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Titre : Le Pays bas-normand : société historique, archéologique, littéraire, artistique et scientifique : revue trimestrielle

Auteur : Le Pays bas-normand. Auteur du texte

Éditeur : Le Pays bas-normand (Flers)

Date d'édition : 1910-04-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32834385n

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32834385n/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 1802

Description : 01 avril 1910

Description : 1910/04/01 (A3,N2)-1910/06/30.

Description : Collection numérique : Fonds régional : Basse-Normandie

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k57217711

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2008-223992

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 17/01/2011

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Troisième Année. V° 2

Avril-Mai-Juin 1910

LE PAYS BAS-NORMAND

FLERS

DOMFRONT

Société historique Arehéologique Littéraire, Artrstique et Scientifique

REVUE TRILESTRIELLE

Hier et Aujourd'hui A. des R.

REDACTION ET ADMINISTRATION

Hôtel de Ville de Flers



LE PAYS BAS-NORMAND


SOMMAIRE

Ed. de MARCERE. — Barbey d'Aurevilly (suite).

Wilfrid CHALLEMEL. — Les Larmes d'un Délégué (Poésie).

Albert LAFONTA1NE. — Berryer « Traitant » des Forêts de Normandie (suite).

Joseph LECHEVREL. — Chênedollé.

A. SURVILLE. — Histoire féodale de Saint Bômer (suite).

R. LA FORTINIÈRE. — Hymne aux Poiriers (Poésie).

A. LEMAITRE. — Vire et la Région Viroise (suite).

Aug. LELIÈVRE. — Bibliographie.

ILLUSTRATIONS : Ruines du Château de Jumilly en 1829 et Aujourd'hui; Armes des Saint-Bômer et des Barré de Jumilly.


LE PAYS BAS-NORMAND

Revue Trimestrielle

FLERS (ORNE)


Bureaa du « PAYS BAS-NORMAND "

MM.

Président d'honneur J. SALLES, Maire, Conseiller Général.

Président Auguste LELIÈVRE.

Vice-Présidents RENAULT, Professeur.

Eugène FOUCAULT.

Secrétaire-Archiviste SURVILLE, Instituteur.

Secrétaire de la Rédaction. Pierre CAILLOT, Professeur.

Trésorier H. GRAINDORGE, Imprimeur.

Membres MOREL, Notaire.

Louis AMIARD, Architecte

W. CHALLEMEL, de la Ferté-Macé

L'Abbé HAMARD, de Chanu.


BARBEY D'AUREVILLY

(Suite)

CHAPITRE III

Barbey d'Aurevilly et la Noblesse La Chouannerie

La puissance du talent de Barbey d'Aurevilly ne s'est jamais autant affirmée que lorsqu'il a dépeint les types de la vieille noblesse, tels qu'il les avait vus dans son enfance. C'est alors que suivant son expression, il a vraiment retracé le passé avec la sanguine concentrée de ses souvenirs, de ces premières impressions qui sont si obstinées, « qui s'enfoncent dans certaines natures à des profondeurs si grandes qu'elles les pénètrent à jamais comme ces balles que le fer du chirurgien n'a pu extraire et sur lesquelles la chair s'est refermée. »

Quelle évocation dans le Chevalier des Touches que celle de cette société de Valognes que tout enfant il a connue et dont le souvenir est resté si profondément gravé dans sa mémoire ; société où pour peu qu'on fût un peu noble, on se croyait un paladin de Charlemagne et où l'on vous aurait demandé vos lettres de noblesse pour vous inviter à dîner.

II nous transporte dans ce salon où sa curiosité anxieuse d'enfant entendit pour la première fois raconter


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l'histoire de des Touches et où mesdemoiselles de Touffedelys, droites sous leurs écrans de gaze peinte, recevaient tous les soirs leurs intimes. A eux tous, ces vieillards formaient trois siècles et demi. La Révolution avait tout pris à ces vieilles filles, famille, fortune, bonheur du foyer, ce poème du coeur, l'amour dans le mariage, enfin la maternité.

Leur souvenir, celui des jeunes beautés de cette société aristocratique, momies qui devaient se ranger les unes après les autres dans les catacombes du célibat, mais dont les visages éclatants enchantaient alors ses avides regards d'adolescent, ont inspiré à Barbey d'Aurevilly, dans le Dessous de cartes d'une partie de Whist, un de ses plus magnifiques passages souvent cité mais qu'on peut toujours relire, car il donne une idée du talent de l'écrivain :

« La noblesse de ce nid de nobles qui mourront ou qui sont morts peut-être dans ces préjugés que j'appelle, moi, de sublimes vérités sociales, était incompatible comme Dieu. Elle ne connaissait pas l'ignominie de toutes les noblesses, la monstruosité des mésalliances.

« Les filles ruinées par la Révolution mouraient stoïquement vieilles et vierges, appuyées sur leurs écussons qui leur suffisaient contre tout. Ma puberté s'est embrasée à la réverbération ardente de ces belles et charmantes jeunesses qui savaient leur beauté inutile, qui sentaient que le flot de sang qui battait dans leurs coeurs et teignait d'incarnat leurs joues sérieuses, bouillonnait vainement.

« Mes treize ans ont rêvé les dévouements les plus romanesques devant ces filles pauvres qui n'avaient plus que la couronne de leurs blasons pour toute fortune, majestueusement tristes, dès leurs premiers pas dans la vie, comme il convient à des condamnées du destin. Hors


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de son sein, cette noblesse pure comme l'eau des roches, ne voyait personne. »

Puis entraîné par ses souvenirs, il note dans une analyse d'une observation profonde les sentiments qui animaient cette noblesse de province, la démarcation absolue établie entre elle et la bourgeoisie de la petite ville qu'il aimait pour son silence, sa tenue rigide, l'élévation froide de ses habitudes.

" On comprend, dit-il, l'affranchissement à de grandes distances, mais sur un terrain grand comme un mouchoir de poche, les races se séparent parleur rapprochement-méme...

« Ici la démarcation était si profonde, si épaisse, si infranchissable entre ce qui était noble et ce qui ne l'était pas, que toute lutte entre la noblesse et la roture était impossible.

« S'il y avait dans le coeur des nouveaux bourgeois enrichis par la Révolution des sentiments d'envie, les nobles les avaient entièrement sortis de l'orbe de leur attention et de leur rayon visuel... Tout cela n'atteignait pas ces patriciens dans la forteresse de leurs hôtels, qui ne s'ouvraient qu'à leurs égaux et pour qui la vie finissait à la limite de leur caste... Qu'importait ce qu'on disait d'eux, plus bas qu'eux ! Ils ne l'entendaient pas... D'ailleurs quoi qu'enragés d'égalité blessée (ce sentiment qui à lui seul explique les horreurs de la Révolution), ces bourgeois avaient gardé, malgré eux, la superstition des respects qu'ils n'avaient plus. »

Tous ces habitués du salon de mesdemoiselles de Touffedelys, revenant de l'émigration ou des prisons de la Terreur, sont des individualités exceptionnelles qu'il faut se hâter de peindre quand on les a vues, comme derniers vestiges d'une société qui va disparaître.

C'est le charmant portrait de ce baron de Fierdrap qui a émigré dès que les premières quenouilles ont commencé à circuler dans le pays ; ancien soldat de


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l'armée de Coudé, race de granit roulée par la Révolution à travers l'Europe, vigoureux et râblé, visage de normand rusé et hardi, sous la brosse hérissée, courte et fauve de sa perruque. De son séjour en Angleterre, il a gardé les habitudes d'un original, avec son habit couleur tabac d'Espagne, son spencer de reps gris doublé de peaux de taupe et le petit manchon de velours noir, sans fourrure, qui pend à sa boutonnière, sous sa croix de Saint-Louis. Autrefois chasseur enragé, il est devenu avec l'âge pêcheur. Il se nourrit de sa pêche et d'une maigre pension octroyée par la Restauration. Il émerveille les paysans du Colentin quand ils le voient dans les brouillards de la Douve ou sous les ponts de Carentan, courir sur la rive, en remontant ou descendant la rivière, et figurer le vol de la mouche, en maintenant toujours son hameçon à quelques pouces du fil de l'eau, avec un aplomb de main et de pied qui lient vraiment du prodige.

C'est l'abbé de Percy, dernier descendant de la célèbre famille normande d'où sont sortis les Northumberlands, l'abbé de l'ancien régime et du XVIIIe siècle, grand dîneur et causeur, mêlé aux plus beaux esprits de celte brillante époque et qui est l'aigle de ce salon ; c'est sa soeur mademoiselle de Percy qui a chouanné dans son temps, pris part à l'enlèvement du chevalier des Touches de la prison de Coutances et gardé de cette époque les habitudes cavalières qui mettent dans tous ses sentiments et ses actions la violence avec laquelle elle lire la laine de sa tapisserie ; c'est la belle Aimée de Spens qui a aussi sauvé un jour le chevalier.

Tous ces personnages revivent avec un luxe de détails, un sentiment de la vérité, une verve de description dont la lecture seule du livre de Barbey d'Aurevilly peut donner une idée. Dans ses divers romans, il nous présente d'autres figures aussi accusées, comme le Marquis de Saint-Albans, ce roi du whist qui a joué avec Maurepas


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et qui tient sa partie dans un salon aussi vivant de couleur locale que celui de mesdemoiselles de Touffedelys ; les de Nehou dans Un Prêtre marié, madame de Fiers, la grand'mère d'Hermengarde de Marigny, cette exquise marquise du XVIIIe siècle, cet égoïste vicomte de Prosny dans Une vieille Maîtresse, et dans Le Dîner d'Athées, le vieux monsieur de Mesnilgrand, ce gentilhomme d'un athéisme qui aurait effrayé Voltaire, comme il y en avait avant la Révolution, et qui se faisait justice en n'allant chez personne de son monde. Toutes ces figures qui nous paraissent aujourd'hui si extraordinaires, avec nos habitudes sociales différentes, Barbey d'Aurevilly les avait rencontrées sur son chemin et il note avec le pinceau du maître leurs traits essentiels ; il en fait un ensemble qui donne une idée aussi exacte que possible de la société aristocratique qui s'était reformée dans nos provinces sous la Restauration.

Lui, le chevalier Barbey, dont l'enfance avait été bercée avec les contes de la chouannerie à laquelle plusieurs de ses parents avaient pris part et qui avait entendu tomber des lèvres maternelles les récits de maints épisodes, il voulut aussi laisser un souvenir de cette période dramatique de notre histoire si propre à éveiller les imaginations, de cette insurrection normande dont le nom est inséparable de celui de son chef, le comte Louis de Frotté, tué un jour par le fusil des gendarmes, porteur d'un sauf-conduit sous son écharpe blanche.

Il eût voulu faire cette histoire qui manque aux Chouans comme la gloire et la justice, « à ces Condés de broussailles dont le nom, pour les esprits ignorants et prévenus, est devenu une insulte », et jeter quelques rayons de lumière sur la chouannerie, « l'objet de cette ironie de Dieu qui, sans doute, pour mieux montrer nos néants, attache le bruit aux choses petites et l'obscurité aux choses grandes. »


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Il nous dit à propos de l'histoire de des Touches quels étaient ses procédés d'information : « Comme on ramasse quelques pincées de cendre héroïque, j'avais recueilli tous les détails de cette entreprise sans égale parmi les plus merveilleuses crâneries humaines. Je les avais recueillis là où pour moi gît la véritable histoire, non celle des cartons et des chancelleries, mais l'histoire orale, le discours, la tradition vivante qui est entrée par les yeux et les oreilles d'une génération et qu'elle a laissée, chaude du sein qui la porta et des lèvres qui la racontèrent, dans le coeur et lu mémoire de la génération qui l'a suivie. »

Barbey d'Aurevilly ne parle guère de la chouannerie que dans le Chevalier des Touches et dans l'Ensorcelée où revit la grande figure de l'abbé de la Croix-Jugan, le prêtre chouan. Il eût désiré compléter son oeuvre par la publication d'Une Tragédie à Vaubadon et d'Un gentilhomme de grands chemins que les nécessités d'une vie pauvre d'écrivain ne lui donnèrent pas le temps d'écrire. Ce qu'il a laissé à la postérité fait cependant comprendre une époque qui a été dépeinte aussi dans les Chouans par le grand Balzac auquel Barbey d'Aurevilly n'est pas inférieur.

La chouannerie normande n'eut pas le caractère des soulèvements de la Vendée et de l'Anjou au début desquels les masses de paysans révoltés vinrent jusque dans leurs châteaux contraindre leurs seigneurs à se mettre à leur tête.

Elle, ne compta jamais qu'un petit nombre de partisans, gentilshommes dont plusieurs étaient venus de pays éloignés, déserteurs, jeunes gens échappés aux levées révolutionnaires. Aussi fut-elle surtout une guerre d'embuscades et de coups de main propices aux actions héroïques et que favorisaient l'absence de routes, les haies épaisses, les vastes forêts de la région. Les armées


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n'étaient que de petites bandes commandées ordinairement par d'anciens officiers et composées de quelques centaines d'hommes aux vêtements gris, d'un gris semblable au plumage de la chouette, à la ceinture de cuir qui servait d'abri aux pistolets, aux guêtres en cuir fauve qui montaient jusqu'au dessus du genou, au mouchoir noué sous le grand chapeau rabattu comme une couverture de cuve et qui couvrait presqu'entièrement le visage... Ainsi paraissaient les chasseurs du roi, quand, la carabine à la main, « au clair de la lune ou dans l'obscurité des nuits, ils se rangeaient contre un vieux mur, ou s'aplatissaient dans un fossé comme un monceau de poussière que le vent y aurait charriée. »

Tel paraissait aussi en l'an III de la République, au lendemain du combat de la Fosse où s'étaient écroulées les dernières espérances de la chouannerie, l'abbé de la Croix-Jugan, ce moine soldat, qui, de désespoir, allait se suicider et à qui Barbey d'Aurevilly a consacré une de ses plus belles pages.

C'était le soir, aux derniers rayons du soleil couchant qui tombaient en biais sur la sombre forêt de Cerisy. L'homme qui s'avançait péniblement sur la lisière de la forêt était blessé et brisé de fatigue. La pâleur verdâtre de son visage, poignante image du désespoir, ressortait sous le bandeau qui ceignait ses tempes. Après avoir tourné vers le soleil du soir un dernier regard, il prit un parchemin cacheté dont il mangea les morceaux. « Puis, on le vit contempler rêveusement et avec l'adoration mêlée de pleurs d'un amour sans bornes ce cachet.

« C'était l'écusson de la Monarchie, les trois fleurs de lys, belles comme des fers de lance dont la France avait été couronnée tant de siècles et dont son front révolté ne voulait plus. II l'embrassa à plusieurs reprises, comme Bayard la croix de son épée. Il appuya l'arme, l'espingole, contre son mâle visage et poussa du pied la détente. Le


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coup partit. La forêt de Cerisy en répéta la détonation par éclats qui se succédèrent et rebondirent dans ses échos mugissants. Le soleil venait de disparaître. Ils étaient tombés tous deux à la même heure, l'un derrière la vie, l'autre derrière l'horizon. »

Tel parait encore Chateaubriand, dans les mémoires d'Outre-Tombe, lorsque malade, à demi mort de fatigue, souffrant aussi de la blessure reçue au siège de Thionville où il servait dans l'armée des Princes, il errait dans la vaste forêt des Ardennes dont les bûcherons auraient pu l'abattre comme une branche morte, image de la déroute de son parti !

« Vers la fin du jour, écrit-il, je m'étendis sur le dos, à terre, dans un fossé, la tête soutenue par le sac d'Atala, ma béquille à mes côtés, les yeux attachés sur le soleil dont les regards s'éteignaient avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l'astre qui avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes paternelles ; nous nous couchions ensemble, lui pour se lever plus glorieux, moi selon toutes les vraisemblances pour ne me réveiller jamais »

Barbey d'Aurevilly, avec son imagination servie par les souvenirs de son enfance, nous transporte dans ce monde de la chouannerie entouré d'une sorte de mystère historique qui ajoute encore au charme des récits. Il nous fait vivre dans quelques pages, comme en écrivait Walter Scott, cette vie d'émotions et d'aventures que menaient ces hardis partisans. Avec des Touches et ses compagnons semblables à des loups tombés dans la mer. couverts de leurs peaux de bique ruisselantes, nous pénétrons dans ce château des Touffedelys perdu au fond des bois où le soir s'entendait le cri de la chouette. Là habitaient quelques femmes dévouées de gentilshommes qui fondaient des balles et préparaient de la charpie pour donner des soins aux blessés. Dans ces temps troublés où la vie


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était tous les jours menacée, la galanterie ne perdait pas ses droits et c'est au son des violons, entre deux contredanses, que fut préparée l'expédition des Douze qui devait délivrer des Touches. C'est là aussi qu'Aimée de Spens fut fiancée à M. Jacques, le beau ténébreux.

De même Charette, « ce loup de fourré », traqué de toutes parts, tenait une cour galante dans son manoir de Fonteclause !

Quelle figure que celle du chevalier des Touches, ce charmeur des vagues en qui se résument toutes les qualités d'endurance, de dévouement, d'abnégation absolue qui caractérisent cette époque aux convictions profondes, où l'on savait mourir pour une idée ! Il portait les dépêches de la côte à Jersey, dans un canot fait de trois planches, sans voile et sans gouvernail, vraie pirogue de sauvage dans laquelle il filait en coupant le flot comme un brochet caché dans l'entre-deux des vagues et défiant les lunettes qui le surveillaient de chaque navire et de chaque pointe de falaise. — C'est la guêpe, disaient les Bleus. Et comme Barbey d'Aurevilly est entré dans l'âme implacable de ces chouans, où la haine politique était si vivace, quand il nous raconte le sort réservé par des Touches à ce meunier du Moulin Bleu qui l'avait trahi et quand, tant d'années après, retrouvant son héros dans la maison de Saint-Sauveur de Caen où sont enfermés les fous, il lui fait dire le nom de ce juge de Coutances qui l'avait condamné à mort et que dans sa démence il n'avait pas oublié !

L'abbé de la Croix Jugan, dans l'Ensorcelée, ce gentilhomme prêtre, cet ancien moine de l'abbaye de Blanche-Lande, qui a quitté son couvent pour prendre le mousquet, est une autre physionomie extraordinaire de cette extraordinaire époque. C'est un personnage inventé, ainsi qu'en prévient Barbey d'Aurevilly, mais il peint tout un temps. C'est de l'histoire possible mêlée à


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l'histoire réelle, « une de ces figures exceptionnelles qui peuvent ne pas trouver leur cadre dans l'histoire écrite, mais qui la retrouvent dans l'histoire qui ne s'écrit pas, car l'histoire a ses rapsodes comme la poésie. » On sent revivre dans cette âme de chouan tous les sentiments qui animaient ses compagnons de guerre.

L'abbé vient de trouver le corps de Clotilde Maudit dans la lande de Lessay. Il voit de suite que c'est de la besogne de Bleu. « Que se passe-t-il donc, s'écrie-t-il avec explosion, déjà frémissant, palpitant et frappant la terre de ses bottes à l'écuyère, aux éperons d'argent ! Le chef, l'inflexible partisan se dressa, redevenu indomptable dans le prêtre et oubliant, lui, le ministre d'un Dieu de miséricorde, qu'il y avait là une mourante qui n'était pas encore trépassée, il s'enleva à cheval comme s'il eût entendu battre la charge. Lorsqu'il retomba sur sa selle, sa main caressa fiévreusement la crosse des pistolets qui garnissaient les fontes. Par un mouvement plus prompt que la pensée, il tira un des pistolets et le leva en l'air, le doigt à la languette, comme si l'ennemi avait été à quatre pas, visionnaire à force de belliqueuse espérance ! Ces pistolets étaient ses vieux compagnons. Ils n'avaient, durant la guerre, jamais quitté sa ceinture. C'étaient ses pistolets de chouan. Sur leur canon rayé, il y avait une croix ancrée de fleurs de lys qui disait que le chouan se battait pour le Sauveur son Dieu et son Seigneur le roi de France »

Barbey d'Aurevilly ne cache pas ses sympathies pour la chouannerie à laquelle avaient été mêlés des membres de sa famille et il a pour elle ces sentiments qu'un coeur généreux éprouve pour la faiblesse mise au service d'une grande cause.

Barbey d'Aurevillly admire aussi la noblesse. Mais ce qu'il aime en elle, ce ne sont pas seulement les habitudes sociales, la manière de vivre et de penser, les


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vertus familiales dont il fut le témoin dans son enfance, la fidélité qu'elle garda à ses croyances et à ses idées, l'élévation de ses sentiments, le ton d'élégance spirituelle qu'elle donna à la haute société de l'Europe qui, surtout à cause d'elle, prit la France pour modèle. Quand il en parle, on sent qu'il pense aussi au rôle social considérable qu'elle joua dans le développement de notre race, à son rôle de protection. Il revoit ses origines, les compagnons des Mérovingiens et les descendants des grandes familles gallo-romaines, sauvant le monde de la domination jaune dans les Champs Catalauniques, s'associant avec Clovis sur les fonts de Saint-Remy à l'oeuvre de la civilisation chrétienne, repoussant avec Charles-Martel une autre invasion redoutable pour le monde occidental, celle des Arabes, en attendant le jour où ils iront poursuivre les vaincus jusque dans la Palestine et l'Egypte et confirmer, dans cette grande épopée des Croisades, leur victoire sur les peuples d'Orient ; puis à partir du jour où le sort des armes, à Fontenay, partage l'Empire de Charlemagne entre ses petits-fils et crée vraiment le royaume de France, devenant les collaborateurs de nos rois, dont ils seront pendant des siècles les ministres, les généraux, les diplomates, les magistrats, les prélats, cimentant de leur sang l'unité de la France et par leurs victoires permettant à la royauté de reconstituer, province par province, l'ancienne Gaule dans ses limites naturelles ; résistant à maintes reprises aux assauts des anciens Germains qui n'ont pas renoncé à la conquête des riches contrées d'audelà du Rhin ; s'enrôlant sous la bannière de Jeanne d'Arc pour chasser les Anglais ; prenant une part active pendant la Féodalité, à l'époque où fleurit la Chevalerie, cette école de l'Honneur, et jusqu'aux temps modernes, dans un état social qui était si différent du nôtre, à l'administration du pays dont chaque parcelle leur donne ses noms, sans mériter les attaques passionnées qui sont trop souvent de


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véritables enfantillages, présentées aux écoliers comme de l'histoire et que l'esprit de parti a dirigées contre les anciens seigneurs, comme si ce noble et généreux peuple de France eût pu supporter pendant tant de siècles des usages humiliants, une domination qui eût été tyrannique et oppressive.

Enfin, quand la royauté devient absolue avec Henri IV et ses successeurs, la noblesse continue à servir dans les armées ; sa vie se passe sur nos frontières. Quand arrivent les temps nouveaux, loin de marquer une opposition aux idées qui entraînent la France, elle s'associe à ce mouvement national, abandonne d'elle-même ses privilèges et ne combat la Révolution déviée que pour se protéger elle-même et sous la force des événements qui emportent la Monarchie. On la vif alors poursuivie et persécutée, montrer dans les prisons et devant le malheur la même fermeté d'âme qu'elle avait opposée aux ennemis de son pays, supporter courageusement dans l'émigration la pauvreté la plus noire, sans perdre la gaieté et la bonne grâce qui avaient toujours été l'apanage des Français. Ses femmes et ses filles, des enfants, traînés sur les échafauds avec une cruauté inouïe, montrèrent dans ces affreuses épreuves une résignation, un courage que pouvaient seuls expliquer un long atavisme, la force des convictions et une éducation basée sur la pratique des plus nobles vertus.

Voilà tout ce que voyait Barbey d'Aurevilly qui assistait à la fin du règne historique de la noblesse, quand il en parlait dans ses livres, voulant faire passer dans l'esprit de ses lecteurs la sympathie qui l'animait pour ses personnages, les fantômes de son esprit, dont il nous a tracé maints délicieux portraits !

Paul Bourget, dans une étude récente rappelle un trait émouvant du grand écrivain dont les adversaires avaient plus d'une fois contesté la noblesse. Peu de temps avant


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sa mort, comme Bourget se trouvait dans sa chambre, il fit apporter une liasse de papiers et lui montra un brevet de Louis XV octroyant à un de ses ancêtres une charge qui conférait la noblesse, « ma savonnette à vilain » disait plaisamment Barbey d'Aurevilly, en insistant pour qu'on sût bien qu'il ne trompait personne à son lit de mort, quand il affirmait appartenir à cette noblesse pour laquelle il avait vécu et qu'il avait voulu glorifier. « Je vous ai fait venir, lui dit-il, pour que vous attestiez, quand je n'y serai plus, que je n'ai pas été un imposteur... » Cri du coeur, touchant comme tout ce qui est sincère, dernier hommage que Barbey d'Aurevilly voulait encore rendre, avant son dernier souffle, à l'aristocratie française !

S'il est un admirateur de l'écrivain qui repassant dans sa mémoire cette oeuvre considérable dont la lecture a enchanté quelques heures de ses loisirs, veuille faire sur sa tombe un pieux pèlerinage, il verra dans une partie reculée du cimetière Montparnasse, enserrée de toutes parts par les monuments du cimetière juif, la pierre tombale de ce fier aristocrate dans l'alignement égalitaire des tombes chrétiennes. La croix qui surmonte la modeste grille du tombeau, les armes timbrées du casque de chevalier sur la pierre de granit de son pays normand, image de la solidité de son oeuvre, rappellent éloquemment dans leur simplicité les deux idées auxquelles ce noble esprit a consacré toute sa vie.


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CHAPITRE IV

Barbey d'Aurevilly historien Sa politique et sa philosophie

Le roman est le complément de l'histoire. Il la fait quelquefois deviner. La sèche nomenclature des faits, l'aridité des dates ne font pas comprendre une époque aussi bien que le tableau qui nous en est présenté avec des anecdotes, des détails, la peinture des caractères et des costumes et même cette imagination qui rend les oeuvres d'un Alexandre Dumas dont le pinceau vaut parfois celui d'un Michelet si passionnantes et si vraies dans leur fantaisie. Barbey d'Aurevilly jette aussi de singulières lueurs sur l'histoire et quelques mots de lui, un simple trait, nous font mieux saisir la physionomie d'une époque que la lecture d'un volume très documenté. Avec les souvenirs personnels qu'il a recueillis des survivants de l'ancien régime et sans faire une véritable histoire, il a su reconstituer cette période de transition si dramatique qui va des débuts de la Révolution à la fin de la Restauration et découvrir, mieux que n'importe quel historien, les causes de ces événements, les sentiments véritables des acteurs de ce drame.

Voulant expliquer pour quels motifs la Normandie ne se souleva pas comme la Vendée et ne prêta que peu d'aide à la Chouannerie, il trouve la principale raison qui motiva l'abstention de ses compatriotes. « Le paysan normand, dit-il, dans son langage expressif, se battrait comme un coq d'Irlande pour son fumier et sa basse-cour, mais la Révolution, en lui vendant à vil prix les biens d'émigrés et d'église, lui avait offert ce morceau de terre


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pour lequel celte race pillarde et conservatrice a toujours combattu depuis sa première apparition dans l'histoire. Il était bien difficile de faire décrocher du manteau de la cheminée le fusil de ces paysans, préoccupés d'abord de leur fait et du besoin d'avoir de quay sur la planque.

Il appuie aussi sur l'ingratitude et le manque d'énergie des Bourbons, principale cause de l'insuceès de leurs partisans dans les guerres civiles de la Révolution, puis de la chute de la Restauration. Il est plein des reproches échappés à l'âme ulcérée de leurs défenseurs.

C'est des Touches qui, déjà fou d'avoir vu ses services méconnus et rencontré, l'air égaré, dans les rues de Valognes par l'abbé de Percy, son ancien compagnon d'émigration, lui dit à l'oreille d'une voix rauque et amère : « Je suis le chevalier des Touches, n'est-ce pas que ce sont des ingrats ! » L'abbé qui rapporte ce propos ajoute : « Ils ressemblent aux Stuarts et ils finiront comme eux ».

Quand des Touches, après sa délivrance, se remet en mer sur son frêle canot, il fait des adieux à ses compagnons : « Quand nous reverrons-nous ? La guerre fléchit. Les paysans sont las. Il faudrait qu'un des Princes vint ici

pour tout rallumer et il n'en viendra pas, dit-il, avec

une expression méprisante qui me fit mal, racontait Mademoiselle de Percy, et que j'ai bien des fois rencontrée sur les lèvres de serviteurs pourtant fidèles.... »

Lenôtre, cet autre évocateur de l'Histoire, rappelle aussi dans les mémoires qn'il a publiés de la fille de Louis XVI, des traits d'ingratitude incroyable de la part de cette princesse à qui la vue d'une victime de la Révolution, d'un de ces Français qui s'étaient sacrifiés si nombreux pour sa famille, causait une sorte de répulsion.

Il raconte d'après les souvenirs inédits d'un chef vendéen qu'en 1828, au château do Rambouillet, Madame la duchesse d'Angoulême refusa de prendre une supplique que lui tendait, postée sur son passage, une fillette de


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treize ans, dont le père ancien officier, était mort au service de la cause royale. La petite orpheline se retira

tout en larmes

Ces menus faits n'expliquenl-ils pas le sort réservé à une Restauration dont les premiers ministres furent deux Prêtres mariés, Fouché et Talleyrand !

Quand Barbey d'Aurevilly veut faire comprendre ce qu'était la vie à une époque comme celle de la Terreur, il n'a pas besoin de faire l'histoire de ces temps où la politesse française était remplacée par un tutoiement général agrémenté des jurons du père Duchêne, où les vêtements élégants du XVIIIe siècle avaient disparu devant le bonnet rouge, les sabots et la carmagnole. Il écrit dans Le Prêtre marié : « L'abbé Sombreval resta dans le Paris de Marat, de Fouquier-Tinville, des têtes fichées au bout des piques, des coeurs chauds et tressaillant encore, portés dans des bouquets d'oeillet blanc. Pendant que le sang tombait sur la France, de l'échafaud de la place de la Révolution comme d'un arrosoir, il étudiait tranquillement la formation et la décomposition de ce sang qui avait étouffé son père. » Et parlant des Jacobins qui donnaient le ton à cette époque, il ajoute : « Les révolutionnaires de tous les pays se ressemblent. Les Jacobins français étaient aussi rechignés, aussi solennels, aussi pédants que les puritains d'Angleterre. Je n'en ai pas connu un seul qui fût gai, disait Mademoiselle de Percy. »

Il appelle la Révolution : « Cette large ornière de sang qui a coupé en deux l'Histoire de France et dont les bords s'écartent chaque jour de plus en plus, le germe mystérieux du cancer qui a déchiré la France et qui plus lard devra la tuer ». — « Le bronze antique et solide de la France, écrit-il dans une Histoire sans nom, coula comme une fange dans les dépotoirs de la Révolution. »

Pour indiquer l'impression profonde quoique silen-


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cieuse que produisit partout, sous la crainte d'un retour aux tragédies révolutionnaires, le meurtre du duc d'Enghien, cette faute pire qu'un crime qui rejeta Napoléon dans la Révolution et lui aliéna l'Europe, Barbey d'Aurevilly, dans une scène émouvante, fait sortir l'abbé de la Croix-Jugan du silence qu'il gardait ordinairement dans ses visites chez la comtesse de Monsurvent, où depuis l'échec de la Chouannerie ils n'avaient plus rien à s'apprendre ni à se dire. « Si pourtant, racontait la comtesse, il me parla encore une fois ; ce fut quand ce

malheureux et fatal duc d'Enghien Ce jour là, il vint

plus tôt qu'à l'ordinaire et me dit : « Le duc d'Enghien est mort, fusillé dans les fossés de Vincennes. Les royalistes n'auront pas le coeur de le venger ! » Il me donna les détails de celte mort terrible, et il marchait de long en large en me les donnant. Quand ce fut fini, il s'assit et reprit son silence qu'il n'a pas rompu désormais. »

Voulant marquer l'apogée du premier Empire, Barbey d'Aurevilly écrit : « A ce moment l'Empereur paraissait indestructible. Les Princes français étaient oubliés. On pensait autant aux Mérovingiens qu'à eux et on avait devant soi un homme qui devait être le Charlemagne d'une quatrième race. »

A la lecture de ses citations, on ne s'étonne pas qu'Albert Sorel, cet historien méticuleux et consciencieux ait dit un jour à Paul Bourget qu'il avait compris la Restauration en lisant les propos de fable des convives du Dîner d'athées.

Quelle évocation que celle de ces dîners présidés par le gentilhomme voltairien, le vieux monsieur de Mesnilgrand et auquel prenaient part des officiers à la demi-solde, d'anciens prêtres, un conventionnel qui avait volé la mort du roi, « tous athées absolus et furieux, appartenant à celle génération d'hommes d'action d'une immense énergie qui


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avaient passé par la Révolution et les guerres de l'Empire, vautrés dans les excès de ces temps terribles ! »

L'athéisme du XVIIIe siècle, raisonneur, sophiste, déclamatoire ne pouvait donner une idée de cet athéisme forcené du début du siècle, « d'hommes élevés comme des chiens par les voltairiens leurs pères et qui avaient vu toutes les horreurs de la politique et de la guerre. »

Barbey d'Aurevilly trace des portraits saisissants de ces licenciés de l'armée de la Loire, de ces anciens officiers pour qui l'heure était venue de l'enragement, de ces désarmés avec la force de porter les armes, défaits, humiliés dans leur ville natale, obligés de ronger leur frein, d'écumer sur place dans une oisiveté désespérante et dont la Restauration s'était fait d'irréconciliables adversaires.

Barbey d'Aurevilly fait une autre allusion à cette tendance qu'ont les régimes nouveaux de jeter l'ostracisme sur une partie de leur pays quand il nous dépeint dans le Prêtre marié, Néel de Néhou, d'une race normande dont le nom était aussi vieux que les marais du Cotentin et à laquelle sa mère avait ajouté l'impétuosité de ce sangslave « qui arrêta si net sur une poignée de lances tendues les masses turques débordées ». Ce jeune homme que la politique empêchait de servir l'Empereur et dont le caractère ressemblait à certains coups de vent dans les steppes, se dévorait dans un loisir qui pesait à ses instincts d'héroïsme... Il eût désiré « sentir battre sur ses faibles jambes d'Hippolyte le sabre courbe avec lequel ses pères maternels coupaient la figure des Pachas. Il respirait l'ardeur des combats dans le tonique parfum des bois et la poudre de son fusil de chasse... »

Si Barbey d'Aurevilly regrette la Monarchie, sa clairvoyance sait reconnaître les fautes de ses amis et n'est pas mise en défaut par la fougue de ses convictions.

Il a déjà su mettre en relief l'ingratitude des Bourbons. Parlant de l'esprit du XVIIIe siècle qui prépara la


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Révolution, il écrit dans le Prêtre marié : « Il était de son temps, le vicomte Ephrem de Néhou, comme on l'était dans la Maison Rouge de 1756. C'était un de ces derniers gentilshommes dont les moeurs ont plus fait contre la Monarchie que leurs épées pour elle, quand ils la tirèrent pour la défendre. On ne sait pas assez à quelle profondeur la corruption du XVIIIe siècle pénétra la vie des hommes dont elle avait meurtri la jeunesse. La tache y resta toujours et ni le malheur, ni la guerre, ni la religion, ne purent l'effacer. »

Il n'est pas plus tendre pour les écarts du clergé de cette époque. Parlant dans une Histoire sans nom du Père Riculf, le triste héros de ce livre : « L'ordre des Capucins, dit-il, n'était plus le même alors. La corruption était générale. »

Barbey d'Aurevilly marque ainsi son indépendance qui a été le trait caractéristique d'un caractère rebelle à toute discipline.

Le milieu dans lequel Barbey d'Aurevilly avait été élevé, dans une famille où on reprochait à Louis XVIII d'avoir donné la Charte, son goût naturel pour l'aristocratie devaient avoir une influence déterminante sur ses opinions politiques. Aussi dès qu'il prend une plume devient-il le champion de la tradition monarchique, de la légitimité. Il est l'admirateur des théories des de Maistre et des de Bonald sur le gouvernement des peuples et il les expose dans les Prophètes du Passé. Le pouvoir doit reposer sur des principes immuables et de droit divin qui remontent à l'origine du monde. « C'est de la théocratie, dit-il, mais elle est nécessaire et bienfaisante, où nous sommes destinés à rouler, pour y périr, dans les bestialités d'un matérialisme effréné. » Et il ajoute : « On verra comme le monde s'en tirera, mais il faudra choisir. » Il s'associe aux prédictions de ses auteurs favoris. C'est de Maistre qui, en 1821, écrit qu'il meurt avec l'Europe, que la


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Révolution a été le châtiment des classes élevées, mais que le peuple et la bourgeoisie doivent avoir aussi leur 1789. C'est de Bonald qui annonce que la Révolution commencée par la Déclaration dos Droits de l'Homme ne sera finie que par la Déclaration des Droits de Dieu. C'est Lamennais dont il cite ce passage qui remonte à 1829 : « Croit-on que le libéralisme quand il serait satisfait d'un premier triomphe, — le remplacement de la Monarchie par la République démocratique - n'aurait désormais rien à vouloir ; il marche vers un bien autre but, l'abolition du catholicisme. »

Toutefois l'intransigeance de Barbey d'Aurevilly sait faire des concessions à son siècle. Comme il aime avant tout un pouvoir fort et qu'il a horreur de la démagogie, lui, qui a vu tomber les gouvernements de 1815 et de 1830 parce qu'ils n'étaient pas la Monarchie, il se rallie au second Empire dans lequel il voit une sauvegarde pour une partie de ses principes et il persifle dans les Quarante Médaillons de l'Académie Française l'opposition orléaniste laite à Napoléon III.

Quel polémiste n'eût-il pas fait dans la presse politique, si les directeurs de journaux effrayés de sa violence ne l'avaient relégué dans la critique littéraire où de ses griffes de lion il mettait encore en pièces ses adversaires !

Sans que le lecteur de ses ouvrages soit obligé de partager des appréciations souvent outrées, lancées dans le feu de la polémique du journaliste avec l'ardeur d'un esprit qui grossit tous les objets auxquels il touche, comment ne pas admirer la vigueur dos idées et l'éclat de la forme dans laquelle elles sont présentées ! Comme le dit Paul Bourget, les pages admirables abondent dans les OEuvres et les Hommes, recueil d'articles de journaux et de revues qui représentent le labeur immense de toute une vie d'écrivain et même pour un adversaire, il y a des observations dont il peut tirer profit quand elles viennent


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d'un Barbey d'Aurevilly. Ses romans fourmillent d'appréciations profondes, marquées quelquefois, dans leur exagération apparente, au coin, du bon sens normand, et toujours originales.

Comparant la vie publique d'autrefois à ce qu'elle est devenue depuis qu'existe le suffrage universel, il exprime son opinion sur le gouvernement de tous par tous, ce qui est impossible et absurde et sur le gouvernement de tous par quelques-uns, ce qui est possible, moral et intelligent.

Il ne croit pas à l'égalité contraire à la nature humaine. Il est fraditionnaliste. Enumérant les qualités du paysan d'autrefois, l'honnnête Cotentinais, maître Tainnebouy : « Je crois, dit-il, que les sociétés les plus fortes sinon les plus brillantes, vivent d'imitation, de tradition, de choses reprises à la même place où le temps les interrompit. »

Parlant de l'éducation, il fait cette remarque pleine de finesse : « Hermengarde de Marigny, dit-il, dans Une vieille Maîtresse, apprit plus en voyant les dernières années de sa grand'mère qu'en passant par toutes les filières des éducations fortes, comme on dit si plaisamment maintenant, et qui ne sont que les infirmeries de la médiocrité. »

Il ajoute sur le même sujet dans Une Histoire sans nom, à propos de l'instruction des filles nobles d'autrefois : « On leur enseignait les grands sentiments et les grandes manières et elles s'en contentaient. Lorsqu'une fois elles étaient entrées dans le monde, elles y devinaient tout sans avoir rien appris. A présent on leur apprend tout et elles ne devinent plus rien. On leur oblitère l'esprit avec toutes sortes de connaissances et on les dispense ainsi d'avoir de la finesse, — cette gloire de nos mères ! »

Il se sent peu de goût pour le développement à fond de train de toutes les facultés humaines. Aux partisans


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du progrès indéfini, il lance cette boutade dans son. Premier Memorandum : « L'état de tutelle est normal à l'esprit humain et la vue fausse des esprits modernes, c'est d'admettre que cet état de tutelle est transitoire et que la gloire de la civilisation est de le finir. »

Il s'insurge contre le Progrès « qui est en train, avec son économie politique et sa division territoriale, de faire de la race humaine une race de pouilleux » et il écrirait volontiers avec le Prince de Metternich ; « Le Progrès politique suit un cercle. Plus il marche, plus il se rapproche de son point de départ. » N'est-il pas un précurseur lorsque, dans le Rideau cramoisi, il fait dire au vicomte de Brassard à propos de l'amour de l'uniforme qu'il mettait pour se distraire dans la petite ville où il tenait garnison : « La sensation de l'uniforme, c'est encore là une sensation dont votre génération à Congrès de la Paix et à pantalonnades philosophiques et humanitaires n'aura bientôt plus la moindre idée. »

On pourrait ainsi multiplier les citations des opinions sur la politique, la morale, l'éducation que Barbey d'Aurevilly sème à chaque page de ses oeuvres et glaner une substantielle nourriture avec les grains éparpillés que laisse tomber ce vigoureux esprit.

Sa philosophie était religieuse et s'inspirait des doctrines du pur catholicisme. Il écrit dans Les Prophètes du Passé « Au regard des esprits qui cherchent à s'entendre avec eux-mêmes, Dieu, une seconde écarté, le chaos reprend la tête humaine. » Aussi s'élève-t-il contre le caractère profane de la philosophie moderne, dont les deux aboutissants sont la guillotine et le néant, qui est celle de l'homme au fond se préférant à Dieu et se posant à sa place dans l'intelligence. Il croit à l'action incessante de la Providence à la valeur du sacrifice pour racheter les fautes du monde.

« Il faut bien, fait-il dire à un des personnages de son roman Le Prêtre marié, — paroles que le monde


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regarderait comme insensées — il faut bien que les bons, que les innocents et les justes payent pour les pécheurs dans cette vie ; car, s'ils ne payaient pas, qui donc, le jour des comptes, acquitterait la rançon des coupables devant le Seigneur ? »

Dans la plupart de ses romans, soit qu'il représente les effets de la passion comme dans Une vieille Maîtresse, soit qu'il fasse le sombre tableau des fautes humaines, il montre que l'expiation ne tarde pas à les suivre et que nous préparons nous-mêmes le châtiment de nos erreurs.

— Sombreval est puni dans sa fille qui veut expier par le sacrifice de sa vie le crime de son père. « Ce rocher de Golgotha, s'écrie le Prêtre marié, qui pèse sur le monde et que je croyais avoir rejeté de ma vie comme un joug brisé y retombe, et c'est la main de mon enfant qui le fait rouler sur mon coeur ! »

Mais il n'y a pas que Sombreval qui porte de son vivant la peine de ses fautes. Tous les personnages des romans de Barbey d'Aurevilly, l'Ensorcelée, le Vicomte de Brassard, dans le Rideau cramoisi, Marigny dans Une vieille Maîtresse, le Père Riculf dans Une Histoire sans nom, pour ne citer que ceux-là, supportent les conséquences de leur erreur d'un jour, « cette tache noire, qui, dans la vie, meurtrit tous les plaisirs. »

Aussi Barbey d'Aurevilly s'élève-t-il contre les libres penseurs de son temps qui voudraient empêcher les écrivains catholiques de traiter le sujet des passions humaines lorsqu'il s'agit de faire trembler sur leurs suites, d'en tirer des enseignements.

« Est-ce que Dieu, dit-il, superbement, a prêté aux crimes et aux péchés des hommes en créant l'âme libre de l'homme ? Est-ce qu'il a prêté au mal que les hommes peuvent faire, en leur donnant tout ce dont ils abusent, en leur mettant sa magnifique et calme et bonne création


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dans leurs mains, sous leurs pieds, dans leurs bras ? »

Si ses livres ne peuvent pas être mis entre toutes les mains, il n'en a pas moins la conviction de faire une oeuvre de haute moralité qui porte avec elle son enseignement et il le dit lui-même à propos des Diaboliques. « Bien entendu qu'avec leur titre, elles n'ont pas la prétention d'être un livre de prières ou d'imitation chrétienne... Elles ont pourtant été écrites par un moraliste chrétien, mais qui se pique d'observation vraie quoique très hardie et qui croit — c'est sa poétique à lui, — que les peintres puissants peuvent tout peindre et que leur peinture est toujours assez morale quand elle est tragique et qu'elle donne l'horreur des choses qu'elle retrace... Quand on aura lu les Diaboliques, je ne crois pas qu'il y ait personne en disposition de les recommencer en fait, et toute la moralité d'un livre est là »

Là aussi est toute la moralité de l'oeuvre de Barbey d'Aurevilly.

Les idées philosophiques et religieuses de l'écrivain ne percent pas seules clans ses ouvrages. Son expérience des hommes, ses facultés de pénétration de l'esprit humain, lui permettent de donner de véritables leçons de morale qui se dégagent de la physionomie de ses personnages, avec leurs qualités et leurs défauts, des propos qu'il leur fait tenir, des observations d'une profonde analyse dont il parsème ses récits et ce n'est pas une des moindres originalités de l'oeuvre de l'original écrivain que dans son ensemble, avec le recul du temps et pour un critique impartial qui n'est pas prévenu et qui n'a pas de préjugés, elle constitue un véritable cours de morale alors qu'elle a été présentée, à son apparition, comme profondément immorale et que des poursuites faillirent même être intentées à l'auteur des Diaboliques !

(A suivre) Ed. de MARCÈRE


Les Larmes d'un Délégué

(DOCUMENT INÉDIT SUR L'ENTERREMENT DE GAMBETTA) (1)

I

Grandgosier, qu'en Gascogne on nomme

Un républicain avancé,

Pour l'enterrement du grand homme,

Vers la gare s'est élancé :

« Lui seul, lorsque tombaient nos armes,

A les relever s'entêta,

Je cours, dit-il, verser des larmes

Sur le cercueil de Gambetta. »

II

En vain, contre ce long voyage, Sa femme avait-elle allégué L'ennui de trois jours de veuvage : Il était nommé délégué ! Il partit, le coeur gros d'alarmes, La pauvre dame en sanglota, Mais lui gardait toutes ses larmes Pour le convoi de Gambetta.

(1) Tous droits de reproduction réservés.


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III

Le lendemain, grande journée ;

Au tribun, mis au rang des dieux,

La capitale consternée

Faisait de solennels adieux.

Plus gourmé que nos bons gendarmes,

Il suivit la foule et porta

Sa couronne humide de larmes

Aux obsèques de Gambetta.

IV

Mais la faim, le mordant au ventre, En quête d'un bon restaurant, Notre homme, vers huit heures, entre Chez Peters, tout en soupitant. Il avait l'appétit d'an carme, Ce repas le ravigota ; De Champagne il but une larme En souvenir de Gambetta.

V

Tout près, une belle petite Achevant aussi de dîner, D'une longue oeillade hypocrite Travaillait à le fasciner. Beauté, comme tu nous désarmes ! En s'en allant, il l'accosta... Sans doute pour verser des larmes En mémoire de Gambetta.

VI

Toujours très épris de sa belle, Huit jours entiers le délégué Chez Peters revint avec elle Manger un menu distingué. Mais, à son retour, quel vacarme ! Sa légitime s'emporta : « Femme, ma dernière larme, « Je l'ai donnée à Gambetta ! »


- 131 - VII

Bien qu'elle ait changé de nature, Toujours cruelle est sa douleur ; Il sentit dans cette aventure L'épine que cache la fleur, Et, grâce aux trop perfides charmes Dont le souvenir lui resta, Coulèrent de bien chaudes larmes En mémoire de Gambetta ! (1 )

Wilfrid CHALLEMEL.

(1) Il me semble que la morale trouve son compte à ce dénouement, puisque le coupable est puni. J'aurais peut-être dû ajouter un sage conseil qui eût été le suivant :

Femmes, gardez mieux près des charmes Dont la nature vous dota L'époux qui part verser des larmes, Le mort fût-il un Gambetta !


Louis BERRYER

« Traitant » des Forêts de Normandie

(Suite)

Le trait commun des monarchies dans les grands pays d'Europe, pendant la première moitié du XVIIe siècle est l'organisation progressive du pouvoir absolu, et l'obstacle commun le plus sérieux à ce mouvement, c'est la pénurie constante du trésor royal.

En France, tous les moyens précaires dont ont usé et abusé les rois, depuis François Ier, pour se procurer de l'argent, sont discrédités et d'ailleurs à peu près inefficaces: faux-monnayage, vente d'offices, banqueroutes dissimulées, emprunts forcés, etc.

Vers 1655, la situation financière est des plus critiqnes. La Guerre de Trente ans, les troubles de la Fronde, le gaspillage et le régime absurde des fermes ont achevé d'apauvrir le trésor. Fouquet, préposé aux finances, se sert d'expédients et commence à vendre les biens de la couronne, le Domaine du roi ; Colbert lui-même continuera dans cette voie.

Berryer fut un des acquéreurs de ces biens aliénés. Nous ne nous occuperons ici que de ses acquisitions forestières en Basse-Normandie.


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La plupart des aliénations faites en Basse-Normandie se rapportent aux édits de septembre 1655, et de juillet 1657. Elles consistent principalement en fiefs et en bois.

Ce fut d'abord la forêt de Brix, au Nord du Cotentin, près Cherbourg. Cette forêt comprenait, d'après Guy Chamillard, conseiller du Roi, maître des requêtes, intendant de justice, police et finances, chargé par Colbert de préparer les rapports en vue du rachat des bois détachés du domaine de Sa Majesté, une superficie totale de 12.410 arpents.

Trois mille arpents en furent aliénés au profit de Berryer, dans la meilleure partie, aux environs du triège de la Couaille. Il est probable que lors de cette acquisition, Berryer avait encore comme associé le fameux Mignot, son prête-nom dans différentes affaires de ferme. Dans un acte inédit de Chamillard, il est en effet porté mention d'un « contrat passé devant les tabellions de Vallongnes » le 10 mai 1663, à propos d'une vente faite par le sieur Mignot au sieur de la Sommaisière de « 16 arpents de bois faisant partie des trois mille arpents aliénés au sieur Berryer ». La vente portait seulement sur « le fond et tresfond ». Berryer se réservait la superficie. Le prix de la vente fut consenti pour 540 livres. Le même jour, Mignot vendit, dans les mêmes conditions, au sieur de Saint-Clair, 34 arpents pour 944 livres. Dès le 1er août 1658, il avait déjà aliéné 6 arpents pour 300 livres.

En plus de ces trois mille arpents de la forêt de Brix, Berryer acheta, dans la même maîtrise du Cotentin, le bois de Mondurocq contenant 342 arpents ; le bois de Barnavast d'une superficie de 919 arpents, le bois Daubigny de 500 arpents et enfin 64 arpents dans la forêt de Beaudieulonde.


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Les bois de Mondurocq et de Beaudieulonde étaient des parcelles détachées de la forêt de Saint-Sauveur-leVicomte ainsi que le Pare de la Plesse, la Haye d'Orville, le bois de Varengron et la forêt de Nehou. Les bois des religieux de Montebourg avaient appartenu jadis au même groupe. Les deux manteaux forestiers acquis par Berryer se trouvaient situés au Nord-Ouest de Saint-Sauveur, entre la Haye d'Orville et le bois de Varengron et comprenaient des futaies de diverses essences, particulièrement de hêtre, de chêne et de châtaignier.

L'adjudication du bois de Mondurocq date du 16 juillet 1657 ; la quittance en fut donnée le 23 septembre de la même année.

Par suite d'intrigues d'un certain sieur de Montplaisir, Berryer ne fut mis définitivement en jouissance des bois de la forêt de Brix, des bois Daubigny et Mondurocq que par un arrêt enregistré au Parlement de Normandie le 9 août 1663. Par cet arrêt, Berryer obtenait, en plus de la mise en possession, l'autorisation de faire construire deux forges à fer dans la forêt de Brix, avec tous les aménagements que nécessiterait la mise en marche de l'exploitation.

Tous ces bois, en effet, et particulièrement la forêt de Brix, étaient riches en minerai de fer. Guy Chamillard, dans ses voyages entrepris en vue de la réformation des forêts, signale avoir rencontré des ouvriers occupés à extraire du minerai pour Berryer de nombreuses nuisières ouvertes, notamment dans les trièges de Saint-Martin, des Merdreaux et de la Fontaine aux Cailloux.

Dans le bois de Barnavasl, se trouvaient également diverses exploitations métallurgiques. Il semble même que Berryer ait fait l'acquisition de cette forêt dans l'intention bien arrêtée de se rendre maître de la forge qui y avait été installée une vingtaine d'années auparavant. En effet, dès le mois de mars 1658, Berryer vendit la superficie de


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ce bois, à raison de 45 livres l'arpent, au sieur Mathieu le Comte, maître de grosse forge à Gonneville. Trois ans plus tard, Berryer, par un contrat passé devant les notaires du Châtelet de Paris, le 6 décembre 1661, loue la forge de Barnavast, installée sur un affluent de la Saire, près SaintElier, moyennant 9.000 livres par an, à un sieur de Lonlay qui s'engage à prendre, dans la forêt de Brix, 15.000 sacs de charbon par an. Ce bois de Barnavast dont une part assez importante n'est pas encore défrichée contenait, d'après les mesures de Guy Chamillard, 919 arpents en 1667. Berryer en avait défriché environ cent arpents pour différentes fieffes et établissements.

Les acquisitions forestières dépendant des maîtrises de Bayeux et de Vire étaient beaucoup moins importantes. Dans cette dernière se trouvait le bois de Montchamp estimé d'une superficie de 142 arpents, et en contenant en réalité 166, d'après Lallemant, dessinateur royal. Le bois de Montchamp, comme les bois du Gast et de la Haye de Vire, de Bellon, se rattachaient à la forêt de Saint-Sever. Cette forêt, avec les bois détachés, formait une étendue totale de 4.263 arpents, en 1667.

A la maîtrise de Bayeux se rattachait le petit bois de Querquesalle. C'était, d'après Chamillard, un vallon pierreux, ne convenant qu'â la futaie de quinze ans, bien planté en hêtres cependant. Le bois de Querquesalle dépendait de la forêt des Biars ainsi que les bois de Courteille, de Montaubeuf, de Mérouard et de Guilberville. Il était séparé du bois de Courteille, par la rivière de la Drôme, affluent de l'Aure, et situé à deux lieux de Bayeux, dans la paroisse de Val-Badon, aujourd'hui Vaubadon. Ce bois fournissait une partie du charbon et du minerai employés par la forge de Balleroy qui se trouvait à trois quarts de lieues. Nous ne savons si Berryer avait acquis cette forge ; en tout cas, en 1666, elle était dirigée par un sieur de Choisy qui ne l'exploitait pas pour son compte.


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Berryer ne fut pas plutôt en possession de ces diverses acquisitions qu'il s'efforça, comme toujours, d'en tirer tout le parti possible par une sage et industrieuse administration. Dans la forêt de Brix, outre l'établissement de la forge dont nous avons parlé et pour lequel Berryer dépensa 20.000 livres, nous avons à signaler la création d'une ferme, dite de la Girardière, louée 400 livres par an. En bon Normand, Berryer a soin do garnir de pommiers les parties défrichées. En 1660, il dépense 400 livres pour ces plantations ; la maison du fermier lui revient à 1.500 livres. Si, à ces frais, on ajoute le prix de défrichement des 90 arpents de terrain, à 20 livres l'arpent, on arrive au prix total de 3.700 livres pour l'installation de la ferme de la Girardière, soit un placement de près de 11 % ou au denier 9, alors que Chamillard n'emprunte, au nom du roi, qu'au denier 20, soit 5 %.

Par ailleurs Berryer a déjà revendu, en 1667, 2.064 arpents de superficie, soit en vente ferme, soit en fieffes. Nous avons vu qu'il avait vendu déjà seulement le « fond et le tresfond » de diverses portions, riches sans doute en minerai, pour des prix variant de 25 à 50 livres l'arpent ; que d'autre part, il avait aliéné la superficie du bois de Barnavast à raison de 45 livres l'arpent. Or Chamillard estime le fond et la superficie des 936 arpents qui restent à 14 livres l'arpent ! On comprend quel bénéfice énorme relire Berryer de ces spéculations. Ajoutons que les ventes à fieffe étaient encore d'un profit de surcroît, puisque ces fieffes étaient des emplacements achetés ou loués à charge, par l'acquéreur, d'y aménager divers établissements, maisons locatives, champs do culture, dont le vendeur se réservait pendant un temps plus ou moins long une part des bénéfices. Ainsi donc Berryer arrivait à vendre trois fois une même étendue de terrain, comme fonds et tresfond, comme superficie et enfin comme fieffe.


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Chamillard, qui a tout intérêt à diminuer l'estimation des revenus de Berryer, afin de préparer le rachat des domaines aliénés, reconnaît que pendant trois ans les bois de Brix ont fourni 37.493 sacs de charbon qu'il estime modestement à 10 sols le sac ; soit 18.746 livres 10 sols ; que les arrérages des fieffes s'élèvent à la somme de 8.2561 4s 8d ; que les rentes censives provenant des fieffes se montent annuellement à 4.4741 9s sans tenir compte des ventes déjà effectuées, de la forge, de la ferme, des fieffes défrichées, des travaux d'aménagement, des frais de garde, etc., le réformateur des forêts porte à 99.2701 la valeur marchande des 3.000 arpents, tant pour le principal que pour les 2 sols pour livre et escu pour 1.000 de denier adieu. Si Berryer ne les a achetés que ce prix — et il est probable qu'il les a acquis pour moins encore — il a conclu un vrai marché de roi !

Berryer s'est-il contenté de ces bénéfices colossaux dans l'affaire de la forêt de Brix ? N'en a-t-il pas retiré encore certains autres profits clandestins que n'autorisait pas la loi et que n'aurait pas même couvert le brigandage officiel et presque légitimé par l'usage chez les traitants des biens de la couronne ?

Les acquéreurs de bois royaux ont tous connu la tentation très forte de ne pas toujours distinguer nettement entre les portions qu'ils avaient acquises et le reste sur lequel ils n'avaient aucun droit. Presque toujours les porte-perches officiels, chargés de mesurer les bois du roi, signalent des écarts entre leur estimation et celle des acquéreurs. C'est ainsi que Claude Lebel, arpenteur juré, au service de Chamillard, trouva dans les bois de Berryer 358 arpents de surmesure.

Chamillard signale de même, dans son rapport, des dégâts considérables dans toutes les parties de la forêt, dégâts qu'il attribue à « l'impétuosité » des acquéreurs. Bien plus, les officiers lui déclarent que c'est sur le terrain


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du roi que Berryer a fait construire sa forge, les halles, la maison de maître, la maison des forgerons, les fourneaux, le bocambre etc. ; que c'est toujours sur le terrain du roi qu'il a fait creuser son étang et élever la chaussée qui maintient les eaux.

On comprendra mieux la nature et la facilité de ces accaparements, quand on saura que, dans chaque forêt de la Normandie, visitée par Chamillard, le « Réformateur » constate la présence de fermes, de bordages ou de maisons particulières installées, sans aucune autorisation, au beau milieu des forêts du roi ! C'était un moyen commode et lucratif à la fois, d'éviter la faille, tout en devenant propriétaire. Ainsi, en particulier, dans la forêt de Brix on découvrit, au triège des Merdreaux, un nommé Thomas Pépin qui s'était établi au milieu d'une coupe qu'il avait défrichée et y vivait paisiblement avec femme et enfants dans deux huttes « construites en bois et de boue. »

Une carte, dressée par Lallemant en 1667, de cette forêt de Brix, ne signale pas moins de quinze à vingt établissements plus ou moins étendus disséminés çà et là au milieu des bois. Tous assurément n'étaient pas illicites ; mais tous les propriétaires vivaient plus ou moins au détriment des forêts.

L'un de ces établissements mérite une mention particulière.

Dans son inspection, Chamillard signale, dans la forêt de Brix, à l'extrémité du triège de Tourlaville, une verrerie installée depuis une dizaine d'années par un certain sieur de Nehou « en vertu du pouvoir à lui donné par le Duc de Villeroy, auquel Duc Sa Majesté a fait don du privilège de verreries, glaceries et émailleries de ce royaume. » L'installation était assez considérable, en 1667. Elle comprenait notamment deux fourneaux, dont l'un servait à faire des verres communs en plat et l'autre à faire des glaces, verres cl autres ouvrages de cristal. Chamillard


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signale également, outre la maison de maître et les logements des ouvriers, un bâtiment à usage de brasserie à bière et un moulin « pour battre les matières propres à faire verre. »

Chamillard trouva les procédés du sieur de Nehou si intéressants qu'il les signala à Colbert. Colbert, en effet, depuis longtemps était préoccupé d'établir en France des fabriques de glaces dont il croyait avoir surpris le secret aux Vénitiens. La première manufacture officielle de glaces de Venise, dotée, défendue et privilégiée par le roi. avait été établie d'abord au Faubourg Saint-Antoine (1). Elle ne tarda pas à péricliter, les ouvriers Vénitiens attirés à Paris n'agissant que suivant leur bon plaisir.

Le sieur du Noyer qui dirigeait l'entreprise, conseilla de fonder un autre établissement loin de Paris « dans un lieu où le bois coûte peu et la rivière soit à commandement » pour essayer de contrefaire, à l'insu des Vénitiens, leurs procédés de fabrication. Un manuscrit de 1705 nous apprend ce à quoi on se résolut.

C'est alors que Chamillard « sachant que M. Colbert « avait cette entreprise fort à coeur, et connaissant le sieur « de Nehou, qui avait formé un établissement de verrerie « dans la forêt de Brix, près Cherbourg, en 1656, dans " lequel il avait, à force d'épreuves, trouvé le secret des « glaces et du premier verre blanc qui ait paru en France, « en donna avis à M. Colbert, et, sur ses ordres, lui « envoya les épreuves du sieur de Néhou. Ce Ministre en « fut si content qu'en même temps il lui donna ordre de « former un établissement pour faire des glaces dans le « lieu du royaume qu'il jugeait le plus propre. »

Ce Lucas de Nehou, dès 1653, avait établi une petite verrerie à Tourlaville ; quelques années après il y avait ajouté sa fabrique de glaces. On pense que, en compagnie

(1) La rue actuelle de la Verrerie marque cet emplacement.


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de quelques gentilshommes verriers bas-normands, il était parvenu, pour son compte, à surprendre le secret des Vénitiens.

Quoiqu'il en soit, de Nehou semblait avoir abusé lui aussi du privilège qu'on lui avait accordé et Chamillard constate que ses établissements empiètent sur les terrains du roi et que, en conséquence, il devra rendre compte des titres d'occupation et droits de bois mort dont le verrier se réclame.

De Nehou ne fut pas inquiété, car il mit au service du roi les procédés de son industrie naissante. Colbert engagea la Compagnie du Faubourg Saint-Antoine, à entrer en relation avec le gentilhomme de la forêt de Brix et, en 1668, fut inaugurée en la paroisse de Tourlaville, à l'extrémité du Cotentin, au bord de la petite rivière de Trotebec, pour la vallée appelée encore « la Glacerie » la première succursale de la manufacture royale des glaces ou verres coulés en plat.

D'ailleurs le sieur de Nehou se surpassa, et, dès 1672, Colbert pouvait refuser les offres d'un marchand italien à qui il fit répondre : « Nos glaces sont maintenant plus parfaites que celles de Venise.

Les empiètements et les « ardeurs impétueuses » de Berryer, semblent ne pas avoir non plus retenu sérieusement l'attention des agents préposés à la « réformation » des forêts du roi. Si Berryer subit une crise à ce moment, ce ne fut pas spécialement pour ses acquisitions forestières, ce fut plutôt pour l'ensemble de ses spéculations, sur les « fermes » et les « traites diverses » dont il s'était chargé, ainsi que pour le rôle qu'il avait joué dans le procès Fouquet.

Tous les comptes faits, Chamillard juge que le roi n'aura aucun intérêt à racheter les bois vendus. En ce


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qui concerne d'abord les 3.000 arpents de la forêt de Brix, leur prix d'acquisition, y compris les frais divers est estimé, comme nous l'avons déjà dit à 99.270, Berryer prétend se faire payer les intérêts de cette somme. Depuis le jour de l'acquisition, ils s'élèveraient, d'après lui, à 49.763 17S 9d. Les gens du roi lui objectent que la forge a travaillé durant les années 1660 et 1661 et lui accordent seulement les intérêts du 26 décembre 1661 jusqu'au 1er octobre 1667, à raison du denier 20.

On devra donc rembourser à Berryer comme intérêts la somme de 28.608 11s 3d, ci 28.608 1. 11 s. 3d.

Il a défriché 90 arpents de terres qui forment la plus grande partie de la terre de la Girardière : les frais sont de 20 francs l'arpent, ci 1.800 1.

Plantation de pommiers et arbres fruitiers 400 1.

1.000 perches de fossés à 16s la perche 8001.

Pour les maisons construites dans cette ferme 1.520 1.

Dépense de la forge bâtie pour la consommation des dits bois 20.000 1.

Pour la délivrance des contrats de

fieffé à divers particuliers 280 I.

Pour les gages de deux commis préposés à la garde des bois depuis la prise de possession jusqu'au 20 octobre 1664, époque à laquelle les coupes ont été interdites par arrêt du conseil 3.783 1.

Soit, ajouté au principal de 99.270, un total de 155.661 1. 11 s. 5d.


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Il est vrai que, sur ces différentes sommes, il faut déduire : le prix des 49 arpents vendus à MM. Claire et

de la Sommaisière, soit 1.480 1.

Le prix de 40 arpents, fonds et superficie, vendus à François

Pignol 1.0001.

37.493 sacs de charbon consommés dans la forge 18.746 1. 10 s.

Pour arbitrage des fieffes échus depuis leur création jusqu'au

20 oct. 1664 8.2561. 4s.

Loyer de trois années de la ferme

de la Girardière affermée 400.... 900 1.

(Le surplus a été remis au fermier pour diverses non jouissances).

Vente de la superficie, coupée en la

garde de Saumarais 1.634 1.

Vente faite au nommé Pignot 300 1.

Soit un total de 32.310 1. 14 s. 8d.

En tenant compte de quelques frais de détail, le Réformateur estime qu'il faudrait rembourser à Berryer 117.133.

Pour ce prix, le roi aurait les rentes censives provenant des fieffes et montant par an à 4.474 9S pour 2.064 arpents. De plus, il aura la forge, enfin la superficie de 936 arpents estimés à 30.977 10s.

Malgré ces avantages, le Réformateur conclut qu'il fallait laisser les choses en leur état actuel et Berryer continua à jouir de ses acquisitions.

Le bois de Mondurocq est estimé à 23.0421 14s 10d. Comme pour les bois de Brix, Berryer ne touchera les intérêts qu'à partir du 16 mai 1660, dont la somme se monte à 8.109 6s 3a.


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En plus il a défriché 26 arpents, soit 507.

Il a fait 920 perches de fossés à 10 sols la perche 460 .

Il a construit une maison 750 .

Il a payé 6 années, 5 mois, 20 jours d'un garde dont le traitement annuel était de 300 soit 1.941 13s 4d.

Sur la somme totale, il faut donc déduire environ 6.3471 45 6d. Si le roi veut reprendre ce bois, il devra donc débourser 28.463 4S 5d. Or, Chamillard estime le fonds et la superficie à 31.600 . Il y aurait donc intérêt à reprendre le bois de Mondurocq et à le rattacher aux forêts du Domaine royal.

Le bois de Beaudieulonde est estimé à 2.118 , plus les intérêts, soit en tout 2.8981.

Pour le bois de Barnavast, le prix principal est de 55.758 ; l'intérêt se monte à 27.971 15s.

De plus, Berryer a déboursé 464 16s pour 506 perches de fossés ; 840 pour le défrichement de 42 arpents à 20 l'arpent; 1.244 pour une maison construite au milieu de ces terres ; 140 pour pommiers et arbres fruitiers plantés.

De ces diverses sommes, il faut déduire 18.000 reçues de Mathieu le Comte, maître de forge de Gonneville, pour la coupe de 400 arpents de superficie à 45 francs l'arpent ; 100 pour une autre coupe vendue au nommé Le Coq ; 988 reçues pour les rentes de plusieurs fieffes ; 150 francs pour la jouissance de la maison et des terres défrichées et plantées. Le roi aura donc à débourser pour le rachat 66.180 11d.

Pour les 500 arpents du bois d'Aubigny, le prix principal n'est que de 16.544 , car au temps de l'aliénation, il n'y avait pas de superficie. Il faudra y ajouter les intérêts montant à 6.891 .

Les 50 arpents de Querquesalles reviendront à 1.654 105 plus 830 9d d'intérêt dont il faudra déduire 1.250 reçues par Berryer pour la coupe de toute la superficie de ce bois.


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Le prix principal du bois de Montchamp est de 18.824 ; l'intérêt, 4.896 165 10d . Il faudra ajouter en plus 1.200 pour les gages d'un garde qui surveillait ce bois ainsi que ceux d'Aubigny et Querquesalle, à raison de 300 l'an.

En somme, Chamillard estime que pour racheter tous les bois aliénés au profit de Berryer en Basse-Normandie, il faudra payer une somme totale de 245.272 . L'opération eût été très fructueuse pour le domaine ; mais Berryer sut conserver ses avantages et. alors que la plupart des autres forêts aliénées furent réunies aux biens de la couronne, les bois aliénés de Basse-Normandie restèrent à leur nouveau propriétaire.

(A suivre). Albert LAFONTAINE.


Présenter aux lecteurs du « Pays Bas-Normand » Charles Pioult de Chênedollé, exhumer à leur intention de la poussière des bibliothèques le « Génie de l'homme » : c'est les convier à un banquet philosophique. La gloire n'a pas gâté l'oublié dont je voudrais retracer l'enfance. Son régent de troisième au collège de Juilly lui prédit vainement des « palmes et des lauriers », il les attendit toujours. Reçu avec enthousiasme membre de la Société des hautes études de son collège, il se vit fermer, malgré deux candidatures successives, les portes de l'Académie Française.La mort qui pour tant d'autres marque l'heure des lentes justices vint le prendre en province, à la campagne, dans son humble logis, tandis que Paris était en proie aux fièvres romantiques. La postérité fut pour lui plus ingrate encore. Les écoliers de 1830 apprenaient en pensum quelques morceaux choisis de ses oeuvres.

BIBLIOGRAPHIE. — A) Manuscrits : Ch. de Chênedollé. Lettres Inédites (1785-1786).— A. V. Arnauld. Souvenirs.— Palmarès du collège de Juilly (1781 à 1788). — Notes mensuelles de MM. les Pensionnaires du collège de Juilly (1781 à 1788). — Registres des Professeurs 17811788)..

B) Imprimés : Sainte-Beuve. Chateaubriand et son Groupe littéraire sous l'Empire, t. II. — A. Desplaces. Revue de Paris, mai 1840. — G. Helland. Etude biographique et littéraire sur Chênedollé. Mortain, 1854, in-8. — Cazin Notice sur Chênedollé. Vire, 1869, in-8. — Lescure. Rivarol et la Société française, 1883, in-8. — Hamel. Histoire de l'Abbaye et du collège de Juilly. Paris, Gervais, 1888. — A. V. Arnauld. Le collège de Juilly avant la Révolution. Paris, Dézauche, 1834.

— Banquet annuel des anciens élèves de Juilly, années 1836-1847-1854.

— Bulletin du collège de Juilly, 25 décembre 1905.


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Ce suprême honneur lui est aujourd'hui refusé. Les élèves assis à. sa place, lisent sans un souvenir son nom grave dans l'angle du tableau noir.

On parlera de Chênedollé dans un livre qui traite de Rivarol ou de Chateaubriand, mais nul grand ouvrage ne lui sera consacré. La science n'a pas cependant les dédains que professe le goût littéraire. L'ancienne critique arbitraire et subjective avec ses préférences sentimentales et sa logique à priori se meurt et la jeune histoire littéraire grandit ; au dogmatisme comme à l'impressionnisme critique, succède la science qui étudie la formation des hommes et l'évolution des genres. La vie de Chênedollé qui put entendre dans son extrême jeunesse, l'écho des applaudissements qui marquèrent l'apothéose de Voltaire à la ComédieFrançaise, pour assister, à l'approche de la soixantaine, à la lecture de la préface de Cromwell au Cénacle, est éminemment propre à nous éclairer sur celte évolution où l'âme littéraire de la France passe des pratiques d'un classicisme ritualiste et superstitieux à ce qu'elle put croire la pure ardeur d'un romantisme en esprit et en vérité.

La vie de Charles de Chênedollé, ses années d'enfance à Juilly surtout, ont donc leur intérêt. C'est une page curieuse de la biographie d'un poète Normand comme d'ailleurs un tableau piquant des moeurs universitaires à la fin du XVIIIe siècle.

Charles-Julien Pioult de Chênedollé, naquit à Vire le 4 novembre 1769. C'est près de l'antique sanctuaire do NotreDame que l'enfant grandit. Dans la rue étroite aux maisons claudicantes s'élevait le logis de, Jean le Houx.

Bien jeune il éprouva le charme pénétrant de la campagne normande : « Je me surprenais à 9 ans, disait-il, devant le coteau de Burey. chargé de moissons et si riche de lumière en été. Souvent immobile sur le balcon de la maison


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j'ai contemplé ce spectacle pendant des heures entières, quand la chaleur frémissait ardemment dans les airs » (1). Les Pioult étaient une ancienne famille de Vire. Un Pioult avait jadis cultivé les Muses et soumis à Boileau des vers de sa composition et l'on conservait dans la famille des lettres de Boileau à cet aïeul. Le père du poète, membre de la Cour des comptes de Normandie, portait le nom de la terre seigneuriale de Saint-Martindon. Sa mère était originaire du Bocage : « C'était, nous dit son fils, une personne d'imagination ingénieuse à se troubler elle-même, une de ces âmes qui ne vivent que d'angoisses et d'alarmes, j'ai beaucoup hérité d'elle. »

L'enfant fit ses premières études au collège des Cordeliers de Vire ; à 12 ans, il fut envoyé à Juilly « chez les Oratoriens, dit Sainte-Beuve, qui donnaient à leurs élèves une éducation libre, variée, littéraire. »

Comment M. de Saint-Martindon fut-il amené à envoyer son fils à Juilly ? A défaut de motifs puisés dans des raisons ou des relations de famille, deux choses suffiraient à l'expliquer. C'est d'abord que les Jésuites sont chassés de France depuis 1764, et c'est ensuite et surtout la réputation de Juilly. Chateaubriand entra vers la même époque au collège communal de Rennes et dans ses Mémoires d'outretombe, il croira faire l'éloge de cet important établissement en l'appelant ce « Juilly de la Bretagne (2) » et Paulmy d'Argenson, le fils de l'ancien ministre des affaires étrangères, écrit en 1784 même: « Juilly est peut-être le meilleur établissement d'éducation publique (3) ».

Charles de Chênedollé, entra au collège le 10 novembre 1881. C'était le soir, la brume mélancolique et grise

(1) Sainte-Beuve. Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'empire. T. II, p. 149.

(2) Chateaubriand. Mémoires d'Outre-tombe. T. I, p. 22.

(3) Paulmy d'Argenson. Lettre Inédite, Arch. de Juilly.


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effaçait les toits de tuile. Du fouillis des corps de bâtiments jaillissait, ainsi qu'une prière, la flèche de la chapelle, et làbas, dans le parc muel, les marronniers s'alignaient avec des gestes protecteurs de surveillants débonnaires.

A la tête de la maison, était, avec le titre de supérieur, le P. Petit. Par ses hautes qualités d'intelligence comme par la dignité de ses manières, le P. Petit était l'homme qui convenait à Juilly. Indulgent et malin, tout à la fois, il conduisait avec des bons mois son troupeau parfois rebelle. L'anecdote suivante me semble éclairer tout particulièrement cette figure curieuse d'ecclésiastique de l'ancien régime.

MM. tes Pensionnaires allaient à confesse chaque mois. Un des pénitents du P. Petit s'accuse d'avoir volé.— « Volé, c'est une action infâme, s'écrie le confesseur c'est un péché de laquais, si jamais vous avez place en paradis, ce ne sera que près du bon larron, et là aussi mon fils, il faut figurer avec les gens d'honneur. Volé ! vous n'avez pas volé de l'argent » ? — Fi donc mon père — Bon, qu'avez-vous volé ? des livres ! du papier ! des plumes ? — Non, mon père — j'ai volé... un oiseau— Un oiseau, le fait est moins grave, gros comme quoi ? comme un pierrot — Plus gros mon père — comme un sansonnet — Plus gros mon père — comme un dindon — moins gros mon père — » Pendant ce singulier interrogatoire, un coq se met à chanter à la porte de la chambre— « Qu'est-ce que j'entends?» dit le confesseur — « C'est mon péché, mon père — Comment votre péché ! où est-il ? »

Il était à la porte du bon supérieur. Charles Pioult de Chênedollé, pour se rendre au confessionnal, avait passé à la basse-cour et chemin faisant escamoté un poulet. Comme il était d'un naturel timoré et je le disais plus haut « ingénieux à se troubler ", le pécheur s'accusait de son vol pour en avoir l'absolution et pouvoir s'en régaler ensuite en toute sûreté de conscience. Le chant du coq vint tout gâter. « Polisson,


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lui dit le P. Petit, allez reporter ce poulet à la basse-cour et vous viendrez après recevoir l'absolution. »

Le P. Petit s'était entouré d'hommes intelligents (1), quelques-uns même éclairés au sens que le mot prenait alors. Le professeur de rhétorique, le P. Viel était sous le titre de grand préfet, directeur de la police et des études. Une vigilance toujours active, une sagacité qu'on ne trouvait jamais en défaut : telles étaient les qualités par lesquelles il maintint la discipline dans un pensionnat de ses élèves. Les révoltes furent rares sous sa magistrature. Les mutins choisissaient pour agir le temps où il était en voyage. « Revenaitil, écrit M. Arnault, secrétaire perpétuel de l'Académie, tout rentrait dans l'ordre ; c'était Neptune calmant d'un seul mot la tempête ; c'était le virum quem dont le seul aspect ramène à l'ordre la multitude mutinée (2).

Le P. Viel, était d'ailleurs un versificateur distingué (en latin s'entend) il avait traduit en vers latins Télémaque, qui sous sa plume dut devenir une épopée complète, puisque cette matière si poétique reçut du docte oratorien la forme qui lui manquait. Le professeur de mathématiques, le père Ame, était l'intime de Cassini. Le P. Mandar avait l'esprit orné, il tournait facilement l'hexamètre et improvisait avec élégance des exhortations. « C'était, nous dit Chênedollé, le poète et le sermoniaire du collège, il passait tout à la fois pour un Gresset et un Massillon » (3). Le P. Brunard professait les langues, ce brave homme était fort laid, sur un portrait dessiné furtivement en classe, V. Arnault, l'ami de Chênedollé, s'avisa de mettre un jour « Mentem hominis spectate non frontem », il l'en remercia (4).

Le Père Debons, cassé par le professorat, avait pour fonctions de réciter les heures canoniales ; mais comme

(1) Cf. Hamel. Histoire de l'Abbaye et du Collège de Juilly, p.

(2) A. V. Arnault. Le Collège de Juilly avant la Révolution, p. 23.

(1) Chênedollé. Lettre inédite, 13 avril 1787.

(2) A. V. Arnault. Souvenirs. M. inédit, p. 6.


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Perrin Dancrin s'entêtait à juger, le docte prêtre voulait professer. Le P. Herbert faisait aux visiteurs les honneurs de la maison, son rôle se bornait à l'obligation pénible de présider les repas au réfectoire des étrangers et le cas échéant de dîner deux fois. Il remplit sa tâche sans faiblir. Un jeune humaniste de la classe de notre poète (cet âge est sans pitié) l'affubla du vers d'Horace (1).

Nos numerus sumus et fruges consumere nati

Juilly comptait d'autres éléments plus mobiles encore. M. Gaillard, régent de troisième, entra au corps législatif. M. Bailly, préfet de discipline, ou chien de cour comme disait irrévérencieusement Ch. de Chênedollé, devint commissaire de la Convention à Strasbourg, préfet du Lot et baron de l'Empire. M. Billaud était alors surveillant du grand collège. Quelque peu friand de gloire littéraire, il travaillait en secret pour le théâtre. Vainement, il avait offert l'une de ses tragédies à M. Larive. Le comédien ordinaire du roi avait refusé d'en être parrain. Tout en travaillant dans le sublime, M. Billaud s'exerçeait à la Fugitive et tournait même le madrigal à l'occasion. Tout le collège et Chênedollé surtout répétait avec admiration un quatrain fameux inscrit sur une mongolfière. Fouché, le professeur de physique, qui savait par ses expériences publiques intéresser les écoliers, confia à la brise l'aérostat et lui demanda humblement de souffler dans la direction de Versailles.

Les globes de savon ne sont plus de notre âge,

En changeant de ballon, nous changeons de plaisir,

S'il portait à Louis notre premier hommage,

Les vents le souffleraient au gré de nos désirs (2).

(1) A. V. Arnauld. Souvenirs, p. 22.

(2) A. V. Arnault. Le Collège de Juilly avant la Révolution, p. 35.


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Dix ans plus tard, Billaud Varennes et Fouché, do la Convention Nationale, se montrèrent moins gracieux envers le monarque. M. Billaud, qui avait commencé sa carrière en élevant des enfants, l'a finie, dit-on, en instruisant des perroquets. Plût à Dieu que dans l'intervalle il ne se fût pas mêlé de régenter les hommes !

Charles de Chênedollé, cependant, subit l'influence de ses maîtres, il resta royaliste envers et contre tous comme tous les élèves de Juilly. Son coeur devait être un des derniers où le culte désintéressé de la monarchie allait rester debout et inaltéré. Il vit avec une émotion profonde le drapeau blanc qui s'en allait pour toujours, escorté des souvenirs de la vieille France. Quatorze siècles d'histoire firent une de leurs dernières haltes dans le logis du poète. « Au val de Vire, raconte Louis Blanc (1), des femmes, des vieillards, des enfants sortis de la maison de Chênedollé accoururent sur le chemin, tenant des branches de lys qu'ils donnèrent à Charles X fugitif. Famille d'un poète saluant celle d'un roi sur le chemin de l'exil ! »

Chênedollé passa à Juilly sept années; il fit régulièrement ses classes de la sixième à la philosophie. L'enfant, à son arrivée au collège était âgé de 12 ans. D'une santé chétive, il séjourne souvent à l'infirmerie. La mère Nicole chargée le matin de remplir auprès des plus jeunes les délicates fonctions de peigneuse lui offre pour tout remède une boisson bizarre que les vieux registres décorent du nom de « tisane apéritive » ; chose étrange, le traitement réussit et Charles revient en division.

Il semble toutefois que notre poète n'était guère avancé pour son âge. Pendant les quatre premiers mois, il est confié à un répétiteur ; ce dernier « antique nourrisson du corps

(1) L. Blanc. Histoire de dix ans. T. I, p. 325.


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bénédictin, se plaisait sans cesse à fronder l'oratoire. Chaque jour il abordait l'écho de la Salle des Pas Perdus

Qu'est-ce, lui criait-il, qu'un Oratorien ?

Et comme vous pensez, l'écho répondait « rien » ! (1)

Charles de Chênedollé, toutefois, fit en peu de temps de notables progrès. A la fin de l'année, il était l'objet d'une distinction fort enviée. Une tradition ancienne dont l'auteur était le grand Condé, voulait que tous les ans, les deux premiers élèves de chaque classe fussent reçus à Chantilly. Chênedollé fit le voyage en 1782. L'année suivante, en cinquième, il est quinzième au palmarès ; plus tard, en seconde, il se classe premier. Il offre les voeux de fêle de la classe au père Moisset et reçoit la traditionnelle accolade ; le nez du brave homme était paraît-il fort long, deux autres plus petits serpentaient à côté et Charles comme tant d'autres :

Se vit félicité du bonheur sans égal

D'avoir baisé les nez du père général (2)

Il est à 18 ans en philosophie. Il soutient ses thèses de logique, métaphysique et morale en avril 1788 et les dédie au cardinal Dominique de la Rochefoucauld, ami intime de M. de Saint-Martindon. En août 1788, après les expériences publiques de physique, sa thèse générale est dédiée à S.-A.- R. Monsieur, frère du roi.

Le 25 août de la même année, Charles de Chênedollé quittait Juilly. Le jeune homme, dans son journal intime, parle de ces « charmants ombrages et de ces bois touffus qu'il ne reverra plus ». Sous le fatras lourd des métaphores surannées parait un regret véritable ; une émotion sincère l'étreint dans ce dernier adieu.

(1) Barthélemy. Juilly. Banquet des anciens élèves, 23 janv. 1837.

(2) A. V. Arnauld. Souvenirs, p. 12.


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Il importe maintenant de préciser qu'elle formation littéraire le futur poète avait reçue à Juilly. « Il en revint, dit Sainte-Beuve, dans l'automne de 1788, ayant lu avec charme : Virgile, Homère, Delille (pardon du mélange), Vanière, Boileau, Fénelon et la Jérusalem (1). »

Pour Virgile, nous sommes assez fixés. Comme ses camarades, Chênedollé traduisit les Bucoliques en cinquième. A la distribution des prix de 1786, à la fin de sa seconde, il figure le troisième sur la liste des élèves à qui l'assistance peut faire réciter le cinquième livre de l'Enéide. Les auteurs anciens dans la méthode chère aux Oratoriens étaient regardés comme des modèles plutôt que comme la matière d'une étude critique et objective. Chênedollé apprit à admirer les latins plus qu'à les analyser, les comprendre et les expliquer. Les programmes d'alors sont significatifs à cet égard, ils font une part très considérable encore à la mémoire : en août 1786, Chênedollé et ses camarades de seconde savaient par coeur plus de deux mille vers de Virgile et d'Horace.

Il faut ajouter qu'ils avaient peut-être fait eux-mêmes autant de vers latins. Les maîtres d'alors voulaient former des élèves capables de penser et de composer en latin. Sans doute on ne parlait plus dans la vie de collège ce langage macaronique du XVIe siècle et depuis longtemps, au mépris de l'A Ima mater, les classes se faisaient en français ; on n'en continuait pas moins à cheviller force vers latins. Le gradus, pénible escalier du Parnasse, offrait aux jeunes poètes son choix chaotique de synonymes et d'épithètes. Pour la version, le modèle était Delille, ce traducteur si élégamment incorrect, ce chantre si faussement harmonieux des Géorgiques et de l'Enéide.

(1) Sainte-Beuve. Chateaubriand et son Groupe littéraire sous l'Empire, t. II, p. 149.


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Pour Homère, c'est autre chose ; sans songer que peutêtre il se contredit, Sainte-Beuve cite un passage du journal où Chênedollé se félicite de n'avoir appris le grec qu'assez lard. En réalité, Chênedollé ne reçut de l'économat, pendant ses sept années, aucune fourniture d'ouvrages grecs, d'autre part il n'est jamais mentionné au palmarès pour les études grecques. Qu'il ait traduit Homère à Juilly, rien ne le prouve ; s'il le lut, ce fut à ses moments libres, dans une traduction de la bibliothèque où il était abonné durant toutes ses études pour trois livres par an. Dieu veuille que ce fût la traduction de M. Dacier et non point l'une de ces horreurs sorties de l'école d'Houdart de la Motte. Aussi bien, d'ailleurs, le retour à l'antiquité grecque était à peine commencé. Winkelmann et Lessing en Allemagne, le comte de Caylus en France n'avaient encore entraîné qu'une élite ; l'ouvrage qui mit la Grèce à la portée des collèges, le Voyage du jeune Anacharsis, ne parut qu'en 1788. Chênedollé achevait alors sa philosophie et son éducation avait été exclusivement latine.

Quelle était, dans cet enseignement, la place réservée aux auteurs français ? Quelles furent les premières impressions littéraires de Ch. de Chênedollé ? D'une manière générale, les collèges de l'ancien régime ont ignoré nos grands auteurs. Alors que la littérature françaises rayonnait par le monde, que dans toute l'Europe les classes cultivées parlaient notre langue, il n'existait dans tout le royaume aucune chaire de langue et de littérature françaises. La première créée et presque la seule jusqu'à la fondation de l'Université Impériale, fut celle du Collège de France. Elle ne datait pas de 10 ans quand Chênedollé entra à Juilly (1).

L'enfant trouva dans sa bibliothèque de classe, outre les traductions de Delille, le Télémaque de Fénelon, cette traduction et adaptation d'un esprit supérieur ; de Buffon il ne connut que le portrait du cheval et une partie de celui du

(1) Programme des études du Collège de Juilly, 1782, p. 6.


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chien qu'il vit citer dans les Georgiques de Delille. Voilà pour ses lectures. Comme auteurs étudiés on classe, il a reçu de l'économe, en sept ans, trois volumes. C'est d'abord un La Fontaine. Les fables sont alors considérées comme une imitation, j'allais dire une traduction de Phèdre ; en cinquième donc, comme on apprend par coeur les fables de Phèdre, on apprendra par coeur, dit le programme, « les fables de La Fontaine qui correspondent ». C'est ensuite en rhétorique un Boileau, l'esprit du programme demeure le même. Le régent de rhétorique explique l'Art poétique d'Horace. On étudiera donc aussi Boileau, l'imitateur d'Horace. D'ailleurs Despréaux n'est-il pas l'homme des modèles anciens qu'il identifie avec la beauté, l'homme de la tradition et des règles qu'il identifie avec la raison ?

Toute innovation originale est sévèrement proscrite et le Père Huret, le régent de Chênedollé, déteste les novateurs. Plus tard,il sera l'adversaire acharné d' « un certain vicomte de Chateaubriand qui fait grand bruit à ce moment ». Le P. Huret avait rapidement parcouru quelques pages du Génie du Christianisme. Ses principes lui avaient interdit de lire l'ouvrage. Un jour, ce bon régent, donna à sa classe ce sujet de composition « la Fête-Dieu ». Le hasard avait mis parmi les élèves le propre neveu de l'auteur réprouvé. Paresse ou malice, Geoffroy de Chateaubriand s'avisa de copier textuellement la page célèbre de son oncle sur cette solennité chrétienne. Le P. Huret lit la copie avec ravissement, classe Geoffroy bon premier, le couvre d'éloges et finit sur ce compliment vengeur ; « Ah jeune homme vous êtes autrement fort que votre oncle (1) ».

Mais voici le Juilly libéral ; entre les mains de l'humaniste se glisse un autre ouvrage. Le registre de l'Econome porte 3 livres pour Rousseau donnée à M. de Chênedollé. Le

(1) Cité par M. Melhior de Vogue. Discours prononcé à la distribution des prix du collège de Juilly, 22 juillet 1900.


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Philosophe d'Emile et du Contrat social, le poète de la nature et de la liberté, l'auteur de la lettre à Christophe de Beaumont et des Rêveries d'un promeneur solitaire dans le pupitre d'un élève de l'Académie Royale de Juilly, l'histoire a de ces surprises !

J.-J. Rousseau avait été l'ami du P. Mandar. Il en parle en différents endroits de ses Confessions, et la veille du jour où le Parlement le décréta de prise de corps pour la publication de son Emile, le 8 juin 1762, il écrivait ces lignes : « Je fis ma promenade ordinaire dans les bois de Montmorency avec deux professeurs oratoriens : le P. Alemanni et le P. Mandar. Nous emportâmes aux Champeaux un petit goûter que nous mangeâmes de grand appétit. Nous avions oublié des verres, nous y suppléâmes par des chalumeaux de seigle avec lesquels nous aspirions le vin dans la bouteille, nous piquant de choisir des tuyaux bien longs pour pomper à qui mieux mieux » (1).

Un philosophe aura été chassé de la France parce qu'il aura réussi à unir contre lui deux puissances que l'on ne voit guère associées au XVIIIe siècle : l'Eglise et les philosophes. Moins heureux que les Jésuites expulsés de France presque en môme temps que lui, il n'aura pu trouver un asile même sur le territoire du roi de Prusse et après avoir mené pendant vingt-cinq ans une vie d'exil, il aura vu l'apothéose de Voltaire qu'il considérait comme son principal ennemi, puis il sera mort dans l'oubli, mais il suffira que ce philosophe ait habité Ermenonville et qu'il ait charmé par sa conversation quelques religieux retirés du monde comme lui, et moins de dix ans après sa mort l'un de ces prêtres, devenu supérieur de Juilly, mettra entre les mains de ses élèves un exemplaire de l'Emile.

(1) J.-J. Rousseau. Confessions. Ed. Turne, p. 306.


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Charles de Chênedollé fut-il un écolier modèle?... hélas! l'histoire s'y oppose ; que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. Les cahiers de notes mensuelles nous le disent « intelligent et laborieux » mais « remuant, batailleur et indiscipliné ». Il entre cinq fois en sept ans à l'infirmerie pour blessures à la tète. Le vieux frère infirmier par prudence ou discrétion les déclare « bénignes et contractées au jeu ». Comme tant d'autres, notre poète dut expier sa bouillante ardeur par des séjours forcés à la Thébaïde. C'était :

Le cachot ténébreux, claustrale solitude Où le gouvernement enfermait son Latude.

Dans ces temps horribles, les Oratoriens n'avaient point encore aboli la torture et les écoliers pour des fautes légères se voyaient comme dit Piron :

Fessés six ans et plus,

Grâce à Cicéron, Plaute et Cornélius.

Charles de Chênedollé dut courber l'échine sous la verge pliante. Maître Patruel remplissait, impassible, ses fonctions de bourreau et démontrait au coupable son délit a posteriori. Le martinet vengeur devait servir à Jérome Bonaparte et passer au musée comme une trophée...

Charles de Chênedollé, cependant, resta un des amis fidèles de son vieux collège : il y revint souvent. Les échos de Juilly n'ont point perdu son nom et son ombre erre encore dans ces illustres et charmants ombrages peuplés par la mort et le génie. Son buste se dresse près de Le Vavasseur. Il était digne, en effet, d'avoir sa place près de Montesquieu, Malebranche, Villars et le duc Pasquier, il devait figurer au milieu des ancêtres aimés, des dieux familiers qui sourient indulgemment aux ébats de nos élèves en cet antique enclos,

Où ces grands lauréats reposent dans la gloire

Joseph LECHEVREL,


Histoire féodale de Saint-Bômer

(Suite)

I

Fiel de Saint-Bômer Familles seigneuriales qui l'ont possédé

Ce fief était le principal de la paroisse. Le château de Saint-Bômer, construit en pourpris (1), avait ses murailles et tourelles percées de canonnières ; il était situé au milieu du bourg, à huit ou dix pas de la chapelle SaintPierre, église primitive. Celle église, ainsi que le cimetière, le manoir presbytéral, le temporel de la cure, y compris la grange dîmeresse, y étaient enclavés.

Plein fief de haubert, la seigneurie de Saint-Bômer fut divisée, au XIVe siècle, en deux parties, l'une gardant le nom primitif, l'autre prenant celui d'Aveline-le-Maignan (Voir à ce nom). En 1490, malgré ce démembrement, le fief de Saint-Bômer contenait encore 200 journaux de terre, en dehors de la Brionnière, la Maignannière (2) et le Hutrel, qui en faisaient partie. Ses prérogatives étaient

(1 ) Vieux mot signifiant enceinte, enclos. Le château était donc renfermé dans une enceinte fortifiée. (2) Au plan cadastral Limaignonnière.


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restées prépondérantes, ainsi qu'on en jugera par l'aveu de ce fief, que nous donnerons en Appendice.

Une foire annuelle, fixée au jour Saint-Laurent, et un marché hebdomadaire tenu le dimanche, avaient lieu anciennement, près du cimetière, entre l'église SaintPierre et le manoir seigneurial. Vers 1634, le sieur de la Brisollière, devenu possesseur de ce fief, fit planter des piliers en la place publique du bourg des Forges, avec écussons de ses armoiries personnelles et de celles des alliés de sa maison, accompagnés de colliers ou carcans en signe de justice et juridiction supérieure. Au pied desdits piliers se faisaient les ventes des biens meubles et immeubles, les proclamations et bannies par affiches publiques. Le même seigneur fit aussi réédifier les halles et rétablir un marché public, sur le bord du grand chemin royal, le jeudi de chaque semaine, avec deux foires aux jours Saint-Pierre, ancien patron, et SaintBômer, second patron.

Au mois d'avril 1654, Louis XIV accorde au sieur de Jumilly des lettres-patentes, en vertu desquelles le fief de Saint-Bômer, devenu caduc par sa division entre cohéritiers, est remembré et rétabli, avec les mêmes droits, honneurs, prérogatives, privilèges et dignités, mention-' nés dans les aveux de Guillaume de Saint-Bômer et de ses prédécesseurs, pour être ledit fief tenu dorénavant sous la mouvance de la vicomté de Domfront. Les sieurs de Poillé, d'Olliamson et de Princé, alors propriétaires du fief voisin, la Nocherie, craignant que ce remembrement les préjudiciàt, s'opposèrent à l'enregistrement desdites lettres patentes ; mais ils furent déboutés de leur opposition et condamnés aux dépens, par arrêt du 27 juin suivant. Notons qu'à partir de celte époque, la juridiction féodale du fief de Saint-Bômer s'exerça dans le manoir presbytéral.


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On a des preuves certaines que la famille de SaintBômer, qui portait : Ecartelé d'or el d'azur, au francquartier de sable, existait dès le commencement du XIIIe siècle, et même auparavant, car dans une charte de l'an 1200, la reine Eléonore. duchesse de Normandie et d'Aquitaine, confère à Gillot de Saint-Bômer, seigneur du lieu, divers privilèges tant dans la paroisse que dans les forêts de la vicomte.

En 1307, Yvon de Saint-Bômer et Amelotte (aliàs Ancelolle) de la Potterie, sa femme, rebâtirent la chapelle Saint-Pierre et jetèrent les fondements de la grande église, édifiée et consacrée à la mémoire de saint Bômer, après sa canonisation et la translation de son corps en la ville de Senlis, lesquelles chapelle et église furent faites sur les domaines des seigneurs qui ont depuis porté le nom de Saint-Bômer, à douze ou quinze marches de la primitive église, toutes deux en un même cimetière, pour ne composer qu'une seule et même paroisse sous un même curé. Il semble par ce passage, extrait du Factum de Marie des Moulins contre Gabriel de Neuville (Voir à l'Appendice), que la grande église existait dès le XIIe siècle.

ARMES DES SAINT-BÔMER


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Une branche des Saint-Bômer possédait à la même époque la seigneurie de La Carneille. M. de La Ferrière cite, dans son Histoire du canton d'Athis, Aussel de Saint-Bômer, seigneur de La Carneille et des Tourailles, qui vivait en 1304. Le mardi après l'Epiphanie 1362, Jehan de Saint-Bômer, seigneur de La Carneille, fils ou petit-fils du précédent, échangea, sous le bon plaisir du comte d'Harcourt, son suzerain, avec Monsieur Robert Le Villaye, prêtre, de Notre-Dame de Lépinay-le-Comte, le fief et seigneurie des Tourailles, avec ses appartenances et dépendances, contre les redevances suivantes, à prendre sur les nommés Berte, Besnard, Dubois, Morel et Souquet, de Mille-Savates : 1° 23 sols 12 deniers tournois (environ 60 francs), et 30 boisseaux d'avoine, mesure de Falaise, au terme Saint-Michel ; 2° 10 gélines et 6 chapons, au terme de Noël, et 3° 80 oeufs à Pâques. Les parties jurèrent, sur les sainctes Evangiles de Dieu, de n'aller jamais encontre ledit accord (1).

Un peu plus tard,on voit Enguerrand de Saint-Bômer, marié à Jeanne d'Esson, possesseur à Ronfeugeray du fief Enguerrand, appelé depuis la Blanchère, et dont la fille, Jeanne de Saint-Bômer, épousa Raoul de Corday, louvetier du bailliage d'Alençon. A cause de leur fidélité au roi de France, leurs héritages furent confisqués par le roi d'Angleterre, Henri V ; mais ils leur furent rendus dès le 27 février 1420. Vient ensuite Colin de Saint-Bômer, qui, pour cause de rebellion, voit à son tour ses biens saisis par Henri VI, et légués à Jehan Axowys, anglais, le 21 janvier 1440 ; toutefois, Michel, son fils, ne tarda pas à rentrer en leur possession. Enfin, Guillaume, dont le fils aîné, Nicolas, épousa Marie de Falaise, qui n'a de commun que le nom avec la dame comtesse de La Ferrière.

(1) Nous possédons une copie de l'original.


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A Saint-Bômer, le premier seigneur de ce nom que nous retrouvons, après une lacune d'un siècle et demi, est Guillaume, neveu de Gilonne, femme d'Aveline-leMaignan.

Ce Guillaume de Saint-Bômer, qui était curé en même temps que seigneur de la paroisse, rendit aveu de ses terres au duc d'Alençon. Malheureusement l'aveu est sans date ; mais la mention qui en est faite dans un petit registre contenant les terres et mouvances qui appartenaient à Aveline-le-Maignan, indique qu'il est postérieur au 1er janvier 1417, date de l'érection du comté d'Alençon en duché.

Après Guillaume, vient Anselme de Saint-Bômer, qui, le 5 août 1485, fait une donation aux églises SaintPierre et Saint-Bômer, et cinq ans plus tard, rend à René, duc d'Alençon, un aveu qui fut reçu aux assises de Domfront le 13 mai 1491 (V. à l'Appendice). Le registre précité attribue à ce seigneur un legs portant date du mois d'octobre 1475, en faveur de l'église paroissiale, avec cette annotation : Anselme était riche de beaux domaines, seigneuries, fiefs et métairies, valant 60.000 écus et plus, et de bons et beaux meubles, tant morts que vifs.

Jean de Saint-Bômer, son successeur, prenait les qualités de chevalier, seigneur du lieu, de Saint-Etienne de La Carneille et de Heurdicourt, en Picardie. On l'avait surnommé le Picard, à cause du long séjour qu'il avait fait dans sa terre de Heurdicourt, dépendant du domaine de la dame sa femme. Il mourut en 1513, laissant deux fils : Guyon el Michel, et quatre filles : Marguerite, Ernière, Jeanne et Françoise.

Guyon et Michel ayant pris par préciput La Carneille et Heurdicourt, les filles séparèrent entre elles le fief de Saint-Bômer (octobre 1513), et comme Marguerite, l'aînée,


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mourut sans alliance (1), le domaine fut seulement divisé en trois lots, de la manière suivante :

Ernière, qui épousa Jean Morel, eut le manoir seigneurial, et son mari prit dès lors la qualité de seigneur de Saint-Bômer. Nous reviendrons plus loin sur sa descendance.

Jeanne épousa un sieur Juhé de la Perruche, qui portait : D'azur, au chevron d'or, accompagné de trois coquilles d'argent, 2 et 1. Sa part, qui regardait la porte du presbytère, passa par succession aux sieurs de Jumilly.

Enfin, Françoise, la cadette, mariée à Guillaume Cochard, sieur de la Cochardière (2), eut la PetiteMétairie, appelée alors le Domaine au Picard, qu'elle revendit à Charles Le Royer de La Brisollière, lequel eut procès en 1585 avec Georges de Grimouville, baron de Larchamp et La Lande-Patry (3), au sujet de quelques métairies du voisinage. Julien de La Roche et Robert Le Paige furent successivement fermiers du sieur de La Brisollière, pour ses biens de Saint-Bômer, en 1583 et 1585. La fille dudit sieur de La Brisollière, Renée Le Royer, veuve d'un membre de la famille de Saint-Bômer, se remaria en 1587 à Hercule des Vaux, seigneur de Boisbrault, auquel elle apporta en mariage la terre de Saint-James-la-Robert.

(1) Marguerite de Saint-Bômer donna, par contrat du mois d'août 1541, 100 sols de rente à la fabrique paroissiale.

(2) Les Cochard de la Cochardière (de gueules, à 3 fasces d'argent), seigneurs de Saint-Sauveur, Saint-Bômer et autres lieux, alliés des de Vauborel, des Saint-Manvieu et des Thébault, étaient d'extraction chevaleresque. Ils fournirent à Mortain plusieurs grands maîtres des eaux et forêts, un grand doyen de la collégiale, etc.

(3) Georges de Grimouville possédait de nombreux lopins de terre en Saint-Bômer, notamment dans le fief du Fougeray. Un de ses fils, Gabriel, fut décapité à Paris, comme faux-monnayeur, le 30 janvier 1609 ; son valet, Guillaume Roussel, faillit avoir le même sort ; il s'en tira, mais avec la détention perpétuelle.


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La famille de Saint-Bômer devait, à la fin du XVIe siècle, tomber en discrédit par la faute d'un des siens, Gabriel, seigneur de Saint-Bômer, Mille-Savates, Landigou et autres lieux, petit-fils de Jean dit le Picard. Il était déjà, depuis plusieurs années, en lutte ouverte contre le comte d'Harcourt, son suzerain, lorsqu'il conçut le projet insensé de délivrer un nommé Julienne, prisonnier criminel, enfermé dans la geôle de La Carneille. Dans cette audacieuse entreprise, il se fit assister par les nommés Jacques Guérin et Jacques Pigeon, ses domestiques, et quelques hardis compagnons. La haute-justice de La Carneille ne devait pas rester muette, en présence d'un pareil attentat ; elle condamna à mort, par contumace, Pigeon et Guérin, et les fit exécuter en effigie. Quant à leur chef, Gabriel de Saint-Bômer, à l'aide des intelligences qu'il avait conservées avec tous les officiers du pays, il put longtemps se dérober aux poursuites de la justice. Cette affaire s'aggrava par ses nouvelles violences, car il osa un jour souffleter le duc d'Elbeuf. Le Parlement, saisi de nouveau de la question, le condamna, le 12 avril 1601, à un bannissement perpétuel ; et, par droit de forfaiture, incorpora tous ses biens, en tant qu'il en avait à La Carneille, au domaine de la seigneurie du lieu. Le reste de ses biens fut acquis au roi. Avant que l'arrêt de bannissement ne fût prononcé, Gabriel de Saint-Bômer s'était marié, et de celte union étaient nés deux fils, Nicolas et Adrien, et trois filles, qui, à leur majorité, attaquèrent les d'Elbeuf, revendiquant l'héritage paternel ; mais le Parlement repoussa leur requête, sous prétexte que le mariage avait été célébré postérieurement au crime de félonie. Nicolas de Saint-Bômer fut bailli vicomtal de La Carneille; il habitait la Bourdonnière, seul débris du bien de ses ancêtres; il mourut vers 1656. Son frère, Adrien, prêtre, devint provincial des Capucins d'Argentan; il mourut en 1684, et fut enterré dans l'église de ces religieux.


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Nous avons vu que Ernière de Saint-Bômer avait épousé Jean Morel, qui devint ainsi seigneur de SaintBômer, pour une partie. Cette famille Morel était originaire du Teilleul (Manche), où elle a donné son nom au fief ou hameau de la Mare-Morel. Guillaume Morel, savant imprimeur du XVIe siècle, lui appartenait.

Pierre Morel, fils aîné de Jean, épousa, par contrat du 23 mars 1533, Françoise du Pin. De ce mariage sortirent au moins trois fils : René, seigneur de SaintBômer après son père, et décédé sans postérité au commencement de 1592 ; André, qui porta ensuite le même titre, et enfin Samuel. Ces renseignements nous sont fournis par un acte de transport, passé devant les tabellions de Domfront le 6 février 1592.

Nous avons, au sujet de André, connu sous le nom de capitaine Saint-Bômer, des lettres de sauvegarde, données par Gabriel de Montgommery le 3 décembre 1615, exemptant la paroisse de Saint-Bômer de toutes réquisitions, à cause qu'elle appartenait à des gens d'honneur, qui lui faisaient la faveur de l'assister, entendant parler dudit capitaine Saint-Bômer.

Le 13 janvier 1616, une commission du duc César de Vendôme, donnée au camp de Mondoubleau, chargeait le même officier de lever une compagnie de 50 carabins. Par ailleurs, une lettre du chevalier Le Fin, capitaine aux gardes du roi, le traite de cousin et le prie d'exempter de logement un certain curé de Saint-Denis.

Devenu pauvre en sa vieillesse, ayant consommé la plus grande partie de ses biens au service du roi pendant les guerres de l'époque, André Morel avait conservé néanmoins ses prérogatives anciennes de seignenr honoraire. Il avait le pas à la procession ; on le nommait le


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premier aux prières publiques, du consentement écrit de tous les autres nobles, lequel consentement il faisait lire aux fêtes solennelles, au prône de la grand'messe paroissiale, pour la conservation de ses droits, et lorsqu'il se trouva dans l'indigence par le manque d'assistance de ses proches, il tut secouru par le clergé d'une partie des fruits et revenus de la cure, faveur qui n'appartenait qu'à ceux qui étaient vrais patrons fondateurs et reconnus pour tels.

André Morel mourut en 1640. Ses droits et prérogatives dans l'ancien fief de Saint-Bômer passèrent d'abord à maître Etienne Ralluau, conseiller élu à Domfront, propriétaire de la Maigrère ; ensuite à Me Henri de Jumilly, lieutenant général du bailly d'Alençon à Domfront, déjà possesseur : 1° à droit successif, des biens ayant appartenu aux sieurs Juhé de la Perruche ; et 2° par acquisition, de ceux des Cochard et des de Royers. C'est après cela que ledit sieur de Jumilly obtint des lettres-patentes, remembrant en sa faveur le fief de Saint-Bômer dans son état primitif.


- 167 — II

Fief de Jumilly Sa situation, sa légende, ses seigneurs

Le fief noble de Jumilly, dont le siège était situé près de la route de Flers à Domfront, à l'extrémité d'une avenue de chênes, au milieu d'un étang marécageux, était, au XVIIe siècle, le plus important de Saint-Bômer. L'on y voyait le château entouré de douves et d'étangs , avec une chapelle, au frontispice de laquelle paraissaient les armes et écussons des seigneurs du lieu.

En 1854, si l'enceinte était encore entière, il n'y avait plus en revanche que la base des tours presque arasées, des pans de murs d'un donjon en ruines. Une ferme était établie au milieu de ces débris, environnés de toutes parts

RUINES DU CHATEAU DE JUMILLY EN 1829

(D'après l'Atlas des Antiquaires de Normandie)


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d'arbres touffus. Le paysage était encore digne d'exciter le crayon d'un artiste.

Voici ce qu'en disait, en 1829, M.Galeron, membre de la Société des Antiquaires de Normandie : « Une double enceinte encore tracée, et plutôt d'ornement que de défense, des décombres d'écurie, de remises, de chapelle, garnissant l'entrée des cours, un étang, de larges douves, des avenues, des champs et des prairies, voilà ce que l'on observe autour de soi, avant d'arriver à l'emplacement où s'élevait le château lui-même. Il était flanqué de quatre tours de 40 pieds d'élévation à peu près, au centre desquelles la riche façade se présentait, ornée d'élégants basreliefs des plus beaux temps de la Renaissance. Les intérieurs étaient très soignés, les cheminées sculptées, et des médaillons en relief ornaient les parties les plus saillantes de l'édifice. Aujourd'hui le désordre est partout dans cette enceinte : les frontons, les tours, les cloisons intérieures, les riches ciselures s'écroulent et roulent confondues. La ronce, les arbustes parasites croissent sur les seuils brisés et désunis, et jusque dans les crevasses des grosses murailles inférieures ; le deuil, la désolation ont envahi toute l'enceinte, et l'on n'y entend plus que le sifflement des vents et le cri des hiboux ; les villageois effrayés s'en éloignent la nuit avec terreur, croyant sans doute que de tristes génies ont établi leurs retraites sous ces anciens débris. Tel est sans exagération le tableau qu'offre ce Château du diable, dont le nom seul est un épouvantail, qu'un romancier pourrait choisir pour y placer quelque scène lugubre, et qui toutefois, selon les apparences, dut être, il y a peu de siècles, le centre des plaisirs et la merveille de la contrée. Les constructions, quoique finement travaillées, étaient en granit, et l'on a peine à concevoir que l'on ait essayé des travaux aussi délicats sur une matière aussi ingrate. La vue des ruines est d'un bel effet ; on voyagerait souvent longtemps


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avant de rencontrer une fabrique de cette originalité et de cette importance.

« Le domaine appartient aujourd'hui à un M. de Saint-Bômer, qui n'a rien fait pour retarder la chute complète des dernières parties dn château. Une des grosses

tours, sur le derrière, est seule encore à peu près entière. Peu d'hivers suffiront pour faire disparaître ce qui reste debout de cette ruine vraiment remarquable. »

A ces détails, l'Orne archéologique (1845) ajoute :

RUINES DU CHATEAU DE JUMILLY

(Etat Actuel)


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Le lierre et les ronces croissent dans les interstices des pierres, comme la légende dans les lacunes de l'histoire. Mille contes ridicules ou terribles de génies et de revenants protégeaient ces ruines contre la curiosité des paysans ; ils n'ont pu, non plus que son intérêt architectural, les défendre contre les dédains do son propriétaire. Livré comme carrière de pierres à bâtir aux fermiers des environs, le Château du diable a presque entièrement disparu. Il n'en restera bientôt plus que la place ; de son nom il ne reste déjà plus que la légende. »

L'auteur aurait pu dire des légendes, car il en existe plusieurs, toutes naturellement aussi fantaisistes les unes que les autres. A titre d'échantillon, nous rapporterons celle de M. Lebreton, parue dans Esprits et Fantômes :

« Là demeurait, il y a bien longtemps, un opulent seigneur, un comte renommé. Ce n'était dans son château que fêles de tous genres, tournois, jeux et festins. Les jeunes chevaliers du pays aimaient à s'y donner rendezvous, et bien des larmes auraient coulé sur les joues des jeunes filles, si les châtelaines, leurs mères, leur avaient défendu d'aller voir et se faire voir aux réunions du château. Le seigneur du lieu faisait à tous bon accueil, et quand des heures entières avaient été consacrées au plaisir, il réunissait ses hôtes dans de splendides festins : la joie de la table venait couronner la joie des jeux et de l'amour.

« Un jour pourtant, à cette table si joyeuse, les conversations rieuses et légères firent place à une vive discussion : la colère enflammait la voix du maître, et il s'oublia jusqu'à prononcer un de ces jurements terribles, qu'à colle époque reculée on ne proférait jamais impunément : « Que le diable m'emporte, » avait-il osé dire.

« Un silence de mort succéda sur-le-champ aux gais propos des convives ; ils se regardaient avec frayeur, cloués à leur place, sans s'apercevoir même que le soleil était déjà couché.


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« Les dernières lueurs du jour venaient de s'éteindre, quand on entendit dans tout le pays un bruit étrange : il semblait sortir de terre et partir du tertre voisin : cette masse noirâtre s'agitait en frémissant, comme pour vomir un volcan. Il en sortit en effet du feu et de la fumée ; mais ces flammes s'éteignirent tout à coup et du gouffre béant s'élancèrent quatre chevaux blancs, emportant dans leur course rapide un carrosse étincelant. Ils se dirigèrent vers le château et ne s'arrêtèrent que dans la cour d'honneur : du char descendit alors un beau gentilhomme tout habillé d'or. Il demanda le seigneur du lieu. Celui-ci quitta sa compagnie, mais ce fut pour toujours. A peine eut-il pris place auprès du gentilhomme inconnu, dans le superbe carrosse, que les chevaux reprirent leur élan. Le tertre s'entr'ouvrit de nouveau pour les laisser passer et se referma sur eux pour toujours. Le diable avait entendu le souhait du comte en colère : il venait d'emporter sa victime.

« Nul ne sait ce que devinrent les convives : reprirent-ils, effrayés, le chemin de leurs manoirs, ou bien la salle du festin devint-elle leur tombeau ? La légende ne le dit pas. Mais le riant château fut abandonné et devint avec le temps une triste ruine. Nul n'osait en approcher. Chaque nuit on y entendait des rires, des plaintes et des pleurs.

« On raconte qu'un jour une brebis blanche qui paissait aux environs, s'aventura dans le vieux château : elle était toute noire à son retour et sa laine grillée portait l'empreinte d'une main de feu. C'était la main du diable.

« D'ailleurs le vieux château est maintenant tout à lui. Les cris qu'on y entend la nuit sont ceux des victimes qu'il y tourmente ; les plaintes sont celles de l'ancien seigneur qui gémit sur son serment, et qui demande en vain un peu de pitié au maître cruel qui l'emporta.


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« Non, vous dira le paysan, ces bruits que vous entendez, ce ne sont pas les cris des oiseaux de nuit, mais bien les accents des morts. Ce n'est pas le vent qui siffle dans ces ruines, c'est une âme qui pleure. N'allez pas croire que ce bruit sec soit le choc des arbres qu'agite la tempête, c'est le rire strident du diable, car il est là chez -lui. Malheur à l'homme qui oserait, non pas établir sa demeure, mais seulement se réfugier un instant dans cet endroit maudit. » (1)

Au point de vue féodal, le domaine de Jumilly relevait du roi. Entre autres redevances, il était tenu à cinq écus de rente envers l'église et la fabrique de Domfront, et deux écus à l'église de Saint-Front. Les masures des Brières, Lourière, Bunoudière, Burtière, etc., en faisaient partie. Il en était de même de l'arrière-fief de la Bouverière, dont nous parlerons plus loin. En La Haute-Chapelle, la Besloudière, la Métairie, la Bigotière, le Moulin-Péan (2) et celui du Vausourdet, en relevaient également.

A toutes les marques d'une terre noble bien qualifiée, tant par ses bois de haute futaie que par ses autres décorations, Jumilly servait, dans les derniers temps, de corps principal aux fiefs nobles de Saint-Bômer et de Brésis, qui lui étaient réunis pour former un plein fief de haubert.

(1 ) Suivant une, autre version, Alexandre de La Rivière, seigneur de Jumilly, se trouvant en mauvaises affaires, aurait fait simuler ses funérailles en 1729, pour échapper aux poursuites de ses créanciers. Peu après, le bruit s'étant répandu que la bière ne renfermait que du bois ou des cailloux, le peuple crédule se dit que le diable avait emporté le corps du défunt. Ce qui est plus certain, c'est que l'abbé Corbière, ancien curé, reçut, un jour, d'Amérique une lettre signée De la Rivière, s'enquérant du domaine de Jumilly ; mais rien ne prouve que le souscripteur descendait de l'ancien seigneur.

(2) Et non le Moulin-Plein, ainsi que l'on dit actuellement,


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Jumilly avait donné son nom à une très ancienne famille, que l'on voit déjà mentionnée en 1240, date à laquelle Guillaume et Simon de Jumilly font un don à l'abbaye de Lonlay. Le nom disparaît et reparaît dans la suite ; mais il ne faut pas conclure de là qu'il s'agisse de la famille primitive, car l'on sait avec quelle facilité un nom se substituait à un autre au moyen-âge (1). Quoi qu'il en soit, en 1346, Geffray de Valjuas, pour son fief de Jumilly, avait non seulement droit d'usage dans les forêts d'Andaine et de Passais, mais encore droit au bois brisé et vollé (2) ; il était en outre quitte des pasnages et herbages et avait même liberté de percevoir 4 sols tournois sur les autres pasnagers, mais à charge d'aider à compter les deniers et autres monnaies perçus sur les assujettis.

Le 14 juin 1454, un jugement de l'échiquier est rendu en faveur de Jean de Jumilly contre David Eston, anglais, qui avait envahi le fief de Jumilly. Ce Jean était fils de Guillaume de Jumilly, tué à la bataille d'Azincourt (1415), au service du duc d'Alençon, qui l'avait acheté de messire Jean Cousin (3), curé de Saint-Bômer, en 1407. Jacques Hallé, écuyer, tuteur d'un autre Jean Cousin, seigneur de Jumilly, reçut un aveu en cette qualité en 1476.

(1) Une famille Cotte de Jumilly, dont un membre était receveur des domaines au Louroux-Béconnais en 1880, prétendait devoir son surnom à notre Jumilly ; mais on va voir par la suite ininterrompue des seigneurs de ce fief que le nom patronymique de Cotte n'y figure pas. D'ailleurs, il existe d'autres Jumilly, notamment à Wattigny (Aisne). Rappelons que l'avant dernier abbé de Lonlay fut Jean-Armand de Cotte (1716-1758).

(2) Bois sec et tombé par le vent.

(3) Armes des Cousin de Jumilly : D'azur, à trois molettes d'éperon d'or, à la bordure de gueules.


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Le 23 février 1505, Thomas Hallé, fils dudit Jacques, archer de la garde du corps du roi, prit en fieffe de Jean Cousin le, moulin de Vausourdet, qui était le moulin seigneurial de Jumilly ; et, le 7 janvier 1509, Jean Le Silleur, prêtre, héritier de Jean Cousin et fils de Raoul Le Silleur et de Raouline Cousin, dite de Jumilly, vendit la seigneurie à Jean Hallé, fils de Thomas, écuyer, sieur de la Mafardière. Jacques Hallé, soigneur de Jumilly, son fils, laissa de Jeanne Roullaud, sa femme, outre une fille, Jeanne, mariée le 22 août 1515 à Jacques Le Marié, sieur de Martigny, trois fils, savoir :

1° Messire Josselin Hallé, seigneur de Jumilly, curé de Mantilly et de Heussé, chanoine de l'église de Mortain, qui fut inhumé dans la chapelle Notre-Dame de cette ville, derrière le choeur, où l'on voit son tombeau, et un vitrail qu'il avait donné, représentant le mystère de l'Incarnation, et aussi son effigie. Ses armes y sont représentées : D'azur, à une rose d'or en coeur, accompagnée de 3 trèfles, 2 et 1, de même (1 ). On les retrouvait encore en plusieurs endroits de la maison de Jumilly, qu'il avait fait bâtir (2) ;

2° Jean Halle, mort sans laisser d'enfants :

3° Thomas Hallé, seigneur de, Jumilly, qui fut marié à Jeanne de Lisle, fille du seigneur de Lisle du Guart, dont il eut deux filles : l'une, Marguerite (3), épousa Bertrand de Mésenge, écuyer, sieur de Saint-André-deMessei, et l'autre, Louise, épousa Jehan Le Moussu, seigneur de Maupertuis et vicomte de Moyon. Lesquels

(1) Ces armes seront reprises, après changement d'émail, par les Barré, lorsqu'ils deviendront seigneurs de Jumilly.

(2) Il résulte de ceci que le château de Jumilly, bâti par messire Josselin Hallé, remontait à la première moitié du XVIe siècle.

(3) Le dernier février 1572, Marguerite Hallé rendit aveu de Jumilly au domaine de Domfront.


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maris et femmes vendirent conjointement Jumilly à messire Jean Barjot, sieur de Magneville, conseiller et aumônier du roi, le 23 décembre 1579 ; des mains duquel, Joachim Gosselin(l), valet de chambre du roi, le retira, à droit lignager, par transaction du 18 juin 1582, en exécution d'un arrêt du Parlement de Paris du 13 des mêmes mois et an.

Ce Joachim Gosselin était en effet fils de Jean Gosselin, aussi valet de chambre ordinaire du roi, devenu seigneur de Martigny, au comté de Mortain, par son mariage avec Madeleine Le Marié, dame de Martigny, fille et unique héritière de Jacques Le Marié, sieur de Martigny, et de Jeanne Hallé.

Il laissa deux fils : Jacques et Joachim, seigneurs de Martigny, Jumilly et autres lieux, nés à Saint-Malo, dans la religion prétendue réformée, qui vendirent par indivis le fief de Jumilly à Henri Barré, sieur des Hayes, lieutenant général civil et criminel du bailli d'Alençon à Domfront, fils d'Etienne Barré et frère de Jeanne Barré, mariée à Michel de Roussel, sieur de la Bérardière, par contrat du 18 janvier 1602, passé devant Guillaume Le Rées et Jacques Le Tourneur, tabellions à Domfront, moyennant le prix de 6.000 écus, valant 18.000 livres.

La famille Barré des Hayes (2), d'origine domfrontaise, n'appartenait à la noblesse que par les charges qu'elle occupait. Un écu quelconque, meublé de deux barres, lui servait d'armoiries. Devenu propriétaire de Jumilly, Henri Barré s'attribue le blason des Hallé, en lui

(1) Armes des Gosselin : D'azur, à deux fasces ondées d'argent, au besant d'or en chef.

(2) Il faut distinguer cette famille Barré d'une autre du même nom demeurant également dans l'élection de Domfront, mais dont les armes sont toutes différentes.


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faisant subir, comme on l'a dit ci-devant, un simple changement d'émaux : D'or, à trois trèfles de sinople et une rose de gueules en abîme. Il ajouta à son nom celui de sa récente acquisition, et s'appela désormais Barré de Jumilly.

La tradition garde le souvenir des services que François Barré, fils du précédent, rendit à Domfront dans la circonstance suivante. Après la mort de Henri IV, quelques factieux, profitant du désarroi général causé par l'assassinat du roi, tentèrent de surprendre la ville pour la livrer au pillage. ; mais ils avaient compté sans la vigilance du sieur de Jumilly. capitaine de la milice et lieutenant au bailliage, qui parvint à déjouer leurs projets criminels et à les chasser de la place.

François Barré, qui se qualifie en 1631 seigneur de Jumilly, Saint-Bômer et les Hayes, abandonna bientôt le nom de Barré pour ne prendre à l'avenir que celui de Jumilly. Il obtint des lettres d'anoblissement sous ce nouveau nom en 1638. En 1610, il avait fait installer dans l'église de Saint-Bômer, pour lui et sa famille, un banc clos, avec, accoudoir, à droite des marches du principal autel, et bâtir, du côté de l'épître, une chapelle séparée seulement du choeur par une balustrade en bois, dans

ARMES DES BARRE DE JUMILLY


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laquelle il fit placer un autel, surmonté d'écussons à ses armes. Autour de cette chapelle, il fit peindre une litre revêtue de ses armoiries, pour marquer sa qualité de patron honoraire de la paroisse.

Son épouse, Antoinette Cormier, dame de la Guyardière, lui donna Henri, qui suit, et quatre filles : 1° Marquise, mariée en 1621 à Siméon Pitard, sieur de Boudé, en Saint-Gilles-des-Marais, alors veuf de Renée Gauquelin, dame de la Fouquère, en la vicomté d'Avranches, lequel mourut le 15 septembre 1637 (1) ; 2° Françoise, qui épousa, le 10 juin 1625, François Lesné, seigneur de Torchamp ; 3° Antoinette, qui épousa en 1634 Jean Pitard, fils de Siméon Pitard précité, et de Renée Gauquelin ; enseigne dans le régiment de Quinccy, il mourut à Metz le 13 août de l'année suivante, laissant une fille, Antoinette, morte à sept ans. Sa veuve se remaria à Julien de Gouvets, sieur de Langerie, qui mourut le 3 mai 1650, et fut inhumé le lendemain dans l'église de Vernix, proche Avranches (2) ; il laissait quatre fils, dont Claude-Roger, sieur de la Fleurière ; et 4° Jeanne, qui épousa Etienne de Vaufleury,

(1) Du mariage de Marquise Barré de Jumilly avec Siméon Pitard, sortirent : 1° François Pitard, né en 1622, marié en 1641 à Adrienne de Saint-Manvieu, dame de Saint-Jean-du-Corail, vicomté de Mortain ; mort le 30 novembre 1658, laissant 3 filles et 4 fils, dont Julien Pitard, l'historien domfrontais, né en 1642, marié en 1668 à Bertrande Roger de Collières, et en 1680 à Françoise Le Cilleur ; 2° Marquise, qui épousa Brice Couppel, sieur de SaintLaurent et de Rouellé, lieutenant particulier au bailliage de Domfront ; et 3° Antoinette, mariée le 26 février 1650 à Claude de La Croix, fils unique de Jean de La Croix, sieur du Mesnil-Lacroix et du Moustier, en Saint-Germain-de-Tallevende.

(2) Un siècle plus tard (7 octobre 1751), Louis-Pierre de Gouvets, écuyer, sieur de la Fleurière, fils de Julien, sieur de Langerie, et de dame Anne-Catherine Angot, de la paroisse de Vernix, épousa à Saint-Clair-de-Halouze, Françoise-Esther Le Frère de Maisons, fille de Louis, sieur de Beauval, et de Renée Gravelle, patrons de la grosse forge de Halouze.


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sieur de la Durandière (1), lequel obtint des lettres d'anoblissement en conséquence de l'édit donné en faveur de la Compagnie du Canada, en 1628. Leur fils, François, épousa Anne Vivian, de laquelle il eut César, marié à Jeanne Le Court, dame du Bois-Hallé.

Henri de Jumilly, second du nom, lieutenant général du bailly d'Alençon au siège de Domfront, épousa, par contrat du 13 septembre 1617, en l'église de Saint-Germain-duCorbéis, près d'Alençon, Marie des Moulins, fille de Georges des Moulins, sieur de la Queustière, et de dame Marguerite de Chauvigny, alors décédée (2).

(1) Armes des de Vaulleury : D'azur, au sautoir d'or cantonné de 4 quinte feuilles, aliàs 4 roses de même.

(2) La famille des Moulins ayant été l'une des plus marquantes de Saint-Bômer, nous nous permettrons ici quelques détails.

Georges des Moulins, écuyer, sieur de la Queustière, en SaintBômer, était maître des eaux et forêts et vibailly ou lieutenant de courte-robe du prévôt général de Normandie au bailliage d'Alençon. Il avait épousé Marguerite de Chauvigny, qui lui avait apporté en dot de nombreux fiefs, situés en Saint-Germain-du-Corbéis et Hesloup, notamment le domaine de Lisle, devenu la propriété de M. Eugène Lecointre, ancien maire d'Alençon. La soeur de cette dame, Madeleine de Chauvigny, épousa en premier mariage Charles de Gruel, seigneur de la Pelletrie, et en second le sieur de Bernières de Louvigny ; elle alla au Canada mourir en odeur de sainteté, dans le couvent. d'Ursulines qu'elle y avait fondé.

Le sieur de la Queustière mourut, avant 1647, après avoir vendu son office de vibailly à Louis du Frische, sieur de Condé, avocat au bailliage d'Alençon, moyennant 17.000 livres, par contrat passé devant les tabellions d'Alençon le 6 décembre 1642. Le 11 octobre 1039, il avait été chargé par Pierre de Thiersault, intendant de la généralité d'Alençon, de réprimer la révolte des Nu-pieds, qui avait gagné plusieurs paroisses de l'élection de Domfront, notamment Mautilly, Saint-Bômer et, Messei. Ne dit-on pas encore les Va-nu-pieds de Messei, appellation qui n'a, on le voit, rien d'offensant, puisque, en somme, les malheureux habitants avaient été poussés à la révolte par les exigences fiscales de la gabelle (impôt sur le sel. Nous avons vu précédemment que le bureau de recette, établi au bourg des Forges, avait été saccagé


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En 1656, étant question de refondre une des cloches de Saint-Bômer, qui était cassée, le sieur de Jumilly, en sa qualité de patron fondateur, fit défense aux habitants (curé, procureur-marguillier et syndic), de faire apposer sur la nouvelle cloche d'autres noms que le sien, et obtint à cet effet une sentence du bailliage de Domfront, le 6 mai de ladite année, lui permettant d'y faire mettre exclusivement son nom et ses armes. Gabriel de Neuville, seigneur du Fougeray, appela de cette sentence, et « pendant huit ou neuf ans, le public d'une paroisse de sept grandes lieues de circuit, en pays de bocage, et où les maisons sont éparses çà et là, souffrit beaucoup d'incommodité, et l'honneur du culte divin de préjudice, par la privation des sonneries, qui doivent incessamment appeler et avertir les fidèles. Une grande église paroissiale était ainsi réduite à imiter les monastères mendiants. » (Voir à l'Appendice).

Henri de Jumilly mourut le 16 avril 1661. Sa veuve fut établie par justice tutrice de leur fils unique, Henri-Claude, alors âgé de treize ans. Pour montrer, disait-elle le respect et la tendresse qu'elle portait à la mémoire du défunt, elle fit peindre une litre funèbre dans l'église de Saint-Rômer. Le 23 janvier 1665, elle retira, par puissance de fief, sur le sieur des Granges, une terre dite le Moulin-Pean, relevant,

par les habitants de Barenton, auxquels s'étaient mêlés tous les mécontents de la paroisse, et des lieux circonvoisins.

Georges des Moulins laissa un fils, François, chevalier, seigneur de Lisle, qui devint maréchal de camp et gouverneur de Bellême, puis de Marseille, et deux filles, Marie, dame de Jumilly, et Claude, qui épousa Philippe du Val, sieur de Lanchal, trésorier au bureau des finances d'Alençon. Le 18 avril 1649, François des Moulins, pour l'amitié, dit-il, qu'il porte à Claude, sa soeur, et par reconnaissance de l'assistance qu'il a reçu d'elle en la conduite de sa maison pendant ses absences, désirant lui faire même avantage que celui qu'il a fait à Marie, son autre soeur, montant à 20.600 livres, lui donne pareille somme pour sa part et droits dans la succession de leurs père et mère. Lui-même épousa, le 17 mars 1654, dame Marie de La Marck, veuve du baron de Hertré.


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pour une moitié alors en décret, de Jumilly, l'autre moitié tenant du domaine de Domfront, depuis la réunion à ce domaine du fief Aveline-le-Maignan. L'année suivante, elle aumôna ladite terre à la chapelle de Jumilly, dédiée à la Sainte-Vierge Marie, mère de J.-C, à charge au chapelain de payer à la cure de Domfront 30 livres de rente, pour services religieux et prières.

Déjà propriétaire, tant en son nom qu'en celui de son fils, des fiefs de Jumilly, Saint-Bômer et Brésis, Marie des Moulins acquit encore, en 1667, le fief du Fougeray, devenant ainsi dame et patronne de la presque totalité de la paroisse.

Henri-Claude de Jumilly, capitaine de cavalerie dans le régiment Colonel-Général, mourut prématurément à Couptrain le 5 octobre 1680, sans avoir contracté d'alliance. Sa mère se relira dans sa maison de Domfront, située près du couvent Saint-Antoine, à l'emplacement de l'hôtel-de-ville actuel (1), où elle vécut encore douze ans, étant décédée au mois de novembre 1692. Par acte du 20 octobre de l'année précédente, elle avait fondé deux écoles de filles, à tenir par deux religieuses de la Charité, alternativement deux ans à Domfront, deux ans à SaintBômer, et ainsi de suite. Ses terres du Val-Blondel et du bourg de Saint-Bômer étaient affectées à cette fondation ;

(1) Le 18 février 1664, la dame de Jumilly avouait tenir à Domfront des héritages avoisinant l'hôpital Saint-Antoine et Siméon de Ponthaut, sieur de Villaine, fieffés à Henri Barré, sieur des Hayes, bisaïeul de son fils mineur, par le sieur de Beauclerc, lors commissaire, le 23 novembre 1581. Le 20 mars 1683, les mêmes héritages étaient possédés par François de Vaufleury, l'un des héritiers du sieur de Jumilly. En 1692, la jouissance du banc d'église ayant appartenu à la feue dame de Jumilly fut l'occasion d'un long procès intenté par les sieurs de Surlandes et de Vaufleury, héritiers de ladite dame, à Siméon de Ponthaut, sieur de Villaine, qui, comme acquéreur de Jumilly, prétendait y avoir droit.


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leurs revenus s'élevaient ensemble à 350 livres, dont 200 pour rémunérer les soeurs, 20 pour le loyer, et 130 pour l'entretien et les réparations des bâtiments.

Déjà, le 3 octobre 1680, Henri-Claude de Jumilly avait légué par testament 4.000 livres, destinées à des soeurs de la Charité, qui soigneraient les pauvres malades de Saint-Bômer et Domfront. Ses prédécesseurs lui avaient montré l'exemple en créant, eux aussi, des fondations affectées à des oeuvres pieuses (1).

Les biens de Henri-Claude de Jumilly furent, en 1681, partagés de la manière suivante, entre ses cousins, au nombre de quatre, descendants, comme lui, de François Barré : Jumilly échut à Julien Pitard, sieur de Saint-Jean, l'historien de Domfront et de Mortain, représentant Marquise de Jumilly, sa grand'mère ; le Fougeray, à Henri Lesné de Torchamp, représentant Françoise de Jumilly, sa mère ; la Nocherie, à François de Vaufleury, sieur d'Oissé, au Teilleul, représentant Jeanne de Jumilly, sa mère ; enfin le Brésis, à Claude-Roger de Gouvets, sieur de la Fleurière. représentant Antoinette de Jumilly, sa mère.

Deux ans plus lard (1683), Julien Pitard fieffa Jumilly à Siméon de Ponthaut, écuyer, sieur de Villaine, con(1)

con(1) 1600, Henri I de Jumilly avait fondé un service solennel; Henri II en fonda un second. La veuve de celui-ci en établit un troisième ; le tout par 15 livres de rente, à raison de 5 livres par service. De plus, cette dame donna : 1° 10 livres de rente pour faire recommander son mari, ses prédécesseurs et elle-même après son décès, aux prières publiques les dimanches et fêtes solennelles; 2° 15 livres pour dire une messe basse chaque semaine pour le repos des âmes desdits défunts ; 3° 10 livres pour la décoration de l'église et la fieffe de son banc ; en tout 50 livres aux églises N.-D.- sur-1'Eau et Domfront. En outre, comme on l'a vu, la propriété du Moulin-Péan était affectée au chapelain de Jumilly. La maison d'habitation de celui-ci existe encore.


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seiller et procureur du roi au bailliage et vicomté de Domfront, lequel était fils de André de Ponthaut, sieur de la Motte, en la paroisse de Saint-Mars-d'Egrenne, qui fut anobli en 1628, comme l'un des associés de la Compagnie du Canada, en même temps et au même titre qu'Etienne de Vaufleury.

La famille de Ponthaut s'est emparée sans façon des armes de l'ancienne famille de Villaine, qui portait : Gironné de 6 pièces de sable et d'argent. La seule modification apportée consiste dans le nombre des pièces, porté à huit.

Jacques de Sérans, administrateur de l'hospice de Domfront, assassiné le 19 mars 1686 par trois individus de Caen, était le frère utérin d'André de Ponthaut. Les assassins furent rompus vifs, après condamnation à 4.000 livres d'amende, qui servirent à édifier une chapelle audit hôpital.

Des de Ponthaut, Jumilly passa, on ignore à quelle date, à maître Christophe Alexandre, sieur de la Rivière, trésorier de France au bureau d'Alençon, qui mourut le 20 avril 1729, ne laissant qu'une fille, Marie-Madeleine Alexandre de La Rivière, qui occupait encore le château de Jumilly en 1765 (1). Bientôt même le fief fut mis en régie, pour créances ducs au roi.

Messire André-Marie-Sébastien-Louis-Joseph de Barberé, seigneur de la Bermondière et de Saint-Julien-duTerroux, acquit celte terre en 1763, au prix de 105.000 livres.

Cette famille, originaire de Bretagne, portait : De sable, à une fasce de gueules, chargée d'une étoile d'or et accompagnée de 3 trèfles de même 2 en chef et 1 en pointe.

(1) Armes des sieurs de La Rivière : D'azur, à une couronne à l'antique.


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Le dernier des Barberé, qui a possédé la Bermondière, était plus connu sous le nom de M. de Saint-Bômer. Marié à Françoise-Julienne-Modeste du Bouchet de la Forterie qui, le 26 septembre 1821, fut marraine de son cousin, Antoine-François-Enguerrand, marquis de Gillebert d'Haleine, il mourut le 17 juin 1852, ne laissant qu'une fille, Eugénie, qui épousa Hippolyte-Jean-Charles de Kaerbout, résidant ordinairement à Laval (1).

Celte dame est morte le 6 octobre 1871, au château de la Bermondière, laissant deux filles : Charlotte, mariée au vicomte du Halgouët, et décédée le 29 juillet 1889 ; et Louise-Ernestine, épouse du comte Frédéric du Plessis d'Argentré.

Suivant partage fait entre les deux soeurs, Jumilly est échu à l'aînée, représentée aujourd'hui par ses trois fils : Hippolyte, Maurice et Frédéric du Halgouët. C'est ce dernier qui possède Jumilly (2).

(A suivre) A. SURVILLE.

(1) De Kaerbout, anciennement d'Escarbot, seigneurs de Teillé, de la Cruche, de Boismauclerc, de Gemasse-en-Gréez, ont pour auteur Jean d'Escarbot, vivant en 1500. Ils portent : De gueules, à 3 boucles ou fermaux d'argent. M. de Maude (p. 410) prétend que ces armes étaient celles des anciens seigneurs de Gemasse, et que la maison d'Escarbot portait : D'hermine, « 3 chevrons de gueules, ou De gueules, à 3 chevrons d'argent.

(2) Armes des du Halgouët : D'azur, à 3 paillerons d'argent becquées et membrées de gueules (Voir la Notice sur Jumilly, publiée par M. Charles Nobis dans « le Pays Bas-Normand », 1909, n° 1).


HYMNE AUX POIRIERS

I

Le poirier dresse, au milieu de la plaine, De son tronc gris l'orgueilleuse fierté ; Son front altier, que caresse l'haleine Des ouragans, sourit dans la clarté ; Ses bras noueux tordus par la tourmente Bravent le Ciel en courroux, dans la nuit. Quand le tonnerre, en fracas d'épouvante Fait trembler l'air et roule au loin le bruit, Le poirier seul, à l'assaut de la foudre, S'offre en défi au sacrilège affront, Et quand l'éclair vient le réduire en poudre Il meurt plutôt que de courber le front.

II

Quand le printemps déroule sur nos têtes Des bouquets blanc le voile immaculé, Le paysan invoque dans vos faîtes L'ange souriant de la fécondité. De vos bourgeons dont la neige odorante S'effeuille et tombe aux baisers du soleil, Il voit perler la liqueur enivrante Aux reflets d'or, au flot pur et vermeil. Nectar divin, voluptueuse ambroisie Sois des coeurs forts le breuvage sacré ! Puisqu'en lui vit toute une poésie, Poiriers géants versez-nous le poiré.


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III

Sombres géants qui dressez dans la brume

De vos grands bras le geste solennel,

Dans les vents noirs et tout chargés d'écume,

J'entends chauler votre verbe éternel :

Vos troncs rugueux où dorment des symboles

Marquent des ans le malheureux martyr ;

C'est vous l'autel, vous les saintes idoles

D'où l'on reçoit le sens de l'avenir.

Parlez-nous donc, vous qu'ont planté nos pères,

Enseignez-nous leur force et leur fierté,

Et que dans l'air où vibrent vos prières,

Passe l'écho de leur fidélité.

ROGER LA FORTINIÈRE.


VIRE et la RÉGION VIROISE

DANS LA

Derrière Moitié du Quatorzième Siècle

(Suite)

LES DEFENSEURS DE VIRE

Le capitaine commandant le château et la ville de Vire, — (le titre de gouverneur ne fut donné que plus tard à ces officiers), — était en 1348, 1349, d'après certains de nos historiens et notamment Dubourg d'Isigny, Jean de Villiers, baron de Coulonces.

Aucun de ces écrivains n'indique la date de la cessation de ses fonctions et le successeur qu'ils lui ont attribué n'apparaît qu'en 1371 ; — il faut dire que les listes de nos commandants de place comme de nos vicomtes, par eux établies, sont fort incomplètes.

Certains documents de la Bibliothèque Nationale et des Archives Nationales, à Paris, vont nous permettre de les enrichir de quelques noms de plus, tout en répondant à la question posée plus haut.

C'est ainsi qu'il nous est permis de désigner le capitaine qui, selon toute probabilité, dut succéder à Jean de Villiers. Ce fut un sieur Guillaume de Gouvets (1)

(1) C'était sans doute un membre de la famille de ce nom, originaire du pays d'Artois et établie, à St-Sever, près Vire, depuis un temps immémorial. D'après le Cabinet d'Hozier (fds fais de la


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dont le nom et la fonction nous sont révélés par une pièce écrite sur parchemin et attachée au volume 26.000 de la collection des registres de quittances de l'époque, conservées à la Bibliothèque Nationale.

Datée du 23 mars 1353, elle nous fait connaître qu'un personnage de ce nom, agissant en qualité de capitaine de la ville et du château, mandait au Vicomte de Vire d'alors, et qu'il ne nomme pas, — de payer six livres, treize sous, quatre deniers tournois, prix de cent livres de soie de cheval et d'aumaille, livrées à Guillaume de Neuville, officier chargé de l'approvisionnement du château, et destinées sans doute à garnir la cage des espingales ( 1) faisant partie de l'artillerie de la citadelle. (Voir ce document à l'appendice du présent chapitre, pièce IV).

Depuis combien de temps Guillaume de Gouvets était-il en fonction ? c'est ce qu'il nous est impossible de

Bibliothèque Nationale, registre 109, n° 31050), l'origine de cette maison remonte au temps des premiers ducs de Normandie. En 1030, existait Ebrard, sire de Gouvets, chambellan du bon duc Robert. Au commencement du XIVe siècle vivait un Guillaume de Gouvets, époux de Yolande de Talvende qui lui donna deux enfants, dont l'un prénommé Guillaume, comme son père, pourrait bien être le capitaine en question.

Armes de la Maison : D'azur, à un lion d'argent et au chef aussi d'argent.

(1) L'espingale ou espringale ou encore espingole, était une machine de guerre, en usage au moyen-âge, dans les forteresses ou sur les navires ; c'était une sorte de fusil à canon évasé et à bascule, monté sur un affût mobile et qui lançait avec une grande force des balles ou des flèches. Elle se plaçait sans doute dans les embrasures ou les meurtrières des citadelles, et on la protégeait, ainsi que les hommes qui la servaient, au moyen d'une garniture d'étoupe ou de soie d'animaux qui en tenait lieu. A moins que cette étoupe, cette soie ne servissent plutôt à garnir l'espace ? la cage ? où se mouvait la machine et ne la garantissent contre les effets du recul qui, pour ces balistes, était fort étendu. Ce dernier sens est peut-être le meilleur et c'est celui que nous adoptons.


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préciser, de même que nous ne saurions fixer exactement la date à laquelle il abandonna son commandement.

Toutefois, une autre pièce de même origine que celle ci-dessus et datée du 27 octobre 1353 (même année), nous fait soupçonner qu'il était dores et déjà remplacé par un sieur Guillaume d'Argouges (1). Elle nous fait voir celui-ci tout d'abord réclamant au Roi, le paiement de sa propre solde et de celle des gens d'armes faisant partie de la garnison préposée à la garde du château et de la ville.

Par un autre document, en date du 4 août 1355, nous apprenons que le même Guillaume d'Argouges a donné, en sa dite qualité de capitaine du château et de la ville de Vire, quittance d'une certaine somme par lui reçue pour sa paye et celle de ses hommes. Ces deux pièces sont reproduites intégralement à l'appendice ci-après sous.les numéros V et VI.

Enfin un mémoire de travaux alloués et exécutés sur ses ordres, dans les environs de Pâques de l'année 1355, nous démontre que ce personnage, toujours en fonction, ne s'occupait pas seulement du paiement des gages de la

(1) Guillaume d'Argouges était sans doute un des membres de l'illustre famille, tirant son nom d'une terre qu'elle possédait près Bayeux. Ses ancêtres, seigneurs de Boussigny et de Gratot, descendaient de Colo d'Argouges, surnommé le loup, connu dès la pénétration dans notre pays, des Northmans lisons-nous chez le généalogiste Chérin, qui cite un Guillaume d'Argouges comme présent à une montre faite à Saint-Sauveur-le-Vicomte en 1383. C'était peut-être le, capitaine en question ou plus vraisemblablement l'un de ses enfants.

Armes de la maison : Ecartelé d'or et d'azur à trois quintes feuilles de gueules. Les mêmes que celles de la maison de Bânes (Orne), fondée par l'un des membres de cette, famille.

Voir à la Bibliothèque Nationale (Chérin, n° 8), Pièces originales, 91. — Dossiers bleus, 30. — Carré d'Hozier, 31. — Cabinet d'Hozier, 13. — Nouveau d'Hozier, 12. — Histoire d'un château Normand, par le Comte Gérard de Contades. Paris, Champion, éditeur.


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garnison, mais qu'en outre, il veillait à l'entretien et à la réparation des ponts-levis donnant accès à la forteresse, des puits alimentant ses gardiens, des bâtiments enfermés dans son enceinte, et enfin de certains établissements de la ville elle-même (Voir ce mémoire très curieux à l'appendice ci-après, art. VII).

Nous ne pouvons indiquer exactement jusqu'à quelle date Guillaume d'Argouges conserva sa place ; ce que nous savons, c'est qu'il eut pour successeur médiat ou immédiat, un sieur Raoul Tesson, que nos historiens Virois et notamment Dubourg d'Isigny, indiquent comme étant en fonction en 1371. Ce dernier écrivain ajoute qu'il était issu de l'illustre maison de la Roche-Tesson, château situé entre Avranches et Saint-Lô (1).

Nous avons trouvé dans les mandements et actes divers du Roi Charles V (1364-1380), recueillis dans la collection des documents inédits de l'histoire de France, analysés et publiés par M. Léopold Delisle, deux articles le concernant.

(1) Une note manuscrite et ne contenant que quelques lignes, attachée au registre 575 de la série des dossiers bleus de la Bibliothèque Nationale, indique que cette famille remontait au moins au temps du duc de Normandie, Richard II ; elle signale un Raoul Tesson comme un des plus puissants seigneurs de l'entourage de Guillaume-le-Conquérant. Notons toutefois qu'il ne figure pas sur la liste des compagnons du duc à la conquête de l'Angleterre, établie par M. L. Delisle.

C'est un de ses descendants, Jean de la Roche-Tesson, qui, de concert avec le duc d'Harcourt, trahit le roi de France et passa au parti des Anglais, aux débuts de la guerre de Cent ans. Son château, confisqué par Philippe de Valois, en 1344, par suite de ce crime, de lèse-majesté, fut plus tard donné en toute propriété par le Dauphin, fils de Jean Le Bon, à Bertrand Du Guesclin, pour le récompenser de ses services et au lendemain de sa prompte et intrépide chevauchée sur les bandes de maraudeurs (grandes Compagnies) qui infestaient la contrée de Briouze (novembre 1361). — Siméon Luce. Histoire de Bertrand Du Guesclin, pages 355-356-357).


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Le premier, figurant sous le n° 650, se contente de nous faire connaître que ledit Roi Charles V confia, à compter du 1 mars 1369, à ce Raoul Tesson, la garde et capitainerie des ville et château de Vire.

Le second, figurant sous le n° 796, est un long mandement du même roi, relatif au paiement des gages de Raoul Tesson, en sa dite qualité de capitaine du château de Vire ; il y est expliqué que ce dernier avait réclamé le paiement de sa solde par l'intermédiaire du grand bailli d'épée du Cotentin d'alors, lequel se rendant à Paris, s'était chargé de plaider sa cause auprès du Roi. Le susdit bailli ayant obtenu raison, rapportait à Vire, à noire brave capitaine, ses mandats de paiement, lorsqu'il fut tué dans une rencontre avec quelque troupe ennemie. Les mandats ayant été égarés dans la bataille, Raoul Tesson dut adresser au Roi une nouvelle supplique qui fut lue et entendue, et le mandement que nous venons d'analyser, ordonne le paiement de la somme de quatre cents livres tournois (1), pour chaque année passée dans le poste assigné au dit Raoul Tesson. Celle pièce, en date du 12 juillet 1371, est reproduite à l'appendice ci-après, sous le N° VIII.

Le bailli d'épée du Cotentin, dont il est question cidessus, s'appelait Aymeri Renout, il fut tué le 7 janvier 1370.

Sa mort eut une autre plus grave conséquence pour le personnage qui était alors à la tête de la Vicomté de Vire ; nous en parlerons plus loin.

Le document que nous venons d'analyser nous fait connaître le montant de la solde que Charles V faisait payer au capitaine commandant le château et la ville de

(1) A cette époque, la livre tournois représentait de huit à neuf francs de notre monnaie actuelle. Cela faisait donc trois mille cinq cents à trois mille six cents francs.


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Vire ; en parcourant le recueil de mandements dont il est extrait, nous en avons trouvé un autre nous démontrant que le capitaine des château et ville de Condé-sur-Noireau touchait le même traitement. (Voir à l'appendice, la pièce N° IX).

Mais nous avons le regret de constater que Charles VI ne fut pas aussi généreux que son père. Car, dans les dernières années du XIVe siècle, les gages de toutes les capitaineries du Royaume furent réduits des trois quarts, ainsi qu'il résulte d'un mandement de ce monarque qui n'assigne plus à ces braves serviteurs que cent livres tournois par an.

Nous ne pouvons dire à quelle date Raoul Tesson résigna ses fonctions, ni qui lui succéda immédiatement. A ce sujet, il faut l'avouer, nous ne sommes pas mieux renseigné que nos devanciers, qui ne lui donnent de successeur qu'en 1418.

La quittance du 4 août 1355 ci-dessus énoncée et qui figure sous le N° VI de l'appendice ci-après nous apprend l'existence à cette époque d'un Vicomte de Vire dont le nom ne figure pas sur les listes par nous connues de ces magistrats Virois. Nous voulons parler d'Estienne de la Servelle ou Cervelle (1).

(1) Ce nom s'orthographie dans les documents officiels de ces deux manières.

Une famille de la Cervelle figure sur les tables généalogiques et les dossiers de la noblesse de France, conservés à la Bibliothèque Nationale, (salle des Manuscrits), comme ayant occupé un rang notable dans les provinces de Normandie et de Bretagne depuis un temps immémorial. Une, ordonnance royale de 1750, érigeant un marquisat en faveur de l'un de ses membres, Ambroise de la Cervelle, seigneur patron du Désert, de Lesparre etc. etc., constate que Silvestre de la Cervelle qui devint vers la fin du XIVe siècle évêque de Coutances, faisait partie de cette famille. Nous croyons qu'il en était de même du Vicomte de Vire, Estienne de la Cervelle,


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Une autre pièce émanant des Archives Nationales et portant la date du mois de décembre 1348, établit qu'il était dores et déjà, en cette année-là, Vicomte de Vire, ainsi que nos lecteurs pourront en juger en se reportant au document N° X de l'appendice. Il avait sans doute succédé immédiatement à Thomas de Crépon que Dubourg d'Isigny, indique d'après la Rocque, comme occupant la place, en celte même année.

Estienne de la Cervelle était encore à la tête de la Vicomté de Vire au commencement du mois d'août 1356, ainsi que nous le démontre un autre document daté du 4 dudit mois d'août et reproduit sous le N° XI de l'appendice ci-après ; mais nous ne saurions dire combien de temps il y resta encore.

Fut-il remplacé en 1363, par un sieur Etienne de la Sudre, qui nous est désigné comme son successeur dès cette année là par un de nos historiens Virois (1) ? du milieu du XVIIIe siècle.

Cet auteur appuie son dire sur l'indication de ce nom accompagné de la dite qualité de Vicomte, dans le corps (ou au bas et comme signature), d'un contrat de donation fait au profit de l'Eglise de Notre-Dame de Vire, par Jean de Villiers, baron de Coulonces.

N'ayant pu nous procurer ni l'original, ni même une copie de cette donation, nous n'avons pu contrôler cette assertion ; mais la similitude du prénom et des premières lettres du nom patronymique de chacun de ces deux personnages nous inspire des doutes, et nous porte à croire

qui par une curieuse coïncidence était en fonction dans le pays où le dit évêque possédait une propriété, à Vaudry, dont nous aurons à parler, (Voir à la Bibliothèque Nationale, dossiers bleus, n° 160 ; nouveau d'Hozier, 85 ; pièces originales, 637 ; carrés d'Hozier, 859). (1) Daniel Polinière. Mémoires pour servir à l'histoire de Vire, 1re partie. Manuscrit au dépôt à la bibliothèque de cette ville.


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qu'il s'agit peut-être encore de Estienne de la Cervelle (1).

D'après les notes historiques sur Vire, colligées par M. Hippolyte Lemarchand, avocat en cette ville, restées manuscrites et inédites, le siège de la Vicomté de Vire était occupé en 1370, par un sieur Gieffroy Morice.

Sans préciser ou même nous laisser soupçonner la date de l'entrée en fonction de ce Vicomte, deux documents venus en notre connaissance confirment l'indication de Lemarchand.

Le premier est une quittance donnée à ce fonctionnaire et que nous reproduisons ci-après à l'appendice de ce chapitre sous l'article XIII.

Le second est une sorte de supplique, sans date, adressée au Roi de France, par son procureur général en la Vicomté de Vire, et un sieur Robinet du Hamel, clerc jadis de feu agmeri Renout, à l'effet d'obtenir la mise en jugement dudit Gieffroy Morice. Celui-ci, en effet, d'après les auteurs de la supplique, aurait détourné de leur destination et se serait approprié par des moyens frauduleux, une partie des aides levées pour subvenir à la défense du territoire, qu'en sa qualité de Vicomte, il était justement chargé de recueillir. Il avait pour cela commis des actes de faux, en imitant notamment la signature ou en usant de la signature apposée sur des feuilles blanches, du grand bailli d'épée, Aymeri Renout, dont il est question plus haut : « il avait, dit le placet « que nous analysons, usé de escrire et baillez quictance « à aucuns receveurs particuliers ou nom dudict bailli; « en certaines cédules de parchemins vides scellés du « scel dudict bailli cl faict autres recopies dudict faict « jusqu'à la valeur de deux mille huit cens cinquante

(1) Les généalogistes qu'il nous a été permis de consulter, et qui nous ont donné des renseignements sur les familles des autres personnages, ne contiennent aucune indication sur Etienne de la Sudre.


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» frans en plusieurs parties. Lesquieux il retenait sans " cause, contre raison, sans plusieurs obligations et « autres biens qui estoient en un coffre dont il avait la « clef et administration. Laquelle clef il feigni avoir « perdue. » (1)

La chose fut découverte quand on fit l'inventaire après le décès du susdit bailli. Les magistrats chargés de suivre cette opération reconnurent les faux et les escroqueries du susdit personnage. Leur premier soin fut de le révoquer ou de provoquer sa révocation ; « ils le déspointèrent de sa fonction » selon l'expression des auteurs de la pétition, et le firent jeter en prison. Il y resta jusqu'au lendemain de l' Ascension de Notre-Seigneur, de l'année 1372, jour où il devait comparaître devant ses juges.

Mais l'affaire ayant été remise au vingt juillet suivant, il obtint d'être laissé provisoirement en liberté. Il en profita pour disparaître. Au jour fixé pour la reprise de l'affaire, il ne se présenta pas. El nous ne savons ce qu'il en advint ; mais il nous semble que, de tout cela, nous pouvons conclure que ledit Vicomte cessa d'être en fonction au cours des premiers mois de 1372.

Le nom d'un autre fonctionnaire, — subalterne celuilà, — nous est révélé par le premier de nos parchemins. Nous voulons parler d'un certain Guillaume de Neuville qui était chargé de recevoir, vérifier et contrôler les choses nécessaires à la garnison (Voir pièce V de l'appendice).

Nous le mentionnons en passant sans pouvoir donner d'autres renseignements sur sa famille ou sa situation, ses litres et qualités. Toutefois sa dénomination elle-même

(1) Ne voulant pas reproduire intégralement cette pièce qui nous a paru d'une longueur disproportionnée pour l'intérêt qu'elle nous offre, nous renvoyons ceux de nos lecteurs qui voudraient la mieux connaître à l'appendice de la plaquette de Ouénault sur les grands baillis du Cotentin.


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est de nature à nous faire connaître d'où il venait. Ce devait être, en effet, un seigneur de Neuville, paroisse voisine de Vire.

Il nous reste à présenter à nos lecteurs, un des plus notables citoyens de Vire, à l'époque dont nous nous occupons.

Il s'agit de Richard d'Enfernet ou d'Amphernet que nous avons d'ailleurs déjà nommé aux débuts de cette notice.

Sur celui-ci nous sommes mieux renseigné que sur les précédents, car un de nos regrettés concitoyens, écrivain de marque, Victor Brunet, (1) a établi et publié sa biographie.

Il nous le cite comme l'un des plus preux compagnons du Roi Philippe VI qui, le trouvant combattant à ses côtés, à la malheureuse bataille de Crécy, l'arma chevalier sur le terrain, pour le récompenser de son courage.

Il nous fait connaître sa vie remplie, écrit-il, de vaillance et de généreux sacrifices « envers sa ville natale ».

Il nous le montre la défendant de son corps et de son argent, avançant les fonds nécessaires pour la tenir constamment garnie de vivres et de munitions de guerre, pour payer les gages des soldats composant la garnison, et pour récompenser ses intrépides défenseurs du dehors comme du dedans, Bertrand Du Guesclin, par exemple.

Il nous apprend qu'il suivit en maintes brillantes chevauchées le brave Breton et que ce dernier, l'ayant en haute estime, avait tenu à le lui témoigner, en acceptant d'être parrain de l'un de ses enfants (2).

(1) Barons et baronnie de Montchauvet, plaquette publiée à Vire en 1884.

(2) Richard d'Enfernet eut sept enfants de son mariage avec Raoule-Bernard d'Argouges, issue, croyons-nous, de ta noble


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Honoré de la confiance, du roi qui l'avait choisi pour l'un de ses chambellans (1), il remplit par ordre de ce monarque, et auprès de lui, diverses missions : il fut notamment chargé du recouvrement des aides levées dans sa ville natale pour la rançon du Roi Jean, ainsi qu'en font foi deux quittances à lui données, l'une le 5 janvier 1367, et l'autre le 24 avril 1372, dont les copies figurent sous les articles XII et XIII de l'appendice.

Enfin, Victor Brunet nous dit que, si son héros ne fut pas investi d'un pouvoir officiel quelconque par ses concitoyens pour l'administration de la ville, il n'en acquit pas moins, par ses mérites; une autorité considérable sur tous les habitants. Le chapitre II ci-après nous le fera connaître mieux encore.

Tels furent les hommes à qui la défense de la ville et du château de Vire fut confiée pendant les vingt ou vingt-cinq premières années de la seconde moitié du XVIe siècle.

Avant d'aller plus loin, il nous semble utile de donner ici quelques brèves explications sur le système monétaire du Moyen-Age, qui diffère tant du nôtre, ce qui rend assez difficile l'appréciation, l'évaluation en monnaies de nos jours, des sommes énoncées dans les documents de

famille à laquelle appartenait le capitaine commandant la place de Vire, dont il est question plus haut. Parmi les enfants de d'Enfernet, 3 garçons sont particulièrement connus : Bertrand, le filleul de Du Guesclin ; Guillaume qui fut grand bailli d'épée du Cotentin et trésorier des guerres du Roi à Rouen (mort en 1391) et Jean d'Enfernet, né à Vire, le 20 juillet 1365, tenu sur les fonts baptismaux par Jean de Villiers-le-Vieux, chevalier, seigneur et baron de Coulonces ; (ancien missel tiré de l'Eglise et chapelle, SainteAnne, faubourg de Vire et déposé au greffe du bailliage de Vire, en 1607).

(1) La qualité de Chambellan lui est attribuée en un arrêt du parlement de Bretagne.


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l'époque médiévale. Nous avons déjà rencontré dans les pages qui précèdent des indications de paiement en livres tournois, sous et deniers ; en poursuivant notre histoire, nous nous trouverons en face de règlements, au moyen non seulement de livres tournois, mais aussi de florins, de francs d'or, d'écus à l'agnel, d'écus au coin du roi Jean, d'écus sol, etc., etc. Nous verrons des paiements effectués avec des objets de métal, aux lieu et place d'argent ou d'or monnayé, tels que goblets et ceintures, plats et plates d'argent qui s'évaluaient en marcs d'argent, unité de poids des métaux précieux.

Et d'abord, nous constaterons que depuis le règne de Philippe-Auguste, la livre tournois n'était plus employée comme monnaie réelle mais seulement comme monnaie de compte ; c'est-à-dire qu'elle désignait tout simplement une quantité d'argent supposée égale à quatre-vingt-dix-huit grammes d'argent fin. Sa valeur, très variable, était intrinsèquement donnée par le prix du marc d'argent qui posait 245 grammes. « Quand on dit, « écrit M. d'Avenel (1), que le marc ou les 245 grammes « d'argent fin valent 3 livres, 8 sols, c'est comme si l'on « disait que la livre correspond à un poids d'argent de « 72 grammes (245/378) et qu'elle vaut par conséquent 16 fr., « puisque le franc pesant 4 gr. 50 cent., est à la livre « comme 4 gr. 50 sont à 72 grammes. Cette opération « toute simple ne souffre aucune difficulté, lorsqu'on sait « le prix réel du marc d'argent fin ; c'est ce prix du marc « d'argent que l'on a quelque peine à dégager ».

(1) Nous empruntons la plus grande partie de ces explications tant au savant travail de M. le Vicomte G. d'Avenel sur l'histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées, etc. etc., depuis l'an 1200 jusqu'en 1800(ouvrage en 3 volumes édité à l'imprimerie Nationale (année MDCCCXCIV) qu'au mémoire sur les variations de la livre tournois depuis le règne de Saint-Louis jusqu'à l'établissement du système décimal, de Natalis de Wailly.


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Ainsi en 1305, le prix du marc passe subitement de 3 livres, 13 sols à 9 livres. En 1360, il saute de 6 livres, 15 sols, jusqu'à 24 livres, jusqu'à 53, jusqu'à 102 livres. Nos lecteurs savent que ce fut l'année du traité de Bretagne, qui devait, croyait-on, mettre fin à la guerre. La tranquillité que l'on espérait en tirer fit tout augmenter.

Mais à cause de ces sauts brusques et fréquents dans la valeur de la livre tournois, comme du marc d'argent, de la traude impudemment faite dans la frappe des monnaies (1), de la diversité, de l'inégalité dans leur valeur, les créanciers vis-à-vis de leurs débiteurs, les marchands en face de leurs acheteurs, les ennemis vainqueurs à l'égard de leurs prisonniers offrant une rançon pour recouvrer la liberté : tous exigeaient en paiement, aux lieu et place, ou comme complément de l'argent monnayé, des objets mobiliers ou de toilette, des métaux précieux exempts de tout alliage. Nous eh verrons la preuve.

(A suivre) A. LEMAITRE.

(1) On distinguait aussi la forte monnaie et la faible monnaie et l'on savait faire la déduction. M. l'abbé Dumaine nous cite, en exemple, le paiement du prix d'une vente faite en 1309 au prieuré du Plessis « pour le prix de soixante onze livres, dix-huit sols, huit « deniers en forte monnaie, qui valent deux cent quinze livres, deux sols, « en la faible monnaie » (Tinchebray et sa région, chap. VI, p. 124).


BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

Le 4e volume des Souvenirs de M. de Marcère vient de paraître, comprenant la période de 1876 à 1879, le 16 Mai et la fin du Septennal. Les événements politiques qui se sont accomplis pendant cet intervalle présentent un intérêt exceptionnel, dont le récit prend une intensité de vie, que le rôle très important occupé par le narrateur explique naturellement.

Après la chute de Thiers, les partis adverses engagèrent la lutte plus ardente que jamais, pour décider de la forme définitive du gouvernement.

Le coup d'Etat du 16 Mai exécuté, le gouvernement dut, au moins pour la forme, consulter le pays sous forme d'élections, comptant bien sur le succès de la politique nouvelle. La victoire des 363 ruina bientôt ces espérances, c'était la politique libérale de Thiers qui triomphait et devait apporter au pays l'apaisement et la reprise de ses traditions sous une forme nouvelle.

Si ces espérances furent permises alors, l'avenir ne les réalisa pas...

Le récit de M. de Marcère fourmille de détails intimes, véritables coulisses de l'histoire vécue, qui ajoutent à ce document une haute valeur, sous une forme dont le charme se révèle et séduit le lecteur à certains passages.

Pour les compatriotes de M. de Marcère, il est extrêmement curieux de suivre l'évolution des idées qui s'est


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produite dans l'âme de l'auteur à mesure que les événements et l'expérience des faits accomplis venaient en modifier le cours, sans que jamais il ait cessé d'être fidèle au double sentiment qui dirigea ses actes et qui trouve son expression dans ces deux termes :

Libéralisme et Patriotisme.

A. L.

Flers. — Imp. FOLLOPPE. Le Gérant : Auguste LELIEVRE.