QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLONIAL
L'AVENIR DE L'ISLAM 1
Enquête par Edmond Fazy.
OPINIONS DE MM. RENÉ BASSET, EDMOND DOUTTÉ, W. MARÇAIS,
Au point de vue musulman, l'Egypte et la côte orientale de l'Afrique se rattachent, non au Maghreb et au Soudan, mais à l'Arabie et à l'Orient. Les réponses que nous offrons aujourd'hui à nos lecteurs laissent cette région de côté pour né parler guère que des anciens États barbaresques, du Sahara et du Soudan. Quoi qu'il en soit, le champ de notre enquête africaine est déjà assez vaste. On y trouvera une étude; d'ensemble /s r la situation actuelle de. l'Islam, ses rapports avec les puissances européennes, et au Soudan avec les populations païennes, sur l'attitude que nous avons à prendre vis-à-vis de lui, et sur la possibilité d'une transformation de la société musulmane, du moins de celle qui est placée sous l'autorité et l'influence françaises.
M. RENE BASSET
Ancien élève de l'École des Langues Orientales et de l'École des Hautes Études, correspondant de l'institut ( Académie des Inscriptions), associé correspondant de l'Académie de; Stanislas, correspondant honoaire du Ministère de l'Instruction Publique, etc., M. René Basset a été chargé depuis vingt ans de nombreuses missions dans le Nord de l'Afrique, en Tripolitaine, en Tunisie, dans le Sahara, au Maroc, dans le Sénégal et
1 Voir Questions Diplomatiques et Coloniales, 15 mai 1901, t. XI, p. 579, 13 juillet et 1er août 1901, t. XII, p. 73 et 147.
QUÉST. DIPL. ET COL. — T. XII - N° 112. — 1er OCTOBRE 1901. 25
386 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
les Rivières du Sud, ce qui lui a permis d'étudier l'Islam de près et dans divers milieux. M René Basset a obtenu en 1893 le prix Bordier, à l'institut, pour ses études sur les dialectes berbères. Ses publications concernent surtout l'arabe, le berbère, l'éthiopien, l'histoire religieuse et le folklore. Il a donne, entre autre», La Poésie Arabe (1890), Notes de Lexicographie Berbère (1883-88), Manuel Kabyle (1887), Contes Arabes (1884), Contes Berbères (1887-97), Etude sur la Zenatia du Mzab (1893), Etude sur la Zenatia de l'Ouarsenis (1895), Les Sanctuaires du Djebel Nejousa (1899), Le Loqman Berbère (1898), Etudes sur l'Histoire d'Ethiopie (1882), dix volumes d'Apo cryphes Ethiopiens (1893- 1900), etc M. René Basset publie en ce moment le texte et la tradudtion de l'histoire de la conquête de l'Ethiopie au XVIIIe siècle par les musulmans Ce ne sont la d'ailleurs que les titres de quelques uns de ses travaux, dont la liste complote occuperait des pages entières, si grande est son activité.
Directeur de l'Ecole Supérieure des Lettres d'Alger, où il a succède à l'éminent africaniste et au littérateur de premier ordre que fut Masqueray, M René Basset, par son enseignement, par ses écrits, occupe dans l'Afrique française une situation unique et hors de pair. Il doit notamment être considéré comme le maître le plus eminent, on peut dire même le créateur de la philologie berbère. La lettre qu'il nous adresse est intitulée L'Islamisme actuel.
Par la conquête de l'Algérie, la France s'est trouvée en contact avec une société soumise à des lois et à des traditions particulières et elle a. contracté l'obligation de rétablir l'ordre et la prospérité dans un pays en proie, depuis des siècles, à l'anarchie. C'est une banalité de dire que depuis 1830 la France est devenue une puissance musulmane : plusieurs fois on s'est demandé quels sont ses droits et ses devoirs à l'égard de ses nouveaux sujets. La réponse n'a pas été nette et l'on n'a pas suivi de plan ou plutôt on en a suivi plusieurs : cette indécision provient de l'ignorance où l'on était de l'Islam auquel on avait affaire.
Une première expérience avait eu lieu en Egypte, à la fin du siècle dernier; mais la conquête avait trop peu duré pour qu'on pût profiter de ses enseignements. Sans doute, tout le monde sait que l'Islam est la religion de Mahomet, qu'il ne reconnaît qu'un Dieu, qu'il admet plusieurs prophètes dont le plus grand est le dernier envoyé ; qu'il consacre la polygamie; que ses principales prescriptions concernent certaines prières, l'abstinence du vin et de la chair de porc, la circoncision et le pèlerinage ; enfin qu'il admet un paradis et un enfer. Au delà, pour le grand public, tout est incertitude ou confusion sur la société musulmane et l'esprit de cette société. A vrai dire, il n'est fils de bonne mère qui. ayant fait son tour d'Algérie et ayant été reçu chez quelque riche indigène, ne revienne plein d'estime pour ceux qui l'ont si bien accueilli, qui ont su, avec un art où ils sont passés maîtres, flatter leur hôte et le combler d'égards.
L'AVENIR DE L'ISLAM 387
Le souvenir du Dernier des Abencérages et des Orientales aidant l'illusion, le touriste voit dans les musulmans en bloc les victimes d'une conquête brutale, oubliant que c'est du sang français qui a coulé dans cette conquête ; il s'imagine trouver dans l'Islam des idées qui n'y existent pas, celle d'une patrie arabe, par exemple ; enfin, pour peu qu'il soit artiste ou veuille le paraître, le sentiment du pittoresque ou, si l'on aime mieux, de l'esthétique, vient se joindre à la reconnaissance de l'estomac.
C'est, comme je l'ai dit, l'ignorance où l'on est de l'Islam, de ses conditions d'existence, de son passé et de ses tendances, qu'il faut accuser de ces erreurs de bonne foi. Il n'existe malheureusement en France qu'un seul ouvrage qu'on puisse recommander à qui veut savoir ce qu'il est nécessaire d'apprendre sur cette religion. Quoique limité aux Arabes d'Algérie, il rendra les plus grands services en fournissant le minimum de connaissances indispensable à quiconque s'occupe un peu de la question sans être spécialiste 1 , car cette religion a marqué d'une si forte empreinte la société qui l'a adoptée ou à qui elle a été imposée qu'on ne saurait en faire abstraction dans l'étude de l'esprit et du développement — on ne peut pas encore dire l'évolution — de celte société.
Si nous voulons nous faire une idée exacte de l'Islam actuel, essayons de nous représenter ce qu'eût été la société européenne, si la Réforme et la Révolution avaient échoué. Le jour où à Bagdad, en plein Khalifat, en plein développement d'une civilisation supérieure à celle de l'Europe d'alors, l'orthodoxie la plus étroite et par suite la plus fanatique triompha, non seulement de la libre-pensée, mais même d'un libéralisme bien mitigé (le motazélisme) qui ne contestait aucun des points fondamentaux du dogme, mais qui faisait une certaine part à l'exercice de la pensée, ce jour-là marqua la décadence fatale de l'Islam. Une révolution religieuse pourrait seule remonter le courant, mais cette révolution n'est pas probable : on a vu au XIXe siècle l'échec de celle du Bâb en Perse. Partout ailleurs les mouvements qui ont eu lieu (mahdisme, senoussisme, panislamisme) ont été accomplis dans le sens de la marche actuelle de l'Islam et non à son encontre.
Quelle est donc l'atlitude que la France doit adopter vis-à-vis de celte religion, partout où, dans son domaine, elle a affaire à elle? A ce point de vue, il y a une distinction à établir entre le Nord de l'Afrique et le Soudan (Sénégal compris).
Dans le nord de l'Afrique, Algérie, Tunisie, Maroc, nous nous trouvons en présence d'un fait accompli. Toute la population indigène,
1 E. DOUTTE, L'Islam Algérien en 1900 (publié par ordre du gouvernement général de l'Algérie). Alger-Mustapha, 1900.
388 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
arabe et berbère, est musulmane et l'on ne saurait compter sur des conversions volontaires : d'un autre côté, le temps de l'inquisition et des dragonnades est passé. Les missionnaires catholiques et protestants l'ont compris et ils se sont sagement cantonnés sur le terrain de la charité et de l'école neutre. Ce n'est pas par la communauté d'opinion ou de foi qu'on s'attachera ces musulmans, ou au moins qu'on leur fera accepter sans arrière-pensée notre domination. Mais pour être fidèle et dévot, d'une dévotion toute pharisaïque d'ailleurs et où les signes extérieurs ont plus de part que la foi intérieure, le musulman n'en est pas moins homme et accessible à tout ce qui peut améliorer sa situation. Lorsque les intérêts matériels des musulmans du nord de l'Afrique seront liés à l'existence de notre domination, et lorsqu'ils en auront conscience, alors elle sera plus solidement assise que si elle reposait sur une communauté de religion, de langue ou de race. C'est du reste ce qui se passe dans les villes où les indigènes commencent à sentir que nous leur avons assuré la sécurité et la prospérité et qu'ils n'auraient qu'à perdre à retomber sous l'autorité d'un sultan, soit de race ancienne, soit d'origine récente, chérif ou maître de l'heure, marabout ou chef de grande tente. Mais il ne faut pas s'illusionner sur le temps nécessaire pour arriver à ce résultat. Je ne citerai qu'un fait, en rappelant que des musulmans d'Alger, élevés à la française, élus par le suffrage de leurs coreligionnaires, se sont élevés avec force contre l'enseignement rudimentaire qu'on voulait donner aux filles musulmanes. Ailleurs, à Nedromah, par exemple, la population indigène s'est montrée plus libérale.
Mais en assurant aux musulmans la sécurité et l'amélioration de leur situation, il faut se garder de tout ce qu'ils pourraient prendre comme un hommage rendu à leur religion. L'esprit de tolérance n'existe pas pour eux, et dans les prévenances et les avances faites à l'Islam, ils ne voient qu'un hommage involontairement rendu par des infidèles à une religion dont la supériorité s'impose à eux. L'organisation actuelle du culte doit être maintenue et améliorée, car c'est pour nous un moyen d'action dont il serait imprudent de se dessaisir. C'est pour nous un moyen de faire pénétrer, par l'enseignement officiel, dans une classe de fonctionnaires indigènes, les éléments des sciences, et jusqu'à un certain point, la critique et la méthode européennes. A ce point de vue, les médersas peuvent rendre de grands services, pourvu que l'enseignement n'en soit pas servilement calqué sur celui des universités arabes des autres pays musulmans.
A cette occasion, il n'est pas hors de propos de dire un mot des confréries religieuses. Tantôt on les a traitées en quantités négligeables, ce en quoi l'on a eu tort; tantôt, au contraire, on a exagéré leur influence et on a failli leur donner par là une importance qu'elles
L'AVENIR DE L'ISLAM 389
sont loin d'avoir. En s'inspirant de Duveyrier et de sa campagne contre les Senoussis, on a vu la main de ces derniers dans tous les troubles et tous les assassinats, même ceux commis par de vulgaires voleurs de grands chemins comme sont les Touareg. Il ne faut pas certainement oublier qu'à un moment venu, telle fraction (et non tel ordre) peut jouer un grand rôle. En 1871, le parti aristocratique, représenté par Moqrani, n'avait pu soulever contre nous que vingt-cinq mille insurgés : quand la confrérie des Rahmania s'en mêla, cent mille indigènes s'armèrent et ce fut contre eux qu'on dut livrer les batailles les plus acharnées. Mais trente ans ont passé : les circonstances qui ont facilité ce mouvement n'existent plus. Aussi, sans négliger la surveillance de ces confréries, qui ne sont secrètes que de nous, doit-on éviter de s'en faire des monstres et de prendre à leur égard des mesures qui, touchant à la persécution, iraient à rencontre du but. On doit prendre garde plutôt à la propagande individuelle qui s'exerce par les journaux imprimés en Turquie et qui prêchent le panislamisme sous l'autorité du sultan, comme aussi au contact qui s'établit au pèlerinage de la Mekke.
Dans le Soudan et le Sénégal, la situation n'est plus la même, car à côté des musulmans nous trouvons encore des païens. Les premiers font continuellement des progrès, comme on peut le voir par la comparaison des cartes dans le bel ouvrage de M. A. Le Chatelier 1. Pour qui connaît l'Islam, surtout l'Islam des races nègres, il n'y a pas de doute que tout païen converti ne soit un auxiliaire enlevé pour longtemps à la civilisation européenne. Il pourra la servir, mais elle ne pourra jamais compter sur lui. Il suffit du reste de se rappeler l'histoire moderne pour voir qu'au Soudan l'Islam pratiqué par les nègres n'a laissé derrière lui que des ruines, pour arriver à constituer des empires éphémères : ceux de Othman dans Fodio, d'El Hadj Omar, de Mahmadou Lamine, de Samory et de Rabah. Il ne s'agit pas, bien entendu, de persécuter l'Islam, mais d'arrêter ses progrès en favorisant l'action des missions chrétiennes établies dans le pays, et bien entendu, de celles qui relèvent exclusivement de la France.
En résumé, dans le nord de l'Afrique, on doit s'attacher la masse des croyants par la prospérité matérielle, et aussi modifier, en y mettant le temps nécessaire, l'esprit des classes élevées : c'est par en haut que commencent les révolutions. Mais il ne faut pas que des esprits impatients veuillent brusquer le progrès par des réformes, bonnes en elles-mêmes peut-être, mais qui auraient le grand défaut de ne pas venir à leur heure et dont le plus clair résultat serait d'effaroucher ceux dont on voudrait faire le bonheur malgré eux.
1 L'Islam dans l'Afrique Occidentale, Paris, 1899, Steinheil éd.
390 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Dans le Soudan, sans déclarer la guerre à l'Islam, ce qui serait une faute, on doit se garder de le favoriser et de considérer son extension comme un progrès sur la barbarie. Là, on peut encore enrayer sa marche : dans un demi-siècle, il sera trop tard.
RENÉ BASSET.
M. EDMOND DOUTTÉ
Parmi les jeunes arabisants de l'école algérienne, M. Edmond Doutté s'est placé au tout premier rang. Son Étude sur les marabouts, parue clans la Revue d'histoire des religions, sa Notice sur l'Islam algérien, font assez présumer tout ce qu'on peut attendre de lui. Esprit clair et lucide, d'une culture étendue et variée, M. Doutté s'intéresse à tout, la langue, les moeurs, l'histoire et la géographie, et il aurait également bien réussi dans l'un quelconque de ces domaines. Mais ce sont les questions algériennes qui l'attirent. Comme il a en outre le goût de l'action sous toutes ses formes, il n'a pas voulu être un simple érudit, un fgih, et il a accepté des fonctions administratives où il est appelé à rendre les plus grands services.
C'est au cours d'un remarquable voyage, qu'il vient d'accomplir au Maroc, que notre demande lui est parvenue et c'est de Fez que sa lettre est datée. Tout on s'excusant, comme on le verra, des conditions défavorables dans lesquelles il était placé pour nous répondre, M. Doutté a bien voulu nous donner son avis. La lettre qu'on va lire est adressée à M. Augustin Bernard, qui a connu M. Doutté, étudiant à l'Ecole Supérieure des Lettres d'Alger, et qui me transmet cette consultation.
Mon cher Maître, vous me faites l'honneur, dangereux pour moi, de me demander mon avis sur le problème islamique dans l'Afrique du Nord. Je vous envoie de suite ma réponse : mais, à dire vrai, j'ai peur qu'elle ne soit un peu influencée par l'impression pénible que donne le milieu sombrement fanatique d'où je vous écris. Quelle ville triste et morne avec son labyrinthe de rues étroites et noires que même le clair et ardent soleil de juillet ne parvient pas à égayer ! El combien il est dur, pour celui qui ne déteste personne, de respirer cette atmosphère de haine et de mépris dans laquelle le chrétien ici se voit enveloppé de toute part! Le mépris du chrétien, je l'ai vu partout au Maroc ; il n'est pas absent non plus dans le reste de l'Afrique Mineure ; l'intolérance sauvage, j'en voyais il y a quelques jours les manifestations au Zerhoun et à Méquinez, au moment de la fête des Aïssaoua, lorsque je marchais sous les injures; mais le fanatisme étudié, raffiné, élégant, poli et irréductible, je n'ai vu cela qu'à Fez. Et voilà pourquoi je crains un peu de vous écrire sous une impression aussi affligeante.
Etudier la question islamique dans l'Afrique Mineure, c'est évidemment rechercher l'origine et l'évolution de l'Islam en ce pays ; c'est
L'AVENIR DE L'ISLAM 391
ensuite déterminer sa situation présente, sa statique actuelle; mais c'est surtout, je crois, se demander quel est son avenir en présence des modifications que la civilisation européenne apporte à l'état social des musulmans. En réalité, ce n'est guère autre chose que ce que nous appelons en Algérie la « question indigène » et, au fond, tous les problèmes algériens qui ont fait tant couler d'encre se ramènent plus ou moins à celui-là ; car il est clair que s'il n'y avait pas dans l'Afrique du Nord d'indigènes musulmans, le problème de la colonisation ne se poserait pas.
M. Hartmann a fort bien montré qu'au point de vue musulman le mot Maghreb devait comprendre non seulement la Berbérie, mais encore l'Afrique septentrionale jusqu'à Alexandrie et ce résultat est bien d'accord avec les données ethnographiques et linguistiques ; mais il nous semble néanmoins qu'il y a lieu de faire dans ce domaine religieux deux divisions : l'une comprenant les pays qui se développent sous des influences religieuses orientales, et ceux-ci s'étendent jusqu'à Tunis, où cette influence de l'Orient est marquée par la présence d'un parti « jeune turc », et l'autre comprenant les pays situés à l'Ouest et dont l'évolution religieuse s'est poursuivie sous le rayonnement d'un autre foyer religieux, le foyer marocain. Il n'est pas douteux que, par ses traditions, par son histoire, par les allures des sentiments religieux, l'Algérie entière n'appartienne à la deuxième de ces divisions, qui d'ailleurs n'ont aucune limite ferme. Le premier de ces deux foyers d'influence religieuse, celui de l'Orient, se caractérise par la formation d'un parti qui tente d'accommoder l'Islam aux progrès de la civilisation européenne et par une sorte de rénovation de la littérature et des sciences musulmanes dans lesquelles on cherche à introduire les procédés et les méthodes de notre science. Le foyer de Fez, au contraire, a pour caractéristique un conservatisme absolu; les oulama d'ici restent fidèles aux vieilles traditions et mettent rigoureusement à l'index tout ce qui est suspect de provenance étrangère. On imprime à Fez (ou du moins on autographie) depuis pas mal d'années, mais on n'imprime que des livres de généalogies pieuses, de mysticisme, de hadîts, d'histoire des saints, de rhétorique, de logique, et tout le misérable bagage de la plus étroite orthodoxie musulmane.
Et puisque je suis au milieu des chérifs, des purs, des vrais, je vous demanderai la permission de laisser de côté dans ma réponse tout ce qui se rattache au foyer d'influence orientale. Je n'insisterai pas non plus sur l'histoire de l'Islam dans l'Afrique du Nord : c'est là, vous le savez mieux que moi, un sujet ardu et encore trop mal élucidé pour qu'il y ait intérêt à le faire sortir du domaine de l'érudition. La comparaison de l'état présent du Maroc et de l'Algérie peut, semble-t-il, suffire à nous former quelque idée sur l'état de l'Islam
392 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
dans ces deux pays, puisque le Maroc représente sensiblement un état ancien de l'Algérie et que nous avons ainsi simultanément sous les yeux deux phases successives du même processus. Je dis : du même, car l'évolution de l'Islam au Maroc est évidemment appelée à se poursuivre dans les mêmes conditions qu'en Algérie, c'est-à-dire au contact d'une nation chrétienne.
L'Islam, tel qu'il existe actuellement au Maroc, est constitué depuis le XVIe siècle : il est sorti d'une réaction violente contre les chrétiens au moment où, après avoir expulsé les Maures de l'Andalousie, ceux-ci se préparaient à envahir l'Afrique Mineure et occupaient déjà la plupart de ses ports, tant sur l'Atlantique que sur la Méditerranée. Aussi, il porte la marque de cette origine et son caractère le plus saillant est une manière étroite et intolérante de comprendre le dogme musulman. En outre, des temps passés, l'Islam marocain a reçu un legs important : l'antique culte des ancêtres, des saints, ce que nous avons appelé ailleurs le « maraboulisme ». Mais ici le maraboulisme a pris la forme du « chérifat ». Ce n'est pas absolument général, car il y a des marabouts qui ne sont pas chérifs et qui jouissent néanmoins d'une grande influence, les Regrâga, par exemple, mais c'est suffisamment caractéristique de la religion marocaine. Un élément indigène, à savoir la prépondérance de l'élément chérifien, et un élément importé, le dogme étroit et intolérant, c'est là ce qui frappe ici l'observateur le moins préparé.
Le chérifat, c'est l'ancien culte des saints islamisé; être chérif, c'est-à-dire descendre du Prophète par sa fille, assure, au Maroc, tous les privilèges, y compris celui d'être adoré après sa mort et même avant. Car c'est un vrai culte d'idolatrie que celui qui se rend ici aux saints et je n'hésite pas à écrire qu'ici Moulaye Idris est vénéré non seulement à l'égal, mais au-dessus du prophète Mahomet lui-même. Il est résulté de cela que les chérifs, ou du moins certains chérifs, forment un parti politique influent dont les hommes d'État marocains sont obligés de tenir compte.
Quant à l'intolérance du dogme, elle dépasse souvent tout ce qu'on peut imaginer. Je parle bien entendu du dogme tel qu'il est compris par les Marocains. Aujourd'hui même, le prédicateur de la chaire d'El Qaraouiyîn fait un sermon sur ce texte : « Ceux qui fréquentent les chrétiens partagent entièrement leur sort », c'est-à-dire vont en enfer comme eux. — Cela est absolument contraire à l'orthodoxie musulmane et au Coran qui contient tant de paroles bienveillantes pour les gens du Livre, chrétiens et juifs, mais c'est un bel exemple d'altération du dogme inspirée par le fanatisme. — D'ailleurs l'Islamisme n'est pas plus dans le Coran que le Catholicisme dans l'Évangile. Les textes des docteurs n'ont rien avoir ici : c'est un fait d'observation que la haine du mécréant est caractéristi-
L'AVENIR DE L'ISLAM 393
que de ce pays et l'on remplirait un volume des mille petites vexations dont les Européens, malgré qu'ils circulent maintenant en parfaite sécurité, sont encore l'objet de la part des autorités marocaines qui entretiennent soigneusement ces sentiments. J'y reviendrai, si vous le voulez bien, mon cher Maître, car je voudrais montrer comment le Maroc répond aux bons procédés des Européens envers lui. Quant à nous, quelles que soient les flatteries intéressées dont nous puissions être l'objet de la part de certains Marocains, il faut bien nous convaincre que, pour le moment, nous sommes à leurs yeux, nous tous Européens, des infidèles, des gens dont on répugne naturellement à s'approcher. Il suffit, pour s'en assurer, d'une simple promenade dans des villes comme Salé ou Fez ; allez au Soûq el 'Attârîn, cette grande artère de Fez où circulent pêle-mêle les chérifs, les taleb, les commerçants et le menu peuple, et lisez dans les regards les sentiments peu flatteurs dont nous sommes l'objet ici. Cette démonstration vaut toutes les dissertations.
Ne fais-je pas le tableau trop noir? Sans doute, sur la côte vous trouverez des villes où l'on s'est habitué à l'Européen, où on le fréquente, où on entre en affaires avec lui : mais presque toujours sous l'attitude obséquieuse vous discernerez le mépris de l'infidèle. Même nos protégés, ces indigènes que nous soustrayons à la juridiction marocaine, qui nous doivent tout, pour lesquels nous n'hésitons pas à entrer dans des conflits graves, ceux-là n'ont pas d'autres sentiments pour nous. Savez-vous comment, en langage courant, ils appellent le négociant qui les protège? ils l'appellent leur chien ; ils disent : J'ai acheté un chien de garde, c'est-à-dire un chien qui les défend contre les exactions de leur caïd. C'est encore chez les Berbères purs, comme en Algérie, que la haine de l'infidèle est le moins développée. Chez les Chleuh, par exemple, on trouve quelques sympathies. Le contact est difficile, mais ces rudes montagnards, lorsqu'ils se sont décidés à vous servir, vous servent bien. Et si les tribus indépendantes repoussent aussi énergiquement les chrétiens et même les juifs, c'est plutôt la haine de l'étranger qui les guide que celle du mécréant.
Doit-on donc désespérer de voirie fanatisme marocain désarmer? Certes, non ; il suffit de nous rappeler qu'il y a quelques siècles, nous étions dans un état d'âme très analogue. Aujourd'hui encore, si nous voulions trouver des exemples de fanatiques chrétiens ayant la haine du musulman, nous n'aurions qu'à les chercher dans la catholique Espagne et nous en trouverions bien certainement. Mais de même que l'intolérance espagnole a dû désarmer, de même il faudra que le fanatisme marocain s'adoucisse et fasse place à des sentiments plus charitables, comme cela est arrivé en Algérie.
On accuse généralement les confréries religieuses d'entretenir
394 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
l'intolérance et il faut bien convenir qu'il y a une part de vérité dans cette accusation. Ces sociétés ont précisément pour but de maintenir et d'exalter la foi et il est naturel qu'elles tombent dans les exagérations. En particulier les confréries naissantes, comme celle des Kettâniyîn, pour prendre un exemple concret, s'adressent au fanatisme des foules. C'est l'éternelle histoire de tous les partis qui, à leur origine, excitent les passions populaires pour recruter des adeptes, et qui, une fois constitués et bien assis, deviennent prêts à toutes les tolérances et à tous les compromis. C'est pourquoi des confréries anciennes, comme les Tayyiebia, les Tîdjâniya..., sont moins fanatiques que les autres. Les confréries sont très répandues au Maroc : les unes, comme les Tîdjâniya, se recrutent surtout dans les gens riches, les commerçants, les hauts fonctionnaires du Makhzen ; d'autres, aux pratiques de convulsionnaires, comme les Aïssaoua, comptent surtout dans leur sein des gens du peuple, du guîch, de l'armée, des esclaves, des Bokharis. Ni les unes ni les autres, mais encore moins les secondes, n'ont d'influence politique sérieuse.
L'état de l'Islam algérien en 1830 devait ressembler singulièrement à celui de l'Islam marocain actuel. Sans doute il y avait quelques différences : le maraboutisme, quoique florissant, n'y avait pas revêtu aussi complètement la forme du chérifat ; les confréries religieuses y étaient peut-être un peu moins développées; mais l'esprit d'intolérance y était sûrement le même. Comme au Maroc encore, les Berbères maintenaient jalousement leur indépendance, mais faisaient preuve par ailleurs d'une grande tiédeur vis-à-vis de l'orthodoxie musulmane. Aussi bien les Turcs n'étaient-ils pas intervenus dans les choses religieuses ; ils comblaient d'honneurs les marabouts tout en les tenant à l'écart de la politique. Voyons donc les changements qu'a apportés dans la condition de l'Islam la venue des Français : cela nous donnera une idée des destinées futures de l'Islam marocain, car les deux peuples sont essentiellement comparables. C'est une chose merveilleuse que de voir avec quelle rapidité les indigènes algériens transplantés au Maroc retournent souvent à leur ancien esprit d'intolérance et j'en ai des exemples frappants. La colonie des Tlemcéniens de Fez nous déteste plus que ne le font les gens de cette ville, et je parle même des Tlemcéniens qui, de nos jours, viennent habiter Fez et qui sont assez nombreux. Nous n'entendons du reste pas généraliser absolument cette remarque : car il y a au Maroc quelques Algériens qui sont restés nos fidèles serviteurs, mais cela n'infirme pas notre observation.
Pour en revenir à l'Algérie, il faut d'abord mettre à part les groupes berbères, comme la Kabylie, l'Aurès : ces groupes-là se caractérisent par un amour extraordinaire de l'indépendance ; aussi
L'AVENIR DE L'ISLAM 395
nous ont-ils résisté désespérément. Mais, comme leurs frères marocains, ils avaient plutôt la haine de l'étranger que celle du chrétien. La religion n'est pas chez eux un obstacle à l'établissement de relations entre eux et nous. L'expérience l'a bien montré et ces populations-là sont aujourd'hui parmi les meilleurs auxiliaires de nos colons. Elles sont d'ailleurs mal islamisées, mais elles s'islamisent petit à petit : il n'est pas de notre intérêt de précipiter cette évolution, si elle doit se faire. C'est cependant ce qui est parfois arrivé. Un amour excessif du règlement uniforme nous a poussés, dans l'Aurès, par exemple, à les assimiler à des populations entièrement musulmanes.
Parmi les personnages marquants qui se partageaient l'influence religieuse en Algérie, les uns sont venus à nous plus ou moins franchement, d'autres se sont tenus à l'écart ; tous ont fini par accepter notre autorité et il ne se fait plus guère de propagande contre nous. La plupart des grands marabouts ont vu leur influence disparaître; on nous a souvent reproché de ne pas la leur avoir conservée, parce que, mise aujourd'hui à notre service, elle nous serait fort utile : on oublie que, dans les débuts, elle aurait pu nous être encore plus nuisible. Mais il est bien certain qu'il est temps de s'arrêter dans cette voie et qu'il y a lieu, comme cela se fait du reste, de laisser aux petits marabouts locaux tout leur prestige et leur crédit, tant qu'ils ne s'en servent pas ouvertement contre nous.
Il est remarquable que les confréries religieuses semblent bien, en Algérie, avoir pris de l'importance depuis la conquête française. Je sais bien qu'il faut craindre que ce ne soit là une illusion due à ce que ces confréries depuis tantôt vingt-cinq ans ont attiré particulièrement l'attention et ont été l'objet de travaux considérables. Mais il nous semble néanmoins que l'accroissement d'importance que nous signalons est réel. Cela, du reste, s'explique bien facilement et il serait surprenant qu'il n'en fût pas ainsi. Le fanatisme, banni des chaires officielles, doit fatalement se réfugier dans les associations et il est également normal que celles-ci, si on les persécute, tendent à prendre le caractère de sociétés secrètes. Mais, à notre avis, elles n'ont point encore ce caractère et ne constituent pas un danger politique : nous parlons, bien entendu, des confréries existant en Algérie. Il se peut que les Snoussiyia aient joué ailleurs un rôle important; mais dans l'Afrique Mineure, ils n'ont, pour ainsi dire, pas d'adeptes, et leur influence est nulle.
Un des faits les plus remarquables dans l'évolution de l'Islam algérien, c'est la diffusion rapide au contact de l'Européen d'une orthodoxie relativement pure ; de nombreuses populations qui observaient peu régulièrement les prescriptions musulmanes sont devenues sous notre domination tout à fait orthodoxes. Cela est dû à
396 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
deux causes : d'abord à ce que les communications sont maintenant plus faciles qu'autrefois et que l'instruction religieuse s'est par suite répandue davantage ; ensuite, par un phénomène très naturel et qui s'observe bien aussi dans certaines villes du Maroc, l'Islamisme en présence du Christianisme s'accentue et s'exalte. Les vieux cultes, les vieilles superstitions s'en vont; le culte des saints lui-même s'épure et les nombreuses survivances du paganisme que les folkloristes collectionnent avidement disparaissent avec rapidité. En même temps quelques musulmans instruits font des efforts pour rénover leur religion au moyen d'idées empruntées à la civilisation et on voit poindre un parti analogne au parti « jeune turc ». Les éléments en sont déjà discernables à Alger, par exemple.
En résumé : abaissement de l'influence des grands marabouts; maintien et peut-être accroissement de l'importance des confréries, peu dangereuses du reste ; accession facile à notre civilisation des populations berbères non islamisées entièrement; mais d'autre part, diffusion rapide d'un Islam orthodoxe et symptômes de tendance à la formation d'un parti de rénovation islamique, voilà la marche de l'Islam algérien depuis l'époque où il ressemblait à celui du Maroc. Quant à l'intolérance, elle a naturellement disparu; mais je n'oserais dire qu'aucune répugnance n'existe plus entre les deux races. C'est par en bas, et non par en haut, comme l'a marqué justement M. Le Châtelier, que se fait le rapprochement. Les musulmans instruits sont ceux qui sont le plus éloignés de nous. Au contraire ce son des ouvriers indigènes qui fraternisent avec les nôtres, des khammès qui deviennent les familiers de nos colons, des petits fonctionnaires, des journaliers, des domestiques, des comptables, des employés de commerce indigènes qui prennent petit à petit nos habitudes et ne professent plus qu'un Islam adouci et conciliant. Les unions irrégulières entre indigènes et européens sont, dans les classes laborieuses, beaucoup plus fréquentes qu'on ne se le figure. Les exemples d'amitié fidèle et de dévouement sont innombrables. Ces dernières remarques vont nous indiquer la conduite à suivre vis-à-vis de l'Islam.
A cet égard plusieurs politiques sont possibles. On peut adopter une politique de répression sévère de toutes les manifestations religieuses exagérées; continuer à diminuer les marabouts; mettre des entraves à l'action des confréries, tout en restant cependant juste vis-à-vis des musulmans. On peut, au contraire, vouloir favoriser l' éclosion d'un nouvel Islam plus porté aux compromis et à la tolérance envers l'Europe ; encourager les jeunes oulama qui font des tentatives en ce sens; multiplier les créations de mosquées, de méderças, d'universités musulmanes, en confiant les postes à des adeptes de ces nouvelles théories. Sans aller aussi loin, on peut encore
L'AVENIR DE L'ISLAM 397
songer à s'attacher les marabouts et les confréries par des faveurs et par de bons traitements et à faire de l'Islam algérien un moyen de gouvernement.
La première politique répugne à notre tempérament et à nos traditions de mansuétude envers les indigènes de nos colonies; et puis nous savons que la persécution n'a jamais fait que grandir ses victimes. Les Algériens qui voudraient nous pousser dans cette voie ne se figurent certainement pas les graves mécomptes qui nous attendraient si nous cédions à leurs sollicitations. La dernière politique contient une grande part de vérité en ce sens que nous devons garder un contact permanent avec les marabouts et les confréries, dans un simple but de contrôle; mais la religion ne saurait plus être pour nous un instrument de gouvernement: elle ne présente pas pour cela de base assez large et assez solide. La seconde politique est la plus brillante et la plus séduisante; mais il y a de graves réserves à faire. L'expérience montre que ces mouvements de rénovation factice et rapide dans les colonies n'aboutissent qu'à la formation de partis turbulents et brouillons, dangereux pour la métropole. Si un mouvement de renaissance islamique doit avoir lieu, il ne faut point le presser. Pour se dégager sûrement de la demi-obscurité où elle est actuellement, la civilisation musulmane doit procéder lentement et par conquêtes successives. Rien n'est plus dangereux que le développement très rapide d'une intelligence, si le fond du caractère n'évolue pas en même temps. A précipiter sans mesure une évolution de ce genre, on risquerait de voir se lever une génération de musulmans frondeurs, s'égarant dans les chimères du panislamisme ou poursuivant des rêves stériles de revanche nationale.
C'est à des matières plus positives qu'il convient de ramener l'attention des musulmans. Ils ne sont que trop portés à des spéculations oiseuses : il faut leur apprendre à cultiver leur jardin. Il faut, tout en leur laissant la pleine et entière liberté de leur religion, leur créer des intérêts qui les absorbent. Nous avons vu que c'était parmi les travailleurs que nous comptions le plus de musulmans amis: c'est donc par le travail qu'il faut les amener à nous. Ce programme, mon cher Maître, vous le connaissez, je vous l'ai entendu formuler à vousmême : instruction modérée et professionnelle permettant à l'indigène de devenir l'utile auxiliaire de nos industries et de notre agriculture; développement des institutions de prévoyance de toute espèce; développement du goût du commerce, si répandu au Maroc, car c'est un des traits caractéristiques de ce pays que l'importance politique du commerçant et c'est peut-être le seul joint par lequel on entamera facilement la cuirasse du fanatisme marocain.
On dira que tout cela n'est pas une politique musulmane : c'est vrai ; nous ne concevons, en matière musulmane, qu'une politique
398 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
toute négative qui est le respect absolu de toute manifestation religieuse lorsqu'elle n'est pas une menace pour nous. C'est évidemment peu brillant comme conception; au moins est-ce prudent, car la religion est comme une arme à deux tranchants, il est dangereux de s'en servir et encore plus dangereux d'envelopper dans une seule formule une politique religieuse concernant des populations aussi différentes que celles qui s'agitent dans l'Afrique Mineure : mieux vaut ne voir en ces matières que des cas d'espèces à résoudre séparément. Peu à peu le Musulman sera enlacé dans le réseau de la civilisation et ses intérêts se confondront avec ceux des Européens ; nous passons en ce moment par une période critique causée par la juxtaposition subite de deux civilisations aussi différentes que celles de l'Islam et de la Chrétienté ; il y a eu des victimes, tant parmi les Européens que parmi les indigènes. Mais la sollicitude du gouvernement ne s'est jamais démentie un instant pour les indigènes et, de lui-même, il a cherché des remèdes aux maux que nous provoquions involontairement. Vous l'avez dit vous-même : la solution du problème algérien est l'organisation d'une collaboration de l'indigène et du colon dans le travail de la terre. C'est dans ce sens qu'il faut diriger tous les efforts : ce jour-là le problème islamique sera près d'être résolu, et si une rénovation de la pensée musulmane s'est vraiment dessinée, il sera temps de l'aider à se développer, comme la floraison magnifique de toute une société de travail et de paix, et non comme une fleur forcée, précoce, tapageuse et nécessairement stérile.
C'est du Maroc, semble-t-il, que se fera l'élaboration de cette politique dernière, car c'est de Fez qu'il faudrait pouvoir diriger les destinées de l'Islam algéro-marocain : là en effet réside l'Imâm, le Chérif, celui qui, aux yeux des purs, possède seul les conditions exigées pour gouverner les Croyants. L'élaboration d'une politique musulmane à Fez impliquerait l'étude de la question de l'équilibre à maintenir entre les deux grands souverains de l'Islam, le Mongol, celui de Stamboul, et l'Arabe, celui de Merrakech et de Fez. On sait que ce dernier ne reconnaît pas à l'autre le droit d'être l'Imâm des Croyants. L'Imâm en effet doit être arabe, et comme Chérif, au moins de la tribu de Qoreïch. Or, le sultan de Stamboul n'est qu'un Turc, un Grand Turc, c'est vrai, mais enfin un Turc. Personne dans le monde ne peut s'étonner que nous aspirions à fonder cette politique et l'oeuvre que nous poursuivons dans l'Algérie et la Tunisie nous y donne tous les litres. Les cultes rétribués et protégés, l'enseignement musulman organisé à grands frais, les institutions de prévoyance créées partout, les portes de toutes les carrières ouvertes à deux battants aux indigènes, leurs moindres revendications étudiées, portées continuellement devant les représentants du pays, des générations d'hommes de tête et de coeur usées à la bonne administration
L'AVENIR DE L'ISLAM 399
des musulmans, tout cela nous crée non seulement des droits, mais des devoirs. Je ne sais si cette dernière satisfaction dé parfaire l'oeuvre commencée dans l'Afrique du Nord nous sera donnée, mais vous pensez sans doute comme moi, mon cher Maître, que nos destinées dans ce pays nous y convient pour son plus grand bien.
EDMOND DOUTTÉ.
P.-S. — Je relis les épreuves de cet article à mon retour du Maroc : mes craintes étaient fondées. L'atmosphère de fanatisme dans laquelle j'étais plongé depuis des mois m'impressionnait suffisamment pour ne pas me laisser une entière liberté d'esprit. Cela est cause aussi que l'avenir du peuple me préoccupait plus que l'avenir de la religion et que je n'ai pas précisément répondu à la question que vous me posiez. Vos lecteurs opèreront sûrement d'eux-mêmes la mise au point nécessaire et peut-être ne me sauront-ils pas mauvais' gré d'avoir ainsi laissé voir l'état d'âme d'un arabisant en tournée au Maroc. (E. D.)
M. WILLIAM MARÇAIS
A vingt-huit ans, M. W. Marçais est déjà depuis trois ans directeur de la médersa de Tlemcen. Il a fait ses études à l'École des Langues Orientales et soutenu une remarquable thèse de doctorat sur les successions en droit musulman. Il a publié des articles dans la Grande Encyclopédie, dans la Jewish Encyclopedia, dans le Bulletin Archéologique de l'Afrique du Nord. Un travail de lui sur les Traditions du Prophète est en cours de publication dans le Journal Asiatique. Il s'occupe surtout de droit et de théologie musulmane. Sa lettre examine quelles transformations pourront subir les Berbères et leurs croyances en présence de la plus généreuse des nations européennes.
Le grand public, si tant est qu'il l'ignore encore, apprendra vite à connaître le nom de M. Marçais, comme celui d'un homme de grand mérite et de grand avenir.
Monsieur, cette réponse ne cadrera pas entièrement avec la question que vous m'avez fait l'honneur de me poser. Vous voudrez bien, j'espère, m'excuser de ne point envisager ici, dans le délicat problème de l'avenir de l'Islam africain au XXe siècle les destinées religieuses du Soudan et des populations nègres. En toute sincérité, je n'en saurais rien dire. Je me bornerai, si vous voulez bien, à indiquer les quelques faits qui permettent de croire à une évolution religieuse de l'Afrique Mineure, de marquer les tendances possibles de cette transformation et de déterminer le milieu social où elle se pourra produire. Bien entendu, je formule d'avance toutes
400 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
les réserves qu'une sage appréhension des démentis de l'avenir doit imposer aux prophètes modernes.
Depuis soixante-dix ans, un élément nouveau s'est introduit dans 'économie de l'Islam maghribin. Une puissance européenne s'est installée à son foyer ; des représentants de la civilisation occidentale ont vécu côte à côte avec les sectateurs berbères du prophète, ont mêlé à la leur leur vie quotidienne, ont entrepris de diriger leur instruction, de réglementer parfois leurs institutions, leur ont, dans une certaine mesure, assigné une place dans la société ou mieux la juxtaposition de sociétés que forment les groupes humains de l'Afrique du Nord. Il ne paraîtra pas douteux que le sort de l'Islam maghribin soit intimement lié aux destinées de la France. On ne risquerait même pas trop en disant que, pour une large part, il est entre les mains de cette puissance et voilà une constatation bien faite pour tenter des donneurs de conseils. Vous me permettrez, autant que je le pourrai, de ne pas être de ce nombre. Je n'en ai ni le droit ni l'envie ; je me contenterai de considérer l'état actuel des choses et d'en supposer la continuation. De ce fait, je m'aperçois qu'il convient encore de limiter la portée de ma réponse. Une notable partie de l'Afrique Mineure échappe encore à toute influence européenne : le Maroc isolé dans son indépendante barbarie, systématiquement fermé à la pénétration occidentale. Cette épithète convient mal ici, mais je n'en trouve pas d'autre. Il n'y a pas au reste de raison de douter que les mêmes phénomènes s'y produiraient qu'en Algérie et en Tunisie le jour où, toute mesquinerie de rivalité internationale cessant, l'on comprendrait dans les chancelleries et dans les cours que l'intérêt bien entendu de tous est de confier la tutelle de cet empire au pays que votre collaborateur M. de Caix appelait dernièrement " l'héritier inévitable » des chérifs.
Dans la masse des musulmans maghribins, c'est naturellement sur les groupes les plus policés, les plus conscients d'eux-mêmes que le spectacle de la civilisation, le contact des idées et des moeurs européennes devront le plus profondément exercer de l'influence. Cette élite nous est offerte par la population des villes. Il se trouve que, dans les villes, les musulmans, dans des proportions plus larges qu'ailleurs, et de façon plus intime, sont mêlés à la vie quotidienne des conquérants; que d'autre part c'est là, à n'en pas douter, qu'on trouvera la connaissance la plus exacte et la plus pure de l'Islam, parfois la véritable culture musulmane. De ce double fait, il semble légitime de conclure, que l'observation des milieux citadins présente, pour la question qui nous occupe, un intérêt de premier ordre. Si l'Islam maghribin est en travail de quelque transformation, c'est dans ces milieux que les tressaillements précurseurs de la crise, les symptômes révélateurs de l'avenir pourront le mieux être aper-
L'AVENIR DE L'ISLAM 401
çus. Dans son principe, l'Islam il faut le reconnaître, n'est guère favorable à la recherche scientifique, telle que nous la comprenons. « Allah fait tout , à tout moment et comme il lui plaît. » Tel est son axiome fondamental qui a profondément pénétré les cerveaux maghribins ; et nulle conception ne s'oppose avec plus de force à cette pensée de Malebranche que notre Renan considère comme conditionnant toute science humaine : « Le monde n'est pas gouverné par des volontés particulières. » Quand on possède une cause première aussi encombrante, la recherche des causes secondes peut paraître inutile et même coupable. Je sais bien que des faits historiques, la réelle culture musulmane de l'Orient et de l'Andalousie au moyen âge, semblent s'élever avec vigueur contre cette constatation théorique. Mais je ne crains pas d'affirmer que, à l'heure actuelle, tel est bien l'exact état d'esprit des bons vieux lettrés qui m'entourent. Seules les applications pratiques de nos découvertes les touchent dans les limites où elles apportent quelque commodité nouvelle à la satisfaction de leurs modestes besoins. Ils ne dédaignent pas notre médecine parce qu'elle guérit dans des cas où échouent les recettes des empiriques indigènes ; ils apprécient le télégraphe parce que, lorsqu'en leur pays le temps est brumeux aux approches du ramadhân, le fil mystérieux peut leur apporter d'ailleurs la nouvelle qu'est apparu le croissant de la lune, qui marque le commencement du jeûne sacré. La recherche désintéressée des effets et des causes, l'effort de l'esprit humain n'entrent pas pour eux en ligne de compte. L'institution des voies ferrées, par exemple, ne représente à leurs yeux que des machines qu'on achète, des ingénieurs, des mécaniciens qu'on paye, toutes choses que l'Islam, redevenu indépendant et riche, pourrait emprunter à prix d'or à l'Europe, comme autrefois les Almohades s'offraient des mercenaires chrétiens, comme aujourd'hui encore les sultans marocains s'offrent pour leur armée des instructeurs français ou anglais. Cependant une nouvelle génération se lève, sensiblement différente de ses aînées. A la fréquentation de nos écoles, un jeune parti s'est constitué auquel la curiosité scientifique n'est pas absolument étrangère. On y a pris plaisir à trouver dans l'enseignement de maîtres français l'explication rationnelle, la théorie des faits dont les applications pratiques vérifiaient l'exactitude par l'expérience de la vie quotidienne. Au reste des éléments de valeur très diverse se coudoient dans ce parti « de la civilisation et du progrès ». Beaucoup de jeunes font vraiment abus de ces grands mots sans y rien entendre. Pour certains, l'amour de la civilisation n'est qu'un moyen de parvenir ; pour d'autres, la conséquence de ce naïf désir familier de tout temps aux vaincus, de se rapprocher des vainqueurs. A nombre de ces gens de progrès, il suffit d'adapter plus ou moins leur costume à l'européenne et de boire QUEST. DIPL. ET COL. — T. XII. 26
402 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
sans scrupules, parfois sans mesure : « N'oubliez pas, me disait l'un d'eux à qui j'en faisais un jour la remarque, que les vices constituent une part importante des civilisations. » J'ai peur que pour beaucoup nos vices ne soient même notre civilisation tout entière. Dans ce jeune parti, l'élite est assurément formée par ceux qui, à une connaissance exacte de nos sciences, joignent une bonne culture musulmane. C'est là, si quelque esprit nouveau doit pousser, qu'il faut en chercher le germe. On s'y occupe très fort de la mise en harmonie du Coran, de la tradition et du dogme, avec les sciences modernes. On y penche naturellement vers l'interprétation rationaliste et aussi vers un certain relativisme d'après lequel nombre de prescriptions de l'Islam n'auraient pas une valeur absolue pour tous les temps et pour tous les lieux. En théologie, on affirme son estime pour les motazilites. J'entendais l'autre jour de jeunes musulmans algériens discuter l'opportunité et la possibilité d'un retour, au moins partiel, aux doctrines de cette secte, et la nécessité d'une exégèse rationaliste du Coran. Il se pourrait que le XXe siècle vît éclore dans l'Afrique du Nord un islamisme nouveau assez analogue aux islamismes américain et indou auxquels M. Goldziher faisait récemment allusion dans sa magistrale contribution à cette enquête; et l'on peut prévoir que les choses n'en resteraient pas là, car, en abandonnant de vieilles positions longtemps défendues, les religions ne se préparent d'ordinaire que de nouvelles occasions de battre en retraite. Il serait à coup sûr intéressant pour la France, et peut-être même opportun, de favoriser ce mouvement. En ayant provoqué l'apparirition, nous pourrions, semble-t-il, sans trop de déraison, nous soucier de le diriger. Sans doute, il y a toujours quelque impertinence pour des incroyants à se mêler aux questions de dogme et de foi. Une grande circonspection, une extrême délicatesse de toucher seraient de rigueur en une tentative de cette nature. Mais ne semble-t-il pas que notre indifférence religieuse même serait, en l'occurrence, un gage d'heureuse discrétion? Assurément, notre moderne impiété nous prépare mieux à prendre, sans trop de maladresse, position sur le terrain brûlant de la dogmatique musulmane, que la ferveur chrétienne de tels de nos voisins. Pour cette oeuvre, nous n'aurions au reste à créer aucun instrument nouveau. Les écoles supérieures d'enseignement musulman de l'Afrique du Nord, que des soucis politiques très légitimes ont fait placer sous la surveillance de la France et sous la direction de Français, pourraient être avantageusement utilisées. Deux séries d'études parallèles figurent à leurs programmes : la physiologie, la géologie, la physique moderne y voisinent avec la vieille théologie orthodoxe, le vieux droit musulman, la vieille exégèse coranique. Pour l'instant, ces connaissances diverses hurlent bien un peu de se trouver ensemble ; mais peut-être
L'AVENIR DE L'ISLAM 403
que, conçu d'une façon différente, cet accouplement discordant se changerait dans l'avenir en union féconde. Il reste contre les destinées éventuelles de cette transformation en germe que nos sujets berbères arabisés ne constituent, quoi qu'on en ait pu dire, qu'une race médiocrement douée pour la réflexion, de cerveau assez lourd, d'intelligence passablement fruste. Bien entendu, je connais de fort honorables exceptions. Mais d'une façon générale le Maghreb ignore cette souplesse que d'innombrables croisements ont donnée à l'Orient. L'Afrique du Nord est un peu la Béotie de l'Islam. Nos prédécesseurs immédiats dans la Régence, ces Turcs qui offraient le plus étonnant mélange de tous les éléments ethniques du bassin de la Méditerranée, auraient pu apporter un sérieux appoint dans la solution du problème. Nous les avons forcés à se rembarquer après la conquête de 1830 ; il faut, une fois de plus, le regretter.
Ce qui paraît ressortir des faits, c'est que cette élite, à laquelle je viens de faire allusion, ne peut pas être considérée comme une de ces floraisons naturelles et nécessaires des couches populaires profondes dont M. de Roberty nous a parlé. Elle s'est constituée sous une influence étrangère et extérieure ; il n'y a pas eu germination au dedans, mais pénétration par le dehors'. Dans une certaine mesure elle doit être tenue pour un produit artificiel, à coup sûr nullement spontané. Dans les masses obscures de la population maghribine, chez les ruraux surtout, rien ne permet de croire à une évolution des idées et des croyances. Prédisposées par nature à l'immobilité, ou dans tous les cas à une extrême lenteur à se modifier, elles ont peu subi l'influence de l'instruction française. Elles se trouvent en contact avec les éléments les plus grossiers de la population conquérante; parfois, chez les nomades par exemple, elles n'ont subi aucun contact. L'islam de cette population primitive est ce singulier mélange de croyances fétichistes et anthropolâtriques que M. Doutté a excellemment décrit dans son livre sur les Marabouts : il est singulièrement ignorant. Un campagnard à qui je demandais un jour ce qu'étaient les houris me fit celte réponse, digne d'un Kâfir coraïchite contemporain du Prophète, qu'il les tenait pour les filles d'Allah. La plus populaire des souras du Coran où il est affirmé que Dieu n'a point enfanté et n'a pas été enfanté lui était inconnue. Sans doute le spectacle de notre civilisation matérielle, la conviction de notre supériorité agricole notamment devront modifier dans un certain sens, et dans une certaine mesure, la mentalité de ces épais cerveaux. C'est un facteur dont il serait illégitime de ne pas tenir compte. Mais qui pourrait prévoir le bilan de ces modifications pour l'an 2000 ? Elles ne paraissent pas bien profondes à l'heure actuelle; car, s'il faut ajouter foi à certains propos, dans les récents événements de Margueritte, des indigènes, qui depuis de longues années travaillaient chez
404 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
les cultivateurs français, ont été les premiers à croire aux promesses ridicules d'un imposteur de bas étage. Ne semble-t-il pas que la thèse de la « diffusion des lumières par la colonisation » en sorte légèrement amoindrie? Bien plus, il n'est pas sans exemple que des ruraux européens adoptent les superstitions de leur entourage indigène. Je connais plusieurs cas de colons, d'Espagnols surtout, qui dans des circonstances graves ont fait des voeux aux marabouts et aux saints musulmans, ou employé la science de talebs marocains pour la découverte d'imaginaires trésors. Et alors pourquoi ne parlerions-nous pas un peu de l'avenir du christianisme africain au XXe siècle?
Cependant il n'est pas impossible que dans l'avenir quelque chose des aspirations de l'élite maghribine ne se répercute jusqu'au sein des lents, des obscurs milieux ruraux. Une action de cette élite sur la masse doit être envisagée comme d'autant plus probable que la première donnera à la seconde ses têtes, administrateurs, magistrats musulmans, membres du clergé, etc. : ces fonctionnaires tous plus ou moins représentants de l'Islam moderne jouiront, sur la masse de leur coreligionnaires, d'une autorité officielle subie et parfois aussi ils y joindront, du fait de cette considération que le musulman le moins cultivé accorde toujours aux hommes de science, une influence volontairement consentie. Il n'est guère douteux que nos fonctionnaires maghribins se croient le droit et le devoir de jouer ce rôle. Peut-être conviendrait-il de les préparer à le faire avec noblesse. Ce serait là un souci qui paraîtra à quelques-uns opportun, à tous, j'en suis sûr, plus digne d'un grand pays civilisé, que la coquetterie avec les représentants de l'ignorance grossière, du fanatisme, de l'imposture : les marabouts.
W. MARÇAIS.
L'abondance des matières nous oblige à renvoyer au prochain numéro les dernières réponses africaines et la conclusion.
EDMOND FAZY.
LA DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE DE L'ANGLETERRE
AU POINT DE VUE DES DENRÉES ALIMENTAIRES
Une école d'économistes allemands pose le principe que les gouvernants doivent assurer à chaque État son indépendance économique. La nation normale, dit List, est celle qui non seulement peut pourvoir à sa défense, mais peut aussi, grâce au développement simultané de son industrie et de son agriculture, vivre sur ses propres ressources, sans avoir besoin de solliciter pour sa subsistance le concours de l'étranger.
Il est inutile de faire remarquer que List parle en théoricien. Aucun pays ne peut se suffire complètement à lui-même. Les rigueurs de son climat, l'exiguïté de son territoire, la densité de sa population sont, suivant les cas, autant de raisons qui l'obligent à entrer en rapports avec ses voisins et à leur demander ce que lui-même ne saurait produire, du moins en quantité suffisante pour sa consommation. Mais un fait frappe immédiatement l'attention, quand on considère les vieilles nations de l'Europe, c'est qu'elles tendent toutes, de plus en plus, à s'éloigner du parfait équilibre préconisé par List ; et à passer à ce que l'on pourrait appeler un état de production industrielle prépondérante. Elles multiplient leurs manufactures ; leurs populations ouvrières citadines augmentent dans de grandes proportions, tandis que leurs populations rurales restent stationnaires ou même diminuent. On prévoit facilement la double conséquence de ce phénomène : d'une part, ces nations sont obligées de chercher des débouchés toujours nouveaux pour leurs produits manufacturés, et, en même temps, elles doivent faire un appel sans cesse plus fréquent aux denrées alimentaires des nouveaux mondes :
La France, l'Allemagne, l'Angleterre donnent toutes les trois, mais à des degrés différents, des exemples de cette rupture d'équilibre. En France, le phénomène est encore peu apparent, mais il existe néanmoins. Les 52 % de notre population vivaient, il y a cinquante ans, de la culture du sol (18.200.000 sur 36.000.000). Aujourd'hui
406 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
cette même culture n'en emploie plus que 17.500.000, et, comme la population totale a augmenté, la proportion a passé dé 52 à 45 %. Cependant, comme le rendement à l'hectare s'est accru et comme, d'autre part, les progrès du machinisme permettent, dans certains cas, d'employer moins de bras, nous ne sommes pas plus débiteurs de l'étranger qu'au milieu du siècle. Les surfaces emblavées sont d'ailleurs à peu de chose près ce qu'elles étaient alors : 7 millions d'hectares.
L'exode vers les villes est déjà, en Allemagne, beaucoup plus important; de 1882 à 1895, l'agriculture a perdu environ 700.000 ouvriers et la population rurale a passé de 19.200.000 à 18.500.000. Mais le pays typique à cet égard est l'Angleterre ! Ici, la rupture d'équilibre est complète ; pour une personne employée aux travaux des champs, six le sont à ceux dès manufactures ; le commerce à lui seul occupe autant de bras que la culture du sol. De 1861 à 1891, l'industrie a gagné 1.200.000 ouvriers, l'agriculture en a perdu plus de 600.000. Les progrès du machinisme n'ont pas, d'autre part, pu compenser le défaut de bras ; les surfaces emblavées se sont considérablement réduites et, l'ensemencement du blé qui en 1861 occupait 1.456.815 hectares n'en occupe plus que 746.617 en 1900. Les importations de froment ont, par contre, augmenté dans les proportions suivantes :
1867 10 millions de quintaux
1890 41.2 —
1891 44.7 —
1802 47.3 —
1893 46.9 —
1894 48.3 —
1895 53.6 —
1896 49.6 —
1897 44.3 —
1898 47.2 —
1899 49.2 —
1900 49.3 —
Nous nous proposons d'étudier plus spécialement ici la question du ravitaillement de l'Angleterre ; nous voudrions chercher ce que la Grande-Bretagne produit pour elle-même, et, surtout, de combien elle est débitrice à l'égard de l'étranger. Contrairement en effet à ce que nous voyons dans la plupart des autres pays, les importations en denrées alimentaires ne sont pas en Angleterre un simple complément venant remédier à l'insuffisance de la production indigène, elles forment le fonds même de la nourriture nécessaire à la subsistance de la presque totalité de la nation anglaise. Le pain, le beurre, la
LA DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE DE L'ANGLETERRE 407
viande que mangent nos voisins, comme le thé, la bière et le vin qu'ils boivent, sont importés du dehors, si bien que le grenier, la boucherie et la cave seraient vides, le jour où, pour une raison ou une autre, les communications maritimes seraient interrompues.
Depuis quelques années, la perspective d'un blocus est devenue chez nos voisins d'outre-Manche une véritable obsession ; ils se demandent avec anxiété quelle serait la situation de leur pays le jour où une nation européenne ou américaine lui déclarerait la guerre. La question du ravitaillement n'a pas été développée seulement par les publicistes et les économistes, elle a franchi l'enceinte du Parlement; le 6 avril 1897, la Chambre des communes déclarait, à la suite d'un vote unanime, « que le fait que l'Angleterre était dans la dépendance des puissances étrangères pour les denrées nécessaires à son alimentation méritait d'attirer toute l'attention du gouvernement de Sa Majesté ». M. Balfour répondait alors que la sécurité de son pays reposait sur la force de la marine et, qu'il acceptait sans hésitation la responsabilité de l'amendement proposé. La marine anglaise, disait-il, est assez nombreuse non seulement pour défendre les côtes mais encore pour protéger les convois de vivres venant du dehors. Tout le monde ne partage pas en Angleterre cet optimisme exagéré.
L'insuffisance de la production du blé indigène est un problème d'ordre relativement récent. Il y a un siècle, l'Angleterre produisait assez pour les besoins d'une population qui n'était guère que le tiers de celle que lui attribuent les récentes statistiques; mais l'augmentation du nombre des habitants, d'une part, les modifications apportées au système douanier, de l'autre, ont complètement changé la face des choses. En 1800, le service du recensement donnait à l'Angleterre 15 millions de sujets, aujourd'hui il en relève près de 41 millions et l'accroissement continue. Jadis, les représentants de la grande propriété faisaient la loi au Parlement et mettaient la culture nationale à l'abri de la concurrence étrangère; aujourd'hui, ce sont les représentants à Westminster des villes industrielles qui prédominent et leurs efforts tendent constamment à faciliter les conditions de la vie matérielle. De cette façon, la lutte économique sera plus facile, car on pourra maintenir les salaires à un taux assez bas. Cobden affirmait, vers 1842, que sur les 21 millions de quarters de blé consommés par ses compatriotes, un million seulement était importé ; c'est qu'à cette époque, avec 15 millions d'habitants de moins, il y avait une surface emblavée double de celle qui existe actuellement. L'abrogation de l'échelle mobile en 1846 a permis aux blés américain
408 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
et russe d'entrer librement dans les ports anglais. Je n'ai pas à discuter sur le bien ou le mal qu'a pu causer cette mesure; une chose, en tout cas, est certaine : la libre entrée du froment étranger a eu pour conséquence d'obliger le paysan à abandonner une culture qui devenait ruineuse. Les agronomes prétendent, en effet, que, d'une manière générale, l'hectolitre de blé ne doit pas se vendre moins de 20 francs : au-dessous, disent-ils, le producteur ne rentre pas dans ses débours. Or, en 1894, l'hectolitre de blé américain était coté à Londres 13 francs (prix moyen en 1900, 15 fr. 25 l'hectolitre ; prix maximum, 17 fr. 50). On peut apprécier par là la perte qu'ont éprouvée alors les fermiers du Sud-Est, la seule partie où l'on peut pratiquer encore l'ensemencement. Cet avilissement des prix eut donc pour conséquence d'amener une réduction considérable des surfaces emblavées. De 1899 à 1900, la culture du blé a encore perdu 40.000 hectares ( Agricultural retum for 1900). Toutes les céréales ont, du reste, diminué: en 1870, il y avait 7.407.340 hectares de terres labourées, en 1900, 6.346.032.
Par contre, l'abrogation de l'échelle mobile a eu l'avantage de maintenir le prix du pain à un taux assez bas ; et alors que la diminution de la valeur de l'argent amenait une hausse générale des prix, celui du pain, au contraire, ne changeait guère : le kilogramme de meilleure qualité, qui se vendait au milieu du XIXe siècle 35 centimes, tombait même, en 1887, à 30 centimes. Un mémoire présenté, il y a deux ans, à la Société de statistique de Londres, précisait de la façon suivante la situation de l'Angleterre au point de vue de sa production en blé : « Notre production s'élève, disait l'auteur de ce mémoire, pour 1897 à 6.391.000 quarters ; nos importations à 21.664.000 quarters ; nous en déduisons que tout sujet de Sa Majesté consomme 338 livres de farine et que, sur ces 338 livres, 77 seulement sont d'origine nationale.
Il est intéressant de passer en revue les divers moyens qui ont été proposés pour corriger ce qu'avait d'anormal une pareille situation. Trois systèmes ont été préconisés dans les journaux et les revues; actuellement, aucun n'a encore été adopté par le Parlement. L'Angleterre a été amenée, par l'observation de son intérêt bien entendu, à pratiquer le libre-échange. Le fameux laissez faire, laissez passer tombe, il est vrai, un peu en désuétude et l'État semble avoir de plus en plus tendance à diriger, à l'aide de taxes ou de détaxes suivant les cas, la vie économique du pays dans un sens déterminé ; cette tendance sera-t-elle assez puissante même dans le pays de Cobden pour y renverser les idées de l'école de Manchester ? Les événements actuels qui suscitent la haine de l'étranger et font considérer à certains jingoes comme un manquement au patriotisme d'acheter quoi que ce soit à des nations qui, disent-ils, ne leur veu-
LA DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE DE L'ANGLETERRE 409
lent que du mal, pourraient bien avoir celte conséquence inattendue.
Le premier système consisterait à élever des barrières douanières contre les importations du dehors. Si la superficie emblavée a diminué, allèguent ses promoteurs, c'est qu'il nous devint impossible, à une certaine époque, de lutter contre le froment étranger. Ici, la main-d'oeuvre est chère et le prix du sol est très élevé ; la rémunération du producteur doit donc s'élever elle-même dans des conditions correspondantes; le jour où des droits protecteurs empêcheront l'avilissement des cours, vous verrez le paysan revenir à une culture qu'il n'a abandonnée que contraint et à regret 1.
L'élévation de barrières douanières assurerait-elle l'indépendance des îles Britanniques ? On a calculé que le rendement à l'hectare y. était de 26,5 hectolitres. Malgré une moyenne aussi forte, le total de la production indigène ne dépasse guère 21 millions d'hectolitres, alors que la consommation en réclame 87 : on en déduit qu'il faudrait mettre en blé 3 millions de nouveaux hectares, c'est-à-dire convertir le quart de la superficie totale à l'ensemencement. Le terrain se prêterait-il à un pareil bouleversement? La France, qui passe pour un pays de céréales, n'a que 13 % de son territoire en froment, et cependant un droit protecteur de 5 francs par hectolitre y crée, pour nos agriculteurs, une sorte de monopole. Mais supposons que le moyen proposé soit possible, quelles en seraient les conséquences? Le prix du pain s'élèverait forcément et même dans une très grande proportion : le kilo ne se paierait plus 35, mais 50 centimes, peut-être davantage. L'industriel britannique, qui a déjà de la peine à lutter contre son concurrent allemand, devrait à son tour hausser les salaires. Ce nouveau facteur ne serait certainement pas de nature à faciliter l'écoulement des objets manufacturés sur le marché européen; le seul fait que la plupart des industries anglaises ne fabriquent que pour l'étranger donne à cette question une gravité exceptionnelle.
Le second système a également pour objet la protection de l'agriculteur indigène; mais il compte y arriver par des moyens différents. Il considère comme plus avantageux de ne pas toucher aux tarifs douaniers, car on risque ainsi d'engendrer des représailles et on ne peut pas impunément porter atteinte au libre-échange sans craindre de voir à son tour l'étranger fermer ses portes.
La crainte des représailles douanières a donc fait admettre le principe d'une prime directe à verser au producteur de froment; mais un pays a beau être très riche, toute augmentation ou toute création de taxe y suscite des réclamations sans nombre. L'ouvrier
1 Actuellement, le blé étranger ne paie qu'un droit d'entrée de 60 centimes par hectolitre importé.
410 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
anglais est flatté dans son orgueil national quand on lui parle de nouvelles conquêtes; la perspective d'une grande guerre maritime n'est pas non plus pour lui déplaire; il deviendra peut-être moins belliqueux quand il saisira mieux le côté économique de la question, quand il se rendra compte que le Parlement, précisément à cause de la possibilité d'une guerre, est obligé de protéger l'agriculture aux dépens de l'industrie.
Enfin on a proposé un troisième système qui s'inspire d'autres motifs. Ses promoteurs ne s'occupent plus de la production nationale ; ils envisagent seulement l'éventualité d'une famine et cherchent à la rendre impossible; ils ont cru en trouver le moyen dans la création de greniers nationaux.
Les quantités de farine, que le gouvernement anglais devrait acheter, varient suivant l'idée que l'on se fait de la longueur des guerres futures ; on est toutefois d'accord à reconnaître qu'avec les progrès des armements modernes, un blocus ne durerait pas plus de six mois et on en conclut qu'une trentaine de millions d'hectolitres devraient être mis en réserve. Les conséquences entraînées par la création de greniers nationaux sont assez difficiles à déterminer; mais la seule nouvelle que le cabinet de Saint-James se dispose à accaparer de pareils stocks de blé pourrait bien amener une hausse générale des cours dont le consommateur anglais ne serait certainement pas seul à souffrir.
Les statistiques suivantes donnent, d'une part, une idée plus nette de l'insuffisance de la production nationale, de l'autre, elles font connaître les pays qui fournissent à l'Angleterre ce qui lui manque. Depuis 1896, les mauvaises récoltes des Indes et de l'Australie ont rendu l'Angleterre débitrice presque exclusivement de pays avec qui elle n'est unie par aucun lien politique.
Importations de froment (en francs). 1900 1899 1898
583.166.870 547.030.375 635.681.280
Importations de farine (en francs) 1. 1900 1899 1898
252.562.450 267.524.S00 288.636.075
1 Les importations de farine sont presque toutes américaines; en 1900, les ÉtatsUnis envoyaient en Angleterre un stock de farine représentant une valeur de 209.156.400 francs.
LA DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE DE L'ANGLETERRE 411
Provenances du froment (en francs).
1900 1899 1898
États-Unis 280.000.009 295.392.500 382.379.150
Rép. Argentine 152.000.000 75.000.000 44.000.000
Canada 55.000.000 45.000.000 48.000,000
Russie 37.000.000 21.000.000 62,000.000
Australie 32.000.000 31.000.000 9.199.050
Indes néant 66.000.000 86.000.000
L'Anglo-Saxon est, on le sait, grand mangeur de viande : c'est dans cette alimentation qu'il puise sa force et son énergie. Il ne faut cependant rien exagérer : si l'Anglais riche se nourrit de rosbifs saignants, l'ouvrier des ports et le paysan irlandais savent se contenter de la viande de porc, peut-être moins fortifiante mais meilleur marché, à coup sûr. En moyenne, l'Anglo-Saxon mange annuellement 132 livres de viande, qui se décomposent ainsi 1 :
Viande de boeuf 63 livres
— de mouton 32 —
— de porc 33 —
Sur ces 132 livres de viande, 78 sont de provenance anglaise et 54 de provenance étrangère ; la proportion des importations est même plus forte qu'elle ne le paraît au premier abord, car une partie des denrées dont se nourrit le boeuf, ainsi qu'une partie des matières servant à l'engrais des pâturages, sont achetées sur le continent: si bien que ce n'est pas 54 livres qu'il faudrait dire, mais peut-être 60.
L'Angleterre peut-elle dans, une certaine mesure diminuer cette proportion? Nous ne le croyons pas. Les statistiques nous apprennent que, depuis une vingtaine d'années, l'extension des pâturages a permis l'élevage d'un bétail beaucoup plus nombreux que par le passé (en 1866, les îles Britanniques élevaient 8 millions et demi de boeufs; aujourd'hui elles en élèvent 11 ; les chiffres des moutons qui atteignaient, en 1866, 26 millions, dépassent maintenant 30 millions) et cependant, les efforts des fermiers n'ont pas empêché les importations de suivre une marche progressive, à cause de l'augmentation croissante de la population. Les Livres bleus donnent sur les achats de viande des détails intéressants. Tout d'abord, on constate de quel important trafic les animaux vivants sont l'objet : en 1898, l'Angle1
l'Angle1 présenté à la Société de Statistique de Londres, décembre 1899.
412 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
terre faisait venir des États-Unis 600.000 boeufs, du Canada 95.000, de la République Argentine 35.000.
Les importations de viande, qui, en 1898, atteignaient 869 millions, montent, en 1900, à 982 millions.
Le commerce de la viande gelée, qui tend, depuis quelques années, à prendre un grand développement, vient ensuite avec des chiffres non moins importants. En 1895, l'Australie expédiait dans des navires créés à cet effet 1.701.735 pièces de mouton gelées, la Nouvelle-Zélande 2.176.441 et la République Argentine 1.615.562.
On parle souvent de la fédération impériale; le Zollverein mondial qu'elle comporterait permettrait-il à l'Angleterre de chercher dans ses seules colonies le moyen de combler son déficit en denrées alimentaires? Nous avons vu, en étudiant la question du blé, le peu de grain que les colonies fournissent à leur métropole; l'Inde, le Canada, l'Australie sont des vendeurs insignifiants en présence de la Russie et surtout des États-Unis. Pour la viande, nous devons faire une constatation identique. Ni le Canada ni l'Australie ne peuvent pour le moment alimenter les îles Britanniques.
Voici le tableau des importations de viande pour l'année 1900 :
Importations de viande — Année 1900.
BOEUFS vivants. Importations totales. Valeur : 255.113.325 francs.
États-Unis 162.000.000 —
Canada 44.000.000 —
MOUTONS vivants. Importations totales. Valeur : 15.252.700 —
États-Unis 5.609.000 —
République Argentine 5.700.000 —
VIANDE gelée (boeuf). Import, totale. Valeur : 204.084.700 —
États-Unis 151.494.000 —
Australie 29.200.000 —
VIANDE gelée (mouton). Imp. totale. Valeur: 143.037.450 —
Australie 84.506.025 —
République Argentine 42.226.950 —
VIANDE de PORC. Importations totales. Valeur : 293.349.225 —
États-Unis 187.298.575 —
Danemark 76.469.550 —
Canada.... 26.886.125 —
Le lait, le beurre, les oeufs constituent, après le blé et la viande les principaux facteurs du commerce de denrées alimentaires. La consommation par habitant et par année s'élève, pour le lait ou ses
LA DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE DE L'ANGLETERRE 413
dérivés, à 65 gallons (295 litres) dont 36 seulement sont d'origine anglaise.
Les importations de beurre, de lait condensé, de margarine ont atteint, en 1900, 541 millions de francs. Il y a à relever pour les achats de beurre une progression très forte sur les années précédentes; les importations ont, en effet, passé de 383.175.000 (1898) à 436.260.000 (1900).
En 1898, les importateurs de beurre étaient : tout d'abord le Danemark, créancier pour 168 millions de francs; puis la Hollande pour 97 millions de francs; enfin la France pour 58 millions de francs. Malgré leurs efforts, l'Australie et le Canada n'expédiaient que des stocks de peu d'importance.
Les oeufs, comme le lait, proviennent en grande partie du dehors. En 1899, les importations d'oeufs ont atteint le chiffre de 127 millions de francs : chaque Anglais a, en moyenne, mangé 44 oeufs de provenance étrangère. Il est remarquable que les importations d'oeufs ont beaucoup augmenté depuis 1897 ; à cette époque, elles atteignaient seulement 87 millions de francs.
Voici les tableaux des importations de beurre en 1900 et d'oeufs en 1899 :
Importations de beurre — Année 1900.
Importations totales en francs : 436.260.800 fr. Importations totales en poids : 1.649.244 quintaux.
PROVENANCES 1. — Danemark 206.740.550 t.
France 44.625.000
Hollande 35.350.000
Russie 24.519.000
Canada 16.190.000
Suède 25.344.000
Importations d'oeufs — Année 1899.
Importations totales. 127 millions de francs.
Russsie 29.575.000
Allemagne 24.166.000
France 21.675.000
Danemark 20.212.000
Belgique 18.975.000
Les pommes de terre consommées en Angleterre sont, au contraire, un produit de la culture nationale ; mais, si les fermiers anglais satis1
satis1 Livres bleus ne donnent pas en valeur les importations de beurre de l'Australie, mais ils indiquent une importation de beurre d'Australie de 258.315 quintaux, soit 15 % des importations totales.
414 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
font en temps de paix à presque toutes les demandes, ils ne sauraient augmenter la quantité de leur production au cas où un blocus, interrompant les communications avec le continent, empêcherait l'arrivée d'autres denrées alimentaires. On a même, en 1897, à relever une importation de 197.000 tonnes de pommes de terre, soit 12 % de la consommation totale.
Les caisses de thé que, chaque année, les navires chargés du service des lignes d'Extrême-Orient apportent dans les docks de Londres, constituent pour eux un frêt considérable. L'Angleterre n'est pas, à proprement parler, ici, dépendante de l'étranger ; car elle adresse les trois quarts de ses commandes à une colonie très étroitement unie à la métropole, à l'Inde dont les envois de thé (1898) représentent une valeur de 136 millions de francs, alors que ceux de la Chine n'en dépassent pas 24. Depuis 1890 1 , la réduction de la taxe douanière abaissée à 0 fr. 40 par livre a beaucoup accru le trafic du thé qui a passé de 81 millions de kilogrammes (1884) à 134 millions de kilogrammes (1896).
Il n'y a pas lieu de parler des importations de bière, car les brasseries anglaises en fabriquent assez pour les besoins de la consommation nationale ; il y a même un excédent de 784.000 hectolitres qui doit chercher sur le continent des acquéreurs qu'il ne peut trouver en Angleterre. Mais la fabrication du pale ale et du stout est seule anglaise ; les matières qu'elle emploie sont allemandes, en grande partie du moins : c'est d'abord l'orge dont les achats à l'étranger (1900) atteignent 130 millions de francs, et aussi le houblon, 20 millions.
L'Anglais riche est grand amateur des produits des vignobles continentaux; il ne se passe pas de jour que quelque navire n'apporte à Londres, du Portugal, des barriques de Porto, ou, de France, des caisses de Champagne. Ce sont les vins alcooliques et de qualité supérieure qui sont surtout demandés ; un droit de 80 centimes par litre est perçu à l'entrée, mais le consommateur a facilement supporté, jusqu'ici, la charge fiscale. D'une manière générale, les vins importés en Angleterre se vendraient sur le continent 2 francs ou 2 fr. 30. la bouteille et, dans ces conditions, une taxe de 0 fr. 80 ne relève pas d'une façon très appréciable le prix du litre.
La France constitue le plus gros marché ; de tout temps, peut-on dire, Bordeaux a eu des relations constantes avec Londres. Il en résultait même pour nos provinces du Sud-Ouest une situation un
1 Depuis mars 1900, le droit est de 0 fr. 60 par livre.
LA DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE DE L'ANGLETERRE 413
peu particulière. Tandis qu'en Normandie ou en Bretagne, au XVIIIe siècle, la lutte contre l'Angleterre ralliait tous les suffrages, à Bordeaux, au contraire, on demandait le maintien de la paix et l'abaissement des barrières douanières : les guerres, en effet, ne sont pas affaire de sentiment, mais d'intérêt. Les droits sur nos vins ont souvent varié. Avant 1861, l'hectolitre payait 159 francs de droit d'entrée ; après le traité de commerce, on a distingué suivant le nombre de degrés d'alcool. Plus exactement, on divisait les vins en trois séries :
a) moins de 15° droit de 27 francs
6) plus de 13° et moins de 25° — 40 —
c) plus de 25° et moins de 40° — 55 —
Les vins en bouteille étaient classés dans la 3° série. Dans la suite, on remania le système pour l'unifier et on établit une taxe unique de 1 fr. 25 par gallon, quel que soit le degré d'alcool : le gallon vaut 4 litres 1/2. La nouvelle politique inaugurée en France en 1892 a eu son contre-coup en Angleterre. Depuis cette époque le vin a payé 0 fr. 70, puis 0 fr. 80 (1899) pour chaque litre importé. Les achats n'ont cependant pas diminué; il ne faudrait pas en conclure que le marché anglais est un débouché qui ne peut se fermer sous aucun motif.
Si des droits modérément protecteurs n'ont eu qu'une répercussion insignifiante, des droits très élevés pourraient bien, par contre, réduire la consommation. On parle beaucoup, en Angleterre, de faire, comme aux États-Unis après 1867, supporter par les étrangers les frais des expéditions guerrières. Tout dernièrement, le Parlement, entrant dans cette voie, a voté une loi aux termes de laquelle toute tonne de houille exportée du Royaume-Uni verse au fisc un droit de sortie de 1 shilling, moyen très pratique de faire solder par les acheteurs français, allemands ou italiens de la houille du Lancashire les frais occasionnés par la guerre du Transvaal.
En outre, nos viticulteurs courent un danger d'un autre ordre, celui résultant de l'adoption de tarifs différentiels votés contre eux. Jusqu'à l'époque actuelle, la France, le Portugal, l'Espagne seuls vendaient des vins à l'Angleterre ; mais aujourd'hui un nouveau pays, un pays anglais, devient importateur à son tour : l'Australie. Elle réclame déjà des tarifs de faveur. Il est, dit-elle, du devoir de la métropole de faciliter l'essor de ses possessions et de leur accorder une position avantageuse sur son marché. Que nous sert-il, disent les Australiens, d'être Anglais si nous sommes soumis à la loi commune? Raisonnement simple, mais logique. L'Australie a donc la prétention de devenir la cave de l'Angleterre. Cette hypothèse ne pourra se réaliser que plus tard, quand de nouveaux vignobles auront été
416 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
plantés. Mais rien ne nous autorise à affirmer que l'Australie restera longtemps encore un petit producteur de vin. L'exemple des ÉtatsUnis, qui sont brusquement devenus, en moins de cinquante ans, de terribles rivaux pour les métallurgistes européens, montrent de quels rapides progrès sont susceptibles les nouveaux mondes. Pareille constatation est également vraie au point de vue agricole. Pour le moment, toutefois, les vins européens tiennent sur le marché anglais une place prépondérante: en 1898 l'Angleterre achetait 816.284 hectolitres de vin, dont 287.481 de provenance française, 198.501 de provenance espagnole et 201.217 de provenance portugaise.
Voici les tableaux montrant, par pays, l'importance respective des importations de vins en 1898 et 1900 :
Importations de vins 1898 1900
Importat. totales... 816.284 hect. Importat. totales... 758.092 hect.
France 287.481 — France 243.351 —
Espagne 198.511 — Espagne 206.329 —
Portugal 201.217 — Portugal 173.413 —
Progression des importations de vins australiens.
1884 56.000 gallons
1886 148.000 —
1889 307.000 —
1893 554.000 —
1895 612.000 —
1897 713.000 —
1899 744.000 —
1900 823.000 —
Le gallon vaut 4 h. 543 litres.
L'Angleterre d'aujourd'hui n'est plus l'Angleterre de jadis: le temps n'est plus où sa population pouvait vivre à l'aise sur les ressources du sol national; elle est obligée d'avoir recours à l'étranger.
En temps de paix, l'Angleterre est contrainte d'en passer par où veulent ses fournisseurs. Que les États-Unis jugent bon de lourdement taxer, à leur sortie du Nouveau Monde, la viande et le blé américains, ce sera peut-être la ruine de l'industrie anglaise mise en état d'infériorité par suite de l'élévation des salaires, conséquence du renchérissement de la vie.
En temps de guerre, la perspective d'une famine est sinon probable, du moins possible. Sans doute, la marine anglaise est forte et nombreuse, et nul ne songe à refuser au marin britannique des qualités de courage et d'endurance universellement reconnues; mais enfin,
LA DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE DE L'ANGLETERRE 417
dans une guerre maritime comme dans une guerre terrestre, le succès dépend d'une foule de circonstances. Que, par suite d'une tempête ou d'une défaite, le gros de l'escadre anglaise soit mis hors d'état de poursuivre la lutte, c'est le pays lui-même qui doit se rendre ou se résoudre à périr par la faim, car tout ravitaillement est dès lors impossible. Qu'attendre, en outre, d'un peuple qui sait que la famine le menace? Une hausse formidable du cours des grains peut se produire sur le simple reçu d'une fausse nouvelle. Pendant la guerre de Crimée, où cependant l'Angleterre n'était pas menacée, on a vu le prix du pain doubler ; que serait-ce le jour où des croiseurs rapides harcèleraient les convois de vivres obligés de traverser l'Atlantique avant de se débarrasser de leur précieux contenu?
On peut supposer, enfin, l'Angleterre en lutte avec le pays même qui lui fournit sa viande et son blé, je veux parler des États-Unis. Les autres États seraient-ils en mesure de remplacer momentanément le marché américain? Les navires neutres oseraient-ils courir le risque d'une prise? Les propriétaires de la cargaison trouveraient-ils des assureurs et à quel taux ?
Ce sont là autant de questions d'une exceptionnelle gravité , qui troublent et énervent nos voisins. De là, le ton à la fois craintif et belliqueux de certains de leurs journaux; de là aussi, l'intérêt extrême avec lequel ils suivent les progrès des marines européennes. Ils savent que le jour où un inventeur de génie trouverait le moyen d'assurer la supériorité à une marine autre que la leur, la grandeur de leur pays serait plus que compromise. Le colosse aux pieds d'argile aurait vécu.
EDOUARD PICARD,
Docteur en droit.
QUEST. DIPL. ET COL. — T. XII. 27
L'ETUDE DES LANGUES INDIGENES
DANS LES TROUPES COLONIALES
Le décret du 28 décembre 1900 organisant l'armée coloniale dit à l'article 3 : « Le tour de départ peut être avancé pour les officiers qui auront adressé des demandes à l'effet d'être affectés à des colonies pour lesquelles ils ont reçu un brevet de langue indigène. Mention est faite sur la liste de tour de service colonial de la possession du brevet en regard des noms des intéressés, qui sont désignés dans l'ordre où ils figurent sur cette liste. » Le Journal officiel a déjà publié une de ces listes, d'autres suivront.
La première condition pour coloniser est, en effet, de connaître la langue des indigènes afin de pouvoir se passer des interprètes. Celte nécessité est si bien reconnue par nos officiers des troupes coloniales que les deux tiers des ouvrages de linguistique coloniale sont rédigés par des officiers. Tout récemment encore, un officier d'infanterie coloniale publiait un dialecte de langue chinoise.
Ces études seraient à encourager ; le ministre de l'instruction publique dispose de récompenses pour ce genre de travaux. Malheureusement sa religion est si mal éclairée que les auteurs d'ouvrages techniques attendent toujours les palmes académiques pour lesquelles leurs chefs les ont proposés. Cela est regrettable, et nous voulons croire que l'honorable M. Leygues s'efforcera, pour le 1er janvier, de s'entendre avec le ministre de la guerre pour faire cesser cet état de choses.
Si l'on encourage ceux qui écrivent des ouvrages de vulgarisation de dialectes coloniaux, il faudrait s'occuper aussi des modestes sousofficiers qui remplissent dans les cercles militaires les fonctions aussi gratuites que pénibles d'instituteurs pour les indigènes. Il y a une « Alliance Française » qui pourrait renseigner le ministre sur cette question.
Mais ce n'est pas uniquement dans le but de réclamer des palmes académiques pour des gens très méritants que nous écrivons. Ce que nous désirons surtout, c'est qu'on veuille bien comprendre l'importance de l'enseignement des dialectes coloniaux.
La plaie des colonies, c'est « Monsieur l'Interprète ». Au Tonkin, les interprètes mettent un temps énorme pour traduire ce qu'on leur dicte et ils ne disent que rarement la vérité. Ailleurs ce doit
L'ÉTUDE DES LANGUES INDIGÈNES 419
être la même chose. Ils passent pour n'être pas très désintéressés et mettent souvent les chefs militaires en mauvaise posture pour avoir travesti leur discours aux indigènes.
Il faudrait donc apprendre les dialectes coloniaux. Chose étrange, on les apprend difficilement aux colonies parce qu'on n'a pas le temps de travailler; on ne peut le plus souvent qu'en retenir des notions générales que l'on perfectionne en France.
Dans les régiments coloniaux les officiers et sous-officiers brevetés de langues indigènes font des cours facultatifs à ceux qui veulent bien les suivre ; mais ils manquent souvent de l'aptitude pédagogique, de sorte que leur enseignement s'en ressent. Or, il existe en France, à Paris, une École des Langues Orientales Vivantes où les professeurs sont excellents; ne pourrait-on la doter de quelques nouvelles chaires pour répondre au besoin de nos colonies de l'Afrique occidentale et centrale? On autoriserait alors un nombre déterminé d'officiers et sous-officiers à suivre cet enseignement? Il suffirait de leur donner l'indemnité de résidence à Paris, ce qui ne grèverait pas beaucoup le budget des troupes coloniales, d'autant que le département des colonies réalise, par suite des incomplets, de grosses économies qui servent à boucher les trous du budget des dépenses civiles.
Les officiers et sous-officiers désignés pour suivre les cours de langues orientales seraient choisis parmi ceux qui connaissent déjà l'idiome dans lequel ils veulent se perfectionner. Dans ces conditions, ils feraient des progrès rapides; du reste ceux qui ne travailleraient pas seraient renvoyés dans leurs régiments.
Au bout d'une période d'un an ou de deux au maximum, les brevetés de l'École des Langues Orientales Vivantes reprendraient leur service, et ils seraient pourvus, dans les garnisons coloniales, d'une chaire d'enseignement d'arabe, d'annamite, de malgache, de chinois, de langues africaines, etc., qu'ils conserveraient jusqu'à ce qu'un autre, breveté lui aussi, vienne les remplacer. Dans ces conditions, en peu d'années, l'enseignement des dialectes coloniaux serait diffusé et nous pourrions dans presque toutes nos colonies nous passer d'interprètes.
Ce serait d'autant plus facile que, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il existe un nombre considérable d'officiers et sous-officiers qui n'ont besoin que de perfectionner leurs connaissances en langues indigènes.
NED NOLL.
L'ADMINISTRATION ANGLAISE EN CHYPRE
Nous recevons la lettre suivante d'un de nos correspondants auquel nous laissons la liberté de ses appréciations :
Tout le monde se rappelle le tour de main par lequel lord Beaconsfield escamota l'île de Chypre à la Turquie et fit ratifier cette cession par le congrès de Berlin. Peu après le même lord Beaconsfield proclamait, à la Chambre des Lords, que le seul but de cette nouvelle acquisition humanitaire de l'Empire britannique était de remettre aux mains des soldats de l'Angleterre la protection des possessions asiatiques du Sultan, menacées par les empiètements de l'envahisseur russe.
Les Anglais ne perdirent pas de temps à organiser leur conquête. Ils favorisèrent aussitôt l'île de Chypre de cette administration philanthropique qu'ont pu apprécier généralement tous les pays qui ont eu le bonheur d'être protégés par la GrandeBretagne. Le protectorat anglais fit immédiatement regretter aux Chypriotes la domination turque. Tout d'abord la langue grecque, leur langue natale, historique, respectée par le maître ottoman, fut persécutée; leur religion fut attaquée. Le culte orthodoxe fut ouvertement combattu, vilipendé dans ses croyances et dans son clergé. Bientôt desimpôts écrasants firent connaître pour la première fois aux infortunés Chypriotes les horreurs de la famine, trop connues des Irlandais et des Hindous. Il est vrai que, dans le même temps, on voyait débarquer dans l'île toute une colonie de fonctionnaires britanniques dont les plus humbles recevaient des traitements que les pachas turcs auraient enviés. L'île entière était mise en coupe réglée et ses nouveaux maîtres, jamais satisfaits, allaient jusqu'à la dépouiller de ses trésors artistiques, de ses bronzes, de ses statues, emballés en toute hâte à destination du British Museum.
Que si par hasard quelque protestation venait à s'élever, les châtiments les plus cruels faisaient bien vite comprendre aux nouveaux sujets de l'Angleterre combien ils étaient imprudents de regretter le joug des Turcs.
Les Chypriotes, malgré tout, essayèrent de réclamer. Les Lords Hauts Commissaires, tels que le trop fameux général Biddulf dont le souvenir est resté si terriblement détesté, les envoyèrent promener. Ils tentèrent alors de pétitionner. Leurs pétitions furent interceptées. Ils envoyèrent des délégués à Londres prier très humblement le gou-
L'ADMINISTRATION ANGLAISE EN CHYPRE 421
vernement impérial et royal d'avoir pitié de leur déplorable condition. Leurs délégués ne furent pas reçus; et cependant la misère ne cessait de croître. Aujourd'hui le désespoir fait place à l'exaspération. Le sentiment unioniste avec la Grèce Libre, traditionnel et universel parmi la population de Chypre, devient, depuis la domination anglaise, plus irrésistible chaque jour. Et ce sentiment ne reste pas toujours spéculatif : il produit des actes parfois. C'est ainsi que, lors de la guerre gréco-turque, des centaines de Chypriotes allèrent s'enrôler en Thessalie et s'y montrèrent soldats aussi braves que disciplinés. Les journaux, les revues britanniques ont rapporté le fait et se sont plu à dénoncer l'immoralité et l'ingratitude des Chypriotes en cette occasion. Mais les faits sont les faits et les Chypriotes ont montré
qu'ils pouvaient se battre et se faire tuer pour une noble cause, pour l'Indépendance et la Liberté.
Tout cela est resté parfaitement inconnu en Europe. Comment en eût-il pu être autrement? Les journaux du continent n'ont pas de correspondants dans l'île de Chypre et ce n'est certes pas la presse anglaise — dont les correspondants sont partout — qui voudrait renseigner le public européen sur ce point. On sait trop bien avec quelle scrupuleuse impartialité ils écrivent l'histoire !
Un dernier fait, et qui est tout récent. Il y a seulement quelques semaines le Lord Haut Commissaire britannique a convoqué les Représentants de l'Ile et les Notables et leur a tenu à peu près ce discours :
422 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
« Le gouvernement de Sa Majesté a vu avec plaisir la profonde douleur qui a envahi l'âme des Chypriotes à la nouvelle de la mort de la reine Victoria. Le gouvernement de sa Majesté est assuré des sentiments de loyauté et de profonde reconnaissance des Chypriotes envers le gouvernement britannique et envers la Reine défunte. Il est donc convaincu que le désir le plus ardent du peuple chypriote est de témoigner sa reconnaissance et sa loyauté en érigeant, par des dons spontanés, un monument en mausolée à la mémoire de la reine Victoria, sa gracieuse Bienfaitrice ».
Les Chypriotes ont été passablement surpris d'apprendre ainsi inopinément l'étendue de leur reconnaissance et l'objet de leurs désirs ardents. Ils ont promis de réfléchir et de faire de leur mieux. Mais le percepteur anglais n'a pas attendu et déjà l'expression spontanée de la reconnaissance chypriote est inscrite sur les rôles des contributions.
P * * *
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE
France. — Le voyage du Tsar en France. — Conformément au programme qui avait été publié dès le 20 août dernier et dont nous avons parlé à cette époque 1 , l'empereur et l'impératrice de Russie sont arrivés à Dunkerque le 18 septembre et ont passé quatre jours parmi nous. Cette visite des souverains russes à la France devait avoir et a gardé un caractère très spécialement militaire. Le tsar a passé en revue notre flotte à Dunkerque, et notre armée à Reims, et il a pu ainsi se rendre compte de la force, de la puissance, de la grandeur de notre pays. Après la revue de Reims, le 21 septembre, au moment où l'empereur et l'impératrice allaient quitter le sol français, Nicolas II et le Président de la République ont échangé les toasts suivants qui ont précisé la portée politique du voyage impérial.
Voici d'abord le toast du Président de la République :
« Sire,
« En remerciant au nom de la République française Votre Majesté et Sa Majesté l'Impératrice d'avoir bien voulu assister aux spectacles réconfortants de ces derniers jours, ma pensée se reporte au grand acte politique qui les a précédés et qui leur donne toute leur signification .
« Préparée et conclue par votre auguste père l'Empereur Alexandre III et par le Président Carnot, solennellement proclamée à bord du Pothuau par Votre Majesté et par le Président Félix Faure, l'alliance de la Russie et de la France a eu le temps d'affirmer son caractère et de porter ses fruits.
« Si nul ne peut douter de l'idée essentiellement pacifique d'où elle est sortie, nul non plus ne saurait méconnaître qu'elle a contribué puissamment au maintien de l'équilibre entre les forces euro1
euro1 Quest. Diplom. et Colon., 1er septembre 1901, p. 298.
424 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
péennes, condition nécessaire d'une paix, qui, pour être féconde, ne pouvait demeurer précaire.
« Elle s'est développée avec les années et les questions qui ont surgi l'ont trouvée vigilante, résolue, conciliant ses propres intérêts et les intérêts généraux du monde, modérée parce que forte, et d'avance acquise aux solutions qu'inspirent la justice et l'humanité.
« Le bien qu'elle a fait est le gage de celui qu'elle fera encore, et c'est avec cette pleine confiance qu'après avoir donné un pieux souvenir aux nobles fondateurs de l'oeuvre, dont cette journée est la magnifique consécration, je lève mon verre :
« A la gloire et au bonheur de Votre Majesté, de Sa Majesté l'Impératrice et de toute la famille.
« A la grandeur et à la prospérité de la Russie, amie et alliée de la France. »
Le tsar a prononcé ensuite le toast que voici :
« Monsieur le Président,
« Au moment de quitter la France, où encore une fois nous venons de jouir d'un accueil si cordial et chaleureux, je tiens à vous exprimer notre sincère gratitude et notre vive émotion.
« Nous garderons à jamais, l'Impératrice et moi, le précieux souvenir de ces quelques jours si remplis d'impressions profondément gravées dans nos coeurs, et nous continuerons, de loin comme de près, à nous associer à tout ce qui concerne la France amie.
« Les liens qui unissent nos pays viennent de s'affirmer encore, et de recevoir une nouvelle sanction dans les témoignages de sympathie réciproque qui se sont manifestés avec tant d'éloquence ici et ont trouvé un écho si chaleureux en Russie.
« L'union intime de deux grandes puissances animées des intentions les plus pacifiques, et qui, tout en sachant faire respecter leurs droits, ne cherchent à porter aucune atteinte à ceux des autres, est un élément précieux d'apaisement pour l'humanité entière.
« Je bois à la prospérité de la France, de la Nation amie et alliée, de la brave armée et de la belle flotte française.
« Laissez-moi vous renouveler tous nos remerciements, Monsieur le Président, et lever mon verre en votre honneur. »
Le caractère essentiellement pacifique de ces deux toasts a produit partout une excellente impression, et les commentaires de la presse européenne ont marqué la plus générale approbation.
Allemagne. — L'entrevue de Dantzig. — Le 11 septembre, avant de se rendre en France, le tsar avait eu avec l'empereur d'Allemagne une entrevue d'apparat en rade de Dantzig ; mais, si les dépêches nous ont renseignés avec abondance sur les détails et le protocole
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 425
de cette rencontre, elles ne nous ont rien appris des propos qui ont pu être échangés entre les souverains. Toutefois, au lendemain de l'entrevue, l'empereur Guillaume II, reçu solennellement à l'hôtel de Ville de Dantzig, a prononcé les importantes paroles que voici :
Je viens d'avoir avec mon ami l'empereur de Russie une entrevue de la plus haute importance, qui s'est passée à notre complète satisfaction à nous deux et qui affermit de nouveau d'une façon inébranlable notre conviction que la paix européenne est assurée pour de longs temps aux peuples. Ce fait contribue à remplir mon coeur de joie au moment où j'entre dans l'enceinte de votre antique et belle cité commerciale.
Cette joyeuse assurance que l'empereur d'Allemagne montrait avec tant d'empressement, la force et la précision de ces paroles adressées à la municipalité de Dantzig pour être proclamées dans toute l'Allemagne et aussi dans toute l'Europe, ont été très remarquées. Les journaux officieux de Russie et d'Allemagne en ont pris texte naturellement pour célébrer les conséquences heureuses d'une politique de paix et d'union. La presse anglaise a été plus froide et s'est attachée à montrer que l'enthousiasme des journaux allemands et russes était fort exagéré. Le Times, notamment, a beaucoup insisté sur ce point qu'il ne fallait pas prêter grande importance à ces manifestations théâtrales, et qu'au fond l'Allemagne et la Russie ne s'accordaient pas toujours autant qu'on voudrait le faire croire sur les plus graves questions de politique extérieure. En Autriche, et le fait est assez curieux, la presse s'est montrée pleine de défiance et de réserve. C'est que, depuis quelques mois, à Vienne et à Budapest, on est préoccupé sérieusement, presque inquiet même, des faits et gestes de la Russie dans les Balkans, des menées de ses agents, des conventions diplomatiques et militaires par lesquelles elle semble vouloir s'assurer, dès à présent — comme si elle prévoyait un prochain et inévitable conflit avec l'empire austro-hongrois — la coopération très appréciable des États et des populations slaves de la péninsule.
A Budapest comme à Vienne, ces allures nouvelles paraissent de mauvais augure, et l'on pense, non sans raison, que cette activité provocatrice de la politique russe dans la péninsule balkanique ne s'accorde guère avec les engagements de neutralité et d'abstention réciproque, sur la base du statu quo, que les deux empires avaient pris en 1897. Car, dit-on encore, — toujours sur les bords du Danube, — si l'empereur d'Allemagne, fidèle et indéfectible allié de l'AutricheHongrie, n'était pas parvenu à faire entendre et admettre par l'empereur de Russie que la continuation de sa politique actuelle dans les Balkans pourrait bien finir par compromettre cette grande cause de la paix européenne, qui leur est à tous deux si justement chère, que faudrait-il penser de tant de belles et solennelles déclarations?
426 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
En somme, on le voit, l'entrevue de Dantzig pouvait et a dû avoir une réelle importance, qu'il serait imprudent de méconnaître ; malheureusement les détails en sont trop mal connus encore pour qu'on puisse en discuter avec sûreté les conséquences probables.
Turquie. — L'incident franco-turc. — Un de nos correspondants nous écrit de Constantinople à la date du 20 septembre :
La situation politique ne s'est pas modifiée. Nous sommes toujours dans l'expectative, et la solution du conflit n'interviendra qu'après la visite du tsar en France, car, à tort ou à raison, on se figure dans les cercles gouvernementaux qu'il sera question de la Turquie dans les entretiens de MM. Delcassé et Lamsdorff et l'on attend de connaître l'attitude de la Russie pour en inférer celle probable de la France.
La conviction générale des Européens d'ici est que le Sultan, selon son habitude, ne cédera qu'au dernier moment et en présence d'un ultimatum. Il se donne ainsi, vis-à-vis des populations musulmanes, l'air de ne se rendre qu'à la force. Il avait un moment paru animé d'autres dispositions; mais il a évidemment subi l'influence de la partie intransigeante de son entourage. Néanmoins on est ici persuadé qu'en fin de compte l'incident se terminera sans autre conséquence qu'une leçon et un avertissement sérieux adressé à Abdul-Hamid. L'arrangement pour la créance Tubini peut être considéré comme définitif. Il n'en est pas encore de même de celui que l'on négocie avec les héritiers Lorando.
Quant à savoir comment le gouvernement turc trouvera le moyen de payer les sommes reconnues par lui, c'est un de ces innombrables problèmes financiers auxquels on cherche une solution. Le Trésor est littéralement à sec. On vient de remplacer le ministre des finances Zuchdi pacha par Réchad pacha, qui ne s'est pas montré, dans ce même poste, à la hauteur de la situation. Le ministère de la liste civile est également aux abois. La pénurie est telle, que l'on cherche à emprunter des sommes minimes pour un Etat, même à des compagnies de chemins de fer.
Comment supposer que, dans des conditions pareilles, un gouvernement pourrait s'obstiner à un refus de satisfaction, qui entraînerait pour lui les conséquences les plus funestes? Le Sultan ne peut se dissimuler qu'il vient d'attirer l'attention de l'Europe, si occupée qu'elle soit ailleurs, sur sa personne et sur les vices d'administration de son empire. Il a tout à redouter d'une entente possible des Puissances pour mettre fin à ce régime. C'est sans doute pourquoi il faisait adresser, il y a quelques jours, aux gouverneurs généraux des provinces une circulaire officielle, pour leur rappeler qu'ils doivent administrer avec justice, et sans exception de personnes, et pour menacer de répression sévère les fonctionnaires qui manqueraient à ce devoir. Malheureusement on sait ce que valent de semblables déclarations. En 1876, lors de son avènement au trône, AbdulHamid adressait à son grand-vizir des recommandations, dont je citerai une partie.
« Si, disait-il, les irrégularités dont se ressentent depuis quelque temps l'administration et les finances de notre pays se sont développées au point
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 427
où elles sont; si l'opinion publique se montre méfiante à l'endroit de notre crédit; si les tribunaux ne sont pas encore arrivés à garantir les droits des particuliers ; s'il n'a pas encore été possible de tirer profit des ressources naturelles que tout le monde reconnaît à notre pays pour l'industrie, le commerce et l'agriculture, ces sources fécondes du bien-être et de la prospérité générale; si, enfin, toutes les mesures qui ont été adoptées jusqu'à présent, tant dans l'intérêt du pays qu'en vue d'assurer à tous nos sujets sans exception les bienfaits de la liberté individuelle, n'ont pu prendre plus de consistance, tout cela ne doit être attribué qu'à une seule cause, savoir que les lois n'ont pas été régulièrement et constamment observées. »
Et plus loin, il ajoutait :
« Employer dans les affaires de l'État des personnes capables et compétentes, ne tolérer aucune destitution ou remplacement non motivé ; établir la responsabilité ministérielle, ainsi que la responsabilité graduelle des fonctionnaires de tout ordre, chacun en ce qui le concerne, c'est là la règle invariable qu'il convient d'adopter. »
L'histoire est là pour dire comment Abdul-Hamid a tenu ces promesses.
II. — ASIE
Indo-Chine. — Les budgets de l' ndo-Chine ; voyage du Gouverneur général. — Les budgets de l'Indo-Chine pour l'exercice 1900 sont réglés. Ils donnent dix millions et demi de francs d'excédent des recettes sur les dépenses, dont six millions et demi pour le budget général et deux millions trois cent mille francs pour le budget local du Tonkin.
Le Gouverneur général de l'Indo-Chine vient d'effectuer un voyage dans la vallée de Done, située dans le Laos, et particulièrement dans la région où les Khas se sont révoltés récemment. Les autorités et les populations laotiennes ont accueilli M. Doumer avec enthousiasme. Elles se sont montrées « flattées et rassurées par sa visite », dit la dépêche Havas qui nous signale ce voyage. Des mesures ont été prises afin d'enfermer les Khas révoltés dans une région restreinte et de les amener à faire leur soumission par intimidation ou par la force dès que la saison permettra la marche en avant.
Tonkin. — Les désordres de Nam-Dinh. — Des désordres assez graves se sont produits dernièrement à Nam-Dinh, dont la responsabilité paraissait remonter aux tirailleurs indigènes installés dans la ville. Le Journal des Débats a reçu d'un correspondant local les détails suivants sur cette affaire, dont eut surtout à souffrir la Société cotonnière du Tonkin qui est en train de construire une usine à Nam-Dinh. La lettre du correspondant des Débats est datée du 31 juillet :
Lundi soir, dit ce correspondant, des tirailleurs annamites voulurent pénétrer dans une des paillotes où avaient été mises les caisses de ma-
428 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
tériel. Des gardiens, qui sont toujours dans ces paillottes, s'opposèrent à l'entrée des tirailleurs : une rixe s'ensuivit, au cours de laquelle il y eut de part et d'autre des blessés. Deux shakos, portant les numéros de deux tirailleurs, purent heureusement être pris.
Deux heures plus tard, un sous-officier voulut, pénétrant dans les paillotes, se faire rendre les deux shakos qui avaient été pris. Sur le refus des gardiens de lui remettre les shakos, il dégaina. Le lendemain le directeur de la Société cotonnière du Tonkin porta plainte à la gendarmerie et partit pour Hanoï à cinq heures du soir pour y faire son courrier.
A moitié route, à dix heures du soir, le postier d'une des escales lui apporta un télégramme lui disant qu'un incendie s'était déclaré dans une des paillotes. Il put trouver une chaloupe qui revenait à Nam-Dinh, où il arriva à deux heures du matin. Il fut de suite mis au courant de ce qui s'était passé. L'opinion générale le renseigna. Pour se venger des coups reçus la veille, les tirailleurs avaient fait l'assaut de la paillote où se trouvaient les gardiens et les coolies chinois ; puis, ceux-ci ne sortant pas, ils avaient mis le feu à cette paillote. En dix minutes, le magasin avait disparu : il contenait diverses marchandises, des bambous, des tonneaux de ciment vulcanique, etc., etc.
Plainte fut déposée à la gendarmerie. Une enquête se poursuit : elle ne pourra malheureusement prouver qu'une chose, c'est que tout le monde ici est convaincu que le feu a été mis par les tirailleurs; mais il n'a été possible d'en pincer aucun.
De tels faits sont évidemment très regrettables et le Gouverneur général prendra certainement les mesures nécessaires pour assurer la sécurité dans une ville comme Nam-Dinh, où l'industrie prend en ce moment un beau développement et où tous les efforts seraient découragés si des faits pareils à ceux-là pouvaient se reproduire. Si les tirailleurs indigènes constituent un élément de désordre, il faut les éloigner de toutes les villes où il n'y a pas une autre force armée pour les maintenir.
Laos. — La dernière exploration du prince Henri d'Orléans. — On sait que le prince Henri d'Orléans contracta la dysenterie dont il est mort pendant le voyage qu'il fit de Kratié, sur le Mékong, à la province annamite de Nha-Trang, à travers la province laotienne du Dar-Lac.
Le prince avait pour compagnon de voyage M. Bourgeois, commissaire du gouvernement dans cette province encore peu connue. Les voyageurs, partis de Kratié le 20 avril, traversèrent le pays des Penang-Kroll, puis celui des Khas-Radais et arrivèrent à la vallée du Sé-Bang-Kan où s'arrêta M. Bourgeois, parvenu au centre de son administration. Le prince Henri continua alors sa route et atteignit Nha-Trang le 31 mai après 22 jours de marche pendant lesquels il parcourut 592 kilomètres. Voici ce que dit le prince à propos de
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 429
l'avenir économique de cette région, dans une correspondance adressée à la Société de Géographie de Paris :
En traversant la nouvelle province laotienne du Dar-Lac, il nous a été donné de voir des régions d'un avenir incontestable. Le sous-sol en est encore inexploré; néanmoins certains indices font croire à des gisements d'étain. Le sol semble fertile ; les quelques essais de culture tentés à BanMétoute donnent de bons résultats, et ce ne sont que des tentatives d'hier. Le sol est très riche et la couche d'humus épaisse. Les forêts renferment des arbres superbes et de nombreuses lianes à caoutchouc.
Quelques espérances que l'on soit en droit de concevoir des résultats de l'agriculture ou de l'exploitation des forêts sur le plateau du Dar-Lac, ce n'est pas là, à mon avis, qu'est l'avenir. L'avenir est dans l'élevage. Nous avons parcouru de superbes plateaux très propres à cette industrie, et une série de cuvettes plates, ayant chacune souvent 7 à 8 kilomètres de long sur 2 à 3 de large, portant toute l'année une herbe excellente pour les bestiaux, s'étendant sur plus de 100 kilomètres dans la vallée de la haute Sé-Bang-Kan et dans les régions avoisinant le Dar-Lac. A 500 mètres d'altitude, le climat est déjà très supportable. A Ban-Métoute, nous mettions de la flanelle dans la journée et une couverture la nuit.
On s'imagine très bien des Français venant tenter ici l'élevage à l'américaine et dirigeant à petites journées, soit par la route de Mésao, Médrak, Ninh-Hoa, soit par Ban-Dôn, Srek-Poum, Thudamnat, des troupeaux de boeufs ou de buffles ou des convois de chevaux qu'ils vendraient à bons prix à la côte ou en Cochinchine. Ils pourraient trouver un concours dans la population Kha, soit en lui achetant des bestiaux (qui, ne l'oublions pas, s'élèvent à une centaine de mille dans cette région), soit en l'associant, pour une petite part, aux bénéfices, soit en s'en servant comme gardiens. De grandes sociétés se sont formées dans le nord de Madagascar pour l'élevage du bétail : en dehors de la concession de milliers d'hectares de pâturages, elles comptent tirer profit de l'indolence naturelle de l'indigène, à qui la surveillance de troupeaux ne paraît pas un métier trop fatigant. Le même raisonnement s'appliquerait certainement aux Khas. Avec un peu de temps et de patience on arriverait à les former.
III. — AFRIQUE
Maroc. — Le conflit hispano-marocain. — Le 12 septembre expirait le délai fixé par le gouvernement espagnol pour la délivrance de deux de ses nationaux enlevés, en mai dernier, par des gens de la tribu des Beni-Arouss. Les victimes de ce rapt, une jeune fille et son frère âgé de douze ans, demeuraient avec leur père dans les environs d'Arzila et servaient eux-mêmes de pâtres à un petit troupeau de porcs qui faisait vivre toute la famille. M. Ojeda, ministre d'Espagne à Tanger, s'appliqua, au début de cette affaire, à faciliter par son attitude le résultat des démarches officieuses tentées par les émissaires Makhzen pour obtenir le rachat des captifs. Mais ces démarches
430 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
n'ayant pas abouti, le 12 août dernier le gouvernement espagnol adressa une note comminatoire au Makhzen, le prévenant qu'il lui accordait un dernier délai d'un mois pour délivrer ses nationaux. Le résultat fut le même. Le 12 septembre donc, le gouvernement espagnol fit remettre au Sultan du Maroc une nouvelle note lui demandant formellement de montrer l'efficacité de son autorité, autrement l'Espagne infligerait elle-même un châtiment aux ravisseurs. Cette note avait été préalablement soumise aux membres du corps diplomatique résidant à Tanger qui tous l'avaient approuvée.
M. Sagasta, président du conseil espagnol, fit alors à ce propos les déclarations suivantes à un rédacteur du Heraldo :
Il est impossible qu'aucune nation tolère des violations du droit public qui mettent à la merci des Kabyles rebelles la vie et les biens des étrangers. Il est regrettable que l'autorité du Sultan soit insuffisante pour réprimer de tels abus. Depuis le premier moment, le gouvernement avait jugé la question très délicate par suite des conséquences internationales pouvant en résulter. Il fallait, avant tout, convaincre les Puissances qu'on allait simplement exiger une réparation et infliger un châtiment aux Kabyles. L'Espagne fit donc connaître aux Puissances que sa demande n'était inspirée que par le désir de voir respecter le statu quo.
Après des consultations et des échanges de notes, la réponse est arrivée. Les Puissances reconnaissent notre droit, ainsi que la nécessité absolue d'une solidarité parfaite dans ces questions pour le moment et pour l'avenir. Cette solidarité serait exclusivement morale. L'Espagne conserverait la mission d'infliger un châtiment, sans toutefois faire naître aucune complication de nature à poser incessamment la question du Maroc.
La solution n'offrirait pas de difficultés. Nous pourrions même occuper une place forte jusqu'à obtention d'une satisfaction complète, et cela sans motiver les craintes ni les suspicions des Puissances.
L'attitude du gouvernement espagnol met le Makhzen dans un grand embarras. On assure même qu'en présence des menaces de l'Espagne, le Sultan essayerait de s'assurer l'intervention intéressée des Puissances en annonçant une réforme immédiate du système fiscal qui mettrait fin aux exactions des gouverneurs et permettrait l'équilibre constant de l'état des finances. Mais cela n'est guère sérieux.
Afrique Occidentale française. — La démission de M. Ballay. — Les journaux coloniaux ont publié une note officielle annonçant que, « cédant aux sollicitations dont il a été l'objet, au premier rang desquelles il faut placer celles de M. le Président du Conseil et des Représentants des corps élus au Sénégal, M. le Gouverneur général Ballay est de plus en plus décidé à rester à son poste ". S'il en est ainsi, nous ne pouvons encore une fois que nous féliciter de cette décision de M. Ballay. Nous remarquerons cependant, et cela avec regret, que dans
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 431
cette note M. le Ministre des colonies n'est pas mentionné parmi les personnes qui ont sollicité M. Ballay de rester à la tête du gouvernement de l'Afrique occidentale française. Si cette abstention de M. Decrais était exacte, nous ne pourrions que la déplorer.
Transvaal. — La guerre. — Pour la troisième fois nous assistons à la manifestation renouvelée d'un même phénomène. Pendant l'hiver les Boers, pour lesquels l'hivernage est d'autant plus dur que systématiquement on a détruit leurs fermes et qu'ils trouvent difficilement à nourrir leurs chevaux, se dispersent. De loin en loin quelques escarmouches, quelques coups de main révèlent seulement leur présence. On les croit domptés, réduits à merci; c'est l'époque des grandes proclamations, des déclarations sur la fin de la guerre, des rafles de prisonniers qui s'échappent d'ailleurs à la première occasion.
Mais que le printemps commence, que l'herbe pousse dans le veld, que les Boers trouvent facilement à nourrir leurs chevaux et puissent, aidés par un ciel clément, faire d'utiles opérations, voilà que les commandos se reforment, que les attaques reprennent plus nombreuses, que les défaites aussi se multiplient pour les Anglais.
Celte fois nous n'avons pas moins de trois défaites importantes des Anglais à enregistrer. Deux surtout sont particulièrement graves.
Le 17 septembre, au sud d'Utrecht, sur la frontière du Natal, trois compagnies d'infanterie montée avec trois canons sous les ordres du commandant Gough furent surprises près de Blood-River Poort par un fort détachement de Boers et durent se rendre après un combat sanglant. Deux officiers anglais et quatorze soldats furent tués; quatre officiers et vingt-cinq soldats grièvement blessés; cinq officiers et cent cinquante soldats furent faits prisonniers. Les trois canons tombèrent entre les mains des Boers. Quant au commandant Gough, il réussit à s'échapper à la faveur de la nuit.
Le 18 septembre nouveau désastre. Deux pièces de canon de l'artillerie royale à cheval, escortées d'une compagnie d'infanterie montée, furent cernées à Vlaakfontein, au coeur du Transvaal, à une trentaine de milles de Johannesburg et capturées avec leur escorte.
Enfin, dans le même temps, les dépêches de lord Kitchener annonçaient un troisième désastre. Un escadron de lanciers avait été écrasé à Elands-River Poort, à l'ouest de Tarkastad, en pleine colonie du Cap, perdant trois officiers et vingt soldats tués et ayant son commandant et trente soldats blessés.
Ces déplorables nouvelles ont naturellement fort ému les journaux anglais. Le Morning Post notamment écrivait à ce sujet :
Mardi, trois compagnies détruites et trois canons perdus; mercredi ou jeudi, une compagnie détruite et deux canons perdus. Qu'est-ce que cela
432 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
veut dire? D'abord que les Boers ont l'intention de combattre jusqu'au bout, ensuite qu'ils ne seront pas réduits par une proclamation, que Botha a commencé sa campagne de printemps et que les Boers connaissent l'art de combattre dans l'Afrique du Sud mieux que certaines des troupes envoyées contre eux.
Il serait agréable de penser que ces revers réveillent le gouvernement, mais, après deux ans de mauvaise administration, il est difficile de l'espérer.
Quant au Times il faisait les réflexions suivantes, qui montrent bien à quel point il s'inquiète de la gravité de la situation :
Le peuple anglais, croyons-nous, s'est depuis longtemps, disait-il, rendu compte que nous aurions à combattre jusqu'au bout et il aurait fait tous les efforts qu'on lui aurait demandés ; mais le gouvernement, lui, ne semble se rendre compte de ce fait que par intermittence...
Le pays a le droit de savoir où sont les responsabilités; il a le droit de demander qu'on les lui fasse connaître sans crainte ni favoritisme.
IV. — AMÉRIQUE
Etats-Unis. — Le nouveau Président Roosevelt. — Le jour même de la mort tragique du président Mac-Kinley, le vice-président Roosevelt, de par le jeu naturel de la constitution américaine, prêtait le serment entre les mains d'un simple juge de district, M. Hazel, soulignant encore, par cette simplicité de la transmission des pouvoirs, toute l'imbécillité de l'acte du meurtrier Czolgosz. Que sera le vingt-sixième président de l'Union ? Il semble que M. Roosevelt lui-même ait voulu répondre par avance à cette troublante question. Le 2 septembre, en effet, quatre jours avant l'attentat de Buffalo, il prononçait, à l'inauguration de l'Exposition annuelle de l'État de Minnesota, à Minneapolis, un important discours, qui apparaît aujourd'hui comme le véritable programme de ses vues et de ses tendances politiques.
Voici les deux principaux passages de ce discours. Sur les trusts, M. Roosevelt s'exprimait ainsi :
Il n'est aucunement désirable, d'une part, d'affaiblir l'initiative individuelle, mais, de l'autre, il nous faudra, dans nombre de cas qui vont sans cesse augmentant, nous affranchir d'astucieuses spéculations comme dans le passé nous avons brisé les liens de la force. Il faut que nous ayons une législation qui protège avec sollicitude les intérêts des ouvriers et qui établisse une distinction en faveur du patron honnête et humain.
Les vastes fortunes individuelles et corporatives, les grandes combinaisons de capital qui ont marqué le développement de notre système industriel créent un nouvel état de choses et exigent une modification dans l'ancienne attitude de l'Etat et de la nation à l'égard de la propriété.
Il devient de plus en plus évident que l'Etat, et s'il le faut la nation,
QUEST. DIPL. ET COL. — T. XII. 28
434 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
exerce son contrôle sur les grandes corporations qui tirent en majeure partie leur importance de leurs tendances au monopole.
D'autre part, M. Roosevelt formulait de la façon suivante son sentiment sur la doctrine de Monroë :
Mais notre pays se convaincra aussi de plus en plus qu'il a des devoirs envers le monde. Montrons que nous voulons agir avec justice et qu'en échange nous ne tolérerons pas l'injustice envers nous. Montrons aussi que nous n'usons pas de mots que nous ne soyons prêts à appuyer par des actes et que, bien que nos discours soient toujours modérés, nous voulons et pouvons les faire suivre de ces actes.
Telle est l'attitude que nous devons prendre en ce qui concerne la doctrine de Monroë. Il n'y a pas besoin d'en faire une bravade. Encore moins devons-nous en faire un prétexte pour nous agrandir aux dépens de quelque Etat américain. Il suffit qu'elle continue à être le point capital de la politique américaine sur ce continent, et dans leur propre intérêt les Etats hispano-américains devraient l'appuyer comme nous.
Aux, Philippines, souvenons-nous que l'esprit plus que la simple forme du gouvernement est le point essentiel. Les Tagals ont cent fois plus de liberté avec nous qu'ils n'en auraient s'ils avaient abandonné les îles. Nous ne prétendons pas les subjuguer, nous voulons les développer et les éduquer, et nous espérons en faire en dernier lieu un peuple autonome.
On voit que dans ce discours, où il abordait toutes les grandes questions du travail et de l'expansion, M. Roosevelt s'exprimait si catégoriquement qu'il lui sera difficile, comme président, de démentir ce qu'il disait comme vice-président.
ENSEIGNEMENTS ÉCONOMIQUES
I. — GÉNÉRALITÉS
Les chemins de fer du monde. — D'après un journal spécial allemand, Archiv für Eisenbahnwesen, la longueur totale des chemins de fer terrestres à la fin de 1899 était de 772.000 kilomètres ou plus de dix-neuf fois le diamètre du globe à l'équateur et le double de la distance de la terre à la lune. A remarquer, en outre, que ce chiffre de 772.000 kilomètres exprime la longueur des lignes et non pas celle des voies. Si l'on y comprenait celles-ci, il serait considérablement augmenté, de très nombreuses lignes en Europe et en Amérique surtout étant à double voie.
Des cinq parties du monde, c'est l'Amérique qui possède le plus grand réseau, plus de la moitié de la longueur totale, soit 393.000 kilomètres, et bien que, au point de vue de la superficie, l'Europe n'atteigne que le quart de celle de l'Amérique, elle vient immédiatement après celle-ci comme longueur des chemins de fer : elle en possède 278.000 kilomètres, tandis que l'Asie n'en compte que 58.000 kilomètres, l'Australie 24.000 et l'Afrique 20.000 kilomètres.
Si l'on répartit le nombre total des kilomètres de lignes par pays, on trouve au premier rang les États-Unis, 304.576 kilomètres; viennent ensuite l'Allemagne, 50.511 ; la Russie, 45.998 ; la France, 42.211 ; l'Autriche-Hongrie, 36.275 ; les Indes britanniques, 36.188 ; la Grande-Bretagne et l'Irlande, 34.868 ; le Canada, 27.755. Mais au point de vue de la superficie terrestre desservie, c'est-à-dire de la densité des lignes ferrées, la Belgique l'emporte sur tous les pays du monde avec 21 kilomètres de chemins de fer par 100 kilomètres carrés. Elle est suivie de près par la Saxe avec 18,8 kilomètres, mais les autres pays en sont plus éloignés : Bade, 12,7 ; Alsace-Lorraine, 12,4 ; Grande-Bretagne et Irlande, 11 ; Empire d'Allemagne, 9,3 ; Suisse, 9,1 ; Hollande, 9 ; France, 7,9 ; Danemark, 7,2. Parmi les pays européens, c'est la Norvège qui occupe le bas de l'échelle avec 0,6 kilomètre seulement de lignes ferrées pour 100 kilomètres carrés de superficie ; la part de la Russie n'est, du reste, pas beaucoup plus élevée, 0,9 kilomètre. Aux États-Unis, la moyenne ressort à 3,9 kilomètres par 100 kilomètres carrés.
436 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Enfin, au point de vue de l'importance des voies ferrées relativement au chiffre de la population, c'est la Suède qui est la mieux desservie : elle offre 21,4 kilomètres par 10.000 habitants. Viennent ensuite la Suisse, 12,4 ; le Danemark, 12,3 ; la Bavière, 11.4 ; Bade, 11,1 ; l' Alsace-Lorraine, 11 ; la France, 10,9, etc. Il est évident qu'il ne s'agit ici que de pays suffisamment peuplés, car dans l'Australie occidentale, où la population est très faible encore, on trouve 130,4 kilomètres de chemins de fer par 10.000 habitants; dans le Queensland, 91,1 ; dans l'Australie du Sud, 83,4 ; en NouvelleZélande, 49,1. Pour les États de l'Amérique, les chiffres correspondants sont les suivants : République Argentine, 57,2 kilomètres; Canada, 52,9 ; Terre-Neuve, 45,8 ; États-Unis, 41,1. En Afrique, l'État d'Orange compte 46,1 kilomètres par 10.000 habitants.
De 1895 à 1899, la longueur des voies ferrées du monde s'est accrue de 10,2 %, mais depuis 1890, cet accroissement s'est tenu entre 3,3 et 2 %.
Si l'on tient compte qu'en Europe le coût du kilomètre de chemin de fer ressort à 375.000 francs, on peut donner au réseau européen une valeur de 104 milliards de francs, et si l'on y ajoute 90 milliards pour les lignes ferrées des réseaux situés hors d'Europe, on arrive au chiffre de 194 milliards de francs comme valeur d'établissement de l'ensemble des chemins de fer terrestres.
La population de tous les pays du monde. — La chambre de commerce d'Anvers a publié récemment une très intéressante statistique contenant entre autres des données curieuses sur la population de tous les pays du monde.
Elle nous apprend qu'en Europe, l'Allemagne compte 56 millions 345.014 habitants; l'Autriche-Hongrie, 44.288.587 ; la Belgique, 6.815.054 ; la Bulgarie, 3.310.712 ; le Danemark, 2.416.000 ; l'Espagne, 18.218.000 ; la France, 38.517.975 ; la Grande-Bretagne, 40.613.047 ; la Grèce, 2.430.807 ; l'Italie, 32.449.754 ; la Norvège, 5.153.000 ; les Pays-Bas, 5.074.632 ; le Portugal, 4.745.124 ; la Roumanie, 5.800.000 ; la Russie, 129.211.090 ; la Serbie, 2.312.000 ; la Suède, 2.096.000 ; la Suisse, 3.312.551 ; la Turquie, 6.642.000.
En Asie, la Chine compte 403.259.000 habitants; la Corée, 10.528.937 ; l'Hindoustan, 294.266.000 ; l'Indo-Chine, 21.951.799 ; le Japon , 44.733.379 ; la Perse, 9.000.000 ; le Siam, 5.750.000 ; la Sibérie, 23.051.972.
En Afrique, l'Algérie compte 4.429.521 habitants; le Cap, 2.210.000 ; le Congo (État Indépendant), 30.000.000 ; le Congo français, 5.000.000 ; l'Egypte, 16.417.474 ; la Gambie, 50.000 ; Lagos, 85.607 ; le Libéria, 1.500.000 ; le Maroc, 6.152.179 ; le Natal, 902.365 ; le Sénégal, 170.000 ;
RENSEIGNEMENTS ÉCONOMIQUES 437
Sierra-Leone, environ 350.000 ; le Transvaal, 1.096.000 ; la Tripolitaine, 1.010.000 ; la Tunisie, 2.100.000.
En Amérique, la Bolivie compte 2.442.841 habitants ; le Brésil, 18.000.000 ; le Canada, 5.031.173 ; le Chili, 3.500.000 ; la Colombie, 4.403.532 ; Costa-Rica, 294.940 ; l'Equateur, 1.271.861 ; les États-Unis, 76.304.799 ; le Guatemala, 4.535.632 ; la Guyane anglaise, 485.315 ; la Guyane française, 29.650 ; la Guyane néerlandaise, 64.372 ; le Honduras, 431.917 ; le Mexique, 13.570.545 ; le Nicaragua, 420.000 ; le Paraguay, 635.571 ; le Pérou, 3.980.000 ; la République Argentine, 1.531.000 ; le Salvador, 816.000 ; l'Uruguay, 850.000 ; le Venezuela, 2.444.816.
Enfin, en Océanie, l'Australie compte 3.556.192 habitants; les îles Hawaï, 154.001 ; l'Inde néerlandaise, 34.000.000 ; la NouvelleZélande, 810.536 ; les Philippines, 7.670.000 ; et la Tasmanie, 177.340.
II. — EUROPE
Situation économique de l'Autriche-Hongrie en 1900 1. — La
situation économique de l'Autriche-Hongrie en 1900 a été des plus satisfaisantes : on doit l'attribuer à une bonne récolte et à l'augmentation des produits exportés.
Le commerce général passe de 3 milliards 584.641.000 couronnes (la couronne vaut 1 fr. 05) en 1899 à 3 milliards 749.804.000 couronnes en 1900 soit une augmentation de 165.163.000 couronnes.
1899 1900
Importations 1.651.984.000 1.741.255.000
Exportations 1.932.657.000 2.008.549.000
Total 3.584.641.000 3.749.804.000
La réaction survenue dans l'industrie du fer, après la grande prospérité et les énormes progrès réalisés dans cette branche, a provoqué pendant l'année 1900 une situation moins favorable dans les affaires en général, et les industries diverses ont souffert de ce revirement auquel ont contribué la hausse des charbons, les troubles en Chine et la guerre de l'Afrique du Sud.
Le commerce de l'Autriche avec les principaux pays d'Europe se répartit de la façon suivante :
1 Moniteur Officiel du commerce.
438 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
pour l'importation :
Allemagne 635,0 millions de couronnes
Grande-Bretagne 148,9 —
Italie 114,3 —
Russie 89,1 —
Belgique 86,1 —
Suisse 56,3 —
France 53,9 —
pour l'exportation :
Allemagne 941,7 millions de couronnes
Grande-Bretagne 201,2 —
Italie 147 —
Russie 71,7 —
Suisse 68,6 —
France 68,5 —
Belgique 14,9 —
La situation commerciale entre l'Autriche et la Hongrie reste toujours très tendue et la Hongrie est de plus en plus disposée à s'émanciper de l'Autriche, à créer avec de grands sacrifices de nouvelles industries et fabriques, et à n'acheter qu'en cas de réel besoin les produits fabriqués en Autriche. De même les peuples slaves de la Monarchie ne s'adressent que peu volontiers au commerce de la capitale.
Pendant les six premiers mois de 1901, la situation n'a pas été aussi bonne. Le bilan commercial pour cette période se solde par un actif de 51, 3 millions de couronnes contre 65, 1 millions de couronnes l'année précédente.
Le commerce de la Belgique en 1900 1. — Le ministère des finances de Belgique vient de publier le tableau général du commerce avec les pays étrangers pendant l'année 1900.
Le commerce général d'importation — commerce pour la consommation et transit réunis — s'est élevé en 1900 à 3.594.400.000 francs, contre 3.654.300.000 francs en 1899, soit, pour 1900, une diminution de 59.900.000 francs ou 2 % . Encore est-il à considérer que dans cette diminution 3 millions 1/2 sont dus à la révision des valeurs officielles, c'est-à-dire à l'abaissement des prix attribués aux produits par la statistique douanière.
A l'exportation, le commerce général s'est élevé à 3.297.500.000 fr. contre 3.351.600.000 francs en 1899, soit une diminution de 54.100.000 francs ou 2 % .
Le commerce spécial d'importation — marchandises mises en consommation dans le pays — s'est élevé à 2.215.800.000 francs contre
1 Gazette Coloniale.
RENSEIGNEMENTS ÉCONOMIQUES 439
2.260.200.000 fr. en 1899, soit une diminution de 44.400.000 francs ou 2 %.
A l'exportation, le commerce spécial — produits belges — s'est élevé à 1 milliard 922 millions 900.000 francs contre 1 milliard 949 millions 300.000 francs en 1899, soit une diminution de 26 millions 400.000 francs ou 1 %.
Les moyennes décennales ont été de :
1891-1900 1900
Commerce général : francs francs
Importation 3.106.701.138 3.594.425.067
Exportation 2.839.554.293 3.297.509.775
Commerce spécial :
Importation 1.833.683.087 2.215.752.965
Exportation 1.568.704.379 1.922.884.181
C'est toujours avec la France que la Belgique a son commerce le plus important, toutefois l'année 1900 a renversé les rôles; alors que précédemment la Belgique importait de France beaucoup plus qu'elle n'y exportait : en 1900, elle a expédié en France pour 426.100.000 francs de produits (contre 345.300.000 francs en 1899) et en a reçu pour 375.300.000 francs (contre 389.400.000 francs en 1899). C'est à ces formidables expéditions de machines et matériel de chemins de fer et de tramways (augmentation de 41 millions) et de charbon, coke et briquettes (augmentation de 32 millions) que la Belgique doit surtout son avantage. La grosse perte de la France s'explique par le déplacement du marché des laines qui a occasionné une diminution de 36 millions dans l'exportation française en Belgique. Les importations de vins français en Belgique ont augmenté de près de 2 millions.
Les importations allemandes en Belgique ont augmenté de 38 millions 500.000 francs (323.900.000 francs en 1900 contre 285.800.000 en 1899), tandis que les exportations belges en Allemagne ont diminué de 58.900.000 francs, (426.600.000 francs en 1900 contre 485.500.000 en 1899).
Tandis que les importations d'Angleterre en Belgique diminuaient de 11 millions (300 millions en 1900 contre 311 millions en 1899), les exportations de Belgique en Angleterre ne diminuaient que de 1 million 1/2 (359 millions en 1900 contre 357.500.000 francs en 1899).
Pour les six premiers mois de 1901 les importations sont en diminution de 36.568.000 francs par rapport à 1900, et les exportations accusent également une moins-value de 26.150.000 francs.
440 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Le commerce allemand en Turquie 1. — Le commerce d'importation de l'Allemagne en Turquie présente depuis quelques années d'excellentes tendances. Les années de fortes importations sont celles où l'Allemagne a vendu en Turquie du matériel de chemin de fer et des armes. Le plus beau résultat est celui de l'année 1893, 41 millions de marks (51 millions de francs), mais ce chiffre comprend une vente d'armes et de munitions s'élevant à 13 millions de marks. Voici du reste le tableau pour ces dernières années du commerce spécial d'importation — produits allemands — :
Milliers Années de marks
1880 6.423
1885 7.808
1890 34.079
1891 37.027
1892 39.726
1893 40.961
1894 34.384
1895 39.028
1896 28.021
1897 30.921
1898 37.075
1899 32.600
Pour l'année 1899 les chiffres donnent, réduits en francs:
Importations d'Allemagne en Turquie 40.750.000
Exportations de Turquie en Allemagne 36.125.000
Total 76.875.000
Pendant la même année, les échanges de la France avec la Turquie se chiffraient ainsi :
Importations de France en Turquie 60.854.000 fr.
Exportations de Turquie en France 102.745.000
Total 163.599.000
Les lignes de la Deutsche Levant. Linie qui relient directement les ports turcs à Hambourg ont été inaugurées en 1890-1891, et alors que les importations de Hambourg en Turquie ne donnaient que 641.000 marks en 1889, elles sont de 10.405.000 marks en 1898. Pour les mêmes années les chiffres des exportations turques sur Hambourg sont de 633.000 marks et 13.264.000 marks. C'est la démonstration la plus significative et la plus irrécusable de l'action bienfaisante des communications directes sur les échanges des deux pays.
l Bulletin de la Chambre de Commerce française de Constantinople, 31 août
RENSEIGNEMENTS ÉCONOMIQUES 441
III. — ASIE
Le commerce de la Russie et de la Chine en 1900 1. — Le fait essentiel est que l'importation russe en Chine a augmenté en 1900, tandis que par suite des événements politiques, celle de toutes les autres puissances diminuait. La Russie a fourni à la Chine pour 4.373.463 taëls en 1900, au lieu de 3.522.404 en 1899 (Grande Bretagne : 159.926.788 taëls contre 195.296.150 taëls ; Japon : 25.752.694 taëls contre 35.896.745 taëls). Mais le progrès du trafic russe s'est opéré tout entier sur la frontière de terre; le commerce maritine, lui, est en décroissance, et cela provient de ce que la Russie a dû employer une partie de sa flotte marchande pour le service des transports : au lieu de 484 navires russes représentant 361.501 tonnes envoyés en 1899, il n'en est entré en 1900 dans les ports chinois que 449 représentant 292.278 tonnes. Ce recul n'est pas particulier à la Russie : le nombre des bateaux anglais est également tombé de 25.350 à 22.818 avec 23.052. 459 tonnes au lieu de 23.338.230 tonnes. Par contre le mouvement des navigations allemande, japonaise, et même américaine et française a augmenté.
En fin de compte, tandis que l'importation de la Chine décroissait de 273.756.065 taëls en 1899 à 222.129.473 taëls en 1900, le mouvement maritime se relevait de 34.409 bateaux et 29.913.083 tonnes en 1899 à 35.101 bateaux et 32 943.025 tonnes en 1900.
Ce qui a considérablement diminué c'est l'exportation chinoise en Russie ; elle a perdu 6.182.877 taëls de 1899 à 1900, ce qui la fait descendre pour cette dernière année au chiffre de 12.374.115 taëls. La principale raison de cette diminution provient de l'exportation du thé (2.661.195 pouds en 1900 au lieu de 3.264.821 pouds en 1899).
1 Bulletin du comité de l'Asie française, septembre.
NOMINATIONS OFFICIELLES
MINISTÈRE DE LA GUERRE
Armée de terre.
INFANTERIE
Chine. — Sont promus ou nommés dans la Légion d'honneur au titre de l'expédition de Chine.
Au grade d'officier :
M. le lieutenant-colonel Drude, du 86e rég.
MM. les chefs de bataillon Guillaumat, du 76e rég. ; Balandier, du 1er zouaves. Au grade de chevalier :
MM. les capitaines de Bouillane de Lacoste, du 22e rég. ; Jarret de la Mairie, du 3e zouaves. MM. les lieutenants Jordan, du 58e rég. ; Guillabert, du 1er zouaves.
La médaille militaire a été accordée à MM. Leroux, Varvarande, Santucci, Goulard et Durantet, soldats au rég. d'infanterie de marche; Schminke et Priant, sergents, Moynier, Nodot, Paris et Imbert, soldats au rég. de marche des zouaves.
Sahara. — Sont nommés chevaliers de la Légion d'honneur :
M. le lieutenant. Devinez, du bat. de tiraill. sahar.
MM. les sous-lieutenants Hallou el Kada-el-Guelia, du bat. de tiraill. sahariens.
Madagascar. — La médaille militaire a été accordée à MM. Parcellier, sergent au bat. étranger de Madag. ; Bichet, sergent au bat. étranger de DiégoSuarez.
CAVALERIE
Chine. — Est nommé chevalier de la Légion d'honneur au titre de l'expédition de Chine :
M. le capitaine Durand, du 30e rég. de dragons.
Sénégal. — La médaille militaire a été accordée à M. Thévenon, maréchal des logis au 1er spahis (escadron du Sénégal.)
ARTILLERIE
Chine. — Est nommé chevalier de la Légion d'honneur au titre de l'expédit. de Chine : M. le capitaine de Verchère, hors cadres, détaché à l'ét.-maj. du corps expédit.
GÉNIE
Chine. — Sont nommés chevaliers de la Légion d'honneur, au titre de l'expédit. de Chine :
MM. les capitaines Tissier et Lévêque, hors cadres, à l'ét.-maj. du corps expédit.
MM. les offic. d'admin. de 1re cl. Wibratte, du service du génie; Muller, du service des subsistances.
La médaille militaire a été accordée à MM. Garnier, sergent, et Deshayes, sapeur au 6e rég. de génie.
Cochinchine. — Sont mis hors cadres, à la disp. du min. des col. pour être employés au service des construct. milit. :
M. le colonel Petitbon, direct, du génie à Toulon.
MM. les capitaines Briançon, de l'ét.-maj. partie; Reynier, du 5e rég.
MM. les offic. d'admin. de 2° cl. Camoin et Charpin.
MM. les sous-offic. stagiaires Gillon et Clamer.
NOMINATIONS OFFICIELLES 443
Madagascar. — M. le capitaine Defrance, du 3e rég., est dés. pour le service des construct. milit. Afrique Occidentale. — Sont désignés pour le service des construct. milit. : M. le chef de bataillon Cornille, de l'ét.-maj. gén.
MM. les capitaines Mégard, de l'ét.-maj. partic. ; Degouy, du 1er rég. et Simon. MM. les offic. d'admin. de 2e cl. Carlot et Gente. M. l'offic. d'admin. de 3e cl. Raynal. M. le sous-offic. stagiaire Boulay.
Martinique. — Sont désignés pour le service des construct. milit. : M. le capitaine Magny, du 4e rég. M. l'offic. d'admin. de 2e cl. Lambert. M. le sous-offic. stagiaire Lefranc.
Guadeloupe. — Sont désignés pour le service des construct. milit. : M. le capitaine Rey, de l'ét.-maj. partic. M. le sous-offic. stagiaire Frachet.
Nouvelle-Calédonie. — Sont désignés pour le service des construct. milit. : M. le capitaine Peiguier, du 1er rég. M. l'offic. d'admin. de 2e cl. Fonvieille.
Armée coloniale.
INFANTERIE
Chine. — Sont nommés dans la Légion d'honneur au titre de l'expéd. de Chine.
A la dignité de grand-croix :
M. le général de division Voyron, command. le corps expédit.
Au grade d'officier :
M. le colonel Lalubin, command. le 17e rég.
M. le lieutenant-colonel Valette, de l'ét.-maj. partic.
Au grade de chevalier :
MM. les capitaines Marty, en service en Cochinchine ; Cahen, du 2e rég. d'inf. col.; Jagniatkowski, du 9e rég. ; Bourda et Eymard de Laverrerie de Vivans, du 17° rég. ; Noguès, du 18° rég.
MM. les lieutenants Garrig, en service au Tonkin ; Lacoste, du 1er rég. ; Fabre, du 4e rég. ; Rousseau, du 6e rég.
M. le médecin aide-major de 1re cl. Marmey, en service en Cochinchine.
La médaille militaire a été accordée à MM. Lagardette et Pailhoux, sergents au 2e rég. ; Bontoux, adjudant au 3e rég. ; Baude sergent, Rouleau, Noël et Bruyère soldats au 4e rég. ; Magnat, sergent au 7e rég. ; Paquet, Soubié et Jacquemin, soldats au 8e rég. ; Fichter adjudant, Cassieu sergent-major, Semedeï et Saugey soldats au 11e rég. ; Costafrolaz et Damotte sergents, Ruffmango, Duval et Egloff caporaux, Denewand, Martin et Vuilliod, soldats au 16e rég. ; Lécureux, adjudant, et Monot, sergent au 17e rég.
Indo-Chine. — Sont désignés pour servir au Tonkin :
M. le colonel Septans, du 21e rég., nommé chef d'état-major des tr. de l'IndoChine.
M. le lieutenant-colonel Mondon, du 3e rég.
M. le lieutenant Gicquel, du 5e rég.
Madagascar. — Est nommé officier de la Légion d'honneur :
M. le chef de bataillon Marciani, du 13e rég.
Est promu au grade de médecin aide-major de 1re cl. :
M. le médecin aide-major de 1re cl. auxil. Robert, en service à Madag.
Réunion. — M. le chef de bataillon Gillet, du 2e rég., est dés. pour commander les troupes à la Réunion.
Sénégal. — M. le capitaine Hutin, du 21e rég., est nommé major au bat. de tirail. sén.
La médaille milit. a été accordée à MM. Pouget, adjudant au 1er tiraill. sén., et Noumoutié-Sangaré, sergent au 3e tiraill. sen.
ARTILLERIE
Chine. — Sont nommés dans la Légion d'honneur au titre de l'expédit. de Chine. Au grade d'officier :
444 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
M. le chef d'escadron Baudin, de la direct. du Tonkin.
Au grade de chevalier :
M. le capitaine Lefèvre, du corps expédit.
M. l'adjudant Vaudeville, du 1er rég. d'artill. col.
La médaille militaire a été accordée à MM. Breinig, sous-chef artificier au corps expédit. et Darvit, adjudant au 1er rég.
Madagascar. — M. le capitaine Robert, du 2e rég., est mis à la disp. de M. le gén. comm. en chef le corps d'occ. de Madag. pour exercer dans la colonie des fonctions politiques et admin.
Guyane. — Est nommé chevalier de la Lég. d'honneur :
M. le chef d'escadron Goujon, chef du service de l'artill. à la Guyane.
MINISTÈRE DE LA MARINE
Extrême-Orient. — Est élevé à la dignité de grand-croix dans l'ordre de la Légion d'honneur :
M. le vice-amiral Pottier, commandant en chef l'escadre d'Extrême-Orient.
Indo-Chine. — Sont désignés pour faire partie d'une mission hydrographique en Indo-Chine :
MM. les enseignes de vaisseau Jourdan de la Passardière, Bouquet, Nicolas et Castex.
M. l'aspirant de 1re cl. Colse.
Océan Indien. — Est désigné pour embarquer :
Sur l'Infernel : M. le commissaire de 2e cl. Julien Labruyère.
Sénégal. — Est désigné pour embarquer :
Sur l'aviso le Lézard, dans la station locale du Sénégal : M. l'enseigne de vaisseau Bunge.
MINISTÈRE DES COLONIES
Afrique Occidentale. — M. le commissaire de 1re cl. Boucard, est dés. pour servir en Afrique Occidentale.
Martinique. — Sont nommés :
Commis, de 2e cl. M. Larade, surnuméraire des douanes.
Surnuméraire des douanes M. Coudroy de Lauréol.
Guadeloupe. — M. Honoré, commis de 1re cl. du secret. gén. de la Guadeloupe, est nommé commis principal.
Nouvelle-Calédonie. — Sont nommés :
Vérificateur-adjoint de 1re cl. M. Chauve, vérif.-adj. de 2e cl.
Commis principal M. Audrain, commis de 1re cl.
MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
L'exequatur a été accordé à M. Vason, consul des Etats-Unis d'Amérique à Grenoble.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
MALLETERRE (G.) et LEGENDRE (P.) : Livre-Atlas des Colonies Françaises. I. Colonies de l'Océan Indien. II. Colonies d'ExtrêmeOrient." Paris, Charles Delagrave, s. d., 2 in-4 de 40 + 40 et 28 + 8 p., cartes et gravures.
Un des points sur lesquels sont actuellement d'accord tous ceux qui se préoccupent de l'instruction qu'il convient de donner aux indigènes de nos colonies, c'est la nécessité de rédiger, sinon pour chacune de nos possessions d'outre-mer, du moins pour chaque groupe de nos possessions,
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES 445
des livres où les fils et les filles de nos sujets puissent trouver, adaptés à la civilisation dans laquelle ils vivent et à leur intelligence tout à la fois, les notions que nous tenons à leur inculquer. Une telle littérature, qui existe en Angleterre, nous a pendant très longtemps fait défaut; mais de bons et intelligents patriotes, qui s'en sont enfin avisés, travaillent aujourd'hui avec succès à nous en pourvoir.
Au premier rang de ces patriotes, il convient de placer M. le général Niox, sous l'impulsion duquel MM. le commandant G. Malleterre et P. Legendre, l'auteur de Notre Epopée Coloniale, ont entrepris la publication d'un très intéressant « Livre-Atlas des Colonies Françaises à l'usage de l'enseignement des Colonies ». L'ouvrage complet doit se composer de sept parties, dont la première, qui est générale, donne sur le monde, l'Europe et la France les notions élémentaires que tous nos sujets sans exception doivent posséder. Tous, en effet, doivent connaître la France, sa place et son rôle dans le monde ; il y a sur ce point un ensemble de notions qui doivent être communes à tous nos sujets, aussi bien à l'écolier noir du Sénégal, à l'Annamite et au Tonkinois de race jaune, qu'au Malgache de teint foncé ou au créole de nos îles françaises. MM. Malleterre et Legendre ont eu le talent, tout en réduisant ces notions le plus possible, de les exposer avec une grande lucidité et de les rendre compréhensibles pour tous.
La lucidité et la précision sont également les qualités que nous louerons surtout dans les deux premières des six parties spéciales du LivreAtlas des Colonies Françaises. Chacune de ces six parties (dont les quatre premières ont déjà paru), accompagnée de bonnes cartes et de jolies gravures, correspond à un groupe particulier de colonies; celles dont nous venons de terminer l'examen se rapportent, l'une aux colonies de l'Océan Indien (Madagascar, la Réunion, établissements de l'Inde), la seconde aux colonies d'Extrême-Orient (Indo-Chine et concessions de Chine). Nos deux auteurs ont eu soin d'y grouper toutes les notions utiles pour les enfants du pays, et en même temps pour ceux de nos enfants qui voudraient étudier soigneusement, dans la métropole même, ce que sont nos possessions de l'océan Indien et d'Extrême-Orient. Ce n'est même pas aux seuls enfants que s'adressent ces deux fascicules ; que de choses leur lecture serait susceptible d'apprendre à nombre d'entre nous ! Sans doute il y a quelques erreurs de dates et de faits (dans l'histoire de Madagascar, par exemple) et de regrettables lapsus (v. les limites du Cambodge, à la p. 2), de fausses indications çà et là sur les cartes (les longueurs kilométriques données à la p. 19 sont en contradiction avec l'échelle de la carte de la Réunion) ; mais ce ne sont que taches légères, faciles à rectifier dans un prochain tirage, et il convient, en fin de compte, de remercier MM. Malleterre et Legendre d'avoir entrepris une oeuvre éminemment patriotique et utile.
HENRI FROIDEVAUX.
NIOX : Indo-Chine. Paris, Ch. Delagrave, s. d., 1 feuille.
Non content d'encourager et de diriger ceux qui travaillent à faire mieux connaître aux Français leur empire colonial, le général Niox y travaille personnellement de toutes les manières. A ses livres, à ses atlas, voici qu'il ajoute une collection de petites cartes murales mesurant 1 mètre sur 1 m. 25, dont le spécimen qui nous a été envoyé, — la carte de l'IndoChine, — présente un réel intérêt.
Elle est très claire, en effet, cette carte établie à l'échelle de 1 : 2.000.000e
446 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
sur papier simili-japon indéchirable. Les montagnes y sont en bistre et les eaux en bleu, tandis que la lettre est en noir; des teintes plates différencient les parties de notre empire colonial indo-chinois, sur lequel certaines informations placées en cartouche viennent expliquer et commenter les indications portées sur la carte même. Les renseignements abondent (même les renseignements économiques), et font de cette petite carte murale, parfaitement lisible, un précieux instrument de travail, destiné à rendre partout les plus grands services. Que M. le général Niox se hâte de publier des cartes analogues do l'Algérie-Tunisie, de l'Afrique Occidentale française, du Congo et de Madagascar ; ce sera pour nous une bonne aubaine et pour lui une nouvelle manière de bien mériter des colonies!
H. F.
L'Équilibre adriatique, L'Italie et la question d'Orient, par Charles LOISEAU. — Paris, Perrin, in-8° de 267 p.
Ce livre mérite d'être lu et étudié attentivement par tous ceux qui s'intéressent à l'avenir politique, économique et social des races latines, ainsi qu'à la lutte chaque jour plus vive entre elles et les races qui peuplent l'Europe centrale. L'auteur a suivi avec soin tous les événements qui se sont déroulés depuis quelques années en Italie et en Autriche, et il a constaté avec peine que la première perdait de jour en jour sa prépondérance dans l'Adriatique, que cette mer intérieure devenait progressivement un lac austro-hongrois, que la poussée de la confédération autrichienne vers l'Orient était irrésistible et secondée de plus par la politique allemande. Suivant M. Loiseau, l'Italie a joué le rôle de dupe dans la Triplice, le commerce maritime de Gènes et de Venise a été supplanté par celui de Trieste et de Hambourg ; le gouvernement italien a perdu de vue le rôle traditionnel do la Péninsule dans la Méditerranée, mais il commence à s'apercevoir de son erreur, et à voir qu'un rapprochement avec la France lui serait avantageux. Une entente au sujet du chemin de fer du Simplon, des modifications douanières pourraient être la base d'un accord.
En résumé, ce livre mérite d'être placé, par la profondeur de ses vues, la richesse de sa documentation, à côté des ouvrages les plus estimés sur la question d'Orient : il met en évidence, par l'analyse des faits, le plan poursuivi par la race allemande depuis le traité de Berlin.
J. FRANCONIE.
Atlas des colonies françaises, dressé par ordre du ministère des colonies, par Paul PELET. Paris, Armand Colin. Chaque livraison, texte compris, 3 francs.
La septième livraison qui vient d'être mise en vente contient les cartes : Madagascar et dépendances [Nord] (n° 13) ; Madagascar [Centre] (n° 16) ; Madagascar [Sud] (n° 17) au 1/2.000.000.
Ouvrages déposés au bureau de la Revue.
La France au dehors : Les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, publiées sous la direction du Père J.-P. PIOLET, S. J., avec la collaboration de toutes les Sociétés de Missions. Illustrations d'après des documents originaux, un vol. in-8°. Tome III. Chine et Japon. La 35e et la 36e livraisons viennent de paraître. Paris, 1901, librairie A. Colin.
Le socialisme sans doctrines, la question agraire et la question ouvrière en Australie et Nouvelle-Zélande, par A. Métin. Un vol. cart. in-8° de 281 pages. Paris, 1901, librairie Alcan, 6 fr.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES 447
LES REVUES
I. — REVUES FRANÇAISES.
Annales des Sciences politiques (15 sept.). F. MAURY : Anvers autrefois
et aujourd'hui ; le passé. — PAUL LEFÉBURE : A la conquête d'un isthme ; les
Etats-Unis et l'Europe — RENÉ DOLLOT : Un condominium dans l'Europe centrale ;
Moresnet.
Armée et Marine (22 sept.). Capitaine N. T : Canons de côte et de l'artillerie de
terre. Bulletin du Comité de l'Asie française (sept.). HENRI DE PEYERIMHOFF : L'incident franco-turc. — PIERRE DASSIER : Les établissements anglais du Malacca. — PIERRE PADARAN : Les possibilités économiques de l'Indo-Chine (suite). Bulletin économique de l'Indo-Chine (août). G. MONOD : Contribution à l'étude géologique des provinces méridionales de la Chine. — A. LECLÈRE : La pêche dans le Grand lac du Cambodge. Bulletin de la Société de Géographie commerciale (n° 12 de 1900). KLOBUKOWSKI : Les Indes britanniques, — E. FRANDON : Du développement possible du commerce entre la France et la Chine. France Coloniale (5 sept.). G. BIDOT-MAILLARD : Les alcools dénaturés en Algérie. Journal des Chambres de commerce (10 sept). Henri BLANCHEVILLE : Le
commerce franco-russe. mouvement socialiste (15 sept.). S. J. KATAYAMA : La situation politique et
sociale du Japon. Nouvelle Revue internationale (31 août). Paul POUROT : Gibraltar. Quinzaine (16 août). P. PISANI : Les missions protestantes au XIXe siècle. Quinzaine coloniale (10 sept.). CHAILLEY-BERT : Nos colonies de l'Afrique occidentale. Enquête sur le changement apporté par les dix dernières années. Réforme économique (15 sept.). CH. GEORGEOT : La réglementation du travail.
— P. VERGNE : Les Anglais et la culture du coton en Egypte. Revue (ancienne REVUE DES REVUES). JEAN de MÉZERAY : Les nouveaux États-Unis
la confédération australienne. Revue bleue (21 sept.). AUGUSTE MOIREAU : Mac-Kinley. Revue du Cercle militaire (21 sept.). L'expansion française dans l'Afrique
occidentale. Revue commerciale et coloniale de Bordeaux (13 sept.). HENRI LORIN : Les
chemins de fer de l'Algérie. — VICTOR ORBAN : Un pays d'avenir, la Bolivie. Revue des Deux Mondes (15 sept.). ROUIRE : Les colons de l'Algérie. I. — La
phase historique de la colonisation. Revue générale des Sciences (15 sept.). J. BOYER : L'état actuel de l'industrie du marbre en France. — A. PETTIT : Les matériaux de l'histologie comparée. Instruction pour les explorateurs. Revue de Paris (15 sept.). Baronne de FONTMAGNE ; Un conflit franco-turc
en 1857. Revue scientifique (21 sept.). J. DE BLOCH : Le bilan des manoeuvres d'après les
leçons de la guerre du Transvaal. Science Sociale ( sept.). G. D'AZAMBUJA : A propos de l'alliance russe. Les sympathies entre nations.
II. — REVUES ETRANGERES. Revues allemandes.
Deutsche Kolonlalzeitnng (12 et 19 sept.). E. PRAGER : La culture de la gutta dans les colonies allemandes. — Le conflit, entre le Venezuela et la Colombie et le
commerce allemand. — Les Français au Dahomey. — ERNST VOHSEN : Le Niger, la Bénoué et le lac Tchad, il y a cinquante ans.
448 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Export (12 et 19 sept.). L'Angleterre et la Bolivie. — Etude sur le Thibet. — L'Allemagne et les Etats-Unis au Guatemala.
Kolonialc Zeitschrift (12 sept.). CARL PETERS : L'organisation du travail en Afrique. — R. DEEKEN : Les intérêts allemands aux iles Samoa. — Les iles Farsan.
Oesterreichische Monatsschrift für den Orient (août). Situation du commerce et de l'industrie dans l'Asie du sud-ouest. — Le Nil et le service de l'irrigation.
Revues anglaises.
Coutemporary Review (sept.). J. DE BLOCH : Les guerres de l'avenir. — HAVELOCK ELLIS : Le génie de la Russie.
Fortuightly Review (sept.). E.-B. IWAN MÜLLER : La situation dans le SudAfrique. — W.-II. MALLOCK : La religion et la science à l'aube du XXe siècle.
Monthly Review (sept.). CHARLES BILL : Quelques graves problèmes de politique étrangère. — W.-H. MALLOCK : La prétendue décadence économique de la Grande-Bretagne.
National Review (setp.). SIR EDWARD GREY : Les causes de la guerre sudafricaine.
Westminster Review (sept.). JOHN E. ELLAM : L'impérialisme et la crise imminente pour la démocratie. — F.-A. WHITE : Les conséquences de la guerre sud africaine et comment nous devons prévenir l'éventualité de guerres nouvelles semblables.
Revues belges.
Bulletin de la Société d'études coloniales (sept.). Les routes commerciales de la Mandchourie. — Le caré, la quinine et le bois aux Indes néerlandaises.
Essor économique universel (18 sept.). Louis STRAUSS : La crise industrielle.
Mouvement géographique (22 sept.). PAUL BARRÉ : Les chemins de fer en Amérique.
Revues italiennes.
L'Esplorazione commerciale (15 sept.). A. PARAZZOLI : La situation actuelle
en Erythrée. — A. RAVAIOLI : La politique économique indispensable à l'Italie
et le crédit italien à l'extérieur. La Rassegna Internazionale (sept.). RICCARDO FORSTER : La force de vivre.
— SEM BENELLI : Chronique italienne. — GEORCES EECKOUD : Chronique belge. La Rassegna Nazionale (16 sept.). GIROLAMO DE FERRARI : Le Chah de Perse,
Nasser-ed-Din, et son règne. — RAFFAELLO RICCI : Les chemins de fer italiens en
1899. Rivista Politica e letteraria (15 sept.). XXX : Les deux alliances. — Lettres
inédites de Francesco Crispi.
Revues portugaises.
Rivista Portugueza Colonial e Maritima (sept.). A.-J. D'ARANJO : L'émigration dans les pays de l'Asie. — II. DE V. : L'utilité des colonies.
L'Administrateur-Gérant : P. CAMPAIN.
PARIS. — IMP. F. LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.