est bien loin encore du jour où il pourra le réaliser; en attendant il s'en berce, il s'en nourrit, il lui emprunte le courage nécessaire à supporter la dure épreuve de la vie citadine. Après l'espérance d'un meùVleur monde, la campagne est le premier soutien de la foi et de la résignation religieuse du bourgeois de Paris. Il ne mange pas un ragoût dont le beurre agace trop sa gorge, il ne boit pas une tasse de ce lait parisien qui a le don d'être à la fois plus insipide que l'eau et plus indigeste que les haricots, sans rêver à la crème et au beurre frais qu'il récoltera luimême de sa belle vache-future. Que lui importent cette salade flétrie comme la robe d'une danseuse des Funambules, ces petits pois belliqueux et durs comme le plomb qui charge le mousquet de nos héros ; ne viendra-t-il pas un jour où il ira cueillir lui-même sa tendre laitue et ses légumes croquants une heure avant de se mettre à table ?
Ne croyez pas cependant que cette espérance soit aussi inconsidérée, aussi légère que toutes celles qui abusent la faible humanité. Bien des fois, dans ses longues soirées d'hiver, en grelottant auprès de son feu, il a fait le budget de cette vie de félicité vers laquelle il marche d'un pas si lent. Et d'abord, il y a à la campagne mille choses qui ne coûtent rien : les oeufs que de bonnes poules pondent par douzaines, les poulets qui se nourrissent de rien en picorant dans le fumier de la basse-cour, les canards qui barbotent dans la mare et qui dévorent les épluchures de la cuisine, et les lapins donc '. les vieilles feuilles de choux et d'herbes qu'on fait dans les champs ne suffisent-elles pas à les engraisser ! Il est inutile de parler des fruits, des légumes qui seront de la plus exquise qualité, car le bourgeois de
Paris a sur ce sujet les plus excellentes théories de culture et les mettra rigoureusement en pratique. Ce côté même de son avenir le charme ; il éclairera l'ignorance des paysans que l'incurie du gouvernement abandonne dans l'ornière des vieilles routines ; ces bons villageois viendront le consulter, et il leur donnera paternellement ses lumières et ses conseils, et quand il passera dans les rues, ces simples et naïfs enfants de la nature le salueront avec respect et reconnaissance. En vérité, je vous le dis, le bourgeois de Paris est mille fois plus poétique qu'on ne pense. Mais revenons à ses arrangements anticipés. Vous avez vu comme quoi il a pour rien volailles, lapins, beurre, lait, légumes, fruits ; que manque-t-il à cette vie ? un peu de viande de boucherie pour faire de temps en temps du bouillon quand on est malade ; mais qu'est cela à la campagne ? l'air est si bon, qu'on n'est jamais malade. Il faudra acheter le vin, mais à la campagne le vin ne paye pas de droits (le Parisien croit cela), et pour peu de chose on a du vin excellent. Quelle vie de cocagne il va enfin mener! Il la voit, il l'admire, il la tient.
— Mais...
Ah ! ne l'interrompez pas, je vous prie, voilà son rêve qui continue : il serait trop barbare de l'éveiller. Le voyez-vous qui se dandine sur sa chaise, qui se dresse sur son séant, qui sourit devant lui en fronçant légèrement le sourcil ; il est en cabriolet, il est à une descente et serre la bride à son alezan ; il arrive, il est arrivé, il descend chez un ami, son petit poney est charmant, il a fait une lieue en quarante-cinq minutes, on lui en fait mille compliments.
— Quoi, il a un cheval, un cabriolet?
•— Pourquoi pas ? mais, mon Dieu ! cela coûte-t-il si cher à la campagne ! un arpent de pré pour récolter du foin, un autre arpent de terre pour l'avoine.
— Est-ce tout?
— Eh bien non... Ce bonheur de la vie champêtre lui aura coûté assez cher pour qu'il l'ait au grand complet ; il aura outre tout cela quelques lopins de vigne pour faire son vin, quelques ares pour avoir son blé qu'il moudra avec le moulin à bras de M. Quentin Durand, comme il l'a vu dans les journaux, et pour
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faire son pain qu'il fera cuire dans un four économique bâti à l'angle de la cheminée de cuisine.
— Mais pour cuire il faut chauffer, pour chauffer il faut des fagots.
— En vérité? Eh! ne voyez-vous pas cet hectare de bois qu'il vient de joindre à sa propriété ?
— Ah ! diable, il est très-gentil ; mais...
—• Mais ce que vous ne voyez pas parce,que les arbres vous le cachent, mais ce qu'il voit, lui, le bon Parisien, c'est la source qui est au milieu du bois, la source qui alimente un vivier où vivent dans le meilleur accord les brochets, les carpes, les anguilles et les truites ; eau limpide qui s'échappe ensuite en un ruisseau délicieux tout rempli d'écrevisses et d'excellent cresson de fontaine. QueUe vie, monsieur, quelle vie large et économique, sensuelle et champêtre tout à la fois !
— Il nous semble que maintenant ce bon bourgeois doit être content et qu'on peut lui faire observer...
— Ah ! monsieur ou madame, que vous êtes cruels ! Avez-vous peur qu'il ne s'éveille trop tôt, et ne voyez-vous pas qu'il n'a encore pensé qu'à la partie utile et raisonnable de cette enivrante existence ? Que de choses encore que vous allez lui enlever à jamais si vous interrompez son rêve : et le billard dont il n'oserait approcher dans les estaminets de Paris, et qui est une occupation honnête à la campagne, et le jeu de boules qu'il envie aux invalides, et l'escarpolette où l'on fait de si bonnes plaisanteries sur les mollets de ces dames ! et la partie sérieuse de ses distractions, et l'herbier qu'il médite, et sa rare collection de papillons dont il ornera son salon, et par-dessus tout... oh ! pour ceci soyez indulgent, je vous en prie : il ne l'avoue qu'à quelques-uns de ses amis ; au reste, il y sacrifiera quelque argent, il ne réussira pas du premier coup, mais il expérimentera.
— Qu'est-ce donc?
— Mais n'avez-vous pas lu quelque part que le paysan saxon ou hongrois est parvenu à faire lui-même son sucre de betteraves? Les journaux qui ont publié ce fait se sont bien gardés de dire quelle horrible mélasse ces paysans obtiennent dans leur marmite ; ils
l'appellent sucre, c'est assez, et le bon bourgeois qui, en sa qualité de Parisien et de Français, se croit plus intelligent que le paysan saxon, se persuade qu'il se fabriquera du sucre blanc comme neige et qui sucrera mieux que celui de l'épicier, attendu qu'il y mettra tout ce qu'il faut.
Ne riez pas de pitié, ne haussez point les épaules en signe de mépris; tout ce que je vous dis là est vrai. Je l'ai vu et entendu mille fois, et si vous saviez combien de longues et solitaires soirées cette espérance a fait supporter au pauvre bourgeois parisien, combien de privations et combien de labeurs cela lui a donné le courage de subir, vous ne lui feriez pas une observation. Et d'ailleurs il ne serait plus temps. L'heure est arrivée où ce rêve va enfin se réaliser ; le marchand a vendu son fonds, le commis a obtenu sa retraite, ils ont à leur disposition un capital de cinquante à soixante mille francs, un revenu de cent louis ou de mille écus, c'est-à-dire la misère à Paris et l'opulence à la campagne. Notre ami part donc du pied gauche pour aller à la découverte de ce monde inconnu, mais qui existe assurément et où il doit se retirer. Pour cela, il va tous les matins au Palais-Royal, où il demande les Petites-Affiches afin de noter sur son carnet tout ce qui lui semble être à sa convenance : le reste de la journée est occupé à courir chez les notaires ou les avoués chargés de ces ventes et qui d'ordinaire lui disent assez crûment les vraies charges et le vrai revenu, s'imaginant que cet homme veut acquérir pour placer son argent à 3 pour 100. Mais ce n'est pas cela qu'il faut à notre bourgeois, et il passe ainsi plusieurs mois en vaines recherches jusqu'à ce qu'il tombe dans les mains d'un homme d'at faires qui l'empaume, le prend à sa passion, l<i flatte, l'excite, jusqu'à ce qu'il lui ait colloque pour ses cinquante mille francs quelqu'une de ces impudentes masures que l'on nomme impudemment à Paris maisons de campagne pour les bourgeois, et villas pour les fille? entretenues. C'est une bâtisse à l'italienne, en plâtre et en pans de bois, avec quatre ou cinq arpents de parc, bois, prés, jardin anglais, potager, cour, basse-cour et source d'eau vive, tout ce que le bourgeois peut désirer. Tout cela est bien un peu petit, un peu maigre ; mais l'ac-
Le Bourgeois campagnard. Dessin de Daumier.
LE BOURGEOIS CAMPAGNARD
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quéreur se charge d'améliorer. Quelques réparations aux murs crevassés, quelques charretées de fumier, et la propriété doublera de production. Le marché se conclut, le bourgeois est propriétaire, il s'installe. — Avis essentiel : Tout bourgeois qui achète une vieille maison doit la laisser s'écrouler plutôt que de la réparer, attendu qu'il vaut mieux mourir de la chute d'une poutre que de mourir de faim.
En effet, du moment que le bourgeois a introduit le maçon dans sa maison, c'est comme s'il y avait mis le feu, surtout s'il s'est confié au maçon du village. Je le jure devant Dieu, s'il y a quelque chose de hideux au monde, c'est l'insolente férocité avec laquelle un maçon qui met le marteau dans une maison sous prétexte de réparation, la démolit" tant qu'il peut. S'il rencontre une pièce de bois, il l'attaque à coups de hachette et la coupe à tour de bras. Supposez que le bourgeois arrive et s'étonne de cet acharnement :
« Ça ? monsieur, lui dit le maçon , ça ne tiendrait pas huit jours ; voyez, c'est pourri ; voyez, tout aubier; voyez, du bois blanc; voyez. »
Et à chaque voyez, il donne un coup à la poutre et l'achève du mieux qu'il peut, au nez et à la barbe du propriétaire. Enfin celui-ci l'arrête par ses cris; mais il est trop tard, le maçon déclare qu'il ne peut plus toucher à la maison que le charpentier ne vienne remplacer la poutre en question. Le propriétaire réclame en vain, le maçon impassible reprend ses outils, et pour toute consolation donne d'un ton de menace l'adresse de son voisin le charpentier, et laisse le bourgeois
avec un trou dans sa maison.
Hélas! ce trou, il faut le boucher et il faut bien passer par le charpentier ; on le fait venir, mais cette fois on fera son prix d'avance. Folles prétentions !
« Je ne puis pas prendre ça à forfait, dit l'entrepreneur ; je ne connais pas la maison, c'est fait de boue et de crachat, ça va craquer dans tous les coins si on met la scie dans ces pans de bois. »
Et, en parlant ainsi, il fait sonner les murs du bout de sa canne armée de fer.
« Du reste , ajoute-t-il, nous nous arrangerons toujours bien, je vous ferai ça au plus juste prix, je suis un honnête homme, » etc., etc.
Le bourgeois le croit et permet que le charpentier pénètre dans sa maison. Ici le sort du propriétaire dépend de ce que le charpentier a de mauvais bois dans son chantier. S'il y en a beaucoup, il est perdu, car il faut que tout y passe ; s'il y en a peu, la victime peut en être quitte pour un pan de mur. Sans compter qu'il faut faire mettre du papier neuf partout où a paru l'ombre d'un maçon, et repeindre toutes les portes dont a approché l'haleine d'un colleur de papier. Il y a parmi tout ce monde une infâme franc-maçonnerie de dévastations pour se léguer des travaux les uns aux autres.
Mais enfin nous voulons bien que notre bourgeois ne succombe pas à celte première épreuve comme tant d'autres qui ont été forcés d'abandonner leur maison de campagne à leurs créanciers, avant même d'avoir pu s'y installer autrement qu'en camp volant, comme ils disent; nous admettons que celui-ci soit dé-
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LE BOURGEOIS CAMPAGNARD
livré de la réparation et se soit enfin casé. Ce n'a pas été sans laisser dans les mains de ces démolisseurs quelques-uns de ces billets de mille francs qu'il s'était réservés pour l'exploitation de sa propriété rurale. Il faut donc qu'il supprime quelques-unes des nombreuses jouissances qu'il s'était promises ; ainsi le char à bancs et le cheval disparaissent. Il est vrai que les environs fourmillent de voitures à volonté ; ce n'est qu'un petit malheur : d'ailleurs le propriétaire vient d'avoir une idée, au lieu d'une vache pour la consommation de sa maison, il en aura plusieurs, et vendra son lait sur lequel il gagnera beaucoup. Voilà donc notre homme avec quatre ou cinq vaches magnifiques épandues sur un gazon d'un arpent. Nous sommes au printemps, cela va bien une semaine ou deux, quoique les paysans n'achètent le lait que la moitié de ce qu'ils le vendent à Paris, après y avoir mis la moitié d'eau. Mais au bout de ce temps, l'herbe manque ; on y fait passer le vert de tous les légumes, mais en voilà pour trois jours, il faut acheter du foin. La consommation devient effrayante, vraiment il est impossible de continuer si on ne trouve pas moyen de vendre le lait à un prix plus élevé. Il y a conseil dans le ménage, et on finit par découvrir que ce moyen est tout simple, et qu'il n'y a qu'à envoyer directement le lait à Paris. Cependant il faut l'y envoyer, et pour l'envoyer il faut des moyens de transport. Sera-ce une charrette ou un cheval? Oh non, non; déjà le bourgeois est devenu plus prudent, il se contentera d'un âne et de deux paniers. La jardinière fera le voyage tous les matins. Pauvre bourgeois! mais pour vendre son lait à Faiïs, il faut une place marquée, achalandée, et la jardinière, qui sait cela, te rapporte ton lait ou bien elle n'a pu le vendre qu'à un prix exorbitamment dérisoire, sans compter qu'il faut nourrir l'âne et la femme qui ne peuvent rester huit heures sans manger, le temps d'aller et de revenir. Alors le bourgeois prend une détermination très-radicale, il vend les vaches, l'âne et toul ce qui s'ensuit, et se résigne à acheter son lait -et à vivre de ses légumes et de sa basse-cour. Tout préoccupé de l'exploitation de ses vaches, il s'était bien aperçu parci par-là que les poules pondaient fort peu, que les lapins ne prospéraient guère ; mais il va s'en
occuper exclusivement, et dès lors tout cela marchera à merveille. Le voilà donc occupé du soin de ses petits élèves, ils sont un peu souffrants, il faut les nourrir mieux, achetons un peu d'avoine pour les poules, un peu de son pour les lapins qui en seront beaucoup meilleurs ; ceci lui convient assez bien, et en vérité le bon bourgeois commence à recroire qu'il aurait tort de se désespérer. Il écoute la nuit
... l'oiseau dont le chant entendu Annonce au laboureur le fruit qu'il a pondu, .
comme dit M. de Lamartine dans la Chute d'un Ange, et dès le matin il va à la récolte de ses oeufs. Il en trouve beaucoup, beaucoup trop même, car le voilà forcé à vivre d'omelettes ou à vendre sa récolte. Mais vendre et vendre aux paysans lui est devenu un sujet de haine et d'horreur. Si vous saviez comme ils l'ont molesté, de quelle façon on s'est moqué de ses vaches, de son lait, de lui-même, lui qui était venu pour leur apporter la civilisation, le bonheur, l'exemple et la pratique des vertus champêtres.
Cependant, tandis qu'il vivote ainsi assez tranquillement pendant quelques mois d'été, il s'aperçoit que son petit capital de roulement se diminue petit à petit sans que tout ce qu'il récolle lui procure une sensible économie. Alors il essaye de se rendre compte de sa dépense, il établit un tableau par Doit et Avoir : c'est une petite satisfaction, cela lui rappelle le temps où il tenait ses livres ou ceux de l'État. Il fait son petit budget ; nous n'en extrairons que l'article suivant :
Douze lapins mis dans l'établissement. Tous les jours un sou de son; pour six mois, ci 9 francs.
Un sou par jour à la fille de la jardinière pour aller faire de l'herbe dans les champs, ci 9 francs.
Lapins morts de maladie, trois.
D'autre part, lesdits lapins ont dépavé le fond de leur cage et quatre se sont échappés, reste à cinq. Pour réparation du pavé endommagé, payé au maçon 7 francs 50 centimes.
Total pour cinq; lapins, 25 fr. 50 cent. ; soit 5 fr. 10 cent, par lapin.
Quand le bourgeois demeurait à Paris, il les payait vingt-cinq sous. Ceci commence à
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l'éclairer, ceci l'épouvante, et il supprime les lapins. Mais voici l'automne qui vient, et les poules mangent toujours et ne pondent plus : un oeuf lui coûte dix sous; il supprime les poules, les canards, il supprime tout être vivant. Le voilà donc réduit à ses fruits, à ses légumes. Il tourne de ce côté un regard désespéré, il se voit déjà réduit à une vie de trappiste; car c'est à peine si la rente du petit capital qu'il possède encore suffit à payer le jardinier, à payer la viande, le vin, l'habillement. Mais il a beau regarder, il ne peut comprendre comment les plus grosses fraises, les plus belles pèches disparaissent; il les compte, il les marque, rien n'y fait ; il n'a que les rebuts, les fruits pourris, les légumes secs, les salades montées en graines. Il y a donc un voleur, c'est peut-être le jardinier? Il va à lui, fier et menaçant : c'est alors que le propriétaire découvre des faits inouïs, il apprend des choses dont Cuvier, ce grand homme, ne s'est jamais douté. Les loirs adorent les pèches, les poires, les pommes, et, en fins connaisseurs qu'ils sont, ils mangent les plus belles ; les vers de terre se nourrissent de salsifis; les crapauds dévorent de la salade sans huile ni vinaigre ; les araignées sont trèsfriandes de groseilles; les guêpes ne vivent que de raisins; les vers blancs consomment énormément de pommes de terre ; les limaces s'alimentent de carottes, et les moineaux mangent indifféremment de tout.
Cependant le bourgeois ne se laisse pas endormir par ces contes à dormir debout; il chasse son jardinier à l'entrée de l'hiver, car encore une fois, il a fait son budget, et il découvre que cet homme lui coûte trois francs par jour pour lui donner un plat de légumes et un plat de dessert; un franc cinquante centimes par plat, à lui qui jadis achetait des haricots à douze sous le litre et qui ne mangeait pas de dessert.
Le voilà donc seul dans sa maison, prenant de temps à autre un ouvrier à la journée pour faire faire ses travaux agricoles ; mais l'ouvrier ne vien„ jamais le jour où il faudrait tailler, fumer, biner, selon le Dictionnaire d'agriculture. Le froid arrive, rien n'est fait : on s'enferme dans la maison; mais cette maison est humide, glaciale, il faut y faire un feu d'enfer
pour n'y pas mourir de froid. C'est le double de la dépense de Paris. Les pluies viennent, la cave s'emplit d'eau, le vin de Bourgogne tourne dans ces caves humides. Autant de perdu. On s'ennuie, on se couche à sept heures pour passer le temps, on se lève à dix pour ne pas trop brûler de bois. On espère en l'année prochaine, car on ne veut pas encore avouer ses sottises. Que diraient les amis de Paris, et surtout ces infâmes paysans qui vous raillent sous leur roulière épaisse et qui pataugent intrépidement dans la boue, grâce à leurs énormes sabots ! Le bourgeois a bien des sabots aussi ; mais quand il les met, il tombe presque toujours sur son nez ou sur son derrière. Que voulez-vous que je vous dise? tous les malheurs accablent ce pauvre homme. Mais il y résiste courageusement, il se bat avec sa mauvaise fortune : il passe la journée enveloppé dans la couverture de son lit, il se livre à des petits travaux d'intérieur, met à ses portes des bourrelets, que sa femme fabrique avec de vieilles ouates de robe et des lambeaux de toile peinte ; il colle des morceaux de papier aux joints de ses fenêtres, il regarde son jardin au travers des vitres. Mais il espère encore ; il espère'le printemps, ce printemps qui répare tout, rajeunit tout, ranime tout, le printemps qui fera reverdir ses semences et son espérance : il vient enfin, ce printemps. Mais cette seconde année a bien d'autres désillusions que lapremière, car si c'estd'abord la partie spéculative de ses rêves qui a échoué, c'est maintenant l'espoir qu'il avait basé sur ses propres efforts qui lui échappe; c'est ce qu'il croyait invariable comme la nature. La terre lui manque : elle n'a été ni labourée à temps, ni fumée justement; rien ne vient, rien ne pousse qu'étiolé, maladif, indigeste. On ne peut se faire une idée de cet affreux désenchantement, de cette vie qui commence à toucher à la misère. A ce moment, il y a deux partis à prendre pour le bourgeois, c'est de se déterminer à vendr e sa maison avec dix mille francs de perte, de placer son argent en viager, et d'aller s'ensevelir rue Copeau, dans une pension à six cents francs par an, soit : douze cents francs pour lui et sa femme; ou bien encore, il lutte une dernière année, il emprunte sur sa prop riété et l'hypothèque. Dès
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LE BOURGEOIS CAMPAGNARD
lors c'est un homme perdu : en moins de dixhuit mois, il est ruiné, exproprié, chassé,
insulté, et il s'estime trop heureux si, par la protection d'un de ses anciens chefs, il obtient
A la Campagne. Dessin de Daumier.
d'entrer gratuitement à l'hospice de la Rochefoucauld ou à l'hôpital des Petits-Ménages.
Oh! ne riez pas, ne prenez pas ceci pour un conte fantastique et rêvé. J'en connais un, j'en
Retour à Paris. Dessin de Daumier.
connais dix dont ce conte est l'histoire, dont ce \ malheur a été le malheur. Ceux qui en doute- |
raient, pourraient en aller demander des nouvelles à MM l.
FRÉDÉRIC SOULIÉ.
' . M. Soulié avait joint à cet article une suite de plus de deux cents noms avec les adresses ; mais, comme ce recueil repousse tout ce qui ressemble à une personnalité, nous avons cru de notre devoir de supprimer cette liste. (Note de l'Éditeur.)
PAR E. BRIFFAULT
ILLUSTRATIONS DE GAVARNI, GAGNIET, BERTALL, ETC
Électeurs de ma province, Il faut que vous sachiez tous Ce que j'ai fait pour le prince, Pour la patrie ut pour vous. BÉHAXGEIÎ.
EUREUSEMENT il ne s'agit pas d'un portrait politique !
J'ai été élevé avec Auguste de***; mais pour tous les deux les phases de la vie ont été bien différentes. Pendant que je
me trouvais jeté presque violemment dans une lutte quotidienne, soldat de la presse, sans autre arme, sans autre appui et sans autre fortune que ma plume, sa vie s'écoulait exempte de vicissitudes au fond de sa province natale et dans la demeure de ses pères. Après les années consacrées à ses études, il eut tout le loisir et tout le calme nécessaires pour examiner par quelle porte il lui convenait le mieux d'entrer dans le monde; il prit son temps, il ne mit aucune hâte, et ce fut avec une tranquillité parfaite qu'un beau matin il se dit à lui-même : « Je voudrais bien être député. » Il avait trente-six ans lorsque cela lui arriva.
Averti de cette résolution, j'en fus surpris d'abord, inquiet ensuite ; mais lorsqu'Auguste m'eut appris qu'au moyen de ses grands biens il avait acquis dans la contrée une influence toujours disponible qui le plaçait en quelque
sorte, sinon au-dessus, du moins en dehors des rivalités électorales, je fus rassuré, et j'attendis le résultat du scrutin.
Auguste fut proclamé député de l'arrondissement de.... Il y a de cela deux ans.
Lorsqu'il vint à Paris, sa première visite fut pour moi. Il était presque effrayé de ce qu'il avait osé faire; le redoutable honneur qu'il avait brigué et obtenu l'épouvantait. Il me demandait des conseils; il était éperdu et troublé ; la tête lui tournait, et il avait des vertiges, comme s'il se fût trouvé transporté tout à coup au sommet d'un édifice élevé. Je le rassurai de mon mieux, n'osant pas trop rire de ses frayeurs; car, dans ses craintes, on voyait percer de singuliers mouvements de vanité secrète et même d'orgueil pour le titre dont il était revêtu.
Dans les premiers moments, il rechercha mes avis ; plus tard, peu de temps après, il m'offrit sa protection.
Il s'opéra dans la personne d'Auguste une métamorphose, sinon subite, prompte du moins et presque totale. La première chose dont il se débarrassa fut sa timidité naturelle, j'allais dire sa modestie. Et j'avoue qu'il ne tint qu'à moi de prendre une bien haute idée du mandat électif, en voyant avec quelle rapidité il avait développé en lui les facultés intellectuelles, le don devoir, celui de prévoir, et, pardessus toute chose, l'aptitude à diriger. A la
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LE DEPUTE
fin du premier mois, je cherchais sans le retrouver l'homme que j'avais vu si tremblant devant les obligations qui lui étaient imposées, et si justement jaloux d'être à même de les remplir. Auguste ne doutait plus de rien. Je l'avais entendu parler avec un humble dévouement de ce qu'il désirait obtenir pour noire arrondissement; bientôt il avait annoncé des projets d'amélioration départementale ; maintenant il ne songeait plus qu'au bonheur, au salut même de la France, quelquefois même, il arrangeait les affaires des deux mondes. Il est vrai que ces importantes pensées ne lui permettaient plus de se rappeler ce qu'il avait promis à ses commettants ; c'est le nom qu'il donnait aux électeurs.
Le voyant avancer ainsi à pas de géant dans la carrière, je crus qu'un travail opiniâtre et l'examen assidu des plus importantes questions remplissaient tout le temps qu'il passait hors de l'assemblée, et qu'il se préparait ainsi à d'éclatantes destinées, l'objet de ses rêves parlementaires. Et de fait, son petit logis, l'appartement garni qu'il occupait dans un des plus paisibles hôtels de la rue de Beaune, était studieusement encombré de papiers, d'imprimés, de volumes et de brochures, de tous les formats et de toutes les couleurs, à ne les juger que sur la couverture. Je m'extasiais et j'admirais; j'osais à peine porter une main profane sur cet amas de science et de lumières qui devait tant faire pour la prospérité nationale. Je me hasardai cependant à prendre une brochure : les feuillets n'en étaient pas coupés ; je pris un volume : il était intact ; je saisis une liasse d'imprimés : ils étaient vierges de toute leclure. J'interrogeai Auguste sur ce qu'il comptait faire de ces trésors d'érudition politique ; il me répondit, en mettant sa cravate, que c'étaient les imprimés qu'on lui distribuait à la séance et qu'on envoyait à son adresse ; qu'il avait voulu les examiner, qu'il s'y croyait consciencieusement engagé ; mais que, dans l'impossibilité de les lire tous, il avait pris le parti de n'en lire aucun. « Au • reste, ajouta-t-il, nous causons beaucoup, et c'est en causant qu'on s'instruit. La conversation vaut mieux que les livres ; l'entretien d'un homme instruit et d'un homme supérieur est un livre vivant. C'est ainsi que Casimir
Périer s'est formé. » Je restai stupéfait. Les gentilshommes de l'ancien régime, ces fils de bonne mère, qui savaient tout, sans avoir rien appris, ne se piquaient point de leclure ; mais pour s'excuser ils n'avaient assurément rien trouvé d'aussi ingénieux que ce que je venais d'entendre.
Il me prit fantaisie de savoir quels pouvaient être les doctes entretiens qui avaient si bien formé mon ancien camarade. Je le suivis au Palais-Bourbon, et, pendant qu'il se rendait à la salle des conférences, je montai dans une tribune publique. La séance devait être intéressante, il y avait foule partout.
Ce qui surprend le plus à la vue de l'assemblée législative, c'est la confusion et le pêlemêle ; on ne peut distinguer aucun des traits de cette plrysionomie mouvante et sans cesse agitée. Avant 1830, il était possible de désigner quelques-uns des caractères particuliers au député. L'âge de quarante ans formait celui de son extrême jeunesse ; le payement de 1,000 fr. de contributions indiquait une certaine position sociale ; et à l'aide de cette double indication on retrouvait sur la figure dû député une partie du signalement qui désigne à tous les regards un riche propriétaire, d'âge mûr, poussé par un grain d'ambition hors de son fief départemental et transplanté sur. le sol parisien. A ces notions il était facile d'ajouter celles qui découlaient naturellement d'habitudes, de moeurs, d'un langage, d'idées et même d'une attitude, qui appartenaient à une autre époque. On devinait l'empire chez les uns, on retrouvait l'émigration chez les autres; là on reconnaissait les traces d'une longue retraite, ici on voyait les regrets, ailleurs on aperce.* '':■ les désirs. Ceux qu'un aspect nouveau séparait de ces indices étaient les représentants du temps présent : chacun avait des signes distinctifs ; le costume ajoutait encore à la certitude de l'observation, et on pouvait alors dessiner le portrait d'un député. Il n'en est plus de même : aujourd'hui, pour la députation, l'échelle des années est celle^de la vie commune, elle s'étend depuis trente ans jusqu'à l'âge le plus avancé ; l'échelle de la fortune n'embrasse peut-être pas la plus grande généralité de la vie sociale, mais elle est assez considérable pour que toute la classe qui forme
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l'ordre intermédiaire y soit comprise ; toutes les intelligences toutes les professions et toutes les positions s'empressent de se présenter à l'élection. Enfin trop d'années nous séparent des temps qui ont laissé sur les choses et sur les hommes d'impérissables souvenirs, pour que ceux qu'ils ont marqués par des signes particuliers soient autre chose que des exceptions. Il n'y a plus de costume, rien ne révèle le député, rien ne le manifeste au regard, rien ne le signale à la curiosité. Et cependant, à de certains indices-cachés, l'observation doit le découvrir. Les personnages graves étaient en petit nombre dans la foule que les deux portes latérales vomissaient dans l'enceinte des séances. On ne peut assurément pas se fâcher de voir un député ressembler à tout le monde, et ne pas trop se séparer de ceux qu'il doit représenter ; et pourtant je ne sais comment il se fait qu'on éprouve presque du dépit à le voir trop rentrer dans une catégorie vulgaire : il y a en nous bien plus d'instinct aristocratique et d'esprit de caste que nous ne le pensons nous-mêmes.
Le député de l'opposition ne diffère point du député qui s'est fait le défenseur des opinions contraires. Voyez cet homme jeune encore et dont la mise est d'une élégance recherchée : son visage est froid et sérieux, sa démarche a quelque chose de superbe, son air est dédaigneux, son geste est sec, et tout témoigne en lui d'une disposition qu'on pourrait aisément prendre pour de l'orgueil : c'est un des plus vigoureux athlètes du dogme d'égalité. Regardez ce personnage dont la mise est si simple, la figure franche et ouverte, les manières affables et empressées, le geste prévenant et la parole bienveiUante : c'est le grand orateur des distinctions sociales. Vous plaît-il de contempler le plus influent de nos hommes d'État? C'est cet homme petit et vif dont les saillies mettent en gaieté ce groupe du couloir de droite, au pied de la tribune ; il a toute la majesté d'un écolier en vacances. Jetez les yeux sur cet homme dont le costume est si solennel, le pas mesuré, le visage méditatif, et sur lequel DU dirait que repose le destin des empires : c'est l'homme le plus heureusement désoeuvré de l'assemblée ; il est sans exemple qu'il ait pris part à une délibération quelconque.
quelconque. de sa nomination est à elle seule une des plus amusantes anecdotes de la vie parlementaire. Ce flegme dont il est couvert de pied en cap faisait le désespoir de son intérieur ; il se posait chez lui en censeur incommode et inamovible, contrôlant tout avec une insupportable pesanteur et avec une imperturbable sévérité. Sa femme imagina qu'elle pouvait le recommander aux électeurs de l'arrondissement dans lequel étaient situés les biens considérables qu'elle lui avait apportés en dot ; elle a réussi dans cette candidature, et la chambre est actuellement dotée de cette figure glaciale qui désolait le ménage. Il n'est qu'une seule espèce de personnes qui, par leur nombre, se fassent remarquer dans l'assemblée : ce sont les avocats ; et veuillez être persuadés que ce n'est pas parce que d'avocats ils sont devenus députés, mais parce qu'étant députés ils sont restés avocats.
J'aperçus Auguste, il était effectivement engagé dans une conversation des plus animées ; mais on riait si haut et si fort, on paraissait si follement enjoué, que les matières politiques n'étaient sans doute pas le sujet principal de cet entretien. D'ailleurs, les interlocuteurs, armés de lorgnons, promenaient leurs regards sur les dames des tribunes ; leurs observations étaient évidemment la matière de la conversation ; il y avait même de leur part quelque jactance à bien faire voir qu'il en était ainsi et à se donner des airs étourdis. En vérité, ces messieurs n'avaient pas besoin de prendre tant de peine pour qu'on ne les confondit pas avec des hommes politiques. A la sortie de la séance, j'allai chercher Auguste, auquel j'avais quelques éclaircissements à demander. Dans les couloirs de la chambre, on arrangeait les parties de dîner ; dans la salle des conférences, on parlait de quelques tableaux du Musée ; à la bibliothèque, on lisait des journaux ; on riait aux éclats dans la buvette ; dans la salle des Pas-Perdus, il y avait une discussion fort animée sur une jeune cantatrice. Comme il advint que je m'obstinais à croire qu'Auguste était étranger à ces brillantes futilités, je ne le rencontrai nulle part. Le soir j'allai à l'Opéra : la première personne que je vis au foyer, c'était Auguste. Le matin, à la chambre, il était en costume Jo jeune dandy ; à l'Opéra, il
Le Député, 1" type. Dessin de Berlall.
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était vêtu comme un magistrat. Il y avait là un petit rassemblement ; Auguste me fit signe d'approcher sans bruit, sans troubler ni déranger personne : on discutait un des points les plus intéressants de la politique actuelle.
Un moment terrible menaçait Auguste : je le voyais sombre et soucieux, et tout trahissait en lui de secrètes et rudes angoisses. On lui avait écrit du chef-lieu de son arrondissement, on s'étonnait de son silence, on en était mécontent : les uns s'en servaient pour mettre en doute sa capacité personnelle, les autres le faisaient tourner contre la sincérité de ses opinions politiques. Il fallait parler. Malgré tout son étalage d'économie politique, de dévouement aux intérêts généraux, à la cause du progrès et à mille utopies généreuses et resplendissantes
resplendissantes lumière, Auguste n'avait vu dans la dépulalion qu'un moyen de bien se présenter à Paris. Au moyen de ce tilre de député, il était tout de suite en bonne posture dans les salons, il était admis de plein pied et naturalisé sans enquête préalable ; il avait une valeur, une signification personnelle, une position même, car un suffrage et une voix sont des choses toujours recherchées et dont il disposait. Il se souvenait que le comte de , jeune
diplomate, qui s'était mis sur les rangs dans l'arrondissement voisin de celui qu'il représentait, lui répétait souvent : « A Paris, on ne fait plus attention qu'aux députés. » Cette considération, et en second lieu l'amour du bien public, l'avaient déterminé à se présenter aux électeurs. Il était donc un peu désappointé
Salle des Séances. Dessin de Gagniet.
en se trouvant aux prises avec une obligation qui dérangeait la charmante existence qu'il s'était si doucement créée. La chambre allait discuter une loi qui intéressait au plus haut point la localité qui l'avait élu : rien ne pouvait justifier son silence. Il se prépara à prendre la parole.
Je ne comprenais rien à la peur qui l'agitait. Ce retour de modestie poussée jusqu'à la frayeur, au delà même de sa timidité d'autrefois, me surprenait. Qu'étaient donc devenues cette assurance en lui-même, cette confiance dans ses propres forces, et cette satisfaction du fruit qu'il avait retiré de tant d'illustres entretiens? Comment s'étaient évanouis tout à coup les motifs de sécurité qui lui donnaient presque de l'arrogance il y a quelques jours encore ? C'est qu'au milieu de ses plus vives préoccupations Auguste avait un sens droit
;■: que la vanité avait égaré un instant sans le
II fausser. En ce moment il se rappela les jeunes
i; orateurs qui, dès leur entrée dans la chambre,
M s'étaient élancés à la tribune, et s'y étaient
! I brûlés comme d'imprudents papillons qui vien!
vien! nent se griller à la flamme d'une bougie. Ii
11 récapitula les noms de toutes les célébrités de
M province, de toutes les gloires départementales,
Il de toutes les sommités de clocher et de tous
11 les phénix d'arrondissement qui étaient venus
M tomber sous les huées de l'amphithéâtre et de
11 la presse ; il se souvint de toutes les ardeurs
I de réforme, de tous les zèles de perfectionneII
perfectionneII de toutes les ferveurs patriotiques et de
Il tous les rêves merveilleux qu'il avait vus
Il échouer et réduits à se cacher dans l'ombre,
il Voilà pourquoi il tremblait à la veille d'une
11 épreuve qui aUait lui assigner un rang parmi
Il ses collègues et aux yeux de ses concitoyens.
134
LE DEPUTE
Dans cette grande perturbation, que de vanité ! il y avait encore !
Trois jours entiers furent consacrés à impro- i
viser le discours d'Auguste ; pour être bien ;
sûr de son éloquence, il le répéta plusieurs fois, i
avec et sans le manuscrit. J'avais pour moi :
une iongue expérience des débals parlemen- I
taires, je savais comment les orateurs les plus \
renommés se disposaient à la parole. J'avais ;
vu un d'entre eux corriger sur pièces écrites la ;
harangue qu'il avait improvisée; j'avais suivi j
sur le manuscrit le discours d'un orateur qui ;
l'avait appris comme un prédicateur apprend i
un sermon ; j'avais dit, dans une session pré- ;
cédenle : « *♦■* parlera prochainement, car, de- i
puis deux mois, il enregistre tous les bons \
mots qu'il entend ; » j'avais pris plaisir à épier :
dans les longues promenades d'un homme, i
dont la parole avait un poids considérable, le i
pénible enfantement d'un discours. Tous les I
secrets de la parturilion oratoire m'étaient ;
connus : il en est de l'improvisation à la cham- i
bre des députés et dans toutes les assemblées ;
délibérantes, comme de l'amitié dans le monde, ;
rien n'est plus commun que le nom, rien n'est i
plus rare que la chose. Quelques organisations i
puissantes, les unes vivifiées par la force in- ;
spiratrice, les autres par un esprit toujours j
prompt et toujours présent, plusieurs par des ;
convictions profondes et aussi par l'érudition i
la plus variée, échappent .seules à cette loi I
commune qui rend si difficile à l'homme i
l'usage de la parole qui lui a été donné, ou \
pour exprimer, ou pour déguiser sa pensée. ;
Une dernière répétition générale eut lieu dans ■
la chambre d'Auguste. Je représentais l'assem- I
blée, je fis de mon mieux pour imiter le tu- ;
multe dans toutes ses périodes de naissance et ;
de développement, depuis le murmure des con- j
versations particulières, jusqu'aux vagues des i
interruptions et jusqu'à la tempête et au sou- ;
lèventent général. Je le dressai à tenir son ma- i
nuscrit toujours à sa portée, de manière à ne \
pas s'exposer à être averti par le président, \
comme cet orateur novice qui cherchait ses ;
idées et ses mots, et auquel M. Dupin cria si j
impitoyablement : « Regardez vos feuillets. » ;
Le triste hère, honteux et confus, descendit ;
de la tribune. I
Le lendemain, Auguste, aguerri contre tous ;
les accidents, même contre la chute du Verre d'eau sucrée, moula à la tribune et prononça son discours, sans faute, sans encombre et le plus correctement du monde. Personne n'y fit attention : les députés étaient peu nombreux, la séance était à peine commencée, et il ne fut écouté que par quelques dames qu'il avait galamment placées dans une tribune, au moyen de biUets obtenus la veille de MM. les questeurs pour celte grande et redoutable solennité, dont nous étions les seuls confidents. Présentement uii député fait hommage de son premier discours, comme Thomas Diafoirus offrait la thèse qu'il devait soutenir sur une femme morte avec son embryon.
J'élais avide de connaître les sensations de l'orateur ; je m'attendais à quelque fanfaronnade et à quelque acte de forfanterie : contre toute allenle, il fui modeste. Il confessa que la tribune lui avait paru être à une hauteur extraordinaire ; il avait ressenti des élourdissemenls ; sa langue s'était collée à son palais ; sa bouche était devenue sèche, et sans le secours du verre d'eau sucrée, il n'eût pu prononcer une seule parole ; ses jambes avaient ûéchi, et il avait éprouvé une émotion semblable à celle que Charlet prête à Jean-Jean, lors du premier coup de feu. Je le consolai de mon mieux. « M. de Pradt, lui disais-je, n'a jamais pu aborder la tribune ; il n'yr retrouvait pas un seul des arguments qu'il avait préparés et savamment élaborés, pour terrasser ses adversaires. Un jour il s'écriait douloureusement : « Je donnerais dix ans d'expérience pour six mois de tribune. » Plusieurs orateurs, vieillis dans nos assemblées politiques, m'ont déclaré que jamais ils n'étaient montés à la tribune sans un sentiment de souffrance ; pour prendre la parole, un violent effort sur eux-mêmes leur était toujours nécessaire.
Je présumais bien que le discours d'Auguste, prononcé dans des circonstances aussi peu favorables que celles qui l'entouraient, était de ceux pour lesquels les journaux ont fait stéréotyper cette phrase : « La voia> de l'orateur ne parvient pas jusqu'à nous. » J'avais tout prévu : nous avions quatre copies du discours improvisé ; je les portai à différentes feuilles, et le soir, Auguste et moi nous allâmes corriger nous-mêmes les épreuves, jeter
LE DÉPUTÉ
135
ail bas des paragraphes quelques parenthèses : (Très-bien.) (Vive sensation.) (Assentiment général.) Nous changeâmes quelques mots
échappés à la clmleur de l'improvisation ; quelques passages ajoutés après la discussion achevèrent de rehausser la harangue, et moyennant ces petites précautions qu'un député intelligent et soigneux de sa réputation ne néglige jamais, Auguste put s'attendre à recevoir de ses commettants de légitimes félicitations.
Elles arrivèrent nombreuses et empressées : il était le protecteur de son arrondissement, le sauveur de son pays, la gloire de sa patrie. Chaque lettre de congratulation contenait en même temps une demande, une prière, une pétition, un placet, une sollicitation ou une commission. Chaque commettant émettait un désh, un voeu, un souhait, une envie : le député était proclamé par tous la providence de son arrondissement ; mais on ne voulait pas que ce fût là une sinécure. On le chargeait des emplettes pour toutes les dames : livres, modes, fantaisies, ustensiles, porcelaines et mobilier ; il devait être l'avocat de toutes les prétentions, faire valoir tous les droits anciens, nouveaux, passés, présents et futurs, être l'écho de tous les mécontents, le patron de toutes les ambitions et de toutes les exigences, on lui confiait le sort de deux ou trois écoliers, qu'il devait aller visiter souvent, faire sortir, et amuser et régaler les jours de congé ; on le rendait responsable des fautes de quatre ou cinq étudiants en droit ou médecine, dont il devait surveiller la conduite. L'arrondissement avait aussi ses vues sur la fortune de l'État ; il fallait s'y consacrer sans réserve, obtenir des secours et des faveurs en argent, en volumes, en tableaux ou en statues ; faire construire des ponts, tracer des chemins, exhausser des vallées, aplanir des montagnes, disposer des régiments de l'armée et détourner des fleuves. Auguste succombait ; il pliait sous le fardeau des ports de lettre ; des avances continuelles dévoraient sa fortune.
Il n'était pas au bout de son rôle de providence. Les solliciteurs assiégeaient sa porte dès le matin : il s'épuisait en apostilles ; les petites audiences absorbaient tout son temps. Toutes les infortunes départementales accouraient à lui ; sa bourse se tarissait en prêts et en
aumônes, deux mots plus synonymes qu'on ne paraît le croire. A son arrivée à la chambre, il était assailli par de nouvelles impoitunités; on venait exprès de province pour le voir et pour l'entendre : il ne pouvait refuser des billets de séance, une lettre de recommandation pour voir les monuments publics, quelques heures de son temps pour faire les honneurs de Paris et une présentation au ministre.
Les honneurs vinrent le consoler de ces tribulations : il fut invité à la cour. Pour le coup, il se regarda comme un personnage : il songea aux emplois, et après avoir tant demandé pour les autres, il crut pouvoir penser à ses propres désirs. Sans être exalté dans ses opinions politiques, sans avoir d'injustes préventions, sans prétendre jouer le personnage du pa3_san du Danube, Auguste avait pris la sage résolution de s'éloigner de tout ce qui risquait de porter quelque atteinte à son indépendance. Je ne sais s'il a changé d'idée à ce sujet, mais dernièrement il m'a dit que si tous ceux qui blâment le pouvoir s'en approchaient uu peu plus près, ils seraient peut-être moins sévères pour lui. Il est vrai qu'Auguste est décoré ; il m'a affirmé aussi que la décoration était un objet indispensable à un député. Selon moi, ce signe, bien loin de le distinguer, le rejette dans le domaine commun.
Le député suit la loi des âges divers, celle que les poètes ont tracée.
Jeune, il est ardent aux innovations, prompt à recevoir les impressions du dehors.
Dans l'âge mûr, il est ambitieux, et, quelle que soit la route qu'il suive, il ne l'a prise que pqur arriver au pouvoir et à la renommée, les deux objets constants de toutes ses prédilections.
Vieux, il y a un passé qu'il loue, qu'il vante et qu'il aime ; il feint de croire lui-même, et il voudrait persuader aux autres qu'il pleure le temps de ses convictions, tandis qu'il ne regrette que le temps de sa vigueur physique et de sa supériorité intellectuelle.
Le député se reconnaît généralement à une certaine gourme de principes qu'il expose avec une emphatique complaisance, quel que soit le camp dans lequel il combat. Son allure provinciale contracte de sa position nouvelle une assurance souvent comique : à force de traiter
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LE DEPUTE
les grands sur le pied de l'égalité, il croit avoir le droit d'agir très-cavalièrement avec les autres. Il aime à parler souvent de ce qu'il fera, de ce qu'il empêchera, de ce qu'il défendra, et
de ce qu'il permettra ; il y a du grotesque dans l'idée qu'il a de sa force politique : la gravité de nos institutions n'est pas suffisante pour retenir le rire que menace d'exciter cette prodigieuse outrecuidance.
Il y a une chose que la raideur de quelques députés nous a apprise et - qui n'existait pas dans nos moeurs : c'est le pédantisme en matière politique.
Je finirai par un dernier trait, et qui résume toute ma pensée à ce sujet.
Après une joyeuse nuit, quelques jeunes gens montés sur des ânes parcouraient le bois de Boulogne; les grilles étaient fermées, et les gardiens refusaient de les ouvrir avant la
pointe du jour. Dans la troupe libertine se trouvait un député : à toutes les objections du con-, cierge, il répondait sérieusement et du haut de son âne : « Ouvrez, je suis membre de la: chambre des députés. » Les hommes simples et dévoués à leur
Le Député, 2° type. Dessin de Gavarni.
mandat, étrangers aux séductions de la cour et de la ville ; les hommes laborieux et qui se consacrent à d'utiles et obscures éludes avec patience et avec désintéressement, les nobles
organisations, les hommes à vues élevées, les talents éclatants et supérieurs quoi qu'ils fassent, les hommes droits et intègres, ceux qui apportent humble - ment l'amour du pays et la science de ses besoins, et enfin les hommes de courage et de conviction nemanquent pas à nos assemblées. On les trouve assis à côté des dandys , des nuls, des serviles cl des mouches qui bourdonnent sans relâche autour du coche de l'ÉLat. Il y a vingt types dans la chambre des députés, il n'y a pas un caractère que l'observation ) puisse saisir et présenter comme forme générique.
C'est peut-être parce qu'il n'y a de sérieux que la réalité.
réalité. nos moeurs sociales, en poli - tique , nous n'avons plus d'aristocratie, nous n'avons pas encore de démocratie ; entré ces deux extrêmes, tout se meut et s'agite ; le daguerréotype lui-même ne saurait fixer sur le papier ces images mobiles et incertaines.
EUGÈNE BRIFFAULT.
LE CHASSEUR
PAR ELZÉAR BLAZB
ILLUSTRATIONS DE GAVARNI, GAGNIET ET H. CATENACCI
A révolution de 1789 a totalement changé le chasseur en France ; il ne ressemble pas plus à celui d'autrefois ; qu'un épicier millionnaire ne ressemble au duc de
Buckingham ou au maréchal de Richelieu. Cela se comprend fort bien : avant cette époque, la chasse était le plaisir d'un petit nombre de privilégiés : la même terre appartenant toujours à la même famille, les fils chassaient dans les bois témoins des exploits de leur père, les bonnes traditions se perpétuaient, la chasse avait sa langue, ses doctrines, ses usages ; tout le monde s'y conformait sous peine de s'entendre siffler par les professeurs. L'arme du ridicule, toujours suspendue sur la tête des novices, les faisait trembler, car dans notre bon pays de France ses coups donnent la mort. La chasse alors se présentait aux yeux des profanes comme une science hérissée de secrets : c'était une espèc- de franc-maçonnerie où l'on ne passait maître qu'après un long noviciat.
De même qu'aujourd'hui tous nos régiments manoeuvrent de la même manière, les chasseurs d'autrefois avaient une méthode uniforme de s'habiller, de courir la bête et de
parler métier. Aussi rien ne serait plus facile que de faire le portrait d'un chasseur de ce temps-là. C'était un gentilhomme campagnard en habit galonné, comme on en voit encore dans les' bosquets de l'Opéra-Comique, la tête couverte d'une barrette unicorne ; il parlait en termes choisis de Malplaquet ou de Fontenoi, de cerfs dix-cors et de sangliers tiers-an, de perdreaux, de lapins et d'aventures galantes. D'un bout de la France à l'autre, dans les rendez-vous de chasse, dans les assemblées au bois on respirait un parfum de vénerie orthodoxe, tout se faisait suivant les règles de l'art, et jamais un mot sentant quelque peu l'hérésie ne venait effaroucher les idées reçues en se glissant dans la conversation. Ces habitudes contractées aux champs ou dans les forêts se conservaient au salon, à la cour, aux ruelles. Sedaine a fort bien caractérisé cette époque en faisant parler ainsi le marquis de Clainville : << Ah ! madame, des tours perfides ! Nous dé« busquions les bois de Salveux : voilà nos « chiens en défaut. Je soupçonne une traver« sée ; enfin nous ramenons. Je crie à Brevaut « que nous en revoyons, il me soutient le con« traire ; mais je lui dis : Vois donc, la sole « pleine, les côtés gros, les pinces rondes et « le talon large, il me soutient que c'est une « biche bréhaigne, cerf dix-cors s'il en fut. » Voilà le chasseur d'autrefois, le tête pleine de
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138
LE CHASSEUR
son dictionnaire de vénerie et parlant toujours en termes techniques, même alors qu'il s'adresse aux dames.
Mais comment peindre le chasseur d'aujourd'hui ? Il se présente à nous sous tant dé formes diverses, suivant le pays qu'il habite, la fortune qu'il possède, le rang qu'il occupe, que, nouveau Protée, il échappe au dessinateur. C'est un kaléidoscope vivant : il nous offre des figures rustiques, élégantes, bizarres, sévères, grotesques, fantastiques ; une fois brouillées, vous ne les revoyez plus sans qu'elles aient subi des modifications. Autrefois pour chasser il fallait être grand seigneur ; aujourd'hui, qu'il n'existe plus de grands seigneurs, tout le monde chasse. Pour cela il s'agit de pouvoir jeter chaque année la modique somme de 15 francs dans l'océan du budget. Que dis-je? parmi ceux qui courent les plaines un fusil sur l'épaule, on compterait peut-être autant de chasseurs rebelles à la loi du port d'armes que de ceux qui s'y sont soumis.
Vous concevez que ce privilège, réservé jadis à une seule classe, étant envahi aujourd'hui par tous les étages de notre ordre social, a dû changer la physionomie du chasseur. Cet homme n'a plus de caractère qui lui soit propre, il a perdu son unité. Pour le peindre, il faut d'abord le diviser en trois grandes catégories : celle des vrais chasseurs ; viennent ensuite les chasseurs épiciers qui tuent tout, et puis les chasseurs fashionables qui ne tuent rien. Chacune de ces divisions se subdivisé en plusieurs fractions qui souvent tiennent de l'une et de l'autre, et quelquefois de toutes ensemble.
Dans notre siècle d'argent, l'aristocratie des écus remplace l'aristocratie à créneaux. Les fortunes s'élèvent d'un côté, elles s'abaissent de l'autre, car rien dans ce monde ne restant stationnaire, celles qui n'augmentent pas diminuent. Les uns travaillent et acquièrent, ils achètent des chiens et chassent ; les autres restent les bras croisés et ils perdent ; voulant se maintenir en équilibre, ils suppriment leurs équipages, et, tirant d'un sac deux moutures, ils louent aux épiciers de la ville le droit de chasser. Combien de nobles hommes ne pourrais-je pas citer qui, vivant dans des châteaux
à tourelles, ont vendu à leur maçon, à leur couvreur, la permission de tuer des lièvres et des perdreaux ! Ceux-ci, ne voulant pas supporter seuls une grande dépense, ont mis la chasse en actions comme une entreprise industrielle ; ils se sont adjoint le boulanger, le tailleur, le rentier, le marchand du coin ; et une population nouvelle vient, à jour fixe, se ruer sur les terres seigneuriales, étonnées de se voir envahies par des chasseurs roturiers. Ces associations se forment aujourd'hui dans toutes les classes : les hauts financiers louent des parcs royaux, et se persuadent que leurs chasses ressemblent à celles de Louis XIV ; elles n'en sont que l'ignoble caricature: Mais qu'importe ? cela donne l'occasion de parler de sa meute en faisant des reports, de mêler ses piqueurs dans les ventes à prime, ses limiers dans celles au comptant, d'avoir toujours en bouche les cerfs, les loups et les sangliers, langage éminemment aristocratique admiré de tous ceux qui 1 écoutent. Les boutiquiers louent une ferme, et, tranchant du gentilhomme campagnard, ils acquièrent ainsi le droit de dire : « Ma chasse, mon garde, mes perdreaux. » Voj?ez le progrès des lumières : autrefois on réunissait des capitaux pour faire une opération commerciale, aujourd'hui on s'associe pour dépenser l'argent qu'on a gagné. La permission de courir la plaine et les bois est mise en actions comme une houillère, comme une exploitation de bitume. Ces actions se divisent quelquefois en coupons pour un jour, et peut-être plus lard serontelles subdivisées en un certain nombre de coups de fusil. Un grand propriétaire, voyant la manie cynégétique de ses contemporains, a eu l'heureuse idée de permettre la chasse, chez lui, moyennant une contribution graduée qui se combine fort bien avec ses intérêts. On paye S francs pour courir dans sa plaine, et 10 francs pour entrer dans son parc, ensuite la bagatelle de 20 sous pour chaque coup de fusil que l'on tire. Si la pièce est tuée, on demande au chasseur 50 centimes de plus, que dans l'ivresse du succès il ne peut pas décemment refuser ; et puis, s'il veut emporter son gibier, le garde exhibe un nouveau tarif : 10 francs pour un faisan, S francs pour un fièvre, 40 sous pour un perdreau, etc. Ce
LE CHASSEUR
?39
digne homme entend fort bien la spéculation. Cela me rappelle l'histoire d'un usurier qui dit à sa femme : « Un tel va venir, je lui prête 1000 francs ; mais, comme je prélève les intérêts, voilà 500 francs que tu lui remettras en échange de son billet payable dans deux ans. — Imbécile, répondit-elle, et pourquoi, ne les lui prêtes-tu pas pour quatre ans, tu n'aurais rien à débourser ? »
Ces actions de chasse changent souvent de maître. Aujourd'hui on est chasseur, demain on ne l'est plus. Pourquoi? direz-vous. Parce que les combinaisons de la banque, le jeu de la bourse ou le commerce des pruneaux ont amené certaines phases imprévues ; il faut diminuer les dépenses pour établir une juste compensation : les actions à vendre sont annoncées dans les journaux, cotées comme celles des chemins de fer, on les colporte, elles subissent la hausse et la baisse ; à la fin du mois, quand vient le jour fatal de la liquidation, ceux qui perdent les cèdent aux heureux vainqueurs, cela sert à faire l'appoint d'un payement. L'incertitude où l'on est de conserver longtemps cette chasse louée cause la mort de bien des lièvres. Chacun tue toujours tout ce qu'il peut tuer. « Pourquoi laisserais-je quelque chose à mon successeur? » Voilà ce qu'on se dit, et on imite les commis voyageurs mangeant à table d'hôte : ils se donnent des indigestions pour que le dîner leur coûte moins cher.
Outre les chasseurs propriétaires et les chasseurs locataires, il existe la classe des chasseurs permissionnaires. Ceux-là connaissent beaucoup de monde, ils ont des amis partout, ils se font inviter, et, sans bourse délier, ils prennent leur part d'un plaisir que les autres payent. Ce sont les parasites de la chasse. Ordinairement ils tirent bien, tuent beaucoup, et dînent énormément.
Après ceux-là vient la foule des chasseurs flibustiers, pirates des bois, écumeurs de la plaine ; ils rougiraient d'acheter le droit de tuer un perdreau. Hs partent sans savoir où ils iront ; connaissant le pays à dix lieues à la ronde, ils évitent les gardes autant qu'ils peuvent, le faire. Si par hasard ils sont pris en flagrant délit, cela ne les inquiète point : doués d'un jarret de fer, ils marchent, ils marchent,
et défient leurs ennemis de les suivre. Proposez à ces messieurs de prendre une action dans votre chasse, ils vous riront au nez. Un d'eux me disait : « Si je chassais sur mes terres, je n'aurais pas la moitié du plaisir que j'éprouve chez le voisin. La crainte du garde me fouette le sang, il me faut des émotions, et pour en avoir davantage, il est probable que l'année prochaine je ne prendrai point de port d'armes ; alors il faudra que j'évite le garde particulier, le garde champêtre et la gendarmerie. Ce sera beaucoup plus amusant. »
Pain qu'on dérobe et qu'on mange en cachette Vaut mieux que pain qu'on cuit ou qu'on achète.
Ces chasseurs flibustiers ont assez beau jeu les jours d'ouverture. Dans chaque village il existe une certaine quantité de pièces de terre appartenant à des paysans qui permettent au premier venu d'y chasser. Pendant que les actionnaires de la chasse voisine font feu de tribord et de bâbord, le gibier épouvanté se réfugie dans les luzernes, dans les betteraves, situées près des habitations, et la récolte des flibustiers est quelquefois assez bonne. Si le garde et ses maîtres s'éloignent, eux se rapprochent, ils accourent dans les champs qu'on vient de quitter, et souvent leur glanage vacat mieux que la moisson des autres. J'en connais qui ont un gamin en sentinelle avancée pour les prévenir du retour du garde ; j'en connais d'autres qui portent une lunette dans leur carnassière, et de temps en temps ils s'assurent que l'ennemi ne vient pas les surprendre. J'en ai vu qui portaient une blouse blanche en dedans, bleue en dehors ; le garde poursuit un chasseur bleu, celui-ci marche vers le bois, là, comme derrière une coulisse, il change de costume en retournant sa blouse, et quand le garde arrive, il paraît vêtu de blanc avec son fusil en bandoulière, désarmé, dans une position inoffensive. « Ah ! parbleu, dit-il, si vous courez après ce chasseur bleu qui vient de passer, vous l'attraperez bientôt ; il a l'air fatigué : doublez le pas, il sera pris. » Ces flibustiers savent le nombre et le signalement des actionnaires, le lieu et l'heure de leur déjeuner, et comme tous les gardes possibles sont d'une exactitude remarquable à se trouver là où l'on mange, ils ont, pendant une
Le Chasseur. Dessin de Gavami.
heure, la facilité de tailler en plein drap. Quelquefois ils tirent au sort à qui fera marcher le garde ; pendant que l'un d'eux opère une utile diversion en se laissant poursuivre, les autres attaquant du côté opposé tuent tout ce qu'ils rencontrent. Voilà de la stratégie cynégétique.
Dans les environs de Paris, toutes les propriétés sont gardées, quant à la chasse ; du moment que vous êtes sorti d'un rayon de vingt lieues, vous rencontrez des plaines que tout le monde peut traverser le fusil à la main. Elles sont exploitées par les chasseurs voyageurs. Pendant le mois de septembre, montez le samedi dans une diligence de Chartres, d'Orléans, de Sens, etc., vous vous trouverez avec quinze chasseurs ; l'impériale sera remplie par quinze chiens qui se battront, ou qui du moins grogneront pendant le voyage. Ces chasseurs nomades, qui partent de Paris le suir, arriveront dans une plaine quelconque le dimanche matin, ils tireront des coups de fusil toute la journée, et puis ils repartiront pour être de retour le lundi à l'ouverture de leur bureau. Les employés des ministères, les clercs d'avoué, de notaire, d'huissier, sont essentiellement chasseurs nomades. Quelque temps qu'il fasse, ils ont besoin de partir le samedi, et ils partent. La chasse est une passion qu'il faut satisfaire à tout prix. Florent Ghrestien, précepteur de Henri IV, dans sa traduction d'Oppien, exprime cette pensée dans ces deux vers aussi harmonieux qu'élégants :
Car la chasse est coquine, en sorte que quico-nques L'a goustée une fois ne s'en lassera oneques.
Il est certain que le fashionable du jokey's-club, l'honnête rentier du Marais, l'entrepreneur de charpente, le bottier de la rue Vivienne, l'avocat stagiaire, le commis, le clerc d'avoué, ne peuvent pas avoir les mêmes moeurs, le même costume, le même langage. Tous ils sont chasseurs, c'est vrai ; mais, chez eux, désirs, habitudes, projets, discours, costume, tout est différent. Le fashionable veut qu'on le croie bon chasseur, et ne s'occupe nullement de le devenir. C'est tout le contraire d'Aristide, dont je ne sais plus quel Grec disait : « Il veut être juste et non le paraître. » Ce beau monsieur ne va point à la chasse pour s'amu-
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LE CHASSEUR
ser, mais pour pouvoir dire demain : « Je re- ;
viens de la chasse. » Si chemin faisauo il rcn- \
contre une belle dame, il la suivra ; qu'a-t-il i
besoin de courir après les perdreaux, n'est-il ;
pas sûr d'en trouver au retour chez Chevet? i
L'essentiel pour lui est de partir pour la chasse; j
dès lors il a conquis le droit de faire des bis- j
loires à son retour, et d'envoyer des bourriches I
de gibier dans vingt maisons différentes. ■
Le fashionable n'a point le temps de devenir i
chasseur : si Diane est ennemie de l'amour, j
l'amour est ennemi de Diane. Ce monsieur-là, j
étant toujours amoureux, ne peut pas gaspiller j
son intelligence à méditer sur les ruses du j
gibier, il préfère vaincre celles des dames. ;
Mais, comme la chasse est un plaisir où il faut j
déployer de l'adresse, de la force, et quelque- ;
fois du courage, le fashionable veut passer j
pour chasseur, car il désire que les dames le ;
croient brave, adroit et fort. S'il est riche, il j
ne manque pas d'acheter un nouveau fusil ;
chaque fois qu'un armurier découvre un nou- ;
veau système ; et comme ces prétendues dé- ;
couvertes arrivent souvent, notre homme est \
à la tête d'un arsenal formidable. Il espère j
qu'enfin il trouvera une arme dont les coups j
seront certains. Tous ces fusils divers sont là j
pour deux choses : d'abord ils prouvent la ;
richesse de l'homme, et à Paris c'est une ;
grande affaire; ensuite ils servent à sauver j
l'amour-propre du chasseur. Lorsqu'il man- ;
que, ce qui se voit très-souvent, il a son j
excuse prête : « C'est un fusil nouveau, je ;
n'en ai pas l'habitude. Si j'avais su, je ne i
l'aurais point apporté. » ;
Le fashionable se couche fort tard, et le j
1er septembre il ne peut parvenir à se lever ;
matin ; il est neuf heures sonnées lorsqu'il i
sort tout frais des mains de son valet de ■
chambre. Notre dandy, brossé, ciré, pincé, j
luisant, les mains couvertes de gants beurre j
frais, s'élance dans son tilbury attelé d'un ;
superbe cheval qui brûle de fendre l'air. Il j
lâche les guides, on part : à peine si le groom, \
aussi bizarrement accoutré que le maître, a eu i
le temps de grimper sans être broyé par la i
roue. Qu'importe un groom de plus ou de '.
moins ? Il fallait partir au galop ; on avait j
aperçu deux dames aux fenêtres, il était né- j
cessaire de se poser, de se faire voir emporté j
par un cheval indomptable. Qui sait? peutêtre cp.ttfi émotion produite aujourd'hui rapportera-t-elle demain quelque chose?
Il arrive, et déjà la chassé du matin est terminée ; de toutes parts on se dirige vers l'auberge isolée où le déjeuner se prépare. Le fashionable trouve l'idée ingénieuse ; il a faim, il chassera plus tard. Quel est cet homme déguenillé qu'il rencontre en mettant pied à terre? Ses guêtres îapiécetées sont retenues par des ficelles en guise de boucles ; son pantalon, sa blouse, ont perdu leur couleur primitive ; il est armé d'un vieux fusil lourd, sa carnassière semble tomber en lambeaux, et le baudrier qui la retient paraît être fait avec de l'amadou. Cet homme est un chasseur. En le voyant côte à côte avec le fashionable, on dirait qu'il s'est placé là pour faire antithèse. Tous les deux sont contents de leur rôle. « J'en paraîtrai plus beau par l'effet du contraste, dit l'un. — J'aurai l'air meilleur chasseur à côté de ce freluquet, » dit l'autre.
Si vous alliez croire que cet homme déguenillé, ce mendiant armé d'un fusil est un pauvre diable ainsi vêtu parce que son tailleur refuse de lui faire crédit, vous seriez clans une erreur grave. Ce chasseur est le propriétaire du château que vous apercevez au bout de la plaine, il a des mines de charbon, des filatures de laine, des hauts fourneaux, et même il galvanise le fer. Il a lu le Chasseur au chien d'arrêt, le Chasseur au cliien courant, l'Almanach des chasseurs, et comme dans ces trois ouvrages l'auteur tombe à bras raccourci sur les fashionables, qui mettent le même luxe à leur costume de chasse qu'à leurs habits de bal, il a donné dans l'excès contraire. Il professe le plus souverain mépris pour un homme armé d'un fusil brillant, vêtu d'une blouse propre. Une carnassière neuve lui fait.horreur ; celle qu'il acheta, il l'a changée contre la vieille qu'il porte ; pendant vingt ans elle a voyagé sur les épaules d'un garde, et de nobles traces indiquent le gibier de toute espèce qu'elle a contenu. Ceux qui ne connaissent point ce vieux chasseur novice disent en le voyant passer : « Voilà un gaillard qui en tue plus lui seul que tous les autres ensemble. » Ces propos l'amusent, le rendent fier, et lui réjouissent l'âme. Sa ma-
LE CHASSEUR
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nie est qu'on le croie chasseur adroit, chasseur expérimenté, dur à la fatigue ; il veut se donner un air braconnier comme tel jeune homme de votre connaissance espère qu'on va le prendre pour un mauvais sujet dès qu'il porte des moustaches, et du moment qu'il parvient à fumer un cigare sans avoir mal au coeur.
Ces deux chasseurs tiennent le haut et le bas de l'échelle : opposés quant au costume, ils se ressemblent par leur maladresse et par leur ignorance. Autour d'eux viennent se grouper une infinité d'amateurs ne différant les uns des autres que par de légères demiteintes. Peu à peu, en abandonnant les extrémités de chaque bout, vous arrivez au centre, et c'est.là que vous trouvez le vrai chasseur. Dans une réunion de vingt personnes portant le fusil ou la trompe, à peine si vous rencontrerez un homme méritant ce litre glorieux ; presque tous tiendront plus ou moins du chasseur fashionable ou du chasseur épicier ; presque tous auront une tendance vers le dandysme ou vers le braconnage. Vous reconnaîtrez facilement le vrai chasseur à sa figure basanée, à son costume classique, à sa manière aisée de porter le fusil, à l'obéissance de son chien. Il est bien vêtu, proprement mais sans élégance : la blouse en toile bleue, les bonnes guêtres de peau, remplacent chez lui l'habitveste à boutons d'or et les bottes vernies ou les guenilles grisâtres recousues avec du fil blanc. IL ne change pas d'arme chaque année, il n'essaye point tous les perfectionnements nouveaux. Content de son fusil, pourquoi donc en prendrait-il un autre ?
« Qui n'a jouissance qu'en la jouissance, qui ne gaigne que du hault poinct, qui n'aime la chasse qu'en la prinse, il ne luy appartient pas de se rnesler à nostre eséhole, » dit Montaigne. Le vrai chasseur chasse pour le plaisir de chasser, pour combattre des ruses par d'autres ruses. Il jouit en voyant manoeuvrer ses chiens ; plus il rencontre de difficultés, plus il est satisfait. S'il chasse en plaine, il n'apprécie que les coups tirés de loin ; s'il chasse au bois, il revient content lorsque le lièvre a tenu toute une journée devant sa meute. Il aime le combat plus pour le combat que pour la victoire et le butin ; il ne veut pas tuer dix
lièvres ; mais un lièvre : il rougirait de passer pour un boucher.
Le Roy Modus, Gaston Phoebus et tous les anciens auteurs cynégétiques ont recommandé la chasse comme un excellent moyen d'éviter l'oisiveté, qu'ils nomment le péchié d'oyseuse ; ils veulent qu'on marche, qu'on se fatigue pour gagner de l'appétit et pour conserver la santé ; mais ils traitent d'infâmes les destructeurs de gibier. Un vrai chasseur ressemble au gastronome professeur, qui goûte tous les mets, et se lève de fable avec une légère envie de continuer. S'il chasse, c'est pour déployer l'activité de ses jambes, les. ressources de son génie, l'adresse de ses bras, la justesse de son coup d'oeil ; non qu'il dédaigne le perdreau rôti, le civet de lièvre, la caille au gratin, la gigue de chevreuil, le salmis de bécassines , bien au contraire, il s'honore du titre de gastronome, car le vrai chasseur est un homme d'esprit ; s'il n'était pas gourmand, ce serait une anomalie, comme c'est une exception de rencontrer un gourmand qui soit un sot. Appréciant les choses à leur valeur, une fois le gibier tué, il le mange, mais ce n'est pas pour manger qu'il chasse. Arioste dit : « Le chasseur n'estime plus le lièvre qu'il vient de prendre. » Il se trompe évidemment. On pourrait lui répéter ce que lui dit un jour le cardinal Hippolyte d'Esté : « Maître Louis, où donc avez-vous pris tant de... niaiseries? »
Le chasseur épicier chasse bien un peu pour le plaisir de chasser, mais il faut que la valeur des pièces tuées vienne établir une espèce de compensation pour le temps qu'il perd, la poudre qu'il brûle et les souliers qu'il use. Un lièvre galopant dans les bois n'est autre chose pour lui qu'une pièce de cent sous marchant sur quatre pattes. N'espérez de lui aucun ménagement ; s'il pouvait tuer mille perdreaux, certainement il les enverrait à la halle. Si vous lui parlez de conserver, de penser à l'année prochaine, au lendemain, il ne vous comprendra pas, ou bien il vous répondra comme Figaro : « Qui sait ti le monde durera encore trois semaines ! » S'il est chasseur épicier flibustier, sa dépense n'étant pas bien grande, il se contentera de peu de chose ; mais s'il change ce dernier titre en celui d'actionnaire, s'il a payé pour s'amuser, oh ! alors, le
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démon de l'avarice, le démon de la cupidité se joignant au démon de la chasse, vont tellement bouleverser le coeur et la tète de ce pauvre diable, qu'il sera toute la journée dans le plus violent état d'exaltation fébrile, de surexcitation nerveuse.
Le jour de l'ouverture, le gibier subit une hausse de cent pour cent : plus on en tue, plus on en vend. L'homme qui, dès le matin, a quitté sa maison avant l'aurore, rentrant le
soir éreinté, affamé, ne peut pas décemment revenir les mains vides ; on lui dirait en ricanant : « Il valait bien la peine de se lever si matin ! » Or, tout chasseur qui ce jour-là possède b' francs rapporte dans son ménage au moins deux perdreaux ; il a tué quelques moineaux sur les ormes des boulevards extérieurs, il les présente comme accessoire; il a tué
deux pigeons bisets, il les décore du titre de ramiers. Oh ! s'il avait rencontré quelque petit cochon noir, avec quel plaisir il offrirait à son épouse un beau marcassin! Il faut bien des perdreaux pour lester les carnassières de tous ces braves gens : aussi les aubergistes des barrières qui font le commerce du gibier gagnent autant sur les lièvres et les perdreaux que sur l'eau transformée en vin. Ils sont les entreposeurs des braconniers ; lorsque le beau monsieur en tilbury se présentera, un petit gamin ira lui dire à l'oreiUe : « J'ai deux lièvres, trois faisans, dix perdreaux à vous offrir
offrir c'est ça qui figurerait bien sur le gardecrotte. » Soyez certain que les cordons de la bourse ne tiendront pas contre une si belle proposition ; car Chevet est excellent pour le lendemain, quand il s'agira de faire des envois aux dames; mais en arrivant il est essentiel de pouvoir montrer quelque chose.
J'oubliais le chasseur théoricien. C'est une espèce à part; celui-là ne fait point de mal au gibier, car il ne chasse jamais. Cependant il a
chassé jadis et se propose de chasser un jour ; en attendant, il parle chasse toute la journée. Médecin, avocat, notaire, courtier de commerce, commissaire-priseur, il préfère Du Fouilloux à Hippocrate, Salnove à Barthole, d'Tauville à Barème. Si vous entamez le chapitre des armes à feu, il vous détaillera tous les systèmes; chaque année, en
voyant les perfectionnements nouveaux, il se félicite de n'avoir point encore acheté de fusil. Le chasseur théoricien vous dira le jour fixe où commence le passage des cailles, des canards, des bécassines; si vous tuez un de ces oiseaux avant l'heure prédite, gardez le secret, vous lui feriez un notable chagrin. Mais c'est surtout en fait de législation qu'il brille : pour empêcher le braconnage il a trente projets de loi dans sa poche ; méfiez-vous de lui s'il aborde cette matière, il va vous lire tout son répertoire. J'y. fus pris un jour, moi qui vous parle ; mais, après avoir essuyé la première
ta Chasse et la Pluie. Dessin de Gasmiet.
bordée, j'interrompis mon homme. « Tous les chasseurs sont jaloux, lui dis-je ; la pièce de gibier qu'ils ne tuent pas est un vol qu'on leur fait : demandez-leur une loi, ils l'auront bientôt rédigée ; la voici :
« ARTICLE UNIQUE. La chasse est défendue
à tout le monde, excepté à (mettre ici le
nom du législateur). »
ELZÉAR BLAZE.
UNE FEMME A LA MODE
PAR MADAME ANGELOT
ILLUSTRATIONS PAR EUGÈNE L A M I , GAVARNI, BERTALL, ETC.
ST-CE possible? qui l'aurait pensé? et que faut-il faire maintenant? disait presqu'à voix basse et à ellemême une belle jeune femme plongée dans une inquiétude nonchalante ; puis
ses grands yeux bleus se levaient sans que sa personne gracieuse et paisible fit aucun mouvement, et ses regards s'attachaieut sur une glace si bien placée, qu'elle réfléchissait des pieds jusqu'à la tète la belle rêveuse, qui ne pouvait éviter de s'y retrouver tout entière. Elle resta quelques instants silencieuse et attentive, examinant ce visage régulier, ces traits délicats, ces nobles contours, dont rien n'avait encore altéré la fraîcheur ; des boucles blondes, soyeuses et abondantes s'échappaient d'un léger bonnet du matin jeté sur sa jolie tête, moins pour la couvrir que pour l'orner ; les rubans, restés flottants au hasard, n'étaient là que pour attester la négligence qui avait présidé à l'arrangement matinal ; négligence habile qui doit toujours rendre assez belle pour qu'il semble impossible que la plus brillante toilette puisse ajouter quelque chose à la beauté.
Pourquoi donc y a-t-il aujourd'hui dans toute cette jeune femme, d'ordinaire si fière, si imposante, si maîtresse d'elle-même, de ses paroles, de ses mouvements et de ses regards, un mol abandon plein de découragement et de soucis ? Est-ce une coquetterie nouvelle ? éludie-t-elle une plus gracieuse et plus ravissante expression? Non : cette suave indolence, cette vague rêverie, sont sans apprêt ; aucun art n'a présidé à cette pose pleine de charme, et cette puissance de séduction que la jeune femme possède en ce moment à son insu vient de ce qu'elle l'ignore, de ce qu'elle a oublié cette fois de penser à elle-même, et que ses mouvements comme son immobilité, tout est naturel, tant son âme agitée par le plus grand intérêt de sa vie est entièrement concentrée sur l'objet de son inquiétude secrète ; oui, toute la personne d'Emma, de cette vive et brillante comtesse de Marcilly, dont la mode avait fait sa divinité favorite, est en ce moment triste, distraite, découragée, à demi couchée dans une causeuse de velours bleu, d'où ses cheveux, d'un blond doré, et son teint si délicat, si blanc et si doux, se détachent admirablement, et sa tète est légèrement inclinée comme si le poids de graves et profondes pensées, trop lourd à porter pour sa faiblesse, l'entraînait malgré elle ; une de ses mains,
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blanches, longues et flexibles est tombée mollement à ses côtés, et se perd dans les plis multipliés du long peignoir de cachemire blanc qui l'enveloppe jusqu'aux pieds, et qu'une torsade blanche, nouée au bas de sa taille svelte, retient seulement pour attester la délicatesse de cette taille élégante dont les contours se devinent à peine dans l'immense ampleur de sa robe : si l'autre main n'a pas suivi cette pente naturelle, c'est qu'involontairement elle s'est trouvée arrêtée par une imperceptible chaîne d'or que la belle rêveuse avait passée à son cou quelques instants auparavant, par un mouvement machinal, sans doute, car elle n'a pas jeté les yeux sur la petite" montre que supporte cette chaîne et que ses doigts ont retenue et tiennent encore sans but et sans projet. Le cadran de la montre, celui des pendules, eussent vainement frappé les regards de la comtesse, elle n'eût rien vu. Que lui importait l'heure? Elle ne peut rappeler ni un souvenir ni une espérance qui fasse battre son coeur. Emma n'a jamais aimé qu'elle seule au monde, et dans ce moment, absorbée par une idée, il n'y a plus de jours, plus d'heures, plus rien qui marque le temps pour elle, la vie est tout entière dans ce qui l'occupe. L'emporter, triompher, tout est là, le reste n'existe plus. v
Elle est toujours immobile, mais sa pensée s'échappe encore malgré elle de ses lèvres ; ses paroles trahissent le secret qui l'agite, et ses yeux interrogent avec anxiété le miroir, confident involontaire de ses craintes cachées. « Ai-je donc, dit-elle, perdu quelque chose de cette beauté qu'on admirait ? Un changement inaperçu par mes regards troublés a-t-il enlevé la puissance à ce visage qui charmait? Ai-je oublié dans ma toilette cet art d'être élégante avec assez de bizarrerie pour attirer les yeux, sans approcher de cette singularité qui peut toucher au ridicule ? Il ne s'agit pas pour moi d'être bien, mais d'être mieux ; d'être jolie, mais d'être la plus jolie ; d'être remarquée, mais d'être seule remarquable, car il vaudrait mieux être au premier rang dans un village qu'au second dans Paris. » Emma ne put s'empêcher de sourire en parodiant ainsi un célèbre bon mot, et d'ajouter : « Oui, César avait raison... il fut le plus grand parce qu'il fut le
plus ambitieux, et l'ambition, c'est la coquetterie des hommes ; voilà tout. » Et le regard de la belle ambitieuse avait l'air orgueilleux d'un conquérant sûr de reprendre à main armée la puissance qu'on a osé lui disputer. Puis, pour accroître sans doute son courage en se rappelant ses droits incontestables au pouvoir qu'elle veut ressaisir, Emma continua :
« Que de sacrifices n'ai-je pas faits? que de soins n'ai-je pas pris pour assurer mes succès et conserver ma place de femme à la mode, dans un temps où la gloire est si capricieuse et les places si difficiles à garder ? Il m'a fallu autant d'habileté que de bonheur, autant d'adresse que de beauté, autant de calculs que de chances favorables! Si j'avais écouté parfois mon plaisir, mon caprice, mon coeur, je risquais tout. Cette puissance est comme les autres, enviée, disputée, attaquée chaque jour, car la réputation et le pouvoir d'une femme à la mode sont, comme la réputation et le pouvoir d'un homme d'État, à tout moment remis en question et en danger.
« Mademoiselle de Mérinville n'a-l-elle pas, l'année dernière, occupé les salons pendant toute une semaine par son imposante beauté ? Heureusement elle était si peu spirituelle, qu'a la première réunion un peu intime pour permettre la conversation, j'ai pu sans peine mettre en relief sa bêtise et détruire ainsi son empire, car nulle part on ne règne longtemps sans esprit.
« La délicate figure de' lady Morlon aurait bien pu captiver aussi la capricieuse attention du monde; mais ses toilettes étaient si bizarres, que leur singularité approchait trop du mauvais goût ; elles étaient excentriques, il est vrai, mais sans grâces ; la simplicité de ma parure auprès d'elle fit ressortir le ridicule de la sienne. En France, on ne plaît qu'un moment avec le mauvais goût.
« Quant à la brillante duchesse de Romillac, c'était vraiment une redoutable rivale. Son rang, sa fortune, son éclat dans ce pays des vanités, auraient pu triompher. Ils s'occupèrent d'elle pendant un mois ; mais elle eut l'imprudence de se compromettre avec le bel Edouard d'Arcy, et, pour une femme à la mode qui doit mettre au nombre de ses armes les plus dangereuses des espérances adroitement
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exploitées dans l'intérêt de sa puissance, aimer réellement, c'est abdiquer.
« Mon pouvoir s'augmenta de tout l'éclat de mes rivales détrônées. Je croyais avoir échappé à tous les dangers, et, continua Emma avec une expression de tristesse et d'amertume, c'est elle ! c'est Alix de Verneuil, une femme de province, une parente, que j'accueiUe, que j'installe chez moi, quand après deux ans de veuvage elle veut visiter Paris ; — elle, moins jolie qi:c moi pourtant, moins élégante, moins occupée surtout du soin de plaire, c'est elle qui fixe maintenant les regards de tous ! »
La belle comtesse retombe après ces mots dans un morne abattement. Pour la première fois elle craint sérieusement de perdre sa puissance ; elle sent enfin qu'il peut arriver un moment où elle existera sans être la femme à la mode. Jusque-là elle avait cru ce titre tellement identifié à sa personne, que la mort seule devait le lui ravir. N'être plus la première, est-ce que c'est vivre? Car, depuis le jour où Emma s'était emparée de cette faveur inexplicable, capricieuse, frivole et puissante en même temps qui donne le sceptre de la mode% sa vie avait été changée ! Plus d'amitié !... Les femmes ne furent plus à ses yeux que des rivales : le monde, qu'un théâtre où elle jouait constamment un rôle, et les plaisirs une occasion de se montrer. Sar toilette ne fut plus ni le chaste vêtement de la femme modeste, ni la gracieuse parure d'une femme aimée, encore moins la négligence pleine de charme de celle qui s'oublie pour penser à un autre ! Ce fut d'abord et à tout prix le luxe, la variété, la magnificence et l'éclat ; puis des idées bizarres, des recherches piquantes pour ranimer constamment l'attention fugitive ; enfin toutes les facultés de son intelligence, toutes les heures de sa journée, furent consacrées à fixer cette insaisissable puissance, aussi impossible peut-être à définir qu'à conserver !
Qui pourrait dire en effet comment et pourquoi l'on devient une femme à la mode, quels sont les moyens, quel est le but? Est-ce avec l'éclat de la beauté, ce seul pouvoir incontesté de la femme ? Non, car souvent la plus belle passe inaperçue. Est-ce avec l'esprit, cette force invisible qui soumet toutes les autres ? Non, car souvent il manque à la reine que la
mode a choisie. Est-ce le rang, cette supériorité que l'orgueil n'admet plus, qui attire la divinité moqueuse? Non, car elle n'a jamais reconnu cette supériorité, et on la vit déserter les palais pour le boudoir de Ninon. Est-ce l'opulence qui l'attache ? Non, car la mode capricieuse jette parfois sans respect le ridicule jusque sur cet or brillant qu'étale à plaisir la vanité. Il n'est donc point de moyen certain pour l'atteindre, point de règle pour la fixer.
Si c'est particulièrement en France, ce n'est pas exclusivement à Paris et dans le grand monde que naît cette plante curieuse et variée : chaque société, chaque province, chaque ville grande ou petite voit régner quelque brillante Célimène exerçant un despotique empire sur la toilette des femmes qui l'approchent ou le coeur des hommes qui l'entourent. Là comme à Paris, les unes ont reçu ce rôle d'un caprice du sort.; les autres ont eu le caprice de s'en emparer, soit pour échapper à l'ennui et pour user une activité toujours sans emploi dans la vie d'une femme, soit pour tromper peut-être par l'apparence de l'amour leur coeur effrayé de la réalité ; soit aussi parfois pour venger leurs belles années de jeune fille que la pauvreté livra au dédain de ces hommes dont la vanité cherche la jeune femme, qui prend alors sa revanche !
A côlé de toutes ces favorites de la mode, il y a aussi ses victimes, femmes malhabiles o malheureuses, courant les~ chances des usurpateurs maladroits qui visent à la puissance sans l'atteindre, et ne recueillent de leur folle entreprise qu'un ridicule ; car nul n'a pu fixer les règles de ce jeu dangereux où, avec tant de chances de perdre, l'on en a si peu de gagner !
Aussi tout fut-il employé par Emma pour réussir, et, faute de certitude sur les moyens de conserver la faveur de la mode, elle n'en voulut omettre aucun : parents, amis, fortune, tout fut sacrifié à cet insatiable désir de briller. La vanité, l'orgueil, l'égoïsme, étouffèrent la sensibilité, la tendresse et la bonté. Si Emma eût perdu son titre de femme à la mode, il ne lui serait donc plus rien resté.
Et sa pensée s'égarait dans des réflexions infinies. Jamais ministère, voyant une majorité douteuse mettre son pouvoir en péril, ne se jeta dans de plus vastes et de plus nom-
Une Femme à la Mode, l" type. Dessin de Bertall.
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breuses conjectures sur les causes delà défaite qu'il craint ou du triomphe qu'il espère ; jamais des images plus diverses ne vinrent lui présenter un plus grand nombre de moyens de séduction à exercer sur les rebelles, de coups d'État à frapper sur les esprits avides d'événements, ou de faveurs légères à répandre avec adresse sur les plus récalcitrants, sans cependant compromettre sa dignité.
« A la promenade le matin, au bal le soir, comme ils l'entourent maintenant tous ! poursuit'Emma. C'est qu'aussi le comte de Prades ne voit qu'elle, lui si dédaigneux, que toutes les femmes ont essayé vainement de le captiver ! lui qui portait partout cet air ennuyé et indifférent qui excite toujours la coquetterie et la curiosité : comment ne pas tenter de réussir où toutes ont échoué ; ne pas essayer
I de se faire aimer de qui n'aime que soi ; ne
; pas s'efforcer de distraire d'une préoccupation
I qui distrait de tout? C'est une tâche digne
I des plus audacieuses ; car enlever un homme
| à l'amour d'une autre femme n'est rien : mais
I l'enlever à l'amour de lui-même ou bien à un
I souvenir inconnu, triompher d'une rivalité
I dont on ne peut dire aucun mal, faire une
| chose impossible enfin, à la bonne heure, on
! peut s'en donner la peine. C'est un but digne
! de tenter, et ce but, Alix l'avait atteint sans
I y penser. Tout le monde remarquait l'attenI
l'attenI que lui donnait le comte, elle seule semI
semI ne pas le remarquer, et paraissait même
I le fuir, ce qui donnait à tous l'envie de la
| chercher. »
| Emma restait plongée dans ce labyrinthe de
! conjectures, car de l'hommage de deux ou trois
Que lui importait l'heure ? Dessin de Gavarni.
héros de salon dépend la place que le monde assigne à une femme, et elle avait attiré près d'elle tous ceux qui disposent ainsi de la faveur de la mode, jusqu'au moment où Alix de Verneuil, en obtenant toute l'attention de M. de Prades, avait vu se fixer sur elle l'admiration générale.
La jeune rêveuse ne bougeait plus, elle était immobile et tellement préoccupée, que ce fut comme réveillée d'un sommeil profond qu'elle s'éeria avec un vif mouvement de surprise :
« Alix ! vous ici ! »
C'était en effet madame de Verneuil, brune piquante, à la figure expressive et animée, qui répondit en riant :
« Eh bien ! ne m'attendiez-vous pas pour la promenade? » Et ses regards surpris examinaient le négligé d'Emma, qui annonçait l'oubli ou le changement de leur projet.
« Et vous comptiez que j'irais, et vous
comptiez sans doute aussi que nous y rencontrerions M. de Prades ? »
11 y avait un dédain plein d'amertume dans l'expression de la comtesse. Alix ne répondit pas. Emma vit alors madame de Verneuil s'asseoir tranquillement comme quelqu'un renonçant à sortir. Il lui prit une violente envie de disputer :
« Puisque vous aimez le monde et les endroits où il se réunit, dit-elle, pourquoi donc avez-vous pris un prétexte hier pour vous dispenser de paraître à la soirée qui avait attiré chez moi ce que Paris offre de plus brillant? »
Alix sourit.
Après un moment de silence la comtesse ajouta avec impatience : « Dédaignerez-vous donc aussi de me répondre? »
Madame de Verneuil resta encore quelques instants avant de parler ; mais les yeux de la
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UNE FEMME A LA MODE
comtesse l'interrogeaient si vivement, qu'elle finit par dire en riant :
« J'étais souffrante, réellement souffrante, puis...
— Puis !... reprit la comtesse presque avec colère.
■ — Vous le voulez, Emma, mais ne vous fâchez pas, répondit Alix toujours riante et maligne, je dirai tout. Moi, je ne comprends pas vos salons à la mode ; le plaisir y ressemble tant à l'ennui, que j'ai peur de m'y tromper. La dame du logis réunit, il est vrai, les femmes les plus aimables et les plus jolies, mais pour les placer bien parées (.t bien ennuyées autour d'un salon comme des portraits de famille. Là elles écoutent plus ou moins bien de la musique plus ou moins bonne dont elles ne se soucient guère. Pendant ce temps, les hommes de leur connaissance, relégués loin d'elles, dans les pièces voisines ou dans des places où ils ne peuvent les aborder, ne parlent qu'entre eux ou à la maîtresse de la maison, car l'obligation de faire les honneurs, de chez elle, d'accueillir chacun avec quelques paroles de politesse, la met seule parmi les femmes en rapport avec toutes les personnes qui remplissent l'appartement. Elle seule s'amuse, montre de l'esprit, de la gaieté, de la grâce, pendant que les autres femmes, immobiles, ne sont là que pour servir de décoration à la pièce qu'elle joue toute seule au profit de sa vanité ; et cette brillante fête où elle les invite ressemble plutôt à un piège qu'elle leur tend qu'à un plaisir qu'elle leur procure. Quant à moi, je fuis les amusements à la mode parce que j'aime à m'amuser. »
Emma leva sur Alix des yeux malins ; les deux jeunes femmes se regardèrent alors en riant, comme ces augures romains qui ne croyaient plus qu'à deux choses : leur adresse et la sottise des autres. Puis la comtesse dit gaiement, avec cette confiance qu'amène la certitude d'être comprise :
« N'ai-je pas raison, puisque le monde n'admire que ceux qui se moquent de lui? »
<( Mais, continua-t-elle, que fais-je de plus que les autres? On s'est toujours disputé la place partout. Dès qu'il y a eu deux hommes sur la terre, l'un tua l'autre pour rester le premier. Depuis ce temps, il n'y a pas eu. de
triomphe sans victimes. Et quand j'immolerais quelques vanités à la mienne... le grand mal ! Au reste, il y a des femmes qui, en voulant plaire à tous, cherchent encore à régner sans partage sur un seul ; et si Alix n'a point paru à ma soirée, c'est peut-être parce qu'un autre n'y devait point paraître, ajouta lu Jùmtesse d'un petit air railleur qui fit dire étourdiment à madame de Verneuil impatientée :
« Si je l'avais su, je me serais sans doute décidée à venir. »
Il y eut un moment de silence. Alix rougit, embarrassée et inquiète de son élourderie; Emma comprit alors qu'un secret existait, et devina en même temps la possibilité d'en tirer parti.
« Je n'ai nommé personne, s'écria-t-elle en riant ; mais il parait que le comte de Prades est tellement présent à votre pensée, que son nom répond toujours à la question qu'on fait à votre coeur !
— Quelle folie ! dit Alix en éclatant de rire. Moi qui le fuis... »
La comtesse reprit : « On ne fuit que ceux qu'on craint... On ne craint quelqu'un que par haine ou par amour... « Alix n'écoutait plus : elle s'était levée et cherchait autour de la chambre quelque chose impossible à trouver.
Alors Emma, après s'être piacée si adroitement devant la glace de sa toilette, que ses regards pouvaient suivre tous les mouvements d'Alix, d'un air plein d'insouciance malicieuse continua ainsi en jouant avec les noeuds de sa ceinture :
« Le comte de Prades est beau, spirituel même, ce qui est rare de notre temps pour un homme à la mode. Les gens d'esprit maintenant, au lieu de s'en prendre aux femmes, s'en prennent aux gouvernements. La société y perd beaucoup d'un côté, et n'y gagne pas grand'chose de l'autre ; mais enfin c'est comme cela. Aussi, quand il nous reste un homme d'esprit d'une figure agréable, Dieu sait comme nous le gâtons ; et M. de Prades est bien le plus gâté de tous ! N'est-il pas vrai ? »
Alix ne répondit pas : la comtesse reprit sans s'inquiéter de son silence :
« Accoutumé dès l'enfance à l'admiration, il a l'air de la mépriser ; habitué aux coquetteries, il prétend qu'il les dédaigne ; gâté peutêtre par de plus tendres affections, il assure
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qu'il y est insensible... Les hommes à la mode ont tant de prétentions mal fondées, et lui...»
Alix était toujours dans le fond de la chambre ; le ton dédaigneux d'Emma la blessa sans doute, car elle l'interrompit vivement.
« On ne reprochera certainement pas l'affectation au comte de Prades; sa franchise... la loyauté de son caractère... la vérité de ses discours... »
Elle s'arrêta, car elle sentit qu'elle le louait beaucoup pour un homme qu'on fuit. Son amie continua sans faire aucune remarque :
« Lui... d'ailleurs, a prouvé qu'il était capable d'un vif et durable attachement ; et son indifférence pour ce qui l'entoure vient de ses regrets pour ce qu'il a perdu... Je le sais... moi... il a aimé... il aime encore une femme belle et digne d'amour. »
En ce moment tous les efforts d'Emma étaient vains ; elle ne pouvait apercevoir le visage d'Alix, qui tournait le dos à la glace, et se penchait sur une petite table où se trouvaient quelques gravures éparses.
Alors Emma continua à parler de cet amour inconnu et exclusif... s'arrêtant quelquefois, puis interrogeant Alix, qui répondait quelques mots rares et insignifiants... Dans un moment de silence, la comtesse se leva, marcha légèrement sur le moelleux tapis sans être entendue d'Alix ; et quand celle-ci, toujours baissée sur les gravures qu'elle avait l'air de regarder, disait machinalement : « Quoi ! vous pensez?...» elle se sentit prise vivement par la taille. C'était Emma qui disait en riant : « Je pense... Alix...je pense... que vous aimez le comte de Prades. »
.Alix, se tournant subitement vers le jour par un mouvement involontaire de surprise, laissa voir sa jolie figure toute rouge et troublée, où briffaient quelques larmes, et fit un cri de frayeur et d'étonnement, pendant qu'Emma faisait un cri de joie ; car ce n'était plus une rivale pour une coquette, cette femme qu'un regret d'amour faisait pleurer !
Elle entraîna son amie sur la petite causeuse bleue, la fit asseoir près d'elle, attira sa confiance par des paroles caressantes ; et après ces mots inutiles, ces phrases inachevées et ces demi-confidences qui précèdent un aveu réel, Alix dit enfin :
« Avant mon mariage, il y a quatre ans... aux eaux de Baden avec ma tante, je connus le comte de Prades. Pendant six semaines, il ne nous quitta pas... Près de lui je me trouvais si heureuse, que je me croyais aimée.
« Ma tante reçut ma confidence à la veille du départ; et le jour même, le soir, elle parla devant moi, devant lui, de tendresse, de liens éternels d'attachement... Que sais-je? matante voulait connaître les idées du comte. Comme elles répondirent peu à son attente et à la mienne !... Il se moqua des affections sérieuses, des sentiments vrais, prétendit impossible pour lui d'en jamais éprouver, se montra tel qu'il était... indifférent, curieux, moqueur.
« Glacée par ses railleries, je n'eus pas l'idée de lui apprendre notre départ. Le lendemain nous quittâmes Baden, ma tante et moi. Mon père m'attendait à Paris avec un mariage arrangé et convenable ; il m'était impossible d'aimer personne, mais j'obéis à mon père, et quinze jours après j''épousai M. de Verneuil. Je parlis pour la campagne alors, et ne voulus plus revenir à Paris. Je craignais de le revoir, lui, car il était trop habile pour n'avoir pas deviné que je l'aimais. Le ciel ne bénit pas mon mariage, je fus malheureuse ; et la mort de M. de Verneuil me laissa libre, mais sans espoir de bonheur.
« J'hésitai deux années avant de revoir Paris, mes parents et mes anciens amis ; j'avais raison. Emma !
« Je repartirai demainpourn'yplusrevenir. »
Emma la regarda avec attention ; la touchante figure d'Alix avait une délicieuse expression de tendresse ; elle envia presque un sentiment qui, même dans ses chagrins, peut rendre aussi jolie.
Puis elle dit, pensive et comme à elle-même : « Quatre ans ! — un voyage à Baden, il revint triste, — n'y retourna jamais, — se troubla même un jour que je parlais de cette époque. — Quand Alix arriva, — qu'il la revit, il pâlit, — et ses yeux ne la quittèrent plus. »
S'adressant alors à madame de Verneuil, Emma continua : « Vous a-t-il parlé de votre séjour à Baden... de votre mariage?
— Jamais, répondit celle-ci ; je ne l'ai vu que dans le monde... Il m'y cherchait parfois, mais semblait avoir oublié le passé. »
182
UNE FEMME A LA MODE
Emma se leva vivement, sonna et demanda au domestique qui entra s'il était venu quelqu'un.
« M. de Prades demande si madame la comtesse peut le recevoir.
— Qu'il entre. » Et au moment où le comte saluait, Emma s'excusa d'être obligée de s'occuper de sa toilette, et, chargeant son amie de
la remplacer, elle passa dans la pièce voisine.
« Ah! répétait-elle en s'habillant toute joyeuse, ils sont seuls, et l'amour est encore plus habile que moi ! »
Quand elle rentra, ils ne l'entendirent point. Alix était assise dans une bergère, près du feu ; le comte, debout, appuyé contre la cheminée. Quoique seuls, ils parlaient si bas,
Une Femme à la Mode, 2e- type. Dessin de M. Eugène Lami.
qu'il fallait s'aimer pour s'entendre ainsi. ;
Un mois après, Emma donnait une de ces j
fêtes dont Alix avait parlé. Son appartement ;
resplendissait du brillant éclat de tentures et ;
de décorations nouvelles, en même temps que I
des plus riches toilettes ; jamais la réunion ne i
fut plus nombreuse en célébrités et en Mus- \
trations de tout genre ; jamais la maîtresse de ;
la maison n'y brilla d'une façon plus éclatante j
et plus exclusive ; personne n'y parla de ma- j
dame de Verneuil. Mariée la veille au. comte \
de Prades, elle était partie avec lui pour l'Ita- i
; lie. Heureux, ils oubliaient le monde, qui le
; leur rendait.
; La comtesse Emma de Marcilly, rassurée
j pour quelque temps sur son empire, con;
con; pourtant d'y veiller, comme doit le
i faire tout souverain qui veut garder sa cou|
cou| qu'elle soit d'or ou de fleurs. Régner
; était sa vie; aussi n'avons-nous parlé ni de
j son mari, ni de sa famille, ni de ses amis. Est!
Est! qu'on a quelque chose qui ressemble à tout
j cela quand on est une femme à la mode? i MADAME ANCELOT,
L'AMATEUR DE LIVRES
PAR CHARLES NODIER
ILLUSTRATIONS PAR MEISSONIER, TONY JOHANNOT, GAVARNI, PAUQUET
Quiconque est loup agisse en loup, C'est le plus certain de beaucoup.
Ce que la Fontaine a dit du loup, je le dirai volontiers du pédant. Savez-vous rien de plus lourd qu'un pédant qui veut être léger,
cie plus maussaue qu un pédant qui veut être gracieux ? et, s'il me prenait envie de faire de l'esprit en huit pages, moi qui ai juste ce qu'il faut d'esprit pour distinguer le prétérit de l'aoriste, ne me renverriez-vous pas à mes diphthongues ? J'aime mieux vous prévenir tout d'abord que cet article sera piquant comme un colloque de Mathurin Cordier ou comme un
chapitre de Despautère. Dieu, la nature et l'Académie ont renfermé mon imagination dans ces étroites limites qu'elle ne franchira plus. Plus heureux que moi, qui ne peux me dispenser d'écrire, puisque ainsi l'a décidé un libraire trop exigeant, vous pouvez vous dispenser de me lire. Son dessin était fait, sa planche était tirée, il ne manquait plus qu'une longue et inutile élucubralion à sa livraison incomplète.
Eh bien, la voici : mais vous y chercheriez inutilement un de ces portraits ingénieux auxquels vos écrivains favoris vous ont accoutumé. Si vous êtes curieux de voir le bouquiniste représenté dans une esquisse fine et originale, n'allez pas plus loin, je vous prie,
et tenez-vous-en au modeste conseil de Matthieu Laensberg : « Voyez-en la représentation ci-contre. »
L'amateur de livres est un type qu'il est important de saisir, car tout présage qu'il va bientôt s'effacer. Le livre imprimé n'existe que depuis quatre cents ans tout au plus, et il s'accumule déjà dans certains pays de manière à mettre en
péril le vieil équilibre du globe. La civilisation est arrivée à la plus inattendue de ses périodes, l'âge du papier. .Depuis que tout le monde fait le livre, personne n'est fort empressé de l'acheter. Nos jeunes auteurs sont d'ailleurs en mesure de se fournir à eux seuls d'une bibliothèque complète. Il n'y a qu'à les laisser faire.
A considérer l'amateur de livres comme une
20
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L'AMATEUR DE LIVRES
espèce qui se subdivise en nombreuses variétés, le premier rang de cette ingénieuse et capricieuse famille est dû au bibliophile.
Le bibliophile est un homme doué de quelque esprit et de quelque goût, qui prend plaisir aux oeuvres du génie, -de l'imagination et du sentiment. Il aime cette muette conversation des grands esprits qui n'exige pas de frais de réciprocité, que l'on commence où l'on veut, que l'on quitte sans impolitesse, qu'on renoue sans se rendre importun ; et, de l'amour de cet auteur absent dont l'artifice de l'écriture lui a rendu le langage, il est arrivé sans s'en apercevoir à l'amour du symbole matériel qui le représente. Il aime le livre
comme uu ami aime le portrait d'un ami, comme un amant aime le portrait de sa maîtresse; et, comme l'amant, il aime à orner ce qu'il aime. Il se ferait scrupule de laisser le volume précieux, qui a comblé son coeur de jouissances si pures, sous les tristes livrées de la misère, quand il peut lui accorder le luxe du labis et du maroquin. Sa bibliothèque resplendit de dentelles d'or comme la toilette d'une favorite ; et, par leur apparence extérieure elle-même, ses livres sont dignes des regards des consuls, ainsi que le souhaitait Virgile.
Alexandre était bibliophile. Quand la victoire eut placé dans ses mains les riches casSur
casSur Quais. Dessin de Tony Johannot.
settes de Darius, il pouvait y renfermer les plus rares trésors de la Perse : il y déposa les oeuvres d'Homère.
Les bibliophiles s'en vont comme les rois. Autrefois les rois étaient bibliophiles. C'est à leurs soins que nous devons tant de manuscrits inestimables dont une munificence éclai-. rée multipliait les copies. Alcuin fut le Gruthuyse de Gharlemagne, comme Gruthuyse l'Alcuin des ducs de Bourgogne. Les beaux livres de François IGr porteront aussi loin que ses monuments la renommée de ses salamandres. Henri II confiait le secret de son chiffre amoureux aux magnifiques reliures de sa librairie, comme aux somptueuses décorations de ses palais. Les volumes qui ont appartenu à Anne d'Autriche font encore, par leur chaste et noble élégance, les débees des connaisseurs,
Les grands seigneurs et les gens notables de l'État se conformaient au goût du souverain. Il y avait alors autant d'opulentes bibliothèques que de familles à écussoiis et à panonceaux. Les Guise, les d'Urfé, les de Thou, les Richelieu, les Mazarin, les Bignon, les Mole, les Pasquier, les Seguier, les Colbert, les Lamoignon, les d'Estrées, les d'Aumont, les la Vallière, ont rivalisé, presque jusqu'à nos jours, d'utiles et savantes richesses ; et je nomme au hasard quelques-uns de ces nobles bibliophiles pour m'épargner le soin fastidieux de nommer tout le monde. Nos successeurs ne seront pas si embarrassés.
Bien plus, la finance elle-même, la finance aima les livres ! elle a beaucoup changé depuis. Le trésorier Grollier influa plus à lui seul sur les progrès de la typographie et de la reliure
L'AMATEUR DE LIVRES
15a
que ne le feront jamais nos chétives médailles et nos budgets littéraires, si économes pour les lettres. Son exemple fut suivi de Zamet à Montauron, et de celui-ci à Samuel Bernard, Paris et Grevenna. Un simple marchand de bois, M. Girardot de Préfond, releva sa noblesse un peu équivoque par cet honorable emploi de l'argent, qui lui assure du moins l'immortalité des bibliographies et des catalogues. Nos banquiers n'en sont pas jaloux.
Il y a quelque temps qu'un de mes amis visitait un de ces capitalistes à millions, entre les mains desquels circulent incessamment tous les trésors de l'industrie et du commerce, pour y rentrer augmentés d'une large récolte d'or. Impatient d'échapper au faste qui. l'éblouissait, il témoigna le désir de se réfugier dans la bibliothèque : « La bibliothèque? dit le Crésus. n'allez pas plus loin, la voici. » Celle bibliothèque se réduisait en effet à un portefeuille énorme, enflé de billets de banque. « Pensez-vous, ajouta le financier avec la fatuité railleuse d'un sot qui a eu l'esprit de devenir riche, que les bibliothèques les plus célèbres du monde renferment un volume de cette valeur ? » Il n'y a rien à répondre à cette question, sinon que l'homme qui possède un pareil volume est bien malheureux de ne pas trouver du plaisir à en acheter d'autres.
Le bibliophile ne se trouve plus dans ces classes élevées de notre société progressante (je vous demande pardon pour ce hideux participe, mais il passera, si vous voulez bien le permettre, avec le verbe progresser) ; le bibliophile de notre époque, c'est le savant, le littérateur, l'artiste, le petit propriétaire à modiques ressources ou à fortune congrue, qui se désennuie dans le commerce des livres de l'insipidité du commerce des hommes, et qu'un goût déplacé peut-être, mais innocent, console plus ou moins de la fausseté de nos autres affections. Mais ce n est pas lui qui pourra former d'importantes collections, et trop heureux, hélas ! si ses yeux mourants s'arrêtent encore un moment sur la sienne : trop heureux s'il laisse ce faible héritage à ses enfants ! J'en connais un, et je vous dirais son nom si je voulais, qui a passé cinquante ans de sa laborieuse exislence.wà travailler pour se composer une bibliothèque, et à vendre sa bibliothèque pour vivre. Voilà le bibliophile, et je vous notifie que c'est un des derniers de l'espèce. Aujourd'hui l'amour de l'argent a prévalu : les livres ne portent point d'intérêt.
L'opposé du bibliophile, c'est le bibliophobe. Nos grands seigneurs de la politique, nos grands seigneurs de la banque, nos grands hommes d'État, nos grands hommes de lettres, sont généralement bibliophobes. Pour cette aristocratie imposante que les heureux perfectionnements de la civilisation ont fait prévaloir, l'éducation et les lumières du genre humain datent tout au plus de Voltaire. Voltaire est à leurs yeux un mythe dans lequel se résument l'invention des lettres par Trismégiste et l'invention de l'imprimerie par Gutenberg. Comme tout est dans Voltaire, le bibliophobe ne se ferait pas plus de scrupule qu'Omar de brûler la bibliothèque d'Alexandrie. Ce n'est pas quo le bibliophobe lise Voltaire, il s'en garde bien ; mais il se félicite de trouver en Voltaire un prétexte spécieux à son dédain universel pour les livres. A l'avis du bibliophobe, tout ce qui n'est plus brochure est déjà bouquin ; le bibliophobe ne tolère sur les tablettes négligées de son cabinet que le papier qui sue et les pages qui maculent, sauf à se débarrasser de ce fatras de chiffons humides, tribut stérile do quelques muses affamées, entre les mains du colporteur qui les paye au-dessous du poids ; car le bibliophobe reçoit l'hommage d'un livre et le vend. Je- n'ai pas besoin de dire qu'il ne le lit pas et qu'il ne le paye jamais.
Il y a quelques dizaines d'années qu'un étranger, homme de génie, se trouva surpris dans un café de Paris, à la suite de son déjeuner, par un de ces désappointements ridicules auxquels les esprits profondément préoccupés sont trop sujets. Il avait oublié sa bourse, et cherchait inutilement dans son portefeuille un misérable pound égaré, quand ses yeux tombèrent, parmi les adresses éparses dans son album, sur celle de je ne sais quel seigneur suzerain d'un million d'écus, dont la porte était voisine. Il écrit au noble Turcaret, lui demande vingt francs d'emprunt pour une heure, charge un garçon de sa lettre, attend, et reçoit pour toute réponse le non inflexible du cardinal à Maynard. Un ami providentiel survient heureusement, et le tire d'embarras. Cette anecdote est jusqu'ici trop commune pour mériter qu'on la raconte, mais elle n'est pas finie. L'homme de génie devint célèbre, ce qui arrive quelquefois au génie, et puis il mourut, ce qui arrive toujours, tôt ou tard, à tout le monde. La renommée de ses ouvrages pénétra jusque dans les salons de la Banque, et le prix de ses autographes, qui ne fut pas colé à
L'Amateur de Livres. Dessin de Tony Johannot.
L'AMATEUR DE LIVRES
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la Bourse, fit quelque sensation dans les ventes. Je l'ai vu, ce noble et utile appel à l'urbanité française, se payer 150 francs dans un encan où le richard l'avait furtivement glissé, pour tenter le caprice des amateurs, et je serais bien étonné si ce petit capital n'était pas triplé
aujourd'hui dans des mains si discrètes et si intelligentes. Ceci prouve qu'un bienfait refusé n'est pas plus perdu qu'un autre. On sait que j'ai toujours aimé à mêler quelque trait de morale dans mes moindres historiettes.
Il est une espèce de bibliophobe auquel je puis pardonner sa brutale antipathie contre les livres, la plus délicieuse de toutes les choses du monde après les femmes, les fleurs, les papillons et les marionnettes ; c'est l'homme sage, sensible et
peu cultivé, qui a pris les livrés en horreur pour l'abus qu'on en fait et pour le mal qu'ils fout. Tel était mon noble et vieux compagnon d'infortune, le commandeur de Valais, quand il me disait, en détournant doucement de la main le seul volume qui me fût resté
(c était, hélas ! Platon): c Arrière , arrière, au « nom de Dieu ! ce sont « ces drôles-là qui ont « préparé la Révolution ! » Aussi, » ajoutait-il fièrement, après avoir relevé avec quelque coquetterie le poil de sa moustache grise, « je puis « prendre le ciel à témoir .« que je n'en ai jamais « lu un'seul. »
Ce qui dislingue le bibliophile, c'est le goût, ce tact ingénieux et délicatqui s'applique à tout, et qui donne un charme
inexprimable à la vie. On oserait garantir hardiment qu'un bibliophile est un homme à peu près heureux, ou qui sait ce qu'il faudrait faire pour l'être. "L'honnêle et savant Urbain Chevreau a décrit merveilleusement ce bonheur, en parlant de lui-même, et je lui en fais mon compliment. Vous serez de mon avis, si vous voulez 1 écouter un moment à ma place, et vous savez
Le Bouquiniste. Dessin de Meissonier
Le Bibliophile. Dessin de Gavarni.
déjà que vous n'y perdrez pas. « Je ne m'ennuie « point, dit-il, dans ma solitude, où j'ai une « bibliothèque assez nombreuse pour un er« mite, cl admirable pour le choix des livres. « On y peut trouver généralement tous les « Grecs et tous les Latins, de quelque pro«
pro« qu'ils aient été, ora« leurs , poëtcs , sophistes , « rhéteurs, philosophes, histo« riens, géographes, chronolo« gistes, les Pères de l'Église, « les théologiens et les conciles. « On y voit les antiquaires, « les relations les plus curieu« ses, beaucoup d'Italiens, peu « d'Espagnols, les auteurs mo« dénies d'une réputation éla« blie ; et le tout dans une fort « grande propreté. J'y ai des « tableaux, des estampes ; un « grand parterre tout rempli de « fleurs, des arbres fruitiers, et
« dans un sa!on, des musiciens domestiques, « qui, par leur ramage, ne manquent jamais « de m'éveiller, ou de me divertir dans mes « repas. La maison est neuve, el bien bâtie ; « l'air en est sain, et pour m'acquitter de mon « devoir, j'ai trois églises à côté de mes deux
« portes cochercs. »
Si Urbain Chevreau avait vécu du temps de Sylla, je ne sais pas trop si le sénat aurait osé proclamer Sylla le plus heureux des hommes de la terre; mais je suis porLé à le croire, car il est bien probable qu'un homme i comme Urbain Chevreau 1 n'aurait pas été connu du sénat. Remarquez , en effet, que ce digne Urbain Chevreau, l'objet et le modèle de mes plus chères études, l'enchantement de mes plus agréables
agréables proesidium et dulce decus meum, a oublié ou méconnu, dans ce charmant tableau d'une existence digne d'envie, ce que sa félicité avait de plus précieux et de plus rare. Il était plus savant que les savants de son temps, qui étaient si savants ; il était plus lettré que les lettrés ; il faisait des vers qui valaient les meilleurs vers, et de la prose si pleine, si abondante
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L'AMATEUR DE LIVRES
et si facile, qu'on croit l'entendre quand on le lit. Que de périls à éviter! que d'obstacles à vaincre pour être heureux! Il fut heureux parce qu'il sut se contenter de sa fortune et se passer de la gloire. On l'oublia tellement de son temps, qu'il ne fut pas de l'Académie; mais la haine l'avait laissé en paix comme la faveur, et il mourut paisible, entre ses fleurs et ses livres, à l'âge de quatre-vingt-huit ans.
Que la terre soit légère au plus aimable et au plus érudit des bibliophiles, comme dit la petite phrase épicédique aujourd'hui consacrée. Mais que sont devenus ses livres, les livres si choisis et si propres d'Urbain Chevreau, dont aucun catalogue récent n'a fait mention? C'est là une question vive,, pressante, incisive, et dont on s'occupera beaucoup dans le monde social, quand le monde social ne s'occupera plus des sots non-sens de philosophie humanitaire et de méchante politique dont il est infatué.
Le bibliophile sait choisir les livres ; le bibliomane les entasse. Le bibliophile joint le livre au livre, après l'avoir soumis à toutes les investigations de ses sens et d.e son intelligence ; le bibliomane culasse les livres les uns sur les autres sans les regarder. Le bibliophile apprécie le livre, le bibliomane le pèse ou le mesure. Le bibliophile procède avec une loupe, et le bibliomane avec une toise. J'en connais certains qui supputent les enrichissements de leur bibliothèque par mètres carrés. L'innocente et délicieuse fièvre du bibliophile est, dans le bibliomane, une maladie aiguë poussée au délire. Parvenue à ce degré fatal de parox3rsme, elle n'a plus rien d'intelligent, et se confond avec toutes les manies. Je ne sais pas si les phrénologistes, qui ont découvert tant de sottises, ont découvert jusqu'ici dans l'enveloppe osseuse de notre pauvre cervelle l'instinct de collectivité, si développé dans plusieurs pauvres diables de ma connaissance. J'en ai vu un, dans ma jeunesse, qui faisait collection de bouchons de liège, anecdotiques ou historiques, et qui les avait rangés par ordre, dans son immense galetas, sous des étiquettes instructives, avec indication de l'époque plus ou moins solennelle où ils avaient été extraits de la bouteille; exemplum ut: «M. LE MAIRE, CHAMPAGNE
MOUSSEUX DE PREMIÈRE QUALITÉ; NAISSANCE
DE SA MAJESTÉ LE ROI DE ROME. » Le bibliomane doit avoir à peu près la même protubérance. Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas.
Du bibliophile au bibliomane, il n'y a qu'une crise. Le bibliophile devient souvent bibliomane, quand son esprit décroit ou quand sa fortune s'augmente, deux graves inconvénients auxquels les plus honnêtes gens sont exposés : mais le premier est bien plus commun que l'autre. Mon cher et honorable maître, M. Boulard, avait été un bibliophile délicat et difficile, avant d'amasser dans six maisons à six étages six cent mille volume de tous les formats, empilés comme les pierres des murailles cyclopéennes, c'est-à-dire sans chaux et sans ciment, mais qu'on aurait pu aussi prendre de loin pour des iumuli gaulois. C'était, en effet, de véritables bibliotaphes. Je me souviens qu'en voyageant un jour avec lui parmi ces obélisques mal calés, et dont la prudente science de M. Lebas n'avait pas assuré l'aplomb, je m'informai curieusement d'un livre unique, dont ma respectueuse amitié s'était empressée de lui céder la possession dans ur.e vente célèbre. M. Boulard me regarda fixement, avec cet air de bonhomie gracieuse et spirituelle qui lui était particulier; et, frappant du bout d3 sa canne à pomme d'or une de ces masses énormes, radis indigestaque moles, puis une seconde et une troisième : « Il est là, me dit-il, ou bien là, ou là. » Je frémis à l'idée que la malencontreuse plaquette avait disparu pour toujours, peut-être, sous dix-huit mille in-folio, mais ce calcul ne me fit pas négliger l'intérêt de mon salut. Les piles géantes, ébranlées dans leur équilibre incertain par le bout de la canne de M. Boulard, se balançaient sur leurs bases, d'une manière menaçante, et leur sommet vibra longtemps comme la flèche légère d'une cathédrale gothique, à la volée des cloches ou aux assauts de la tempête; j'entraînai M. Boulard et je m'enfuis avant qu'Ossa fût tombé sur Pélion, ou Pélion sur Ossa. Aujourd'hui même, quand je pense que les Bollandistes ont failli s'écrouler tous à la fois, et de vingt pieds de haut, sur ma tête, je ne me rappelle pas ce péril sans une pieuse horreur. Ce serait abuser des mots que d'appeler bibliothèques ces épouvantables montagnes de livres qu'on ne peut attaquer qu'avec la sape et soutenir qu'avec l'étançon.
Monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumenademptum.
Le bibliophile ne doit pas se confondre avec le bouquiniste, dont nous allons parler, et cependant le bibliophile ne dédaigne pas de bouquiner quelquefois. Il sait que plus d'une
L'AMATEUR DE LIVRES
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perle s'est trouvée dans le fumier, et plus d'un trésor littéraire sous une grossière enveloppe. Malheureusement ces bonnes fortunes sont fort rares. Quant au bibliomane, il ne bouquine jamais, parce que bouquiner, c'est encore choisir. Le bibliomane ne choisit point, il achète.
Le bouquiniste proprement dit est ordinairement un vieux rentier, ou un professeur émérite, ou un homme de lettres passé de mode, qui a conservé le goût des livres, et qui n'a pas su conserver assez d'aisance pour en acheter. Celui-là est sans cesse à la recherche de ces bouquins précieux, raroe aves in terris, que le hasard capricieux peut avoir cachés d'aventure dans la poussière d'une échoppe, diamants sans monture que le vulgaire confond avec la verroterie, et qui ne s'en distinguent qu'au regard judicieux du lapidaire. Avez-vous entendu parler de cet exemplaire de l'Imitation de Jésus-Christ, que Rousseau demandait en 1763 à son ami M. Dupeyrou, qu'il annotait, qu'il ornait de sa signature, et dont un des feuillets se trouve marqué d'une pervenche sèche, la vraie pervenche, la pervenche originale que Rousseau avait recueillie la même année sous les buissons des Charmetles? M. de Latour est possesseur de ce bijou de modeste apparence qui ne serait pas surpayé au poids de l'or, et qui lui a coûté 73 centimes. Voilà une délicieuse conquête ! Je ne sais toutefois si je n'aimerais pas autant le vieux volume de Tliéagène et CMriclée, que Racine abandonna en riant à son professeur : « Vous pouvez, lui dit-il, brûler celui-là; maintenant je le sais par coeur. » Si ce joli petit livre n'est plus sur les quais, avec la signature élégante et les notes grecques en caractères mignons qui le feraient distinguer entre mille, je vous réponds qu'il y a passé. Et que diriez-vous de l'édition originale du Pédant joué de Cyrano, avec les deux scènes que vous savez, enfermées dans une large accolade, et cette simple note de Molière, griffonnée sur la marge : « Ceci est à « moi. » Ce sont là les douces joies, et le plus souvent, il faut en convenir, les merveilleuses illusions du bouquiniste. Le savant M. Barbier, qui a publié tant d'excellentes choses sur les anonymes, et qui en a tant laissé à dire, avait promis une bibliographie spéciale des livres précieux ramassés pendant quarante ans sur les quais de Paris. La perte de ce manuscrit serait fort à regretter pour les lettres, et surtout pour les bouquinistes, ces habiles
et ingénieux alchimistes de la littérature, qui rêvent partout la pierre philosophale, et qui en trouvent de temps en temps quelques morceaux, sans prendre grand souci de les faire enchâsser richement dans des reliures fastueuses. Le bouquiniste croit toute sa vie posséder ce que personne ne possède, et ses épaules se soulèveraient de pitié devant l'écrin du grand Mogol ; mais le bouquiniste a de puissantes raisons pour ne pas relever ses richesses de la vaine apparence d'une richesse étrangère, et il déguise son motif secret sous un prétexte assez spécieux. « La livrée de l'âge, dit-il, sied aux vieilles productions de la typographie, comme la patine au bronze antique. Le bibliophile qui envoie ses livres à Bauzonnet ressemble à un numismate qui ferait dorer ses médailles. Laissez le vert de gris à l'airain, et le cuir éraillé aux bouquins. » Ce qu'il y a de vrai au fond de tout cela, c'est que les reliures de Bauzonnet sont fort chères, et que le bouquiniste n'est pas riche. N'enluminez pas la beauté d'un fard presque sacrilège, et n'abandonnez pas les livres aux opérations dangereuses de la restauration, quaud ils peuvent s'en passer ; mais croyez fermement qu'aux livres comme aux belles la parure ne nuit en rien. Le nom du bouquiniste est un de ces substantifs à sens double qui abondent malheureusement dans toutes les langues. On appelle également bouquiniste l'amateur qui cherche des bouquins, et le pauvre libraire en plein air qui en vend. Autrefois, le métier de celuici n'était pas sans considération et sans avenir. On a vu le marchand de bouquins s'élever du modeste étalage de la rue, ou de la frileuse exposition d'une échoppe nomade, jusqu'aux honneurs d'une petite boutique de six pieds carrés. Tel fut naguère ce Passard dont la mémoire vit peut-être encore dans la rue du Coq. Et qui pourrait avoir oublié Passard, avec ses cheveux coupés de près, sa courte queue en trompette, son gros oeil fauve et saillant, et le petit oeil bleu enfoncé qu'un jeu bizarre de la nature avait opposé à l'autre, pour que le signalement de Passard n'eût rien à envier à son caractère en originalité excentrique? Lorsque Passard, l'angle droit de sa bouche relevé par une légère convulsion sardonique, était en humeur de parler ; quand son petit oeil bleu commençait à pétiller d'un feu malin qui n'enflammait jamais son gros oeil éteint, vous pouviez vous attendre à voir se dérouler devant vous toute la chronique scandaleuse de la poli-
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L'AMATEUR DE LIVRES
tique et de la littérature pendant quarante années historiques. Passard, qui avait colporté
sous le bras , sa boutique ambulante, du passage des Capucines au Louvre, et du Louvre à l'Institut, avait tout vu, tout connu, tout déda'gné du haut de son orgueil de bouquiniste. Et cependant Passard n'était pas l'homme d'Horace, dicendi bona mala locutus ; il n'en était que la moitié. La mémoire de Passard ne se rappelait que le mal ; mais avec quelle verve ironique, et quelquefois éloquente, il stigmatisait de son mépris les noms les plus illustres, c'est ce qu'il faut avoir entendu pour le croire. « Mirabeau cependant? lui dis-je timidement un jour. ■— Mirabeau, me répondit fièrement Passard en se campant sur le pied droit, était un stupide polisson. » Je me hâte de déclarer, pour l'acquit de ma conscience, que ceci ne prouve rien, si Passard ne connaissait pas mieux les hommes qu'il ne connaissait les livres. Ce qu'il y a d'incontestable pour les bouquinistes amateurs qui l'ont visité si souvent, c'est que sa conversation était beaucoup plus curieuse que ses bouquins.
J'ai cité Passard, bouquiniste obscur dont le nom ne brillera jamais dans une biographie ; Passard, qui est, selon toute apparence, le Brutus, le Cassius, le dernier des bouquinistes. Le bouquiniste des ponts, des quais et des boulevards, pauvre créature équivoque, anormale, étiolée, qui ne vit plus qu'à demi de ses bouquins méconnus, est tout au plus l'ombre du bouquiniste : le bouquiniste est mort.
Cette grande catastrophe sociale, la mort du bouquiniste, était un des ïésultats infaillibles du progrès : douce et innocente superfétation de la bonne littérature, le bouquiniste devait finir avec elle. Dans cet âge d'ignorance auquel nous avons eu
ie Donneur a eenapper, le noraire était, en général, un homme capable d'apprécier ses publications, qui les faisait imprimer sur bon
Portraits des Artistes qui ont
illustré
l'Amateur de Livres.
papier solide, élastique et sonore, et qui les faisait recouvrir, quand elles en valaient la
peine, d'un bon cuir imperméable, assujetti par une bonne colle et par une bonne couture. Si le livre tombait par hasard dans le domaine du bouquiniste, il n'était pas perdu pour cela. Basane, veau ou parchemin, sa reliure brûlée et racornie aux feux du soleil, imbibée, détendue et ramollie par les averses, revêtue par le vent d'une couche épaisse de poussière qui devient de la boue quand il pleut, protégeait longtemps encore,- sous un abri fort disgracieux au regard, les visions du philosophe ou les rêveries du poëte. Aujourd'hui, ce n'est plus cela. Le libraire du progressait que la gloire viagère des livres qu'il publie n'a guère plus de durée probable que la vie des moucherons du fleuve Hypanis, et qu'à peine baptisée par la réclame, elle sera enterrée dans trois jours avec le feuilleton. Il couvre d'un papier jaune ou Arert son papier blanc noirci d'encre, et il abandonne le spongieux chiffon à loutesles intempéries des éléments. Un mois après, le honteux volume cit dans les caisses de l'étalagiste, à la merci d'une belle pluie matinale. Il s'humecte, s'abreuve, se lord, se marbre çà et là de larges zones mordorées, retourne peu à peu à l'état de bouillie dont il est sorti, et n'a presque plus de préparation à subir pour tomber sous le pilon du carlonnier. L'histoire des livres du progrès est tout entière là-dedans.
Le bouquiniste aux vieux et nobles bouquins n'a rien de commun avec ce triste marchand de papier mouillé qui étale, en haillons moisissants, quelques lambeaux de livres nouveaux. Le bouquiniste est mort, vous dis-je, — et quant aux brochures qui ont remplacé ses bouquins, il n'en restera pas de souvenir dans vingt ans. On peut bien m'en
croire, car j'y suis pour trente volumes.
Et puis faites-moi la grâce de me le dire, si vous le savez, que restera-il dans vingt ans ? CHARLES NODIER.
L'HORTICULTEUR
PAR ALPHONSE KARR
ILLUSTRATIONS DE G A VA R N 1, G A G N I ET, H. C AT E N ACC I, ETC.
'EST surtout quand on voit certains goûts qui remplissent et rendent heureuse la vie d'un homme, que l'on comprend bien que chacun a besoin d'avoir sa madone
madone plâtre ou de bois qu'il puisse parer à sa fantaisie.
C'est ce qui explique comment des hommes souvent très-supérieurs consacrent toute leur vie à quelques fleurs, à quelques insectes, quelquefois à un seul insecte, à une seule Heur ; tant un instinct admirable, ou quelquefois peut-être une sage philosophie leur enseigne à présenter le moins de surface possible à la fortune, à vivre tout bas, et à se contenter d'un bonheur facile à cacher aux yeux du monde.
Il ne faut pas croire que l'intensité et la violence d'une passion puisse se mesurer à la petitesse de son objet. Les horticulteurs, qui vivent dans les fleurs comme les abeilles, ont
comme elles un aiguillon dangereux. Les passions douces s'entourent de férocité comme on entoure une plante précieuse de ronces et d'épines pour la préserver de la dent des troupeaux.
Cela me rappelle comment me fut un jour dévoilé l'atroce caractère des moutons, que j'avais toujours regardés comme l'emblème de la mansuétude et de la bienveillance. « Monsieur, me disait un berger avec lequel je venais de voyager sur la route d'Épernay, il n'y a rien de si méchant que les moulons ; ils n'aiment pas plus l'herbe de ce champ qui est ensemencé, que celle de celui d'à côté qui ne l'est pas : eh bien, ils sont tous dans le champ ensemencé... Brrr... brrr... Mords là, Médor! brrr... C'est donc pour me faire prendre par le garde et me faire mettre à l'amende. Tenez, en voilà un là-bas... un noir... qui agace mon chien* Ici, Médor... Il l'irrite à plaisir... Médor, veux-tu venir ici!... allez derrière... Il espère se faire étrangler, parce qu'il sait bien que, quand un chien étrangle un mouton, c'est le pauvre berger qui le paye. »
Celui qui écrit ces lignes a failli perdre la
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L'HORTICULTEUR
vie pour s'être permis de dire un jour, à pro- j
pos d'une giroflée annoncée comme bleue, et ;
qui avait produit des fleurs du plus beau ;
jaune : « A quoi sert-il d'avoir une giroflée ;
bleue si elle fleurit toujours jaune ? » Mais j
voici une histoire dont nous avons été témoin, j
On se rappelle la fureur avec laquelle on a, \
il y a une trentaine d'années, cultivé les tu- i
lipes dans toute l'Europe, et surtout en France, j
et plus encore en Hollande. j
Un ognon, Semper augustus, fut vendu j
12,000 francs. i
Une Couronne jaune, 1,123, et une calèche !
attelée de deux chevaux bais. i
Une tulipe médiocre, le Vice-Roi, fut vendue i
pour les objets suivants : ;
Quatre tonneaux de froment, huit de seigle, quatre boeufs, huit cochons, douze moutons, deux tonneaux de vin, quatre de bière, deux de beurre, mille livres de fromage, un lit complet, un paquet d'habits et un gobelet d'argent.
A cette époque, on voyait dans les gazettes, aux Nouvelles étrangères :
« AMSTERDAM. —L'Amiral-Liefhens a parfaitement fleuri chez M. Berghem. »
Mais passons à noire histoire.
Un jour on avisa que les tulipes à fond jaune n'étaient plus belles, que c'était à tort qu'on les a.lmirait depuis si longtemps ; que
Les deux Amis. Dessin do Gasniet.
les seules tulipes que l'on dût avoir et cultiver étaient les tulipes à fond blanc; que toute tulipe jaune serait mise à la porte des platesbandes qui se respectaient, et que leur graine serait maudite et jetée au vent. Les amateurs se divisèrent, on écrivit des lettres, des brochures, des chansons, des pamphlets, de gros livres.
Les amateurs des lulipes jaunes furent Irailés d'obstinés, de gens enveloppés des langes des préjugés, d'illibéraux, de rétrogrades, de ganaches, d'ennemis des lumières, et de jésuites.
Les partisans des tulipes blanches furent déclarés audacieux , novateurs , révolutionnaires, démocrates, tapageurs, sans-culottes, jeunes gens.
Des amis se brouillèrent, des ménages furent désunis, des familles divisées.
Un soir que M. Muller jouait aux dominos avec un de ses camarades d'enfance, horticulteur comme lui, on parla des tulipes, — des tulipes jaunes et blanches. M. Muller tenait aux jaunes ; son ami était pour les idées nouvelles. Mehul, du reste amateur très-distingué, venait de passer aux blanches.
M. Muller et son ami, tous deux hommes de bon goût et de savoir-vivre, mettaient la plus grande modération daus leurs paroles, et évitaient avec un soin extrême d'en venir jusqu'à la discussion.
« Certes, disait M. Muller, la nature n'a rien fait de trop ; il n'est pas une pierrerie de son riche écrin qui ne charme la vue ; il est triste de voir des personnes procéder par exclusion. Il est certainement quelques lulipes à fond blanc que j'admettrais volontiers dans ma collection, si mon jardin était plus grand.
L'HORTICULTEUR
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— De même, reprit l'ami, désirant ne pas rester en arrière en fait de politesse et de concessions,
concessions, que Erymanthe ', toute jaune qu'elle est, est une fleur fort présentable.
•— Je ne méprise pas l'Unique de Delphes-, malgré son fond blanc, reprit M. Muller.
— Elle n'est pas très-blanche, reprit l'ami ; ce n'est qu'au bout de trois ou quatre jours qu'elle se débarrasse d'une teinte jaune qu'elle a eu ouvrant ses pétales ; aussi n'en faisons-nous pas grand cas.
— C'est cependant de votre collection celle que je préférerais. »
Les deux amis étaient dans ces excellents termes quand Mm 0 Muller sortit pour faire le thé.
Il est difficile de bien dire par quelles imperceptibles transitions ils en vinrent à l'aigreur, à l'injure, à l'insulte ; mais toujours est-il que, lorsque Mmo Muller rentra, cinq minutes après, elle les trouva sous la table, se tenant aux cheveux et se gourmant de tout coeur. M. Muller avait jeté les dominos au visage de son ami, et la lutte s'était engagée.
On comprend de quelle honte furent saisis les deux antagonistes après que la première effervescence fut passée.
Aussi, dès le lendemain, M. Muller écrivait à son ami.
« Je suis une bête féroce
« et un homme mal élevé, recevez mes excu« ses. Notre ancienne amitié effacera ce mof.
mof. feuille morte, rouge et jaune. 2, Violet, pourpre et blanc.
« ment d'égarement. Ma femme vous prie de « dîner avec nous aujourd'hui. Il y aura de
« ces petits choux de Bruxel« les que vous aimez.
« Votre ami, « MTJLLER. »
« P. S. — Vous m'oblige« rez, mon cher ami, de me « mettre de côté quelque.s« unes de vos belles tulipes « blanches, auxquelles j'ai « réservé pour l'année pro« chaine une de mes meilleu« res plates-bandes. Je tiens « surtout à Palamède l et à « l'Agate royale -. »
Il reçut immédiatement la réponse suivante :
« Je serai chez vous à cinq « heures moins un quart. « Vous me permettrez, mon « excellent ami , de vous « présenter un horticulteur « qui désire admirer vos ma« gnifiques tulipes.
« Il désire surtout voir « votre Ténébreuse 3, votre Jul« vécourt 4 et votre délicieuse « Lisa*. »
Par une délicatesse que tous deux comprirent, M. Muller faisait porter son admiration sur les plus blanches d'entre les tulipes blanches, et son ami n'était pas moins poli à l'égard des fonds jaunes.
Cependant le mouvement de générosité de M. Muller ne pouvait se maintenir toujours à la même hauteur ; M. Walter, lui, n'avait fait
1. Colombin, rouge et blanc.
2. Pourpre pâle, rouge et blanc.
3. Panachée, rouge et jaune.
i. Couleur de tuile, jaune et rouge.
S. Rouge, orangé et jaune, par menus panaches.
L'Horticulteur. Dessin de Gavarni.
L'HORTICULTEUR.
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qu'une concession aussi durable que le sentiment et l'impulsion qui l'avaient causée : celle de M. Muller devait survivre à l'élan. La terre dans laquelle on mit les tulipes
blanches ne fut ni soignée, ni amendée, ni tamisée comme celle destinée aux fonds jaunes.
La seconde année, M. Muller s'aperçut qu'elles encombraient le jardin ; la troisième année, elles furent placées sous une gouttière, elles fleurirent mal; et M. Muller, après avoir montré ses tulipes jaunes dans tout leur éclat, disait aux visiteurs : « Voici ce qu'il y a de mieux en tulipes blanches, elles m'ont été données par mon ami "Walter, el j'y tiens infiniment. » Et quand, dix minutes après, il disait : « Je ne comprends pas qu'on puisse cultiver des tulipes blanches, » on se trouvait naturellement de son avis.
On ne connaissait que quatre roses sous le règne de Louis XIV; aujourd'hui , les horticulteurs modestes, ceux qui ne donnent pas quatre ou cinq noms différents à la même rose, ceux qui ne se laissent pas aveugler par l'amour du nouveau et l'orgueil des découvertes , comptent quarante espèces et plus de dix-huit cents variétés.
Certains amateurs, entraînés par l'ambition de
posséder seuls une variété quelconque, recherchent dans les roses les défauts avec autant d'empressement que d'autres y cherchent des qualités. Pourvu qu'une rose soit rare, eUe est assez belle et elle l'emporte à leurs yeux
L'Horticulteur assis. Dessin de Gagniet
L'Horticulteur et son Rosier. Dessin de Gagniet.
sur les plus riches de forme et de couleur, ainsi que sur les plus odorantes. Ces amateurs cherchent depuis cinquante ans la rose verte, la rose bleue, la rose noire, et la rose capucine
capucine
Mm 0 de Genlis, qui dit avoir inventé la rose mousseuse, donne, dans un de ses ouvrages, un procédé pour avoir la rose noire et la rose verte. Le procédé est très-simple, il ne s'agit que de greffer une rose sur un cassis ou sur un houx. Nous l'avons essayé, et le houx n'a donné que ses feuilles vertes el piquantes et ses baies de corail, et le cassis a produit d'excellent cassis.
Tous les ans, vers la fin de mai, un bruit se répand qu'on a trouvé la rose capucine double; nous avons fait de longs trajets pour la voir : jusqu'ici nous ne l'avons jamais vue ni double ni capucine. Quant à la rose bleue, c'est en vain jusqu'ici que plusieurs amateurs remplissent leurs jardins du très-petit nombre de fleurs bleues que produit la nature, dans l'espoir que les abeilles portant le pollen d'une de ces plantes sur un rosier, il le fécondera et fera naître une rose bleue. Nous avons à ce sujet des idées qui nous appartiennent et dont nous ferons l'essai quelqu'un de ces jours. Les roses décorées des noms les plus noirs, la Nigritienne,
Nigritienne, etc., sont des roses violettes.
Les amateurs sont à l'affût des moindres différences. Ce rosier est remarquable par son bois, celui-ci par ses aiguillons ; cet autre est précieux par l'absence de telle beauté ; celui-
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L'HORTICULTEUR
ci tire tout son prix de ce qu'il n'a pas d'odeur; celui-là vaudrait bien moins s'il ne sentait pas légèrement la punaise.
Plus un sujet s'écarte de la rose ordinaire, de la rose que tout le monde peut avoir, plus il acquiert de valeur pour les amateurs passionnés.
Heureux celui qui posséderait un rosier qui serait une vigne, et qui boirait le vin de ses roses ! Nous avons vu un rosier dont le possesseur explique que, depuis cinq ans qu'il l'a OBTENU de semence, il n'a jamais fleuri. Homme fortuné ! plus fortuné encore si son rosier pouvait, l'année prochaine, n'avoir plus de feuilles !
Un horticulteur distingué était le curé de Palaiseau, petit village du département de Seine-et-Oise, là où mon ami Victor Bohain avait un rosier de haute futaie, grand comme un prunier, un rosier qui est mort dans l'hiver de 1838.
Le curé de Palaiseau a vécu jusqu'à l'âge de quatre-vingtdeux ans, au commencement du printemps, au moment où il allait pour la soixantième fois voir fleurir une précieuse collection qu'il s'était occupé toute sa vie d'enrichir.
Il y a quelques années, ce respectable pré Ire céda à un mouvement de curiosité, et alla voir une collection appartenant à un Anglais.
Cette collection était une vraie rose mystérieuse (rosa mystica), comme disent les Litanies. Le jardin de l'Anglais était un harem environné de hautes murailles, dans lequel personne n'était jamais admis, sous quelque prétexte que ce fût. Il était frénétiquement jaloux
jaloux ses roses. C'était pour lui seul que ses fleurs devaient étaler leurs riches couleurs, depuis le pourpre jusqu'au rose le plus pâle, depuis le violet sombre jusqu'au thé jaune, jusqu'au blanc ; c'était pour lui seul qu'elles devaient exhaler et confondre leurs suaves odeurs. Un écrivain allemand a dit : « Les gens heureux sont « d'un difficile accès. » Notre Anglais à ce compte était le plus heureux des hommes. Personne n'avait jamais vu ses roses. Il était jaloux d'un petit vent d'est qui le soir en emportait le parfum par-dessus les murailles. Et pour compléter les rigueurs du harem, il pensait souvent à faire garder ses roses, ses odalisques, par des eunuques d'un nouveau genre, par des gens sinon aveugles, du moins sans odorat.
Le bon curé néanmoins se mit en route une nuit ; il fit cinq longues lieues dans une voiture non suspendue : il avait alors près de quatre-vingts ans. Il arriva avant le jour, il s'adressa à un jardinier, et, il faut le dire, on l'accusa d'avoir employé j usqu'à la corruption pour engager l'eunuque à l'introduire dans cet asile mystérieux des plaisirs de son maître.
Le jardinier se laissa séduire ou corrompre ; et, aux premières lueurs du jour, il ouvrit doucement, avec une clef graissée, la porte où l'attendait le bon curé, respirant à peine, haletant, oppressé. La porte s'est ouverte sans bruit, les deux complices marchent à pas lents et silencieux. Le jour est si faible, qu'on ne distingue rien encore, mais il semble que l'on respire un air embaumé. On
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va voir les roses... Tout à coup une voix sort d'une pérsienne :
« Williams ! ohé Williams, « conduisez monsieur hors du A jardin. »
Il n'y avait rien à répliquer : il fallut sortir, remonter dans la carriole, et revenir, après dix lieues dans les plus mauvais chemins, sans avoir atteint le but du voyage. Pour consoler le curé, un voisin soutint le paradoxe que l'Anglais ne tenait son jardin si fermé que parce qu'il ne possédait pas une seule rose.
Qui sait ?
En général, les amateurs n'admettent pas tout le monde dans leurs jardins : ils ont surtout horreur de certaines espèces qu'ils désignent sous le nom de fleurie/tons et de curiolets.
La corruption, l'escalade, la fausse clef, l'abus de confiance, n'ont rien qui effraye certains amateurs pour se procurer une greffe, un oeil d'un rosier qu'ils ne possèdent pas.
En 1828, la duchesse de Berry obtint, des semis de roses qu'elle faisait tous les ans à Rosni, douze fleurs qui lui parurent d'une beauté remarquable ; cependant, comme il ne s'agissait pas seulement d'avoir de belles roses, mais des roses nouvelles et inconnues, elle chargea madame de la Rochejaquelein de les faire voir à un célèbre jardinier. Le jardinier, après avoir examiné les fleurs pendant dix minutes, en déclara trois NOUVELLES. L'une surtout lui parut mériter la préférence sur ses deux rivales, et elle fut appelée Hybride de Rosni.
Deux ans après, au mois de mai ou de juin 1830, c'était la dernière fois que la duchesse de
Berry devait voir fleurir ses roses, elle avisa qu'il y avait deux ans qu'elle jouissait du plaisir de posséder seule l'hybride de Rosni, et qu'il était temps de renouveler ce plaisir en le partageant. Elle pensa que ce serait pour le célèbre jardinier un présent de quelque valeur, et elle chargea de nouveau madame de la Rochejaquelein de le lui offrir de sa part.
Madame de la Rochejaquelein trouva l'horticulteur lisant à l'ombre de deux hauts églantiers chargés de fleurs magnifiques. Il reçut l'offre avec les témoignages de reconnaissance que méritait cette honorable et délicate attention. Mais le bienfait arrivait tard : il avait eu soin, dans le peu de temps qu'il avait eu les roses clans les mains, deux ans auparavant, de couper à la dérobée deux yeux de la plus belle variété ; il les avait greffés avec le plus grand succès, et il avait reçu la messagère de la duchesse à l'ombre des deux hybrides de Rosni, sujets plus beaux sans contredit qu'aucun de ceux que possédait Madame.
La plupart des gens qui s'occupent de fleurs le font plus par vanité que par amour, plus pour les montrer que pour les voir. Les horticulteurs, j'en excepte bien peu, n'aiment pas les fleurs. Quelques-uns plantent dans les cailloux un dalhia (l'Incomparable, bordé de blanc) pour assurer ses panachures ; d'autres ôtent toutes les feuilles à un camellia. M. P..., à la rentrée des Bourbons, guillotina les impériales de son jardin ; les violettes, mêlées aussi à la politique, ont été exilées par Louis XVIII, et plus tard
L'HORTICULTEUR
amnistiées. M. de Castres, commandant du château des Tuileries, a fait une consigne contre les oeillets rouges. Pendant plusieurs années, après la révolution de Juillet, les lis
ont disparu des jardins royaux. Nous respectons par - dessus tout les passions et les bonheurs ; mais la passion des horticulteurs n'est pas réelle.
ALPUOXSIS KARR.
LA DEMOISELLE A MARIER
PAR MHE ANNA MARIE
ILLUSTRATIONS DE FRANÇAIS, GAVARNI, PAUQUET, BERTALL, ETCDANS
ETCDANS vaste et bel hôtel du faubourg Saint-Germain, au
fond d'une chambre élégante et blan. lie
de jeune fille, toute parfumée d'un frais parfum, et tout ornée de mille petits riens charmants, mademoiselle Marguerite de Bussy était assise devant une table en bois de palissandre chargée
. d'une écritoire d'écaillé incrustée d'or, avec tous ses accessoires de papier armorié, de cire, odorante et de cachets aux fines et délicates devises.
Elle écrivait depuis un moment, et sa plume courut
d'abord avec une grande rapidité; mais tout à coup elle s'arrêta. La jeune fille parut rêver, voulut recommencer à écrire ; mais, soit qu'il y eût dans la lettre dont elle s'occupait
s'occupait pensée difficile à exprimer, soit qu'elle songeât à trop de choses ensemble, les mots ne coulaient plus, elle s'arrêta tout à
ait et resta pensive. Mademoiselle de Bussy était une jolie personne assez grande, un peu
pâle, frêle, délicate, blonde, avec des mains et des pieds d'enfant, un air de distinction et d'élégance exquises, une physionomie fine, mobile, un peu moqueuse, et cette assurance spirituelle que possèdent toutes les jeunes personnes, élevées au milieu du grand monde ; elle ne marchait, ni ne s'asseyait, ni ne parlait, ni ne se taisait, sans qu'on comprit qu'elle était née
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LA DEMOISELL3 A MARIER
dans un noble hôtel du noble faubourg, tant elle était belle et grande dame depuis les pieds jusqu'à la tète.
Elle avait donc interrompu sa lettre, et rêvait avec un air assez triste quand un coup trèsléger se fit entendre'à sa porte, et une jeune femme entra dans sa chambre sans s'être fait annoncer.
« Comment! c'est vous, chère Diana! quel bonheur inespéré de vous voir ! s'écria Marguerite. Je vous croyais à Londres, et, tenez, je vous écrivais.
— Chut! dit la jeune femme en mettant deux doigts sur sa bouche en signe de mystère ; ne me nommez pas, chère Marguerite ; je ne fais que traverser Paris, et je liens beaucoup à ce que mon passage n'y soit pas connu. Vous n'en parlerez pas même à votre mère. Je sais qu'elle est sortie ; je m'en suis assurée avant d'entrer chez vous.
—Pourquoi tout ce mystère, chère lady L... ? dit Marguerite.
— Oh! pour rien, je vous conterai cela plus tard, répondit la jeune femme avec un léger accent anglais, plein de grâce dans une jolie bouche. Un voyage, une partie, un coup de tète, une misère enfin, ajouta-t-elle d'un ton qu'elle cherchait à rendre léger, mais où perçait cependant quelque embarras. Je no verrai personne à Paris.
— Comment ! pas même ma mère, qui aurait été si aise de vous voir !
— Non, personne... On ne voulait pas non plus que je vous visse ; mais je n'ai pas voulu traverser Paris sans embrasser ma chère Marguerite. »
Et la belle jeune femme jeta ses bras autour de la taille de son amie avec ce mélange de gaucherie et de grâce dont l'une appartient à la nature anglaise, et dont l'autre est inséparable de la jeunesse et de la beauté.
Marguerite lui rendit ses caresses et lui témoigna la joie que lui causait son arrivée inattendue.
« J'ai tant de choses à vous dire, continua
mademoiselle de Bussy quand elles se lurent toutes deux assises sur une petite causeuse eu elles se tinrent quelque temps embrassées. Mais avant tout parlez-moi de lord L... Rest ici, sans doute?
—Non, » répondit-elle avec un peu d'embarras. Et, voyant l'étonnement de son amie, elle se hâta d'ajouter, en rougissant comme un enfant qui ment : « Il doit me rejoindre dans peu... Et ses chevaux, ses chiens... Il aime énormément ses chevaux et ses chiens, et ne pouvait pas les quitter si vile !
— C'est donc avec votre mère que vous voyagez ?
— Pas davantage ; mais de grâce ne mettez pas votre esprit à la torture pour deviner les circonstances de mon voyage ; je vous conterai cela plus tard, et parlons de toutes ces choses que vous aviez à me dire ; j'ai très-peu de temps à vous donner, et je veux savoir tout ce qui vous touche. Nous avons été si séparées depuis deux ans... et Dieu sait quand nous nous reverrons ! murmura-t-elle, mais si bas que Marguerite n'entendit pas ces derniers mots.
— Ah ! oui, nous avons été bien séparées, chère Diana. Heureusement vous arrivez au moment où j'ai le plus besoin de vos conseils et de votre amitié, non pour me décider, car je le suis, mais pour m'aider à suivre vaillamment mes résolutions.
— Mon amitié est tout à vous, chère petite, vous le savez bien ; quant à mes conseils, ils ne passent pas pour très-bons, je vous en avertis. » En disant ces mots, Diana s'était levée comme pour arranger ses boucles brunes et soyeuses que le vent avait un peu dérangées, et la glace refléta l'un de ces visages qu'on ne trouve que dans les rêves, ou en Angleterre.
« Mais.avant tout, continua Diana, faites bien défendre votre porte, pour qu'on ne puisse nous interrompre, ni me voir chez vous,'et vous ne parlerez de ma visite à personne, entendez-vous bien...
— Mon Dieu ! ma chère Diana, je vous
LA DEMOISELLE A MARIER
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trouve uu air distrait et agité qui rn'alarme ; que vous cst-il donc arrivé ?
— Rien... il ne m'est rien arrivé, je vous assure... C'est sans doute la joie de vous revoir qui me donne cet air préoccupé... Ah! chère Marguerite, votre vue me rappelle de si doux souvenirs ! quel temps plein de charme il retrace à ma mémoire !
— Celui de votre mariage, n'est-ce pas, où je vous vis si heureuse, si éperdument éprise du beau Jemmy ?
— Oh! non, en vérité, ce n'est pas à ce temps-là que je pensais, mais au contraire à celui où j'étais encore une heureuse fille insouciante , ayaut tout l'avenir, l'espace, le monde à moi, et portant mes rêveries sur les grèves enchantées qui bordent la mer ; mes espérances étaient grandes comme elle alors.
— Oh! plaignez-vous, belle songeuse, d'avoir échangé de vagues illusions contre un mariage d'amour... Et que diriez-vous donc, ma pauvre Diana, si vous aviez échangé tous les trésors, toutes les joies de ce ciel étoile que chaque jeune fille porte en elle-même, contre les froides et lourdes chaînes d'un mariage semblable à celui que je vais faire ?
— Vous allez vous marier, chère Marguerite : oh! j'en suis bien aise; contez-moi tout cela. »
Dans la manière dont ces derniers mots élaient dits par lady L..., peut-être aurait-on pu voir percer, à travers l'intérêt que lui causait cette nouvelle, un certain soulagement d'échapper aux investigations de son amie, en portant toute l'attention de Marguerite sur elle-même.
« Oh! vous allez vous marier? reprit-elle, en voyant que mademoiselle de Bussy ne disait plus rien.
— Oui; mais il n'y a rien là de très-gai, je vous assure.» Elle essaya de sourire, tandis que dans ses yeux brillaient deux larmes qu'elle essuya furtivement avec l'un de ses doigts et reprit : « Pour moi, ce ne sont pas, comme pour ma belle Diana, toutes les joies d'un amour
partagé ; ce ne sont pas des promenades infinies au clair de la lune, ce ne sont ni des soupirs, ni des extases de bonheur à faire rèvei longtemps une pauvre fille élevée comme moi à la française, et destinée à se marier à la française, c'est-à-dire de la plus sotte façon du monde ; ô ma Diana, que je vous ai enviée alors !
— Quel mariage faites-vous donc? interrompit lady L... avec un sourire indéfinissable, où paraissait percer une sorte d'impatience irritée.
— Quel mariage je fais? Ah, mon Dieu! je fais un mariage à peu près comme tous ceux que je vois faire autour de moi, un mariage à pleurer d'ennui en attendant qu'on y pleure de tristesse, et qu'on y meure de consomption.
— Et pourquoi le faire ?
— Pourquoi? mais, mon Dieu! parce qu'il faut bien en finir.
— Bonne raison ! dit Diana éclatant de rire involontairement, malgré la gène et la contrainte qui avaient paru la dominer depuis un moment.
— Mais oui, pour en finir, reprit mademoiselle de Bussy : vous ne me comprenez pas, je le vois bien, parce que vous ne savez point ce que c'est en France que d'être cette chose insipide, ennuyeuse et embarrassante qu'on appelle une fille à marier.
— Que ne suis-je encore celte chose-là ! dit Diana en étouffant un soupir.
— Vraiment, reprit mademoiselle de Bussy, je ne suis pas surprise de votre étonnement. En Angleterre, l'état de jeune fille est une royauté charmante : une jeune fille règne sur tout ce qui l'entoure ; toutes les fêles, tous les plaisirs sont pour elle; son printemps est plus riant et plus beau que celui de l'année. Tant qu'une Anglaise n'a point subi le joug quelquefois un peu rude du mariage, c'est une reine, c'est une fée autour de laquelle tout est sourire et bonheur : elle estlibre, elle est fière, et dicte des lois à tout ce qui l'approche. Il y a longtemps qu'on l'a dit, il faudrait être
La Demoiselle à marier. Dessin de Bertall.
LA DEMOISELLE A MARIER
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jeune fille en Angleterre et femme en Fiance. — J'aurais assez aimé à cumuler ces deux libertés, dit Diana moitié gaie, moitié triste.
— Il ne tient qu'à vous , chère Diana; venez passer l'hiver prochain à Paris.
— Je ne sais point ce que je ferai l'hiver prochain, je vis au jour le jour, n'aimant pas à songer au lendemain : mais dites-moi quelle est l'existence des jeunes filles en France ; vous ne m'en avez jamais parlé?
— Je ne m'en rendais pas encore bien compte dans ce temps-là ; mais deux ans apportent bien des changements. A notre âge, qui est celui de toutes les curiosités, on regarde, et on apprend mille choses auxquelles on ne faisait point.attention ; eh bien ! voici notre vie : Les jeunes personnes, comme on nous appelle, eussions-nous trente-six ans, si nous sommes encore à marier, les jeunes personnes ne comptent pour rien dans notre faubourg Saint-Germain ; tout se fait pour elles, dit-on, mais rien^ar elles.
■— C'est là une maxime que les gouvernements voudraient bien adopter pour les peuples.
— Oui, mais les peuples se révoltent ; et nous, dont l'état est d'être agneaux ou colombes, nous subissons la loi commune , et on en abuse ; du
moins dans les familles qui n'ont point encore adopté la nouvelle mode, et où l'on ne nous contraint pas à faire des mariages d'inclination.
— Contraindre à faire des mariages d'incli;
d'incli; 1 allons, vous vous raillez de moi pauvre
i étrangère.
'■ — Non, je ne me raille point, c'est une nouvelle
nouvelle mais il faut être énormément riche pour la suivre; il faut avoir cent mille livres de rente, une mère dont l'amie intime a un fils qui n'en a que cinquante tout au plus, mais en revanche un titre ou un très-beau nom, de ces noms qui sont à eux seuls une dignité ; alors les mères arrêtent le mariage de leurs enfants dans un jour d'expansion sentimentale auquel on a pensé depuis dix ans. Cependant on décide qu'on ne doit unir les jeunes ■gens que quand ils s'aimeront, et on débite là-dessus de charmanies maximes, car nos mères aiment toutes à parler d'amour. A dater de ce moment, le jeune homme reçoit l'autorisation de chercher à se faire aimer, et comme les cent mille livres de S renie lui plaisent prodigieusement , il se promet bien de réussir, il abandonnele Jockey's Club et les parties ruineuses qui pourraient lui faire du tort si on les savait; il vient au bal et ne fait danser que sa future fortune; il vient caracoler au bois autour de la calèche où elle est promenée par sa mère. Si elle aime les chiens, il se met à aimer les chiens ; si ■ elle est musicienne, il aime la musique ; si elle est gaie, il est
gai ; si son humeur est mélancolique, il est mélancolique et ne lit que Byron et nos poëtes ténébreux; enfin, pendant six mois, il est aussi parfaitement hypocrite qu'on nous force à l'èlre du berceau jusqu'à notre contrat de mariage.
174
LA DEMOISELLE A MARIER
— Mais les parents, les amis, ne disent-ils lien?
— Non : les parents, les amis, sont dans le secret et chacun dit :
« Comme monsieur un tel est bien ! qu'il « est agréable ! comme il monte bien à cheval ! « comme il a bon air ! » etc., etc. La mère dit « à sa fille : « Comme il aime sa mère ! qu'il est « bon, distingué, spirituel ! Il sera pair un « jour, et certainement il se fera remarquer à « la Chambre ; » car si beau que soit un nom, voyez-vous, maintenant on sent bien qu'il faut retremper ses titres dans un peu de mérite personnel.
■— Et que dit la jeune fille à cela?
— La jeune fille rougit un peu, elle se rappelle un soupir qu'il a fait semblant d'étouffer, en apprenant qu'elle part pour la campagne ; et pourtant c'est à la campagne que se frapperont les grands coups ; d'autant qu'on a remarqué qu'à force d'entendre vanter les mariages d'inclination, la pauvre fille a pris la chose au sérieux, et semble accorder quelque préférence . à... son cousin, car les cousins, on dit que c'est la peste des familles ; et peut-être on a raison.
— Et vous, Marguerite, n'avez-vous pas un cousin ?
— Oui, le prince de M..., dit Marguerite en rougissant un peu ; mais ce n'est pas de moi que je vous parle, laissez-moi vous achever le mariage d'inclination. On part pour la campagne ; huit jours après, le jeune homme arrive avec sa mère ; le temps presse, on craint le cousin, qui doit venir à l'automne. Alors il tombe éperdument amoureux ; on le laisse gémir et soupirer pendant trois mois, plus ou moins ; mais au bout de ce temps il faudrait avoir bien du malheur ou de la maladresse pour qu'une jeune fille ne finit pas par se croire un peu éprise.
— Marguerite, je vous trouve bien savante, vous m'étonnez ! Où donc avez-vous appris tout cela ?
— J'ai appris tout cela d'une de mes amies,
laquelle a été ainsi conduite à épouser un homme qu'elle ne pouvait pas souffrir, et avec qui elle est fort malheureuse, parce qu'il aimait passionnément sa fortune et qu'il se souciait fort peu d'elle.
— Vos mariages d'inclination sont très-plaisants !
— Pas trop, je vous l'assure.
— Alors ce n'est pas un maiiage d'inclination que vous faites ?
— Non, non ! je ne suis pas assez riche, et je ne dois m'éprendre de personne. On lépète très-souvent devant moi qu'une fille bien née ne doit avoir aucune préférence dans le coeur. Seulement, si un grand seigneur très-riche voulait bien devenir follement amoureux de moi, ma mère serait la plus heureuse et la plus triomphante des mères. Pauvre femme! elle attendra longtemps. Les jeunes gens ont trop bien appris l'arithmétique depuis un certain temps pour songer à moi. L'arilhmélique est l'ennemie jurée des jeunes filles ; c'est un préservatif assuré contre l'amour qu'elles pourraient inspirer.
— Cependant vous êtes riche, je crois?
— Non, pas du tout. Ma mère a un trèsbeau douaire, et parait riche ; mais j'ai des frères et des soeurs tous mariés et en possession de légitimes héritiers. J'ai dix mille livres de rente, pas davantage ; donc je ne puis plaire qu'à ceux qui n'ont rien.
— Et pourquoi cela? Je ne comprends pas la logique de ce raisonnement.
— Parce que ceux qui possèdent, ne fût-ce que six mille livres de rente, sont infiniment plus riches, vivant garçons, qu'ils ne le seraient avec seize mille livres de rente et une femme à loger, vêtir et nourrir. Ma mère sait merveilleusement cela, aussi elle a placé ses espérances ailleurs; et, pour essayer l'effet de mes charmes, elle me mène depuis deux ans à toutes les ambassades afin d'y rencontrer des étrangers.
— Pourquoi des étrangers ?
— Parce qu'ils passent pour plus riches et
LA DEMOISELLE A MARIER
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moins bons calculateurs que les Français.
— On pourrait bien se tromper.
— Peut-être. Et d'ailleurs que voulez-vous ? Je ne sais pas être aimable pour tous les vieux princes russes, allemands, goths, visigoths ou ostrogoths à col tordu, borgnes, bossus, boiteux ou manchots, que nos mères se sont mises à cajoler pour nous. Aussi la mienne dit-elle en riant, mais avec un grand fond de tristesse, que je suis d'une très-difficile défaite.
— Eh bien, pourquoi veut-elle donc se défaire de vous ?
•— Parce qu'il faut bien marier sa fille.
— Mais quelle nécessité ?
—; C'est l'usage ; et une mère ne passe pour avoir bien rempli son devoir maternel que quand, vaille que vaille, elle a marié tous ses enfants.
— Votre société française est singulière, en vérité ! Donc, pour vous conformer à l'usage, vous, ma chère Marguerite, à qui j'ai vu de tout autres idées, vous vous mariez seulement pour en finir, ainsi que vous disiez tout à l'heure. Et quel homme est celui que vous devez épouser ?
— Je ne sais trop, répondit nonchalamment Marguerite.
— Est-il beau ?
— Voilà bien une question d'Anglaise. Non, il n'est ni beau ni laid.
— Est-il jeune?
— Ni vieux ni jeune, trente-trois ans à peu près.
— Est-il riche ?
— Non, je dirais qu'il n'est ni riche ni pauvre, si ce n'est qu'il n'est vraiment pas assez riche à beaucoup près pour vivre dans la haule société, dans laquelle son mariage va le placer, et qu'il faudra nécessairement que nous passions ensemble beaucoup de temps à la campagne, non pour y avoir une belle et large existence comme on la mène en Angleterre, mais pour y vivre mesquinement pendant huit mois, afin d'en passer quatre à Paris convenablement.
— A-t-il de l'esprit pour défrayer tout ce
long temps que vous passerez ensemble éloignés du monde?
— Eh non! il n'est point sot, mais il n'a point d'esprit ; il n'est pas bon, du moins de cette bonté forte et généreuse qui n'appartient qu'aux gens d'élite, mais on dit aussi qu'il n'est pas méchant ; il n'est pas grand, il n'est pas petit ; il n'a pas l'air extrêmement provincial quoiqu'il vienne, comme Petit-Jean, d'Amiens pour être Suisse ; il n'a pas un grand nom, il n'en a pas un trop obscur, il est dans le médium de tout ; et jusqu'à sa voix (car il chaule) a subi celle loi fatale de juste milieu dans lequel il semble avoir été pétri de toute éternité : c'est un baryton, la seule voix pour laquelle je me sente une aversion prononcée.
— Mais, ma pauvre enfant, vous qui n'aimez que les extrêmes et à qui le médiocre a toujours été odieux, comment allez-vous faire?
— Je n'en sais rien.
— Je ne vous donne pas deux ans pour mourir de dégoût et d'ennui.
— Je le crois. »
Et mademoiselle de Bussy, la tête appuyée sur sa main, faisait danser un de ses petits pieds dans une cadence rapide, ainsi qu'il arrive quand on veut paraître calme au dehors et que cependant on éprouve une grande agilalion intérieure.
« Quelle folie ! reprit Diana ; en vérité, Marguerite, je ne vous comprends pas. On voit bien que vous ne savez guère encore ce que c'est que le mariage, ses difficultés, ses exigences, son despotisme. Vous ne comprenez pas à quel point il faudrait profondément se convenir pour s'y trouver longtemps heureux. Ce n'est pas même toujours assez de l'amour pour opérer une complète fusion de deux êtres, il peut s'éteindre, ajouta-t-elle d'une voix profondément triste, et montrer qu'on s'est étrangement mépris quand on s'est cru faits l'un pour l'autre. Voyez-vous, Marguerite, il faut être de la même sphère, du même pays moral, pour ainsi dire ; autrement on souffre chacun toutes les peines des exilés qui n'entendent
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LA DEMOISELLE A MARIER
plus jamais parler le langage de la patrie. Et encore si c'était là tout! Mais, mon enfant, dans l'angoisse qu'on éprouve d'une telle torture, on peut perdre la raison, on peut écouter des accents qui répondent à toutes les pensées de votre coeur, se laisser fasciner, séduire, succomber sous le charme, et ne comprendre le danger que quand il n'est plus temps de le fuir, car on est devenue coupable... »
Marguerite leva les yeux sur lady L... et vit qu'elle pleurait.
Diana baissa ses regards sous ceux de son amie, sa poitrine se soulevait oppressée de sanglots ; mais elle reprit brusquement :
« Il faut rompre ce mariage, il le faut ! »
Marguerite essuya ses yeux ; en voyant pleurer Diana, dont elle croyait que les larmes coulaient pour elle, la jeune lilie avait perdu quelque peu de sa fermeté.
« Non, répondit-elle, il est arrêté, et le contrat doit to signer ce soir : ce serait une esclandre ; d'ailleurs que gagnerai s-je à attendre ? ce mariage est encore un des meilleurs de ceux qu'on me propose depuis longtemps; tout est dit; il en sera ce qu'il pourra.
— Mais, mon enfant, expliquez-moi ce qui a pu vous conduire, vous que j'ai vue décidée dans un temps à faire, comme nous autres Anglaises, un mariage d'amour, à faire aujourd'hui la sotte affaire que vous êtes sur le point
Salon de l'hôlcl de Bussy. Dessin de Pauquet.
de conclure ? y a-t-il de votre part une inclination contraiiée, dépit, désespoir ? En vérité, je ne comprends rien à cette décision.
■— Il n'y a rien au monde que l'ennui d'être ce qu'on appelle une fille à marier : je me marie pour être mariée et qu'il n'en soit plus question ; pour ne pas être, par exemple, un jour comme ma tante Éléonore : pauvre créature, elle a vieilli sous le harnais d'une fille à marier, et je la vois encore, malgré ses quarantecinq ans, se redresser et faire la charmante quand un célibataire passe auprès d'elle : elle me rappelle toujours le cheval du grand Frédéric, qui dressait l'oreille et piaffait encore dans sa vieillesse quand il entendait sonner la trompette.
— Si vous riez, Marguerite, nous voilà perdues
perdues c'est un indice certain que vous allez vous affermir dans votre folie.
— Folie! folie! Demandez à ma mère si je ne fais pas une action très-raisonnable! Écoutez, je veux bien vous le dire en confidence : malgré l'air de jeunesse que me donnent mes cheveux blonds et une certaine délicatesse répandue dans toute ma personne, j'ai vingtquatre ans passés. Quand les vingt-cinq auront sonné, j'aurai perdu toutes les chances de me marier en jeune fille, on ne pensera plus pour moi qu'aux hommes de quarante ans au moins; puis, si j'ai le malheur d'arriver à. trente, il ne tiendra qu'à moi de croire qu'il n'y a plus au monde que des hommes de cinquante ans (bien conservés à la vérité); ensuite chaque année comptera quadruple, et en peu de temps
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je deviendrai une fille de mérite, et je ne devrai plus aspirer qu'aux veufs de soixante ans, goutteux, asthmatiques ou sourds, qui penseront à moi pour mes vertus, parce qu'ils auront besoin de cataplasmes, de tisanes et de soins dans leurs vieux jours. Hélas! hélas! c'est ma dernière année de jeunesse comme fille à marier, et je veux en profiter.
— Pour faire une belle fin, vraiment!
— Que voulez-vous, Diana ! les choses sont arrangées en France de façon que je n'ai point
de chance de mieux faire, puisque je suis arrivée jusqu'ici sans changer d'état.
— Pourquoi aussi ne vous êtesvous pas mariée plus tôt?
— Oh! pourquoi? répondit Marguerite en soupirant, parce que j'avais un brin de roman clans le coeur, et que ma ' mère avait dans la tète dix grains d'ambition; à mon entrée dans le monde on me trouva jolie.
— Je vous trouve encore plus charmante cette année.
— C'est possible ; mais il y a huit ans qu'on me voit, et cela me fait perdre infiniment de valeur; enfin, n'importe! aux premiers moments de mon apparition j'eus, comme dirait ma mère, le bonheur de plaire au jeune prince héréditaire de N...
— Le prince Frédéric de N... ! » répéta Diana d'un ton assez singulier. Une rougeur rapide
' passa sur son visage et la laissa très-pâle.
c Lui-même; ses assiduités furent assez marquées pendant tout l'hiver.
— Et vous plaisaient-elles? reprit Diana du
même ton..., il passe pour... très-agréable.
— Elles ne me déplaisaient pas, parce qu'elles me mettaient à la mode.
— Seulement pour cela ?
•— Oui, car il est très-blond et que je n'aime point un homme blond.
— Allons, allons, c'est une bonne raison, dit Diana en riant à demi.
— Quant à ma mère, elle était d'une joie contenue, digne et pleine de convenance dans le monde, mais qui éclatait parfois dans l'intérieur.
l'intérieur.
— Eh bien, il me semble que tout allait fort bien, reprit Diana d'une voix un peu amère.
— Oui, mon his toire aurait pu devenir un roman et finir'de bonne heure; mais le vieux prince de N...n'était pas si joyeux, et un beau matin il emmena son fils en Allemagne; depuis, ma mère m'a dit (pour se consoler elle-même) qu'il avait assez mal tourné, et qu'il avait fait
beaucoup parler de ses aventures galantes en Allemagne et aussi en Angleterre. »
Lady L... ne répondit rien, mais elle parut oppressée et souffrante ; cependant elle se contint et dit :
— Eh bien, après celui-là, ne vint-il pas quelque noble et beau prétendant?
— On m'a proposé pendant deux ans d'excellents partis : je disais non, parce qu'aucun n'était l'idéal que mon imagination avait forgé; et ma mère disait aussi non, parce qu'aucun n'était ni duc ni prince, et que le prince Frédéric avait élevé très-haut le diapason des espérances de ma mère ; je ne pouvais point,
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LA DEMOISELLE A MARIER
à son avis, être moins que duchesse; les pauvres mères s'abusent souvent beaucoup : de refus en refus, je gagnai vingt et un ans. Cette année-là fut bien terrible, j'allais être majeure; majeure, c'est là un mot épouvantable pour une jeune personne. Et pour éviter d'être publiée fille majeure, je crois que nous aurions renoncé, moi à mes rêves, et ma mère à me voir titrée. C'était une véritable désolation : mais que faire? Il faut s'accoutumer à tout, même à vieillir, » reprit Marguerite avec une moue charmante. Et jetant un coup d'oeil à la glace de sa toilette placée vis-à-vis de la causeuse, elle ne put s'empêcher de sourire, car la figure qu'elle y vit n'était rien moins que vieille assurément. « Cependant, continua-t-elle, après le jour irrévocable qui m'enrôlait dans les filles majeures, après avoir évoqué tous les exemples des temps passés, et présents qui pouvaient nous rassurer, nous avons repris peu à peu chacune nos espérances et nos illusions.
— Et comment n'avez-vous pas rencontré, chemin faisant, votre idéal? Cela se rencontre toujours, reprit Diana en rougissant..
— Que sais-je? ceux-ci ne me plaisaient pas, je ne plaisais point à ceux-là. En France, les jeunes gens font la cour aux femmes et non pas aux jeunes personnes, attendu que les usages nous enjoignent de ne parler de rien par innocence.
— Pourtant j'ai ouï dire qu'à Paris la conversation était souvent très-libre, et je pense que vous devez parfois entendre des choses singulières.
— Oui, on parle de tout devant nous, d'histoires galantes, d'anecdotes passablement scandaleuses, de bons mots qui ne sont pas toujours très-châtiés ; mais malheur à nous si nous comprenions le langage le plus clair ! Nous ne devons ni sourire ni rougir, sous peine de passer pour savoir plus de choses qu'il ne convient à notre état de jeunes personnes.
— Et êtes-vous en effet si ignorantes?
— Oh! je crois, dit Marguerite en riant dans sa jolie figure fine, que nous sommes un peu
comme les enfants muets dont les nourrices se vantent avec orgueil : « Il ne parle pas encore, disent-elles ; mais il n'ignore de rien. » .»
— Vous vous vantez, ma chère enfant, » reprit Diana avec une certaine pédanterie de femme mariée.
. Marguerite rougit, et craignit d'avoir outrepassé sa pensée ; mais elle continua : « Vous ' voyez qu'avec ce système qui nous rend stupides à plaisir devant les hommes, il est trèsdifficile à une jeune fille de faire sortir son roman de l'état d'abstraction. J'ai donc ainsi gagné vingt-quatre ans, autre année fatale! depuis près de dix mois que j'y suis entrée, ma mère a quitté toutes ses espérances, et un désir effréné, une impatience sans espoir s'est emparée d'elle, elle en parle le jour, elle y rêve la nuit; tous ses amis sont en campagne, et nous ne passons- jamais une semaine sans faire au moins une entrevue.
— Qu'est-ce qu'une entrevue? dit lady L...
— 0 bienheureuse Anglaise qui ne sait pas ce que c'est qu'une entrevue ! s'écria Marguerite avec une emphase plaisante : une entrevue est une invention assommante et saugrenue de notre civilisation matrimoniale; c'est une
j rencontre fortuite où l'on fait trouver ensemble j une jeune personne qui ne se doute de rien et | un homme à marier. Avez-vous jamais vu : vendre un cheval?
! ■— J'en ai du moins vu beaucoup acheter. ; — Vous avez alors vu comme on le fait mar! cher au pas, au trot, au galop ; on montre ses i pieds, ses dents, on dit s'il a de bons pou! mons, s'il est bon coureur, s'il est facile à ! ferrer, s'il se nourrit bien; que sais-je encore? i Eh bien, cette exhibition de toutes les qualités j chevalines n'est rien auprès de celle d'une l créature soumise à l'entrevue : on la pare des \ pieds à la tête de tout ce qui peut l'embellir, ; on la place sous son meilleur jour; si le bal ! lui va bien, c'est au bal qu'on la montre ; si | elle chante, c'est au concert; si elle n'est point ! trop sotte, c'est à un dîner, où chacun l'interj roge, qui sur ses talents, qui sur ses goûts ; l'un
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lui parle musique, l'autre dessin, un autre lui demande qui elle admire le plus, de Victor Hugo ou de M. de Lamartine, le tout pour la faire briller. Pour moi, j'en ai fait partout, et je les avais prises dans une telle horreur, que je les manquais toutes! Au bal, quand j'avais soupçonné l'entrevue, j'étais mal coiffée et je me sentais gauche, ce qui est le meilleur moyen pour l'être en effet, tout me mettait à la gène sous des regards inquisiteurs; au concert je chantais faux, et j'étranglais toutes mes roulades.
— Mais aux dîners, du moins, vous n'étiez point sotte, j'imagine?
— Eh bien, vous vous trompez, ma chère; je trouvais presque toujours à soutenir, je ne sais par quelle fatalité, quelque thèse odieuse à tous les maris. Un jour entre autres (je n'étais pas, il est vrai, dans la confidence de l'entrevue), je voulus prouver de la meilleure foi du monde et sans songer à mal, je vous l'assure, que les seules femmes heureuses que je connusse étaient toutes de jeunes veuves; ma mère toussa : je la pris à t'rnoin; elle toussa plus fort, mais j'étais en verve de gaieté, j'allai mon train, accumulant les exemples, et je ne m'arrêtai que quand le monsieur de l'entrevue me dit d'un air gonflé de colère : « Mademoi« selle, si l'état de veuve est celui qui vous pa« raît déjà le plus désirable, je pense que peu « de gens seront ambitieux de vous offrir les « moyens d'y arriver. » Je le regardai trèssurprise, et je lui vis un air de' dignité blessée, si sotte et si plaisante, que je fus prise d'un fou rire inextinguible.
— 0 le triste animal que celui qui ne sait pas rire d'une plaisanterie !
— D'autres fois je disais que j'aimais le monde devant un homme qui n'aimait que la campagne, ou que j'avais une santé délicate devant un jeune homme qui avait horreur d'une femme malade. On a dit qu'un courtisan ne doit avoir ni humeur ni honneur; eh bien, ma chère enfant, une fille à marier ne doit avoir ni coeur, ni foie, ni poumons, ni goûts,
ni opinions, ni esprit, ni yeux, ni oreille, de peur que, si elle vient à montrer l'une de ces choses, ce ne soit pas celle qui cadre avec les idées hétéroclites du seigneur et maître qui vient l'observer dans une entrevue. J'ai connu deux mères qui portaient si loin les précautions qu'elles n'avaient fait embrasser à leur fille aucune religion, afin qu'elles pussent épouser, selon l'occurrence, un catholique ou Lin protestant; mais ces choses sont rares, parce que tous les hommes, quelles que soient d'ailleurs leurs idées religieuses, aiment à trouver une femme pieuse.
— S'ils ne sont pas dévots, que leur importe?
— Ils disent que c'est une garantie. On pourrait faire un livre de toutes mes entrevues ; je n'y plaisais guère à personne, et personne ne m'y plaisait. 11 faut dire aussi que l'homme du monde le plus séduisant devient intolérable dans une entrevue, et qu'une femme y est affreuse, et guindée et stupide. Voyezvous bien, c'est une galère, et depuis que ces malheureux vingt-quatre ans sont venus mettre ma mère en émoi, je fais perpétuellement de ces malheureuses rencontres. Et je dois dire avec tristesse, que tous les jours les qualités du prétendant diminuent ; nous écoutons maintenant des propositions qu'on n'eût jamais osé nous faire il y a quelques années ; c'est triste, voyez-vous, d'être au rabais, et, à moins de quelque bonne succession qui relève nos actions, on ne sait où cela peut s'arrêter. La fable de la Fontaine prend une réalité désespérante, et voilà ce qui fait qu'en un mot j'en veux finir.
— Mais ce cousin dont vous ne voulez point que je vous parle, je l'ai vu dans un temps avoir pour vous une de ces tendres affections qui naissent dans l'enfance et peuvent durer toute la vie. »
Marguerite rougit beaucoup; mais elle reprit avec impatience : « Roger a cinquante mille livres de rente, sa mère lui a défendu de songer à moi, quoiqu'il prétende vouloir atten-
La Demoiselle à marier. Dessin de Gavarni.
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dre qu'il l'ait fléchie, je ne veux pas être une pierre d'achoppement entre ma tante et lui, et, quoique j'aie pour lui, non de l'amour, mais une bonne et sincère affection, je n'attendrai point l'incertaine bonne volonté de la princesse de M..., ni qu'il soit revenu d'un long voyage qu'elle lui a fait entreprendre ; en un mot, j'en veux finir.
— Quel refrain ! et ne vaudrait-il pas cent fois mieux rester fille toute sa vie que de finir par une détestable union!
— Ah, fi! rester fille comme ma tante Éléonore, j'aimerais autant être enterrée vive; j'aime assez le monde, et une vieille fille y joue un rôle insupportable; elle y devient ridicule; elle y vit sans considération, sans appui; de plus, elle y vit sans fortune; il n'y a point d'âge où des parents consentent à donner à leur fille ce qu'ils donneraient à leur gendre : on est en tutelle tant qu'on a le bonheur de conserver son père ou sa mère. On est à peine logée; vous voyez, j'habite le cabinet de toilette de ma mère, sans qu'elle trouve qu'il soit nécessaire de me donner un appartement plus agréable et plus commode : je vais me marier, dit-elle toujours. On me pare pour me montrer, mais je manque de beaucoup de choses nécessaires ! A quoi bon faire faire ceci et cela, ne vais-je pas avoir un superbe trousseau? Pourquoi le moindre bijou, ne vais-je pas avoir une ravissante corbeille? Gêne et ennui, voilà pour l'intérieur; position fausse et désagréable, voilà pour l'extérieur. Il résulte de tout cela, ma belle Diana, qu'au lieu d'avoir pu faire comme vous un choix qui assure un bonheur romanesque à la vie entière, je vais m'ensevelir dans le plus triste de tous les tombeaux, un mariage de convenance qui ne me convient pas. Mais, paix ! voilà la voiture de ma mère. »
Diana se leva précipitamment en s'écriant :
« Mon Dieu, comment faire ! il ne faut pas absolument qu'elle me voie ici. »
Marguerite réfléchit un instant, et, se levant à son tour, elle dit : « Venez vite; on ne sort de ma chambre qu'en passant par celle de ma mère, mais vous pourrez la traverser avant qu'elle y soit arrivée. »
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LA DEMOISELLE A MARIER
En disant ces mots, elle conduisit lady L... toute tremblante à travers l'appartement de madame de Bussy, et, lui ouvrant la porte d'un
très-petit cabinet et d'une chambre de la femme de chambre, où venait aboutir un escalier dérobé, elle lui indiqua les moyens de regagner la voiture qui l'attendait à quelque distance ; mais, prête à la quitter, Marguerite lui dit :
« Chère Diana, pourquoi ce trouble et cette fuite précipitée? pourquoi me quitter si tôt? Tout votre air m'inquiète.
— Il le faut, il le faut ! vous saurez tout, je vous écrirai; aimez - moi touj ours. Hélas ! bientôt peut-être vous serez la seule au monde ! » Et la belle jeune femme se jeta en sanglotant dans les bras de la jeune fille alarmée ; puis, ayant entendu quelque bruit, elle s'en arracha et se hâta de descendre le petit escalier... Après en avoir franchi quelques marches, elle se retourna et dit à Marguerite :
« Mon enfant, je vous en supplie, promettez-moi de ne pas vous marier ainsi... ni par amour, c'est le malheur de la vie. » Et elle disparut au tournant de l'escalier.
« Voilà qui est inexplicable : « ni ainsi, ni par amour.» Mon Dieu! qu'a-t-elle? Seraitelle malheureuse? »
Marguerite retourna pensive
dans sa chambre ; madame de Bussy y entra un instant après : elle paraissait agitée, mais singulièrement heureuse.
« Marguerite, chère enfant, lui disait-elle en la baisant au front, et s'asseyant tout émue
I à la place que lady L... venait de quitter• je I t'apporte de grandes nouvelles. Tout va bien ; pour toi, et, Dieu msrci, je l'ai su à temps!
Oh ! que je suis heureuse ! notre vieux cousin le marquis de Bussy est mort.
— Oh! j'en suis bien fâchée, dit Marguerite ; il était si bon pour moi !
— Sans doute, sans doute; je le regrette aussi beaucoup, mais en mourant il s'est souvenu qu'il t'avait tenue sur les fonts du baptême, et, au lieu de disséminer sa fortune entre ses vingt neveux, il te laisse cinquante-cinq mille livres de rente, sans compter un très-bel hôtel à Paris. Te voilà un des bons partis de la société,.et déjà le duc de C..., le parent du marquis de Bussy, en me mandant cette nouvelle, te demande en mariage, pour resserrer, ajoute-t-il, de plus en plus les liens d'amitié qui l'unissent à ma famille.
— Et mon beau fiancé de ce soir, dit Marguerite avec sa jolie physionomie moqueuse, qu'allez-vous en faire?
— Ce matin même, de chez mon notaire, où je viens d'apprendre ton changement de situation, je lui ai écrit, avant que la nouvelle fût ébruitée, pour lui dire que des réflexions sur la différence de vos goûts et de vos caractères me faisaient renoncer à l'honneur de son alliance.
j — Vraiment ! reprit Marguerite, je n'en suis
j assurément pas fâchée ; pourtant, s'il faut le
! dire, ce procédé me semble un peu dur. Le
; trouver bon pour dix mille livres de rente, et
| le rejeter quand on en a cinquante ; comment
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pourra-t-on traduire cela dans le inonde?
— C'est mon devoir de mère de bien établir mes enfants, et personne ne saurait me blâmer de le remplir, répondit madame de Bussy d'un air digne mais positif ; à présent tu peux aspirer à tout, et j'espère te faire faire un magnifique mariage.
— Allons, me voilà fille à marier comme devant: mais, ma bonne mère, maintenant que je suis riche, pourquoi n'essayerais-je pas un mariage d'inclination, non pas à la française, mais à l'anglaise, comme lady L..., vous en souvenez-vous, quand nous étions en Angleterre; c'était bien beau, bien séduisant! 0 maman, la fortune doit servir, ce me semble, à toute autre chose qu'à chercher la fortune : ne le pensez-vous pas?
— Un mariage d'amour comme lady L..., c'est en effet une belle chose; attendez. » Madame de Bussy sonna sa femme de chambre, et lui dit de lui apporter un journal anglais resté sur sa toilette; elle y lut ce qui suit :
«Lady Diana L..., une belle et charmante personne de la haute société anglaise, à la suite de vifs chagrins intérieurs, est partie de son hôtel dans Portland-Place, avec le prince Frédéric de N..., connu en Angleterre par des succès de plus d'un genre; les fugitifs se rendent en Italie en passant par la France. »
Marguerite restait confondue. Madame de Bussy, très-ûère de son argument, encore que ce fût la fille d'une amie qui le lui fournit, ajouta en regardant Marguerite :
« Voilà ce que sont tous les mariages d'amour.
— Je n'en reviens pas, répondit la jeune fille; c'est là l'explication de... » Mais craignant de trahir le secret de la visite du matin, elle s'arrêta; un moment après elle reprit : « En vérité, je ne comprends pas comment il faut se marier, si les mariages de seule convenance et les mariages d'amour sont tous également redoutables. »
Elle y pensa quelques mois encore, non plus
avec les idées que le monde lui avait faites, mais avec des idées sérieuses et vraies que lui suggérèrent le malheur de ladyL... mariée par amour, et celui de la plupart des femmes qui l'entouraient, mariées par convenance de nom, de fortune ou de position. Madame de Bussy, pendant ce temps, nouait, dénouait, renouait un nombre infini de négociations auxquelles sa fille donnait peu d'attention.
A celte époque, Roger de M..., son cousin, revint de ses voyages. C'était un homme sérieux ; le temps ne l'avait point détaché de ses souvenirs et de ses affections d'enfance. Son esprit s'était développé, son coeur s'était mûri. Il rapportait un livre dont il avait connu l'auteur en parcourant l'Allemagne et la Prusse, où il était voyageur comme lui. Ce livre avait bca.ucoup servi à donner une direction élevée aux pensées de son coeur ; il voulut le faire connaître à Marguerite, et tous deux le lurent plusieurs fois ensemble. Roger n'avait plus de mère, et d'ailleurs Marguerite était devenue riche, ils se convenaient donc par tous les rapports extérieurs, et de doux souvenirs d'enfance, des rapports vrais, des convenances d'âge, d'esprit, de goût et de coeur les unissaient. Voici les pensées qu'ils méditèrent en peu de temps :
« Pense et prie avant de choisir, choisis avant d'aimer, et ne confie le secret de ton coeur qu'après avoir longtemps causé avec Dieu et avec ceux qui t'aiment.
« Et si Dieu et ceux qui t'aiment approuvent ton amour, noue-le par le lien de la promesse au coeur de ta fiancée, de peur qu'il ne tombe de ta main comme les choses qui ne tiennent pas.
« Et quand lu lui auras donné ta foi et que tu auras reçu la sienne, ne ferme point tes lèvres aux pensées de ton coeur, et laisse la fiancée appuyer sa vie sur ton bras et ses espérances sur ton coeur.
« Et le ciel, où l'on aime sans fin ni mesure, s'inclinera vers vous, et les anges prendront
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LA DEMOISELLE A MARIER
vos coeurs dans leurs mains et les aideront à s'aimer 1. »
Beaucoup d'autres maximes étaient dans ce livre, et leur fit comprendre à tous deux le mariage sous un jour sérieux et vrai; ils s'aimèrent, et Marguerite se maria, mais pour devenir bonne et tendre épouse, et non plus comme elle l'avait longtemps voulu, seulement
1. LIVRE DES PEUPLES ET DES Hors, chap. Aux Jeunes Gens.
pour ne plus être cette chose à ressort, cette chose inerte, qui n'ose ni penser, ni agir; celte chose artificielle, sans réalité, sans couleur, sans saveur, sans personnalité propre; cette chose insaisissable, inexplicable, qui n'est rien, ne sait rien, ne veut rien; qui voudrait être seulement ce qui doit plaire à tous, et qu'on appelle une demoiselle à marier.
ANNA MARIE.
L'AUBERGISTE
PAR AMÉDÉE ACHARD
ILLUSTRATIONS DE RAYMOND PELEZ, PAUQUET, H. CATENACCI
IL n'y a pas d'aubergistes à Paris, il n'y a que des maîtres d'hôtel, qui sont des produits de la civilisationmûris dans les serres chaudes des grandes villes. Le maître
d hôtel parisien se tiendrait pour gravement insulté si quelque provincial mal avisé s'oubliait jusqu'au point de l'appeler aubergiste; nous ne savons même pas si, n'était la législation adoptée par les cours royales, il ne traînerait pas l'impertinent sur le terrain belliqueux du bois de Boulogne, ce classique parc des duels innocents. Le maître d'hôtel est un grand seigneur qui ne connaît guère mieux son établissement que les marquis de la régence ne connaissaient leurs terres. Il se montre partout, excepté chez lui, joue à la Bourse, hante les Bouffes et l'Opéra, monte à cheval, et donne à sa fille cent mille écus de dot prélevés sur les bénéfices légitimes d'une splendide hospitalité.
Pour rencontrer l'aubergiste, il faut donc, s'il vous plaît, grimper en diligence et sortir des barrières de Paris : c'est à peine si dans les faubourgs il en existe quelques-uns, tout au fond des quartiers industriels et populeux ;
mais ceux-là encore n'ont point de physionomies franches et décidées ; ils sont abâtardis par l'atmosphère parisienne, ils ont perdu leur allure originale, leur caractère primitif, leurs bonnes et vieilles habitudes, au contact des moeurs citadines. Les uns aspirent au rang de maîtres d'hôtel, les autres descendent au niveau des marchands de vin ; beaucoup de ces aubergistes faubouriens sont des logeurs, aucun n'est vraiment ce qu'il devrait être.
Laissez-vous emporter au petit trot par les lourdes gondoles des messageries ; allez toujours de relais en relais; ne craignez pas d*e pousser trop loin : il faut que le grand bruit de Paris meure à l'horizon, il faut que rien ne rappelle la capitale aux voyageurs ; quand vousserez là-bas dans quelque province lointaine, sur les frontières d'un département perdu dans les montagnes, alors seulement vous trouverez l'aubergiste tel que le passé nous l'a légué, l'aubergiste du Roman comique de ce pauvre infirme de tant d'esprit qu'on appelait Scarron. Ne vous arrêtez même pas sur le boulevard de la modeste sous-préfecture ; cette auberge qui étale, toute grande ouverte, sa large porte, est la soeur puînée d'un hôtel ; avant qu'il soit une semaine, un coup de pinceau aura balayé l'humble substantif sur l'écriteau élargi et mis à neuf. '.
C'est dans une petite ville qu'il faut s'arrè24
s'arrè24
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ter, une toute petite ville du Languedoc ou de la Normandie, sans prétention aucune, et qui aspire tout au plus aux honneurs administratifs de la justice de paix et du chef-lieu de canton. Là, vous ne chercherez pas longtemps sans découvrir l'auberge, et si vous avez trouvé l'auberge, vous avez du même coup mis la main sur l'aubergiste, tant le maître quitte peu sa maison, pas plus que l'huître son écaille; il vit dans elle et pour elle, si bien que la physionomie du bâtiment et la physionomie de l'homme ont quelque chose de sympathique, et qu'il serait impossible de trouver un autre logis pour ce maître et un autre maître pour ce logis.
Tantôt l'auberge hospitalière se tient aux limites extrêmes du bourg, afin d'accueillir plus tôt le voyageur fatigué, le roulier poudreux et son attelage, le colporteur et sa valise, le commis voyageur qui trotte sur son bidet en fredonnant une ariette d'opéra comique, le pâtre qui gagne la montagne avec son troupeau bêlant. C'est la vieille auberge qui a de vastes hangars, de profondes écuries, une cour ample et remplie de poules qui caquettent et de canards qui barbotent, de larges et chaudes étables, une immense cuisine pour salon, et de grandes chambres avec de grands lits. Parfois, aussi, l'auberge est assise sur la grand'place, tout à côté de la mairie, en face de l'église paroissiale ; le vieil ormeau qui a vu danser quatre générations sous ses vigoureuses branches ombrage sa large porte cochère ; mais cette auberge-ci est quelque parvenue qui vient insolemment étaler son luxe de fraîche date tout au milieu de la ville. Son propriétaire est un homme cossu qui a puisé quelques idées tronquées d'amélioration et de confortable dans ses fréquents voyages à la sous-préfecture ; il a, tant bien que mal, et plutôt mal que bien, restauré un antique couvent que les hasards des révolutions ont fait passer dans les mains de sa famille; avec deux ou trois cellules, il fait d'assez mauvaises chambres ; le réfectoire conserve sa destination et prend le nom constitutionnel de salle à manger ; les corridors restent ce qu'ils sont ; avec la chapelle il crée une remise, et le chapitre peut fort bien se transformer en salle de billard ; le reste va à l'avenant, et l'auberge se trouve installée. Cette auberge ne va pas audevant des voyageurs : elle est bien trop grande dame pour cela; elle attend, et on vient la chercher. Le préfet en tournée départementale et le conseil de révision la visitent; les gros marchands qui battent le pays pour faire provision
de foin, de blé, de bestiaux, de vin, de cidre, de cocons, la fréquentent volontiers. On y voit arriver aussi les Anglais dont la berline se brise -sur la route comme au troisième acte d'une foule de mélodrames. Pour s'y trouver à l'aise, il suffit de se contenter de peu, et de payer ce peu assez cher.
Sitôt que les deux auberges existent simultanément dans un bourg, la concurrence s'établit, et la rivalité, d'abord, et la haine, ensuite, ne tardent pas à venir. On a dit quelquefois que ce qu'il y avait de plus terrible et de plus tenace au monde, c'était une rancune de moine et une haine de femme; on s'est trompé : c'est une rancune et une haine d'aubergiste qu'il aurait fallu dire. Les deux auberges se dressent et vivent comme deux ennemies irréconciliables. C'est Rome Croix de Malte etCarlhage Lion d'Or, l'Athènes et la Sparte des cuisines, Achille et Hector en bonnets de coton, le tablier blanc à la ceinture. Les calomnies et les médisances volent de l'une à l'autre, l'insulte et l'injure ne chôment pas. Heureux quand les coups de poing ne succèdent pas aux coups de langue !
Quant à nous, toutes nos sympathies sont acquises à l'auberge du petit peuple, à l'auberge démocratique des faubourgs. C'est là seulement qu'on retrouve la profonde et haute cheminée où brûle un chêne, où toute la population du logis, pêle-mêle, bêtes et gens, se chauffe de compagnie. Le roulier avance ses larges mains à rencontre du feu; le chasseur laisse fumer ses guêtres humides sur les chenets de fer; le colporteur raconte quelqueplaisanle histoire d'amourette, et le petit commis voyageur en mercerie, rétribué à raison de S francs par jour, ne dédaigne pas de se livrer à quelque réjouissante, charge empruntée au répertoire d'un de ses illustres confrères de Paris. Un tournebroche gigantesque, tout chargé de volailles et de pièces de viande, fonctionne devant le feu; les chiens clignent les yeux et dressent leurs pattes à côté de gros chats qui se pelotonnent et ronflent aux angles du foyer. Tout ce monde qui se rencontre là par hasard, et qui se séparera le lendemain, cause, rit, fume, dans la bonne camaraderie du coin du feu. De gros jambons, d'épaisses tranches de lard pendent au plafond, jalonné de touffes de bruyères ; les murs, simplement recrépis à la chaux, sont ornés çà et là de gravures coloriées : Napoléon sur son cheval blanc avec Roustan le mameluck, la cavalerie d Abdel-Kader, et le dernier crime célèbre de la con-
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trée. Au chambranle de la cheminée est attachée, dans le Midi, une image de la bonne Vierge ; un portrait équestre de l'empereur la remplace au Nord. Le fusil de l'aubergiste, accroché au râtelier voisin, brille entre des carnassières, des fouets et des casseroles. La servante d'auberge, grande et forte fille aux bras rouges, aux joues rebondies, va et vient par la maison, agaçant celui-ci, souriant à celui-là, boudant cet autre, et pourchassée par le conducteur des messageries locales, lequel, en sa qualité d'habitué, jouit de toutes sortes de privilèges. Les palefreniers chantent dans l'écurie, les garçons courent et ravaudent, et dérangent tout sous prétexte de mettre le logis en ordre. Le dîner, les chambres, le service, se font au hasard; personne ne s'en occupe et tout le monde s'en mêle; cependant, quand vient la nuit, il se trouve que tout est fait sans que le garçon ait perdu un pourboire et la servante un baiser. Au milieu de tout ce bruit, l'aubergiste se multiplie ; il touche dans la main du voisin qui passe, apporte la provende au cheval du postillon, allume sa pipe au cigare du commis voyageur, verse un petit verre au garde-chasse, salue le gendarme qui entre, stimule sa femme qui gouverne la cuisine, gourmande la fille qui batifole dans la cour, jette une bûche au feu, découpe un jambon, monte de la cave au grenier, crie, appelle, répond, gronde, et se trouve encore le premier à la porte de l'auberge lorsque le bruit du fouet retentit sur la route.
On ne saurait s'imaginer, à moins de l'avoir vu, quel homme c'est qu'un aubergiste dans les bourgs, les villages, les hameaux : c'est le premier de l'endroit, la tête, le chef de la localité, la clef de voûte du pays; s'il n'est pas maire, il passe avant le maire ; il éclipse l'adjoint, marche de pair avec le brigadier de la gendarmerie et rivalise d'importance avec le juge de paix du canton. Les petits enfants le connaissent, les jeunes filles le considèrent, voire même le courtisent s'il est encore célibataire ; il est l'ami de tous les hommes, le camarade de tous les passants, la providence de tous les voyageurs. H donne à dîner à tout le pays, et il arrive souvent que tout le pays lui doit les dîners qu'il donne. Il a affaire à tout le monde : c'est le pivot autour duquel tourne tout le canton ; c'est bien plus à l'auberge qu'à l'hôtel de ville que se traitent les affaires de la commune; le greffier de la mairie enregistre les décisions prises par le conseil municipal, réuni en séance autour de quelques pots de
vin, chez l'aubergiste. L'aubergiste n'est rien, mais il délibère et voLe; mieux que personne, il sait ce qui se passe au chef-lieu : monsieur le préfet a mangé de sa cuisine ; les conducteurs de diligences, les gendarmes en mission, les routiers de passage, lui racontent ce qui se fait hors des frontières du village. On le consulte comme un oracle sibjdlin ; ce qu'il ne sait pas, il l'invente ; ce qu'il dit, on le croit ; ce qu'il propose, on l'exécute. L'aubergiste a salué les grands personnages et vu les princes qui voyagent incognito ; il n'est pas impossible même qu'il n'ait parlé à leur valet de chambre à propos de quelque fourniture. Le soir, il conte leur dialogue au village assemblé dans l'auberge, et le lendemain, il se trouve que l'aubergiste est devenu un personnage politique, grâce aux révélations que lui a faites le valet de chambre, transformé pour le moins en secrétaire intime. S'il se rencontre une fête à célébrer, voilà l'aubergiste qui dispose son logis et plante un mai devant sa porte. Quelqu'un se marie-t-il, on dînera certainement dans le jardin de l'auberge, on dansera sous la tonnelle de l'auberge, on se grisera avec le vin de l'auberge. L'aubergiste est le parrain-né des enfants du pays, le témoin de tous les époux, comme il a été le prétendant de toutes les filles. Demandez plutôt à la mariée qui rougit sous son voile blanc! Si les corporations veulent s'égayer et prendre du bon temps, la grande salle de l'auberge apprête ses chaises et ses bancs, et la basse-cour se dépeuple en même temps que la cave se vide. Quand vient le dimanche, les ménétriers avec leurs violons, leurs hautbois, leurs tambourins, grimpent sur l'échafaudage de planches et de tonneaux qui leur sert d'orchestre, et appellent à grand bruit la population villageoise au bal champêtre de l'auberge. L'aubergiste revêtu son plus bel habit, rasé sa barbe et débouché ses meilleures bouteiUes d'abord, et ses plus mauvaises après. Il sait que la danse donnera du relief à la piquette la plus frelatée. On ne saurait rien faire sans avoir recours à lui, et le plaisir fuirait la commune s'il n'existait pas.
Il arrive souvent que l'aubergiste est ou maire ou commandant de la garde nationale, l'un ou l'autre, à son choix, peut-être tous les deux à la fois, s'il le veut. Le sous-préfet ferme assez volontiers les yeux sur ces menues illégalités qui le débarrassent du soin de chercher un second fonctionnaire. Les aubergistes qui ne sont rien sont des Cincinnatus. Ils
L'Aubergiste. Dessin de Raymond Pelez.
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savent le prix des grandeurs et n'en veulent pas. L'écharpe municipale et l'épaulette de capitaine ne tentent pas leur indépendance, et aux gloires du forum ils préfèrent la fumée de leur pipe.
Mais les vertus civiques ne sont point usuelles en France, et personne n'y affiche très-haut le mépris du pouvoir. Aussi devonsnous ajouter que, le plus souvent, les aubergistes briguent les éminentes fonctions qui doivent ajouter à leur influence et donner à leur personne un caractère officiel.
Alors, quand leurs concitoj'ens leur ont offert l'écharpe qu'il souhaitaient, rien n'échappe à leur domination ; la puissance municipale achève soudain ce qu'avait si bien
commencé l'influence culinaire. L'aubergiste passe roi de la commune ; il enlève ies délibérations à la pointe de sa fourchette, discute les affaires à table, et, quand une partie du conseil municipal, émoustillée par les sarcasmes subversifs d'une minorité jalouse, s'avise de se révolter, le maire-aubergiste ne s'épuise pas en vains discours, il met la broche au feu, perce la plus vénérable futaille, invite le conseil à souper, et grise l'opposition. Tout est voté entre la poire et le fromage, et le conseil rentre chez lui comme il peut. Parfois même il couche à l'auberge, afin de signer, au petit jour, en se frottant les yreux, le registre des délibérations, égaré sur le comptoir, entre le livre des dépenses et le journal des fournitures.
Intérieur d'auberge. Dessin de Raymond Pelez.
Comment se pourrait-il faire que l'aubergiste ne devint pas ce qu'il veut être? Tout le village passe devant sa porte le matin : le berger qui vend le lait de son troupeau, la fermière qui accourt comme Perrette avec son panier d'oeufs frais sous le bras, le braconnier qui, pendant la nuit, a maraudé le gibier du parc voisin, le jardinier qui cueille tout exprès ses plus beaux fruits pour lui, le maraîcher avec son âne chargé de légumes verts. Et puis, que deviendrait la population ouvrière des charrons, des taillandiers, des forgerons, s'il ne lui donnait la pratique des rouliers et des voituriers qui fréquentent le pays? N'est-ce pas chez lui qu'arrive le seul journal qu'on lise dans l'endroit?
Mais qu'il monte au rang des autorités constituées ou qu'il préfère rester dans la foule des
administrés, l'aubergiste garde le plus souvent une parfaite neutralité entre les opinions belligérantes. Son état lui commande l'éclectisme en tout et pour tout : on peut discourir impunément chez lui, carlistes et républicains sont également les bienvenus ; mais jamais il ne se mêlera à la discussion, aussi chaude qu'elle puisse être. Il a horreur des professions de foi presque autant que de l'eau, ce fade élément dont il daigne à peine se laver les mains. La politique est, pour lui, une affaire de clientèle : il se rattache le plus qu'il peut à celle qui a la majorité, lorsque, par hasard, les circonstances l'obligent d'adopter une opinion. C'est, malheureusement pour lui, ce qui arrive bientôt lorsqu'une auberge rivale s'établit au même lieu. Quoi qu'il advienne, il faut prendre un parti, mais un parti violent : l'aubergiste sera
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rouge ou blanc, mais jamais bleu, c'est le hasard qui décide de la couleur. Selon qu'un jour les amis du gouvernement auront festoyé chez son concurrent maudit, il fulminera le soir une philippique ardente contre l'autorité, et, le lendemain, l'oposition campera fièrement dans son logis". L'auberge devient un drapeau. Mais c'est là une extrémité terrible à laquelle l'aubergiste ne se résout qu'à son corps défendant. Achille du tournebroche, il voudrait toujours demeurer sous sa tente.
L'auberge est, avec l'église, le seul bâtiment qui donne de la physionomie au village. Que serait le bourg sans elle? Un corps sans âme et voilà tout. Enlevez VÉcu de France ou les Trois Mages qui embellissent sa grande rue, sa seule rue quelquefois même, et le bourg sera comme un visage sans yeux. L'auberge est le lien gastronomique qui le relie au pays d'alentour et le fait participer à l'existence générale du département, de la province, de la France entière. Sous ce point de vue encore, l'auberge est une école mutuelle où l'enseignement se fait par l'action. Le peuple français, qui est certainement le plus bavard de tous les peuples, aime à se réunir pour parler; il a horreur des impressions solitaires. On se cherche, on se rencontre, on cause, et, sans le savoir, les opinions se fondent, les moeurs se modifient, et souvent les événements du lendemain sont le résultat des conversations de la veille. L'auberge est le club du village; c'est là que le vieux soldat conte aux enfants émerveillés les batailles épiques de l'empire, auxquelles se mêlent aujourd'hui les récits du zouave ou du zéphyr revenu d'Afrique ; le gendarme, les mains croisées sur son sabre, rappelle le dernier crime qui épouvanta la contrée, et comment il arrêta le malfaiteur dans le bois voisin, un soir que le vent sifflait dans les arbres et que la pluie détrempait le chemin. On questionne le voyageur qui s'arrête pour dîner, et il dit volontiers où il va et d'où il vient. On est indiscret comme on est confiant. Tandis qu'on parle, on fume et on boit, en attendant l'heure du dîner ; à mesure que les voyageurs arrivent, on ajoute quelques couverts à la table, Un gigot à la broche, on élargit le cercle qui s'arrondit autour de l'âtre lumineux, et il se forme là d'étranges relations entre les gens qui passent et les gens qui restent.
Ainsi que son auberge, la main de l'aubergiste est ouverte à tout le monde. C'est le plus bavard de tous ses commensaux bavards; le plus remuant, le plus indiscret, le plus hâbleur:
chacun obtient quelque chose, un sourire, un salut, un regard bienveillant, une tape sur l'épaule, une inclinaison de tête, un serrement de main, franc-maçonnerie du geste graduée selon la condition du nouveau venu. Si, tout à coup, on vient lui dire que l'auberge est pleine, qu'une voiture est là, à la porte, qui attend, et qu'il n'y a plus de place au logis, l'aubergiste ne s'étonne pas, il a des ressources pour toutes les circonstances ; en un tour de main, il dresse un lit dans la grange, ce sera le sien ; quelques bottes de paille au grenier, voilà pour ses enfants ; et, radieux, triomphant, le sourire aux lèvres et le bonnet à la main, il conduit les Anglais dans sa chambre abandonnée. Tous les voyageurs qui passent en calèche sont des Anglais pour l'aubergiste; c'est une règle générale, une croyance préexistante. Mais à ce titre-là il leur fait payer étrangement tout ce qu'il leur sert et ce qu'il ne leur sert pas. C'est une affaire de patriotisme. L'aubergiste aime à fonder sa fortune avec les dépouilles de la perfide Albion, ainsi que les chansons où gloire rime avec victoire lui ont appris à appeler l'Angleterre. Ilarrivesouvent, le plus souvent même, que ces Anglais sont de bons propriétaires de la Beauce ou de gros filateurs de l'Alsace ; mais qu'importe? on prend leurs louis pour des guinées, et la conscience est en repos, l'intention étant réputée pour le fait.
Le temps de l'aubergiste ne lui appartient pas, il est au public; son sommeil même n'est pas à lui : il dépend du premier maraud aviné de le réveiller au plus sombre de la nuit, sous prétexte de lui demander un gîte. Aussi faut-il lui pardonner un peu si son vin n'est pas des bons crûs, et si ses mémoires vont hardiment sur les brisées des comptes d'apothicaires. IL faut bien payer le dérangement, la fatigue et l'insomnie.
Il est vrai que, nonobstant cette insomnie, cette fatigue et ce dérangement, l'aubergiste se porte le mieux du monde. Les névralgies, les migraines, les fluxions, n'entrent jamais en son logis ; le matin il chante, il chante encore le soir de façon à faire vibrer les carreaux de son auberge ; le rhume n'a pas de prise sur cette large poitrine qu'il expose sans crainte aux froides brises du matin. Leste, fringant, nerveux, l'aubergiste n'atteint presque jamais l'obésité si fréquente dans le corps des rôtisseurs. Une cause physiologique explique cette différence : le rôtisseur se repose dans son travail, et l'aubergiste agit. C'est lui qui le premier se lève avant l'alouette, avant ses garçons surtout; c'est lui
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<tui le dernier se coucne quand tout dort dans la maison. Mais il est aussi de toutes les fêles, de tous les plaisirs, de toutes les joies ; c'est le chansonnier vivant de la commune : tous les voyageurs, qu'ils viennent de l'Est ou de l'Ouest, lui ont appris les couplets les plus en vogue du Caveau ancien et moderne, et les lambeaux de ce qu'il a retenu lui font un répertoire immense et varié. Au dessert, quand sa mémoire s'embrouille, il met au hasard des airs sur des paroles qui n'ont jamais marché de compagnie, chante bravement à pleine voix, fait rimer le tra la la d'une barcarole avec les zon zon zon d'un choeur bachique, et le dilettantisme villageois applaudit avec frénésie. Comment voudrait-on que l'aubergiste ne se portât pas bien? Aimé, choyé, recherché, il embrasse toutes les filles, et gagne sur tous les passants. H exerce sans trop de peine et assez volontiers une hospitalité peu coûteuse ; il y a toujours dans la grange un petit coin avec de la paille fraîche pour le mendiant, et dans la huche un morceau de pain bis. S'il tond sans vergogne la bourse des riches voyageurs, il donne sans regret aux pauvres diables ; il prend beaucoup d'un côté, il rend un peu de l'autre, et, la bonne volonté rétablissant l'équilibre, l'aubergiste s'endort gaiement du sommeil du juste.
Au milieu de toutes les choses qui passent ou se modifient, l'auberge reste seule immuable. Dans le Maine, au fond du Périgord, dans les vallées du Dauphiné, elle est aujourd'hui ce qu'elle était autrefois, au temps où Philippe d'Anjou, allant prendre possession du trône d'Espagne sous le nom de Philippe V, mettait quinze jours pour se rendre de Paris à Bordeaux en voyageant grand train. Le progrès n'a pas de prise sur ses murailles rugueuses, sur ses toits brunis par la pluie, où les hirondelles voyageuses suspendent leurs nids; la porte demeure fermée aux innovations, l'ébéniste ne touche pas aux meubles, et si par aventure le maçon ou le menuisier passe par là, il répare ce que le temps a ruiné, mais il ne le change pas. La tradition règne en souveraine, et l'aubergiste, en fumant sa pipe, ne voit pas pourquoi ce qui était bon pour nos pères ne serait pas convenable pour nous.
L'aubergiste est presque toujours marié : le célibat et l'auberge feraient mauvais ménage ; quelquefois il est veuf, mais le veuvage est un état mixte où l'aubergiste ne fait que passer pour rentrer promptement sous les fourches caudines de l'hymen. A peine a-t-il quelques
brins de barbe au menton qu'il sent lui-même que dans sa condition le célibat est impossible ; entouré qu'il est de filles et de garçons âpres à la curée, il verrait bientôt les provisions de la cave et de l'office disparaître avec une effraj'ante rapidité, s'il n'avait là, près de lui, une ménagère alerte pour surveiller la tribu dévorante des valets et tenir la clef sur toutes choses. Cette ménagère intéressée à maintenir le bon ordre dans le logis, c'est une femme, une femme jeune, active, au pied leste, à l'oeil vif, au nez retroussé, une femme prompte à la réplique, gaillarde de corps et d'esprit, de joyeuse humeur, et dont la main va aussi vite que la langue. Grâce au ciel, il ne manque pas de ces femmes-là en France, et l'aubergiste a bien vite choisi ce qu'il lui faut parmi les plus jolies filles du village. Et puis, faut-il le dire? les voyageurs, ceux qui ne courent pas la poste en berline, et c'est le grand nombre, aiment volontiers à être accueillis par le souriant visage d'une femme, la cornette en l'air et le poing sur la hanche, non pas de ces maîtresses d'auberges comme il s'en montre dans les vaudevilles de M. Scribe, avec des bas de soie et des jupes de taffetas, mais de ces bonnes pelites mères au minois réjoui, dont le fichu mal noué laisse voir une épaule ronde et potelée ; voilà ce qu'ils cherchent, voilà ce qu'ils désirent. Ils savent que la femme de l'aubergiste n'est point trop farouche; elle ne s'épouvante pas d'un propos leste ou de quelque plaisanterie ; tout en appliquant une vigoureuse tape sur les mains impertinentes qui lui prennent la taille, elle sourit de façon à laisser Aroir des dents blanches entre ses lèvres rouges. Les déclarations ne lui font point peur : elle les écoute et puis s'enfuit en chantant. Quand vient le quart d'heure de Rabelais, et qu'il s'agit de régler le compte, elle n'ignore pas qu'en se laissant voler un baiser sur le col, le voyageur ne verra pas les colonnes enflées et le chiffre imposant de l'addition. Si l'aubergiste entr'ouvre la porte par hasard, il s'éloigne en sifflant et n'a rien vu. C'est elle qui verse le coup de rétrier et dit au cavalier au revoir, ce joli mot qui est à la fois un souvenir et une espérance, cet adieu qui fait pressentir le retour.
On conçoit qu'à ce métier-là l'aubergiste mène bonne et joyeuse vie, et amasse une fortune assez ronde. Fortune, dans ce cas, ne veut pas dire million, elle n'est pas dans les campagnes ce qu'elle est à Paris. Mais, petit à petit, il arrondit le champ paternel ; il achète un troupeau dans la montagne, une métairie
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dans la plaine, il établit ses garçons, dote ses filles et prend du bon temps sur ses -vieux jours. En outre des bénéfices patriotiques qu'il fait sur les Anglais de passage, il se permet encore de rançonner les voyageurs qui, sur la foi des règlements, osent se mettre à table quand la diligence s'arrête. Il n'est personne qui ne connaisse ces repas étranges où le touriste, surexcité par l'appétit le plus vorace, a tout au plus le temps d'avaler un maigre potage ; au moment où, d'une main impatiente,
il saisit le vieux coq qui fait office de chapon sur la table, on entend la voix du conducteur qui crie : « En voiture I en voiture! » et la volaille tombe des mains, à cette voix terrible, comme les portes de Jéricho aux sons de la trompette des Hébreux. Le fouet claque, les chevaux hennissent, les voyageurs se lèvent et la voiture part. On n'a rien mangé, mais on a tout payé. Le dîner sept fois réchauffé est resservi sept fois ; sept fois entamé, il meurt enfin, mais il meurt de vieillesse, et l'aubergiste achète un boeuf avec le prix du coq. Tout cela est le résultat d'une association monstrueuse entre le conducteur et l'aubergiste ; l'un fournit le poisson, l'autre fournit l'appât, et quand la farce est jouée, ils se partagent les
bénéfices. Que si vous nous objectez que c'est immoral, nous vous demanderons si la chose est plus coupable que les jeux de Bourse auxquels se livrent tant de gens réputés honorables?
L'aubergiste est un personnage historique dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Remontez aussi haut que vous le voudrez dans les annales du monde, et vous trouverez des . aubergistes. Lorsque Ésaû vendait à son frère Jacob son droit d'aînesse pour un plat de lentilles, Jacob faisait le métier d'aubergiste ; il donnait à manger à celui qui avait faim et en exigeait un salaire. Cependant voici que l'industrie vient de déclarer la guerre aux aubergistes : les chemins de fer sont les ennemis-nés desauberges, et, partant, des aubergistes ; avec les chemins de fer, ainsi que l'a dit un spirituel
spirituel on ne voyage plus, on marche, et les aubergistes ne vivent pas de ceux qui marchent, mais bien de ceux qui s'arrêtent. Il y aura toujours des hôtels, mais des auberges? c'est là la question, comme dirait Hamlet.
Mais, en attendant que les montagnes soient rasées au niveau du sol et les vallons comblés pour la plus grande gloire du rail-way, les auberges et les aubergistes se portent merveilleusement bien. Où n'y en a-t-il pas? Partout où il passe, l'homme laisse une auberge après
lui. Ce misérable hangar dont le toit crevassé et les planches mal jointes laissent pénétrer le vent et la pluie, c'est une posada, une auberge où le contre-, bandier des Pyrénées avale lestement son morceau de pain et sa gousse d'ail. Ce couvent, si haut bâti dans les Alpes, que les neiges éternelles l'entourent, c'est une auberge chrétienne où de pauvres religieux donnent à tous une sainte hospitalité au nom de l'Évangile. Sur la montagne encore, mais plus bas, ce chalet coquettement assis sur de la mousse verte, près d'une murmurante fontaine, vous croyez que c'est une ferme? point, c'est une auberge où les montagnards suisses font payer aux touristes 20 francs une tasse de lait. Lorsqu'il ne restera plus rien de l'Orient de
Mahomet, ni harem, ni mosquée, soyez certain qu'au milieu des débris du vieil empire turc, vous trouverez debout encore un caravansérail, l'antique auberge de l'Arabe. Le "wiewam duMohican, la. hutte du Lapon, la tente du Bédouin, le carbe.t du nègre, auberge que tout cela quand le voyageur égaré vient frapper à la porte! Et la terre elle-même qu'est-elle, sinon une grande aubenge où l'humanité tout entière campe en attendant un autre asile, que personne ne connaît et que tout le monde espère; asile éternel où tous, pauvres voyageurs que nous sommes, les plus humbles et les plus forts, nous reposerons ensemble sous la main puissante de ce grand hôtelier qu'on appelle Dieu.
AMÉDÉE ACHAKD.
PAR DE BALZAC
ILLUSTRATIONS DE GAVARNI, GAGNIET ET BERTALL
ou s voyez un homme gros et court, bien portant , vêtu de noir, sûr de lui, presque toujours empesé, doctoral , important surtout! Son masque bouffi
d'une niaiserie papelarde, qui, d'abord jouée, a fini par rentrer sous l'épidémie, offre l'immobilité du diplomate, mais sans la finesse, et vous allez savoir pourquoi. Vous admirez surtout un certain crâne couleur beurre frais qui accuse de. longs travaux, de l'ennui, des débats intérieurs, les orages de la jeunesse et l'absence de toute passion. Vous dites : Ce ■monsieur ressemble extraordinairement à un notaire. Le notaire long et sec est une exception. Physiologiquement parlant, le notariat est absolument contraire à certains tempéraments. Ce n'est pas sans raison que Sterne, ce grand et fin observateur, a dit : le petit notaire ! Un caractère irritable et nerveux, qui peut encore être celui de l'avoué, serait funeste à un notaire : il faut trop de patience, tout homme n'est pas apte à se rendre insignifiant, à subir les interminables confidences des clients, qui tous s'imaginent que leur affaire est la seule
affaire ; ceux de l'avoué sont des gens passionnés, ils tentent une lutte, ils se préparent à une défense. L'avoué, c'est le parrain judiciaire ; mais le notaire est le souffre-douleur des mille combinaisons de l'intérêt, étalé sous toutes les formes sociales. Oh ! ce que souffrent les notaires ne peut s'expliquer que par ce que souffrent les femmes et le papier blanc, les deux choses les moins réfractaires en apparence : le notaire résiste énormément, mais il y perd ses angles. En étudiant cette figure effacée, vous entendez des phrases mécaniques de toute longueur, et, disons-le, plusieurs lieux communs 1 L'Artiste recule épouvanté. Chacun se dit affirmativement : Ce monsieur est notaire. Il est perdu, celui qui donne lieu à ces étranges soupçons, car le notaire a créé l'air notaire, expression devenue proverbiale. Eh bien, cet homme est une victime. Cet homme épais et lourd fut espiègle et léger, il a pu avoir beaucoup d'esprit, il a peut-être aimé. A'rcane incompris, vrai rnartjT, mais volontairement martyr, être mystérieux, aussi digne de pitié quand tu aimes ton état que quand tu le hais, je t'expliquerai, je te le dois ! Bon homme et malicieux, tu es un Sphinx et un OEdipe tout à la fois, tu as la phraséologie obscure de l'un et la pénétration de l'autre. Tu es incompréhensible pour beaucoup, mais tu n'es pas indéfinissable. Te définir, ce sera peut-être trahir bien des secrets que,
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selon Bridoison, l'on ne se dit qu'à soi-même. Le notaire offre l'étrange phénomène des trois incarnations de l'insecte ; mais au rebours : il a commencé par être un brillant papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d'un clerc joyeux, gabeur, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la Société l'accomplit lentement ; mais, bon gré, mal gré, elle fait le notaire ce qu'il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui de la masse : les notaires ne représentent-ils pas votre terme moyen, honorables médiocrités que 1830 a intronisées? Ce qu'ils entendent, ce qu'ils voient, ce qu'ils sont forcés de penser, d'accepter, outre leurs honoraires ; les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants ; mais à eux seuls il est interdit de rire, de se moquer et d'être spirituels : l'esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand' il parle, effrayant quand ilne dit rien, le notaire est contraint d'enfermer ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un notaire ostensiblement fin, perspicace, capricieux, un notaire qui ne serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie. Le notaire est constamment couvert d'un masque, il le quitte à peine au sein de ses joies domestiques ; il est toujours obligé de jouer un rôle, d'être grave avec ses clients, grave avec ses clercs, et il a bien des raisons d'être grave avec sa femme. Il doit ignorer ce qu'il a bien compris et comprendre ce qu'on ne veut pas lui trop expliquer. Il accouche les coeurs. Quand il en a fait sortir des monstres que le grand Geoffroy Saint-Hilaire ne saurait mettre en bocal, il est forcé de se récrier : « Non, monsieur, vous ne ferez pas cet acte, il est indigne de vous. Vous vous abusez sur l'étendue de vos droits (phrase honnête au fond de laquelle il y a : vous êtes un fripon). Vous ignorez le vrai sens de la loi, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde; mais, monsieur, » etc.... Ou bien : «Non, madame, si j'approuve le sentiment naturel, et jusqu'à un certain point honorable qui vous anime, je ne vous permettrai pas de prendre ce parti. Paraissez toujours honnête
femme, même après votre mort. » Quand la nomenclature des vertus et des impossibilités est épuisée, quand le client ou la cliente sont ébranlés, le notaire ajoute : « Non, vous ne le ferez pas, et moi, d'ailleurs, je vous refuserais mon ministère! » Ce qui est la plus grande parole que puisse lâcher un officier ministériel Les notaires sont effectivement des officiers. peut-être leur vie est-elle un long combat? Obligés de dissimuler sous cette gravité de costume leurs idées drolatiques, et ils en ont ! leur scepticisme, et ils doutent de tout ! leur bonté, les clients en abuseraient ! forcés d'être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s'ils étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie, de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les fils par des totaux d'inventaire, de répéter les mêmes paroles et les mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont hébétés par la même raison qu'un artilleur est sourd. Il y a plus de sots que de gens d'esprit, autrement le sot serait l'être rare, et le notaire obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve constamment à dix degrés au-dessous de zéro : chacun connaît la force de l'habitude, ce rôle devient une seconde nature. Les notaires se matérialisent donc l'esprit, hélas 1 sans se spiritualiser le corps. Sans autre caractère que leur caractère public, ils deviennent ennuyeux à force d'être ennuyés. Perdus par l'usage des lieux communs dans leur cabinet, ils les importent dans le monde: Ils ne s'intéressent à rien à force de s'intéresser à tout, ils arrivent à la plus parfaite indifférence en trouvant l'ingratitude au bout de tous les services rendus, et deviennent enfin cette créature pleine de contradictions cachées sous une couche de graisse et de bien-être, ce petit homme arrondi, doux et raisonneur, phraseur et parfois concis, sceptique et crédule, pessimiste et optimiste, très-bon et sans coeur, pervers ou perverti, mais nécessairement hypocrite, qui tient du prêtre, du magistrat, du bureaucrate, de l'avocat, et dont l'analyse exacte défierait la Bruyère, s'il vivait encore. Ehbien,
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cet homme a ses grandeurs ; mais ce qui rend le notaire grand est précisément ce qui le fait si petit : témoin de tant de perversité, non pas spectateur, mais directeur du théâtre de l'intérêt, il doit demeurer probe ; il voit creuser le lac asphallite où s'engloutiront les fortunes, sans pouvoir y pêcher ; il minute l'acte aux commandites, et doit se tenir sur le seuil de la Gérance comme un marchand de pièges qui ne s'intéresse ni à la proie ni au chasseur. Mais aussi quelles incarnations différentes, quel travail ! Jamais essieu ne fut mieux battu ni plus essayé. Admirez ses transitions, et voyez si la Nature qui met tant de temps et de soins à faire quelque magnifique coquille, n'est pas surpassée ici par la Civilisation dans ce produit crustacé, nommé le notaire ?
Tout notaire a été deux fois clerc, il a pratiqué plus ou moins longtemps la procédure : pour savoir prévenir les procès, ne faut-il pas les avoir vus naître? Après deux ans de cléricature chez un avoué, ceux qui conservent des illusions sur la nature humaine ne seront jamais ni magistrats, ni notaires, ni avoués : ils deviennent actionnaires. De l'Étude d'un avoué, le clerc s'élance dans une Étude de notaire. Après avoir observé la manière dont on se joue des contrats, il va étudier la manière dont on les fait. S'il ne procède pas ainsi, le futur notaire a pris l'état par ses commencements, il s'est engagé petit clerc comme on s'engage soldat pour devenir général : plus d'un notaire de Paris fut saute-ruisseau. Après cinq ans de stage dans une ou plusieurs Études de notaires, il est difficile d'être un jeune homme pur : on a vu les rouages huileux de toute fortune, les hideuses disputes des héritiers sur les cadavres encore chauds. Enfin, on a vu le coeur humain aux prises avec le code. Les clients d'une Étude exercent une horrible et active corruption sur la cléricature Le fils s'y plaint du père, la fille de ses parents. Une Étude est un confessionnal où les passions viennent vider le sac de leurs mauvaises idées, consulter sur leurs cas de conscience en cherchant des moyens d'exécution. Ta-t-il rien au monde de plus dissolvant que les inventaires après décès ? Une mère meurt entourée des respects et de la tendresse de sa famille. Quand, en fermant les yeux, le rideau tombe sur la farce jouée, le notaire et
son clerc trouvent les preuves d'une vie intime épouvantable, ils les brûlent ; puis ils écoutent le panégyrique le plus touchant de la sainte créature ensevelie depuis quelques jours, ils sont forcés de laisser à cette famille ses illusions, ils se taisent par un sublime mensonge ; mais quels rires, quels sourires, quels regards le patron et son clerc n'échangent-ils pas en sortant? Pour eux, le politique immense qui trompait l'Europe était trompé commeun enfant par une femme : sa confiance avait le ridicule de celledu malade imaginaire avec Beline. Ils cherchent quelques papiers utiles chez unhomme dit vertueux et bienfaisant sur la tombe duquel on a brûlé l'encens de l'éloge et fait partir les décharges les plus honorables de l'artillerie des regrets ; mais ce magistrat, ce vénérable vieillard était un débauché. Le clerc emporte une horrible bibliothèque qui se partage dans l'Étude. Par un usage et par un calembour immémorial, les clercs s'emparent de tout ce qui peut offenser la morale publique ou religieuse etqui déshonorerait le mort. Ces choses infâmes constituent la cote G. Personne n'ignore que les notaires cotent par les lettres de l'alphabet les papiers, les documents et les titres. La cote G (j'ai) contient tout ce que prennent les clercs. — Ta-t-il de la cote Gf? est le cri de l'Étude quand le second clerc revient d'un inventaire. Le partage fini, le diable inspire les commentaires qui se font entre la poire cuite du troisième clerc, le fromage du second et la tasse de chocolat du principal. Croyez-vous que sept ou huit gaillards dans la force de l'âge et de l'esprit, ennuyés du travail le plus ennuyeux, aplatis sur des pupitres à copier des actes, à étudier des liquidations, échangent les maximes de Fénelon et de Massillon au moment où, le patron parti, restés seuls, ils prennent une petite récréation? L'esprit français, comprimé par les cartons poudreux du Minutier, éclate en saillies et recule les limites du drolatique. La langue de Rabelais y a le pas sur celle de Florian. On y devine les intentions des clients, on commente leurs friponneries, on les bafoue. Si les clercs ne bafouaient pas les clients, ils seraient des monstres : ils seraient notaires avant le temps. Ces débuts de la pensée dans la froide carrière du calcul ou du libertinage sont terminés par le grand mol du principal : «Allons,
Le Notaire. Dessin de Bertall.
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messieurs, on ne fait rien ici! » Ce qui, certes, est vrai. Le clerc parle beaucoup, il conçoit tout et reste vertueux comme un as de pique, faute d'argent. La grandeplaisanleriedesÉtudes à l'égard des nouveaux venus est de leur présenter comme existants de chimériques, de monstrueux usages : quand le clerc y croit, le tour est fait. On rit.
Ces plaisants concertos ont lieu devant un petit garçon de dix à douze ans, l'espoir de sa famille, à tête blonde ou noire, à l'oeil vif, le petit clerc ! cet empereur des gamins de Paris qui joue le rôle de fifre dans cet orchestre où chantent les désirs et les intentions, où tout se dit, où rien ne s'exécute. Il sort des mots profonds de celte petite bouche parée de perles, de ses lèvres roses qui se flétriront si vile. Le
petit clerc joute de corruption avec les clercs, sans connaître la portée de sa parole. Une ob; scrvation expliquera le petit clerc. Tous les : matins, au bureau de la légalisation des signai tures notariales, il y a une assemblée de petits : clercs qui frétillent comme des poissons rouges : dans un bocal, et qui font tellement enrager le ! personnage vieux et soucieux chargé de ce I service, qu'il est à peine à l'abri de ces jeunes i tigres derrière son grillage. Cet employé (il a : failli perdre l'esprit) aurait besoin d'un ou deux sergentsde ville dans sonbureau. Ony asongé. ; Le préfet de police a craint pour ses sergents. i Ce que disent ces petits clercs ferait dresser ! les cheveux à un argousin, et ce qu'ils font ; attristerait Satan. Ils se moquent de tout, sa! vent tout et disent tout, ne pouvant encore rien
Chez le Notaire. Dessin de Gagniet.
faire. Ils composent à eux tous une espèce de télégraphe singulier qui transmet dans les Études et au même moment toutes les nouvelles du notariat. La femme d'un notaire a-t-elle mis un de ses bas à l'envers, a-t-elle trop toussé la nuit, a-t-elle eu des querelles avec son mari, le bas, le haut, le milieu, tout se sait par les cent petits clercs du notariat parisien, en rapport au Palais avec les cent petits clercs des avoués.
Jusqu'au grade de troisième clerc, les jeunes gens qui se destinent au notariat ressemblent assez à des jeunes gens. Un troisième clerc a déjà vingt ans : il commence à pâlir devant les contrats de vente, il étudie les liquidations, il pioche son droit s'il ne l'a pas pratiqué chez un avoué, il porte les sommes importantes à l'enregistrement, il va recevoir sur les contrats de mariage les signatures des personnages éminents, il aperçoit dans la discrétion et la probité
l'élément de son état. Déjà le jeune homme prend l'habitude 4e ne pas tout dire, il perd cette gracieuse spontanéité de mouvement et de langage qui mérite ce reproche : « Vous êtes un enfant ! » à quiconque la garde, à l'Artiste, au Savant, àl'Écrivain. Ne pas être discret, ne pas être probe, pour un troisième clerc, c'est renoncer au notariat. Chose étrange 1 les deux éminentes vertus de l'état préexistent dans l'atmosphère des Études. Peu de clercs ont subi deux remontrances à ce sujet. A la seconde d'ailleurs, ils seraient renvoyés et déclarés incapables d'être dans les affaires. Au second clerc commence la responsabilité. Caissier de l'Étude, il tient le répertoire, il est chargé du scel, delà signature, de l'enregistrement en temps utile, de la collation des actes. Le troisième clerc rit déjà moins que les autres, mais le second clerc ne rit plus : il met plus ou moins de gaieté dans ses mercuriales,ilestplusoumoinssardonique ;
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mais il sent déjà sur ses épaules le petit man- ! teau officiel. Cependant il est plus d'un second i clerc gui se mêle encore à la viedes clercs, il fait j encore ' quelques parties de campagne, il se ; risque à la Chaumière ; mais alors il n'a pas i vingt-cinq ans : à cet âge, tout second clerc i pense à traiter de quelque charge en province, ! effrayé du prix des Études à Paris, lassé de la vie parisienne, content d'une destinée modeste, pressé d'être, selon la plaisanterie consacrée, son propre patron, et de se marier. Les piocheurs, de la confrérie des clercs, ont un divertissement particulier appelé conférence. L'esprit de la conférence consiste à se réunir dans un local quelconque pour y agiter les questions ardues de la jurisprudence ; mais ces assemblées aboutissent toujours à des déjeuners dominicaux, payés par les amendes encourues. On y parle beaucoup, chacun en sort persistant dans son opinion, absolument comme à la Chambre, mais il y a le vote de moins.
Là se termine la première incarnation. Le jeune homme s'est façonné lentement, il a eu peu de jouissances : les clercs sortent de familles plus ou moins laborieuses, où- leur enfance a été sans cesse rebattue de ce mot : « Fais fortune! » Ils ont travaillé du matin au soir sans quitter l'Étude. Les clercs ne peuvent se livrer à aucune passion, leurs passions polissent l'asphalte des boulevards, elles doivent se dénouer aussi promptement qu'elles se nouent, et tout clerc ambitieux se garde bien de perdre son temps en aventures romanesques ; il a enterré ses fantasques idées dans ses inventaires, il a dessiné ses désirs en figures bizarres sur son garde-main, il ignore entièrement la galanterie, il tient à honneur de prendre cet air indéfinissable qui participe à la fois de la rondeur des commerçants et du bourru des militaires, que souvent les gens d'affaires outrent pour se faire valoir ou pour élever par leurs manières des chevaux de frise entre eux et les exigences des clients ou des amis.
Enfin, tous ces clercs rieurs, gabeurs, spirituels, profonds, incisifs, perspicaces, arrivés au principalat, sont à demi notaires. La grande affaire du maître clerc est de donner à penser que sans lui le patron ferait de fameuses boulettes. Il tyrannise quelquefois son patron, il entre dans son cabinet pour lui soumettre des
observations, il en sort mécontent. Il est beaucoup d'actes sur lesquels il a droit de vie et de mort, mais il est des affaires que le patron seul peut nouer et conduire ; généralement, il est à la porte de toutes les confidences sérieuses. Dans beaucoup d'Études, le premier clerc a un cabinet qui précède celui du patron. Ces premiers clercs ont alors un degré d'importance de plus. Les premiers clercs, qui signentppal et s'appellent entre eux mon cher maître, se connaissent, se voient et se festoient sans admettre d'autres clercs. E est un moment où le premier clerc ne pense qu'à traiter, il se faufile alors partout où il peut soupçonner l'existence d'une dot. Il devient sobre et dîne à deux francs quand il n'est pas nourri chez le patron, il affecte un air posé, réfléchi. Quelques-uns empruntent de belles manières et se donnent des lunettes afin d'augmenter leur importance, ils deviennent alors très-visiteurs, et dans les ménages riches, ils lâchent des phrases dans le genre de celle-ci : « J'ai appris par le beaufrère de monsieur votre gendre, que madame votre fille est rétablie de son indisposition. » Le maître clercconnaîtlesalliances bourgeoises, comme un ministre français près d'une petite cour allemande connaît celles de tous les principicules. Ces sortes de premiers clercs professent des principes conservateurs et paraissent extrêmement moraux, ils se gardent bien de jouer publiquement à la bouillotte ; mais ils prennent leur revanche dans leurs réunions entre maîtres clercs, qui se terminent par des soupers bien supérieurs à ceux des dandies, et dont le dénouaient leur évite de jamais faire aucune sottise sentimentale : un premier clerc amoureux est plus qu'une monstruosité, c'est un être incapable. Depuis environ une douzaine d'années, sur cent premiers clercs, il en est une trentaine emportés par le désir d'arriver, qui abandonnent l'Étude, se font commanditaires d'entreprises industrielles, directeurs d'assurances, hommes d'affaires, ils cherchent une charge sans finance, et peuvent ainsi conserver une physionomie : ils restent à peu près ce que la nature les a faits. Après sept ou huit ans d'exercice, vers trente-deux à trente-six ans, le principal est pendant quelques jours visiblement perturbé : il est atteint par une Charge au coeur. Mais dans aucune partie, ni dans l'église,
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ni dans le militaire, ni à la cour, ni sur le théâtre même, il n'y a de cliangement analogue à celui qui se fait chez cet homme, en un moment, du jour au lendemain. Dès qu'il est reçu notaire, il prend ce visage de bois qui le rend plus notaire qu'il ne l'est avec son petit manteau officiel. Il a les façons les plus solennelles, les plus graves avec les premiers clercs ses amis, qui cessent aussitôt d'être ses amis. Il est entièrement dissemblable de l'homme qu'il était la veille, le phénomène de sa troisième incarnation entomologique est accompli : il est notaire. Frappés des désavantages de leur position au centre d'une ville pleine de jouissances, qui tend sa robe à tout venant, qui la relève d'une façon si séduisante à l'Opéra, les notaires au désespoir d'être dans leur vêtement moral, comme des bouteilles de vin de Champagne dans là glace, froids et pétillants, comprimés et animés; sous l'Empire, les notaires avaient établi, disait-on à mots couveits dans les Études, une société de riches notaires, laquelle était au notariat ce qu'une soupape est dans une machine à vapeur. Secrètes étaient les assemblées, secrets étaient les intermèdes, étrangement drolatique était le-nom de cette société où le grand commanditaire était le Plaisir, où Paphos, Cythère et même Lesbos étaient membres du conseil de discipline, où l'argent, principal nerf de cette association mystérieuse et joyeuse, abondait. Que ne disait pas l'histoire? On y mangeait beaucoup d'enfants, on déjeunait de petites filles, on soupait de mères, on ne s'apercevait plus ni de l'âge, ni du sexe, ni de la couleur des grand'- mères sur le matin, après des bouillottes échevelées. Héliogabale et les empereurs n'étaient que des petits clercs auprès de ces grands et gros notaires impériaux, dont le moins intrépide, le lendemain, apparaissait grave et froid comme si son orgie n'avait été qu'un rêve. Aussi, grâce à cette institution où le notaire déversait les inspirations du malin esprit, le notariat parisien eut-il alors moins de faillites à compter que sous la Restauration. Peut-être cette histoire est-elle un conte. Aujourd'hui les notaires parisiens ne sont plus autant liés qu'autrefois, ils se connaissent moins, leur solidarité s'est dénouée avec les transmissions trop répétées des offices. Au lieu d'être notaire
quelque trente ans, la moyenne de l'exercice est de dix ans au plus. Un notaire ne pense qu'à se retirer, ce n'est plus le magistrat des intérêts, le conseil des familles, il a tourné beaucoup trop au spéculateur.
Le notaire a deux manières d'être : attendre les affaires ou les aller chercher. Le notaire qui attend est le notaire marié, digne ; il est le notaire patient, écouteur, qui discute et tâche d'éclairer ses clients. Il est susceptible de voir tomber son Étude. Ce notaire a trois saluts différents : il se tortille en s'inclinant devant le grand seigneur ; il salue en balançant la tête le client riche ; il donne un petit coup de tête aux clients dont la fortune se dérange, il ouvre la porte sans saluer aux prolétaires. Le notaire qui cherche les affaires est le petit notaire à marier, il est encore maigre, il va dans les bals et les fêtes, il court le monde, il y prend des airs penchés, il s'y insinue, il transporte l'É tude dans les nouveaux quartiers, et ne nuance pas ses saluls; il saluerait la colonne de la place Vendôme. On dit du mal de lui, mais il se venge par ses succès. Le vieux notaire complaisant et bourru est une figure presque disparue. Le notaire, maire de son arrondissement, président de sa chambre, chevalier d'un ordre quelconque, honoré par le notariat entier, et dont le portrait décorait tous les cabinets de notaire, qui respirait enfin l'air parlementaire des conseillers d'avant la Révolution, est le phénix de l'espèce, ilnese relrouyeraplus.
Le notaire pourrait se consoler des affaires par l'amour conjugal; mais pour lui le mariage est plus pesant que pour tout autre homme. Il a ce point de ressemblance avec les rois, qu'il se marie pour son état et non pour lui-même. Le beau-père voit également en lui moins l'homme que la charge. Une héritière en bas bleus, la fille née avec les bénéfices d'une moutarde quelconque, ou de quelque bol salutaire, du cirage ou des briquets, il épouse tout, même une femme comme il faut. Si quelque chose est plus original que la plate-bande des notaires, peut-être est-ce celle des notarésses. Aussi les notarésses se jugent-elles sévèrement : elles craignent avec de justes raisons d'être deux ensemble, elles s'évitent et ne se connaissent point entre elles. De quelque boutique qu'elle procède, la femme du notaire
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veut devenir une grande dame, elle tombe dans le luxe • il y en a qui ont voiture, elles vont alors à l'Opéra-Comique. Quand elles se produisent aux Italiens, elles y font une si grande sensation que toute la haute compagnie se demande : « Que peut être cette femme? » Généralement dénuées d'esprit, très-rarement passionnées, se sachant épousées pour leurs écus, sûres d'obtenir une tranquillité précieuse, grâce aux occupations de leurs maris, elles se composent
composent petite existence égoïste très-enviable; aussi presque toutes engraissent-elles à ravir un Turc. Il est néanmoins possible de trouver des femmes charmantes parmi les notarésses. A Paris le hasard se surpasse luimême : les hommes de génie y trouvent à dîner, il n'y a pas trop de gens écrasés le soir, et l'observateur qui rencontre une femme comme il faut, peut apprendre qu'elle est notaresse. Une séparation complète entre la femme
Le Notaire, 2e type. Dessin de Gavarm.
du notaire et l'Etude a lieu maintenant chez presque tous les notaires de Paris. Il n'est pas une notaresse qui ne se vante de ne pas savoir le nom des clercs et d'ignorer leurs personnes. Autrefois, clercs et notaires, femme et enfants dînaient ensemble patriarcalement. Aujourd'hui ces vieux usages ont péri dans le torrent des idées nouvelles tombées des Alpes révolutionnaires. Aujourd'hui, le premier clerc seul, dans beaucoup d'Études, est logé sous le toit authentique, et vit à sa guise, transaction qui arrange mieux le patron.
Quand un notaire n'a pas la figure immobile et doucement arrondie que vous savez, s'il n'offre pas à la Société la garantie immense de sa médiocrité, s'il n'est pas le rouage d'acier poli qu'il doit être, s'il est resté dans son coeur quoi que ce soit d'artiste, de capricieux, de passionné, d'aimant, il est perdu : tôt ou tard, il dévie de son rail, il arrive à la faillite et à la chaise de poste belge, le corbillard du notaire. 11 emporte alors les regrets de quelques amis, l'argent de ses clients, et laisse sa femme libre. DE BALZAC.
LE FRANC-COMTOIS
PAR FRANCIS WEY
ILLUSTRATIONS PAR GAVARNI. TRIMOLET, PAUQUET, ETC.
VANT la révolu- ;
lion française, j
rien n'était plus ;
aisé que de met- ;
ire en relief les \
traits de chacune j
des provinces ;
dont la réunion ;
constituait le royaume. Elles avaient conservé, ;
avec les anciennes hmites, des coutumes particu- i
lières, des usages, des moeurs, des idiomes que j
l'organisation politique actuelle et la facilité j
des communications n'avaient point effacés. ;
Le patriotisme même était restreint à la terre j
où l'on était né ; les rivalités s'exerçaient de j
proche en proche, l'ennemi du Bourguignon j
était le Lorrain, le Gascon escarmouchait le j
Provençal et on se jalousait de ville à ville, j
comme cela se pratique encore entre Bruges et j
Anvers, entre Bruxelles et Gand. j
Depuis la classification départementale et les ;
guerres de l'empire, les signes distinctifs des j
divers pays ne sauraient plus être exposés ;
: comme des faits simples : pour s'y reconnaître,
; il faut remonter à l'histoire. Le Franc-Comtois
; réunit tant de traits opposés, ce caractère est
: tellement hybride, que si avant de l'esI
l'esI on négligeait de jeter un coup d'oeil
i sur les événements dont il est le produit, on
; risquerait d'égarer le lecteur sans l'intéresser.
: L'ancien comté de Bourgogne, réuni pour la
; dernière fois à la France en 1674, fit jadis par:
par: du second royaume de Bourgogne qui resta
j dans la mouvance française jusqu'en 879, où
; les seigneurs bourguignons l'arrachèrent à
; l'empire des carolingiens en proclamant leur
; duc Boson, roi d'Arles et de Provence. Au siècle
j suivant on forma un quatrième royaume de
i Bourgogne, et Raoul Ier, de la maison de Strat;
Strat; fut sacré à Saint-Maurice en Valais. Cet
; État finit en la personne de Raoul III qui mouI
mouI sans hoirs en 1039, laissant son héritage au
i mari de sa soeur, Henri II empereur d'Alle;
d'Alle; Voilà comment la Franche-Comté devint
! quelque temps un fief impérial soustrait à la
■ loi salique. Cette province était depuis l'an mil
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20î
LE FRANC-COMTOIS
régie par des comtes de la maison de Vienne j qui tendaient à secouer la suzeraineté germa- i nique. Après un siècle d'efforts, ils y réus- j sirent et Rainauld III, dernier prince de cette ! race, affranchit de toute vassalité son pays qui j prit alors (1124) le nom de FRANCHE-COMTÉ. J Puis il mourut, léguant sa fille avec ses do- j maines à Frédéric de Souabe qui, par son élec- j tion à l'empire, replaça sous la protection aile- j mande cette province qu'il abandonna à son { fils Othon. La fille de ce dernier apporta le j pays à la maison de Méranie, d'où il passa suc- j cessivement à celles de Savoie et de Vienne, i aux comtes d'Artois, à Philippe le Long, roi j de France, aux premiers ducs capétiens de j Bourgogne, à Marguerite d'Artois, à Louis de j Malain comte de Flandre; enfin à sa fille j Marguerite qui l'apporta en dot, avec- la Flan- ; dre et l'Artois] à Philippe le Hardi, fils du roi j Jean, et lige de la dernière maison do Bour- j gogne. ']
Par cette union, le duché et le comté furent j réunis jusqu'à 1477. Après la mort du dernier j prince (Charles le Téméraire), le duché retourna ! à la couronne, et la Franche-Comté resta, mal- ' j gré les efforts de Louis XI, en la possession de j Marie, fille du dernier duc, mariée à Maximilien j d'Autriche, aïeul de Charles-Quint.
C'est ainsi que, jusqu'à 1674 cette province | est devenue, comme les Pays-Bas, un fief espagnol gouverné par les archiducs du Brabant. A travers ces bouleversements politiques d'autant plus sanglants que chaque succession amenait une guerre, le caractère du FrancComtois a subi des modifications fréquentes. Deux fois dépeuplé, sous Louis XI et sous Louis XIII où trois armées le rongeaient jusqu'aux racines, le comté de Bourgogne reçut des colonies d'Italiens et d'Espagnols. Comme ce pays était protégé par des fran chises,ls juifs y abondèrent : une ville entière, Salins, leur fut presque abandonnée jusqu'au temps de la domination des rois catholiques. La cauteleuse tolérance de Charles-Quint y fit affluer les réformés. La noblesse, la plus guerrière.
la plus féodale du royaume, demeura cantonnée dans les châteaux forts dont les vestiges se hérissent encore sur la cime des montagnes, jusqu'au règne de Louis XIV qui les renversa tous. Fière, intraitable, elle soutint des guerres de partisans dans le Jura durant plusieurs siècles et, lors de la conquête, elle était absolument ruinée.
Telles sont les influences politiques sous lesquelles nous verrons se former le naturel des Comtois. Si nous ajoutons à ces causes accidentelles l'influence permanente de la nature du sol, de la structure générale de la province, nous arriverons à esquisser la physionomie générale des habitants el à mettre le lecteur en état de saisir par déduction ce que le défaut d'espace nous aura obligé de sous-entendre.
L'ancien comté de Bourgogne, dont la capitale était Dôle, est séparé du duché par un cordon de collines assez hautes, au delà desquelles s'étendent de grandes plaines accidentées, fertiles et coupées de mamelons que surmontent des châteaux au pied desquels sont accroupis presque tous les villages. Ces plats pays se terminent brusquement contre lés chaînes du Jura, et c'est là que sont situées à la file Tune de l'autre la plupart des villes ae la province, Montbéliard, Baume, Besançon, Ornans, Salins, Arbois, Poligny, Lons-le-Saulnier, SaintAmour. A deux lieues, quelquefois moins, de ces villes abritées par des roches énormes, on se trouve en montagne. Ici tout change d'aspect; climat, productions, moeurs, caractères, physionomies. Les vignobles qui tapissent les coteaux de la basse Franche-Comté cessent, la plupart des arbres de nos forêts se rabougrissent et sont remplacés par d'énormes sapins noirs, à travers lesquels se traînent les brouillards du matin. Des hameaux marquetés de toitures basses se dessinent tristement au milieu de prairies magnifiques qui fournissent, au plus beau bétail du royaume, de succulents pâturages. Si l'on s'élève jusqu'au troisième plateau du Jura, on ne voit plus que des buis serpentant sur la croupe pelée des montagnes
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et des torrents qui creusent des précipices. Cette partie de la province ressemble à l'Ecosse, et les habilants ont beaucoup d'analogie avec ceux f'u nord de la Clyde.
Cependant les montagnes du Doubs, plus majestueuses que celles dont Walter Scott a bien agrandi les proportions, sont en outre plus arcadiennes, les plans en sont moins cassés, la ligne y est plus noble ; la végétation spendide, plantureuse, rappelle souvent à la pensée les paysages bibliques du Poussin ou de Guaspre. Rien n'égale la richesse de couleur des prés et des bois qui tapissent les coteaux du Jura, enluminés, vernis pour ainsi dire, par des rosées généreuses.
Ces richesses de la nature sont prodiguées dans la vallée de la Bienne et le pays qui sépare Pontarlier du canton de Neuchâtel. Nulle part la magie des contrastes n'est plus frappante, de la Fontaine-ronde dont le cristal grésille sur des cailloux d'ivoire, dû lac de Saint-Poinct dont les eaux dorment sur un ht de velours vert, jusqu'aux rochers de Mijoux qui couvrent leur front blanc d'une chevelure de mélèzes. A l'issue du lac, Tes monts s'entr'ouvrent en cercle autour d'une vallée dont le creux fertile, plus émaillé que le fond d'une corbeille de fleurs, est peuplé de grands troupeaux dont la tète et la croupe surgissent seules de ce bain '■■ d'herbes frais et profond. Entre des bouquets de joncs et de saules, le Doubs serpente sous des pierres difformes , toutes noires de mousse ; enfin, au-dessus de ces prairies se dressent, les unes sur les autres, les roches que surmontent les créneaux du fort de Joux,
Depuis bien des siècles, ce castel montre ses dents de pierre, du haut de sa couche de "brouillards, aux campagnes d'alentour ; car il a été bâti en 1100 par Landri de Joux. Trois siècles après, Nicolas de Joux le vendit à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et dès lors ce séjour a servi souvent de citadelle et de prison d'État.
Au temps de Louis'XIV, le gouverneur de la province s'était enfermé dans le château de
Joux comme dans une place imprenable. Cette lugubre forteresse est aujourd'hui célèbre par la détention qu'y a subie Toussaint-Louverture, et par la dure captivité que Mirabeau y a endurée pendant trois hivers.
Sans sortir du département où il est né, le Doubs, roi des fleuves de la province, fertilise des régions bien diverses. Quand il descend des montagnes, il a embelli des sites nombreux : pour les retracer un peintre aurait à s'arrêter tout le long du chemin. Jusqu'aux abords des bourgades, la rivière dessine de si poétiques solitudes, qu'en les parcourant on se demande comment la renommée ne les a pas atteintes. Que de fois une semblable pensée m'est venue au sujet des habitants de la province ! Combien d'hommes d'élite y ai-je côtoyés qui, lancés hors du sol natal, seraient devenus célèbres, qui dans l'ombre ont dépensé des facultés rares et. qui, supérieurs à l'ambition, se sont laissé retenir comme les eaux.bleues de leur patrie par l'attrait des montagnes, le mirage des étoiles et la rêverie des grands bois !
Les montagnards du Jura sont en général d'une taille élevée. Ils ont les épaules carrées et presque toujours l'une d'elles est plus haute que l'autre, trait que Chateaubriand attribue aux races guerrières. Sous des moeurs faciles, 'sous une simplicité apparente, le montagnard cache une ruse profonde, et sa lenteur de bête de somme dissimule une. ardeur de sang près- ' que indomptable. Semblable en ce point au Comtois-de la plaine, le montagnard a les passions impétueuses, son naturel n'admet pas de modération, ses opinions, ses instincts sont excessifs.
En général, l'habitant de l'antique Séquanie réunit au phlegme du Nord le bon sens espagnol et la dissimulation italienne. Son imagination le pousse aux superstitions par l'attrait du merveilleux, et la solidité de son jugement le conduit à l'étude des sciences exactes. C'est la terre classique des géomètres, des mathématiciens, des artilleurs et des ingénieurs.
Le Franc-Comtois. Dessin de Gavarni.
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Ces traits s'expliquent par les origines diverses des Comtois. Us ont la pensée rapide et l'expression très-leiiLe; leur accent se traîne lourdement et contraste avec le mordant de leurs phrases débitées avec une bonhomieapparente. Ils ont emprunté de leurs aïeux du Nord et de leurs voisins les Suisses un goût décidé pour faire des contes, et dans leur bouche tout prend la forme narrative. Endurants, calmes, ils sont vindicatifs comme des Espagnols, et rien n'étant plus dissimulé qu'un Franc-Comtois, ils savent attendre sans donner l'éveil l'heure des
représailles. Bien qu'ils aient la vanilé castillane, ils possèdent la plus grande simplicité extérieure, et cette bonne opinion qu'ils ont d'eux, enracinée au fond du coeur, se trahit par sa naïveté même. Je ne crois pas que nulle part on soit plus goguenard. Vous trouverez jusque dans le menu peuple des gens qui, sous une forme humble et douce, vous livreront en spectacle durant une heure sans que vous puissiez le soupçonner, tant leur malice est emmiellée. Pendant ce temps ils savourent avec un sérieux imperturbable le divertisseVue
divertisseVue la ville do Besançon. Dessin de Triinolet.
ment qu'ils se donnent. Les Comtois ne s'entr'aiment guère et, avouons-le à regret, un trait de leur naturel est l'envie. Ceci n'est point nouveau chez eux; le cardinal de Granvelle raconte que, quand plusieurs de ses compatriotes réunis dans son antichambre entraient successivement dans son cabinet, chacun d'eux préférait, sacrifiant ses propres affaires, user le temps de son audience à dénigrer celui qui venait de céder la place, plutôt que de soigner ses propres intérêts.
Leur imagination impressionable est en lutte perpétuelle avec leur jugement inflexible. S'ils cèdent à la fantaisie, en revanche ils n'estiment que les réalités, et leurs inclinations sont moins dirigées vers les arts que
vers les récifs de la science. Sans être parcimonieux, ils sont économes, mais prodigues pour l'hospitalité. Leur persévérance mériterait de passer en proverbe.
S'ils se dépravent par hasard, ils vont sur la mauvaise route plus vite et plus loin que d'autres. Leur adresse ne se fait point soupçonner ; on pourrait raconter, à l'appui de celle assertion, des histoires d'intrigants et de bandits, dignes d'étonner les plus habiles galériens. En somme, et malgré ces exceptions, on trouve là plus de probité et des principes mieux affermis qu'ailleurs. La plaine qui est peu religieuse a des opinions modérées en politique ; la montagne, sauf au-dessus de Lons-le-Saulnier, est d'une piété solide en même temps
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que ses opinions sont fourvoyées jusqu'au radicalisme.
Il faut dire aussi que le servage, les corvées et la mainmorte ont duré dans le Jura jusqu'en 89, sur les immenses domaines de l'abbaye de Saint-Oyan de Saint-Claude. Dès le milieu du dix-huitième siècle, un mémoire de Christin, attribué à Voltaire, avait paru en faveur de ces opprimés dont Louis XVI adoucit le sort.
Les Comtois n'ont pas le sentiment artiste fort développé ; aussi les jeunes gens que leur vocation appelle aux carrières d'intelligence, dénués d'encouragement dans leur pays natal, s'envolent-ils vers Paris dès qu'ils sentent leurs. ailes. Une autre cause développe en eux ce goût d'émigration. Les liens de la famille sont étroilement serrés dans cette province, et l'autorité conjugale ainsi que la puissance paternelle se ressentent encore dans le peuple du despotisme des lois romaines. Comme de telles habitudes sont en contraste avec les idées indépendantes de notre époque, la jeunesse supporte impatiemment un joug salutaire peutêtre, qui la préservait de bien des maux.
Le Comtois arrive à Paris plein d'une curiosité que son amour-propre le conduit à déguiser. Prompt à s'acclimater, il n'en conserve pas moins avec ferveur ses traits d'origine, et rien n'égale le dédain qu'il affecte à l'égard du Parisien. Loin de se mettre en quête de ses compatriotes, persuadé qu'on n'est jamais prophète en son pays, le Comtois qui est venu tenter la fortune s'isole et disparait tout à coup. Il travaille dans son coin, cachant sa misère et ses déboires, confiant dans sa force, dans sa Volonté, et il ne se manifeste à ses anciens compagnons qu'après le succès, investi du droit d'étaler un orgueil victorieux. Quelle que soit sa fortune, il garde des allures simples, un costume modeste, et il est rare que la Franche-Comté gratifie la capitale de cette sotte décoration que l'on nomme un dandy. L'espèce en est dédaignée, comme le mot qui la désigne (le Jurassien garde aux Anglais une rancune traditionnelle
traditionnelle remonte à la guerre de cent ans) : tel godelureau venu dans cette province pour exercer un emploi ou chercher un mariage, avec l'intention d'éblouir par sa haute élégance, turlupiné d'une façon terrible est voué à des ridicules mortels.
Le défaut du Comtois fraîchement débarqué est une susceptibilité pointilleuse; mais il est d'autres signes auxquels on le reconnaît quelque dépaysé qu'il puisse être. Son accent, d'abord, qui loin de s'effacer se caractérise avec l'âge, puis le tour particulier de sa phrase et la facilité avec laquelle il se familiarise avec chacun. Au bout de deux ans de séjour à Paris, il y connaît tout le monde. De plus, un observateur rencontre en lui des traits presque imperceptibles à l'aide desquels il le distingue partout II est sans exemple qu'un Comtois aUant faire une visite ait négligé de se moucher en montant l'escalier. Sa politesse à l'égard des domestiques est remarquable ;' là solennité un peu roide avec laquelle il se.; présente ne l'abandonne guèïe".'..,En quelque, lîéû qu'il se trouve, si on lui fait admirer un objet.-^quelconque, il ne le verra point sans lé toucher, et on a prétendu avec justesse qu'il a les yeux au bout des doigts. Il se plaît à parler de lui, et trouve promptement l'occasion d'amener une conversation à des sujets personnels. Il est des vocables que le Comtois le mieux élevé abdique avec peine : s'il lui tombe un grain de poussière entre les cils, il vous dit qu'il a un chenil dans l'oeil et chacun- de s'étonner, hors lui que rien ne trouble. Une baignoire est pour lui une balonge ; la gouttière, une chaînette; le ruisseau, un .gonïllat; •les passages, des trages; un hanneton, une cancoine; un seau, une seille; une personne extravagante, une briole; la toiture, un couvert ; une petite fiole, une topette; une servante commère, une cautaine. Un four banal ". se nomme four à cuire les seusses et, pour expliquer qu'il a cuit du pain tel ou tel jour, le boulanger vous dit qu'il a fait au four. Cette locution ne paraît point risible à Besançon
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où l'on nomme les laitières, des femmes de crème. Quelqu'un qui va çà et là furetant est un homme qui quenille et, dans la bouche du Bisonlin, le mot débraillé devient dépennaïllé, ce qui, à proprement parler, signifie déplumé. Un Comtois a toujours la pincette à la main, il tisonne incessamment, et à chaque visite qui survient il demande une bûche de bois : un de ces mots ne va pas sans l'autre. Malgré ces idiotismes, le bourgeois de Franche-Comté n'a point la trivialité de ceux de Paris ; on ne l'entendra guère, à moins qu'il n'ait épuré son goût par les voyages, désigner sa femme sous le titre de mon épouse, ni vous demander, comme les petites gens de Lyon, des nouvelles de votre dame.
De toutes les locutions qui lui sont propres, la plus remarquable, sans contredit, car elle résume un trait saillant de son caractère tenace et dominant, est celle qui le conduit à user sans cesse du verbe vouloir dans les occurrences où ce mot autocratique est hors d'usage. Un Comtois hésitant entre deux démarches, les plus sérieuses du monde, ne dira point : « Ferai-je ceci, ferai-je cela? faut-il agir de cette manière ou de cette autre?» Non, quels que soient l'influence qui le domine ou les avis qu'il a reçus, il demandera : « Veux-je aller ici ou là? veux-je m'opposer ou me soumettre à telle nécessité ? » Il semble affirmer ainsi qu'il ne relève que de Dieu et de sa volonté. Le verbe vouloir s'ajuste à ses idées et remplace même le verbe aller dans certaines acceptions. Ainsi, dans une partie de cartes, si le jeu se présente bien, il s'écrie : « Je veux gagner cette fois. » Sur son lit de mort, dévoré par un mal incurable, il murmurera, la voix éteinte : « Las-moi ! je sens bien que je veux mourir... »
Néanmoins, ces hommes rudes sont accortes et serviables, surtout pour les étrangers qu'ils recherchent à Paris et qu'ils évitent dans leur terre natale. Les Comtoises sont reconnaissables à la lourde attache de leur pied et à la grosseur de la malléole interne. Elles ne peuvent traverser la rue sans se crotter, leur châle est
toujours de travers, elles ont la taille courte. Les petits nez pointus sont fréquents; ils accentuent une mâchoire inférieure très-développée. La tenue est grave et l'esprit moins acéré que celui des hommes.
Ces détails sont minimes, ces nuances peu accusées, mais on ne pourrait rendre les cour leurs plus vives sans cesser d'être vrai. Les types provinciaux s'effacent de jour en jour, et l'habitant des départements, observé sur son propre sol, ne peut guère donner lieu qu'à une étude fondée sur des minuties. Ce qui frappe le plus les commis voyageurs et les sous-préfets qui séjournent en Comté, c'est qu'on y mange des gaudes, bouillie de farine de maïs, plus agréable au goût que ne le sont en général les aliments très-sains. Cette substance est si inséparable du nom comtois, qu'on ne saurait oublier d'en faire mention, bien qu'elle n'appartienne pas exclusivement à ce pays et que les gaudes soient un peu germaines de la polenta des Piémontais. Les véritables signes distinctifs du Comtois se sont réfugiés dans le patois, disons mieux, dans les patois, car il y en a plusieurs ; ces idiomes ont leurs poêles et leurs légendes féeriques. La vouivre, les gnomes, les fées, les dames vertes, blanches ou bleues, les follets, la Femme sans tète et le Chasseur noir jouent un rôle dans la mythologie comtoise.
Les Esprits de la contrée tiennent encore leur sabbat à la Côte aux Fées, dans une grotte élevée de onze à douze cents mètres au-dessus du val de Travers. C'est de là que s'élancent les déesses-maires, les Trilbys et la tante Arie qui empêche les quenouilles et la vertu des filles de s'embrouiller ; c'est de là que part à la nuit de Noël le chasseur de Scey-en-Warais, pour chevaucher parmi les nuages du ciel, escorté de ses chiens, de ses barons et de ses piqueurs menant un bruit diabolique. C'est sans doute à la Côte aux Fées que fut mis en cause et jugé le seigneur dont nous allons raconter l'histoire.
A quelques pas de Maiche, on découvre
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sous d'épais taillis de hêtres et de chênes, surmontés d'un sapin funèbre comme l'if d'un tombeau, quelques débris de murailles, quelques voûtes effondrées remplies de terre et de ronces. Là s'élevait au temps jadis un superbe castel. Dans les souterrains de ce manoir enfoui, souterrains dont nul n'osa chercher l'entrée, un trésor enfermé dans un coffre de fer est placé depuis dix siècles sous la garde d'un cochon noir. Si l'on en croit le légendaire, ce fut un brave et puissant
seigneur que ce cochon-là; mais il était si avide des biens de ce monde qu'il rançonnait les abbayes- et dépouillait les églises. Les fées daignèrent venger les saints. L'âme du sire de Maiche fut donc condamnée à revenir une fois par siècle dans son terrestre exil, enveloppée d'un cochon noir. Tous les cent ans, l'Esprit accoutré de la sorte sort des bois de Hâges el vient rôder aux environs des hameaux, une clef toute rouge à la gueule (la clef du trésor), dans l'espoir qu'un mortel osera la lui arracher d'entre les dents. Il va sans le dire que le courace du vainqueur serait récompensé par les richesses du vieux baron qui trouverait à
son tour, après tant d'années, la délivrance de ses peines.
On comprend l'origine de cette fable, quand on se souvient que le porc et la truie, consacrés jadis à Cybèle, sont encore dans l'Inde l'emblème de la terre. Il s'agit toujours de la terre, quand Wishnou prend la figure d'un porc. Ces superstitions nous ont été transmises apparemment par les Celtes qui représentaient la Terre, divinisée chez eux, par l'animal qu'on lui sacrifiait. Ainsi les truies-fileuses ne sont point des êtres dont on doive rire ; ces divinités ont joui d'une grande considération
parmi le peuple, ce qui explique ce dicton commun à la Suisse et aux montagnes du Jura :
En Dieu je mets tout mon e?poir, Et m'abandonne au cochon noir.
Les patois de la montagne sont inintelligibles pour le plat pays ; dans la plaine même, un de ces idiomes n'étend pas son empire sur un territoire de plus de dix lieues. 11 n'existe plus de costumes nationaux chez les Comtois, hormis dans l'ancien comté de Montbéliard el
dans les bresses du Jura, où les femmes seules ont gardé les habits de leurs grand'mères.
Si le pays a conservé quelques restes de ses anciennes moeurs , c'est dans la haute montagne où la féerie règne encore, où le souvenir des guerres de partisans du dix-septième siècle se conserve et se transmet aux veillées d'hiver, à la clarté des feux de tourbes el de pives de sapin. Dans la montagne on trouve encore des familles qui, depuis plusieurs siècles, portent les mêmes prénoms, se marient entre elles, font de leur second fils un prêtre, ou de leur aîné un magistrat, tandis que les autres enfants, demeurés au logis paternel, le rebâtissent
à mesure qu'il s'écroule, sont servis par leurs mères ou par leurs soeurs, et continuent après leurs aïeux le trafic des buis ou des fromages. Ces familles sont patriarcales et la longévité y est surprenante. On conserve souvent dans les archives de ces chalets des lettres de noblesse des archiducs Albert et Isabelle, ou l'anneau pastoral d'un ancêtre qui fut évêque, ou les oeuvres de quelque ancien docteur né dans la chaumière.
Le Comtois est aujourd'hui parfaitement soudé au reste du royaume, mais les points de suture sont encore perceptibles. L'âpre rivalité
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de Dijon et de Besançon remonte aux temps des guerres françaises : dans les villages limitrophes du duché de Bourgogne, le paysan partant pour le département de la Côte-d'Or a dit longtemps : « Je vais en France. »
Dôle n'a point pardonné à Besançon qui lui a arraché en 1678 son parlement, ses écoles et son titre de capitale.
Le Comtois serait dépeint d'une manière incomplète, si je ne consacrais quelques lignes au Bisontin, tant il diffère du reste de ses
ij compatriotes. Sa ville autrefois ne faisait point
il partie de la Franche-Comté : Besançon enclai
enclai vée dans le comté de Bourgogne dont elle n'a
Il pas, avant Louis XIV, subi les destinées for||
for|| un autre État au milieu du pays. Comme
I; Bâle, comme Francfort et Neuchâtel, cette cité
|; constituée en ville libre était régie par des
|| magistrats élus qui disposaient des nùlices.
i; A la Saint-Jean, les sept quartiers ou parois;
parois; ses réunis sous leur bannière élisaient quatre
:: notables; ces vingt-huit notables choisisVue
choisisVue Fort de Joux. Dessin de Trimolet.
saient à leur tour deux procureurs par quar- !
tier, en tout quatorze mandataires municipaux !
qui devenaient pour un an les co-gouverneurs !
de la ville et territoire de Besançon. !
Ainsi organisée, cette démocratie l'était for- j
cément au profit des corporations bourgeoises, j
Besançon n'avait alors dans ses murs ni no- !
blesse, ni parlement et les taxes y étaient lé- j
gères : cette moyenne classe vivait donc dans j
l'aisance, avec simplicité; mais la ville était j
pauvre et, ni les barons de la province, ni la j
haute magistrature qui siégeait à Dôle n'éle- {
vèrent dans Besançon des hôtels somptueux. ;
Ce fut seulement après la dernière réunion à j
la France, quand la cité devint capitale provin- ;
ciale, qu'on se mit à bâtir pour les gouverneurs militaires, pour les intendants, pour messieurs du parlement, pour les gentilshommes pourvus des grands emplois, des habitations plus imposantes, modestes encore, car le régime espagnol qui avait tenu les seigneurs trop loin de la Cour les avait appauvris. Cependant, enrichis bientôt par le régime français, par la sécurité qu'il rendit à un pays autrefois ravagé sans cesse, les propriétaires tardèrent peu à orner leurs demeures avec un certain luxe. Il en reste des monuments qui n'ont pas été signalés : dans la plupart des si nombreuses maisons du siècle passé, les appartements sont revêtus de boiseries sculptées d'un goût et
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d'une richesse extrêmes. Besançon possède une plus grande quantité de salons décorés avec splendeur que dix autres villes réunies.
Le régime démocratique pratiqué cinq siècles dans l'antique Vesoniio explique les moeurs égalitaires, l'esprit frondeur des habitants, trait propre, avec une vivacité moindre, à toute la province. Doués d'un jugement sain, maîtres d'eux-mêmes, les Bisontins cèdent à l'autorité; mais elle est pour eux sans prestige : un préfet infatué vivrait là sur des épines.
Besançon, qualifiée « vieille ville espagnole » par un grand poëte qui y est né, est la seule ville du pays à qui ne convienne pas cette désignation. C'est quatorze ans seulement avant de perdre cette province, que le roi d'Espagne acquit Besançon de l'Empereur en lui cédant en échange Frankenthal, possession espagnole enclavée dans les terres germaniques.
S'il est dans ces contrées un endroit un peu espagnol par la physionomie et les moeurs, c'est Poligny. Les balcons en saillie, la ferveur religieuse, l'habitude de la sieste, la pluralité des couvents, la clôture hermétique des maisons, sont des traits d'origine. Quelques familles y perpétuent encore, à demi francisés, des noms espagnols.
Les rues de Besançon, entièrement bâties en pierre de taille en vertu d'une ordonnance non rapportée de Charles-Quint, sont assez sombres et la sculpture ne vient pas les égayer : la nature cassante des matériaux les rend rebelles au ciseau.
Un trait de caractère chez les Comtois, chez le Bisontin surtout, c'est la promptitude à la riposte et la causticité. Nulle part les gens n'ont d'une manière aussi générale le talent de deviner les ridicules, de les induire à s'étaler et de s'en gaber sous des formes bénignes, si déliées, que parfois avec un accent lourd et des grâces qui semblent sincères, ces diables de gens donneront en spectacle un pigeon rengorgé qui pense qu'on l'admire. M. Charles Weiss qui a composé la moitié de la Biographie universelle de Michaud et organisé la
magnifique Bibliothèque de Besançon est le type acéré du genre; son intime ami Charles Nodier en fut le modèle onctueux et délicat. Que de fois des gens illustres et spirituels ne m'ont-ils pas dit en le quittant : «Ah! l'excellent bonhomme ! » Ils avaient toute la soirée donné la comédie à leurs dépens...
Dans les leçons mômes qu'il faisait aux siens, Nodier enveloppait sa critique d'une railleuse aménité; il fallait trouver le dard au fond du miel. J'étais bien novice encore lorsqu'il me permit de lui soumettre quelques pages, inédites comme tous mes griffonnages d'alors. Ne trouvant parmi mes essais rien de passable, je me mets à l'oeuvre en singeant de mon mieux la manière du maître, et je lui apporte avec une certaine confiance un pastiche. Quinze jours après, je lui demandai s'il avait lu... Il me prit les mains, et de sa voix la plus tendre : « Je crains, dit-il, que cela ne soit mauvais; car j'ai cru que c'était de moi... »
Vous retrouviez dans cet esprit la touche originelle, ôgalitaire, ombrageuse et comtoise. Quand le chancelier Pasquier souhaita d'entrer à l'Académie, trop grand seigneur pour visiter de simples gens de lettres, il envoya un immortel de la Chambre-haute faire part à Nodier de la candidature. « Veuillez, répondit l'écrivain, dire à M. le chancelier que je serais très-satisfait d'être pair de France. »
A une séance de l'Institut, il eut querelle avec un coUègue qui, à tort j'aime à le croire, passait pour avoir porté au bout d'une pique la tète de la princesse de Lamballe. Au fort de la dispute, le démagogue en retraite eut la maladresse de reprocher à son collègue de porter la tète bien haute. « Je n'ai jamais porté que la mienne ! » riposta Nodier.
Dans une discussion du Dictionnaire à l'Académie, un collègue soutint contre lui, avec suffisance, que la lettre i suivie d'un i perd toujours le son dur comme dans partial, station, vénitien, initié, satiété, etc. Et Nodier de lui répondre : «Prenez picié de mon igno-
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rance, et-faites-moi l'amiciô de répéter la moieié de ce que vous venez de dire ! »
C'est encore une note comtoise que cet esprit de répartie qui, armé du seul bon sens, frappe juste et désarçonne. Quand Louis XVIII revint en 1814, Nodier soutenait comme publiciste la légitimité contre les partisans de l'Empire qui trouvaient le roi trop impotent. « Il nous faut, écrivait M. de Jouy, un souverain qui monte à cheval ! » Et Nodier répliqua : «Prenez Franconi ! »
La légende locale fourmille de traits semblables, dans toutes les classes : les Comtois ont dans leur poche un emporte-pièce, et ils en usent si souvent que, venus à Paris chercher fortune, ils sont isolés par leur naturel. Aucune coterie ne les soumet ; ils ne réussissent donc que par la persévérance de la volonté.
L'aptitude des Comtois, surtout dans la montagne, est marquée nous l'avons dit du côté des science exactes, des professions qui demandent les combinaisons du calcul ou l'esprit de méthode : mathématiques, arts mécaniques, didactique littéraire, économie, systèmes philosophiques et administratifs. Mais i si une ardente imagination met le feu à ces j vocations de logique à outrance, l'orgueil et j l'humeur égalitaire aidant ils se jetteront dans ; les excès du socialisme, convaincus qu'ils vont j changer le monde. —• Fourier et l'école plia- j lanstérienne sont sortis de Besançon ; P. J. ; Proud'hon également. j
Trop intelligents pour les vanités du luxe, I les Comtois sont économes et désintéressés, ce j qui est rare, et généreusement hospitaliers. I En ce point comme en beaucoup d'autres, ils ! rappellent les Bretons. Leur abord est froid ; I observateurs et portés à la critique, ils ne s'at- j tachent qu'à bon escient; mais chez eux j l'affection défie le temps et les distances. Aussi I les anciens fonctionnaires aiment-ils à revenir j achever leur existence à Besançon. Cependant, j
dans la petite bourgeoisie surtout, l'intimité est d'une franchise qui n'exclut pas la rudesse, et l'hospitalité impérieuse,: refuser une invitation, c'est faire offense et frustrer de sa gloire une maîtresse de maison. Dans aucune province on ne fait meilleure chère : l'art culinaire y est la conséquence et l'orgueil de l'hospitalité.
Le caractère militaire et religieux de Besançon est fortement marqué. Vous rencontrez dans les rues des uniformes de toute arme : des frocs, des soutanes, des cornettes monastiques; Besançon n'a pas moins de moutiers que de casernes : les cloches s'y mêlent au bruit du tambour et des clairons. Les fabriques d'horlogerie, les plus considérables de France, ont versé dans le pays une colonie de Suisses qui n'est pas la fleur de la population.
Les belles dames de la société circulent avec des allures réservées parmi ces piétons disparates, butinant dans les boutiques, saluées par les élégants chevaliers de la noble désoeuvrance qui les retrouveront trois fois par jour sur le même pavé et dans les mêmes salons. Nulle part on n'échange autant de visites qu'à Besançon où chacun parcourt constamment les deux mêmes rues, ainsi qu'il doit advenir dans une cité trop petite pour sa population et que la routine du génie militaire, par un respect exagéré de Vauban, force d'étouffer inutilement entre ses murailles.
Les Francs-Comtois ont pour leur pays un amour qui ne s'éteint pas. Comme leurs goûts aventureux les éparpillent durant la jeunesse à travers le monde, parfois ils vivent jusqu'au soir en des contrés lointaines ; mais ils reviennent finir au gîte, et on les entend dire avec orgueil que nulle terre n'est aussi belle. En effet elle réunit les productions des "diverses contrées du royaume, et c'est avec justesse que Pélisson l'a surnommée un abrégé de la-France et la seule de ses provinces qui puisse se passer des autres.
FRANCIS WEY.
LE VITRIER-PEINTRE
PAR J. MAINZER
ILLUSTRATIONS PAR GAVARNI, PAUQUET ET H. CATENACC1
PIÉMONTAIS d'ordinaire, le vitrier ambulant se répand sur toute la surface du continent : on le rencontre dans les grandes villes, dans les bourgs, dans les villages, dans les hameaux ; car sa clientèle est partout où il y a des fenêtres pour recevoir des vitres, el des
coups de vent pour les briser. Son costume se compose ordinairement d'un gilet rond ou d'une veste de chasse d'une couleur verdâtre, d'un pantalon sur lequel il semble avoir étendu son mastic, à l'effet d'en raffermir les endroits faibles, d'une casquette à visière, de guêtres, et de souliers ferrés. Sur son dos est soutenue par des courroies une espèce de cadre de bois chargé d'une certaine quantité de lames de verre, de toutes les dimensions et de toutes les nuances, depuis
le vert foncé de la vitre commune, jusqu'à la blancheur cristalline de la vitre de Bohême. Une règle aplatie, qui lui sert en même temps de mesure, une sorte de crayon dont la pointe est un diamant avec lequel il trace sur le verre les lignes qui doivent le séparer, un rouleau de mastic, un marteau et un couteau à lame flexible, forment tout le reste de son établissement. C'est merveille de le voir
ainsi équipa traverser les foules les plus compactes , passer dans les rues les plus glissantes, sanî faire un faux pas, el sauver adroitement de tous les embarras sa fragile marchandise. Vif, intelligent, actif, il brille surtout par une merveilleuse dextérité. A
douze ans, comme à soixante, vous remarquez en lui la même précision mathématique lorsqu'il prend ses proportions , la même légèreté quand sa main promène son marteau sur le verre sans le briser, et surtout la même parcimonie dans l'emploi de son mastic, dont il se garde bien de perdre la moindre parcelle. Le vitrier a, dès l'enfance, l'instinct du calcul et du gain, le courage et la persévérance de l'ambition qui veut parvenir. D'une humeur douce et polie, on
le voit pourtant se réjouir dans de certaines circonstances qui plongent ses semblables dans l'affliction. Qu'un ouragan vienne déraciner les arbres à fruit , et dévaster les moissons, qu'une détonation ébranle tout un quartier de la ville, tandis que chacun gémit et se lamente, le vitrier se frotte joyeusement les mains. Ce n'est pas qu'il ait un caractère féroce, ni que le désastre ait en lui-même
Le Vitrier-Peintre. Dessin de Gavarni.
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LE VITRIER-PEINTRE
quelque chose qui réjouisse sa vue et flatte ses penchants : tout ce qu'il y voit, c'est un nombre plus ou moins considérable de vitres cassées, c'est un gros bénéfice à réaliser immédiatement. Si la satisfaction qu'il éprouve alors semble former un contraste odieux et repoussant, il faut s'en prendre, non pas à lui, mais à sa profession, qui l'oblige, pour vivre, à spéculer le plus souvent sur le malheur d'autrui.
Les vitriers ambulants marchent d'ordinaire par couple, suivant les trottoirs de droite et de gauche, et disant alternativement, à l'instar des ramoneurs, leur petite chanson. Il serait difficile d'indiquer par la notation en usage la mélodie Au vitrier! Ces deux mots subissent des variantes, et deviennent quelquefois incompréhensibles pour ceux qui ne font que les entendre sans voir les marchands, comme, par exemple, lorsqu'ils se transforment en ceux-ci : Au i-tri-i! Ils sont généralement moitié chantés, moitié parlés. La première syllabe au est chan tée très-haut et fortement criée, tandis que le mot vitrier est dit très-bas, et se trouve presque couvert par le premier son. Celui-ci m'a souvent rappelé le hoquet convulsif des passagers tourmentés par le mal de mer, au moment tragi-comique où une lutte pénible s'engage entre la volonté de garder et le besoin de jeter par-dessus le bord ce qui leste leur estomac.
J'ai rencontré un vitrier qui donnait l'accord du fa, mineur en descendant :
J'en citerai un autre qu'on peut regarder comme une rareté de l'espèce, et dont le cri mérite d'être consigné dans une page pour être transmis à nos descendants. Celui-ci hante ordinairement les beaux quartiers de la Chaussée-d'Antin. A la fin de : Au vitrier! il remonte la gamme par des quarts de Ion, comme lorsqu'on monte une corde de violon ou de piano, et, arrivant ainsi très-haut, son cri se transforme en un coup de sifflet si aigu, si perçant, qu'il coupe l'air comme un diamant coupe un carreau. Peut-être a-t-il imaginé ce sifflement bizarre comme un symbole de son état ; peut-être aussi lui attribue-t-il le magique pouvoir d'ébranler et de faire sauter les vitres qu'il a posées la veille, à peu près de la même manière que les fortes vibrations de l'orgue brisent quelquefois les vitraux des cathédrales.
Les vitriers partagent, avec le marchand d'habits, lelameur de casseroles, et tant d'autres, l'avantage d'exercer leur industrie eu toute saison et dans toutes les localités; cependant leur cri est beaucoup plus fréquent dans le beau temps que lorsqu'il pleut. Après les premières pluies d'hiver ou une forte grêle, on ne trouve pas de vitriers dans la rue ; on se les arrache, on se bat pour les avoir : ils deviennent plus rares sur le pavé à mesure que les marchands de parapluies s'y multiplient. Bien que les uns et les autres vivent des tempêtes et des orages qui cassent les carreaux par douzaines et tournent les parapluies à l'envers, ou dirait qu'ils se fuient réciproquement ; car c'est juste au moment où le vitrier est appelé dans les maisons que le marchand de parapluies affronte le mauvais temps pour se mettre à la recherche des pratiques. Quand vient l'été, on trouve des couples de vitriers dans les campagnes ; ils font des tournées assez grandes, et ils sont d'autant mieux accueillis, d'autant plus choyés, qu'ils se sont longtemps fait attendre.
Lorsque, dans vos promenades champêtres, vous voyez, le soir, derrière la colline, le soleil descendre, comme un globe de feu, inondant la plaine de ses derniers rayons, il arrive quelquefois que vos yeux sont frappés par l'éclat d'un second soleil qui rase lentement la terre et semble un astre en vacances, une étoile détachée de sa sphère pour sa donner le plaisir d'une promenade terrestre ou d'une visite chez quelque ancienne connaissance du pays. Ce lumineux voyageur n'est rien de plus qu'un modeste vitrier ambulant dont le dos, comme celui du ver luisant, vous envoie à son insu les rayons de sa brillante auréole.
Le cadre sur lequel sont disposées les lames de verre qui composent le fonds du vitrier ambulant lui tient encore lieu d'enseigne, et souvent on y lit ces mots : Vitrier-peintre, peintre en bâtiments, peintre d'enseignes.
Ambulants ou établis, tous les vitriers sont peintres d'enseignes : c'est le côté artistique de leur profession. Mais, considérés sous ce rapport, ils deviennent beaucoup plus curieux à étudier, et présentent à l'oeil de l'observateur une foule de nuances, depuis le grossier barbouilleur de lettres jusqu'au véritable artiste; car il est tel d'entre eux à qui il n'a manqué que des études bien dirigées pour devenir peutêtre un grand peintre.
Je dirai peu de chose de celui dont le talent se borne à peindre tant bien que mal la lettre
LE VITRIER-PEINTRE
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ordinaire : c'est le crétin de l'espèce ; chez lui, vous ne trouverez ni imagination, ni enthousiasme, ni esprit. Si du moins, sous le rapport du slyie et de l'orthographe, son oeuvre était correcte! Mais, hélas !... il est arrivé, j'en suis sûr, à plus d'un grammairien, de regretter qu'on n'ait pas pris au sérieux la proposition d'un certain personnage du Mercure galant, qui voulait, pour l'honneur de la langue française, qu'on lui donnât le poste d'inspecteur général des enseignes. Je ne sais quel taux d'appointements on jugerait convenable d'assigner à une pareille place, mais assurément elle ne pourrait, en aucun cas, être considérée comme une sinécure. Il y a de ces barbouilleurs de lettres, par exemple, qui croiraient n'avoir pas rempli consciencieusement leur lâche, s'ils n'avaient pris soin de séparer chacun de leurs mots par une virgule ou par un point. Ce mépris pour les règles de la ponctuation a quelquefois donné lieu à de bizarres combinaisons.
Combien de peintres d'enseignes prodiguent à tort et à travers les signes du féminin et du pluriel, et se plaisent à intercaler entre les mots de ces petites liaisons qui sont destinées sans doute à donner la mesure de leur horreur pour l'hiatus ! Ainsi, vous lirez sur la porte d'un traiteur : Cabinets de sociétées ; et sur le Pont-Neuf, vous vous arrêterez avec admiration devant trois ou quatre inscriptions semblables à celle-ci : M... tond les chiens, coupe les chats, et va-t'en ville.
Il en est aussi qui font de l'ignorance par calcul, L'un d'eux venait de terminer un mot par un e d'une évidente superfluité, et comme un de ses confrères lui en faisait charitablement l'observation : « Tais-toi, lui répondit-il, on me paye à la lettre ! » Comment se formaliser d'ailleurs de pareilles irrégularités, lorsqu'on voit écrit sur le tombeau de Voltaire, au Panthéon :
Poëte, historien, philosophe, II aggrandit l'esprit humain Et lui apprit q'uil devait être libre. 11 defendii Callas, etc.
Mais si nous laissons de côté cette classe infime, alors se présentent à notre étude des physionomies vraiment originales. Notre vitrier s'est décrassé; le verre n'est plus un objet assez noble pour occuper ses mains : à moins qu'on n'ait recommandé à son habileté l'encadrement de quelque gravure précieuse, il a rejeté loin de lui la règle et le mastic ; la palette et le pinceau, voilà désormais ses instruments
de prédilection. Son gilet rond est répudié pour la blouse, et c'est dans la forme de ce vêtement favori qu'il met toute sa coquetterie. Il la porte chez lui, dans la rue, l'hiver aussi bien que l'été. Elle est faite de la même étoffe que celle de l'ouvrier ; mais il y a dans l'harmonie savante de ses parties, dans le caprice de ses plis, dans la ceinture qui dessine la taille, .un je ne sais quoi qui en révèle l'originalité. Un pantalon large et flottant, un bonnet phrygien ou une imperceptible casquette à la Louis XI, placée sur le sommet de la tète, au-dessus d'une épaisse et longue chevelure, complètent son costume. Mais, pour bien reconnaître le peintre d'enseignes, il faut le saisir dans l'exercice de son art. Voyez-le dans le fond d'une arrière-boutique, au milieu de quelques oisifs qui font cercle, en présence de son oeuvre; il a placé le tableau dans son meilleur jour : tantôt il s'en approche, et promène amoureusement son pinceau sur la toile ; tantôt il s'en éloigne et le contemple dans une admiration muette, comme s'il en suivait les progrès avec une sorte de complaisance paternelle. Regardez-le encore dans la rue, lorsque, hissé gravement au sommet de l'échelle, face à face avec l'enseigne qui vient d'opérer son ascension définitive, il est là dans toute sa gloire, la palette chargée de couleurs, prenant presque en pitié la foule obscure qui passe au-dessous de lui.
Ce vitrier, que vous aviez vu si avide de gain et si économe, n'est plus reconnaissable sous la blouse de l'artiste ; ce qui le distingue surtout à présent, c'est l'absence de tout calcul, c'est un souverain mépris pour l'argent. S'il se fait payer cher, ce n'est que par amour-propre, et dans l'intérêt de sa réputation ; mais il n'amasse point. De toutes les inquiétudes humaines, celle qui tourmente le moins son esprit est l'inquiétude de l'avenir. Pour lui, comme pour le savetier de la Fontaine, chaque jour amène son pain, et si vous le rencontrez travaillant devant la boutique d'un marchand de vin, tenez-vous pour assuré qu'il y a consommé par anticipation tout le produit de son travail.
Comme il faut en France que chaque industrie fournisse son contingent de cet esprit français qui créa le vaudeville et le calembour, on rencontre souvent de ces enseignes dans lesquelles le peintre s'est plu à faire saillir la vivacité de son imagination et la finesse de son esprit. Je choisirai quelques échantillons entre mille.
Tout le monde a lu, sur le devant de la bou-
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LE VITRIER-PEINTRE
ique du perruquier du boulevard Bonne-Nouvelle, ce quatrain placé au-dessous d'un tableau figurant la mort tragique d'Absalon :
Passants, contemplez la douleur D'Absalon pendu par la nuque : Il eût évité ce malheur S'il eût porté perruque.
Il n'est pas une ville peut-être en France où vous ne trouviez, sur l'enseigne de la boutique d'un marchand de vin, cet agréable rébus : Au bon, surmontant un énorme coing ; ou bien, ce spirituel calembourg : un cygne blanc et les mots de la surmontant une croix.
Ici, c'est un barbier qui écrit sur sa porte : On rase aujourd'hui pour de l'argent, et demain
; i pour rien. Là, un bottier fait peindre sur son
jl enseigne une oie qui tient une botle au bout
| j de son bec, avec cette inscription : Prenez ma
M botte et laissez là mon oie. Dans une des rues
n de Saint-Denis, vous pouvez voir encore une
U botte qu'un bon froisse enlre ses griffes, et
;| qui dit fièrement à ce roi des animaux : Tu
jî pense me déchirer, mais tu ne me découdras
j | point. i
j I On pourrai t multiplier ces citations à rinfini.
i ! Je terminerai par une anecdote, qui prouve que
I ! le peintre d'enseignes a su se mettre quelque-: j fois au niveau de la politique, et lutter avantai'j geusement avec ses ridicules terreurs et ses
II capricieuses exigences.
j j Dans je ne sais plus quelle ville du Midi, et, je
crois, l'année même de la mort de Napoléon, un vieux soldat de l'Empire, pauvre, sans ressources, regagna son pays natal. Il fallait vivre et se créer une industrie : il alla frapper à la porte de ses anciens amis, et parvint, non sans peine, à réunir une faible somme d'argent. Il imagina d'établir un pelit café, et il voulut que son enseigne retraçât le grand et lugubre événement qui venait de s'accomplir sur le rocher de Sainte-Hélène, et dont il était si tristement préoccupé. Il fit peindre un tombeau ombragé d'un saule pleureur ; sur ce tombeau étaient p'acés l'épée et le petit chapeau ; on lisait audessous, en gros caractères : Au tombeau du grand homme! Grâce à la glorieuse inscription, le petit établissement prospéra. Mais la police alors était ombrageuse, et un jour, par ordre de M. le commissaire de police, obéisant lui-même à une injonction supérieure,
l'enseigne fut décrochée. La douleur du vieux soldat fut vive, à celte outrageuse proscription de son empereur. Il courut du commissaire de police au procureur du roi, de celui-ci. au maire, suppliant, menaçant : tout fut inutile. Cependant, à force d'instances et de prières, il obtint une sorte de transaction : on convint que l'enseigne resterait telle quelle, mais l'inscription serait impitoyablement effacée. Que faire? Il fallait obéir; mais que mettre à la place des mots magiques qui avaient attiré tant de chalands ? Dans son embarras, le vieux soldat se rendit chez le peintre d'enseignes, et lui conta son malheur. « N'est-ce que cela, mon brave? lui dit vivement l'artiste; consolez-vous, et laissez-moi faire. » Prenant aussitôt son pinceau, il effaça l'inscription, et mit celle-ci à la place : BIÈRE DE MARS.
JOSEPH MAINZER.
LA SOEUR DE CHARITÉ
PAR L. ROUX .
ILLUSTRATIONS DE GAVARNI, PAUQUET ET H. CATENACCI
CEUR de charité ! quel beau nom à inscrire en tête de notre sujet, et que de religions éteintes ce nom réveille dans les âmes ! Mais qu'est-ce
qu'une soeur, qu'est-ce que ia charité? Nous avons des charités de toutes les sortes, de toutes les professions, de tous les rangs et de toutes les bourses ; nous avons surtout une charité de bon goût : d'honnêtes gens font l'aumône à des dames Irès-parées, qui la demandent une fois pour ceux qui la demandent toujours. On danse pour les pauvres ; tant pis pour les innocents qui ont la bêtise de mourir en attendant ! On dit notre siècle égoïste ; erreur : il est charitable. N'avons-nous pas la dame patronnesse, qui place des billets de bal (prix : 20 fr.) pour les pauvres? la quêteuse de paroisse, qui promène son aumônière dans toutes les églises de bonne compagnie, qui escompte un regard ou un sourire au profit des pauvres ? la femme qui a ses pauvres ou celle qui en reçoit de toute main ? la dame de charité, qui inspecte une salle
d'asile, qui tient un bureau de bienfaisance, qui protège de loin de jeunes détenus el administre des hôpitaux dans la personne de son mari ? Et il y a encore des gens qui osent manquer de tout, des malheureux qui s'obstinent à n'être point secourus ; quand il est difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver une femme du très-grand monde, qui ne se pare avec joie de ses plus beaux diamants pour secourir son prochain, qui n'accorde à l'indigence une valse à grand orchestre et qui ne fasse un amant pour abolir le fléau de la mendicité! Le coeur peut avoir des faiblesses dont on guérit par la dévotion, et de tout temps on a racheté le ciel par d'abondantes aumônes. Le ciel est aujourd'hui le prix d'une confidence ou d'un galop. La femme est si belle en faisant l'aumône à la lueur des bougies, en déracinant de nos coeurs celui de nos penchants qui résume les sept péchés capitaux, l'égoïsme, par le charme tout-puissant d'un bal masqué I
Un rôle qui sied encore à toutes les jolies femmes, c'est celui de soeur de charité. Malheureusement, après avoir étudié en leurs personnes charitables et chrétiennes tous les sentiments enthousiastes, toute la philosophie évangélique de Fénelon et de saint François de Sales, toutes les transformations de la bienfai28
bienfai28
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LA SOEUR DE CHARITÉ
sauce, du dévouement, du bienfait, de l'au- ! mône, de la religion qui se traduit en sympa- I thie, de la sympathie qui se traduit en reli- j gion, il reste encore une chose à peindre : la ; soeur de charité. ;
La soeur de charité est un de ces types qui, • pour les heureux du siècle, n'existent que par j induction. Elle nous fuit, nous l'évitons. Il y ; a tant de distance d'un palais à un hôpital ! ■; Il faut être pauvre, malade, ou résumer comme ; poëte ces deux positions sociales pour com- ! prendre la soeur de charité. Nommer la soeur | de charité, c'est présenter une personnifica- j tion de la douleur, une des faces les plus som- i bres, les plus tristement sérieuses de notre j société ; c'est nommer la principale héroïne ; d'un drame lugubre et qui ne manque pas de j morts au dénoûment. j
Et pourtant ce drame se renouvelle chaque ■ jour pour elle ; car la soeur de charité est à de- ! meure là où les malades eux-mêmes ne sont | que de transition ; c'est l'éternelle comparse j du trépas ; l'Electre gémissante de tous les | Orestes qui ont rencontré au monde les tor- | tures de la misère, bien plus communes 'crue ; celles du remords. j
Dans la vie même, dans la vie élégante et j aisée, quand le coeur se dessèche et s'ossifie, j quand l'homme perd ses cheveux et ses illu- j sions, on sent qu'il y a deux femmes au monde, j une grande dame et une soeur de charité. Oui, ; lorsque l'idole de vos rêves, la chimère de vos i adorations, votre ange, votre étoile au ciel, j cette femme très-poétique, mais qui trouve ; une migraine impertinente, un rhume de mau- j vais goût, devant qui l'on n'ose tousser et dont ; on se cache pour mourir, lorsque celle-là vous ! apparaîtra comme un mythe usé, une cruelle | déception, un symbole d'égoïsme, qu'il ne vous j restera plus qu'une duchesse à aimer dans | cette femme, alors vous comprendrez peut-être j que la femme n'est pas née tout entière pour ! être aimée, et qu'il peut exister quelque part une soeur de charité, rendant tout ce qu'on prodigue à d'autres, santé, jeunesse, amour, croyances, veilles, tout enfin. La richesse se \ crée une soeur de charité pour le temps où le j coeur lui-même a des rhumatismes. Don Juan, j devenu vieux, impotent et paralytique, se re- j jette dans les bras d'Élise, qui était entrée au r
couvent, et il l'en retire enfin légitimement pour en faire une soeur de charité. Le grand siècle vit Molière lui-même, délaissé de la noblesse, du clergé, de toutes les grandes dames, de tous les petits marquis, de Louis XIV enfin, de tout son monde à lui, expirant dans les bras d'une soeur de charité.
La soeur de charité habite une thébaïde, une nécropole, la cité des malades, la cité des morts. Paris lui octroie ses pauvres, ses infirmes, ses moribonds, tout ce dont il a usé suffisamment, dont il veut se débarrasser à tout prix, qu'il veut rejeter de son sein. La soeur de charité prévient la gangrène du corps social ; elle combat la lèpre de la pauvreté et procède par émondation au maintien de l'hygiène publique. Tout ce qui est encore jeune, vigoureux ou seulement valétudinaire, tout ce qui peut rendre encore quelques services, tout ce qui est matière à exploitation n'est pas de son domaine.
La soeur se lève de très-bonne heure ; son premier soin est de faire préparer la salle pour la visite. Cette opération demande un tel concours d'activité, de propreté, de ménagements et de précautions hygiéniques, qu'elle présuppose des grâces d'état chez la soeur de charité. Ceux des lits qui peuvent être faits le sont surle-champ ; l'air est renouvelé, la salle échauffée en hiver, les parquets sont cirés : le tout en un clin d'oeil. Après ces travaux préparatoires, la soeur fait la prière, et on attend la visite du médecin. Les administrateurs n'ont que de la déférence pour la soeur de charité, les médecins ont du respect ; les internes s'en rapprochent par une communauté de devoirs et de sympathie. Quand la soeur est peu contente de son médecin, il s'établit, d'elle à l'interne, des rapports plus étroits qui tournent tous au profit de ce dernier. La nature de la femme se trahit chez la soeur de charité par le degré de confiance qu'elle accorde à l'interne, et par les soins bienveillants et ingénieux qu'elle apporte à simplifier ses fonctions, à lui alléger la tâche de chaque jour. Le médecin reste pour l'un et l'autre une sorte de pouvoir officiel qui préside seulement pour les prescriptions à un service dont la soeur et l'interne se partagent les détails à l'amiable, et cet arrangement sourit d'ordinaire à tous les deux en profitant à tout le monde.
LA SOEUR DE CHARITÉ
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Le talent spécial, la supériorité réelle de la soeur consiste en effet à embrasser l'ensemble et les détails du service des malades et de l'hôpital. Quand le médecin a défilé son chapelet de prescriptions, c'est la soeur qui veille avec une mnémotechnie admirable, avec un zèle qu'on ne saurait trop louer, à l'emploi des remèdes. Médecine, pharmacie, bains, alimentation, elle embrasse tout, elle rend tout précieux par le mérite de l'à-propos dans l'exécution. Il faut d'abord savoir que dans un hôpital les minutes sont tout et les prescriptions ne sont rien sans une main qui se fasse un devoir de les administrer à temps. Auprès de ce que la soeur nomme ses grands malades, il faut qu'elle lutte de célérité avec la maladie, et elle remplit souvent la mission d'un ange consolateur et sauveur. Il existe de bien parfaits modèles de la soeur de charité, et nous sommes mille fois heureux de pouvoir placer ici un nom que nous voudrions y graver en toutes lettres; mais la soeur de charité, que cette désignation modesle n'ira même pas trouver au milieu de ses fonctions angéliques, s'appelle tout simplement la mère de la salle Saint-Augustin à Saint-Louis.
Non, la philosophie ancienne n'a rien inventé qui s'élève à la hauteur du dévouement religieux de la soeur de charité. Sans elle le malade passerait souvent une demi-journée, une journée tout entière, sans ce remède vainement prescrit le matin, et dont il attend la guérison. La soeur de charité remplit tous les vides du service, répare toutes les négligences, et trouve au fond de son inépuisable empressement le moyen de satisfaire à. des exigences, à des caprices de malades qui, pour n'être pas dans le règlement, n'en sont pas moins dans la nature de l'être souffrant.
En général, il y a pour la soeur de charité deux âges, deux époques ; il y a deux soeurs de charité, il y a une mère et une soeur ; il y a un feu qui s'allume et un autre qui repose sous la cendre de soixante hivers.
Le noviciat de la soeur est l'époque des prodiges de la charité. La jeune soeur de charité, celle qui possède encore toutes ses croyances, toutes ses illusions, dont rien n'a tempéré encore l'austère religion, est constamment aux prises avec un siècle impie, souverainement indifférent
i en matière de religion. Elle opère des cures et
; des conversions. Elle établit des catégories de
| malades, et son zèle, trop souvent stimulé par sa
; foi, se partage entre le médecin et le confesseur.
j Pour cette soeur il y a un juste et un pécheur
; mourant, comme au temps où le P. Bourdalcue
| prêchait devant la cour. Il serait mieux, selon
; nous, de ne voir que des malades dans un hô:
hô: tout en laissant à chacun l'initiative de sa
j conversion. Qu'arrive-t-il, en effet? c'est que
; les soins de détails, les attentions, les douceurs
j que la novice procure aux âmes repentantes
; sont autant d'appâts jetés à l'hypocrisie. Delà
j naît une espèce de malades toujours prêts à se
; convertir à un bon traitement et à recevoir le
j salaire de leur componction. Il y a, à l'hôpital
; surtout, des piétés de circonstance, de bonnes
; dévotes qui exploitent les péchés commis à
| force de n'en pouvoir plus commettre ; il y a
; des contrefaçons de repentirs, des actes de
i contrition qu'il ne faudrait pas prendre pour
i des actes de foi. L'hypocrisie est la friponnerie
| du vice bien plus encore, comme on l'a dit à
; tort, qu'un hommage rendu à la vertu,
i La mère met, au contraire, de la modération
i dans son zèle, de l'impartialité dans ses soins,
j un certain scepticisme dans ses exhortations;
! elle fait régner l'ordre, sinon la piété, dans sa
j salle ; elle a une politique administrative qui
j embrasse tous les cultes, et sa providence s'é;
s'é; sur le pécheur repentant comme sur le
\ coupable endurci. Elle a un devoir à remplir,
I et ce devoir doit durer longtemps. 'Son zèle,
| pour être soutenu, a besoin d'être modéré ; sa
; charité, pour être efficace, ne doit pas être
I spéciale, et ses bienfaits, loin de se concentrer,
I se répandent sur tout ce qu'il y a de malades
| dans un service. Elle sait retourner un maI
maI et faire respecter sa présence par une
I sévérité bien entendue. Sa sensibilité se mani;
mani; par un peu de brusquerie; sa mission
i n'est plus celle d'un ange, mais d'un chef de
: service. On dirait que son coeur a vieilli ; non,
j il s'est formé. Elle agit par le respect et par
; la persuasion, elle est femme autant que soeur
; de charité.
! Quel vaste ministère que le sien, toujours
| renaissant avec les mêmes formes repous!
repous! toujours activé par deux agents infatii
infatii : la maladie et la mort! On essayerait
La Soeur de Charité. Dessin de Gava
LA SOEUR DE CHARITE
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vainement de rapprocher le tableau d'un hôpital, séjour de tous les dégoûts, de toutes les souffrances, de tous les dévouements, du spectacle pompeux d'une cour ; brillant rendez-vous de tous les égoïsmes et de toutes les vanilés de l'époque , ce serait même un crime de lèse-public de parler seulement de l'Opéra de Paris. Il a fallu tout l'art du poêle national pour relever le type de la soeur de charité au niveau de celui de l'actrice. Nous sommes de ceux qui pensent qu'il y a plus d'une lieue entre l'hôpital Saint - Louis et l'Académie royale de Musique. Les théâtres, dira-l-on, les divertissements publics, payent un tribut aux hôpitaux ; je veux croire que la perception de cet impôt est la plus juste, la plus raisonnable : voyez pourtant combien l'or qui en provient est égoïste, comme il étouffe toute sympathie entre ceux qui meurent ici et ceux qui se réjouissent làbas. Sait-on cependant par quelles fibres intimes la vie de luxe et d'enivrements d'une grande ville se lie à sa vie de souffrance et d'expiation? C'est à l'hôpital même que vous saisirez le secret de tous les grands contrastes. La soeur de charité est la religion de cet HôtelDieu où le prolétaire meurt victime du travail, la courtisane de l'égoïsme des sociétés. Née du christianisme, la soeur de charité en est l'expression la plus touchante ; elle en a conservé les vertus primitives, le zèle évangélique; elle en embrasse toute la sainteté. Ange penché tour à tour sur un berceau et sur une tombe, elle veille seule au salut du pauvre,
ce réprouvé du monde acluel. Elle accepte en esprit et en vérité l'accomplissement des pieux devoirs de sa vocation; elle seule peut-être a recueilli l'héritage du Christ, et seule est restée fidèle à l'anathème de la pauvreté.
Suivons encore la soeur de charité dans l'exercice de sa tâche quotidienne. Elle est, disons-nous, le pouvoir exécutif de' l'hôpital, et, à ce litre, elle en tempère la législation. Elle est placée, en faveur des malades, entre une philanthropie officielle et un servilisme crapuleux et escroc. L'administrateur qui possède un fief dans chaque hôpital, l'infirmier qui tire une rente de chaque malade , l'un distribuant le bienêtre en gros, l'autre vendant la sympathie en détail, ne doivent rien avoir de commun avec la soeur de charité. Le personnel du service subalterne des hôpitaux, privé de zèle évangélique et d'un salaire suffisant, se recrute dans la classe la plus vile et la plus abrutie des domestiques sans emploi, rançonne les malades en leur inspirant le plus profond dégoût pour une administration qui devient ainsi un réceptacle de vice et d'immoralité. Discipliner les malades et les gens de service, autant que ceux-ci sont disciplinables, est le premier soin de la soeur de charité. La soeur de charité est toujours vêtue avec" une extrême propreté : une robe de serge noire exempte de taches, dans un lieu où il paraît presque impossible de s'en préserver, une guimpe et une cornette d'une entière blancheur, un tablier moins fin et néanmoins irréprochable,
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complètent son costume. La soeur de charité est inséparable de cette draperie. Quelle ampleur et quelle mesquinerie de formelles, que largeur dans ces plis, et queUe pauvreté dans cette façon de robe ! Comme elle est étoffée et mal faite, vaste et étriquée, somptueuse et monastique ! C'est une robe de pleureuse ou de suppliante, un vêtement de deuil, un costume de veuve. C'est un suaire. On s'est plu à défigurer la femme pour en faire une soeur de charité. Elle a peur de paraître appartenir au monde sous cette enveloppe. Les manches de son habit, taillées sur un patron chinois, s'inclinent vers la tombe comme le regret. Cet horrible accoutrement ne dit rien à la peinture, rien à la statuaire, rien il aux passions; va droit à l'âme, il révèle quelque chose de consolant et de funèbre, d'effrayant et de doux; il se spiritualise en une foule de plis qui n'ont rien d'humain. Rarement aussi l'on découvre sous ces volutes une de ces figures de Rubens pleines de fraîcheur et de vie. La soeur de charité met son visage en harmonie avec la blancheur mate de sa guimpe ; elle se plaît à unir la forme et le fond. Ces beaux bras arrondis, ces chairs sensuelles et voluptueuses, ces traits fermes, délicats, colorés par un embonpoint ravissant, expression panthéistique du christianisme que Rubens donne à la Religion, à la Foi, à l'Espérance, à la Charité, ces admirables réminiscences delà forme païenne, ces inspirations charnelles n'ont rien de commun avec le type réellement chrétien de la soeur de charité. Le Christianisme macère le muscle, pâlit le visage , mortifiera chair, amaigrit les traits. La soeur de charité estmaigre etfluettejusqu'àtrenteans; eUe arrive seulement alors à un embonpoint raisonnable et à une dévotion modérée. La soeur de charité est un lambeau de ce vieux monde chrétien qui a remplacé par le martyre lent de la souffrance les tortures de la persécution.
Alors la vierge chrétienne fait place à la femme utile ; la soeur est complètement soeur, rompue aux pratiques de l'hôpital, versée dans l'hygiène, dans la médecine, dans la pharmacie, initiée aux opérations, habituée aux décès, prédisant une convalescence, prévenant une hérésie de. régime,'et faisant mouvoir l'hôpital à son unisson ; conservant un grand fonds de religion, et l'alliant avec prudence et circonspection
circonspection la philosophie du siècle. Bonne et utile à tous, femme de tête et d'exécution, accomplissant tout ce qui est bien, fuyant l'excès en tout, vrai modèle d'une hospitalière et d'une femme digne des respects de l'humanité. C'est celle que l'on prend pour lui confier les misères de l'âme et du corps, pour réciter son Pu manus, et demander la faveur d'un De profundis. C'est celle qui perd un enfant dans chaque malade, qui verse une larme sur chaque linceul, et que les mourants regrettent comme une mère et recommandent à Dieu à leur dernier soupir; c'est le dévouement personnifié, c'est la sympathie en tablier de toile blanche, c'est tout ce que notre siècle est capable de concevoir de religion.
La soeur de charité est encore le grand interprète du médecin. Veut-on savoir si le malade à eu de la fièvre, et à quelle heure; s'il n'a rien omis du programme de la veille, et s'il a usé de celte résignation qui est la première vertu des malades? La soeur sait tout cela beaucoup mieux que le docteur lui-même.
Il y a dans chaque hôpital un couvent. Ils vivent l'un par l'autre ; la prière soutient le dévouement, le dévouement soutient le malade. C'est ainsi qu'on a placé le ciel près du purgatoire. Lorsque la femme a rempli sa tâche de la journée elle redevient soeur ; elle se replie dans sa dévotion, elle rentre dans le sein de Dieu. Pour elle le travail est une prière et la prière un travail. '
La soeur de charité vit et meurt oubliée dans la maison qui la vit faire profession. Elle expire dans l'obscurité du cloître et dans les sentiments des devoirs chrétiens et hospitaliers. Elle meurt quelquefois de la maladie de ses malades, moissonnée par un fléau ; c'est le chef de file qu'un zèle officieux, une philanthropie prudente oppose aux épidémies. Vertu sans nom, héroïne sans poëte, sainte sans légende, elle n'ajoute rien à aucun calendrier ; son nom figure tout au plus à la liste nécrologique de l'hôpital, nom oublié comme les autres, et pour lequel il n'existe pas de Panthéon.
Il y a des soeurs de charité à l'Hôtel-Dieu, il y en a à la Pitié, à l'hôpital Saint-Louis, à l'hôpital Beaujon, à l'hôpital Necker. aux Enfants-Malades, à la Charité, aux ErJants-Trouvés. Opposition bizarre, antithèse incompréhen-
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sible; il y a des mères qui ne le sont point de leurs enfants, et de simples femmes s'élèvent à la hauteur des devoirs de la maternité la plus sainte, et meurent sans avoir compris la maternité.
On distingue un hôpital d'un hospice en ce que dans celui-ci on laisse l'espéranceàla porte ; à l'hôpital il peut y avoir danger de mort, mais non de vieillesse. Les hôpitaux sont les plaies du corps social, les hospices en sont les ulcères chroniques. Il est à remarquer que les hospices sont desservis par des surveillantes seulement.
C'est à Paris qu'existe ce que nous pourrions appeler le grand type de la soeur de charité. Aux grands maux les grands remèdes ! et une ville comme Paris, foyer immense de maladie, de misère et de corruption, doit faire germer des vertus à la hauteur de tous ces maux. La province compte aussi des dévouements dignes de tout éloge ; ici, néanmoins, on nous permettra de placer une remarque que nous regardons comme une vérité d'observation. En province, il y a beaucoup de jeunes filles bien élevées, mais sans fortune, qui entrent en religion pour ne pas devenir des femmes d'ouvriers ; et ce sont justement les plus aptes à faire le bonheur d'un ménage, qui suivent une vocalion opposée. Une femme se consacre à des malades au détriment de celte partie de la population que le sort réduit à n'être qu'un instrument de travail. La condition de l'ouvrier est, il faut l'avouer, tellement vulgaire, tellement misérable, que nul n'oserait blâmer une femme d'y échapper en faisant des voeux ; mais que penser d'un ordre de choses qui réduit l'ouvrier à être délaissé en faveur des malades et des infirmes qui peuplent les hôpitaux ! La soeur de charité, pour être la femme la plus noble et la plus élevée de l'ordre social, n'a pas besoin d'être, dans la fleur de la jeunesse, détournée d'une autre vocation également sacrée. Laissez aux soeurs de charité, qui le sont par vocation, le soin de soigner les malades.
La tâche de la soeur de charité, pour être ici moins imposante, n'en offre pas moins un cadre où toutes les vertus de la femme et de l'hospitalière peuvent s'exercer. C'est à la soeur de charité que l'on doit cette tenue d'une
p opreté si sévère et si recherchée qui font des beaux hôpitaux de province, comme l'hôpital de Lyon, des objets d'admiration. El en général, tout ce qui est du domaine de la soeur de charité se fait remarquer par un ordre, un luxe de propreté qu'on chercherait vainement autre part.
En province, la soeur de charité entend la pharmacie. Pénétrez dans son dispensaire, et vous serez frappés de la richesse de cette officine non patentée, mais recommandable par une organisation scrupuleuse, par une coquetterie de propreté étrangère à la pharmacie. Là tout luit, tout étincelle, tout est de bon goût jusqu'à la conserve de roses. Des doigts effilés et d'une blancheur très-peu pharmaceutique distribuent la violette et le sirop de limons. Le diplôme de la soeur de charité est dans la manière dont elle administre tout cela; si l'on objecte à la soeur de charité qui fait de la pharmacie son peu de savoir, nous répondrons qu'il ne faut pas être bien savant pour vendre de la bourrache. Quant à la chimie, il est avéré que la soeur de charité n'a garde d'y rien entendre. Elle exécute tout simplement les prescriptions de la médecine comme un ignorant le pourrait faire, sans prôner ses remèdes, ce qui est encore une manière extra-légale de leur donner de la vertu. La soeur de charité a un iris pour enseigne, et il n'y a rien en vérité de plus innocent que cette fleur d'un bleu céleste.
Éloignez-vous encore du centre, vous trouvez un autre type, une autre personnification de la charité. Dans les petites villes, dans les grandes communes assez heureuses pour avoir un hôpital et trop pauvres pour pouvoir s'en passer, la cénobie de la soeur est une sorte de ruche où tout s'élabore dans les intérêts temporels et spirituels de la maison. La soeur de charité, devenue soeur du pot, ne doit rien ignorer de ce qui constitue l'éducation première d'une garde-malade, d'une institutrice et d'une grosse fermière. Sous le couvert de l'hospitalité on fait l'école et la pharmacie, on reçoit des aliénés, des malades et des incurables, on traite l'aigu et le chronique ; l'hôpital est à la fois une école primaire, une infirmerie, un dépôt de mendicité et une immense propriété. Les soeurs de charité forment le conseil administratif et se partagent les emplois. Celle dont
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le zèle est fortement constitué fait les foins, emmagasine le bois, préside aux récoltes, active les travailleurs, est au four et au moulin. Les faiblesses de la femme se trahissent parfois au milieu des merveilles accomplies par son active charité. À ses yeux le pauvre, l'infirme, le malade, ne sont rien, la charité est tout, et
la religion est fort au-dessus de la charité. Quelle différence aussi entre les deux malades qui accourent ici ou là, à Paris ou en province, au centre ou aux points extrêmes de la circonférence, se recommander corps et âmes aux soins hospitaliers de la soeur de charité! L'un, celui de la grande ville, est ordinairement au-dessus
du bienfait, et y a recours pour la première fois; l'autre est au-dessous, et trouve enfin un prytanée dans un hôpital, couche pour la première fois dans des draps blancs, a un médecin et une tisane sucrée, il doit tout ce luxe à la charité. Le premier après s'être défendu en athlète vigoureux, avoir connu par échappées quelque chose du luxe d'une capiVir.cent
capiVir.cent Paul.
laie, après avoir recueilli et dissipé quelques lambeaux de fortune, quelques miettes d'un festin immense, après s'être initié par intervalles à la vie de Paris, vient expirer sur un lit d'hôpital ; il doit toute cette misère à la charité. L'autre ne connaît de luxe que le luxe de la charité. Celui-ci murmure dévotement les
paroles de la soeur, celui-là sait la valeur d'un blasphème et expire l'ironie à la bouche.
La soeur de charité peut être considérée comme l'alpha et l'oméga de la vie humaine : le peuple la rencontre près de la tombe et dans toutes les grandes crises de la vie : le peuple ne saurait accomplir sans son secours ces deux
grands actes de son drame : la maladie et la mort. Le peuple redoute l'hôpital et aime la soeur de charité. La soeur de charité tient le fil de ces existences flottantes qui lui reviennent incessamment ballottées d'un écueil à un autre : de l'hôpital, leur berceau, à la maison des jeunes détenus, théâtre de leur éducation; de là à l'atelier, puis encore à l'hôpital ; c'est ainsi
que la vie du paria se complique de souffrances qui n'ont qu'une .consolation, la soeur de charité.
C'est pour cela, mesdames, que nous, enfant du siècle et tout indigne que nous sommes de cet honneur, nous n'hésitons pas à placer le portrait de la soeur de charité dans la galerie qui renferme vos portraits. Ce type, nous ne le savons que trop, hélas ! aurait demandé le pinceau de Fénelon. Vol taire lui-même a consacré un de ses traits les plus éloquents à la
soeur de charité, parce que Voltaire avait trop de génie et d'esprit pour ne pas s'incliner devant ce dévouement qui sert aujourd'hui de garantie au pauvre contre l'égoïsme bourgeois. Nous avons un culte, celui de la richesse, qui met ses damnés à l'hôpital. Mais si la religion du Christ, qui diffère un peu de la nôtre, avait encore besoin d'être soutenue par de grands et sublimes exemples, ce serait parmi les soeurs de charité qu'il faudrait lui chercher des saintes et des martyres.
L. Roux.
LES CRIS DE PARIS
PAR J. MAINZER
ILLUSTRATIONS DE PAUQUET, H. CATENACCI, ETC
A musique n'est souvent qu'un article de luxe, un divertissement de la classe si nombreuse des désoeuvrés : pour les uns, c'est un chatouillement agréable
de l'oreille ; pour les autres , c'est un métier. A côté de cette musique privilégiée des salons,
des boudoirs, de tous les lieux où l'homme fait étalage de ses talents, et les exploite pour acquérir de l'honneur et du profit, il en est une autre qui nourrit le coeur, élève la pensée, ennoblit l'âme, et dont la
création doit être attribuée bien moins à la science qu'à la nature, qui l'a douée de ses aecents si vrais, si simples, et pour cela même si pleins d'éloquence et de conviction. Cette musique, qui se mêle à nos joies comme un ami fidèle, et devient pour nous un ange consolateur dans nos jours de souffrance; cette musique, dont les modulations changent avec l'âge, l'état, les circonstances extérieures et les sensations intimes, c'est la musique populaire, la musique de l'enfance, celle qu'on entend à l'école, à la caserne, à l'atelier, celle enfin qui nous prend à notre berceau, et nous conduit, à travers toutes les vicissitudes de la vie, jusqu'à notre lit de mort. Mais, après la musique des salons, que l'art
traite en enfant gâté, après la musique populaire, que nous pourrions, que nous devrions enrichir, améliorer, rendre plus précieuse et plus influente, à cause de sa participation aux actes de la vie, il en vient une troisième, et ce n'est pas la moins intéressante, à laquelle l'art est tout à fait étranger, et qui, toute de l'invention du peuple, porte le cachet de son incontestable originalité. Créée par la nécessité, elle est l'organe indispensable du prolétaire, qui, sans son aide, ne pourrait gagner son pain de la journée. Devant cette triste condition du besoin, la critique dépose ses armes comme sur un terrain neutre. Nous écoutons avec un vif intérêt, nous accueillons, dans leur étrangeté native, les mélodies bonnes ou mauvaises qui composent ce dernier genre de musique, et c'est en simple observateur que nous rapportons ce que nous avons entendu ; heureux si nous avons remarqué des choses qui aient échappé à d'autres, et si nous avons réussi à trouver le côté poétique d'un sujet souvent revêtu de formes triviales, mais qui, sous plus d'un rapport, n'en est pas moius digne de fixer notre attention.
Dans tous les pays, le peuple chante par instinct ; le chant accompagne ses travaux, en désigne souvent la nature, en marque presque toujours le mouvement et la cadence; le travail est en quelque sorte le diapason sur lequel il se module, et plus celui-là a de rudesse, plus
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devient indispensable la mélodie qui l'accompagne. Les travaux qui exigent des efforts fatigants, et qui doivent être exécutés avec ensemble, ne manquent jamais d'être secondés par une sorte de chant mesuré dont le rlrylhme, fortement accentué, sert à diriger tous les travailleurs vers le même but. C'est de cette manière que partout s'exécutent les manoeuvres des matelots ; les maçons ne sauraient hisser une pierre de taille, ni les charpentiers une pièce de bois, sans chanter leur ho !... hop ! En France, les premiers ont tous la même mélodie, et la plupart du temps le même sobriquet pour appeler leurs goujats, et leur demander ce dont ils ont besoin : Larose ! une truellée au sas !
Dans les montagnes, c'est encore une petite chanson qui sert de signal aux femmes et aux enfants assis sur le seuil do leur chalet, pour guider un mari, un père, un frère attardé à la chasse. Le chant est le phare des montagnards. Mais son utilité s'étend encore plus loin dans les campagnes : le villageois, à la tombée du jour, l'emploie pour rassembler sous son toit de chaume les animaux domestiques lorsqu'ils reviennent de pâturer dans les champs et dans les forêts. C'est surtout quand les jeunes cochons (Dieu merci! la langue française s'est dépouillée de la ridicule pudeur qui empêchait de nommer les choses par leur nom) ont été mis pour la première fois au pâturage, et ignorent encore le chemin qui doit les ramener à l'étable, que le paysan s'ingénie à faire un curieux usage de la langue des sons. Vous entendez alors la bonne ménagère, placée sur le devant de la porte, élever gravement et fortement la voix pour appeler à elle, au moyen d'une singulière mélodie de circonstance, les petits qu'elle a soignés elle-même, et qui ont appris déjà à la connaître. Les accents de la fermière, dans ce moment, n'ont rien, je vous assure, qui ne soit agréable à l'oreille. J'invoquerais au besoin le témoignage, ou plutôt le souvenir- des voyageurs qui, vers le soir, ont pu assister à ce spectacle bizarre. N'y a-t-il pas, en effet, quelque chose de doux et de caresssant dans ces simples notes, qu'on entend souvent dans le midi de la France, comme au milieu des champs la cloche lointaine d'un village ?
Une des choses qui tout d'abord frappent
un étranger, à son entrée dans une grande ville, et qui l'impressionnent le plus singulièrement, ce sont les cris de rues par lesquels les marchands ambulants signalent leur passage. La grande quantité de crieurs est un des caractères distinctifs d'une capitale : l'affiuence des consommateurs attire une nuée de petiu marchands, dont chacun annonce sa présence par une crierie, ou pelite mélodie qu'il invente et chante à sa façon, pour fixer sur sa mar-: chandise l'attention du chaland. Plus les habitations ont de profondeur et d'élévation, plus ce cri devient perçant, employant alors toute la force des poumons dilatés par un continuel exercice en plein air. Une description des cris qu'on entend toute la journée dans les rues de Paris semblerait aux habitants d'une bourgade de province plus fabuleuse et plus incroyable que l'énumération de toutes les magnificences de cette grande capitale. Si le hasard veut que, dans le cours d'une semaine, cette bourgade entende retentir dans son unique rue le bruit inaccoutumé d'une voilure, c'estàqui s'élancera sur sa porte pour savoir quels personnages elle renferme,quelleestsadestination, sielleserend à une noce ou à un baptême ; et qui saurait dire, dans ce dernier cas, toutes les suppositions que font entre elles les voisines? La commune s'est-elle accrue d'une fille ou bien d'un garçon? quels noms donnera-t-on à l'enfant? qui est le parrain? qui est la marraine? quels cadeaux a-t-on faits à la mère, à la nourrice, au curé, au vicaire, au sacristain? Que serait-ce si, à ces paisibles babilants dont l'oreille ne connaît d'autre bruit que celui qui se fait à la sortie de l'école mutuelle, on essayait de donner une idée de l'éternel brouhaha des rues de Paris? Présentez-leur une statistique exacte des voitures qui sillonnent journellement le pavé de cette vaste cité, des boeufs, des veaux, des moulons qu'on y consomme en un jour, ils se figureront qu'elle est peuplée d'ogres, et aussi grande à elle seule que le resle de l'univors. Mais ce qui surtout mettrait le comble à leur ébahissement, ce serait la peinture de ce concert monstre qu'on y entend du matin au soir, concert exécuté par des marchands et marchandes d'habits, des porteurs d'eau, des savetiers, des repasseurs, des marchands de parapluies, des vitriers, des raccommodeurs de faïence, des marchands de peaux de lapins, des ramoneurs, des crieurs de cartons, de paillassons, de verre cassé, de mottes, de fromages, de plaisirs, enfin par celte innombrable quantité d'hommes, de femmes, d'enfants et de
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chiens, qui viennent de la campagne pour vendre à Paris des légumes, des fruits et des fleurs, chantant tous à la fois des mélodies différentes, avec accompagnement d'orgues de Barbarie, de trompettes et de tambours qui se croisent en tous sens. Certes, ils se refuseraient à croire qu'une fragile construction comme celle de notre oreille pût s'accoutumer à cet infernal charivari.
C'est au moyen d'une chansonnette composée da peu de mots que les marchands se mettent en communication avec les habitants des arrière-maisons et des mansardes. Quelques notes leur suffisent pour dire Je nom de leur marchandise, le prix de l'aune, de la livre ou du quarteron ; et parfois encore ils y trouvent la place d'exprimer l'admiration que doivent inspirer leurs fruits si beaux, leurs fleurs si odorantes, leur poisson si frais. Ils y mettent tant de concision et d'énergie, et en même temps des façons si engageantes, qu'il est difficile de résister à celte éloquence populaire. Le moyen de demeurer impassible lorsqu'on entend à Paris : Ah! le bel oignon!
A Toulouse, on rencontre une petite fille qui porte sur sa tète une grande corbeille de châtaignes bouillies, en criant : Commo d'ivous qui bol de castagnous ? Qui veut des châtaignes grosses comme des oeufs ? Quelle éloquence dans ce peu de paroles pour un estomac affamé et une bourse légère! Quand sous le soleil de feu du midi parait la femme aux belles oranges de Majorque, en chantant cette gracieuse mélodie :
on conçoit que l'ouvrier quitte, aussitôt son atelier, que la couturière descende de sa mansarde pour se désaltérer avec des fruits si succulents, si juteux, que la barbe en coule! Saurait-on trouver une invitation plus pressante pour un gosier desséché par trenle-quatre deerés de chaleur '?
Mais essayons de débrouiller, s'il se peut, ce chaos d'industriels nomades de différentes castes, ce tohubohu de chanteurs ambulants, et de mettre quelque ordre dans un sujet si compliqué, dans cet immense tintamarre de cris et de chants qui commencent avec le jour, ne finissent que très-avant dans la nuit, et que dix volumes in-folio ne suffiraient pas à recueillir, s'il fallait les noter tous. Et d'abord, nous pensons qu'il ne sera pas sans intérêt de faire connaître ici ce que nous avons recueilli chez les anciens auteurs sur les cris de Paris.
L'origine des cris des rues remonte trèshaut, et ils n'ont pas toujours été exclusivement adoptés pour la même marchandise. Dans le principe, les gros marchands eux-mêmes ne dédaignaient pas ce moyen d'attirer l'attention des passants. D'anciens ouvrages nous apprennent qu'aux XII°, xme et xiv° siècles, les marchands se tenaient sur le seuil de leur boutique, et engageaient les chalands à y entrer. Il n'était aucune professsion qui pensât déroger par l'emploi de ce petit manège. On était harcelé alors comme on l'est encore aujourd'hui dans les petites villes de l'Italie par le coiffeur, qui veut à toute force vous raser, par la fruitière, qui vous offre de la salade, et par le charcutier, qui exige que vous lui achetiez des salami. Sans aller si loin, on peut se faire une idée du boutiquier des xu° et xine siècles, en traversant le marché du Temple, où des centaines de jeunes filles vous arrêtent en vous prodiguant les noms les plus caressants, pour vous offrir des draps, des matelas, des serviettes, de la layette, etc., etc., ce qui n'étonne pas médiocrement le provincial, peu habitué à voir le sexe se livrer à de telles avances dans le seul but de donner de l'activité au commerce.
La Hanse parisienne, association de marchands, acheta de Philippe Auguste, moyennant la somme de 820 livres, les criages de Paris ou les crieries des marchandises à vendre, ainsi que le droit de placer et de déplacer les crieurs. Félibien rapporte (t. I, livre îx, p. 433) qu'alors, qui vendait du vin à bouche à Paris, c'est-à-dire du vin en détail, devait avoir crieur et payer droit à la ville. Étienne Émilian, prévôt de Paris, régla, dans une ordonnance de 1258, les crieurs de Paris el les droits qu'ils devaient payer à la ville.
Guillaume de Villeneuve, écrivain duxiv 0 siècle, nous a laissé, dans un récit poétique, les différents cris en usage de son temps à Paris. Les couvents, quoique souvent fort riches,
Les Cris de Paris. Dessin de Pauquel.
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envoyaient tous les jours et dans tous les quartiers leurs frères quêteurs pour demander l'aumône. Les frères de Sainte-Croix, que saint Louis avait enrichis de ses libéralités, allaient chaque malin crier dans les rues : Du pain
pour la Sainte-Croix! Puis c'étaient les frères de Saint-Jacques, les carmes, les pauvres écoliers, et les frères cordeliers, qui tous demandaient ainsi du pain. De même on voit de nos jours à Rome des confréries aller do maison en
maison solliciter des secours en chantant. Voici une de leurs mélodies :
Le poêle chroniqueur du xiv° siècle cite encore les croisés de la Terre sainte parmi les crieurs de l'époque ainsi que les filles-Dieu,
qui s'en allaient disant d'un ton lamentable : Du pain pour Jhesu nostre sire. On voyait aussi les aveugles des Quinze-Vingts qui se faisaient conduire par toute la ville en criant comme des sourds : Du pain pour ceux du Champ pourri! (L'établissement des Quinze-Vingts avait élé fondé sur un terrain qui portait ce nom. ) Le même auteur nous apprend que les étuvistes se plaçaient de grand matin sur leurs
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portes, et criaient à tue-lète : Seignour, hâtez- \ i vous d'aller vous baigner; les bains sont chauds, \ \ je vous l'assure! Et il donne le délail de tous || les cris usités alors, parmi lesquels nous cite- lj rons de préférence ceux qui peuvent le mieux j; indiquer en quoi le commerce des rues, à notre j j époque, diffère du commerce de ces temps-là, U lequel se faisait souvent par échange : i;
Sauce à l'ail ou au miel! Dieu vous donne \\ santé! — Pois chauds en purée, fèves chaudes! \\
— J'ai des merlans frais et salés, j'ai des an- M guilles pour du vieux fer ! — Qui veut de Veau \ \ pour du pain! — Au lait, la commère, la toi- \'\ sine! — Bonne bûche à deux oboles ! — Qui a de I j la lie de vin à vendre ? — Petites marchandises j j à jouer aux dés!— Fleurs d'iris pour joncher jj (les rues). — Mendiant... Dieu! qui m'appelle ? \ Viens çà, vide cette écuelle! — Qui a des pots \
d'étain à nettoyer? — Poivre pour un denier? \
— Qui veut des noëls, qui en veut? — Qui a des ' j manteaux ? Gare le froid! Qu'on me l'apporte \ à raccommoder ! j
Quelquefois on entendait crier : Le ban du \ roi Louis [pour fournir an roi hommes et ar- \ gcniy. — Mèches de jonc apprêté pour les lam- \ pes ! — Chandoile de coton, chandoile qui plus \ art clcr que mille estoile [qui éclaire mieux que \ les étoiles!), etc., etc. \
Les meuniers parcouraient les rues, faisant j grand bruit et criant : Qui a à moudre et dit, \ pain à cuire? j
« IL y a dans Paris tant de marchands de \ friandises, tant de loteries h plaisirs, à oublies, ! dit le naïf Guillaume de Villeneuve, que si j'a- I vais beaucoup d'argent, et que je voulusse I avoir de chaque chose que l'on crie pour un de- ! nier seulement, mon bien, si considérable qu'il i fût, serait bientôt dépensé. La gourmandise I m'a déshabillé; lécherie m'a dérobé de telle I façon que je ne sais plus que devenir, ni j par où me tourner. Je ferais flèche de tout \ bois ! » ]
Jannequin, dans une composition intitulée ! Cris de Paris sous François 1er, nous a cou- ; serve un grand nombre de ces crieries, dont la j plupart, après plusieurs siècles, sont restées ! les mêmes, tant pour le chant que pour les i paroles. j
Pour les cris des rues, comme pour toute ; espèce de chaut populaire, il ne faut pas oublier ; de faire la distinction entre la mélodie et l'exé- \ cution. Un bon chanteur fait valoir la plus insi- \ gnifiante composition, et lui prête un charme ! qu'elle n'a pas. Une belle composition peut de- ] venir méconnaissable lorsqu'elle est mal exé- !
cutée. Le chant populaire, c'est-à-dire celui qui, poésie et musique, a été créé par le peuple, varie dans chaque bouche ; chacun le brode, le fredonne à sa manière, et comme ii peut. Souvent la mélodie primitive est difficile à retrouver : elle ne semble pas digne d'attention ; et pourtant il.est reconnu que les chants populaires de la plupart des nations ont toujours fait l'admiration des compositeurs; ils ont été pour eux une source inépuisable de richesses inattendues, et leur ont fourni bon nombre de leurs plus belles inspirations. Qui ne reconnaît dans la Vestale de' Spontini, de même que dans la Muette d'Auber, le caractère des mélodies populaires de l'Italie? La Dame Manche u'imite-t-elle pas les chants des montagnards de l'Ecosse ? Existe-t-il, en un mot, un compositeur qui n'ait pas étudié les chants populaires de l'Italie, de l'Allemagne, de l'Ukraine, de la Scandinavie? Cette originalité de pensée, qui tient son caractère du sol qu'habile l'homme, du ciel qui le couvre, ne se trouve nulle part dans les théories. On chercherait en vain dans le monde savant des mélodies qui égaleraient en invention le Cereno tre zitellc du peuple romain, ou Là haut sus las mountagnes des Languedociens. J.-J. Rousseau admirait les chants vénitiens dont il a fait une collection ; Grétry parle avec transport des mélodies romaines ; Byron n'a pas assez d'éloges pour celles des Grecs. Et qu'on ne se figure pas y voir de ces antiquités qu'on déterre : ce sont des compositions toutes pleine; de vie, souvent d'une ravissante beauté, fruits d'une imagination brillante,- et manifestations des sentiments les plus nobles et les plus généreux. Elles se transmettent de père en fils, de génération eu génération; on les chante dans les mêmes vallées, sur les mêmes montagnes : il semble que les échos les reconnaissent, et ne puissent répéter, depuis des siècles, que le même air, la même ballade.
Les cris des rues ont beaucoup de rapport avec les mélodies populaires, et en font, en quelque sorte, partie : ils sont extrêmement intéressants par leur originalité, ce que trèsprobablement j'apprends aux Parisiens comme une chose toute nouvelle; car, habitués dès l'enfance à les entendre, ils n'y prennent garde en aucune façon. L'enfant de Paris a grandi au milieu des marchands d'habits, des repasseurs et des savetiers ; il a été bercé avec leurs tendres mélodies; il les a sucées avec le lait de sa nourrice. Ce sont pour lui de bien vieilles connaissances : il leur doit ses premières impres-
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sions, sa premièae éducation musicale; aussi I ses oreilles en ont-elles pris un pli tout parti- ] culier : elles ne se sont pas médiocrement endurcies à cette école de chaut. De même que le meunier, au milieu du vacarme de son moulin, entend tout, excepté son moulin, le Parisien vit au milieu des crieurs sans les entendrs. Mais il n'en est pas ainsi pour l'étranger assailli tout à coup par le bruit de ce redoutable tic-tac. Quel assourdissement ! On lui crie à l'oreille, il n'entend plus; il se sauve, il a le vertige, et plusieurs heures suffisent à peine pour qu'il puisse recouvrer ses facultés auditives. L'étranger est ainsi frappé à Paris de mille choses sur lesquelles la pensée du Parisien ne s'est jamais arrêtée. Nous ne croyons pas que le dernier soit bien propre à faire connaître au premier sa ville natale ; celui-ci sera souvent plus frappé de ce qu'il apercevra par hasard que des objets sur lesquels celui-là appellera ses regards avec intention.
Les musiciens sont naturellement ceux dont les cris des rues ont le plus vivement intéressé la curiosité; tous ont essayé de les imiter avec leurs instruments, ou de les noter. Combien de fois, dans les rues de Vienne, de Rome, de Naples, de Londres et de Paris, ne nous est-il pas arrivé de nous détourner de notre course, et de suivre pas à pas quelque marchand ambulant, dans le seul but de saisir le caractère de sa crierie, et de le transcrire sur nos tablettes !
Du reste, il ne faut pas s'attendre à trouver dans toutes ces mélodies des trésors de beauté et de bon goût. 11 y en a de très-insignifiantes, et souvent même ce sont de véritables cris de sauvage, des hurlements inarticulés. On ne doit pas oublier que les marchands crieurs battent journeUement le pavé de Paris au nombre de quinze ou vingt mille, et que pour eux l'important est de se faire reconnaître : chacun d'eux s'est donc ingénié à trouver un cri ou un chant qui lui soit particulier, et auquel la ménagère ne puisse pas se tromper ; car la ménagère possède seule la clef de cette langue à part, et si l'Académie était chargée d'en donner une explication, nous sommes persuadé qu'elle se trouverait dans un fort grand embarras. On est plus d'une fois lenlô de se demander où cet homme, celte femme, ont pu trouver des mélodies qui ne ressemblent à rien do ce que nous connaissons dans le domaine musical, et qui sont en contraste avec tout ce qui a jusqu'alors frappé notre oreille. Toute la notation est insuffisante pour rendre de telles intonations;
intonations; système musical n'admet que des demi-tons, et la mélodie de l'homme du peuple nécessiterait des quarts de ton. A cela se joint la différence de caractère qu'il sait donner à chaque son; des sons de poitrine, de médium, de fausset, un cri nasillard ou guttural, un autre qui semble partir du ventre, tout cela se succède souvent dans une mélodie qui n'a pas plus de quatre ou cinq notes.
Les crieurs des rues peuvent se diviser en deux grandes catégories : les vendeurs et les acheteurs.. Ces deux classes d'industriels se composent d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, de Parisiens et de paysans, dont quelques-uns quittent, à une certaine époque de l'année, des provinces assez éloignées, pour venir à Paris exercer un métier ou vendre une denrée, et retournent ensuite dans leur pays, où ils achètent quelque coin de lerre avec le fruit de leurs épargnes.
Les uns vont seuls, comme les marchands d'habits, les savetiers, et les marchands de fruits, de fleurs et de légumes; les autres se montrent par paire, comme les ramoneurs, les marchands de cartons, les vitriers et les couples de marchands d'habits, homme et femme. Il en est qui portent au bras leur marchandise, la traînent ou la poussent devant eux dans une petite charrette. On en rencontre qui ont un cheval, uu âne, un chien, pour les seconder. Ainsi la majeure partie chemine à pied; le reste se fait voiturer. Certains marchands n'ont pas trop, pour exercer leur petite profession, de toute la ville et de ses environs ; d'autres se sont approprié les faubourgs ou la Cité ; on no les voit jamais au delà de tel quartier, de telle rue. Il y en a qui s'établissent à poste fixe, à un coin de rue, sur le même boulevard, sur le même quai, sur le même pont. Quelques-uns enfin font choix d'une porte cochère pour y installer leur commerce, et du matin au soir, depuis le premier jour de l'année jusqu'au dei - , nier, la maison est régalée à toute heure, à toute minute, du même cri, de la même chanson, du même appel aux acheteurs.
Chaque heure du jour, chaque saison, et même le beau temps et la pluie ont leurs représentants dans les crieurs des rues. Il est tel quartier où l'arrivée régulière des marchands vous dispenserait au besoin d'avoir une montre. Les volets de votre appartement sont encore fermés, que vous entendez le haut en bas du petit ramoneur : il est sept heures. Vous entendez plus tard le refrain de la femme aux petits pains : c'est l'heure de votre premier déjcuner_
LES CRIS DE PARIS
Le maraîcher crieur avertit la ménagère qu'il est temps de mettre les légumes dans la marmite : il est onze heures. Le raccommodeur de casseroles de faïence vous rappelle qu'il faut mettre en état les ustensiles dont vous vous servirez pour le diner. Le repasseur de couteaux se fait entendre à l'heure où vous devez mettre la nappe, et au moment où vous allez poser le dessert sur la table, voire oreille est agréablement frappée par le cri de la vieille femme qui tienl au bras son panier coquettement recouvert d'une serviette blanche et parfumée,
parfumée, s'en va chantant : Voilà VploÀsir, mesdames, voilà Vplaisir ! Enfin, vous pouvez être assuré qu'il est huit heures du soir lorsque trois mesures de l'orgue de Barbarie précèdent le cri : Lantern' magique, la nouvelle pièce l'Ces cris, et cent autres, vous indiquent les heures du jour avec autant de précision que le cadran de l'Hôtel de Ville, et nous-mème, pendant plus d'une anuée, nous avons réglé les heures de notre journée sur les cris du faubourg Poissonnière.
Quelques marchands ne se font entendre
Les nouveaux cris font la nique aux anciens. Dessin de Pauquet.
qu'à une certaine époque de l'année : leur arrivée, comme celle de l'hirondelle, vous annonce le retour du printemps. Combien d'êtres souffrants, retenus dans leur cellule par les longs et rigoureux mois d'hiver, se réjouissent quand la voix argentine de la jeune marchande de. fleurs vient frapper leur oreille !
Combien de gourmets, à la bourse trop maigre;
pour acheter les primeurs chez Chevet, tressaillent en entendant le cri tant désiré : Ma bott' d'asperges/
ou Pois rames, pois écossésl
JOSEPH MAINZER.
LE CHAMPENOIS
PAR A. RICARD
ILLUSTRATIONS DE LOUBON, PAUQUET ET H. CATENACCl
QUATRE-VINGT-DIX-NEUF moutons et uu Champenois font cent bêtes !
Ainsi parlait un jour dans le Champ de Mars un jeune sous-lieutenant de voltigeurs, en jouant d'un air fat avec les minces fils d'argent
de son épaulette, et en suivant d'un regard distrait l'escorte dorée de M. le duc d'Angoulême, qui ce jour-là faisait manoeuvrer la garnison de Paris assez convenablement pour un prince.
La Restauration avait alors trois ans d'existence. Elle possédait une infanterie de ligne
dont les soldats étaient vêtus d'uniformes blancs, comme les enfants voués à la sainte Vierge. Elle avait en outre un commencement de marine, des poêles à gages, des grands prévôts pour juger les bonapartistes, des nouvelles fréquentes de Napoléon malade et désarmé, et parmi ses serviteurs le jeune sous-lieutenant que nous avons vu plus haut lancer à la Champagne un proverbe trop connu.
Or ce sous-lieutenant, c'était moi, aujourd'hui garde national peu zélé et auteur de ces lignes, que j'écris à l'ombre d'une superbe futaie (essence de chêne et d'orme), propriété du pâtissier-traiteur dont je suis le locataire.
Malgré son anglomanie bien connue, le duc d'Angoulême montait pendant cette petite guerre du Champ de Mars un cheval arabe à la taille courte, à la robe isabelle, et qui, en passant près de moi au moment où j'insultais la Champagne, poussa un hennissement qui couvrit ma voix, un peu fatiguée
fatiguée ailleurs par les commandements que j'avais faits à ma section en l'absence du lieutenant de la compagnie. « Pardon, soupira doucement à mon oreille un de mes camarades ; qu'avez - vous dit ? — J'ai dit que quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois faisaient cent bêtes. — Eh bien, vous êtes un sot et un faquin. — Après les manoeuvres, répondis-je, je vous ferai voir com30
com30
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LE CHAMPENOIS
ment un faquin de mon espèce lient une épée. »
Les tambours exécutèrent, sur toute la ligne un roulement dont le bruit, égal à celui du tonnerre, m'empêcha d'entendre la réplique du défenseur de la Champagne. Je repris ma place de serre-file derrière la deuxième section des voltigeurs, et les manoeuvres recommencèrent. M. le duc d'Angoulême fit des prodiges de stratégie; nos soldats brûlèrent un nombre énorme de cartouches, et l'heure du dîner des Tuileries put seule mettre fin à l'acharnement du prince et de ses généraux. Du reste, il n'y eut ce jour-là qu'un seul homme blessé dans la garnison de Paris.
Cet homme, ou plutôt cet enfant, ce fut moi. Au moment où les troupes sortaient du Champ de Mars, le jeune officier qui m'avait traité de faquin et de sot me fit un signe que je compris parfaitement, et nous nous éloignâmes dans les terrains qui s'étendent derrière l'École militaire. Nous mimes l'épée à la main dans une de ces fondrières où les ivrognes des boulevards extérieurs sont dans l'habitude de faire la sieste, et tout d'abord je sentis que la lame de mon adversaire me perçait le bras droit. Je fis un bond comme une gazelle qu'une flèche a frappée, et mon adversaire, après m'avoir prodigué les soins les plus tendres, me dit froidement :
« Je suis né à Troyes, en Champagne.
— Ah! diable! » répondis-je.
Un fiacre rôdeur que nous recontrâmes non loin de là m'emporta vers le petit hôtel garni de la rue de l'Oursine dans lequel je logeais avec beaucoup d'autres lieutenants et souslieutenants, parce que l'on entendait de ses chambres noires et étroites le tambour de la caserne. Je me mis au lit; l'aide-major arriva, il trouva mon coup d'épée superbe, et, quand il eut fait son métier, il se retira.
Dans la soirée, je reçus la visite du lieutenant Tabellion, mon voisin. C'était un soldat de fortune qui, dans ses,loisirs de garnison, s'était fait une éducation à sa manière. Il aimait beaucoup à pérorer, et il s'en acquittait
assez bien quand il ne cherchait pas à être éloquent. Du reste, Tabellion était un de ces lieutenants modèles qui brossent eux-mêmes leurs habits, qui savent au besoin raccommoder un shako fatigué, qui ne prennent du café que le dimanche, et trouvent le moyen de faire des économies sur leur pauvre paye. Il avait reçu au corps le nom imposant de Tabellion le Sage.
« Eh bien ! me dit-il, fumant avec un soin d'avare le culot de sa pipe, — elle datait de 1811 la pipe de Tabellion le Sage, — eh bien, nous avons donc mis flamberge au vent, mon nouveau et très-jeune camarade?
— Hélas ! oui; et avec bien peu de bonheur encore.
— Du bonheur? vous en avez eu un inouï, stupéfiant ! J'ai ouï parler tout à l'heure, pendant le diner, du sujet de cette querelle : admettons maintenant qu'au Champ de Mars j'eusse entendu votre apostrophe contre la Champagne, eh bien, l'affaire changeait de face : c'était avec moi que vous vous battiez.... et rien ne résiste à ma botte secrète.
— Me battre avec vous ! pourquoi?
— Parce que je suis né à Bar-sur-Aube.
— Ah çà, tout le monde est donc Champenois dans cet horrible régiment ?
— Vous l'avez dit. Du reste, le corps est loin d'être horrible, et je crois que vous serez content du choix des hommes et de leur instruction.
Or, écoutez-moi, reprit Tabellion le Sage, serrant sa pipe dans un vieil étui de bois. Si vos parents, au lieu de vous lancer dans l'armée avec une épaulette, vous avaient laissé deux ans encore au collège, tout cela ne serait pas arrivé... Que diable! J'ai vu vos états de service chez le quartier-maître; vous n'avez pas dix-sept ans
— Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes...
— Faites-moi la grâce, mon cher enfant, de ne pas vous comparer au Cid; la chose ne serait pas exactement de bon goût. Si donc
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vous aviez fait votre entrée dans un corps d'infanterie à dix-huit ans, par exemple, votre raison, plus mûre, vous eût décidé à quelques réflexions, à quelques études préparatoires; vous sauriez à l'heure qu'il est que, par une décision des nouveaux venus sur le trône, les régiments français sont devenus des légions portant le nom d'un département dans lequel les soldats et une grande partie des officiers de chacun de ces corps sont puisés. Bien plus, ô mon jeune ami, vous auriez su hier soir, quand vous vous êtes présenté au colonel avec votre brevet, que la légion de l'Aube obéissait à cet officier supérieur, que le département de l'Aube formait une partie de l'ancien territoire de la Champagne, et que bien décidément ces Champenois que vous ne pouviez souffrir allaient former autour de vous comme un mur d'hommes, dont chaque pierre — veuillez permettre cette métaphore — porte une épée et sait s'en servir.
— Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! lieutenant Tabellion, j'ai fait là une grande gaucherie!
— Résultat naturel d'une éducation faite... je voulais dire ébauchée sous les yeux de parents anciens aristocrates, militaires de l'empire, et de la déplorable facilité avec laquelle on jette aujourd'hui des épaulettes à des enfants. Sous de pareilles influences, un jeune homme apprend à ne douter de rien.
— Je vais demander une mutation pour un autre corps.
— Autant vaut rester dans celui-ci. D'abord, vous vous êtes battu, et on vous laissera désormais tranquille; ensuite, la plupart des officiers ont servi sous Napoléon, ils ont vu sur les champs de bataille de ce temps-là les grosses épaulettes de votre père, et ils vous aimeront comme un enfant de la balle... Mais il ne faut plus dire du mal des Champenois. »
Cette première leçon de savoir-vivre, un peu rougie de mon sang, m'était donnée au mois de juin. Neuf heures du soir avaient retenti dans les clochers des églises voisines, en même temps que la voix de Tabellion le Sage. Depuis
longtemps le roulement pour l'extinction des lumières s'était fait entendre à la caserne, et ma chandelle, comme si elle eût reçu quelque choc magique de ce bruit impérieux du tambour, ne jetait plus dans ma petite chambre qu'une clarté douteuse et craintive; les ouvriers de la rue de l'Oursine dormaient paisiblement, et les chiffonniers, ces grandes figures de l'arrondissement, n'avaient pas fait encore irruption sur le pavé du roi. Une tranquillité complète régnait autour de moi ; l'ardente chaleur du jour était remplacée par une brise du sud-ouest, qui dans son chemin avait ramasse sur les arbres et les fleurs du Luxembourg des parfums inconnus dans mon quartier; on ne sentait plus le faubourg Saint-Marceau. La demi-obscurité qui m'enveloppait, l'atmosphère tout à fait exotique qui baignait ma modeste cellule, la leçon que j'avais reçue le matin, la voix grave, la figure sévère et basanée du lieutenant Tabellion, tout me disposait au recueillement, à la réflexion; j'étais dans cet état, malheureusement trop rare chez les jeunes gens, où l'âme se regarde pour ainsi dire, apprend à se connaître, et, effrayée du peu qu'elle vaut, court au-devant de la censure. Dans ce moment-là j'aurais reçu avec une docilité d'ange des leçons de théologie, de mathématiques transcendantes, de morale ou de bilboquet.
Tabellion, vieux renard de la grande armée, devina cette situation morale, et il voulut en profiter. Il comprit que je pouvais être un auditeur attentif, et il se dépêcha de monter en chaire. Sa ferveur, sa pieuse envie de ramener une brebis égarée était telle, qu'il mit du tabac frais dans sa pipe.
« Je viole, dit-il, la règle que je me suis imposée de ne fumer que six pipes par jour; c'est un extra, c'est une orgie ! Mais j'aime à fumer quand je cause pour l'instruction du prochain.
— Monsieur Tabellion, répondis-je, je possède cent cigares de la Havane ; permettez-moi de vous en offrir la moitié.
— Je vous le permets... c'est-à-dire je vous
Le Champenois. Dessin de Loubon.
LE CHAMPENOIS
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le permettrai quand vous vous serez fait une nouvelle opinion sur la bonne vieille Champagne, ma patrie... la patrie du régiment.
— Monsieur Tabellion, il me semble que le pays dont vous êtes l'enfant doit être une contrée forte, noble...
•— Nous sommes d'assez bonnes gens là-bas, dit flegmatiquement le vieux militaire en allumant sa pipe... Du reste, vous allez vivre avec douze cents échantillons du pays : c'est plus qu'il n"eu faut pour le juger. Ergo, monsieur et cher camarade, les on dit, proverbes, sentences
sentences axiomes inventés, publiés sur le caractère des habitants de chaque province de nctre pays, ne sont que de vaines boutades, que d'insignifiantes et mauvaises plaisanteries. Je consens à dépenser toute ma solde d'un mois en un jour, s'il est possible de trouver, en observant bien le pays, une application juste de ces oracles qui ont obtenu force de loi, grâce à la routine. Les Normands passent pour des voleurs : Cartouche est né à Paris, Mandrin était un enfant du Dauphiné. Le Midi, celui surtout qui se rapproche de l'Italie,
Le Champenois pendant la guerre. Dessin de Pauquet.
produit, dit-on, de détestables soldats : Mas- \
séna naquit dans le comté de Nice. On dit : j
Franc et fidèle comme un Breton : Fouché est !
de Nantes. Toutes les histoires rapportent, et \
il faut bien les croire, que Henri IV fut le plus I
loyal, le plus franc de tous les rois... et Henri IV j
était Gascon. On dit, et vous dites aussi : \
Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champe- \
nois font cent bétes; ces mots, passés en pro- I
verbe, impliquent pour nous, gens de la Cham- ;
pagne, non-seulement une bêtise, un idiotisme !
déplorables, mais encore un je ne sais quoi I
de mou, de lâche car, remarquez-le bien, !
on ne dit pas : Quatre-vingt-dix-neuf \
loups et un Champenois, mais bien Quatre- \
; vingt-dix-neuf moutons. Dès lors nous sommes
i une nation de peureux, de femmelettes. Deux
: mille soldats napolitains — laissez-moi vous
! apprendre en passant que les Napolitains sont
| les plus mauvais soldats de l'Europe — met!
met! en poudre la Champagne. Il n'y a dans
I notre sang aucun de ces principes bitumineux,
I sulfureux, diaboliques, qui font les héros ou
! les grands criminels. La seule chose qui pétille,
: fermente, éclate chez nous, c'est notre vin
! blanc. Nous sommes flasques et bètes. Eh
I bien, Dauton, mon jeune camarade, était ChamI
ChamI La Champagne! vive Dieu! la Cham;
Cham; belle, forte, patriotique province.! celle
i de France sur laquelle les "grands événements
238
LE CHAMPENOIS
de la république et de l'empire ont laissé les plus vigoureuses traces! la Champagne qui bouillonne, palpite encore des choses inouïes qu'elle a vues, supportées ; choses qui ne sont pour les trois quarts de la France que des tableaux saisis à la lorgnette et de bien loin, que des récits intéressants, que de l'histoire ! »
Tabellion le Sage s'interrompit pendant quelques minutes. La pipe rivée aux dents, les yeux levés au ciel, il pensait à son pays, et sa rude physionomie de vieux soldat était tout illuminée de bonheur et d'orgueil.
« Mon enfant, reprit-il, vous apprendrez bientôt à connaître le Champenois par notre régiment, qui est une petite Champagne. Mais il y a plus : votre instruction touchant nos moeurs, nos habitudes, nos passions, notre physionomie de peuple enfin, va trouver un moyen infaillible de se perfectionner. En vertu des traités passés avec les armées étrangères, la légion, de l'Aube va relever les Prussiens qui occupent la ville de Mézières, Mézières, mon cher ami, chef-lieu d'un département dont le territoire était jadis la haute Champagne; car les Ardennais ont beau dire, ils sont Champenois. Pour vous rendre à cette destination, vous traverserez les anciens bailliages de Meaux,. de Château-Thierry et de Reims, qui sont encore de vieux Champenois. Là, vous pourrez voir quel espoir anime le peuple, et, enfin, dans la ville forte de Mézières, dans cette fière et rude citadelle que des canonniers bourgeois défendirent, en 1815, contre une armée de Prussiens, de Hessois et de Wurternbergeois, en leur tuant cinq mille hommes, et en n'ouvrant leurs portes qu'aux plus honorables conditions, vous finirez par savoir ce que c'est qu'un Champenois. Vos: courses à Troyes, où nous avons le dépôt du corps, et dans les autres villes de l'ancienne province de Champagne, où vous irez à votre tour chercher des détachements de recrues, feront le reste.
— Oui, monsieur Tabellion, répondis-je respectueusement.
— Tout a changé de face en France, mon
cher camarade.. Le Champenois d'autrefois était, comme le reste des habitants du royaume, le vassal d'une foule de grands seigneurs, en habits brodés, avec le thorax orné du fameux ruban bleu. Oh! il fut un temps où l'on pouvait dire, en tronquant le proverbe qui vous a valu un coup d'épée : « Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Français font cent bêtes. » Alors, mon jeune ami, le Champenois avait pour gouverneur suprême monsieur le duc de Bourbon; il saluait MM. d'Argenteuil, d'Ecquevilly, de Choiseul-Labaume et de Ségur comme lieutenants généraux des bailliages de Langres, Troyes, Vitry, Chaumont, etc., etc. Les gens chargés de prier pour lui et de lui faire son salut ne manquaient pas ; ils étaient assez bien payés pour cela, et je veux croire qu'ils gagnaient leur argent. A leur tète venait monseigneur Angélique de Talleyrand Périgord, archevêque de Reims, dont la position ecclésiastique, taxée en cour de Rome à 4,750 florins, rapportait 50,000 livres; César delà Luzerne, archevêque de Langres, taxé en cour de Rome à 9,000 florins, se faisait 52,000 livres de rentes en bénissant le Champenois. Troyes, la ville champenoise par excellence, avait moins de piété ou moins de biens consacrés aux princes de l'Église. Joseph de Barras, archevêque de cette ville, taxé en cour de Rome à 2,500. florins, n'encaissait dans sa sainte escarcelle que 14,000 livres par an. Aujourd'hui le Champenois est libéral, passablement voltairien ; il se contente de rendre le pain bénit quand son tour est venu. Mais, je vous le répète, vous apprendrez à le connaître au régiment, et, ensuite, dans le voyage tout à fait champenois que vous allez faire aux frais du gouvernement et à pied. A propos, je vous engage à quitter vos jolies bottes de Sakoski pour faire route. Procurez-vous une paire de souliers forts et larges et des guêtres de toile : l'étape de Reims à Réthel a près de onze lieues ; et vous savez que les bottiers de Paris ne travaillent pas pour les gens qui marchent. » Après avoir ainsi parlé, Tabellion me serra
LE CHAMPENOIS
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la main, releva mon oreiller, renoua autour de ma tête le foulard plus ou moins indien qui me servait de bonnet de nuit ; ensuite il me fit boire quelques gouttes de la potion ordonnée par le docteur, et, selon son habitude économique, il alla se coucher sans chandelle.
Mablessure neme retint aulit que huitjours, et,uu beau matin,je fis ma première apparition dans la chambrée de ma compagnie en qualité d'officier de semaine. Les soldats ne me connaissaient pas : ils n'avaient été en contact avec moi qu'à la fameuse petite guerre du Champ de Mars, journée mémorable à la veille de laquelle je m'étais présenté chez le colonel. Celuici m'avait fait reconnaître le lendemain devant mon bataillon avant le départ pour le champ de manoeuvres. J'étais, je vous le répète, officier de semaine ; or, pendant huit jours, j'allais inspecter, observer, punir, encourager quatrevingt-dix Champenois pur sang ; de plus, rendu aux habitudes assez vastes de mon appétit et de ma soif, j'allais prendre mes repas avec une trentaine d'officiers presque tous enfants de la Champagne. Cette double impatroii .ation chez des soldats et des officiers me mt Uait to \ï de suite en rapport avec la classe populaire et bourgeoise du peuple dont aujourd'hui je vous entreliens, lecteurs innombrables des FRANÇAIS.
En ma qualité de prolétaire et de démocrate, je commencerai par vous parler de la classe populaire, c'est-à-dire des soldats, vulgairement appelés officiers de guérite. A mon entrée dans le vaste dortoir de mes subordonnés, le premier d'entre eux qui m'aperçut donna aux autres l'avertissement d'usage. A ce signal, tous les habitants de la chambrée allèrent se placer au pied de leur lit ; puis, droit, immobiles, silencieux, le bonnet de police sous le bras, ils attendirent mes ordres souverains. Cette manière de recevoir un bambin de dix-sept ans, porteur d'une épaulette, ne vous seinble-t-elle pas quelque peu russe? Pour mon compte, j'aime à croire qu'elle a été supprimée dans les armées du roi des Français.
Je ne vois pas trop pourquoi le soldat ne serait pas maître chez lui comme le eharbonnier.
J'avais déjà fait quelques observations à la légère sur le personnel de la légion de l'Aube dans l'enceinte du Champs de Mars, elles furent corroborées par celles que je fis dans le sein de ma compagnie. Il est bien entendu qu'il ne s'agit que d'observations physiques, à cette époque je n'en pouvais pas faire d'autres. Je remarquai donc que le Champenois de l'Aube est en général un homme de taille moyenne, quelquefois même au-dessous de cette taille. Si vous faites votre examen avec un soin de recruteur, vous trouvez que le Champenois de lAube, né dans la partie nord et nord-ouest de ce département, dite la Champagne Pouilleuse, porte en lui quelques signes caractéristiques, reflets de la pauvreté de cet ingrat coin de la France, tandis que le Champenois de Troyes et de tout le territoire au sud et au sud-estde cette ville semble, au contraire, vous donner une idée des richesses de sa terre natale par sa démarche assurée, sa bonne mine et ce je ne sais quoi de réjoui, de vivace, de pétillant qui annonce l'heureuse habitude de boire du bon vin. La même différence se fait remarquer dans les habitants du département de la Marne, autre partie de l'ancienne province de Champagne. Mais, dans la haute Marne, dont quelques parties frontières se confondent avec les Vosges et la Franche-Comté (la Comté, comme on dit dans le pays), vous voyez dans le Champenois cette vigueur, ce développement hardi de la taille qui révèle une mère-patrie aux montagnes escarpées, à l'air vif et salubre.
C'est surtout chez l'habitant de FArdenne, autrefois la haute Champagne, que l'homme vous apparaît fort, agile, avec une physionomie sévère et martiale. Vous reconnaissez tout de suite en lui une jeunesse passée à courir sur le flanc des montagnes, à grimper aux vieux et nobles arbres des forêts qui couronnent les hauteurs du pays. Parle-t-il, vous comprenez que ce Champenois-là a grandi à
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LE CHAMPENOIS
l'ombre des vieux bastions de Sedan, de Mézières, de Rocroy, de Charlemont; qu'il a joué aux boules dans les arsenaux avec des bombes, des obus au rebut : qu'il a été élevé dans des traditions de sièges, de batailles ; qu'il a appris le maniement du fusil et la manoeuvre du canon, de lui-même et sans efforts ; tandis qu'il lui a fallu un curé et un maître d'école pour apprendre le catéchisme et l'art de parler et d'écrire correctement. L'Ardennais est un marcheur opiniâtre, et Dieu sait, et moi aussi, sur quels chemins rocailleux, inégaux, il se forme à l'exercice du piéton. Dans la plus grande partie du département, le jeune paysanne peut grimper sur un arbre pour dénicher des oeufs de merle, ou pour voler des pommes à son prochain, sans voir au loin les remparts, les bastions des villes de guerre que nous avons nommées plus haut. Souvent, pendant qu'il apprend, sous son père, à semer le grain, ou à faucher le foin des prés, il entend au loin ces vieilles forteresses qui font gronder leur grosso artillerie, ou bien les régiments qui les gardent faire l'exercice à feu aux pieds des remparts. Alors Lucas ou Guillot prête l'oreille, s'appuie sur le manche de sa faucille, et le voilà qui rêve à Napoléon et à ces Prussiens auxquels l'habitant des pays frontières a voué une haine si profonde. Il y a plus : si, d'aventure, Lucas ou Guillot est né sans l'instinct de la guerre, chose rare dans la haute Champagne, son père ne manquera pas de lui monter la tète en lui racontant le siège de Mézières, défendu par des bourgeois auxquels femmes, filles et soeurs venaient courageusement apporter la soupe sur les remparts où pleuvaient les boulets de la Sain te-Alliance. Admettons encore que le père du paysan s'abstienne de ces récits, il arrivera un aïeul ou un grand-oncle, qui dira à l'enfant les merveilleuses histoires du camp de la Lune et les hauts faits des volontaires des Ardennes iors des premières campagnes de la révolution. L'Ardennais, ou, pour mieux dire, le haut Champenois, est élevé au milieu des images et des traditions de la guerre. On
fabrique des armes dans son pays, on y élève des chevauxpour la cavalerie légère ; le service de la garde nationale y est pris au sérieux, et on n'y fait pas de plaisanterie sur tel guerrier citoyen dont l'abdomen tourne au baril, parce qu'en supputant l'âge de ce soldat ridicule, on peut sûrement penser qu'il a défendu, en 1815, Sedan, Rocroy, Mézières ou Charlemont. Le Champenois, dans FArdenne, est un homme rude, froid , honnête, patriote. Le jour où vous ne verrez plus son fusil suspendu audessus de la cheminée de sa chaumière, c'est que la guerre aura commencé, et que les commandants des villes fortes auront fait demander de bons tireurs dans le pays. L'Ardenne, lecteurs, c'est cette contrée un peu sauvage, à la physionomie écossaise où, un jour de l'an 1815, un corps de Wurtembergeois, ayant repoussé la garnison de Mézières qui avait fait une sortie, trouva un tirailleur français qui, adossé contre un arbre, tirait obstinément, chargeant et déchargeant son fusil avec la tranquillité d'un soldat à la manoeuvre.
« Pourquoi n'as-ta pas cédé au nombre comme tes camarades? » dit un officier ennemi à l'opiniâtre tirailleur.
L'Ardennais rit au nez du militaire wurtembergeois, et, avec le bout fumant de son arme,- il lui montra ses jambes.
C'étaient deux jambes de bois.
« Comment te nommes-tu? qui es-tu ?
— Je suis le capitaine Gauthier. J'avais six pieds autrefois; mais les Autrichiens m'ont diminué àEssling.
— Tu manques de pain sans doute, puisque tu fais l'état de soldat, mutilé comme tu l'es?
— Moi? outre ma pension et ma croix, j'ai 6,000 francs de rentes. Si vous parvenez à prendre Mézières, ce dont je doute, vous verrez ma maison, rue du Pont-de-Pierre : c'est la plus belle. »
M. Gauthier fut reconduit jusqu'au pontlevis de Mézières, par ordre de l'officier wurtembergeois.
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Or le capitaine Gauthier, tout Paris l'a connu. C'était le superbe homme à la figure ouverte, qui se promenait tous les jours sur les boulevards et au Palais-Royal, appuyé sur sa canne et sur deux jambes de bois, et qui fonda, au bout de la galerie du café de Foy, le cabinet de lecture connu sous le nom de la Tente. Les journaux ont annoncé, il y a quelques mois, la mort du capitaine Gauthier.
Ainsi ne vous méprenez pas sur le haut
Champenois de la ville et de la campagne. Il s'occupe de la fabrication de draps fins et de casimirs à Sedan; il fait des castorines, des châles de laine façon cachemire, il brasse de la bière, il forge du fer dans ses hauts fourneaux; il sème des céréales, il récolte des pommes de terre et des pommes à cidre ; mais, derrière toutes ces occupations paisibles, il y a un soldat. Je me rappelle encore les regards jaloux que les officiers de l'Aube jetaient sur
les compagnies de grenadiers de la légion des Ardennes, lorsque ce beau corps traversa Mézières où nous tenions garnison.
Mais n'allez pas croire non plus que toutes les vertus militaires et patriotiques du Champenois soient retirées chez les seuls Ardennais. La Marne, la Haute-Marne et l'Aube ont aussi leur élan. Là, le Champenois a aussi fait ses preuves, et il les ferait encore ; mais, plus éloigné de la frontière, moins accoutumé au cliquetis des armes, il ne sera soldat que lorsque la nécessité lui aura dit : Marche ! Alors vous verrez arriver dans les chefs-lieux les
gros joufflus de l'Aube et de la Marne, et ces grands gaillards des confins de la Haute-Marne, qui touchent à la Franche-Comté, ces belles pousses humaines que Napoléon enrégimentait toujours dans ses grenadiers à cheval.
Mais nous n'avons nullement le projet de vous esquisser une Champagne militaire ; je poursuis le récit de mes observations sur la Champagne prise en général.
Le corps d'officiers de la légion de l'Aube, à l'exception de quelques jeunes élèves des écoles militaires et de deux ou trois gardes du corps qui avaient voulu faire leur chemin dans
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l'armée, était composé de Champenois. Il y en avait de l'Aube, de la Marne, de la HauteMarne et même de FArdenne ; n'ayant pu entrer dans les légions de leur département, ils s'étaient glissés dans celle de l'Aube, qui est toujours la Champagne. Figurez-vous une pépinière d'hommes vigoureux, noirs, bronzés, de trente-cinq à cinquante ans, ayant tous été simples soldats, ayant tous une histoire à vous raconter sur les guerres de l'empire. Moi qui, malgré mon très-jeune âge, avais déjà fait le métier de sous-lieutenant dans le Midi, pêlemêle avec des Provençaux, des Languedociens et des Ariégeois, je fis tout de suite une différence entre ces méridionaux et les Champenois. Je remarquai que ces derniers racontaient sans métaphore, sans embellissement, sans la moindre mise en scène, les accidents de leur vie militaire ; qu'ils ne poussaient pas d'éclats de voix à réveiller les morts, qu'ils ne roulaient pas les yeux comme les chats quand ils ont la colique. Je trouvai dans ces hommes cette retenue, celte dignité, ce soin à ne pas se compromettre qui distinguent l'homme du Nord. Dans ce personnel intéressant, on voyait les deux frères Dusnay, tous deux partis simples soldats sous la république, et revenus capitaines à la paix, avaucement modeste qui avait coûté plus de sang, de coups de fusil et d'épée, plus d'héroïque résignation, que celui de tel général de division. Dans cette phalange champenoise vousne manqueriez pas de remarquer notre intrépide porte-drapeau, le sous-lieutenant Gérard. Gérard, officier tout juste, comme on dit dans l'armée, avait pourtant commencé sa carrière de soldat en 1792. Il savait un peu lire, écrire, compter, et, malgré celte haute science, il était resté enfoui dans la classe des sous-officiers pendant la plus grande partie des guerres. Il avait fallu, pour qu'il parvint à l'épaulette, que le maréchal Soult, en 1813, fatigué d'entendre citer Gérard par toutes les bouches de son corps d'armée, se fit présenter le sergent porteur de ce nom devenu populaire. Noir, ridé, plus droit qu'un mât de cocagne,
Gérard, porteur d'une blessure récente qui se divisait en cinq branches bien marquées sur sa joue droite, salua le duc de Dalmalie.
« Qu'est-ce à dire! cria le maréchal après avoir dévisagé le sergent ; c'est une main ou une patte qui t'a blessé à la joue. T'es-tu battu avec un loup, ou bien, toi qui portes un sabre, as-tu eu un duel à coup d'ongles comme une femme ?
— Mon maréchal, ceci vous représente, comme vous le dites, cinq coups d'ongles; mais ce n'est pas en duel que j'ai gagné ça. D'abord, je ne me bats plus en duel : j'ai la main malheureuse et je garde ça pour l'ennemi.
— Mais, enfin, cette horrible égratignure?
— Voilà la chose. L'aut'jour j'ai débusqué un tirailleur espagnol qui s'était blotti derrière un taillis et qui tuait des Français à son aise. L'ayant pris par derrière, le descendre n'eût pas été kryal, et je me contentai de l'étourdir au moyen d'un coup de crosse sur le caisson, et je pris ses armes. L'Espagnol est dur, c'est connu. Quand le mien eut rouvert l'oeil, je me baissai vers lui en disant :
« — Estimable carajo, rends-toi. Il ne te sera fait aucun mal.
.« Mais pas du tout : le mangeur de pois chiches me prend le toupet d'une main, et de l'autre il me fait cinq gravures sur la physionomie. Il vous le dirait lui-même, l'effronté, si je ne l'avais pas tué dans un moment de dépit. »
Gérard fut nommé officier en 1813. Il avait fait tant de campagnes, qu'il lui était impossible de les mentionner dans un ordre chronologique. D'une force extraordinaire à l'épée et au sabre, il supportait avec une patience de saint les impertinences de ses frères en JésusChrist, et son mot favori quand nous nous querellions entre nous à la table des officiers, était : « La paix ! la paix, mes enfants ! » Quelques jours avant notre départ, il fut question du remplacement de Gérard, sa sous-lieutenance ayant été donnée dans les bureaux à un
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fils de famille. Gérard, apprenant cela, dit tranquillement au colonel : « J'avais une chaumière à deux lieues de Troyes, les Cosaques l'ont brûlée. Ils ont tué mon père ; quant à ma mère, je ne sais pas ce qu'ils lui ont fait, mais elle est morte aussi. Je n'ai donc plus d'autre maison que le régiment, et j'y reste. » Grâce aux sollicitations de notre inspecteur général (M. le comte Claparède), Gérard ne quitta pas sa maison.
. Hélas! où sont tous ces bons vieux Champenois, ces braves gens qui avaient deux fois mon âge, dont les titres militaires étaient si beaux, et qui traitaient avec moi d'égal à égal? Où est mon vieux capitaine, le flegmatique, le vénérable Michaux, qui avait quitté Nogentsur-Seine alors que la vieille monarchie existait encore, électrisé par les récits tout à fait mythologiques d'un racoleur? Le capitaine Michaux était déjà sous-officier quand l'Europe déclara la guerre à la république française. Sa bravoure, ses longs et brillants services ne lui valurent que l'épaulette de capitaine ; mais il disait toujours qu'il était assez récompensé. Cherchez parmi les sages de la Grèce, parmi tous les saints du calendrier : jamais vous ne trouverez une patience, une bonté à poste fixe comme chez le capitaine Michaux. Avais-je, en qualité d'officier de semaine, à faire l'inspection de la compagnie, le dimanche : eh bien, je ne la faisais pas. Le capitaine, avec l'exactitude du chronomètre, arrivait à dix heures pour passer la sienne, et, quand il avait fini, je lui disais effrontément :
« Eh bien, capitaine, l'équipement et l'armement sont-ils en état? »
Et le brave homme, au lieu de m'envoyer aux arrêts, me répondait poliment :
« Oui, mon cher monsieur, oui. Rien ne manque.
— A la bonne heure, » disais-je d'un ton fat.
Oh! comme un capitaine gascon ou provençal eût dénoncé mon impertinence au colonel !
C'était encore le capitaine Michaux qui, lorsque
lorsque lui demandions comment, en Egypte, lui et ses camarades avaient pu s'échapper des mains des Mainelucks qui les avaient surpris un jour et faits prisonniers, nous répondait avec un accent doux et humble :
« Dame ! il fallait bien en finir ! Nous allions tous avoir la tète coupée! On préparait une grande fêle pour cela. Nous nous dîmes : aux grands maux les grands remèdes. On nous avait parqués dans une espèce de village. Une belle nuit nous quittâmes sans bruit nos grabats, et, armés de nos seules mains, nous tombâmes sur les guerriers qui nous gardaient. J'en étranglai un et je pris son sabre. Ainsi firent mes camarades... un tas de Champenois dont notre demi-brigade était formée... puis en route!
— Mais on pouvait vous poursuivre !
— Ah! non, répliqua le capitaine Michaux tranquillement, nous avions mis le feu au village... et puis nous avions égorgé tous les habitants. Nous avons eu bien de la besogne ce jour-là. »
La légion de l'Aube, comme me l'avait annoncé Tabellion le Sage, quitta Paris pour aller à Mézières relever les Prussiens. Les dames de Toulouse embrassaient les Anglais de Wellington, leurs maris dénonçaient aux cours prévôtales les brigands de la Loire; les Provençaux assassinaient les soldais français; les Champenois exécraient les Prussiens et nous firent une réception fraternelle. Les vieux impériaux retraités oubliaient même, en nous voyant traverser les villes et villages où ils se reposaient par décision royale, la couleur blême de nos cocardes et de nos habits. « Blancs ou tricolores, disaient-ils, ce sont des frères ! » Et ils apportaient du vin à nos soldats, et ils écoutaient en pleurant les batteries nationales de nos tambours. Depuis mon entrée en Champagne, j'ai cessé de dire : Quatrevingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêles.
Le Champenois de 1840, sans avoir oublié ces traditions de patriotisme, a dû suivre la
La Champenoise. Dessin de Loubon.
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marche des événements. L'influence de cette longue paix qui fait le bonheur ou le malheur — ad libitum — de la France, a eu son action sur lui. Il s'est fait industriel, fabricant, et il ne le cède en rien aux industriels et aux fabricants du reste du pays. Et bien plus qu'eux il a eu de la peine à créer, à fonder; car rappelezvous dans quel état de misère et de dévastation la Champagne est sortie des épreuves de 1814 et de 1815! Tout le poids de la guerre a été pour elle. Le Champenois a été pillé, brûlé. Conduit à grands coups de bois de lance, il a
servi de guide, de cuisinier, de domestique aux Cosaques. Ses villes manufacturières et commerciales, changées en arsenaux, en hôpitaux militaires, ont perdu l'habitude et les notions de l'industrie. Le Champenois a vu ses métiers, ses fonderies brisés, détruits. La guerre, et quelle guerre, mon Dieu! a détourné les intelligences du travail, et, par suite, de ces inventions, de ces découvertes qui sont pour une province une source de richesse et d'illustration. A la place des mécaniques pour tisser la laine, des canons ; aux lieux où les
Après la Guerre. Dessin de Pauquet.
hauts fourneaux, les forges de la Haute-Marne fabriquaient le fer, des ambulances, des dépôts de prisonniers; dans le département de la Marne, dont par parenthèse le chef-lieu devrait être Aï, les bras ont manqué pour la culture de ce raisin illustre, historique, glorieux, qui produit le vin mousseux; dans l'Aube, où chaque paysan a dans sa cabane un métier à faire des bas, cette industrie a dû mourir, car les bonnetiers en coton étaient devenus soldats, et puis d'ailleurs les Cosaques aimaient beaucoup à casser les métiers.
Eh bien, le Champenois ne s'est-il pas relevé noblement? Sedan, messieurs de la médecine
médecine de la judiciaire, ne vous tisse-t-ilpas de magnifiques draps noirs? Le bonnetier parisien a rivalisé avec le bonnetier de l'Aube, mais nous ne pensons pas qu'il l'ait surpassé. Le vin de Champagne a-t-il perdu de sa qualité? Le Champenois a-t-il lâchement laissé en friche les vignobles qui produisent la noble liqueur des Riceys, d'Aï, d'Epernay, de Bousy, et de tant d'autres crus distingués? Le Champenois de Reims, ô jeunes lions de la métropole, ne vous fabrique-t-il pas de ravissantes étoffes pour gilets !... Mais nous dépasserions les bornes de notre travail, si nous voulions mettre en relief le Champenois industriel, Di-
Ma
LE CHAMPENOIS
sons seulement qu'il marche l'égal des autres grandes familles françaises, et qu'il a eu plus de mal qu'elles à atteindre ce but.
Le type de l'ancien Champenois n'a pas conservé sa pureté originelle — accent, patois, moeurs, habitudes locales —, comme, par exemple, celui du vieux Normand. Ceci s'explique par la position géographique de ces deux races : le Normand, avec son parler traînard, sa dévotion de matelot à telle ou telle vierge, avec ses beaux gars à la niaiserie un peu jésuitique, le Normand enfin tel que va nous le dépeindre notre spirituel collaborateur Emile de la Bédollière, a derrière lui un rempart formidable, immense, qui l'isole des autres populations : ce rempart, c'est la mer. La mer, certes, n'arrête les navires d'aucun pays, et dans toute sa longueur sur la côto de Normandie elle amène à cette province de France des familles de tous les pays, qui pourraient, en s'établissant sur ces rivages, modifier à la longue la physionomie typique du Normand. Ces familles se composent de matelots, race qui aime à courir le monde, mais qui ne veut se fixer, prendre ses invalides, que dans son pays. On débarque la cargaison et on s'en va. Il est donc juste de dire que la mer, pour le Normand comme pour toutes nos populations maritimes des côtes, est à la fois une cause de relations avec d'autres peuples, et en même temps d'isolement complet. Du côté de la Picardie, le Normand est un peu Picard ; du côté de la Bretagne, il est un peu Breton ; du côté du Vexin, un peu paysan de FRe-deFrance; mais le coeur du pays est normand, pur normand. Il en est de même pour le Breton.
Mais le Champenois vit dans un territoire ouvert de tous les côtés, sillonné par mille routes qui amènent dans le pays le Franc-Comtois qui cherche des fardeaux à porter, l'Alsacien et ses innombrables enfants; au nord, au sud, à l'ouest, à l'est, la Champagne voit s'infiltrer chez elle une foule d'hommes, de dialectes, d'habitudes, qui modifient, altèrent son
type primitif. Je ne dis pas qu'il n'y ait plus de Champenois sous le soleil : celui que je vous ai montré conserve encore une assez belle physionomie. Mais enfin, dans cette Normandie dont je vous parlais tout à l'heure, vous retrouverez encore le vassal de Guillaume le Conquérant ou de Jean Sans-Terre ; vous aurez de la peine à trouver en Champagne celui des Thibault.
Du reste, ce qui, bien certainement, aux yeux de l'observateur, conservera au Champenois son caractère d'indélébilité, c'est cette humeur martiale, cette haine de l'étranger dont nous avons parlé tout à l'heure, et le vin blanc mousseux d'Aï. Ne riez pas de ce que je vous dis là. D'abord je vais vous donner les pièces à l'appui. Ensuite ne supposez pas que je parle ainsi,par amour pour le vin de Champagne, car vous tomberiez dans une grave erreur ; je déteste ce breuvage bruyant, bavard, qui tord le système nerveux, ne produit que des calembours et une gaieté épileptique, sans répandre dans l'estomac cette chaleur vivifiante, ou bien celle délicieuse quiétude que donnent le vin de Beaune et celui de Bordeaux. Mais je ne peux avoir raison contre tout le monde ; or tout le monde aime le vin de Champagne : ergo vive le vin de Champagne!
Mais à propos de cette liqueur tant vantée, parlons encore du propriétaire qui le récolte, et du courtier ou du commis-voyageur qui le débite dans les quatre ou cinq parties du monde.
Le Champenois vigneron, si vous allez lui rendre visite dans ses propriétés d'Épemay, vous fera une réception, établira tout de suite avec vous des rapports qui ne seront plus du tout ceux du propriétaire de la haute et basse Bourgogne et de la Côte-Rôtie. Dieu garde que je dise jamais, de mal du Bourguignon, dont j'adore le vin,-et'de, la Côte-Rôtie â quelques pas de laquelle je suis né! Mais, dans ces localités, le vin est fort, brutal, un peu épais, et le vigneron est comme son vin. Le Champenois, au contraire, semble jouir d'une nature
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qui participe de celle de son vin coquet et dis- j
tingué. L'accueil que vous recevrez de lui sera \
confortable dans toute l'étendue de celte ex- ;
pression, désormais française. Il ne vous fera i
manger que de petits pieds, il vous prêtera son j
fusil pour aller à la chasse, et il vous parlera ;
de Rubini ; vos observations critiques sur le j
vin mousseux seront reçues sans le moindre I
fiel, et, pour seule vengeance, le vigneron |
champenois en fera apporter une autre bou- j
teille. Au sud-est de la France nous sommes j
plus rudes que cela. i
Maintenant descendez un échelon, et allez j
vous-en à Bercy, à l'entrepôt; examinez mes- !
sieurs les commis-voyageurs, courtiers, arri- ;
vés là de Bourgogne pour alimenter la grande I
soif de Paris. Si vous tenez absolument à un j
langage relevé, à des manières gracieuses, \
vous ferez tout aussi bien de rester chez vous; i
mais si vous ne craignez pas, pour déguster !
l'auxerrois ou le maçonnais, de boire dans la !
tasse d'argent après un grand gaillard haut en I
couleur, et qui a ôlé de sa bouche une pipe j
noire et enfumée, pour déguster avant vous, j
alors faites la course vers les immenses halles I
au vin. Vous trouverez une pépinière de gros !
garçons, rassemblés en groupes sur le long j
quai de Bercy, comme les ogres de la Bourse I
devant le café Tortoni. La plupart portent des I
favoris en collier, une redingote brune, des !
pantalons sans sous-pieds. Ils fument et boi- j
vent comme des Allemands, et ils ont fait une \
réputation universelle aux tristes matelotes du |
heu. Si vous hasardez dans ces régions un mot i
équivoque sur le vin d'Auxerre — et en con- !
science vous en auriez bien le droit — vous |
courez le risque de prendre un bain dans la i
Seine, ou de rentrer dans Paris avec une hy- !
pertrophie du nez ou de l'oeil. Si, au contraire, \
vous vous faites des relations amicales, il vous j
faudra absolument faire un déjeuner monstre j
dans l'un des cabarets du bord de l'eau, man- i
ger six côtelettes, une sole en matelote nor- I
mande et de la salade à l'ail ; il vous faudra j
entendre le récit des bamboches d'un voya- j
geur pour les vins, Alcibiade de Joigny, et la terreur de toutes les servantes d'auberge de la haute et basse Bourgogne. Il vous faudra en entendre un autre raconter comme quoi il lève cent cinquante kilos à bras tendns ; comme quoi, encore, il a défié les alcides, qui n'ont pas accepté le cartel ; ensuite vous serez forcé de jouer le café aux dominos ou bien à l'impériale.
Le Champenois commis-voyageur pour les vins du cru n'a rien de commun avec les moeurs à la houzarde. Il loge dans un hôtel garni delaChaussée-d'Antin ou du quartier de la Bourse; il déjeune au café Cardinal ou chez Douix, et il dîne chez Véfour. Il a horreur de l'intempérance : c'est un convive au goût fin que les gras morceaux et les libations immenses révoltent. Sa conversation n'a rien de croustillant : il méprise beaucoup les anecdotes de diligence et d'auberge, et il ne porte pas envie à la force musculaire des alcides. Il ne parle de son article que modérément, et il le débite pour l'ordinaire dans les salons, dans les promenades, au foyer de l'Opéra, après une conversation dans laquelle il a mis finement sur le tapis les vertus du vin de Champagne mousseux; il termine toujours l'entretien en disant d'un air insouciant : Je vous en adresserai une caisse; mais, de, grâce, ne vous croyez engagea rien quand vous Vaurez reçue. En parlant ainsi, il boutonne ses gants blancs, ou il joue avec son lorgnon; puis, laissant là le vin d'Aï, il vous parle des cheveaux de lord Seymour, ou des eaux minérales de Bagnères.
Maintenant faisons ensemble un château en Espagne, lecteurs des FRANÇAIS.
Imaginons un pays dont le souverain, comme THIBAULT IV, serait l'un des meilleurs poètes de la contrée, et s'appliquerait à répandre sur son peuple les bienfaits des arts et de la liberté. A la tête des conseils de ce prince modèle, placez COLBERT; ensuite, parmi les seigneurs suivant la cour et destinés à faire école d'esprit et de courtisanerie maligne, admettez le cardinal DE RETZ. Les puissances voisines, jalouses
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de votre prospérité, vous menacent-elles de la guerre, je vais vous donner un généralissime dont le nom vous rendra confiants et fiers : TTJRENNE ! Mais les hostilités sont finies ; songeons, après la gloire, à la richesse industrielle de l'État. Bien ! Alors je vous donnerai TERNAUX pour ministre du commerce, et puis nous jetterons dans la contrée ces monuments qui donnent de l'orgueil au citoyen, ces statues qui transmettent d'âge en âge les traits des grands hommes : alors GIRARDON et BouCHARDON se feront apporter du marbre dont ils feront sortir les images de vos généraux, de vos poètes, de vos personnages illustres. MiGNARD, armé de sa palette, fixera sur la toile les traits de vos jolies femmes, et il peuplera le Palais-Royal d'une foule de figures historiques. Gloire des champs de bataille, du commerce, de la sculpture, de la peinture, c'est beaucoup sans doute. Que de populations qui n'en ont qu'une de celles-là à leur service ! Mais ce n'est pas assez pour nous, non vraiment ! il nous faut un peu de musique : une nation n'est pas complète si elle n'a pas un
Opéra. A la tête du nôtre, je placerai MÉHUL, et vous pourrez dire que vous avez une belle et noble école d'harmonie. Dans une ville qui ne fait pas positivement paitie de votre territoire, mais qui jadis y fut enclavée au temps des généralités et des bailliages, j'irai chercher le bonhomme LA FONTAINE qui fera des fables pour vos petits enfants. Enfin, si cet état de choses, si ce roi, ce ministre, cet industriel, ce généralissime, ces sculpteurs, ce peintre, ce musicien, ce poëte fabuliste vous paraissent suffire à la célébrité d'une nation, nous prendrons pour historien de ce peuple fortuné, de cette terre promise, un homme dont le nom va vous plaire tout de suite, j'en suis sûr : DIDEROT.
Ami lecteur, tous les hommes qui viennent de peupler ce beau rêve que nous avons fait ensemble sont nés en Champagne.
Que pensez-vous maintenant de ceux qui disent : Quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois font cent bêtes ?
A. RICARD.
LE RENTIER
PAR DE BALZAC
ILLUSTRATIONS DE J.-J. GRAN DV I LLE ET H. CATENACCI
ENTIER : Anthropomorphe selon Linné ', Mammifère selon Cuvier, Genre de l'Ordre des Parisiens, famille des Actionnaires, Tribu des Ganaches, le Civis
Civis des anciens, découvert par l'abbé Terray, observé par Silhouette, maintenu par Turgot et Necker, définitivement établi aux dépens des Producteurs de Saint-Simon par le Grand-Livre. Voici les caractères de cette Tribu remarquable adoptée aujourd'hui par les micographes les plus distingués de la France et de l'Étranger.
Le Rentier s'élève entre cinq à six pieds de hauteur, ses mouvements sont généralement lents; mais la Nature, attentive à la conservation des espèces frêles, l'a pourvu d'Omnibus à l'aide desquels la plupart des Rentiers se transportent d'un point à un autre de l'atmosphère parisienne, au delà de laquelle ils ne vivent pas. Transplanté hors de la Banlieue, le Rentier dépérit et meurt. Ses larges pieds
1. Nous tenons pour la classification du grand Linné contre celle de Cuvier; le mot anthropomorphe est une expression de génie et convient éminemment aux mille espèces créées par l'état social.
sont recouverts de souliers à noeuds, ses jambes sont douées de pantalons à couleurs brunes ou roussâtres; il porte des gilets à carreaux d'un prix médiocre; à domicile, il est terminé par des casquettes ombelliformes ; au dehors, il est couvert de chapeaux à douze francs. Il est cravaté de mousseline blanche. Presque tous les individus sont armés de cannes et d'une tabatière d'où ils tirent une poudre noire avec laquelle ils farcissent incessamment leur nez, usage que le fisc français a trèsheureusement mis à profit. Comme tous les individus du Genre Homme ( mammifères ), il est seplivalve et parait avoir un système d'organes complets : une colonne vertébrale, l'os hyoïde, le bec coracoïde et l'arcade zygomatique. Toutes les pièces sont articulées, graissées de synovie, maintenues par des nerfs ; le Rentier a certainement des veines et des artères, un coeur et des poumons. Il se nourrit de verdure maraîchère, de céréales passées au four, de charcuterie variée, de lait falsifié, de bêles soumises à l'octroi municipal ; mais nonobstant le haut prix de ces aliments particuliers à la ville de Paris, le sang a chez lui moins d'activité que chez les autres espèces. Aussi présente-t-il des différences notables qui ont porté les observateurs français à en constituer un Genre^ Sa face pâle et souvent
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bulbeuse est sans caractère, ce qui est un caractère. Les yeux peu actifs offrent le regard éteint des poissons quand ils ne nagent plus, étendus sur le persil de l'étalage chez Chevet. Les cheveux sont rares, la chair est filandreuse ; les organes sont paresseux. Les Rentiers possèdent des propriétés narcotiques extrêmement précieuses pour le gouvernement qui, depuis vingt-cinq ans, s'est efforcé de propager cette espèce : il est en effet difficile aux individus de la Tribu des Artistes, genre indomptable qui leur'fait la guerre, de ne pas s'endormir en écoutant un Rentier dont la lenteur communicative, l'air stupide et l'idiome dépourvu de toute signifiance sont hébétanls. La science a dû chercher les causes de cette propriété. Quoique chez les Rentiers la boîte osseuse de la tète soit pleine de celte substance blanchâtre, molle, spongieuse qui donne aux véritables Hommes, parmi les anthropomorphes, le litre glorieux de roi des animaux et semble justifié par la manière dont ils abusent de la Création, Vauquelin, d'Arcet, Thénard, Flourens, Dutrochet, Raspail et autres individus de la Tribu des Chercheurs, n'y ont pas, malgré leurs essais, découvert les rudiments de la pensée. Chez tous les Rentiers distillés jusqu'aujourd'hui, cette substancen'adonnéàleurs analyses que 0,001 d'esprit, 0,001 de jugement, 0,001 degoûl, 0,069 de bonnasseric, elle reste en envie de vivre d'une façon quelconque. Lesphrénologues, en examinant avec soin l'enveloppe extérieure du mécanisme intellectuel, ont confirmé les expériences des chimistes : elle est d'une rondeur parfaite, et ne présente aucun accident bossu.
Un illustre auteur prépare un traité deRienologie où les particularités du Rentier seront très-amplement décrites, et nous ne voulons emprunter rien de plus à ce bel ouvrage. La science atlend ce travail avec d'autant plus d'impatience, que le Rentier est une conquête de la civilisatian moderne. Les Romains, les Grecs, les Égyptiens, les Perses ont ignoré totalement ce grand Escompte national, appelé Crédit. Jamais ils n'ont voulu croire ( d'où
crédit ) à la ipossibilité de remplacer un domaine par un carré de papyrus quelconque. Cuvier n'a trouvé aucun vestige de ce Genre dans les gypses qui nous ont conserve ta,ut d'animaux antédiluviens, à moins qu'on ne veuille accepter l'homme pétrifié découvert dans une carrière de grès et que les curieux ont été voir il y a quelques années, comme un spécimen du Genre Rentier; mais combien de graves questions celte opinion ne soulèverait-elle pas? Il y aurait donc eu des Grands-Livres et des agents de change avant le déluge! Le Rentier ne remonte certainement pas plus haut que le règne de Louis XIV, sa formation date de la constitution des rentes sur l'Hôtel de ville. L'Écossais Law a beaucoup contribué à l'accroissement de celte Tribu dolente. Comme celle du ver à soie, l'existence du Rentier dépend d'une feuille, et, comme l'oeuf du papillon, il est vraisemblablement pondu sur papier. Malgré les efforts des rudes logiciens auxquels sont dus les travaux célèbres du Comité de Salut Public, ilestimpossibledenierceGenre aprèsl'érection de la Bourse, après les emprunts*après les écrits d'Ouvrard, de Bricogne, Laffitte, Villèle et autres individus de la Tribu des LoupsCerviers et des Ministres spécialement occupés à tourmenter les Rentiers. Oui! le faible et doux Rentier a des ennemis contre lesquels la Nature sociale ne l'a point armé. La Chambre des députés leur consacre d'ailleurs, quoique à regret, un chapitre spécial au budget, tous les ans.
Ces observations sans réplique font justice des tentatives restées d'ailleurs sans succès des Producteurs, des Économistes , ces Tribus créées par Saint-Simon et Fouriei\ qui ne tendaient à rien moins qu'à retrancher ce Genre, considéré par eux comme parasite. Ces classificateurs ont été beaucoup trop loin. Ils n'ont pas tenu compte des travaux antérieurs du Rentier. H est dans ce Genre plusieurs individus, notamment dans la Variété des PENSIONNÉS et des MILITAIRES, qui ont accompli des labeurs. R est faux que, semblable à la poulpe trouvée dans la coque de l'Argonaute,
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les Rentiers jouissent d'une coquille sociale qui ne leur appartienne pas. Aussi tous ceux qui veulent supprimer le Rentier, et plusieurs économistes persistent malheureusement dans cette thèse, commencent-ils par vouloir coordonner autrement la science, et font-ils table rase en renversant la Zoologie politique. Si ces insensés novateurs réussissaient, Paris s'apercevrait bientôt de l'absence des Rentiers. Le Rentier, qui constitue une transition admirable entre la dangereuse Famille des Prolétaires et les Familles si curieuses des Industriels et des Propriétaires, est la pulpe sociale, le gouverné par excellence. R est médiocre, soit ! Oui, l'instinct des individus de cette classe les porte à jouir de tout sans rien dépenser; mais ils ont donné leur énergie goutte à goutte, ils ont fait leur faction de garde national quelque part. D'ailleurs, leur utilité ne saurait être niée sans une formelle ingratitude envers la Providence : à Paris, le Rentier est comme du coton entre les autres espèces plus remuantes qu'il empêche de se briser les unes contre les autres. Otez le Rentier, vous supprimez en quelque sorte l'ombre dans le tableau social, la Physionomie de Paris y perd ses traits caractéristiques. L'observateur, cette variété de la Tribu des Gâte-Papier, ne verrait plus, défilant sur les boulevards, ces curiosités humaines qui marchent sans mouvement, qui regardent sans voir, qui se parlent à elles-mêmes en remuant leurs lèvres sans qu'il se produise de son, qui sont trois minutes à ouvrir et fermer l'opercule de leur tabatière, et dont les profils bizarres justifient les délicieuses extravagances des Cahot, des Monnier, des Hoffmann, des Gavarni, des Grandville. La Seine, cette belle reine, n'aurait plus ses courtisans : le Rentier ne va-t-ilpas la voir quand elle charrie, quand elle est prise en entier, quand elle arrive audessus de Fétiage inscrit au Pont-Royal, quand elle est à l'état de ruisseau, perdue dans les saMes du bras de l'Hôtel-Dieu : en toute saison, le Rentier a des motifs pour aller contempler la Seine. Le Rentier s'arrête encore très-bien devant les maisons que démolit laTribu des Spéculateurs.
Spéculateurs. planté comme sont ses pareils sur leurs jambes, le nez en l'air, il assiste à la chute d'une pierre qu'un maçon ébranle avec un levier en haut d'une muraille ; il ne quitte pas la place que la pierre ne tombe, il a fait un pacte secret avec lui-même et la pierre, et quand la chute est accomplie, il s'en va excessivement heureux, absolument comme un Académicien le serait de la chute d'un drame romantique, car on trouve chez le Rentier beaucoup de sentiments humains. Inoffensif, il ne pratique pas d'autres renversements ! Le Rentier est admirable en ce sens qu'il remplit les fonctions du Choeur antique. Comparse de la grande comédie sociale, il pleure quand on pleure, il rit quand on rit, il chante en ritournelle les infortunes et les joies publiques. Il triomphe dans un coin du théâtre des triomphes d'Alger, de Constantine, de Lisbonne, d'Ulloa, comme il déplore la mort de Napoléon, les catastrophes de Fieschi, de Saint-Merry, de la rue Transnonain. Il regrette les hommes célèbres qui lui sont inconnus, il traduit en style de rentier les pompeux éloges des journaux, il lit les journaux, les prospectus, les affiches, lesquelles seraient inutiles sans lui.
N'esl-ce pas pour lui que sont inventés ces Mots qui ne disent rien et répondent à tout : Progrès, Vapeur, Bitume, Garde nationale, Élément démocratique, Esprit d'association, Légalité, Intimidation, Mouvement et Résistance ? Vous êtes enrhumé, le caoutchouc empêche les rhumes ! Vous éprouvez ces effroyables lenteurs administratives qui enrayent l'activité française, vous êtes vexé superlativement, le Rentier vous regarde en hochant la tête : il sourit et dit: « Ah! la Légalité ! » Le Commerce nevapas: « Voilàleseffetsdel'Élémentdémocratique ! » A tout propos, il se sert de cesMots consacrés et dont la consommation est si grande que, depuis dix ans, il y en a de quoi défrayer cent historiens futurs, si l'avenir veut les expliquer. Le Rentier est sublime de précision dans sa manière d'employer et de quitter ce Mot d'ordre inventé par les individus de la Famille des Politiques pour occuper les Gouvernés. Sous ce
Le Iteutier et sa femme. Dessin de J.-J. (iranùsille.
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2:i3
rapport, li est une machine barométrique pour la connaissance du Temps Parisien, comme les grenouilles vertes dans 'un bocal, comme les capucins qui se couvrent et se découvrent au gré de l'atmosphère. Quand le Mot arrive, et en France il arrive toujours avec la Chose ! à Paris, le Mot et la Chose, n'est-ce pas comme un cheval et son cavalier? aussitôt le Rentier se mêle aux furieux tourbillons de la Chose, il y applaudit dans son petit monde, il encourage ce galop parisien : il n'y a rien de beau comme le bitume, le bitume peut servir à tout ; il en garnit les maisons, il en assainit les caves, il l'exalle comme pavage, il porterait des souliers de bitume : ne pourrait-on pas faire des beafsteaks en bilume? La ville de Paris doil être un
lac d'asphalte. Tout à coup le bitume, plus fi - dèle que le sable, garde l'empreinte des pieds, il est broyé sous les roues innombrables qui sillonnent Paris dans tous les sens. « On reviendra du bitume! » dit le Renlier, qui destitue le bitume comme il a destitué Manuel et la Branche aînée, le moiré métall.'que et la garde nationale, la girafe et les commandites, etc. Si le feu prenait dans Paris, les boulevards s'en iraient dans les ruisseaux ! Il jette feu et flamme contre le bitume. Un autre jour il soup - çonne le Progrès d'alleren arrière, et, après avoir soutenul'Élémcnt démocratique, il arrive à vou - loir renforcer le Pouvoir, il va jusqu'à prendre Louis-Philippe en considération. « Êtes-vous sûr, demandc-t il alors, que le roâ ne soit pas
Les Anthrupuino:p' e-, Dassin de J.-J. Grandvillo.
un grand homme? La bourgeoisie, môsieur, avoucz-le, n'aurait su faire un mauvais choix.» Il a sa politique résumée en quelques mots. Il répond à tout par le colosse du Nord, ou par le Machiavélisme anglais. Il ne se défie ni de la Prusse ambitieuse, ni de la perfide Autriche, il s'acharne avec le Constitutionnel sur le Machiavélisme anglais et sur la grosse boule de neige qui roule dans le Nord, et qui se fondrait au Midi. Pour le Rentier comme pour le Constitutionnel, l'Angleterre est d'ailleurs une commère à deux fins, excessivement complaisante; elle est tour à tour la machiavélique Albion, et le pays -modèle : machiavélique Albion quand il s'agit des intérêts de la France froissés et de Napoléon ; pays-modèle quand il est utile de l'opposer aux ministres.
Les savants qui ont voulu rayer le Rentier
de la grande classification des êtres sérieux se sont fondés sur son aversion pour le travail : on doit l'avouer, il aime le repos. Il a contre tout ce qui ressemble à un soin une si violente antipathie, que la profession de receveur de rentes a été créée pour lui. Ses inscriptions de rentes sur le Grand-Livre ou ses contrats, son titre de pension sont déposés chez un de ces hommes d'affaires qui, n'ayant pas eu de capitaux pour acheter une étude d'avoué, d'huissier, de commissaire-priseur, d'agréé, de notaire, se sont fait un cabinet d'affaires. Au lieu d'aller chercher son argent au Trésor, le Renlier le reçoit au sein de ses pénates. Le Trésor public n'est pas un être vivant, il n'est pas causeur, il paye et ne dit mot ; tandis que le commis du receveur ou le receveur viennent causer quelques heures chez le Rentier qu? Ire fois 'jar an.
LE RENTIER
Quoique cette visite coûte un pour cent de la rente, elle est indispensable au Rentier qui s'abandonne à son receveur, il en tire quelques lumières sur la marche des affaires, sur les projets du gouvernement. Le Rentier aime son receveur par suite d'une sensiblerie particulière à cette Tribu, il s'intéresse à tout également : il s'attache à ses meubles, à son quartier, à sa servante, à son portier, à sa mairie, à sa compagnie quand il est garde national. Pardessus tout, il adore la ville de Paris, il aime le roi systématiquement, il nomme avec emphase Mademoiselle d'Orléans, MADAME. Le Rentier réserve toute sa haine pour les républicains. S'il admet dans son journal et dans sa conversation l'Élément démccratique, il ne le confond pas avec l'Esprit républicain. « Ah ! minute! dit-il, l'un n'est pas l'autre!» Il s'enfonce alors dans des discussions qui le ramènent en 1793, à la Terreur; il arrive alors à la réduction des rentes, cette Saint-Barlhélemy financière. La république est connue pour nourrir de mauvais desseins contre les Rentiers, la république seule a le droit de faire banqueroute, «parce que, dit-il, il n'y a que tout le monde qui ait le droit de ne payer personne.» Il a retenu cette phrase et la garde pour le coup de massue dans les discussions politiques. En causant avec le Rentier, vous éprouvez aussitôt les propriétés narcotiques communes à presque tous les individus de ce Genre. Si vous le laissez appréhender un bouton de votre redingote, si vous regardez son oeil lent et lourd, il vous engourdit; si vous l'écoutez, il vous décroche les maxillaires, tant il vous répète de lieux communs. Vous apprenez d'étranges choses.
« La révolution a positivement commencé en 1789, et les emprunts de Louis XIV l'avaient bien ébauchée ! Louis XV, un égoïste, homme d'esprit néammoins, roi dissolu, vous connaissez son Parc-aux-Cerfs ? y a beaucoup contribué! M. Necker, Genevois mal intentionné, a donné le branle ! Ce sont toujours les étrangers qui ont perdu la France. Il y a eu la queue au pain. Le maximum a causé beaucoup
beaucoup torts à la révolution. Buonaparte a pourtant fusillé les Parisiens, eh bien ! celte audace lui a réussi. Savez-vous pourquoi Napoléon est un grand homme? Il prenait cinq prises de tabac par minute dans les poches doublées de cuir, adaptées à son gilet ; il rognait les fournisseurs, il avait Talma pour ami : Talma lui avait appris ses gestes, et néanmoins il s'était toujours refusé à décorer Talma d'aucun ordre. L'empereur a monté la garde d'un soldat endormi pour l'empêcher d'être fusillé, pendant ses premières campagnes d'Italie. Le Rentier sait qui a nourri le dernier cheval monté par Napoléon, et il a mené ses amis voir ce cheval intéressant, mais en secret de 1815 à 1821, car, après l'événement du 5 mai 1821, les Bourbons n'ont plus eu rien à craindre de l'empereur. Enfin Louis XVIII, qui cependant avait des connaissances, a manqué de justice à son égard en l'appelant monsieur de Buonaparte. »
Néanmoins le Rentier possède des qualités précieuses : il est bénin, il n'a pas la sourde lâcheté, l'ambition haineuse du paysan qui émietle le territoire. Sa morale consiste à n'avoir de discussion avec personne ; en fait d'intérêt, il vit entre son propriétaire et le portier; mais il est si bien casé, si accoutumé à sa cour, à son escalier, à la loge, à la maison ; le propriétaire et le portier savent si bien qu'il restera dans son modeste appartement jusqu'à ce qu'il en sorte, comme il le dit lui-même, les pieds en avant, que ces deux personnes ont pour lui la plus flatteuse considération! R paye l'impôt avec une scrupuleuse exactitude. Enfin il est, en toute chose, pour le gouvernement. Si l'on se bat dans les rues, il a le courage de se prononcer devant le portier et ses voisins ; il plaint le gouvernement, mais il excepte de sa mansuétude le préfet de police, il n'admet pas les manoeuvres de la police : la police, qui ne sait jamais rien que ce qu'on lui apprend, est à ses yeux un monstre difforme, il voudrait la voir disparaître du budget. S'il se trouve pris dans l'émeute, il présente son parapluie, il passe, et trouve ces jeunes gens ^aimables
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garçons égarés far la fauie de la police. Avant et pendant l'émeute, il est pour le gouvernement ; dès que le procès politique commence, il est pour les accusés. En peinture, il tient pour Vigneron, auteur du Convoi du pauvre. Quant à la littérature, il en observe le mouvement en regardant les affiches; néanmoins il souscrit aux chansons de Béranger. Dans le moment actuel, il se pose sur sa canne et demande d'un petit aii entendu à un DAMERET (Variété de Rentier) : «Ahçà, décidément, ce George Sand (il prononce Sang) dont on parle tant, est-ce un homme ou une femme? »
Le Rentier ne manque pas d'originalité. Vous vous tiomperiez si vous le preniez pour une figure effacée. Paris est un foyer si vigoureusement allumé, Paris flambe avec une énergie si volcanique, que ses reflets y colorent tout, même les figures des arrière-plans. Le Rentier met à son loyer le dixième de son revenu, d'après la règle d'un code inconnu qu'il applique à tout propos. Ainsi vous lui entendez prononcer les axiomes suivants : « Il faut manger les petits pois avec les riches, et les cerises avec les pauvres. Il ne faut jamais manger d'huîtres dans les mois sans R, ».etc. Il ne dépasse donc jamais le chiffre de cent écus pour son loyer. Aussi le genre rentier fleuritil au Marais, au faubourg Saint-Germain, dans les rues abandonnées par la vie sociale. Il abonde rue du Roi-Doré, rue Saint-François, rue Saint-Claude, aux environs de la Place Royale, aux abords du Luxembourg, dans quelques faubourgs; il a peur des quartiers neufs. Après trente ans de végétation, chaque individu s'est achevé la coquille où il se retire, et s'est assimilé pièce à pièce un mobilier auquel il tient : une pendule en lyre ou à soleil dans un petit salon mis en couleur, frotté, plein d'harmonies ménagères. Ce sont des serins empaillés sous un globe de verre, des croix en papier plié, force paillassons devant les fauteuils, et une vieille table à jouer. La salle à manger est à baromètre, à rideaux roux, à chaises antiques. Les serviettes, quand le couvert est mis, sont passées dans des coulants à
; chiffres fabriqués avec des perles de verre bleu
i par les mains do quelque amitié patiente. La
I cuisine est tenue avec une propreté remar•
remar• Peu soucieux de la chambre de dômes: tique, le Rentier se préoccupe beaucoup do sa | cave; il a longtemps bataillé pour obtenir cave | au bois et cave au vin, et, quand il est ques!
ques! sur ce détail, il dit avec une certaine
j emphase : « J'ai cave au bois el cave au vin ; il
\ m'a fallu longtemps pour amener là mon pro;
pro; mais il a fini par céder. » Le Rentier
i fait sa provision de bois au mois de juillet, il a
i les mômes commissionnaires pour le scier, il
I va le voir corder au chantier. Tout chez lui se
■ mesure avec une exactitude méthodique. Il
i attend avec bonheur le retour des mêmes choses
i aux mêmes saisons : il se propose de manger
i un maquereau, il y a discussion sur le prix à
i y mettre, il se le fait apporter et plaisante avec
• la marchande. Le melon est resté dans sa cui•
cui• comme une chose aristocratique, il s'en i réserve le choix, il le porte lui-même. Enfin il i s'occupe réellement et sérieusement de sa
• table, le manger est sa grande affaire, il éprouve ; son lait pour le café du matin, qu'il prend dans : un gobelet d'argent en façon de calice.
\ i Le matin, le Rentier se lève à la même heure
j par toutes les saisons, il se barbifie, s'habille
i et déjeune. Du déjeuner au dîner, il a ses
i occupations. Ne riez pas! Là commence celle
; magnifique et poétique existence inconnue aux
; gens qui se moquent de ces êtres sans malice.
i Le Rentier ressemble à un batteur d'or, il
; lamine des riens, il les étend, les change en
; événements immenses comme superficie ; il
i étale son action sur Paiis, et dore ses moindres
j instants d'un bonheur admirablement inutile,
: vaste et sans profondeur. Le Rentier existe par
; les yeux, et son constant usage de cet organe
i en j ustifie l'hébétement. La curiosité du Rentier
| explique sa vie, il ne vivrait pas sans Paris, il
j y profite de tout. Vous imagineriez difficile;
difficile; un poëme plus beau ; mais ce poëme de
i l'école de Delille est purement didactique. Le
j Rentier va toujours aux messes de mort et de
j mariage, il court aux procès célèbres, et, quand
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il n'a pu obtenir de place à l'Audience, il a du moins vu par lui-même la foule qui s'y porte. Il court examiner par lui-même le dallage de la place Louis XV, il sait où en sont les statues et les fontaines ; il admire les sculptures que les écrivains ont obtenues de la Spéculation dans les maisons des nouveaux quartiers Enfin, il se rend chez les inventeurs qui mettent des annonces à la quatrième page des journaux, il se fait démontrer leurs perfectionnements et leurs progrès ; il leur adresse ses félicitations sur leurs produits, et s'en va content pour son pays, après
leur avoir promis des consommateurs. Son admiration est infatigable. Il va, le lendemain des incendies, contempler l'édifice qui n'existe plus. Il est pour lui des jours bien solennels : ceux où il assiste à une séance de la chambre des députés. Les tribunes sont vides, il se croit arrivé trop tôt, le monde viendra ; mais il oublie bientôt le pu-^ blic absent, captivé qu'il est par des orateurs anonymes dont les discours de deux heures tiennent deux lignes dans les journaux. Le soir, mêlé à d'autres Rentiers, il exalte môsieu Guérin de l'Eure, ou le commissaire du roi qui lui répliqua. Ces illustres inconnus lui ont rappelé le général Foy, ce saint du libéralisme,
libéralisme, comme un vieil affût. Pendant plusieurs années, il parlera de M. Guérin de l'Eure, et s'étonnera d'être tout seul à en parler. Quelquefois il demande : « Que devient M. Guérin de l'Eure?—Le médecin?—Non, un orateur de la chambre. — Je ne le connais pas. — Cependant il aurait bien ma confiance, et je m'étonne que le roâ ne l'ait pas encore pris pour ministre. » Quand il y a un feu d'artifice, le Rentier fait à neuf heures un déjeuner dinatoire, met ses plus mauvais vêtements, serre son mouchoir dans la poche de côté de sa redingote, se dépouille de ses objets d'or ou
d'argent, et s'achemine à midi,sans canne, vers les Tuileries. Vous pouvez alors l'observer, entre une heure et deux, paisiblement assis, lui et sa femme sur deux chaises, au milieu de la terrasse, où il reste jusqu'à neuf heures du soir avec une patience de renlier. La ville de Paris ou la France ont dépensé, pour vingt mille bourgeois de cette force, les cent mille francs du feu d'artifice. Le feu a toujours coûté cent mille francs. Le Rentier a vu tous les feux d'artifice, il en conte l'histoire à ses voisins ; il atteste sa femme, il dépeint celui de 1815, au retour de l'empereur.
l'empereur. Ce feu, môsieur, a coûté un million. 11 y est mort du monde; mais dans ce temps-là, môsieur, on s'en souciait comme de celai dit-il en donnant un petit coup sec sur le couvercle de sa tabatière. Il y avait des batteries de canon, tous les tambours de la garnison. Il y avait là (il montre le quai) un vaisseau de grandeur naturelle, et là (il montre les colonnades) un rocher. En un moment, on a vu tout en feu : c'était Napoléon parfaitement ressemblant abordant de File d'Elbe en France ! Mais cet homme-là savait dépenser son argent à propos. Môsieur , je l'ai vu, moi, au commencement de la révolution : pensez que je ' ne suis pas jeune, » etc. Pour
lui se donnent les concerts monstres, les Te Beum. Quoiqu'il soit pour l'indifférence en matière de religion, il va toujours entendre la messe de Pâques à Notre-Dame. La girafe, les nouveautés du Muséum, l'Exposition des tableaux ou des produits de l'industrie, tout est fête, étonnement, matière à examen pour lui. Les cafés célèbres par leur luxe sont encore créés pour ses yeux toujours avides. Jamais il n'a eu de journée comparable à celle de l'ouverture du chemin de fer, il a parcouru quatre fois le chemin dans la journée. H meurt quelquefois sans avoir pu voir ce qu'il souhaite
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lo plus : une séance de l'Académie française! Généralement le Rentier va rarement au rpectacle, il y va pour son argent, et il attend un de ces grands succès qui attirent tout Paris, il fait queue, il consacre à cette dépense les produits de ses économies. Le Rentier ne paye jamais les centimes de ses mémoires, il les met religieusement dans une sébille, et trouve ainsi, par trimestre, quelque quinze ou vingt francs qu'il s'est volés à lui-même. Ses fournisseurs connaissent sa manie, et lui ajoutent quelques centimes pour lui procurer le plaisir de les rogner. De là cet axiome : «Il faut toujours rogner les mémoires. » Le marchand qui
résiste à ce retranchement lui devient suspect. Le soir, le Renlier a plusieurs sociétés : celle de son café, où il regarde jouer aux dominos; mais son triomphe est au biUard, il est extrêmement fort au billard sans avoir jamais touché une queue, il est fort comme galerie, il connaît les règles, il est d'une attention extatique. Vous pouvez voir dans les billards célèbres des Rentiers suivant les billes avec le mouvement de tête des chiens qui regardent les gestes de leurs" maîtres; ils se penchent pour savoir si le carambolage a eu lieu, ils sont pris en témoignage, et font autorité ; mais on les trouve parfois endormis sur les banquettes,
Les Savants étudiant le Rentier. Dessin de J.-J. Grand ville.
narcotisés l'un par l'autre. Le Rentier est si violemment attiré au dehors, il obéit à un mouvement de va-et-vient si impérieux, qu'il fréquente peu les sociétés de sa femme où l'on joue le boston, le piquet et l'impériale ; il l'y conduit et vient la chercher. Toutes les fois, depuis vingt ans, que son pas se fait entendre, la compagnie a dit : «Voilà monsieur Mitouflet! » Par les jours de chaleur, il promène sa femme, qui lui cause alors la surprise de le régaler d'une bouteille de bière. Le jour où leur unique servante réclame une sortie, le couple dîne chez un restaurateur, et s'y livre aux surprises de l'omelette soufflée, aux joies des plats qui ne se font bien que chez les restaurateurs. Le Rentier et sa femme parlent avec déférence au garçon, ils vérifient leur compte d'après la carte, ils étudient l'addition, font provision
de cure-dents et se tiennent avec une aignité sérieuse : ils sont en public.
La femme du Rentier est une de ces femmes vulgaires, entre la femme du peuple et la bourgeoise à prétention. Elle désarme le rire, elle n'offusque personne, chacun devine chez eUe un parti pris : elle a des boucles de ceinture en chrysocale conservées avec soin ; fière de son ventre de cuisinière, elle n'admet plus le corset; elle a eu la beauté du diable, elle cultive le bonnet rond, mais elle met parfois un chapeau qui lui va comme à une marchande de chiffons. Comme disent ses amies, la chère madame Mitouflet n'a jamais eu de goût. Pour ces sortes de femmes, Mulhouse, Rouen, Tarare, Lyon, Saint-Étienne, conservent ces modèles à dessins barbares et sauvages, à couleurs, outrageusement mélangées, à semis de bouquets impos33
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sibles, à pois singulièrement accommodés, à filets mignons.
Quand le Rentier n'a pas un fils petit clerc en voie d'être employé, huissier audiencier, greffier, commis marchand, il a des neveux dans l'armée ou dans les douanes ; mais fils, neveux ou gendres, il voit rarement sa famille. Chacun sait que la succession du Rentier se compose de sa rente. Aussi dans cette Tribu les sentiments sont-ils sans hypocrisie et réduits à ce qu'ils doivent être dans la société. 11 n'est pas rare, dans celte classe, de voir le père et la mère faisant de leur côté, pour soutenir un fils, un neveu, les mêmes efforts que le neveu, le fils font pour leurs parents. Les anniversaires sont fêtés avec toutes les coutumes patriarcales, on y chante au dessert. Les joies domestiques empreintes de naïveté sont causées par certains meubles longtemps désirés et obtenus au moyen de privations imposées. La grande religion des Rentiers est celle de ne rien avoir à autrui, de ne rien devoir. Pour eux les débiteurs sont capables de tout, même d'un crime. Quelques Rentiers dépravés font des collections, entreprennent des bibliothèques; d'autres aiment les gravures ; quelques-uns tournent des coquetiers en bois de couleurs bizarres ou pèchent à la ligne sur les bateaux vers Bercy, sur des trains de bois où les débardeurs les trouvent parfois endormis, tenant leur canne abaissée. Nous ne parlerons pas des mystères de leur vie privée, le soir, qui les montreraient sous un jour original, et souvent font dire avec une sorte de bonhomie féminine par leur indulgente moitié : « Je ne suis pas la dupe des rendez-vous de monsieur au café Turc. »
Plus on tourne autour de cette figure, plus on y découvre de qualités excellentes. Le Rentier se rend justice, il est essentiellement doux, calme, paisible. Si vous le regardez trop attentivement, il s'inquiète et se contemple luimême pour chercher le motif de cette inquisition. Vous ne le prendrez jamais en faute : il est poli, il admire tout ce qu'il ne comprend pas au lieu d'en plaisanter comme les individus du Genre Hommes-Forts ; il salue les morts
dans la rue, il ne passe jamais devant une porte tendue de noir sans asperger la bière ni sansdemander le nom de celui auquel il rend les derniers devoirs ; s'il le peut, il s'en fait raconter la vie, et s'en va donnant une larme à sa mémoire. Il respecte les femmes, mais il ne se commet point avec elles, il n'a point le mot pour rire; enfin, peut-être son plus grand défaut est-il de ne pas avoir de défauts. Trouvez une vie plus digne d'envie que celle de ce citoyen? Chaque jour lui amène son pain et des intérêts nouveaux. Humble et simple comme l'herbe des prairies, il est aussi nécessaire à 1 état social que le vert est indispensable au paj^sage. Ce qui le rend particulièrement intéressant est sa profonde abnégation : il ne lutte avec personne, il admire les artistes, les ministres, l'aristocratie, la royauté, les militaires, l'énergie des républicains, le courage moral des savants, les gloires nationales et les araignées mélomanes inventées par le Constitutionnel, les palinodies du Journal des Débats et la force d'esprit des ministériels ; il admet toutes les supériorités sans les discuter, il en est fier pour son paj'S. Il admire pour admirer. Voulez-vous apprendre le secret de cette admirable existence ? Le Rentier est ignorant comme une carpe. Il a lu les chansons de Piron. Sa femme loue les ■ romans de Paul de Kock, et met deux mois à lire quatre volumes in-12, elle a toujours oublié les événements du premier volume au dernier, elle mitigé sa lecture par l'éducation de ses serins, par la conversation avec son chat; elle a un chat, et ce qui la caractérise est un amour immodéré pour les animaux. Quand le Rentier tombe malade, il devient l'objet du plus grand intérêt. Ses amis, sa femme, el quelques dévotes le catéchisent, il se reconcilie généralement avec l'Église : il meurt dans des sentiments chrétiens, lui qui jusqu'alors a manifesté de la haine contre les prêtres, opinion due à S. M. libérale, feu le Constitutionnel 1er. Quand cet homme est à six pieds de terre, il est aussi avancé que les vingt-deux mille hommes célèbres de la Biographie universelle, dont cinq cents noms environ sont populaires. Comme il
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élait léger sur la terre, ,il est probable que la terre lui est légère. La science ne connaît aucune épizootie qui atteigne le Rentier, et la mort procède avec lui comme le fermier avec la luzerne : elle le fauche régulièrement.
Nous n'avons pas obtenu sans peine du patient micographe qui prépare son magnifique traité de Rienologie la description des Variétés du Renlier ; mais il a compris combien elles étaient nécessaires à cette monographie, et nous avons livré leurs figures au crayon d'un dessinateur déjà nommé. L'auteur de la Rienologie admet les douze variétés suivantes :
I. LE CÉLIBATAIRE. Cette belle variété cjui se recommande par le contraste des couleurs de son vêtement, toujours omnicolore, se hasarde au centre de Paris. C'est au-dessous de gilets que vous pourrez voir encore les breloques de montre à la mode sous l'empire : des graines d'Amérique montées en or, des paysages en mosaïque pour clef, des dés en lapis lazuli. Ce rentier se met volontiers au PalaisRoyal en espalier, et a le vice de saluer la loueuse de chaises. Le Célibataire se lance aux cours publics en hiver. Il dîne dans les restaurant infimes, loge au quatrième dans une maison à allée où il y a un portier à l'entresol. Il se donne la femme de ménage. Certains individus portent de petites boucles d'oreilles, quelques-uns affectent un oeil de poudre, et sont alors vêtus d'un habit bleu barbeau. Généralement bruns, ils ont de fantastiques bouquets de poils aux oreilles et aux mains, et des voix de basse-taille qui font leur orgueil. Quand ils n'ont pas l'oeil de poudre, ils se teignent les cheveux en noir. Le Prud'homme trouvé par un de nos plus savants naturalistes, par Henry Monnier, qui le montre avec une complaisance infinie, magnifiquement conservé dans l'esprit, encadré de dessins admirables, le Prud'homme appartient à cette variété. Ces Rentiers parlent un idiome étrange. Quand on leur demande : « Comment allez-vous? » ils répondent : « A vous ranimes devoares! » Si vous leur faites observer que le verbe ramer
ses devoirs n'a pas le sens de rendre ses devoirs, ils vous répliquent d'un air narquois. : « Voici trente ans que je dis ranimes devoares, et à bien du monde, personne ne m'a repris ; et d'ailleurs ce n'est pas à mon âge que l'on change ses habitudes. » Ce Rentier n'est susceptible d'aucun attachement, il n'a pas de religion, il ne se passionne pour aucun parti, passe une partie de ses jours dans les cabinets de lecture, se réfugie le soir au café s'il pleut, et y regarde entrer et sortir les habitués. Nous ne pouvons les suivre dans leurs lentes promenades nocturnes quand il fait beau temps. Les fructus bélli en emportent chaque hiver une certaine quantité. Ne pas confondre ce genre avec le DAMERET : le Célibataire veut rester garçon, le Dameret veut se marier.
II. LE CHAPOLARDÉ. Cette variété a fourni le Gogo. Ce Rentier est irascible, mais il s'apaise facilement. Ses traits maigres offrent des tons jaunes et verdâtres. Il est le seul qui s'adonne à des idées ambitieuses et incomplètes, lesquelles troublent sa mansuétude et l'aigrissent. Ce Rentier se prive de tout : il est sobre, ses vêtements sont râpés ; il grimpe encore plus haut que le précédent, affronte les rigueurs de la mansarde, se nourrit de petits pains et de lait le matin, dîne à douze sous chez Miseray, ou a vingt sous chez Flicoteaux, il userait cinq sous de souliers pour aller dans un endroit où il croirait économiser trois sous. Le malheureux porto des redingotes décolorées où brille le fil aux coutures, ses gilets sont luisants. Le pelage de sa tète tient du chinchilla, mais il porte ses cheveux plats. Le corps est sec, il a l'oeil d'une pie, les joues rentrées, le ventre aussi. Cet imbécile calculateur, qui met sou sur sou pour se faire un capital afin d'augmenter son prétendu bien-être, ne prêterait pas à un homme d'honneur les mille francs qu'il tient prêts pour la plus voleuse des entreprises. Il s'attrape à tout ce qui présente un caractère d'utilité, se laisse prendre assez facilement par le Spéculateur, son ennemi. Les chasseurs d'actionnaires le reconnaissent à sa tête d'oiseau emmanchée sur un corps dégingandé. De
Le Renlier. Dessin de J.-l. Grai.dvi.le.
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tous les Rentiers, c'est celui qui se parle le plus à lui-même en se promenant.
III. LE MARIÉ. Ce Renlier divise sagement sa rente par allocations mensuelles, il s'efforce d'économiser sur cetle somme, et sa femelle le seconde. Chez lui le mariage se trahit par la blancheur du linge, par des gilets couleur nankin, par des jabots plissés, par des gants de soie qu'il fait durer une année. Peu causeur, il écoule, et il a trouvé moyen de remplacer une première interrogation en offrant une prise de tabac. Remarquable par son excessive douceur, le marié s'applique à quelques ouvrages domestiques, il fait les commissions du ménage, promène le chien de sa femme, rapporte les
friandises, se range cinq minutes avant le passage d'une voiture, et, dit : « Mon ami », à un ouvrier. Celauthropomorphes'indigne et amasse du monde quand un charretier brutalise ses chevaux, demande pourquoi tant charger une voilure, el parle d'une loi à faire sur les animaux, comme il en existe une en Angleterre, berceau du gouvernement constitutionnel. Si le charretier se met à l'état de rébellion envers les spectateurs, en sa qualité de père de famille, le Marié s'évade. Il offre la plupart des caractères du Renlier proprement dit. Son défaut consiste à souscrire aux ouvrages par livraisons en caclieLle de sa femme. Quelques-uns vont à FAlhénéc ; d'autres s'affilient à ces obscures
Groupe de Rentiers. Dessin de J.-J. Grandville
sociétés chantantes, les filles naturelles du Caveau, et nommées Goguettes.
IV. LE TACITURNE. VOUS voyez passer un homme sombre et qui parait rêveur, une main passée dans son gilet, l'autre tient une canne à pomme d'ivoire blanc. Cctiiomme est une contrefaçon du Temps, il marche tous les jours du même pas, et sa figure semble avoir été cuile au four. Il accomplit ses révolutions avec l'inflexible régularité du soleil. Comme depuis cinquante ans la France se trouve toujours dans des circonstances graves, la police, inquiète et sans cesse occupée à se rendre compte de quelque chose, finit par suivre ce Rentier : elle le voit rentrer rue de Berry, au quatrième, s'essuyer mystérieusement les pieds sur un paillasson fantastique, tirer sa clef, s'introduire dans un appartement avec précaution. Que fait-il? on
ne sait. Dès lors on l'observe. Les agents rêvent fabrication de poudre, faux billets, lavage de papier timbré. En le suivant le soir, la police acquiert la cerlitude que le Taciturne paye fort cher ce qui se donne aux étudiants. La police l'épie, il est cerné, il sort, entre chez un confiseur, chez un apothicaire, il leur livre dans l'arrière-boutique des paquets qu'il a dérobés à l'attention publique. La police multiplie alors ses précautions. L'agent le plus rusé se présente, lui parle d'une succession ouverte à Madagascar, pénètre dans la chambre incriminée, y reconnaît les symptômes de la plus excessive misère, et acquiert la certitude que cet homme, pour subvenir à ses passions, emploie son temps à rouler des bâlons de chocolat, à y coller des étiquettes : il rougit de son travail au lieu de rougir de la destination qu'il lui
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donne. Toule la vie de ce Rentier est concentrée sur une passion qui l'envoie finir ses jours, idiot, à Bicètre ou aux Incurables.
V. LE MILITAIRE. Celte originale Variété se recommande aux amateurs de types par le port de la canne, dont le cordon est en cuir tressé, et qu'il suspend à un bouton de la redingote; par l'usage des bottes, par l'effacement des épaules, et par la manière de présenter les cavités thoraciques, enfin par une parole infminimeut plus hardie que chez les autres Variétés. Ce Rentier, qui tourne sur lui-même avec tant de facilité que vous le croiriez monté sur un pivot, offre des péripéties trimestrielles assez curieuses. Au commencement de chaque saison, il est splendide et magnifique, il fume des cigares, régale ses amis d'estaminet, va manger des matelotes à la Râpée, ou des fritures de goujons : il a signé son certificat de vie chez l'obscur et riche usurier qui lui a escompté les probabilité de son existence. Tant que dure cette phase, il consomme une certaine quantité de petits verres, sa figure rougeaude rayonne, puis bientôt il revient à l'état inquiet de l'homme talonné par les dettes, et au tabac de caporal. Ce Rentier, le météore du genre, n'a point de domicile fixe. Il se dit volé par l'infâme qui fait la pension militaire : quand il en a tiré quelque notable somme, il lui joue le tour d'aller vivre à quelque barrière antarctique où il se condamne à la mort civile, en économisant ainsi quelques trimestres de sa pension. Là, le glorieux débris de nos armées vend, dit-on, quelquefois au restaurateur qui l'a nourri le certificat de vie dû au scélérat. Cette variété danse aux barrières, parle d'Austerlitz en se couchant au bivouac, le long des murs de Paris, ivre d'un trimestre. Vous voyez quelques individus à trogne rouge, à chapeau bossue, linge roux, col de velours graisseux, «redingote couleur crottin de cheval, orné d'un ruban rouge, allant comme des ombres dans les Champs-Elysées, sans pouvoir mendier, l'oeil trouble, sans gants en hiver, en redingote d'alpaga en été, des Chodrucs inédits, ayant mille francs de rentes et dînant à neuf sous à la barrière,
barrière, avoir jadis encloué une batterie et sauvé l'Empereur. La blague militaire donne àleursdiscoursune teinte spirituelle. Ce Rentier aime les enfants et les soldats. Par un hiver rigoureux, le commissaire de police, averti par les voisins, trouve le débris de nos armées sur la paille dans une mansarde inclémente, il le fait placer par l'administration des hospices aux Incurables, au moyen d'une délégation en forme de ses pensions de la Légion d'honneur et militaire. Quelques autres sont sages, rangés, et vivent avec une femme dont les antécédents, la position sociale, est suspecte, mais qui tient un bureau de tabac, un cabinet de lecture, qui fabrique du fouet. Si leur existence est encore extrêmement excentrique, leur compagne les préserve de l'hôpital. Cette variété d'ailleurs est la plus extraordinaire : elle est panachée comme costume à un tel point qu'il est difficile de déterminer son caractère veslimental. Les individus de cette variété ont cependant une particularité qui leur est commune : c'est leur profonde horreur pour la cravate, ils portent un col ; ce col est crasseux, rongé, gras, mais c'est un col, et non une cravate de bourgeois ; puis ils marchent militairement.
VI. LE COLLECTIONNEUR. Ce rentier à passion ostensible est mû par un intérêt dans ses courses à travers Paris, il se recommande par des idées bizarres. Son peu de fortune lui interdit les collections d'objets chers, mais il trouve à satisfaire sur des riens le goût de la collection, passion réelle, définie, reconnue chez les anthropomorphes qui habitent les grandes villes. J'ai connu personnellement un individu de celte variété qui possède une collection de toutes les affiches affichées ou qui ont dû l'être. Si, au décès de ce Rentier, la Bibliothèque royale n'achetait pas sa collection, Paris y perdrait ce magnifique herbier des productions originales venues sur ses murailles. Un autre a tous les prospectus, bibliothèque éminemment curieuse. Celui-ci collectionne uniquement les acteurs et leurs costumes. Celui-là se fait une bibliothèque spécialement composée dans les volumes à six sous et au-dessous. Ces rentiers
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sont remarquables par un vêtement peu soigné, par des cheveux épars. une figure détruite; ils se traînent plus qu'ils ne marchent le long des quais et des boulevards. Rs portent la livrée de tous les hommes voués au culte d'une idée, et démontrent ainsi ladépravation à laquelle arrive un Rentier qui se laisse atteindre par une pensée. Ils n'appartiennent ni à la Tribu remuante des Artistes, ni à celle des Savants, ni à celle des Écrivains, mais ils tiennent de tous. Ils sont toqués, disent leurs voisins. Us ne sont pas compris; mais, toujours poussés parleur manie, ils vivent mal, se font plaindre par leurs femmes de ménage, et souvent entraînés à lire, à vouloir aller chez les hommes de talent; mais les artistes peu indulgents les bafouent.
VIL LE PHILANTHROPE. On n'en connaît encore qu'un individu, le Muséum l'empaillera sans doute. Les Rentiers ne sont ni assez riches pour faire le bien, ni assez spirituels pour faire le mal, ni assez industriels pour faire fortune en ayant l'air de secourir les forçats ou les pauvres; il nous semble donc impossible de créer une Variété pour l'a gloire d'un fait anormal qui dépend de la tératologie, cette belle science due à Geoffroy-Saint-Hilaire. Je suis à cet égard en dissentiment avec l'illustre auteur de la Rienologie, mon impartialité me fait un devoir de mentionner cette tentative qui d'ailleurs l'honore; mais les savants doivent aujourd'hui se défier des classifications : la nomenclature est un piège tendu par la Synthèse à l'Analyse, sa constante rivale. N'est-ce pas surtout dans les riens que la science doit longtemps hésiler avant d'admettre des difféiences?Nous ne voulons pas renouveler ici les abus qui se sont glissés dans la botanique, à l'égard des Roses et des Dalhias.
VIII. LE PENSIONNÉ. Henry Monnier veut distinguer cette variété de celle des Militaires ; mais elle appartient au type de l'Employé.
IX. LE CAMPAGNARD. Ce Rentier sauvage perche sur les hauteurs de Belleville, habite Montmartre, La Villette, La Chapelle, sous les récentes Balienoles. Il aime les rez-de-chaussc'e
rez-de-chaussc'e jardin de cent vingt pieds carrés, et y cullive des fleurs malades, achetées au quai aux Fleurs. Sa situation ra/ra mur os lui permet d'avoir un jardinier pour inhumer ses végétations. Son teint est plus vif 'que celui des autres Variétés, il prétend respirer un air plus pur, il a le pas délibéré, parle agriculture, et lit le Bon Jardinier. Tollard est son homme. Il voudrait avoir une serre, afin d'exposer une fleur au Louvre. On le surprend dans les bois de Romainville ou de Vincennes où il se flatte d'herboriser; mais il cherche sa plture, il prétend se connaître en champignons. Sa femelle, aussi prudente que craintive, a soin de jeter ces dangereux cryptogames et d'y substituer des champignons de couche, innocente tromperie avec laquelle elle entrelient ce Rentier dans ses recherches forestières. Pour un rien, il deviendrait collectionneur. C'est le plus heureux des Rentiers : il a, sous une vaste clocheen osier, des poules qui meurent d'une maladie inconnue à ceux desquels il les achète. Le Campagnard dit nous autres Campagnards, et se croit à la campagne, entre un nourrisseur et un établissement de fiacres. La vie à la campagne est bien moins chère qu'à Paris, affirme-t-il en offrant du vin d'Auxerre, orgueilleusement soustrait à l'Octroi. Fidèle habitué des théâtres de Belleville ou de Montmartre, il est dans l'enchantement, jusqu'au jour où, perdant sa femme par suite de rhumatismes aigus, il craint le salpêtre pour lui-même et rentre, la larme à l'oeil, dans Paris qu'il n'aurait jamais dû quitter si, dit-il, il avait voulu conserver sa chère défunte ! •
X. L'ESCOMPTEUR. Cette Variété pâle, blême, à garde-vues verts adaptés sur des yeux terribles par un cercle de fil d'archal, s'attache aux petites rues sombres, aux méchants appartements. Retranchée derrière des cartons, à un bureau propret, elle sait dire des phrases mielleuses qui enveloppent des résolutions implacables. Ces Rentiers sont les plus courageux d'entre tous : ils demandent cinquante pour cent sur des effets à six mois, quand ils vous voient sans canne et sans crédit. Ils sont francsmaçons, et se font peindre avec leurs costumes
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de dignitaires du Grand-Orient. Les uns ont des redingotes vertes étriquées qui leur donnent, non moins que leur figure, une ressemblance avec les cigales dont l'organe clairet semble être dans leur larynx ; les autres ont la mine fade des veaux, procèdent avec lenteur et sont doucereux comme une purgation. Ils perdent dans une seule affaire les bénéfices de dix escomptes usuraires, et finissent par acquérir une défiance qui les rend affreux. Cette variété ne rit jamais et ne se montre point sans parapluie,
elle porte des doubles souliers. XL LE DAMERET. Celte Variété devient rare. Elle se reconnaît à ses gilets blancs qu'elle porle doubles ou triples, et de couleurs éclatantes, à un air propret, à une petite badine au lieu de canne, à une allure de papillon, à une taille de guêpe, à des bottes, à une épingle montée d'un énorme médaillon à cheveux ouvragés par le Benvenuto Cellini des perruques, et qui perpétue de blonds souvenirs. Son menton plonge dans une cravate prélenlieuse. Ce Rentier, qui a du coton dans les oreilles et aux mains de vieux gants nettoyés, prend des poses anacréontiques , se gratte la tète par un mouvement délicat,
délicat, les lieux publics, veut se marier avantageusement, fait le tour des nefs à Saint-Roch pendant la messe des belles, passe la soirée aux concerts do Valentino, suit la mode de très loin, dit Belle dame ! flûte sa voix et danse. Après dix années passées au service de Cythère, il se compromet avec une intrigante de trente-six ans, qui a deux frères chatouilleux, et finit par devenir l'époux d'une femme charmante, très - distinguée, ancienne modiste, baronne et gagnée par l'embonpoint, puis il retombe dans le Rentier proprement dit. XII. LE RENTIER DE FAUBOURG. Cette Variété consiste en restes d'ouvriers, ou de chefs
d'aleliers économes, qui se sont élevés de la veste ronde et du pantalon de velours, à la redingote marron et au pantalon bleu, qui n'entrent plus chez les marchands de vin, et qui, dans leurs promenades, ne dépassent pas la porle Saint-Denis. Ce Rentier est tranquille, ne fait rien, est purement et simplement vivant, il joue aux boules, ou va voir jouer aux boules.
Pauvre argile d'où ne sort jamais le crime, dont les vertus sont inédites et parfois sublimes ! carrière où Sterne a taillé la belle figure
de mou oncle Tobie, et d'où j'ai tiré Rirotteau. je te quitte à regret. Cher Rentier, apprête-loi, dès que tu liras cette monographie, si tu la lis, à soutenir le choc du remboursement de ton Cinq pour Cent Consolidé, ce dernier TIERS de la fortune des Rentiers, réduite de moitié par l'abbé Terray, et que réduiront encore les Chambres avec d'autant plus de facilités que, quand une trahison légale est commise par mille personnes, elle ne charge la conscience d'aucune. En vain tu as lu pendant trente ans, sur les affiches tour à "tour républicaines , impériales et royales du Trésor : RENTES PERPÉTUELLES! malgré ce jeu de mots, pauvre agneau social,
tu seras londu en 1848 comme en 1790, comme en 1750. Sais-tu pourquoi? tu n'auras peutêtre que moi pour défenseur. En France, qui protège le faible récolte une moisson d'injures lapidaires. On y aime trop la plaisanterie, le seul feu d'artifice que tu ne vois pas, pour que tu puisses y être plaint. Lorsque tu seras amputé du quart de ta rente, ton Paris bienaimé te rira au nez, il lâchera sur toi les crayons de la caricature, il te chantera des complaintes pour De profundis, enfin il te clouera entre quatre planches lithographiques ornées de calembours.
DE BALZAC.
LE NORMAND
PAR E. DE LA BÉDOLLIËRE
ILLUSTRATIONS DE MEISSONIER, PAUQUET, H. BELLANGÉ, GÉNIOLE, ETC.
I
HISTORIQUE. — TYPES ET CARACTÈRES NORMANDS
A Normandie n'est ni une province ni un assemblage de départements, c'est une nation. Le peuple qui s'y établit au neuvième siècle, après avoir
i ébranlé l'Europe et troublé les derniers mo^ments de Charlemagne,
eût conquis la France, si la France d'alors lui eût semblé valoir la peine d'être conquise. Il eut un jour envie de l'Angleterre, et l'Angleterre fut lui. Plus tard, faisant cause commune avec sa patrie d'adoption, il
refoula au delà de l'Océan les successeurs de Guillaume le Conquérant ; et maintenant que le terrain de la guerre est déplacé, que la question militaire se débat sur les bords du Rhin, et non plus à l'embouchure de la Seine, le Normand, devenu producteur actif et intelligent, emploie à l'industrie, à l'agriculture,
l'agriculture, commerce, l'activité énergique qui l'animait dans les combats.
Dessin de Meissonier,
Quelle partie de la France peut citer autant de villes antiques et florissantes? Rouen, avec ses annexes, Déville, Darnetal, Bapaume et Maromme ; Rouen qui a donné son nom à des éloffes d'un usage universel; Louviers, et surtout Elbeuf, cette ville fécondée par le germe industriel que lui avait confié le grand Colbert, et qui, en le développant, a su devenir une des gloires manufacturières de la patrie ; Rolbec, Yvetot, Alençon, Évreux, Caudebec, Vire, Lisieux, Pont-1'Évêque, Mortain, Valognes, l'Aigle, Pont-Audemer, dont les manufactures fument sans cesse, dont les campagnes nourricières ne s'épuisent jamais ; puis une zone de ports sûrs et commodes : Cherbourg, le Toulon de la Manche; "Granville, Caen, le Havre, Honneur, Dieppe, entrepôts des denrées de l'univers entier.
Le principal département de l'ancienne Normandie, celui de la Seine-Inférieure, est noté par les statisticiens comme étant le plus riche de France, sans même en excepter le département du Nord. Hommes, terrains, cours d'eau, animaux, le Normand utilise tout, etl'épithète de faignant est la plus
injurieuse qu'il connaisse. Herbager, il engraisse des bestiaux géants dans les plus
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riches pâturages du monde; maquignon, il fournit aux roulages, aux voitures publiques, aux camions, des chevaux robustes et infatigables ; pêcheur, il alimente lahalle au poisson de Paris; caboteur, il apporte à la capitale des marchandises de toute espèce; fabricant, il organise e^ entretient des filatures, des draperies, des chapelleries, des rubanneries, des bonneteries, des mégisseries, des tanneries, des teintureries des verreries, des clouteries, des quincailleries, des aciéries, des lamineries, des faïenceries, des papeteries, des blanchisseries, des huileries, des parchemineries, des taillanderies, des coutelleries, des fonderies, des poêleries. des horlogeries, des poteries, des moulins à papier, à fouler le drap, à carder la laine, des moulins anglais, ainsi nommés parce qu'ils ont été inventés par l'Américain Olivier Ewans. La rivière de Saint-Hilaire, le Robec, l'Arbetle, la Renelle et autres petits cours d'eau, alimentent des milliers d'établissements industriels. Aucune province ne prend plus de brevets d'invention et de perfectionnement, n'accapare plus de médailles, n'envoie à l'exposition des produits de l'industrie plus de machines ingénieuses : instruments d'horlogerie, greniers mobiles, pompes à incendie, batteurs-étaleurs, machines à carder, à coudre les cuirasses, compteurs à gaz, niveaux d'eau à piston, produits chimiques, pendules-veilleuses, billards en ardoise, fourneaux économiques, et cent autres combinaisons, utiles souvent, ingénieuses toujours. Qu'est-ce que votre esprit commercial, ô fiers habitants de la Grande-Rretagne ? C'est l'esprit normand sur une plus vaste échelle, stimulé par des circonstances qui faisaient du commerce votre unique moyen de conservation. On voit, au développement de votre industrie, que vous avez du sang normand dans les veines. Les Normands sont les Anglais de la France, mais sous le rapport industriel seulement, grâce à Dieu !
Mais le commerce n'est qu'un rayon de l'auréole dont resplendit la Normandie ; aucun genre d'illustration ne lui a manqué. Ses poètes sont : Marie de France, Jean Marot, Malherbe, Bois-Robert, Ségrais, Pierre et Thomas Corneille, Richer, Sarrazin, Catherine Bernard, madame Dubocage, Malfilâtre, Casimir Delavigne, Ancelot : ses prosateurs : Hamilton,
Hamilton, Saint-Évremond, l'abbé Cas tel de Saint-Pierre, Samuel Bochard, Sanadou, Fontenelle, Bernardin de Saint-Pierre, Vicqd'Azir. le duc de Plaisance. Elle s'enorgueillit d'avoir donné aux beaux-arts Nicolas Poussin, Jouvenet, Restout : à la musique, Roïeldieu, Frédéric Rérat; aux sciences historiques et géographiques, Dudon de Saint-Quentin, Orderic Vital, Robert Wace. Geoffroy de Gaimar, Guillaume de Jumièges, Mézerai, le père Daniel, Bruzen de la Martinière, Huet, évêque d'Avranches, Feudrix de Bréquigny. Les navigateurs normands tiennent un rang honorable dans les annales maritimes. Dès 1364, ils avaient fondé Petit-Dieppe sur la côte de Guinée. Un Normand, Jean de Béthancourt, seigneur de Grainville la Teinturière, fut un roi des Canaries en 1401 : un capitaine de Dieppe, Jean Cousin, parcourant l'océan Atlantique en 1488, aperçut une terre inconnue qui devait être l'Amérique. En 1502 et 1504, Jean-Denis, de Honfleur, reconnut File de Terre-Neuve et une partie du Brésil; la découverte des terres Australes fut l'oeuvre d'un Harfleurtois, Binot Paulmier de Gonneville, parti de Harfleur au commencement de juin 1503. Vers le même temps, Jean Ango, marchand de Dieppe, bloqua Lisbonne avec des vaisseaux qu'il avait frétés. Si nous possédons les Antilles, nous le devons à des Normands, Du Plessis et Solive, qui occupèrent la Guadeloupe en 1612, et Dicl d'Enambuc, gentilhomme cauchois, qui éleva le fort Saint-Pierre à la Martinique, en 1635. Si nous lirons du café des colonies, nous le devons à Déclieux, Dieppois, qui,y transporta le caféier.
C'est un Normand, le capitaine Lasale, qui explora le premier le Mississipi. C'est en Normandie que naquirent Tourville, Du Quesne, Dumont d'Urville.
Comme contrée pittoresque, la Normandie a des falaises aussi escarpées et aussi grandioses que celles d'Ecosse, des prairies aussi vertes que celles des bords de la Tamise et du Severn, d'épaisses et majestueuses forêts, des collines et des vallées qui rappellent celles de la Suisse, moins l'agrément des glaciers et des avalanches. Elle réunit à elle seule plus de cathédrales, d'abbayes, de vieux manoirs, de monuments du moyen âge que toutes les autres
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provinces ensemble. A"ssi, le moindre rapin, ! après avoir essayé ses ic-'ces devant une car- \ rière de Montmartre ou un chêne de Fontaine- ; bleau, prend son essor vers la Normandie, et le ; musée est encombré de Vues de Normandie, ; Village normand, Cimetière normand, Inté- \ rieur normand, Souvenirs de Normandie, i Chevet de Saint-Pierre de Caen, Abbaye de \ Jumiéges, Pêcheurs d'Etretat, Ruines du châ_ \ leau d'Arqués, etc., etc. Il n'est pas de pays i dont aient plus abusé les peintres, les roman- ; tiers et les faiseurs de romances.
Cet exposé doit justifier la longueur de Far- ; ticle que nous consacrons au Normand. Que* i type mérite autant que celui-ci d'être étudié sérieusement, approfondi, médité, suivi dans ses périodes de croissance et de décadence, comparé avec lui-même dans le présent et dans le passé?
En examim.nl la loi de formation des types provinciaux, il est aisé de se rendre compte de leur existence actuelle. Primitivement peuplée par des colonies d'origine diverse, la France n'a que très-lentement marché vers l'homogénéité. Les habitants de chaque province, parqués sur leur territoire, isolés les uns des autres, ont pu conserver leurs vieux usages et en adopter de nouveaux. Le climat, la résidence, le genre de vie, les occupations, les guerres, les événements politiques, ont. exercé une influence que le temps a consolidée, et que pendant longtemps ne sont point venus contrarier de trop fréquents rapports avec les peuplades voisines. Les idées communes du bien et du mal se sont modifiées suivant les localités. Des moules se sont formés, où les générations successives sont entrées en naissant. Les fils ont suivi l'exemple des parents ; l'esprit d'imitation a perpétué les préjugés; la liberté humaine s'est trouvée enchaînée, maîtrisée, annihilée par des opinions toutes faites, par des règles de conduite héréditaires. Des différences de conformation physiqueetmorale se sont établies entre les enfants d'une même patrie, et il s'est créé des genres dans l'espèce et des variétés dans les genres.
Appliquons cette théorie au type normand, traçons-en l'histoire, cherchons les causes qui l'ont fait naître, les événements qui Font modifié ; voyons ce qu'il a été et co qu'il est, prenons-le
prenons-le son point de départ, et tâchons de le conduire de siècle en siècle jusqu'à celui où nous avons le bonheur d'écrire des monographies pour les Français peints par eux-mêmes. Au neuvième siècle, des pirates sortent du Danemark. Nombreux et dévastateurs comme des sauterelles, sectateurs d'un dieu sanguinaire, ennemis implacables du christianisme, ils débarquent sur nos côtes, déploient leurs drapeaux rouges dans nos campagnes, brûlent ■'es églises, massacrent les hommes, porgiesent li dames joste lor mariz, pillent les cités, s'environnent de ruines et de carnage. Devant eux le courage et la crainte étaient également inutiles. Pour mettre fin à leurs dévastations, le roi Challon li Simple conclut, en 912, à Saint-Cler-sor-Ete, un traité avec Rou (Roïlo), fils de Ragnvald et chef des Northmans. Rou est baptisé par Frankes, archevêque de Rouen, épouse Gille ou Gisèle, fille du roi, et reçoit le duché de Neustrie sous réserve d'hommage. Rou engage ses compagnons à se convertir, leur distribue des villages, deschâleaux, des champs, des renies, des moulins, des prés, des broiles (bois taillis), des terres, degranséritez, enfin, ce qu'on nomma, en style féodal, des francs aïeux d'origine. Cependant il garantit aux Neustriens la propriété de la partie de leurs biens qu'il ne leur enlève pas, appelle à ses conseils les prélats et. les barons indigènes, et établit, avec leur concours, des comtes pour juger les nobles, des vicomtes pour juger les roturiers, des cenlenierset des dizainiers pour examiner ^es causes en première instance. « L'on tient même, dit Rraz de Bourqueville dans ses Recherches sur le duché, que Rou institua la justice de l'échiquier en Normandie, ainsi dénommé, pour ce que les causes y étaient bien débattues et disputées, ainsi qu'il se fait entre ceux qui se jouent sur une table au jeu d'échecs, lesquels se donnent de garde de tout ce que fait leur partie adverse, pour n'être surpris et rendus mats. »
Le-caractère du Normand actuel ressort en entier de ces faits historiques. La fausse simplicité, l'amour de la chicane, l'âpreté au gain, les défauts dont on l'accuse, et qui s'atténuent de jour en jour, ont résulté logiquement de ce que nous venons d'exposer. En essayant de le démontrer, prévenons nos lecteurs que nos
Coifi'ures normandes. Dessin de Pauquet.
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observations portent sur la masse, et non pas sur ceux qui, dans les lycées, au Barreau, dans les affaires, perdent toute couleur originale. Les prendre pour représentants d'un type national est une erreur que beaucoup de peintres de moeurs n'ont pas su éviter. N'avez-vous
pas lu souvent : « Le Français est léger, galant, libertin; il porte avec grâce l'habit brodé, et ne se mêle d'affaires d'État que pour chansonncr les ministres, » etc. Les écrivains qui ont dit cela n'avaient vu les Français qu'à la cour, n'avaient jamais regardé ni dans les atel'ers
ni dans les fermes. Un naturaliste qui se proposerait de décrire les moeurs des singes prendrait-il donc pour objet d'éludés un jocko dressé à mettre un chapeau à trois cornes et à faire la voltige dans un cerceau? Le territoire normand a été successivement
possédé par les Gaulois, les Romains, les ducs de Normandie, les Anglais, et ce n'est qu'après la prise de Cherbourg, le 12 août 1440, qu'il a été définitivement incorporé au royaume de France. Il était, lors de la conquête de César, habile par neuf peuplades, les Véliocasses,
es Calètes, les Aulerces Eburovices, les Viducasses, les Loxovieds, les Baïocasses, les Abricantes, les Sésuviens et les Unelles. Les neuf civitates avaient pour chefs,-lieux Rhotomagus (R.ouen), Caletum, depuis Julia bona (Lillebonne), Mediolamm Aulercorum (Évreux),
Aragenus (Vieux-lès-Caen), Noviomagus Lexoviorum (Lisieux), Augustodunum (Rayeux), Ingena (Avranches), Civitas Sesuviorum (Séez), et Cosedia, depuis Constantia (Coutances).
Les cités des Aréliocasses est des Calètes dépendaient de la Belgique, et les autres de la
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Celtique. Les Romains en formèrent la seconde Lyonnaise, qui fut, sous le règne de Clovis, enclavée dans le royaume de Neustrie. Quand les NorlhmaDS s'y établirent, la dénomination de Neustrie était restreinte, et s'appliquait à la réunion du Roumois (pagus rodomensis), du pays de Talou, du pays-de Caux, du Veulquessin, de l'Évrecin, du pays de Madrie, du Lesvin, du Ressin, du Cotentin, de l'Avrencin, de l'Hiémois et du Corbonnais. La province cédée à Rollo avait soixante lieues de longueur, de l'est à l'ouest, depuis Aumale jusqu'à Valogne, et vingt-cinq lieues de largeur, du nord au sud, depuis Verneuil-sur-FAure jusqu'à Tréport. Devenue le duché de Normandie, elle se divisa en haute Normandie, à l'est de la rivière de Dives ; et en basse Normandie, à l'ouest. La haute Normandie, dont Rouen était la métropole, comprit le pays de Caux, le pays de Rray, le Vexin normand, le Roumois, la campagne de Saint-André, le pays d'Ouche, la campagne de Neubourg, le Lieuvin, et le paj'S d'Auge. La basse Normandie se composa de la campagne de Caen (ville capitale), de la campagne d'Alençon, du Bessin, du pays de Houlme, du Virois ou Bocage, du Cotentin et de l'Avranchin. Le duché était borné à l'est par l'Ile-de-France et la Picardie ; au sud, par le Maine, le Perche et la Beauee ; au sudouest, par la Bretagne ; à l'ouest et au nord, par la Manche.
Les rapports des Neustriens avec les Northmans envahisseurs n'eurent rien de semblable à ceux des Gaulois avec les Romains et les Francs. Les Romains s'installèrent dans les Gaules en dominateurs suprêmes et inflexibles, et les Bagaudes ou Armoriques reconnurent volontairement Clovis converti en qualité de chargé de la direction des affaires militaires, pour achever de renverser une' domination odieuse et décrépite. Quant aux Normands, ils ne furent ni des vainqueurs tyranniques, ni des auxiliaires acceptés contre un empire expirant. Ils opprimèrent pacifiquement, en vertu d'une concession royale ; et malgré le peu de sympathie qu'ils inspiraient, il fallut les subir sans murmurer. On les détestait d'autant plus qu'on était obligé de les tolérer, mais c'était une haine concentrée, qui se décelait moins par la violence que par d'artificieuses embûches,
embûches, l'atteste Robert Wace, qui écrivait dans son roman de Rou en 1160 le passage dont nous donnons ci-dessous la traduction :
« Les fourberies de France ne sont pas à cacher. Les Français cherchèrent toujours à déshériter les Normands, et toujours ils s'efforcèrent de les vaincre et de les tourmenter ; quand ils n'y peuvent parvenir par force, ils ont coutume d'employer la tricherie. Les Français qu'on vantait tant sont dégénérés; ils sont faux et perfides, et nul ne doit s'y fier. Us sont pleins de convoitise, et l'on ne peut les rassasier. Ils sont avares de présents et altérés de biens. On peut voir par les histoires et par les livres'que jamais les Français ne se fieront aux Normands, quand même ceux-ci prêteraient serment sur les saints. »
Robert "Wace n'entend point par Français, comme on le pourrait penser, les habitants de l'Ile-de-France, car, dans plusieurs passages de son poëme, il donne là même qualification aux sujets des ducs de Normandie.
A la bataille d'Hasting, Rogier de Montgommeri, chef normand, crie à ses hommes d'armes :
Ferez, Franceiz;
Nostre est li c/iamps sur les Angleiz.
Dans la célèbre tapisserie de Rayeux, présumée l'oeuvre de la reine Mathilde, le nom de Franci est donné aux soldats de Guillaume le Conquérant. C'étaient donc bien les Français de Neustrie qui résistaient par de sourdes ma- noeuvres aux empiétements des hommes du Nord. Non contents de calomnier ceux-ci, de leur faire milles reproches, de les flétrir des sobriquets de bigots, de mangeurs de drêche, de gent de North mendie, les seigneurs évincés qui se trouvaient à la cour de France ne cessaient d'exciter le roi à les combattre ouvertement.
« Sire, disaient-ils, en 1054, à Henri Ior, pourquoi n'enlevez-vous pas aux bigots leur terre? Leurs ancêtres, qui traversèrent la mer pour piller, l'enlevèrent à vos ancêtres et aux nôtres. »
Les vilains, se gardant bien de conseiller une guerre dont ils auraient payé les frais, étaient toujours -sur le qui-vive, cherchaient
LE NORMAND
271
toujours les moyens de nuire à leurs antagonistes sans se compromettre eux-mêmes, les observaient pour les prendre en défaut, et s'accoutumaient à la finesse et à la dissimulation. C'est en effet le trait le plus saillant d'un portrait des Normands tracé au douzième siècle par Geoffroi Malaterra, moine sicilien.
« Il est une nation très-rusée, vindicative, qui méprisa le champ paternel, dans l'espoir de trouver ailleurs plus de profit; avide de richesses et de puissance et dissimulant touiours. »
II
ROUEN
Nous en avons dit assez sur les origines normandes ; passons à l'étude des moeurs actuelles, qui, malgré les progrès contemporains, ont gardé un cachet de terroir indélébile. Explorons les villes et les campagnes de la Normandie, qui se subdivise aujourd'hui en cinq départements : la Seine-Inférieure, le Calvados, l'Orne, l'Eure et la Manche, et commençons par la vraie capitale du pays, Rouen.
La ville aux cent clochers carillonnant dans l'air, Dont le front hérissé de flèches et d'aiguilles Déchire incessamment les brumes de la mer.
Une phrase, qui a presque la valeur d'un proverbe, caractérise bien les deux grandes' cités riveraines de la Seine : « Paris, Rouen et le Havre, disait Napoléon Ier, ne sont qu'une seule ville, dont la Seine est la grande rue. » C'est plus que jamais d'une vérité axiomatique.
En voyant à Rouen tant d'hommes et de voitures se coudoyer dans les rues, tant de commissionnaires au coin des bornes , de fiacres sur les places, d'industries originaires des boulevards, le Parisien pourrait se croire dans sa capitale chérie, si l'odeur du goudron, la fumée des bateaux à vapeur de Rouen à Paris, au Havre, à la Bouille, à Elbeuf, les mâts des goélettes qui hérissent le fleuve, les ballots entassés sur le port, n'annonçaient une cité quasi-maritime.
Il y a à Rouen deux villes, l'une pittoresque et curieuse, mais noire, tortueuse et sale ; l'autre moderne, commune, mais propre et habitable. Les quais, blancs et polis, recouvrent
recouvrent un épidémie un labyrinthe d'artères entrelacées, de veines sinueuses où le sang et la vie circulent obscurément.
Rouen, en relation directe et constanlc avec Paris, a toujours été la sentinelle avancée de la civilisation normande. Au onzième siècle comme aujourd'hui , cette capitale était le réservoir où les progrès venaient s'accumuler pour se répartir ensuite sur toute la surface du sol normand. Les hommes du Nord, établis à Rouen, avaient déjà oublié le danois, lorsqu'on le parlait encore à Bayeux. Guillaume LongueÉpée, désirant que son fils apprit la langue de ses aïeux, ne trouva personne à Rouen pour la lui enseigner, et fut obligé de le confier à Boson, comte du Bessin.
Commerçant au premier chef, le Rouennais ne connaît que deux distractions, les dominos et le théâtre. Célibataire ou marié, il passe la moitié de sa vie au café ou au spectacle. De dix heures à minuit, le cliquetis des dés résonne à Rouen sur le marbre des tables, et l'on entend pour toute conversation:
« Je r'fais d'tout. — Un instant!... —Je r'fais d'un. — A pique-pique? — Non, au choix. — Combien d'dés? —Quel guignon ! — Vlà un joli p'tit jeu pour aller s'promener su' F boulevard. »
Si un Rouennais, jeté sur une île déserte, était exposé à oublier sa langue natale, les termes techniques du domino seraient les derniers mots qu'il désapprendrait.
Le public rouennais s'est posé comme le plus exigeant de France en matière de théâtre : il a sifflé Talma, il a institué le premier une loge infernale, tanière de lions rugissants. Les acteurs les plus intrépides tremblent devant un parterre d'autant plus turbulent qu'il a constamment regardé les banquettes comme un objet de luxe entièrement superflu. Voyez avec quelles circonlocutions,quel heureux choix de flatteries, quelles protestations de dévouement, les directeurs du théâtre des Arts cherchent à amadouer, dulcifier, mater leurs intraitables abonnés ! « Les pertes éprouvées par tous les directeurs qui se sont succédé à Rouen n'ont que trop établi combien il est difficile de réussir dans l'entreprise théâtrale ; et cependant, jaloux de prouver au public qui m'a toujours honoré de ses suffrages mon
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LE NORMAND
zèle et mon dévouement; fort de l'expérience du passé, je n'ai pas hésité à solliciter un privilège qui me donnera, je l'espère, de nouveaux droits à son estime et à sa bienveillance.» Ce préambulo est suivi de brillantes promesses,
et de la nomenclature des artistes engagés premiers rôles financiers, Colins, chanteurs à roulades, danseurs en tous genres, Trials, Dugazons, coryphées-ténors, troupe d'opéra, de drame, de tragédie, de comédie , d'opéra-comique et de vaudeville. Tant d'efforts
sauveront-ils la direction nouvelle? Les débuts en décideront. « Allez-vous à Paris? — Non, j'ai mes débuts. — Vous verra-t-on au cours Boïeldieu? ■— Non, je veux être là pour siffler la première chanteuse ; et si elle est reçue, je
Côtes de Normandie. Dessin de Meissonier.
donne ma démission. » Les cabales s'organisent, les indulgents et les inflexibles sont aux prises; la tempête grossit d'acte en acte, et se prolonge après la chute du rideau. Le jeu de chaque acteur est étudié, commenté, épluché,
anatomisé. Si l'aréopage est indécis, le commissaire, usant d'un privilège qui lui accorde voix prépondérante, ceint son écharpe et crie : «L'acteur est reçu! » Une partie ' des spectateurs applaudit , les autres protestent par des sifflets, et le spectacle fini t tumultueusement.
A en juger par cette monomanie théâtrale et les nombreuses statues élevées à Corneille, ou serait tenté de croire que le Rouennais est un personnage littéraire ; mais il a trop de préoccupations commerciales pour pénétrer bien
Vue de Rouen prise du faubourg Saint-Sever. Dessin de Meissonier.
avant dans les régions du monde intellectuel. Toutefois il y a à Rouen une bibliothèque publique importante, une académie, des cours publics, une commission d'antiquités, des sociétés d'émulation, d'agriculture, de médecine, d'industrie, des amis des arts, philharmonique.
philharmonique. y parle le français le plus pur, et le vieux patois, dit purin, ne s'est conservé que dans certaine classe des ouvriers de farbriques.
Supposons que deux de ces gaillards se rencontrent et entament une conversation :
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« Oh qu'tn va doun comme clia tézi-tezant, caleux (en te dandinant, flâneur) ?
■— Ch'est tay, mon por' frère en Dieu! J'm'en vas dieux nous.
— Espère un peu; viens dieux l'rochellier boire eun' demoiselle.
— J'aimerons mieux un raseau.
— J f en payerai eun doun.
— Tas doun d' Vergent anui ?
— Oh! pour ça, oui.qu' j'aidu saint-crépin, f viens d' finir eun quaine montçiie en coton, et fons vendu eun vieille culotte au zersincher (fripier) du Ruissel.
— Ch'est égal; impossible d'aller avec tay; ma femme m'espère.
— Tu m' changles! alV n'est pas si satan, la
Marché normand. Dessin de II*e Bellargëfemme
Bellargëfemme tu lui diras qu' la pluie t'a r'tarde. R'garde comme il fait nouair; i va crassiner diêblement; i va tomber des prêtres.
— Pas mains vrai qui faut que f m'esbigne. Et m z'en fans quirnichent (pleurent) doun.
— Laisse-les miclier tes bézots; fafigne pas tant, landonnier (bavard). 0 dirai à. f vair que tu n' peux ren faire de ton estoc.
— Vais-tu, f vas f dire c' qui m' tracasse. L' auf hier soir, à Bon-Secours, ma femme s'est affroqnée d'un garçon coiff eux, un fignoleux,
un coqsidrouille, qui s'carre comme le quien à Gribidie; f crains que ch' méchant galapias n' vienne barbauder dieux nous ; mais qu'i prenne garde, il a d'bias qu'veux, je V piquerai.
— T'auras raison, mon por' frère en Dieu.
— Si ch'est à ma puissanche, je l'étriperai d'abord, j' le dévorerai comme un hareng pec.
— Je t'aiderons au besoin. Mais pas tant à" potin, mon por' frère; n' reste pas là comme une chouque, entrons chez V rochellier, j'allon* débagouler là dessus. »
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LE NORMAND
L'étranger qui entend de pareils dialogues se douterait-il qu'il est en France, à trente lieues de la capitale, dans le chef-lieu d un département éclairé ? C'est que le cabaret est la seule école du purin, et que des flols de cidre et d'eau-de-vie noient sans cesse les lueurs vacillantes de son intelligence. Il n'est pas rare de voir, le dimanche et le lundi, des familles entières errer, sur la route de RonSecours ou de Sotteville, localités célèbres par leurs guinguettes. La première est le rendezvous des caclieux de navette (tisserands), les plus honnêtes et les plus misérables de tous les purins, des teinturiers et des ouvriers en rouenneries. On y choisit une danseuse pour toute la soirée, et c'est elle qui paye la nourolle (le gâteau), tandis que le partner fait les frais des rafraîchissements. Sotteville est fréquenté par des auneurs, des étudiants de l'école secondaire de médecine, et des grisettes plus fanées, mais moins gracieuses que celles de Paris, dont elles cherchent à parodier la danse nationale.
A la fin d'août, la veille de la Saint-Vivien, les purins mettent en gage jusqu'à leurs matelas, emportent leur batterie de cuisine, gravissent la côte de Neufchâtel, campent sur la montagne du Rois-Guillaume, dans les cours des Trois-Pipes, du Pou couronné, et autres jardins publics,, et se livrent pendant quinze jours entiers aux joies de la bombance et du far niente. Saint Vivien, évèque de Saintes, patron d'une paroisse de Rouen, est honoré par deux semaines de danses, de jeux, de festins et d'indigestions. La nuit, la colline est éclairée par des flambeaux multipliés, et à la lueur des torches on voit des groupes assis sur des bourrées ou emmi l'aire, se gorgeant de cidre et de comestibles, et chanlant des refrains à boire :
(Parlé.) A gorgibus avalof Le goût des liquides est encore plus prédominant chez les caruliers (ouvriers des ports)
que chez les purins. Lorsqu'un carulier a eu la faiblesse de s'acheter un pantalon neuf, s'il entend sur le quai le cri d'un marchand d'habits : Y a pire, y api...re! il court échanger sa récente acquisition contre des espèces,.et court au dépotéyer. Les caruliers forment deux corporations, l'ancienne et la nouvelle carule, l'une recrutée de forçats et de voleurs, l'autre plus honorablement composée, mais non moins encline à la boisson. Une troisième association, celle des boursiers, ainsi nommée parce qu'ils siègent aux environs de la Rourse, leur fait avantageusement concurrence pour le déchargement des marchandises. Les boursiers, dirigés par les maîtres-brouettiers, sont décemment tenus, sobres, honnêtes, et préférés par les négociants. Rs reçoivent 3 francs 50 centimes par jour, ou 3 francs, un pot de cidre et une demoiselle. Chacun d'eux a son tour marqué comme une faction, et un commerçant qui aurait de lourds ballots à faire transporter dans ses magasins voudrait en vain employer un jeune homme, lorsqu'un vieux boursier est en disponibilité. A cette corporation appartient Louis Brune, dit le petit plongeur, qui a sauvé quarante-neuf personnes, homme courageux et dévoué que le gouvernement a cru récompenser en le décorant, et auquel la ville a fait présent d'un bureau de tabac et d'un pavillon orné de celte honorable inscription :
A LOUIS BRUNE LA VILLE DE ROUEN
Les purins ont moins d'amour que leurs patrons pour les jeux scéniques ; cependant le théâtre du Pont-Neuf ou de Gringalet (les Folies-Dramatiques de Rouen) réunit un assez grand nombre d'ouvriers, de gamins en blouse bleue, de matelots français et anglais. Loin qu'une mise décente y soit de rigueur, l'apparition d'uuhomme en frac y est souvent saluée par les cris de : «Charivari pour ce monsieur qui fait sa tête aux premières !» On y consomme une quanti té fabuleuse de douillons (gâteaux aux poires), et de vignots, petits coquillages qu'on brise avec les dents, ou d'où l'on extrait avec une épingle le gélatineux comestible. Les comédiens de ce spectacle mimique sont au niveau des assistants. Récemment un portefaix, débutant dans une pantomime par un rôle de hus-
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sard, était agenouillé aux pieds de sa maîtresse adorée, quand une voix s'écria : « Quiens, c'est Jérôme! » L'amoureux, sans se relever, se tourna vers le parterre, fit un geste de menace, et dit : « Tay, quand j'aurai fini, j' vas tenlever le baluchon] » puis, replaçant sa main sur son coeur, il continua à exprimer par un jeu muet la passion la plus désordonnée.
III
LE HAVRE, CAEN, FALAISE, BATEUX, COUTANCES, ALENÇON, DIEPPE, LES POLETAIS.
Le Havre n'a pas autant d'idiosyncrasie que Rouen. C'est une colonie de Parisiens, d'Anglais, d'Américains, de Norvégiens, de Russes, de Hollandais, de Portugais, de Colombiens, de créoles, de nababs, de gens de toutes nations et de toutes couleurs. On y apporte des produits de toutes les parties du globe, du coton de la Louisiane, du riz de New-York, de l'indigo du Bengale, des laines de Portugal, des suifs de Russie, des blés de Hollande, des vins de Bordeaux, de l'ivoire, de l'eau-de-vie, du café, du bois, des perroquets, etc. Le commerce y prend des proportions grandioses ; on y calcule par millions, en négligeant les centaines de francs, comme ailleurs les centimes ; on y parle d'un voyage aux Grandes-Indes comme à Paris d'une promenade à Saint-Cloud. «■ Tiens, vous voilà! je vous croyais à Buenos-Ayres. — D'où venez-vous donc ? — J'arrive de Calcutta. » Il semble que les colons du Havre aillent d'un bout du monde à l'autre en trois pas, comme les dieux d'Homère.
Caen est une ville de savants, d'archéologues, d'historiographes, qui se glorifie d'avoir inventé la Société des antiquaires de Normandie, et les congrès scientifiques. On ne déterre pas aux environs un vieux sou qui ne soit décrit, à litre de médaille, avec dissertation sur le module, la' légende et le flan. La jeunesse de Caen vise aux belles manières, au purisme de l'élocution, à Fatticisme girondin, à l'adresse dans l'art de l'escrime. Sous l'empire, elle tâtait tous les régiments nouveaux, en leur tuant une demi-douzaine d'officiers. Cette effervescence homicide s'est calmée ; mais le Caermais est resté de première force dans le maniement de l'épée et du bâtonFalaise
bâtonFalaise à. Bayeux l'honneur de produire les plus intrépides chicaniers de Normandie. La foire qui se tient au mois d'août dans un faubourg de Guibray, et dont l'origine remonte à l'année 1201, a longtemps attiré un concours de négociants de toutes les contrées. Mais que sont les foires aujourd'hui? celles de Caen, de Rouen, de Bernay, du Neufbourg, de Guibray, n'ont rien qui les dislingue de toute autre assemblée urbaine, diaprée de saltimbanques, plantée de baraques, encombrée de chevaux, de boeufs, de chiens, de marchands et d'acheteurs, si ce n'est la multiplicité et la variété des produits.
Une perquisition exacte amènerait à Bayeux la découverte de gens qui font encore métier de témoigner, et l'on y verrait des paysans, après le gain inespéré d'un procès, se promener dans les rues, une branche de laurier à la main. Les triomphes judiciaires sont les plus doux qui puissent chatouiller l'amour-propre d'un bas-Normand.
Les paysannes des environs de Bayeux sont d'habiles écuyères, chevauchant par la pluie ou le soleil, avec un zèle infatigable. Pour concilier les soins du ménage avec les occupations du dehors, elles chargent leur famille dans des paniers, au milieu des denrées qu'elles se proposent de débiter, et les initient ainsi en même temps à l'équitation, et à Fart difficile de faire le marché.
Alençon est le centre d'un grand commerce d'hommes, que des spéculateurs racolent dans les campagnes, emploient provisoirement aux travaux agricoles, et livrent au plus juste prix aux gens peu soucieux de voler à la victoire.
Coutances a de remarquable sa cathédrale et ses laitières ; non pas que celles-ci soient mises avec recherche, ou plus belles que les filles de Vire ou de Bayeux, mais elles ont adopté une façon toute particulière de porter leurs pots, qu'elles tiennent obliquement suspendus sur l'épaule droite au moyen d'une lanière de cuir.
Dieppe est, pendant la saison des bains, un faubourg de Paris, une succursale de nos promenades et de nos maisons de santé, un réceptacle de pseudo-malades désoeuvrés et de joyeux hypocondriaques. Les paysannes des environs portent encore la calorine; mais les gri-
Gars normand. Dessin de Henry Monnier.
LE NORMAND
277
setles de la ville ont des allures parisiennes.
Les Dieppois étaient, il y a cent ans, les plus expérimentés pilotes, et les plus liabïles et hardis navigateurs de l'Europe ; maintenant, armant des barques de vingt à quatre-vingts tonneaux, ils se contentent de pêcher :
La morue, de mars en avril, à Terre-Neuve et en Islande ;
Le maquereau, de mai en juillet, au sud de l'Islande ;
Le hareng, en septembre, à la hauteur de Tarmouth; en octobre, à l'entrée de la Manche ;
en novembre et décembre, sur les côtes de la Somme et de la SeineInférieure; en janvier, dans la baie de Porlsmouth ;
Et toute l'année, les huîtres, le merlan, le carrelet, la limande, la sole, la raie, le turbot, le cabillaud, le chien de mer, etc.
Les agrès de pêche employés en Normandie sont des cordes garnies de haims; des folles, filets dormants munis de pierres par le bas et de bouées par le haut ; des seines , filets de trente pieds carrés ; des mannets de cinquante pieds de long sur treize de large; et des dragues,
dragues, en forme de chausses, dont 1 usage est restreint par des règlements.
A l'est de Dieppe, sur la route d'Eu, est le faubourg du Polet, mentionné dès 1285 dans des lettres patentes-de Philippe III, sous le nom de Villa de Poleto. Il communique à la ville par un pont de bois et une passerelle. Les Poletais, isolés par leur position, ont longtemps gardé des moeurs particulières. Leur costume se composait d'un gilet attaché avec des rubans, d'un' justaucorps sans plis ni boutons, bordé d'un galon de soie blanche, d'un caleçon flottant recouvert d'une cotte de drap de serge rouge ou bleue. Ils ont actuellement de grandes
Vue du chevet de Saint-Pierre de Caen. Dessin de Meissonier.
vestes en drap bleu à boutons de corne noirs, et des cotillons en toile de navire. Les Poletais sont des hommes probes, pieux, et d'une simplicité qui provient, non pas d'une intelligence foncière, mais de l'ignorance complète de tout ce qui est en dehors de leurs occupations habituelles.
— As-tu vu cet oiseau? disait un Poletais à un de ses amis.
« As tu vu c'tozet?
— Non; qu'est-ce que c'est que et ozet?
— C'est un ozet qui n'est pas fait comme un
autre; il a des berlingues az pieds, des coquettes az ias, et tout plein d'turlurettes. Il a des bottines aux pieds, des panaches aux yeux, et tout plein de babioles. »
L'objet de cette description admiralive était lout bonnement un perroquet.
Un Poletais , guéri d'une longue et dangereuse maladie, était allé remercier Dieu dans l'église de Neuville , l'une des deux paroisses du Polet. Un crucifix suspendu à la voûte tombe et lui casse un bras ; le convalescent estropié est emporté chez lui dans un état
désespéré. Le curé vient l'administrer, et, conformément aux rites de l'Église, lui présente un crucifix à baiser.
« Pour tai, dit le Poletais à l'agonie, en saisissant avec ferveur la sainte image, pour tai, ze veux bien; ze t'en veux pas; mais pour ton b... de frère, Dieu me damne si zèle baise zamais! »
Le dialecte poletais est doux, sonore, féminisé par la substitution du z au/ et au g ; la chanson suivante en donnera une idée exacte :
O voit du bord de Dieppe Chinq o six mèlangueux ; Ce fem' et ce fillettes Chan vonz au devant d'eux,
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Priant la bon' maraie Que Dieu leuz a baillaie Chinq e six man' à l'hômo Qui chan vont démàquai.
Vous veyez frère Biaise Avec chan cocluçon, Carécher ce Poltaises Pour avoir du peisson ; Mais me, ze feis ma ronde En Poltais raccourchi, Et tout au bout du compte Ze n'ai qu'un mèlan ouit.
« On voit du bord de Dieppe cinq ou six pêcheurs de merlans. Leurs femmes et leurs filles s'en vont au-devant d'eux, priant pour la bonne marée que Dieu leur a baillée. EUes détachent cinq ou six mannes par homme.
« Vous voyez frère Biaise, avec son capuchon, caresser les Poletaises pour avoir du poisson ; mais moi, je fais ma ronde en pauvre diable, et au bout du compte, je n'ai qu'un merlan pourri. »
IV
LES PÊCHEURS NORMANDS
Tous les pêcheurs normands participent du Poletais par leur piété et leur honnêteté patriarcale ; ils sont graves, laborieux, intrépides. Dès l'enfance, ils aident leurs pères, gardent les bateaux, ramassent sur le sable les moules, les crabes ei les tourteaux, rebinent, c'est-àdire ramassent les huîtres qui ne sont pas marchandes, reçoivent le poisson dont les chaloupes sont chargées le soir. Leur vie est un perpétuel apprentissage de la mort : sont-ils sûrs de revenir de leurs lointains voyages? sont-ils sûrs d'échapper au flot qui va monter quand ils ramassent la tangue sur les grèves, quand ils recueillent le vauboire entre les roches? Ne bravent-ils pas les plus terribles dangers de l'Océan pour sauver des naufragés, pour recueillir l'équipage d'un trois-mâts échoué et battu par les lames, pour assurer les enclos d'une baie que menace la marée? Leur courage leur vaut fréquemment des médailles et des gratifications, mais l'estime dont ils jouissent est leur plus douce récompense.
L'association, invoquée par la science moderne comme le moyen de salut des classes ouvrières, est réalisée depuis des siècles sur les côtes du Calvados et dans les ports du Bessin. Il y a dans chaque village plusieurs
sociétés de pêcheurs, formées par conventions verbales, mais plus indissolubles que bien des compagnies instituées par acte notarié. Toutes ces sociétés sont représentées par le même écoreur, syndic chargé d'administrer les revenus, de diriger les entreprises, de percevoir les sommes dues, de répartir les salaires. H est présent quand les bateaux arrivent de la pèche, surveille les ventes et répond du payement des billets que signent les marayeurs. Il n'est indemnisé de sa gestion qu'en rendant ses comptes, au moyen d'une retenue d'un pour 100; il ne lui est alloué qu'un demi pour 100 si la vente du poisson se fait dans un port lointain, et par conséquent au comptant.
Chaque association possède deux ou trois bateaux, dont l'équipage est, terme moyen, de dix sociétaires. Ceux que leurs affaires retiennent à terre partagent avec ceux qui l'embarquent. Tout associé doit apporter six, sept, huit, neuf, dix ou douze appelets; celui qui n'en apporte pas le nombre déterminé perd autant de parts qu'il lui manque de filets. Le fils d'un associé a le droit de mettre sur un bateau une quantité d'engins de pèche proportionnée à ses forces. Les veuves restent associées, à la condition de fournir des filets et pourvoir à leurs frais au remplacement du défunt. Les pêcheurs pauvres ont la faculté d'emprunter des filets.
Les parts de pêche sont en raison de l'âge, de l'adresse et du nombre d'appelets de chaque matelot. Un septième des bénéfices est prélevé pour l'entretien ou le remplacement des bateaux. Les sinistres survenus aux appelé l s sont supportés par la communauté et remboursés sur les gains de la pèche, suivant un tarif.
Catholiques zélés, les pêcheurs font bénir et baptiser leurs barques par le curé accompagné du sacristain. Aucun équipage ne part pour la pêche sans entendre une messe, à la fin de laquelle les matelots et leurs parents répètent en choeur un cantique composé par quelque pauvre barde villageois. On chante à Étretat :
Le matin, quand je m'éveille, Je vois mon Jésus venir ; Il est beau à merveille C'est lui qui me réveille,
C'est Jésus, c'est Jésus, Mon aimable Jésus.
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Je le vois, mon Jésus, je le vois Porter sa brillante croix Là-haut sur cette montagne ; Sa mère l'accompagne.
C'est, etc.
Les femmes des pêcheurs prennent part aux travaux de leurs maris, pèchent le long du rivage, vont vendre le poisson, et font retentir les hameaux de ce cri : A la bonne moule, moulâa!... Des cayeux des beaux! en v'ià des bons cayeux, des gros! Pendant la campagne de 1839, les armateurs ont confié aux Granvillaises pour 20,000 francs de morue à débiter, moyennant un bénéfice de S centimes par franc, et elles ont rendu fidèlement compte de cette valeur importante. Ce sont les femmes qui lavent les maquereaux, et les disposent entre des couches de pacqué (sel préparé); ce sont elles qui trient les huîtres, rangent en sillons les huîtres grande marchande, petite marchande, pied-decheval, et celles qu'on reporte sur les bancs pour les repeupler. Loin de renoncer aux occupations de leur sexe, souvent, assises aux portes de leur cabanes, elles fabriquent de la dentelle et de la blonde.
Toutes vertueuses qu'elles sont, • les habitantes des côtes, surtout dans la région septentrionale, se marient rarement sans avoir perdu le droit de se parer de la fleur d'oranger symbolique. Une séduction suivie d'abandon est sans exemple; mais il est aussi presque sans exemple qu'une fille se marie avant d'être enceinte. De sa conception datent ses fiançailles ; son amant l'emmène à Dieppe ou à Fécamp, et lui achète une chaîne d'or, une montre, un paroissien; il fait en même temps présent de bagues d'argent aux soeurs et amies de sa maîtresse. Cette visite au bijoutier, à laquelle assistent les parents des deux fiancés, s'appelle Yembaguement. Le jour de la bénédiction nuptiale, la future, conduite par son père et suivie de ses proches, se rend à l'église, où le fiancé arrive dé son côté avec sa mère et sa famille. Ce n'est qu'après la messe que le père du mari s'approche de sa bru, lui dit : « Levez-vous, ma fille,» et lui offre le bras. Le fiancé prend celui de sa belle-mère, et les deux cortèges se confondent.
Veuves dans le mariage, séparées de leurs maris durant la moitié de l'année, recevant
même parfois, le jour de leurs noces, une procuration générale, les femmes des pêcheurs sont directrices suprêmes des affaires domestiques, et seules chargées de l'éducation d'une douzaine d'enfants. Elles ont prouvé qu'elles pouvaient en plus d'une occasion tenir la place de leurs époux. Sur la fin du règne de Napoléon, les Anglais, voulant pénétrer dans les embouchures de la Seine et de l'Orne, surprirent les barques honfleurtoises, et se saisirent des pilotes ; mais ceux-ci se refusèrent noblement à guider l'ennemi. Pendant qu'on cherchait à triompher de leur patriotique résistance, le vaisseau amiral fut tout à coup environné d'une flottille de canots. Les femmes d'Honfleur, instruites de ce qui se passait par des pêcheurs échappés aux Anglais, venaient réclamer leurs maris. On leur répondit par des sarcasmes; mais, brandissant leurs gaffes et leurs rames, elles menacèrent de monter à l'abordage ; et, pour éviter une lutte déshonorante, les Anglais remirent les pilotes en liberté, et renoncèrent à leur projet de débarquement.
V
LES CAMPAGNES.
Les moeurs des pêcheurs des côtes n'ont rien de commun avec celles des habitants de l'intérieur. C'est surtout chez les cultivateurs que l'on rencontre l'esprit soupçonneux et la manie processive reprochée aux anciens Normands.
Le paysan normand est questionneur. Li plus enquérrant en Normandie : Ou aliax? Que quériax? D'ont veniax? Mais il ne répond point à la confiance qu'il semble désirer, et en vous méfiant de lui vous ne faites que lui rendre la pareille. Cachant la finesse du renard sous l'air de bonhomie du moulon, retors sous le masque de la simplicité, réservé et sur la défensive avec les étrangers, il semble leur supposer ou avoir lui-même une arrière-pensée. Il louvoie, ne dit ni vere ni nenni, et répond rarement avec une franchise catégorique à la question même la moins insidieuse. C'est pour lui que le conditionnel semble inventé.
« Ehf père Tourly, vous pâchez ben fîar à ch'te remontée
— </' chommes pressais.
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LE NORMAND
— Méfiez-vous; vot' queval va s'accagnardir. Où qu' vous jallais ? au marchais ?
— J en cliavons rien.
— Ch'équiont t'y pour vosviâs?
■— J'te Vdirons tantôt, où iou qu'tu cheras ? Tu m'harlandes (tu m' tracasses).
— Vous plaisantais. »
Si Finlerrogateur du père Tourly le questionne sur les affaires, il obtiendra ' des réponses encore plus incertaines. Le père Tourly est un riche fermier cauchois, dont le fils aîné étudie le droit à Caen, et qui pourtant déplore toujours sa misère.
« Et comment qu'i va vof commerce?
— J'allions tout dret à l'iau, si V temps
Fille de Domfront. Dessin de Pauquet
qu' j'avons ilà y duriont cor ein brin. On s' cabasse tout plein pour rien gagnai.
— Ch' équiont portant point core à vous d' vous plabirdre, quan' y en a d' pus mallmreuos qu' vous.
— Où qu'y sont? Qaeu chance que j'ons ? Qu'en cliavezvou si j' sommes point malhureux ? J'ons t'y comptai asambe ?
— D'où vient, pisqu' vous êtes si
; pauve, qu' vous avez
'■ cor ach'tai, à la
\ Saint - Martin, la
pièce à Jean Tlwmas,
qu'est an bout d'vot
dos ?
— Ch'a veut' y dire que j' chomm.es hureuoe, cha ?
— Dam! les pas hureux y-z-achetiont rien.
— J'ons t'y point neune tiaulée d'afants qu'y
Pêcheuse normande. Dessin de Loubon.
leux z'y faut d' quoi leux z'y dominai. D'pis quand ch' équiont l'y eune richesse, chinq afants tous grouïllands ?
— Quoiqu' ch'est qu' chà, quand on a d' qouai ?
—- Et quand on n' Va point? que v'ià le mognier qui l'ont laichê leux moulin, qu'il aviont filé aveu leux mobiyer sans payer... Et me v'ià, may ! y a point n 'a dire, jamais j' n'ons vu un temps pus dur ! ...la fin du monde, qouai !... »
Si vous êtes son débiteur, le paysan normand se défie
défie votre argent comme de vous-même. On vient d'apporter au père Tourly le loyer d'une maison; il examine les pièces qu'on
Pêcheur normand. Dessin d,; Loubon.
lui compte, y aperçoit des rognures imperceptibles , analyse avec la justesse d'Archimède le tintement d'une monnaie équivoque,
LE NORMAND
285
se catune 1, et s'écrie brusquement : « Quoiqu' cliest que et argent ilà?
— Ch' équiont l'argent qu' noict' tante y vous envoyont d' chon du.
■— Qu'est qu' ch'étiont qu' chà? J'y ont pas loué pour de la monnaie pareille à la tante; qu'est qu' ch'est qu'. chà pour eune pièche ?
— Ch' équiont une belle pièce ed' trente sous.
■— J'en voulons point ed,' sa belle pièche; elle équiont point marquée : j' voulons à"s écus d' client sous.
— J' n'en ons point.
■— Va z'en qu'ri; j't'espérons.
— Pis qu; f vous dis que j'en avons point.
— J' m'en fiche pas mal, j'en voulons.
— Pisqu'on vous dit...
— J'la citerons jeudi dieux le juge edpaix, ta tante; tu miras.
— Vous n'oserais ■ point.
— Allais, marchais, j'y enverrons le huissier. »
Ne reconnaît-on point dans cette méfiance perpétuelle le
descendant de gens qui, comme Northmans, ont eu à se garantir d'une sourde hostilité; ou, comme Neustriens, ont longtemps employé l'astuce à défaut de force ouverte; qui, confondus ensemble plus tard, ont été assaillis par les Anglais, et en contact forcé avec d'avides étrangers?
1. Expression normande : baisse la tête en fronçant le sourcil.
Normande. Dessin de Henry Monnier.
Si, malgré toutes leurs précautions, les premiers possesseurs du sol étaient lésés par la race danoise, la sage prévoyance de Rou ne les avait pas laissés sans défense. Ils pouvaient traduire un Normand en justice, l'accuser à-'ullagarie (pillage), demander le combat, et, en cas de refus de leur adversaire, se purger
par serment ou en produisant des témoins. Le partage des terres aux nouveaux venus, le défaut de limites précises entre les propriétés, occasionnèrent infailliblement de nombreuses discussions d'intérêt entre les soldats transformés en agriculteurs, et les manants de la Neustrie. Les premiers, naguère pirates, s'étaient sans doute plus d'une fois façonnés à la chicane quand, après leurs expéditions, il s'était agi de la répartition du butin. Les seconds avaient la conviction de leurs droits et l'énergie de la faiblesse réduite au désespoir. Ils se cramponnaient aux procès comme à une branche de salut ; et leur génie
avocassier était stimulé par les obstacles. D'un autre côté, les seigneurs féodaux, profitant de l'absence des ducs, occupés en Angleterre, en Palestine, en Sicile, dans le royaume de Naples, se rendaient indépendants, multipliaient les bailliages, inventaient chaque jour de nouvelles corvées, de nouveaux impôts, et ne manquaient jamais de prétextes pour lancer contre leurs vassaux des prévôts et des bedels. Les paysans qui se soulevèrent, en 996, sous le règne de Ri36
Ri36
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LE NORMAND
chard II, mettaient au premier rang de leurs grief s la multitude d'assignations dont ils étaient accablés. On leur intenlaît des procès au sujet des forêts, des monnaies, des chemins, de la réparation des biez, des moutures, des droits léodaux, des redevances, des corvées, du service militaire dû au seigneur.
Voilà certes assez de plaiz pour rendre un peuple plaideur jusqu'à la consommation des siècles. Aussi, quand Guillaume le Conquérant à l'agonie donnait à ses fils des renseignements sur le caractère de ses vassaux, il les représentait comme ardents à la chicane, tout en rendant justice à leurs qualités. « En Normandie, disait-il, il y a un peuple très-fier; je n'en connais point de semblable. Les chevaliers y sont preux et vaillants, et victorieux partout. Leurs expéditions sont à craindre s'ils ont un bon capitaine ; mais, s'ils n'ont pas un seigneur qu'ils redoutent et qui sache les maintenir, on en est bientôt mal servi. Les Normands ne valent quelque chose que sous une administration sévère et équitable ; ils aiment à se divertir et à plaider, si on ne les tient en respect; mais celui qui leur fait sentir le joug en peut tirer parti. Les Normands sont fiers, orgueilleux, vantards, fanfarons ; il faudrait avec eux être toujours occupé à tenir des plaids, car ils . sont forts pour comparaître en justice. • Robert, qui doit gouverner de pareils hommes, a beaucoup à faire et à penser. »
11 est constaté, par le témoignage de mestre Robert Wace, escholier de Caen, que les Normands étaient déjà processifs au temps de Guillaume le Conquérant. Voyez plutôt ce qui advint à la dépouille mortelle de ce prince. Les prélats et les barons s'étaient rassemblés pour l'enterrer pompeusement dans l'église de Sainl-Étienne de Caen, qu'il avait fondée. Il y avait là Guillaume, archevêque de Rouen, Odon, évêque de Bayeux, Gislebert, évêque d'Évreux, Gislebert Meminot, évêque de Lisieux, Michel, évêque d'Avrancb.es, Geoffroi, évêque de Coutances, Girard, évêque de Séez, et une multitude d'abbés et de hauts dignitaires. La messe des morts était achevée, le cercueil de pierre descendu dans la fosse, le cadavre au bord, sur un brancard, et Gislebert d'Évreux arrachait des pleurs à tous les assistants, en prononçant les dernières paroles de
l'oraison funèbre : « Puisque ici-bas nul mortel ne peut vivre sans péché, prions tous dans la charité de Dieu, pour le prince défunt. Appliquez-vous â intercéder pour lui auprès du Seigneur tout-puissant, et pardonnez-lui de bon coeur s'il vous a manqué en quelque chose. »
Tout à coup un vassal, Asselin, fils d'Artur, monte sur une pierre et s'écrie . «.Haro, mes seigneurs! de par Jésus et le saint-père, je vous défends d'enterrer ici l'homme pour lequel vous priez, car la plus grande partie de celte église est de mon droit et de mon fief. Cette terre où vous vous trouvez fut l'emplacement de la maison de mon père ; je ne l'ai ni engagée, ni aliénée, ni donnée ; mais n'étant encore que duc de Normandie, Guillaume me l'a ravie par force, et y a fondé cette église, dans l'abus de sa puissance. Je le prends à témoin devanl l'ennemi de tout mensonge, je réclame et revendique ouvertement ce terrain, et m'oppose de la part de Dieu à ce que le corps du ravisseur soit couvert de ma terre et enseveli dans mon héritage. »
Les évoques et les grands interrogèrent les voisins d'Asselin, reconnurent la vérité de sa déclaration, l'appelèrent, lui comptèrent soixante sous pour prix de la place occupée par le cercueil, s'engagèrent à lui payer la valeur totale du sol, et le vassal daigna consentir à laisser une tombe à son suzerain.
Cette interruption des funérailles d'un grand monarque sur une réclamation personnelle est unique dans les fastes du monde : un Normand seul en était capable. Elle a quelque chose de grand et de mesquin, de vil et d'honorable, de noble et de trivial à la fois. Elle annonce que dès lors le sentiment du droit était.enraciné chez les Normands ; ils n'ont pas dégénéré, et ils le prouvent !
Il paraît que la monomanie de la chicane avait gagné jusqu'aux femmes; car, dans la charte de Rouen, Falaise et Pont-Audemer, donnée par Philippe Auguste, on trouve cette singulière disposition pénale : « Lorsqu'une femme sera convaincue d'être processive et médisante, on l'attachera sous les aisselles avec une corde ; ensuite on la plongera trois fois dans l'eau. »
Le grand Coutumier de Normandie, le plus
LE NORMAND
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litigieux de France, fut promulgué en 1229, et, en 1280, un ceitain Richard Dourbault imagina de le mettre en vers.
L'originalité de cette idée, qui ne pouvait éclore qu'en un cerveau normand, semblait impossible à surpisser ; mais, en 1599, Jacques de Campron, curé d'une paroisse d'Avranches, dédia au parlement de Rouen le Psautier du juste plaideur, contenant, pour chaque jour de l'année, un cantique et quatre psaumes qu'il suffisait de réciter avec ferveur pour gagner les causes les plus aléatoires : touchant accord de la loi religieuse et de la loi civile, de celle qui prescrit le pardon des injures et de celle qui les résout en dommages et intérêts.
Le nombre des procès a diminué sous l'empire du Code civil, mais les lois nouvelles n'ont pas assez d'inflexibilité pour ne point fournir d'arguments à deux faces, l'une qui affirme, l'autre qui dément; et beaucoup de Normands sont encore disposés à profiter de cette élasticité d'interprétation pour éterniser les discussions d'intérêt. Un habitant de Bayeux ou de Falaise se croit-il victime de quelque injustice, lésé dans ses intérêts; lui conteste-t-on un droit quelconque, lui causet-on le moindre dommage, vite un commissaire, un juge de paix, un homme de loi : « Oh! oh' nous allonsvo'èr! Gha n' se passera point comme cha... Faut que la gueule du juge en pète! j'en aurai raison, quand même je devrais manger ma dernière chemise!» Et la querelle s'engage, haineuse comme une guerre féodale. Bientôt, au milieu des débats judiciaires, les parties adverses perdent de vue l'objet de leurs réclamations, pour ne songer qu'à se ruiner mutuellement : le désir de la vengeance fait taire l'intérêt personnel. Dans certains pays on s'égorge ; en Normandie on plaide, on y combat à coups d'assignations, comme en Italie à coups de stylet : le mot vendetta s'y traduit par procès.
11 serait injuste toutefois de répéter aveuglément de vieilles calomnies. Non, le Normand ne jure point des deux mains ; non, il ne trafique point effrontément de son témoignage; mais il est vétilleux, et trouverait moyen d'embrouiller un axiome géométrique. Si, en contractant avec lui, on n'a pas observé strictement toutes les formalités légales; si toutes
les quittances ne sont pas en règle, si les noms, d'hommes et de lieux ne sont pas convenablement orthographiés dans les actes, la tentation de chicaner et de plaider pourra s'emparer de lui, et aura-t-il le courage d'y résister?
Le nombre des procès jugés par les tribunaux du ressort des cours de Rouen et de Caen, et par les tribunaux de commerce, est chaque année considérable; et l'immense développement de l'industrie normande contribue à ce résultat. La concurrence des activités qui se heurtent à Rouen, au Havre, à Elbeuf, à Louviers, etc., enfante inévitablement des procès; cependant c'est en basse Normandie qu'on trouve le plus d'ardeur chicanière. C'est là que certains cultivateurs possèdent, aussi bien qu'un premier clerc d'avoué, et beaucoup mieux qu'un avocat, le vocabulaire baroque do procédure. Ils rédigeraient au besoin une assignation à comparailre d'hui à huitaine franche, une sommation à produire des défenses, des conclusions motivées, une réquisition d'audience, des qualités de jugement, ou la copie de la grosse dûment exécutoire, signée, scellée et collationnée, d'un jugement enregistré rendu contradicloirement entre les parties.
La basse Normandie est plus agricole que manufacturière. Elle s'occupe de défrichements, d'assolements, de cultures, de pépinières, de turneps, de rutabagas, de topinambours, de vaches laitières, de moutons, de chevaux, d'engrais, d'instruments aratoires, de pétitions contre l'introduction des blés étrangers, et surtout de pommes et de cidre. L'année sera-t-elle pommeuse? Les fleurs,du pommier sont-elles nouées ? Les surets sont-ils bons à greffer? Y a-t-il beaucoup de quêtines? Est-il temps de raîcher? Voilà des problèmes importants pour une grande parlie de la population. Le bas Normand est encore attaché à la glèbe. Son plus vif désir, le rêve de sa vie, sa passion est d'avoir de la terre; il vendrait ses chemises pour acheter du bien, et se passerait de pain pour acquérir la possibilité de semer du blé.
Chaque année partent du Bocage des moissonneurs qui vont servir d'auxiliaires à ceux de Brie et de Picardie, des brocanteurs, des fondeurs, des chaudronniers, des paveurs, des peigneurs de filasse, des sassiers, des marchands de vans et de cribles, des colporteurs
Laitière aux environs de Coutance. Dessin de H. Bellangi i
LE NORMAND
28b
d images et de livres à l'usage des campagnes, tels que le Parfait Bouvier, le Parfait Maréchal, le Petit Paroissien et les Quatre Fils d'Aymon.
d'Aymon. l'époque où la végétation est suspendue, environ douze cents taupiers quittent leur quartier général, les cantons du Trun et
Le Convoi du Trousseau. Dessin de Pauquet.
de Baliboeuf (Orne), et, avec l'aide d'apprentis I
qu'ils ont engagés pùur trois ans, ils opèrent !
de terribles ravages dans la race des planti- I
triades. \
Tous ces émigrants, à la fin de la campagne, s'empressent de rentrer dans leurs foyers, écornent à peine, pour leur subsistance, ce qu'ils ont gagné dans leur tournée, et achèLa
achèLa Dessin de Pauquet.
tent un verger, un déllage, une masure. Quand leurs ressources sont insuffisantes, ils fieffent un fonds de terre, c'est-à-dire qu'ils s'engagent à en payer le prix par portions annuelles, avec les intérêts. Après une existence dé privations
et de misère, ils arrivent à posséder douze cents livres de revenu immobilier. Ils n'ont point joui des avantages attachés à la propriété, mais ils sont propriétaires : c'était tout ce qu'ils ambitionnaient. Ils logent dans une maison à
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LE NORMAND
eux, ils cultivent un terrain à eux, ils boivent le cidre qu'ils ont récolté, ils s'asseyent à l'ombre de leurs pommiers, et se condamnent avec joie à manger toute leur vie du pain noir.
L'extrême division de la propriété communique aux villages normands une apparence de gaieté et d'aisance. Chaque maison est isolée, entourée de son jardin, abritée par les cimes rondes et tortueuses de l'oranger de Normandie. Les habitants ont toutes les qualités et tous les vices qui caractérisent le propriétaire foncier. Ce sont de rudes travailleurs, mais des hommes intimement convaincus que charité bien ordonnée commence par soi-même. Ils profitent de ce que les terrains sont mal bornés pour s'agrandir aux dépens de leurs voisins ; ils empiètent chaque jour sur le sol étranger dont ils entament un coin avec la bêche et la charrue. Sont-ils établis sur le bord d'une route, ils la rognent et la rétrécissent peu à peu, et l'ensemenceraient volontiers tout entière, sans égard pour la nécessité des communications.
Aussi voit-on s'élever en abondance toutes les questions qui naissent de la propriété territoriale : questions de bornage, questions de clôture, questions de servitude, questions de partage, questions d'irypothèque, et il faut de longues et coûteuses expertises pour établir la validité respective des prétentions opposées. Les causes sont traînées de première instance en appel, d'appel en cassation, envenimées par la cupidité, embrouillées par la mauvaise foi, éternisées par l'entêtement.
N'essayons point de le dissimuler, le Normand montre quelquefois une avidité répréhensible, une âpreté au gain qui ne l'emporte pas au delà des bornes prescrites par la loi, mais qui lèse le prochain, et répugne aux esprits délicats. Consultez les ouvriers des fabriques de Normandie, ils vous diront qu'ils sont accablés de retenues continuelles pour absence, pour infractions légères à des règlements tyranniques. Interrogez les commis de nouveautés, ils vous donneront sur leur régime alimentaire des détails peu favorables à leurs patrons. Regardez à l'oeuvre les fermiers, les négociants, les industriels; les verrez-vous préoccupés de l'intérêt public? En aucune
façon. Leur but est la fortune; ils y marchent avec lenteur et prudence, en haricotant, en rognant les salaires, en donnant peu du leur, en tirant des autres le plus possible. Ne vous en défendez pas, descendants des hommes du Nord ; ils vous ont transmis quelque peu de leurs inclinations, et en revêtant des formes légales, en entrant dans le lit que lui creusaient la morale et les lois, leur goût pour la piraterie s'est transformé en génie commercial!
VI
NOCES ET FESTINS
C'est le climat qui l'exige, sans doute ; mais les consommations normaudes, en solides et en liquides, sont inimaginables, et tellement ancrées dans les habitudes, que les membres les plus éloquents des sociétés de tempérance perdraient leur latin à vouloir les réduire.
Les moindres bourgs comptent plusieurs cafés, et l'on ne fait pas une lieue sur une roule quelconque sans apercevoir une maison dont la façade porte en grosses lettres :
DÉPOTEYER DE CIDRE CIDRE, BOISSON, POIRAY A DÉPOTETER
Les paysans normands sont toujours prêts à répéter ce refrain de leur compatriote Olivier Basselin, le Français né malin, qui créa le Vaudeville :
Ce bon cidre n'épargnons mie; Vidons nos tonneaux, je vous prieIl s'absorbe dans les marchés une quantité considérable de liquides, et les réminiscences du cabaret occupent une case si importante dans la mémoire des ouvriers et des laboureurs, qu'elles servent comme de fil conducteur pour les aider à retrouver la trace des faits confus et effacés. « Quement, Mérovée, t'as oublié cha? Ch'étiont che maulure (mauvais sujet) ed'Philogène, qu équiont aveuc nous. J'avons pris trois glorias et le pousse café d'fil en quatre. Louis est venu s'assiètre ichitte sur le coup, Louis Frémin, tu sais ben Louis Frémin, chti-là qu'étrivagne (triche) toujours aux dominos? — C'est-y Frémin l'clierron ? ■—L'cherrontoutconf Darnétal. llavontpayai la consolation, la rinchette et la rinchelette ; pis
LE NORMAND
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est venu le fils à père Loubry, qu'sa femme aile équiont ma propre soeur, et il a demandai cor une tournée, et finalement qu'ch'est m'ay qu'avons payé le coup d'pied au... » Le peuple normand est parfois très-inconvenant dans ses expressions.
C'est au cabaret que les campagnards vident à la fois les affaires et les pots. Ils s'y donnent rendez-vous le dimanche, après la messe, pour causer du prix des denrées. Dans quelques villages du Vexin normand, le pâtissier qui a confectionné le pain bénit met aux enchères, dans le cimetière, à la porte de l'église, une énorme brioche, que les plus offrants et derniers enchérisseurs emportent triomphalement au dépoteyer voisin. =
Souvent les cultivateurs normands boivent moins par goût que par spéculation. Ils demeurent patiemment attablés des heures entières, entassant sur la table de grandes bouteilles à goulot évasé, jouant de suite vingt parties de dominos normandes, en trois coups avec huit dés, le tout sans cesser de débattre les conditions des marchés qu'ils désirent conclure. Pas de contrat qui ne se passe le verre à la main ; pas de vente qui ne soit arrosée en raison de son importance. Pour un sac de blé, on s'égaye ; pour un cheval, on se grise ; pour une masure, on reste sous la table. Un maquignon cherche à vendre un cheval de riche encolure et exempt de vices rédhibitoires. « Coben qu'i vend son qu'val? —Trente pistoles. — Vous dites vingt-cinq ? — Vous en avez-t-y vu beaucoup comme li pour trente pistoles? — J disons vingt-six. —Non. — Vingt-sept. » A chaque proposition, l'amateur frappe dans la main du maquignon : c'est de rigueur.
Quand môme il modifierait cent fois ses offres, cent fois il lèverait le bras comme pour essayer sa force sur un dynamomètre, et rougirait d'un coup rudement appliqué la paume delà main droite de son intercoluteur.
Pour mieux s'entendre, on entre au cabaret.
Les tournées de gloria se succèdent.
L'amateur propose 29S francs.
Le maquignon tient bon.
Après de longs débats et d'amples libations, il triomphe, mais il a dépensé 6 francs 75 c. de boissons variées.
Dans les banquels, on boit entre chaque
service un verre d'eau-de-vie, qu'on appelle Un trou normand. Souvent, quand on a découpé le croupion d'une oie, on fait à ce morceau de prédilection trois pattes avec des allumettes, et il passe de ce trépied dans l'assiette du convive qui avale le plus de verres de cidre sans désemparer,
La moisson s'ouvre par une fête, appelée le pu aisai, et l'on boit. Quand les blés sont coupés, on en laisse sur pied quelques tiges qu'on entoure de rubans ; on les donne à faucher au fils du maître de la maison, et l'on boit. Cette dernière fête est désignée dans le Bessin sous le nom de parcie, et dans le pays de Caux sous celui de replumette.
Au dessert, on chante des chansons égrillardes, suivant la vieille coutume, et l'on boit.
Les noces sont célébrées par des excès dont un Gargantua serait fier ajuste titre, principalement dans la parlie située à gauche de la Seine. Là, c'est une vieille et pauvre veuve, nommée, suivant les lieux, Badochet, Diolevert, Hardouin ou Hardouine, qui se charge des premières ouvertures. Cet agent matrimonial ménage entre les parents de la jeune fille et ceux de l'aspirant une entrevue à l'auberge où celui-ci obtient, le verre en main, la faveur de l'entrée de la maison.
Toutes les filles ne sont pas également sûres d'être demandées en mariage ;• il est des circonstances indépendantes du mérite individuel, qui sont considérées comme funestes ou favorables à un prochain établissement. La jeune personne qui, dans un repas, se trouvant sous la poutre, boit le premier et le dernier verre d'une bouteille de cidre, est certaine de se marier dans l'année, si, en outre, la nappe est à l'envers et le chat de la maison sous la table. Celle qui reçoit sa part de sept gâteaux de noces doit bientôt célébrer la sienne ; mais l'infortunée qui marche par mégarde sur la patte d'un chat est condamnée à ne pas trouver d'époux avant trois ans, et ce délai est prolongé de quatre ans, si son pied malencontreux a foulé la queue du même animal. Quant à l'imprudente qui laisse bouillir l'eau de vaisselle, et place les tisons debout dans le foyer, elle court risque de vivre et de mourir dans le célibat.
Le jour où le futur se présente s'appelle
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LE NORMAND
bienvenue ou venantise. On évite avec soin de choisir un mercredi ou un vendredi, d'avancer le pied droit en franchissant le seuil de la maison, de tenir son chapeau de la main gauche. Dans la discussion des clauses du contrat, le
père et le fiancé se disputent pied à pied le terrain. « J'y donnons point beaucoup, dit le premier, mais chongez ein brin que ch'est eine femme qu'étiont aussi prope qu'i n'y en a point de pu,prope, qui raccommodera vot' linge, que sera comme ein vrai trésor de properté. Crayez - vous qucha n'valont point de l'ergent?
— Je ne le crais point ; et pis, aile n'est guaires avenante, vouf fille; aile n'est guaires ed'débit. M'est avis qui faut que vous mettiez vingt
pistoles ed'plus; sans cha, y aura rien de fait.» La dot réglée, on se donne les bonnes paroles, et l'on fête les escards par un banquet-monstre, où sont prodigués le boeuf, le mouton, le porc, la volaille, le beurre, le pain, le cidre, le vin
blanc et l'eau-de-vie, avec une générosité homérique. Dans les campagnes, c'est la femme qui sert à table.
Le mariage civil est accompli sans bruil, comme une formalité qui n'engage point, et les noces ne commencent que la veille du mariage à l'église, le seul regardé comme légitime. Le matin, les parents de la future montent dans une charrette traînée par des chevaux ou des boeufs, et, accompagnés d'un ménétrier qui sonne du violon , vont chercher le trousseau chez
la belle-mère pour le transférer chez le bruman (le futur). Une énorme armoire sculptée est bientôt chargée sur la voiture, au-devant de,laquelle la soeur, ou simplement la couturière de la mariée s'assied sur les oreillers destinés au lit nuptial, tenant sur ses genoux un rouet et une quenouille, symboles
Coiflure de Dieppe. Dessin de Géniole.
Femme de Pécheur. Dessin de Loubon.
des occupations domestiques. Chemin faisant, la couturière distribue des paquets d'épingles aux jeunes filles qu'elle rencontre. Dans l'arrondissement de Pont-Audemer, c'est la courtinière (demoiselle d'honneur) gui présente,
non pas des épingles, mais des tranches de galette aux gens de connaissance devant la porle desquels défile le cortège, et ceux-ci offrent de l'eau-de-vie aux personnes de la noce.
On prend soin de ne se marier ni dans le mois de mai, qui prédispose à la jalousie, ni dans le mois d'août, dont l'influence .rend les enfants insensés. Assez fréquemment la noce va à cheval à l'église, les femmes assises à gauche. Les deux époux se
placent au milieu de l'église, sous un crucifix pendu à la voûte, y reçoivent la bénédiction nuptiale, entendent l'évangile au maître-autel, et font une station à l'autel de la Vierge pour y déposer leurs cierges. On sort de l'église au
bruit des coups de fusil et des pétards ; le convié le plus alerte présente la main à la mariée, la fait danser un mo,
mo, et en reçoit un ruban ; un second ruban est la récompense de celui qui la remet en selle.
Quand la mariée est entrée dans la maison du bruman en sautant légèrement par-des'
par-des' les barricades de rubans, de fleurs, de chapelets, dont on avait embarrassé ,ses pas, quand le curé est venu bénir le lit nuptial, tout le monde se met à table, excepté le mari
chargé de prêter secours au cuisinier dans les apprêts d'un festin pantagruélique. La mariée fait donner aux pauvres de la soupe et des pains, et s'installe dans un fauteuil couvert d'un drap blanc, sur lequel se détachent trois gros bouquets de fleurs. Elle porle sur le fond de sa coiffure un petit miroir entouré de fils d'ar-
LE NORMAND
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cent, de rubans et de paillettes, qu'on nomme pucelage ou couronne. Le repas est bruyant et prolongé, et le cuisinier qui Fa confectionné est assurément digne du privilège que lui accorde l'usage de mener la mariée chez les voisins, auxquels elle offre des épingles, et dont elle accepte avec reconnaissance des quenouillées
quenouillées chanvre ou de lin. Au retour, les quadrilles s'organisent, les deux époux n'y prennent point part, mais leur occupation n'en est pas moins agréable, car les danseurs tiennent à la main, qui une quenouille, qui une pièce de toile, qui une bouteille de vin, qui de la vaisselle, et (.es différents cadeaux de noces
Pêcheur Bas-Normand. Dessin de Loubon.
pleuvent dans le giron de la future et du bruman. Puis la mariée est portée en triomphe, et des momons, des follets, constituent une mascarade, et des cavaliers montés sur des lidodies guident, par leurs gambades, l'assemblée qui chante à tue-tête :
Sur le pont d'Avignon, J'ai vu danser la plus belle j Sur le pont d'Avignon, On y danse tout en rond.
Le dîner commence, ou plutôt le repas du matin continue à cinq heures du soir. Le cuisinier, véritable héros de la fête, ouvre, avec la mariée, le bal qui succède au dessert : le bruman n'a droit qu'à la seconde contredanse. Vers les neuf heures, on entend frapper à la porte, et des voix du dehors répètent en choeur :
Sur le pont d'Avignon, etc.
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Ce sont les réveilleurs, les jeunes gens du voisinage qui demandent à entrer ; on leur ouvre, après leur avoir riposté par le second couplet de la ronde, et on leur verse du cidre; mais la coutume leur défend d'accepter des aliments solides, et de s'asseoir au souper qui a lieu à dix heures. On quitte encore la table pour la danse, et après minuit la danse pour une copieuse libalion. A neuf heures du malin, un déjeuner, composé de beurre et de fromage, répare les forces des danseurs. Le bruman en congédie la plupart, ne garde auprès de lui que ses amis intimes, se divertit ou s'ennuie avec eux jusqu'à minuit, et, pour terminer convenablement quarante heures de séance gastronomique, se soumet de bonne grâce aux plaisanteries de ceux qu'il a traités. On l'oblige à faire sa prière à genoux sur un manche à balai, ou sur une paire de sabots des plus anguleux ; on lui grimpe sur les épaules ; on enseigne à 1 épousée une oraison égrillarde qui commence par : « Benedicite, je me couche, je ne sais pas ce qui va me venir ; je m'en doute, » etc. On apporte des rôties au vin, et la mariée boit et mange pendant qu'on passe sur la bouche de Finfortuné bruman le torchon qui a essuyé la vaisselle. La lassitude générale met fin à ces rudes épreuves, à ces farces grossières inspirées par les fumées du cidre et de l'alcool. Heureux encore le bruman s'il n'est pas veuf, si sa femme jouit d'une réputation intacte, car autrement, des charivariseurs déguisés feraient retentir à ses oreilles des colliers et des casseroles.
Et pensez-vous que ce soit fini ?
Pas du tout, le dimanche suivant on fait le raurac; ou, comme on dit ailleurs, on mange les chats.
VII
USAGES POPULAIRES
Toutes les fêtes en Normandie sont célébrées avec un égal entrain, même les fêtes religieuses, car le Normand a un fond de piété, et ne passe jamais devant une croix sans ôter son chapeau.
Non-seulement il est religieux, ce qui est un bien, mais encore il est superstitieux, ce qui est un mal. Il confond le sacré et le profane,
profane, observe encore des rites dont l'origine est manifestement druidique. Ainsi, la veille des Rois, les habitants des campagnes du Bessin allument des torches de paille ou de tiges de molène, enduites de goudron des coulines, et parcourent les vergers en brûlant la mousse des pommiers et en chantant.
Quand on a suffisamment couru, chanté, et détruit les fucus parasites, on rassemble les restes des coulines pour en former un feu de joie appelé fouée ou bourguelée, qu'on entoure en marmottant des patenôtres, et en répétant des menaces contre les quadrupèdes dévastateurs, et des appels à l'abondance.
Ces pratiques semi-gauloises sont particulières à la Normandie. La fête des Rois y donne lieu à des cérémonies qu'on retrouve ailleurs avec quelques variantes, mais qui, nulle part, ne sont observées plus scrupuleusement. Dans chaque maison, le doyen préside au banquet, et coupe le gâteau en autant de parts qu'il y a de membres de la famille présents et absents. Les morceaux destinés aux absents sont soigneusement serrés dans une armoire, et permettent d'avoir de leurs nouvelles sans se ruiner en frais de ports de lettres. La part d'un absent est un indicateur infaillible de la santé de celui auquel elle est réservée. Si elle reste intacte, c'est qu'il se porte bien ; si elle moisit, c'est qu'il est malade : si elle se gâte entièrement, c'est qu'il est mort.
Le plus jeune de la compagnie est caché sous la table, et dirige la main du distributeur en nommant à haute voix et successivement tous les convives. La première part est toujours pour Dieu.
« Fébé Domine, pour qui la part? — Pour le bon Dieu. »
Les pauvres, considérés comme les représentants de Dieu même, attendent à la porte, et réclament en ces termes la redevance d'usage :
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Si vous n'voulez rien donner,
Ne nous faites pas attendre,
Car il fait un si grand froid,
Que mon camarade en tremble.
Pour Dieu, donnez-nous du feu.
Pour Dieu, donnez-nous la part à Dieu.
Quand ils ont affaire à des gens inhospitaliers, ce qui est rare, ils font succéder les malédictions aux prières, et se retirent après avoir proféré cette imprécation :
Si vous n'voulez rien donner, Trois fourchettes, trois fourchettes,. Si vous n'voulez rien donner, Trois fourchettes dans votre gosier.
Les aumônes des Rois et de Noël reçoivent le nom à'aguignettes, qui s'applique, à Rouen, aux sucreries qu'on dépose auprès du lit des enfants la veille du premier jour de Fan. Les mendiants psalmodient :
Le carême est assez rigoureusement observé en Normandie, surtout pendant la semaine sainte, qu'on appelle dans le Bessin et le Virois semaine preneuse ou cahin. A Rouen, du mercredi des Cendres à Pâques, on boulange beaucoup de petits pains sans levain, dits cheminaux, qui ne figurent point sur les tables aux autres époques de l'année. Pendant la semaine preneuse, des chanteurs, munis d'aigres violons, vont de maison en maison entonner de pieux cantiques dont la passion de Notre-Seigneur est le sujet, et demander la pascliré, c'est-àdire de l'argent et des oeufs. Le dimanche des Rameaux, le curé met solennellement le buis bénit à la croix du cimetière, mais comme le. possesseur de ce précieux talisman est sûr de pouvoir faire autant de beurre qu'il voudra, à peine la procession a-t-elle tourné le dos, que vingt bras s'allongent pour saisir la branche vénérée.
Le vent qui souffle au moment où le buis est attaché à la croix indique la nature des récoltes de l'année. Suivant le côté d'où il vient, ou aura des pommes, des fourrages ou du blé en abondance.
Les vieilles gens assurent que, le vendredi saint, les oeufs recèlent des crapauds. Dans quelques paroisses, à ténèbres, les enfants frappent avec des bâtons les parois de l'église pour imiter le bruit du tonnerre.
Les processions, abolies dans les grandes cités, oùles cultes se gênent trop pour que chacun d'eux soit à l'aise, sont encore en vigueur dans les villages normands. Leur blanc cortège parcourt toujours, aux grandes fêtes carillonnées, un chemin bordé de draps blancs et de bouquets, jonché de feuillages et de fidèles agenouillés. Avant 1830, elles présentaient de curieuses singularités. Ainsi, à Elbeuf, le devant d'autel de chaque reposoir était une planche couverte d'une couche d'argile, dans laquelle on avait fiché des fleurs naturelles pour dessiner un Saint-Esprit, la Crois,
Cauchoise. Dessin de Pauquet.
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les instruments de la Passion et autres emblèmes. Derrière l'autel montait une estrade à plusieurs assises, où l'on représentait des scènes mimées qui rappelaient les mystères. Par exemple, un oranger chargé de fruits s'élevait au sommet de l'estrade, et, au moment de la bénédiction,une séduisante Elbeuvienne, juchée à côté de l'arbre aux pommes d'or, en
détachait une qu'elle présentait à un jeune garçon : c'était un emb.ème du Premier Péché. Il convient d'ajouter qu'Eve avait une robe blanche, et qu'Adam portait un habit bleu de drap d'Elbeuf, une culotte de Casimir café-aulait et des bas de soie, vu l'impossibilité d'observer la fidélité du costume.
Les feux de joie ou caudiots de la SaintMénage
SaintMénage en voyage. Dessin de H. Bellangé.
Jean n'ont pas cessé de s'allumerannuellement, le 24 juin, dans les villages de Normandie ; il en est même où le curé met de ses propres mains le feu au bûcher, et de bonne s gens affirment avoir vu distinctement le Saint-Esprit descendre au milieu des flammes sous la symbolique figure d'un ramier. R y a toujours des malades groupés autour du caudiot, dans l'attente d'un pareil miracle, ou pour recueillir des charbons, qui portent bonheur.
Les couronnes d'herbe de la Saint-Jean (armoise)
(armoise) de la foudre et des voleurs. Un galeux qui, le malin de cette fête, se roule dans la rosée ou se baigne dans une fonlaine, peut compter sur une prompte guérison. La verveine cueillie ce jour-là est un talisman qui éloigne les voleurs et les sorciers.
Les ouvriers des fabriques ont une façon moins religieuse de solenniser la Saint-Jean. Ils suspendent aux réverbères des couronnes de lierre et d'oeufs entrelacés, et, le soir de la fête et des quinze jours précédents, ils dansent des
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rondes sous ces dômes de coquilles et de verdure. Filles et garçons forment un cercle en se tenant par la main. Un ouvrier entonne une chanson qu'on redit en choeur. Les danseurs font trois pas à droite, s'arrètant brusquement à la fin du second vers, les jarrets plies et les jambes écartées, font trois pas à gauche, s'arrêtent encore, et continuent le même exercice jusqu'à la terminaison d'une interminable série de couplets. Si les Hurons dansent, ils ne doivent guère danser autrement.
La plupart des rondes de la Saint-Jean sont d'une obscénité dégoûtante, ce qui n'empêche pas les jeunes filles d'en répéter les paroles. Il en est qui s'offenseraient jusqu'à l'indignation d'un geste équivoque, d'un propos indécent, et qui, enhardies par la circonstance, prononcent sans scrupule et sans honte les mots les plus rabelaisiens. Les chants les moins scandaleux sont d'incompréhensibles amphigouris, dont tous les couplets s'enchevêtrent les uns dansles autres, et dont les refrains incohérents semblent appartenir au vocabulaire d'unelanguede sauvages
Babolo
Gavolo, Papa volo ! Papa volo ! !
Sring, la fariradondaine, Sring, la fariradondon.
Ah ! 1' choléra, Mon compère. Ma commère, Ah ! P choléra M'attrapera.
Ce sont les dames de Rouen Qu'ont fait faire un pâté si grand.
Lanturelu,
Lanturelé
Lanturelu,
J'allons danser ;
Lanturelé.
Ils ont fait un pâté si grand, Qui n'pouvait pas entrer dans Rouen, Ni dans Paris qu'est bien plus grand. Lanturelu, etc.
Ni dans Paris qu'est bien plus grand ; EU' l'ont coupé par le mitan ; EU's ont trouvé un homm' dedans !
Lanturelu, etc.
Plusieurs de ces rondes se prolongent indéfiniment au gré du chanteur. Ainsi le premier
couplet de l'une d'elles est conçu en ces
termes :
J'ai encore dedans mon coffre Les souliers à papa grand, Que je mets fèl' et dimanches, Le jour du carém' prenant,
Bien enguerminés, maman, Bien enguerminés.
Pour ob tenir le second couplet, il suffit de substituer aux souliers une autre partie du vêtement.
J'ai encore dedans mon coffre Le chapeau à papa grand, etc.
Puis viennent les jarretières, la chemise, la perruque, la culotte, etc., et pour peu que le chanteur ait quelque connnaissance en matière de garde-robe, il réalise sans peine l'utopie de la chanson en quatre-vingt-dix-neuf couplets.
Les airs de ces compositions populaires sont aussi barbares que les paroles. Un seul m'a frappé par sa mélancolique mélodie. Le sujet de la ronde est l'aventure d'une femme qui, en rentrant chez elle, trouve son époux mort subitement, et, après s'être désolée, prend philosophiquement le parti de l'ensevelir.
Les rondes de la Saint-Jean commencent vers huit heures du soir et durent jusqu'à deux heures du matin. Avant de se séparer, chaque groupe de danseurs établit deux gardes de la couronne, pour la protéger contre la tentative des groupes rivaux.
Jumiéges possède depuis le huitième siècle une confrérie en l'honneur de saint JeanRaptiste, présidée par un maître annuel, qui
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porte le titre de loup vert. La veille de la SaintJean, il revêt une robe verte, se coiffe d'un bonnet vert, se fait escorter comme par un page par un jeune homme en surplis qui porte deux teinterélles (clochettes), et conduit les frères au Chouquet, en face de la vieille abbaye de Jumiéges. Leur approche est annoncée par la détonation des pétards et des armes à feu, et le clergé vient à la rencontre de la pieuse association. On se rend à l'église en chantant le psaume Ut queant Iaxis, et, les vêpres entendues, on va chez le loup vert faire un dîner exclusivement composé de plats maigres. Les frères seuls ont droit d'y assister, et si le loup invite quelques-uns de ses amis, ils sont placés à une table séparée.
Le soir, un jeune homme et une jeune fille, chamarrés de rubans et de fleurs, allument le bûcher de la Saint-Jean, autour duquel le loup vert et les membres de la confrérie forment le cercle. Puis, sans cesser de se donner la main, tous poursuivent celui qui a été nommé loup pour l'année suivante. Il fuit, frappe d'une baguette les assaillants, et ne se rend que lorsqu'il a été appréhendé au corps et enveloppé trois fois. Quand il est pris, on feint de le jeter dans les flammes, et, rendu à la liberté après celte épreuve, il se joint aux frères qui dansent la ronde suivante-:
Que nos amoureux Vont à l'assemblaie; Le mien y ehera, J'en suis achuraie; Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie.
Le mien y chera, J'en suis achuraie ; Il m'a appourtai Cheinture doraie : Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie._
Il m'a appourtai Cheinture dorme ; Je voudrais, ma fouai, Qu'aile fut lirulaie : Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie.
Je voudrais, ma foua 1, Qu'aile fut brulaio ; Et may dans mon lit Aveu lui couchaie : Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie.
Et may dans mon lit Aveu lui couchaie ; De l'attendre ichit, Je suis ennuyaie : Marchons, Jolicoeur, La leune est levaie.
A celte ronde en succèdent d'autres non moins analogues à la circonstance, et la confrérie retourne chez l'ancien loup pour souper. Le loup a une tinterelle à ses côtés, et l'agite bruyamment toutes les fois qu'un frère se permet une plaisanterie équivoque ou s'entretient de commerce. La conversation doit être sérieuse jusqu'à minuit ; mais, à cette heure, toute l'assemblée se lève, le loup ôte son bonnet, et récite le Pater ; les convives chantent le psaume Ut queant Iaxis, se dépouillent de leur accoutrement monastique, et usent et abusent de la liberté qu'ils ont recouvrée de causer de tout.
Le lendemin, la confrérie porte processionnellement à l'église un pain bénit colossal, à plusieurs étages, surmonté d'une haute tige d'asperge entourée de rubans. A la messe, le loup vert quête, et abdique en déposant ses tinterélles sur les marches de l'autel, et, le soir, il se fait regretter en traitant splend idement ses honorables collègues.
On suppose que cette fête fut établie en commémoration d'un miracle que les fileuses racontent aux veilleries (veillées). Saint Philbert avait fondé à Jumiéges un monastère d'hommes, et à Pavilly un couvent do femmes, dont la première abbesse, sainte Austreberthe, s'était engagée à blanchir le linge de la sacristie de Jumiéges. Un âne, chargé d'étoles, d'aubes et de nappes d'autel, suivait paisiblement le chemin de la rivière, quand un loup se jeta sur lui et l'étrangla. Sainte Austreberthe parut au moment où la victime expirait, et, justement irritée de la barbare conduite du loup, elle le
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condamna à remplacer l'animal qu'il venait de dévorer. Le loup obéit, se courba sous le poids du paquet, et fut jusqu'à la fin de ses jours un modèle de douceur et de docilité.
La tradition a perpétué tant de légendes aussi vraisemblables, que le recueil en formerait plusieurs volumes. Celles du privilège de
saint Romain, de la Côte des Deux Amants, de Nina, la folle par amour, de Robert le Diable, ont été vulgarisées par les savants, les poêles, les dramaturges et les Guides de Paris à Rouen. Des traditions, qui se rattachent aux sites les plus pittoresques, ajoutent aux charmes de la nature les charmes de la poésie. Il
Normande, costume do Veuve. Dessin de Loubon.
y a à Êtretat une falaise terminée par une plate-forme sur laquelle trois aiguilles s'élèvent en formes de colonne : c'est la chambre des demoiselles; c'est de là que le chevalier de Fréfrosé, sire d'Étretat, fit précipiter dans la mer trois soeurs dont il n'avait pu dompter la vertueuse résistance. Par un raffinement de cruauté, ce farouche châtelain enferma préalablement les trois victimes dans un tonneau
garni de clous ; mais à peine le martyre fut-il consommé, que les esprits des trois soeurs apparurent au sommet de la falaise, et s'attachèrent à la poursuite de leur bourreau. *-
Imbu d'idées fantastiques, le paysan normand a conservé la croyance aux lutins et à la sorcellerie. Il croit que certaines gens jettent des sorts, envoient des rats dans les maisons, donnent le lait bleu aux vaches,
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et il emploie contre eux l'eau bénite de Pâques ou de la Pentecôte, ou un cierge consacré le jour de la Purification. Rencontre-t-il en sortant de chez lui un chien noir ou une personne en deuil, c'est signe d'accident. Entend-il une poule dont le chant tend à se rapprocher
rapprocher celui du coq, c'est signe de mort pour elle et pour son maître. Une femme enceinte sert-elle de marraine, elle et le filleul périront dans l'année. Un cultivateur du Ressin croit sa maison mieux garantie de Forage par une bûche de Noël arrosée d'eau bénite
Louage des Domestiques. Dessin de H. Bellangé.
que par un paratonnerre ; trace une croix sur le côté plat d'un pain qu'il va couper ; ne pose jamais une miche sur le côté convexe, de peur d'attirer la pluie; garde comme un talisman une tète de cerf-volant; couvre ses ruches d'un chiffon noir quand il meurt quelqu'un dans son domicile, pour empêcher les abeilles de périr toutes dans l'année; et lorsque, l'estomac
vide et la bourse garnie, il entend le coucou chanter pour la première fois de l'année, il conclut de ces circonstances réunies qu'il aura de l'argent jusqu'au SI décembre.
« Enfin, maître Rouland, vous homme d'âge et d'expérience, comment avez-vous tant de crédulité ?
— May I m' prenais-vous donc pour eun go38
go38
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daille (un niais)? Ça n'empêche que j' n'irions \\ point core dite nuit pour vingt parches ed iarre j I me promenais dans la cavée qu'est par ichitte, \\ marchais! tout cont' le vieux chimetière qu'aile , \\ est, dite cavée. li
— Et pourquoi? est-ce que cet endroit n'est ;j pas sûr ? craindriez-vous d'y rencontrer des j I voleurs '? j j
— Dé voleux, ah ben ! lé voleux et lé gen- I I darmes, il aviont aussi peur decha comme tout jj V monde; et pis, quoiqu'i z'y fériont lé voleux? I; y a rien à prendre par ïlà, pisqu'on n'y va point; ; ; et pisqu'on n'y va point, on n'y prend point. Il
— Et qu'est-ce qui empêche d'y aller? I;
— (D'union mystérieux.) Y a des "h&nsl \\
— Comment, des hans ! j
— Des revenants qui reviennent, et se tiennent | muchés dans le jour amont les murailles... et j des qouai ! des hans et des huar ds et des fi-follets I T'né, à preuve. Quand le père à défunt Prudent i Charret, uu viel équené, il aviont pillai l'église j à la première révolution, qu'il aviont cassai la \ tête aux saints et grimpé aveuc ses souyers sus ; le maît'-autel, et ben, li et pis ses camarades, i \
sont morts trétous; i sont tous crevés ed misère. I sus les grands quemins et partout... Eh ben, i I sont tous revenus; et pis i sont restés avec les \ crapiauds dans les vieux trous des vieuilles dé- ; montions, et toute la nuit jusqu'à la perce, ces I avocés commenc lient vari-vara leux courses, et I font des aclabos à vous assouir, et geignent qui- \ I z-ont l'air de hannequiner ; et c'est autant de I raparats qui venant demander des prières au | monde. J' les ai vus, may qui vous pale \ c'étiont point des menteries, marchais. Même; \ que la veuillj de Nouel, quand j'ons été sercher I la matron: :-mr nout' femme qu'aile alliont ac- i coticher d'Aspasie, j'ons vu passer, mais comme ; je vous vais, Pinson Bernard qu'il avions aban- I danné la fille à la Mesline qu'étiont enceinte ed' i ■M; j'ions reconnu, le malhureux ! il était changé I en'varou qouai! méconnaissable, i houinait, i I gambèlait, à faire crétir, et si j'avions point i évu tant de peur, je l'aurions ben délivrai, \ marchais, j'avions justement eune clef dans ma \ pouquette. I
■— Et qu'auriez-vous fait de celte clef? j
— </' l'aurions herpé, j'aurions tapé sus lui -1 tant que j'l'aurions saigné, et i seriont redevenu \ un chrétien ; i ne demande pas mieux, car c'est pas \
nn état d'être raparat. Pourquoi qu' vous riaïz?
— C'est que votre histoire me parait bizarre.
— Ch'est mirou, mais ch'est pas moins vrai; et tenais, cor lauf jour, en revenant ed la foire de Guibray, j'ons rencontré un goublin...»
Le goublin normand est lé iribly écossais.. D est vif, inquiet, volage, capricieux. Tantôt il panse les chevaux avec un soin digne du meilleur palefrenier, et garnit leur râtelier de foin ; tantôt il mêle leurs crins, et se plaît à les tourmenter. Il donne de la bouillie aux enfants, ou les pince jusqu'au sang, suivant ses dispositions du moment. Il annonce sa présence dans une maison, en renversant les meubles et brisant la vaisselle; mais, si l'on a eu la sage précaution de semer sur le plancher de la graine de lin, fatigué bientôt de la ramasser, il s'enfuit dans un vieux château voisin, où il veille sur les trésors cachés. Parfois il se transforme en cheval. Un paysan revient tranquillement du marché, quand sa bète, ordinairement si pacifique, prend le mors aux dents, rue, se cabre, et l'emporte à travers champs. La Grise est-elle capable d'une conduite aussi criminelle? est-ce elle qui expose aussi traîtreusement son maître à se casser les reins? Gardons-nous de l'accuser : le goublin seul est coupable; c'est lui qui, métamorphosé en coursier fringant, s'est substitué à la monture du malheureux fermier.
Les belettes blanches qui rôdent au clair de lune se transforment aux yeux du Normand en létiches, âmes des enfants morts sans baptême. Parfois la nuit, quand le vent du nord courbe la cime des peupliers, on voit la Chasse-Annequin passer dans les airs. Annequin était un prêtre qui devint amoureux d'une religieuse, et qui mourut sans avoir renoncé à sa passion sacrilège. Son âme et celle de sa maîtresse errent poursuivies par les esprits, dont les cris lugubres se mêlent aux gémissements des deux victimes et au bruissement des feuilles agitées.
La persistance de cette croyance aux sorciers, aux enchantements, aux présages, est d'autant plus étrange que, dès les premiers temps du christianisme, les évêques s'attachèrent à la combattre. Saint Augustin la condamne avec énergie dans son sermon -221 de Tempore. Saint Éloi, qui fut évêque de Noyon, ville neustrienne, au septième siècle, déclarait
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sacrilèges ceux de ses ouailles qui consultaient les devins en cas de maladie, ou prêtaient quelque attention aux augures. R est bon, en passant, de signaler ces faits, parce que les écrivains du dix-huitième siècle, représentant l'antiquité comme le prototype de la perfection,- ont accusé l'Église d'avoir propagé l'erreur et l'ignorance. C'est malgré le clergé qu'elles se sont maintenues. Pour mieux garder leurs superstitions chéries, les paysans les ont habillées d'une forme chrétienne. « Qu'on n'aille point, dit saint Éloi, aux temples, aux pierres, aux fontaines, aux carrefours, pour y faire brûler des bougies ou y accomplir des voeux. » Les villageois ont éludé cette défense en substituant les saints aux divinités païennes. Les malades ne s'adressent plus à Neptune, à Pluton, à Minerve, aux Génies, mais ils disent du médecin :
Qui court après le mière, Court après la bière,
et n'ont de confiance que dans la médecine surnaturelle. La Normandie abonde en fontaines, probablement consacrées autrefois aux dieux mythologiques, actuellement sous l'invocation ' des bienheureux, et dont Feau salutaire a mille fois plus de vertus que celle des sources de Plombières, de Raden-Raden ou de Spa.
Le paysan normand invoque saint Hildevert contre les vers, saint Eutrope contre l'hydropisie, saint Gerbold contre la dyssenterie, saint Sébastien contre la peste, saint Raven et saint Rasiphe contre les mans ou larves des hanne - tons, sainte Honorine et saint Thomas Recket contre la fièvre, saint Siméon contre les dartres, saint Julien, saint Clair et sainte Claire contre les maux d'yeux, saint Sulpice contre les rhumatismes, etc. Les églises de Sainte-Clotilde, des Andelys, de Notre-Dame de Ron-Secours sur la côte, de Sainte-Catherine, de Notre-Dame de Grâce à HonÛeur, sont fréquentées par des milliers de pèlerins et encombrées d'ex-voto.
VIII
SUITE DES USAGES POPULAIRES
Nous n'avons plus qu'à glaner çà et là dans nos volumineux documents quelques notes éparses pour compléter notre travail.
Ainsi, il nous faut parler delà louée, marché aux domestiques qui se tient au mois de juillet dans les campagnes. Les garçons de ferme et journaliers en disponibilité, les servantes sans place, se réunissent dans une prairie, chacun paré de ses plus beaux atours et tenant l'instrument de sa profession spéciale. Le charretier a deux fouets sur l'épaule, le berger mène un chien en laisse, le batteur porte un fléau, la fileuse une quenouille. Les fermiers et fermières arrivent, se promènent de groupe en groupe, examinent attentivement les candidats à la domesticité, et accostent ceux qui paraissent réunir les conditions requises. Les pourparlers sont brefs et explicites.
« Veux-tu deplacher chez mai? — Oui da. — Comben qu'tu demandes? — Trente pistoles. — C'est ben cher; qu'é qu' tu chais faire? — J savons labourer, panser les vaches, etc. — Nnous harigachons point ; j'te donnerons vingt-cinq pistoles. ■— C'est point assez ; faut point être grec; mettez-en vingt-huit. — Non; vingtcinq et deux paires de sabots, et une blouse
neuve, etc. »
Les conditions arrêtées, les contractants se frappent dans la main ; le larmier donne des arrhes, et sans autres formalités le domestique est engagé pour un an.
Aux environs du Havre, dans la prairie de Saint-Clair, les garçons qui cherchent un emploi l'indiquent en attachant au bout d'un fouet des fleurs qu'ils enlèvent aussitôt qu'ils ont conclu un arrangement. Les servantes portent sur leur coeur un bouquet qu'elles mettent à droite après avoir réussi à se placer. La louée se termine par des danses et des libations.
Un fait singulier, mais positif, c'est que la plupart des. Normands ont la mâchoire dégarnie de son ornement naturel. Des Cauchoises de dix-huit ans, blanches et fraîches, vous laissent voir,en ouvrant une bouche vermeille, une cavité hérissé de chicots qui sont, en tout autre pays, l'indice de la décrépitude. On a attribué cette triste particularité à Feau des sources ; mais l'eau n'est pas identique partout et d'ailleurs beaucoup de Normands s'abstiennent de ce liquide peu savoureux. Nos faibles connaissances en chimie nous portent à croire que les dents des Normands sont détériorées par l'acide malique contenu en abondance
Le Poletais. Dessin de Henry Monnier.
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daus le cidre, et doué de propriétés corrosives qui attaquent tous les émaux.
Le costume normand varie suivant les localités. Dans les villes, il se distingue peu de celui de l'universalité des Français ; seulement les femmes de la classe ouvrière portent des bonnets de coton, à l'instar des pâtissiers, et celte coiffure, si disgracieuse sur la tète des maris, n'ajoute en aucune manière aux
charmes de leurs moitiés. De longs paletots de bure, des bonnets de laine rouge ou bleue, de longues culottes, tel e^t l'équipement des pécheurs des côtes de l'ouest et du nord. Celui des Normandes se diversifie à l'infini ; mais toutes, jusqu'à la fille d'auberge de Domfront, occupée des travaux domestiques, ont la science instinctive de la coquetterie.
Les Cauchoises, les Fécampoises, les GranRetjur
GranRetjur Marché. Dessin de H. Bellangé.
villaises, les Rayeusaines, sont surmontées de bonnets de formes variées, obélisques de tulle, de mousseline et de dentelles connus à Paris sous le nom générique de bonnets cauchois, et dont l'apparition cause tant d'ébahissement aux badauds de la capitale. Ces bonnets sont la pièce essentielle, la cheville ouvrière de l'ajustement. La servante consacre ses économies à l'embellissement de sa coiffure pyramidale ; la fermière aisée superpose en étages, sur ses cheveux blonds et lisses, pour 1,000 à 1,200 francs de valenciennes ; la demoiselle
riche, vêtue conformément aux prescriptions du Journal des Modes, Parisienne par le reste de sa toilette, se maintient Normande par le bonnet. Nous résumerons ce que nous avons dit en faisant remarquer que l'idiome du peuple en Normandie n'est pas précisément un patois ; c'est de la langue d'oui mêlée de français corrompu, ou rendu méconnaissable par une prononciation vicieuse. Il y a quatre variétés différenciées entre elles par des nuances peu appréciables : le bas normand, le cauchois, le haut normand et le purin.
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En basse Normandie, on traîne lentement sur les phrases, on allonge les périodes, en cadence les mots. L'accent est plus rapide en haute Normandie, mais aussi plus chantant. Les terminaisons sont sonores et tinlent comme une guimbarde. Les Normands gyasseyent ou font rudement résonner les r. Ils prononcent que le ch : un capél, une queminée, un quien. Dans la bouche des paysans, ée à la fin des mots se change en aie, assemblaie; ce en che, plache> aux en as, vias, bestias; gue eu ve, un vé, une vaule, un vipïllon (goupillon) ; se en die, canchon, cacheur.
Le Cauchois substit ue os en ou dans fos, mos cos, etc.; eu à n dans équcume, forteune, leune, pleumet, et, par une contradiction singulière il dit ju pour jeu, et adiu pour adieu. Il bredouille et escam ote les r dans la mé, un éclé, une félie (foire), un jou, une pédrix, un abre la cuziosiiai, une coutuzière.
Nous avons donné des échantillons du dialecte normand. Citons encore quelques mots expressifs et pittoresques : agohée, accueil bruyant ; chacouter, parler bas; se dégouginer, se dégourdir, en parlant d'un adolescent; détourber, mettre obstacle ; estores, garnir de tout ce qui est nécessaire; harmoner, gronder; rolillon, trognon de pomme ; super, humer (super un oeuf). Complétons ce vocabulaire par la version en patois bessin d'un passage de FÉcriluie :
Un homme avait deuxéfants, dont le pu pliot li dit unjouor : Menpère, bayez-meilapartdu bien qui me revient, et le père leux en fit le partage.
Dans treisjouors apreuxle pu jeune des deux éfans ayant pris sen cas, s'nallit fère un viage dans les poués étrangiers, où y mougit tout sen cas en lequeries et en bonbances.
Quand tout fut maugi, il arrivit une grande fameine dans le poués et y c'menchit à ête dans la misère jusqu'au cou.
On peut juger de l'analogie de l'idiome normand avec la langue d'oui, en comparant ce fragment à une traduction du Pater, faite au onzième siècle par ordre de Guillaume le Conquérant :
Li nostre père, qui iès es ciels, saintefiez seit li tuens auras; amenget li tuns règnes, seite feite la tue voluntet si cum en ciel et en la terre, et nostre pain
cotidian dun a nus oï, et pardune à nus les nos detes essi cum mes pardununs a nos deturs, ne nus meineen temtatiun, mais délivre nus de mal.
Le patois cauchois a des termes particuliers, ou plus usités dans le pays de Caux qu'en basse Normandie. Plusieurs expressions normandes se retrouvent dans l'argot et dans le vocabulaire populaire de Paris, comme arias, aveindre, agoniser, boucan, bisquer, dévaler, fratrès (perruquier), pleutre (avare), avoir le taff (avoir peur), truc (malice), turne (cabane), etc. Le dialecte des bagnes s'est infiltré dans celui des purins, le seul des patois normands qui possède un monument littéraire : le Coup d'oeil purin, pamphlet publié en 1772, en faveur du parlement de Rouen contre le conseil supérieur établi par le chancelier Maupeou. Le passage suivant est toujours de circonstance pour la forme et pour le fond :
Il t'est avis doun, pors misère,
Qu'ch'est eun bonn métier qu'd'être rouai ?
Nennin : ch 'est ben plutôt, ma fouai,
Z'eun'viye à damner eun corsaire.
Par exemple, i veut faire eun' louai ;
I s'adrèehe à sen ministère,
I dit à stila : • Pale touai. »
Stila dit du nouair : « Perdié vère. s
Dit stichitte : « J'vo soutiens mouai
Qu'ch'est du blanc. — Nennin, ventregouai ! ,
Fait l'eun, « Ch'est bleur: s l'autre : t Ch'est ja' ne.»
Net ch'est par là que v'ià pourquoai
Qu'o no happe six quarts pour aune.
L'ancienne langue northmane, que les compagnons de Rou avaient importée de Norwége, élait peu mélodieuse, témoin celte hymne de guerre qu'entonna Einar, frère de Rou, après avoir tué Halfdan, assassin de leur père :
PeTiit liefe ec Ragnvallds dautha, Enn retho tlivi N'orner, Nu er foie stutill falinn, At fjorthungi minora.
« J'ai vengé la mort de Ragnwald ; ainsi l'avaient prononcé les destinées. Maintenant la colonne du peuple est tombée, pour ma quatrième part. »
Pour peu que l'on connaisse d'allemand et d'anglais, on est frappé des rapports de ces deux langues avec celle-ci, où l'on trouve l'étymologie de hâve, haben ; de Death, tod,
LE NORMAND
303
mort ; de folk, peuple ; fait, tomber ; fourth, quatre.
Quelques noms de lieux se ressentent encore de leur origine northmane, comme le pays d'Auge, à'alg (prairie), Routot (la maison de Rollon), Étre-tat (la ville de l'ouest). Les mots lu ou beuf (village), et fleur (flot), sont conservés dans Criquebeuf, Quillebeuf, Elbeuf (autrefois Wallebu), Harfleur, Honfleur, Vitefleur, etc. Les noms en bec, comme Rolbec, Caudebec, Annebecq, Reaubec, Robec, de beccus (ruisseau), sont antérieurs à l'invasion northmane. Les noms en ville lui sont postérieurs, comme Marcouville, Roqueville, Granville , Grainville , Marlainville, Tocteville , Équesdreville, Rloville, Norville et des milliers d'autres.
Avec la langue du moyen âge se sont maintenus de vieux sobriquets tantôt dus à un fait historique, tantôt imaginés avec de satiriques intentions. Nous avons vu qu'on nommait les Normands bigots, soit à cause de leur dévotion, soit parce que Rou, invité à baiser la chaussure de son suzerain Charles le Simple, s'écria : Ne se by got (non, de par Dieu) ! Les Cauchois furent longtemps ridiculisés par l'épithète de caillettes et de fïoquets,etles Normands de la rive gauche de la Seine le sont encore aujourd'hui en basse Normandie par celle des Houivets.
Les Rouillois, campés au bord de la Seine, entre deux longues côtes qu'on gravit pour pénétrer dans l'intérieur des terres, ont mérité le surnom de Hale-bissacs par la frénésie avec laquelle ils se ruent sur les paquets des voyageurs.
Une politesse exagérée a valu aux Brionnais la dénomination de culs-tors.
Les habitants de Louviers furent appelés mangeurs de soupe pour s'être laissé surprendre par le maréchal de Biron, à midi, heure du dîner, le 6 juin 1S91 ; ceux de Montivilliers, mangeurs d'oreilles, après que l'un d'eux eut, dans une lutte, déchiré avec ses dents l'oreille d'un Harfleurtois ; et ceux de Criquebeuf, brûleurs d'âne, parce qu'un mercredi des Cendres ils s'avisèrent de livrer un âne aux flammes en même temps que l'effigie du mardi-gras.
La ville de Pont-Audemer, dépendant du diocèse de Lisieux, fait maigre tous les samedis
samedis Noël et la Purification : règle hygiénique dont étaient exempts les habitants de la rive droite de la Risle, appartenant au diocèse de Rouen : telle est l'origine du sobriquet de mangeurs de pois donné aux indigènes de PontAudemer.
Les Mantilliens ont le titre de va-nu-pieds, depuis qu'en 1639 ils se soulevèrent, refusèrent l'exécution des édits bursaux , et, sous le commandement d'un cordonnier d'Avrauches, colonel de l'armée souffrante, luttèrent pendant trois ans contre les troupes du roi.
On dit encore en Normandie, avec plus ou moins de raison, les friands de Caudebec, les piaffeux d'Évreux, les danseux des Andelys, les caristaux (mendiants) de Villers, les juifs d'Harcourt, les baratseux (fourbes) de la Selle, les chiens d'Exmes, les. faux témoins de Brétoncelles, les pirottes (oies) de Saint-André de Messei, les joleux (railleurs) d'Yville, les jureurs de Rayeux, les coniaux (bavards) de Barou, les museurs (musards) d'Avranihes, les paresseux de Verneuil.
Aux sobriquets se mêlent les dictons :
Domfront, ville ed' malheur, Arrivé à midi, pendu à une heure.
Selon la tradition populaire, quatre chaudronniers de Villedieu rencontrent un inconnu, l'insultent, le forcent à porler leurs paquets jusqu'à Domfront où ils entrent à midi. L'étranger se fait reconnaître pour le roi, et se venge du peu de courtoisie de ses quatre compagnons en ordonnant leur supplice.
Cette histoire n'est ni vraie ni bien trouvée. N'est-il pas plus supposable que les environs de Domfront étaient hantés de gens aux mains crochues, dont l'exécution avait lieu en cette ville, à la suite de débats expéditifs ? Les Normands, prétendait jadis la malveillance, s'exposaient souvent à périr par la corde, et refusaient de semer du chanvre de peur de fournir des armes contre eux-mêmes.
Or, écoutez, petits et grands, Le catéchisme des Normands, Par la chicane et la potence. C'est la double inclination De cette noble nation.
On disait d'Alençon, capitale d'un duché,
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LE NORMAND
siège d'une cour où les gentilshommes se ruinaient en frais de représentation :
Petite ville, grand renom,
Habit de velours, ventre de son.
Trun en Trunois, Les femmes accouchent au bout de trois mois ; Mais seulement la première fois.
L'explication de ce tercet pourrait figurer dans Boccace. Un paysan, dont la femme venait d'accoucher après trois mois de mariage, va consulter un avocat sur cette délivrance prématurée : « Le cas est tout simple, dit celui-ci, il a été prévu par la coutume qui pose en principe qu'à
Trun en Trunois, Les femmes accouchent au bout de trois mois.
Le paysan se retire, étonné que la loi contrarie ainsi la nature. Un an plus tard, .c'était la nature qui contrariait la loi, car un second enfant naissait au bout des délais ordinaires. « Tout s'est passé selon la règle établie, » dit Favocal interrogé de nouveau, « et j our vous en convaincre, il me suffit d'achever la lecture de l'article du coutumier :
Trun en Trunois, Les femmes accouchent au bout de trois mois ; Mais... seulement la première fois.
Il n'est pas de ville où, en faisant des fouilles dans le peuple^ on ne découvrit de ces sorles de médailles frappées par les moeurs.
C'est à en recueillir le plus grand nombre possible que Fauteur de cette monographie s'est appliqué.
EMILE DE LA BÉDOLLIÈRE.
LE GNIAFFE
PAR PÉTRUS BOREL
ILLUSTRATIONS DE MEISSONIER, PAUQUET ET H. CATENACCI
C'est lui. m'sieur le commissaire, qui a k'mmencë par m'appeler gniaffe.
{Préville et Taconnet, ancien vaudeville.)
E gniaffe arrivé, le gniaffe maître, le gniaffe possédant un établis. sèment est trop généralement réi pandu, et trop à | la portée de tout le monde, pour
que nous nous y appesantissions beaucoup. Ce n'est pas de cet enfant du siècle, bon lecteur, que nous avons à t'entretenir ; tu le connais de reste ce débitant vulgaire qui parle à la troisième personne, qui dit : « Monsieur veut-il ses bottes plus carrées ? Que souhaite madame ? Offrirai-je un siège à monsieur?... » Nature servile et bâtarde, polie par son frottement aux honnêtes gens qu'elle chausse ; épine dorsale flexible et docile ; bouche assouplie, faite au mensonge et professantle
professantle flatteur!... Non, non, cen'estpaslà l'objet de notre choix ; ce n'est pas là notre Ulysse... Notre Priam à nous, c'est le gniaffe au coeur noble, à l'âme élevée et ombrageuse, qui, en dépit de toutes les sirènes de la corruption, s'est maintenu dans l'indépendance la plus absolue et la plus primitive !
Celui-ci, que désormais nous appellerons, pour le distinguer du gniaffe de commune espèce, gniaffe pur-sang ou angora, a la fierté de l'homme qui a la conscience d'une vie sans peur et d'une intelligence consommée.
Celui-ci, c'est l'homme qui se dit : Je n'ai pas de reproches à me faire.
Sa contenance est froide, sa parole laconique; sa voix rauque pratiquée dans les cordes les plus basses.
Celui-ci s'en va grave et l'oeil baissé ; et ce maintien modeste, lorsqu'il se rend à la boutique du maître (car, il faut bien le dire, cette grande âme travaille à façon) lui permet de supposer que les jambes qui marchent autour de lui ont des têtes dont le regard est fixé sur la belle ouvrage qu'il rapporte. Aussi dans
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LE GNIAFFE
chaque bourdonnement croit-il reconnaître un amateur étonné qui le poursuit et s'agite pour contempler le chef-d'oeuvre enveloppé si habilement dans son mouchoir, pour contempler toute la splendeur et toute la perfection de sa déforme. — O déforme ! (la déforme, c'est le lustre que le gniaffe ajoute à la besogne lorsqu'elle est terminée) que de mal tu donnes au pauvre ouvrier!... Déforme si belle, si polie, si flatteuse à voir !... semelle que l'art même a cambrée ! talons si robustes et si sveltes ! empeignes au gracieux contour, je vous salue ! Et moi aussi, je suis amant de vos charmes ; et moi aussi je m'attelle à votre char !
Nous ne pousserons pas plus avant nos savantes investigations sur le gniaffe pur-sang, sur ce passereau solitaire, sur cet onagre indompté, sans parler un peu de son costume ; de peur que la France ne suppose qu'à l'instar des gymnosophistes il n'en a pas, qu'il est tout visage, ce qui serait injuste et préjudiciable à son honneur.
Si fait, pardieu, notre homme est mis, parfaitement mis au contraire ! et, pour peu que vous y teniez, j'en puis faire une monographie qui enfoncerait les inventaires de M. Honoré de Balzac ou le testament de l'empereur. — Redingote brune ou vert perroquet, manches démesurées, parements envahissants, collet petit et bas, formant balcon par derrière; revers fripés et recroquevillés comme un morceau de parchemin jeté au feu ; la dernière boutonnière, gigantesque : c'est la seule dont il se serve, ce qui fait remonter sa redingote de telle façon, qu'elle simule par-devant un formidable estomac.
Chapeau en tromblon évasé ou gueule d'espingole, vulgairement dit à ballon.
Col de chemise sciant les oreilles et enveloppant sa tête osseuse comme un cornet de papier enveloppe un bouquet.
Au travail ou en demi-toilette, son pantalon n'est que de cotonnade. Les fonds en sont de peau et des mieux empreints ; les genoux marquent, et le bas qui bat par derrière forme,
comme le collet de sa capote, le pied d'éléphant. Puis, pour les grands dimanches et le bal, et dans le coin le plus discret de l'armoire, des bas bleus, des escarpins, opus suum, et un pantalon de nankin des Indes de Rouen ; puis encore quelquefois une véritable cravate brodée au coin : don précieux de son épouse encore timide fiancée. R la reçut vers 1812, cette cravate adorée, et comme il s'en orne encore vers 1840, hélas! elle n'est plus d'un tissu très-compacte ni d'une éclatante fraîcheur.
Lors de l'apogée de sa passion, amor, amor, fortis es sicut mors ! il se fit tatouer, par sentiment. Au bras gauche, brille sur son grand extenseur un coeur enflammé avec le chiffre d'Olympe et d'Onésime, deux 00 côte à côte. Olympe de son côté a deux mains qui se souhaitent le bonjour, et deux pigeons qu'une trop vive tendresse emporte hors des limites du devoir.
Sur son bras droit ou sa poitrine plane aussi un aigle et le petit chapeau. Mais n'allez pas croire que ce fut au temps des prospérités impériales que le gniaffe se fit buriner ce symbole. Jamais, le gniaffe pur-sang n'a salué le soleil levant ; jamais tyran dans sa pompe n'a trouvé grâce devant lui : c'est au malheur qu'il donna une larme.
Le dimanche encore, j'allais l'oublier, quand sa situation pécuniaire peut le lui permettre, le gniaffe se recouvre assez volontiers les mains afin de compléter sa transformation et de dissimuler son pouce détériorépar le tranchet. Le tranehet, périlleuse et perfide lame ! kriss, kangiar, yatagan du gniaffe, dont il lui faut faire le plus fréquent usage pour diviser et scinder!... arme terrible, instrument fatal toujours de moitié dans ses projets, qu'il s'agisse d'une infidèle à punir, d'une botte à faire ou à porter ; cas bien rare toutefois, car le gniaffe n'a qu'une passion extrême, celle de se regarder comme une intelligence colossale.
Au septième dans les combles, à cinq ou six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, ou plutôt de la rue Maubuée, au haut d'un
Le Gniaffe. Dessin de Meissonier.
LE GNIAFFE
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escalier rapide et sombre, dont chaque marche usée par le temps, edax rerum, grand mangeur de choses, est une espèce de casse-cou; dont chaque repos est marqué par quelque détritus, chaque palier par une gueule sans nom, mais non pas sans odeur, où chaque locataire, comme le dénonciateur dans les gueules de bronze du palais du doge, vient déposer son secret, le plus souvent à côté, tout au fond d'un étroit corridor est situé le sanctuaire, l'aposento du gniaffe. Une lucarne du genre
appelé chien-assis éclaire mystérieusement cet. asile et plonge à trois pieds de là sur un mur. Le plafond est en appentis ; les solives sontapparentes, les parois peintes à l'ocre, ou couvertes de papier à 10 sous le rouleau, désassorti, déchiré, et laissant voir çà et là les différentes tentures qui se succédèrent, et forment une couche épaisse par alluvion. Ces nombreux vestiges, du reste, ne sont pas sans quelque curiosité esthélico-politique : on y suit pas à pas les périodes et les subversions si variées de
L'Échoppe du Gniaffe. Dessin de Pauquet.
ces derniers temps. Ici c'est un semé de mont- j
golfières ou de houlettes ornées de ramages j
roses et de moutons bleus ; là, des faisceaux i
de licteur surmontés du bonnet phrygien, ou j
une montagne, emblème de l'autre, avec un j
marais coassant à ses pieds. ;
Pour siège, il a des chaises réduites à l'état j
de tabouret : le dos scié, la paille remplacée j
par un morceau de cuir, creusé en timbale par j
la pesanteur spécifique de sa corpulence, i
épousant étroitement ses formes et luisant j
comme la cuirasse de Renaud chez Armide. i
Un lit de bois peint, une commode à ventre, !
une horloge d'Auvergne, l'hiver, un poêle de tôle où l'on peut faire bouillir Feau nécessaire au ménage, et cuire les ratais (vulgairement ratatouilles), complètent l'ameublement.
Quant à l'hydrogène qu'on respire en ce réduit, sans être un Gay-Lussac, il est facile de reconnaître un mélange d'oignon, de poix, de cuir, et de plusieurs émanations que je ne saurais nommer, le tout sublimé par un excès calorique artificiel et humain.
Nous avons vu notre gniaffe épris d'une Olympe ; nous l'avons vu orné d'une épouse, honni soit qui mal y pense!... Olympe était
310
LE GNIAFFE
l'épouse prochaine ; l'épouse, c'est Olympe |
passée. Le gniaffe est sévère sur l'honneur, il I
a des principes, il lient aux formes, et sait j
trop ce qu'on doit après un amour éprouvé, j
Dans le modeste asile dont nous faisions tout à j
l'heure l'autopsie, c'est là qu'avec Olympe il |
coule des jours sinon sans nuages, du moins j
égaux. Olympe était bordeuse ; il la connut en j
rendant de l'ouvrage, l'aima et la fit passer j
sous sa loi. La bordeuse, que quelquefois j
dans le métier et par envie on appelle j
chamarreuse, n'a d'ordinaire que son art, sa j
jeunesse et sa fleur; mais pour cela elle n'en ;
est pas moins l'objet des plus tendres recher- j
ches. Le gniaffe pur-sang a le coeur trop bon j
gaulois pour jamais rien devoir à une femme, i
Une dot à ses yeux est un opprobre, un ma- ]
riage d'argent, une lâcheté. R ne comprend, j
ce grand coeur, que l'union de la faim avec I
la soif! I
Dans son intimité avec madame son épouse, j
le gniaffe angora n'a pas les habitudes gros- I
sières du gniaffe à échoppe, que nous aurons j
à peindre un peu plus tard. Il ne bat pas sa ;
femme, et jamais l'étole de saint Crépin (le •
tire-pied) ne s'est transformée dans ses mains j
en une odieuse férule. De son côté, Olympe j
sait garder les distances ; et ce n'est pas elle ;
qui jamais s'oublia jusque-là de l'appeler j
pouilleux, de la voix ou du geste. Rentre-t-il j
aviné ; aux réprimandes de sa compagne, il se j
contente de répondre avec éloquence et d'un j
air d'Artaban : « Songez à qui vous parlez, j
madame ! taisez-vous I... L'épouse doit obéis- j
sance et soumission à l'homme, car l'homme ;
est son maître comme deux et deux font ;
quatre !... » Ordinairement, au bout de chaque ;
tirade semblable ou équivalante, il fait un j
carambolage, un faux pas et une chute. Mais j
bientôt redressé sur une ou plusieurs pattes, i
plus glorieux et plus interminable que jamais, \
il reprend et pour longtemps sa période. i
N. B. Le gniaffe angora laisse en défaut le i
plus saint commandement : il ne croît pas et '■ ne multiplie point ; c'est encore un signe
distmelif qui le sépare du vulgaire auquel'il abandonne ce triste soin.
Le gniaffe possède d'accoutumance un apprenti ou un semainier, qu'il domine de toute la hauteur de son expérience et de son génie. L'apprenti, personne n'en ignore ; quant au semainier, c'est un jeune ou vieux garçon, ou plutôt un crétin, qui n'a pas assez d'intelligence pour faire un soulier à lui tout seul, et se met à la semaine pour coudre et faire le moins malin de l'ouvrage. Il y en a ordinairement deux dans la boutique du maître, employés aux basses fonctions, aux raccommodages et à la peinture et décoration de la besogne achevée. Là, le semainier prend la qualification de gorret ( corruption dérisoire du mot correct, nom que porte dans plusieurs industries le chef des compagnons chargés des épures), et se divise en deux classes tranchées, le gorret à la pâte et le gorret coupeur. Le gorret à la pâte, que nous avons choisi pour l'un de nos types et que M. Meissonnier, ce jeune peintre du plus bel avenir, a reproduit avec une vérité rare, appartient à une berloque de boueux, c'est-à-dire à une boutique de bottier.
Soit gorret ou apprenti, celui-ci a une vénération et une crédulité sans bornes à l'égard et au service de son maître.
Il écoute.
Il acquiesce.
De son côté le gniaffe ne fera pas une lisse sans la passer à sa galerie. « Regarde-moi ça ! s dit-il. Et dans ce « regarde-moi ça! » il y a tout un monde de satisfaction et de noble orgueil.
Entouré de tous ses ustensiles, devant sa veilloire, petite table basse et carrée, chargée d'ossements façonnés en outils, d'alênes, de clous, de sébiles ; à sa gauche son compagnon et le baquet de science (baquet plein d'eau pour détremper le gros cuir); à droite son marteau, ses tenailles et la corbeille à mettre les soies et le fil, appelée caille-bottin ; le soir, éclairé mélancoliquement par un rayon pâle et lunaire, que lui renvoie le globe de cristal interposé
LE GNIAFFE
311
entre lui et sa chandelle, et qui s'épanouit sur sa coulure comme un baiser de Phoebé sur le front argenté d'Endymiôn, notre patriarche travaille et chante en battant le cuir en cadence, laissant tomber sa dernière parole avec le dernier coup de marteau, ou quelquefois encore cause gravement du haut de sa philosophie; tantôt il dit : « Notre religion est absurde et bonne pour le peuple. La religion protestante, à la bonne heure ! en voilà une de religion!... ïïs adorent un cochon, c'est vrai! mais c'est plus naturel. »
Et le jeune semainier, à chaque phrase du vieux maître, de tomber en admiration.
Tantôt il parle histoire, car sur toute chose le gniaffe a des notions précises ; et si le hasard veut que la conversation prenne une teinte moyen âge, il dit que Notre-Dame fut autrefois du temps des rois fainéants un temple de druides, bâti par des huguenots sauvages.
H a des études linguistiques. Il trouve la langue française pauvre, pleine de contre-bonsens, et il en redresse les torts. Lorsqu'on est perclus de la main, il ne veut pas qu'on dise je suis estropié, mais estro-main; et depuis vingt ans il doit écrire là-dessus à messieurs de l'Académie.
Le semainier lui demande-t-il l'origine et le sens du mot cordonnier, il a sa leçon faite, et répond sur-le-champ : « Le roi étant allé un jour prendre mesure de soulier chez son fournisseur (le gniaffe, lorsqu'il raconte, a toujours à son service grande profusion de rois), il y oublia son cordon : à son retour au palais, le roi s'en aperçut et envoya aussitôt un de ses pages le réclamer. Le cordon fut nié, c'est-àdire que l'artisan nia l'avoir trouvé ; ce fut, en un mot, un cordon nié. Le roi s'emporta, et, dans sa trop juste colère, ordonna à dessein . d'imprimer un sceau de honte indélébile et éternel sur le front de cet homme coupable, faisant payer à tous la faute d'un seul, qu'à l'avenir, en mémoire de ce délit, les confectionneurs de chaussures s'appelleraient cordonnier. »
Voilà ce que le gniaffe rapporte et croit de tout son coeur. Au fait, ceci vaut bien après tout une élymologie de Voltaire ou de Ménage, ce docte imbécile.
Mais souvent, mais le plus souvent, la conversation du gniaffe prend une couleur politique.
« Au jour d'aujourd'hui, dit-il, nous sommes trop éclairés pour que les jésuites et la féodalité puissent jamais r'asservir le peuple. La féodalité, monsieur, savez-vous bien ce que c'était? Eh bien, monsieur, c'était le droit de cuissage!... » Négrophile comme M. Schoelcher, ou feu monseigneur de Rlois (l'abbé Grégoire), il regarde le nègre comme son prochain, noirci par les coups de fouet de son maître. Il veut que la civilisation enfin le savonne, et, en pensant à toutes les infortunes de l'esclave africain, il pleure sur la cassonnade qu'il mange, et dans le café qu'il boit. A son sentiment, ce sont les bûchers que l'inquisilion a allumés en Espagne, qui en ont à la longue altéré le climat et en ont fait un pays chaud.
Le cordonnier passe pour brave. Mais pourquoi passe-t-il pour brave ? Ceci vient tout à coup chatouiller vivement l'honneur de l'apprenti, et leguiaffe raconte alors avec orgueil qu'un jour Henryc-le-Grand (Henri IV), examinant une liste de criminels, demanda qui ils étaient. Il y avait des maçons, des charrons, des couvreurs, des tailleurs, mais des cordonniers point! ce que voyant, le grand Henryc s'écria : « LES CORDONNIERS SONT DES BRAVES!... » Le mot se répandit donc, comme tout mot royal, et Yépictète de brave depuis lors leur en est restée.
A ce récit, au dernier trait surtout, le semainier se renverse, il est au comble, il étouffe d'admiration !... Comment, se dit-il, tant de savoir peut-il entrer dans la tête d'un homme ! Cependant, s'il y songeait un peu, quel crocen-jambe cette anecdote ne donne-t-elle pas à l'origine du mot cordon-nier?... Mais le semainier, nous l'avons dit, est un crétin; il n'y regarde pas de si près.
31?
LE GNIAFFE
Les expressions du gniaffe sont en général des plus hautes régions de Fempyrée. Les mots ronflants, inintelligibles pour lui et pour le plus grand nombre, ont à ses yeux un attrait indicible, un charme secret; et parmi ceux-ci, il y en a toujours un, un à toutes mains, qu'il affectionne et dont il use sans cesse. Tantôt c'est catastrophe, laulôt vessie-six-tude; ou bien encore, à tout ce qu'il dira, à tout ce que vous pourrez dire, il ajoutera : « C'est clair, c'est un idiome. » Vise-t-il au polyglotisme, il s'écrie à tout propos et sans relâche : O tempores, o moral... car le gniaffe angora, le gniaffe pur sang, le gniaffe de la bonne roche, se donne obstinément pour avoir une légère teinture de latin. Dans son enfance, comme le roi Rebert, il a chaulé au lutrin de son village, dans le duché de Bar, et il fredonne quelquefois encore de souvenir, O cru navet espèce unica! (O crux ave, spes unica). D'ailleurs il a travaillé longtemps pour un cohége, ou du moins à la porte.
Hélas! lui aussi, il a eu à se plaindre des hommes!... lui aussi, jouet de l'ingratitude des peuples, il vit isolé, retiré, loin du tourbillon, comme Marion Delorme, comme Timon le lycanthrope élimant le fer de sa bêche sur le champ aride et pierreux du malheur! lui aussi, il se renferme dans sa gloire et la triple ceinture de sa conscience; lui aussi, inébranlable dans sa conviction et dans sa vertu, il regarde silencieusement passer au-dessous de lui les événements humains, comme le colosse de Rhodes regardait passer entre ses jambes les flottes et les navires de haut-bord.
Dans ce dépouillement suprême, une seule religion lui reste, celle du journal; une seule foi lui reste, la foi aux journaux. Il en lit en rendant son ouvrage, il en lit le dimanche, il en lit le lundi. Jamais il ne traverse le PalaisRoyal sans en dévorer beaucoup ; mais malheureusement le plus souvent sa pâture ne se peut guère composer que de vieilles gazettes ayant servi d'enveloppes à son marchand de crépin. Aussi, comme la goule du désert, pas de faits
surannés, pas de puffs, pas de canards, pas de mânes qu'il n'exhume !
Plus les hommes et les choses sont à distance et hors de sa sphère, plus le gniaffe s'efforce de s'y intéresser ; cela, s'imagine-t-il, le gran^ dit aux yeux du vulgaire. La mort de Cuvier, le grand alatomiste, l'affecta vivement; cependant, tout compte fait, Cuvier n'est à ses yeux qu'un faible imitateur de Ruffon.
Sous l'empire, il a eu les plus belles connaissances. Il déleste intimement Marie-Louise, et porte aux nues et dans son coeur Joséphine, dont la répudiation fut la boîte de Pandore pour la France. Il a remis un talon au prince Murât; mais il s'est refusé à remonter les bottes du vieux Rlùcher ; et il a vu, de ses propres yeux vu, le roi de Rome et M. Dupuytren.
Il a de plus, qui dit, dit-il, beaucoup appris, beaucoup consigné, et surtout beaucoup lu M. de Vortaire, un grand sec, avec des boucles à ses souliers, Corneille un peu, Racine idem, et il vous en sert des passages qu'il prend à rebrousse-poil et qu'il écorche avec une rare sagacité. Toujours grandiose, toujours solennel, il se lève de sa chaise dépaillée comme Auguste de son trône, et parle à son chien comme Britannicus à Junie. Aussi le peuple, à qui rien n'échappe, l'a-t-il surnommé pontife (impossible de frapper plus j uste et de peindre mieux), et n'est-il connu dans le voisinage que sous le nom de père Manlius ou de Bajazet, mais il s'en fait honneur 1
Gravissons un instant sur la colline populaire où le peuple souverain vient le dimanche et le lundi déposer sa misère et son sceptre. Bravons un instant l'odeur du vin d'alun et de canrpèche, le parfum douteux des gibelottes, les grincements des rebees, et pénétrons sans pâlir dans la cohue des tavernes, Là nous retrouverons encore, si Dieu nous est en aide, réservé, mystérieux et sublime, notre héros, dont le coeur saigne à la vue de la jeunesse moderne et de sa danse dégénérée. Oh ! si quelquefois encore il se mêle aussi lui-même à un quadrille, croyez-le bien, c'est moins pour faire vis-à-vis
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à madame son épouse ou se livrer au plaisir, que pour donner une leçon aux petits éveutés du jour, et faire une croisade en faveur de la muse Terpsi-shore, comme il dit. On annonce la. pastourelle... Oh! voyez comme il se recueille avant de partir, comme il dessine et creuse profondément chaque pas, comme il sculpte chaque figure!... Que de grâces, que d'érudition! rien n'est omis : pas de basque, jetées battues, ronds de jambes, balancé, entrechat, ailes de pigeon... Oh! tenez, regardez comme il arrondit amoureusement la parabole d'un geste gracieux pour offrir la main à sa danseuse ! On dirait (dirait M. de Pongerville) une nymphe émue se penchant pour cueillir un lis dans un vallon !...
Le bal où le gniaffe sait briller de tant d'éclat, est ordinairement un bal de noces où des relations honorables l'ont appelé; et le plus souvent il a lieu, comme en ce cas, A LA. GARDE
MEURE, OU au COQ HARDI.
Après le gniaffe angora, mystérieux fantôme toujours enveloppé d'ombre et de solitude, dont nous avons essayé (peut-être les premiers) de soulever un coin du voile dont il recouvre et sa vie, et son labeur, et sa face morose, vient immédiatement une autre figure, non moins typique, mais plus connue, plus rebattue, plus vulgaire, plus exploitée, plus exploitable. Au lieu d'une vie à l'écart et ténébreuse, c'est le plein soleil que cette autre recherche ; c'est la foule, c'est le passage, c'est le sable mouvant ! Le carreleur (cordonnier rustique et ambulant) qui prend des goûts sédentaires, le semainier sur ses vieux jours; le gniafiè vulgaire, mais hors d'âge et décrépit, fournissent le plus souvent le sujet en question, j'entends le gniaffe à échoppe, le savetier.
Celui-ci, pareil à l'hirondelle de bon présage, suspend son nid à toutes les murailles ; et il n'est pas de rue, de bord de chemin, d'impasse, de voie, d'arche, d'égout, de redent, de recoin, d'allée, d'entrée de cave, de porte condamnée, où il ne soit.
Mais tandis que Progné ambitionne les hauts
toits, les créneaux, la tourelle, l'aigle les pics pour son aire; que la giroflée inonde le chaperon de ses parfums et de ses fleurs, lui, humble hyssope, timide fumelerre, pauvre vergissmein-nicht, il veut le pied du mur ; il habite à l'ombre de la borne et se mire dans le ruisseau. Et quel ruisseau, ô mon Dieu! que n'est-ce au moins celui de la prairie?
L'échoppe dans laquelle se loge ce porteballe parvenu ou cette royauté délabrée, se compose communément d'une boite dont l'un des côtés et le fond sont formés par la localité. Une porte latérale y donne accès ; en hiver, un châssis de serre-chaude, garni de vitres de papier et de quelq.es carreaux de verre, clôt la devanture. La taille de l'édifice est au-dessous de l'humaine; le pignon, à hauteur d'estomac; et si par hasard, accompagnant du geste sa parole, cet homme voulait dire avec feu, j'entends feu M. de Mirabeau ou feu M. Chasseboeuf de Volney : « Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux, levons-nous, que sont-ils? » ou avec le bonhomme Richard : « Un manant sur ses pieds vaut mieux qu'un gentilhomme à genoux, » comme M. Victor Hugo, qui, selon notre ami Théophile Gautier, crève les plafonds de son crâne géant, il se briserait la tète en passant au travers, et prendrait sa maison à son cou, comme dit Paillasse.
Là dedans, tantôt chaste Suzanne entre les deux vieillards, le savetier trône solitairement entre deux baquets de science; tantôt heureux époux, il dit à sa douce compagne : « Madame, sede ad dextris meis... » Quelquefois encore, le commerce, elle est si bonne qu'il ne peut tout faire par ses mains, qu'il devient un grand producteur, qu'il se voit obligé d'exploiter son semblable, la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, de boire la sueur de l'ouvrier, de s'engraisser de la substance du peuple, et alors son auvent se remplit d'hommes à ses gages, de un à trois, rangés à la suite l'un de l'autre, en front de bandière, comme des marguilliers d'honneur sur leur banc. ' •
La légende qui avertit le bon passant de ce
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qui se consomme dans l'intérieur de cette hutte, ne le cède en rien à l'ambitieux langage du maître du logis. On y lit pompeusement, non pas Gourtin ou l'Empeigne, savetier, mais AU
SOULIER MINION, A LA BOTTE FLEURIE, CoUl'tin
confectionne en vieux et en neuf; ou bien encore : « Lacombe et son épouse est cordonnier. »
Sur la surface intime de la porle, se trouvent collés d'ordinaire le juif ferrant et sa romance, d'où vient, dit-on, la phrase proverbiale des vieilles gouvernantes, il est sage comme une image collée à la 'porte d'un savetier ; car le juif errant Isaac Laquédem, le vrai, celui qui passa à Bruxelles en Brabant ea 1772, avant l'invention des cigares à 4 sous, non pas celui de M. Quinet, est une illustration du corps. Avant d'user des souliers, ce grand criminel en faisait ; et l'on voit aux livres saints que ce fut du fond de son échoppe qu'il dit au Fils de l'homme ce qu'un aimable Marseillais répond à qui lui demande sa route.
C'est encore chez le gniaffe à échoppe que se retrouvent, dans toute leur virginité, les plus antiques traditions orales ou autres. C'est lui qui porte encore imperturbablement la queue en salsifis ; c'est lui qui s'enveloppe encore du tablier de peau de Fartisan gothique s'attachant sur l'os sacrum à l'aide d'une agrafe de cuivre en forme de coeur : ce qui fait dire aux mauvais plaisants, qu'il n'a pas le coeur au ventre. Toujours en manches de chemises et les bras nus, il est chauve ou il grisonne. Son nez procombant sert de monture à des besicles de baleine ; et ce palefroi, sans cesse aux prises avec un picotin de tabac, laisse fluer un bistre épais, dont souvent une goutte se suspend comme la goutte d'eau à l'extrémité de la stalactite.
En butte aux plaisanteries générales, la pensée seule de cet homme éveille le sourire ; mais c'est surtout le plastron des gamins. Buffonl'a dit: « Dieu a fait le hanneton et le savetier pour les délices de l'enfance.» Il n'est sorte de mauvaises charges que le polisson ne pratique à sor. égard. A-t-il des vitres de
papier, il passera la tête au travers de l'une pour demander l'heure : il tournera doucement la clef laissée à la serrure et ira la planter Un peu plus loin;.. Ici, ô Delille, ô toi, grand Voltaire, que ne me prêtez-vous quelqu'une de vos admirables circonlocutions ! .. puis il reviendra, et, cognant au châssis, il en préviendra gracieusement le père l'Empeigne. Que sais-je encore, il y en aurait de ces fredaines, de quoi faire un recueil plus gros que le chou colossal ou que les oeuvres de Jouy.
Il n'était pas rare autrefois de trouver une échoppe bâtie sur quatre roulettes. Mais ce genre de construction a été peu à peu tout à fait abandonné. Il prêtait trop à l'espièglerie. Soit donné, par exemple, que le père Courtin eût son échoppe dans la rue Basse : à la faveur des ombres de la nuit, des farceurs s'y attelaient et la traînaient, jusque rue des . Singes ou de l'Homme-Armé. Elle lendemain, quand le père Courtin revenait à sa place accoutumée... plus d'établissement, pas plus que sur la main ! et le père Courtin demeurait confondu. — Tel fut, ou du moins tel dut être jadis, ô sanglante catastrophe ! l'étonnement des laitières de la banlieue d'Hereulanum, quand, arrivant le matin pour vendre leur lait à la ville, elles ne retrouvèrent plus leurs pratiques et ne virent partout que néant !...
A propos du père Courtin et de ses nombreuses calamités, il n'y a pas bien longtemps encore, c'était, je crois, dans les derniers jours de la monarchie, que dans une petite ville du Midi se passa l'excellente aventure suivante, qu'il nous serait bien difficile de ne pas vous redire, comme on nous l'a contée.
Le président *** avait pour vis-à-vis, adossée sur le mur d'en face,. une échoppe et sonpropriétaire inclusivement.
Un jour que madame la présidente préparait un canard, et que M. le président minutait auprès d'elle, dans le silence du cabinet, un arrêt fulminant, que dis-je? fulgurique ! le savetier, son voisin, de son côté, chantait
Le Gniaffe. Dessin de Meissonier.
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machinalement et d'un accent méridional une interminable rengaine, ainsi conçue :
N'oublions pas que la scène se passe outreLoire : au beau pays de Gascogne.
Quoique tout entier aux idées vengeresses
qui l'occupaient, il. le président ne pouvait défendre à ce chant d'arriver jusqu'à son oreille ; et ce chant le froissait, le traversait ; l'absence de la rime eu ard l'obsédait ; chaque fois que le gniaffe en venait à dire pour la seconde fois bûre, il souffrait ; comme un son faux, cela lui déchirait le tympan, et pour mitiger le mal en écrivant : « Attendu qu'il est temps enfin que la société obtienne un terrible exemple !... Attendu que de pareilles tentatives qui ne tendent rien moins qu'à renverser
renverser le trône et la ,pudeur !... » il ajoutait entre ses dents pour rimer avec hasard : «Un petit morceau de lard... — C'est bien, mon ami, on en mettra du lard... » reprenait avec douceur madame la présidente. Elle croyait son époux préoccupé du canard qu'elle plumait. Le savetier allait toujours son train, saus laisser arriver davantage la rimj désirée. M. de ***, de plus en plus et à son insu même, s'impatientait : « De lard !... de lard !... » répétait-il avec colère. Enfin irrité à un tel point par cette éternelle scie (c'est ainsi que se nomment encore vulgairement ces sortes de cadences suspendues, voir Hortense de notre ami
Alphonse Karr, que Dieu protège), tellement emporté, hors de lui-même, qu'oubliant tout à coup son caractère, sa besogne si solennelle et si lugubre, il se lève, s'élance sur son fusil de chasse qui se trouvait près de là, et, se penchant à la croisée, couche en joue notre inexorable chanteur.
« De lard ! de lard !... gredin ! le diras-tu ?... lui ciïe-t-il... — Eh! monsieur, je le dis comme je sais ! je ne l'ai jamais entendue autrement, que voulez-vous!... Mais de grâce, je vous en prie, ne me tuez pas ! » Disant cela le pauvre gniaffe, les mains jointes, s'était jeté à deux genoux.
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Devant tant de candeur et de bonhomie, M. le président resta désarmé. Depuis il avoua que, si cet homme n'avait mis fin à sa cadence, il l'eût tué.
Mais retournons à notre objet, et disons vite notre dernier mot.
Quand le gniaffe pur-sang est devenu vieux, incapable, et trop pauvre, il finit le plus souvent par la loge. El alors vient-on demander à Olympe l'étage de quelque locataire, il répond par une forêt de phrases majestueuses, ou par une brusquerie tout à fait dans le goût Spartiate ; et tandis que l'étranger assommé monte l'escalier en marmotant entre ses dents : « Vieille brute, vieux dindon !... » lui, de son côté, se drape enchanté de son beau langage, et se dit à part soi : « Certes, voici un monsieur qui emporte de moi, à coup sûr, une grande opinion ; qui doit se dire : Ce suisse n'est pas un homme vulgaire, un concierge-né. C'est une grande intelligence, développée encore par une éducation soignée, subtile principesque, mais déplacée par le destin et le malheur. »
Puis enfin, un jour, il se meurt, mais trèsheureux, plein de lui-même, et de ses idées, au fond, tout au fond de son antre ! il se meurt sto'iquemenl, songeant avec quel regret amer, le lendemain, les maîtres cordonniers de Paris vont se dire : « Hélas ! l'habile cordonnier Onésime Chopiiiard a cessé de vivre ! ! ! »
Mais il ne songe pas, le pauvre infatué, le pauvre diable, heureux, mille fois heureux pour lui !... que le titi du quatrième dira aussi, car tout panégyrique a son revers : « Ohé !... ohé !... ohé ! le père Chopinard qui a fait sa crevaison ! Enfoncé le père Chopinard ! »
Au moyen âge les cordonniers se partageaient en plusieurs classes distinctes : il y avait les cordouaniers, les bazaniers, les savetiers ou savetonniers, et les sueurs de vieil (nos savetiers proprement dits). De nos jours encore, la profession se divise en diverses et nombreuses catégories ; mais dans l'échelle
des gniaffes maîtres ou arrivés, le podophile occupe le premier rang. Le podophile, c'est le cordonnier du progrès, le cordonnier avancé, jeune France, lion, néo-chrétien, artistique, palingénésiaque, annoncé dans les feuilles, célébré par la réclame. Pôle antarctique du cordonnier de faubourg, ce gentilhomme a horreur du cuir et du clou, et c'est à lui que nous devons le soulier ou escarpin retourné à l'usage des gens de la haute (grand monde), la botte sans coutures ou entièrement cousue de soie, et le soulier de bal, du poids de deux onces, fait d'épidémie de sylphide ou de satin étiolé. Les plus estimées de ces dernières chaussures doivent laisser pied nu leur porteur à la première ou à la seconde contredanse, ou tout au moins dans le plus fort du ballet. — Aux petits commis, aux provinciaux que l'oeil de son ouvrage a attirés chez lui, et qui lui font le reproche que ses bottes, quoique très-chères, ne durent presque rien, le podophile répond : « Vous êtes dans une erreur complète, messieurs ; mes bottes ne vous chaussent-elles pas à ravir? mais vous voulez aller à pied avec ma marchandise, et dans la rue ! cela, messieurs, ne se peut pas. Si ce sont des souliers pour marcher que vous souhaitez, je vous demande bien pardon, je n'en fais pas. »
Comme nous l'avons vu, le botlier est appelé boueux par ironie; mais celui-ci, en revanche, traite le cordonnier pour femme de chiffonnier. Le chiffonnier, d'une propreté exemplaire et féminine, est en général d'une constilution médiocre, tandis que le Jioueux, solide, robuste et sale, pratiquant un métier des plus durs, est au contraire une espèce d'Alcide, armé comme un Titan d'une barre de fer en guise d'aslic, et d'un formidable épieu pour forcer le bas de l'embouchoir sur l'avantpied.
On donne de 6 à 9 fr. de façon à l'ouvrier pour les bottes ordinaires. Pour les souliers de femme, le chiffonnier reçoit la somme de 9 à 35 sous. Malgré l'exiguïté de ce prix, il en est qui arrivent, par une habileté prodigieuse, à se
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faire encore de fort bonnes journées. Au Conservatoire des arts et métiers, on voit une paire de souliers de maroquin, dont le talon est à couche-point avec piqûre élégante, et à côté de laquelle on lit : « Le nommé André *** est parti de Paris le 6 du mois d'août 1822, à deux heures et demie du matin, pour Saint-Germain-en-Laye, où il a fait une paire de souliers ; de là il est allé à Versailles où il en a fait une deuxième paù'e ; la troisième a été faite à Sèvres, et en arrivant à Paris, il a fait la quatrième paire au marché Saint-Martin. A huit, heures du soir, il est allé jouer la comédie, et de là à la société où il avait l'habitude de se rendre dans la soirée. En travaillant pendant dix heures, il a confectionné quatre paires de souliers de femme d'une manière élégante, et qui laissent peu de chose à désirer; ou assure que dans une semaine il a pu aller jusqu'à soixante et onze. » Mais il faut avouer qu'on rencontrerait peu d'ouvriers aussi actifs que celui dont il est question.
Quant aux souliers vernis, pantoufles et autres chaussures légères, cela se fait à la grande façon; c'est-à-dire en gros et chez des fabricants livrés absolument à ce genre, et en possession de fournir les débitants. Il y a aussi des cordonniers à la grande façon qui ne travaillent que pour la province et la pacotille. Ceux-ci confectionnent et expédient dans les deux mondes des chaussures dites baraquettes, composées en général d'un peu de cuir et beaucoup de papier. Il en est du reste de même de toutes les marchandises destinées aux Amériques ; c'est toujours assez bon, dit-on, pour des Sauvages ; et l'on envoie à New-York ou à Cuba des copeaux pour du vermicel, ou des manches à balai pour des fusils de munition.
Un monsieur, haut employé, fort connu dans la capitale, et qui mérite de l'être à tous égards, avait, il y a quelque temps, un billet de 3,000 francs à toucher chez un gniaffe du faubourg Saint-Marceau. Il s'y rend, mais ne croyant guère qu'il pût être payé.
Arrivé rue de l'Epée-de-Bois, il cogne à
l'huis d'une masure horrible et délabrée. — Le gniaffe se présente. « . Que souhaite monsieur ? »
11 hésite, — il regarde autour de lui, — et voyant tant de misère, il n'ose lâcher le mot de sa mission.
Après un long intervalle, après qu'il eut tourné vingt fois et sa langue et autour du pot, le gniaffe, comprenant son embarras, lui dit : « Je vois ce que monsieur désire ; monsieur vient pour toucher le montant d'un petit effet?
— En effet, monsieur.
— De cinq mille ?
— De cinq mille?
— Bien, monsieur, je vais vous satisfaire. » Premier étonnement du bourgeois !
Le gniaffe passe dans une pièce voisine, ouvre un bahut, — puis revenant : « Monsieur veut-il être payé en billets de banque, en argent ou en or?... sauf le change bien entendu. Je suis à sa disposition. »
Deuxième étonnement du bourgeois !
« En... en... en... Monsieur, comme il vous plaira... Tenez, si vous voulez, moitié argent et moitié papier. »
Et la chose fut faite aussitôt à son gré.
Troisième étonnement du bourgeois !
Lequel dit alors au gniaffe : « Vous m'excuserez, monsieur, si j'ai montré d'abord quelque embarras ; mais soit dit sans vous offenser, je ne pensais pas, monsieur, qu'un homme de votre profession pût être à même de faire l'appoint d'une aussi forte somme.
— Ah ! mon cher monsieur, quelle est votre innocence !... croyez bien que je ne suis en aucune manière blessé ; mais revenez de votre prévention ; il y a, sachez bien, beaucoup de gens de mon état, riches, parfaitement riches. Au métier que je fais, voyez-vous, monsieur, quand il plaît à Dieu, on gagne un argent fou. Nous achetons les vieilles chaussures qu'on jette à la borne, les savates, les lanières, les vieux chapeaux, le vieux papier à sucre ou à chandelle... Tenez, voyez, nous n'en manquons
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pas! (Il lui fit visiter alors toute la maison, qui en était comble du haut eu bas ; de la cave au grenier ce n'élait que chiffons et savates) ; nous dépeçons tout ça ; nous le rapprêtons et en faisons des chaussures de pacotille, qui sont expédiées avec un grand bénéfice dans les colonies, dans les Indes... Voilà, monsieur, le savetier que je suis ! »
En voici bien long sur un sujet bien fade et bien roturier. Dieu veuille que le lecteur lassé ne s'écrie pas en achevant ce bavardage : « Caligoe Maximini! » comme on disait autrefois à ceux qui étaient longs à compter des sornettes, faisant allusion au soulier démesuré de cet empereur. — Maximin avait huit pieds de haut.
Nous avons préféré pour le titre de cet article le mot gniaffe à tout autre, parce que c'est le cordonnier gniaffe surtout que nous nous sommes proposé de peindre ; puis aussi parce que le mot gniaffe, comme tout ce qui s'est greffé sur l'argot, nous a semblé plus populaire et plus expressif. L'étymologie d'ailleurs en est brillante ; ainsi que la plus grande partie
partie jargon des voleurs, ce terme est d'origine hellénique, et vient du mot grec yvaçcù;, cardeur ou peigneur, et dtrisoirement râcleur ou gniaffe, forme de yvaçto, racler (anglais to gnaw, ronger), c'est-à-dire râcleur- ouratisseur de vieux cuir.
ENVOI
Il y a en ce moment à Paris quarante mille ouvriers gniaffes (la plupart Lorrains, Barrois, Alsaciens ou Allemands de nation), six mille maîtres, et à l'usage de tout ce monde, deux bureaux de placement. J'espère que le lecteur voudra bien me savoir quelque gré si, devant une armée aussi' formidable, j'ai su conserver ma hardiesse et mon franc parler. Il ne faudrait pourtant pas non plus qu'il s'exagérât trop mon courage ; car le gniaffe, l'avons-nous dit et pensons-nous l'avoir assez bien démontré, est un être peu dangereux de sa nature, plein de déférence pour la pratique, et tout à fait inoffensif à l'endroit de son semblable. PÉTRUS BOREL.
LE BEAUCERON
PAR M. NOËL PARFAIT
ILLUSTRATIONS DE LOUBON ET H. CATENACCI
LE voyageur qui part de Chartres et se dirige vers Orléans, après avoir un instant côtoyé
côtoyé voit tout à coup se dérouler devant lui d'immenses plaines , entièrement dégarnies et plates, où n'apparaissent de loin en loin que quelques chélives bourgades, et qui, pendant l'hiver, offrent, au dire de Chateaubriand , une image assez exacte des déserts de la Judée. Ce pays, dont l'aspect est si monotone et qui parait si pauvre, a mérité pourtant, par la richesse et la quantité des céréales qu'il produit, d'être surnommé le grenier
grenier la France. — Le joyeux auteur de Gargantua raconte que son héros, traversant
un jour ces vastes campagnes, alors couvertes d'antiques forêts druidiques, eut la fantaisie d'y faire une halte et s'étendit sur la cime des arbres comme sur un lit de gazon. Mais, pendant la nuit, sa jument, qu'il avait laissée paître en liberté, pour se débarrasser des mouches bovines et des frelons, « desguaîna sa
queue , et si bien, s'escarmouchant, les esmoucha, qu'elle en abbattit oute la forêt,
comme un fauscheur faict d'herbes. » En sorte que cette campagne, si richement boisée la
veille, se trouva le matin complètement défrichée ; ce que voyant, « maître Gargantua y print plaisir extrême et dist à ses gens : Je trouve beau ce, dont feut depuis appelé ce pays la Beauce. »
Quoi qu'il en soit de cette étymologie toute rabelaisienne, c'est, en effet, une belle contrée que la Beauce. Lorsque, au printemps, ses champs fertiles se couvrent de verdure et ne présentent partout aux yeux qu'une
mer ondoyante de blés en herbe, où se montre seulement quelque clocher de village ou la
tourelle d'un moulin à vent, on se recueille malgré soi dans une pieuse et douce admiration, on comprend, on partage au fond de l'âme toutes les espérances du laboureur : et, quand les chaleurs de l'été sont venues jaunir les épis, quand ces moissons, qui doivent nourrir tant de milliers d'hommes, déploient majestueusement
majestueusement tapis d'or autour d'un horizon d'azur, c'est un spectacle imposant, magni41
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fique, et devant lequel on demeure en contemplation, comme à la vue de l'immensité !
Un poète, qui ne trouvait rien à chanter dans cette grandiose nature, et que Virgile son maître eût renié hautement, a décoché ce trait brutal contre la Beauce :
Belsia, triste soluni, oui desunt bis tria tantum : Colles, prata, nemus, fontes, arbusta, racemus !
boutade que le bon Andrieux a traduite en ces vers :
Le triste pays que la Beauce ! Car il ne baisse ni ne hausse; Et, de six choses d'un grand prix : Collines, fontaines, ombrages, Vendanges, bois et pâturages, En Beauce il n'en manque que six !
Soj^ons plus juste et reconnaissons que l'utile y vient compenser l'agréable. Sans doute la Beauce n'a rien de pittoresque, rien qui soit fait pour charmer le touriste ; mais elle donne à Paris, nous dirons presque son pain quotidien; tous les jours elle verse sur lui les trésors de vie amassés dans son sein ; et cette terre productive, nourricière, bienfaisante, nous semble belle de la beauté d'une mère. S'il nous fallait d'ailleurs, sous un autre rapport, en faire apprécier le mérite, nous pourrions invoquer le témoignage — si véridique, comme on sait ! •— des chasseurs parisiens, qui, chaque année, font irruption dans ces plaines où s'engraissent pour leur plaisir tant de perdreaux et de lièvres. Mais nous craindrions que le récit des prouesses de ces messieurs ne dépassât de beaucoup les bornes qui nous sont imposées par notre éditeur. Honni soit qui mal y pense !
Le paysan beauceron, dont nous nous proposons d'esquisser la physionomie, possède les qualités plus précieuses que brillantes du sol fécond qu'il habite. C'est un homme simple, actif et laborieux comme l'abeille, économe et prévoyant comme la fourmi, un homme utile, en un mot, et ce titre en vaut bien d'autres. Il naît laboureur : c'est son instinct, sa vocation. Robuste enfant de quelque ferme, il essaye ses premiers pas dans le dur chemin de la vie, en courant pieds nus, à travers les guérets ou par les rues caillouteuses de son village. De bonne heure il apprend à guider
la charrue, à tracer un sillon, car chaque métairie est comme une ruche d'où les oisifs sont exclus. Il acquiert ainsi dans les rudes travaux des champs une vigueur peu commune, et ses traits, brunis par le soleil, ont quelque chose de sévère et d'accentué qui respire une mâle énergie.
Les habitudes réglées des campagnards de la Beauce contribuent surtout à entretenir cette fleur de santé qui les distingue du citadin. — Levés avec le jour, ils se couchent avec lui, comme l'oiseau du bon Dieu qui fait son nid sous leur chaume ; et n'étaient les longues veillées d'hiver, où les femmes se rassemblent et vont filer dans les étables, ils n'auraient jamais recours à d'autre lumière que celle du soleil ; car, après la grêle, qui détruit sur pied leurs récoltes, ce qu'ils craignent le plus, c'est le feu, qui consume le blé dans leurs granges. Chez eux, toute heure a son emploi, toute chose revient à son temps ; chaque saison les retrouve préoccupés des mêmes soins, courbés sur l'aire ou penchés sur la glèbe ; et ce labeur méthodique et continuel rend leur existence uniforme comme la nature dont ils sont entourés.
Leur nourriture, plus que frugale, se compose invariablement de pain bis, de légumes et de fromage avec de l'eau à discrétion, — pas toujours cependant, attendu qu'en été les mares se dessèchent vite et que les puits se tarissent quelquefois. La viande n'entre dans leurs repas qu'aux fêtes carillonnées ou pendant la moisson ; et c'est ordinairement du lard aux choux, pour ne pas dire des choux au lard: mais, qu'importe, leur sobriété s'en contente ; le fermier lui-même, quelle que soit sa fortune, ne fait pas meilleure chère ; point d'exception pour lui. Cette frugalité, devenue proverbiale, fait dire encore au caustique curé de Meudon que les gens de la Beauce « desjeunent de baisler, et s'en trouvent fort bien, et n'en crachent que mieulx ». — Maîtres et domestiques s'asseyent patriarcalement à la même table et vivent entre eux sur le pied d'une égalité parfaite. Aussi, dans presque toutes les fermes, les principaux serviteurs vieillissent sous le harnais et se transmettent de père en fils comme de véritables immeubles. Il n'est pas rare de voir des garçons de labour
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attachés depuis trente ou quarante ans à la môme exploitation. — Combien de fois, dans un pareil nombre d'années, le char de l'État change-t-il de conducteurs ?
Les Beaucerons n'ont point, à proprement dire, de patois; mais ils parlent un langage corrompu, semé parfois de traits assez bizarres et tout plein de vieilles locutions qui s'accordent bien avec leurs vieilles habitudes. Ils ont la voix haute et chantante, l'accent traînard, presque autant que celui des Normands, et donnent aux syllabes finales des sons particuliers, qui ôtent à leur prononciation toute élégance et toute noblesse. — La proximité de la capitale et les fréquents rapports du cultivateur avec les villes voisines, où il opère la vente de ses grains, tendent à faire disparaître chaque jour l'originalité de son costume. Toutefois sa tournure est encore assez caractéristique pour qu'on n'ait pas à s'y méprendre. — Voyez cet homme au teint hâlé, coiffé d'un feutre à larges bords, dont le reflet rougeâtre atteste les services, couvert d'une blouse grossièrement brodée autour du col et trop courte pour cacher les vastes pans d'un habit de gros drap, qui tombe jusque sur les guêtres de toile blanche où ses jambes sont emprisonnées; il tient un bâton noueux suspendu à son bras par un cordon de cuir, et le talon de ses souliers ferrés presse les flancs de sa monture percheronne, qui porte en croupe le picotin d'avoine obligé. Chacun des piétons qu'il rencontre le salue, en l'appelant par son nom, comme une vieille connaissance, et, tout en marchant, échange avec lui quelques mots sur le prix des céréales ou sur les résultats que promet la récolte, —le tout dûment assaisonné de proverbes, d'axiomes et de dictons sentencieux à la Mathieu Laensberg... — C'est un cultivateur beauceron qui se rend à la halle de Chartres, dont les clochers se dessinent au loin dans la brume, pareils à deux éteignoirs gigantesques.
Grâce à la civilisation, qui a porté le goût du conforLable jusque dans les chaumières, les gros fermiers ont adopté déjà, pour la plupart, une manière de voyager plus commode, et ne craignent pas de s'aventurer en cabriolet dans les ornières éternelles de leurs routes vicinales. Que sera-ce lorsque le réseau de nos chemins de fer aura été complété, lorsque la vapeur
vivifiera le vaste plateau de la Beauce, et en fera, pour ainsi dire, un des faubourgs de Paris?... Certes, on peut espérer qu'alors ces bons paysans, régénérés dans leurs moeurs et dans leur caractère, n'offriront plus rien d'excentrique à l'oeil de l'observateur. Hâtons-nous donc de les dépeindre tels qu'ils sont aujourd'hui, et Dieu veuille que demain ce soit de l'histoire ancienne !
En arrivant à la ville, où ses voitures Font précédé, le laboureur, suivant l'usage établi depuis un temps immémorial, confie la vente de son blé à des femmes organisées en corporation et qu'on nomme assez lestement leveuses de culs de pouche, parce qu'elles sont chargées de lever le sac lors du mesurage ; puis il s'en va tranquillement faire ses emplettes, renouveler ses baux ou payer ses fermages. Les leveuses, moyennant une faible rétribution, procèdent, en son absence, à la livraison du grain, dont l'acheteur remet immédiatement le prix entre leurs mains. Le soir, après l'heure du marché, le cultivateur vient recevoir des leveuses l'argent qu'elles ont touché pour lui, et, bien que fréquemment il se vende en un seul jour sur la halle plus de dix miUe quintaux de blé, la probité de ces femmes est si grande et l'ordre qui préside à leurs opérations si admirable, que presque jamais, dans leurs comptes, on ne voit de confusion ni d'erreurs ; et, lorsque par hasard il s'en trouve, la corporation entière couvre le déficit. Ce mode de vente tout particulier, en facilitant les transactions commerciales, épargne des moments précieux au cultivateur, toujours fort avare de son temps, et qui considère comme perdu celui qu'il passe loin de sa campagne. La vente du grain est la seule, du reste, qui se fasse par intermédiaire. Les marchands de volaille, variété importante de l'espèce beauceronne, attendent la pratique, tranquillement assis sur leurs grandes cages d'osier, où gloussent pêlemêle les poules et les dindons. Sur ce trône fragile, les poulaillers beaucerons montrent une figure débonnaire, qui prévient tout à fait en leur faveur. Néanmoins, il ne faut pas trop se fier à leur simplicité apparente : ce sont de fins matois, ayant bec et ongles, et qui savent très-bien plumer le chaland.
Le marché au beurre et aux oeufs offre dans
Le Beauceron. Dessin de Loubon.
LE BEAUCERON
son genre un coup d'oeil assez pittoresque. De chaque côté de la rue où il se tient, les pajrsannes, uniformément revêtues d'une grosse couverture de laine bleue, se rangent debout
et côte à côte, tenant leurs paniers suspendus en guise d'éventaires, tandis que les chefs de cuisine et autres officiers de bouche circulent au milieu, vont de l'une à l'autre, et semblent
Vue de la ville de Chartres. Dessin de Loubon.
passer en revue ce bataillon féminin. Mais, au bout de quelques heures, quand l'inspection des paniers est faite, c'est-à-dire - quand le beurre et les oeufs sont vendus, la retraite
sonne, et chaque paysanne se hâte de retourner au village, qui sur son âne, qui sur sa charrette.
La ville est un séjour qui déplaît souveraiPlace
souveraiPlace Marché à Chartres. Dessin de Loubon.
nementà ces gens rustiques : ils s'y trouvent mal à l'aise ; habitués aux travaux manuels et pénibles, ils ne voient, pour la plupart, dans les citadins, que des désoeuvrés et des paresseux, la pire chose du monde à leur gré. Aussi ne viennent-ils au chef-lieu que lorsqu'ils y
sont expressément appelés par leurs affaires, c'est-à-dire les jours de marché, ou à l'époque des échéances de leurs fermages et des landits, qu'on nomme en dialecte beauceron les loues.
Ces espèces de foires ont lieu, à Chartres, le • lendemain de la Saint-Jean et de la Toussaint.
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LE BEAUCERON
11 ne s'y vend ni blé, ni laines, ni denrées j d'aucune nature, ni chevaux, ni moutons, ni ; quadrupèdes quelconques ; mais, en revanche, ; il s'y fait un immense trafic de chair humaine, j et sous les portiques mêmes du vieux temple i chrétien que montre avec orgueil la capitale de I la Beauce ! La loue est un marché où l'on n'ex- j pose que des bipèdes sans plumes, un bazar i d'hommes et de femmes, dont l'aspect n'a d'ailleurs rien d'oriental. Le fermier qui, pour le service de son exploitation, a besoin d'un certain nombre de domestiques ou de journaliers, se rend à l'heure dite sur la place où cette sorte de marchandise est étalée, tourne autour des groupes, estime des yeux et fait son choix, après avoir, bien entendu, débattu le prix du louage, qui, pour un homme, est d'environ cent cinquante francs par an, et pour une femme, de soixante-dix à quatre-vingts, suivant la qualité. Or, il ne faut point là de Géorgiennes à la peau blanche et satinée, aux cheveux noirs, aux yeux humides : il ne s'agit nullement de pourvoir des harems. Au contraire, les femmes qui se rapprochent le plus du genre masculin, à la figure basanée, aux membres trapus, sont les meilleures et les plus appréciées ; de même que les hommes solidement construits, musculeux, robustes, se casent beaucoup plus vite et avec de notables avantages.
L'embauchage des moissonneurs, qu'on désigne dans le pays sous le nom peu euphonique d'outrons [aoûtrons, loués au mois d'août), a lieu également, chaque année, aux approches de la récolte, et cela se maquignonne de la môme manière que nous avons dite, laquelle n'est, à coup sûr, rien moins que poétique. Nous ignorons si les moissonneurs des marais Pontins, dont Léopold Robert nous a fait un si charmant tableau et qui inspirèrent autrefois Virgile, ont en réalité les moeurs séduisantes et les formes gracieuses qu'on leur attribue ; nous ne savons s'ils prennent des poses académiques comme on veut bien leur en donner ; mais, quand on voit les outrons de la Beauce, avec leurs grands chapeaux de paille brute, leurs sabots rouges garnis de foin, et leurs vêtements aussi grossiers, aussi lourds qu'euxmêmes; quand on les voit surtout à l'oeuvre, ces hommes qui, pour si peu de lucre, vont
arroser la terre de tant de sueurs, sans doute on ne peut trop les estimer et les plaindre; mais on se demande si les moissonneurs pimpants qu'on nous montre ne sont pas de pures fantaisies d'artiste, des créations imaginaires, comme les bergers de ce bon M. de Florian.
Les fermiers, en qui pour nous le type beauceron se résume, — bien que les meuniers soient aussi très-nombreux dans la Beauce, — ont, il est vrai, des façons moins abruptes et des manières plus rondes que les travailleurs qu'ils emploient ; mais ce sont, après tout, des gens fort positifs et qui, franchement, ne prêtent guère aux pastorales.
Un riche laboureur est nécessairement le maire de son endroit. A défaut de prestige, il apporte au moins dans ses fonctions municipales du bon sens et de la bonne volonté. Nous nous souvenons d'avoir assisté à un conseil de discipline, où l'un de ces fermiers remplissait les fonctions de capitaine rapporteur. A coup sûr, l'éloquence du brave homme aurait bien pu faire sourire un auditeur lettré; mais toutes ses observations étaient pleines d'à-propos, tous ses arguments sans réplique, et nous doutons qu'on parle souvent avec plus de justesse à la tribune législative.
Les opinions politiques du Beauceron sont éminemment voltairiennes. Il les retrempe dans le journal libéral du chef-lieu, qu'il reçoit de seconde ou de troisième main, par économie, et qui lui parvient tous les mois en paquet, de sorte que, à vingt on trente lieues de Paris, il apprend ce qui s'y passe quand toute l'Europe le sait depuis, longtemps. Mais cela ne l'empêche pas de répéter, dans son jargon, à l'arrivée de la feuille départementale : Oyons ein brin quai qu'y a â'neu ani (Voyons un peu ce qu'il y a de nouveau à nuit) 4.
Lors des élections, le Beauceron ne se prononce ouvertement ni pour ni contre tel ou tel candidat : il nage toujours entre deux eaux, tâchant de ménager la chèvre et le chou, à l'instar de son digne voisin le Normand. De cette façon, le rusé compère se trouve choyé
1. A nuit, pour aujourd'hui, est une expression qui remonte à la plus haute antiquité. Nos ancêtres la tenaient des druides, qui comptaient par nuits et non par jours, disant que les ténèbres avaient précédé la lumière, et qu'ils étaient fils de Pluton, dieu de la nuit.
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par les uns et par les autres. II se laisse faire très-volontiers et boit avec tous les partis, dont il se rit dans son for ultérieur. Après avoir passé par toutes les nuances du prisme politique, comme le caméléon qui reflète les couleurs sans en garder l'empreinte, il redevient lui-même, et vote selon sa guise, à la satisfaction universelle : double avantage du bulletin secret !
Après l'idée qu'on a pu se faire déjà des fermiers beaucerons, on aura peine à se figurer sans doute que leurs femmes soient des plus coquettes ou, pour nous servir de l'expression du pays, des plus piaffeuses. Cela est exact, pourtant. Les fermières, grâce à l'aisance et à l'économie de leurs maris laborieux, étalent, dans les jours de fête, ou lorsqu'elles viennent à la ville, un luxe prodigieux de dentelles et de bijoux d'or et d'argent. Leur costume, qui se distingue par des couleurs éclatantes et variées, est assez semblable à celui des paysannes de la banlieue de Paris ; il n'en diffère que par la coiffure. Mais cette disparité, si légère en apparence, suffit pour donner à l'ensemble un caractère spécial et tout à fait distinct. En effet, le bonnet beauceron constitue, à lui seul, une originalité ; c'est une personnification, c'est un type, c'est tout. Plus simple et plus gracieux que celui des Normandes, plus modeste surtout dans ses proportions, il laisse le front libre et découvert, tombe coquettement sur les tempes, où le brun des cheveux fait ressortir sa blancheur, et il va se nouer derrière la tête, en arrondissant autour du cou ses barbes tuyautées et transparentes. Il est orné parfois d'un large ruban de satin, fixé sur le devant par une épingle d'or ou tout uniment bouclé sous le chignon. Cette coiffure avenante sied fort bien au teint vermeil des Beauceronnes, qui savent toutes l'ajuster avec un goût parfait. C'est dans cette partie capitale de leur toilette qu'elles déploient le plus d'élégance et de richesse, et leur petit bonnet, avec ses dentelles, ses broderies, coûte souvent plus cher que les orgueilleux chapeaux de nos grandes dames.
La coquetterie que montrent les grosses fermières de la Beauce, et qui partout, comme on voit, est l'apanage de leur sexe, n'ôte rien d'ailleurs à leurs excellentes qualités : ce sont de braves et dignes femmes, de vigilantes ménagères,
ménagères, les yeux à tout, donnant ellesmêmes l'exemple du travail, et toujours les premières debout comme les dernières endormies.
Que, dans le village, un pauvre journalier tombe malade, ait besoin de secours, c'est à la ferme qu'il s'adresse, c'est la fermière qui lui donne ou des couvertures ou du bois.
Qu'un mendiant passe, cherchant un gîte et du pain, c'est encore à la ferme qu'il se présente, c'est encore la fermière qui apaise sa faim et lui montre la grange ou l'étable, refuges toujours ouverls par l'hospitalité beauceronne. Enfin la maîtresse, ainsi qu'on l'appelle, est la cheville ouvrière et la providence de la maison. Aussi voit-on souvent une femme veuve continuer à diriger les travaux de sa, métairie, tandis qu'un homme seul y peut rarement suffire.
Les filles de laboureurs ne reçoivent pas une éducation très-brillante; mais, sous la tutelle de leurs mères, elles apprennent à aimer le travail, à pratiquer la vertu, et bien des citadins musqués ne dédaignent pas d'aller offrir leur coeur à ces beautés champêtres, en échange de leurs bons écus sonnants. Celui qui arrive dans un village peut faire, en quelques minutes, le dénombrement de la population féminine mariable. La chose est des plus simples. Audessus de la porte ou sur le faite de chaque habitation, les jeunes gens du pays ont coutume de planter, le 1er mai, autant de branches de feuillage qu'il se trouve dans la maison de filles à marier, et la hauteur de ces branches, qui se mesure à la richesse, fournit aux épouseurs de dot un moyen commode et sûr de fixer convenablement leur choix. — Toutefois, gare à ceux qui se marient au village ! Là, ce qu'on appelle le plus beau jour de la vie en est souvent le plus néfaste. Il n'est sorte de plaisanteries incongrues que ne se permettent les garçons de l'endroit aux dépens des nouveaux époux. Non contents de lever sur eux des contributions de vin et d'argent, de les assourdir à coups de fusil, depuis le seuil de l'église jusqu'à la salle du festin, s'ils parviennent à s'introduire un inslant dans la chambre nuptiale, ces loustics villageois scieront à moitié les barres du lit, hacheront un bonnet à poil dans les draps, ou feront aux mariés quelque
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LE BEAUCERON
autre aimable niche dont tout le pays rira pendant huit jours. O moeurs clés champs! Monsieur
Monsieur où êfes-vous ? Les plaisirs qui viennent distraire les jeunes paysannes de leurs occupations domestiques sont rares et peu variés. Ce sont les voyages à la ville, de temps en temps quelque solennité particulière, et la fêle annuelle du village, où elles dansent, quand les garçons veulent bien le permettre, car, ce jour-là, les joyeux drilles, plus jaloux de célébrer Bacchus que les Grâces, s'attardent presque toujours au cabaret et ne souffrent pas néanmoins que les gars des autres hameaux qui se présentent à la fête ouvrent le bal, avant qu'ils aient euxmêmes levé le branle. Jusque-là,
Jusque-là, ménétrier doit se croiser les bras, et chaque danseuse, les jambes; l'allégresse
La Marchande d'oeufs.
sablement arbitraire, et qui tend à monopoliser le plaisir, amène quelquefois, comme
on le pense bien, des collisions où les jeunes gens du cru reçoivent force coups de poing, qu'ils ne manquent jamais d'aller rendre, à la première occasion, attendu les égards réciproques qu'on se doit entre voisins. Ces batailles, hâtons-nous de le dire , sont ordinairement beaucoup plus risibles que sanglantes, et jamais on ne voit d'autres querelles troubler l'harmonie des Beaucerons, qui, par goût, sont des mortels extrêmement pacifiques.
Quand les circonstances le commandent pourtant, l'ardeur martiale dont ils se montrent animés prouve qu'ils ont encore quelque
chose de ces anciens Gaulois qui résistèrent les derniers à l'invasion romaine ; de même que leur
La Marchande de Pommes.
Le Marchand de volailles.
ne peut se traduire par des gestes : Terpsychore est mise en interdit. Cet usage, pasesprit
pasesprit lorsqu'il a reçu les germes de l'éducation, peut se livrer aux plus nobles pen-
La Laitière beauceronne. Dessin de Loubon.
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LE BEAUCERON
chants et dévoiler des richesses inconnues. Le nombre considérable d'hommes distingués qu'a produits la Beauce proprement dite confirme cette observation. Il nous suffira de citer, parmi les gens de guerre, l'héroïque Marceau, l'une de nos plus pures illustrations républicaines, parti simple soldat à seize ans, fait général à vingt-trois, mort à vingt-sept! Marceau qui mérita, comme Bayard, d'être pleuré par ses compagnons d'armes et par ses ennemis, et dont Chartres, sa ville natale, a honoré la mémoire en lui élevant une statue.
Entre autres personnages politiques, la Beauce a vu naître le maire de Paris Pétion, et le fameux conventionnel Brissot de Ouarville, qui, dans sa fureur d'anglomanie, écrivait par un aristocratique W le nom de son modeste village. Nous indiquerons, en outre, au milieu d'une foule d'écrivains, l'abbé Philippe Desportes, qui le premier tenta de faire sortir la littérature du chaos où Ronsard et ses imitateurs l'avaient plongée; — après lui, le satirique Régnier, le poëte Colardeau, et le bon, le spirituel Collin d'Harleville ; enfin, comme artistes, le célèbre comédien Fleury, et l'habile architecte Jehan de Beauce, auquel on doit un des admirables clochers de la cathédrale de Chartres, et qui, par une modestie bien rare, hélas! de nos jours, se qualifiait tout simplement de maître maçon! Nous ne voudrions pas faire de cet article une notice biographique ; cependant, au nombre des gloires de la Beauce, nous devons placer encore le savant jurisconsulte Chauveau-Lagarde, et l'abbé Jumentier, moderne Vincent de Paul, dont la vie presque séculaire ne fut qu'un acte immense de charité, un de ces hommes que Dieu envoie aux époques de dissolution et d'incrédulité, comme pour conserver en eux les germes de la morale et de la religion ! Le Beauceron ne possède donc pas seulement les qualités du travailleur : s'il contribue par son activité au bien-être de la patrie, il sait encore, à l'occasion, l'illustrer ou la défendre.
L'habitant des villes n'offre pas un caractère bien tranché. Trop près du centre pour être tout à fait provincial, et trop enfoncé dans les plaines pour ne pas être déjà fort excentrique, il participe à la fois du Parisien et du campagnard, sans avoir ni l'élégance et la gaieté de
l'un, ni la franchise et la rondeur de l'autre. C'est une espèce d'être métis, moitié paysan, moitié bourgeois ; une physionomie neutre, incolore, ressemblant à tout et n'exprimant rien. Ah ! si, pardon ! il est un trait saillant dans cette figure, une particularité locale que nous allions oublier. Il s'agit d'une chose commune à toute la province, il est vrai, mais qui fleurit sur le terroir beauceron plus que partout ailleurs : la médisance, ou, pour nous servir du mot technique, le cancan. C'est là qu'il est vraiment naturalisé, qu'il s'épanouit, qu'il s'étale, tour à tour naïf, indiscret, impitoyable, el que parfois il tue une réputation à coups d'épingle empoisonnée, en affectant des airs de bonhomie.
L'habitant du chef-lieu s'endort à l'ombre de sa cathédrale, merveilleux spécimen d1 architecture gothique, et vit sur ses pâtés, autre morceau du meilleur goût et qui fera passer à la postérité le nom des frères Lemoine, ces Vatels de la pâtisserie 1 Le Chartrain, comme nous l'avons dit, quoique assez rapproché du foyer des lumières, est un corps opaque qui n'en réfléchit pas les rayons; les beaux-arts n'ont aucun attrait pour lui : il a déjà tué sous son indifférence nombre d'institutions tendantes à le faire progresser de ce côté. Enfin croirait-on que, dans Chartres et ses faubourgs, il n'existe pas une seule guinguette ? que pas un bal public n'a pu s'y établir ? On nous répondra que cela prouve la moralité des jeunes gens du pays : soit. Ils semblent repousser jusqu'à l'idée même du plaisir et nomment, par exemple, les fêtes de village des assemblées, mot caractéristique qui veut bien dire qu'on se réunit, mais non pas qu'on s'amuse. Quelquefois, dans ces assemblées, deux ou trois quadrilles s'organisent, mais le soir, — étrange décence ! — quand la brune est venue, les grisettes indigènes sont des belles de nuit qui ne s'épanouissent qu'après le coucher du soleil. Les habitudes du Chartrain sont infiniment casanières; il aime le coin du feu par-dessus tout, et ses plus longues promenades consistent, par exemple, à faire deux ou trois fois le tour de sa petite ville, qui pleure, comme une autre Sion, sur ses remparts détruits ; mais il ne sort pas de là, il se plaît à tourner constamment dans le même cercle : circulus oeterni motus.
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Les villes sont, comme les habitants euxmêmes, sans originalité marquée, empreintes d'une civilisation bâtarde..On y voit de beaux monuments cachés par des bicoques, de jolies places au milieu de rues tortueuses, des maisons décrépites avec de brillantes devantures, des salles de spectacle et pas d'acteurs, ou plutôt pas de spectateurs. Chartres, pourtant, l'antique cité des Carnutes, avec ses restes de fortifications, sa haute et basse ville, ses rues étroites et serpentantes, ses maisons de bois coiffées de pignons, et dont les étages avancent les uns sur les autres, surtout quand, vers le soir, on y voit circuler les chaises à porteurs, ces véhicules féodaux qui font faire à l'homme un métier de cheval, présente un aspect tout à fait moyen âge.
C'est là qu'après avoir pendant trente ans conduit la charrue, après avoir marié son fils ou sa fille, le laboureur vient jouir en paix de la fortune qu'il a si péniblement amassée. Il achète dans un des faubourgs quelque petite maison, comme celle que rêvait Jean-Jacques,
■— blanche, avec des contrevents verts. Toujours fidèle à sa devise hospitalière, il a soin d'y réserver une chambre d'ami, priant Dieu qu'elle soit souvent occupée. A la suite de la cour, où deux ou trois poules rappellent le souvenir de la ferme, s'étend un modeste jardin d'un arpent tout au plus et beaucoup moins garni de fleurs que de légumes : ce coin de terre doit désormais remplacer pour l'homme des champs les vastes plaines qu'il a quittées. Aussi que de fois il le retourne en tous sens ! que de transformations il lui fait subir pour se créer du travail ! Il semble que l'idée seule du loisir l'épouvante, tant il s'ingénie à trouver des occupations nouvelles. Les jours de marché, vous le retrouvez encore sur la halle, courant des acheteurs aux vendeurs, et s'enquérant avec un air affairé du cours des céréales. Mais le mouvement qu'il se donne est factice ; il cherche en vain à combattre l'ennui : c'est une maladie qui le ronge et finit bientôt par avoir raison de sa vie.
NOËL PARFAIT.
Nous croyons être agréable à nos lecteurs en publiant ici une poésie dans laquelle l'auteur de l'article qu'on, vient de lire a célébré son pays natal, et qui est un chant très-populaire en Beauce. L'ÉDITEUR.
LA BEAUCERONNE
i
Oh! quand luira Ce jour, terre du ciel bénie, O ma Beauce! où j'irai vivre de ton air pur? J'aime les bleus lointains de ta campagne unie, Oui bordent l'horizon d'un éternel azur ;
Toi qui vas sur la France
Épanchant, tous les jours,
Ta corne d'abondance,
Qui se remplit toujours!
Il
J'aime l'immensité de tes fertiles plaines, Que mesure l'oiseau, libre dans son essor, Quand les brises d'été, sous leurs chaudes haleines, De tes blés mûrissants agitent les flots d'or;
Mer d'épis où surnage,
Ombre unique au tableau,
Un clocher de village,
Comme un mât de vaisseau.
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LE BEAUCERON
III
J'aime tes verts guérets semés de boutons jaunes, Les bluets des sentiers où, joyeux, si souvent, Pour mon front enfantin je tressai des couronnes, Diadèmes de fleurs dispersés par le vent !
Que de fois, à cet âge,
Couché dans les moissons,
L'alouette sauvage
Me berça de chansons !
IV
J'aime tes laboureurs, inclinant leur front mâle Pour ravir aux sillons le pain du lendemain : Et les enfants du bourg, tout brunis par le hâle, Essayant leurs pieds nus aux cailloux du chemin;
Et puis nos Beauceronnes,
Quand le jour est couché,
Bustiques amazones,
Retournant du marché.
V
J'aime tes toits de chaume et leur mousse fleurie, Où toujours, an printemps, l'hirondelle a son nid; L'étable hospitalière, agreste hôtellerie, Où. le pauvre qui passe, en hiver, trouve un lit;
Et le soir, près de Pâtre,
Le cercle frissonnant,
Quand parfois le vieux pâtre
Évoque un revenant...
VI
J'aime, chez tes enfants, cette ardeur héroïque Qui, du champ paternel, les entraîne aux combats : Tel Marceau, qui, s'armant au cri de République! Force l'étranger même à pleurer son trépas ;
Noble fils d'une terre
Où dorment ces Gaulois
Morts, l'âme libre et flère,
Lorsque mouraient leurs lois !
Le Marché aux grains à Chartres. Dessin de Loubon.
LE PAIR DE FRANCE
PAR MARIE AYCARD
ILLUSTRATIONS PAR GAVARNI, T R I M O L E T ETGAGNIET
L n'est pas inutile de remarquer, avant de parler du pair de France , que la pairie a gagné à la Révolution : avant 89, les ducs et pairs n'avaient aucun droit politique; ils ne faisaient point partie du gouvernement, et leurs privilèges se bornaient
bornaient la stérile prérogative de siéeer au Parlement; ils étaient réduits
réduits un droit de veto toujours éludé par des lits de justice. C'est Louis XVIII qui a fait de la pairie un des trois pouvoirs. La révolution de
Juillet a confirmé l'oeuvre de l'exilé d'Hartwell ; cependant, en 1830, le banc des évoques disparut, et un seul pair ecclésiastique vint reconnaître l'élection d'un roi par la souveraineté du peuple. Ce fut M. l'abbé de Moatesquiou : nous le vîmes arriver, les cheveux poudrés, l'habit noir, le petit manteau flottant
sur les épaules, le tricorne discrètement placé sous le bras gauche; il prêta serment d'une voix
éteinte, s'assit un moment non loin du banc des ministres, puis quitta la chambre sans retour, et avec lui s'évanouit pour nous le spécimen du prêtre législateur et juge.
Depuis la Charte de 1830, le cercle dans lequel le roi peut choisir ses pairs s'est fort élargi : des présidents de tribunaux de commerce, des académiciens, des banquiers, des manufacturiers, des propriétaires, peuvent être nommés pairs. L'aristocratie de naissance ne siège donc pas seule à la chambré ; elle y donne la main à des hommes sortis du peuple, dont le talent ou l'habileté ont fait la fortune politique. Il y a telle de ces seigneuries qui a commencé sa carrière par être quatrième clerc d'huissier, ou qui, la serpillière autour du
corps, a été le garçon d'un de ces commerçants dont la profession semble dévouée aux épigrammes des vaudevillistes ou aux malices des rapins , d'un épicier. Ces hommes nouveaux sont en petite minorité à la chambre, et ne la réconcilient ni avec une démocratie jalouse, ni même avec la nation , qui la voit
j d'un oeil méfiant parce qu'elle imagine, à tort i sans doute, que la pairie regrette l'hérédité, et
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LE PAIR DE FRANCE
parce qu'elle regarde, avec plus de raison, ! cette chambre comme un instrument forcé des volontés ministérielles, puisqu'un ministre peut faire des pairs par fournée quand il doute de sa majorité.
Il est difficile de savoir au juste si la pairie gagne ou perd en considération, en joignant à ses fonctions législatives des attributions judiciaires.
Cette question et beaucoup d'autres qui se rattachent à la pairie ne sont pas de notre sujet ; ce n'est pas précisément de l'homme poli- i tique que nous voulons parler ici ; ce n'est pas i seulement revêtu de son habit bleu brodé d'or, et assis sur son siège inamovible, que ; nous voulons représenter un pair de France : j nous entendons parler d'un type singulier qui j se perd sans se reproduire, parce que nos ins- ; titutions, nos moeurs, notre éducation, tout j change, tout se modifie, et que la-propos j d'une restauration, qui l'a fait revivre, ne .se: j présentera plus. Il n'est peut-être pas indiffé- l rent de rassembler ces traits fugitifs tandis I qu'ils sont encore sous nos yeux.
L'homme dont il s'agit, c'est ce gentilhomme ;
de nom et d'armes, que la charte de Louis XVIII j
rattacha avec des droits nouveaux à Fancienne: •
pairie de ses ancêtres, et qui remonte ainsi j
jusqu'à Charlemagne, aussi clairement que i
tout bon pair d'Angleterre doit remonter au j
roi Arthur, ou du moins à Guillaume le Con- j
quérant. Ce noble pair porte insoucieusement ;
un beau nom ; il n'y a personne au monde à j
qui il soit précisément attaché, si ce n'est à ;
son agent de change, qu'il conseille bien, mais j
avec lequel il ne se familiarise cependant pas I
trop ; il a le coup d'oeil politique bon, sous le i
point de vue néanmoins de son intérêt person- i
nel et de celui de sa caste. Il a vu facilement j
que le terrain de la chambre n'était pas favo- !
rable à une lutte avec le ministère : on ne •
gagne à cela qu'une popularité incertaine et, !
selon lui, inutile : sa popularité, il la place i
ailleurs, il vote donc avec le ministère, ou il' j
s'abstient ; mais il est l'ami des ministres, qui i
sont pour la plupart ses compagnons d'enfance, \
de plaisir, ou ses alliés : les ministres le pré- ;
viennent, le saluent, l'abordent ; ils lui font !
mille cajoleries ; lui, les reçoit dignement d'un ; ;
air libre et dégagé, comme un homme qui i
donne son vote sans rien demander en retour ; il arrive néanmoins tout naturellement que ses plus proches parents sont placés, ses petitsneveux bien pourvus, et que les citoyens dont il est le patron font leur fortune.
Nous sommes tous égaux devant la loi : il n'y a plus de dîmes ni de servage, plus de corvées ni de droit de mainmorte ; comme nous ne reconnaissons, non plus, ni fiefs, ni alleux, ni haute ou basse juridiction ; il y a des impôts consentis par les chambres et également répartis sur tous les citoyens, dans la proportion de leur fortune ; le pair est grand propriétaire, il est donc un des plus imposés de son département, et fait partie du conseil général : c'est là qu'il brille. Dans ses terres il est seigneur suzerain ; au conseil général, il est président. Si le département veut s'imposer extraordinairement, il fixe le nombre des centimes additionnels ; si la commune veut un pont, un chemin vicinal ; si elle désire conduire sur telle ou telle ligne le tracé d'un chemin de fer, avoir une école primaire ou secondaire, une salle d'asile, c'est lui que cela regarde ; il se charge de tout, il aplanira toutes les difficultés ; il parlera aux ministres durant la session. En effet, quoiqu'il paraisse peu à la tribune, il fait partie de la commission chargée de l'examen des projets de loi d'intérêts locaux : le rapport est favorable, et la chambre adopte. Il est vrai que le chemin vicinal longe ses propriétés et en augmente la valeur, que le pont conduit à son avenue, et que l'instituteur primaire est son protégé ; mais le département, la commune, n'en ont pas moins vu leurs voeux s'accomplir ; il a tenu sa promesse, et ce n'est pas sa faute s'il est grand propriétaire. Alors son influence s'accroît, son aristocratie devient populaire ; on ne dit plus monsieur le comte, monsieur le marquis, ou monsieur le duc un tel; mais monsieur le comte, monsieur le marquis, monsieur le due tout court : cela s'entend, on sait ce que cela veut dire. C'est ainsi que revient peu à peu l'influence seigneuriale de 1780 ; la forme change, le fait demeure le même ; c'est un fleuve détourné qui rentre dans son lit doucement, sans arracher ses bords, et par la force des choses. Viennent les élections, il est une puissance ; puissance amie qui serre affectueu-
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sèment la main que lui tend le pouvoir. La session commence, et tandis qu'il va siéger à la chambre haute, son fils aîné est, par le choix des électeurs de son département, envoj'é à la chambre élective. Le ministre de l'intérieur, alors, ne peut pas faire moins que de donner une sous-préfecture à son second fils, tandis que le troisième, lieutenant de cavalerie, est tout à coup distingué par le ministre de la guerre, et n'a qu'un temps de galop à faire pour passer sur le ventre de ses camarades et devenir capitaine. Un autre intriguerait pour conquérir ou pour garder cette position ; il solliciterait ces faveurs, cet établissement complet de sa famille ; lui ne s'en mêle pas : il a un beau nom, il est pair, il est
riche ; tout vient à lui, parce que tout doit y venir. Le trait distinctif de son caractère , c'est l'indifférence. Il n'est point ambitieux. Que peutil désirer, en effet? Une préfecture ? Ce serait sacrifier son*- pos sans augmenter sa valeur personnelle. Il ne s'est rallié d'ailleurs que pour ne pas nuire à la fortune de
ses enfants, tout en gardant la liberté de ses allures ; s'il acceptait un emploi, il compromettrait un avenir incertain, il est vrai, mais possible. Il obéit ainsi à un de ces adages : Tout est possible. Il a l'ignorance financière d'un bon gentilhomme, une recette générale ne lui convient donc pas : reste un ministère ; mais il est trop homme du monde pour s'asseoir sur ce banc de douleur qui veut des athlètes plus vigoureux ; trop ennemi de la fatigue et du travail pour s'atteler à ce collier de misères ; trèsrépandu dans les salons, il est à peu près inconnu à la chambre élective ; sans connaissances positives, le commerce, l'industrie, la navigation, la guerre, rien de tout cela ne lui est précisément étranger, depuis vingt ans il en entend parler tous les jours ; mais tout cela lui est inconnu; il n'en sait ni la marche, ni les écueils, enfin il n'est pas orateur, la tribune
Le Préfet et l'Industriel.
lui inspire une répulsion native, une terreur muette ; sa gorge se resserre à la vue de nos rostres de marbre ou d'acajou. Ne demandant rien, promenant sur tout un oeil dédaigneux, il n'est donc un danger pour personne, tandis qu'il est un protecteur pour beaucoup, et qu'il peut être un aide pour tous.
La Bruyère dit que les courtisans sont, comme les marbres des palais, durs et polis. Nous ne pensons pas qu'un des types distincts de la figure que nous présentons ici soit la dureté; mais, à coup sûr, c'est la politesse : elle est un de ses signes particuliers, un de ses attributs. Voyez-le : il a l'oeil calme et doux, le sourire bienveillant, une voix qui sympathise avec vos chagrins ou votre joie; il écoute, il
promet, ou, s'il refuse , c'est avec un regret, une tristesse qui vous émeuvent vous-même : vous vous retirez satisfait. Doux avec ses gens, il i-alue, chez lui, jusqu'à ses servantes ; Louis XVI en usait de même avec les jardinières de Versailles. Cependant cette douceur de moeurs n'est pas complète , cette
aménité de caractère a ses mauvais jours ; un monstre a le funeste privilège de changer son humeur et d'altérer son sang : c'est la république. A ce nom seul, ses yeux s'arment de sévérité, sert front se plisse, le sourire s'efface de ses lèvres, il détourne la tète avec effroi : à son imagination irritée se peignent toutes les horreurs de 93, toutes les tueries de septembre; la SaintBarthélémy n'est rien auprès des images sanglantes qui l'épouvantent. Il est encore à comprendre comment de 90 à 1805 la France ne s'est pas abîmée sous ses propres ruines. Il secoue alors ses souvenirs, et reporte sa pensée sur les temps antérieurs à la Révolution ; il fait ainsi fuir de sombres images, car il est le premier homme du monde sur la chronologie scandaleuse de l'histoire de France : depuis la mort du régent jusqu'au parlement de Maupeou, il en remontrerait aux faiseurs de Mémoires. Son
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grand-père, en effet, a vu l'aurore du règne de Louis XV; son père en a vu le déclin. Madame de Pompadour n'a pas dit un mot qu'il ne connaisse; madame Du Rarry n'a pas fait une folie qui ne soit enregistrée dans sa mémoire.
mémoire. sait l'étiquette de la cour, l'ancienne et la nouvelle ; il vous racontera les chasses du roi. Tout enfant, il a vu Saint-Georges. Son père était lié avec le vicomte de Barras ; M. de Barras ! bon gentilhomme d'une noblesse aussi
Le jeune Pair.
ancienne que les rochers de la Provence, homme d'espril et de courage, mais qui pensait mal. Là, il s'arrête, il trace une ligne : de Barras, il passe sans transition à Louis XVIII. Toute la gloire de l'empire le touche peu, ou, pour mieux dire, cette gloire l'importune; elle dérange ses idées de noblesse et de gentilhommerie : il éprouve un certain dépit
Le Pair militaire.
de tous ces hauts faits contemporains, de ces fortunes militaires conquises par des hommes du peuple ; il accepterait bien les batailles, mais elles ont le tort de n'avoir pas été conduites et
gagnées par des gentilshommes C'est une
faiblesse qu'il reconnaît et dont il ne peut se défendre.
défendre. croit fermement à une aristocratie de race, à des différences physiques de castes. Selon lui, quelque chose d'exquis distingue la noblesse de la bourgeoisie et du peuple : c'est la finesse de la peau, ou la sensibilité des nerfs, ou la forme des traits ; sur l'aspect de la main,
Le Confesseur.
il nomme la duchesse, la femme de l'avocat, ou la simple grisette. Pour soutenir cette théorie, il a ses autorités : lord Byron, Walpole et d'Aubigné. Amoureux de Voltaire, comme les marquis du dix-huitième siècle, il cite volontiers ce vers d'une de ses tragédies :
Ceux que le ciel forma d'une
[race si pure...
Et ceux-là, ce sont surCaliste.
surCaliste.
tout lui et les siens. Il n'échangerait pas son arbre généalogique contre un Raphaël. Conteur aimable, il a acquis dans ce genre difficile une réputation d'esprit. Les anecdotes du règne de Louis XVIII sont celles qu'il dit le mieux. Il était jeune alors; il faisait parlie de la maison rouge. Sans être précisément gastronome
gastronome il sait tous les secrets culinaires de feu le duc d'Escars ; il conserve, écrites de la main du duc, les recettes des fameuses crépinettes et des succulentes griyes en caisse, dont le goût exquis consolait un peu Louis XVIII des ennuis causés par le pavillon Marsan.
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DLUX articles de la Charte de 1830 le blessent profondément.
Le 23e, qui dans son 28° § déclare que le nombre des pairs est illimité, et, dans son 29e, que la pairie n'est pas héréditaire. Il est vrai
que le premier de ces §§ offre aux minisires le moyen de réparer les désavantages du second. Mais l'article 28, qui attribue à la chambre des fonctions judiciaires, et décide qu'elle connaîtra des crimes de haute trahison et des atLe
atLe agronome.
tentais à la sûreté de l'État, est un poids que sa poitrine peut à peine soulever. C'est un homme doux et indifférent, comme nous l'avons dit ; un procès criminel est donc un tonique excitant dont la force révulsive trouble la tranquillité de ses jours et le repos de ses nuits. L'aspect des prévenus l'oppresse, les longs débats le fatiguent, les plaidoiries des avoLe
avoLe Préfet.
cats jettent son esprit dans une inextricable indécision : il songe, malgré lui, que cet accusé de la vie duquel il va décider est un citoyen honorable, qui à tous les torts politiques joint peut-être toutes les vertus privées ; qui, s'il eût réussi dans son audacieuse entreprise,
lui aurait donné des maîtres nouveaux, et devant lequel alors il lui faudrait rendre compte de sa position actuelle. Qui sait si au fond du coeur il ne trouve pas, en cherchant bien, une secrèle sympathie pour l'une des opinions dissidentes? La peine de mort est d'ailleurs écrite
Pairs causant.
dans la loi , les boules noires lui semblent donc nager dans le sang : s'il venait à plonger sa main parfumée dans l'urne du vote, il croirait la retirer
tachée et rougie ! La
fièvre le saisit, son rhumatisme oublié revient, sa goutte douloureuse et complaisante accourt : il est malade, et le président reçoit une lettre qui contient le récit de ses souffrances et l'expresL'Orateur.
l'expresL'Orateur.
sion de ses regrets. Le Moniteur relate qu'il ne peut pas partager les travaux de la cour. LI achète ainsi la tranquillité et le sommeil, avec des frictions et de la tisane. Après le jugement, il entre rapidement en convalescence, et bientôt, la conscience insoucieuse, l'esprit calme, il reprend à la chambre
le vole interrompu des chemins vicinaux. Sans être précisément religieux, ni le moins du monde dévot, il serait au désespoir s'il ne pouvait pas dire : « Mon cousin M. de Vannes, mon neveu M. de Digne. » 11 redoute, nous l'avons vu, les fonctions de juge ; mais il est ravi d'avoir dans sa famille des présidents
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de cour. C'est de bon goût; c'était ainsi autrefois : une grande famille doit tenir à J'épée, au clergé et à la robe.
Cet homme, de moeurs si douces et si élégantes, qui, pareil à Fontenelle, ne se laisse agiter par aucun fait, ne permet à aucun événement de le préoccuper avec vivacité, a eu cependant, dit-il, des passions violentes. Sous l'empire, quand nos armées victorieuses parcouraient l'Europe, il était alternativement à Paris ou en Italie : riche, jeune, inoccupé, ce fut le moment des orages. Si la maturité n'était pas arrivée à point, si l'empereur n'avait pas été vaincu, et que Louis XVIII ne fût pas revenu, sa fortune était compromise : il la perdait avec une danseuse ; il vendait ses bois pour une comtesse italienne. Mais heureusement il a compris, à quarante ans, la nécessité de changer d'amours. Un pair de France ne doit pas aimer à l'étranger, ne peut pas décemment avoir un rival préféré à l'Opéra. Il eut alors une passion, un attachement solide : ce fut un nouveau Saint-Lambert auprès d'une autre madame d'Houdetot. C'est lui qu'on voyait tout les matins, à cheval, sur la route de Saint-Cloud, suivi d'une, calèche vide et d'un groom porteur d'un énorme bouquet ; il allait prendre la comtesse ou la marquise pour une promenade au bois. A défaut d'un amour jeune et ardent, il offrait alors un amour gai, un amour spirituel. Personne ne contait mieux l'anecdote de la veille, la nouvelle du jour. Assidu sans être importun, il savait dire des choses flatteuses sans être fade, et avait surtout Fart d'arriver et de partir à propos.' Toujours heureux, toujours favorisé par les circonstances, au bout de quinze ans d'une constance à toute épreuve, d'une union que rien n'a altérée, il trouve un jour, dans le salon de cette femme aimée, une figure nouvelle : c'est un homme en habit noir, l'air timide, l'oeil doux et distrait.
— Quel est ce monsieur? demande-t-il à la maîtresse du logis.
— Devinez.
— Je ne saurais.
— Allons donc ! J'ai eu quarante ans le mois passé ! Vous ne devinez pas?
— Ah ! pardon... Votre confesseur, madame.
— Précisément.
Il est homme de goût, il a passé sa vie parmi les diplomates : cela lui suffit. A l'amour satisfait et éteint succède l'amitié. Ce sont toujours les mêmes soins, les mêmes empressements, la même assiduité ; mais l'abbé est un tiers dans sa vie, et il le préfère. L'abbé lui a fourni un dénoûment qu'il cherchait en vain depuis longtemps; il lui a fait doubler l'écueil où allait échouer sa fidélité mourante : maintenant qu'il vieillit, qu'il n'est plus amant, et que son amie est dévote, il' songe tout à fait à lui, rentre à ses heures, avoue la faiblesse de son estomac, et voit souvent son médecin.
Toujours simplement velu, il l'est cependant avec goût, c'est-à-dire qu'il ne suit la mode qu'avec ce tact d'un vieillard adroit qui veut avant tout éviter le ridicule; mais, comme il a toujours aimé les chevaux et les équipages, sa voilure est du meilleur faiseur, et son attelage est le plus cher qu'ait vendu Crémieux. Il loge au faubourg Saint-Germain dans un vaste hôlel à qui les souvenirs historiques ne manquent pas : c'est Vateau qui a décoré son salon; Roucher a peint le boudoir de sa femme; les fantaisies, les meubles, tout chez lui est du style Pompadour. C'est son époque. — Prenez garde, vous voilà dans un fauteuil qu'a occupé Voltaire. — Cagliostro a passé deux heures dans cette bibliothèque. — Cet Esprit des Lois, magnifiquement relié, fut jadis un présent de Montesquieu lui-même. — Ici Marmontelalu ses Contes, et Thomas, s&Pétréide. — Dans celte salle à manger a dîné M. de Màurepas.
C'est cet hôtel qu'il quitte tous les ans pour aller passer l'été dans ses terres, où d'autres souvenirs l'attendent. Il part quinze jours avant la fin de la session, non pas précisément pour voir serrer ses blés et vendanger ses vignes, mais parce que juin va finir, et que juillet ne l'a jamais vu à Paris; il n'y était pas en 1830. D'autres voteront le budget. Il compte cependant mourir dans son hôtel, et le prêtre qui l'assistera sera cet abbé, ce commensal de son intime amie. Tout se tient chez lui, tout s'enchaîne, et il a si bien fait, que cet abbé confesse sa femme et prépare à leur première communion ses petits-enfants.
Nous l'avons dit en commençant, les pareils de cet homme noble sont clair-semés dans la
le Pair de France. Dessin de Gavarni.
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chambre : elle a aussi ses grands propriétaires sans suzeraineté, ses banquiers, ses industriels, ses savants, et jusqu'à ses prolétaires, gens fort recommandables d'ailleurs, mais qui en changeant de condition n'ont pas changé d'allure; ces hommes nouveaux
sont plus instruits, plus positifs et moins polis que leurs confrères. La chambre présente d'ailleurs tous les contrastes : contrastes de moeurs, d'-Sge, de fortune et d'habileté.
A côte du pair dont l'équipage armorié ébranle le pavé de la rue de Tournon, marche
La Salle des séanc:s. Dessin de Gaimiet.
à pied celui à qui sa modeste fortune ne permet, les jours d'orage, que les coussins mal. rembourrés d'un fiacre, ou les bauquettes banales d'un omnibus. L'omnibus de FOdéon a ainsi transporté vers le Palais-Royal les sténographes du Moniteur, les journalistes de
la Tribune et un noble duc qui, après avoir commencé comme eux, après avoir glorieusement servi l'empire et salué de nouveau le drapeau tricolore, vient de mourir regretté de tous les honnêtes gens et de tous les partis. La chambre a, comme toutes les assemblées
Une Fùte officielle. Dessin de Pauquet.
délibérantes, ses membres muets, dieux du silence brodés d'or, Harpocrates en habits bleus, dont l'opinion part du cerveau, pour arriver à la langue ; ils réservent leur éloquence pour les comités secrets, pour les réunions dans les bureaux. Je ne sais quel ancien
a dit qu'il est plus facile d'aller à Corinthe que d'affronter la tribune. On a remarqué que les amiraux qui font partie de la pairie parlent peu,, ou même pas du tout; ces voix qui ont dominé les orages, fait mouvoir les escadres, fait gronder ou se taire dans leurs sabords de
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nombreuses batteries, sont sans puissance quand elles n'ont pas d'ordre à donner et s'il faut se faire entendre sans porle-voix.
Les fils du roi sont pairs de France, c'est un droit de leur naissance que la Charte a consacré ; ils assistent rarement à la séance, Viennent, quand elle est commencée, s'asseoir derrière le banc des ministres, et leur âge, comme leur position, les fait s'abstenir du vote.
La porte s'ouvre, la séance n'est pas ouverte. Voici Ariste; il s'approche des secrétaires, consulte le procès-verbal, lit l'ordre du jour et gagne sa place; son rôle est fini : ce qui le retient, c'est qu'il a une boule à jeter dans l'urne et que son équipage ne doit venir le prendre qu'à cinq heures ; du reste, il n'est plus rien; la génération qui agit, qui s'agite devant lui, n'est plus la sienne; c'est une de ces âmes heureuses qui peuplent l'Elysée et jettent un regard tranquille et indifférent sur les passions des hommes.
■— Voyez-vous Caliste ? Il traverse d'un pas irrégulier la salle des Pas-Perdus, il a un dossier sous le bras; on dirait qu'il se rend à l'audience. Lui-même s'étonne de ne pas voir sur sa manche les larges plis de sa robe d'avocat ; il se gratte le front et tire à lui sa perruque, comme il faisait autrefois au palais, quand l'argument imprévu d'un adversaire dérangeait son plaidoyer. Il prend sa place, il classe ses papiers; et si vient son tour à parler, il monte à la tribune. La partie adverse, dil-il (il se reprend en souriant), le noble préopinant auquel j'ai l'honneur de répondre. Caliste est toujours avocat.
Celui qui s'asseoit auprès de Caliste est M. Guillaume. Il a le même nom que le créancier de l'avocat Patelin, et comme lui il a vendu du drap toute sa vie ; il a inventé une trame nouvelle, un tondeur nouveau; il a perfectionné une machine à carder ; il n'a pas inventé de couleur, il est vrai, mais mille nuances, et toujours avec son teinturier. Regardez-le : vous croyez qu'il examine le camée antique que son voisin porte à l'annulaire ; non, c'est le drap de l'habit qui attire son attention. « Vous avez là, dit-il, un beau Cunin-Gridaine. »
M. Guillaume voit la prospérité de la France
dans le commerce des draps. La laine! voilà la richesse d'un paj'S. Il a étudié le mouton qui donne la laine, et l'assolement des prairies qui nourrissent le mouton.
Voyez-vous dans un coin de la salle ce gros homme qui se meut difficilement, mais dont le teiut est brillant et Foeil vif? C'est un agronome : il s'occupe d'agriculture depuis quarante ans. Il méprise la laine, la laine ne nourrit pas son homme ; ce qui frit vivre le pays, c'est le navet, la carotte, la lentille, l'épinard, et un peu la pomme de terre et le blé. Il prédit les bonnes années, les froids hâtifs. Allez chez lui et demandez-lui des grains de semence : il vous donnera les meilleurs, vous pouvez vous fier à son expérience, il ne s'est trompé qu'une fois . sa science a échoué devant le chou colossal; il a cru au chou colossal, aussi hésite-t-il aujourd'hui à employer l'engrais Jauffrejr.
Il y ades pairs qui sont ministériels, parce que les ministres sont faits pour régir les affaires de ce monde, tandis qu'eux suivent le cours des astres, résolvent des problèmes mathématiques ou décomposent des sels.
Regardez dans les couloirs de la chambre cet homme âgé qui ébouriffe sur son front les cheveux gris de sa perruque et cause avec un pair de cinquante ans environ, d'une figure obséquieuse et douce : l'un est un ancien préfet, l'autre est un industriel du département qu'administrait le préfet ; le vieillard a la voix brève, le regard fier, le geste impérieux ; il n'a pas perdu ses habitudes de l'empire lorsqu'il était vice-roi de Napoléon ; le fabricant écoute, propose timidement quelques objections, et finit par se ranger à l'avis de monsieur le préfet. Celui-ci oublie qu'il est avec un égal ; celui-là, qu'un préfet en retraite ne rend plus d'arrêts. Ce sont deux hommes d'habitude.
Si de la galerie publique où vous êtes placé vous voyez la porte s'ouvrir pour un homme dont la cravate sans noeud est bien attachée, dont Fhabit étroit est complètement boutonné, qui porte naturellement l'épôe sur la hanche, vous devinez facilement la profession de ce pair : c'est un militaire, c'est un général. Il va s'asseoir devant cette tabletle où vous apercevez une épaisse brochure bleue ; c'est le budget de la guerre. Il se place non loin d'un maréchal, à la portée d'un amiral, à côté d'un an-
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cien ministre de la guerre. Il étudie son budget, et si l'on vient à discuter une fois sur les haras, il. tressaille comme le cavalier qui entend sonner le boute-selle. Si l'on prononce le mot de recrutement, il prête l'oreille : il a commencé sa carrière militaire avec Dumouriez à Jemmapes ; il l'a finie aux pieds de l'empereur à Waterloo. Il porte sa tète avec fierté ; les années, qui ont courbé tant de tailles, ont respecté la sienne, ou n'ont pu la faire ployer. Grave comme une statue antique, il a un peu de dédain pour la parole, il aime mieux l'épée. Pour lui, de 1795 à 1815 il s'est écoulé un siècle, le grand siècle! et de 1815 à 1830 cent autres années se sont traînées. Or du grand siècle, il en était, il y a figuré ; celui-là n'est pas fier de sa pairie, il est fier de son épée, de sa croix, de ses cicatrices de l'empire. Auprès de lui, devant, derrière, à ses côtés, pareils à de légers hussards voltigeant sur les ailes d'un corps d'armée, voyez-vous les jeunes pairs ? L'un laisse rouler les anneaux de ses cheveux blonds sur ses tempes juvéniles, l'autre permet à sa jeune barbe d'ombrager sa joue et même son mentou. Ces messieurs sont les derniers produits de l'hérédité, les derniers fruits d'un arbre coupé à sa racine ; ils sont un élément politique qui ne se produira plus. Que d'autres, fils de généraux plus vaillants, de sénateurs plus utiles à la patrie, d'ancêtres enfin plus nobles que les leurs, ne sont pas pairs comme eux! jeunes gens confondus aujourd'hui dans la foule des citoyens, parce que leurs pères ont vécu une heure de trop pour leur avenir ! Mais tout est hasard dans ce monde. Le jeune pair est l'espoir des riches héritières et l'orgueil du jockey's-club. Sa carrière est semée de roses, il a la main dans le sac du pouvoir. Jeune militaire, il est le collègue du ministre de la guerre ; apprenti diplomate, il dispose d'une voix en faveur du président du conseil ; il ne tient qu'à lui de devenir camarade des princes. S'il est de l'opposition, oh! alors il devient populaire ipso facto ; c'est un Spartiate, c'est un puritain. Une idée généreuse double le prix, en effet, quand elle sort d'une jeune bouche et si elle paraît devoir entraver une fortune déjà commencée.
Voyez venir ce petit vieillard : une perruque blanchâtre couvre sa tête chauve, il marche d'un
pas prudent et oblique; regardez comme les broderies de son habit sont fanées, c'est l'homme de France qui a leplussouventlevélamainpourl'adoptionoulerejetd'unarticle : nuln'alaissé tomber plus de boules que lui dans l'urne du vote ; depuis l'assemblée des notables il vote ; c'est le Nestor des assemblées délibérantes de l'Europe, et peut-être du monde ; s'il a quitté son moelleux fauteuil, s'il néglige son rhume, s'il se roidit contre les étreintes douloureuses de sa sciatique, c'est que la chambre va voler.
Celui qui suit est un homme jeune encore, son habit neuf resplendit d'un or brillant que l'atmosphère de la chambre n'a pas altéré ; c'est un nouveau pair ; il foule les tapis d'un pied orgueilleux, il passe devant le banc des ministres et salue d'un air reconnaissant. C'est au ministère, en effet, qu'il doit sa position nouvelle. Candidat malheureux dans son département, ancien député trop facile, suivant ses mandataires, aux suggestions du pouvoir, une ordonnance royale a vengé sa défaite, il est pair parce qu'il n'a pu être député.
Le public des tribunes a souvent souri en entendant les orateurs de la chambre des pairs se renvoyer les uns aux autres les épithètes les plus exagérées. C'est toujours le noble, l'illustre, le savant, ou le irès-jîidicieiix préopinant. Le public a tort de sourire et de s'étonner, MM. les pairs étudient les grands modèles et ils les imitent. Ouvrez Cicéron in Catil. : Si fortissimo viro M. Marcello dixissem. Si j'avais à répondre à l'illustre maréchal, dit l'orateur de la pairie. Quand Cicéron veut parler de quelque prêtre romain, clarissimus amplissimusque pontifex maximus, dit-il ; à la chambre despairs si l'on vient à prononcer le nom de l'archevêque de Paris, on dit : cet éminent et vénérable prélat. Jamais l'orateur romain ne prononce le nom d'un consul sans y joindre des superlatifs sonores : s'il s'adresse à un général, c'est fortissimus vir ; à un jurisconsulte, doctissimus; enfin, s'il parle à un adolescent, à un de ces jeunes hommes chez lesquels, suivant lui-même, on ne peut louer que l'espérance, il a néanmoins l'art et le soin d'accoler à ce nom encore inconnu une qualification louangeuse, o adolescens optimus, s'écrie-t-il. On en use de même à la chambre, et ce n'est sans doute par aucun orgueil aristocratique, mais
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tout simplement pour faire de l'éloquence cicéronienne.
Tous ces hommes, jeunes ou vieux, magistrats ou industriels, anciens' préfets ou agronomes, sont des pairs, il n'y a nul doute à cela ; mais la figure qui se présente à l'esprit quand on songe à un pair de France est celle de l'homme qui porte un grand nom, a des terres, des châteaux, dont la famille est citée dans l'histoire, et qui, par son âge, sa fortune et
son passé, est au-dessus de toute ambition présente et de toute position avenir. t
Si l'on j elle ensuite ses regards en dehors des traits rassemblés dans cette esquisse, on se rappelle involontairement cette maxime :
« Il n'y a de supériorité que celle du mérite, et de grandeur que celle de la vertu. »
Celle maxime est de madame Roland. Combien de mille lieues y a-l-il de madame Roland à un pair de France ?
MARIE ATCARD.
LA FEMME COMME IL FAUT
PAR H. DE BALZAC
ILLUSTRATIONS DE GAVARNI,. ADRIEN MARIE ET H. CATENACCI
AR une jolie matinée, vous flânez dans Paris. Il est plus de deux heures , mais cinq heures ne sont pas sonnées. Vous voyez venir à vous une femme. Le premier
premier d'oeil jeté sur elle est comme la préface d'un beau livre, il vous fait pressentir un monde de choses élégantes et fines. Comme le botaniste à travers monts et vaux de son herborisation, parmi les vulgarités parisiennes vous rencontrez enfin une fleur rare.
Ou elle est accompagnée de deux hommes
très-distingués dont un au moins est décoré, ou quelque domestique en petite tenue la suit à dix pas de distance. Elle ne porte ni couleurs éclatantes, ni bas à jour, ni boucle de ceinture trop travaillée, ni pantalons à manchettes brodées ' bouillonnant autour de sa cheville. Vous remarquez à ses pieds soit des souliers de prunelle à cothurnes croisés sur un bas de coton d'une finesse excessive ou sur un bas de
soie uni de couleur grise , soit des brodequins de la plus exquise simplicité. Une
étoffe assez jolie et d'un prix médiocre vous fait distinguer sa robe dont la façon surprend plus d'une bourgeoise : c'est presque toujours une redingote attachée par des noeuds et mignonnement bordée d'une ganse ou d'un filet imperceptible. L'inconnue a une manière à elle de s'envelopper dans un châle ou dans une mante, elle sait se prendre de la chute des reins au cou, en dessinant une sorte do carapace qui changerait une bourgeoise en tortue, mais sous laquelle elle vous indique les plus belles formes, tout en les voilant. Par quel moyen ? Ce secret, elle le garde sans être protégée par aucun brevetd'invention.Artistes, poêles, amants, vous tous qui adorez le beau
idéal, celte rose mystique du génie heureusement interdite à la mécanique, flânez et admirez celte fleur de beauté si bien cachée, si bien montrée ! La coquette se donne par la marche un certain mouvement concentrique et harmonieux qui fait frissonner sous l'étoffe sa forme suave ou dangereuse, comme à midi la couleuvre sous la gaze verte de son herbe frémissante. Doit-elle à un ange ou à un diable cette ondulation
ondulation qui joue sous la longue chape de soie noire, en agite la dentelle au bord.
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répand un baume aérien, et que je nommerais volontiers la brise de la Parisienne ? Vous reconnaîtrez sur les bras, à la taille, autour du cou, une science de plis qui drape la - plus rétive étoffe, de manière à vous rappeler la Mnémosyne antique. Ah! comme elle entend, passez-moi cette expression, la coupe de la démarche ! Examinez cette façon d'avancer le pied en moulant la robe avec une si décente précision, qu'elle excite chez le passant une admiration mêlée de désir, mais comprimée par un profond respect. Quand une Anglaise essaye de ce pas, elle a l'air d'un grenadier qui se porte en avant pour attaquer une redoute. A la femme de Paris le génie de la démarche ! Aussi la municipalité lui devaitelle l'asphalte des trottoirs. Votre inconnue ne heurte personne. Pour passer elle attend avec une orgueilleuse modestie qu'on lui fasse place. La distinction particulière aux femmes bien élevées se trahit surtout par la manière dont elle tient le châle ou la mante croisés sur sapoitrine. Elle vous a, tout en. marchant, un petit air digne et serein, comme les madones de Raphaël dans leur cadre. Sa pose, à la fois tranquille et dédaigneuse, oblige à la fois le plus insolent dandy à se déranger pour elle. Le chapeau, d'une simplicité remarquable, a des rubans frais. Peut-être y aura-t-il des fleurs, mais les plus habiles de ces femmes n'ont que des noeuds. La plume veut la voilure. Les fleurs attirent trop le regard. Là-dessous vous voyez la figure fraîche et reposée d'une femme sûre d'elle-même sans fatuité, qui ne regarde rien et voit tout, dont la vanité blasée par une continuelle satisfaction répand sur sa physionomie une indifférence qui pique la curiosité. Elle sait qu'on l'étudié, elle sait que presque tous, même les femmes, se retournent pour la revoir. Aussi traverse-t-elle Paris comme un fil de la Vierge, blanche et pure. Cettebelle espèce affectionne les latitudes les plus chaudes, les longitudes les plus propres de Paris : vous la trouverez entre la 20eetla 110° arcade de la rue de Rivoli ; sous la ligne des boulevards, depuis l'équateur ardent des Panoramas où fleurissent les productions des Indes, où s'épanouissent les plus chaudes créations de l'industrie, jusqu'au cap de la Madeleine ; dans les contrées les moins crottées de bourgeoisie
bourgeoisie entre le 30e et le 150° numéro de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Durant l'hiver, elle se plaît sur la terrasse des Feuillants et point sur le trottoir en bitume qui la longe. Selon le temps, elle vole dans l'allée des Champs-Elysées, bordée à l'est par la place Louis XV, à l'ouest par l'avenue Marigny, au midi par la chaussée, au nord par les jardins du faubourg Saint-Honoré. Jamais vous ne rencontrerez cette jolie variété de femme dans les régions hyperboréales de la rue SaintDenis, jamais dans les Kamtschalka des rues boueuses, petites ou commerciales ; jamais nulle part par le mauvais temps. Ces fleurs de Paris éclosent par un temps oriental, parfument les promenades, et, passé cinq heures, se replient comme les belles-de-jour.
Les femmes que vous verrez plus lard, ayant un peu de leur air, essayant de les singer, sont des femmes, comme il en faut ; tandis que la belle inconnue, votre Béatrix de la journée, est la femme comme il faut. Il n'est pas facile aux étrangers, de reconnaître les différences auxquelles les observateurs émérites les distinguent, tantla.femme est comédienne ! Mais elles crèvent les yeux aux Parisiens : c'est des agrafes mal cachées, des cordons qui montrent leur lacis d'un hlanc.roux au dos de la robe par une fente entre.-bâillée, des souliers éraillés, des rubans de chapeau-repassés, unerobetrop bouffante, une tournure trop gommée. Vous remarquerez une sorte d'effort, dans l'abaissement prémédité de la paupière. Il .y. a de la convention dans la pause. Quant à la bourgeoise, il est impossible de la confondre avec la femme comme il faut ; elle explique le charme que vous a jeté votre inconnue. La bourgeoise est affairée, sort par tous les temps, trotte, va, vient, regarde, ne sait pas si elle entrera, si elle n'entrera pas dans un magasin. Là où la femme comme il faut sait bien ce qu'elle veut et ce qu'elle fait, la bourgeoise est indécise, retrousse sa robe pour passer un ruisseau, traîne avec elle un enfant qui l'oblige à guetter les voitures ; elle est mère en public, et cause avec sa fille ; elle a de l'argent dans son cabas, et des bas à jour aux pieds ; en hiver, elle a un boa par-dessus une pèlerine en fourrure, un châle et une écharpe en été : la bourgeoise entend admirablement les pléonasmes de toilette.
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Votre belle promeneuse, vous la retrouverez, si vous être susceptible de la retrouver, aux Italiens, à l'Opéra, dans un bal. Elle se montre alors sous un aspect si différent, que vous diriez deux créations sans analogie. La femme est sortie de ses vêtements mystérieux comme un papillon de sa larve soyeuse. Elle sert, comme une friandise, à vos yeux ravis, les formes que le matin son corsage modelait à peine. Au théâtre, elle ne dépasse pas les seconde loges, excepté aux Italiens. Vous pourrez alors étudier à votre aise la savante lenteur de ses mouvements. L'adorable trompeuse use des petits artifices politiques de la femme avec un naturel qui exclut toute idée d'art et de préméditation. A-t-elle une main royalement belle, le plus fin croira qu'il était absolument nécessaire de rouler, de remonter ou d'écarter, celle de ses ringleets ou de ses boucles qu'elle caresse. Si elle a quelque splendeur dans le profil, il vous paraîtra qu'elle donne de l'ironie ou de la grâce à ce qu'elle dit au voisin en se posant de manière à produire ce magique effet de profil perdu, tant affectionné par les grands peintres, qui attire la lumière sur la joue, dessine le nez par une ligne nette, illumine le rose des narines, coupe le front à vive arête, laisse au regard sa paillette de feu, mais dirigée dans l'espace, et pique d'un trait de lumière la blanche rondeur du menton. Si elle a un joli pied, elle se jettera sur un divan avec la coquetterie d'une chatte au soleil, les pieds en avant, sans que vous trouviez à son attitude autre chose que le plus délicieux modèle donné par la lassitude à la statuaire. Il n'y a que la femme comme il faut pour être à l'aise dans sa toilette : rien ne la gène. Vous ne la surprendrez jamais, comme une bourgeoise, à remonter une épaulette récalcitrante, à faire descendre un buse insubordonné, à regarder si la gorgerette accomplit son office de gardien infidèle autour de deux trésors étincelants de blancheur, à se regarder dans les glaces pour savoir si la coiffure se maintient dans ses quartiers. Sa toilette est toujours en harmonie avec son caractère, elle a eu le temps de l'étudier, de décider ce qui lui va bien, car elle connaît depuis longtemps ce qui ne lui va pas. Pour être femme comme il faut, il n'est pas nécessaire d'avoir de l'esprit,
mais il est impossible de l'être sans beaucoup de goût. Vous ne la verrez pas à la sortie, elle disparaît avant la fin du spectacle. Si par hasard elle se montre calme et noble sur les marches rouges de l'escalier, elle éprouve alors des sentiments violents. Elle est là par ordre, elle a quelque regard furtifà donner, quelque promesse à recevoir. Peut-être descend-elle ainsi lentement pour satisfaire la vanité d'un esclave auquel elle obéit parfois. Si votre rencontre a lieu dans un bal ou dans une soirée, vous recueillerez le miel affecté ou naturel de sa voix rusée ; vous serez ravi de sa parole vide, mais à laquelle elle saura communiquer la valeur de la pensée par un manège inimitable. L'esprit de cette femme est le triomphe d'un art tout plastique. Vous ne saurez pas ce qu'elle a dit, mais vous serez charmé. Elle a hoché la tête, elle a gentiment haussé ses blanches épaules, elle a doré une phrase insignifiante par le sourire d'une petite moue charmante, elle a mis Fépigramme de Voltaire dans un hein! dans un ah! dans un eh donc ! Un air de tête a été la plus active interrogation, elle a donné de la signification au mouvement par lequel elle a fait danser une cassolette attachée à son doigt par un anneau. C'est des grandeurs artificielles obtenues par des petitesses superlatives : elle a fait retomber noblement sa main en la suspendant au bras du fauteuil comme des gouttes de rosée à la marge d'une fleur, et tout a été dit, elle a rendu un jugement sans appel, à émouvoir le plus insensible. Elle a su vous écouter, elle vous a procuré l'occasion d'être spirituel, et j'en appelle à votre modestie, ces moments-là sont rares. Vous n'avez été choqué par aucune idée malsaine. Vous ne causez pas une demi-heure avec une bourgeoise sans qu'elle fasse apparaître son mari sous une forme quelconque ; mais si vous savez que cette femme est mariée, elle a eu la délicatesse de si bien dissimuler son mari, qu'il vous faut un travail de Christophe Colomb pour le découvrir. Souvent vous n'y réussissez pas tout seul. Si vous n'avez pu questionner personne à la fin de la soirée, vous la surprenez à regarder fixement un homme entre deux âges et décoré, qui baisse la tête et sort. Elle a demandé sa voiture, et part. Vous n'êtes pas la rose, mais vous avez
La Femme comme il faut. Dessin d'Adrien Marie.
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été près d'elle, et vous vous couchez sous les lambris dorés d'un délicieux rêve qui se con«- linuera peut-être lorsque le Sommeil aura, de son doigt pesant, ouvert les portes d'ivoire du
temple des iautaisies.
Chez elle, aucune femme comme il faut n'est visible avant quatre heures quant elle reçoit. Elle est assez savante pour vous faire toujours attendrj. Vous trouverez tout de bon goût dans sa maison, son luxe est de tous les moments et se rafraîchit à propos, vous ne verrez rien sous des cages de verre, ni les chiffons d'aucune enveloppe appendue comms un garde-manger. Vous aurez chaud dans l'escalier. Partout des fleurs égayeront vos regards; les fleurs, seul présent qu'elle accepte et de quelques personnes seulement : les bouquets ne vivent qu'un jour, donnent du plaisir et veulent être renouvelés ; pour elle, ils sont, comme en Orient, un symbole, une promesse. Les coûteuses bagatelles à la mode sont étalées, mais sans viser au musée ni à la boutique de curiosités. Vous la surpren'drez au coin 'de soi feu, sur sa causeuse, d'où elle vous saluera sans se lever. Sa conversation ne sera plus celle du bal. Ailleurs elle était votre créancière, chez elle son esprit vous doit du plaisir. Ces nuances, les femmes comme il faut les possèdent à merveille. Elle aime en vous un homme qui va grossir sa société, l'objet des soins et des inqui études que se donnent aujourd'hui les femmes comme il faut. Aussi, pour vous fixer dans son salon, sera-t-elle d'une ravissante coquetterie. Vous sentez là
surtout combien les femmes sont isolées aujourd'hui, pourquoi elles veulent avoir un petit monde dont elles soient la constellation. La causerie est impossible sans généralités. L'épigramme, ce livre en un mot, ne tombe plus, comme pendant le dix-huitième siècle, ni sur les personnes, ni sur les choses, mais sur des événements mesquins, et meurt avec la journée.
journée. esprit, quand elle en a, consiste à mettre tout en doute, comme celui de la bourgeoise lui sert à tout affirmer. Là est la grande différence entre ces deux femmes : la bourgeoise
bourgeoise certainement de la vertu, la femme comme il faut ne sait pas si elle en a encore, ou si elle en aura toujours; elle hésite et résiste, là où l'autre refuse net pour tomber à plat. Celte hésitation en toute chose est une des dernières grâces que lui laisse notre horrible époque. Elle va rarement à l'église, mais elle parlera religion et voudra vous convertir si vous avez le bon goût de faire l'esprit fort, car vous aurez offert une issue aux phrases stéréotypées, aux airs de tête et aux gestes convenus entre toutes ces femmes. « Ah fi donc ! je vous croyais trop d'esprit pour attaquer la religion 1 La société croule, et vous lui ôtez son soutien. Mais la religion, en ce moment c'est vous et moi, c'est la propriété, c'est l'avenir de nos enfants. Ah ! ne soyons pas égoïstes- L'individualisme est la maladie de l'époque, et la religion en est le seul remède, elle unit les familles que vos lois désunissent, » etc. Elle entame alors un discours néo-chrétien, saupoudré d'idées politiques, qui n'est ni catholique ni protestant, mais moral, oh ! moral en diable, où vous reconnaissez une pièce de chaque étoffe qu'ont tissue les doctrines modernes aux prises. Ce discours démontre que la femme comme il faut ne représente pas moins le gâchis intellectuel que le gâchis politique, de même qu'elle est entourée des brillants et peu solides produits
d'une industrie qui pense sans cesse à détruire ses oeuvres pour les remplacer. Vous sortez en vous disant : « Elle a décidément de la supériori té dans les idées ! » Vous le croyez d'autant plus qu'elle a sondé votre coeur et votre esprit d'une main délicate, elle vous a demandé vos secrets; car la femme comme il faut parait tout ignorer pour tout apprendre, il y a des choses qu'elle ne
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sait jamais, même quand elle les sait. Seulement vous êtes inquiet, vous ignorez l'état de son coeur. Autrefois les grandes dames aimaient avec affiches, journal à la main et annonces ; aujourd'hui la femme comme il fauta sa petite passion réglée comme un papier de musique, avec ses croches, ses noires, ses blanches, ses soupirs, ses points d'orgue, ses dièzes à laclef. Faible femme, elle ne veut compromettre ni son amour, ni son mari, ni l'avenir de ses enfants. Aujourd'hui le nom, la position, la fortune, ne sont plus des pavillons assez respectés pour couvrir toutes les marchandises à bord. L'aristocratie entière ne s'avance plus pour servir de paravent à une femme en faute. La femme comme il faut n'a donc- point, comme la grande dame d'autrefois, une allure de haute lutte, elle ne peut rien briser sous son pied, c'est elle qui serait brisée. Aussi est-elle la femmes des jésuitiques mezzo termine, des plus louches tempéraments, des convenances gardées, des passions anonymes menées entre deux rives à brisants. Elle redoute ses domestiques comme une Anglaise qui a toujours en perspective le procès en criminelle conversation. Celte femme si libre au bal, si jolie à la promenade, est esclave au logis ; elle n'a d'indépendance qu'à huis clos, ou dans les idées. Elle veut rester femme comme il faut. Voilà son thème. Or, aujourd'hui, la femme quittée par son mari, réduite à une maigre pension, sans voiture, ni luxe, ni loges, sans les divins accessoires de la toilette, n'est plus ni femme, ni fille, ni bourgeoise ; elle est dissoute et devient une chose. Les carmélites ne veulent pas d'une femme mariée, il y aurait bigamie ; son amant en voudra-t-il toujours? Là est la questoin. La femme comme il faut peut donner lieu peut-être à la calomnie, jamais à la médisance. Elle est entre l'hypocrisie anglaise et la gracieuse franchise du dix-huitième siècle, système bâtard qui révèle un temps où rien de ce qui succède ne ressemble à ce qui s'en va, où les transitions ne mènent à rien, où les grandes figures s'effacent, où les distinctions sont purement personnelles. Dans ma conviction, il est impossible qu'une femme, fût-elle née aux environs du trône, acquière avant vingtcinq ans la science encyclopédique des riens, la connaissance des manèges, les grandes petites
petites les musiques de voix et les harmonies de couleurs, les diableries angéliques elles innocentes roueries, le langage et le mutisme, le sérieux et les railleries, l'esprit et la bêtise, la diplomatie et l'ignorance, qui constituent la femme comme il faut. Des indiscrets nous ont demandé si la femme auteur est femme comme il faut : quand elle n'a pas du génie, c'est une femme comme il n'en faut pas. Maintenant qu'est cette femme? à quelle famille appartient-elle ? d'où vient-elle? Ici la femme comme il faut prend les proportions révolutionnaires. Elle a une création moderne, un déplorable triomphe du système électif appliqué au beau sexe. Chaque révolution a son mot, un mot où elle se résume et qui la peint. Expliquer certains mots, ajoutés de siècle en siècle à la langue française, serait faire une magnifique histoire. Organiser, par exemple, est un mot de l'empire, il contient Napoléon tout entier. Depuis cinquante ans bientôt nous assistons à la ruine continue de toutes les distinctions sociales ; nous aurions dû sauver les femmes de ce grand naufrage, mais le Code civil a passé sur leurs têtes le niveau de ses articles. Hélas ! quelque terribles que soient ces paroles, disons-les : les duchesses, s'en vont, et les marquises aussi ! Quant aux baronnes, elles n'ont jamais pu se faire prendre au sérieux, l'aristocratie commence à la vicomtesse. Les comtesses resteront. Toute femme comme il faut sera plus ou moins comtesse, comtesse de l'empire ou d'hier, comtesse de vieille roche, ou, comme on dit en italien, comtesse de politesse. Quant à la grande dame, elle est morte avec l'entourage grandiose du dernier siècle, avec la poudre, les mouches, les mules à talons, les corsets busqués ornés d'un delta de noeuds en rubans. Les duchesses aujourd'hui passent par les portes sans les faire élargir pour leurs paniers. Enfin l'empire a vu les dernières robes à queue ! Je suis encore à comprendre comment le souverain qui voulait faire balayer sa cour par le satin ou le velours des robes à queue n'a pas établi pour certaines familles le droit d'aînesse et les majorais par d'indestructibles lois. Napoléon n'a pas deviné l'application du code dont il était si fier. Cet homme, en créant ses duchesses, engendrait des femmes commeilfaut,
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le produit médiat de sa législation. La pensée, prise comme un marteau par l'enfant qui sort du coUece ainsi que par le journaliste obscur, a démoli les magnificences de l'état social. Aujourd'hui tout drôle qui peut convenablement soutenir sa tète sur un col, couvrir sa puissante poitrine d'homme d'une demi-aune de salin en forme de cuirasse, montrer un front où reluise un génie apocryphe sous des cheveux bouclés, se dandiner sur deux escarpins vernis ornés de chaussettes en soie qui coûtent 6 francs, lient son lorgnon dans une de ses arcades sourcilières en plissant le haut de sa joue, et fût-il clerc d'avoué, fils d'entrepreneur ou bâtard de
banquier, il toise impertinemment la plus jolie duchesse, l'évalue quand elle descend l'escalier d'un théâtre, et dit à son ami pantalonnéparBlain, habillé parBuisson,gileté, ganté, cravaté par Bodier ou par Perry ,. monté sur vernis comme le premier duc venu : « Voilà, mou
cher, une femme comme il faut. » Les causes de ce désastre, les voici. Un duc quelconque, il s'en rencontrait sous Louis XVIII ou sous Charles X qui possédaient deux cent mille livres de rente, un magnifique hôtel, un domestique somptueux, pouvait être encore un seigneur. Le dernier de ces grands seigneurs français, le prince deTalleyrand, vient de mourir. Ce duc a laissé quatre enfants dont deux filles. En supposant beaucoup de bonheur dans la manière dont il les a mariés tous, chacun de ses hoirs n'a plus que cent mille livres de rente aujourd'hui, chacun d'eux est père ou mère de plusieurs enfants, conséquemment obligé de vivre dans un appartement, au rezde-chaussée ou au premier étage d'une maison avec la plus grande économie. Qui
Dessin de Gavarui.
sait même s'ils ne quêtent pas une fortune ? Dès lors la femme du fils aîné n'est duchesse que de nom : elle n'a ni sa voiture, ni ses gens, ni sa loge, ni son temps à elle : elle n'a ni son appartement dans son hôtel, ni sa fortune, ni ses babioles ; elle est enterrée dans le mariage comme une femme de la rue SaintDenis dans son commerce ; elle achète les bas de ses chers petits enfants, les nourrit, et surveille ses filles, qu'elle ne met plus au couvent. Les femmes les plus nobles sont ainsi devenues d'estimables couveuses. Notre époque n'a plus ces belles fleurs féminines qui ont orné les grands siècles. L'éventail de la grande
dame est brisé. La femme n'a plus à rougir, à médire, à chuchoter, à se cacher, à se montrer , l'éventail ne sert plus qu'à s'éventer ; et quand une chose n'est plus que ce qu'elle est, elle est trop utile pour appartenir au luxe. Tout en France a été complice de la femme comme
il faut. L'aristocratie y a consenti par sa retraite au fond de ses terres, où elle a été se cacher pour mourir, émigrant à l'intérieur devant les idées, comme à l'étranger devant les masses populaires. Les femmes qui pouvaient fonder des salons européens, commander l'opinion, la tourner comme un gant, dominer le monde, en dominant les hommes d'art ou de pensée qui devaient le dominer, ont commis la faute d'abandonner le terrain, honteuses d'avoir à lutter avec la bourgeoisie enivrée de pouvoir et débouchant sur la scène du monde pour s'y faire hacher en morceaux par les barbares qui la talonnent. Aussi, là où les bourgeois veulent voir des princesses, n'aperçoit-on que des jeunes personnes comme il faut. Aujourd'hui les princes ne trouvent plus de grandes dames à
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compromettre, ils ne peuvent même plus illustrer une femme prise au hasard. Le duc de Bourbon est le dernier prince qui ait usé de ce privilège, et Dieu sait seul ce qui lui en coule ! Aujourd'hui les princes ont des femmes
comme il faut, obligées de payer en commun leur loge avec des amies, et que la faveur royale ne grandirait pas d'une ligne , qui filent sans éclat entre les eaux de la bourgeoisie el celles de la noblesse, ni tout à fait nobles, ni tout à fait bourgeoises. La presse a hérité de la femme. La femme n'a plus le mérite du feuilleton parlé, des délicieuses médisances, ornées de beau langage; il y a des feuilletons écrits dans un patois qui change tous les trois ans, de petits journaux plaisants comme des croquemorts , et légers comme le plomb de leurs caractères. Les conversations
françaises se font en iroquois révolutionnaire d'un bout à l'autre de la France par de longues colonnes imprimées dans des hôtels où grince une presse à la place des cercles élégants qui y brillaient jadis. Le glas de la haute.
La Femme comme il faut. Dessin de Gavarni
société sonne, entendez-vous! le premier coup est ce mot moderne de la femme comme il faut ! Cette femme, sortie des rangs de la noblesse, ou poussée de la bourgeoisie, venue de tout terrain, même de la province, est l'expression
du temps actuel, une dernière image du bon goût, de l'esprit, de la grâce, de la distinction réunis , mais amoindris. Nous ne verrons plus de grandes dames en France, mais il y aura longtemps des femmes comme il faut, envoyées par l'opinion publique dans une haute chambre féminine , et qui seront pour le beau sexe ce qu'est le gentleman en Angleterre. Voici le progrès : autrefois uue femme pouvait avoir une voix de harengère, une démarche de grenadier, un front de courtisane audacieuse , les cheveux plantés en arrière, le pied gros, la main épaisse ,
elle était néanmoins une grande dame; mais aujourd'hui, fût-elle une Montmorency, si les demoiselles de Montmorency pouvaient jamais être ainsi, elle ne serait pas femme comme il faut.
DE BALZAC.
LE PICARD
PAR FRANCIS WEY
ILLUSTRATIONS DE DAUBIGNY, RAYMOND PELEZ, LOUBON, ETCLe
ETCLe est né malin, c'est le Français par excellence,; l'esprit français dans toute sa pureté, c'est l'esprit du Picard : cette province résume la vivacité intellectuelle des pays situés au nord de la Loire. La plupart des fabliaux du treizième siècle, de ces contes malicieux, égrillards et narquois qu'on nous présente comme Tes types bien tranchés du vieil esprit national, la plupart de ces ouvrages sont en dialecte picard. Ce pays offre le rare exemple d'un terroir où l'esprit pousse et où la vigne ne pousse pas. Le Picard se désaltère avec du cidre.
Cette considération a une haute importance physiologique , n'en doutez pas. Procédons par analogie : le Normand qui boit aussi du jus de pommes est loin d'être sot; mais la ruse, la finesse, sont ses principaux mérites ; son esprit, d'une nature passive, s'élabore à froid; il ne s'élance pas, plus vile que la pensée, bouillonnant et capricieux comme l'Aï qui s'échappe d'une bouteille. Cette dernière forme spirituelle, pour laquelle notre France est renommée, appartient de préférence aux populations dont le pays produit du vin.
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L'esprit normand est tempéré par une boisson froide ; celui des Flamands résulte d'une boisson nourrissante, et celui des Anglais qui s'ingurgitent des drogues horrifiques est imprévu, violent et bizarre. Le seul peuple qui se puisse applaudir d'être sans vignobles, c'est l'Allemagne ; car ses enfants seraient fous si le vin leur fournissait ce qui leur manque pour le devenir.
Le Picard échappe à ces influences; son esprit surnage et ne se noie pas. Cependant le Picard foule aux pieds un sol frais et potager; il a de l'herbe jusqu'aux genoux quand il marche dans ses prairies; ses pieds sont refroidis par un limon marécageux; sur sa tête un ciel gris roule des nuages écumes par le vent des mers du Nord. Le Picard est grand par lui seul et sans l'assistance de Bacchus ni du dieu qui guide les coursiers du soleil. Le Picard est spirituel et il a froid ; il aspire la brume, il n'est pas couronné de pampres , et sa verve étincelle. O peuples , saluez !
Cette netteté qu'il a dans la pensée et sa facilité d'élocution sont révélées par son visage. En général, les Picards sont maigres, leurs traits sont fermes, leurs lèvres minces, leur nez droit et pincé, leurs yeux vifs. Nous voici bien loin de leurs voisins des Flandres! La Picarde est grassouillette et blanche; ses yeux sont doux et piquants, son nez railleur; ses lèvres un peu épaisses s'ouvrent volontiers à la gaieté et s'entr'ouvrent au plaisir : c'est le type achevé de la femme française.
Il est bien des vertus que les Picardes préfèrent à la vertu, car elles ont trop d'esprit pour être prudes : leur coeur est droit et bon ; les moeurs du village sont tendrement pastorales. Puis cet aimable peuple est comme Figaro, paresseux avec esprit, paresseux avec délices. Ce trait le place bien au-dessus du Normand. Tant pis pour ce dernier ; mais la vérité avant tout !
Revenons aux Picardes, il nous coûterait de les quitter sitôt. Nous avons prétendu qu'elles sont plus civilisées, plus jolieltes, mieux apprivoisées qu'ailleurs ; il est facile d'en donner la raison : dans ce pays le beau sexe travaille peu à la terre, s'abstient des ouvrages de peine et ne va presque pas aux champs. Leur genre d'existence les conserve belles; mais dame
Oisivelé fait germer parfois en leur sein le moins laid de ses enfants. Comme nous ne sommes ni moraliste ni utilitaire, et que ces pages ne se proposent pas de faire baisser le prix du pain, nous louerons sans scrupule des coutumes qui rendent les femmes plus jolies, tout en regrettant avec amertume (toujours par amour du beau) que ces aimables enfants d'un avare terrain soient jetées en grand nombre, par la misère, sur le pavé de Paris où elles se perdent à jamais. Mais comme, à dater de ce moment, celles-ci n'ont plus de nom, plus de patrie, nous n'avons qu'à les oublier.
Il n'est pas rare qu'on rencontre en Picardie une jeune fille qui fume la pipe avec une grâce et un aplomb dignes d'un marin ou d'une femme de lettres. Entrez dans une chaumière, vous y verrez les pipes d'un mari et de sa moitié accrochées à deux clous fraternels, et le plus beau tuyau n'est jamais du côté de la barbe. Ainsi, pendant que des amazones s'occupent chez nous à conquérir l'indépendance de la femme, sans autre résultat obtenir que de fumer des cigarettes en papier, il se trouve que la Picarde a, depuis près d'un siècle, fait respecter l'étendard de la révolte, culotté par le temps, et qu'elle projette, du fond de son hameau, la fumée, du caporal sur Fourier et sur Saint-Simon. Cette révolution s'est opérée sans résistance de la part des hommes. Ne vous disais-je pas que c'est un peuple spirituel?
Ne croyez pas cependant que la vie s'écoule sans bourrasques dans un ménage picard. Ces braves gens sont emportés, vifs comme poudre; ils ont des colères aussi pétillantes et aussi durables qu'un feu de paille. En outre, comme ils s'expriment facilement et sont assez têtus, il en résulte un certain penchant à l'esprit de controverse ; ils aiment la discussion et s'y livrent avec la même âpreté que leurs voisins du département du Nord. Leur plaisir est d'entasser une foule d'arguments spécieux à l'appui d'une bourde. Rien n'est plaisant alors comme la malice qui perce sous leur masque de bonhomie : deux bons paysans dont l'un est endoctriné par l'autre, qui persuade de la voix et du geste, forment un petit crayon assez risible.
Les Picards sont industrieux et tournés avec ferveur aux choses lucratives. On les dit
Le Picard. Dessin de Haymond Pelez.
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intéressés; c'est que l'argent est dur à gagner pour eux, et que leur naturel peu souple ne contribue pas moins que la pauvreté du territoire à les empêcher de s'enrichir. Plusieurs
Plusieurs les ont loués de leur bravoure à la guerre ; cet éloge me paraît tomber dans le domaine de M. de La Palisse et convenir à une province aussi bien qu'à une autre, attendu
Paysage picard. Dessin de Daubigny.
que le courage en France est de toutes les localités et de tous les temps.
Si vous teniez absolument pour cette contrée à des considérations historiques, on vous dirait que les Picards pensent qu'on les a nommés
nommés parce qu'ils ont inventé les piques. L'auteur de cette étymologie ne parait pas avoir inventé autre chose. D'autres érudits, plus ou moins bâtés, certifient que le mot picard, en vieux langage, est synonyme de malicieux, de
Un Intérieur picard. Dessin de T.aymond Pelez
piquant, ce qui n'est pas vrai, et ce qui, du reste, ne saurait être vraisemblablement appliqué à messieurs les lettrés du cru.
Cette province fut conquise par Clodion le Chevelu; elle se conserva dans le domaine de la couronne jusqu'au moment où, par a faiblesse des Carolingiens, les grands vassaux
vassaux firent suzerains de leurs fiefs. Durant ces envahissements féodaux, la Picardie fut apportée en dot aux comtes de Flandre de la maison d'Alsace, sur lesquels Philippe Auguste reconquit le comté d'Amiens. La Picardie fut aliénée de nouveau en 1435 par Charles VII qui engagea au duc de Bourgogne, pour quatre
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cent mille écus, toutes les villes situées sur la Somme. Louis XI acquitta celte dette en arrivant au trône. Celte province comprenait alors FAmienois, le Boulonuois, le Ponlhieu, le Santerre, le Vermandois, la Thiérache, le Paysreconquis, le Beauvaisis, le Noyonnois et le Laonnois. Ces trois derniers pays furent, sous Louis XIV, incorporés dans le gouvernement de l'Ile-de-France, et l'on réunit l'Artois à celui de la Picardie. La plus grande partie de celle province est représentée aujourd'hui par le département de la Somme..
On pourrait narrer les grandes guerres et les beaux combats qui eurent leur théâtre en ce pays, de la bataille de Crécy, de funeste mémoire, jusqu'à la prise d'Amiens par les Espagnols à l'aide d'un gros sac de noix, et à sa reprise par Henri IV, etc.. Mais je serais désolé d'avoir à me reprocher la prétention d'instruire mon prochain, ou celle de me donner comme Petit-Jean les airs d'un bon apôtre. Ce Pelit-Jean
Qu'on avait fait venir d'Amiens pour être suisse
est une variété du Picard, admirablement observée et dépeinte. A l'imitation des autres pays pauvres, celui-ci fournit à la grand'ville quantité d'hommes de service ; de là le nom de Picard, généralement appliqué dans les vieilles comédies aux valets de bonne maison, ainsi que ceux de Comtois et de Champagne. Mais le famulus des rives de la Somme a un caractère particulier; on croirait que les auteurs dramatiques l'ont dessiné d'après celui de la comédie des Plaideurs. C'est un bon serviteur, toujours grondant, souriant d'un oeil et furieux de l'autre, prêt à jeter en fuyant une réplique burlesque et maussade. Du reste, sensé, doué d'un jugement gros, mais imperturbable, critiquant toute chose avec un esprit naturel enduit de naïve impatience ; pronipt à médire et habile à ses intérêts.
Le voilà, tel que Racine Fa fait, lecteur; s'exprimant par apophthegmes, aimant les honneurs avec complaisance, sans toutefois en être dupe, et raisonnant sur les préjugés avec philosophie.
Tout Picard que j'étois, j'étois un bon apôtre
Et je faisois claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs me parloient chapeau bas : Monsieur de Petit-Jean, ah! gros comme le bras. Mais sans argent l'honneur n'e;t qu'une maladie.; Ma foi, j'étois un vrai portier de comédie : On avoit beau heuiter et m'ôtcr son chapeau, On n'entroit pas chez nous sans graisser le marteau ; Point d'argent, point dj suissj; et ma porte étoit "close. M est vrai qu'à monsieur j'en rendjis quelque chose ." Nous comptions quelquefois. On me don .oit le soin De fournir la maison de chandelle et de foin : Mais je n'y perdois rien. lîiifia, vaille que vaille, J'aurois sur le marché fort bien fourni la paille, etc.
Le Picard est tout entier dans ces vers, on nous pardonnera de les avoir cités ; ce sont d'intimes connaissances qu'on revoit avec plaisir. Jamais l'auteur d'Athalie n'a mieux créé. L'admirable portrait, comme il est fidèle et profondément français! Achille, Iphigénie, Bérénice, Bajazet ne le sont, en vérité, pas davantage !...
Avant de passer outre, constatons un des effets singuliers de l'ignorance populaire, si fréquents dans l'histoire des langues et des peuples. Ce dicton, devenu célèbre : « Point d'argent, point de suisse, » avait été décoché contre les Picards ; ce sont les enfants de l'Helvétie que le trait a atteints. Celle accusation, au surplus, qui aurait été injuste au temps de Racine, est mieux fondée de nos jours; car la Suisse est devenue la véritable juiverie de notre époque, tandis que la rapacité picarde n'a plus rien de remarquable.
Si nous voulions parler encore des femmes de ce pays, nous rencontrerions dans l'histoire, en passant de l'antichambre au salon, d'admirables types de Picardes. Cette charmante Gabrielle qu'on a chantée au retour des Bourbons sur un air si nasillard, l'illustre maîtresse du Béarnais, était Picarde ; les premières amours du plus joli roi de la chrétienté, madame de Châteauroux, le plus poétique, le plus voluptueux souvenir d'un règne assez collet démonté, était née aux bords delà Somme. Ses compatriotes ont gardé leur réputation de beauté. Demandez à une d'elles le lieu de sa naissance : «Je suis, répondra-t-elle, du pays des jolies filles; je suis Picarde. »
Cette province fournit la plupart de ces bonnes d'enfants blanches et roses, que l'on voit éblouir, sous les ormeaux du Luxembourg et de la petite Provence, l'écolier, le conscrit, et l'expéditionnaire à l'heure où il sort du
LE PICARD
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bureau. Ces fillettes espiègles et sensibles ne sont pas longtemps gouvernantes : elles se hâtent, dans l'intérêt des familles, d'adopter l'état de nourrices. L'Aniienois, le Boulonnois, le Laonnois en fournissent un nombre considérable. Destinée ! si madame de Chàteauroux eût reçu le jour sous le chaume, telle aurait peut-être été sa condition : la belle Gabrielle eût été nourrice assurément.
Comme on peut le voir, nous montrons peu d'empressement à entamer la description du pays picard; c'est qu'ici les naturels sont plus intéressants que le sol. Cette province manque en général de sites, de lignes, de grandeur et de variété. Amiens, la capitale, domine une plaine marécageuse, cultivée proprement et parsemée de maisonnettes badigeonnées de blanc. Elle ne présente d'autre singularité que l'aspect lointain de la cathédrale, qui s'élève au-dessus des maisons d'une manière formidable. Quant à la ville, lorsqu'on a dit qu'elle est commerçante et point trop mal bâtie, il ne reste plus rien à en dire. Les gens y sont tout aux affaires ; il est peu dé cités françaises où les lettres et les arts soient moins en honneur. Dans ce département, mais surtout dans la partie qui avoisine la Flandre et le Pas-deCalais , le mercantilisme est fort développé ; on n'estime que les trafiquants. Il me souvient qu'étant descendu un soir dans un hôtel à Doullens, je f is d'abord l'objet de la question suivante : «F; vous, mossieu, que vendezvous bé?
— Rien du tout, mon cher monsieur, mais qui vous fait supposer que je vende quelque chose?
— Ch'est (répondit le malicieux Picard en jetant un coup d'ceil sur ma personne) ch'est que vous avez l'air d'à» qui n'achète rien. »
Cependant Doullens est bien moins commerçante que des villes telles que Bolbec en Normandie, ou que Saint-Quentin. A Abbeville, c'est autre chose : on ne fait bonne mine qu'aux Anglais; il n'est sur le sol national aucun lieu où nous ayons moins l'occasion d'être fiers d'être Français que dans un hôtel d'Abbeville. La raison de cette préférence pour nos voisins est qu'ils importent chez eux tous les produits de consommation de la contrée : aussi les sourires, le bon accueil et la belle
chambre sont-ils pour eux. Jusque-là, c'est fort bien ; mais ne pourrait-on, à défaut d'avantages plus solides, accorder aux compatriotes un peu d'égards et de civilité?
Éloignez-vous des villes et des grandes routes, vous trouvez d'autres moeurs, et les bonnes gens de la vieille France. Le côté poétique de la Picardie est mêlé partout à des souvenirs : dans ces campagnes on reconstruit aisément la province d'autrefois avec ses châteaux, ses gentilshommes rustiques et les baillis à grande perruque. Dans les prairies, sur le bord des chemins sont de petits manoirs, plus orgueilleux qu'ils ne sont gros, devant la porte desquels s'abaissent encore des ponlslevis qu'on n'a jamais levés. Plus d'une maison bourgeoise porte la tourelle au côté et l'écusson sur la poitrine : prétentions d'un autre temps.
Bien que l'aspect de la Picardie soit uniforme, les nuances du paysage y sont diversifiées. Du côté de Péronne, une poussière crayeuse affadit le ton des terres, et les cultures prosaïquement utiles qui se développent honnêtement sur ces plaines bourgeoises aspirent au gris comme le sol qui les alimente. Aux environs de l'Aire et de la haute Somme, ce sont des cours d'eau jaunes, passés en revue par des saules, alignés sur des rives d'un nankin assez réjouissant. Ces localités sont sablonneuses. Partout, dans ce pays, les arbres sont ronds : près des rivières, saulaies d'un vert moisi; dans les champs, des pommiers et toujours des pommiers. Çà et là, des massifs plus prononcés : un clocher surgit derrière une ligne dure, égayée de quelques moulins à vent. Jamais de collines, mais des mouvements de terrains où serpentent des sentiers pierreux, tachés de quelques ânes qui cheminent avec lenteur. Le site que vous avez vu hier, vous le retrouverez demain, et le spectacle ne change pas. C'est toujours un premier plan d'herbes drues, picotant un fond gris d'iris et, sous les nuages plombés, des lointains qui varient de la nuance vive de la laque à celles du cobalt et de l'indigo. Les blanches maisonnettes sont voilées d'un peu de verdure. Ces tableaux ne sont variés que par l'éclat criard de quelques carrières fraîchement entamées, et par les mottes noires exhumées des tourbières.
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LE PICARD
Au delà d'Amiens, les champs deviennent plus plantureux, les herbes épaississent, les
fleurs se multiplient, et l'on trouve nombre de hameaux situés dans une position riante (style de notaire qui annonce une maison à vendre).
Ces agréments locaux se prolongent jusqu'au Marquaiterre où ces terrains fertiles deviennent coquets et s'atournent d'une façon gracieuse. Situé entre l'embouchure de la Somme et eelle de l'Authie, le Marquent erre est un sol bas , abandonné par les eaux de l'Océan qui jadis y croupissaient. La fécondité
ae ces anciens marais saianis est prodigieuse : les arbres y viennent grands et fournis, les
prairies sont veloutées ; le canton a un air d'abondance et de sérénité qui réjouit le coeur. Ces plans bien unis, dont les lignes fuient avec rapidité, sont encadrés par les coteaux du Boulonnois d'un bleu doux et profond : du côté opposé, ce sont les falaises normandes , claires comme un ton de céruse adouci par un peu de jaune de Naples. La sombre forêt de Crécy s'étend en face des dunes sablonneuses qui, vers le couchant, séparent de ces vertes campagnes
campagnes mer plus verte encore, et plus foncée quand les vents d'ouest, si fréquents dans ces
Picarde. Dessin.de Loubon.
Pêcheuse picarde. Dessin de Loubi
parages, en dépolissent, le miroir. On suit de l'oeil avec plaisir les lignes timides de ce paysage
qui s'arrangent modestement avec une recherche de bon goût, etl'on admirel'artavec lequel la nature remplace la force par l'esprit, la grandeur par la mignardise , la beauté réelle par le chiffonné de la physionomie, r Les hommes du Marquenterre ont moins de rudesse dans les traits ; leurs femmes sont plus mignonnes que dans l'intérieur des terres et que le long de la côte. On les rencontre le matin sur les roules, se rendant au marché d'Abneviile,
d'Abneviile, sous la capote en toile grise de leurs charrettes : des mantes zébrées de raies
brunes les garantissent de la rosée, et de vastes bonnets, évasés et retroussés sur la nuque de chaque côté du chignon, entourent leur visage. Les jeunes filles, en robe fort dégagée et en manches courtes, disposen l sur leur tête, d'une manière capricieuse et mutine, des fichus de diverses couleurs, noués sur le front. Le luxe des boucles d'oreilles est en honneur chez elles et souvent leurs yeux, aussi noirs que les rubans de velours qu'elles portent au
cou , sont très-agaçants. C'est une justice à rendre à la race picarde
Femme picarde. Dessin de Pauquet.
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LE PICARD
que de reconnaître et de louer en elle un continuel enjouement. Il existe près de SaintValery, à l'endroit où les rivages de la Somme s'abaissent et s'étalent pour permettre au fleuve de s'égoutter dans la Manche, il existe là certaines grèves d'une mélancolie glaciale. Des vents corrosifs, chargés de l'acre saveur des mers, y détruisent la végétation; les derniers arbres de ces bords, décapités par la tempête, courbent leurs branches déplumées, pendantes comme des ailes d'oiseaux blessés, et les nuées gorgées de pluie bannissent le soleil. La tristesse de ces landes où ne fleurissent que des coquilles, noires comme de la mandragore, se communique d'ordinaire aux gens qui les habitent, et telle est sans doute la .cause de la morosité des populations Bretonnes. Eh bien, quand on promène sa rêverie sur cette cô!e picarde, on est étonné d'entendre se mêler au gémissement des vagues les éclats de rire des femmes qui recueillent des moules et des crabes sur les grèves humides. Leur gaieté triomphe de ces élégies de la nature ; on les voit, brunies par le grand air, grasses de santé et d'insouciance, jeter aux passants des oeillades d'une coquetterie achevée. Leur costume est décolleté par le haut, par le bas, et quand elles s'en vont baissées, le jupon noué au-dessus du genou, on s'aperçoit que la pruderie leur est étrangère. Leurs pieds nus sont endurcis au froid, comme ceux des Calabraises contre la chaleur des sables torréfiés par le soleil de la Lucanie.
Bien que les Picards soient fort civilisés, ils ont eu l'esprit de garder tout ce que les usages du vieux temps offraient de divertissant. Leurs fêtes villageoises ont beaucoup de mouvement. Le branle d'Authieulle attire encore chaque année les garçons du pays, et l'on porte en triomphe le mare et la maresse que le sort a faits rois de la fête. Les chasseurs de canards sauvages, gibier dont on garnit les indigestes pâtés d'Amiens, ont également leur fête, la ' veille de la Saint-Jean.
On a conservé dans celte province certaines coutumes des âges de superstitions. Telles sont les offrandes à Notre-Dame de Brébières, et les cérémonies funèbres de Beauquesne. Les gens de cet endroit, pour aller faire part à leurs amis de la mort de leurs proches,
s'affublent de longs manteaux noirs, et quand le défunt est descendu dans la fosse, chacun en fait trois fois le tour à reculons, afin d'empêcher le mort de revenir lutiner les vivants pendant les nuits. A Doullens, on célèbre le dimanche des brandons en parcourant les rues toute la nuit avec des torches enflammées, faites de liges de bouillon-blanc, imprégnées d'huile et de résine. Naguère on criait encore le gîtoet dans les carrefours de Domart et, à minuit, une voix lamentable invitait les gens qui dormaient à prier pour les trépassés. Au reste, plusieurs habitudes des campagnes rappellent l'ancien régime et le temps des seigneurs. La physionomie des villages ne s'est pas rajeunie ; les châteaux, nombreux, sont debout pour la plupart. Sans parler de ceux de Picquigny, de Ham et de Péronne, célèbres dans l'histoire, on remarque celui de Boves où demeurait Gabrielle d'Estréesi celui de Heilly qui ressemble à une petite Bastille ; celui de Folleville que surmonte une tour de cent pieds de hauteur, et celui de Piambures, forteresse conservée comme au moyen âge,, avec tout son. mobilier de guerre. Le propriétaire actuel de ce donjon y vit comme un baron du quatorzième siècle ; il pourrait au besoin ' soutenir un siège. Cependant il paye ses contributions comme un bon bourgeois, et l'on ne dit .point qu'il ait fait pendre le percepteur au sommet du créneau. • ■■'■.■ 7j.
On parle dans ces contrées un patois qui est du vieux français; le Picard dépaysé con-. serve un accent traînard un peu analogue à celui des Bressans. Nous avons copié un. échantillon des patois picards, lequel dépeint à la fois le naturel, l'esprit et les moeurs de la province d'une manière si complète, que nous n'hésitons pas à le transcrire.
A UXE MARQUISE QBI VEXAIT VISITER SA TERRE.
Oui, .je venons itou vous présenter m'n'hommage; . Quaîit à l'égard que d'io si j'vous parlons picard, Chesl que d'ell varitai chest clP pus franque image; On ne connaît eheux nous ni goguette ni fard. Tenez, cho, part d'iqui ! Bayez donc, bell' marquise, Comme tout in chacun vous r'luque et vous ravise, Comme ches tiots guerehons accourient apns vous; I crîouent,' i riouent, i gambadouent tertous. Oh ch'est qu'on est bian aise; et pis ch'est que, Princesse, Ed vous voir à Bailleu était enn' alle'gresse!
La Picarde. Dess'.n do Loubon.
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LE PICARD
Ej' partigeons ell'joie. AH' nous aime, os l'aimons,
AU'n'est point fiare un brin; ail' pourraient l'être, sucre!
Os somm' tous ess' infins, ail' est not' mère, émons;
Boine comm' du pain tenre, et douche comme chucre ;
Dam! ch'estait ma maraine, et mossieu mun parain,
Et nous, sous vot' respect, ej' sommes leu filiole.
Et v'Io qu'tout-in-queup, j'ons fait enn' capriole
Por afin d'vous bailler ech' brinot d' roumarin :
J'ons pris chell' libarté que d'y joindre enne rose,
Et pis not' coeur avuc; mais cho n'est point grind chose.
Ces pensées sont gracieuses, point grossières, et l'on y trouve la franchise avec la galanterie française.
Le caractère du Picard est digne d'intéresser l'observateur, le moraliste, et ce n'est pas sans raison que les habitants de cette
province sont estimés de leurs voisins. Quel dommage que leur sol natal n'ait pas ces aspects de grandeur.qui élèvent l'âme et ravissent les yeux ! Il est à regretter aussi que leurs vallées soient brumeuses, et que leurs vignes produisent des pommes. Mais, hors de ces inconvénients naturels, et en ne considérant que l'amabilité des habitants et leur allure toute française, on ressent pour eux de vives sympathies. Pour moi, qui les connais et les apprécie, il me semble que si je n'avais l'honneur d'être Franc-Comtois, je serais trèssatisfait d'être Picard.
FRANCIS WEY.
LE BASQUE
PAR M. V. GAILLARD ILLUSTRATIONS DE RAYMOND PELEZ, ÉMY ET H. CATENACCI
ux écrivains comme aux touristes en quête d'impressions exceptionnelles, aux artistes altérés de pittoresque, j'ai mission de signaler un peuple fort singulier, qui, ±j.isant partie de la France,
France, pourtant en être séparé par ses habitudes et son idiome. Placé dans une encoignure du royaume au pied des Pyrénées occidentales, il a conservé en grande partie les moeurs
qui lui étaient propres et la langue qu'il rarlait dans des temps dont la date remonte
à la plus haute antiquité. Ce peuple, vous le savez déjà, est le peuplebasque, race particulière aux caractères fortement accentués, ainsi qu'aux alluivs les plus originales. Environ cent mille âmes forment le chiffre de cette belle et magnifique population, agglomérée plutôt que répandue dans
trois petites contrées appelées le Labourd, la Soûle et la Basse - Navarre, qui dépendent
Attelage basque. Dessin d'Émy.
des arrondissements de Bayonne et de Mauléon.
En tête des caractères les plus saillants des Basques, jugés comme nation et comme individus, il faut placer leur idiome dit eshuara. C'est d'ailleurs, assurent-iis, l'indice manifeste de leur vieille origine dont ils se montrent extrêmement fiers. Il nous est inutile de rapporter à ce propos les graves discussions que la langue basque a enfantées; ce sont contestations tuées, Dieu merci, et aujourd'hui il paraît prouvé qu'elle dérive de la même origine que le sanscrit liturgique et le tchuktschi, autre langue asiatique. Comme 1 hébreu, l'eskuara réunit tous les caractères d'une
langue-mère dont les affinités sont aussi inexplicables que bizarres. On n'en saurait trouver de témoignage plus extraordinaire que celuici :
Prenez un Basque quelconque qui n'ait point voyagé, embarquez-vous avec lui et cinglez vers l'A frique méridionale.
Parvenu à la hauteur du Congo, terre classique de la traite et des dents d'éléphants, débar-
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LE BASQUE
quez ensemble. Les nègres, selon leur usage, viendront à vous en poussant de grands cris. Lorsqu'ils approcheront, examinez votre Basque et le jeu de sa physionomie; la surprise et la joie s'y peignent et l'animent tour à tour. Il a reconnu et entendu le cri national basque, le M'hissai, hennissement sauvage dont pas un cri un peu humain ne saurait approcher. Il y répond avec énergie et se précipite au-devant des nègres. Suivez-le, de près, et vous le verrez bientôt au centre d'un groupe de nègres, interroger et répondre en eskuara. La conversation n'est pas tout à fait aussi réglée qu'entre compatriotes, on ânonne quelque peu ; mais enfin Basques comme nègres se comprennent à leur mutuelle satisfaction, et si ce n'était la couleur et l'horrible malpropreté de ceux-ci, le premier ne les quitterait pas sans efforts. Pour vous, spectateur muet de cette étrange scène, il est dès lors acquis que la langue du Congo a de grandes analogies avec celle du Labourd ou de la Basse-Navarre '.
Qu'on veuille ensuite que le peuple basque ne se vante pas avec raison d'un idiome contemporain des langues que parlaient les Grecs et les Romains, et même probablement d'une origine plus ancienne encore, d'un idiome qui, s'il n'a pas toutes les richesses de ces langues, en a tous les grands caractères et toutes les grandes beautés. Un écrivain de ce pays a même prétendu, il y a quelques années, que l'idiome basque approche le plus de la langue que le Père éternel a inspirée à Adam. Mais les Basques ont ri les premiers de cette singulière assertion.
Fier et réservé, tout Basque veut être noble et traité comme tel avec déférence. Il y a dans son âme une impression naturelle, un sentiment profond de son illustre origine et de sa suprématie comme peuple. Si vous le rencontrez, n'attendez point de lui le premier salut, n'attendez pas que pour vous faire place, même au milieu du grand chemin, il s'efface de quelques pouces. Il refuse d'admettre pour égal tout homme qui n'est pas Basque; le préjugé de sa noblesse collective et traditionnelle ne le
1. Cette particularité, déjà signalée vers la fin du siècle dernier, a été constatée en 1822 par le capitaine d'un bâtiment négrier.
permet pas. Un prince de Tingri, ayant dit un jour à un Basque, qui lui parlait avec un ton de fierté, de se rappeler qu'il parlait à un Montmorency, dont la race datait de plusieurs . siècles : «Nous autres, lui répondit le Basque sans s'émouvoir, nous ne datons plus. » Ainsi donc, en l'abordaut dans sa maison, son échaltea, ne manquez pas de le qualifier de Joan, seigneur ; car c'est le litre qu'il veut recevoir ; l'oublier serait blesser sa dignité d'homme libre et les convenances locales. Par cette politesse, vous gagnerez sa confiance et vous provoquerez sa franchise.
Jamais Basque de la campagne, des bourgs c'est différent, n'a refusé sa porte au voyageur demandant l'hospitalité. Dès que celui-ci est assis au foyer de la famille, sa personne devient sacrée, et, s'il le fallait, le Basque la défendrait au péril de ses jours. Point de conversation importune, de questions indiscrètes venant mettre une sorte de prix à l'hospitalité accordée. L'étranger prend place à la table du maître de la maison, et un lit d'une invariable propreté lui est préparé. Le lendemain, à son lever, un hôte attentif l'attend pour lui servir de guide. Mais que le touriste trop sensible à des yeux féminins fort causeurs sache résister à leurs fascinantes promesses ! que ses galanteries empressées, rarement dédaignées des Basquaises, n'éveillent point les soupçons d'amants mystérieux, jaloux et emportés, la vengeance des Basques ne se fait pas attendre, et plus d'un imprudent a payé de sa vie une hospitalité trop heureuse reçue dans la Soûle, ce pays où l'amour et le ressentiment ont résisté même à l'empire du prêtre. Cependant, qu'il advienne bien ou mal de l'humeur enjouée et facile des jeunes Basquaises, elles ont en perspective un mariage à peu près certain. Les Basques, épouseurs quand même, en viennent d'ordinaire à ce dénoûment avec leurs hien-aimées, leurs maithagorria. Esclaves de leur parole et dédaigneux d'alliances étrangères, on les voit, au terme fixé, revenir des, pays les plus lointains pour accomplir une promesse de mariage.
Joyeux vivants, et non moins grands festineurs qu'épouseurs, les Basques apportent une prodigalité folle dans leurs noces ; noces de Gamache s'il en fut. Ce sont des repas indéfinis,
Le Basque. Dessin de Raymond Pelez.
LE BASQUE
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des danses pareilles, des couplets improvi- j;
ses, et puis encore des repas qui s'entremêlent ;
et se succèdent sans aucune interruption pen- j
dant une semaine. Avant ces fêtes, s'accomplit j
un service solennel à la mémoire des ancêtres, j
devoir impérieux et prologue indispensable de ;
la joie la plus désordonnée, auquel sont invités j
tous les voisins, parents et amis des deux j
familles. Après les noces et lorsque les époux, j
livrés définitivement à eux-mêmes, établissent j
leur budget, tout l'argent est quelquefois dé- j
pensé, et pour alimenter le ménage dans le ;
courant de l'année, que reste-l-il?... Amour et j
travail, capitaux productifs, il est vrai, mais j
en raison fort inverse l'un de l'autre. N'importe ! les époux lutteront joyeusement contre cet embarras, le surmonteront, et, parvenus au bout de leur carrière conjugale, ils passeront du même lit dans le même cercueil.
Une chose qui étonne tout d'abord, ce sont les rapports de deux époux basques et l'extrême réserve qui les caractérise. Un Basque tutoiera son ami, ses enfants; sa femme, jamais, hormis les jours de fêle. Bien plus, celle-ci reste debout pendant le repas du mari, le sert avec dignité et complaisance. Au dessert, elle s'assied près de lui, et cause en tirant dextrement, de sa quenouille chargée de lin, un fil magnifique
La Danse de Moucliico. Dessin d'Émy.
destiné à accroître encore la grande quantité de linge dont chaque ménage basque est pourvu. Plus loin, ses filles, filant la toile de leur trousseau futur, attendent pour rompre un silence respectueux, ou qu'elles soient interpellées par leurs prénoms ordinaires de Maria,, Gracieusa, Domiiiika, ou que leur père ait quitté la table. Quant aux garçons, occupés au dehors à des travaux ou des jeux en rapport avec leur âge, il faut des occasions particulières pour qu'ils assistent au repas du chef de la famille. De cette exclusion traditionnelle est cependant excepté l'aîné des enfants, fille ou garçon, dont les droits sont toujours en vigueur dans le pays basque. Comme tel, il succède au père et à la mère dans leurs biens et prend d'avance le litre d'héritier. Son mariage
mariage trouve ainsi subordonné à des arrangements de famille, et s'il contracte une alliance d'inclination, son frère ou sa soeur puînée sont appelés à jouir de tous ses droits.
Cette antique coutume, que l'empire du Code civil n'a pu déraciner, ne contribue pas peu à entretenir la monomanie émigrante qui décime la population basquaise, et la pousse au delà des mers. Chaque année, plusieurs centaines de cadets basques se dirigent vers l'Amérique méridionale. Tous y vont chercher fortune, mais la plupart ne trouvent que privations ou affreuse misère. Au surplus, le Basque qui, par aventure, a réussi dans son émigration transatlantique, revient constamment au pays natal, où il reçoit le nom d'Indien, synonyme de riche. IL fait alors bâtir la plus belle mai47
mai47
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LE BASQUE
son du village, n'affiche aucune prétention aristocratique ; ses manières sont simples, ses goûts faciles, et il ne rougit pas de sa famille pauvre qu'il aime, accueille, aide sans ostentation. Indépendamment d'un bon nombre de piastres fortes, il a rapporté de ses longues pérégrinations sous la zone torride un teint d'acajou, un corps sec, une canne à pomme d'or, et l'habitude démesurée de la promenade, des cigares, des liqueurs et du café. C'est un homme qui a vu, disent ces compatriotes, et ils se pressent autour de lui, sollicitent ses conseils et l'écouteut disserter sur la traite des nègres, la culture du tabac, parler de Bolivar, du docteur Francia et du farouche Rosas. On comprend maintenant comment a été rendue irréprimable une récenle émigration pour Montevideo, dans laquelle des entrepreneurs recevaient du gouvernement de l'Uruguay une prime de 10 francs par Basquaise, et de 15 francs par Basque exportés.
Il faut, pour comprendre les actions du Basque, placer en première ligne et comme éléments enracinés chez lui, un amour du merveilleux porté à l'extrême, un désir de gain non moins exalté, et l'esprit le plus aventureux. De là résulte le penchant irrésistible à la contrebande signalé chez les Souletins grands ou petits ; de même s'expliquent l'ancienne et redoutable piraterie des Labourdins, leurs expéditions maritimes jusqu'au détroit de Dawis, la guerre acharnée que les premiers de tous les navigateurs ils ont faite aux baleines, d'abord dans le golfe de Gascogne et plus tard dans les mers éloignées, enfin la découverte de Terre-Neuve, source de commerce si productive. Fataliste et dévot, frivole et grave, téméraire et superstitieux, le Basque se caractérise encore par une grande finesse, qu'il emprunte, dit-on, au Béarnais son voisin, avec lequel il est d'ailleurs en fréquente délicatesse. Je ne crois pas cependant qu'il emprunte à son voisin sa franchise devenue proverbiale. Chez lui s'établissent aisément ces haines de famille à famille, de village à village, inimiliés vivaces, héréditaires, éclatant comme une vendetta corse par des duels ou des guets-apens. Dans ces luttes souvent meurtrières, sont employés un couteau effilé, le gatlibet, et un long bâton ferré, en néflier
rouge, armes 'dangereuses et teriibles. e^cre les mains d'un Basque et sans lesquelles il ne marche jamais.
Mais veut-on pénétrer plus profondément dans l'intimité des sentiments du montagnard basque : qu'on lui parle du Bassa-Joan/ on le verra frémir et s'arrêter brusquement au milieu d'un couplet ; il interrompra la danse, deviendra sérieux et rêveurf. A ce nom prestigieux, hommes et femmes, vieux et jeunes, sont saisis d'une terreur superstitieuse, que des souvenirs évoqués ou des récits de fraîche date ne peuvent qu'accroître. Le Bassa-Joan, c'est le seigneur sauvage, monstre à figure, humaine, d'une taille colossale et d'une force surnaturelle ; tout son corps est couvert d'un long poil lisse, il marche un bâton à la main et surpasse les daims à la course. Le berger qui ramène son troupeau à l'approche de l'orage entend-il répéter son nom de colline en colline, c'est Bassa-Joan! La marche cadencée d'un être invisible qui suit vos pas se fait-elle ouïr derrière vous ! c'est encore Bassa-Joan ! ! ! Qu'un noir fantôme aux yeux étincelants apparaisse soudain à l'entrée d'une caverne ou qu'il sa dresse menaçant et terrible dans les profondeurs d'une forêt, c'est toujours BassaJoan, que chaque Basque a rencontré au moins une fois, et dont il décrit le soir, devant le foyer, les traits hideux et les hurlements sauvages? Être fantastique, fruit de l'imagination ardente d'un peuple peu éclairé, le Bassa-Joan est le plus ancien comme le plus populaire des mythes pyrénéens. Les Basques y ont une foi des plus robustes ainsi qu'aux sorciers, et principalement aux sorcières. Toute vieille femme, ou plutôt vieille fille, dont les yeux sont rouges, les dents couleur de pain d'épice et les oreilles sales, est réputée sorcière. Elle devient aussitôt l'objet d'une frayeur générale.
1. Un Basque à qui nous avons soumis cet article juge que ce paragraphe sur le Bassa-Joan généralise trop une superstition locale. J'ai parcouru, nous ccrit-ïl, une bonne partie de la France, et je ne crains pas de l'affirmer, le paysan le moins superstitieux est le paysan basque. Il arrose moins souvent son bétail avec l'eau lustrale fournie par le sorcier du voisinage que le Parisien ne consulte la sibylle de la rue de Tournon. Les journées néfastes, les salières renversées, le nombre treize et mille autres infirmités de nos hommes civilisés lui sont inconnus. I! croit en Dieu un peu plus que les hommes du Nord, par conséquent il craint moins le diable. (Note de l'Éditeur.)
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Les jeunes filles prononcent des prières mystérieuses eu passant à ses côlés, les enfants la fuient, les femmes la saluent avec un respect empressé, et les hommes lui demandent des exorcismes pour les bestiaux frappés de maladie. Enfin les Basques admettent la possibilité d'ombres qui poursuivent la réparation d'un crime et demandent vengeance en unissant leurs imprécations aux mugissements de l'aquilon.
Voltaire, en voulant peindre les Basques d'un seul trait, n'a pas tort de dire : » C'est un petit peuple qui saute, et danse au haut des Pyrénées. » Rien assurément n'approche de la passion que cette population manifeste pour la danse, et sa merveilleuse agilité est une qualité de nation devenue proverbiale. Pelouses ou plates-formes de rochers, chemins vicinaux ou grandes routes, tout lui convient pour improviser des rondes, des pas et des sauts cadencés par un fifre aigu et un instrument grossier ayant la forme de la lyre ancienne, garni d'un chevalet et de trois cordes sur lesquelles frappe l'exécutant : c'est là le véritable tambour de basque. Chaque jour, durant la belle saison et après le coucher du soleil, vous rencontrez, dans la campagne, des milliers de groupes infatigables qui battent le sol jusqu'à plus de minuit. Là, point d'arrêt, point de halte, des pas toujours uniformes et seulement variés par des sauts inouïs que les hommes exécutent avec des cris étourdissants, tandis que les femmes chantent en tourbillonnant sur leurs talons. La plus célèbre de ces danses est le Saut basque ou le MoucMco, qu'il ne faut pas confondre avec la Pamperruque, danse particulière à la ville de Bayonne. Toujours exécutée par des sujets d'élite, cette danse exige des costumes particuliers. On voit alors les Basques, vêtus d'habits élégants, ornés de festons, de rubans, de fleurs, déployer toute leur légèreté et la souplesse de leurs formes parfaites. Pour comprendre toutefois l'immense ardeur de ce peuple pour la danse et ses talents chorégraphiques, il faut avoir vu une fête patronale à laquelle ses gestes, ses éclats de voix, son costume, donnent une couleur si originale. Cette foule, costumée d'une manière si pittoresque, ce bruit, ce mouvement, ces groupes entrelacés, cette surabondance de force, d'aclivilé
d'aclivilé s'exhale en cris et bien souvent en rixes sanglantes, donnent à ces fêles une physionomie qu'il est impossible de décrire.
Si quelque chose pourtant a le pouvoir de faire oublier au Basque la danse et le son du tambourin, c'est le jeu de paume auquel il s'adonne de très-bonne heure avec une véritable frénésie. Cet exercice double ses forces, son adresse, et fait ressortir des avantages physiques dont il est avec raison très-fier. Les fêles de villages sont choisies habituellement pour le spectacle de la paume. Là se rendent, de plus de vingt lieues à la ronde, les célébrités de ce jeu, escortées par les populations de leurs communes respectives, et arrivant précédées de la musique nationale et de bardes improvisateurs, gagés pour chanter leurs exploits. Les individus qui excellent dans la paume jouissent d'une grande illustration, et le Labourd se souvient encore du fameux Perkain, qui, réfugié en Espagne pendant la première révolution, apprend tout à' coup que Cumtchet, un de ses rivaux, annonce une partie de paume aux Aldudes. Perkain accourt, combat, triomphe, et franchit de nouveau la frontière, applaudi et protégé par sept mille spectateurs. Chacun sait aussi, dans la Basse-Navarre, l'épisode de quinze soldats basques, qui, partant des bords du Rhin sans permission, viennent jouer à la paume à la fête de leur commune, y remportent la victoire, rejoignent ensuite leur régiment à Austerlitz, et se comportent de telle sorle à cette mémorable bataille des trois empereurs, qu'amnistie leur fut accordée du crime de désertion. Dans les joutes de la paume, provoquées souvent par des espèces de cartels et accompagnées de paris considérables, des témoins ou juges du camp veillent à ce que les règles du jeu soient observées, et prononcent sur les coups douteux. Habillés à la légère, chaussés de sandales ou d'espartilles, un gantelet de cuir à la main, les joueurs prennent champ dans un vaste cirque, se défient, courent, bondissent en se renvoyant une balle dure, élastique et pesant jusqu'à seize onces. Quand les jeux sont terminés, les paris s'acquittent, et le vin tiré se consomme. C'est alors que les bardes entrent en exercice et entonnent leurs couplets triomphateurs ; mais si l'un d'eux, trop caustique, offense les vaincus,
La Basquaise. Dessin d'Emy.
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ses chants deviennent le signal d'une rixe très-grave : les ganibets sont tirés, les bâtons ferrrés saisis, et le sang ne tarde pas à couler!... Quand la colère est assouvie et la mêlée dispersée, les battus vont se faire panser avec l'espoir d'une revanche prochaine... Ainsi s'engendrent et se nourrissent la plupart des rivalités qui divisent profondément les habitants du pays basque.
Quoique vif et spiriluel. orgueilleux de sa nationalité et pourvu d'une langue restée la même depuis deux mille ans, le peuple basque
n'a point de littérature nationale à présenter. Pour en trouver quelques rares et informes monuments, il faut en appeler à des mémoires d'élite ou s'adresser à certaines familles qui les conservent presque toujours en manuscrits comme un patrimoine spécial transmis d'âge en âge. Les moins difficiles à se procurer sont des pièces dramatiques, appelées Pastorales, assez semblables à nos anciens mystères. A part quelques épisodes empruntés à la Bible et à la mythologie, les souvenirs de Roland, ceux des chevaliers de la Table-Ronde, de Clovis,
Basque au travail. Dessin d'Emy.
d'Alaric, de la guerre des Maures, de Napo- ;
léon, fournissent matière à ces productions j
théâtrales qui ont leur règle poétique aussi j
inflexible que celle des trois unités l'était au- I
trefois pour nous. Aujourd'hui encore, tout j
sujet doit être taillé sur le même patron et \
d'après les lois imprescriptibles de la pastorale, \
dont les modernes interprèles passent huit j
mois de l'année à tricoter des bas de laine au- j
près de leurs vaches, et les quatre autres à chas- I
ser l'isard et la palombe. C'est pendant les huit ;
mois de garde près de leurs troupeaux, que ces ;
pâtres, imbus des traditions du moyen âge, !
dont leur imagination s'enflamme dans la soli- I
! lude, élaborent des drames héroïques où l'esI
l'esI martial du Basque prend un essor incroya!
incroya! Deux ans souvent avant la représentation
I d'une pastorale, on en jase dans le pays, et
| quand arrive le grand jour scénique, des mil!
mil! de spectateurs sont rendus de bonne
i heure devant un théâtre dressé en plein vent
; dans la vaste clairière d'une forêt pyrénéenne.
! La flûte, le fifre, le tambourin, instruments
! de prédilection, composent l'orchestre. Pour
; partie accessoire et obligée, sont des cavalca:
cavalca: d'empereurs et de Sarrasins évolutionnant
I d'abord sur une pelouse, puis s'élançant d'un
i! seul bond et en mesure sur le théâtre, après
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avoir successivement mis pied à terre. La pièce commence invariablement par un long prologue ou récitatif dont la prosodie rappelle la mélopée grecque. L'auteur ou l'un des acteurs y donne l'esquisse du tableau qui va être déroulé sous les yeux des spectateurs, et termine en invoquant leurs sentiments religieux. Tous les colliers de perles, les panaches, les chaînes d'or, les costumes du pays, sont mis à contribution pour donner du luxe et de la pompe à ce spectacle d'un autre siècle. On a vu naguère, dans l'une de ces pièces, Alaric, l'indomptable chef des Goths, habillé en capitaine de la garde nationale, le chapeau surchargé d'un obélisque de fleurs; trois martyrs du roi Iiérode, portant un habit noir à la française, avec jabot, manchettes, boucles et crêpe noir au bras ; enfin le bourreau qui devait les occire, affectant toute la gravité d'un bourgmestre hollandais, et affublé d'une robe à manches rouges et à fond mi-parti de violet et de rouge. A la mise en scène et aux représentations de ces mystères préside une manière de régisseur nommé le régent. Le plus illustre, en ce moment, est un savetier de Tardets, appelé Saffores. Sans lui, aucune pastorale ne saurait être honorablement rendue dans le pays basque. Comme régent, il communique les traditions dramatiques dont il est dépositaire, enseigne la déclamation convenue, copie les rôles qu'il arrange, et erée an besoin ; puis, lorsque l'instant de la îeprésenlation est arrivé, vous le voyez s'effacer pour aller occuper le modeste et pénible office de souffleur. Mais, chose plus extraordinaire, c'est que des jeunes filles se travestissent en hommes pour jouer les mêmes pastorales : elles dépouillent résolument la timidité de leur sexe, et singent d'un sérieux fort comique les airs terribles et démesurément vainqueurs dont les sous-officiers des garnisons voisines leur ont donné les premières leçons.
Les savants du pays basque sont presque tous ecclésiastiques et curés de leurs villages. La plupart ont composé des dissertations sur l'histoire des Ibères et des Canlabres, dont les Basques actuels paraissent issus en ligne fort directe. L'un d'eux professe actuellement un cours sur les mystères de l'alphabet, dont les principes sont fort originaux. Qu'on me permette
permette initier le lecteur. « Lorsque Adam, « me disait ce curé, contempla pour la pre« mi ère fois sa compagne chérie, à peine sortie « des mains de son Créateur ; à la vue d'un si « brillant chef-d'oeuvre, quelle dut être sa « première expression? — Il s'écria sans doute, « lui répondis-je : Que tu es belle ! — Pas du « tout, reprit le digne pasteur ; il éleva ses « mains vers le ciel et s'écria : A ! Ce fut la « première lettre prononcée. Pour ne pas en « perdi e le souvenir, il traça sur le sable deux « lignes obliques dont la conjonction vers le « haut formait un angle aigu ; et, afin de coince pléler l'emblème d'une indissoluble union, « il fortifia le point central de ces deux lignes « par une petite barre horizontale ; et ce fut « aussi la première lettre écrite.
« Voyons la seconde. Lorsque Adam eut « perdu par sa désobéissance le glorieux pri« vilége dont il avait été doué lors de la créa« tion, il était inconsolable ; mais Dieu, vou« lant ranimer son espoir, lui fit connaître, à « l'aide d'une ligne perpendiculaire accompa« gnée de deux demi-cercles, que son Créateur « s'abaisserait du haut des cieux, et viendrait « s'enfermer dans le sein d'une créature issue « do sa propre race. Pour perpétuer ce gage « précieux de bienveillance, Adam traça sur le « sable la lettre B. »
Je ne pousserai pas plus loin la théorie descriptive du bon curé basque, chaque lettre vaut un chapitre de l'Ancien Testament, et je laisse à l'imagination du lecteur le soin de compléter ce curieux recueil.
En mettant le pied dans le pays basque, l'observateur remarque d'abord la fierté des indigènes : elle apparaît dans leurs regards, perce dans leurs traits, et se manifeste dans toute leur altitude. Bien différents des paysans des autres contrées, les Basques marchent toujours la tète haute, les épaules effacées et d'une manière on ne peut plus résolue. L'énergie du front, la noirceur des sourcils et le reflet de saug qui colore l'oeil du Basque donneraient un aspect assez farouche à sa physionomie, si elle ne respirait un certain air de franchise mêlée de gaieté. Au reste, la tète de ce montagnard offre dans ses parties supérieures une coïncidence frappante avec celle des oiseaux de proie. On ajoute même que certains disci-
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pies de Gall se permettent de croire que le crâne du Basque présente des proéminences ayant pour sièges quelques instincts destructeurs. Comptons bien vite cette assertion au nombre des erreurs phrénologiques, car rien ne la justifie.
Grand, élancé, agile, nerveux, le Basque est plein d'animation ; il porte les cheveux longs," comme attribut de noblesse et de liberté séculaires. Son teint brun, ses yeux noirs, que la colère ou la joie font étinceler, impriment à son faciès uue grande mobilité d'expression. Qu'il parle, c'est à grand renfort de gestes et de brusques intonations ! Fanatique de ses antiques usages, il aime peu l'agriculture, en dédaigne surtout les nouveaux instruments, et, comme un véritable enfant d'Abraham, il se livre de préférence aux soins des troupeaux. Quoique essentiellement courageux, c'est avec regret qu'il se soumet à la discipline militaire : il lui faut d'ailleurs des chefs de son choix, des Harispe, qui le comprennent et sachent guider sa fougue impétueuse. Assez querelleur dans l'état normal, le Basque n'est plus du tout maniable s'il a trop souvent eu recours au vin de Peralta, qu'il apporte d'Espagne par contrebande. Sa fureur est alors sans bornes ; il frappe du bâton à tort et à travers, et joue du couteau en aveugle.
Une veste bleue en drap ou en velours, des pantalons de la même étoffe, une chemise toujours très-blanche, voilà le fond du costume du Basque. Comme agrément indispensable, il se pare d'une ceinture en soie rouge tournée sept à huit fois autour du corps, et dans les plis de laquelle il glisse sa pipe en terre, sa bourse, et quelquefois son couteau, instrument docile de ses emportements furieux. Des sandales garnies de grelots lui servent de chaussure, quand il doit exécuter quelque danse nationale ; à son col est une cravate à la batelière, et sur l'oreille un béret bleu. C'est dans cet équipage leste, coquet et fort bien porté par les jeunes gens, que les Basques se rendent, par groupes de dix ou douze, aux foires et marchés de Saint-Jean-Pi ed-dePort, de Mauléon, de Hasparren et de Bayonne. Ainsi, du 15 au 20 août, ils descendent du Labourd, de la Soûle et même de la BasseNavarre, aux bains de mer de Biarritz. Chaque
aunée, ceUe époque est pour eux un temps de loisir et de bonne chère, pendant lequel ils prennent deux, trois, et jusqu'à quatre bains par jour. Il faut surtout voir, à cette côte dangereuse qui a reçu leur nom, Basques et Basquaises demi-nus, se tenant par la main sur une seule ligne pour résister aux lames, chantant de lentes complaintes et lançant de temps à autre au milieu des rochers leurs cris sauvages et étourdissants. Le mouvement est alors perpétuel de la plage à la côte, et de la côle au village : c'est un pêle-mêle de sons iusolites et véritablement étranges pour des oreilles françaises.
Le noir, couleur nationale des Cantabres, dominait jadis presque exclusivement dans la toilette des Basquaises ; mais aujourd'hui que la contagion des innovations en a perverti l'usage, jupe, corsage et fichu ont des couleurs très-variées. Le tablier cependant, et le mautelet, spécialement réservé pour se rendre à l'église, doivent encore rester noirs. Pour coiffure, les jeunes filles portent un mouchoir de couleurs éclatantes et flottant par derrière ; les jours de fête, il est remplacé par du linon artislement noué sur le front, que couvre encore un chapeau de paille enrubanné. Plus sévèrement ajustées, les femmes mariées portent dans quelques cantons la sdbanilla, espèce de carré blanc assez disgracieux.
De tout ce qui précède, ne concluez pas néanmoins que la race basque soit incapable de prendre un rang fort distingué dans la littérature et les sciences. A cet égard, preuves sont faites du contraire, car le sang basque a produit un contingent très-respectable de philosophes, d'historiens, de poètes, de publicistes et de jurisconsultes. Tous, élevés loin de leur pays natal, se sont servis des langues française, espagnole ou latine, mais en imprimant à leurs oeuvres le cachet incisif qui distingue l'esprit national. En ce moment, MM. d'Abbadie frères, deux savants et intrépides voyageurs, jettent, par leurs ' explorations en Abyssinie, le plus vif éclat sur le nom basque. Animés d'un zèle ardent pour les progrès de la cosmographie et de l'histoire, ils y consacrent leur fortune et leur existence. Comme hommes politiques, il faut citer le ministre Garât, qui était d'Ustaritz; M. Che-
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garay, d'origine basque, et aujourd'hui député de l'arrondissement de Bayonne ; comme gloire militaire, le lieutenant général Harispe, compté par la Basse-Navarre au rang de ses plus belles illustrations, d'abord commandant d'un bataillon de chasseurs basques dont la bravoure ne sera guère oubliée sur la frontière, et ensuite l'une des braves épées de la République et de l'Empire. Les Basques regretteront longtemps un savant modeste, l'abbé Darrigole, mort à la fleur de son âge, supérieur du séminaire de Bayonne, et auteur d'une excellente Dissertation critique et apologétique sur la langue basque. Et dans la marine donc, quel peuple peut se vanter d'avoir produit des hommes plus intrépides que Renaud d'Elizagaray, l'inventeur des galiotes à bombes pour
le bombardement d'Alger sous Louis XIV; que Cépé, ce hardi corsaire de Saint-Jean de Luz ; que les Labourdins, jadis surnommés loups de mer? Aujourd'hui les Basques n'ont plus de marine ; mais ils sont rois encore à Terre-Neuve, et les navires les plus heureux à la grande pèche sont ceux qui comptent les enfants du Labourd pour équipage.. Pourquoi donc aujourd'hui, dans cette contrée si originale et si belle, le voyageur rencontre-t-il à chaque pas des villages entiers abandonnés et tombant en ruines? C'est qu'un fléau, que ne connaissait pas le siècle passé, vient chaque année lui enlever des familles nombreuses, et le dépeuplera en entier si l'on n'y prend garde. Ce fléau, c'est l'émigration et la traite pour les colonies d'Amérique !
VICTOR GAJLLARD.
LE PÊCHEUR DES BORDS DE LA SEINE
PAR M. J. BRISSET
ILLUSTRATIONS PAR MEISSONIER, HENRY MONNIER ET GAGNIET
ÉDISE de la pêche qui voudra'.Nomme qui voudra la ligne : Une perche ayant un animal d'un côté et un imbécile de l'autre, je m'inscris contre les détracteurs de cet innocent plaisir.
Stultum me fateor, comme dit Horace. J'avoue que j'ai été quelquefois l'un de ces imbéciles, et qu'il m'est resté mille charmants souvenirs de ces heures passées, le bras tendu, l'oeil fixé sur le bouchon fuyant d'un air affairé dans le courant qui l'emporte, ou stationnant, nour ainsi dire endormi, sur la surface d'une eau tranquille, comme le chat patelin dont l'oeil, mi-fermé par un sommeil trompeur, ne regarde que de coin les petits oiseaux qu'il guette.
Et, dites-moi, quel passe-temps, quel plaisir eut jamais un cadre plus riant et plus gracieux! Ce ne sont plus les arides guérets, les bords pierreux des luzernes ou les lisières des taillis hérissées de ronces, que le chasseur arpente et côtoie sous le soleil d'automne. Au pêcheur les frais gazons, les repos sous la saulée,
saulée, harmonies fluviales, les contrastes de la lumière glissant en rayons d'argent sur l'onde immobile, et se brisant, s'éparpillant plus loin en sautillements jojreux, à la suite des flots qui moutonnent sur un fond de cailloux, ou ruissellent amoureusement sur un lit de sable fin.
Le bord de l'eau est le séjour de la rêverie ; les eaux tiennent toujours une grande place dans l'oeuvre des poètes rêveurs : les Israélites pleurent sous les saules de l'Euphrate ; Ossian chante sur le rocher contre lequel se brise l'écume du torrent. L'eau donne une âme, une pensée au paysage ; c'est un souvenir, une image de la fuite du temps, de la rapidité de la vie ; c'est aussi la partie mystérieuse que doit contenir toute. chose pour agir complètement sur l'esprit de l'homme. D'où vientelle, où va-t-elle, cette onde qui fuit sans jamais s'arrêter? Par delà ces prés, quels sites va-t-elle embellir, quelle contrée va-t-elle fertiliser? Doit-elle voyager longtemps encore entre ces saules et ces peupliers avant de trouver le fleuve, le lac, où elle se perdra avec le souvenir du bien qu'elle a fait?
Ainsi la rêverie et l'imagination se plaisent également au bord des eaux. Et n'allez pas croire que l'imagination ne joue pas aussi un grand rôle dans ces plaisirs du pêcheur, que
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LE PECHEUR DES BORDS DE LA SEINE
j'essaye de réhabiliter à vos yeux. Qui a plus de puissance sur elle que l'inconnu ? Un voile qu'elle cherche à soulever, sous lequel elle rêve un ange ou un spectre, un brouillard qui lui fait deviner le paysage et lui permet de changer la ferme en palais, le colombier du village en château féodal, voilà ce qui lui convient pardessus tout, car elle n'est jamais mieux que sur les limites qui séparent le monde positif du monde des conjectures.
C'est justement la position de la plume qui flotte sur l'onde et que suit le regard du pêcheur. Que se passe-t-il sous le voile vert des eaux dont son oeil ne peut sonder la profondeur? S'il est poëte le moins du monde, il devine dans ces longues herbes qui ondulent au fil du courant la verte chevelure de quelque ondine endormie sur son lit d'algues et de mousses : c'est tout un pays de féerie que parcourt en ce moment son imagination, suspendue comme l'hameçon au fil de crin ou de soie. Les gohelins moqueurs suivent la ligne, la retiennent avec leurs pattes d'écrevisse, ou l'accrochent en riant aux racines du saule de la rive; et quand le pêcheur, trompé par la brusqué disparition du liège flottant, tire à lui, croyant ramener quelque superbe proie, si l'acier recourbé cède et reste engagé dans l'obstacle, alors les lutins font entendre un rire qui ressemble, à s'y méprendre, au cri du martinpêcheur et au frôlement des roseaux et des saules courbés tous à la fois par une brise de rivière,
Et pourtant, croyez-le bien, il n'est pas nécessaire d'avoir aucune de ces extravagantes idées pour s'amuser à suivre le trajet d'une ligne bien amorcée, convenablement plombée et attachée selon toutes les règles de l'art à la baleine qui .plie, et donne en se relevant ce coup de maître auquel le poisson ne peut échapper. Sans avoir recours aux inventions, aux supposilions de la poésie, c'est bien assez, pour tenir l'attention éveillée et l'esprit en haleine, de penser à la proie qui suit peut-être en ce moment même l'appât qu'on lui a préparé avec tant de soin. D'ailleurs le milieu où elle se joue n'est pas si inaccessible au regard, que de temps en temps l'on n'aperçoive quelque ombre qui passe à peu de distance de la surface des eaux, comme un nuage sur le ciel : c'est la carpe paresseuse, c'est le brochet qui chasse, c'est le chevenne attendant que le vent lui fasse tomber de la rive quelque sauterelle ou quelque hanneton ; c'est la bande errante des gardons
gardons promenant avec l'air du plus profond dédain pour le pêcheur et ses appâts. A cet aspect, l'espérance se ranime, la ligne paraît moins lourde au bras fatigué par une tension prolongée; ainsi, à la fin d'une longue route, s'il aperçoit de loin dans la plaine la vedette de l'ennemi, le soldat se redresse et trouve léger comme une plume son fusil tout à l'heure si lourd. Qu'est-ce donc quand la plume ou le bouchon, véritable vedette chargée de vous transmettre la nouvelle de l'agression de l'invisible ennemi que vous guettez, vient tout à coup, par un hochement timide d'abord ou brusquement décisif, vous apprendre qu'un habitant des eaux s'est laissé tenter par votre amorce, et qu'il la déguste en gourmet, ou l'attaque en poisson vorace?
Alors commencent les angoisses, les battements de coeur, les émotions du drame le plus saisissant. Le terrible Rien ne va plus ! de la roulette, quand elle se met en marche pour accomplir son fatal trajet, les trois coups annonçant le dernier acte du mélodrame le plus intéressant, ne produisent pas sur le joueur et sur le spectateur un effet pareil à ce qu'éprouve le pêcheur quand il se dit tout bas : Ça mord !
Comprenez-vous? Ça mord! la nature du plaisir de la pêche est tout entière dans cette expression. Le ça, pronom mystérieux, laisse à l'imagination ses coudées franches... toutes les espérances, toutes les illusions du pêcheur sont dans ces mots : Ça mord ! ils prouvent que la pêche est un plaisir dont l'imagination seule fait les frais, un plaisir interdit, par conséquent, aux esprits froids et positifs.
C'est un de ces instincts primitifs de l'homme, un de ces instincts antérieurs à la civilisation qui n'a pu les étouffer ; par une force de réaction ils se font sentir au centre même de son empire plus puissamment que partout ailleurs. L'homme sauvage, chassé de toutes les savanes, de toutes les forêts vierges du nouveau monde, se retrouvera peut-être dans la rue Saint-Martin à Paris ou dans Oxford-street à Londres.
En attendant, ne vous étonnez point si, dans la belle saison, les bords de la Seine sont couverts depuis le matin jusqu'au soir de pêcheurs de tout âge, de toute taille, de tout habit. Or, parmi ces individus, les uns debout sur les trains de bois épargnés par les débardeurs, les autres, plus à l'aise sur la rive, ceux-ci assis, jambes pendantes sur le parapet du quai, ceux-là dans des bateaux amarrés au milieu
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de la rivière, tous ne sont pas pêcheurs au même degré, au même titre, tous ne peuvent être compris dans la même classe. C'est le cas d'établir des divisions et des subdivisions : nous agirons donc avec le pêcheur à la ligne comme le naturaliste avec les plantes, d'autres diraient les simples, et nous grouperons en trois grandes familles tous les individus de cette généralité aquatique.
Nous aurons donc : 1° le pêcheur par nécessité ; 2° le pêcheur par désoeuvrement ; 3° le
pêcheur par inspiration nous pourrions
dire simplement le pêcheur, car, à celui-là seul appartient ce nom dans toute sa pureté : les autres ne sont que des anomalies, des dégénérescences, des branches cadettes, si vous l'aimez mieux.
Le pêcheur par nécessité est celui qui fait métier et marchandise de son art ; c'est le positif, c'est le chiffre mis à la place des illusions et des espérances, c'est l'attente du gain, la soif du lucre faisant fuir bien loin la poésie et matérialisant tout ce qu'il y a d'idéal et de rêveur dans ce far niente si bien occupé du pêcheur.
Le fisc ayant écrit dans ses lois : La pêche sera exercée au profit de l'État, la pêche est exploitée, soit après adjudication publique aux enchères et à l'extinction des feux, soit par concession de licence à prix d'argent. (Titre III de la loi relative à la pêche fluviale.)
C'est le budget se faisant poisson, poisson du genre de la baleine et nageant entre deux eaux, malgré sa pesanteur. Desinit inpiscem, comme dit encore Horace, et ceux qui se sont rendus adjudicataires aux termes de la loi que nous venons de citer, cherchent à faire valoir leur argent le mieux qu'ils peuvent. A ceux-là les moyens qui font de la pèche une addition et ne sont bons qu'autant que le total est satisfaisant ! A ceux-là lé brutal emploi du filet. Le filet est la prose de la pêche, comme la ligne en est la poésie ; le filet est le canon de la rivière, il remplace un tournoi où l'adresse, l'expérience, l'habileté, la ruse doivent seules triompher, par une véritable tuerie, par une ignoble main basse sur tout ce qui a vie au fond des eaux. Le poisson n'est plus l'inconnue que l'esprit méditatif et patient du véritable pêcheur cherche à dégager dans cet intéressant problème qui le retient au bord des eaux, ce n'est que de la chair à filet dont la livre vaut tant et qui doit figurer à la poissonnerie et sur la table d'une cuisine.
A d'autres que nous la tâche de peindre les très-peu poétiques pourvoyeurs de fritures et matelotes de la barrière de la Cunette et des cabarets de Bercy 1 Nous ne sommes point dans les dispositions d'esprit que la justice exige du juge, et sans lesquelles son arrêt n'est pas valable. Trop de haine sépare le pêcheur à brevet du pêcheur toléré pour que le portrait de l'un puisse être fait par l'autre sans prévention et sans passion.
Hélas ! il nous reste dans la mémoire trop de lignes dérangées, trop de belles chances interrompues par les avirons ou l'étourdissant épervier de ces honorables industriels du GrosCaillou ou de la Râpée, nous avons été trop souvent salués par leurs piquantes apostrophes sur la forme de notre nez, l'effet de nos lunettes et la couleur de notre chapeau, pour que nous puissions aborder et trailer un pareil sujet sans prévention. Je me récuse donc moimême, et je passe à la seconde catégorie : le pêcheur par désoeuvrement.
Une remarque, pourtant, avant que nous arrivions à cette nouvelle espèce. Le grand défaut des classifications vient de ce que, dans la société ainsi que dans la nature, il n'existe guère de choses qui aient des limites assez tranchées, des contours assez arrêtés pour qu'on puisse dire : Telle classe finit là, et telle autre y commence. Il y a partout des nuances intermédiaires et des individus si bien à califourchon sur le point de démarcation, qu'on ne sait s'ils sont réellement d'un côté ou de l'autre. Par exemple, de la classe du pêcheur par nécessité déborde, dans celle du pêcheur par désoeuvrement, l'individu enchanté de trouver dans la pêche, qu'il nomme sa passion indomptable, un prétexte pour fuir une société disgracieuse et s'esquiver d'un intérieur désagréable...
Celui-là pêche pour ne pas pécher en maudissant l'humeur acariâtre, boudeuse ou taquine de sa femme. Il est du petit nombre de ceux qui bénissent l'institution de la garde nationale et du jury, accueillent le billet de garde comme un bon au porteur, et sautent de joie en lisant le matin dans un journal leur nom sur la liste des prochains jurés. Heureuses inventions qui donnent à ses souffrances un moment de relâche, délicieux rafraîchissement apporté par le législateur au milieu de l'enfer où il vit I
Sa patience a été si bien exercée par le lien conjugal, qu'elle se complaît et se délasse dans
Le Pécheur des bords de la Seine. Dessin de Henry Monnier.
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les épreuves que la pèche lui impose. C'est entre le bras inflexiblement tendu de cet honnête esclave rendu à la liberté, et le revers de son habit-veste que l'araignée de mon ami Henry Monnier a le temps de jeter les fils de sa toile et de chasser tandis qu'il pêche'. Pour celuilà, du reste, la pêche est plutôt l'absence d'un mal que la présence d'un plaisir ; il ne songe guère au poisson à prendre, il pense que sa femme n'est pas là. Il savoure cet instant de repos, il hume la tranquillité par tous les pores, il s'attriste quand le brouillard s'élève sur la rivière, quand le dernier rayon de soleil glisse sur sa surface et dore les légers sillons qu'y trace le vent du soir... Voici la nuit, c'est l'heure de la retraite, il faut reprendre le joug du domicile conjugal. Le pêcheur fait lentement alors ses préparatifs de départ;
avec la soie ou le crin qui diminuent sur le plioir humide, il voit peu à peu disparaître ce fil d'or que la liberté a mêlé par hasard à la trame de ses tristes journées.
Le pêcheur par désoeuvrement est une variété du flâneur. Le flâneur, las de flâner, pèche; la pêche est le repos, ou, si vous l'aimez mieux, les invalides du flâneur. Rester sur les quais à regarder couler l'eau ou bien à y cracher, comme le vicomte de madame de Sévigné, c'est se borner au rôle passif de spectateur dans un théâtre, quand on a sous la main tout ce qu'il faut pour y jouer un rôle.
A l'angle que forme le parapet du quai en s'ouvrant sur quelque descente qui conduit au bord de l'eau, ou bien encore à l'approche d'un pont, se tient au grand air et au grand soleil la boutique où se débitent les armes et muniLa
muniLa à Bercy. Dessin de Meissonier.
tions qui changent tout à coup le flâneur en pêcheur. Cet établissement se compose d'une petite table avec son étalage de lignes vertes ou blanches, ses paquets d'hameçons ou de haims empilés sur crin, sur boyaux de vers à soie. On trouve là, et des boîtes pour contenir les amorces, et des flottes, et des bouchons de diverses grosseurs, et des plumes coloriées pour servir de coulant, et des poches en filet pour conserver le poisson vivant. Le tout est dominé, comme dans un trophée de guerre, par des cannes en roseau, en bambou, et par quelques épuisetles, dont le filet agité par le vent figure assez bien les drapeaux et les bannières à côté des lances.
Voilà pour les armes : les munitions sont près de là, en réserve dans quelque baquet, dans quelque pot soigneusement recouvert, ou dans des sacs hermétiquement fermés. C'est la
l. Caricatures de Henry Monnier, le Pécheur.
partie basse et cachée de l'établissement, quoiqu'elle en soit le mouvement et la vie... Que dire de plus ? Il n'y a plus là de comparaison chevaleresque, de périphrase poétique qui puisse farder la vérité ; on ne pêche pas avec des gants, et celui qui veut être vrai en écrivant sur ce sujet, comment fera-t-il pour ne pas quitter les siens en ce moment? Quand on s'occupe du jardinage, après avoir admiré ces belles roses fraîches, accortes, si coquettement serrées dans leur vert et rose boulon, si amoureusement, si franchement belles dans cet épanouissement appétissant d'une beauté complète, il faut bien en venir à parler du fumier qu'on a mis à leur pied pour les rendre ainsi gracieuses et parfumées !.. Hélas ! hélas 1 pourquoi n'amorce-t-on pas une ligne avec des feuilles de rose? Je n'aurais pas alors à vous entretenir de l'ignoble asticot, produit grouillant de la putréfaction, qui s'agite au milieu de sa fétide odeur, cherchant dans son fourmille-
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ment incessant, l'immonde milieu des voiries d'où l'exile la dégoûtante industrie de l'équarrisseur.
Une vieille femme maigre et jaune, sous son grossier chapeau de paiUe, préside d'ordinaire aux destins de cet établissement fluvial. En vous débitant sa marchandise, après vous avoir fait remarquer qu'elle vous donne bonne mesure, elle vous entretient des hauts et des bas qu'elle a éprouvés dans ce qu'elle nomme son commerce : telle année l'asticot, malgré toutes les prévisions, tomba au-dessous du cours ordinaire; telle autre année, il ne pouvait se conserver plus de deux jours, malgré le son et la sciure de bois. « Jugez de la perte, ajoutet-elle avec un gros soupir, moi qui avais fait des provisions ! »
Le gamin, que l'on pourrait nommer par transition l'asticot des rues de Paris, est en majorité dans le nombre des pêcheurs par désoeuvrement. En bourgeron bleu, en casquette, perché sur un train de bois, ou dans l'eau jusqu'à mi-jambe, il pêche assez ordinairement à la ligne à fouetter. Ce mouvement continuel qu'il faut donner à la ligne amorcée, comme chacun sait, de quatre ou cinq hameçons sans plomb, convient mieux à sa pétulance; malgré cela, il ne reste pas longtemps à la même place, et joint bientôt un autre plaisir à ce passe-temps trop tranquille pour lui. Heureux mille fois, s'il se trouve près de là quelque bateau de blanchisseuses, il a bientôt engagé avec les nj'mphes lavandières une polémique où se déploie toute sa faconde insolente et criarde. Abandonnant son bout de fil à tous les hasards d'une véritable ligne de fond, il lance sur la rivière l'ardoise qui, comme l'hirondelle, glisse, touche en passant la surface de l'eau, et repoussée par son élasticité, se soulève et va, après maint ricochet, s'enfoncer bien loin des bords.
Quelquefois aussi, bravant les pudiques ordonnances du préfet de police, cédant au besoin d'un rafraîchissement économique, et oubliant plus que jamais sa ligne et les poissons qu'elle doit prendre, il se dépouille de celte apparence de veste, de pantalon et de bas qui couvraient son maigre individu. Le voilà dans l'eau faisant crânement sa coupe, comme il le dit lui-même. Si, hardi plongeur, il rapporte comme trophée de son excursion sous-marine, quelque savate racornie, malheur au pêcheur qui, cédant à la chaleur du jour, s'est endormi non loin de là, l'oeil fixé sur les lièges de ses lignes de fond ;
il risque bien, à son réveil, de tirer de l'eau l'ignoble semelle attachée à son hameçon, et d'entendre le gamin lui crier de loin : « En v'iàun fameux de poisson; il faut le manger au bleu, c'est meilleur qu'en friture ! »
Après ces grotesques ébauches jetées en cou- . rant, le crayon a. besoin de s'arrêter à un trait plus vigoureux et plus correct ; il s'agit d'esquisser le type du pêcheur par inspiration.
Il a quarante ans. C'est l'âge où la patience qui s'allie à un sang encore actif peut compter pour une véritable vertu, c'est l'âge où celte qualité n'exclut pas la force, la vivacité et l'adresse du corps. Il a été soldat, apprentissage admirable des premières conditions du pêcheur : l'attente, la résignation et le silence. On devine qu'il a porté le mousquet, à le voir s'avancer au pas accéléré sur la berge du fleuve, pas trop près du bord, pour ne point effaroucher le poisson, pas trop loin, afin de pouvoir, d'un coup d'oeil, choisir le théâtre de ses exploits. Le hasard ou le caprice n'ont pas seuls présidé à la coupe, à la couleur de ses vêtements. La veste ou la blouse courte et droite, sans plis qui puissent aller au-devant de l'hameçon et l'accrocher au passage quand il lance la ligne ou qu'il la ramène pour renouveler les amorces, point de couleur trop voyante, mais un vert tendre qui se perde parmi les herbes et les aubiers de la rive, un chapeau de paille, dont les larges bords le préservent contre le soleil : voilà l'ordonnance de son accoutrement. Tout son luxe est dans ce faisceau artistement noué, de cannes, à la fois solides, légères et flexibles, avec leurs scions ou baguettes de rechange ; tout son luxe est caché dans ce sac de cuir noir, en forme de valise qu'il porte allègrement sur son dos. Rien ne manque à cet arsenal du pêcheur, ni la sonde en plomb qui doit l'aider à connaître la profondeur de l'eau, ni les aiguilles à amorcer pour pêcher le brochet et la truite, ni le grapin pour décrocher les lignes, ni le dégorgeoir, ni. les moulinets pour la ligne courante, ni le portefeuilles de mouches artificielles, ni la boîte garnie d'hameçons.
Priez-le d'ouvrir devant vous ce véritable carquois, si vous voulez connaître l'importance qu'il a mise au choix de cette arme décisive ! Voyez comme ses hameçons, piquants produits de l'Irlande ou de l'Angleterre, sont larges et solides dans leur aplatissement, cambrés gracieusement sur le côté, voyez comme le dard est petit, comme la languette est incisive ! La
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bonté de l'hameçon est pour -le pêcheur ce qu'est la justesse du fusil pour le chasseur. Ni l'une ni l'autre ne donnent l'adresse, mais elles la servent si admirablement, qu'à mérite égal, l'homme bien outillé ou convenablement armé, l'emporte sur celui qui ne l'est pas, au même degré que l'habile et l'expérimenté sur le maladroit et le novice.
Les connaissances du pêcheur ne se bornent pas au choix des ustensiles qui doivent aider à sa passion, il sait quel appât convient le mieux au poisson qu'il poursuit, il sait quels endroits ce poisson fréquente le plus volontiers, quelle époque est la plus favorable à sa capture ; il a calculé la pesanteur et 'es forces de la proie, afin de leur proportionner les moyens d'en triompher.
Les chances de la pêche varient selon l'état des lieux et du temps. Le pêcheur fait son étude constante de ces modifications et de leur cause. Le pêcheur a son calendrier, il a aussi son horloge. Ses prévisions atmosphériques sont l'une des bases les plus certaines de succès. 11 tire parti de l'orage, il se fait un aide du vent, et rend la pluie elle-même complice de ses victoires. Il ne fait pas un mouvement, un pas qui n'ait son calcul, sa portée, son élude.
Flâneur indifférent, vous l'examinez en passant, et vous dites en haussant les épaules : « Ce n'est qu'un pêcheur à la ligne ! » Profane! cet homme que vous regardez du haut de votre orgueilleuse nullité, c'est un naturaliste, car il connaît aussi bien que Lacépède les moeurs, les développements, la demeure habituelle, les appétits des poissons qui hantent le lit de nos rivières ; c'est un météorologiste expérimenté, aussi au couraut qu'on peut l'être à l'Observatoire, de la hauteur de l'eau, des changements atmosphériques et des signes qui les annoncent ; c'est un mécanicien adroit connaissant mieux que personne les lois de la pesanteur, la différence des milieux, la puissance des leviers. Dans le simple choix de cette place où vous le voyez, il a mis plus de précautions, de connaisances, d'habileté que vous n'en mettez dans les actions les plus sérieuses de votre vie !
Mal jugé, le pêcheur a bien raison de fuir la foule, et de répéter avec le poëte latin :
Odi profanum vulgus et arceo.
Il ne s'ensuit pas que le pêcheur soit insociable, bien au contraire, et je ne suis pas le seul, sans doute, qui ait remarqué cette sympathie
sympathie promptement établie au bord de l'eau entre deux pêcheurs qui se rencontrent. Sympathie réelle, reste précieux de cet élan primitif qui entraînait l'homme vers l'homme quand la défiance ou l'expérience, qu'on peut nommer l'étude du mal, professée par la civilisation, ne venait pas glacer et retenir cette bienveillance native. En se rapprochant de la nature par ses plaisirs, on se rapproche de ses douces et généreuses inspirations.
Ainsi que le poëte, le pêcheur est oublieux des choses de ce monde. Perdu dans l'ombre qui règne sous les voûtes de ces ponts magnifiques, abrité le long des pierres de ces quais que le géant de notre époque a élevés et alignés de sa main triomphale, entre deux victoires, le pêcheur de la Seiue s'inquiète peu des révolutions qui passent et bourdonnent sur sa tète. Il écoute le bruit que fait le moindre poisson en s'élançant hors de l'eau à la poursuite de l'éphémère, et il n'entend pas les cris de l'émeute, les clameurs et les retentissements des luttes populaires. Un trône s'est écroulé à deux pas de lui sans qu'il détournât la tète pour savoir ce qui se faisait là.
C'est du sage ou du pêcheur qu'Horace a dit : Impavidutn ferient ruinw. Faut-il citer pour preuve de cette indifférence philosophique, ou, disons mieux, de ce stoïcisme qui distingue le chevalier de l'hameçon, la rencontre, sous un pont de Paris, de deux pêcheurs célèbres,' tandis qu'au-dessus des voûtes retentissaient, en défilant dans une marche fatalement triomphale, les caissons et les canons des étrangers prenant possession de la capitale.
En s'aperccvaut, l'un et l'autre s'arrêtent et s'étonnent; puis après un instant de silence :
— Monsieur, vous êtes M. D...?
— Monsieur, vous êles M. Coupigny?
— En nous rencontrant nous nous sommes reconnus.
—- Nous seuls, monsieur, étions capables de pêcher aujourd'hui !
Et, sans plus s'occuper de l'événement qui tenait en suspens l'Europe entière, ils continuent à pêcher de compagnie," parlant beaucoup plus de leurs hameçons que de la lance des cosaques, et de leurs succès que du triomphe des souverains alliés.
Une friture, appétissante conquête de cette double alliance des rois de la pêche, termina une si mémorable rencontre : c'était autant de pris sur l'ennemi !
M. J. BRISSET.
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION, par JULES JANIN , PAGE . v
PAGE.
L'Homme du peuple, par LÉON GOZLAN 1
La Jeune Fille, par E. DE LA BEDOLLIÈRE 12
La Nourrice, par ASIÉDÉE ACHARD 17
La Cour d'assises, par TIMON (DE CORMENIN) 25
La Première Amie, par CH. PAUL DE KOCK 33
L'Épicier, par II. DE BALZAC 41
Le Marchand d'habits, par J. MAINZER 49
La Portière, par HENRY MONNIER 57
Le Gamin de Paris, par JULES JANIN 05'
Le Marchand de parapluies, par J. MALNZER 70
L'Institutrice, par M" 10 L. COLET 81
La Ménagère parisienne, par J. ERISSET 89
Le Maître d'études, par EUGÈNE NYON 97
Le Propriétaire, par AMÉDÉE ACHARD 105
La Femme de province, par H. DE BALZAC 113
Le Bourgeois campagnard, par F. SOULIÉ 121
Le Député, par EUGÈNE BRIFFAULT 129
Le Chasseur, par ELZÉAR BLAZB 137
Une Femme à la modo, par M 1" Ancelot 145
PAGE.
L'Amateur de livres, par CH. NODIER 153
L'Horticulteur, par ALPHONSE ICARR 161
La Demoiselle à marier, par Mmc ANNA MARIE 169
L'Aubergiste, par AMÉDÉE ACHARD 18a
Le Notaire, par H. DE BALZAC 193
Le Franc-Comtois, par FRANCIS WEY 201
Le Vitrier-peintre, par J. MAINZER 212
La Soeur de charité, par L. Roux 217
Les Cris de Paris, par J. MAINZER 225
Le Champenois, par A. RICARD 233
Le Rentier, par H. EB BALZAC 219
Le Normand, par E. DE LA BEDOLLIÈRE 265
Le Gniaffe, par PÉTRUS BOREL 305
Le Beauceron, par NOËL PARTAIT 321
Le Pair de France, par MARIE AYCARD 333
La Femme comme il faut, par H. DE BALZAC 345
Le Picard, par FRANCIS WEY 353
Le Basque, par VICTOR GAILLARD 365
Le Pêcheur des bords de la Seine, par J. BRISSET. . 377